THONART : Intelligence artificielle et artifices de l’intelligence (2024)

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Mises-en-bouche

Fidèles lecteurs, je sais qu’une question lancinante vous taraude, au point d’avoir pris plus d’un apéritif avant de vous mettre devant cet écran, afin de noyer votre malaise existentiel avant de commencer à lire. Plus précisément, deux interrogations vous minent le moral. La première concerne la longueur de cet article (“Vais-je prendre plus de temps pour lire et comprendre cet article que le minutage calculé automatiquement et affiché dans l’en-tête ?”) et la seconde, nous l’avons tous et toutes en tête, tient en une question simple : “Allons-nous un jour lire dans wallonica.org des articles rédigés par un robot doté d’un moteur d’Intelligence Artificielle, afin de nous rapprocher plus rapidement de la Vérité ?”

Aux deux questions, la réponse est “non”, selon moi. Selon moi et selon l’algorithme simple grâce auquel je surveille le décompte des mots de mon texte. Il me confirme qu’il tourne autour des 6.000 mots, soit moins de 25 minutes de lecture. Ensuite, pour répondre à la question 2 : il y a peu de chances qu’un robot, fut-il assez rusé pour passer le filtre de nos interviews préliminaires, puisse un jour être actif au sein de notre équipe et y exercer son intelligence… artificielle.

Sans vouloir manquer de respect envers mes voisins ou mes amis (ce sont quelquefois les mêmes), je ne doute pas qu’un robot puisse faire le service pendant une de nos fêtes de quartier, d’autant qu’on l’aura probablement équipé de bras supplémentaires pour rendre la tâche plus aisée. Mais je doute par contre que je puisse partager avec lui la joie de ce genre de festivités, comme je le fais avec mes amis voisins, que je présuppose honnêtes et libres.

Car libres, les algorithmes ne sont pas – ils sont prisonniers de leurs cartes-mémoire – et, honnêtes, ils le sont d’autant moins puisque, lorsqu’on leur demande de dire la Vérité, ils en inventent une qui est… statistiquement la plus probable !

Pour filer le parallèle, en adoptant de nouveaux amis, je mise premièrement sur leur liberté de pensée qui permettra des échanges sains ; je parie ensuite sur leur probité en ceci que j’attends, en retour de ma confiance, qu’ils partagent en toute sincérité leur expérience de vie ; enfin, puisque nous savons que de Vérité il n’y a pas, j’espère que toute vérité individuelle qu’ils soumettraient au cours de nos échanges soit la plus pertinente… et pas celle qui me séduirait le plus probablement.

La liberté, la probité et la pertinence : voilà trois points de comparaison entre intelligence artificielle et intelligence humaine qui peuvent nous aider à déduire le travail à entreprendre, pour ne pas vivre une singularité de l’histoire de l’humanité, où les seuls prénoms disponibles pour nos enfants resteraient Siri, Alexa ou leur pendants masculins…

Pour mémoire, le mot singularité – ici, singularité technologique – désigne ce point de rupture où le développement d’une technique devient trop rapide pour que les anciens schémas permettent de prévoir la suite des événements. La même notion est employée pour décrire ce qui se passe à proximité d’un trou noir : les grandeurs qui d’habitude décrivent l’espace-temps y deviennent infinies et ne permettent plus de description au départ des paramètres connus.

Mais, revenons à l’Intelligence Artificielle car tout débat a besoin d’un contexte. A moins de croire en un dieu quelconque, aucun objet de pensée ne peut décemment être discuté dans l’absolu et, cet absolu, nous n’y avons pas accès. Alors versons au dossier différentes pièces, à titre de mises en bouche…

Pièce n°1

Brièvement d’abord, un panneau affiché dans une bibliothèque anglophone évoque la menace d’un grand remplacement avec beaucoup d’humour (merci FaceBook), je traduis : “Merci de ne pas manger dans la bibliothèque : les fourmis vont pénétrer dans la bibliothèque, apprendre à lire et devenir trop intelligentes. La connaissance c’est le pouvoir, et le pouvoir corrompt, donc elles vont devenir malfaisantes et prendre le contrôle du monde. Sauvez-nous de l’apocalypse des fourmis malfaisantes.

© NA

Au temps pour les complotistes de tout poil : l’intelligence artificielle est un merveilleux support de panique, puisqu’on ne la comprend pas. Qui plus est, l’AI (ou IA, en français) est un sujet porteur pour les médias et je ne doute pas que les sociétés informatiques qui en vendent se frottent les mains face au succès de ce nouveau ‘marronnier‘, qui trouve sa place dans les gros titres des périodes sans scoop : “Adaptez notre régime minceur avant l’été“, “Elvis Presley n’est pas mort : les archives de la CIA le prouvent“, “L’intelligence artificielle signe la fin de l’humanité” et, si vraiment on n’a plus rien à dire, un dossier sur les “Secrets de la Franc-Maçonnerie“. Plus on en parle, plus on en vend, ne l’oubliez pas.

Pièce n°2

Moins rigolo mais toujours dans des domaines prisés par les alarmistes, la confidentialité serait mise à mal par l’utilisation des IA. Là, on revient à la réalité : pour répondre à des cahiers spéciaux des charges de plus en plus exigeants et dévoreurs de temps, beaucoup de responsables commerciaux s’adjoignent l’assistance de ChatGPT (licence payante) pour rédiger leur documents de soumission et, ce faisant, partagent des données confidentielles de leur entreprise avec le GPT (GPT signifie en anglais Generative Pre-trained Transformer, soit transformeur génératif pré-entraîné que j’aurais plutôt traduit par ‘transformateur’). Si c’est confortable, économise beaucoup de temps et donne des résultats surprenants de pertinence en termes techniques, cela reste une faute professionnelle grave !

Autre chose est l’utilisation individuelle du même outil (même licence payante) par des consultants indépendants qui doivent également ‘pisser à la copie’, comme on dit, et qui demandent à ChatGPT une première version du texte qu’ils doivent rédiger, un brouillon, un draft, sur lequel ils reviennent ensuite pour lui donner ‘forme humaine’.

Pièce n°3

J’en ai moi-même fait l’expérience lorsqu’il m’a fallu rédiger un article nécrologique sur André Stas dans ces pages. André Stas était un artiste pataphysicien liégeois né en 1949, qui vient de passer l’arme à gauche en 2023. Par curiosité, j’ai demandé à ChatGPT qui était André Stas.

Réponse du robot : “André Stas était un chimiste belge du XIXe siècle, né le 30 décembre 1813 à Leuven en Belgique et décédé le 13 décembre 1864 à Schaerbeek. Il est surtout connu pour sa découverte de la loi de Stas, qui a permis d’établir avec précision les masses atomiques des éléments chimiques. […] Cette méthode a été essentielle pour la compréhension de la composition chimique de la matière, et a jeté les bases de la chimie moderne. […] Sa contribution à la science lui a valu de nombreux honneurs, notamment l’élection à l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique en 1850.” Impressionnant ! Surtout la qualité du français !

André Stas © rtbf.be

La réponse du robot est identique si la question devient : “Qui était le liégeois André Stas ?” et lorsque ChatGPT est à nouveau sollicité avec la question “Qui était l’artiste liégeois André Stas ?“, la réponse ne se fait pas attendre : “Je suis désolé, mais il n’y a pas d’artiste liégeois connu sous le nom d’André Stas. Le nom André Stas est généralement associé à un chimiste belge du XXe siècle, comme je l’ai expliqué dans ma réponse précédente.

Le chimiste belge évoqué s’appelait en fait Jean-Servais Stas ; la datation donnée (1813-1864) aurait dû être (1813-1891) et, personnellement, j’avais l’habitude de situer ces dates au XIXe siècle, et non au XXe ; par ailleurs, notre André Stas n’était pas un inconnu ! La messe est dite !

Pièce n°4

Une expérience similaire a été faite par le sémanticien français, Michelange Baudoux, qui a donné à ChatGPT le devoir suivant : “Quelles sont les trois caractéristiques les plus importantes de l’humour chez Rabelais ? Illustre chaque caractéristique avec un exemple suivi d’une citation avec référence à la page exacte dans une édition de ton choix.” Du niveau BAC, du lourd…

Avec l’apparence d’une totale confiance en soi, le robot a répondu par un texte complet et circonstancié, qui commençait par le nécessaire “Voici trois caractéristiques de l’humour chez Rabelais, illustrées avec des exemples et des citations…” Vérification faite, les trois caractéristiques étaient crédibles mais… les citations étaient inventées de toutes pièces et elles étaient extraites d’un livre… qui n’a jamais existé. J’ai partagé son article dans notre revue de presse : il y explique pourquoi, selon lui, ‘intelligence artificielle’ est un oxymore (un terme contradictoire). Détail amusant : il tutoie spontanément le robot qu’il interroge. Pourquoi cette familiarité ?

Pièce n°5

Le grand remplacement n’est pas qu’un terme raciste, il existe aussi dans le monde de la sociologie du travail. “Les machines vont-elles nous remplacer professionnellement” était le thème d’un colloque de l’ULiège auquel j’ai assisté et au cours duquel un chercheur gantois a remis les pendules à l’heure sur le sujet. Il a corrigé deux points cruciaux qui, jusque là, justifiaient les cris d’orfraie du Forem et des syndicats. Le premier concernait l’étude anglaise qui aurait affirmé que 50 % des métiers seraient exercés par des robots en 2050. Le texte original disait “pourrait techniquement être exercés“, ce qui est tout autre chose et avait échappé aux journalistes qui avaient sauté sur le scoop. D’autant plus que, deuxième correction : si la puissance de calcul des Intelligences Artificielles connaît une croissance exponentielle (pour les littéraires : ça veut dire “beaucoup et chaque fois beaucoup plus“), les progrès de la robotique qui permet l’automatisation des tâches sont d’une lenteur à rendre jaloux un singe paresseux sous Xanax. Bonne nouvelle, donc, pour nos voisins ils garderont leur job derrière le bar de la fête en Pierreuse.

Pièce n°6

Dans le même registre (celui du grand remplacement professionnel, pas de la manière de servir 3 bières à la fois), les juristes anglo-saxons sont moins frileux et, même, sont assez demandeurs d’un fouineur digital qui puisse effectuer des recherches rapides dans la jurisprudence, c’est à dire, dans le corpus gigantesque de toutes les décisions prises dans l’histoire de la Common Law, le système de droit appliqué par les pays anglo-saxons. Il est alors question que l’Intelligence Artificielle dépouille des millions de références pour isoler celles qui sont pertinentes dans l’affaire concernée plutôt que de vraiment déléguer la rédaction des conclusions à soumettre au Juge. Je demanderai discrètement à mes copains juristes s’ils font ou non appel à ChatGPT pour lesdites conclusions…

Pièce n°7

Dernière expérience, celle de la crise de foie. Moi qui vous parle, j’en ai connu des vraies et ça se soigne avec de l’Elixir du Suédois (je vous le recommande pendant les périodes de fêtes). Mais il y a aussi les problèmes de foie symboliques : là où cet organe nous sert à s’approprier les aliments que nous devons digérer et à en éliminer les substances toxiques, il représente symboliquement la révolte et la colère… peut-être contre la réalité. C’est ainsi que le Titan Prométhée (étymologiquement : le Prévoyant), représentera la révolte contre les dieux, lui qui a dérobé le feu de l’Olympe pour offrir aux hommes les moyens de développer leurs premières technologies, leurs premiers outils. Zeus n’a pas apprécié et l’a condamné à être enchaîné sur un rocher (la matière, toujours la matière) et à voir son foie dévoré chaque jour par un aigle, ledit foie repoussant chaque nuit. Il sera ensuite libéré par Hercule au cours de la septième saison sur Netflix.

IA : un marteau sans maître ?

Le mythe de Prométhée est souvent brandi comme un avertissement contre la confiance excessive de l’homme en ses technologies. De fait, l’angoisse des frustrés du futur, des apocalyptophiles, comme des amateurs de science-fiction alarmiste, porte sur la révolte des machines, ce moment affreux où les dispositifs prendraient le pouvoir.

© Côté

Les robots, développés par des hommes trop confiants en leurs capacités intellectuelles, nous domineraient en des beaux matins qui ne chanteraient plus et qui sentiraient l’huile-moteur. Nous serions alors esclaves des flux de téra-octets circulant entre les différents capteurs de Robocops surdimensionnés, malveillants et ignorants des 3 lois de la robotique formulées par Isaac Asimov en… 1942. Je les cite :

  1. Un robot ne peut porter atteinte à un être humain ni, restant passif, laisser cet être humain exposé au danger ;
  2. Un robot doit obéir aux ordres donnés par les êtres humains, sauf si de tels ordres entrent en contradiction avec la première loi ;
  3. Un robot doit protéger son existence dans la mesure où cette protection n’entre pas en contradiction avec la première ou la deuxième loi.

Une illustration magnifique de ce moment-là est donnée par Stanley Kubrick dans son film 2001, l’odyssée de l’espace. Souvenez-vous : une expédition scientifique est envoyée dans l’espace avec un équipage de 5 humains, dont trois sont en léthargie (il n’y a donc que deux astronautes actifs) ; cet équipage est secondé par un robot, une Intelligence Artificielle programmée pour réaliser la mission et baptisée HAL (si vous décalez d’un cran chaque lettre, cela donne IBM). HAL n’est qu’intelligence, au point qu’il va éliminer les astronautes quand ceux-ci, pauvres humains, menaceront le succès de la mission. Pour lui, il n’y a pas de volonté de détruire : il est simplement logique d’éliminer les obstacles qui surgissent, fussent-ils des êtres humains.

© Metro Goldwyn Mayer / Collection Christophel

Kubrick fait de HAL un hors-la-loi selon Asimov (il détruit des êtres humains) mais pousse le raffinement jusqu’à une scène très ambiguë où, alors que Dave, le héros qui a survécu, débranche une à une les barrettes de mémoire du robot, celui-ci affirme : “J’ai peur“, “Mon esprit s’en va, je le sens…” Génie du réalisateur qui s’amuse à brouiller les cartes : une Intelligence Artificielle connaît-elle la peur ? Un robot a-t-il un esprit ? Car, si c’est le cas et que HAL n’est pas simplement un monstre de logique qui compare les situations nouvelles aux scénarios prévus dans sa mémoire, l’Intelligence Artificielle de Kubrick a consciemment commis des assassinats et peut être déclarée ‘coupable’…

A la lecture de ces différentes pièces, on peut garder dans notre manche quelques mots-miroirs pour plus tard. Des mots comme ‘menace extérieure’, ‘dispositif’, ‘avenir technologique’, ‘grand remplacement’, ‘confiance dans la machine’, ‘intelligence froide’, ‘rapport logique’ et, pourrait-on ajouter : ‘intellect‘, conscience‘ et ‘menace intérieure‘, nous allons y venir.

Mais, tout d’abord, il faudrait peut-être qu’on y voie un peu plus clair sur comment fonctionne une Intelligence Artificielle (le calculateur, pas la machine mécanique qui, elle, s’appelle un robot). Pour vous l’expliquer, je vais retourner… au début de mes années nonante !

A l’époque, je donnais des cours de traduction à l’ISTI et j’avais été contacté par Siemens pour des recherches sur leur projet de traduction automatique METAL. C’était déjà une application de l’Intelligence Artificielle et le terme était déjà employé dans leurs documents, depuis le début des travaux… en 1961. METAL était l’acronyme de Mechanical Translation and Analysis of Languages. On sentait déjà les deux tendances dans le seul nom du projet : traduction mécanique pour le clan des pro-robotique et analyse linguistique pour le clan des humanistes. Certaines paires de langues avaient déjà été développées par les initiateurs du projet, l’Université du Texas, notamment le module de traduction du Russe vers l’Anglais (on se demande pourquoi, en pleine période de guerre froide).

Couverture du dossier METAL dans notre DOCUMENTA… © Siemens

Siemens a repris le flambeau sans connaître le succès escompté, car le modèle de METAL demandait trop… d’intelligence artificielle. Je m’explique brièvement. Le projet était magnifique et totalement idéaliste. Noam Chomsky – qui n’est pas que le philosophe qu’on connaît aujourd’hui – avait développé ce que l’on appelait alors la Grammaire Générative et Transformationnelle. En bon structuraliste, il estimait que toute phrase est générée selon des schémas propre à une langue, mais également qu’il existe une structure du discours universelle, à laquelle on peut ramener les différentes langues usuelles. C’est cette hypothèse que devait utiliser METAL pour traduire automatiquement :

      1. en décomposant la syntaxe de la phrase-source en blocs linguistiques [sujet] [verbe de type A] [attribut lié au type A] ou [sujet] [verbe de type B] [objet lié au type B], etc.,
      2. en identifiant les expressions idiomatiques traduisibles directement (ex. le français ‘tromper son partenaire‘ traduit le flamand ‘buiten de pot pissen‘, littéralement ‘pisser hors du pot‘ : on ne traduit pas la phrase mais on prend l’équivalent idiomatique) puis
      3. en transposant le résultat de l’analyse dans la syntaxe de la langue-cible puis
      4. en traduisant les mots qui rentrent dans chacun des blocs.

Deux exemples :

      1. FR : “Enchanté !” > UK : “How do you do !” > expression idiomatique que l’on peut transposer sans traduire la phrase ;
      2. FR : “Mon voisin la joue fair play” > UK : “My neighbour is being fair” > phrase où la syntaxe doit être analysée + une expression idiomatique.

Le schéma utilisé par les ingénieurs de METAL pour expliquer le modèle montrait une espèce de pyramide où les phases d’analyse montaient le long d’un côté et les phases de génération de la traduction descendaient de l’autre, avec, à chaque étage, ce qui pouvait être traduit de la langue source à la langue cible (donc, un étage pour ce qui avait déjà été traduit et pouvait être généré tel quel ; un étage pour les expressions idiomatiques à traduire par leur équivalent dans la langue cible ; un étage pour les phrases de type A demandant analyse, puis un étage pour celles de type B, etc.). Le tout supposait l’existence d’une langue “virtuelle” postée au sommet de la pyramide, une langue théorique, désincarnée, universelle, un schéma commun à la langue source comme à la langue cible : voilà un concept universaliste que la machine n’a pas pu gérer… faute d’intelligence. Sisyphe a donc encore de beaux jours devant lui…

Ce grand rêve Chomskien (doit-on dire humaniste) de langue universelle a alors été balayé du revers de la main, pour des raisons économiques, et on en est revenu au modèle bon-marché des correspondances de un à un de SYSTRAN, un autre projet plus populaire qui alignait des paires de phrases traduites que les utilisateurs corrigeaient au fil de leur utilisation, améliorant la base de données à chaque modification… quand tout allait bien. C’est le modèle qui, je pense, tourne aujourd’hui derrière un site comme LINGUEE.FR ou GOOGLE TRANSLATE.

Pour reprendre les mêmes exemples, si vous demandez la traduction de ‘enchanté‘ hors contexte vous pouvez obtenir ‘charmed‘ ou ‘enchanted‘ (à savoir charmé, enchanté par un sort) aussi bien que “How do you do !” Pour la deuxième phrase, si vous interrogez LINGUEE.FR, et que vous constatez que la traduction anglaise enregistrée est “My donut is being fair” (ce qui équivaut à “Mon beignet est blondinet“), votre correction améliorera automatiquement la mémoire de référence et ainsi de suite…

A l’époque, nous utilisions déjà des applications de TAO (ce n’est pas de la philosophie, ici : T.A.O. est l’acronyme de Traduction Assistée par Ordinateur). Elles fonctionnaient selon le même modèle. Dans notre traitement de texte, il suffisait d’ouvrir la mémoire de traduction fournie par le client (Toyota, Ikea ou John Deere, par exemple), c’est-à-dire, virtuellement, un gigantesque tableau à deux colonnes : imaginez simplement une colonne de gauche pour les phrases en anglais et, en regard, sur la droite, une colonne pour leurs traductions déjà faites en français.

© trados.com

On réglait ensuite le degré de similarité avec lequel on voulait travailler. 80% voulait dire qu’on demandait à l’application de nous fournir toute traduction déjà faite pour ce client-là qui ressemblait au minimum à 80% à la phrase à traduire.

Exemple pour un mode d’emploi IKEA : je dois traduire l’équivalent de “Introduire la vis A23 dans le trou préforé Z42” et cette phrase est similaire à plus de 80% à la phrase, déjà traduite dans la mémoire, “Introduire le tenon A12 dans le trou préforé B7“. Le logiciel me proposera la traduction existant dans sa mémoire comme un brouillon fiable puisqu’elle est exacte… à plus de 80%.

La seule différence avec l’Intelligence Artificielle dont nous parlons aujourd’hui est que le GPT répond avec assurance, comme s’il disait la vérité… à 100% ! Dans cet exemple, dire que le moteur informatique d’Intelligence Artificielle est malhonnête serait une insulte pour notre intelligence… humaine : un algorithme n’a pas conscience de valeurs comme la droiture ou, comme nous le disions, comme la probité.

Ceci nous renvoie plutôt à nous-mêmes, au statut que nous accordons, en bon prométhéens, à un simple outil ! Si Kubrick brouille les cartes (mémoire) avec la possibilité d’un robot doté d’une conscience en… 1968, il est beaucoup plus sérieux quand il montre le risque encouru, si l’on donne les clefs du château à un dispositif dont le fonctionnement est purement logique (je n’ai pas dit ‘raisonnable’). Dans son film, il y a bel et bien mort d’homme… du fait d’un robot !

Le maître sans marteau ?

La problématique n’est pas nouvelle. Depuis l’histoire de Prométhée et du feu donné aux hommes, beaucoup de penseurs plus autorisés que nous ont déjà exploré la relation de l’Homme avec ses dispositifs. Des malins comme Giorgio Agamben, Jacques Ellul, Michel Foucault ou le bon vieux Jacques Dufresne, ont questionné notre perception du monde, l’appropriation de notre environnement, selon qu’elle passe ou non par des dispositifs intermédiaires, en un mot, par des médias au sens large.

© Gary Larson

C’est ainsi que différence est faite entre, d’une part, la connaissance immédiate que nous pouvons acquérir de notre environnement (exemple : quand vous vous asseyez sur une punaise et que vous prenez conscience de son existence par la sensation de douleur aux fesses émise dans votre cerveau) et, d’autre part, la connaissance médiate, celle qui passe par un dispositif intermédiaire, un médium. Par  exemple : je ne pourrais pas écrire cet article, sans l’aide de mes lunettes.

Ces lunettes sont un dispositif passif qui m’aide à prendre connaissance de mon environnement dans des conditions améliorées. Dans ce cas, le dispositif est un intermédiaire dont la probité ne fait aucun doute : je conçois mal que mes lunettes faussent volontairement la vision du monde physique qui m’entoure. Dans ce cas, les deux types de connaissance – immédiate et médiate – restent alignées, ce qui est parfait dans un contexte technique, où l’outil se contente d’augmenter passivement les capacités de mon corps, là où elles sont déficientes.

Mais qu’en est-il lorsque l’outil, le dispositif – mécanique, humain ou même conceptuel : il est un intermédiaire entre moi et le monde à percevoir – est actif, que ce soit par nature (le dispositif a une volonté propre, comme lorsque vous apprenez la situation politique d’un pays au travers d’un article tendancieux) ou par programmation (exemple : l’algorithme de Google qui propose des réponses paramétrées selon mon profil d’utilisation du moteur de recherche). Dans ces cas d’espèce, le dispositif m’offre activement une vue déformée de mon environnement, un biais défini par ailleurs, pas par moi, et selon les cas, avec neutralité, bienveillance ou… malveillance.

Transposé dans le monde des idées, l’exemple type, la quintessence d’un tel dispositif intermédiaire actif qui offre à notre conscience une vue biaisée du monde autour de nous est, tout simplement, le… dogme. Le dogme – et au-delà du dogme, la notion même de Vérité – le dogme connaît le monde mieux que nous, sait mieux que nous comment aborder notre expérience personnelle et dispose souvent de sa police privée pour faire respecter cette vision. Si nous lui faisons confiance, le dogme se positionne comme un médium déformant, un intermédiaire pas réglo, placé entre le monde qui nous entoure et la connaissance que nous en avons.

CNRTL : “DOGME, subst. masc., Proposition théorique établie comme vérité indiscutable par l’autorité qui régit une certaine communauté. Un dogme moral, métaphysique ; le dogme du fatalisme ; “À mesure que les peuples croiront moins, soit à un dogme, soit à une idée, ils mourront moins volontiers et moins noblement” (Lamartine) ; “Hélas ! à quels docteurs faut-il que je me fie ? La leçon des Anciens, dogme ou philosophie, Ne m’a rien enseigné que la crainte et l’orgueil ; Ne m’abandonne pas, toi, qui seule, ô science, Sais forger dans la preuve une ancre à la croyance ! Le doute est douloureux à traîner, comme un deuil.” (Sully Prudhomme).

Aborder le dogme – ou, par exemple, l’intégrisme woke ou la religion – sous l’angle de l’intermédiaire, du dispositif, ce n’est pas nouveau et la connaissance proposée aux adeptes d’un dogme organisé a ceci de particulier que, non seulement il s’agit d’une connaissance médiate, mais que, ici, le medium est une fin en soi, qu’il définit en lui la totalité de la connaissance visée. De cette manière, un ‘religieux’ pourrait se retirer du monde et s’appuyer sur les seules Écritures pour conférer sur la morale ou sur la nécessité de payer son parking en période de soldes.

Or, dans mon approche de la Connaissance, je peux difficilement me satisfaire d’une image du monde fixe et prédéfinie, qui resterait à découvrir (ce qui suppose une énigme à résoudre) ou qui serait déjà consignée dans des textes codés, gardés par Dan Brown avec la complicité de Harry Quebert : ceci impliquerait que cette vérité ultime existe quelque part, comme dans le monde des Idées de Platon, qu’elle soit éternelle et que seuls certains d’entre nous puissent y avoir accès.

© BnF

Or, c’est le travail, et non la croyance, qui est au centre de toutes nos représentations de l’Honnête Homme (et de l’Honnête Femme, bien entendu) et nous naviguons chaque jour de veille entre les rayons d’un Brico spirituel qui, de la culture à l’intuition vitale, nous invite à la pratique de notre humanité, à trouver la Joie dans le sage exercice de notre puissance d’être humain.

Travaillez, prenez de la peine“, “Cent fois sur le métier…“, “Rien n’est fait tant qu’il reste à faire…” : le citoyen responsable, actif, critique et solidaire (les CRACS visés par l’éducation permanente en Belgique) se définit par son travail et, pourrait-on préciser, “par son travail intellectuel.” Or, pour retourner à notre vrai sujet, réfléchir, l’Intelligence Artificielle le fait aussi. Oui, elle le fait, et plus vite, et mieux ! Mais, me direz-vous, le dispositif d’Intelligence Artificielle ne fait que manipuler des savoirs, calculer des données mémorisées, il n’a pas accès à la connaissance comme nous, humains, faute de disposer d’une conscience

Ce que tu ne ramènes pas à ta conscience te reviendra sous forme de destin.

Magnifique citation de Carl-Gustav Jung qui propose lui aussi de travailler, plus précisément de travailler à élargir le champ de notre conscience, à défaut de quoi, nos œillères, nos écailles sur les yeux, nous mettront à la merci de pulsions refoulées ou d’une réalité déformée par nos biais cognitifs.

Pour lui aussi, manifestement, le couple Connaissance-Conscience serait alors le critère qui nous permettrait de faire la différence entre l’Homme et la Machine. On l’opposerait alors au couple Savoirs-Mémoire évoqué au XVIIe par le matheux le plus intéressant de l’histoire de la religion catholique, l’inventeur torturé de la machine à calculer, j’ai nommé : Blaise Pascal. Je le cite : “La conscience est un livre qui doit être consulté sans arrêt.” La conscience est vue ici comme l’ancêtre de la carte-mémoire des Intelligences Artificielles !

Mais, ici encore, de quoi parlons-nous ? Nous voici en fait rentrés dans le périmètre d’une science récente, baptisée la noétique (du grec “noûs” pour connaissance, esprit). Il s’agit de l’étude de la connaissance, sous tous ses aspects.

Endel TULVING est un neuroscientifique canadien d’origine estonienne qui vient de mourir, le 11 septembre dernier. Rassurez-vous, l’homme a d’autres qualités : il a dressé une taxonomie de la conscience en trois types : la conscience autonoétique, la conscience noétique et la conscience anoétique. Je donne la parole à l’anthropologue Paul JORION pour les explications. Il cite un texte de 2023, récent donc :

La conscience autonoétique est la conscience réfléchie de soi : la capacité de situer son expérience actuelle dans le cadre d’un récit de sa propre vie qui s’étend au passé et à l’avenir.
La conscience noétique implique une conscience sémantique et conceptuelle sans conscience de soi ; elle implique la capacité d’appliquer des concepts à vos perceptions actuelles et de générer des connaissances à partir de celles-ci.
La conscience anoétique, peut-être la plus insaisissable de toutes, est une expérience qui n’implique ni conscience de soi ni connaissance sémantique. Elle comprend, par exemple, des sentiments […] de confort ou d’inconfort, de familiarité, de malaise, de présence ou d’absence, de fatigue, de confiance, d’incertitude et de propriété. Il s’agit par exemple du sentiment que l’objet que l’on voit du coin de l’œil est bien un oiseau, du sentiment, en rentrant chez soi, que les choses sont telles qu’on les a laissées (ou pas), du sentiment que l’on est en train de contracter une maladie. Chez l’homme, ces sensations anoétiques se situent en marge de la conscience et ne sont que rarement au centre de l’attention. Chez d’autres animaux, il est possible que l’anoétique soit tout ce qu’il y a.

Au temps pour les définitions. Et, quand le même Paul Jorion demande à ChatGPT, quand il lui demande (et vous remarquerez qu’il vouvoie le robot) : “Où situez-vous le niveau de conscience d’un GPT (comme vous-même) ?“, ledit GPT répond :

Dans la taxonomie tripartite de la conscience d’Endel Tulving, il est important de noter que GPT-3.5, ou tout autre modèle de langage d’IA, ne possède pas de conscience de la même manière que les humains. Les systèmes d’IA tels que GPT-3.5 sont dépourvus d’expériences subjectives, d’émotions, de conscience de soi et de la compréhension profonde associée à la conscience humaine. Ils fonctionnent sur la base de modèles de données et de relations statistiques apprises au cours de leur formation. Sur la base de la taxonomie fournie, les capacités de GPT-3.5 pourraient être partiellement classées dans la catégorie de la conscience “noétique” dans une certaine mesure. Il a la capacité de traiter et de générer des connaissances sémantiques et conceptuelles sans véritable conscience de soi ou conscience réflexive. Il peut appliquer des concepts à un texte d’entrée et générer des réponses qui semblent contextuellement pertinentes et cohérentes, ce qui s’apparente au niveau de conscience “noétique” décrit.

En répondant à d’autres questions de Paul Jorion, le GPT remet une couche et insiste (je résume) :

Il existe des différences importantes entre la façon dont les humains apprennent et la façon dont les modèles de langage de l’IA tels que GPT-3 fonctionnent, ce qui contribue aux différences dans leurs capacités et leur conscience : (1) la profondeur et la portée de l’apprentissage… ; (2) la généralisation… ; (3) l’expérience subjective et la conscience… ; (4) la compréhension du contexte… ; et (5) l’apprentissage adaptatif, à savoir que les humains peuvent adapter leurs stratégies d’apprentissage, intégrer de nouvelles informations et réviser leur compréhension au fil du temps. Les modèles d’IA nécessitent un recyclage manuel pour intégrer de nouvelles données ou s’adapter à des circonstances changeantes.

Le GPT la joue modeste… et il a raison : il ne fait jamais que la synthèse statistiquement la plus logique de ce qu’il a en mémoire ! Plus encore, il aide (sans le savoir vraiment) Paul Jorion à faire le point quand ce dernier lui rappelle que, lorsqu’il lui a parlé un jour de la mort d’un de ses amis, le GPT avait écrit “Mes pensées vont à sa famille…” d’où émotion, donc, pense Jorion. Et le logiciel de préciser :

La phrase “Mes pensées vont à sa famille…” est une réponse socialement appropriée, basée sur des modèles appris, et non le reflet d’une empathie émotionnelle ou d’un lien personnel. Le GPT n’a pas de sentiments, de conscience ou de compréhension comme les humains ; ses réponses sont le produit d’associations statistiques dans ses données d’apprentissage.

Comment faut-il nous le dire ? Les Transform(at)eurs Génératifs Pré-entraînés (GPT) disposent d’algorithmes qui dépasse notre entendement, soit, mais seulement en termes de quantité de stockage de données et en termes de puissance combinatoire d’éléments pré-existant dans leur mémoire. Leur capacité à anticiper le mot suivant dans la génération d’une phrase donne des résultats bluffants, peut-être, mais indépendants d’une quelconque conscience. Ils sont très puissants car très rapides. Souvenez-vous de votre cours de physique : la puissance est la force multipliée par la vitesse ! Et n’oublions pas que notre cerveau peut compter sur quelque chose comme 100 milliards de neurones et que le développement récent d’un mini-cerveau artificiel ne comptait que 77.000 neurones et imitait un volume de cerveau équivalent à… 1 mm³ !

Est-ce que ça veut dire que, faute de conscience auto-noétique et a-noétique, l’IA ne représentera aucun danger pour l’humanité avant longtemps ? Je ne sais pas et je m’en fous : la réponse n’est pas à ma portée, je ne peux donc rien en faire pour déterminer mon action.

Mais, est-ce que ça veut dire que nous pouvons faire quelque chose pour limiter le risque, si risque il y a ? Là, je pense que oui et je pense que notre sagesse devrait nous rappeler chaque jour qu’un outil ne sert qu’à augmenter notre propre force et que la beauté de nos lendemains viendra d’une sage volonté de subsistance, pas de notre aveugle volonté de croissance infinie avec l’aide de dispositifs efficaces à tout prix.

Résumons-nous : tout d’abord, qu’une Intelligence Artificielle ne soit pas dotée d’une conscience autonoétique d’elle-même semble acquis actuellement. Qu’elle soit dénuée d’une conscience anoétique qui lui donnerait à tout le moins autant d’instinct qu’un animal semble aussi évident dans l’état actuel de la science informatique. En fait, une Intelligence Artificielle fait, à une vitesse folle, une synthèse statistiquement probable de données présentes dans sa mémoire et génère sa réponse (pour nous) dans un français impeccable mais sans afficher de degré de certitude !

Quant à lui refuser l’accès à une conscience noétique, en d’autres termes “une conscience sémantique et conceptuelle sans conscience de soi“, le questionnement qui en découlerait est au cœur de cet article.

© Thomas Kuhlenbeck/Ikon Images/Corbis

Car, voilà, vous en savez autant que moi, maintenant, nous sommes plus malins, plus savants : nous savons tout de l’Intelligence Artificielle. Nous savons tout de l’intelligence, de la conscience, des rapports de cause à effet. Nous sommes des as de la noétique. Nous avons enregistré tous ces savoirs dans notre mémoire. Nous avons confiance en notre capacité logique. Nous sommes à même d’expliquer les choses en bon français et de répondre à toute question de manière acceptable, à tout le moins crédible, comme des vrais GPT !

D’accord, mais, en sommes-nous pour autant heureux d’être nous-mêmes ? Est-ce que limiter notre satisfaction à cela nous suffit ? Je n’en suis pas convaincu et j’ai l’impression que le trouble que l’on ressent face à la machine, les yeux dans l’objectif de la caméra digitale, cette froideur, ce goût de trop peu, nous pourrions l’attribuer à un doute salutaire qui ne porte pas sur les capacités de ladite machine mais bien sur le fait que le fonctionnement d’une Intelligence Artificielle, manifestement basé sur les mots et les concepts sans conscience de soi, pourrait bien servir de métaphore d’un fonctionnement déviant dont nous, humains, nous rendons trop souvent coupables…

Ce qu’il y a de terrible quand on cherche la vérité, c’est qu’on la trouve.

Quelles qu’aient été les intentions de Remy de Gourmont (un des fondateurs du Mercure de France, mort en 1915) lorsqu’il a écrit cette phrase, elle apporte de l’eau à mon moulin. Il est de fait terrible, quand on cherche la Vérité avec un grand T, d’interroger une Intelligence Artificielle et… de toujours recevoir une réponse. Et on frôle l’horreur absolue, humainement parlant, quand on réalise que cette Vérité tant désirée est statistiquement vraie… à 80% (merci Pareto). Bienvenue en Absurdie !

Ces 80% de ‘certitude statistique’ (un autre oxymore !) donneraient un sourire satisfait au GPT, s’il était capable de satisfaction : il lui faudrait pour cela une conscience de lui-même, de sa propre histoire. Qui plus est, les robots ne sont pas réputés pour être les rois de la passion et de l’affect. Surfant sur les mots et les concepts, une Intelligence Artificielle ne peut pas plus se targuer d’une conscience anoétique, non-verbalisée et reptilienne, on l’a assez dit maintenant.

Reste cette activité dite noétique, nourrie de structures verbales et de concepts, de rapports principalement logiques et de représentations intellectuelles du monde non-validées par l’expérience, bref, d’explications logiques !

C’est avec cette froideur explicative que le robot répond à nos requêtes, fondant son texte sur, postulons, 80% de données pertinentes selon sa programmation, des données exclusivement extraites de sa mémoire interne. Il nous vend la vérité pour le prix du 100% et les 20% qu’il a considérés comme hors de propos sont pour lui du bruit (données extraites non-pertinentes) ou du silence (absence de données). Le GPT nous vend la carte pour le territoire !

Mais n’avons-nous pas aussi, quelquefois, tendance à fonctionner comme des Intelligences Artificielles, à délibérer dans notre for intérieur comme des GPT et à nous nourrir d’explications logiques, générées in silico (c’est-à-dire dans le silicium de notre intellect), générant à volonté des conclusions dites rationnelles, des arguments d’autorité et des rapports de causalité bien éloignés de notre expérience vitale ? Pire encore, ne considérons-nous pas souvent qu’une explication peut tenir lieu de justification et que ce qui est expliqué est d’office légitime ? En procédant ainsi, ne passons-nous pas à côté des 20% restant, négligés par le robot, obsédé qu’il est par ses savoirs, ces 20% qui, pourtant, constituent, pour nous humains, le pourcentage de connaissance bien nécessaire à une saine délibération interne.

Qui plus est, ce faisant, nous ne rendons pas justice à notre Raison : nous clamons qu’elle n’est que science, nous la travestissons en machine savante, logique et scientifique, spécialisée qu’elle serait dans les seules explications intellectuelles. Dans ma vision de l’Honnête Homme, la Raison est autre chose qu’une simple intelligence binaire, synthétisée par un algorithme, verbalisant et conceptualisant tous les phénomènes du monde face auxquels je dois prendre action.

Non, la Raison que j’aime vit d’autre chose que des artifices de l’intellect, plus encore, elle s’en méfie et trempe sa plume dans les 100% de la Vie qui est la mienne, pour répondre à mes interrogations intimes ; elle tempère la froide indépendance de mes facultés logiques avec les caresses et les odeurs de l’expérience, et du doute, et des instincts, avec la peur et l’angoisse et avec la poésie et les symboles qui ne parlent pas la même langue que mes raisonnements, juchés qu’ils sont au sommet de la pyramide de l’intellect.

La Raison que j’aime est dynamique et je la vois comme un curseur intuitif entre deux extrêmes :

      • à une extrémité de la graduation, il y a ce que je baptiserais notre volonté de référence, notre soif inquiète d’explications logiques, de réponses argumentées qui nous permettent de ne pas décider, puisqu’il suffit d’être conforme à ce qui a été établi logiquement,
      • à l’autre extrémité, il y a la volonté d’expérience et le vertige qui en résulte. De ce côté-là, on travaillera plutôt à avoir les épaules aussi larges que sa carrure et on se tiendra prêt à décider, à émettre un jugement subjectif mais sincère.

La pensée libre naît du positionnement du bouton de curseur sur cette échelle, une échelle dont je ne connais pas l’étalonnage et dont la graduation nous permettrait de mesure l’écart entre volonté de référence et volonté d’expérience, plus simplement, entre les moments où je fais primer les explications et les autres où c’est la situation qui préside à mon jugement.

La Raison que j’aime veille en permanence (lorsqu’elle reste bien réveillée) à me rappeler d’où je délibère face aux phénomènes du monde intérieur comme extérieur. Elle m’alerte lorsque je cherche trop d’explications là où l’intuition me permettrait d’avancer ; elle me freine là où mes appétences spontanées manquent de recul. C’est peut-être en cela que la Raison me (nous) permet d’enfin renoncer à la Vérité (qu’elle soit vraie à 80% ou à 100%) !

Dans le beau texte d’Henri Gougaud avec lequel j’aimerais conclure, l’auteur du livre sur les Cathares d’où vient l’extrait compare l’influence du mythe et de la raison sur l’histoire ; mais, nous pouvons le lire en traduisant automatiquement mythe et raison par expérience et référence, la Raison que j’aime mariant les deux dans des proportions variables selon les circonstances. Je cite Gougaud :

Le mythe est accoucheur d’histoire. Il lui donne vie, force, élan. Il fait d’elle, en somme, un lieu à l’abri du non-sens, de l’objectif froid, de l’absurde. La raison s’accommode mal de ses extravagances. Elle fait avec, à contrecœur, comme d’un frère fou dont on craint les ruades et les emportements toujours intempestifs. Elle s’insurge parfois contre les excès de ce proche parent incontrôlable qu’elle nomme, avec un rien de gêne, “imagination populaire”. Elle a besoin d’ordre et d’appuis solides. Elle est sûre, et donc rassurante. Elle nous est à l’évidence un bien infiniment précieux, mais elle n’est guère téméraire. Elle se veut ceinte de remparts, elle tremble si l’on se risque à les franchir car elle ne voit, au-delà de ses territoires, que dangereuse obscurité. Elle sait déduire, analyser, bâtir théories et systèmes. Elle ne peut pas créer la vie. Elle ne peut accoucher d’un être. Le mythe, lui, est fort, mais intenable. Il crée ce que nul n’a prévu. Sur un Jésus crucifié que la science connaît à peine et dont la raison ne sait rien il a enfanté des croisades, des saint François, des cathédrales, deux mille ans de folle espérance, d’horreurs, d’effrois et de chefs-d’oeuvre, un monde, une histoire, la nôtre. Quel homme de raison pouvait prévoir cela?

Tout est dit : les 20% de Connaissance que nous ne partageons décidément pas avec les Intelligences Artificielles ont encore un bel avenir dans mon quartier. Il est vrai qu’entre voisins, nous ne tutoyons que les vivants !

Patrick Thonart


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Place au débat : pus de tribunes libres en Wallonie-Bruxelles…

 

HALEVY : Qu’est-ce que la noétique ?

Temps de lecture : 4 minutes >

[LALIBRE.BE, 25 avril 2004, tribune libre] Quelques précisions qui paraissent s’imposer sur la noétique, un domaine d’études émergeant au cœur des chavirements de notre époque. L’objectif du présent article est de préciser certains aspects d’un domaine d’études en pleine émergence, la noétique, et ainsi, espérons-le, de susciter des intérêts et des vocations pour ce qui est déjà une des dimensions de demain.

Le mot “noétique”

Le mot dérive de la racine grecque noûs qui signifie connaissance, intelligence, esprit. Cette racine, à la source du mot noétique, a donné de nombreux autres rejetons comme noosphère (Pierre Teilhard de Chardin) ou noologie (Edgar Morin) ou noèse et noème (Husserl). Le mot noetic est beaucoup plus usité en anglais qu’en français ; on connaît ainsi, par exemple, l’Institute of Noetic Sciences de Sausalito.

Le contenu de la noétique

La noétique, en très bref, est l’étude de la connaissance. Non seulement au sens de l’épistémologie ou des sciences cognitives, mais, plus généralement, comme l’étude, sous tous leurs aspects, de la production (créativité), de la formulation (sémiologie et métalangages), de la structuration (théorie des systèmes, des paradigmes et des idéologies), de la validation (critères de pertinence, épistémologie) et de la prolifération (processus d’appropriation et de normalisation) des idées, au sens le plus large de ce terme. Elle étudie notamment la dynamique et les cycles de vie des idées et des théories. Le champ est vaste. Presque tout y est encore à défricher. Les méthodologies restent souvent à inventer. Les concepts eux-mêmes, si l’on veut éviter barbarismes et néologismes jargonneux, doivent souvent être reformulés avec soin.

Historiquement, on peut dire que le développement récent de la noétique est enfant de la révolution informatique qui, en provoquant le traitement, l’échange et le stockage de quantités immenses d’informations (donc d’éléments de connaissance), a rendu indispensable une réflexion de fond sur la nature, la structure et les procédures de la connaissance en général. Mais la noétique est plus qu’un champ d’études et de recherches. Elle est aussi au cœur des chavirements de notre époque…

Une révolution noétique ?

Cette même révolution informatique, avec, pour parangon actuel, le phénomène Internet, a également enclenché une révolution de fond, paradigmatique (au sens de Kuhn) : nous passons de l’âge “moderne” à l’âge “post-moderne”, de la société des objets et de la consommation à la société de la connaissance et de l’information, d’une économie industrielle à une économie immatérielle, d’un pouvoir de l’argent à un pouvoir du talent, d’une vision mécaniste et réductrice du monde à une vision organique et holistique du monde. C’est cela que j’appelle la “révolution noétique”.

Elle avait été prédite par Henri Bergson, Albert Einstein, Werner Heisenberg, etc., et elle a déjà été décrite par Edgar Morin, Ilya Prigogine, Trinh Xuan Thuan, Ervin Laszlo, Hubert Reeves, Jacques Lesourne, Henri Atlan, Fritjof Capra, James Lovelock, Rupert Sheldrake et bien d’autres…

Que s’est-il donc passé ?

Rien de plus que la réalisation de la prédiction de Pierre Teilhard de Chardin quant à l’émergence, au départ de la sociosphère humaine, d’une nouvelle “couche” sur l’oignon terrestre : une couche abstraite faite de connaissances autonomes, intégrées au sein de réseaux infinis. Cette couche, Teilhard l’appela la noosphère.

C’est la révolution informatique qui a permis l’accélération contemporaine de cette émergence noosphérique. L’homme, après s’être libéré des dangers de la Nature sauvage, se libère, aujourd’hui, peu à peu, de l’emprise de la Machine (emblème et modèle mécanistes de la Modernité) et de l’Objet (emblème de la société mercantile de la consommation) pour entrer dans l’ère de la connaissance et de la pensée créative. Cette libération n’est pas neutre quant aux comportements…

Une culture noétique ?

Cette révolution noétique induit déjà des changements comportementaux et sociaux fondamentaux. C’est ce que les sociologues américains Paul Ray et Sherry Anderson ont appelé : “L’émergence des créatifs culturels” (Ed. Yves Michel – 2001).

En deux mots, hors de la bipolarité classique entre “modernistes” (tenants du progrès technologique, de la consommation effrénée et de l’euphorie hédoniste) et “traditionalistes” (tenants du “bon vieux temps” et de toutes les nostalgies morales, idéologiques, positivistes et religieuses), les enquêtes menées montrent la montée d’une troisième force (qui représente entre 25 et 30% des populations adultes aux USA et en Europe).

Cette troisième force, les créatifs culturels, déploie une conception du monde et de la vie qui, probablement, deviendra bientôt dominante.

On y trouve les valeurs principales suivantes : autonomie sociale, respect actif de la nature, spiritualité libre, accomplissement de soi, défiance politique (leur devise serait : ni à gauche, ni à droite, mais en avant !), multi-activités et multi-appartenances, nomadismes, solidarités sélectives, désurbanisation, médecines douces et diététiques étudiées, réhabilitation du corps, réactivation du cerveau droit en plus du cerveau gauche, etc.

Pour conclure, une idée centrale: la noétique est le domaine de la Connaissance et des transformations intellectuelles, sociales et spirituelles qui l’accompagnent. De la connaissance au sens vaste, fluent et dynamique de ce terme. De la connaissance au sens de quête millénaire qui s’accélère, où le cerveau de l’homme part à la rencontre de tous ses propres mystères et de ceux du cosmos.

De cette connaissance profonde et féconde qui allie recherche scientifique, création artistique et démarche spirituelle. De cette connaissance qui induit un regard prospectif sur l’humanité, son sens et son devenir.

Noétiquement vôtre !

Marc HALEVY-VAN KEYMEULEN, noetique.org


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction et iconographie | sources : lalibre.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © projet-voltaire.fr.


Plus de presse en Wallonie-Bruxelles…

QUADRIVIUM : arithmétique, géométrie, musique & astronomie

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Le Quadrivium a été conçu et enseigné pour la première fois vers 500 Av. J.C. par Pythagore, sous la forme du tétractys, dans une communauté dont tous les membres étaient égaux, matériellement et moralement. Cette structure européenne originelle parachevait l’éducation en se consacrant à sept sujets essentiels, devenus au Moyen Âge les “sept arts libéraux”.

Le terme “éducation” vient du latin educere, “conduire“, signalant la doctrine centrale que Socrate, sous la plume de Platon, a si bien élucidée – la connaissance est une partie inhérente et intrinsèque de la structure de l’âme.

Le Trivium du langage est structuré sur les valeurs cardinales et objectives de vérité, de beauté et de bonté. Ses trois sujets sont la Grammaire, qui assure la bonne structure du langage, la Logique ou la Dialectique, permettant de trouver la vérité, et la Rhétorique, le bel usage du langage lors de l’expression de la vérité.

Le Quadrivium émerge du plus révéré des sujets que l’esprit humain peut aborder – le Nombre. La première de ses disciplines est l’Arithmétique, la seconde, la Géométrie, le Nombre dans l’Espace, la troisième, l’Harmonie, qui pour Platon était le Nombre dans le Temps, la quatrième, l’Astronomie, le Nombre dans l’Espace et le Temps. L’échelle fiable formée par ces études permet d’accéder aux valeurs simultanées de la vérité, de la bonté et de la beauté, conduisant à leur tour la valeur harmonieuse essentielle de l’unité.

Pour naître dans le corps, l’âme, dont Socrate a démontré le caractère immortel dans le Phédon, émerge d’un état de savoir absolu. Le ‘ressouvenir’, autrement dit la remise en mémoire – le but de l’éducation – c’est littéralement reconstituer l’unité à partir des éléments.

On étudiait ces sujets afin de remonter vers l’unité grâce à la simplification reposant sur la compréhension acquise en abordant chaque domaine du Quadrivium, en tentant par là de trouver sa source (traditionnellement, seul objectif de la quête du savoir). En débattant des idéaux de l’éducation, Socrate parle de son modèle de la continuité de la conscience – qu’il compare à une “ligne” verticale tracée depuis les commencements de la connaissance consciente des conjectures jusqu’au sommet de la conscience en tant que noèse, pensée unifiée, l’acte même de penser. Au-delà, on trouve l’indescriptible et l’ineffable.

Remarquablement, la division de la “ligne ontologique” de Socrate comporte quatre étapes (autre quadrivium ou tétractys). La première et la plus essentielle est la séparation entre monde intelligible et monde sensible, entre mental et matière, chacun partagé à son tour, conjectures contre opinions. Dans le monde sensible, même les opinions justes reposent encore sur l’expérience sensorielle ; au-dessus de la première ligne de division, dans le monde intelligible du mental, on se trouve dans le domaine “porteur de vérité” du Quadrivium, connaissance vraie et objective. La dernière division, la plus élevée du monde intelligible, est la connaissance pure (l’intellect), où l’objet de la connaissance, ce qui est connu et le fait de connaître ne font qu’un.

© British Museum

C’est le but et la source de tout savoir. Ainsi, ayant passé l’épreuve du temps et de la sagesse, le Quadrivium offre à ceux qui en ont sincèrement envie l’occasion de retrouver une compréhension de la nature intégrale de l’univers, dont ils sont une partie intégrante.

En abordant maintenant plus en détail les “quatre arts”, l’Arithmétique présente trois niveaux : nombre concret, nombre arithmétique (abstrait) et nombre idéal ou archétypal complet à 10. La Géométrie se déploie en quatre étapes : le point dépourvu de dimensions qui, en se mouvant, devient une ligne, se déplaçant à son tour pour devenir un plan, avant de finir par arriver en tant que tétraèdre à la solidité. L’Harmonie (la nature de l’âme) décrit quatre “gammes” musicales : pentatonique, diatonique, chromatique et microtonale. Pour finir, on aborde le Cosmos, terme qu’on doit à Pythagore, signifiant “ordre” et “parure”. Les pythagoriciens tenaient le ciel visible pour la “parure” des principes purs, le nombre de planètes connues se rapportant aux principes d’harmonie proportionnelle. L’étude de la perfection des cieux était un moyen d’affiner les mouvements de son âme.

Parmi ceux qui ont étudié le Quadrivium, mentionnons : Cassiodore, Philolaos, Timée, Archytas, Platon, Aristote, Euclide, Eudème de Rhodes, Cicéron, Philon d’Alexandrie, Nicomaque, Clément d’Alexandrie, Origène, Plotin, Jamblique, Macrobe, Capella, Dénys l’Aréopagite, Bède, Alcuin, Al-Khwarizmi, Al-Kindi, Gerbert d’Aurillac, Fulbert, Ibn Sina (Avicenne), Hugues de Saint-Victor, Bernard Silvestre, Bernard de Clairvaux, Hildegarde de Bingen, Alain de L’Isle, Joachim de Flore, Ibn Arabi, Roger Bacon, Grosseteste (le plus grand érudit anglais), Thomas d’Aquin, Dante et Kepler.

Finissons par deux citations. La première vient des pythagoriciens (via les Vers d’or): “Tu connaîtras, dans la mesure de la Justice, que la Nature est en tout semblable à elle-même” ; la seconde vient de Jamblique : “Le monde n’a pas été créé à ton intention – mais tu es né à son intention.

Keith Critchlow


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : dématérialisation, partage, édition, correction et iconographie | sources : MARTINEAU J. et al., Quadrivium : arithmétique, géométrie, musique, astronomie (Dervy, 2021) | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, Herrade de Landsberg, Hortus deliciarum (XIIe) © Bibliothèque du Grand Séminaire de Strasbourg ; © British Museum.


Plus de discours en Wallonie-Bruxelles…

PHILOMAG.COM : Kant, préface de La critique de la raison pure (extraits)

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Régler les objets sur la connaissance et non point la connaissance sur les objets.

Kant (1787)

Tel est le changement de perspective radical réalisé par Kant dans la Critique de la raison pure. Cette “révolution copernicienne” suppose de dégager les conditions de possibilité et les limites du savoir objectif auquel l’homme peut légitimement prétendre. S’il outrepasse ce cadre, il s’adonne alors à des spéculations métaphysiques dont Kant nous montre à la fois la fécondité et le danger


Le texte suivant est extrait d’un cahier central de PHILOMAG.COM, préparé par Victorine de Oliveira. Le numéro 24 de novembre 2008 était consacré à la question  L’Amérique, pourquoi ne pense-t-elle pas comme nous ? : quels sont les éléments qui nous permettent d’affirmer que la culture française est en déclin  ? Une chose est sûre, elle voyage mal. Certains films et romans font exception, comme La Môme qui a rencontré un fort succès ou L’Esquive qui a plu aux critiques. Les Américains ont au… lire la suite sur PHILOMAG.COM


Introduction

Le projet de Kant est né de la découverte d’un problème. Celui de la  représentation : “Je me demandai en effet, écrit Kant dans une lettre de 1772, sur quel fondement repose le rapport de ce qu’on nomme en nous représentation à l’objet.

Interrogation qui peut apparaître déconcertante, tant il est rare qu’elle s’impose à notre esprit : ce rapport entre les choses ou les objets tels qu’ils sont en eux-mêmes (ce que Kant nomme les choses en soi), et les objets tels qu’ils constituent le contenu de nos représentations (ce que Kant appelle les phénomènes), nous nous bornons en général à le présupposer. De fait, certains objets sont présents à notre conscience, qui est donc une conscience d’objet. Mais dans la mesure où je m’interroge parfois sur moi-même, cette conscience est également une conscience de soi.

La spécificité du kantisme est d’avoir vu là les termes d’un problème : celui des conditions de possibilité de la conscience d’objet. Plus précisément, d’un double problème, que Kant mit neuf ans à résoudre. D’une part, peut-il y avoir accord ou adéquation entre le contenu de ma représentation (le phénomène) et l’objet en soi ? Ici, le problème de la représentation renvoie au problème classique de la vérité.

D’autre part et surtout, comment, pour nous représenter cet accord, pourrions-nous penser quelque chose de la chose en soi ? Difficulté majeure : dès que nous pensons l’objet en soi, il devient un objet pensé par nous et “pour nous” et ce que nous cherchions à concevoir nous échappe. Problème soulevé déjà, quelques dizaines d’années auparavant, par l’excellent Berkeley, qui en déduisait l’inexistence des choses extérieures (par exemple, la matière) et affirmait que seuls existent le sujet et ses perceptions. Conclusion refusée par Kant, parce qu’elle empêche de rendre compte du vécu même de la représentation, qui contient pour nous une part de passivité, impossible à comprendre si nous étions par nos représentations les auteurs des choses représentées.

Une fois exclus un pur idéalisme, où le sujet ferait surgir les objets par cela même qu’il en conçoit l’idée, mais aussi un pur réalisme qui présuppose contradictoirement la représentation d’un en soi comme cause de la représentation, l’interrogation se confronte-t-elle à la quadrature du cercle ? Le pari kantien est d’estimer que non. Au prix d’une “révolution” dont la Préface explique qu’elle consiste à “révolutionner” les termes mêmes du problème.

Kant maintient certes un usage de la notion de “chose en soi“: s’il n’y avait pas de chose en soi, “il s’ensuivrait l’absurde proposition selon laquelle il y aurait un phénomène sans rien qui se phénoménalise“. Il faut toutefois y recourir aussi peu que possible. Le problème ne sera plus posé en termes de relation entre chose en soi et phénomène, mais à partir d’un retour au sujet en tant qu’il fonde l’objectivité de nos représentations (le fait qu’elles aient des objets et qu’elles puissent être vraies).

Le principe de cette fondation consistera à distinguer dans la subjectivité les représentations purement subjectives (particulières à un sujet ou à un groupe de sujets) et les représentations objectives (susceptibles d’être universelles, c’est-à-dire partagées par tous les sujets). En ce sens, la révolution kantienne reformule la question de savoir ce que le sujet peut tenir pour objectif. Avant cette révolution, le couple subjectif/objectif équivalait au couple interne/externe : une représentation subjective était conçue comme purement intérieure au sujet. Resituée par Kant, l’objectivité désigne ce qui vaut universellement, pour tout sujet, et le couple subjectif/objectif équivaut au couple pour moi/pour tous, ou encore particulier/universel. Mesurer l’objectivité d’une représentation moins à sa conformité à un en soi qu’à sa capacité à valoir, non seulement pour moi, mais pour tous, c’est-à-dire à son universalisation possible, c’était ouvrir la voie à un renouvellement dans la vision même de la raison et inclure en celle-ci, non plus le simple rapport à soi, mais aussi bien le rapport aux autres.

Alain Renaut

L’auteur

Né à Königsberg m 1724, Emmanuel Kant aura passé sa vie entière dans cette ville située au bord de la Baltique. Il effectue toute sa carrière à l’université locale, refusant des offres provenant d’établissements prestigieux. Son existence, au quotidien minutieusement réglé, est intégralement consacrée à l’élaboration d’une oeuvre qui a bouleversé la philosophie occidentale. Il meurt à presque 80 ans, en 1804.

En 1781, paraît à Riga la Critique de la raison pure. L’oeuvre n’est pas un best-seller, loin de là, néanmoins elle soulève des objections savantes auxquelles Kant est soucieux de répondre. Il remanie donc certains passages clés et publie une seconde édition en 1787. Le texte s’accompagne d’une préface inédite qui donne toute la mesure de son projet : la Critique de la raison pure est un traité de la méthode qui détermine ce que l’homme peut connaître, et comment son esprit opère. Une révolution philosophique sans précédent est en marche…

L’extrait (préface à la 2ème édition) traduit par Alain Renaut

[…] Jusqu’ici, on admettait que toute notre connaissance devait nécessairement se régler d’après les objets ; mais toutes les tentatives pour arrêter sur eux a priori par concepts quelque chose par quoi notre connaissance eût été élargie ne parvenaient à rien en partant de ce présupposé. Que l’on fasse donc une fois l’essai de voir si nous ne réussirions pas mieux, dans les problèmes de métaphysique, dès lors que nous admettrions que les objets doivent se régler d’après notre connaissance – ce qui s’accorde déjà mieux avec la possibilité revendiquée d’une connaissance de ces objets a priori qui doive établir quelque chose sur des objets avant qu’ils nous soient donnés. Il en est ici comme avec les premières idées de Copernic, lequel, comme il ne se sortait pas bien de l’explication des mouvements célestes en admettant que toute l’armée des astres tournait autour du spectateur, tenta de voir s’il ne réussirait pas mieux en faisant tourner le spectateur et en laissant au contraire les astres immobiles. Or, en métaphysique, on peut faire une tentative du même type en ce qui concerne l’intuition des objets. Si l’intuition devait se régler sur la nature des objets, je ne vois pas comment on pourrait en savoir a priori quelque chose ; en revanche, si l’objet (comme objet des sens) se règle sur la nature de notre pouvoir d’intuition, je peux tout à fait bien me représenter cette possibilité. Étant donné toutefois que, si elles doivent devenir des connaissances, je ne puis en rester à ces intuitions, mais qu’il me faut les rapporter en tant que représentations, à quelque chose qui en constitue l’objet et déterminer par leur intermédiaire cet objet, je peux admettre l’une ou l’autre de ces hypothèses : ou bien les concepts, par le moyen desquels j’effectue cette détermination, se règlent aussi sur l’objet, et dans ce cas je me trouve à nouveau dans la même difficulté quant à la manière dont je puis en savoir quelque chose a priori ; ou bien les objets, ou, ce qui est équivalent, l’expérience dans laquelle seule ils sont connus (en tant qu’objets donnés), se règlent sur ces concepts – ce qui, aussitôt, me fait apercevoir une issue plus commode, parce que l’expérience elle-même est un mode de connaissance qui requiert l’entendement, duquel il me faut présupposer la règle en moi-même, avant même que des objets me soient donnés, par conséquent a priori : une règle qui s’exprime en des concepts a priori sur lesquels tous les objets de l’expérience doivent donc nécessairement se régler et avec lesquels ils doivent s’accorder. En ce qui concerne les objets dans la mesure où ils peuvent être pensés simplement par la raison, et cela de manière nécessaire, mais sans pouvoir aucunement être donnés dans l’expérience (du moins tels que la raison les pense), les tentatives de les penser (car il faut pourtant bien qu’ils se puissent penser) constitueront ensuite une superbe pierre de touche de ce que nous admettons comme le changement de méthode dans la manière de penser à savoir que nous ne connaissons a priori des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes.

Cette tentative réussit à souhait et promet à la métaphysique, dans sa première partie, là où elle ne s’occupe que des concepts a priori, dont les objets qui leur correspondent peuvent être donnés dans l’expérience conformément à ces concepts, la voie sûre d’une science. Car on peut, en vertu de cette transformation dans la manière de penser, expliquer parfaitement bien la possibilité d’une connaissance a priori et, ce qui est encore plus, donner aux lois qui sont a priori au fondement de la nature entendue comme l’ensemble global qui [donne] des objets de l’expérience leurs preuves suffisantes – deux points qui étaient impossibles en suivant la façon de procéder utilisée jusqu’ici. Mais ce qui se dégage de cette déduction de notre pouvoir de connaître a priori, c’est, dans la première partie de la métaphysique, un résultat étrange et apparemment très dommageable pour ce qui en constitue le but d’ensemble, qui occupe la seconde partie – à savoir que nous n’avons jamais la possibilité, avec ce pouvoir, d’aller au-delà des limites de l’expérience possible, ce qui est pourtant précisément l’objectif le plus essentiel de cette science. Mais c’est en ce point précisément que l’on peut expérimenter une contre-épreuve de la vérité du résultat obtenu dans cette première appréciation de notre connaissance rationnelle a priori, à savoir qu’elle n’atteint que des phénomènes, mais qu’en revanche elle laisse la chose en soi être certes effective pour soi, mais inconnue de nous. Car ce qui, avec nécessité, nous pousse à aller au-delà des limites de l’expérience et de tous les phénomènes, c’est l’inconditionné que la raison réclame nécessairement et de façon entièrement légitime dans les choses en soi, vis-à-vis de tout ce qui est conditionné, en exigeant ainsi que la série des conditions soit close. Or, s’il se trouve qu’en admettant que notre connaissance d’expérience se règle sur les choses en tant que choses en soi, l’inconditionné ne peut nullement être pensé sans contradiction ; que bien au contraire, à supposer qu’on admette que notre représentation des choses telles qu’elles nous sont données ne se règle pas sur celles-ci en tant que choses en soi, mais que ce sont plutôt ces objets en tant que phénomènes qui se règlent sur notre mode de représentation, la contradiction s’évanouit, et que par voie de conséquence l’inconditionné ne devrait pas être trouvé dans les choses en tant que nous les connaissons (telles qu’elles nous sont données), mais en tant que nous ne les connaissons pas, comme choses en soi : alors, il se démontre que ce qu’au point de départ nous n’avions admis qu’à titre d’essai est fondé. Cela étant, il nous reste encore, une fois dénié à la raison spéculative tout progrès dans ce champ du suprasensible, à rechercher si ne se trouvent pas dans sa connaissance pratique des données conduisant à déterminer ce concept transcendant de la raison qui est celui de l’inconditionné, et permettant ainsi de faire accéder, conformément au souhait de la métaphysique, notre connaissance a priori, bien qu’uniquement du point de vue pratique, au-delà des limites de toute expérience possible. Et dans le cadre d’une telle démarche la raison spéculative nous a en tout cas ménagé une place pour un tel élargissement, bien qu’elle ait dû laisser vide cette place, et il ne nous est donc pas interdit de songer à la remplir – elle nous y invite même -, si nous le pouvons, à l’aide des données pratiques qu’elle nous fournit.

Dans cette tentative pour transformer la démarche qui fut jusqu’ici celle de la métaphysique, et dans le fait d’y entreprendre une complète révolution, à l’exemple des géomètres et des physiciens, consiste ainsi la tâche de cette Critique de la raison pure spéculative. Elle est un traité de la méthode, non un système de la science elle-même ; mais elle en dessine cependant tout le contour en prenant en considération ses limites, tout autant qu’elle en fait ressortir dans sa totalité l’architecture interne. Car la raison pure spéculative possède en soi une spécificité : elle peut et doit mesurer son propre pouvoir suivant les diverses façons dont elle se choisit des objets de pensée, procéder même à un dénombrement complet des différentes manières de se poser des problèmes, et ainsi esquisser tout le plan d’un système de métaphysique ; cela parce que, pour ce qui concerne le premier point, rien, dans la connaissance a priori, ne peut être attribué aux objets que ce que le sujet pensant tire de lui-même, et parce que, pour ce qui touche au second, la raison pure spéculative constitue, vis-à-vis des principes de la connaissance, une unité entièrement distincte, subsistant par elle-même, où chaque membre, comme dans un corps organisé, existe en vue de tous les autres et tous existent en vue de chacun, et que nul principe ne peut être accepté pour assuré sous un seul point de vue sans avoir en même temps été examiné dans la relation globale qu’il entretient avec tout l’usage pur de la raison. Ce pourquoi la métaphysique a aussi cette chance rare, qui ne peut être le lot d’aucune autre science rationnelle ayant affaire à des objets (car la logique s’occupe uniquement de la forme de la pensée en général) : une fois mise par cette critique sur la voie sûre d’une science, elle peut s’emparer complètement du champ entier des connaissances qui relèvent d’elle et donc achever son oeuvre, ainsi que l’abandonner à l’usage de la postérité comme un capital qu’on n’augmentera jamais, parce qu’elle a affaire uniquement à des principes et aux limites de leur utilisation, et qu’elle les détermine elle-même. Par conséquent, à cette complétude, elle est même obligée, en tant que science fondamentale, et d’elle il faut que l’on puisse dire : nil actum reputance, si quid superesset agendum [“En considérant que rien n’est fait si quelque chose reste à faire” (Lucain, Pharsale].

Mais quel est donc, demandera-t-on, le trésor que nous songeons à léguer à la postérité avec une telle métaphysique, décantée par la critique, mais aussi, par là, stabilisée ? On croira percevoir, à la faveur d’un survol rapide de cet ouvrage, que l’utilité en est pourtant encore simplement négative, et qu’elle consiste à nous détourner de nous risquer jamais avec la raison spéculative au-delà des limites de l’expérience, et telle est bien, effectivement, sa première utilité. Mais elle devient positive aussitôt qu’on prend conscience que les propositions fondamentales avec lesquelles la raison spéculative s’aventure au-delà de ses limites ont pour inévitable résultat, non un élargissement, mais au contraire, si l’on y regarde de plus près un rétrécissement de notre usage de la raison, dans la mesure où elles menacent en réalité d’élargir avant tout les limites de la sensibilité, de laquelle elles relèvent proprement, et ainsi de supprimer bel et bien l’usage pur (pratique) de la raison. En conséquence, une Critique qui limite la raison spéculative est, en tant que telle, certes négative, mais comme elle abolit en même temps par là un obstacle qui restreint l’usage pratique ou même menace de l’anéantir, elle est en fait d’une utilité positive et qui est très importante dès lors que l’on est convaincu qu’il y a un usage pratique absolument nécessaire de la raison pure (l’usage moral), dans le cadre duquel elle s’étend inévitablement au delà des limites de la sensibilité – en vue de quoi elle n’a certes besoin d’aucune assistance de la raison spéculative, mais doit pourtant être garantie contre toute opposition de sa part, pour ne pas se mettre en contradiction avec elle-même. Contester à ce service rendu par la Critique l’utilité positive équivaudrait à dire que la police ne procure aucune utilité positive parce que son activité principale est en fait seulement de barrer la porte à la violence que les citoyens ont à redouter venant d’autres citoyens, afin que chacun puisse mener ses affaires dans la tranquillité et la sécurité. Qu’espace et temps ne soient que des formes de l’intuition sensible, donc uniquement des conditions de l’existence des choses en tant que phénomène, que nous ne possédions en outre pas de concepts de l’entendement (donc, aucun élément) pour parvenir à la connaissance des choses, si ce n’est dans la mesure où une intuition correspondant à ces concepts peut être donnée, que, par conséquent, nous ne puissions acquérir la connaissance d’aucun objet comme chose en soi, mais seulement en tant qu’il est objet d’intuition sensible, c’est à dire en tant que phénomène, c’est là ce qui est démontré dans la partie analytique de la Critique ; assurément s’ensuit-il, de fait, la restriction de toute la connaissance spéculative seulement possible de la raison à de simples objets de l’expérience. Pourtant, il faut toujours émettre cette réserve – et le point est à bien remarquer – que nous ne pouvons certes pas connaître, mais qu’il nous faut cependant du moins pouvoir penser ces objets aussi comme chose en soi.

Car si tel n’était pas le cas, il s’ensuivrait l’absurde proposition selon laquelle il y aurait un phénomène sans rien qui s’y phénoménalise. Or, si nous supposons que ne soit aucunement faite la distinction, rendue nécessaire par notre Critique, entre les choses comme objets de l’expérience et les mêmes choses comme choses en soi, le principe de causalité, et par conséquent le mécanisme de la nature, devrait valoir absolument, dans le processus de leur détermination, à propos de toutes les choses en général en tant que causes efficientes. Du même être par exemple de l’âme humaine, je ne pourrais donc pas dire que sa volonté est libre et qu’elle est pourtant en même temps soumise à la nécessité de la nature, c’est-à-dire qu’elle n’est pas libre, sans me trouver dans une contradiction manifeste : car, dans les deux propositions, j’ai pris l’âme dans la même signification, à savoir comme chose en général (chose en soi), et sans avoir procédé au préalable à la Critique je ne pouvais pas non plus prendre le terme autrement. Mais si la Critique ne s’est pas fourvoyée en apprenant à prendre l’objet en deux significations différentes, à savoir comme phénomène ou comme chose en soi ; si la déduction de ses concepts de l’entendement est juste, par conséquent aussi si le principe de causalité ne porte que sur des choses prises dans le premier sens, c’est-à-dire en tant qu’elles sont objets de l’expérience, mais que ces mêmes choses entendues selon la seconde signification ne lui sont pas soumises, la même volonté est pensée dans le phénomène (les actions visibles) comme se conformant avec nécessité à la loi de la nature et, en tant que telle, comme non libre, et cependant, d’un autre côté, comme appartenant à une chose en soi, par conséquent comme libre, sans que survienne là une contradiction. Or, bien que je ne puisse connaître mon âme, en la considérant du dernier point de vue, par l’intermédiaire d’aucune raison spéculative (encore moins par observation empirique), et que par conséquent je ne puisse pas non plus connaître la liberté comme propriété d’un être auquel j’attribue des effets dans le monde sensible, cela parce qu’il me faudrait connaître un tel être de manière déterminée en son existence sans que pourtant ce soit dans le temps (ce qui est impossible dans la mesure où je ne peux soumettre aucune intuition à mon concept), j’ai cependant la possibilité de me forger une pensée de la liberté, c’est-à-dire que la représentation n’en contient du moins en elle aucune contradiction, si intervient notre distinction critique entre les deux types de représentation (la représentation sensible et la représentation intellectuelle), ainsi que la limitation qui en procède à l’égard des concepts purs de l’entendement, par conséquent aussi à l’égard des propositions fondamentales qui en découlent. Or, admettons que la morale suppose nécessairement la liberté (au sens le plus strict) comme propriété de notre volonté, en ceci qu’elle avance a priori comme des données de la raison des propositions fondamentales pratiques originelles, inscrites en celle-ci, qui seraient absolument impossibles sans la supposition de la liberté – mais admettons aussi que la raison spéculative ait démontré que cette liberté ne se peut aucunement penser : dans ce cas, il faut que la première supposition, à savoir celle de la morale, s’écarte devant celle dont le contraire contient une contradiction manifeste, et qu’en conséquence la liberté et, avec elle, la moralité (car le contraire n’en contient aucune contradiction si la liberté n’est pas déjà présupposée) cèdent la place au mécanisme de la nature. Mais étant donné que, pour la morale, j’ai seulement besoin que la liberté ne se contredise pas elle-même et se puisse donc, en tout cas, du moins penser, sans qu’il soit nécessaire en outre de la connaître avec discernement, et que par conséquent j’ai besoin simplement que la liberté ne mette aucun obstacle, pour la même action (envisagée sous un autre rapport), au mécanisme de la nature, la doctrine de la moralité confirme la place qu’elle occupe, de même que la physique aussi la sienne – ce qui, en revanche, n’aurait pas eu lieu si la Critique ne nous avait pas d’abord appris notre inévitable ignorance à l’égard des choses en soi et n’avait pas limité à de simples phénomènes tout ce que nous pouvons connaître dans le registre théorique.

Une même démonstration de ce qu’il y a de positivement utile dans des propositions fondamentales de la raison pure possédant une dimension critique se peut indiquer en ce qui concerne le concept de Dieu et celui de la nature simple de notre âme, ce que toutefois je laisse de côté par souci de brièveté. Je ne peux donc pas même admettre Dieu, la liberté et l’immortalité à destination du nécessaire usage pratique de ma raison, si je n’ampute pas en même temps la raison spéculative de sa prétention à des vues débordant toute appréhension, parce qu’il lui faut, pour les atteindre, se servir de propositions fondamentales qui, ne s’étendant en fait qu’à des objets d’une expérience possible, sont cependant appliquées à ce qui ne peut être un objet de l’expérience, transforment effectivement, à chaque fois, cet objet en phénomène et ainsi déclarent impossible toute extension pratique de la raison pure. Il me fallait donc mettre de côté le savoir afin d’obtenir de la place pour la croyance et le dogmatisme de la métaphysique, c’est-à-dire le préjugé selon lequel il serait possible d’y faire des progrès sans une Critique de la raison pure, est la vraie source de toute incroyance entrant en conflit avec la moralité – incroyance qui est toujours très fortement dogmatique. S’il peut donc ne pas être difficile, avec une métaphysique systématique rédigée en suivant les indications de la Critique de la raison pure, de transmettre un héritage à la postérité, ce n’est pas là un cadeau négligeable, soit que l’on compare simplement la culture de la raison, telle qu’elle s’accomplit par l’entrée dans la voie sûre d’une science en général, avec sa façon de tâtonner sans principes et de tourner en rond avec légèreté quant elle est dépourvue de Critique, soit que l’on considère aussi quelle meilleure utilisation du temps en résulte pour une jeunesse désireuse de savoir qui, avec le dogmatisme habituel, trouve un encouragement si précoce et si puissant à ratiociner tout à son aise sur des choses auxquelles elle ne comprend rien et n’entendra jamais rien, pas plus que personne au monde, ou même à partir à la recherche de nouvelles idées et opinions en négligeant ainsi l’apprentissage de sciences solidement établies ; mais c’est encore plus vrai si l’on prend en compte l’inestimable avantage d’en finir à tout jamais sur un mode socratique, c’est-à-dire par la démonstration la plus claire de l’ignorance des adversaires, avec toutes les objections élevées contre la moralité et la religion. Car il y a toujours eu quelque métaphysique dans le monde, et sans nul doute y en aura-t-il aussi toujours une, mais force sera de voir également l’accompagner une dialectique de la raison pure, parce qu’elle lui est naturelle. C’est donc la première et plus importante affaire de la philosophie que de priver à tout jamais la métaphysique de la moindre influence dommageable en colmatant la source des erreurs commises.

Malgré cette importante transformation intervenant dans le champ des sciences et le préjudice que doit subir la raison spéculative dans ce qu’elle s’imaginait détenir jusqu’ici, tout demeure cependant, pour ce qui touche à l’intérêt général de l’humanité et à l’utilité que le monde retirait jusqu’alors des doctrines de la raison pure, dans la même situation avantageuse qu’autrefois et le préjudice ne concerne que le monopole des écoles, mais nullement l’intérêt des êtres humains. Je demande au dogmatique le plus inflexible si la preuve que notre âme continue d’exister après la mort, telle qu’on l’obtenait à partir de la simplicité de la substance, si celle de la liberté du vouloir vis-à-vis du mécanisme universel, tirée des distinctions subtiles, bien qu’inopérantes, entre la nécessité pratique subjective et objective, ou si celle de l’existence de Dieu à partir du concept de l’être suprêmement réel (à partir de la contingence de ce qui change et de la nécessité d’un premier moteur), après être sorties des écoles, sont jamais parvenues jusqu’au public et ont jamais pu avoir la moindre influence sur la conviction de celui-ci. si cela n’est pas arrivé, et si l’on ne peut même pas, à cause de l’inaptitude de l’entendement du commun des hommes pour une aussi subtile spéculation, s’attendre à ce que cela se produise ; si c’est bien plutôt, en ce qui concerne le premier objet, la disposition de la nature humaine, perceptible en chaque individu, telle qu’elle l’incite à ne jamais pouvoir être satisfait de ce qui est temporel (en tant qu’insuffisant pour les dispositions de sa complète destination), qui a dû suffire pleinement à susciter l’espérance d’une vie future, si, quand au deuxième objet, la simple présentation claire des devoirs dans leur opposition à toutes les prétentions des penchants a dû faire naître la conscience de la liberté, et enfin si, pour ce qui touche au troisième, l’ordre, la beauté et la prévoyance magnifiques qui apparaissent partout dans la nature ont dû à eux seuls produire la croyance en un sage et puissant auteur du monde – à la faveur d’une conviction qui se répand dans le public, dans la mesure où elle repose sur des fondements rationnels : non seulement, dans ces conditions, il y a là un domaine qui demeure intact, mais bien plutôt gagne-t-il encore en prestige du fait que les écoles ont désormais appris à ne pas prétendre accéder, sur un point qui concerne l’intérêt universel de l’humanité, à une vision plus élevée et plus large que celle à laquelle la grande foule (pour nous, la plus digne de respect) peut également parvenir avec tout autant de facilité, et donc à se limiter uniquement à la culture de ces preuves qui peuvent être saisies universellement et qui suffisent du point de vue moral. La transformation ne concerne par conséquent que les arrogantes prétentions des écoles, qui se feraient volontiers passer dans de telles questions (comme c’est au demeurant légitime dans beaucoup d’autres domaines) pour seules capables de connaître et de conserver ces vérités dont elles communiquent au public uniquement l’usage, mais dont elles gardent pour elles la clef (quod mecum nescit, solus vult scire videri [“Ce qu’il ignore avec moi, il veut paraître seul le savoir“). On a pourtant pris en compte aussi une prétention plus légitime du philosophe spéculatif. Il reste toujours, de manière exclusive, dépositaire d’une science utile au public, sans qu’il le sache, à savoir la critique de la raison ; cette dernière ne peut en effet jamais devenir populaire, mais il n’est pas non plus nécessaire qu’elle le soit : car si les arguments finement tissés en faveur de vérités utiles veulent si faiblement entrer dans la tête du peuple, c’est de façon toute aussi restreinte que les objections pareillement subtiles qu’on pourrait élever contre elles lui viennent à l’esprit ; en revanche parce que l’Ecole, de même que tout homme s’élevant à la spéculation, s’engage inévitablement dans ces arguments comme dans ces objections, la Critique est obligée, par une recherche approfondie des droits de la raison spéculative, de parer une fois pour toutes au scandale qui tôt ou tard doit surgir, même pour le peuple, des conflits dans lesquels s’empêtrent inévitablement les métaphysiciens (et, comme tels, finalement aussi les clercs) quand ils procèdent sans Critique, et qui viennent même ensuite fausser leurs doctrines. C’est alors uniquement grâce à cette Critique que peuvent être entièrement éradiqués le matérialisme,  le fatalisme, l’athéisme, l’incroyance des libres penseurs, l’exaltation de l’esprit et la superstition, qui peuvent être universellement dommageables, enfin aussi l’idéalisme et le scepticisme, qui sont plus dangereux pour les écoles et peuvent difficilement passer dans le public. Si des gouvernements trouvent bon de s’occuper des affaires des savants, favoriser la liberté d’une telle Critique, par laquelle seulement ce que la raison élabore peut être établi sur un socle solide, serait de loin plus conforme à leur sage sollicitude pour les sciences comme pour les hommes que de soutenir le ridicule despotisme des écoles, qui crient vigoureusement au danger pour la collectivité si l’on déchire leurs toiles d’araignée dont le public n’a pourtant jamais pris connaissance et dont il ne peut donc jamais non plus ressentir la perte. […]

Kant


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction et iconographie | sources : Philosophie Magazine n°24 | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, DOERSTLING Emil, Kant et ses compagnons à table (v. 1900) © Bibliothèque municipale de Königsberg (auj. Kaliningrad) ; © philomag.com.


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