THONART : extrait de “Être à sa place” – 02 – Les loyautés tordues (2024)

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Qui suis-je ? Où vais-je ? Et dans quel état j’erre ?

A tout seigneur, tout honneur : ne suis-je pas le premier objet de ma méconnaissance de la réalité ? Alors que le soir, avant d’aller dormir, un coup d’œil vers le fond du jardin peut provoquer des mélancolies dignes des pires poètes romantiques, quelle est donc cette question que je n’arrive pas à me formuler ? Avec un peu de rigueur, formuler un problème, fut-il vital, est chose possible et, partant, trouver une solution devrait rester jouable. Mais que faire quand le malaise est indicible et que je ne trouve par les termes pour l’objectiver ? Comment relier ce sentiment de “ne pas être à ma place” (“à côté de mes pompes” ?) avec une éventuelle vexation, une colère interne qui ne désarme pas ou cette timidité qui me fait rougir quand la Vie est bien là ?

Vanité des vanités, tout est vanité… et c’est joyeux.

Vanité des vanités, dit [l’Orateur], vanité des vanités, tout est vanité.
[…] Tous les torrents vont vers la mer,
et la mer n’est pas remplie ;
vers le lieu où vont les torrents,
là-bas, ils s’en vont de nouveau.
Tous les mots sont usés, on ne peut plus les dire,
l’œil ne se contente pas de ce qu’il voit,
et l’oreille ne se remplit pas de ce qu’elle entend.
Ce qui a été, c’est ce qui sera,
ce qui s’est fait, c’est ce qui se fera :
rien de nouveau sous le soleil !
[…] … j’ai eu à cœur de chercher et d’explorer par la sagesse
tout ce qui se fait sous le ciel.
C’est une occupation de malheur que Dieu a donnée
aux fils d’Adam pour qu’ils s’y appliquent.
[…] …et je fais l’éloge de la joie ;
car il n’y a pour l’homme sous le soleil
rien de bon, sinon de manger, de boire, de se réjouir ;
et cela l’accompagne dans son travail
durant ses jours d’existence…

L’Ecclésiaste (III-IIe ACN)

L’Ecclésiaste, Qohélet en hébreu, est un livre de l’Ancien Testament, situé entre les Proverbes et le Cantique des cantiques ; il participe des traditions juive et chrétienne. Il est symboliquement attribué à Salomon, roi d’Israël à Jérusalem (Xe a.C.n.) mais a probablement été rédigé entre les IIIe et IIe siècles a.C.n., par des auteurs restés inconnus. Qohélet (hébreu), Ekklèsiastikès (grec) ou, en français, l’orateur ou le maître, ‘celui qui parle devant une assemblée’, y confesse avoir recherché un sens à toute chose, dans la sagesse, comme dans la folie et la sottise (“c’est une occupation que Dieu a donnée aux fils d’Adam pour qu’ils s’y appliquent“), pour finalement réaliser combien les œuvres des hommes ne sont que “vanité et poursuite de vent.

Si Ernest RENAN évoque “l’épicurien désabusé qui a écrit l’Ecclésiaste” dans sa traduction commentée [Renan, 1881], Marcel CONCHE, expert es épicurisme [CONCHE, 2009], est moins réservé quand il parle clairement de “l’Ecclésiaste, ce livre épicurien.” André COMTE-SPONVILLE, de son côté, rejoint l’ambiguïté de Renan et se réjouit d’un texte au message paradoxal (mais comment mieux réfléchir sur le sens, qu’au départ d’un paradoxe !) :

C’est l’un des plus beaux textes de toute l’histoire de l’humanité. L’Ecclésiaste est notre contemporain, ou peut l’être, parce qu’il ne croit pas, ou plus, à la sagesse : elle aussi n’est que “vanité et poursuite de vent.” Toute parole est lassante, et celle des philosophes n’y échappe pas. L’Ecclésiaste est pourtant un livre de sagesse, et c’est ce paradoxe qui le définit le mieux : ce qu’il nous propose, c’est non seulement une sagesse pour ceux qui ne sont pas des sages, c’est la seule qui vaille, mais une sagesse désillusionnée d’elle-même.

Du tragique au matérialisme (et retour) (2015)

‘Épicurien désabusé‘, ‘parole lassante‘, ‘sagesse désillusionnée d’elle-même‘, les formules sont bien tournées mais elles naviguent dans les nuances de gris et ne font peut-être pas justice à un texte qui “fait l’éloge de la joie” (8, 15) dans un monde où “il n’y a rien à y ajouter, ni rien à en retirer” (3, 14). Chantre de la voie du milieu, Montaigne aimait tant citer l’Ecclésiaste qu’il semble difficile de ne le lire aujourd’hui qu’avec les yeux désabusés d’une Wonder Woman devant sa robe de mariée devenue trop étroite. Il y a plus à y trouver, ne serait-ce qu’en termes de travail de la pensée : si, dans le monde qui m’entoure, rien n’est à ajouter, rien n’est à retirer, ce sentiment confus de “ne pas être à ma place” peut-il venir de moi-même ? Le cas échéant, il restera difficile d’accuser quiconque de cet écart entre les choses et ce que je m’en raconte…

La vanité est dans la pomme. Le péché originel n’est pas dans les croquettes du chat.

Le message de l’Ecclésiaste est bien entendu entrelardé d’évocations de la perfection de la divinité et, partant, de sa création ; qui plus est, il est majoré d’un Appendice apocryphe, que n’auraient pas renié les censeurs les plus intégristes. On y trouve de franches menaces du type : “Dieu fera venir toute œuvre en jugement sur tout ce qu’elle recèle de bon ou de mauvais.“ Méfie-toi donc, petit humain, il y a une instance supérieure qui trône dans la Lumière aveuglante et qui va mesurer chacune de tes actions (ça prendra le temps que ça prendra…). Un penseur peu critique peut s’en offusquer s’il se limite à prendre la chose littéralement et à réagir en dénonçant une profession de foi à l’emporte-pièce : Dieu dans son grand-oeuvre a tout juste, l’homme dans ses œuvres minimes a tout faux. Cette posture est le fondement même des religions monothéistes, qui situent l’idéal dans un-delà non vérifiable par le commun des mortels (quel consultant spécialisé en ISO9001 a pu auditer la maîtrise de la qualité au Paradis ? A ce jour, nous en restons au stade des prospectus promotionnels, si riches soient-ils en enseignements). Avec un peu de recul et moins de goût pour les exagérations hollywoodiennes, on peut également s’asseoir aux côtés du joyeux Ecclésiaste et se réjouir d’un monde présenté à la confiance de chacun comme harmonieux : “il n’y a rien à y ajouter, ni rien à en retirer” (3, 14). Mais comment alors, dans une telle réalité, être ‘désabusé’, ‘désillusionné’ dans son usage du monde, fut-il épicurien ? A cause du Dieu, justement.

Dans le texte premier, l’Ecclésiaste invite à jouir du monde (avec mesure, préciserait Montaigne, à la suite d’Epicure) tel qu’il est, tel qu’il s’offre à notre perception lorsque celle-ci n’est pas aveuglée par des biais cognitifs (nous en reparlerons plus loin). Dans son sourire, on peut lire la confiance et la satisfaction, le petit café serré du matin, assis à trois sous la treille, un chat sur les genoux, avec une vue imprenable sur le fjord : Epicure ne prend pas de sucre et Montaigne juste un nuage de lait. Et c’est à ce moment précis qu’une ombre se fait sur la table, celle de Platon qui débarque à l’improviste, avec son croissant à l’ambroisie. Le philosophe au large front (et à la bouche pleine) pointe le doigt vers le ciel en évoquant le Vrai, le Bien et le Beau, ces Idées de là au-dessus dont nous ne vivons que des avatars, de pâles copies incarnées, appauvries par leur nature accidentelle. Un vent froid passe sur la table et fait s’étirer le chat, qui se rendort néanmoins. “Tu veux un café ?”, lui demande l’Ecclésiaste. Platon, toujours le doigt tendu comme un paratonnerre, consent à s’asseoir, laissant les trois larrons mesurer la distance entre le monde des Idées, là haut, et la table de leur petit-déjeuner, ici bas.

Voilà peut-être un angle d’attaque pour nous : la distance entre le sublime (qui n’est pas de ce monde) et la table de notre petit-déjeuner (sans laquelle le café se renverserait sur mes genoux), voire entre le Paradis promis dans le “Livre” et le bol de croquettes du chat (je doute par ailleurs que ce dernier s’encombre du Divin pour gérer son quotidien de confort et de sécurité), cette distance est précisément celle qui génère toute notre angoisse. A garder le nez levé, on trébuche dans ses lacets. Fonder sa représentation du monde sur une imagerie sublime (là-haut) ne peut que générer tristesse et frustration face aux phénomènes concrets de notre quotidien (ici-bas). Plus encore, à fonder l’image de soi sur un (auto)modèle sublime, on ne peut que se décevoir soi-même et… ne pas se sentir à sa place.

Comme Jeanine a longtemps hésité à divorcer, dans un mariage où elle dépérissait, se disant qu’en passant à l’acte, elle priverait ses enfants du soir de Noël en famille ! Comme Jean-Pierre a passé sa vie à travailler au-delà de ce qui lui était demandé, se disant qu’en se surchargeant moins, il ne mériterait plus son salaire ! Jeanine l’a quitté. Jean-Pierre a fait un burn-out dont on n’a pu décider de la cause : son surmenage, son divorce ou ses enfant qui l’ont vu pleurer pour la première fois. Qu’ont-ils donc imaginé, tous les deux, comme version sublime (idéale) d’eux-mêmes qui puisse les porter jusque dans la douleur ? Quelle représentation martiale Jean-Pierre avait-il de lui même, hors de ses réels besoins contingents de calme, de tendresse et de repos ? A quelle image de mère idéale Jeanine se mesurait-elle pour que, pendant des années, elle fasse du bonzaï avec ses désirs bien réels de respect de soi et d’épanouissement ? Dans les deux cas, penser à soi-même en termes sublimes implique la confrontation avec une réalité quotidienne insatisfaisante voire douloureuse. Quand l’image de soi ne correspond pas avec l’activité réelle, l’écart entre les deux génère une anxiété, bien compréhensible certes, mais peu acceptable. Le delta entre le moi sublime et le moi actif, cette distance béante, vide, vaine, entre la “fiction de soi” et le “moi actif” est probablement le péché originel annoncé par les mythes.

Plus près de toi, mon Diel. Monsieur Loyal n’a pas raison.

C’est en tout cas la proposition de Paul Diel qui, en 1947, s’approprie le terme ‘vanité’ pour les besoins de son étude de la motivation humaine [Diel, 1947]. Germanophone d’origine, Paul Diel a maladroitement choisi le terme “vanité” par association avec l’adjectif “vain”. Pour le lire sans agacement, il s’agit donc de se défaire de l’association, faite spontanément par tout francophone, entre le terme ‘vanité’ et le terme ‘orgueil’ pour ne garder que le sens de “qualité de ce qui est vain, vide de sens, sans utilité essentielle.“ Chez Diel, plus question d’adopter la posture de l’idéaliste désabusé parce que, quoi qu’il fasse, c’est bien peu de chose, puisque tout est vain. Pour l’auteur de Psychologie de la motivation [1947], la vanité n’est pas un absolu de la condition humaine qui frapperait de nullité les œuvres de chacun face à l’ineffable grandeur de la Création. Non, chez lui, la vanité est individuelle et relative ou, plus simplement dit : elle mesure l’écart entre l’image que chacun a de soi et son activité réelle. Que Picasso se vive comme un grand peintre et, postulons, qu’il le soit, cela ne créera pas chez lui d’insatisfaction : il se voit tel qu’il agit. L’image de soi et l’activité sont en accord. Si un peintre du dimanche se vit comme un Picasso méconnu, l’image qu’il a de lui présente un écart avec son activité réelle. Cet écart, ce vide, cet espace vain est, dans les termes posés par Diel, la vanité au sens psychologique. Source d’insatisfaction, cette vanité est, de plus, source d’angoisse : tricher avec la vie entraîne une bien réelle culpabilité, la culpabilité du tricheur…

Tricheur ? Diel n’invente rien, Montaigne avait déjà martelé dans son essai De l’expérience (III, 13) : “Notre grand et glorieux chef-d’œuvre, c’est vivre à propos.” Il insistait par là sur l’impérative adéquation entre notre monde intérieur, que nous concevons, et le monde extérieur dans lequel nous agissons. Culpabilité ? Ici encore, Diel s’inscrit dans la droite ligne des Anciens, en l’espèce Spinoza qui insiste sur notre capacité à avoir une ‘idée vraie’ : “Qui a une idée vraie sait en même temps qu’il a une idée vraie et ne peut douter de la vérité de sa connaissance.” [Spinoza,1677]. Donc, si je puis avoir l’idée vraie de ce qui est satisfaisant pour moi, je me sens dès lors coupable quand je réalise que je ne suis pas à propos, que mon imagerie intérieure ne se traduit pas dans mes activités. Voilà donc la vanité qui a condamné Adam à réfléchir sa vie et à penser “à la sueur de son front” (et à s’inventer la divinité), lui qui pouvait vivre sans arrière-pensée dans un monde sans idée, animal parmi les animaux. Quelle vanité aussi que de vouloir manger le fruit de la connaissance du bien et du mal sans en avoir fait l’expérience !

ENTER l’homéostase ? Le mot fait penser aux pires maladies mais il évoque simplement ici “un écosystème qui résiste aux changements (perturbations) et conserve un état d’équilibre” (Larousse). Antonio Damasio [Damasio, 2017] considère que le vivant porte en lui une force irrépressible qui œuvre à la continuation de la Vie même et en régule toutes les manifestations, qu’elles soient biologiques, psychologiques ou même sociales : l’homéostasie. Le neuroscientifique américain va jusqu’à y ramener la génération des formes les complexes de la culture et de l’organisation sociale. Le fonctionnement de l’être humain et son évolution seraient motivés par cette recherche d’équilibre intérieur-extérieur. Diel évoquait le même concept, qu’il baptisait ‘loi d’harmonie’, pour expliquer l’articulation de nos désirs avec les possibilités du monde extérieur, dans le seul but d’obtenir l’équilibre, condition de la pérennité de l’organisme. Ramenée au biologique, comme au psychologique, la vanité incriminée serait alors le contraire de cet état d’équilibre au sein de notre écologie vitale : elle marque le désaccord entre notre vie intérieure et nos actions extérieures, causant déséquilibre et, partant, souffrance. Comment Diel articule-t-il tout cela dans son travail sur la motivation de nos comportements ?

Nous sommes après-guerre (pour ma génération, il s’agit de la guerre 40-45 du siècle dernier, dois-je déjà le préciser ?). Le comportementalisme à l’américaine triomphe dans l’Europe des psychologues et autres analystes. Face à ce Behaviourisme anglo-saxon (l’anglais ‘behaviour’ signifie ‘comportement’), Diel veut défendre l’introspection. Celle-ci est bannie des auditoires et des divans : “Comment pourrait-on faire confiance à quelque chose d’aussi subjectif que l’introspection, nous qui sommes tous un peu malades  ? Faisons de la philosophie, tant qu’on y est !” Le décor est planté : pas question pour le quidam d’essayer d’ouvrir sa ‘boîte noire’, on va mesurer ses comportements avant tout. S’ouvre l’âge d’or de la course du rat dans les laboratoires. Et Diel de commencer son travail en sacrifiant à l’esprit du temps : l’entame de Psychologie de la motivation aborde un modèle énergétique des désirs, censé justifier son approche introspective aux yeux de détracteurs de ce type de méthodologie. Si le modèle s’avère pertinent comme grille de lecture de nos motivations (et Diel est remarquable de cohérence à travers toute son œuvre), sa laborieuse description est assez rébarbative et peut amener le lecteur lambda à refermer l’ouvrage trop tôt, manquant ainsi une ‘substantifique moëlle’ que, plus sympathiquement, l’on retrouvera illustrée dans d’autres de ses livres, dont l’étude du Symbolisme dans la mythologie grecque, publié en 1952 et préfacé par Gaston Bachelard. Etonnamment, Diel est souvent plus connu pour ce travail d’analyse de la pensée antique à l’aide sa méthode que pour ses ouvrages plus explicitement consacrés à des thèmes psychologiques, tels que La peur et l’angoisse en 1956 ou Culpabilité et lucidité en 1968, son dernier opus.

A la devise “science et objectivité” du comportementalisme, Diel semble opposer “subjectivité raisonnée” : soit, l’introspection est a priori morbide mais il revient au patient (et à monsieur-tout-le-monde au quotidien) d’élucider ses propres motivations pour y déceler la fameuse “vanité” à l’origine de l’angoisse et de l’insatisfaction vitale. Pour ce faire, l’analyste et son patient vont explorer le chemin parcouru du désir à l’action : fontaines d’énergie, les trois sources de désirs vont soumettre à la délibération de chacun des propositions de réactions à des phénomènes qui surgissent. Ces pulsions – les désirs en version “bruts de décoffrage” – procéderont de la sexualité (amour, amitié, tendresse, sexe, chaleur humaine, camaraderie, partenariats à la pétanque…), de la matérialité (ne pas avoir faim, soif, froid…) ou de la spiritualité (sentiment d’harmonie avec le monde). On reconnaîtra ici les trois grands inspirateurs de Diel, dont il fait la synthèse : Freud, Adler et Jung.

Il revient alors à l’Esprit, l’instance de délibération de l’individu, de donner sa juste valeur à chacun des désirs qui lui sont soumis (on imagine Zeus distribuant les laissez-passer à ses rejetons) : “non, on n’achète pas de voiture de luxe cette fois, en tout cas pas tant qu’on n’a pas fini de payer la nouvelle chaudière” ; “on renonce à la soirée d’enterrement de vie de garçon programmée la veille d’un gros examen” ; “on prend la peine d’acheter des légumes frais pour le souper des enfants ce soir, ce sera plus sain”… Pour résumer les quelque 327 pages de Psychologie de la motivation, valoriser justement est l’activité principale de l’Esprit, une instance critique qui doit faire preuve d’un discernement toujours grandissant, car les avocats qui introduisent les dossiers de chaque désir n’ont pas toujours les yeux en face des trous. D’un côté, l’imagination peut donner une vision déformée du monde extérieur et, de l’autre, l’intellect peut monter des stratégies théoriques qui ne résisteront pas à l’épreuve de la réalité. Comment voulez-vous faire votre boulot dans des circonstances pareilles ? Mal informé, l’Esprit peut mal valoriser les désirs en attente ; en d’autres termes, initier des actions qui seront mal ‘motivées’, que ce soit (a) parce que l’individu se concentre de manière obsessionnelle sur les désirs procédant d’une des trois pulsions (Diel parle dans ce cas d’un profil de ‘nerveux’ avec, par exemple, le profil anorexique qui, avide de sublime, va survaloriser les désirs spirituels et bloquer au maximum les désirs matériels), ou (b) parce que l’individu se disperse en désirs multiples, se satisfaisant à gauche et à droite, jusqu’à en perdre toute consistance personnelle (Diel parle de ‘banalisé’, ce profil caractérisant bien le consommateur non avisé dénigré par Bard & Söderqvist dans leur critique du consomtariat actuel [Bard & Söderqvist, 2008]). Pour mieux identifier ces dérapages, moteurs d’angoisse et d’insatisfaction, Diel propose une clef de lecture à quatre cases.

Imaginez une matrice à deux entrées (deux colonnes et deux lignes). La première colonne concerne l’individu par rapport à lui-même :

      • sur la première ligne, apparaît le terme VANITE, à savoir ‘survaloriser l’égo’ (je me vois supérieur à ce que je réalise effectivement dans le monde). Diel n’hésite pas à assimiler cette vanité au péché originel du mythe. En accord avec Montaigne, il affirme que ce qui n’est pas “à propos” est morbide, que si écart il y a entre la représentation (de moi-même) et l’action que je mène, la mesure de cet écart (ce delta entre deux valeurs) donnera la mesure de l’angoisse que je ressens à titre essentiel. En d’autres termes, voilà une réinterprétation des notions de bien et de mal qui permet de se sevrer des dogmes religieux : le bien est le bien que je me fais en élucidant la vision de moi selon mon activité effective ; le mal que je me fais est le châtiment contenu dans toute aliénation que je provoque en m’accrochant à une image sublime de ma petite personne. Et, ce faisant, je ressens…
      • …de la CULPABILITE (deuxième ligne), à cause de laquelle je “sous-valorise l’égo”. Je me sens coupable de tricher alors j’évite les confrontations avec le réel (ma timidité traduit une volonté de ne pas voir la réalité démentir la vision sublime que j’ai de moi) ou j’organise ma punition (je mène une politique d’échec afin de ne pas être vexé si je n’arrive pas à réaliser le projet sublime que je vise intimement).

La deuxième colonne concerne l’individu dans son rapport avec les autres :

      • sur la première ligne apparaît le terme SENTIMENTALITE (survalorisation de l’importance des autres). Je me sens coupable (voir case précédente) donc, faute d’avoir de l’estime pour moi, je vais la chercher chez les autres, je vais mendier leur reconnaissance (“Voilà, patron, j’ai travaillé toute la nuit pour rédiger ce rapport“), m’associer avec des tiers remarquables (“Vous savez, depuis que je vis avec Marilyn Monroe, je fume beaucoup moins“) ou me prendre publiquement en pitié (“C’est toujours à moi que ça arrive ces choses là !“).
      • Problème : nos frères humains ont autre chose à faire que nous encenser alors, on n’est pas content et on bascule dans la sous-valorisation de l’importance des autres, l’ACCUSATION. Puisque les autres ne me trouvent pas aussi extraordinaire que je ne le voudrais, je vais les accuser de n’y rien comprendre et d’être injustes (envers moi). Située en bas à droite, la case “accusation” clôture l’articulation des quatre catégories de la fausse motivation proposées par Diel comme clef de lecture de nos comportements insatisfaisants.

Du dieu à Diel, on passe dès lors de l’option idéaliste, d’une profonde ‘vanité’ de vouloir faire œuvre sublime afin de donner sens et pérennité à son existence (diktat que dénonce vivement Montaigne dans son essai De l’expérience), à l’impératif catégorique d’œuvrer chaque jour à réduire l’angoissant écart que nous ressentons, entre notre monde intérieur et nos activités dans le monde extérieur. La satisfaction de vivre est à ce prix, avec la Joie en prime.

Comme nous sommes compliqués ! Ou plutôt, non, comme nous sommes simples, une fois les multiples accidents de notre quotidien passés au crible de tels modèles plus essentiels, comme la Loi d’harmonie de Paul Diel ou le Mythe d’Icare. Ceci, en n’oubliant pas qu’ici encore ces modèles n’ont de “loi” que le nom : ils ne sont que des opportunités de former notre pensée, au même titre qu’un vélo d’appartement nous permet de faire des exercices de cardio. Voyez le tristement célèbre Complexe d’Œdipe de Sigmund Freud : pris littéralement, comme une loi incontournable, il a dû provoquer moult cris et chuchotements dans les chaumières. J’ai eu la chance d’avoir une mère sexy. Aurais-je dû coucher avec elle pour valider la proposition de Freud ? Je n’en ai pas le sentiment mais j’ai par contre compris la métaphore du patriarche viennois quand j’ai réalisé, pour la première fois, dans les bras de ma petite amie, que le désir qui me liait à elle n’était pas filial pour un sou. De la même manière, tuer le Commandeur ou sortir de l’ombre du phallus paternel est une tâche évolutive difficilement évitable. Dans les deux cas, cela s’est avéré évident : aimer ses parents, c’est savoir leur échapper, en vie. Dans le contexte qui nous occupe, la folle arrogance d’Icare n’est pas éloignée des prétentions adamiques : à prétendre au sublime, on encourt le châtiment divin. Divin, le châtiment l’est dans le mythe : Adam est chassé du paradis par le dieu jaloux de ses prérogatives (mais la leçon est magnifique : enfin pouvoir penser sa vie !) et Icare sombre dans l’antre des océans parce qu’il voulait manger le soleil.

Il est des choses que l’on peut faire d’emblée (quand on en a la puissance) et d’autres qui demandent du travail (quand on n’en a pas encore la connaissance) ; dans les deux cas, Diel insiste sur la saine valorisation de nos désirs. Sa ‘loi d’harmonie’ reflète à l’intérieur de nous, ce que tout arbre respecte, sans y réfléchir : par souci d’équilibre entre ses besoins et son environnement, il multiplie les feuilles si l’ensoleillement est faible et plonge plus de racines dans le sol si l’eau s’y fait rare. Obéissant au même souci ‘écologique’ d’homéostase, nos désirs exagérés par rapport aux possibilités offertes dans notre milieu naturel (l’humanité) mènent à l’insatisfaction et entraînent une culpabilité essentielle… angoissante. Vanité, quand tu nous tiens.

Comme nous sommes simples, puisque chaque fois que cette angoisse nous prend au ventre, nous pouvons chercher à identifier – par une introspection assainie – le modèle sublime de nous-mêmes que nous nous proposons comme référence pour délibérer et, le cas échéant, motiver faussement nos actions. “Pour qui est-ce que je me prends ?” : en ancrant notre réflexion dans un ‘moi sublime’, une version ‘strass et paillettes’ de notre personne, nous trahissons notre condition réelle, qui est souvent loin d’être si misérable. Obsédés par une telle auto-fiction, nous choisissons d’agir comme si nous étions ce moi sublime, ce héros de western ou de romance, dans des situations où nous sommes simplement un quidam dans un magasin de bretelles…

Partant, je laisse les croyants se débattre avec le péché d’orgueil mais je tiens à proposer au défunt Diel une adaptation de sa terminologie. Si, comme expliqué plus haut, le terme de ‘vanité’ désigne un écart, celui entre l’image de soi et l’activité réelle, autre chose est d’en faire une des quatre catégories de la fausse motivation (voir plus haut), où il désignerait les comportements liés à une survalorisation de soi. Il y a là deux notions qui ne peuvent être couvertes par le même terme. Je laisse les professionnels trouver un autre terme qui désignerait la “loyauté envers le moi sublime.

La loyauté est une qualité, tous les adjudants de toutes les armées vous le confirmeront. Etre loyal est valorisé par les autorités et… par nous-mêmes : nous avons un sentiment gratifiant de rectitude quand nous sommes loyaux. Reste que ce qui fait l’objet de la loyauté n’est pas toujours digne de loyauté. L’exemple d’Adolf Eichmann est éclairant : fonctionnaire nazi, il a fait exécuter des millions de juifs, au service de la Solution finale… envers qui était-il loyal ? Dans une moindre mesure, il est gratifiant pour chacun d’entre nous de se sentir loyal mais, si c’est envers un moi sublime que s’exerce cette loyauté, ne reste de positif qu’une gratification… faussement motivée.

Loyautés tordues. Moi, ce héros. Dans mes rêves…

Le plus grand secret consiste à tromper les hommes afin qu’ils combattent pour leur servitude comme si c’était pour leur salut et tiennent non pour une honte, mais pour le plus grand honneur, de gaspiller leur sang et leur vie pour la vanité d’un seul homme.

Spinoza, Traité théologico-politique (1670)

En termes de servitude volontaire, La Boétie comme Spinoza montrent, chacun selon ses options, combien nous sommes capables de générer nous-mêmes nos servitudes, socialement. Si l’on adapte leurs conclusions à notre propos, on exonérera également les autres, le monde, les patrons, les syndicats, le réchauffement climatique, le complot judéo-maçonnique et Brigitte Bardot, de la responsabilité des écailles sur les yeux qui traduisent notre propre aveuglement. Comme expliqué plus haut : il nous arrive de considérer comme un ‘grand honneur’ (en récompense d’une loyauté tordue) de ‘gaspiller notre vie’ pour la ‘vanité d’un seul homme’, notre moi sublime. Diel avait lu Spinoza et nous avons évoqué Diel : combien d’insatisfactions, de vexations et d’angoisses ne générons-nous pas chaque jour, à notre encontre, par servilité envers une image dorée de nous-même, pour être conforme à une représentation décalée de notre personne ? Décalée en mieux (“Mon nom est Bond, James Bond“) ou décalée en moins bien (“C’est toujours à moi que ça arrive, ces trucs-là !“). Là réside la ‘vanité d’un seul homme’ : dans la déformation de notre vision de nous-même, quand nous prenons pour étalon un ego mal dimensionné, qui n’est pas en accord (en harmonie, dirait Diel) avec les conditions de notre existence. Cette vanité est la nôtre, individuellement.

Quelle drôle d’alchimie que la nôtre : contrairement au chat, à la crevette ou au pingouin, semblerait-il, nous disposons de la faculté d’être conscient de nous-mêmes, de vivre consciemment l’expérience d’être soi. Cité par Annaka Harris dans son livre (très lisible) sur la conscience [2021], le philosophe Thomas Nagel explique que nous avons “des états mentaux conscients si cela nous fait un certain effet d’être nous.” J’en reparlerai plus loin mais il est question ici de la conscience auto-noétique, selon la taxonomie de Tulving [Tulving, 1985].

Endel Tulving est un neuroscientifique canadien d’origine estonienne, disparu en 2023. Rassurez-vous, l’homme a d’autres qualités. Tulving a dressé une taxonomie de la conscience en trois types : la conscience autonoétique, la conscience noétique et la conscience anoétique. Je donne la parole à l’anthropologue belge Paul Jorion pour les explications. Il cite, sur son blog, un texte de 2023, récent donc :

      • La conscience autonoétique est la conscience réfléchie de soi : la capacité de situer son expérience actuelle dans le cadre d’un récit de sa propre vie qui s’étend au passé et à l’avenir.
      • La conscience noétique implique une conscience sémantique et conceptuelle sans conscience de soi ; elle implique la capacité d’appliquer des concepts à vos perceptions actuelles et de générer des connaissances à partir de celles-ci.
      • La conscience anoétique, peut-être la plus insaisissable de toutes, est une expérience qui n’implique ni conscience de soi ni connaissance sémantique. Elle comprend, par exemple, des sentiments […] de confort ou d’inconfort, de familiarité, de malaise, de présence ou d’absence, de fatigue, de confiance, d’incertitude et de propriété. Il s’agit par exemple du sentiment que l’objet que l’on voit du coin de l’œil est bien un oiseau, du sentiment, en rentrant chez soi, que les choses sont telles qu’on les a laissées (ou pas), du sentiment que l’on est en train de contracter une maladie. Chez l’homme, ces sensations anoétiques se situent en marge de la conscience et ne sont que rarement au centre de l’attention. Chez d’autres animaux, il est possible que l’anoétique soit tout ce qu’il y a.

Nous y voilà : dans ma conscience auto-noétique, la conscience de moi-même, je vis mon expérience concrète, actuelle, dans le cadre d’un récit de moi-même, d’une fiction à mon propos susceptible d’être biaisée par d’obsédantes écailles sur les yeux (la vanité diélienne). En tournant le dos aux phénomènes que je perçois de mon environnement, pour élever le regard vers une narration falsifiée de ce que je suis dans la situation actuelle, je romps le lien d’harmonie entre moi et la Vie. Or, la Vie a des exigences d’homéostase lorsqu’il s’agit de garantir ma pérennité, ma subsistance. En me voyant comme le héros (ou l’anti-héros) de ma propre histoire, je me joue un personnage, sans considération pour les contraintes pragmatiques auxquelles sont confrontées les personnes. Tous névrosés ! Et, surtout, tous responsables de, le cas échéant, creuser l’écart entre l’image de soi et l’activité que nous développons dans nos relations avec le monde, fruits de nos décisions.

On est bel et bien en train de parler de l’être-au-monde heideggérien (certes sans couvrir la totalité de la notion philosophique qu’a développée le théoricien allemand). Chacun se positionne par rapport au monde où il évolue, l’intérêt n’étant plus dans la définition (neuve ou héritée) de ce monde (ce qui est) et du chacun en question (ce que je suis), mais bien dans la relation fonctionnelle entre les deux : l’objet et le sujet. Cette relation, nous pouvons chacun la distordre en jouant un rôle, notre moi sublime, auquel nous restons loyal lorsque nous sommes amenés à agir (chacun pense ce qu’il veut, ce sont les actes qui vont traduire l’éventuelle inadéquation). “Moi, ce héros” a beau avoir été façonné par les épreuves de la vie, les traumas ou les succès, les grands moments comme les passages de misère, reste que nous le concevons manifestement en des termes similaires à ceux que nous utilisons dans nos rêves : hors contingences mais avec des attributs symboliques (“… et je portais d’énormes chaussures rouges vernies quand je suis entré dans l’aquarium où ils étaient tous les trois assis…“).

D’où la proposition ici, de considérer l’existence d’un moi héroïque et narratif (fruit de notre conscience auto-noétique) comme un des trois “moi” que la Raison va devoir réguler au quotidien. Les héros étaient des bâtards des dieux qui s’étaient commis avec les humains mais il y a plusieurs manières d’être un ‘bâtard des dieux’. D’une part, loyal à un moi sublime, en digne héritier de l’Olympe, je peux promener mes basques dans un monde qui ne me mérite pas ou qui m’en veut, marqué que je suis par une grandeur sublime ou un destin funeste (j’exagère à peine et quiconque fera l’expérience sincère de sa propre vanité me croisera dans la rue avec un sourire complice d’humanité).

D’autre part, le divin en moi peut se traduire dans une sagesse active, un appel vers l’harmonie entre ma personne et la vie que je mène, une recherche de cette homéostase qui semble être la règle de toutes les choses vivantes. Tout écart, tout déséquilibre dans cette configuration déclenchera ce que Diel baptise la culpabilité essentielle, qui, hors de tout jugement, va m’inciter à rétablir une situation d’à propos, d’harmonie. Ce faisant, si la représentation symbolique de moi-même est bel et bien héroïque, traduite en rêves, elle évoquera un héros mythique de Lumière, apaisé par une péréquation retrouvée : mon personnage est égal à ma personne.

Si les mythes traditionnels évoquent l’Être (les dieux), ils narrent surtout le parcours de héros, pas toujours reluisants, et, pour antiques qu’ils soient, les mythes et les contes sont alors en pleine modernité : à l’image des penseurs du XXe siècle, ils narrent l’être-au-monde vécu par chacun. Quand ils évoquent la puissance du Vivant, c’est pour montrer la légalité de la Vie, qui exige un rapport d’harmonie avec elle quand on lui demande d’assurer la subsistance de chacun. Une représentation de moi-même assainie intègre avant tout cette quête d’adéquation, puisque “subsister, je veux“. Ma morale se fait alors dynamique : elle ne dépend plus de la conformité à des valeurs pré-existantes définissant le bien et le mal, mais elle sanctionne la pertinence de l’activité humaine, ressentie individuellement comme source de satisfaction ou d’insatisfaction. Là est le vertige…

Patrick Thonart

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[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction et documentation | auteur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête © BnF.


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THONART : extrait de “Être à sa place” – 07 – Chaos par l’absurde (2024)

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Chapitre septième – Le Livre de la Jongle, où le travail du Jongleur de mondes est illustré en détail et son quotidien décliné en trois exercices salutaires

Questions septièmes

Au terme des chapitres qui précèdent, forts que nous sommes d’une promenade attentive dans notre Jardin de pensées, le moment est venu de reprendre notre quotidien en mains, la Raison affûtée par de multiples surprises ou… de nombreuses confirmations. Par quoi commencer, cette fois ? En élucidant nos motivations, en identifiant nos biais de pensée, pourrions-nous nous approprier une vision moins truquée de notre monde, des mondes de chacun de nos frères humains et veiller à nous construire le sentiment d’être à notre place, sans œillères ? En d’autres termes, pourrions-nous enfin devenir puissants, libres et… satisfaits ? Le travail préconisé ici sert d’entraînement à une vie puissante et dynamique, une Grande Santé nietzschéenne. Comme évoqué plus haut, au modèle camusien du Mythe de Sisyphe [1942], on préférera la représentation du Jongleur de mondes de Grandville [1844] : à lui comme à nous, les exercices préconisés seraient au nombre de trois, hors desquels point de salut. Pour faire de cette Grande Santé la Joie de chaque matin, commençons par de bonnes résolutions qui soient à notre portée, à savoir une pratique quotidienne des exercices de jonglerie suivants :

        1. EXERCICE n°1. Pour pouvoir jongler, le jongleur doit maintenir son équilibre personnel. Si, à Hercule, on a imposé le nettoyage des écuries d’Augias, il nous revient également chaque jour de nettoyer les scories de nos états nerveux, les biais qui déforment notre vision personnelle et les diktats qui prétendent nous précéder dans notre pensée. Rassurer notre cerveau sur notre pérennité, neutraliser nos affects trop aliénants, évoluer dans une vision du monde pertinente et apaisante : autant d’alignements qui nous rapprochent d’une existence menée à propos et qui nous rendent capables d’accepter avec satisfaction ce qui nous arrive. Notre équilibre est à ce prix : réduire l’écart entre ce que nous imaginons de nous-mêmes et notre activité réelle.
        2. EXERCICE n°2. Pour jongler utilement, le jongleur doit sélectionner en permanence les mondes qu’il va faire tourner dans ses mains (c’est une question de quantité et de qualité : pourquoi penser médiocre ?), il doit les reformuler dans des termes qu’il peut appréhender et s’approprier chacune de leurs logiques internes comme des opportunités de pensée, pas comme des faits établis. Ce n’est rien d’autre que raison garder devant la complexité et le multiple. L’utilité de notre pensée est à ce prix et notre énergie mentale n’est pas inépuisable.
        3. EXERCICE n°3. Enfin, pour trouver la satisfaction, le jongleur devra goûter la jonglerie même, dans l’exercice pragmatique de son humanité plutôt que dans la conformité à un idéal, dans son activité quotidienne plutôt que dans des aspirations sublimes, dans la pratique active de sa puissance plutôt que dans la quête de la reconnaissance. La Joie de vivre est à ce prix.

Et que ceux parmi vous qui voient encore dans ces tâches des défis herculéens, qu’ils me pardonnent de les avoir perdus en chemin et qu’ils essaient de concevoir la modestie d’une telle approche : si le sentiment d’humanité peut bien entendu se ressentir dans toute sa gloire théâtrale, avec tambours et trompettes, un sein dénudé et le drapeau brandi sur les barricades, dans des représentations sublimes (de soi), n’est-elle pas plus facilement accessible quand on prend un enfant dans les bras ? Camus lève le doigt, au fond de la classe, près du radiateur : « Je l’avais bien dit : il faut imaginer Sisyphe heureux.«

Méditations septièmes : Chaos par l’absurde

Dans les années 1970, l’écrivain et ministre de la Culture français, André Malraux, a nié avoir prononcé sa célèbre prophétie : « Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas. » En ce qui nous concerne, nous devrons déjà attendre l’avènement de l’an 2100 pour savoir si notre siècle aura survécu ou non : les paris sont ouverts et d’aucuns ne miseraient pas une chaussette sur l’avenir de notre monde actuel. Le catastrophisme ambiant – et les pleureuses professionnelles qui le servent – ne favorise pas une vision apaisée de la Vie qui passe, tant la confusion est grande entre la simple fin de l’humanité et une apocalypse complète qui mettrait un terme à l’existence de notre planète. A suivre. Mais, connaître ou ne pas connaître le prochain millénaire, la question est-elle là ?

« Mourir, dormir ; dormir, peut-être rêver ! Ah, voilà le mal ! » Shakespeare mettait le propos dans la bouche d’Hamlet (Hamlet, III, 1) [Shakespeare, 1623] : quand se pose la question de la fin, de la mort, quand l’horizon frappe à votre porte et que vos orteils dépassent au bord du vide, au-dessus du néant, quel rêve peut-on rêver pour conjurer le vertige ? Le monde de nos concitoyens qui regardent le Journal Parlé tous les soirs ressemble plus aux promesses d’apocalypses infernales d’un Jérôme Bosch qu’à son Jardin des Délices

On l’a vu, contre l’angoisse, la fabulation religieuse est une option ; elle est adoptée par une grande partie du consomtariat mondial [Bard & Söderqvist, 2008] qui, habitué à s’assurer pour l’avenir, rentrera une déclaration de sinistre à l’instant de mourir, dans l’espoir de toucher le pactole dans l’au-delà, la franchise ayant déjà été acquittée par le respect plus ou moins scrupuleux de catéchismes, encadré par des clergés en robe de tous acabits. Écœuré par une telle servilité, Nietzsche commentait ce choix avec sévérité : « La foi sauve, donc elle ment. » Chantre de l’individuation jungienne avant la lettre, Nietzsche voulait que chacun s’affranchisse des dogmes pour exercer sa capacité d’être humain par delà le bien et le mal, entendez ici quelque chose comme : « Homme (ou Femme, bien entendu) ! Ne rumine pas tes dogmes médiocres comme s’ils étaient des vérités mais intègre plutôt l’ineffable loi de la Vie dans ta propre vie et agit sainement, sans devoir être conforme  à quelque modèle que ce soit : tu verras, tu es ta propre norme et ça marche ! » Cette invitation est-elle si différente de l’exhortation de Kant à devenir « majeur » puisque, dit-il, « la minorité [de l’homme] consiste dans l’incapacité où il est de se servir de son intelligence sans être dirigé par autrui » ? C’était pour lui le fondement de la philosophie des Lumières [Kant, 1784].

Ce qui est au centre de notre propos, ici, c’est l’affirmation de Nietzsche sur le « mensonge de la foi ». On respectera les croyances de chacun et personne ne pensera à les critiquer tant que leur exercice n’empiète pas sur le bien commun : en effet, quel vivre-ensemble pourrait-on imaginer s’il devait se plier aux diktats contradictoires de chacune des multiples religions qui cohabitent désormais au sein de chaque nation ? Pour reprendre l’excellente formule d’organisation sociale d’Henri Peña-Ruiz : nous visons le « droit à la différence mais pas la différence de droits. » Au temps pour le vivre-ensemble dans la Cité.

Mais Nietzsche regardait ailleurs, il regardait droit dans les yeux de chaque croyant pour fustiger la foi utilitaire, celle qui permet aux « ruminants » (cette délicate appellation est de Nietzsche lui-même) de croire avec suffisance à des dogmes qui clament que la mort ne sera pas, qu’elle ne sera qu’un passage vers une Cité céleste, que le vertige au bord du néant s’apparente en fait à un problème de digestion, juste bon pour les existentialistes. Dans le sillon tracé par l’auteur d’Ainsi parlait Zarathoustra [1883], Camus tient un propos similaire dans le Mythe de Sisyphe [1942] quand il critique l’attitude de celui qui aliène sa liberté sur la base d’un espoir d’au-delà. Nietzsche-Camus, même combat : mettre la religion (et le type d’espoir servile qu’elle entretient) sur le banc des accusés… lorsque l’au-delà conditionne l’ici-bas.

Tel qu’annoncé par l’auteur de L’espoir [1937], on pourrait donc s’accommoder d’un « XXIe siècle religieux » pour peu que la cohabitation avec les mécréants parmi nous soit paisible : en d’autres termes, un siècle de spiritualité privée. Autre chose serait que le romancier français ait annoncé un siècle où prime la croyance, au détriment de la Raison, dans les termes où nous en avons déjà exploré la signification.

Et force est de constater que l’esprit critique ne sort pas vraiment vainqueur de notre changement de siècle. A ce propos, une fine boutade circule d’ailleurs sur les réseaux sociaux qui oppose l’ancien « Je pense donc je suis » cartésien (qui vaut ce qu’il vaut, on l’a vu) au « Je crois donc je sais » de nos actuels ‘ultracrépidariens’. Pour mémoire, les ultracrépidariens sont ces personnes qui donnent leur avis sur tout mais sans avoir de connaissances ou de compétences dans les sujets évoqués. Elles ne se taisent jamais, nous corrigent, nous suggèrent des tonnes de choses, veulent sauver le monde et sous-estiment les véritables experts dans un domaine. L’origine de ce mot remonterait à l’époque du peintre préféré d’Alexandre le Grand, Apelle de Cos (-352). Pendant que l’artiste travaillait sur l’une de ses œuvres, un cordonnier entra dans son atelier pour remettre une commande. Lorsqu’il vit les peintures et les gravures, le quidam commença à les critiquer sans retenue. Face à ces commentaires, Apelle de Cos lui aurait dit la chose suivante : “Ne supra crepidam sutor iudicaret” (« Que le cordonnier ne juge pas au-delà de la sandale« ). D’où le néologisme approximatif de « ultra-crépidarien », soit ‘celui qui pérore au-delà de sa sandale’. Plus récemment, cette approche du savoir a même été élevée au rang de biais cognitif, sous le nom d’effet Dunning-Kruger, qui montre combien les personnes qui ont le moins de compétences cognitives et intellectuelles ont tendance à surestimer leurs propres capacités. Plus précisément, la tendance à tenir un savoir pour vérifié… parce le seul fait qu’ils croient le savoir. A ce propos, la lecture de l’ouvrage Croiver, Pourquoi la croyance n’est pas ce que l’on croit du neuroscientifique Sebastian Dieguez [Dieguez, 2022] est éclairante et, c’est la mode, suggère un néologisme amusant : la croivance.

A défaut d’une sincère intuition, croire sans savoir, accepter sans vérifier, penser connaître sans s’être pleinement approprié la teneur d’un propos, accepter des pensées sans en faire d’abord des « objets de pensée », voilà bien le dérapage ‘religieux’ qui irrite le duo Nietzsche-Camus. On ne parle pas ici de la fonction religieuse telle qu’évoquée par Jung mais de son renversement, de la crédulité, de la conjuration des imbéciles, des paris pascaliens ou de l’arrogance du médiocre, au contraire de la raison pratique ou de la conviction sincère et éclairée.

Les chapitres précédents l’ont exploré : les écailles sur les yeux sont de différentes natures, qui nous tendent des pièges lorsque nous croyons savoir, nous croyons pouvoir affirmer. Notre aspiration au bonheur et aux plaisirs peut nous laisser avides et frustrés si elle n’est pas convertie en quête de satisfaction, d’équilibre entre nos aspirations et ce que le monde peut offrir effectivement. Nos cerveaux peuvent nous forger des œillères hormonales aux seules fins de nous préserver mais ils sont quelque fois « à côté de la plaque » ou excessifs. Notre soif d’explications, notre quête de sens nous fait fabuler des discours dont la vocation apaisante nous fait penser qu’ils sont des vérités (ainsi, la religion). Nous voulons ramener à la parole et aux mots une Vie dont la marche nous échappe, inquiets que nous sommes devant le Silence. La croissance exponentielle de l’information disponible nous égare, dilue notre force de pensée et le Tentateur des Anciens n’est pas loin quand nous nous laissons penser n’importe quoi (et il se trouvera toujours un autre ultracrépidarien pour abonder dans notre sens).

Souvenez-vous de l’exhortation d’Henri Gougaud, cité au chapitre précédent : Explorons ! N’essayons pas de résoudre l’énigme de la Vie avec des explications, comme si elle n’était qu’un problème, alors qu’elle est un mystère à explorer. Notre détresse n’est-elle pas attendrissante, quand nous sortons les calculettes pour conjurer ce Mystère ? Expliquer la Vie n’est pas se l’approprier et le triomphe de la raison, lorsqu’elle est confondue avec la logique, nous laisse aussi inquiets qu’un cœur de lapin dans un corps d’ours. De la même manière, à l’inverse, l’expérience aveugle, celle qui permet de sauter à l’élastique sans vérifier s’il est breveté, ne nous permet pas non plus d’apaiser le vertige devant le Mystère. Penser comme les autres, penser contre les autres ou ne plus penser, sont autant de variations sur le thème de « je n’ose pas travailler à ma connaissance par moi-même » (Kant nous regarderait en souriant : « pauvre mineur… »)

Quelles certitudes nous reste-t-il alors ? Comment fonder notre délibération et notre morale si tous nos repères sont aussi mouvants, voire fallacieux et biaisés ? Comme si ce n’était pas suffisant, pour être bien certain de préparer notre intranquillité contemporaine, le XVIIIe siècle a décapité en hurlant les rois du temporel et renvoyé en chambre le clergé du spirituel : nous voilà orphelins comme des enfants allemands au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Qui plus est, ‘de son côté, le XIXe nous a lancé sur la course folle du progrès positiviste et nous voilà en proie aux pires paniques, à manger nos doigts, alors qu’ils serviraient mieux à étrangler les acteurs d’un capitalisme – on le voit aujourd’hui – clairement nauséabond et qu’ils seraient bien utiles une fois replongés dans la terre ou réunis dans les mains de nos proches. Enfin, le XXe n’est pas en reste, qui nous a montré dans les camps jusqu’où l’homme peut plonger dans l’inacceptable et où, dans les salons, les gourous de la pensée occidentale ont fini de déstructurer le discours trop institutionnel des générations précédentes. Ont-ils ainsi laissé chacun libre de basculer dans des préoccupations trop individualistes pour permettre le vivre-ensemble, un vivre-ensemble qui doit désormais lutter chaque jour face aux exigences de repli d’une myriade de communautés exclusives ?

Dans ce monde-là, où suis-je à ma place ? La réponse est aisée même si elle n’est pas toujours facile à digérer : partout là-dedans ! Car ce sont des êtres humains qui ont brûlé les sorcières, qui ont inventé la pénicilline, qui ont incendié des maisons et étranglé des enfants, qui ont construit le Taj Mahal et composé l’Arietta de l’opus 111 pour piano… Ce serait penser à l’ancienne que de vouloir trouver sa place quelque part dans les vitrines que nous avons déjà évoquées, à un endroit donné, avec un statut particulier et un cartel qui renseigne nos titres et qualités. Ce serait penser en termes de vérités, révélées ou non, desquelles on pourrait déduire l’ordre du monde et ranger les phénomènes de la Vie selon une Classification Décimale Universelle. Serions-nous alors à notre place ? Les Anciens le pensaient et ils ont épuisé leurs forces à décrire des réalités qui ne se sont jamais laissé faire. Aujourd’hui, ces mêmes Anciens reposent au seul endroit où les allées sont organisées, avec des cartels de pierre mentionnant leurs titres et qualités, fleuris de chrysanthèmes…

La proposition est ici de renoncer à identifier cette ‘place où l’on serait à sa place‘, ce qui supposerait qu’elle existe, qu’elle puisse être décrite et que nous puissions y arriver un jour, se marier, être heureux et avoir beaucoup d’enfants. Pour compenser, une bonne nouvelle : faire le deuil des dogmes, des définitions et des explications logiques comme repères de notre moralité n’implique pas le chaos et n’exige pas que chacun s’équipe pour une expédition punitive dans la sauvagerie du monde ! Toujours dans Le mythe de Sisyphe, Camus raconte (car, c’est avant tout un romancier) comment l’homme castre sa liberté en se laissant guider par l’espoir d’un monde meilleur… après, au-delà. Face à l’inefficacité des dogmes, qu’ils soient scientifiques ou religieux, il acte qu’aucun discours idéaliste ne peut apaiser l’angoisse de l’homme face au monde qui persiste à être muet. On retrouve ceci dans un sobre et amusant poème de Mary Oliver [2012] :

Le matin, je descends sur la plage
où, selon l’heure, les vagues
montent ou descendent,
et je leur dis, oh, comme je suis triste,
que vais-je–
que dois-je faire ? Et la mer me dit,
de sa jolie voix :
Excuse-moi, j’ai à faire.

in A Thousand Mornings (2012, trad. Patrick Thonart)

Le motif du silence de la mer, du silence du Mystère, du monde qui ne prend pas la peine de s’expliquer n’est pas nouveau. Après Laô-Tseu, d’autres ont évoqué l’ineffable (« que l’on ne peut dire ») de la Vie… et notre tendance, pour compenser ce silence, à projeter sur elle nos fabulations, nos explications, nos fictions, le sens que nous avons mitonné dans nos réflexions ou nos intuitions. Cela sonne comme une preuve que c’est le silence de la Vie qui fait de nous l’Espèce fabulatrice [Huston, 2008]. Reste que l’impressionnant mutisme de la Vie, qui passe comme un éléphant trop gigantesque pour se soucier de nos pantoufles, est peut-être justement le fruit de notre attitude mentale : nous posons de pathétiques questions existentielles à la mer immense (à Dieu, au fantôme de Grand-Maman, au Soleil, au Tarot ou aux étoiles, à la Science : biffez la mention inutile) sans vérifier sa capacité à nous répondre dans le même langage ! Mary Oliver a la poésie de lui donner la parole, plutôt que de rendre évident l’insupportable aphasie du Mystère par une image dont elle a le secret.

Apôtre du lien à la Nature comme école de Vie, elle donne au texte un final qui n’est pas anodin : « j’ai à faire« , dit la mer en s’excusant poliment. Le premier chapitre de ce livre en faisait déjà ses choux gras, quand on y voyait que le bonheur n’était pas un état extatique spécifique mais qu’il résultait plutôt d’une activité satisfaisante. Pourquoi ne pas maintenir cette approche et renoncer à identifier « la place où l’on serait à sa place » pour plutôt écouter Mary Oliver qui nous chante que ce qui vit doit « faire » ou relire le mythe biblique dans lequel Adam (Adamah) est condamné à « gagner son pain à la sueur de son front » ? Il ne s’agirait plus de trouver ce lieu où on serait enfin à sa place (« quand je serai grand.e, je serai… ») mais, plus dynamiquement, de mener des activités satisfaisantes, propres à nous apporter le sentiment d’être à notre place. Bref, renoncer au Graal sans cesser de pratiquer la Chevalerie !

Encore captif de l’ancienne manière, Camus se débat pour montrer combien l’Être est absurde, combien le monde peut être rangé dans la vitrine des choses dénuées de sens dans nos musées mentaux. Oracle de la pensée nouvelle (également en gestation chez Heidegger, Cassirer et consorts), il pose néanmoins que le sentiment de l’absurde résulte de la différence entre, d’une part, nos attentes de sens et, d’autre part, l’absence de réponses aux questions que nous posons au Mystère (imaginez Stanley, en pleine forêt tropicale, tendant la main à un rocher et disant son célèbre « Docteur Livingstone, je présume ? »). Pour faire court, cette génération de philosophes a généré un glissement formidable de la pensée : de l’impérieuse et docte nécessité de définir l’Être et l’Homme, on est passé à l’étude de l’Être-au-monde, en se concentrant sur la manière dont les femmes et les hommes sont actifs face aux phénomènes du monde qui les concernent. Exit Platon et son idéalisme, Enter Sisyphe et son caillou ! Le personnage du mythe convoqué par Camus « gagne son pain à la sueur de son front« , il fait ce qu’il doit faire sans s’arrêter et, propose Camus, « il faut imaginer Sisyphe heureux« . La leçon pour nous serait dès lors qu’il nous faut travailler à bien travailler plutôt que travailler pour arriver quelque part. « OK, me direz-vous, mais je fais comment ? »

Une belle image extraite du Phèdre de Platon est celle du « char de l’âme ». Dans ce dialogue, Platon l’Idéaliste compare l’âme à un char ailé conduit par un cocher et tracté par deux chevaux. Mais dans l’âme humaine, ajoute-t-il, un des animaux est enclin à tirer vers le haut, l’autre vers le bas, ce qui rend la conduite du véhicule fort périlleuse. Très tôt, le conducteur a été interprété comme la raison, les deux chevaux comme les désirs antagonistes en l’homme, l’un qui l’élève aux réalités supérieures, l’autre qui le plonge dans la matérialité du monde. Platon est comme la Suze : inimitable ! Et tellement prévisible : quand se pose la question du choix entre le Bien et le Mal, elle doit bien entendu être débattue en tension entre, en bas, la matière répugnante et, en haut, la pureté des Idées. Raison, splendeur, esprit, idéaux, lumière infinie et vie éternelle en haut ; corps, finitude, affects, sexualité, déchéance et mort, en bas. Désolé pour le « philosophe au large front » mais l’existence d’Idées supérieures, immuables, de composantes sublimes de l’Être desquelles on pourrait déduire toute notre pensée n’a jamais trouvé grâce à mes yeux : trop court pour témoigner de la diversité de l’expérience, trop binaire pour illustrer les nuances de la beauté du monde et trop tentant pour ne pas constituer un réel danger mental, une peau de banane vers les tentations dogmatiques et totalitaires dénoncées par Cassirer (chapitre 3).

Reste que le dualisme entre les deux chevaux peut nous aider à visualiser ce que peut être « travailler à bien travailler ». Oublions le char ailé qui ne fait plus vraiment partie de notre imaginaire collectif et remplaçons-le par la charrue, qui permettra de mieux nous imprégner de la notion de travail :

Ce matin-là, Adamah sortit au devant de la ferme encore endormie et mena ses deux chevaux dans la cour, où il les harnacha et fixa une longe à chacun pour les guider sur le chemin, vers le champ qui lui restait à charruer. Il y avait un bon bout de marche avant de pouvoir travailler et il voulait en profiter pour habituer les deux bêtes puissantes à aligner leurs pas et à avancer de concert. Devant lui, à sa gauche, le plus jeune des deux chevaux était frémissant et soufflait tout le temps des naseaux ; racé et rapide, il convenait mieux pour la promenade et supportait difficilement le bât, manquant un peu de puissance quand le sol était plus dur à retourner. Aussi, Adamah avait-il enroulé plus fermement la longe autour de son avant-bras, afin de pouvoir immédiatement ramener au calme l’animal, si la fantaisie lui prenait de s’emballer. A sa droite, le vieux cheval de trait marquait le pas en silence, prêt à fournir tous les efforts pour peu qu’Adamah comprenne quand la faim ou la fatigue l’en empêcherait. La longe était souple sur son encolure et Adamah ne manquait jamais de lui parler doucement, avec une voix plus grave qu’à son habitude. La journée s’annonçait belle et les deux bêtes s’accordaient : le labeur serait bon et, ce soir, chacun reviendrait en sueur à la ferme, avec la satisfaction du travail bien accompli…

Dans cette histoire, pour « creuser son sillon », Adamah doit harmoniser les puissances de deux chevaux très différents, l’un bruyant et prompt à s’affoler, l’autre régulier et sans question. S’il tient la bride courte pour l’un, il peut faire confiance à la placidité de l’autre et lâcher prise, pour peu qu’il reste à l’écoute de ses besoins. Dans la fable idéaliste de Platon, le conducteur du char est la Raison, garante de l’équilibre entre le Bien et le Mal qui se disputent verticalement la conscience du sujet. Changeons les rôles et jouons l’allégorie comme ceci : Adamah n’est pas en danger d’être emporté vers les cieux divins par un des coursiers ou précipité dans les abysses du Malin par un cheval vicieux. S’il n’arrive à accorder le pas et la force de traction de ses deux complices, il ne pourra travailler convenablement et rentrera penaud, le soir, auprès des siens. Si les chevaux ne tirent pas ensemble sur la charrue, Adamah ne pourra suivre son sillon. Il est donc question ici d’harmonie entre deux tendances de notre délibération intime. Adamah joue le rôle de la conscience (de notre âme telle que définie  au chapitre 2) : assise entre deux voix intérieures, elle doit composer pour continuer. Ainsi, le bras gauche d’Adamah est attaché fermement à un cheval fougueux, qui s’emballe facilement, et qui – surprise ! – incarne ici la raison, celle que l’on confond avec la logique et qui nous permet de générer les fabulations les plus débridées, pour peu qu’elles soient conformes à l’un ou l’autre discours. Les hashtags sont ici : #mots, #discours, #justifications, #dogmes, #autofictions, #angoisse, #visiondumondeapaisante… A l’autre bras d’Adamah, la longe est souple mais le lien fort avec l’animal : la puissance ne fera pas défaut mais Adamah devra rester vigilant et sentir les besoins du cheval avant que celui-ci ne s’arrête et refuse d’avancer, têtu qu’il peut être. Les mots-clefs sont dans ce cas : #vitalité, #pulsionsnaturelles, #idéevraie, #intuition, #silence, #respectdesbesoins, #wuwei…

Dans un tel scénario, il n’est pas nécessaire de lutter avec l’ange. Pas question de passer son temps à se justifier pour montrer son jour sublime, pas question de craindre la déchéance et la culpabilité qui en découlerait. L’objectif est simplement la satisfaction du travail (sur soi) bien fait et il peut être atteint si l’on reste bien centré, entre, d’une part, les discours sur le monde qui viennent à l’esprit et qu’il faudra intégralement soumettre à la pensée (on notera qu’ils sont autant composés de raison que d’affects) et, d’autre part, les intuitions et les besoins ressentis qui, sans verbalisation, restent présents grâce au lien que l’on entretient avec la Vie (le second nombril évoqué plus haut). Maîtriser d’une main, garder le contact de l’autre : Sisyphe n’aurait pas parlé autrement…

Plus n’est besoin alors de définir l’Être ou l’Homme, de décider si l’ordre des choses existe ou si le monde est absurde, de statuer sur le Bien, le Mal et leurs origines respectives ? Pousser sa pierre avec le sourire permettrait-il de combattre le vertige existentiel ? Dans tous les cas, cela permet de revisiter les trois grandes valeurs platoniciennes : en faisant de chacune de nos pensées un objet de pensée et en ne permettant pas à nos folles fabulations de nous mener par le bout du nez, nous respectons le « vrai » ; en restant liés aux exigences de la Vie et en goûtant chacun de ses dons avec mesure, on savoure le « beau » ; enfin, en renonçant à poursuivre des chimères sublimes et en gardant le cap grâce à un baromètre unique – notre degré de satisfaction – nous nageons dans le « juste ». Voilà de quoi mettre tout le monde d’accord, non ?

Patrick Thonart

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[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction et documentation | auteur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, GRANDVILLE J.-J. (1803-1847), Le jongleur de mondes (1844) © BnF.


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THONART : Intelligence artificielle et artifices de l’intelligence (2024)

Temps de lecture : 25 minutes >

Mises-en-bouche

Fidèles lecteurs, je sais qu’une question lancinante vous taraude, au point d’avoir pris plus d’un apéritif avant de vous mettre devant cet écran, afin de noyer votre malaise existentiel avant de commencer à lire. Plus précisément, deux interrogations vous minent le moral. La première concerne la longueur de cet article (“Vais-je prendre plus de temps pour lire et comprendre cet article que le minutage calculé automatiquement et affiché dans l’en-tête ?”) et la seconde, nous l’avons tous et toutes en tête, tient en une question simple : “Allons-nous un jour lire dans wallonica.org des articles rédigés par un robot doté d’un moteur d’Intelligence Artificielle, afin de nous rapprocher plus rapidement de la Vérité ?”

Aux deux questions, la réponse est “non”, selon moi. Selon moi et selon l’algorithme simple grâce auquel je surveille le décompte des mots de mon texte. Il me confirme qu’il tourne autour des 6.000 mots, soit moins de 25 minutes de lecture. Ensuite, pour répondre à la question 2 : il y a peu de chances qu’un robot, fut-il assez rusé pour passer le filtre de nos interviews préliminaires, puisse un jour être actif au sein de notre équipe et y exercer son intelligence… artificielle.

Sans vouloir manquer de respect envers mes voisins ou mes amis (ce sont quelquefois les mêmes), je ne doute pas qu’un robot puisse faire le service pendant une de nos fêtes de quartier, d’autant qu’on l’aura probablement équipé de bras supplémentaires pour rendre la tâche plus aisée. Mais je doute par contre que je puisse partager avec lui la joie de ce genre de festivités, comme je le fais avec mes amis voisins, que je présuppose honnêtes et libres.

Car libres, les algorithmes ne sont pas – ils sont prisonniers de leurs cartes-mémoire – et, honnêtes, ils le sont d’autant moins puisque, lorsqu’on leur demande de dire la Vérité, ils en inventent une qui est… statistiquement la plus probable !

Pour filer le parallèle, en adoptant de nouveaux amis, je mise premièrement sur leur liberté de pensée qui permettra des échanges sains ; je parie ensuite sur leur probité en ceci que j’attends, en retour de ma confiance, qu’ils partagent en toute sincérité leur expérience de vie ; enfin, puisque nous savons que de Vérité il n’y a pas, j’espère que toute vérité individuelle qu’ils soumettraient au cours de nos échanges soit la plus pertinente… et pas celle qui me séduirait le plus probablement.

La liberté, la probité et la pertinence : voilà trois points de comparaison entre intelligence artificielle et intelligence humaine qui peuvent nous aider à déduire le travail à entreprendre, pour ne pas vivre une singularité de l’histoire de l’humanité, où les seuls prénoms disponibles pour nos enfants resteraient Siri, Alexa ou leur pendants masculins…

Pour mémoire, le mot singularité – ici, singularité technologique – désigne ce point de rupture où le développement d’une technique devient trop rapide pour que les anciens schémas permettent de prévoir la suite des événements. La même notion est employée pour décrire ce qui se passe à proximité d’un trou noir : les grandeurs qui d’habitude décrivent l’espace-temps y deviennent infinies et ne permettent plus de description au départ des paramètres connus.

Mais, revenons à l’Intelligence Artificielle car tout débat a besoin d’un contexte. A moins de croire en un dieu quelconque, aucun objet de pensée ne peut décemment être discuté dans l’absolu et, cet absolu, nous n’y avons pas accès. Alors versons au dossier différentes pièces, à titre de mises en bouche…

Pièce n°1

Brièvement d’abord, un panneau affiché dans une bibliothèque anglophone évoque la menace d’un grand remplacement avec beaucoup d’humour (merci FaceBook), je traduis : “Merci de ne pas manger dans la bibliothèque : les fourmis vont pénétrer dans la bibliothèque, apprendre à lire et devenir trop intelligentes. La connaissance c’est le pouvoir, et le pouvoir corrompt, donc elles vont devenir malfaisantes et prendre le contrôle du monde. Sauvez-nous de l’apocalypse des fourmis malfaisantes.

© NA

Au temps pour les complotistes de tout poil : l’intelligence artificielle est un merveilleux support de panique, puisqu’on ne la comprend pas. Qui plus est, l’AI (ou IA, en français) est un sujet porteur pour les médias et je ne doute pas que les sociétés informatiques qui en vendent se frottent les mains face au succès de ce nouveau ‘marronnier‘, qui trouve sa place dans les gros titres des périodes sans scoop : “Adaptez notre régime minceur avant l’été“, “Elvis Presley n’est pas mort : les archives de la CIA le prouvent“, “L’intelligence artificielle signe la fin de l’humanité” et, si vraiment on n’a plus rien à dire, un dossier sur les “Secrets de la Franc-Maçonnerie“. Plus on en parle, plus on en vend, ne l’oubliez pas.

Pièce n°2

Moins rigolo mais toujours dans des domaines prisés par les alarmistes, la confidentialité serait mise à mal par l’utilisation des IA. Là, on revient à la réalité : pour répondre à des cahiers spéciaux des charges de plus en plus exigeants et dévoreurs de temps, beaucoup de responsables commerciaux s’adjoignent l’assistance de ChatGPT (licence payante) pour rédiger leur documents de soumission et, ce faisant, partagent des données confidentielles de leur entreprise avec le GPT (GPT signifie en anglais Generative Pre-trained Transformer, soit transformeur génératif pré-entraîné que j’aurais plutôt traduit par ‘transformateur’). Si c’est confortable, économise beaucoup de temps et donne des résultats surprenants de pertinence en termes techniques, cela reste une faute professionnelle grave !

Autre chose est l’utilisation individuelle du même outil (même licence payante) par des consultants indépendants qui doivent également ‘pisser à la copie’, comme on dit, et qui demandent à ChatGPT une première version du texte qu’ils doivent rédiger, un brouillon, un draft, sur lequel ils reviennent ensuite pour lui donner ‘forme humaine’.

Pièce n°3

J’en ai moi-même fait l’expérience lorsqu’il m’a fallu rédiger un article nécrologique sur André Stas dans ces pages. André Stas était un artiste pataphysicien liégeois né en 1949, qui vient de passer l’arme à gauche en 2023. Par curiosité, j’ai demandé à ChatGPT qui était André Stas.

Réponse du robot : “André Stas était un chimiste belge du XIXe siècle, né le 30 décembre 1813 à Leuven en Belgique et décédé le 13 décembre 1864 à Schaerbeek. Il est surtout connu pour sa découverte de la loi de Stas, qui a permis d’établir avec précision les masses atomiques des éléments chimiques. […] Cette méthode a été essentielle pour la compréhension de la composition chimique de la matière, et a jeté les bases de la chimie moderne. […] Sa contribution à la science lui a valu de nombreux honneurs, notamment l’élection à l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique en 1850.” Impressionnant ! Surtout la qualité du français !

André Stas © rtbf.be

La réponse du robot est identique si la question devient : “Qui était le liégeois André Stas ?” et lorsque ChatGPT est à nouveau sollicité avec la question “Qui était l’artiste liégeois André Stas ?“, la réponse ne se fait pas attendre : “Je suis désolé, mais il n’y a pas d’artiste liégeois connu sous le nom d’André Stas. Le nom André Stas est généralement associé à un chimiste belge du XXe siècle, comme je l’ai expliqué dans ma réponse précédente.

Le chimiste belge évoqué s’appelait en fait Jean-Servais Stas ; la datation donnée (1813-1864) aurait dû être (1813-1891) et, personnellement, j’avais l’habitude de situer ces dates au XIXe siècle, et non au XXe ; par ailleurs, notre André Stas n’était pas un inconnu ! La messe est dite !

Pièce n°4

Une expérience similaire a été faite par le sémanticien français, Michelange Baudoux, qui a donné à ChatGPT le devoir suivant : “Quelles sont les trois caractéristiques les plus importantes de l’humour chez Rabelais ? Illustre chaque caractéristique avec un exemple suivi d’une citation avec référence à la page exacte dans une édition de ton choix.” Du niveau BAC, du lourd…

Avec l’apparence d’une totale confiance en soi, le robot a répondu par un texte complet et circonstancié, qui commençait par le nécessaire “Voici trois caractéristiques de l’humour chez Rabelais, illustrées avec des exemples et des citations…” Vérification faite, les trois caractéristiques étaient crédibles mais… les citations étaient inventées de toutes pièces et elles étaient extraites d’un livre… qui n’a jamais existé. J’ai partagé son article dans notre revue de presse : il y explique pourquoi, selon lui, ‘intelligence artificielle’ est un oxymore (un terme contradictoire). Détail amusant : il tutoie spontanément le robot qu’il interroge. Pourquoi cette familiarité ?

Pièce n°5

Le grand remplacement n’est pas qu’un terme raciste, il existe aussi dans le monde de la sociologie du travail. “Les machines vont-elles nous remplacer professionnellement” était le thème d’un colloque de l’ULiège auquel j’ai assisté et au cours duquel un chercheur gantois a remis les pendules à l’heure sur le sujet. Il a corrigé deux points cruciaux qui, jusque là, justifiaient les cris d’orfraie du Forem et des syndicats. Le premier concernait l’étude anglaise qui aurait affirmé que 50 % des métiers seraient exercés par des robots en 2050. Le texte original disait “pourrait techniquement être exercés“, ce qui est tout autre chose et avait échappé aux journalistes qui avaient sauté sur le scoop. D’autant plus que, deuxième correction : si la puissance de calcul des Intelligences Artificielles connaît une croissance exponentielle (pour les littéraires : ça veut dire “beaucoup et chaque fois beaucoup plus“), les progrès de la robotique qui permet l’automatisation des tâches sont d’une lenteur à rendre jaloux un singe paresseux sous Xanax. Bonne nouvelle, donc, pour nos voisins ils garderont leur job derrière le bar de la fête en Pierreuse.

Pièce n°6

Dans le même registre (celui du grand remplacement professionnel, pas de la manière de servir 3 bières à la fois), les juristes anglo-saxons sont moins frileux et, même, sont assez demandeurs d’un fouineur digital qui puisse effectuer des recherches rapides dans la jurisprudence, c’est à dire, dans le corpus gigantesque de toutes les décisions prises dans l’histoire de la Common Law, le système de droit appliqué par les pays anglo-saxons. Il est alors question que l’Intelligence Artificielle dépouille des millions de références pour isoler celles qui sont pertinentes dans l’affaire concernée plutôt que de vraiment déléguer la rédaction des conclusions à soumettre au Juge. Je demanderai discrètement à mes copains juristes s’ils font ou non appel à ChatGPT pour lesdites conclusions…

Pièce n°7

Dernière expérience, celle de la crise de foie. Moi qui vous parle, j’en ai connu des vraies et ça se soigne avec de l’Elixir du Suédois (je vous le recommande pendant les périodes de fêtes). Mais il y a aussi les problèmes de foie symboliques : là où cet organe nous sert à s’approprier les aliments que nous devons digérer et à en éliminer les substances toxiques, il représente symboliquement la révolte et la colère… peut-être contre la réalité. C’est ainsi que le Titan Prométhée (étymologiquement : le Prévoyant), représentera la révolte contre les dieux, lui qui a dérobé le feu de l’Olympe pour offrir aux hommes les moyens de développer leurs premières technologies, leurs premiers outils. Zeus n’a pas apprécié et l’a condamné à être enchaîné sur un rocher (la matière, toujours la matière) et à voir son foie dévoré chaque jour par un aigle, ledit foie repoussant chaque nuit. Il sera ensuite libéré par Hercule au cours de la septième saison sur Netflix.

IA : un marteau sans maître ?

Le mythe de Prométhée est souvent brandi comme un avertissement contre la confiance excessive de l’homme en ses technologies. De fait, l’angoisse des frustrés du futur, des apocalyptophiles, comme des amateurs de science-fiction alarmiste, porte sur la révolte des machines, ce moment affreux où les dispositifs prendraient le pouvoir.

© Côté

Les robots, développés par des hommes trop confiants en leurs capacités intellectuelles, nous domineraient en des beaux matins qui ne chanteraient plus et qui sentiraient l’huile-moteur. Nous serions alors esclaves des flux de téra-octets circulant entre les différents capteurs de Robocops surdimensionnés, malveillants et ignorants des 3 lois de la robotique formulées par Isaac Asimov en… 1942. Je les cite :

  1. Un robot ne peut porter atteinte à un être humain ni, restant passif, laisser cet être humain exposé au danger ;
  2. Un robot doit obéir aux ordres donnés par les êtres humains, sauf si de tels ordres entrent en contradiction avec la première loi ;
  3. Un robot doit protéger son existence dans la mesure où cette protection n’entre pas en contradiction avec la première ou la deuxième loi.

Une illustration magnifique de ce moment-là est donnée par Stanley Kubrick dans son film 2001, l’odyssée de l’espace. Souvenez-vous : une expédition scientifique est envoyée dans l’espace avec un équipage de 5 humains, dont trois sont en léthargie (il n’y a donc que deux astronautes actifs) ; cet équipage est secondé par un robot, une Intelligence Artificielle programmée pour réaliser la mission et baptisée HAL (si vous décalez d’un cran chaque lettre, cela donne IBM). HAL n’est qu’intelligence, au point qu’il va éliminer les astronautes quand ceux-ci, pauvres humains, menaceront le succès de la mission. Pour lui, il n’y a pas de volonté de détruire : il est simplement logique d’éliminer les obstacles qui surgissent, fussent-ils des êtres humains.

© Metro Goldwyn Mayer / Collection Christophel

Kubrick fait de HAL un hors-la-loi selon Asimov (il détruit des êtres humains) mais pousse le raffinement jusqu’à une scène très ambiguë où, alors que Dave, le héros qui a survécu, débranche une à une les barrettes de mémoire du robot, celui-ci affirme : “J’ai peur“, “Mon esprit s’en va, je le sens…” Génie du réalisateur qui s’amuse à brouiller les cartes : une Intelligence Artificielle connaît-elle la peur ? Un robot a-t-il un esprit ? Car, si c’est le cas et que HAL n’est pas simplement un monstre de logique qui compare les situations nouvelles aux scénarios prévus dans sa mémoire, l’Intelligence Artificielle de Kubrick a consciemment commis des assassinats et peut être déclarée ‘coupable’…

A la lecture de ces différentes pièces, on peut garder dans notre manche quelques mots-miroirs pour plus tard. Des mots comme ‘menace extérieure’, ‘dispositif’, ‘avenir technologique’, ‘grand remplacement’, ‘confiance dans la machine’, ‘intelligence froide’, ‘rapport logique’ et, pourrait-on ajouter : ‘intellect‘, conscience‘ et ‘menace intérieure‘, nous allons y venir.

Mais, tout d’abord, il faudrait peut-être qu’on y voie un peu plus clair sur comment fonctionne une Intelligence Artificielle (le calculateur, pas la machine mécanique qui, elle, s’appelle un robot). Pour vous l’expliquer, je vais retourner… au début de mes années nonante !

A l’époque, je donnais des cours de traduction à l’ISTI et j’avais été contacté par Siemens pour des recherches sur leur projet de traduction automatique METAL. C’était déjà une application de l’Intelligence Artificielle et le terme était déjà employé dans leurs documents, depuis le début des travaux… en 1961. METAL était l’acronyme de Mechanical Translation and Analysis of Languages. On sentait déjà les deux tendances dans le seul nom du projet : traduction mécanique pour le clan des pro-robotique et analyse linguistique pour le clan des humanistes. Certaines paires de langues avaient déjà été développées par les initiateurs du projet, l’Université du Texas, notamment le module de traduction du Russe vers l’Anglais (on se demande pourquoi, en pleine période de guerre froide).

Couverture du dossier METAL dans notre DOCUMENTA… © Siemens

Siemens a repris le flambeau sans connaître le succès escompté, car le modèle de METAL demandait trop… d’intelligence artificielle. Je m’explique brièvement. Le projet était magnifique et totalement idéaliste. Noam Chomsky – qui n’est pas que le philosophe qu’on connaît aujourd’hui – avait développé ce que l’on appelait alors la Grammaire Générative et Transformationnelle. En bon structuraliste, il estimait que toute phrase est générée selon des schémas propre à une langue, mais également qu’il existe une structure du discours universelle, à laquelle on peut ramener les différentes langues usuelles. C’est cette hypothèse que devait utiliser METAL pour traduire automatiquement :

      1. en décomposant la syntaxe de la phrase-source en blocs linguistiques [sujet] [verbe de type A] [attribut lié au type A] ou [sujet] [verbe de type B] [objet lié au type B], etc.,
      2. en identifiant les expressions idiomatiques traduisibles directement (ex. le français ‘tromper son partenaire‘ traduit le flamand ‘buiten de pot pissen‘, littéralement ‘pisser hors du pot‘ : on ne traduit pas la phrase mais on prend l’équivalent idiomatique) puis
      3. en transposant le résultat de l’analyse dans la syntaxe de la langue-cible puis
      4. en traduisant les mots qui rentrent dans chacun des blocs.

Deux exemples :

      1. FR : “Enchanté !” > UK : “How do you do !” > expression idiomatique que l’on peut transposer sans traduire la phrase ;
      2. FR : “Mon voisin la joue fair play” > UK : “My neighbour is being fair” > phrase où la syntaxe doit être analysée + une expression idiomatique.

Le schéma utilisé par les ingénieurs de METAL pour expliquer le modèle montrait une espèce de pyramide où les phases d’analyse montaient le long d’un côté et les phases de génération de la traduction descendaient de l’autre, avec, à chaque étage, ce qui pouvait être traduit de la langue source à la langue cible (donc, un étage pour ce qui avait déjà été traduit et pouvait être généré tel quel ; un étage pour les expressions idiomatiques à traduire par leur équivalent dans la langue cible ; un étage pour les phrases de type A demandant analyse, puis un étage pour celles de type B, etc.). Le tout supposait l’existence d’une langue “virtuelle” postée au sommet de la pyramide, une langue théorique, désincarnée, universelle, un schéma commun à la langue source comme à la langue cible : voilà un concept universaliste que la machine n’a pas pu gérer… faute d’intelligence. Sisyphe a donc encore de beaux jours devant lui…

Ce grand rêve Chomskien (doit-on dire humaniste) de langue universelle a alors été balayé du revers de la main, pour des raisons économiques, et on en est revenu au modèle bon-marché des correspondances de un à un de SYSTRAN, un autre projet plus populaire qui alignait des paires de phrases traduites que les utilisateurs corrigeaient au fil de leur utilisation, améliorant la base de données à chaque modification… quand tout allait bien. C’est le modèle qui, je pense, tourne aujourd’hui derrière un site comme LINGUEE.FR ou GOOGLE TRANSLATE.

Pour reprendre les mêmes exemples, si vous demandez la traduction de ‘enchanté‘ hors contexte vous pouvez obtenir ‘charmed‘ ou ‘enchanted‘ (à savoir charmé, enchanté par un sort) aussi bien que “How do you do !” Pour la deuxième phrase, si vous interrogez LINGUEE.FR, et que vous constatez que la traduction anglaise enregistrée est “My donut is being fair” (ce qui équivaut à “Mon beignet est blondinet“), votre correction améliorera automatiquement la mémoire de référence et ainsi de suite…

A l’époque, nous utilisions déjà des applications de TAO (ce n’est pas de la philosophie, ici : T.A.O. est l’acronyme de Traduction Assistée par Ordinateur). Elles fonctionnaient selon le même modèle. Dans notre traitement de texte, il suffisait d’ouvrir la mémoire de traduction fournie par le client (Toyota, Ikea ou John Deere, par exemple), c’est-à-dire, virtuellement, un gigantesque tableau à deux colonnes : imaginez simplement une colonne de gauche pour les phrases en anglais et, en regard, sur la droite, une colonne pour leurs traductions déjà faites en français.

© trados.com

On réglait ensuite le degré de similarité avec lequel on voulait travailler. 80% voulait dire qu’on demandait à l’application de nous fournir toute traduction déjà faite pour ce client-là qui ressemblait au minimum à 80% à la phrase à traduire.

Exemple pour un mode d’emploi IKEA : je dois traduire l’équivalent de “Introduire la vis A23 dans le trou préforé Z42” et cette phrase est similaire à plus de 80% à la phrase, déjà traduite dans la mémoire, “Introduire le tenon A12 dans le trou préforé B7“. Le logiciel me proposera la traduction existant dans sa mémoire comme un brouillon fiable puisqu’elle est exacte… à plus de 80%.

La seule différence avec l’Intelligence Artificielle dont nous parlons aujourd’hui est que le GPT répond avec assurance, comme s’il disait la vérité… à 100% ! Dans cet exemple, dire que le moteur informatique d’Intelligence Artificielle est malhonnête serait une insulte pour notre intelligence… humaine : un algorithme n’a pas conscience de valeurs comme la droiture ou, comme nous le disions, comme la probité.

Ceci nous renvoie plutôt à nous-mêmes, au statut que nous accordons, en bon prométhéens, à un simple outil ! Si Kubrick brouille les cartes (mémoire) avec la possibilité d’un robot doté d’une conscience en… 1968, il est beaucoup plus sérieux quand il montre le risque encouru, si l’on donne les clefs du château à un dispositif dont le fonctionnement est purement logique (je n’ai pas dit ‘raisonnable’). Dans son film, il y a bel et bien mort d’homme… du fait d’un robot !

Le maître sans marteau ?

La problématique n’est pas nouvelle. Depuis l’histoire de Prométhée et du feu donné aux hommes, beaucoup de penseurs plus autorisés que nous ont déjà exploré la relation de l’Homme avec ses dispositifs. Des malins comme Giorgio Agamben, Jacques Ellul, Michel Foucault ou le bon vieux Jacques Dufresne, ont questionné notre perception du monde, l’appropriation de notre environnement, selon qu’elle passe ou non par des dispositifs intermédiaires, en un mot, par des médias au sens large.

© Gary Larson

C’est ainsi que différence est faite entre, d’une part, la connaissance immédiate que nous pouvons acquérir de notre environnement (exemple : quand vous vous asseyez sur une punaise et que vous prenez conscience de son existence par la sensation de douleur aux fesses émise dans votre cerveau) et, d’autre part, la connaissance médiate, celle qui passe par un dispositif intermédiaire, un médium. Par  exemple : je ne pourrais pas écrire cet article, sans l’aide de mes lunettes.

Ces lunettes sont un dispositif passif qui m’aide à prendre connaissance de mon environnement dans des conditions améliorées. Dans ce cas, le dispositif est un intermédiaire dont la probité ne fait aucun doute : je conçois mal que mes lunettes faussent volontairement la vision du monde physique qui m’entoure. Dans ce cas, les deux types de connaissance – immédiate et médiate – restent alignées, ce qui est parfait dans un contexte technique, où l’outil se contente d’augmenter passivement les capacités de mon corps, là où elles sont déficientes.

Mais qu’en est-il lorsque l’outil, le dispositif – mécanique, humain ou même conceptuel : il est un intermédiaire entre moi et le monde à percevoir – est actif, que ce soit par nature (le dispositif a une volonté propre, comme lorsque vous apprenez la situation politique d’un pays au travers d’un article tendancieux) ou par programmation (exemple : l’algorithme de Google qui propose des réponses paramétrées selon mon profil d’utilisation du moteur de recherche). Dans ces cas d’espèce, le dispositif m’offre activement une vue déformée de mon environnement, un biais défini par ailleurs, pas par moi, et selon les cas, avec neutralité, bienveillance ou… malveillance.

Transposé dans le monde des idées, l’exemple type, la quintessence d’un tel dispositif intermédiaire actif qui offre à notre conscience une vue biaisée du monde autour de nous est, tout simplement, le… dogme. Le dogme – et au-delà du dogme, la notion même de Vérité – le dogme connaît le monde mieux que nous, sait mieux que nous comment aborder notre expérience personnelle et dispose souvent de sa police privée pour faire respecter cette vision. Si nous lui faisons confiance, le dogme se positionne comme un médium déformant, un intermédiaire pas réglo, placé entre le monde qui nous entoure et la connaissance que nous en avons.

CNRTL : “DOGME, subst. masc., Proposition théorique établie comme vérité indiscutable par l’autorité qui régit une certaine communauté. Un dogme moral, métaphysique ; le dogme du fatalisme ; “À mesure que les peuples croiront moins, soit à un dogme, soit à une idée, ils mourront moins volontiers et moins noblement” (Lamartine) ; “Hélas ! à quels docteurs faut-il que je me fie ? La leçon des Anciens, dogme ou philosophie, Ne m’a rien enseigné que la crainte et l’orgueil ; Ne m’abandonne pas, toi, qui seule, ô science, Sais forger dans la preuve une ancre à la croyance ! Le doute est douloureux à traîner, comme un deuil.” (Sully Prudhomme).

Aborder le dogme – ou, par exemple, l’intégrisme woke ou la religion – sous l’angle de l’intermédiaire, du dispositif, ce n’est pas nouveau et la connaissance proposée aux adeptes d’un dogme organisé a ceci de particulier que, non seulement il s’agit d’une connaissance médiate, mais que, ici, le medium est une fin en soi, qu’il définit en lui la totalité de la connaissance visée. De cette manière, un ‘religieux’ pourrait se retirer du monde et s’appuyer sur les seules Écritures pour conférer sur la morale ou sur la nécessité de payer son parking en période de soldes.

Or, dans mon approche de la Connaissance, je peux difficilement me satisfaire d’une image du monde fixe et prédéfinie, qui resterait à découvrir (ce qui suppose une énigme à résoudre) ou qui serait déjà consignée dans des textes codés, gardés par Dan Brown avec la complicité de Harry Quebert : ceci impliquerait que cette vérité ultime existe quelque part, comme dans le monde des Idées de Platon, qu’elle soit éternelle et que seuls certains d’entre nous puissent y avoir accès.

© BnF

Or, c’est le travail, et non la croyance, qui est au centre de toutes nos représentations de l’Honnête Homme (et de l’Honnête Femme, bien entendu) et nous naviguons chaque jour de veille entre les rayons d’un Brico spirituel qui, de la culture à l’intuition vitale, nous invite à la pratique de notre humanité, à trouver la Joie dans le sage exercice de notre puissance d’être humain.

Travaillez, prenez de la peine“, “Cent fois sur le métier…“, “Rien n’est fait tant qu’il reste à faire…” : le citoyen responsable, actif, critique et solidaire (les CRACS visés par l’éducation permanente en Belgique) se définit par son travail et, pourrait-on préciser, “par son travail intellectuel.” Or, pour retourner à notre vrai sujet, réfléchir, l’Intelligence Artificielle le fait aussi. Oui, elle le fait, et plus vite, et mieux ! Mais, me direz-vous, le dispositif d’Intelligence Artificielle ne fait que manipuler des savoirs, calculer des données mémorisées, il n’a pas accès à la connaissance comme nous, humains, faute de disposer d’une conscience

Ce que tu ne ramènes pas à ta conscience te reviendra sous forme de destin.

Magnifique citation de Carl-Gustav Jung qui propose lui aussi de travailler, plus précisément de travailler à élargir le champ de notre conscience, à défaut de quoi, nos œillères, nos écailles sur les yeux, nous mettront à la merci de pulsions refoulées ou d’une réalité déformée par nos biais cognitifs.

Pour lui aussi, manifestement, le couple Connaissance-Conscience serait alors le critère qui nous permettrait de faire la différence entre l’Homme et la Machine. On l’opposerait alors au couple Savoirs-Mémoire évoqué au XVIIe par le matheux le plus intéressant de l’histoire de la religion catholique, l’inventeur torturé de la machine à calculer, j’ai nommé : Blaise Pascal. Je le cite : “La conscience est un livre qui doit être consulté sans arrêt.” La conscience est vue ici comme l’ancêtre de la carte-mémoire des Intelligences Artificielles !

Mais, ici encore, de quoi parlons-nous ? Nous voici en fait rentrés dans le périmètre d’une science récente, baptisée la noétique (du grec “noûs” pour connaissance, esprit). Il s’agit de l’étude de la connaissance, sous tous ses aspects.

Endel TULVING est un neuroscientifique canadien d’origine estonienne qui vient de mourir, le 11 septembre dernier. Rassurez-vous, l’homme a d’autres qualités : il a dressé une taxonomie de la conscience en trois types : la conscience autonoétique, la conscience noétique et la conscience anoétique. Je donne la parole à l’anthropologue Paul JORION pour les explications. Il cite un texte de 2023, récent donc :

La conscience autonoétique est la conscience réfléchie de soi : la capacité de situer son expérience actuelle dans le cadre d’un récit de sa propre vie qui s’étend au passé et à l’avenir.
La conscience noétique implique une conscience sémantique et conceptuelle sans conscience de soi ; elle implique la capacité d’appliquer des concepts à vos perceptions actuelles et de générer des connaissances à partir de celles-ci.
La conscience anoétique, peut-être la plus insaisissable de toutes, est une expérience qui n’implique ni conscience de soi ni connaissance sémantique. Elle comprend, par exemple, des sentiments […] de confort ou d’inconfort, de familiarité, de malaise, de présence ou d’absence, de fatigue, de confiance, d’incertitude et de propriété. Il s’agit par exemple du sentiment que l’objet que l’on voit du coin de l’œil est bien un oiseau, du sentiment, en rentrant chez soi, que les choses sont telles qu’on les a laissées (ou pas), du sentiment que l’on est en train de contracter une maladie. Chez l’homme, ces sensations anoétiques se situent en marge de la conscience et ne sont que rarement au centre de l’attention. Chez d’autres animaux, il est possible que l’anoétique soit tout ce qu’il y a.

Au temps pour les définitions. Et, quand le même Paul Jorion demande à ChatGPT, quand il lui demande (et vous remarquerez qu’il vouvoie le robot) : “Où situez-vous le niveau de conscience d’un GPT (comme vous-même) ?“, ledit GPT répond :

Dans la taxonomie tripartite de la conscience d’Endel Tulving, il est important de noter que GPT-3.5, ou tout autre modèle de langage d’IA, ne possède pas de conscience de la même manière que les humains. Les systèmes d’IA tels que GPT-3.5 sont dépourvus d’expériences subjectives, d’émotions, de conscience de soi et de la compréhension profonde associée à la conscience humaine. Ils fonctionnent sur la base de modèles de données et de relations statistiques apprises au cours de leur formation. Sur la base de la taxonomie fournie, les capacités de GPT-3.5 pourraient être partiellement classées dans la catégorie de la conscience “noétique” dans une certaine mesure. Il a la capacité de traiter et de générer des connaissances sémantiques et conceptuelles sans véritable conscience de soi ou conscience réflexive. Il peut appliquer des concepts à un texte d’entrée et générer des réponses qui semblent contextuellement pertinentes et cohérentes, ce qui s’apparente au niveau de conscience “noétique” décrit.

En répondant à d’autres questions de Paul Jorion, le GPT remet une couche et insiste (je résume) :

Il existe des différences importantes entre la façon dont les humains apprennent et la façon dont les modèles de langage de l’IA tels que GPT-3 fonctionnent, ce qui contribue aux différences dans leurs capacités et leur conscience : (1) la profondeur et la portée de l’apprentissage… ; (2) la généralisation… ; (3) l’expérience subjective et la conscience… ; (4) la compréhension du contexte… ; et (5) l’apprentissage adaptatif, à savoir que les humains peuvent adapter leurs stratégies d’apprentissage, intégrer de nouvelles informations et réviser leur compréhension au fil du temps. Les modèles d’IA nécessitent un recyclage manuel pour intégrer de nouvelles données ou s’adapter à des circonstances changeantes.

Le GPT la joue modeste… et il a raison : il ne fait jamais que la synthèse statistiquement la plus logique de ce qu’il a en mémoire ! Plus encore, il aide (sans le savoir vraiment) Paul Jorion à faire le point quand ce dernier lui rappelle que, lorsqu’il lui a parlé un jour de la mort d’un de ses amis, le GPT avait écrit “Mes pensées vont à sa famille…” d’où émotion, donc, pense Jorion. Et le logiciel de préciser :

La phrase “Mes pensées vont à sa famille…” est une réponse socialement appropriée, basée sur des modèles appris, et non le reflet d’une empathie émotionnelle ou d’un lien personnel. Le GPT n’a pas de sentiments, de conscience ou de compréhension comme les humains ; ses réponses sont le produit d’associations statistiques dans ses données d’apprentissage.

Comment faut-il nous le dire ? Les Transform(at)eurs Génératifs Pré-entraînés (GPT) disposent d’algorithmes qui dépasse notre entendement, soit, mais seulement en termes de quantité de stockage de données et en termes de puissance combinatoire d’éléments pré-existant dans leur mémoire. Leur capacité à anticiper le mot suivant dans la génération d’une phrase donne des résultats bluffants, peut-être, mais indépendants d’une quelconque conscience. Ils sont très puissants car très rapides. Souvenez-vous de votre cours de physique : la puissance est la force multipliée par la vitesse ! Et n’oublions pas que notre cerveau peut compter sur quelque chose comme 100 milliards de neurones et que le développement récent d’un mini-cerveau artificiel ne comptait que 77.000 neurones et imitait un volume de cerveau équivalent à… 1 mm³ !

Est-ce que ça veut dire que, faute de conscience auto-noétique et a-noétique, l’IA ne représentera aucun danger pour l’humanité avant longtemps ? Je ne sais pas et je m’en fous : la réponse n’est pas à ma portée, je ne peux donc rien en faire pour déterminer mon action.

Mais, est-ce que ça veut dire que nous pouvons faire quelque chose pour limiter le risque, si risque il y a ? Là, je pense que oui et je pense que notre sagesse devrait nous rappeler chaque jour qu’un outil ne sert qu’à augmenter notre propre force et que la beauté de nos lendemains viendra d’une sage volonté de subsistance, pas de notre aveugle volonté de croissance infinie avec l’aide de dispositifs efficaces à tout prix.

Résumons-nous : tout d’abord, qu’une Intelligence Artificielle ne soit pas dotée d’une conscience autonoétique d’elle-même semble acquis actuellement. Qu’elle soit dénuée d’une conscience anoétique qui lui donnerait à tout le moins autant d’instinct qu’un animal semble aussi évident dans l’état actuel de la science informatique. En fait, une Intelligence Artificielle fait, à une vitesse folle, une synthèse statistiquement probable de données présentes dans sa mémoire et génère sa réponse (pour nous) dans un français impeccable mais sans afficher de degré de certitude !

Quant à lui refuser l’accès à une conscience noétique, en d’autres termes “une conscience sémantique et conceptuelle sans conscience de soi“, le questionnement qui en découlerait est au cœur de cet article.

© Thomas Kuhlenbeck/Ikon Images/Corbis

Car, voilà, vous en savez autant que moi, maintenant, nous sommes plus malins, plus savants : nous savons tout de l’Intelligence Artificielle. Nous savons tout de l’intelligence, de la conscience, des rapports de cause à effet. Nous sommes des as de la noétique. Nous avons enregistré tous ces savoirs dans notre mémoire. Nous avons confiance en notre capacité logique. Nous sommes à même d’expliquer les choses en bon français et de répondre à toute question de manière acceptable, à tout le moins crédible, comme des vrais GPT !

D’accord, mais, en sommes-nous pour autant heureux d’être nous-mêmes ? Est-ce que limiter notre satisfaction à cela nous suffit ? Je n’en suis pas convaincu et j’ai l’impression que le trouble que l’on ressent face à la machine, les yeux dans l’objectif de la caméra digitale, cette froideur, ce goût de trop peu, nous pourrions l’attribuer à un doute salutaire qui ne porte pas sur les capacités de ladite machine mais bien sur le fait que le fonctionnement d’une Intelligence Artificielle, manifestement basé sur les mots et les concepts sans conscience de soi, pourrait bien servir de métaphore d’un fonctionnement déviant dont nous, humains, nous rendons trop souvent coupables…

Ce qu’il y a de terrible quand on cherche la vérité, c’est qu’on la trouve.

Quelles qu’aient été les intentions de Remy de Gourmont (un des fondateurs du Mercure de France, mort en 1915) lorsqu’il a écrit cette phrase, elle apporte de l’eau à mon moulin. Il est de fait terrible, quand on cherche la Vérité avec un grand T, d’interroger une Intelligence Artificielle et… de toujours recevoir une réponse. Et on frôle l’horreur absolue, humainement parlant, quand on réalise que cette Vérité tant désirée est statistiquement vraie… à 80% (merci Pareto). Bienvenue en Absurdie !

Ces 80% de ‘certitude statistique’ (un autre oxymore !) donneraient un sourire satisfait au GPT, s’il était capable de satisfaction : il lui faudrait pour cela une conscience de lui-même, de sa propre histoire. Qui plus est, les robots ne sont pas réputés pour être les rois de la passion et de l’affect. Surfant sur les mots et les concepts, une Intelligence Artificielle ne peut pas plus se targuer d’une conscience anoétique, non-verbalisée et reptilienne, on l’a assez dit maintenant.

Reste cette activité dite noétique, nourrie de structures verbales et de concepts, de rapports principalement logiques et de représentations intellectuelles du monde non-validées par l’expérience, bref, d’explications logiques !

C’est avec cette froideur explicative que le robot répond à nos requêtes, fondant son texte sur, postulons, 80% de données pertinentes selon sa programmation, des données exclusivement extraites de sa mémoire interne. Il nous vend la vérité pour le prix du 100% et les 20% qu’il a considérés comme hors de propos sont pour lui du bruit (données extraites non-pertinentes) ou du silence (absence de données). Le GPT nous vend la carte pour le territoire !

Mais n’avons-nous pas aussi, quelquefois, tendance à fonctionner comme des Intelligences Artificielles, à délibérer dans notre for intérieur comme des GPT et à nous nourrir d’explications logiques, générées in silico (c’est-à-dire dans le silicium de notre intellect), générant à volonté des conclusions dites rationnelles, des arguments d’autorité et des rapports de causalité bien éloignés de notre expérience vitale ? Pire encore, ne considérons-nous pas souvent qu’une explication peut tenir lieu de justification et que ce qui est expliqué est d’office légitime ? En procédant ainsi, ne passons-nous pas à côté des 20% restant, négligés par le robot, obsédé qu’il est par ses savoirs, ces 20% qui, pourtant, constituent, pour nous humains, le pourcentage de connaissance bien nécessaire à une saine délibération interne.

Qui plus est, ce faisant, nous ne rendons pas justice à notre Raison : nous clamons qu’elle n’est que science, nous la travestissons en machine savante, logique et scientifique, spécialisée qu’elle serait dans les seules explications intellectuelles. Dans ma vision de l’Honnête Homme, la Raison est autre chose qu’une simple intelligence binaire, synthétisée par un algorithme, verbalisant et conceptualisant tous les phénomènes du monde face auxquels je dois prendre action.

Non, la Raison que j’aime vit d’autre chose que des artifices de l’intellect, plus encore, elle s’en méfie et trempe sa plume dans les 100% de la Vie qui est la mienne, pour répondre à mes interrogations intimes ; elle tempère la froide indépendance de mes facultés logiques avec les caresses et les odeurs de l’expérience, et du doute, et des instincts, avec la peur et l’angoisse et avec la poésie et les symboles qui ne parlent pas la même langue que mes raisonnements, juchés qu’ils sont au sommet de la pyramide de l’intellect.

La Raison que j’aime est dynamique et je la vois comme un curseur intuitif entre deux extrêmes :

      • à une extrémité de la graduation, il y a ce que je baptiserais notre volonté de référence, notre soif inquiète d’explications logiques, de réponses argumentées qui nous permettent de ne pas décider, puisqu’il suffit d’être conforme à ce qui a été établi logiquement,
      • à l’autre extrémité, il y a la volonté d’expérience et le vertige qui en résulte. De ce côté-là, on travaillera plutôt à avoir les épaules aussi larges que sa carrure et on se tiendra prêt à décider, à émettre un jugement subjectif mais sincère.

La pensée libre naît du positionnement du bouton de curseur sur cette échelle, une échelle dont je ne connais pas l’étalonnage et dont la graduation nous permettrait de mesure l’écart entre volonté de référence et volonté d’expérience, plus simplement, entre les moments où je fais primer les explications et les autres où c’est la situation qui préside à mon jugement.

La Raison que j’aime veille en permanence (lorsqu’elle reste bien réveillée) à me rappeler d’où je délibère face aux phénomènes du monde intérieur comme extérieur. Elle m’alerte lorsque je cherche trop d’explications là où l’intuition me permettrait d’avancer ; elle me freine là où mes appétences spontanées manquent de recul. C’est peut-être en cela que la Raison me (nous) permet d’enfin renoncer à la Vérité (qu’elle soit vraie à 80% ou à 100%) !

Dans le beau texte d’Henri Gougaud avec lequel j’aimerais conclure, l’auteur du livre sur les Cathares d’où vient l’extrait compare l’influence du mythe et de la raison sur l’histoire ; mais, nous pouvons le lire en traduisant automatiquement mythe et raison par expérience et référence, la Raison que j’aime mariant les deux dans des proportions variables selon les circonstances. Je cite Gougaud :

Le mythe est accoucheur d’histoire. Il lui donne vie, force, élan. Il fait d’elle, en somme, un lieu à l’abri du non-sens, de l’objectif froid, de l’absurde. La raison s’accommode mal de ses extravagances. Elle fait avec, à contrecœur, comme d’un frère fou dont on craint les ruades et les emportements toujours intempestifs. Elle s’insurge parfois contre les excès de ce proche parent incontrôlable qu’elle nomme, avec un rien de gêne, “imagination populaire”. Elle a besoin d’ordre et d’appuis solides. Elle est sûre, et donc rassurante. Elle nous est à l’évidence un bien infiniment précieux, mais elle n’est guère téméraire. Elle se veut ceinte de remparts, elle tremble si l’on se risque à les franchir car elle ne voit, au-delà de ses territoires, que dangereuse obscurité. Elle sait déduire, analyser, bâtir théories et systèmes. Elle ne peut pas créer la vie. Elle ne peut accoucher d’un être. Le mythe, lui, est fort, mais intenable. Il crée ce que nul n’a prévu. Sur un Jésus crucifié que la science connaît à peine et dont la raison ne sait rien il a enfanté des croisades, des saint François, des cathédrales, deux mille ans de folle espérance, d’horreurs, d’effrois et de chefs-d’oeuvre, un monde, une histoire, la nôtre. Quel homme de raison pouvait prévoir cela?

Tout est dit : les 20% de Connaissance que nous ne partageons décidément pas avec les Intelligences Artificielles ont encore un bel avenir dans mon quartier. Il est vrai qu’entre voisins, nous ne tutoyons que les vivants !

Patrick Thonart


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction, iconographie et documentation | auteur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © NA ; © Metro Goldwyn Mayer / Collection Christophel ; © rtbf.be ; © Siemens AG ; © trados.com ; © BnF ; © Gary Larson ; © Thomas Kuhlenbeck/Ikon Images/Corbis.


Place au débat : pus de tribunes libres en Wallonie-Bruxelles…

 

THONART : extrait de “Être à sa place” – 01 – Des écailles sur les yeux (2023)

Temps de lecture : 16 minutes >

Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : “Je m’endors.” Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait ; je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière ; je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil ; elle ne choquait pas ma raison mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n’était plus allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d’une existence antérieure ; le sujet du livre se détachait de moi, j’étais libre de m’y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait être ; j’entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d’un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrivait l’étendue de la campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine ; et le petit chemin qu’il suit va être gravé dans son souvenir par l’excitation qu’il doit à des lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour.

PROUST M., Du côté de chez Swann

Est-il description plus fine de ces moments intermédiaires où le désir tergiverse et où, notre réserve naturelle baissant la garde, nous sommes capables des envolées les plus décalées comme des moments de lucidité les plus olympiens ? Proust situe son propos entre veille et sommeil, quand la conscience s’ankylose doucement dans les ruminations et les fantasmes : le sommeil n’est pas loin, qui permettra toutes les errances. Voilà bien un état peu éclairé, quand la conscience est morte-vivante, prête à la reddition face un endormissement naissant, qui laissera libre-champ aux rêves et aux cauchemars… jusqu’au matin suivant. La nuit est faite pour ça.

La veille pas. Et, si nous désirons éprouver le sentiment d’être à notre place dans notre vie quotidienne, les ruminations ne sont pas le bon terrain pour jouer la partie. Marcel Proust n’est plus mais il ne m’en aurait probablement pas voulu de le pasticher pour éclairer mon propos :

Longtemps, je me suis douché de bonheur. Parfois, à peine mon plaisir éteint, mes yeux s’activaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : “Je suis heureux.” Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher un nouveau plaisir m’agitait ; je voulais quitter ce manque que je savais avoir toujours dans le cœur et vivre déjà mon demain ; je n’avais pas cessé, en ruminant, de me faire des réflexions sur ce que je pourrais vivre, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait mon envie : une piscine, une voiture rapide, la rivalité entre deux nations. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon agitation ; elle choquait ma raison et pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que ma vie n’était plus éclairée. Puis elle commençait à me devenir moins intelligible, comme, après la métempsycose, les pensées d’une existence antérieure ; aussi le sujet de mon envie se détachait-il de moi et j’étais libre de m’y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autour de moi une clarté, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, mais comme une chose vraiment vivante…

Qu’on ne s’y trompe pas : cette lecture n’est donc qu’un pastiche fait-maison et ne constitue pas un incipit apocryphe de A la recherche du temps perdu ou un texte récemment exhumé que le divin Marcel aurait laissé sur des paperoles inédites. Reste que, le cas échéant, Proust s’y serait essayé à décrire un malaise que chacun d’entre nous connaît fort bien quand, tiraillé entre des envies débridées et le besoin d’apaisement, le cœur ne se sent pas vraiment… à sa place.

Être à sa place semble bel et bien être l’aspiration fondamentale qui conditionne la Joie de vivre : ressentir dans son corps, dans sa psyché et dans sa vision du monde que les choses tombent juste apparaît comme une source de satisfaction et, qui plus est, diminue la souffrance de vivre.

La recherche active de cette adéquation entre notre vie intérieure et les phénomènes du monde extérieur serait-elle précisément ce que nous appelons le “sens de la Vie” ? Et, partant, être à sa place dans la Vie : ne serait-ce pas une activité plutôt qu’un état ?

Le problème est que, pour déterminer si nous sommes réellement à cette place (Montaigne dirait : pour déterminer si nous “vivons à propos) et nous sentir légitimes là où nous sommes actifs (en se gardant bien du Syndrome de l’imposteur), nous sommes “juge et partie” :

      • “juge et partie” pour identifier cette place, quelque part au milieu de tous les phénomènes qui constituent notre monde personnel. En d’autres termes : comment pourrais-je savoir où est ma place, dans mon monde ?
      • Tout comme “juge et partie” pour évaluer si nous y sommes effectivement, sincèrement. Spinoza parle de l’idée vraie que chacun peut en avoir. Selon lui, hors de toute analyse intellectuelle, une fois débarrassés de nos aspirations malsaines (envie de fortune, de reconnaissance, de pouvoir…), nous sommes capables de ressentir spontanément ce qui nous est “juste.” La question est alors : comment gagner suffisamment en lucidité pour ressentir spontanément cet “à propos” ?

A ce titre, le mythe d’Adam est éclairant, qui raconte comment celui-ci l’a appris à ses dépens : Adam était fort préoccupé par son aspiration à distinguer le bien du mal (en clair : distinguer a priori ce qui fait du bien de ce qui fait du tort). Aveuglé par ce désir impérieux de savoir, il a brûlé les étapes, estimant qu’il ne se sentirait “à sa place” qu’une fois cette sagesse atteinte (en clair : lorsqu’il serait le dieu, pas moins). Or, force est de constater que cette faculté d’être divinement sage n’est pas donnée a priori (au paradis, le maître des lieux lui a fait vertement savoir) : elle résulte d’un travail sur soi, un travail d’éclaircissement de ce que chacun peut percevoir du monde et de l’interaction entre soi et les phénomènes, l’être-au-monde des philosophes du XXe siècle. La leçon est clairement illustrée par le châtiment d’Adam : sa capacité de voir clair et juste se construira “à la sueur de son front.

L’ expulsion du jardin d’Eden (Masaccio, 1426-27, Florence)

Selon ce mythe, c’est donc à la sueur de notre front, que nous pouvons nous débarrasser des œillères qui limitent notre vision, des “écailles sur les yeux” qui altèrent notre jugement, des fictions collectives ou des exaltations personnelles que nous confondons généreusement avec des intuitions ? Mais comment faire le départ entre notre monde individuel, ce mélange de nos vérités individuelles et de si nombreuses injonctions collectives, et la Vie même ?

Dans l’extrait proposé, le (faux) narrateur confesse d’entrée de jeu combien il s’est longtemps douché de bonheur mais que, à peine son plaisir éteint, ses yeux s’activaient si vite qu’il n’avait pas le temps de se dire “je suis heureux”. On dirait du Proust tellement c’est beau… et pertinent : ballotté de désirs en plaisirs, je ne m’accorde pas le temps de vivre à ma place et d’en être satisfait. Il faut dire que la “douche de bonheur” est une injonction contemporaine difficile à contourner…

En effet, dans ce nouveau siècle, nous nageons tous ensemble dans un grand “Spectacle” déjà annoncé, dès les années soixante du siècle précédent, par Guy Debord :

C’est le principe du fétichisme de la marchandise, la domination de la société par des choses suprasensibles bien que sensibles, qui s’accomplit absolument dans le Spectacle, où le mode sensible se trouve remplacé par une sélection d’images qui existe au-dessus de lui, et qui en même temps s’est fait reconnaître comme le sensible par excellence.

Guy Debord, La Société du Spectacle (thèse 36, 1967)

Le style de Debord est daté, soit, mais on ne peut que saluer la clairvoyance de sa prédiction (devenue le refrain du mouvement “situationniste” alors que finissaient les “Trente glorieuses”, de 1946 à 1975) : La Société du spectacle annonce ce moment où la production économique a réussi à envahir tout l’espace social et à donner à chaque chose une dimension marchande. Elle impose ainsi à l’individu une existence illusoire, au milieu d’un Spectacle permanent, qui devient le cadre de référence de chacun. L’horizon de l’individu se résume alors à celui de son rôle de consommateur. Nous y sommes : fini le prolétariat, bonjour le “consomtariat” décrit par Alexander Bard et Jan Söderqvist en 2008.

Exercice pratique : pour ressentir concrètement la présence du Spectacle, descendez à pied “en ville” et essayez d’atteindre votre librairie indépendante favorite sans lire un seul texte commercial parmi ceux qui croisent votre regard sur le trajet. Idéalement, l’exercice est à pratiquer en période de pandémie, lorsque le couvre-feu rend les rues désertes et les enseignes publicitaires encore plus surréalistes…

Dès lors, comment l’homme de la rue pourrait-il gérer ses “ruminations” : si marcher est en soi un mode de pensée efficace, marcher parmi les affiches publicitaires semble mener à des pensées bien moins exaltantes, procédant du “je ne suis pas à ma place puisque je désire tout cela et que je ne l’ai pas” ; d’où ruminations, c’est-à-dire ‘pensées à vide’… et avides. Dans ces circonstances, comment pourrait-il éviter de s’identifier avec les objets du Spectacle et de “se sentir lui-même ce dont parle son envie“. En clair, comment monsieur-tout-le-monde pourrait-il ne pas rêver de “se doucher de bonheur”, à la vue de tous ces corps d’hommes et de femmes divinisés par des logiciels de retouche, jusque dans les vitrines des plus obscures pharmacies ? Comment madame-tout-le-monde pourrait-elle renoncer à la profusion et l’abondance, quand les marques et les magasins les plus éthiques pratiquent un marketing aussi agressif que les pires vendeurs de voitures électriques ? Comment leurs ados-tout-le-monde, l’échine ployée en permanence vers une prothèse sociale de quelques pouces de diagonale, pourraient-ils revenir à la réalité des autres humains quand, sur leurs petits écrans, les vociférateurs d’influence les flattent et les gavent de solutions binaires à des problèmes existentiels pourtant si complexes ? En clair : comment puis-je dissiper le brouillard du Spectacle ?

Anecdote : J’étais nu dans les douches d’un club de gym (donc, sans signe extérieur de mon éventuel métier), lorsque deux autres hommes nus également, en pleine discussion à mes côtés, se sont interrompus et tournés vers moi, un des deux me demandant : “Qu’en pensez-vous, Docteur ?”. Je leur ai précisé que j’étais linguiste et que je ne connaissais la chose médicale qu’à travers mes traductions, ce qui a mis un terme à la scène. La même semaine, je me présente au comptoir de l’officine de ma pharmacienne qui était occupée dans son arrière-boutique. Après quelques minutes, je l’entends demander à son assistante qui me servait une commande de “ne pas oublier la ristourne du Docteur”. Et moi de préciser à nouveau qu’il y a méprise sur le métier. Et elle de venir à l’avant de sa boutique pour m’expliquer qu’elle me connaissait bien, qu’elle était désolée et qu’elle m’avait confondu avec un médecin qu’elle connaissait bien également… dans une série télévisée !
J’aurais donc pu (probablement) bénéficier d’un secret médical et (certainement) d’une bonne ristourne, simplement parce que mes interlocuteurs allaient chercher leurs références… dans le Spectacle.

Si un monde comme celui-là pouvait fonctionner, ça se saurait. Si vous et moi étions spontanément capables de toujours garder les pieds sur terre (de rester dans le sensible, dirait Debord ; dans l’à-propos, dirait Montaigne) face à cette permanente pluie d’images séduisantes (le supra-sensible qui se fait passer pour le sensible ; le Spectacle qui se fait passer pour la réalité), ça se saurait aussi. Si on se sentait, sans effort, à notre place dans un espace de vie où le commerce imbibe chacune de nos activités, où le cadre de nos références a coulissé vers le virtuel, la question ne se poserait pas de savoir comment faire pour mener une existence apaisée.

Face à cette aliénation, peut-être, alors, qu’un effort est bel et bien nécessaire et que, comme le suggère le mythe d’Adam, nous devons travailler (sur nous) pour gagner en humanité et en quiétude, notre pain quotidien. C’est, on le verra, tout le propos de ce livre : quels sont les efforts utiles pour devenir plus humain parmi les humains et connaître la satisfaction de vivre ?

Exercice pratique : regardez un film américain récent et devinez quelles communautés raciales, sociales ou sexuelles sont représentées par souci du politiquement correct – et dans quelle proportion – mais sans respecter la réalité de la rue ou l’exactitude historique…

Un premier effort tout simple pourrait déjà être d’entendre (ou de lire) des Anciens comme Épicure, un philosophe dont la mauvaise santé lui a fait connaître la juste mesure de la douleur et de la mort. Cette douleur et cette mort, celles-là même que le Spectacle évite, soit en les théâtralisant dans des “séries” ou en les masquant avec autant de cynisme que le nôtre, quand nous gommons nos anciens, parqués dans des maisons de retraite.

Au IVe siècle avant JC, Épicure écrit ses célèbres Lettres (dont la Lettre à Ménécée) où il décrit son quadruple remède pour bien vivre. Son tetra-pharmakon tient en quelques mots :

      1. tu ne dois pas avoir peur des dieux (car ils ont autre chose à faire que de s’occuper de ta petite personne, explique-t-il) ;
      2. tu ne dois pas avoir peur de la mort (car, une fois mort, comment pourrais-tu savoir que tu es mort ?) ;
      3. tu ne dois pas avoir peur de la douleur (car la douleur anticipée est souvent plus aiguë que la douleur réellement ressentie) ;
      4. tu ne dois pas penser que le plaisir peut être infini (et ce sera par la mesure dans tes désirs que tu pourras les voir satisfaits).

Qu’à notre époque, on ne doive plus craindre les dieux de l’Olympe semble une évidence. Pourtant, quand on traduit en termes contemporains ce que ces dieux pouvaient signifier au quotidien pour le Grec moyen, on réalise qu’il n’est pas si facile de s’affranchir des catéchismes moraux qui, aujourd’hui encore, peuvent influencer nos décisions de tous les jours.

Qu’elles soient héritées des dieux antiques, de leurs avatars contemporains ou énoncées par un quelconque Commandeur puritain, pointant d’un doigt vengeur les défauts de Don Giovanni, les “valeurs” de Platon (le vrai, le bien, le beau…) sont encore brandies comme les repères fondamentaux de nos comportements. Quand il ne s’agit pas de préceptes moraux plus intrusifs encore, dictés par les intégristes de tout poil qui confondent croyances individuelles et règles de vie sociale.

Nous nous efforcerons de montrer plus loin combien, acceptées comme telles, ces valeurs et ces préceptes sont une limitation de notre liberté de pensée même si, une fois éprouvées par l’expérience, elles peuvent s’avérer être des fabulations collectives rassurantes et confortables, des discours utiles, qui restent intéressants à passer au crible de notre sens critique.

Deuxième préoccupation du tétrapharmakon, la peur de la mort est un problème d’une autre trempe mais dont on a peut-être fait trop grand cas. C’est en tout cas la conviction du généticien et essayiste Axel Kahn, mort du cancer en 2021 :

Je suis d’une totale impavidité par rapport à la mort, elle m’indiffère totalement. Elle n’existe pas. Ce qui existe, c’est la vie qui s’interrompt. La mort en tant que telle, pour un agnostique comme moi, ce n’est pas plus que la fin de la vie. C’est un non-phénomène, un non-événement.

Pour Kahn, la mort, c’est simplement “le rideau qui tombe” : l’image est puissante quand chacun pense à sa propre mort. Elle est aussi apaisante :  pourquoi se faire du tort en anticipant une sensation que l’on ne pourra pas ressentir. D’aucuns affirment d’ailleurs que, derrière cette peur de la mort, se cache une autre motivation : j’ai peur de ne pas avoir le temps de réaliser toute la grandeur sublime que je me promet d’atteindre… avant ma mort.

Il serait un peu bizarre de prôner “l’expérience d’abord” quand la question porte sur la mort. Mais c’est peut-être sur ce mur intérieur que l’on pourra accrocher un premier miroir, se regarder dans le blanc des yeux et tester la liberté de notre pensée : “quand je joue avec l’idée de mort, est-ce que je pense à la mienne, à ma disparition effective ? Est-ce que j’en fais un réel ‘objet de pensée’ ou est-ce que je promène (en geignant, peut-être) dans la galerie de portraits d’un musée, dédiée par d’autres au ‘memento mori’ ? Quelles sont les représentations de ma mort sur lesquelles je peux sincèrement compter ?

Quant à la douleur, le propos peut être identique, à la différence que l’expérience de la douleur est possible et que certains arrivent à la partager, fut-ce par leurs hurlements. Accouchements, tours de reins, arthrose, migraines, membres coupés, piqûres antiseptiques dans une plaie ouverte, tortures physiques ou gueule de bois : il y a plus de cinquante nuances dans les messages du type “tu as mal” que notre propre cerveau peut nous envoyer. Épicure avait-il anticipé que ce même message de douleur était distinct du traumatisme qui le provoque ? Savait-il qu’il est physiologiquement possible d’intervenir pour les dissocier, comme c’est le cas dans les anesthésies par hypnose médicale ? On peut en douter, d’autant que son propos portait sur le mal qu’on se fait par anticipation de la douleur. Il la connaissait, cette douleur, et la tradition veut qu’il l’ait apprivoisée à force de la prendre comme elle venait, dans sa vérité nue et physiologique, non pas dans une anticipation angoissée de combien ça va faire mal ! (Souvenez-vous de la première prise de sang de votre enfant…)

L’anticipation est également sur le banc des accusés quand il s’agit de plaisirs. Le quatrième remède invite à ne pas fantasmer un plaisir qui ne s’éteindrait jamais, qui soit infini. Techniquement, il s’agit de ne pas anticiper la satisfaction d’un désir, en imaginant que ce même désir pourrait s’enfler indéfiniment et quand même trouver son apaisement.

Louis Jouvet dans le rôle de Dom Juan © getty images

Le comportement compulsif de Dom Juan illustre bien ceci. Quelles que soient les motivations politiques et sociales que lui prêtent les metteurs en scène de théâtre ou d’opéra, Dom Juan voit son désir allumé par le moindre jupon qui passe (il se dépeint d’ailleurs comme une victime de la sollicitation extérieure) et ce même désir est immédiatement assouvi par la seule conquête ; après quoi, il n’est d’autre possibilité que de conquérir à nouveau :

Quoi ? Tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu’on renonce au monde pour lui, et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se piquer d’un faux honneur d’être fidèle, de s’ensevelir pour toujours dans une passion, et d’être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux ! Non, non : la constance n’est bonne que pour des ridicules ; toutes les belles ont droit de nous charmer, et l’avantage d’être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu’elles ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J’ai beau être engagé, l’amour que j’ai pour une belle n’engage point mon âme à faire injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu’il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d’aimable ; et dès qu’un beau visage me le demande, si j’en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l’amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d’une jeune beauté, […] Mais lorsqu’on en est maître une fois, il n’y a plus rien à dire ni rien à souhaiter ; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d’un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre cœur les charmes attrayants d’une conquête à faire. Enfin il n’est rien de si doux que de triompher de la résistance d’une belle personne, et j’ai sur ce sujet l’ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs : je me sens un cœur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses…

Molière, Dom Juan ou le Festin de pierre (I, 2)

Or, on a beau chercher : il n’y a pas d’autres mondes qui permettraient d’autres conquêtes amoureuses ad libitum (ad nauseam ?). Si l’univers est infini, s’il existe au-delà de notre entendement, et si, par là même, il offre virtuellement au personnage de Tirso de Molina qui a inspiré Molière un terrain de chasse à la mesure de sa démesure, l’homme Dom Juan ne peut qu’imaginer un carnet de bal sans fin : il ne pourra jamais expérimenter toutes les amours qu’il se promet (mille corps et mille cœurs n’y suffiraient pas !). Quel que soit l’élégant discours par lequel ce Grand Frigide justifie que la chasse reste ouverte (pour lui, du moins), c’est avec sa finitude qu’il doit apprendre à composer.

Face à sa tirade triomphante, il ne s’agit pas de brandir une quelconque justification morale (homme ou femme, chasse qui veut), ce serait déplacé. Il convient plutôt de dénoncer un dispositif intime que nous ne connaissons que trop bien, lorsque, à peine notre désir éteint, nos yeux s’activent si vite que nous n’avons pas le temps de nous dire : “je suis heureux.”

Contre cette course en avant, Épicure prône la mesure en toutes choses, plus précisément, il invite à investir dans un désir (en d’autres termes, à consacrer de l’énergie à l’assouvissement d’un désir) uniquement si la promesse de satisfaction de ce même désir est raisonnable. Des siècles plus tard, Paul Diel reprendra la même proposition, nous le verrons.

Exercice pratique : regardez votre gsm dans le blanc des yeux et posez-vous sincèrement la question de savoir si vous serez plus heureux avec le nouveau modèle proposé sur cette affiche de 20 m², là, devant vous…

Que retenir de cette saine promenade apéritive ? Proust, Montaigne, Spinoza, Debord, Bard & Söderqvist, Épicure, Molière, Axel Kahn : les rencontres ont été nombreuses avec des penseurs qui ont, bien avant nous, exploré le terrain miné du bonheur, dont on dira désormais qu’il doit céder la place à un objectif plus crédible, car plus à notre portée, mais qu’il nous reste à définir, la satisfaction.

C’est bien vite dit ! Nous vivons en effet dans un monde dont la complexité dépasse notre entendement : s’y additionnent nos légendes personnelles, nos sensations et les discours ambiants, ceux qui expliquent comme ceux qui nous aveuglent. Même nus, isolés au milieu d’une clairière, sans connexion à l’Internet, sans poste radio et sans voisins qui écoutent très fort le Journal parlé sur leur télévision, nous ne pouvons exiger de notre pauvre entendement qu’il conçoive la totalité de ce qui est (l’Être des philosophes). Trop de diversités, trop d’ambiguïtés, trop d’exceptions (à première vue), trop de beaucoup, trop de multiple : nos facultés conceptuelles sont limitées.

Qui plus est : notre savoir, fût-il encyclopédique (ce qui est toujours bien utile), notre capacité à connaître est a priori limitée aux faits que nous pouvons appréhender par nos sens (cfr. 2. Les cerveaux). Ces phénomènes constituent notre monde effectif. Nous l’explorerons plus loin : notre belle humanité est manifestement constituée d’une chaîne de mondes individuels qui n’épuise pas la totalité de l’Être.

Ceci expliquant cela, voilà peut-être pourquoi nous sommes devenus L’Espèce fabulatrice dont parle Nancy Huston (et que Ernst Cassirer a exploré plus scientifiquement) : faute de pouvoir tout penser, nous fabulons des légendes et des explications (entre autres, scientifiques) qui sont autant de précipités de l’Univers où nous vivons et dont les lois nous régissent. C’est à ce prix que nous arrivons à rassembler suffisamment de “réalités” pour orienter nos actions au quotidien, pour nous expliquer à nous-mêmes notre comportement et, quelquefois, le justifier (ce qui n’est pas la même chose). Et pourtant, reste le doute…

Même avec ces représentations partielles – que nous devons conjuguer avec nos fictions personnelles et mâtiner de nos sursauts hormonaux – nous arrivons encore à nous tromper et nous constatons autour de nous l’existence de faits destructeurs que certains regroupent sous l’appellation contrôlée “le mal” ; nous arrivons encore à poser des actes dont nous sentons qu’ils ne sont pas “justes”, qu’ils ne nous satisfont pas (nous qui voudrions être sublimes et ne pas fauter). Et, autour de nous, nous voyons combien la vexation et la colère nourrissent une violence qui nous éloigne l’un de l’autre (nous qui voudrions un monde harmonieux et des voisins sympas).

Constater que les autres (l’Enfer de Sartre) ont également des “écailles sur les yeux” constitue une bien maigre consolation quand on réalise combien notre propre délibération intérieure reste biaisée et combien notre pensée reste captive de modèles dont nous n’osons pas douter. C’est justement l’objet de ce livre de passer en revue, d’une part, les différentes batteries “d’écailles” qui nous aliènent le regard et, d’autre part, les propositions que certains penseurs ont avancées pour nous aider à faire de chacune de nos pensées un… objet de pensée.

Patrick Thonart

Cliquez ici pour découvrir l’ouvrage en cours de rédaction…

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction et documentation | auteur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, Pieter Brueghel l’Ancien, La Parabole des aveugles (1568) © Parque de Capodimonte (Naples, IT).


Quelques autres du même…

THONART : extrait de “Être à sa place” – 00 – Introduction (2023)

Temps de lecture : 3 minutes >

Plusieurs d’entre vous ont gentiment insisté sur l’intérêt de regrouper (et de réécrire pour les harmoniser) différents articles publiés dans wallonica.org sur le thème de l’expérience opposée aux idéalismes, sur la vanité, l’existentialisme, sur le risque d’essentialiser à outrance, sur la mort du dieu, la complexité personnelle, les infox, Montaigne, Paul Diel, le Body Building, Nietzsche ou Ernst Cassirer. Bref, sur ‘comment lutter contre les biais cognitifs et l’aliénation qui nous empêchent de penser la vie sainement et librement‘.

Autant de thèmes de travail qui gagneraient, disiez-vous, à figurer au cœur d’un essai qui les relierait et modéliserait leur agencement avec force exemples et explications. Qu’il en soit ainsi : essayons l’essai !

L’ouvrage s’adressera à celles et ceux qui sont “disposés à se mettre d’accord avec eux-mêmes” et tient à peu près ce langage :

      1. SATISFACTION. Le bien-être n’est pas un état de plaisir statique et le sentiment “d’être à sa place” procède plutôt d’une activité satisfaisante. Reste qu’il est impératif de se rendre capable d’évaluer sincèrement ce qui est satisfaisant et, pour ce faire, de s’enlever les ‘écailles sur les yeux’ ;
      2. CERVEAUX. Les développements récents des neurosciences mettent en évidence que notre Raison n’est pas seule à déterminer notre sentiment de vivre “à propos” et qu’un travail sur nos réactions “reptiliennes” et post-traumatiques participe aussi de notre mieux-être et de notre lucidité ;
      3. FABULATIONS. Reste que notre conscience a besoin d’une représentation du monde qui fait sens et que, là où l’absurde est évident, nous veillons à projeter des formes symboliques (explications logiques) sur les phénomènes que nous percevons, quelquefois jusqu’à nous aveugler ;
      4. LANGAGES. Médium incontournable entre les phénomènes et la représentation que nous en avons, le langage est le premier témoin des “écailles sur les yeux” qui obèrent notre être-au-monde. Sa maîtrise est une première étape nécessaire, pour restaurer l’attention que nous voulons porter à notre environnement réel.
      5. INFORMATIONS. La démultiplication exponentielle de ces fabulations par notre usage des technologies de la communication brouille l’écoute et notre conscience a bien du mal à entretenir une hygiène “informationnelle” devant la société du Spectacle.
      6. CONFORMITÉ ou EXPÉRIENCE. Notre quotidien est fait de décisions d’agir et à chacune de celles-ci correspond l’alternative entre “être conforme à un modèle” ou “exercer sa puissance dans l’expérience nouvelle.” C’est là que la satisfaction d’une pensée plus libre et clairement formulée se fait sentir.
      7. JONGLER. Etre à sa place procède donc d’un travail au quotidien, dont le modèle pourrait être le Jongleur de mondes de Grandville. Il s’agit de…
        1. pouvoir jongler (travailler à “diminuer la douleur de la distance” avec sa réalité),
        2. jongler utile (consacrer son attention à une sélection satisfaisante de phénomènes du monde), 
        3. trouver la Joie dans la jonglerie plutôt que dans le Spectacle (jouir de son activité plutôt que de sa reconnaissance).
Cliquez ici pour accéder à l’essai en ligne…

wallonica.org oblige : l’essai est composé en ligne et relié aux contenus de l’encyclopédie wallonica. Le texte vous est donc livré dans son état d’avancement du moment, pour débats et commentaires. Il évolue tous les jours : cliquez curieux ci-dessus pour le lire !

Patrick Thonart

Plusieurs extraits sont également disponibles dans wallonica.org :


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction et documentation | auteur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, d’après Edvard MUNCH, Le soleil (1911) © Université d’Oslo ; © DR.


Quelques autres du même…

THONART : Suis-je une infox ? (2022)

Temps de lecture : 21 minutes >

Chère lectrice, cher lecteur, je commencerai par te donner une bonne nouvelle : “Non, tu n’es pas une fake news (ou, désormais, en bon français : tu n’es pas une infox) !” Sur ce, comment puis-je l’affirmer ? Comment puis-je être certain que cette information sur un phénomène du monde qui m’est extérieur est bel et bien réelle ? Comment valider ma perception du phénomène “il y a un.e internaute qui lit mon article” auquel mes sens sont confrontés ? Comment puis-je m’avancer avec conviction sur ce sujet, sans craindre de voir l’un d’entre vous se lever et demander à vérifier d’où je tiens cette certitude, que nous avons devant nous un “lecteur curieux” en bonne et due forme ?

Ouverture en Si majeur

Eh bien, ce n’est pas très compliqué. Tout d’abord : peut-être nous connaissons-nous déjà dans la vie réelle (pas dans le métavers) et je t’ai serré la main ou fais la bise, j’ai physiquement identifié ta présence et, dans la mesure où je n’ai vécu, dans les secondes qui suivirent, aucune tempête hormonale me signalant qu’il fallait fuir immédiatement, mon corps a libéré les phéromones de la reconnaissance de l’autre, dont je ne doute pas que tes organes sensoriels aient à leur tour détecté la présence. Ton cerveau a pu régler immédiatement le taux d’adrénaline dans ton sang. Peut-être avons-nous même pu nous asseoir autour d’une table et déguster une bière spéciale car… nous avions soif. Peut-être même t’ai-je entendu commenter cet article, que tu avais lu en avant-première. Tu es un phénomène réel, cher lecteur, car mon cerveau te reconnaît comme tel.

Ensuite, tu n’es pas une infox non plus et j’en ai eu la preuve quand, à cause de toi, j’ai dû interroger mes monstres intérieurs, mes instances de délibération psychologique, mon Olympe personnel (celui où je me vis comme un personnage mythique, tout comme dans mes rêves), alors que tu t’attendais à ce que (parmi d’autres blogueurs) je publie sur cette question qui nous taraude tous depuis sa formulation par Montaigne : “Comment vivre à propos ?” Ma psyché a alors dû aligner

      1. une répugnance naturelle à m’aligner sur un groupe (ici, les blogueurs qui s’expriment sur un auteur, sans faire autorité),
      2. la douce vanité que tisonnait l’impatience que je sentais chez toi, lecteur, et
      3. ma sentimentalité face à la perspective de tes yeux ébahis devant mes commentaires éclairés.

Là, ce sont nos deux personnalités qui ont interagi : preuve est faite de ton existence, parce que c’est toi, parce que c’est moi. Tu es un être humain réel, cher lecteur, car ma psyché te reconnaît comme tel.

Enfin, tu es là, virtuellement face à moi, lectrice, comme le veut ce grand rituel qu’est notre relation éditoriale en ligne. Nous jouons ensemble un jeu de rôle qui nous réunit régulièrement et dans lequel ton rôle est défini clairement. Dans la relation éditeur-lecteur sans laquelle wallonica.org n’a pas de sens, ton rôle doit être assuré, par toi ou par ta voisine. C’est là notre contrat virtuel et je vis avec la certitude que, à chaque publication, un lecteur ou une lectrice lira mon article. Cette certitude est fondée sur notre relation, sur notre discours à son propos, qui prévoit des rôles définis, des scénarios interactifs qui se répètent, qui raconte des légendes dorées sur cette interaction, qui met en avant une batterie de dispositifs qui deviennent, article après article, nos outils de partage en ligne et sur les statistiques de visite de cette page web. Tu es donc là parce qu’il est prévu -par principe- que tu y sois. Tu es une idée réelle, chère lectrice, car ma raison te reconnaît comme telle.

Donc, qu’il s’agisse de mon corps, de ma psyché ou de mes idées, à chaque niveau de mon fonctionnement, de ma délibération, j’acquiers la conviction que tu es là, bien réel.le face à moi ou, du moins, quelque part dans le monde réel (que n’appliquons-nous les mêmes filtres lorsque nous traitons les actualités et les informations quotidiennes dont le sociologue Gérald Bronner affirmait que, au cours des deux dernières années, nous en avons créé autant que pendant la totalité de l’histoire de l’humanité jusque-là !).

Pour conclure ce point, je rappellerai que, traditionnellement, on exige d’une information cinq qualités essentielles : la fiabilité, la pertinence, l’actualité, l’originalité et l’accessibilité… C’est la première de ces cinq qualités que nous validons lorsque nous nous posons la question : info ou infox ?

Dans la même veine : cette question, je peux la poser à propos de… moi-même. Qui me dit que je ne suis pas une infox, pour les autres ou… pour moi-même ? Comment vérifier, avec tout le sens critique que j’aurais exercé pour lire une info complotiste sur FaceBook, comment vérifier que je suis un phénomène fiable pour moi et pour les autres ? Plus précisément, comment vérifier que l’image que j’ai de moi correspond à mon activité réelle (Diel), à ce que je fais réellement dans le monde où je vis avec vous, mes lectrices, mes lecteurs ? Pour mémoire, selon Montaigne, voilà bien les termes dans lesquels nous devons travailler car : “Notre bel et grand chef-d’œuvre, c’est vivre à propos.” C’est-à-dire : sans décalage entre nous et le monde.

Ma proposition est donc de présenter brièvement une clef de lecture de nous-mêmes, un test critique que chaque lecteur ou lectrice de ces lignes pourrait effectuer afin d’éclaircir un des éléments déterminants du fonctionnement de sa raison au quotidien : soi-même.

Tant qu’à prendre des selfies, autant qu’ils soient les plus fiables possibles et tant qu’à exercer notre sens critique, pourquoi pas commencer par nous-mêmes… ?

Aussi, commençons par le commencement : Copernic, Galilée et Newton n’ont pas été les derniers penseurs à transformer fondamentalement notre vision du monde. A son époque, pendant le siècle des Lumières, Kant a remis une question philosophique sur le tapis qui n’est pas anodine ici, à savoir : “Que puis-je connaître ?” (rappelez-vous : nous travaillons sur comment se connaître soi-même).

Kant (anon., ca 1790) © Bucknell University

Kant est un imbuvable, un pas-rigolo, un illisible (il l’a dit lui-même et s’en est excusé à la fin de sa vie) mais nous ne pouvons rester insensibles à sa définition des Lumières, je cite :

La philosophie des Lumières représente la sortie de l’être humain de son état […] de mineur aux facultés limitées. Cette minorité réside dans son incapacité à utiliser son entendement de façon libre et indépendante, sans prendre l’avis de qui que ce soit. Il est seul responsable de cette minorité dès lors que la cause de celle-ci ne réside pas dans un entendement déficient, mais dans un manque d’esprit de décision et du courage de se servir de cet entendement sans s’en référer à autrui. Sapere aude ! (“aie le courage de faire usage de ton propre entendement !”) doit être la devise de la philosophie des Lumières.

Le message est clair : si tu veux grandir, pense librement et par toi-même. C’est sympa ! Mais comment faire, quels sont mes outils et comment les maîtriser ?

Premiers outils : nos cerveaux…

Pourquoi parler du cerveau d’abord ? En fait, pour interagir avec le monde, nos outils de base sont multiples et nous pensons les connaître mais les neurologues sont aujourd’hui en train de bousculer pas mal de nos certitudes à propos de cet outil majeur qu’est notre cerveau. Le cerveau – et toute la vie de notre corps qu’il organise – est d’ailleurs longtemps resté notre soldat inconnu : seul aux premières lignes, il agit pour notre compte sans que nous nous en rendions compte. Je m’explique…

Kant – et les penseurs qui ensuite ont sorti la divinité du champ de leur travail – estiment que nous ne pouvons concevoir de la réalité que des phénomènes, c’est-à-dire les informations que nous ramènent nos sens (des goûts, des images, des textures, des odeurs, des sons…) et ce, à propos de faits que nous avons pu percevoir. A ces phénomènes, se limite la totalité du périmètre que nous pouvons explorer avec notre raison, explique Kant à son époque. Tout le reste est littérature…

© CNRS

Et le langage utilisé par notre cerveau (ou nos cerveaux si l’on tient compte des autres parties du corps qui sont quelquefois plus riches en neurones), ce langage est trop technique pour notre entendement : impulsions électriques, signaux hormonaux, transformations protéiques et j’en passe. De là peut-être, cette difficulté que nous avons à être bien conscients de l’action de notre cerveau, des modifications en nous qui relèvent seulement de son autorité ou de son activité…

Un exemple ? Qui ne s’est jamais injustement mis en colère après un coup de frein trop brutal ? Était-ce le Code de la route qui justifiait cette colère ? Non. La personne qui l’a subie méritait-elle les noms d’oiseaux qui ont été proférés ? Non. Simplement, un excellent réflexe physiologique s’est traduit dans un coup de frein qui a été déclenché par la peur d’une collision, provoquée par la vue d’un piéton dans la trajectoire du véhicule et l’adrénaline libérée devait trouver un exutoire dans un cri de colère proportionné, faute de quoi elle serait restée dans le sang et aurait généré du stress…

Un autre exemple ? Lequel d’entre nous n’a jamais grondé, giflé voire fessé son enfant juste après lui avoir sauvé la vie, en lui évitant d’être écrasé : on le rattrape par le bras, on le tire sur le trottoir, la voiture passe en trombe et on engueule le petit avec rage pour lui signifier combien on l’aime. On préfère dire que c’est un réflexe, non ?

Nombreuses sont les situations concrètes où nous fonctionnons ainsi, sur la seule base du physiologique, et c’est tant mieux, car nos cerveaux n’ont qu’un objectif : veiller à notre adaptation permanente au milieu dans lequel nous vivons, ceci afin de maintenir la vie dans cet organisme magnifique qui est notre corps.

Partant, il serait recommandé d’identifier au mieux la contribution de nos cerveaux et de notre corps, avant de se perdre dans la justification morale ou intellectuelle de certains de nos actes.

Couche n°2 : la conscience…

Ici, tout se corse. Pendant des millénaires, notre conscience, notre âme, notre soi, notre ego, ont été les stars de la pensée, qu’elle soit religieuse, scientifique ou philosophique. De Jehovah à Freud, le succès a été intégral et permanent au fil des siècles. A l’Homme (ou à la Femme, plus récemment), on assimilait la conscience qu’il ou elle avait de son expérience.

La question du choix entre le Bien et le Mal y était débattue et l’ego était un grand parlement intérieur, en tension entre, en bas, la matière répugnante du corps et, en haut, la pureté des idées nées de l’imagination ou générées par l’intellect.

Or, voilà-t-y pas que nos amis neurologues shootent dans la fourmilière et nous font une proposition vertigineuse, aujourd’hui documentée et commentée dans les revues scientifiques les plus sérieuses : la conscience ne serait qu’un artefact du cerveau, une sorte d’hologramme généré par nos neurones, rien que pour nous-mêmes !

Plus précisément : trois régions du cerveau ont été identifiées, dont la mission commune est de nous donner l’illusion de notre libre-arbitre, l’illusion d’être une personne donnée qui vit des expériences données. Ici, plus question d’une belle conscience autonome, garante de notre dignité et flottant dans les airs ou ancrée dans notre cœur.

Et c’est évidemment encore un coup du cerveau, qui fait son boulot : “si je suis convaincu que j’existe individuellement, je vais tout faire pour ma propre survie.”

Pour illustrer ceci simplement, prenons l’exemple d’un pianiste qui lit une note sur une partition, enfonce une touche du piano et entend la corde vibrer. Il a l’impression de faire une expérience musicale unique alors que ce sont précisément les trois zones du cerveau dont je parlais qui ont œuvré à créer cette impression. Elles ont rassemblé en un seul événement conscient, le stimulus visuel de la note lue, l’action du doigt sur l’ivoire et la perception de la note jouée. L’illusion est parfaite alors que ce sont des sens distincts du cerveau qui ont été activés, à des moments différents et sans corrélation entre eux a priori. C’est vertigineux, je vous le disais : ma conscience, n’est en fait pas consciente.

Je pense qu’on n’a pas encore conscience non plus, des implications d’une telle découverte et je serais curieux de pouvoir en parler un jour avec Steven Laureys.

Reste que, factice ou pas, la conscience que j’ai de moi-même accueille la deuxième couche du modèle que je vous propose : la psyché. Qu’ils soient illusoires ou non, ma psyché, ma personnalité psychologique, ma mémoire traumatique, ma vanité, mes complexes, mon besoin de reconnaissance, mes accusations envers le monde, mes habitudes de positionnement dans les groupes, ma volonté d’être sublime… bref, mes passions, mes affects conditionnent mon interaction avec le monde.

J’en veux pour preuve toutes les fois où je suis rentré dans un local où je devais animer une réunion, donner une conférence ou dispenser une formation : à l’instant-même où je rentrais dans la pièce, il était évident que j’aurais une confrontation avec celui-là, celui-là et celui-là. Je n’ai pas toujours eu du bide mais j’ai commencé grand… en taille, très tôt. Le seul fait de ma stature physique provoquait systématiquement une volonté de mise en concurrence chez les participants les plus arrogants de virilité. Il me revenait alors d’établir ma position d’animateur sans qu’elle ne vienne contrarier le statut des mâles alpha présents ou… de m’affirmer moi-même en mâle alpha quand les mâles en question étaient beaucoup moins baraqués que moi…

Ici, pas de grands idéaux pédagogiques, pas de réflexes physiologiques mais simplement un positionnement affectif, un moment où chacun se vit comme un héros mythique et sublime, dans une confrontation authentiquement héroïque.

J’ai le sentiment que le débat intérieur, à ce moment-là, utilise le même langage que les rêves où, également, chacun se vit comme un personnage mythologique, hors de tout détail accidentel ou quotidien. Regardez la colère d’un informaticien quand un ordinateur ne fait pas ce qu’il veut : elle est homérique et n’est possible que si, l’espace d’un instant, l’informaticien en question a eu l’illusion d’être un dieu tout-puissant, créateur de ce dispositif qui a l’arrogance satanique de lui résister. Encore un coup de la psyché vexée !

Combien de fois -il faut le reconnaître- n’avons-nous pas discuté, disputé, débattu ou polémiqué sur des sujets qui n’en étaient pas mieux éclairés, car force nous était d’abord d’avoir raison devant témoins de la résistance de l’autre, simplement parce qu’il ressemblait trop à notre contrôleur des impôts ou à une collègue carriériste ! C’est un exemple. Passion, quand tu nous tiens… nous, nous ne savons pas nous tenir. On pourra énumérer longuement ces situations où la psyché tient les rênes de nos motivations, alors que nous prétendons agir en vertu de principes sublimes ou d’idées supérieures. Dans ces cas regrettables, les sensations captées par notre cerveau n’ont même pas encore fait leur chemin jusqu’à notre raison que déjà nous réagissons… affectivement.

Il ne s’agit pas ici, par contre, de condamner notre psyché, qui se débat en toute bonne foi dans un seul objectif : obtenir et maintenir la satisfaction que nous pouvons ressentir lorsque nos désirs sont réalisables et notre réalité désirable. Bref, quand l’image que nous avons de nous-même correspond à notre activité réelle. C’est une joie profonde qui en résulte.

Juste à côté, mais en version brouillée : les idées…

A ce stade, résumons-nous : un cerveau hyperconnecté qui nous permet de percevoir et d’agir sur le monde, une psyché mythologisante qui nous positionne affectivement face à ses phénomènes. Il nous manque encore le troisième étage du modèle : les idées, les discours, autrement dit les formes symboliques.

C’est le philosophe Ernst Cassirer qui a concentré ses recherches sur notre formidable faculté de créer des formes symboliques : le Bien, le Mal, Dieu, le Beau, le Vrai, le Juste, le Grand Architecte, le Carré de l’hypoténuse, Du-beau-du-bon-Dubonnet, la Théorie des cordes, “Demain j’enlève le bas”, “Le Chinois est petit et fourbe”, “This parrot is dead”, la Force tranquille, Superman, le Grand remplacement, “Je ne sais pas chanter”, “Mais c’est la Tradition qui veut que…”, “On a toujours fait comme ça”, “les Luxembourgeois sont tellement riches…” Autant de formes symboliques, de discours qui ne relèvent ni de notre physiologie, ni de notre psychologie ; autant de convictions, de systèmes de pensée, de vérités qui, certes, prêtent au débat mais ne peuvent constituer une explication exclusive et finale du monde qui nous entoure (s’il y en avait une, ça se saurait !).

Cassirer ne s’est pas arrêté à un émerveillement bien naturel face à cette faculté généreusement distribuée à l’ensemble des êtres humains : créer des formes symboliques. Il a également averti ses lecteurs d’un danger inhérent à cette faculté : la forme symbolique, l’idée, le discours, a la fâcheuse tendance à devenir totalitaire. En d’autres termes, chacun d’entre nous, lorsqu’il découvre une vérité qui lui convient (ce que l’on appelle une vérité, donc) s’efforce de l’étendre à la totalité de sa compréhension du monde, voire à l’imposer à son entourage (que celui qui n’a jamais observé ce phénomène chez un adolescent vienne me trouver, j’ai des choses à lui raconter…).

© F. Ciccollela

Qui plus est, les fictions et les dogmes qui nous servent d’œillères ne sont pas toujours le fait de la société ou de notre entourage : nous sommes assez grands pour générer nous-mêmes des auto-fictions, des discours qui justifient nos imperfections ou qui perpétuent des scénarios de défense, au-delà du nécessaire.

Il reste donc également important d’identifier les dogmes et les discours qui entravent notre liberté de penser, afin de rendre à chacune de nos idées sa juste place : rien d’autre qu’une opportunité de pensée, sans plus. A défaut, nous risquons de la travestir en vérité absolue, à laquelle il faudrait se conformer !

Mais quel langage utilise-t-on pour échanger sur ces formes symboliques, qu’il s’agisse de réfléchir seul ou de débattre avec des tiers, qu’il s’agisse de fictions personnelles ou de discours littéraires, poétiques, scientifiques, mathématiques, religieux ou philosophiques ?

Il semblerait bien qu’il s’agisse là de la langue commune, telle qu’elle est régie par la grammaire et l’orthographe, codifiée par nos académies. On ne s’étendra pas ici sur les différents procédés de langage, sur la différence entre signifiant et signifié, sur l’usage poétique des mots, sur la différence entre vocabulaire et terminologie. Ce qui m’importe, c’est simplement d’insister sur deux choses, à propos des formes symboliques :

    • d’abord, le discoursvoulu raisonnable- que l’on tient à propos du monde ou d’un quelconque de ses phénomènes, n’est pas le phénomène lui-même. C’est Lao-Tseu qui disait : “Le Tao que l’on peut dire, n’est pas le Tao pour toujours.» Pour faire bref : c’est impunément que l’on peut discourir sur n’importe quel aspect de notre réalité car notre discours n’est pas la chose elle-même (sinon, il serait impossible de parler d’un éléphant lorsqu’on est assis dans une 2CV, par simple manque de place).
    • Ensuite : impunément peut-être pas, car notre formidable faculté de créer des formes symboliques pour représenter le monde (qu’il soit intérieur ou extérieur) sert un objectif particulier bien honorable : celui de nous permettre de construire une image du monde harmonieuse, à défaut de laquelle il sera difficile de se lever demain matin.
Mystère et boules de gomme

Nous voici donc avec un modèle de lecture de nous-mêmes à trois étages : le physiologique, le psychologique et les formes symboliques (ou les discours). Jusque-là, nous avons travaillé à les décrire, à reconnaître leur langage et à identifier leur objectif, c’est-à-dire, leur raison d’être :

    1. l’adaptation à l’environnement, pour le cerveau ;
    2. la satisfaction née de l’équilibre entre désirs intérieurs et possibilités extérieures, pour la psyché, et
    3. l’harmonie dans la vision du monde pour les discours, pour la raison.

Tout cela est bel et bon, mais où est le problème, me direz-vous ? Mystère ! Ou plutôt, justement, le mystère et la tradition qu’il véhicule. Je vous l’ai proposé : à moins d’être croyant, gnostique ou un dangereux gourou, la tradition est à prendre comme un discours, une opportunité de pensée : ce qui n’en fait pas une vérité ! Notre tradition occidentale agence nos trois étages de manière rigoureuse : le corps, notre prison d’organes, est au rez-de-chaussée de la maison ; notre conscience, nécessairement plus élevée que nos seuls boyaux, fait “bel étage” et les idées, sublimes, dominent un étage plus haut, elles rayonnent au départ d’un magnifique penthouse sur la terre entière !

      • raison, splendeur, esprit, idéaux, lumière infinie et vie éternelle en haut ;
      • corps, limitations, affects, déchéance et mort, en bas.

C’est du Platon, du Jehovah, du Jean-Sébastien Bach ou du Louis XIV ! Et c’est cette même tradition idéaliste qui positionne le mystère dans des zones transcendantes, dans un au-delà que notre raison ne peut cerner et dont nous ne possédons pas le langage, sauf “initiation”, bref : le mystère est ineffable tant il est supérieur, bien au-delà de notre entendement.

Face à cette “mystique du télésiège”, qui, depuis des lustres, entrelarde notre culture judéo-chrétienne de besoins d’élévation sublime, il existe une alternative, qui est la vision immanente du monde.

L’immanence, c’est la négation de tout au-delà : tout est déjà là, devant nous, au rez-de-chaussée, qui fait sens, qui est magnifiquement organisé et vivant, qui est prêt à recevoir notre expérience mais seulement dans la limite de nos capacités sensorielles et de notre entendement.

Et c’est bel et bien cette limite qui fournit la signification que nous pourrions donner au mot mystère : “au-delà de cette limite, nos mots ne sont plus valables.” Souvenez-vous de Lao-Tseu quand il évoque l’ordre universel des choses et le silence qu’il impose. Contrairement aux définitions des dictionnaires qui nous expliquent que le “Mystère est une chose obscure, secrète, réservée à des initiés”, le mystère serait cet ordre des choses que nous pouvons appréhender mais pas commenter.

Pas de mots pour décrire le mystère : non pas parce qu’il est par essence un territoire supérieur interdit, réservé aux seuls dieux ou aux initiés, pas du tout, mais parce que, tout simplement, notre entendement a ses limites, tout comme le langage rationnel qu’il utilise.

Nous pouvons donc expérimenter le mystère mais, c’est notre condition d’être humain que d’être incapables de le décrire avec nos mots. J’en veux pour exemple la sagesse de la langue quand, face à un trop-plein de beauté (un paysage alpin, la mer qu’on voit danser, la peau délicate d’un cou ou une toile de Rothko), nous disons : “cela m’a laissé sans mots“, “je ne trouve pas les mots pour le dire“, “je suis resté bouche-bée…”

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Sapere Aude versus Amor Fati

Au temps pour le mystère. Le questionner aura permis de dégager deux grosses tendances dans notre culture (et, donc, dans notre manière de penser) : d’une part, l’appel vers l’idéal du genre “mystérieux mystère de la magie de la Sainte Trinité” et, d’autre part, la jouissance pragmatique du “merveilleux mystère de la nature, que c’est tellement beau qu’on ne sait pas comment le dire avec des mots.” Dans les deux cas, le mystère a du sens, on le pressent, mais, dans les deux cas, le mystère est ineffable, que ce soit par interdit (première tendance) ou par simple incapacité de notre raison (seconde tendance).

Dans les deux cas, chacun d’entre nous peut se poser la “question du mystère” : quand, seul avec moi-même, je veux accéder à la connaissance, percer le mystère et goûter au sens de la vie, est-ce que je regarde au-delà des idées ou au cœur de mes sensations ?

Merveille de notre qualité d’humains, nous pratiquons les deux mouvements : de l’expérience au monde des idées, du monde des idées à l’expérience ; en d’autres termes, de l’action à la fiction, et de la fiction à l’action.

Pour mieux vous expliquer, j’appelle à la barre deux penseurs qui y ont pensé avant moi : Emmanuel Kant et Friedrich Nietzsche.

Avec son Sapere Aude (“Ose utiliser ton entendement”), Kant représente le mouvement qui va de l’action à la fiction. Ce n’est pas pour rien qu’il vivait au Siècle des Lumières, siècle qui a substitué aux pouvoirs combinés du Roi et de l’Eglise, l’hégémonie de la Raison. Pour reprendre la métaphore, dans la maison de Kant, l’ascenseur s’arrête bel et bien à nos trois étages (cerveau, psyché et formes symboliques) mais le liftier invite ceux qui cherchent la connaissance à monter vers la Raison, dont j’affirme qu’elle est également une forme symbolique, un discours, pas une réalité essentielle. Pour Kant, le mouvement va de l’expérience à la Raison.

Dans la maison de Nietzsche par contre, le liftier propose le trajet inverse, fort de la parole de son maître qui invite à l’Amor Fati (“Aime ce qui t’arrive“). Pour le philosophe, il importe de se libérer des discours communs, des idées totalitaires et ankylosantes, ces crédos que ruminent nos frères bovidés, et de devenir ce que nous sommes intimement, dans toute la puissance et la profondeur de ce que nous pouvons être (ceci incluant nos monstres !).

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Il nous veut un peu comme un samouraï qui, par belle ou par laide, s’entraînerait tous les jours pour être prêt à affronter sans peur… quoi qu’il lui arrive pratiquement. Cela implique pour lui le sérieux, l’hygiène de vie et l’attention au monde : trois disciplines qui ne sont pas des valeurs en soi, mais des bonnes pratiques.

Le mouvement préconisé va donc des idées, des fictions, vers l’action, vers l’expérience, vers le faire, comme le chante l’éternel Montaigne, grand apôtre de l’expérience juste. Je le cite :

Quand je danse, je danse ; et quand je dors, je dors. Et quand je me promène seul dans un beau jardin, si mes pensées se sont occupées d’autre chose pendant quelque temps, je les ramène à la promenade, au jardin, à la douceur de cette solitude, et à moi. La Nature nous a prouvé son affection maternelle en s’arrangeant pour que les actions auxquelles nos besoins nous contraignent nous soient aussi une source de plaisir. Et elle nous y convie, non seulement par la raison, mais aussi par le désir. C’est donc une mauvaise chose que d’enfreindre ses règles.

Un modèle pour humains modèles

Le mot est lâché : la règle ! A tout propos philosophique, une conclusion éthique ? Quelle règle de vie est proposée ici ? Nous visons la connaissance (cliquez curieux !), nous cherchons la lumière dans le Mystère ; nous avons un cerveau, une psyché, des idées ; nous pouvons aller de l’un à l’autre et de l’autre à l’un. Soit. Mais encore ?

Souvenez-vous : nous nous étions donné comme objectif de bien nous outiller pour vérifier si nous étions une infox à nous-mêmes, ou non. Dans les films, cela s’appelle une introspection si un des deux acteurs est allongé sur un divan et une méditation quand l’acteur principal se balade en robe safran, avec les yeux un peu bridés sous un crâne poli.

Pour Nietzsche, ce n’est pas être moral que de viser systématiquement la conformité avec des dogmes qui présideraient à notre vie, qui précéderaient notre expérience et qui se justifieraient par des valeurs essentielles, stockées quelque part dans le Cloud de nos traditions ou de nos légendes personnelles.

Vous me direz : “Être conforme, c’est immoral, peut-être, môssieur le censeur ?

      • Je réponds oui, si la norme que l’on suit se veut exclusive, définitive et n’accepte pas de révision (souvenez-vous : les formes symboliques deviennent facilement totalitaires. Méfiance, donc) ; la respecter serait trahir ma conviction que la vie est complexe et que la morale ne se dicte pas ;
      • oui encore, si la norme suivie me brime intimement, qu’elle fait fi de ma personne et de mes aspirations sincères, qu’elle m’est imposée par la force, la manipulation ou la domination ; la respecter serait ne pas me respecter (souvenez-vous : ma psyché a des aspirations, qui peuvent être légitimes) ;
      • oui enfin, si la norme suivie limite l’expression de ma vitalité, de ma puissance physique (souvenez-vous : mon cerveau travaille au service de ma survie).

En un mot comme en cent : la Grande Santé n’est décidément pas conforme et viser la conformité à un idéal est définitivement une négation de sa propre puissance !

Aussi, faute de disposer d’un catéchisme (tant mieux), je vous propose donc une règle du jeu, des bonnes pratiques, plus précisément une clef de détermination qui n’a qu’un seul but : ne pas mélanger les genres.

Par exemple : ne pas déduire d’un mauvais état de santé des opinions trop sombres, que l’on n’a pas sincèrement. Ne pas expliquer à ses enfants que le monde est moche, alors qu’on est simplement dans un mauvais jour. Ne pas expliquer à ses enfants que le monde est super, alors qu’on est simplement dans un bon jour. Ne pas accepter d’être brimé par quelqu’un parce que c’est toujours comme ça. Ne pas demander quelqu’un en mariage avec sept Triple Karmeliet derrière le col. Accepter d’écouter l’autre même s’il fait trop chaud dans la pièce. Ne pas tirer de conclusion sur la nature essentielle de la femme après une altercation houleuse avec une contractuelle qui posait un pv sur le pare-brise…

Ces exemples sont accidentels, quotidiens, et n’ont qu’une vertu : chacun peut a priori s’y reconnaître. Reste que la même clef de lecture peut probablement s’avérer utile pour des questions plus fondamentales, qui n’ont pas leur place ici, parce qu’elles nous appartiennent à chacun, individuellement.

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Allons-y avec un peu plus de légèreté, même si la clef proposée peut être le point de départ d’un travail plus approfondi. On va faire comme avant de tirer les lames du tarot : chacun doit choisir un problème qui le tracasse. Vous êtes prêts ? On y va ?

    1. Est-ce que la question que je me pose est essentielle et influence effectivement le sens de ma vie ?
      1. Oui ? Je cherche une solution au problème sans état d’âme ou je laisse passer la pensée inconfortable et je l’oublie (personne n’a jamais dit qu’il fallait croire tout ce que l’on pense) ;
      2. Sinon, je passe à la question 2.
    2. Est-ce que le déplaisir que je ressens peut-être lié à mon corps (digestion difficile, flatulences, chaleur, vêtements mouillés, posture inconfortable maintenue trop longtemps…)
      1. Oui ? Je prends d’abord un verre de bicarbonate de soude ou un godet de Liqueur du Suédois. Je reviens ensuite à la question 1.
      2. Sinon, je passe à la question 3.
    3. Est-ce que la manière dont je vis le problème est influencées par mes légendes personnelles, ma mémoire traumatique ou peut-elle être influencée par un positionnement psychologique que je crois nécessaire face à ses protagonistes ?
      1. Oui ? Je fais la part des choses et je me reformule le problème. Re-oui ? J’en parle à mon psy en donnant la situation comme exemple.
      2. Sinon, je passe à la question 4.
    4. Est-ce qu’en cherchant une solution au problème je fais appel à des évidences, des certitudes, des principes, des arguments d’autorité, des traditions, des routines de pensée ou des autofictions qui déforment mon analyse ?
      1. Oui ? Je pars au Népal, j’attends quelques années et, une fois apaisé, je me repose la même question avec l’esprit plus clair.
      2. Sinon, je passe à la question 5.
    5. Est-ce que, si je localise lucidement l’étage auquel se situe le nœud de mon problème, cette analyse me procurera une vision du monde plus apaisée ?
      1. Non ? Je recommence le cycle à la question 2.
      2. Oui ? Je passe à la question 6.
    6. Est-ce qu’une solution apportée au problème limiterait mes frustrations et me rendrait suffisamment confiance en mes capacités et en la bienveillance de mes frères humains ?
      1. Oui ? J’analyse, seul ou avec mon psy, l’exagération qui génère ma frustration et je travaille dessus avant de conclure quoi que ce soit à propos de moi ou des autres humains.
      2. Sinon, bonne nouvelle mais pas suffisant pour sauter la question 7.
    7. Est-ce que mon hygiène physique est suffisante pour que mon état de santé ne colonise pas la clarté de ma pensée ?
      1. Oui ? Je renonce au restaurant de ce soir et je rentre manger une biscotte à la maison avant de prendre toute autre décision.
      2. Sinon, je m’en réjouis avec vous : rendez-vous à table !

J’insiste ici : ces questionnements ne sont évidemment valables qu’en cas d’expérience désagréable ou inconfortable, de manies suspectes, de regrets ou de remords, voire plus généralement de situations insatisfaisantes. Si votre situation est satisfaisante et que vous ne ressentez aucune souffrance : eh bien, arrêtez de vous torturer et vivez la Grande Santé !

Peut-on alors entendre raison ? Voire raison garder ?

Nous voici arrivés au terme de la promenade. Je voudrais, avant de conclure, me dédouaner d’une chose : il ne s’agissait pas ici de faire le procès de la raison mais bien de l’illusion de raison, voire des prétentions à la raison. Combien de fois n’entend-on pas habiller de raison un simple argument d’autorité, brandir avec véhémence des principes, des appels à la tradition ou les éternels “on a toujours fait comme ça”, alors que l’écoute et le débat pouvaient apporter des tierces solutions qui rendaient les lendemains partagés possibles et généreux !

Et que le ton badin du ‘fake questionnaire’ ne vous trompe pas : je pense sincèrement que nous sommes souvent en défaut d’identifier lucidement les vrais moteurs de nos motivations. Je pense également qu’identifier les instances qui président à nos prises de décision et bien ressentir leur poids dans ce qui fait pencher la balance, est un exercice plus exigeant qu’il n’y paraît. Je pense enfin que nous vivons dans un monde de représentations toxiques où nous devenons individuellement le dernier bastion de la raison et du sens : raison de plus pour explorer notre vie avec tous les outils disponibles et assainir (autant que faire se peut) ce que nous savons de nous-mêmes.

Patrick Thonart


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction et documentation | auteur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Collection privée ; © Bucknell University ; © CNRS ; © F. Ciccollela ; © ElectroFervor ; © Asep Syaeful/Pexels ; © audiolib.fr | remerciements : Renaud Erpicum.


Libérons la parole !

THONART : Doktor Frankenstein et le body-building (2021)

Temps de lecture : 19 minutes >

Que fait le Docteur Frankenstein dans un concours de body-building ? Vous l’avez compris : il n’a pas compris et… il va faire des bêtises. Les mots, comme les discours qui les assemblent, pèsent lourd sur notre vision du monde et influencent nos motivations, a fortiori dans le maelström d’informations où nous nageons tous les jours. Comment penser clair et ne pas fabriquer des monstres ?

Ah ! Le chameau…

Vous n’en avez pas vraiment l’habitude, je sais, mais cet article commence par une citation biblique, extraite des évangiles de Luc et de Mathieu (Luc 18:25 ; Mathieu 19:24) : “Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer au royaume de Dieu.” Dans le mythe chrétien, l’histoire parle d’un jeune homme riche à qui Jésus demande de se baisser pour entrer dans le royaume de Dieu (il lui demande de se débarrasser de son or, de s’humilier, au sens de devenir humble) mais le jeune homme ne veut pas vendre tous ses biens, car il est trop attaché à ce qu’il possède.

Plusieurs exégètes ont avancé que ‘le trou d’aiguille‘ était le nom d’une porte de la ville de Jérusalem qui, après le coucher du soleil, restait ouverte plus longtemps que les grandes portes qui étaient plus difficiles à défendre. Les chameaux ne pouvaient y passer qu’en se défaisant de toutes leurs charges. Malheureusement pour cette interprétation, on n’a pas trouvé de traces archéologiques de ladite porte et l’expression ‘trou d’une aiguille’ (et non pas ‘trou de l’aiguille’) ne semble pas vraiment confirmer cette explication. Reste que, porte de la ville ou pas, l’épisode peut très bien faire sens à qui se satisfait de la métaphore.

Par ailleurs, certains linguistes critiquent la traduction où il y aurait confusion entre deux mots grecs : KAMELON (= chameau) et KAMILON (= corde). Notons en passant que l’araméen GAMLA peut signifier aussi bien chameau que corde (elle était faite de poils de chameau). L’image ne suggérerait alors pas une réelle impossibilité (voire un ostracisme ‘anti-riches’) mais plutôt la difficulté pour quelqu’un qui est trop attaché aux biens terrestres d’entreprendre une démarche sincèrement spirituelle.

Les représentations artistiques de la vie du Christ n’ont pas manqué non plus et l’épisode s’est également vu traduit dans les arts visuels. Qui plus est, l’image littérale d’un chameau empêché par l’exiguïté d’un passage a également généré un kõan, proposant de jouer avec l’image d’un chameau qui passe par le chas d’une aiguille. Dans l’approche zen, les kõans sont des phrases paradoxales qui permettent une méditation non-polluée par les raisonnements logiques, soit ici : “pense à un chameau qui passe dans le chas de l’aiguille et tire ton plan avec les ébauches d’explications logiques que tu ne manqueras pas de générer…

Pause – Voilà, je viens de vous “promener” pendant quelque 450 mots (soit plus d’une minute et demie pour une lecture à 300 mots/minute). Vous avez déjà eu le temps de crier au sacrilège ou, à l’inverse, de vous amuser de la crédulité des croyants, de chercher dans votre mémoire ce que disait la “maman catéchiste” de votre quartier ou, pour d’autres, de vous souvenir du prof de morale laïque qui avait raconté que les Indignés avaient pris d’assaut la City de Londres en hurlant “Mangez les riches !“, de vous sentir coupable d’avoir acheté le dernier GSM à la mode pour faire un trekking au Maroc sur la découverte de votre être spirituel, de vous interroger sur le paradoxe zen et de rire rétrospectivement de ce que Tex Avery en aurait fait, de vous émerveiller de l’explication historique d’un texte symbolique, de réserver des vacances à Jérusalem ou, pour les curieux patentés, de ressortir votre bible de Chouraqui pour retrouver le passage dans sa traduction si rocailleuse. Bref, vous avez interprété une séquence de mots dans un contexte et décidé (ou non) d’y réagir. Votre réaction était-elle la bonne ? Comment savoir ? – Fin de la pause.

Manifestement, il est vrai que l’histoire de la fatalité qui s’abat sur ce pauvre camelus en a inspiré plus d’un mais, surtout, de plus d’une manière. Je m’explique : les linguistes y ont traqué des fautes de traduction ; les croyants y ont lu un précepte moral transmis par la Divinité ; les artistes un thème à illustrer ; les historiens ont scientifiquement cherché à savoir si oui ou non cette petite porte existait à Jérusalem… Pour faire simple : le même objet de connaissance (à savoir, l’anecdote du chameau qui se prend un linteau en travers du museau après l’heure du coucher) a été formalisé différemment, selon l’approche adoptée pour le représenter.

Enter Ernst Cassirer (1874-1945)

A travers un exemple comme celui-ci, chacun entrevoit peut-être mieux ce qui tracassait des philosophes comme Kant ou… Ernst Cassirer (à lire dans nos pages : Une invention moderne, la technique du mythe) : la tradition prétend que l’Être (= le monde en soi, tout ce qui est, avant même que je n’en prenne connaissance) est l’objet de la philosophie et que chaque philosophe doit passer sa vie à démêler les écrits de légions de confrères qui ont tenté d’en donner une description définitive et ce, sans succès.

Au lieu de cela, propose notre ami Ernst, n’est-il pas préférable de se concentrer sur la manière dont l’homme (et la femme, c’est malin !) est au monde (le Dasein de l’époque, de Cassirer à Heidegger) et, partant, sur la manière dont l’être humain prend connaissance du monde, de l’Être ? Comme Ernst Cassirer le dit lui-même (vous allez voir : c’est un rigolo !) :

La philosophie ne se constitue que par cette affirmation de soi, dans la  conviction qui la fait se reconnaître comme l’organe propre de la connaissance du réel. […] Plus la philosophie met de rigueur à vouloir déterminer son objet, et plus cet objet, pris dans cette détermination même, lui fait problème.

Ma voisine Josiane vient de s’évanouir : elle a connu l’Occupation, alors Cassirer, Heidegger (et leur Dasein qui a permis l’Existentialisme), elle n’a jamais pu s’y faire ; pourtant elle aimait bien les robes noires des chanteuses de Montmartre et elle a pleuré en lisant que la Chloé de l’Ecume des jours avait un nénuphar qui lui poussait dans le poumon… Comment lui expliquer l’enjeu ? Comment lui expliquer la formule magique de Montaigne : “Notre grand et glorieux chef-d’œuvre, c’est vivre à propos” ?

Cassirer s’y était pourtant employé mais Josiane n’a pas lu les trois volumes de La philosophie des formes symboliques, dont la première partie -consacrée au langage- est parue en 1923 (je la comprends, j’ai essayé : c’est ardu et assez académique). Si le développement l’est peu, le propos y est pourtant relativement éclairant. Le philosophe explique que, dans toutes les circonstances de la vie, l’homme est un animal in-formant : il crée des formes symboliques, des discours cohérents, des représentations du monde qui lui permettent de l’appréhender. Pour lui, si je comprends bien, l’intérêt de la philosophie devient alors…

      1. d’identifier individuellement quels sont ces systèmes de représentation (la science, la religion, mon karma familial, le permis de conduire, la poésie de Baudelaire, l’humour des Monty Python, le cynisme désespéré de Cioran… : bref, toutes ces visions du monde que j’ai en tête quand je vis une expérience) ;
      2. de les distinguer les unes des autres, de les regrouper dans des systèmes de représentation et d’étudier leur cohérence interne (ex. tous les éléments du discours scientifique de la Physique doivent obéir aux mêmes lois ; les personnages mythiques doivent toujours agir de la même manière pour être exemplaires…) ;
      3. d’étudier tant que faire ce peut la relation entre les choses représentées et leur représentation pour établir ce que Cassirer appelle “leur degré de réfraction”, à savoir en quoi ils pourraient offrir une représentation plus ou moins “objective” du monde (ex. un discours de propagande populiste offre une vision du monde volontairement biaisée alors qu’un poème limpide peut donner accès à une connaissance du monde plus directe).

De sévère que puisse paraître cette triple mission de la philosophie, elle n’induit pas moins une jubilation solaire, un émerveillement permanent du philosophe (que nous sommes tous et toutes) devant cette fonction créatrice de l’homme (créer des formes explicatives du monde) et devant les réalisations humaines qui en ont découlé, qu’elles relèvent des choses de l’esprit, de la sexualité au sens large ou de la garantie de notre survie matérielle.

Cassirer n’était pas exactement un pionnier en la matière et il cite lui-même Heinrich Hertz (1857-1894) et la philosophie que ce dernier déploie dans ses… Principes de mécanique (sic) : “[Hertz] requiert de notre connaissance de la nature, comme la tâche urgente et primordiale entre toutes, qu’elle nous permette de prévoir nos expériences futures ; son procédé pour inférer ainsi du passé à l’avenir devra consister à forger des symboles, ou des simulacres internes des objets extérieurs…” Hertz enfonce encore le clou et Cassirer le cite à nouveau :

Une fois que l’expérience accumulée nous a fourni des images présentant les caractères requis, nous pouvons nous servir de ces images comme de modèles et ainsi déduire rapidement des conséquences qui n’apparaîtront dans le monde extérieur que beaucoup plus tard, ou qui résulteront de notre propre intervention […]. Ces images dont nous parlons sont nos représentations des choses et s’accordent avec elles par leur propriété essentielle, qui est de satisfaire à la condition susdite ; mais elles n’ont besoin pour remplir leur tâche d’aucune autre espèce de conformité avec les choses. De fait, nous ignorons si nos représentations ont quoi que ce soit de commun avec les choses en dehors de cette relation fondamentale, et nous n’avons aucun moyen de le savoir.

Et Cassirer de conclure : “Si ces concepts ont une valeur, ce n’est pas parce qu’ils reflètent fidèlement un donné préalable, mais bien en vertu de l’unité que d’eux-mêmes, ces outils de connaissance, produisent entre les phénomènes.

Et Josiane d’émerger et de conclure à son tour : “Si j’ai bien tout compris, j’ai dans la tête plein d’explications qui se tiennent, et qui ne sont peut-être pas vraiment vraies mais, toutes ensemble, elles m’aident à décider de ce que je fais à manger ce soir : des légumes ou de la compote.” Josiane-Cassirer : match nul, 1-1.

Et Cassirer de re-conclure que les problèmes commencent (a) quand les représentations ont un degré de réfraction trop prononcé, sont trop opaques (elles masquent le monde à leur propre profit, comme dans le cas de l’obscurantisme religieux) ou (b) quand une seule idée maîtresse prétend expliquer tout (ex. la science peut tout élucider) : les idées ont la furieuse tendance à être totalisantes (le mot est de Cassirer). Josiane retombe dans les pommes…

Travaux pratiques : j’identifie les discours…
Monty Python, The Holy Grail (1975)

Nos représentations du monde sont fortement liées au potentiel des mots qui composent les discours. Et ce n’est pas un hasard si, par exemple, la première tâche des pouvoirs totalitaires, une fois installés à la tête d’une communauté, s’empressent de les dévoyer. C’est ce qu’explique George ORWELL dans son appendice au roman 1984, consacré à la Novlangue. C’est aussi ce que souligne Umberto ECO quand il nous explique comment reconnaître le fascisme

Dès lors, entraînons-nous à démonter les discours, à reconnaître les dispositifs mis en place pour nous inculquer des idées qui sont, par définition, préconçues. La consigne est alors la suivante : “A chaque fois que tu délibères (dans ta tête ou avec un tiers), commence par identifier si tu penses librement ou bien dans les termes d’un discours qui existait avant ton petit-déjeuner du jour.” “Fastoche !“, dit Jeanine. Si facile que ça ? On essaie avec quelques exemples…

J’ai tout lu Freud…

Le dromadaire est un chameau. Chameau est en réalité le nom d’un genre (Camelus) dans la famille des camélidés. L’espèce que l’on nomme couramment chameau est originaire d’Asie et son nom complet est le chameau de Bactriane (Camelus bactrianus). Le dromadaire est originaire d’Afrique et s’appelle aussi chameau d’Arabie (Camelus dromedarius). Ces deux espèces sont de la même famille et du même genre…

Josiane a reconnu sans difficulté le discours scientifique ou référentiel qui désigne et nomme, qui se veut éclairant et essaie de donner une représentation stable du monde dans un langage cohérent et objectif. Le but y est d’établir des concepts de référence qui permettent à chacun de fonder le débat sur des arguments d’autorité (“D’ailleurs, j’ai lu que…“, “Einstein n’a-t-il pas établi que…“, “Comme disait Malraux…“, “Ce livre a été écrit par un des plus grands spécialistes de…“). La terminologie employée est précise et sans ambiguïté, les sources sont citées et les références renvoient à des affirmations ou des sources expertes voire indiscutables.

Formalisme élevé, argumentaire rigoureux et cohésion interne, voilà des vertus du discours scientifique qui ont également des revers :

    • ce n’est pas parce qu’une chose est logique qu’elle est vraie (sinon, comment écrire une dystopie ?),
    • plus un discours est formalisé, plus il est imitable (essayez un peu d’aligner dix 4èmes de couverture d’ouvrages de développement personnel : vous verrez combien leurs éditeurs sont soucieux de bien imiter les Presses Universitaires, sans spécialement offrir le même sérieux dans les ouvrages commentés),
    • et quoi de plus dangereux qu’une explication qui a de la gueule et qui pourra facilement être étendue au-delà de l’objet qu’elle décrit (pensez à l’allopathie toute-puissante face aux médecines douces). Cassirer insiste d’ailleurs sur la fâcheuse tendance totalitaire des idées : avoir une explication devient vite savoir tout expliquer !

C’est Edgard Allan POE qui affichait son scepticisme devant les bienfaits du  discours rationnel ou scientifique et lançait l’alerte dans Colloque entre Monos et Una :Prématurément amenée par des orgies de science, la décrépitude du monde approchait. C’est ce que ne voyait pas la masse de l’humanité, ou ce que, vivant goulûment, quoique sans bonheur, elle affectait de ne pas voir.” N’est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir…

Reste que, malgré ces risques, le discours scientifique sincère s’efforce d’organiser les savoirs à propos du monde. L’exercice sera donc d’identifier ce qui est scientifiquement proposé à notre connaissance, de tester la cohérence des savoirs exposés et d’en évaluer le pouvoir élucidant : en d’autres termes, “fort de ces savoirs, l’appropriation du monde dans lequel je vis m’est-elle plus aisée et plus satisfaisante ?

J’en ris encore…

Qu’est-ce qu’un chalumeau ?
C’est un dromaludaire à deux bosses…

En regard du discours scientifique, l’humour et ses avatars (du nonsense le plus britannique au contrepet le plus gaulois), ne fait-il pas figure de parent pauvre, en termes de cohérence interne et de volonté de représenter le monde à notre raison bien assise. Car, dans le registre, on ne connaît pas une situation cocasse, une association d’idées saugrenue, une tirade bien sentie, pas un calembour, une caricature du faux prêtre… qui ne vise le paradoxe, la surprise ou l’allusion interdite. Si l’identité du discours humoristique est assez facile à établir, n’allez pas trop vite conclure à son incohérence : les techniques humoristiques sont bien organisées et le rayon des manuels du contrepet, le département des anthologies du nonsense, de même que les catalogues du coaching et des écoles du rire sont loin d’être vides ou déserts.

En quoi est-il donc spécifique, ce discours qui provoque le sourire ? Voire le rire qui, selon le neurologue Henri Rubinstein, est “une forme de jogging stimulant les muscles et permettant de renouveler l’air qui stagne au fond de nos poumons. Le rire agit jusque dans notre cerveau, où il encourage la libération d’hormones clés, comme les endorphines…

Ici, Ernst Cassirer nous appelle à l’ordre : après avoir identifié un discours spécifique, testé sa cohérence interne et ses rapports avec les autres discours, il revient de mesurer le degré de réfraction dudit discours, dans sa représentation du monde. En l’espèce, le propos humoristique ne cherche pas tant à établir une représentation du monde et à la proposer à notre connaissance, qu’à nous donner une représentation éclairante… des autres discours ! Par définition, l’humour est un discours qui démonte les discours pour nous éclairer sur notre fonctionnement, notre liberté de pensée. Et Josiane de conclure : “ça me fait penser au conte d’Andersen où c’est un enfant de la rue -un humoriste, comme tu dis- qui claironne devant la foule que “le Roi est nu !”. Ce qui était vrai !”

Les sanglots longs des violons…

Le chameau qui n’a plus de dents, / Ce soir, n’est pas content. / Il est allé chez le dentiste, / Un homme noir et triste, / Et le dentiste lui a dit / Que ses soins n’étaient pas pour lui. / Tas de salauds, qu’il dit le chameau, / Vous êtes venus parmi mes sables / Avec des airs peu aimables, / Des airs de désert, bien sûr, / Aussi sûrs que les pommes sures. / Vous m’avez mis une selle, / Vous m’avez chevauché surmontés d’une ombrelle, / Et va te faire foutre, / Si j’ai mal aux dents / -Mais puisque tu n’as plus de dents !…

Quelquefois cocasse ou satirique, comme ici, un poème constitue une forme discursive à part entière. Le discours poétique a ceci de commun avec le discours scientifique que c’est bel et bien une vision du monde qu’il nous propose, fût-elle individuelle. Dans un dispositif formel que l’on souhaitera adapté (pas d’ode parnassienne pour bercer bébé, pas de sonnets italiens pour être mis en musique par les Ramones et pas de Prévert pour Hugo), le poème se veut passerelle entre nous et le monde, un accélérateur cognitif vers une appréhension de notre environnement que nous ne pourrons décrire en termes rationnels. Voilà donc un discours identifié, distinct des autres manières, formellement cohérent et volontairement éclairant sur ce qui est, l’Etant (“Voire le lac, vu que l’année à peine a fini sa carrière“, ironise Josiane, qui n’a pas fini de nous surprendre).

Amen…

Jésus dit à ses disciples : “Je vous l dis en vérité, un riche entrera difficilement dans le royaume des cieux. Je vous le dis encore, il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu.” Les disciples, ayant entendu cela, furent très étonnés et dirent : “Qui peut donc être sauvé ?”

S’il est une forme de discours qui prétend bien représenter le monde, c’est bien le discours religieux ! La question à poser, c’est évidemment : quel monde ? L’intention est-elle vraiment d’éclairer l’appropriation de notre environnement au départ d’une narration que, selon les options, les uns croirons littérale et les autres symbolique. Pour les croyants, oui : la narration religieuse décrit le monde augmenté de sa dimension spirituelle, une réalité augmentée.

Pour les non-croyants, les mythes fondateurs des différentes religions ont leur charme -l’homme est l’homme par sa capacité symbolisante- et c’est plutôt l’usage abusif du discours religieux comme outil d’influence ou comme argument d’autorité qui pose problème. Les “abuseurs d’âme” ne manquent pas en effet, qui œuvrent à prendre en otage la raison de tout un chacun en instrumentalisant le propos religieux. Tous les dispositifs sont alors mis en œuvre, du discours pseudo-scientifique à la fiction la plus débridée.

Mais il ne s’agit pas là du discours religieux à proprement parler qui, lui, est souvent bien cohérent, articulé sur une narration centrale et intègre explications du monde, poésie narrative, fictions didactiques, humour constructif, paradoxes révélateurs et d’autres dispositifs encore : c’est un peu le stoemp de la cognition. “Il doit y avoir une raison à ça, non ?” demande Josiane.

A Elbereth Gilthoniel…

Dans un trou vivait un hobbit. Ce n’était pas un trou déplaisant, sale et humide, rempli de bouts de vers et d’une atmosphère suintante, non plus qu’un trou sec, sablonneux, sans rien pour s’asseoir ni sur quoi manger : c’était un trou de hobbit, ce qui implique le confort. Il avait une porte tout à fait ronde comme un hublot, peinte en vert, avec un bouton de cuivre jaune bien brillant, exactement au centre.

Prendre connaissance du monde au travers d’une représentation cohérente, ce n’est plus vraiment une nouveauté pour nous : la science, la religion, on connaît. Par contre, prendre connaissance du monde à travers une représentation qui annonce elle-même ne pas dire le vrai, c’est du neuf ! La fiction ne raconte pas le vrai monde et elle nous demande de la croire quand elle évoque un monde irréel. Après Horace et Shakespeare, c’est l’anglais Coleridge qui, en 1817, dans sa Biographia Literaria, explique comment la chose est possible : “le but étant de puiser au fond de notre nature intime une humanité aussi bien qu’une vraisemblance que nous transférerions à ces créatures de l’imagination, de qualité suffisante pour frapper de suspension, ponctuellement et délibérément, l’incrédulité, ce qui est le propre de la foi poétique.” Cette suspension consentie de l’incrédulité, nous permet de plonger (presque) nus dans une histoire, d’y faire les identifications nécessaires à nos émotions et d’en ressortir augmentés de l’expérience “vécue” dans la fiction. Discours cohérent, distinct des autres formes symboliques et faussement réfractant. Que du bonheur !

Le Tao que l’on peut dire n’est pas le Tao pour toujours…

Le chas passe dans le chameau quand la Lune est pleine.

Là où l’humour secouait les zygomatiques avec des effets de surprise ou des contrastes qui faisaient référence à du connu, aux seules fins de nous faire rire et réfléchir à ces discours que l’on nous tient, le discours paradoxal force et viole notre entendement, il nous arrache au connu pour créer le vertige et obtenir une seule chose de nos facultés cognitives : les faire bosser. Pas de syllabus tout prêt, pas de grand mythe explicatif, rien de tout cela : le paradoxe est le Do-It-Yourself de la connaissance ! Aucune idée préconçue à laquelle se conformer, pas de modes de raisonnement préétablis, car il s’agit justement de jouer mentalement avec une impossibilité discursive et de les désamorcer, pour retrouver une délibération intérieure virginale, à tout le moins spontanée. Ce sont les kõans du zen.

La technique du paradoxe est également présente dans ces (science-)fictions où l’auteur nous promène un peu dans un monde dont la logique ne nous est pas étrangère, pour nous faire ensuite frôler le vide avec des situations jamais vues. Dans ce contexte, il est difficile de passer sous silence une autre utilisation du paradoxe, moins honorable. Psychologiquement, les dominants malsains et les pervers narcissiques (très à la mode !) usent et abusent d’injonctions contradictoires ou paradoxales afin de tétaniser leurs victimes. Orwell utilise également le paradoxe, qu’il pratique dans les slogans du pouvoir totalitaire de 1984 (“La guerre, c’est la paix, la liberté c’est l’esclavage, l’ignorance c’est la force.“) Les intentions de Big Brother, dans ce cas, ne sont peut-être pas si différentes.

Du bon côté de la Force, les discours paradoxaux abondent également, même dans les classiques de chez nous. Ainsi Pascal : “L’homme n’est ni ange, ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête.” Ainsi Proudhon : “La propriété, c’est le vol.

A chaque fois, de Pascal au Maître Zen en passant par le Pastafarisme, quel délicieux déménagement cérébral que de raisonner sans rationalité et de découvrir, au revers d’une phrase, l’intuition d’un monde qui, jusque-là, avançait masqué ! J’ai dit initiation, comme c’est bizarre… ?

Miroir, dis-moi si je suis la plus belle

Ici, pas d’extrait : les exemples, vous les avez déjà en tête. Le sociologue Gérald Bronner souligne que, vu la masse saturée d’informations qui nous sollicite, nous avons désormais la capacité de trouver -non pas, l’information pertinente qui pourrait nous contredire et nous faire réfléchir- mais l’information qui confirme ce que nous pensions déjà, vraie ou fake. Le commentaire vaut pour les conspirationnistes, les ados boutonneux comme pour chacun d’entre nous, qui “avons vu sur l’Internet que…” L’idée préconçue est dans ce cas chez nous et notre pensée n’en est pas libre -loin de là- et pire encore : nous nous imposons une limitation de la connaissance du monde en usant de procédés opaques, de discours peu éclairants, qu’en d’autres circonstances nous dénoncerions chez les pires des populistes.

Le doute méthodique appliqué à soi-même n’est, dans ce cas, pas un exercice masturbatoire. En effet, quoi de plus normal que de chercher dans les phénomènes, dans ce que je constate autour de moi, une validation de ce que je pense sainement ? Reste que… je ne pense pas toujours sainement et mon introspection, quelle qu’elle soit (psychologique, philosophique, alimentaire, ludique…) peut être morbide. “Allo, monsieur Diel ?

Dès lors, comment faire au quotidien, si ce n’est se méfier des pensées (et de leurs confirmations) qui font trop plaisir

Alors, heureuse ?

Le suspense était-il intolérable ! Vous avez trépigné, vous vouliez savoir si vous étiez des bons philosophes selon l’ami Ernest Cassirer : aviez-vous, pour chaque exemple, bien identifié la forme symbolique utilisée, le discours organisé au départ de mots, pour vous représenter un objet du monde (en l’espèce, Momo le Chameau) ?

Autre chose reste donc ensuite de tester sa cohérence interne puis d’évaluer son degré de réfraction : quel est le degré de transparence (volontaire ?) de la “couche cognitive” que ce discours construit entre vous et les objets qui constituent ce monde dont vous ne pouvez prendre connaissance immédiatement ? Jacques Dufresne parle de connaissance médiate (impossibilité de connaître sans passer par des représentations) et Edgard Morin en remet une couche quand il nous démontre combien le monde est trop complexe pour notre seul entendement. Dans le discours religieux également, souvenez-vous, nos ancêtres Eve et Adam sont chassés du paradis (en d’autres termes : le monde sans question, le mystère sans angoisse) parce qu’ils prétendaient accéder à la connaissance du bien et du mal… sans d’abord bosser un petit peu sur eux-mêmes !

Vous êtes maintenant surentraînés : vous sentez-vous enfin de vrais CRACs, des Citoyens Responsables, Actifs et Critiques (s’est ajouté par la suite le S de Solidaires) ? La méthode Cassirer est-elle plus claire pour vous, aujourd’hui ?

Comment faire pour savoir ? Comment savoir pour faire ?

Josiane nous revient avec du café et des biscuits : “Si je comprends bien. Toutes les histoires qu’on me raconte -celles que j’écoute, en tout cas- c’est comme dans le magasin d’à Robert, qui vend des lunettes : je choisis les montures que je veux, tant que les verres ont la bonne dioptrie, comme y dit. Le but, c’est d’y voir clair et, si je vais jardiner, d’avoir des verres un peu fumés pour ne pas être éblouie par le soleil. Tu prends du sucre ?

Comme le souligne Arnaud Jamin sur DIACRITIK.COM, c’est là qu’il faut sortir Heidegger de sa poche, au risque que beaucoup s’enfuient. Pourtant le voilà au mieux de sa forme dans Méditation où il évoque le danger des certitudes rationnelles, sa méditation pouvant s’appliquer à toute forme de discours que l’on ne questionnerait pas :

Partout où l’on prétend que tout est possible et réalisable, partout où l’on dispose par conséquent d’une explication toute prête pour quoi que ce soit, le pourquoi a définitivement donné congé à son essence, c’est-à-dire à ce qui consacre, dans sa dignité de question, la chose la plus digne de question qui soit. Au pourquoi et au questionnement essentiel se substitue une croyance aveugle, celle de posséder par avance et intégralement toutes les réponses, une croyance à la rationalité pure et simple, et à la possibilité, pour l’homme, d’en être absolument maître. Mais se réclamer rationnellement de l’étant, lui-même pensé et poursuivi rationnellement, c’est devenir foncièrement étranger à l’Être — c’est la fin de l’homme complètement hominisé.

Martin Heidegger, contemporain de Cassirer (ils n’étaient pas copains), est très secourable, dès l’instant où on réalise combien les discours dans lesquels nous nageons nous empêchent d’exercer notre puissance d’être humain et où la paresse nous amène parfois à adopter un discours unique sans le questionner, sans poser la question du pourquoi.

Si je questionne une vérité, un argument d’autorité, une incitation affective ou même une intuition, ce n’est pas que je l’annule ou la censure (auto-cancel culture ?) mais bien que je m’efforce d’élucider de son influence sur ma pensée, mon comportement.

Le Graal pour le prix d’un pèle-patates !
© Castor

Josiane nous revient avec l’apéritif, des chips et des tronçons de carottes : “Si je comprends bien… je résume : parce qu’on est des femmes et des hommes, on a besoin de se raconter des histoires pour comprendre ce qui nous entoure. Pour mieux se le représenter. Quand on le fait soi-même, faut faire attention à ne pas trop se faire plaisir, et quand on écoute les autres (ou les livres ou les Témoins de Jéhovah ou le Journal parlé, etc.), il faut toujours se demander à qui profite le crime ? Du coup, on est moins bièsse et on choisit vraiment soi-même ce qu’on choisit. Ça me convient et, finalement, la Vérité, c’est la vérité qui me convient…

Josiane a tout compris et Cassirer est satisfait de sa conclusion. Reste la question de la Vérité que notre bonne amie a soulevée. Cassirer et ses camarades de classe vivaient à une époque où le Graal de la philosophie n’était plus de définir ce qui était réel (vrai) dans l’absolu, l’Etre, faute d’y avoir accès avec nos petits moyens cognitifs. Avec eux, le centre de gravité de la recherche philosophique s’est déplacé vers le comment, vers cet ensemble dynamique, le fameux Dasein, constitué par chacun (vous et moi, y compris Josiane) et de sa manière de s’approprier le monde. Vaste programme !

A son époque, Spinoza affirmait que nous avons tous “une idée vraie“, mais que cette vérité était au centre de nous et que le travail d’hominisation passait par l’élimination des préjugés, des motivations superficielles, des envies (à savoir, le contraire des besoins) comme l’envie de richesses, de chameaux, de reconnaissance sociale, de pouvoir : autant de fausses motivations pour nos comportements. Le travail consistait pour lui à se défaire de ces imageries (représentations) comme on pèle les différentes couches d’un oignon, jusqu’à arriver au cœur de la chose : l’idée vraie qui nous permet de ressentir spontanément ce qui est bon pour nous (satisfaisant) et ce qui est mauvais (insatisfaisant).

Dans ce sens, la méthode de Cassirer peut certainement nous aider à élucider notre délibération… “en nous pelant l’oignon“, plaisanterait Spinoza (Josiane adore l’idée), jusqu’à pratiquer une pensée libre. Cassirer a passé son temps à triturer les discours, les formes symboliques, jouissant à chaque découverte de la Joie d’appartenir à l’humanité qui les a générés. Il ne cherchait pas de vérité première mais, comme un alchimiste, il s’est vu transmuté par le fait même de son travail.

Voilà peut-être la clef : quand on s’y intéresse avec l’esprit clair, tous les discours sont initiatiques, ils sont délicieusement révélateurs de ce dont nous sommes capables de créer, nous, les humains. Sans exclusive, car “toutes les pierres sont bonnes à tailler“, comme dit Josiane. Et c’est en y travaillant que nous pourrons passer de l’impératif “Cela est, alors tu dois” au prometteur : “Fais, alors tu vois.

Patrick THONART

  • Je sais qu’il n’y a pas de chameau dans l’exemple donné pour le discours fictionnel ; c’était pour voir si vous faisiez attention…

Plus d’opinions à débattre…

THONART : Développez votre complexité personnelle grâce à wallonica.org (2020)

Temps de lecture : 31 minutes >

N’acceptez plus les ordres de votre patron sans cuisiner bio“, “Arrêtez de trop réfléchir, ça fatigue votre chien“, “Renouez avec votre chimpanzé intérieur“, “Et si vous tentiez l’empathie avec Djamel Olivier ?“, “Calculez votre budget ménage avec les Accords Toltèques“, “L’art taoïste de s’en foutre“, “Trouvez la clef de vos rêves dans le fond de votre sac“, “Mère dure, fille molle“, “Le pouvoir du moment absent“, “Comment se faire des ennemis“, “Dominé, dominant, dominus, dominici : réveillez votre enfant intérieur avec l’histoire intime de Hildegarde von Bingen“, “Comment le toucher rectal indien m’a sauvé de la noyade : un témoignage“, “Affinez votre Camembert avec le Tarot normand“, “La vérité sur vos angoisses véganes grâce aux soupes amazoniennes“, “J’ai entendu Jésus sans mon Sonotone“, “Entrez en résilience avec Aimé Forecoeur“…

Parce que, depuis la mort éprouvante de son cuisinier privé, le docteur Bob Pierceheart est un adepte du développement personnel, il a souhaité faire de ce livre un guide pratique à destination des dépressifs pour dire NON à la déprime, à la morosité et à la spirale du négatif ; OUI au positif, à la joie, à l’acceptation de soi et à la réussite. Il nous offre ici un manuel pratique et militant, de bonne humeur et d’esprit positif, qu’il résume lui-même sous cette formule : “aime-toi et ton chien t’aimera

Cherchez l’erreur. Il y en a peu. Ces titres d’ouvrages de développement personnel existent tous, à quelques mots près ; la petite présentation marketing est un copier-coller à peine maquillé de la quatrième de couverture d’un livre actuellement très commenté sur les réseaux sociaux. Le drame du cuisinier est authentique. En effet, Shirley MacLaine commence son Out on a Limb (1983) en expliquant combien, survenue dans une de ses villas de la côte californienne, le décès de son cuisinier personnel a motivé l’entrée de l’actrice et danseuse dans la spiritualité New Age : “la mort d’un homme si bon était impossible, c’est bien la preuve qu’il survit aujourd’hui quelque part“. No comment.

Est-ce à dire que le développement personnel est une discipline de charlatans ? Bien sûr que oui ! Bien entendu que non ! Chacun d’entre nous cherche à s’améliorer, à marcher debout avec ses cicatrices et à ressentir la joie de vivre. Montaigne nous invite à sagement essayer d’être à propos ; Nietzche nous recommande d’exercer notre puissance librement, dans toute la force de notre vraie nature ; Paul Diel nous enjoint de ressentir toute la beauté d’une vie où nous sommes satisfaits de l’accord entre ce que nous pensons de nous-même et notre activité réelle. Hors de là, point de salut : le bonheur n’est pas un dû, il naît d’un travail sur soi.

Reste que, là où chacun vit un questionnement, les marchands du temple voient un marché juteux. Dans les librairies, installé à côté des rayons “Philo”, Psycho” ou “Esotérisme”, le rayon “Développement personnel” profite abondamment du pouvoir d’attraction de ses voisins. Le plus trivial des conseils de vie, une fois bien conditionné dans un livre aux chapitres pré-formatés, à la charte graphique pré-formatée, à la préface pré-formatée et à la quatrième de couverture pré-formatée, peut devenir un docte message qui va permettre à l’acquéreur.euse (sic) du livre ainsi conditionné pour la vente…

      • de se référer aux propos de l’auteur dans les discussions de salon ;
      • de participer à des stages payants organisés par le même auteur ;
      • d’attendre de pouvoir acheter l’opus suivant dudit gourou.

Triste caricature d’une triste situation où -et c’est dommage- les vrais inspirateurs, les coaches sérieux et les formateurs engagés le disputent à rien d’autre que de vulgaires vendeurs d’indulgences. Le procédé est connu et il a fait la fortune de l’Église : si tu ne peux gagner ton pain à la sueur de ton front (en d’autres termes, travailler à ton bien-être par toi-même), achète ton paradis en portant la main au portefeuille.

Indulgences : terme qui, à l’origine, désignait la remise d’une pénitence publique imposée par l’Église, pour une durée déterminée, après le pardon des péchés. À la suite d’une lente élaboration, la notion d’indulgence en est venue à signifier aujourd’hui une intercession particulière auprès de Dieu accordée par l’Église en vue de la rémission totale ou partielle de la réparation (ou peine temporelle) qu’on doit acquitter pour les péchés déjà pardonnés. Cet acte de l’Église repose sur le dogme de la « communion des saints », lui-même fondé sur les mérites infinis du Christ mort et ressuscité pour tous. Expression de la solidarité profonde qui lie les croyants en Christ, les indulgences sont aussi une des manifestations de la pénitence exigée de tout pécheur. Longtemps tarifées, pratique qui s’explique par leur sens originel, elles ont été parfois l’objet de trafics contre lesquels s’est élevé en particulier Luther et contre lesquels le concile de Trente a pris des mesures. [UNIVERSALIS.FR]

Acheter n’importe quel livre de développement personnel n’est pas la clef du bonheur, en acheter deux non plus. Lire n’importe quel livre de développement personnel n’est pas la clef de l’ataraxie, en lire deux non plus. Participer à n’importe quel stage de développement personnel n’est pas la clef de la sagesse, participer aux stages suivants non plus. Dans tous ces cas, chercher son bien-être dans un système extérieur à soi, en se conformant à des règles établies par un tiers et ce, à titre onéreux, n’est pas la solution. Ça se saurait ! Sauf que…

© la-commanderie.be

Sauf que tout est bon dans le cochon : nous sommes des êtres doués de raison et nous sommes capables de faire flèche de tout bois, quand il s’agit de nous construire, de lutter contre notre ignorance ou notre aveuglement affectif, d’épanouir ces forces qui dorment encore dans nos muscles ankylosés. Si le but n’est pas de trouver La Vérité mais simplement de pratiquer une vérité qui nous convienne sincèrement, que nous éprouverons dans nos actions, alors n’importe quel ouvrage peut offrir l’étincelle qui fait du bien : “on n’sait jamais“, comme disait Josiane. La qualité de ces objets déclencheurs sur lesquels nous exerçons notre réflexion est alors un choix de vie, ainsi que le traduisait Vladimir Jankélévitch :

On peut vivre sans philosophie, mais pas si bien.


La preuve par cinq

Le lecteur attentif l’aura remarqué. Cette introduction est rédigée autant comme un article de blog rusé que comme l’introduction d’un manuel de développement personnel : cherchez la parenté ! Nos intentions étant pures chez wallonica.org, la convergence n’est que formelle, bien entendu. Nous faisons confiance à la sérendipité ici aussi : quel que soit le phénomène rencontré, il y a toujours matière à travail… sur soi.

Alors, rions un brin et improvisons un manuel de mieux-vivre alladéveloppement personnel“. Le nôtre proposera 5 thèmes de développement qui, bien travaillés, devraient permettre à chacun de moins préjuger et de plus expérimenter : mieux vivre face à la complexité du monde est à ce prix.

Les thèmes sont :

      1. Fermez la TSF !” ou Comment se libérer de la pression extérieure ;
      2. Abandonnez l’essentiel !” ou Comment se débarrasser des idées totalisantes;
      3. Soyez en forme sans les formes !” ou Comment arrêter de vouloir être conforme ;
      4. Goûtez aux plaisirs des sentes !” ou Comment trouver la force dans l’apaisement ;
      5. Ne butinez que les fleurs !” ou Comment la qualité fait gagner du temps.

Le format est nécessairement constant : une introduction explicative (avec illustrations) ; un mantra ; des travaux pratiques et, en bonus, comment utiliser wallonica.org pour optimiser le travail fait.

Prêts à savoir pourquoi vous avez raison de vouloir vous abonner à la lettre d’information hebdo de wallonica.org ? On y va !

Petit baratin d’intro ? “Connu depuis la nuit des temps, le protocole des cinq accords encyclopédiques peut vous aider à améliorer votre transit, à retrouver l’être aimé ou à contacter un plombier le dimanche…“. Plus sérieusement, nous avons tenté de synthétiser ici les cinq grandes actions qui, à notre sens, amènent à penser plus librement, à mieux nous autoriser notre propre complexité et, partant, à mieux cohabiter avec nos frères humains. La progression des exercices est voulue et mène à l’acte suprême : s’abonner à la lettre d’information de wallonica.org. Mais, commençons par le commencement…

1. Fermez la TSF !

1.a. Comment se libérer de la pression extérieure ?

Aujourd’hui, l’abondance d’infos est moins dangereuse par la quantité des informations disponibles (ça, ce n’est plus un scoop depuis un certain temps) que par le fait que “chacun peut trouver trop facilement les informations qui confirment ce qu’il/elle pensait déjà“, insiste le sociologue Gérald Bronner, spécialiste des croyances :

A la boîte de Pandore informative, s’ajoute une évolution qui avait déjà été prédite par Bill Gates dans les années nonante, quand il annonçait les configurations client/serveur : non contents de laisser proliférer les informations de toutes natures, l’homme les laisse aux mains des géants de l’Internet, stockées sur leurs serveurs, et chacun y accède désormais par l’intermédiaire d’un terminal, lieu de passage presque vierge de données. Or, ce terminal n’est autre que notre smartphone et il est… dans notre poche.

Prolifération des données plus proximité intime du terminal d’accès plus modélisation des échanges via réseaux sociaux (“j’aime”, “j’aime pas”, “je partage”…), la formule est explosive et force est de constater, quand on regarde nos frères humains (pas que les ados !) qu’ils passent plus de temps à réagir aux notifications de leurs réseaux sociaux, qu’à réfléchir activement et à publier des informations raisonnées sur des sujets qu’ils maîtrisent. Il est loin le temps des TSF (Transmission Sans Fil : la DAB de nos grands-parents) où la famille choisissait de rester groupée devant le poste radio, à écouter Orson Welles jouer la Guerre des mondes avec des bruitages de casseroles ou Signé Furax, selon l’heure et le continent…

© Gabriela Manzoni

Les Cassandres parmi nous pourraient considérer que, non seulement nous vivons maintenant dans une culture de quatrième de couverture, mais que nous devenons de plus en plus passifs et constamment en attente du stimulus suivant : une notification électronique. Debord aurait-il eu raison en 1967 dans La Société du Spectacle ? Alexander Bard et Jan Söderqvist auraient-ils eu raison de rempiler sur le même sujet avec Les Netocrates (2008) en annonçant le remplacement du prolétariat par le consomtariat, une exigence du Capital qui passe par une nécessaire standardisation des comportements que l’on voudra les plus passifs possible.

Or, la dispersion de l’attention, la dépendance envers les stimuli extérieurs et la passivité ne sont pas vraiment des facteurs de densité personnelle, de bien-être et d’épanouissement. Que faire alors ?

1.b. Mantra

Je me libère de la pression des réseaux,
Je choisis avec soin mes abonnements FaceBook,
Je règle mon téléphone sur silencieux,
Et je jouis de l’info vraiment utile.. pour moi.

1.c. Travaux pratiques

Prendre son smartphone, le régler sur silencieux et le déposer sur une commode située à au moins 1,5 mètre, pour éviter la contamination. Vaquer à toute occupation ne nécessitant pas l’usage dudit smartphone pendant 1 heure, dans un premier temps. Des picotements nerveux peuvent se faire sentir après 15 minutes et plusieurs traces de contusion peuvent apparaître sur les mollets, suite aux collisions avec les tables basses et les chaises qui étaient dans le chemin alors que l’on se déplaçait en fixant intensément le smartphone silencieux pour voir si son écran s’allumait.

Reprendre le smartphone et ne consulter que les sms et appels en l’absence. Les traiter puis reposer le smartphone au même endroit en quittant la pièce pendant 15 autres minutes. Se rappeler que l’on a deux adolescents qui ont peut-être envoyé un message urgent sur Instagram, application que l’on n’utilise soi-même jamais. Rentrer dans la pièce en trombe, marcher sur le chat et constater qu’aucune notification n’est affichée sur l’écran d’accueil. Se rappeler que, pour l’exercice, on a désactivé toutes les notifications et vérifier l’application Instagram pour constater que les enfants vivent bien sans nous.

Reposer le smartphone sur la commode, enfiler son trench et refermer la porte derrière soi en évitant de coincer la queue du chat. Descendre en ville, s’asseoir à une terrasse avec des amis. Ne constater qu’au coucher du soleil que l’on vient de passer 3h57 à parler philo. Rentrer chez soi, mettre le smartphone en charge puis s’apercevoir qu’il n’y a toujours personne qui a appelé. Attendre une heure de plus avant d’ouvrir Messenger…

1.d. Consigne wallonica.org

S’abonner à la page FaceBook de wallonica.org, suivre son compte Twitter et visionner les playlists de sa chaine YouTube… de temps en temps.


2. Abandonnez l’essentiel !

2.a. Comment se débarrasser des idées totalisantes ?
BRANCUSI, La muse endormie (1910)

La nuit, tous les chats sont gris. Le problème, c’est de savoir pourquoi ils boivent.” La boutade est ancienne mais elle reste exemplaire d’un mode de pensée toxique : la généralisation.

Pensons un brin. La beauté unique de La muse endormie de Brancusi, par exemple, tient à la pureté de la forme créée : le sculpteur n’a livré que les lignes simples et sobres de l’idée de “muse”. Qui pourra donner un prénom à cette femme (mais est-ce même une femme ?) ou même imaginer sa date de naissance ? Les critiques parleront d’Art et se régaleront du tour de force : un mortel a réussi à représenter une idée pure. Comme chez Platon, puis chez Aristote, cette idée sublime de la Muse, ce modèle unique et universel, pourra se manifester ensuite dans de multiples avatars faits de chair et d’os, des muses d’artistes dont les noms réels figurent dans les biographies : Jeanne Duval pour Baudelaire, Dora pour Picasso, Gala pour Dali, bref, ces femmes qui ont inspiré tous ceux que la muse habite.

Ah, si la Vie était aussi facile que l’Art ! Quel confort que de penser au quotidien en termes absolus, simples et sublimes ; de parler du bien ou du mal sans devoir transiger ; quelle simplicité de Paradis perdu qu’une réflexion désincarnée sur l’existence, fondée sur des idées générales, voire sur des lieux communs ! “Les impérialistes sont des tigres de papier“, “Les francs-maçons dominent le monde, avec le soutien des Sages de Sion“, “Les Allemands sont militaristes“, “Les Chinois sont fourbes et mangent du riz : la constipation les rend méchants“, “Les femmes sont plus enclines aux changements d’humeur“, “Le sens de l’organisation est une valeur masculine“, “Si vous donnez un sandwich à un sans-abri, il vous engueule parce qu’il préfère de l’argent pour aller boire“… Vous en voulez d’autres : ils sont légions ! Et comment réagirez-vous quand la personne qui vous assène ce genre de généralisation voudra en plus regagner votre sympathie en ajoutant “qu’elle a plusieurs amis arabes” ?

Nous nous sommes compris : si c’est un réflexe naturel que de simplifier une situation pour pouvoir déduire le comportement à adopter, si c’est une méthode commune de désigner et de nommer les éléments d’un problème pour pouvoir en débattre, c’est par contre une preuve d’humanité (d’hominisation ?) que de s’interdire de généraliser (“si Jean-Pierre, mon garagiste, a cette opinion d’extrême-droite, tous les garagistes sont des fachos“) et de refuser d’essentialiser (“les femmes sont par nature des victimes et les hommes sont a priori des prédateurs“. Ces deux mouvements contre-nature de la pensée procèdent d’une hygiène méthodologique urgente ! Comme le commente Elisabeth Badinter (voir notre article L’existence précède l’essence… et lycée de Versailles) :

Armées d’une pensée binaire qui ignore le doute, elles se soucient peu de la ­recherche de la vérité, complexe et souvent difficile à cerner. À leurs yeux, les êtres humains sont tout bons ou tout mauvais. Les nuances n’existent plus. C’est le mythe de la pureté absolue qui domine.

© marieclaire.fr

La simplification est un réflexe de défense bien naturel face à la complexité d’un monde protéiforme, foisonnant et, à nos yeux, paradoxal. Soit. C’est d’ailleurs ce qu’ont compris les leaders populistes en offrant des visions simplifiées, voire platement binaires, de la société où nous devons vivre ensemble : “votez pour moi, tout sera plus simple sans les autres que nous !“. Or…

Rien n’est plus dangereux qu’une idée, quand on n’a qu’une idée.

Alain (1938)

Ernst CASSIRER enfonce d’ailleurs le clou en établissant combien la fabrication de représentations universelles est un réflexe humain (La philosophie des formes symboliques, 1923) et il avertit d’un danger inhérent à ce comportement mental : l’idée a spontanément tendance a être totalisante. Au quotidien, cela se traduit comme par : “j’ai trouvé une vérité qui me convient, je vais l’appliquer à toute ma lecture du monde“.

Un exemple ? Josiane, ma voisine, a un jour découvert (avec son psy freudien) qu’elle n’aimait que les hommes à moustache, comme son père. Quand elle a rencontré Jean-Pierre, elle a interprété sa faible libido au départ de cette idée : Jean-Pierre était glabre comme un nouveau-né. Eut-elle réussi à penser librement, en écartant ce préjugé sur son propre comportement, elle aurait pu entrevoir d’autres raisons à son manque d’allant au lit et trouver une solution avec un Jean-Pierre qui, le pauvre, s’est fait limoger comme un malpropre, sans autre forme de procès.

Ne pas généraliser pour interagir avec des humains plutôt qu’avec des “classes de gens”, ne pas essentialiser pour se laisser surprendre par les particularités de chacun et se méfier des explications définitives que nous nous servons, des idées totalisantes. Vaste programme !

Et ce n’est pas tout ! Les populistes ont compris le truc, nous en avons parlé, mais les développeurs personnels (coachés par leurs éditeurs, il faut le dire), les gourous mangeurs de graines et les influenceurs complotistes aussi. Généralisation ? Au vu des livres du rayon “Développement personnel”, des cd, dvd, des affiches de séminaires et autres partages sur les réseaux sociaux, une frange importante des auteurs du domaine mettent le pied dans notre porte en évoquant des causes générales, externes et concertées “quelque part”. En option : le “quelque part” peut être situé dans notre passé personnel, dans nos vécus, nos complexes et nos fantômes. Du coup, quand je vois “les gens”, “le Capital”, “votre petite enfance”, “ils” et “eux” sur une quatrième de couverture, je sors mon revolver !

Toujours préférer l’hypothèse de la connerie à celle du complot. La connerie est courante. Le complot exige un esprit rare.

Michel Rocard

Tous les auteurs de développement personnel ? Non ! Car un village peuplé d’irréductibles auteurs honnêtes résiste à la tentation de la simplification !” Il est bien entendu qu’il serait dangereusement généralisateur de condamner globalement les auteurs de ce rayon de librairie : il en est aussi beaucoup qui nous veulent du bien et qui mettent à notre disposition, avec intelligence, des pistes de réflexion, des “pierres à tailler”, des exercices de vie qui nous permettent de nous améliorer au quotidien. Peut-être seront-ils d’ailleurs également présents dans les rayons voisins, aux côtés des Montaigne, des Bakewell, des Morin, des Diel, des Nietzsche et autres Erri De Luca ?

Comment faire alors ? Comment raison garder ? Comment faire la part des choses entre le possible, le probable et le certain ? Comment désactiver notre tendance à remonter vers les idéaux, à nous fonder sur le sublime que nous visons, à simplifier abusivement le monde où nous vivons, comment revenir à une juste acceptation du mystère (“ce que l’on ne pourra expliquer“) et de la complexité. Comment éviter ces dérapages sans, au contraire, nous noyer dans l’affectif, l’impulsif ou la dispersion. Bref, comment rester à propos avec notre existence ?

Votre coach encyclo vous propose la méthode de détox mental du PFSP ! Souvenez-vous des maths de notre enfance : le PGCD (Plus Grand Commun Dénominateur), le PPCM (Plus Petit Commun Multiple), on en a mangé à tous les repas. Ici, le PFSP est le Premier Facteur Satisfaisant Partagé : si j’ai tendance à “trop réfléchir”, à “trop ruminer” et, ainsi, à laisser la porte ouverte pour les dérives mentales précitées, il peut être bon d’arrêter mon analyse d’une situation à la première cause qui soit sincèrement suffisante pour choisir un comportement qui me satisfasse et qui ne soit pas en désaccord avec mon environnement. CQFD.

2.b. Mantra

Je bannis de mes paroles :
“Eux”, “ils”, “on”, “toujours”, “jamais”, “les gens”.
J’arrête de définir en deux dimensions et
Je découvre la profondeur de la réalité.

2.c. Travaux pratiques

Entamer une conversation avec son garagiste sur un génocide récent. Découvrir qu’il s’appelle Jean-Pierre et qu’il vient de se faire plaquer par Josiane. Découvrir que la famille dudit garagiste a dû quitter son pays d’origine suite au conflit en question. Ecouter ses commentaires. Comparer avec la liste des responsables du conflit dressée à table, la veille, au Service Club régional.

S’étonner (intérieurement) du contraste entre, d’une part, les explications de la veille, impliquant l’ONU, les USA, le Président français, les Sages de Sion, Amazon, Bill Gates et FaceBook, et, d’autre part, le récit sobre et poignant de Jean-Pierre dont la première femme a été abattue devant la maison où ils venaient de s’installer au pays, là-bas. Rentrer chez soi après avoir serré très fort la main de Jean-Pierre. Prendre un double Dalwhinnie de décompression devant la fenêtre du jardin.

Choisir un autre génocide et se poser la question sur la meilleure manière de s’informer intelligemment à son propos, au-delà des informations publiées (ou non) par le Mécanisme international appelé à exercer les fonctions résiduelles des Tribunaux pénaux (ex-Tribunal pénal international). Surfer, lire et réfléchir un peu. Retenir uniquement ce qui sera utile au prochain souper du Service Club pour contrer pacifiquement les éventuelles généralisations. Se poser la question de l’utilité au quotidien de l’information collectée et effacer l’historique enregistré dans le navigateur. Jouer une part de UNO avec les enfants puis prendre un double Dalwhinnie de satisfaction devant la fenêtre du jardin.

2.d. Consigne wallonica.org

Visiter wallonica.org et faire une recherche sur les mots-clefs “jamais”, “toujours”, “les gens” et “à cause que”. Noter le nombre d’occurrence de chaque terme et constater avec satisfaction qu’il y en peu ou pas. Se réjouir que les éditeurs de ce blog encyclo fassent profession de ne pas proposer de généralisations abusives, voire de préférer exposer des points de vue contradictoires qui obligent le visiteur à réfléchir par lui-même et, partant, à améliorer son sens critique.

Constater avec bonheur qu’il y a zéro occurrence d’à cause que et que les mêmes éditeurs s’efforcent donc d’écrire ou de compiler en bon français et ont évité la formule “à cause que” qui est désuète et erronée en français moderne :

Cette locution conjonctive a appartenu à la langue classique. On la lit, entre autres, chez Pascal. Elle fut encore défendue par les grands lexicographes Bescherelle et Littré, qui estimaient qu’elle devait être conservée car elle avait pour elle l’appui de bons auteurs, comme Baudelaire ou Sand, mais elle était déjà considérée comme vieillie par la huitième édition du Dictionnaire de l’Académie française. Les auteurs qui l’utilisent encore à l’heure actuelle le font par affectation d’archaïsme ou de trivialité. On la rencontre ainsi dans le Voyage au bout de la nuit de Céline : « Ils s’épiaient entre eux comme des bêtes sans confiance souvent battues. […] Quand ils vous parlaient on évitait leur bouche à cause que le dedans des pauvres sent déjà la mort. » En dehors de ce type d’emploi, c’est parce que qu’il convient d’employer aujourd’hui. [ACADEMIE-FRANCAISE.FR]

Contacter le Ministère chargé de l’Éducation permanente et réclamer un subside pour l’asbl wallonica.org parce qu’ils le valent bien et que l’activité hebdomadaire des éditeurs du site illustre leur volonté de soutenir des Citoyens Responsables Actifs, Critiques et Solidaires (CRACS).


3. Soyez en forme sans les formes !

3.a. Comment arrêter de vouloir être conforme

Big Brother is watching you“, “Buvez, éliminez“, “Sieg Heil“, “Je ne vais quand même pas sortir en cheveux”, “Ce ne sera plus Noël, s’il n’y a pas de sapin“, “On dit un Orval“, “Il est interdit d’interdire“, “La vraie salade liégeoise, c’est avec de la doucette“, “Les bébés doivent dormir sur le dos“, “Depuis quand écrit-on Pâques sans accent circonflexe, donc ?” : ici également, la liste est longue des injonctions, des pressions sociales, des menaces ou des règles à suivre pour… être conforme. Et encore, dans ces différents exemples, l’injonction (quelle que soit sa pertinence, sa légèreté, sa gravité ou sa violence) vient de l’extérieur, de la pub, des tiers, du groupe, de l’Etat ou de la communauté. Or, nous sommes aussi capables de générer individuellement des règles privées que nous vivons comme collectives, voire universelles, règles que nous nous empressons de respecter, pour être conformes. A quoi ?

Un des exemples les plus terribles de la chose relève désormais de la psychiatrie (regardez autour de vous, vous comprendrez) :

Selon les statistiques, il y a une personne sur cinq qui est déséquilibrée. S’il y a 4 personnes autour de toi et qu’elles te semblent normales, c’est pas bon.

Jean-Claude van Damme

Et voilà que, aux côtés des anorexiques (“esprit pur et sublime, je ne suis pas limité.e par mon corps, je l’annule“) et des boulimiques (“par sécurité, je me réfugie dans mon corps dont la masse me protège“), est récemment apparue une nouvelle catégorie de maladie mentale, l’orthorexie ou manie compulsive de suivre des règles pour gérer son alimentation (à découvrir dans la dernière version de la nomenclature américaine des maladies mentales, la DSM-5 ou Diagnostic and Statistical Manuel of Mental Disorders). Ça sent le vécu, non ?

Combien de ‘posts’ sur FaceBook, combien d’articles dans les revues féminines… ou masculines, combien de hors-série des mêmes magazines ou de marronniers (ces articles sans intérêt nouveau que les journalistes en mal de copie ressortent toujours aux mêmes périodes : la minceur avant l’été, la franc-maçonnerie en juin, l’économie en septembre, la détox alimentaire après les fêtes…), combien de livres de développement personnel n’alignent pas également des injonctions alimentaires, hors desquelles point de salut : comment mesurer, régir, réguler, planifier, respecter, organiser votre alimentation… bref, comment serez-vous conforme à ce qui se fait, à ce qui doit se faire ?

Les problèmes commencent lorsque, au-delà du bon sens et de la simple hygiène alimentaire, les règles supplémentaires deviennent une condition sans laquelle une alimentation adaptée à la réalité quotidienne (“sorry, plus de carottes bio en rayon aujourd’hui“) n’est pas acceptée ou est source d’insatisfaction, voire de colère ou d’inhibition.

La bonne nouvelle du jour (“Orthorexiques de tous les pays, réjouissez-vous“), c’est qu’un autre profil problématique existe, qui ne rêve que de vous régenter : les orthorecteurs !

Il s’agit d’un néologisme wallonicien, rassurez-vous, mais je ne vous donne pas deux jours avant que vous ne puissiez l’utiliser. Les orthorexiques sont perpétuellement en mal de règles de vie, de régimes à suivre, de prescriptions médicales contraignantes, de justifications de leur comportement, d’auteurs qui confirment leurs choix (“does it ring a bell ?“) et ils sont, comme on dit, des oiseaux pour le chat face aux orthorecteurs. Ces derniers n’ont de cesse que de souligner auprès de leur entourage tout manquement à des règles qui souvent… n’existent pas. Ils rappellent à l’ordre, répètent ce qu’ils ont lu et que vous ne respectez pas, ils sont eux-mêmes un exemple (raide et sec) de ce qu’ils prônent, ils plombent votre deuxième apéro en parlant, par pur hasard, du cancer du foie de leur concierge…

Comment tout ceci est-il possible ? Pourquoi l’alimentation n’est-elle qu’un des domaines parmi tant d’autres où les exemples de ce mécanisme abondent ? Quel jeu à la Eric Berne (Des jeux et des hommes, 1984) se joue ici ? Quelle est la motivation des victimes ? Sur quoi le pouvoir des bourreaux est-il fondé ?

Plus l’oppresseur est vil, plus l’esclave est infâme.

La Harpe, cité par Chateaubriand

Souvenez-vous du thème de travail n°2 où vous avez appris à gérer votre fâcheuse tendance à préférer la simplicité des idées à la profusion de l’expérience. Nous sommes ici au cœur du problème : il est moins angoissant de se conformer à des règles (fussent-elles inventées ou suggérées par les marchands du temple : “vous serez un homme, un vrai, avec cette voiture…“) que de faire face à la réalité, de prendre des décisions et d’en avoir le retour d’expérience en direct. Sublimes que nous sommes, nous adorons faire un sans-faute. Mais au nom de quoi ? De quel inquisitrice, de quel Commandeur, de quelle institutrice, de quel boss, de quels voisins attendons-nous l’approbation ?

Le terrain est idéal, dès lors, pour tous les orthorecteurs de la terre, ravis de pouvoir nous régenter. Et il ne s’agit pas que d’esprits un peu dérangés : la volonté d’être conforme vous fait également embrayer sur les suggestions commerciales (qui sont légions) et consommer, consommer encore (revoilà le consomtariat de Bard et Söderqvist) pour atteindre le bonheur auquel vous avez droit (c’est “eux” qui le disent) :

C’est ici que le développement personnel commercialisé s’avère souvent insuffisant : vous aider à échapper à cet engrenage diabolique, vous proposer et vous coacher à respecter un nouveau cadre de références plus sain, plus joli, plus spirituel, plus bio-responsable (“Vous vous changez : changez de karma !“), c’est encore vous proposer d’être conforme… mais à d’autres règles.

Votre liberté de pensée, c’est notre proposition, ne peut s’accommoder d’un simple changement de dogme. Elle exige un réel sevrage de ce réflexe sécurisant du respect de règles personnelles, inventées ou suggérées : “avec mon certificat de conformité, je suis en sécurité !” C’est un travail quotidien (on n’a pas droit au bonheur -les seventies sont terminées- on y travaille et, un beau matin, on est heureux…). Un travail à l’aveugle ?

Faute d’être conforme à des règles, des codes de morale pré-établis ou des modèles de sainteté dictés par un grand barbu trônant dans le cloud, comment se repérer et savoir qu’on a pris la bonne décision ? Serez-vous surpris que j’invoque à nouveau un trio de pirates bien connu : Montaigne, Nietzsche et Diel ? Tous les trois vous invitent à être votre propre mesure, à ne viser qu’une seule chose : la sincère satisfaction, celle qui traduit votre à propos, l’harmonie entre vos désirs et les possibilités de leur réalisation offerte par le vaste monde. Diel va plus loin en affirmant que le sens de la vie est la satisfaction.

Voilà une suggestion qui implique un changement, un glissement, nécessaire à votre… développement personnel. L’énergie que vous dépensiez à être conforme, vous la consacrerez désormais à nettoyer votre image de vous-même et à l’ajuster à votre activité, vous la dédierez à ressentir combien chacune de vos décisions mène à des actions satisfaisantes pour vous, ou non. Alors, on s’entraîne ?

3.b. Mantra

Par-delà le Bien et le Mal dictés dans les manuels,
Mais dans le respect des lois écrites par les nations,
Je choisirai les décisions par lesquelles
Naîtra mon authentique satisfaction,
Puisque dans la faute est déjà la punition.

3.c. Travaux pratiques

Encoder dans votre moteur de recherche “recette-de-la-dinde-au-whisky-gag” et lire le texte sans faire attention aux fautes d’orthographe du blogueur qui l’a publié. S’amuser de la confusion grandissante du texte au fur et à mesure que le cuisinier boit le whisky en question. Ne pas respecter la recette mais prendre un whisky et improviser une omelette de Noël, à manger seul.e devant la TV puisque c’est votre ex-conjoint qui a les enfants cette année.

Réévaluer votre décision de divorcer qui, après tout, vous rend coupable de ne plus jamais offrir un “Noël en famille” à vos trois enfants. Sur le calepin de la cuisine, dresser la liste des choses qui font un vrai Noël en famille : le sapin qui perd ses aiguilles dans le tapis berbère dès le lendemain, la boîte de boules qui prend de la place dans la cave pendant toute l’année (avec la flèche que le chat a cassée l’année dernière), l’oncle machin qui est toujours bourré à l’apéro et raconte des histoires peu présentables devant les enfants, le budget apéro-entrée-repas-dessert-pousse-café qui nourrirait un autocar de boat people pendant un mois et la tension avec votre conjoint quand vous ramenez ensemble les plats en cuisine…

Mettez “La vie est belle” de Capra (1946) dans le lecteur DVD et répondez une fois pour toutes aux messages de votre frère qui gentiment essaie de vous égayer la soirée en partageant des photos de pubs et visuels impossibles aujourd’hui “Xmas Special” par Messenger. Verser une larme sur le souvenir du dernier Noël avec votre maman. Allumer votre gsm éteint depuis les travaux pratiques du thème de travail n°1. Lire les messages de vos enfants qui disent joyeusement combien ils se réjouissent de passer leur deuxième Noël de l’année près de vous, le lendemain. Etre content de la chaleur de leurs sms.

Sonner chez Josiane-du-palier-d’en-face qui n’a plus retrouvé d’amoureux depuis Jean-Pierre et l’inviter à finir la soirée avec vous. Ouvrir une deuxième bouteille de Chablis et trinquer aux Noëls des enfants perdus en regardant Star Wars 4-5-6 jusque tard dans la nuit, pendant que Josiane ronfle dans le divan, à côté de vous. Etre content d’avoir vécu un Noël différent qui fait du bien quand même.

Mettre un plaid sur Josiane et prendre une lampée de Liqueur du Suédois avant de vous endormir dans votre lit : c’est pour éviter la gueule de bois.

3.d. Consigne wallonica.org

Visiter wallonica.org et ne pas cliquer sur les articles encyclopédiques. Cliquer plutôt sur [Incontournables] et découvrez des articles sélectionnés par l’équipe sans aucune raison objective. Cliquer sur [Savoir-contempler] pour voir des reproductions d’œuvres d’arts visuels choisies par goût personnel par nos éditeurs. Ne pas être gêné de les découvrir sur l’Internet plutôt que dans un musée. En parler quand même à vos amis et/ou partager via les réseaux sociaux (il y a des boutons en marge gauche pour le faire). Cliquer ensuite sur [Savoir-écouter] pour découvrir une sélection purement subjective de pièces musicales et écouter paisiblement. Répéter l’opération avec une des autres catégories. Avoir bon, sans gêne aucune.


4. Goûtez aux plaisirs des sentes !

4.a. Comment trouver la force dans l’apaisement

Les sports extrêmes sont-ils source de bonheur extrême ? Nos copains qui, chaque année (sauf en 2020) prévoient de lancer une cordée au sommet du Mont-Blanc pour Noël, de se marier en sautant d’un bimoteur à Spa La Sauvenière, de rouler à 200 km/h sur l’autoroute E42 aux environs de Mons, de figurer dans le Guinness Book au chapitre “Les plus gros mangeurs de…” et de s’enfiler illico une deuxième portion de bodding bruxellois, de jouer avec Yves Teicher à celui qui interprétera le plus vite “Les yeux noirs“, voire de dire tout haut place du Marché (Liège, BE) que la Jupiler n’a jamais été à la hauteur de la Stella Artois (je parle d’un temps que les moins de vingt ans…) : tous ces flirteurs de la limite sont-ils vraiment fréquentables ?

Et puis, parlent-ils de “bonheur” quand ils racontent leurs exploits, entre la poire et le fromage ? J’entends plus souvent plaisir, j’entends émotion, j’entends amusement ou sensation… rarement bonheur, joie ou satisfaction. J’entends aussi tous ces préfixes hyperboliques (super-, méga-, ultra-, hypra-, over-, hyper– et, en veux-tu, en voilà…) qui donnent au plus banal des sauts à pieds joints des éclats de soleil levant sur l’Olympe (musique : Richard Strauss).

Nous y voilà : que Prométhée roule des mécaniques devant Hercule ou qu’Athéna se la joue grande dame devant Aphrodite, passe encore, c’est leur boulot de divinités mythologiques. Dans ce cas , l’exagération est didactique : grâce aux aventures caricaturales de ces créatures sublimes, nous apprenons à mieux identifier les méandres de notre propre personnalité (lire à ce propos : DIEL, Le symbolisme dans la mythologie grecque). Autre chose est de monter en slip sur le dos d’un cheval furieux ou de risquer l’hypothermie pendant un jogging autour du lac Baïkal par moins 45°… pour pouvoir le raconter à Jean-Pierre et Josiane (qui se sont remis ensemble) !

L’homme s’ennuie du plaisir reçu et préfère de bien loin le plaisir conquis.

Alain, Propos sur le bonheur

La belle et virile affaire que voilà, sur laquelle même nos moralistes les plus distingués semblent s’aventurer avec diligence. Pourtant, le toujours plus ne fait pas l’unanimité et est assimilé par plus d’un auteur à une compensation pour éjaculateurs précoces. Même le surhomme de Nietzsche ne se déploie pas dans l’extrême : il ouvre ses épaules dans une pensée enfin libérée des préjugés et des dogmes et, s’il mange le monde, c’est parce qu’il a arrêté de ruminer avec le troupeau. Rien d’extrême là-dedans.

A la barre : Epicure. Qui mieux que lui peut parler du plaisir : lui qui était malade et connaissait le poids de la souffrance physique, prônait la mesure dans les plaisirs, seul moyen d’en jouir pleinement. Plus précisément, il nous propose un Tétrapharmakon (Gr. “quadruple remède” ; texte à lire dans la belle édition des Lettres et Maximes par Marcel Conche chez PUF, 2003) où il recommande de :

      1. ne pas craindre les dieux car ils ne fréquentent pas les mêmes trottoirs que nous (traduisez : “il n’y a pas de destin“) ;
      2. laisser la mort en dehors de nos préoccupations puisque nous ne pouvons la concevoir (traduisez : “il n’y a pas d’urgence“) ;
      3. ne pas craindre la douleur par anticipation car, une fois réellement ressentie, elle est peu de chose (traduisez : “même pas peur“) ;
      4. abandonner l’idée que le plaisir peut être infini (traduisez : “toujours plus, à quoi bon ?“) .

Ce quatrième remède ne vient-il pas bien à propos, lorsqu’on explore les motivations de nos adeptes du jamais-assez-donc-toujours-plus ? Choisir entre, d’une part, une autoroute déserte où le fan de sports moteurs (homme ou femme : en voiture, Simone !) pourra pousser sa luxueuse voiture au-delà des vitesses autorisées et, d’autre part, un sentier forestier en fin de journée d’été indien, avec de bonnes chaussures, n’est-ce pas choisir entre un plaisir fort bref, voire stérile, et une saute de bien-être qui laissera ses traces dans le cœur et la chair ? Eh bien, à mon sens, la question est pourrie et partisane : je ne pourrais refuser le couvert à un.e ami.e qui choisirait la griserie de la vitesse (“Elk diertje z’n pleziertje !” comme disent nos voisins flamands ou, en bon français : “Chacun son truc“).

Reste qu’il ne s’agira pas de profiter du pousse-café pour essayer de me convaincre du bien-fondé de l’option “extrême” et que je serai surtout curieux de la satisfaction gagnée, de la paix d’âme résultante, de l’ataraxie savourée une fois l’acte commis. Rien à dire de plus sur le bon usage de l’extrême : nous laisserons à chacun ses convictions.

© tintin.com

C’est à ce moment que Jean-Pierre, plâtré jusqu’au nombril et le bras gauche décoré de broches externes (version : pont à arcs supérieurs de Chaudfontaine), tourne -un peu- la tête vers Josiane et marmonne : “Bvous boubvez bvous moquer mais fe fentiment de puiffanfe ! F’est fantaftique…“. Motard chevronné, il a dérapé l’été dernier en évitant un renard qui traversait une route boisée des environs de La Reid (près de la charmille du Haut-Marêt). Merci pour ce réflexe ‘vulpophile’ et merci pour l’explication. Un seul mot de Jean-Pierre et tout s’éclaire : pratiquer l’extrême, c’est éprouver de la puissance grâce à des conditions extérieures qui, par leur scénographie (“Je n’ai besoin de personne en Harley Davidson“), travestissent un simple moment de plaisir en une scène de puissance sublime, voire mythique ! L’Etna, c’est moi !

Votre coach encyclo vous propose dès lors de faire un choix de base : opterez vous pour l’affolement des sens généré par des conditions extérieures hypnotisantes ou pour l’apaisement des sentes où la marche régulière (c’est une image) laissera vos conditions intérieures s’ajuster et votre réelle puissance personnelle se déployer ?

4.b. Mantra

A la course, je préfère la marche et
A l’ecstasy, la joie d’être assouvi.

4.c. Travaux pratiques

Le dimanche matin, vous retourner vers votre partenaire et profiter de son sommeil pour lui annoncer mentalement que vous avez annulé la commande de 7 sauts à l’élastique au départ du viaduc de Beez, le samedi suivant. Poser sur sa table de chevet la réservation d’un gîte champêtre et le mail imprimé où son propriétaire confirme en avoir retiré toutes les revues de votre liste des publications “extrémisantes” (Cosmopolitan, Sports-Moteurs, Marie-Claire, Le Chasseur français, Lui, Playboy, Playgirl, SM-Mag, Business Week et… Femmes d’aujourd’hui, parce qu’on ne sait jamais). Déposer délicatement ses nouvelles chaussures de marche au pied du lit.

Entrouvrir la fenêtre du jardin, respirer la fraîcheur et reprendre une gorgée de votre café. Vous retourner vers votre partenaire et vous souvenir combien il était important de bien “prester” les premières fois où vous avez fait l’amour, un peu comme si l’amour de l’autre en dépendait. Sourire en vous remémorant combien c’était inhibant pour tous les deux et combien tout a été plus facile après que votre beau-fils ado ait lui-même parlé de ses inquiétudes sexuelles à table, devant vous deux, (beaux-)parents tout attendris que vous étiez.

Accrocher votre T-shirt de nuit sur le dossier de la chaise du bureau encombré, dans un coin de votre chambre (télétravail oblige), et revenir sous les draps. Soulever doucement le T-shirt de nuit de votre partenaire. Vous aimer jusqu’à ce que vous commenciez à avoir un peu faim. Manger puis faire la sieste (la conformité peut aussi avoir du bon : c’est dimanche).

4.d. Consigne wallonica.org

Revendre les encyclopédies Universalis et Britannica qui encombrent le grand bureau. Mettre l’argent gagné de côté pour vous offrir un bon resto à deux dès la fin du confinement. Remplacer le signet [WKPédia] de votre navigateur par un lien permanent vers wallonica.org. Utiliser le lien pour afficher les derniers parus ; en faire la page d’accueil de votre navigateur.

Par la pratique, découvrir que wallonica.org ne contient pas tous les savoirs, dans des articles rédigés par les meilleurs experts internationaux ; constater également que vous n’êtes pas toujours d’accord avec les prises de position affichées dans la Tribune libre, que cela vous fait réfléchir et chercher d’autres infos via les liens proposés. Vous en réjouir.


5. Ne butinez que les fleurs !

5.a. Comment la qualité fait gagner du temps
© humanite-biodiversite.fr

C’est dans son Novum Organum (1620) que Francis Bacon utilise l’araignée, la fourmi et l’abeille pour illustrer les différentes formes de pensée : “Les philosophes qui se sont mêlés de traiter des sciences se partageaient en deux classes, savoir : les empiriques et les dogmatiques. L’empirique, semblable à la fourmi, se contente d’amasser et de consommer ensuite ses provisions. Le dogmatique, tel que l’araignée, ourdit des toiles dont la matière est extraite de sa propre substance. L’abeille garde le milieu ; elle tire la matière première des fleurs des champs et des jardins ; puis, par un art qui lui est propre, elle la travaille et la digère. La vraie philosophie fait quelque chose de semblable ; elle ne se repose pas uniquement ni même principalement sur les forces naturelles de l’esprit humain, et cette matière qu’elle tire de l’histoire naturelle, elle ne la jette pas dans la mémoire telle qu’elle l’a puisée dans ces deux sources, mais après l’avoir aussi travaillée et digérée, elle la met en magasin. Ainsi notre plus grande ressource et celle dont nous devons tout espérer, c’est l’étroite alliance de ces deux facultés : l’expérimentale et la rationnelle…” (I, 95).

On n’est pas des bœufs” mais la tentation existe de jouer à la fourmi et d’amasser les savoirs en confondant stockage et connaissance, quantité et utilité. Or, forts de toutes nos sciences et nos données, ne nous sommes-nous pas retrouvés fort dépourvus lorsque la crise fut venue ? Pour paraphraser Desproges : “emmagasiner les savoirs, c’est comme se masturber avec une râpe à fromage ; beaucoup de souffrance pour peu de résultat“. Bref, à quoi bon savoir beaucoup si c’est pour connaître peu. La nuance est importante, qui n’a pas échappé à Bacon.

Se transformer en base de données sur pattes pour briller au Trivial Pursuit ou dans les jeux télévisés peut-il être un objectif de vie pour un citoyen responsable ? Est-il raisonnable de parier sur une mémoire organisée en listes et bibliothèques dans le seul espoir de rester critique face à la profusion d’informations qui est notre aquarium quotidien ? Et lorsque vient le besoin d’être actif et solidaire, sont-ce les savoirs purs qui peuvent guider notre expérience avec pertinence ? C’est du vécu : la réponse est clairement non.

L’araignée, de son côté, tisse sa toile avec sa propre matière, sortie de son fondement (allusion de Bacon lui-même, qui assimile la pensée médiévale à ce mode de fonctionnement, dogmatique et non-expérimental). Autiste-acrobate, prédatrice sans appétence, elle ne capturera que les mouches qui traverseront son périmètre. L’image est peu engageante et on voudrait que l’arachnide fasse preuve de plus de curiosité. Discourir en solo sur une vision du monde générée en solitaire n’est donc pas une option vivable pour des penseurs autres que les ermites et les HP diagnostiqués “Asperger”.

A l’inverse, aux yeux de Bacon, l’abeille, animal social s’il en est, a vraiment la cote. Comme lui, on voudrait nos concitoyens à son image, ne butinant que les fleurs mellifères et travaillant par devers elle pour disposer, le moment venu, du miel qui lui est utile : la connaissance est un savoir digéré, le résultat d’un travail personnel (“à la sueur de ton front” dit le mythe).

Alors… ? Notre réalité est complexe. La masse des informations d’où nous tirons au quotidien notre vision du monde est désormais trop énorme, elle nous submerge et, qui plus est, il est des professionnels qui gagnent leur vie en la falsifiant (“Jean-Jacques Crèvecoeur, sors de ce corps !”). C’est tous les jours une déferlante informationnelle qui pousserait facilement à l’orgie, à la boulimie de savoirs.

Etablir que la connaissance de chacun est le résultat d’un impératif travail de digestion est une chose mais, seul, on ne peut tout dévorer : notre raison n’y survivrait pas. Grande lectrice des Accords Mayas, l’abeille de Bacon entretient son développement personnel en butinant les fleurs… mellifères. A son exemple, peut-être pourrions-nous concentrer notre labeur quotidien sur les savoirs dont nous pouvons faire quelque chose. “A tout savoir, labeur est bon“, soit, mais le Gai Savoir nietzschéen -celui qui fonde notre jubilation devant la Vie- demande quand même une présélection critique. Les forestiers parmi nous connaissent la différence entre une bonne flambée de charme et un fugace feu de bouleau. Non, on ne fait pas bon feu de tout bois !

Quelles leçons en tirer ? Celui qui veut tout savoir est invité à refaire les exercices du thème 04 ; celle qui veut faire reconnaître son savoir par tous les diplômes possibles peut se replonger dans le thème 03 ; celui qui veut être initié au savoir suprême peut franchement se taper les entraînements du thème 02 ; celle qui veut faire savoir qu’elle sait tout ne perdrait rien à ce replonger dans le thème 01. Et tous en chœur, nous pouvons veiller à ne consommer notre temps de vie qu’avec des savoirs de qualité, que nous choisirons selon nos besoins réels, à condition qu’après un certain travail nous puissions en faire quelque chose dans notre quotidien… en faisant aussi confiance à la sérendipité.

5.b. Mantra

Que le crique me croque si je ne deviens pas un CRACS,
Je suis désormais Citoyen,
Je suis désormais Responsable,
Je suis désormais Actif,
Je suis désormais Critique et
Je suis désormais Solidaire !

5.c. Travaux pratiques

S’intéresser à un peintre wallon connu. Lancer une requête sur son nom dans votre moteur de recherche préféré. Ne pas consulter les trois premières pages et commencer à lire les résumés de sites à partir de la quatrième. Découvrir que le peintre en question aimait le vélo et que le fabricant de cycles qu’il affectionnait dans sa région avait le même nom que la buraliste dans Fellini Roma. Commander les dvd de Fellini Roma (1972) et de Satyricon (1969) à la médiathèque provinciale et s’amuser de la date du second film : une année érotique. Ressortir son intégrale Gainsbourg et penser à Jane Birkin. Vérifier en ligne s’il existe une intégrale Jane Birkin qui soit également disponible chez votre fournisseur de streaming musical. Se féliciter de ne pas avoir dû acheter cette intégrale en magasin vu la tentation irrésistible de demander à la caissière “Serge, es-tu là ?“. Apprécier l’humour de ladite caissière qui vous répond avec une grosse voix : “Oui, je suis ton père“. Faire une autre requête en ligne pour savoir pourquoi on parle de “toile de serge“. Boucler la boucle en visionnant les toiles proposées dans l’onglet [images] des réponses à votre première requête (celle du peintre). Changer la litière du chat et se servir un Dalwhinnie en branchant le lecteur dvd et en pensant au plaisir d’être cultivé mais que vos dimanches pourraient être plus exaltants si vous aviez déjà envie d’être lundi matin pour agir !

5.d. Consigne wallonica.org

Relire la consigne wallonica.org n°2 et vérifier si cela a donné quelque chose. A défaut, refaire…


Soyez complexe avec wallonica.org !

Fan de wallonica.org, notre invité spécial, le maire de Champignac, actuellement en stage de CNV (Communication Non-Violente) dans la région, aura le dernier mot : “Nageurs et nageuses de tous les pays, mouillez-vous ! Nous étions au bord du lac et, grâce au développement personnel honnête, nous avons fait un grand pas en avant. Reste que de vils gourous (coucou) nous guettent comme le prédateur guette sa proie du haut de l’épée de Damoclès qui menace l’édifice de notre société. Aussi dois-je vous dire en tant que votre maire et, partant, un peu votre père : dénichons ensemble les fourbes z-et les faussaires, comme ça les vrais serfs en seront bien gardés ! Car le danger est réel pour notre liberté individuelle, comme pour notre belle communauté humaine, de nous voir chacun entrer en servitude presque volontaire envers des idées totalisantes et contre toute raison.
Le développement personnel, oui, la servitude volontaire, non !
Aussi, moi, Gustave Labarbe, avec tous mes élus, je dis à tous les zélotes du développement personnel factice, en pointant un doigt de raison vers ces prédicateurs qu’ils couvrent d’un silence complice, voire d’un silence lourd de retentissements tapageurs, je demanderai : pourquoi désignes-tu la racaille qui est dans le clan du voisin et n’aperçois-tu pas l’apôtre qui est dans le tien ?
Dans ce contexte et parce qu’il ne l’est justement pas, je ne peux que soutenir ce manuel de savoir-vivre édité par wallonica.org et je vous confirme que me suis approprié la méthode wallonicienne jusque dans mon travail de maire !
Matin, midi et soir, l’obligation vespérale d’effectuer ces exercices matutinaux s’impose à moi, comme la sardine à l’huile. Dès potron-jacquet, je m’affaire et, d’abord, je me libère de la pression des influenceurs et autres lobbyistes (01) ; après quoi, j’explore les dossiers de mes administrés dans la réalité des faits, sans a priori (02) ; bien conscient des problèmes qu’ils rencontrent au quotidien, je sélectionne les bonnes solutions selon leur pertinence, pas selon les procédures (03) ; après-déjeuner, je descends sur la place de Champignac pour rencontrer mes villageois et, grâce à ma présence et mon entregent, je sens avec joie combien je peux les rassurer (04) ;  de retour à mon bureau, j’ouvre enfin le Journal et je n’y lis que les articles concernant les citoyens de Champignac, avec une exception : les violences policières dans la capitale, sujet qui peut influencer ma manière d’assurer paix et harmonie aux Champignaciens.
Il ne me reste qu’une chose à vous recommander : abonnez-vous à l’infolettre de wallonica.org et n’hésitez pas à contacter leur équipe pour leur proposer des contenus ou des améliorations de la méthode, voire à les soutenir financièrement !”


D’autres orateurs à la Tribune libre de wallonica.org ?

THONART : L’existence précède l’essence… et lycée de Versailles (2020)

Temps de lecture : 6 minutes >
Sartre sur la plage de Nida (Lituanie, 1965) © Antanas Sutkus

Merci Elisabeth (Badinter) ! Sans vraiment vous adresser à moi en direct (mais en quels cénacles serait-ce possible ?), vous avez offert une formulation limpide à un problème qui me tarabustait depuis fort longtemps, a fortiori depuis la lecture passionnante du livre de Wolfram Eilenberger, Le temps des magiciens (2019). Si vous n’avez donné aucune réponse à mes interrogations, vous m’avez aidé à formuler la question et n’est-ce pas là le rôle unique de l’intellectuel, comme le précisait Jürgen Habermas ?

Elisabeth Badinter © lepoint.fr

Que s’est-il donc passé ? Vedette d’une édition spéciale de La grande librairie à vous dédiée, vous présentez votre dernier livre et puis, plus loin, François Busnel embraie sur le féminisme, autre sujet sur lequel vous avez voix au chapitre. Le journaliste creuse habilement le sillon qui vous anime et aborde le néo-féminisme (c’est-à-dire le féminisme d’après #metoo) qui, manifestement, vous agace un peu. Et vous de verser votre pièce au débat [transcription LEJDD.FR] :

…Voilà trois ans que la déferlante MeToo a ouvert la voie à la parole des femmes. Elles ont pu dénoncer publiquement toutes les agressions sexuelles dont elles se disent victimes. Grâce à elles, la honte a changé de camp. Depuis lors, le néo­féminisme a durci le ton et les méthodes. On ne se contente pas des agressions, on ‘balance’ les agresseurs présumés. Ce faisant, les plus radicales qui se proclament activistes ont tourné le dos au féminisme d’avant MeToo. Elles ont déclaré la guerre des sexes, et pour gagner, tous les moyens sont bons, jusqu’à la destruction morale de l’adversaire.

Armées d’une pensée binaire qui ignore le doute, elles se soucient peu de la ­recherche de la vérité, complexe et souvent difficile à cerner. À leurs yeux, les êtres humains sont tout bons ou tout mauvais. Les nuances n’existent plus. C’est le mythe de la pureté absolue qui domine.

À ce premier dualisme s’en ajoute un ­second, tout aussi discutable : les femmes, quoi qu’il arrive, sont d’innocentes victimes -et bien souvent elles le sont, mais pas toujours-, les hommes, des prédateurs et agresseurs potentiels, y compris parfois à l’égard d’autres hommes. Ce qui autorise l’activiste Alice Coffin à déclarer : “Ne pas avoir de mari, ça m’expose plutôt à ne pas être violée, ne pas être tuée, ne pas être tabassée… Ça évite que mes enfants le soient aussi”. Et d’inviter les femmes à devenir lesbiennes et à se passer du regard des hommes.

En se fondant sur les statistiques des violences conjugales, on essentialise femmes et hommes dans des postures morales opposées : le bien et le mal, la victime et l’agresseur. Les perverses, les menteuses et les vengeresses n’existent pas. Il n’y a plus qu’à conclure au séparatisme, puisque l’homme est la plus dangereuse menace pour la femme… mais, quant à moi, je refuse d’essentialiser !

Je refuse d’essentialiser” : tout est dit et bien dit ! Ainsi que l’explique Géraldine Mosna-Savoye sur FRANCECULTURE.FR : “Essentialisation, c’est l’insulte suprême aujourd’hui, c’est le terme que j’ai l’impression d’entendre dès qu’on parle de genres, de sexes ou de races, et en général pour mettre fin au débat. Par définition, l’essentialisation est l’acte de réduire un individu à une seule de ses dimensions, ce qui suppose qu’il y a non seulement réduction d’un individu, mais qu’il y a l’idée de le faire malgré l’individu lui-même. Essentialiser, c’est donc poser une étiquette. Mais dans le terme d’essentialiser, il y a plus que l’étiquetage d’un seul individu (on essentialise peu une personne seule, pour elle-même). Dans essentialiser, on entend aussi la généralisation d’un trait naturel : essentialiser, c’est ramener l’individu à un donné stable (un sexe, une couleur de peau, par exemple), pour ensuite l’étendre à toute une catégorie partageant ce même donné, et établir, à partir de là, une hiérarchie entre différentes catégories. Tel le racisme.”

Elisabeth Badinter n’est pas le ‘quart d’une biesse’, dirait-on à Liège, et son engagement est ancien, constant et éclairé, que l’on soit d’accord ou non avec ses convictions. Donc, la voilà qui se fend, pour notre plus grand bénéfice, d’un avertissement portant sur la manière dont nous pouvons penser les choses : plutôt que de stigmatiser les deux camps d’un débat en étiquetant chacune des parties, sur la base de ce qui fait la dissension entre elles (ex. dans le débat sur la condition de la femme, Badinter se refuse à affirmer que tous les hommes sont ceci et que toutes les femmes sont cela par définition), il convient d’ouvrir la voie à une pensée dite ternaire, où les opposés sont dépassés pour permettre une solution partagée. Après tout, ce qui compte, dans ce débat comme dans les autres, c’est de continuer à vivre ensemble.

Soit. Fortuitement, cette volonté de ne pas essentialiser rejoint une querelle de philosophes bien plus ancienne, comme le raconte Géraldine Mosna-Savoye : “Quand j’étais en terminale et que j’ai découvert la philosophie, j’ai découvert presque dans le même temps ce qu’était l’essence et qu’il était de bon ton de la critiquer. Autrement dit, j’ai découvert en même temps : Aristote et Sartre. D’un côté, l’inventeur de l’essence comme substrat nécessaire, opposé au mouvement et aux accidents, et de l’autre, Sartre, pour qui les accidents et le mouvement comptaient plus que l’essence. D’un côté, le vieux philosophe qui essentialisait, et de l’autre, le contemporain qui faisait l’éloge de l’existence contre l’essence. Jamais je n’aurais fini une dissertation avec Aristote, ou Platon d’ailleurs, les rois de la nécessité et des substances unes et immuables, ça aurait été la honte, le contraire du « cool ». Ce qui était bien vu, en revanche, c’était d’achever sa troisième partie par les louanges du mouvement, de la multiplicité, de la diversité, par l’amour des reliefs, des incertitudes, des aléas de la vie.

© Clémentine Mélois

Souvenez-vous : Platon, Aristote et la bande des philosophes idéalistes qui les ont suivis ont passé leur temps (et le nôtre) à essayer d’établir ce qu’était l’Être et à y définir l’essence de toute chose, des idées, des modèles essentiels dont nous ne serions que des avatars : du concept “encyclopédie” stocké dans les nuages éternels, wallonica.org ne serait qu’une des incarnations possibles (mais non des moindres). Avantage : quelque part, il existe un ensemble de choses, de valeurs -voire de dieux- qui sont parfaits, primaux et immuables. Ma voisine Josiane adore : ça la tranquillise ! Inconvénient : nous passons notre vie à penser en termes de conformité à ces modèles.

Un exemple ? Qui a déjà réussi un Noël traditionnel, conforme à l’image d’Epinal que nous en avons et à laquelle nous essayions -jusqu’en 2019- de nous conformer, volontairement ou non ? Ca ne marche jamais : quand ce n’est pas la dinde qui est brûlée, c’est Tonton Alfred qui est complètement cuit…

Enfin le siècle dernier vint et, le premier chez nous, fit sentir dans les pensées une juste mesure” : fi de l’essence, c’est l’existence qui nous façonne (ce renversement est précisément le sujet du livre d’Eilenberger précité, qui analyse les années 1919-1929 pour quatre penseurs : Cassirer, Wittgenstein, Walter Benjamin et Heidegger). Finis les conformismes, nous sommes sujets premiers, originaux et, par nos actes, nous construisons notre individualité subjective dans un monde absurde. Sartre, qui n’en rate jamais une, insiste : “L’existence précède l’essence“. Bref, nous sommes seuls devant un ciel vide… alors, autant vivre heureux (dixit Camus).

La vie me semblait poignante, saturée de ce qu’on désigne par le terme de ‘souffrance’, alors qu’il s’agissait simplement des moyens détournés que prend la vie pour nous rendre uniques.

Jim Harrison, Dalva (1988)

En conclusion : l’essence ou l’existence, qui a gagné le match ? Sommes-nous tenus à l’imitation de modèles angéliques ? Est-ce quand on “se sent vivre” que l’on commence à le faire réellement ?

C’est bien le moment de revenir à la proposition d’Elisabeth Badinter : Aristote-Sartre = match nul, balle au centre. La philosophe ne déclarait-elle pas qu’elle “s’interdisait d’essentialiser“, insistant sur l’action de fonder ou non le débat sur l’essence. A Sartre, le verbe d’action, aux idéalistes, le substantif conceptuel. Captifs de l’ancienne philosophie, Sartre et les existentialistes ne restent-ils pas empêtrés dans les définitions de ce qui est ou n’est pas (comme l’illustre Clémentine Mélois) ? L’approche ternaire, en l’espèce, ne réside-t-elle pas en ceci : essentialiser et exister sont deux procédés de pensée qui nous sont tous deux disponibles, comme les deux pôles d’une ambivalence au coeur de laquelle nous naviguons à vue. A nous de ‘raison garder’ et d’identifier quand nous nous installons trop dans le confort de ces modèles qui nous sont extérieurs, quand nous fondons notre délibération intime sur des ‘arguments d’auteurs’ ou sur des dogmes venus d’ailleurs. A nous également de ‘raison garder’ et de ne pas agir comme des poules sans tête, en projetant nos passions aveuglantes sur le monde où nous évoluons (dans le meilleur des cas). N’est-ce pas là ce qui caractérise une pensée libre ?

Patrick THONART


Parlons-en…

THONART : Dieu est mort. C’est vrai, je l’ai vu sur les réseaux sociaux… (2020)

Temps de lecture : 10 minutes >

Les cartes sont rebattues : une artiste afro-cubaine (Harmonia, de son prénom : cela ne s’invente pas !) crée un débat plein d’espoir, en détournant l’oeuvre de Michel-Ange et en proposant une déesse créatrice noire ; le pergélisol sibérien fond à vue d’oeil et pourrait libérer des virus inconnus ; une partie des dirigeants de ce monde se laissent tenter par l’approche totalitaire ou, à défaut, pratiquent un populisme béat ; ma voisine Josiane est convaincue que le coronavirus n’existe pas et que la pandémie est un complot pastafarien ; notre XXIème siècle -que Malraux prévoyait religieux- s’avère franchement intégriste quand il n’est pas simplement puritain ; dans mon potager, la récolte des petites tomates fermes est exceptionnelle, voire anormale ; les consignes de sécurité sanitaire actuelles (plus particulièrement le port systématique du masque) volent à chacun le visage de l’autre, au grand dam posthume d’Emmanel Levinas ; le taux de prolifération des hashtags militants (ex. #mortauxvaches) dépasse largement le nombre des questions vraiment fondamentales et leur diffusion filtrée par les algorithmes des réseaux sociaux détermine un nombre impressionnant de nouvelles tribus, preuves de l’éclatement de nos sociétés… Est-ce la fin de l’humanité ou les soubresauts d’une civilisation naissante ?

Et Dieu : est-il vraiment mort ?

Cette grande confusion qui règne désormais sur notre quotidien est-elle la marque d’une complexité que nous n’avons pas encore pu digérer ou, plus simplement : le dieu est-il mort ? En fait oui, “Dieu est mort”, nous raconte Nietzsche dans le prologue d’Ainsi parlait Zarathoustra (1885, récemment ré-édité chez Flammarion en ‘Mille et une pages’) :

Le saint se prit à rire de Zarathoustra et parla ainsi : « […] Ne va pas auprès des hommes, reste dans la forêt ! Va plutôt encore auprès des bêtes ! Pourquoi ne veux-tu pas être comme moi, — ours parmi les ours, oiseau parmi les oiseaux ? »
« Et que fait le saint dans les bois ? » demanda Zarathoustra.
Le saint répondit : « Je fais des chants et je les chante, et quand je fais des chants, je ris, je pleure et je murmure : c’est ainsi que je loue Dieu. Avec des chants, des pleurs, des rires et des murmures, je rends grâce à Dieu qui est mon Dieu. Cependant quel présent nous apportes-tu ? »
Lorsque Zarathoustra eut entendu ces paroles, il salua le saint et lui dit : « Qu’aurais-je à vous donner ? Mais laissez-moi partir en hâte, afin que je ne vous prenne rien ! » — Et c’est ainsi qu’ils se séparèrent l’un de l’autre, le vieillard et l’homme, riant comme rient deux petits garçons.
Mais quand Zarathoustra fut seul, il parla ainsi à son cœur : « Serait-ce possible ! Ce vieux saint dans sa forêt n’a pas encore entendu dire que Dieu est mort ! »

Nous sommes à la fin du XIXème siècle quand Friedrich Nietzsche publie ceci. On imagine aisément l’accueil qui a été réservé à ce genre de déclarations. Mais Nietzsche parle-t-il vraiment du Dieu des croyants ?

Patrick Wotling est professeur de philosophie, traducteur de Nietzsche et fondateur du Groupe International de Recherches sur Nietzsche. Il explique : “Dieu est une image… Nietzsche s’exprime presque toujours de façon imagée, il en joue avec brio, “Dieu” veut dire quelque chose qui possède une épaisseur philosophique. Pourquoi choisir ce mot ? Dieu représente le sacré, ce qu’on vénère, ce qu’on a plus de précieux quand on est croyant, ce qui constitue la norme indiscutable, objective, de l’existence, et c’est précisément cela que Nietzsche emprunte à la notion de Dieu pour le transporter à l’ensemble de la vie humaine… Par Dieu, il va désigner ces choses qui sont le sacré, les croyances fondamentales, capitales, réglant la vie humaine telle qu’elle est organisée en Occident. Nietzsche nous dit que ce qu’il y a de sacré, d’intouchable (ce qu’il va appeler techniquement des “valeurs” quand il s’adressera aux philosophes), ces valeurs sont en crise, et même, en train de perdre leur statut de valeurs, de normes, de références…” [source : FRANCECULTURE.FR]

Nietzsche par Edvard Munch (1906)

Ce n’est donc pas le Dieu des croyants qui est mort, quelle que soit la couleur de sa peau ou la longueur de sa barbe (tiens, ce serait un homme ?). Et, si c’est à lui que fait référence le saint anachorète rencontré par Zarathoustra dans la forêt, c’est à un dieu d’une autre nature que Nietzsche fait allusion : celui-là même qui synthétise en sa céleste personne “les croyances fondamentales, capitales, réglant la vie humaine telle qu’elle est organisée en Occident“. Dès lors, pour le philosophe allemand (1844-1900), le surhomme qui doit vivre sa plénitude par-delà le bien et le mal se retrouve sans dieu, à savoir : “sans système de référence partagé avec ses semblables qui permette a priori -à l’avance- de savoir ce qui est bien ou ce qui est mal“.

Bon sang, mais c’est bien sûr“, conclut l’inspecteur Bougret : quelle qu’en soit la cause, l’impression de chaos que nous vivons serait synonyme d’étiolement de notre confiance “dans les valeurs“. Avec elles, notre cadre de référence disparaît, qui nous rendait si certains d’être dans le bon… ou le mauvais, qui nous permettait d’exclure ou d’accepter, qui nous permettait d’applaudir ou de lyncher. EXIT notre système de référence mais… la perte est-elle si grande ?

Nos références dans le Spectacle : attention, sol glissant !

Alors, comme des marteaux sans maître, allons-nous pleurer la mort du Général (“qui nous avait compris“…) et des valeurs que lui et ses semblables, les Dieux, incarnaient. Allons-nous plonger dans la déprime, faute de législateurs pour notre morale ?

ISBN : 9782070728039

Non, car il semblerait plutôt que l’instinct de conservation nous pousse à rechercher d’autres valeurs, voire d’en inventer de nouvelles, avec tous les risques de dérapage que cela implique ! En plein dans les années 60, un philosophe engagé (aujourd’hui pas très lisible : son style maoiste est pittoresque mais un peu désuet) avait lancé un avertissement qui trouve tout son sens aujourd’hui. Guy Debord (1931-1994) publie en 1967 La société du spectacle, dont il dira : “Il faut lire ce livre en considérant qu’il a été sciemment écrit dans l’intention de nuire à la société spectaculaire. Il n’a jamais rien dit d’outrancier.” Le texte est sidérant de prémonition et Debord y annonce combien La société du spectacle (les réseaux sociaux ?) va devenir notre cadre de référence quotidien, si nous ne veillons pas à garder les pieds sur terre, à rester dans l’expérience plutôt qu’à nous inspirer de ce spectacle organisé, selon lui, par le Capital dans un premier temps, le Spectacle se générant de lui-même ensuite.

Personnellement, je peux témoigner de cette dérive : j’ai un jour failli bénéficier d’une ristourne aussi importante qu’injustifiée chez une pharmacienne, qui m’avait confondu avec le médecin… d’une série télévisée. L’aliénation dénoncée par Debord descendait ainsi dans mon quotidien et c’est un feuilleton télévisé qui servait de cadre de référence à la pharmacienne, qui pourtant me connaissait dans la vie… réelle.

ISBN : 9782895961338

Debord n’était pas le premier lanceur d’alerte en la matière. En 1961 déjà, Daniel J. Boorstin inventait le terme “non-événement” et distinguait clairement les héros qui font preuve dans leurs actes d’un surcroît d’humanité exemplaire, à l’opposé des célébrités qui “sont célèbres parce qu’elles sont connues“. Le tout dans un ouvrage intitulé “Le triomphe de l’image. Une histoire des pseudo-événements en Amérique” (1962). Comme le commente son éditeur : “selon l’auteur, notre époque ne serait pas celle de l’artifice sans le développement de la démocratie et de son idéal égalitaire, une époque où « les illusions sont plus réelles que la réalité elle-même ». Daniel J. Boorstin dénonce la vacuité de nos vies, gouvernées par le spectacle, le divertissement et la marchandise. […] Notre société est donc sous le règne de l’artifice et du simulacre et ce, dans tous les domaines, notamment intellectuels et culturels. Le métier de journaliste n’est plus celui de la recherche de nouvelles, mais celui de la fabrication de nouvelles, de pseudo-événements, qui doivent alimenter des médias diffusant des informations de façon de plus en plus rapide pour assouvir la ‘soif de connaissance’ des citoyens, de plus en plus alphabétisés et pressés de s’informer. Symptomatique de cette évolution : les interviews, qui ne font qu’exacerber des opinions et ne sont guère des événements. Les pseudo-événements empoisonnent l’expérience humaine à la source et conduisent à la valorisation de pseudo-qualification, donnent l’illusion de la toute-puissance, bien loin de la grandeur humaine. Daniel J. Boorstin montre en quoi le triomphe de l’image permet la valorisation de la célébrité, au détriment de la renommée et signe ainsi l’avènement de la masse au détriment du peuple. Nul besoin, avec les pseudo-événements, d’être renommé du fait d’actes héroïques ou grandioses, car n’importe qui peut être célèbre : il suffit de paraître dans l’actualité.

Ne pas confondre la caverne de Platon avec la caserne de Platoon

Résumons-nous : par habitude (servitude), nous agissons et décidons de notre quotidien, de notre éthique comme de nos choix de vie, au départ d’idées, de valeurs qui pré-existent à notre expérience. Au moment où nous décidons de ne pas acheter un poulet de batterie dans une grande surface, nous nous justifions par des principes qui existaient avant même que nous décidions de faire un waterzooi pour le souper. C’est un fonctionnement qui est à rapprocher du clan des idéalistes en philosophie : fondateur putatif de l’école en question, Platon a clairement décrit la situation en avançant qu’il existe a priori un monde des idées sublime qui ne nous serait pas directement accessible mais que nous pouvons entrevoir, comme si, assis dos à l’ouverture d’une caverne, nous pouvions voir ces principes sublimes en ombre chinoise sur la paroi de la caverne où nous vivons. Nos actes ne seraient que des avatars concrets de ces idées préexistantes : c’est le mythe de la caverne.

Qu’en est-il alors de la liberté de notre pensée, questionnent d’autres philosophes comme notre Montaigne, qu’en est-il de la sagesse que nous pouvons hériter de l’expérience, de la force née de notre présence à la réalité et de la belle joie ressentie quand notre vie est… à propos ? Pour Montaigne, la souffrance et l’insatisfaction dans la vie nait de notre aliénation, du fait que notre cadre de référence n’est pas (plus) la vie elle-même :

​Notre grand et glorieux chef-d’oeuvre, c’est vivre à propos.

Essais, III, 13, De l’expérience​

Bien avant Boorstin et Debord, Michel de Montaigne conseille cet à propos qui naît de la lutte permanente contre l’aliénation, contre toutes les idées préconçues qui entachent a priori notre délibération intime : c’est finalement une lourde captivité que de vivre avec un mode d’emploi ou un règlement gravé dans la tête et dans le coeur ! Parlera-t-on du ‘mythe de la caserne’, dans ce cas ? Bon, je sors.

Montaigne (Paris – Sorbonne)

A la lecture délectable des Essais, on réalise combien les principes et les certitudes sont un joug aujourd’hui toxique, en ces temps où notre paradigme a fait le sien (de temps) et où il importe de renouveler notre manière de vivre ensemble. Pour faire le deuil de la mort du dieu, il ne s’agit pas de s’en laisser imposer un nouveau, comme un clou qui chasserait un autre. Et remplacer un dieu par un dictateur ou un gourou ne devrait pas nous rendre très heureux non plus. Nous devrions plutôt en débattre comme Montaigne lui-même le conseillait, lui qui insistait dans son Essai sur l’art de la conversation (III, 8) : “Nous n’aimons pas la rectification​ [de nos opinions] ; il faudrait [au contraire] s’y prêter et s’y offrir, notamment quand elle vient sous forme de conversation, non de leçon magistrale.” Parlons-en , débattons-en : demain n’est pas encore programmé…

D’ailleurs, en termes de mort de dieu et de liberté de penser par-delà le bien et le mal, Nietzsche ne s’y était pas trompé et il se déclarait fervent admirateur du philosophe bordelais :

Il n’y a qu’un seul écrivain que je place au même rang que Schopenhauer pour ce qui est de la probité, et je le place même plus haut, c’est Montaigne. Qu’un pareil homme ait écrit, véritablement la joie de vivre sur terre s’en trouve augmentée. Pour ma part, du moins, depuis que j’ai connu cette âme, la plus libre et la plus vigoureuse qui soit, il me faut dire ce que Montaigne disait de Plutarque : “À peine ai-je jeté un coup d’oeil sur lui qu’une cuisse ou une aile m’ont poussé.” C’est avec lui que je tiendrais, si la tâche m’était imposée de m’acclimater sur la terre.

 Nietzsche, Considérations inactuelles, II, De l’utilité et de
l’inconvénient des études historiques pour la vie
 (1874)

Vivre à propos, c’est Vertigo tous les jours

Après des siècles de servitude volontaire, nous avons un sentiment un peu tardif de fin du monde. Serait-ce cette pandémie désarmante du COVID-19 qui lève subitement le voile sur une réalité, masquée jusque-là par le “Spectacle”, qu’il nous faut impérativement renouveler ? Et voilà que Nietzsche en profite pour déclarer nos valeurs en mort clinique ! Par quoi les remplacer ? Peut-être suffit-il de les placer…

Peut-être la mort du dieu n’est-elle que la fin de notre habitude orthorexique de vivre au départ de règles et de principes pré-établis. Source de tous les conflits, l’idée implique la conformité à l’idée : je décide ceci parce que c’est conforme à mon idée du bon, du juste, du beau ou encore du vrai.

Le vertige commence dès que l’on réfute ces valeurs, dès qu’on établit qu’elles sont juste bonnes pour les herbivores qui n’ont de cesse de les brouter et de les ruminer sans faillir, clouant accessoirement au pilori les carnivores avides de manger le monde : les surhommes/femmes nietzschéens qui vivent par-delà le bien et le mal.

Lenz, Sommerlust (1906)

Qu’ont-ils donc entrevu, ces surhumains en forme d’humains qui existent et pensent librement, sevrés des valeurs et soucieux de vivre la qualité de leur relation au monde, leur Dasein (Heidegger), avec pour seul boussole leur satisfaction de vivre (Diel) et leur volonté d’être à propos (Montaigne) ? Comment ont-ils renoncé au monde en deux dimensions sur lequel les humains adolescents projettent leurs passions immatures, pour habiter voluptueusement un monde en trois dimensions, fait de l’expérience de la vie ? Comment se sont-ils abstenu d’y ajouter une quatrième ou une cinquième dimension, là où guettent les dieux, les dictateurs, les gourous et leurs acolytes ?

La réponse est probablement dans la question : se méfier de soi quand on cherche à être conforme à une idée ou une règle et, au contraire, habiter sa vie, son expérience, avec pour seul baromètre sa satisfaction réelle. En d’autres termes : lutter contre les conformismes (les idéalismes) et aligner son fonctionnement sur sa réalité (qui reste à reconquérir). Remplacer l’obéir par le faire, le quoi par le comment

A quand un mouvement politique profondément novateur qui ne miserait pas sur le commerce des idées et de visions d’avenir plus ou moins frelatées mais tiendrait compte de la complexité de notre vie et mettrait plutôt l’accent sur des modes de fonctionnement dynamiques dans la Cité :

    • une laïcité intégrale qui laisserait à chacun le choix de ses convictions et n’intégrerait dans le contrat social que le bien commun sans autre régime que celui du citoyen ;
    • un universalisme qui s’étendrait à la communauté des humains de toute appartenance, délaissant le communautarisme et les tribus d’influence pour préférer garantir les droits fondamentaux à tous. Comme le formulait le philosophe Henri Peña-Ruiz : “Le ‘droit à la différence’ ne peut être confondu avec la différence des droits.” ;
    • une expérience de l’Etat fondée sur le débat permanent (à ne pas confondre avec les disputes de comptoir), dans la mesure où aucune valeur d’aujourd’hui n’a prévu tous les lendemains qui nous attendent.

Alors, on danse ?

Patrick Thonart


    • En-tête : ROSALES Harmonia, La Création d’Adam (2017)

D’autres sont montés à la Tribune…

THONART : Universaux. Des mouvements primaires pour mieux lire les rêves ? (2020)

Temps de lecture : 12 minutes >
KHNOPFF Fernand, Secret-Reflet (1902) © Groeningemuseum, Bruges

Fin 1899, Sigmund FREUD publie L’Interprétation du rêve (Die Traumdeutung). Ce livre représente un moment fondateur de la psychanalyse du XXème siècle mais, comme le raconte Luiz Eduardo Prado de Oliveira dans les Cahiers de psychologie clinique [CAIRN.INFO] : “L’aventure de l’interprétation des rêves, au cours du 19e siècle et au début du siècle suivant avait acquis une maturité telle qu’elle nourrissait de grands espoirs de conquêtes sur la folie, de compréhension de la pensée et d’avancées majeures pour l’être humain, autant que d’autres révolutions en cours à l’époque : celle de la révolution de 1917 et celle de l’établissement de la démocratie. Freud n’a nullement été un pionnier, même s’il a révolutionné le domaine, notamment à l’aide de Rank […]”

La cause qui fait que, dans certaines maladies, nous nous trompons même tout éveillés, est celle aussi qui, dans le sommeil, produit le rêve .

Aristote, Traité des rêves

Freud, l’auto-analyse, les rêves
© ina.fr

Toujours Prado de Oliveira : “L’auto-analyse a une histoire aussi ancienne que la création de la subjectivité. Tout commence avec le “Connais-toi toi-même” […]. “Je pense, donc j’existe” est une devise qui fait une part importante à la subjectivité et comporte une démarche auto-analytique poursuivie encore dans le débat entre Jacques Derrida et Michel Foucault, dont témoigne le texte de ce dernier Mon corps, ce papier, ce feu . Les enjeux de ces discussions se résument : est-ce que le rêve et la folie sont des modalités de la pensée ? Après Descartes, d’autres philosophes, nombreux, s’intéressent aux rêves, dont l’étude apparaît fréquemment comme un exercice privilégié de l’auto-observation et, partant, de l’auto-analyse. […] L’auto-analyse arrive tardivement dans l’histoire de nos représentations de nous-mêmes, bien qu’elle possède d’importants précurseurs. La psychanalyse serait-elle étrangère à l’auto-observation ? Voici Freud : « On apprend d’abord la psychanalyse sur son propre corps, par l’étude de sa propre personnalité. Ce n’est pas là tout à fait ce que l’on appelle auto-observation, mais à la rigueur l’étude dont nous parlons peut y être ramenée. Il existe toute une série de phénomènes psychiques très fréquents et généralement connus dont on peut, grâce à quelques indications relatives à leur technique, faire sur soi-même des objets d’analyse.” [CAIRN.INFO]

Les questions sont dès lors multiples, qui interrogent la nature de nos rêves, de la folie et, partant, la capacité que nous avons d’interpréter ces récits nocturnes que nous nous servons à nous-mêmes, moyennant quelques interventions d’auto-censure. Aristote, Kant, Freud, Jung, Lacan et ma voisine Josette : tous sont curieux de savoir si nous sommes capables d’interpréter nos rêves et, plus encore, s’il existe des symboles universels (archétypaux) que nous mettrions en oeuvre dans notre petit théâtre nocturne…

Onirique toi-même !

Josette, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, a choisi son camp et pratique avec régularité l’interprétation des rêves, des siens et de ceux d’autres copines du quartier. “Oufti, ce n’est pas difficile avec un bon dictionnaire des rêves. J’en ai trois, là-derrière, dans ma bibliothèque (à côté de mes vieux almanachs de Mathieu Laensbergh que j’utilise pour les prédictions). Si tu rêves d’un serpent noir, par exemple, c’est signe que tu vas vivre des moments difficiles en amour parce que ton partenaire ne te convient pas. D’ailleurs, ça me rappelle l’histoire d’une voisine…“.

Selon Josette, donc, il sufirait d’identifier les acteurs de nos rêves pour comprendre le message qu’ils nous apportent, qu’il s’agisse de personnes (connues ou imaginées), d’animaux, d’objets ou de lieux. De la même manière, chacun pourrait interpréter la découverte d’une statue de dieu ou de héros antique sur un site site archéologique, par la seule connaissance du mythe qui lui est associé (Sigmund forever !). Cette option fait bien évidemment jubiler tous les éditeurs de dictionnaires des rêves, ces ouvrages plus ou moins sérieux où les clefs de nos songes sont rangées une fois pour toutes par ordre alphabétique…

Vinciane PIRENNE est une historienne de l’ULiège spécialisée dans l’histoire des religions. Cocorico : elle enseigne depuis peu au Collège de France : la Wallonie scientifique s’exporte bien ! Ses recherches ont notamment porté sur les représentations d’Aphrodite, accompagnées de ses différents… attributs. Comme elle l’a démontré, qu’il s’agisse d’Aphrodite, de Zeus, d’Héra, d’Athéna ou d’Hercule, on n’a encore rien dit quand on cite leurs seuls noms. Encore faut-il examiner leurs postures, les objets et les animaux qui les accompagnent dans la statuaire et les situations dans lesquelles ils sont représentés. Une Athéna en armure, n’est pas l’Athéna en voiles avec un hibou sur l’épaule, ni Athéna qui tend un bouclier-miroir à Persée pour lui permettre d’affronter Méduse.

Traduit en termes plus contemporains : si le Gérard Depardieu des Valseuses de Bertrand Blier (1974) est le même acteur que celui du Cyrano de Rappeneau (1990), les deux rôles, les personnages incarnés sont tout à fait différents. Il en va ainsi dans nos rêves, comme dans les mythes : reconnaître l’acteur n’est pas comprendre la pièce !

Flash-back sur Paul DIEL et son ouvrage de 1952 (qui figure d’ailleurs dans les bibliographies de Vinciane Pirenne) : “Le symbolisme dans la mythologie grecque” (dont de larges extraits sont disponibles dans wallonica.org). Dans sa préface, Gaston BACHELARD insiste : “Quand on aura suivi Paul Diel dans les associations de mythes, on comprendra que le mythe couvre toute l’étendue du psychisme mis a jour par la psychologie moderne. Tout l’humain est engagé dans le mythe.” Et Diel d’expliquer plus loin :

Ainsi, la figuration mythique, qui à l’origine ne parlait que des astres et de leurs évolutions imaginées comme une lutte entre les divinités, finit par exprimer les conflits réels et intrapsychiques de l’âme humaine.
Ici se pose le problème de toute la psychologie humaine peut-être le plus redoutable et le plus riche en conséquences et en enseignements. Il a été nécessaire de formuler, dès l’entrée dans l’analyse des mythes, la thèse du présent travail : la symbolisation mythique est d’ordre psychologique et de nature véridique. […]

Le fonctionnement de la psyché humaine est caractérisé encore de nos jours par un phénomène qui, pour être refoulé, n’en est pas moins évident : le fait que, sans s’en rendre compte, chaque homme use sans relâche et tout au long de sa vie d’une sorte d’observation intime à l’égard de ses motifs. Cette observation intime n’est pas en soi honteuse ; elle est même un phénomène biologiquement adaptatif, et, comme telle, elle est élémentaire et automatique comme l’instinct. Elle remplace la sûreté de l’instinct animal, car l’homme ne pourrait subsister, s’il ne scrutait pas sans cesse l’intention de toute son activité, soit pour contrôler ses propres actions, soit pour projeter dans la psyché d’autrui les connaissances ainsi acquises à l’égard des motifs humains, afin d’interpréter à leur aide les intentions de ses semblables et de trouver ainsi le moyen de s’imposer ou de se défendre. On est en droit de dire que cette introspection obscure de ses propres motifs et l’introspection projective, l’interprétation des actions d’autrui, occupent le plus clair du temps de la vie humaine ; elles sont la préoccupation la plus constante de chaque homme et la raison la plus secrète de sa manière d’être et de sa façon d’agir.

Paul DIEL par sa femme, Jane © Collection privée

Mythes & rêves : même combat ! Pour qui veut auto-analyser ses rêves, la tâche s’étoffe donc : à la nécessité d’identifier les acteurs de “notre théâtre nocturne”, ainsi que leurs attributs (le serpent noir de Josette est-il ‘rampant‘, ‘caché sous une pierre‘ ou ‘dressé et menaçant‘ ?), s’ajoute l’intérêt de suivre la narration elle-même, l’histoire (souvent peu logique) qui est déroulée dans nos rêves, comme elle serait déployée dans un mythe et ou un conte. Le parallèle avec les récits mythiques, leurs personnages et les situations symboliques qui les ponctuent devient alors un outil enrichissant d’analyse. D’autant que notre farouche -mais secrète- volonté d’être sublimes s’accommode très bien de la démesure mythologique !

Circulez, il y a tout à voir !

Vous y voilà. La nuit est engagée, la lumière de la Lune passe entre les lames du volet, votre partenaire ronfle déjà un peu et –le marchand de sable est passé– vos paupières se ferment pour protéger vos yeux et les tourner vers l’intérieur : vous pouvez commencer à rêver ; dans votre théâtre intime résonnent les trois coups ! Les acteurs (connus ou inconnus) vont sortir des coulisses de votre conscience et évoluer sur la scène, en leurs titres et fonctions, parés de différents attributs lourds de sens… caché. L’histoire sera tordue ou limpide, jamais explicite et peut-être oubliée demain matin, auto-censure oblige.

Ray Harryhausen & Mighty Joe Young…

Reste que le budget de ces blockbusters nocturnes où nous tenons la vedette (tous les acteurs de nos rêves sont des acteurs de notre délibération intime), ce budget comporte d’autres postes tout aussi coûteux que les salaires des acteurs, des décorateurs et des scénaristes. C’est le grand Ray Harryhausen, le pape des effets spéciaux (FX en anglais) qui nous le rappelle : n’oubliez pas les effets visuels !

En effet, pour créer du sens à nous perceptible, peut-être notre ombrageux inconscient fait-il également usage d’effets visuels et, plus précisément, de mouvements de base (descendre, monter, se disperser, grouiller, glisser…) qui sont eux-aussi matière à interprétation, qui sous-tendent ces histoires que nous nous racontons et dramatisent plus fort encore les échanges entre les différents acteurs.

Proposition : dans le cadre de l’auto-analyse des rêves, au-delà de l’interaction entre acteurs, attributs, lieux et histoire, il revient d’intégrer les effets visuels qui participent également d’associations d’idées à la base de nos rêves.

Pour Josette, voir une simple araignée est déjà éprouvant (“Par contre, les souris, ça va !“, précise-t-elle), mais que dire du Hobbit qui voit Shelob, l’araignée géante, descendre vers lui et le recouvrir de sa masse ; que dire du jeune-sorcier-dont-il-n’est-pas-nécessaire-de-rappeler-le-nom qui est poursuivi par la multitude des enfants arachnidés d’Aragog, l’Acromentule ? Au-delà du sens que l’on peut associer à l’araignée dans les dictionnaires des symboles traditionnels (archétype de la mère dévorante ?), le seul mouvement, l’effet visuel est à part entière une piste vers le sens de nos rêves, qui s’ajoute aux autres outils d’interprétation. Non ? Quelques exemples pour lancer le débat…

Elévation et…

Commençons par le plus simple : s’élever, monter, voire s’envoler. Comment atteindre le sommet de l’Olympe autrement mais, aussi, comment atteindre le sommet de cette colonne de marbre d’où le stylite sublime -que certains veulent hélas imiter- pourra orgueilleusement contempler la création à ses pieds ? Plus humblement, comment remonter de sa cave sombre, lieu du refoulement, pour venir à la lumière de ce salon ensoleillé dont les fenêtres donnent sur le jardin ? Aura-t-on le vertige d’Icare en s’élevant dans les airs, portés par des ailes trompeuses ? L’élévation vers le sublime reste un parcours réservé aux héros qui ont promérité. Remonter de sa cave, c’est déjà pas mal. Et vous : en rêvez-vous ?

…chute

Icare est ici encore un exemple parlant de la mythologie : volant trop près du soleil, il fait fondre la cire avec laquelle son père Dédale avait fixé ses ailes et s’abîme dans la mer (de l’inconscient ?). Triste sort, punition de l’exaltation mais aussi dispositif paternel insuffisant : une insuffisance paternelle que l’on retrouve également dans La jeune fille sans mains des Frères Grimm. La chute sera aussi le sort de Bellérophon qui essaiera d’atteindre le sommet de l’Olympe et, victime de son orgueil, chutera de sa monture ailée, le sublime Pégase.

Qui ne s’est vu tomber, chuter, glisser vers le bas, couler dans l’eau, déraper sur une pente neigeuse ou dans la boue ? Descendre est une variation sur le même thème, dont Camus fait bon usage dans le Mythe de Sisyphe (1942), à ceci que c’est le cycle complet “monter-descendre” qui fait sens chez lui : “C’est pendant ce retour, cette pause, que Sisyphe m’intéresse. Un visage qui peine si près des pierres est déjà pierre lui-même ! Je vois cet homme redescendre d’un pas lourd mais égal vers le tourment dont il ne connaîtra pas la fin.

Si la chute peut sonner le glas de l’élévation et signifier au rêveur ses excès vaniteux, elle peut de plus finir par l’écrasement au sol, un atterrissage violent sur cette matière que le stylite méprise tant. Pascal : “Qui veut faire l’ange, fait la bête”. Qui plus est, si le rêveur même peut chuter, un objet peut aussi descendre voire tomber sur lui : le propre de la chute est son côté incontrôlable, fort déplaisant à vivre même oniriquement. Et vous : en rêvez-vous ?

Concentration et…

Ce n’est pas Paul Diel qui va rejeter l’image de la concentration, de l’augmentation d’une densité de la matière dont notre pensée est faite, jusqu’à une dureté contre-nature, voire l’engloutissement dans un trou noir qui, en mode chaussette retournée, est l’étape ultime de la concentration (ou pas, selon Christopher Nolan, dans son chef-d’oeuvre Interstellar). Pour Diel, un des types psychologiques est celui du nerveux qui, par vanité, va bien entendu s’élever mais aussi concentrer toute son énergie vitale dans la satisfaction d’une seule pulsion, au détriment des autres. Que l’on pense à l’anorexique qui va tout sacrifier de sa vie pour devenir un esprit pur et dur, détaché de sa matière et de son animalité. Et vous : en rêvez-vous ?

…dispersion

A l’opposé, la dispersion fait également les choux gras de la Psychologie de la Motivation (Diel, 1947), où celui qui disperse son énergie vitale dans la satisfaction de tous les désirs qui passent est appelé un banalisé. Condamné à la “mort de l’âme” par dispersion, il est exemplaire de notre chère décadence du XXIème siècle et de son consumérisme. Les mythologies sont parsemées de ces personnages qui finissent écartelés, dispersés dans la matière, perdant toute consistance. Plus encore, un des combats victorieux d’Héraklès (Hercule) aboutit justement à la dispersion des Centaures, symboles grecs des appétits animaux qu’il est nécessaire de dominer pour s’hominiser. Et vous : en rêvez-vous ?

Affrontement et…

Si le déplacement non-contrôlé de haut en bas est une chute, le déplacement volontaire vers un élément hostile s’apparente à l’affrontement. La mythologie regorge des combats de héros contre les monstres (nos monstres intimes ?) et il n’est pas toujours facile de faire face ! Si Hercule joue du gourdin ou de l’arc à flèches empoisonnées à tout va, un épisode du mythe de Persée raconte plus précisément la difficulté d’affronter ses propres monstres. Persée n’est pas le quart d’un niais et, bien qu’il ait déjà tué ses deux soeurs (les Gorgones Euryale et Sthéno), il sait que s’il regarde Méduse en face, il sera pétrifié d’horreur, comme on peut être pétrifié d’horreur devant sa propre vanité, son intime volonté d’être sublime. Enter Athéna qui, à la demande Zeus, lui tend un bouclier-miroir (magnifique glissement de l’image “miroir” : faire face à Méduse, c’est être confronté à son monstre comme quand on se regarde dans un miroir) qui lui permettra de voir la face coiffée de serpents de Méduse, à la lumière de Zeus, et de la décapiter sans appel. Le héros a donc pu affronter ses démons grâce à l’éclairage de la Raison, de l’harmonie divine. Pour ceux dans la salle qui n’auraient pas encore compris, le mythe en remet une couche et laisse naître du cou tranché de la Gorgone le cheval blanc et ailé Pégase. Et vous : en rêvez-vous ?

…fuite

Tous les affrontements ne sont pas nécessaires et la fuite est un mouvement que l’on retrouve bien souvent dans nos mythologies modernes : de Duel (1971) à Minority Report (2002), de La Mort aux trousses (1959) à Thelma & Louise (1991), les héros du 7ème art pratiquent la fuite à nous faire perdre haleine. Par fuite, on entendra le mouvement qui tient à distance un élément du rêve hostile et… qui nous poursuit. La peur est ressentie devant un ennemi onirique que l’on peut identifier (ex. un monstre dressé que l’on ne peut affronter) et l’angoisse s’installe quand le danger n’est pas explicitement connu par le rêveur : dans le magistral Duel de Spielberg, le personnage principal a peur d’un camion-tueur (qui constitue un danger physique réel pour lui), mais on transpire d’angoisse avec lui quand il n’arrive pas à identifier qui est au volant du semi-remorque qui le poursuit. Si un biologiste comme Henri Laborit peut faire L’Eloge de la fuite (1976) en analysant nos comportements sociaux en période de veille, dans le monde du sommeil, la fuite est souvent associée à une poursuite dont on est la cible. Et vous : en rêvez-vous ?

Travaillez, prenez de la peine…

La liste pourrait être plus longue, des mouvements et des effets visuels qui font également sens dans nos rêves. Une étude plus scientifique devrait permettre de collecter des exemples en masse et elle devrait réunir autant des cognitivistes et des psychanalystes que des mythologues, des anthropologues et des philologues.

Si l’intérêt de la chose est d’établir une liste des effets visuels significatifs qui interviennent dans nos rêves, le Graal d’un tel travail est ailleurs : identifier les effets visuels “universels” (archétypaux) qui dramatisent nos rêves (ceux-là même que l’on retrouve dans les mythes, les contes ou les ritualisations) et qui existent probablement en nombre limité, les uns pouvant être une variante des autres. Pour mieux comprendre, que l’on pense à l’anglais de nos années scolaires, où l’on apprenait un nombre limité de particules (out, off, in, over…) qui, accolées à des verbes simples (come, go, get…), permettaient de créer une myriade de phrases : ces fameux phrasal verbs qui faisaient les beaux jours de nos professeurs de langues.

Dès lors, est-ce une volonté structuraliste si perverse que de vouloir recenser les universaux de ces effets visuels et d’en analyser la combinatoire ? Le chantier est ouvert et je me joindrai volontiers au premier des fans de wallonica.org qui entamera l’étude de cette liste provisoire : élévation vs. chute, concentration vs. dispersion, affrontement vs. fuite, recentrage vs. aliénation, harmonie vs. contradiction, appropriation vs. juxtaposition, unité vs. ambivalence

Et moi : oui, j’en rêve !

Patrick THONART


Mourir, dormir, par chance, rêver encore ?

THONART : Tolkien or the Fictitious Compiler (ULiège, 1984) – 07 – Bibliography

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THONART : Tolkien or the Fictitious Compiler (ULiège, 1984) – 06 – Conclusion

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THONART : Tolkien or the Fictitious Compiler (ULiège, 1984) – 05 – The Ring

Temps de lecture : < 1 minute >

THONART : Tolkien or the Fictitious Compiler (ULiège, 1984) – 04 – The Sword

Temps de lecture : 3 minutes >

Many an earl of Beowulf brandished
His ancient iron to guard is lord

Beowulf, l. 753-4

Then lifted his arm the Lord of the Geats
And smote the worm with his ancient sword
But the brown edge failed as it fell on bone
And cut less deep than the king had need
In his sore distress…

idem, l. 2431-5

Who so pulleth out this swerd of this stone
and anuyld is rightwys kinge borne of all England

Morte d’Arthur

Sir, there is here bynethe at the river a grete
stone whiche I sawe flete above the water
And therin I sawe stycking a swerd
The kynge sayde I wille see that merveill
Soo all the knyghtes went with him

id.

And as for this swerd there shalle never
man begrype
Hym at the handels but one
But he shalle passe alle other

ibid.

He took his vorpal sword in hand
The vorpal blade went snicker-snack !

Jabberwocky

These many quotations from English heroic texts – “Jabberwocky” can be considered as a kind of mock-heroic poem – suggest that Philippe Sellier’s comment on the importance of the sword in the French medieval literature can be extended to the English medieval literature. He writes : “Au Moyen-Age c’est surtout l’épée qui compte : de l’Excalibor du roi Arthur, de la Joyeuse de Charlemagne à l’épée de Jeanne d’Arc“. Moreover he himself establishes that sword and heroism are not a feature limited to the Middle Ages but common to all heroic literatures of all times – this implies naturally texts involving the use of swords ; one can not imagine Buffalo Bill hunting with a sword. Sellier illustrates his definition of heroism with texts as old as an account of Cyrus’ life by Herodotus (Vth cy b.C.) and as recent as a poem by St John Perse (XXth cy).

Nevertheless, since I have chosen to concentrate on English medieval literature, I shall use the word “heroic” in a more restricted meaning : “heroic” will be opposed to “romantic” (i.e. to all that is connected with the medieval romances and not at all with the 19th cy romantic revival). In a nutshell, heroic literature includes mainly the old English epic poetry from Beowulf to the Battle of Maldon, whereas the romantic literature I shall refer to, includes the middle English romances from the various “matters” up to Malory’s Morte d’Arthur (XVth cy).

I shall try to expose in this chapter how the sword – which appears in both heroic and romantic literatures (4) is used in a different way by the Beowulf poet and by Malory. I shall also comment on the various characteristics of the swords in these texts and finally try to explore Tolkien’s swords in the Lord of the Rinqs and other texts.

Mimming, Naegling, Excalibur, Durandal, Joyeuse, Hauteclaire, (5) all  “great” swords are given a name and their name is forever connected with the name of the corresponding hero. To be submitted to such a process of individualization is in fact a privilege which objects are seldom enjoying. Moreover it is a privilege limited to certain swords. In Beowulf one of the hero’s swords is sometimes called Naegling (not so often, the poet often prefers to call it “brown edge” – meaning “bright edge” or “ancient iron”, etc.) :

Then the king once more was mindful of glory,
Swung his great sword-blade with all his might
And drove it home on the dragon’s head.
But Neagling broke, it failed in the battle,
The blade of Beowulf, ancient and grey. (OAEL, 1. 253I to L. 2535)

Naegling and the other heroic swords are associated with the hero’s strength, his courage; battles are won thanks to the “ancient blade” but since the sword is considered as a separate being, it can “fail in the battle” and cause the hero’s defeat when it is “not his lot that edges of iron could help him in battle” (1. 2535-6).

The other characters in the poem probably have weapons too but since they have not the status of heroes, their daggers, axes, spears and swords are mentioned but not individualized :

Many an earl of Beowulf brandished his
ancient iron to guard his lord. (OAEL, 1. 733-4)

[contenus en cours de digitalisation]

Contents

[INFOS QUALITE] statut : en constructon | mode d’édition : rédaction et iconographie | sources : mémoire de fin d’études ULg | auteur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en en-tête, une scène du film de Peter Jackson : l’épée Anduril brandie par Aragorn © New Line Cinema.


Plus de Tolkien…

THONART : Tolkien or the Fictitious Compiler (ULiège, 1984) – 03 – The Quest

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It is often the case with romances that a quest appears to be the organizing pattern of the narrative. One of the best-known medieval examples is the quest for the Sancgreal in the Arthurian Romances. It also seems a common feature that the quest-pattern should be limited to romances. As a matter of fact heroic literature is preoccupied with more down-to-earth matters. Since the main concern of the hero is to go down to posterity i.e. leave in the minds of the living people an image of courage and unfailing virtue – virtue being in this case proportional to the adherence to the heroic code of honor and not at all the Ten Commandments – the Old English. heroic poetry rather puts the emphasis on war, the duties of the Germanic comitatus, the patching up of blood feuds with impossible marriages, the problems of man in front of his lot (wyrd) and the shame of the warrior unfaithful to his lord. In this sense heroic poetry can be said to be more true-to-life than romances.

It is the lot of the Germanic warrior to concentrate on one word : “overcome”. Overcome fear in order to appear as a courageous soldier, overcome temptation to remain submitted to one’s lord, overcome the enemy to save one’s tribe, overcome evil to gain the right to a high renown after death. Be it physically or intellectually, victory was the stimulating principle of the life of a warrior. The alternative between  victory by physical strength or by wise strategy is best illustrated in Beowulf‘s three progressive assaults. Young Beowulf kills Grendel with his bare hands. Grendel’s mother, which dwells at the bottom of a lake, must be killed by a magical sword. The third. assault against a fire-breathing dragon necessitates a special shield capable of protecting Beowulf from the flames. Beowulf, helped by Wiglaf, is victorious but dies. I should rather have written “is victorious and dies” since a heroic warrior knows he is doomed to violent death; it is moreover his greatest achievement to die with an “undefeated spirit”. Anyway, as a traditional hero, he must die on the battlefield or as a result of his encounter with the enemy – in this case: the dragons. It is a necessary condition for him to deserve his place in the Valhalla even if the Valhalla has disappeared from christianized Old English poetry. Beowulf ends thus a successful career completed by an unavoidable death.

Another feature of the hero is his “transparency” as a character. One could conclude that the heroic achievement is external : the hero is judged in his status according to “deeds” giving evidence of his courage. Whatever the fear felt or the inner cowardice of the character, what matters is the external appearance of heroic virtue. Such an interpretation, reducing heroism to a “look” in the modern meaning of the word, is based on a corrupt(ed) reading of Old English poetry. Modern writings are indeed full of characters whose appearance inside the tale contrasts with their real feelings or inner life. This was not true in the early medieval literature.

What I mean by “transparency” is precisely that heroes are supposed to have an inner life corresponding to their external appearance. More than that, the medieval poets were not at all concerned with psychological matters. Their characters are meant to be courageous when they act courageously. The inner conflicts between fear and courage are directly conveyed into actions illustrating the choice made by the hero. Moreover a good character is mainly thoroughly good, courageous and strong, whereas the traitor is presented as thoroughly perverse.

Romances on the contrary are not so much concerned with the public image of the hero for its own sake. The innovations in concern brought by the romance-writers are of two kinds. On the one hand, the eschatological struggle between Light and Darkness, God and the Devil in which the hero takes part as a herald of Good is no more set on a war-background involving armies and wide battlefields or dragons embodying all the Evil of the world. The battlefield in romances is symbolically reduced to the protagonist himself, inside of whom the actual struggle takes place. While the heroic hero takes part in a battle,the action in romances is located inside the protagonist which is used as a microcosm reflecting human experience. This conclusion is drawn in accordance with Brewer’s interpretation of the tale as the total mind of the protagonist. He in fact means by this that, since the protagonist and the other characters in the narrative are aspects of the protagonist’s mind, the story itself is the summing up of these aspects of the total mind. The various events are in fact illustrations of the various conflicts occurring in the mind of the maturing protagonist, romances being often, according to Brewer, stories of maturation. The tale is consequently seen as dynamic, the evolution of the protagonist being its organizing and stimulating principle. I mean by dynamic that the parameters determining the construction of the tale at its beginning are altered during its course and different at the end. Let us take for example the Green Knight: he is a terrible father-figure at the opening of Sir Gawain and the Green Knight, forcing young Gawain out of childhood, represented by the Court of King Arthur, I already explained that; it appears, however, at the end. that the character that served as a temptator throughout the tale, as a confessor during the rationalization scene and the Green Knight himself are but one and the same person : Bertilak of the High Desert. More than that, this character is himself the victim of Morgan the Fay. It is in this sense that I used the words “altered parameters”, characterization being one of these parameters; So much for the first innovation made by the romance-writers.

The second is actually a corollary of the first. Since man and his experience are at the centre of the preoccupations of the romantic tale, it is logical that romances should be concerned with the humanity of the hero, refusing to reduce him to a courageous warrior in front of his lot. The heroic rules that were at the centre of the heroic “casuistry” are hence questioned. in romances. Benson (quoted by Brian Stone) says that Sir Gawain and the Green Knight is the “story of the perennial conflict between ideal codes and human limitations”. I shall also try in this chapter to explain how Frodo’s humanity is illustrated in The Lord of the Rings, my general purpose remaining, however, to show why this tale is not a romance.

As has often been said in this study, a quest constitutes the leading-thread of the narrative. Frodo left the Shire in order to destroy the One Ring in the Fires of Orodruin. This ring he inherited from his uncle Bilbo then retired at Rivendell, the dwelling of Master Elrond Half-Elven. It is Gandalf the Grey, a wizard, who proposed the quest to Frodo. Elrond has also chosen eight companions among the Free Peoples…

…to accompany the Ring-Bearer on the Quest of Mount Doom. They were : Gandalf, Aragorn, Dúnadan of the North, and Boromír, Prince of Gondor (for men); Legolas, son of King Thranduíl (for the Elves); Gimlí, son of Glöin (for the Dwarves); and three Hobbíts – Meriadoc, Peregrin, Samwíse.

Together they leave to Orodruin. Gandalf disappears in the Mines of Moria and Aragorn has consequently to reveal his true name – he had so far been known as Strider – and his rank: he is the True Pretender. Arrived to the Rauras Falls, they have a little rest. Time enough for Boromir to succumb to the power of the Ring, try to steal it and die repentant under the blows of Orcs that attacked the fellowship. So far for the handle of the forked quest.

“Forked quest” means here that from that point in the story two different courses of the narrative are to be taken into account. On the one side, the major part of the Fellowship (Aragorn, Legolas, Gimli, Pippin and Merry), who follows a heroic evolution as I shall try to make clear further, and, on the other, Frodo and Sam, who achieve the romance part of the tale. This chapter is thus an amplification of my conclusion to the chapter devoted to Brewer’s interpretation of The Lord of the Rings. I hope to have shown that Brewer’s statement that Tolkien’s book is a romance of maturation applies only to the part of the narrative devoted to Frodo.

In the Arthurian tales centered on the Sancgreal, various members of the same community are on a similar quest: Percival, Galahad, Lancelot and others try to discover the Grail Castle. The similarity between the multiple quest in the Morte d’Arthur and in The Lord of the Rings is not an evidence of the romanticity of Tolkien’s work. As a matter of fact Malory’s “Noble tale of the Sancgreal“ (book XIII) is not one as a narrative, it is rather a series of smaller romances each devoted to a questing character. Hence a possibly misleading paralelism between the two books. In addition to that, Brewer considered The Lord of the Rings as the romance of Frodo exclusively, the other characters being splits of the protagonist or related figures.

However, the early mention of the conditions of the quest corresponds to the traditional pattern of romances. Gawain leaves Arthur’s Hall to seek the Green Knight, who will return the blow Gawain inflicted him. The bargain between Gawain and the Green Knight is settled in the tale as early’ as line 282 (the whole romance being 2530 lines long):

So I crave in this court a Christmas game,
For is is Yuletide and New Year, and young men abound here.
If any in this household is so hardy in spirit,
Of such mettlesome mind and so madly rash
As to strike a strong blow in return for another,
I shall offer to him this fine axe freely;
This axe, which is heavy enough, to handle as he please.
And I shall bide the first blow, as bare as I sit here.
If some intrepid man is tempted to try what I suggest,
Let him leap towards me and lay hold of this weapon,
Acquiring clear possession of it, no claim from me ensuing.
Then shall I stand up to his stroke, quite still on this floor –
So long as I shall have leave to launch a return blow
Unchecked.
Yet he shall have a year
And a day’s reprieve, I direct.
Now hasten and let me hear
Who answers, to what effect.

In Peredur ab Evrawc, Peredur (Percival) is told before leaving his mother the various recommendations that will determine his further behaviour in the tale

Va, dit-elle,tout droit ä la cour d’Arthur, là ou sont les hommes les meilleurs, les plus généreux et les plus vaillants. Ou tu verras une église, récite ton Pater auprès d’elle. Quelque part que tu voies nourriture et boisson, si tu en as besoin et qu’on ait pas assez de courtoisie ni de bonté pour t’en faire part, prends toi-même. Si tu entends des cris, vas de ce côté; il n’y a pas de cri plus caractéristique que celui d’une femme. Si tu vois de beaux joyaux, prends et donne à autrui, et tu acquerras aussi réputation. Si tu vois une belle femme, fais-lui la cour, quand même elle ne voudrait pas de toi, elle t’en estimera meilleur et plus puissant qu’auparavant.

It seems thus that the rules of the game have to be settled before the game opens. In The Lord of the Rings, the opening spell is not an exception

Three Rings for the Elven-Kings under the sky,
Seven for the Dwarf-Lords in their halls of stone,
Nine for Mortal Men doomed to die,
One for the Dark Lord on his dark throne
In the land of Mordor where Shadows lie.
One Ring to rule them all, One Ring to find them,
One Ring to bring them all and in the darkness bind them
In the land of Mordor where Shadows lie.

It has been evoked in the chapter devoted to the Ring that Frodo’s quest, as opposed to Percival’s or Galahad’s, was in some sense a negative quest, at least an ambivalent one. Frodo indeed does not leave home in order to seek something, he possesses the object. of the quest from the beginning of the tale: the ring inherited from Bilbo. The actual aim of his quest is moreover destruction and not discovery. This reversed quest-motive is due to the nature of the object of the quest itself. On the one hand, the Grail is a Christian symbol of sanctity, it stands on the side of Good and of God:

Le Graal représente à la fois, et substantiellement, le Christ mort pour les hommes, le vase de la Sainte Cène (c’est-à-dire, la Grâce divine accordée par le Christ à ses disciples), et enfin le calice de la messe, contenant le sang réel du Sauveur. La table sur laquelle repose le vase est donc,selon ces trois plans, la pierre du Saint-Sépulcre, la table des Douze Apôtres, et enfin l’autel ou se célèbre le sacrifice quotidien. Ces trois réalités, la Crucifixion, la Gène, l’Eucharistie, sont inséparables et la cérémonie du Graal est leur révélation, donnant dans la Communion la connaissance de la personne  du Christ et la participation à son Sacrifice Salvateur. (Dds, p. 482-483)

Its origin seems however to be rather pagan:

Le Saint Graal de la littérature médiévale européenne est l’héritier sinon le continuateur de deux talismans de la religion celtique pré-chrétienne : le chaudron du Dagda et la coupe de souveraineté. (Dds, p. 482)

In its symbolical function, the Grail could in fact fit with all religions:

Le Graal c’est la lumière spirituelle, qui n’a que faire des dogmes. Mais on ne peut s’en approcher qu’au prix d’une longue recherche et de douloureux efforts de dépassement de soi-même. (BMC, p. 286)

The quest of the Grail is thus purely spiritual. Though it is actualized in adventures and secular peregrinations, it is in fact a spiritual research inside one’s soul: the questing hero tries to achieve the interiority of faith, the mystical relationship between lnimself and God. It is in this context that
Brekilien properly describes it as “n’ayant que faire des dogmes”.  Mysticism requires individuality : the mystic follows his own path refusing the too well-beaconed highway to God that church is. The quest of the Grail is thus a positive interior quest of something – in this case the Grail- which reflects an ideal state-of-soul that one has to achieve.

On the other hand the ring is obviously not standing for any personal achievement. On the contrary, it embodies the forces of Evil threatening the moral integrity of the questing hobbit. As I wrote in another chapter, the Ring, borne out of Evil, represents the lust for power to which any of us might succumb. The hobbits are described by Tolkien in the prologue as

an unobtrusive but very ancient people,… they love peace and quiet and good tilled earth: a well-ordered and well-farmed countryside was their favorite haunt… They were a merry folk. They dressed in bright colours, being notably fond of yellow and green;… And laugh they did, and eat, and drank, often and heartily, being fond of simple jests at all times, and of six meals a day (when they could get them).

The author gives us a picture of a sensible innocence, uncorrupted by the lust for power (“sensible” meaning here that their innocence has nothing to do with that of God’s Lamb: Hobbits enjoy food and drink and sometimes quarrel; their innocence is a rather temperated one). Evil, embodied by the Ring, has thus to come from outside the Shire. The moral integrity is here a starting point rather than an achievement. Hence the necessary destruction of the Ring as a means to protect innocence from corruption. In the Morte d’Arthur, the case of Lancelot illustrates very well my point here. Lancelot’s quest ends on a meagre satisfaction: he is allowed to see the Grail very briefly, in a dream. The reason for that failure is his corrupted soul, i.e. his love for Guinevere, his lord’s wife. The two quests are thus totally reversed:  whereas finding the Grail means achieving personal sanctity, an interior connection with God, the destruction of the Ring means preventing the original innocence of the protagonist and his fellow-hobbits from being spoiled by corruption.

Another aspect of the quest that could serve as a point of comparison is its ending: is success necessary and what should be the meaning of a failure ? I already alluded to the difference of attitude in front of the quest to be performed between Gawain and Frodo. Gawain left the court as a daring youth (“what should man do but dare ?” SGGK, l.565) whereas Frodo felt “very small, and very uprooted, and well-desperate” (p. 76). The contrast between Gawain’s self-confidence and Frodo’s sense of doom led me to say that Frodo’s fears denoted a rather heroic mood. Any romance reader indeed knows that there must be a happy ending. Though Gawain makes a mistake, he is not beheaded by the Green Knight and he is allowed to go back – repentant – to his lord’s court in order to tell the other knights of the Round Table of his fault. Gawain’s failure is turned into a good moral lesson. The same for Lancelot: lacking virginity, he cannot reach the Grail Castle and only’ sees the object of his quest “half wakynge and slepyng” (MMAE, p.158). As a squire comments :

I dare ryght wel saye
sayed the squyer that he dwelleth in some dedely synne wherof he was never confessid (MMAE, p. 160)

Lancelot, however, does not seem to mind his limited success :

Mais voilà que le visionnaire s’estime satisfait et content de lui. (MMAE, p. 30-31)

Failures of the protagonist are thus minimized in romances in order to provide a happy ending :

& Yf I may not spede
I shall retorne ageyne as he that maye not be ageynst the wil of our
Lord Ihesu Cryste (MMAE, p. 144)

In point of fact they are even more meaningful than success would have been : a failing hero is made human, identification is made easier and the tale the more effective.

Frodo on the contrary illustrates heroic fatalism as if he knew from the very beginning that heroic tales often conclude on the death of the hero – though glorious. His failure is moreover not at all tempered by a posteriori considerations. Although his quest is successful – the Ring is destroyed – Frodo once succumbed to the power of Sauron and, without the providential intervention of Smeagol, he would have turned towards Darkness and Sauron. He says to Sam Gamgee after Gollum’s death:

But for him, Sam, I could not have destroyed the Ring. The quest would have been in vain, even at the bitter end.

In spite of the joy provided by the saving of the Shire, Frodo has changed:

One evening Sam came into the study and found his master looking very strange. He was very pale and his eyes seemed to see things far away. “What’s the matter, Mr Frodo ?” said Sam. “I am wounded”, he answered, ”wounded; it will never really heal.”

Fatality is thus the feeling that prevails in his mind. This is once more a feature that does not fit with the definition of the traditional romantic hero. As a matter of fact the further we analyse the various characteristics of Tolkien’s book, the less it is possible to classify his references: Frodo is a questing character (thus romantic) having a rather heroic mood.

Genuinely romantic and corresponding to Brewer’s theory is however the progression of his quest. Tolkien organized various “rites of passage” on his way to Orodruin: doors, gates, tunnels, bridges, crossing of waters are by nature places that imply a passage. Symbolically they are also meaningful, e.g.

La porte symbolise le lieu de passage entre deux états, entre deux mondes, entre le connu et l’inconnu, la lumière et les ténèbres, le trésor et le dénuement. La porte ouvre sur un mystère. Mais elle a une valeur  dynamique, psychologique; car non seulement elle indique un passage, mais elle invite à la franchir. (DdS, p. 779)

Be it on purpose or unconsciously Tolkien provided the Fellowship with many of these “passages”. Before leaving the Shire, the Hobbits had to cross the Brandywine river on a ferry. Crossing a river is not an image limited to Tolkien: in ancient China, the “just married” pairs had to cross the river in Spring, it meant a real crossing of the seasons, the year, from the Yin to the Yang; is was moreover a rite of purification (DdS, p. 449-450). Acheron, Phlegeton, Cocyte, Styx and Lethe are the names of the rivers of Hell, they were to be crossed by the damned souls (DdS, id.). I shall, however, not go into too far fetched interpretations of Tolkien’s rites of passage. We cannot know anyway whether he meant them as such (i.e. symbolically) or if the various crossings simply meant stages in a travel – I mean that Tolkien could have used these “steps” as devices in order to render the spatial translation necessary to a picaresque narrative (the more you cross rivers and go through gates and tunnels, the further you are from home).

Beside the symbolical use and the technical one, there is another possibility: Tolkien, impregnated with medieval literature, could have noticed the many “passages” that appear in romances and heroic tales, and simply have reproduced the pattern in The Lord of the Rings without exploring its deeper meaning. The last alternative should, however, be a kind of an insult to Tolkien’s cleverness and keen knowledge of the functioning of medieval stories, and, be it the case, I should rather consider that professor Tolkien purposely ignored the analysis proposed by psychoanalysts as Yung and others, probably because he hated excessive interpretation. It. could nevertheless be possible that the identification of Tolkien with medieval poets was nearly complete. These ancient story-tellers obviously did not know about Brewer’s analysis of symbolical tales, and, instinctively, reproduced patterns in their creations, or rather re-creations, not modifying the inner meaning of the story they tried to re-tell. The function of many medieval story-tellers actually consisted in giving to a traditional motive a version “adequate to itself and the audience” (as Brewer explains in his Symbolic Stories). Brewer writes:

While the same given story may have differing verbal realizations, each version must be regarded as adequate to itself… each version has its own validity, its own character, just as different members of the same family, though sharing similar characteristics, each have their own individuality. Each version must be judged in itself, as well as being an emanation of a general entity. (BBS)

The basic story, or let us say the basic pattern, could be compared to an apple pie, the poet being the cook who determines the portion of sugar, flour and butter according to the taste of his guests. There is indeed a basic recipe but one may use brown sugar instead of white sugar, add some cinnamon or whatever. In this sense the various crossings or passages could have appeared to the poet as necessary ingredients for a consistent and relevant tale, without revealing their archetypal meaning (since not objectivized). So much for the possible “innocence of Tolkien as a story-teller.

At the border of the Shire is also a forest. Jung interpreted the forest as the representation of the unconscious, the attitude of the protagonist in front of it determining whether he lived in harmony with his deepest self or on the contrary feared to be faced with his inner tensions. Reactions can thus be varied and the forest can be experienced as unfriendly or protective:

D’autres poètes sont plus sensibles au mystère ambivalent de la forêt, qui est génératrice â la fois d’angoisse et de sérénité, d’oppression et de sympathie, comme toutes les puissantes manifestations de la vie. (DdS, p. 455)

My point is here to mention a series of “passages” in the tale, offering diverse possible interpretations but without deciding on their validity. I am no psychoanalyst and cruelly lack the cleverness of Dr Brewer, so that, as I suggested in the introduction, my work had better be considered as a guide to various doors and windows, all of them being possible approaches to Tolkien’s work, to be opened by others than myself. The reader should feel as Alice in the hall :

There were doors all round the hall, but they were all locked; and when Alice had been all the way down one side and up the other, trying every doors, she walked sadly down the middle, wondering how she was to get out again.(LCAW, p. 27)

Yet, I shall have the lack of humility to try to direct the reader’s eyes towards the “little three-legged table, all made of solid glass” and the “tiny golden key” (id.). It would be my greatest achievement to give enough clues for the reader to discover the little door behind the low curtain. End of the digression.

It is thus necessary to mention the various forests that appear in The Lord of the Rings, each being differently experienced by Frodo. The Old Forest at the border of the Shire is a dark one, “stories” are told about it. An interesting passage is this :

“Are the stories about it true ?” asked Pippin. “I don’t know what stories you mean”, Merry answered, “If you mean the old bogey stories Fatty’s nurse used to tell him, about Goblins and Wolves and things of that sort, I should say no. At any rate I don’t believe them. But the Forest is queer. Everything in it is very much more alive, more aware of what is going on, so to speak, than things are in the Shire… But at night things can be most alarming… I thought all the trees were (LofR, p. 125)

If we take for granted Jung’s interpretation of the Forest as the unconscious, this extract strikingly illustrates the theory. Night being a period during which everything can happen, since “ratio” is at sleep or at least less powerful, it could be the reason why rthings can be most alarming” (just imagine the terror-striken self facing his darkest unconscious without the help usually provided by rationalization). “Queer things” are, if we play the psychoanalytical game, pulsions. Pulsions, in fact the contents of the unconscious, are not expressed in rational terms (one has to think of the “language” used by dream-making) but in “unintelligible language”. Brewer wrote that fairies were to be considered as standing for pulsions of the protagonist.

There is both ancient depth and a fresh inventiveness in his creation of non-human, non-animal creatures, Elves, Dwarves, Ents, Fairies, that enbody perceptions and impulses that the naturalistic novel has long since laid aside. (BLRR, p. 262)

I shall therefore leave the reader conclude by himself on the meaning of Lothlorien and its inhabitants, the Elves. We must however not skip other important episodes.

Frodo has thus left the Shire, comfortable childhood, and gone through the Old Forest, the unconscious and the pulsions that inhabit it. At the edge of this forest, the Hobbits (the Fellowship has not yet been completed with Elves, Men and Dwarves) were attacked by trees ; Frodo was almost drowned and Pippin and Merry were literally swallowed by an old willow-tree. There were rescued by Tom Bombadil – a protecting father figure – and went on their way. To have succumbed to the attacks of the forest would probably have meant alienation (total dependence on one’s pulsions). After the council of Elrond – another father-figure – the completed Fellowship went South. Noticeable is the presence of many father-figures round Frodo at the beginning of the tale : Gandalf who drives Frodo out of childhood, Tom Bombadil and Elrond who make up for Gandalf’s defection (he left the Hobbits to their lot until he met them anew at the council) and Aragorn, as we shall further see. Indeed, in the depth of the Moria, Gandalf disappeared during a fight against a Balrog. Another helpful father was needed and it is then that Aragorn reveals his true lineage and takes over the leadership of the frightened group. Before entering the Moria, however, Gandalf had once been helpful to the Hobbits. The access to the mines of Moria is shut by a locked door, a passage, but this passage is moreover invisible : no actual door is to be seen. It is indeed true that the youth does not know how to become an adult, the father-figure is necessary : he has to impose the tests and help his child to get through. Beside that any growing up youth must leave behing his various teddy-bears which were his companions throughout childhood. All this could be said to appear in this episode of the LofR. Gandalf-father leads the Fellowship in front of the West Door but

Dwarf-doors are not made to be seen uhen shutt said Gimli. They are invisible, and theyr own masters cannot find them or open them, if their secret is forgotten. (LofR, p. 321)

It is indeed true that a father must keep in mind his own maturation trials to be able to be helpful to his child. Daddy-Gandalf then pretended not to know how to go through the door :

But do not you know the uord, Gandalf? asked Boromir in surprise.
No  ! said the wizard.
The others looked dismayed, only Aragorn, who knew Gandalf well,  remained silent and unmoved. (LofR, p.324)

One feels naturally distressed at the sight of a father who cannot help. It could be very clever of a father to leave some doubt about his capacity so that the child could be led to think over his problems by himself.  Nevertheless Gandalf interrupted the suspense and pronounced the magical opening words

Annon edhellen, edro hi ammen!
Fennas nogothrim, lasto beth lammen!
No, I didn’t work!
Edro, edro!
It didn’t work either!
Mellon! (LofR, p. 324-325)

At last the door opened but it did not mean the end of the test for Frodo yet. A last kick of childhood prevented him from “passing the door”:

Out from the water a long sinuous tentacle had crawled; it was palegreen  and luminous and wet. Its fingered end had hold of Frodo’s foot, and was dragging him into the water. (LofR, p.326)

Dark water could play the same part as the forest before, giving meaning to Frodo’s comment : “I’m afraid of the pool. Don’t disturb it!” It is a split of Frodo who is however deprived of his teddybear : Sam had to leave Bill the poney behind him. Being the father, Gandalf made things clear to him :

I’m sorry, Sam, said the wizard. But when the door opens I do not think you will be able to drag your Bill inside, into the long dark of Moria. You will have to choose between Bill and your master. (LofR, p. 321)

After the episode of Lothlorien to which I already alluded and during which one of the faint mother-figures, Galadriel, appears, crossing new gates (the Gate of Argonath), the fellowship split into two groups : the heroic and the romantic one.

On the romantic side, Frodo and Sam went ont their way to the Cracks of  Doom. Other “passages” appear throughout the tale a.o. the Black Gate, the Marshes of the Dead, the Shadow Mountains, the Pass of the Spider and at last Mount Doom, the way to which, i.e. the way to the completion of the quest and hence of the maturation process, is winding and hard to climb. Each of these tests could be subject of a long analysis, be it psychoanalytical or symbolical both are connected anyway but it is not my point here. Their presence gives first of all clear evidence that Frodo’s part of the quest – as a matter of fact the only actual quest of the tale is genuinely romantic. Brewer was right there. I would like to comment only on two passages of the narrative : concerning respectively Shelob the Spider and Gollum-Smeagol as a guide. Shelob, a giant spider which bites Frodo and plunges him in a deep sleep, has a feIlow-spider that Tolkien confronted to Bilbo in There and Back Again (TBH, p. 161) :

Then the great spider, who had been busy tying him up while he dazed,  came from behind him and came at him. He could only see the thing’s eyes, but he could feel its hairy legs as it struggled to wind its abominable threads round and round him.

As for Shelob :

The bubbling hiss drew nearer, and there was a creaking as some great jointed thing that moved with slow purpose in the dark… Monstrous and abominable eyes they were, bestial and yet filled with purpose and with hideous delight, gloating over their prey trapped beyond all hope of escape… A little way ahead and to his left he saw suddenly, issuing from a black hole of shadow under the cliff, the most loathly shape that he ever beheld, horrible beyond the horror of an evil dream. (LofR, p. 744-754)

Both spiders are nevertheless overcome by the protagonist and the test is therefore completed. I mentioned these two passages because I think they constitute the best example of critical temptation. A spider that appears in a dream is interpreted as standing for physical contact, sexual promiscuity which can be feared or enjoyed. It is therefore easy to associate the function of spiders in Tolkien’s tales with that of dragons in romances : the killing of the dragon is for Brewer the victory over sexual fears. The dragonfight-feature indeed appears in various medieval tales : be it heroic (Beowulf’s victory over three worms of the hottest kind, the last being sleeping on a treasure; noticeable is also the fact that the fight takes place under a barrow) or romantic as Peredur-Percival adventure (BMC, p. 277) :

L’autre lui répondit que c’était en se battant avec Le Serpent Noir caché sous un monticule appelé Cruc Galarus, Le Tertre Douloureux. Ce serpent avait  dans la queue une pierre magique : quiconque la tenait dans une main recevait dans l’autre toutes les richesses qu’il désirait.

The pattern dragon-barrow-treasure is also present in Tolkien’s tales. Bilbo’s task is to kill Smaug, one of the greatest Urulôri (fire-dragons)  “who lays on the gathered wealth of both Erebor and Dale” inside the Lonely Mountain (TTc, p. 535-536). I only take in consideration here the presence of a dragon to be vanquished, the interlaced motives dragon-barrow-treasure offering possibilities of interpretation which are beside the point here. It is as I said tempting to consider the motive of the killing of the dragon and hence of a spider as a purely medieval one and to conclude in favour of Tolkien’s intention of using such a pattern in the medieval trend, by imitation. Reality is, however, different and demonstrates the aleatory ground of excessive critlcism:

And many months later, when Ronald was beginning to walk, he stumbled on a tarentula. It bit him, and he ran in terror across the garden until the nurse snatched him up and sucked out the poison. When he grew up he could remember a hot day and running in fear through long dead qrass, but the memory of the tarentula itself faded, and he said that the incident left him with no special dislike of spiders. Nevertheless, in his stories, he wrote more than once of monstrous spiders with venomous bites . (HCTB, p.13-14)

The second thing I would like to allude to is Gollum (Smeagol) accompanying. I have said before that Smeagol was to be considered as a “split” of Frodo, in fact his negative split pointing out the possibility of failure – hence making the evolution of the tale more thrilling. The very fact that Gollum should be the negative self of the protagonist is interestingly illustrated by their balanced strengh during the tale : during the journey through Sauron’s desolated territory there is an alternation of predominance between the two Frodo’s. GoIIum, who had been trailing Frodo and Sam, attacks them as they make ready to enter the Heart of Darkness. However, Frodo prevents Sam from killing the defeated slimy creature and this seems almost to turn back to a life of gentleness again. It is a chastened Gollum that serves as a guide to the two hobbits. But, while Frodo’s forces are declining, the ring getting heavier and heavier as they come closer to Mount Doom, Gollum’s cruelty and evil forces increase up to the final crisis. At Mount Doom Frodo is at his lowest and actually succumbs to the Power of Darkness; Gollum on the contrary is more angry than ever against the Ring-Bearer, his treasure being so closely at hand. At the climax of the contrast only, evil Smeagol commits his “unwilling” suicide and disappears in the Fires of Doom with his coveted treasure. He, as a negative Frodo, was no longer needed since the quest was completed. Self-destructive evil.

The multiple rites of passage, the completion of the quest, the unicity of the protagonist, contribute to the romance aspect of Frodo’s part of the narrative in the terms in which Brewer analyzed it. But, as opposed to that, the other members of the fellowship do not take part in a romantic quest, on the contrary, I already insisted on the fact that each member of the Fellowship had a personal existence, separate from the central protagonist, because of his belonging to a specific nation of Middle-Earth : Gimli the Dwarf, Legolas the Elve, Merry and Pippin the Hobbits, Aragorn and Boromir the Men. Boromir dies early in the tale and his death is caused by his addiction to the Ring. He could therefore be considered as a negative split but a split of Aragorn! He is thus not connected with Frodo, Brewer’s central protagonist, and, as a foil to Aragorn, he gives the latter the central role in the heroic part of the Fellowship. Indeed, Aragorn is a hero of high lineage :

Aragorn II, born in Rivendell (2931 Third Age), the only son of Gilraen the fair and Arathorn II, fifteenth Chieftain of the Dùnadain of Arnor. When his father died in battLe only two years after Aragorn’s birth, the boy in his turn became Chieftain.
His mother then took him to safety in Rivendell, where the young Dùnadain was fostered by Elrond himself. Then he bore the name Estel (“hope”) to conceal his true lineage from the emissaries of Sauron who were scouning the North for the last Heir of Isildur. On his twentieth birthday, Elrond revealed his true name and ancestry, and the ancient hopes of his House, and he gave to Aragorn the heirlooms of his Line : the Ring of Barahir, and the shards of Elendil’s sword Narsil. (TTC, p. 28)

His career does correspond to the various stages described by Sellier : born of high rineage, the hero has to undergo a phase of occultation, he then has to come back to his heroic status after having been rqcognized as a hero thanks to a token (in this case the sword of Elendil) and having done deeds establishing his worth as a hero. Aragorn is thus fully independent from Frodo since he achieves his own career. Even the two other Hobbits achieve minor heroic careers. Hobbits are not by definition made out of the “right stuff”. They are shy and cordially dislike adventures. Both Hobbits are however dubbed by two kings of Middle-Earth : Peregrin “Pippin” Took swore allegiance to the steward Denethor II and was made a guard of the Citadel for his pains, he was later “knighted by king Elessar for his services to Gondor” (TTC, p. 468-469); Meriadoc “The Magnificent” Brandibuck :

Being of aristocratic Hobbit lineage, from the start Merry was able to  express his admiration in the correct manner by formally pledging his service to the king, a gesture which greatly pleased the aged ruler, though doubtless he continued to regard the Hobbit more as a ward than a warrior. Nonetheless, Meriador of the Shire did accompany the Riders of Rohan on their epic journey to the aid of Gondor during the War of the Ring. And in the battle of Pelennor Fields he stood by Théoden after the king was attacked by the Chief Ringwraith, and he courageously strucke the Nazgûl, thus helping to bring about his downfall. For these deeds Merry won great honour and renown among the Rohirrim, uho named him Holdwine in their language and gave him rank and much esteem in their land..

In addition to that, the main characteristic of this part of the narrative, which establishes it clearly as non-romantic, is that it is based on war : the Great War of the Rings. War is never at the centre of romances and, when it appears, it remains peripherical (MMAE, p. 58) :

Thenne within two yeres kyng Uther felle seke of a grete maladye
And in the meane whyle his enemies usurped upon hym
and did a grete bataylle upon his men
and slewe many of his people
Sir said Merlyn ye may not lye so as ye doo
for ye must to the feld though ye ride on an hors lyttar
yor ye shall never have the better of your enemyes
but yf your persone bethere
and thenne shall ye have the vyctory…
And at Saynt Albons they mette
with the kynge a grete hoost of the north
And that day Syre Ulfyus and Syr Bracias dyd grete dedes of armes
and kyng Uthers men overcome the northern bataylle and slewe many peple
& putt the remenaunt to flight

(This extract being the longest evocation of war in the Morte d’Arthur). It is however logical that it should be so, romances being centered on individual achievement. War is by essence a wider phenomenon implying a whole society or a whole tribe. It is precisely what appears in The Lord of the Rings : Theoden King, Denethor, Faramir, Aragorn, Eowyn, Legolas and Gimli, Gandalf, Merry and Pippin, the Balrog, are all actors in the Great war of the Ring. Large armies are confronted : Orcs, Dwargs, Balrogs and others on the side of Sauron and the Elves, the Dwarves, the Hobbits, the Riders of Rohan, the Ents, even the army of the Deads are on the side of the Free Peoples. Battles follow battles up to the final victory thanks to Aragorn intervention by sea. There is indeed no room enough in the solipsistic romances, hence in the protagonist’s mind, for so many people and events at the same time!

The last aspect I would have liked to discuss briefly in this chapter is death  in The Lord of the Rings. There are in fact two kinds of deaths in Tolkien’s creation, and these two deaths naturally reflect the two kinds of heroes I analysed : heroic and romantic. The heroic warrior was aware of death as the end of his physical life, his reputation as a courageous soldier being the warrant of his immortality. It is consequently natural that his body should be destroyed, mainly on a funeral pyre. In LofR Denethor, ruling Steward of Gondor, tragically dies on the pyre he has prepared for his son and himself :

Swiftly he snatched a torch from the hand of one and sprang back into the house. Before Gandalf could hinder him he thrust the brand amid the fuel, and at once it crackled and roared into flame.
Then Denethor leaped upon the table, and standing there wreathed in fire and smoke he took up the staff of his stewardship that lay at his feet and broke it on his knee.
Casting the pieces into the blaze he bowed and laid himself on the table, clasping the Palantir with both hands upon his breast. (LofR, p. 888)

Similarly Beowulf’s body is burned on a “peerless pyre” (OAEL, p. 97, l. 2935-2945) :

The geat folk fashioned a peerless pyre
Hung round with helmets and battle-boards,
With gleaming byrnies as Beowulf bade.
In sorrow of soul they laid on the pyre
Theyr, mighty leader, their well-loved lord.
The warriors kindled the bale on the barrows
Wakened the greatest of funeral fires.
Dark o’er the blaze the wood-smoke mounted;
The winds were still, and the sound of weeping
Rose with the roar of the surging flame
Till the heat of the fire had broken the body.

The body of romantic protagonists – when their death is mentioned in the tale – have on the contrary to be kept unspoiled since their death has not the absolute meaning of the heroic one. Death means in romances the access to “true life”, in the “other world”, paradise. Plunging its roots into the Celtic mythology, the romantic “other world” is located overseas (BMC, p. 12-13) :

Mais l’Autre Monde est également situé de l’autre côté de l’océan, dans une île paradisiaque où il n’y a ni mort, ni souffrance, ni mal, où tout est beau et pur. Elle porte, dans la tradition gaélique, les noms de Tir nam-Og, la Terre des Jeunes, Tir nam-Blo, la Terre des Vivants, Mag Meld, la Plaine du Plaisir, Tir Tairngire, la Terre du Bonheur, Mag Mor, La Grande Plaine, Tirr aill, L’Autre Monde, ou encore Tir na m-Ban, La Terre des Femmes. Pour les Bretons, c’est l’Île d’Avalon, l’Île des Pommes (la pomme a toujours été le symbole de la connaissance). De toute façon, cette île habitée par les fées est le pays du bonheur sans mélange, de l’amour, des jeux.

The similarity between Malory’s “auylyon” and Tolkien’s Grey Havens is striking : both are oversea and both are the final dwelling-place, the destination of the Last Journey. Dying Arthur comforts Bedwere in these terms :

For I wyl into the vale of auylon to hele
me of my grevous wounde
And if thou here never more of me praye for my soule
but ever the quenes and ladyes wepte and shrycked that hit was pyte to here
And as sone as syr Bedwere had loste the syghte of the baarge he wepte and uaylled and so took the foreste (MMAE, p. 232)

At the end of the LofR all the characters that do not belong to the New Age of Middle-Earth leave on a white ship to the Grey Havens (LofR, p. 1068-1069) :

and the sails were drawn up, and the wind blew, and slowly the ship slipped away down the long grey firth; and the lïght of the glass of Galadriel that Frodo bore glimmered and was lost. And the ship went out into the High Sea and passed on into the West, until at last on a night of rain Frodo smelled a sweet fragrance on the air, and heard the song of singing that came over the water. And then it seemed to him that as in his dream in the house of Tom Bombadil, the grey rain-curtain turned all to silver glass and was rolled back, and he beheld white shores and beyond them a far green country under a swift sunrise.

Such a soft, progressive death (one thinks of the second movement of Schubert’s string quintett for two cellos) leaves in the mind of the reader a whole picture of the heroes, and one could easily believe Malory when he writes (MMAE, p.232) :

Yet somme men say in many partyes of England that king Arthur is not  deed
But had by the wylle of our Lord Ihesu into another place
and men say that he shal comme ageyn & shal wynne the holy crosse. I wyl  not say that it shal be so
but rather I wyl say that there is wryton upon his tombe this vers
Hic iacet Arthurus Rexquondam Rexque futurus

The conclusion of this chapter can but be the same as elsewhere in this study : no strict or scientific decision can be made about the romance likeness of LofR. Though Frodo’s quest corroborates Brewer’s hypothesis, other elements in the tale – and not the least ones – make it impossible to adhere completely to his views. It is indeed true that Frodo is confronted with various rites of passage, many of which have a clear psychoanalytical or symbolical explanation. The ultimate ending of Frodo’s quest moreover confirrns, by similarity with genuine romances, what Brewer considered as obvious : the state of the hero’s body being taken as a criterium, Frodo goes unspoiled to the “other world” as Arthur did before. But the many other characters that achieve personal careers prevent the extension of the romantic aspect to the totality of the tale, giving evidence of the multiplicity of independent protagonists. Each of these characters sharing heroic and romantic characteristics, one can not assess that LofR is a heroic tale either. There is more to Tolkien’s creation than a mere romance, there is a blend – a refined one – of the whole Middle-Aqes.


Contents [contenus en cours de digitalisation]

[INFOS QUALITE] statut : en constructon | mode d’édition : rédaction et iconographie | sources : mémoire de fin d’études ULg | auteur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, un dessin de Tokien © 2004 Royal Mail.


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THONART : Tolkien or the Fictitious Compiler (ULiège, 1984) – 02 – The Lord of the Rings as more than a Romance

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The Lord of the Rings as
more than a Romance

The Lord of the Rings is not a romance ! It seems almost scandalous to make such a declaration after having read the captivating pieces of criticism written by Derek S. Brewer in Symbolic Stories and the Lord of the Rings as a Romance (BSSBLRR). It is not less daring to open a chapter with what could be considered as an accusation of critical incapacity. It is in fact not at all the case here and these two opening sentences are written without any vindictiveness – I have not the least chance to compete with Mr Brewer’s deep knowledge of the romantic matter and I therefore only propose a small adjustment of one of his analyses. He was moreover clever enough no to lay his work open to sharp criticism and this thanks to one letter ! The title The Lord of the Rings as a romance involves a mere approach of Tolkien’s tale in comparison with romantic literature and its characteristics whereas a title as The Lord of the Rings is a romance would have implied a firm statement leaving no place for doubts or nuances. Dr Brewer was not that naïve, he was self-disciplined enough -though one is delighted with the enthusiasm underlying his analysis of Symbolic Stories – to dodge the problem. What is less prudent is his comment in the epilogue of Symbolic Stories :

The Lord of the Rings is a romance of adolescence.

He wrote it ! It is the result, he writes, of his “analysis of the fundamental structure” of the book (p. 190). These ten words filled me with ease not because a polemical text is always easier to write than a quiet, common-sensed piece of criticism, but simply because it offered me a starting-point for the difficult discussion of Tolkien’s story. The help provided by Dr Brewer’s writings was naturally not limited to a counterpoint in an intricate controversy. His unorthodox approach to symbolic stories remains in my opinion an innovation which has in it  all the germs of the orthodoxy to come in matters of “non-realistic” stories. I shall try to discuss it further in this chapter.

Before commenting on Brewer’s modern – I insist – on “modern” – approach to romance I have first to write some words on tradition. The definition given by the Longman Dictionary of Contemporary English gives some clues to a complete view of what romance is (p. 963) :

A story of love, adventure, strange happenings, etc., often set in a distant time or place, whose events are happier or grander or more exciting than those of real life.

As to the Random House Dictionary of the English Language, it says (p. 1242):

1. A narrative depicting heroic or marvelous achievements, colorful events or scenes, chivalrous devotion, unusual or even supernatural experiences, or other matters of a kind to appeal to the imagination.
2. A medieval narrative, originally in verse, in some romance dialect treating of heroic personages or events : the Arthurían Romances.

These definitions are general enough to satisfy everybody. In the Concise Cambridge History of English Literature, George Sampson adds that romances are often anonymous and he explains that there is a difference between  heroic and romantic, a shift in matter which he ascribes to the change of audience. The growing female audience allowed the introduction of courtly love and – one must also consider the systematic christianization of late medieval literature – the Virgin cult (p. 33). From poems on the sanguinary deeds of courageous warriors recited in the hall, the medieval literary taste turned to a more ornamental description of courteous knights fighting in the name of fair ladies. Romances mark thus the beginning of an increasing interest for women in English literature. It is also commonly accepted that romances must have happy endings. The discussion of romances moreover implies the use of the sempiternally quoted lines of Jehan Bodel :

Ne sont que iii matíères à nul home antandant,
De France et de Bretaígne et de Rome la Grant.

To the matters of France (a.o. Carolingian romances), of Britain (mainly the Arthurian cycle) and of Romes (a.o.Lydgate‘s Troy Book and Chaucer’s tale of Palamon and Arcite told by the knight), must be added the so-called matter of England (King Horn, Havelock the Dane) and Oriental tales (Floris and Blancheflour, Barlaam and Josaphat).

Concerning the remoteness of the romantic world Sampson gives an interesting comment :

They describe a utopian society in which everything appears to be anybody’s and in which there is no consciousness of patriotism or nationalism, but only a sense of Universal Christendom at war with the powers of darkness.

I fully agree with Sampson’s “no consciousness of patriotism or nationalism” since it constitutes the central difference between heroic and romantic literature. Heroic tales are, if not national, at least tribal. Beowulf faces Grendel alone but he represents his nation. He dies as a hero but also as a king, his lot being thus associated with the future of his people. This is made clear in the poem in line 2742 and seq. :

Now comes peril of war when this news is rumoured abroad,
The fall of our king known afar among Frisians and Franks !
For a fierce feud rose the Franks when Hygelac’s warlike host
Invaded the Frisian fields, and the Hetware vanquished the Geats,
Overcame with the weight of their hordes, and Hygelac fell in the fray… (OAEL)

Gawain’s failure on the contrary has no implication on the destiny of a nation the name of which we do not even know. My point is thus that the  career of a central character in a romance is individual – Mr Brewer cannot but agree with this – as opposed to earlier texts in which the hero’s deeds matter for the community rather tan for the central protagonist himself. The last thing I have to write about the traditional attitude towards romantic tales is my sincere astonishment in front of opinions such as Mr Sampson’s (SCHL, p. 39) – opinions which, sadly enough are widespread in the scholarly world – :

There is no need to catalogue the shortcomings of the old stories. People in all ages are easily amused. It is not for the consumer of crime-novels, thriller-films or television serials to cast stones at the medieval romances.

The parallelism drawn between romances and what Sampson obviously considers as degenerated kinds of cultural manifestations is at least pejorative and moreover symptomatic of the deep contempt in which unrealistic tales were and are still held.

The existence of such a segregation is explained by Brewer. It is the result, he says, of an evolution that took its roots in the Renaissance and the humanist thinking, went on in the scientific revolution of the seventeenth century up to our industrial civilisation. The increasing materialism in occidental thought led to a progressive rejection of what was not true-to-life in literature. The epitome of this attitude is illustrated in the late nineteenth century naturalism. Brewer opposes the novel to the romances. Novels present the relationship between man and society in a plausible way which allows psychological analysis. Romances on the contrary take no consideration of social reality and moreover are written in an hyperbolic style and variable tone that used to cause heart-attacks to all naturalists. What could be then the value of those tales that do no observe a strict “mimesis” of surface events ? It is precisely Brewer’s point to explain that there are two levels in a story. The surface (or objective) course { of the tale can either be true-to-life as in a novel or “apparently not reflecting reality” as in romances (BSS). These surface events are anyway determined by “inner” events or “deeper” events or meanings :

All stories are, further, in some way symbolic, in that they are examples or illustrations, at a level “below” the surface, of something of what we feel about human experience. (BSS).

The difference he establishes between surface meaning and fundamental meaning is therefore important. Whereas the plot and the characterization of a novel depends on objective reality, the so-called “unrealistic” tales reflect deeper realities, in some way archetypal ones. Their apparent inconsistency is in fact the expression of the fundamental meaning according to which they are built.

Fantasy-thinking seems to be irrational, but it is concerned with the reality of feelings and their conflicts, and with the reality of our need to both celebrate our feelings and resolve our conflicts.

This is quoted from Anne Wilson‘s Traditional. Romance and Tale : How stories mean (WTRT, p. 52) (9). She treats the unrealistic tales in the same manner as Brewer but at another level : while Brewer tries to establish the meaning of various symbolic stories, Wilson concentrates on “how they mean” i.e. the treatment that the primeval meaning of a story has to undergo in order to become a consistent tale, ready for the immortal life that traditional stories seem to have.

Neither Chaucer nor Shakespeare ever invented a plot, and even if Boccacio  occasionally did so, he put it together out of entirely familiar elements. (BSS, p. 3)

Any romance reader who wants to discover the meaning of a tale has thus to face two things :

In the traditional tale we must therefore distinguish between the verbal realization of the story and its pre- or non-verbal existence as “shape”, “pattern”, “structure” (all such expressions being inevitably metaphorical).
(BSS, p. 3)

These two aspects of the tale are thus its text-form, i.e. what we read, and its fundamental meaning. A comparison that could help to make things clearer is the dream. It is now commonly accepted that dreams are meaningful in the sense that their latent content expresses unconscious tensions. Those contents are treated by the dreamer so as to become “acceptable” by his consciousness; the result of this treatment is called the manifest content. One of the processes used by the mind of the dreamer is rationalization i.e. the a posteriori objective explanation of facts primarily exclusively meaningful on a subjective level. If we equate the fundamental meaning of a tale with the latent content of a dream and the surface meaning of the one with the manifest content of the other, we also realize that rationalization has the same importance in both story and dream (parenthesis mine) :

(fantasy-thinking) is also concerned with the reality of our need to defend ourselves against a conscious realization of what we are feeling and doing as we create stories. (WHSM, p. 52)

A good example of rationalization is the sudden identification of a character which has been a mere “function” throughout the tale. In Sir Gawain and the Green Knight the Green Knight who served as temptator-confessor is named at the very end :

”Truly”, the other told him, “I shall tell you my title.
Bertilak of the High Desert I’am called here in this land.
Through the might of Morgan the Fay who remains in my house,
… She sent me forth in this form to your famous hall,
To put to the proof the great pride of the house,
The reputation for high renown of the Round Table (SGGK)

As a result of Brewer’s and Wilson’s comments on the matter, one may conclude that rationalization can be useful to the story-teller in two ways. On the one hand as an adaptation of the tale to the audience and on the other hand to render in understandable terms latent pulsions which give the tale its fundamental meaning. In addition to that, it can be useful to the critic who faces divergences in various tales at the bottom of which he guesses a unique “pattern”.

A further step in his study is the realization of the identity between narrator, reader and protagonist. Anne Wilson, for example, introduces her essay as follow :

This book suggests that if the story-telling experience is one of creation and recreation on the part of the story-teller and his audience, and if the identification with the protagonist of the story does take place, then the story-teller, the audience and the protagonist should be seen as united. The approach argues that each story should be viewed as its protagonist’s creation. (WTRT)

Brewer goes even further once he has established the meaningfulness of these symbolic stories :

No character, with the possible partial exception of the protagonist, has an autonomous inner life, a self-motivated independent existence of his or her own. This is an exceedingly important point, the corollary of the fundamental principle that the whole story is told from the point-of-view of the protagonist. (BSS)

The protagonist’s experience dealt with in the tale in thus common to the narrator and the reader as human beings. The next step in Brewer’s approach is that, since growing-up is the most frequent an unavoidable experience in human life, many symbolic stories and, in particular, many romances are tales of maturation rather of maturity. Philippe Sellier (SMH) explains in his Mythe du Héros what he considers as the typical heroic career : an alternation of symbolical births and deaths up to the final heroic status. A hero must be of noble descent, undergo a phase of “occultation” (e.g. Romulus and Remus and their mother-wolf), then be confronted with various “épreuves” or “rites de passage” (often against gigantic or multiple beings : hydras, giants or armies) in order to be “recognized” and restored in a due status. What Sellier announces as the basic career of a hero is reduced in Brewer’s study, to a more analyzable pattern : growing-up with the family drama as background. Many romances give the symbolic account, according to Brewer, of the Various “rites of passage” faced by the protagonist. From untried youth to adulthood, it depicts the emerging of the hero from the rule of the parents to the establishment of his self in relation with his beloved or “peer” and society. The various characters of such a story can therefore be reduced to a set of basic functions :

  • parent-figures at first protective an then restrictive, to be escaped;
  • peer-figures, the beloved to be conquered;
  • sibling-figures, i.e. brothers and sisters mainly helpful;
  • splits of the central protagonist, a.o. the negative split, the dark equivalent of the hero which appears to illustrate the possibility of failure.

The sex of the protagonist is also determinative to the ingredients of the plot: be it a young man, he has to leave home and go on a quest, facing terrible father-figures (ogres, giants, bears…) and friendly mother-figures, the rule being that characters on the same sex are mainly unfriendly. A young girl will be ill-treated at home by a negative mother-figure (cfr. Cinderella, Snow-White), driven out and finally “recognized” by her peer whom she will marry. The psychoanalytic Oedipus triangle is consequently at the centre of the story save the appearance of the peer which constitutes the necessary happy conclusion:

To put the matter with crude brevity: what the male protagonist has to do is kill his father, dodge his mother and win his girl. The female protagonist has to dodge her father and if not kill at any rate pretty severely neutralize her mother and make it possible to her man to get her. Achievement of the peer signals success – the breaking out of the family triangle, in which the protagonist is always inferior, into the freedom of adult responsibility and equal stable relationship with another person. Usually reconciliation with parent-figures is also achieved. (BBS, p. 9).

What is of importance in Brewer’s analysis is that

While the protagonist is the central leading figure, to whom all other figures must be related, these other figures are aspects of the protagonist, so that the totality of all the characters and actions adds up to as it were a total protagonist, the whole mind of the tale, just as, in a dream, everyone in it is part of the whole mind of the dreamer even if they represent real persons in waking life. (BSS, p. 24)

The obvious corollary to this which Brewer also explains is that nothing can happen outside the mind of the total protagonist, meaning by this that any action in which the central protagonist does not actually or virtually take part has to be at least in direct connection if not with him, with his maturation career. Any element of a tale, once established as being external to the central maturation process, should then constitute an evidence of the “non-romanticism” of the story (since we concentrate on romances as defined by Brewer).

I shall now try to sum up the various characteristics of romances that have been exposed so far. Romances are at face value unrealistic and unconnected with objective reality. The “plot” of a romance is centered on an individual evolution, often the growing-up of the central protagonist. Hence the possible identification between the protagonist, the author (creator or re-creator of archetypal motives) and the reader. In addition to the fact that romances are not national, their elements can on the contrary be reduced to various “functions” corresponding to the components of the family drama. Any element being external to that central pattern should be thus considered as non-romantic.

My purpose in this chapter was to demonstrate that Dr Brewer had gone a little too far when he affirmed that The Lord of the Rings was a romance of maturity. I shall naturally no pledge my word that he was completely mistaken. I shall rather try to examine what led him to that conclusion and what determined me to take if not the opposite view, at least a more nuanced one.

No one could deny that a quest is at the centre of The Lord of the Rings: the destruction of the One Ring. A quest-stucture implies very often a journey through various “countries” and makes easier the introduction in the tale of encounters and perils to be experienced by the protagonist(s). This aspect constitutes naturally the recommended structure for a romance (the interpretation of various rites of passage will be approached in the chapter devoted to the quest). Quests, as Brewer explains, can be of two kinds : they are either determined before the coming to awareness of the protagonist (cfr. Sir Degarre and King Horn) or, later, when the hero decides to go on a quest in full consciousness of the consequences (cfr. SGGK). It is the second option which has been chosen by Tolkien : Gandalf “proposes” the quest to Frodo who is already in his fifties:

There is only one way: to find the Cracks of Doom in the depths of Orodruin, the Fire-Mountain, and cast the ring in there, if you really wish to destroy it, to put it beyond the grasp of the Enemy for ever. (p. 74)

After having hesitated the “young” hobbit decides to leave:

Of course, I have sometimes thought of going away, but I imagined that as a kind of holiday, a series of adventures like Bilbo’s or better, ending in peace. But this would mean exile, a flight from danger into danger, drawing it after me and I suppose I must go alone, if I am to do that and save the Shire. (p. 76)

One realizes easily that this “reversed“ quest – he has to destroy the Ring, not to discover it – has nothing appealing in it. Frodo’s decision seems moreover to be more the acceptance of one’s destiny as Gandalf tells Frodo:

But you have been chosen, and you must therefore use such strength and heart and wits as you have. (p. 75)

There we are ! This last sentence is typically father-like. Gandalf, in Brewer’s eyes, is thus the father-figure that forces the adolescent out of his childish world (the Shire) to a world where nowhere is safe. Brewer is right : the Shire with its round doors and windows, quiet summer evenings, its almost fœtal comfort, can be interpreted as the re-creation of the warm environment of our first age. Hobbits are besides halflings, child-sized. Frodo and his environment are thus a perfect starting-point for a maturation process. It is all the more evident when one thinks of Bilbo, Frodo’s uncle (nepotism !), who also left the Shire on a quest and also achieved individual existence in front of society by killing Smaug (a dragon) and left the Shire to live in Rivendell, a symbolically adult area of Middle-Earth. If Frodo’s motivation for leaving is not exactly the same as Gawain’s:

We should also not neglect the fact that his departure may be no more – and no less – than the last kick of male restlessness before being tied down to domesticity and what Hemingway in A Farewell to Arms calls the “biological trap”. (BSS, p. 70)

it could be at least

a mysterious latent feeling of “work” so far not done, of destiny to be achieved, of identity to be fixed, before the protagonist can settle with a wife. (BSS, p. 70)

Ay, there is the rub” says Hamlet, Frodo does not settle with any peer ! Once more Brewer has a do-it-yourself explanation to that : the achievement of the peer is in this story reserved to a split of protagonist. It is indeed true that Tolkien provided Frodo with splits as it is common in romance-writing. Sam Gamgee who leaves the Shire with Frodo and accompanies him to the Cracks of Doom, Settles in Bag-End at the end of the story and marries Rosie, his “peer”. The other two hobbits, Merry Brandybuck and Pippin Took, obviously to be considered as splits and “siblings“, also achieve minor individualizations. Their becoming adult is moreover materialized in the fact that they get physically taller after having drunk magical water among the Ents. Another split is Gollum or Smeagol, a negative split, it illustrates, as I have mentioned before, the possibility of failure of Frodo’s quest and his end gives evidence of Tolkien’s opinion on the self-destructive power of Evil. Professor Tolkien also introduced fairies in his tales. Brewer interprets them as reflecting upon the various pulsions present in the protagonist (it would take another hundred pages to explore the function of each fairy, so that I prefer to take this for granted).

One could easily draw a parallelism between Frodo and Sir Gawain, a typical romance hero. Both protagoniste fail : Gawain hides the green girdle from the Green Knight and Frodo is overcome by the power of the Ring at the very moment when he has the possibility to destroy it :

“I have come”, he said, “But I do not choose now to do what l came to do. I will not do this deed. The Ring is mine ! (p. 981)

But, since “all’s well that ends well” in romances, both tales have happy endings (I shall nuance this further as for The Lord of the Rings): Gawain is given the occasion of repenting and Frodo is thwarted in his decision by the providential self-destruction of Smeagol. Another characteristic shared by both heroes in their loneliness. Gawain is left with “no man but God to talk to” and Frodo, though Sam’s assistance never fails, is morally alone:

Self-sacrifice is most poignant when it is entirely solitary; when apparently no one can ever know of the lonely painful deed that has been ungladly volunteered, and that has apparently been of no avail. This solitary heroism is Frodo’s, and the more convincing is that Tolkien does not totally isolate him physically since Sam remains with him for various purposes of the narrative. (BLRR, p. 257)

Their chastity is also to be compared :

First, chastity is for him (Gawain) a supreme virtue, and was generally taken as such in the culture of the time, even for men. The great examples of the importance of male chastity in Arthurian Literature are the romances about Galahad and Percival. Lancelot failed to achieve the Grail because of his unchastity with Guinevere. (BSS, p. 76)

A possible reason for giving such importance to virginity could be that:

The Virgin Mother makes, in this poem, no such outrageous demand. By demanding chastity she begins to break the carnal natural bond exerted by the other aspects of the mother-image, making it possible to use energy in other ways. (BSS, p. 86)

The chastity observed by Frodo is however not tested as that of Gawain. While his story is a “story of innocence tested and virtue successful” in which Gawain achieves the “highest form of mature self-realization for a man” (i.e. not succumbing to a possible peer), chastity is not the central theme in The Lord of the Rings; Frodo is not tempted by sex but by power.

I have explored so far why The Lord of the Rings could have been considered a romance. It is now time to turn to the other possibility : why the book is not a romance. Although, as I wrote it, many things are comparable between Gawain’s and Frodo’s careers, differences are also to be mentioned. A capital one is the type of fear inspired by their possible end:

Said Gawain, gay of cheer,
‘Wether fate be foul or faire,
Why falter I or fear ?
What should man do but dare ? (SGGK, l. 562-565)

It seems that Gawain begins to actually experience some tremors of fear only after the second temptation, exerted on him by his guide to the Green Chapel. He nevertheless keeps a noble attitude in front of the danger to come :

“By God”, said Gawain, “I swear
I will not weep or groan:
Being given to God’s good care,
My trust in him shall be shown”. (SGGK, l. 2156-2159)

Frodo on the contrary seems to be marked from the very beginning of his quest by a strong sense of the “Wyrd“, the inexorable lot he is doomed to:

“But I feel very small, and very uprooted, and well-desperate. The enemy is so strong and terrible.” (p. 76)

Though this attitude (confessing one’s weakness) is strictly modern – a heroic warrior would have dishonoured his name by doing so – the sense of Doom can be said to be more heroic than romantic. In the structure of the tale itself, the Saruman-postlude (he has modernized and industrialized the Shire during Frodo’s absence, establishing a totalitarian regime) is not evidently romantic. The traditional romantic happy ending is in fact temperated by the mitigated conclusion invented by Tolkien. I concentrated on Gandalf as a father-figure, but other characters could be considered as father-like : Bilbo, Saruman (a negative Gandalf), Elrond, Treebeard, the King of the Golden Hall, Celeborn and, why not Aragorn. In spite of the profusion of fathers, positive and negative ones, the mother-figures are rare. The almost complete absence of women in Tolkien’s tales is striking and there might be a clear explanation to that. Young Tolkien probably did not entertain feminine conversations in the trenches and moreover – war being only part of his experience, though prominent:

At the age when young men were discovering the charms of female company he was endeavouring to forget them… All the pleasures and discoveries of the next three years… were to be shared not with Edith but with others of his sex, so that he came to associate male company with much that was good in life. (HCTB, p. 45)

The two faint mother-figures in the tale are totally positive: Goldberry is a “water-sprite of the Old Forest, the bride of Tom Bombadil and daughter of the ‘River Woman of Withywindle’ (TTQ, p. 25). She welcomes the Company in Bombadil’s house, offering a good supper. Galadriel, the Bearer of Nenya, one of the Three Elven-Rings, shows Frodo the Eye in a fountain (insight into his quest ?). The two beneficent women in the tale could as well reflect the two women that Tolkien loved in his life : his mother and his wife, Edith Bratt. Since we are dealing with sentimental roots it is natural to say a word on the Hobbit’s attachment to the Shire. I have quoted Sampson in the beginning of this chapter. He said that there was “no consciousness of patriotism or nationalism, but only a deep sense of universal christendom at war with the powers of darkness” (SCHL, p. 39). Gawain accepts to have his head cut off as an individual. Brewer insists repeatedly that romances should be viewed as a progressive achievement of the protagonist as individual. Though Gawain belongs to the Knights of the Round Table, he leaves on his own for a personal quest in which he will be tempted personally. Although the Round Table appears at the beginning of the romance as a childish world i.e. from which Gawain has to depart (being in that similar to the Shire), the next time it is mentioned is only at the end during the rationalizing explanation of Bertilak. In the Morte d’Arthur, no mention is made either of a country to protect, of a flag to be kept flying. It is on the contrary necessary for the symbolical purpose of a romance to be, as Sampson explains, remote in place and time. As opposed to that, each character in The Lord of the Rings belongs to a nation, be it the Shire, Lothlorien, Rohan, Gondor or any other place of Middle-Earth. Frodo decides to go and destroy the “Peril of the World” in order to “save the Shire”. He and Sam very often remember their valley on the way to Orodruin. Legolas “Green Leaf”, an elf, fights in the name of Mirkwood (or forest of Taur e-Ndaedelos), and Gimli “is enrolled in the fellowship of the Ring, to represent his kinfolk in the entreprise” (TTC, p. 245). The more evident nationalistic aspect of the book is naturally embodied by Aragorn:

To re-establish the ancient kingship of both Gondor and Armor was Aragorn’s sworn duty, and his one great hope. (TTC, p. 28)

Each member of the company’ belongs to somewhere. Tyler writes:

This fellowshíp was to represent each of the Free Peoples – Hobbíts, Men, Dwarves and Elves. (TTQ, p. 331)

Each character is thus individualized in the tale through his “nationality”. Since Tolkien wanted us to adhere completely to his story (the so-called “unwilling suspension of disbelief” which I shall explain in a further chapter), we cannot consider the tale as “remote”, without “place” or “time” reference. The nationalist or patriotic connotations are irreconcilable with the given definition of the romance and The Lord of the Rings is therefore not to be considered as a romance, at least an orthodox one. These “nations” represented in the fellowship are closer to the Heroic conceptions. Each character in Beowulf is referred to as belonging to a country or a tribe (Beowulf, lord of the Geats, etc.). The nationalist tendency is epitomized in the late heroic poetry (The Battle of Maldon, The Battle of Brunanburgh). The patriotic coloration derives probably from the fact that heroic poetry was at the time para-historical, that is was rooted in historical material. What a mastery of story-telling-Tolkien has developed since the only roots of the complete mythology and history he created are to be sought in his imagination. Moreover the “Free People” rings a bell: during WWI Tolkien must have experienced the comradship which inspired him the Fellowship and the “Free People” could as well resound as the “Allies” of both wars.

This is thus one point that prevented me from completely adhering to Brewer’s view on The Lord of the Rings. The second one and not the least, is Brewer’s insistance on the singleness on the protagonist, which is however logical in his interpretation of romance as TALE = PROTAGONIST = AUTHOR = READER. I have already alluded to the fact that other characters than Frodo are individualized through their nationality, I shall now devote the end of this chapter to the multiplicity of questing characters (the double quest-aspect will be dealt with in the next chapter). Brewer writes about Gawain:

Because of our identification with him, we see the other characters entirely in their relation to him, and never to each other. He is present in every scene, and all the scenes have effectively only two characters, Gawain and another. (BSS, p. 83)

I already quoted him when he affirmed that

no other character, …, has an autonomous inner life, a self-motivated independant existence of his or her own. (BSS, p. 23)

There is precisely the problem. If we concentrate on Frodo, the romance-pattern described by Brewer is observed but there are in the book other characters questing and – since these could have been considered as splits of Frodo as is the case with the other hobbits and Smeagol – these other characters achieve their own quest. The most striking example beside Gandalf the Grey (who after a first death reappears as Gandalf the White – death as rite of purification ?), is Aragorn.

It will be explained in details in the chapter devoted to the characterization how Strider is a typically heroic character, it is sufficient here to mention that, though of high lineage, he has undergone a period of occultation after which he has been restored in his heroic status (cfr. the “Sword Reforged”) to finally settle with his peer, Arwen Undómiel, as king of both Arnor and Gondor. Aragorn achieves thus the complete heroic career and this independently from Frodo. The structure of the double quest itself (the heroic one, Aragorn and the major part of the Fellowship, on the one side and the romantic one, Frodo and Sam, on the other) prevents the unicity advocated by Brewer. A good third of the book contains events happening outside the reach of Frodo and moreover unconnected with his personal quest.

These two major counter-arguments – I do not develop here the war-ending which is also typically heroic – allow me to conclude in favour of the non-romantic aspect of The Lord of the Rings or rather : it is not only a romance. The part of the narration devoted to Frodo fits with the analysis of Dr Brewer but the author of The Lord of the Rings as a romance has lost sight of the rest of the narrative in which the romance-likeness is not at all verified ! I once more want to insist on my profound admiration and indebtness to Mr Brewers approach to symbolic stories. My purpose was only to suggest that he probably recognized a pattern in Tolkien’s work which was in his eyes typical of romances i.e. the maturation theme and that he enthusiastically concluded in favour of what I hope I have demonstrated as excessive. It is not because an ape wears a bowl-hat that he is an Englishman.


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[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction et iconographie | sources : mémoire de fin d’études ULg | auteur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête © 2004 Royal Mail


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THONART : Tolkien or the Fictitious Compiler (ULiège, 1984) – 01 – Introduction

Temps de lecture : 7 minutes >
Tolkien, Map showing Middle-Earth (c) 2004 Royal Mail

INTRODUCTION

[Underlined letter codes after quotes refer to entries in the Bibliography]

Game n°1: which one doesn’t belong

(t)weode
gifena in dys ginnan gr(un)de Heo d*aer d*a gearwe fu(n)de
mundbyr(d) aet d*am maeran theodne, tha heo ahte maeste thearfe
hyldo thaes hehstan Deman, thaet he hie wid* thaes hehstan brogan gefridode, frymda waldend. (JUDI)

Ich was in one sumere dale;
In one suthe dizele hale
Iherde ich holde grete tale
An hule and one niztingale. (OWNI)

Lo, we have listened to many a lay
Of the Spear-Danes fame, their splendor of old
Their mighty princes and martial deeds! (OAEL)

One summer season, when the sun was warm, I rigged myself out in shaggy woollen clothes, as if I were a shepherd, and in the garb of an easy-living hermit I set out to roam far and wide through the world, hoping to hear of marvels. (WLPP)

The siege and the assault being ceased at Troy,
The battlements broken down and burnt to brand and ashes,
The treacherous trickster whose treasons there flourished
Was famed for his falsehood, the foulest on earth. (SGGK)

… was broken
He bade a warrior Abandon his horse
And hurry forward, to join the fighters,
Take thought to his hands and a stout heart. (OAEL)

No sculon herigean heofonrices weard,
metodes meahte and his modge thanc,
weorc wuldorfaeder, swa he wundra gehwaes,
ece drihten, or onstealde. (OAEL)

Once in a hole in the ground there lived a hobbit. (TBH)

Game n°2: which one doesn’t belong

The mice have returned, he said.
The elder said nothing, Watt wondered if he had heard.
Nine dampers remain, said the younger, and an equal number of hammers. (OAEL)

Jimmy : Why do I do this every Sunday ? Even the book reviews
seem to be the same as last week’s. Different books – same
reviews. Have you finished that one yet ? (OLBA)

April is the cruelest month, breeding
Lilacs out of the dead land, mixing
Memory and desire, stirring
Dull roots with Spring rain. (ELWL)

I have walked by stalls in the market-place where books,
dog-eared and faded from their purple, have burst with a white
hosanna. (WGFF)

riverrun, past Eve and Adam’s, from swerve to shore to bend
of bay, brings us by a commodius vicus of recirculation back
to Howth Castle and Environs. (JJFW)

Once in a hole in the ground there lived a hobbit. (TBH)

Illustration by Tolkien : ” Once in a hole…” (c) 2004 Royal Mail

The answers are in both game I and game 2 the last extract : the first sentence of The Hobbit (TBH, first published in 1937) that J.R.R. Tolkien once wrote on a blank leaf, as the legend recalls (HCTB, p. 177). In game I, I have chosen a series of medieval extracts mixing heroic and romantic literature. Being a twentieth century writer, Tolkien was naturally to be considered as an intruder among the Beowulf-poet, Caedmon and Nicholas of Guildford [author of The Owl and the Nightingale ?]; the subject of this study being, however, precisely to compare Tolkien’s works with medieval
literature, as one will read further. In game 2, contemporary extracts were neighboring the innocent sentence of the Oxford professor. It will appear to any reader of Tolkien that the author of The Lord of the Rings is not an “angry young man” (be it only because of his age, he was 58 in 1950) as Osborne nor an experimental poet as Eliot. Tolkien could not be compared either with modernists as intellectual Joyce or post-modernists as moral Golding. Finally, the absurd is not exploited by him and his treatment of language is no doubt completely different from Beckett‘s. Where is then outsider Tolkien to be classified – since classification seems to be the first preoccupation of many critics in front of originality ?

Avant de quitter le roman historique, il est deux écrivains dont nous voulons dire quelques mots : Mervyn Peake et J.R.R. Tolkien. Les ouvrages sur le roman moderne n’en parlent guère. Ils représentent pourtant une catégorie d’auteurs qui n’est pas nouvelle dans la tradition littéraire anglaise, une forme particulière de fantastique ou plutôt de fantasy, terme dont le français n’offre aucun équivalent satisfaisant. (RRGB)

I shall not make comments on the association proposed by Jean Ruer in Le Roman en Grande-Bretagne depuis 1945 between Tolkien’s complete mythology and the gothic world of Mervyn Peake‘s novels : a Tolkien fan must prudently avoid any possible offence to a virtual Peake lover. It is nevertheless true that the label “fantasy-writer” is vague enough for a critic to group the two writers under it.

In our century the means of narration have become diversified : a story-teller has the possibility of practicing his vocation in the cinema, literature, TV-serials, theater, cartoons, comics or elsewhere. Inside literature itself, there is a great profusion of modes of writing (one has to compare Beckett’s experimental plays or novels with the more traditional ones of Isherwood or Waugh). If we further focus on fiction, we realize that the general diversification also caused a multiplication of subject-matters : from the psychological novel to space-opera writings, English (and American) literature offers a whole range of possibilities. There remains, however, a strong (academic) selection as to what is to be considered as “literature”, and fantasy-writing is not always given its due status. There are indeed many “low brow“ books depicting the adventures of glamorous astronauts encountering sexy venusian queens, precisely the kind of tales (not novels) that gave fantasy its bad reputation; although there are some writers who succeeded in giving some “works of literature” to the genre (Abraham Meritt and A.E. Van Vogt being two of these).

Since many fantasy-writers enjoy creating bizarre civilisations on remote planets or even post- or pre-civilisations on earth (be it in an invented past or “after the bomb”) Tolkien’s creation of Middle Earth could as well be put on the same book shelf as Isaac Asimov, Leigh Brackett, Ray Bradbury and Philip K. Dick. But there is more to Tolkien than mere remoteness of setting. There must be more to Tolkien since over ten millions of The Lord of the Rings had been sold when the author died, since the work was translated in at least twenty different languages, since a kind of hectic ‘Tolkien-craze spread over the USA and crossed the ocean to settle in Great Britain : calendars, maps of Middle-Earth, postcards, pictures of the various characters of the tale, have been sold all over the world. In the United Kingdom as in the States, there are “Tolkien Societies”, the members of which eat mushrooms sitting on dead trunks and telling stories of the Three
Ages. Tolkien, however, was not so pleased with that frenzy, as he commented on the “campus cult” in a letter to a reader of his :

Being a cult figure in one’s lifetime I’m afraid is not at all pleasant. However I do not find that it tends to puff one up; in my case at any rate it makes me feel extremely small and inadequate. But even the nose of a very modest idol cannot remain entirely untickled by the sweet smell of incense. (HCTB)

Ruer also mentions that (RRGB)

Consécration suprême : dès 1969 paraissait aux Etats-Unis une première parodie : Bored of the Rings.

Why were (and are) Tolkien’s “molly-coddled Hobbits” so attractive ? Why did the very hobbit-like professor become almost deified by the Hyppy culture ? Could it be for the mere sake of escapism ? It is indeed true that the Shire offers a tempting quietness and that the tribal world the author presents appears under similar forms in the work of other writers of his century. There seems to be a tendency to go back to social genesis in modern fiction from Steinbeck (The Grapes of Wrath) to Golding : the latter for instance demystifies “le bon sauvage” in The Lord of the Flies and examines the social (dis)integration of a group of English young men left alone on an island; in The Inheritors he goes back to prehistory in order to explain his opinion on man. Similarly, utopias and anti-utopias also try to recreate “remote” worlds, where “remote” civilizations cruelly emphasize the shortcomings of our present society, by contrast or by caricature. But Tolkien is not a utopist and refuses any allegorical interpretation of his work. What is then the spell that Tolkien cast over the Anglo-Saxon world (cartesian France e.g. was far less enthusiastic about The Lord of the Rings) ?

The many possible approaches to Tolkien’s work (giving evidence of its artistic value) led me to make a choice : I had to study Tolkien and his work from a particular point-of-view and try to demonstrate why The Lord of the Rings is not a common fantasy-book.

The first impression of the reader when he enters pre-industrial Middle-Earth is that is “looks like” being medieval. There are indeed features in the tale which are medieval, and it is precisely my point in this study to compare genuinely medieval texts with Tolkien’s work in order to establish whether this “medieval look” is a mere varnish or is deeply rooted in the pre-renaissance tradition.

Moreover there is not one Middle Age, there are Middle Ages : Old English poetry and Middle English romances will serve as a base for my comparison; these two kinds of medieval literature are distinct in time, in form and in matter : I shall therefore try to conclude on which Middle Age inspired Tolkien for his creation. It is a piece of criticism that determined me to contrast these two literatures : Derek S. Brewer wrote The Lord of the Rings as a romance in which he tries to demonstrate why it shares enough common features with genuine romances for us to take the book shelf mentioned above and put it beside Sir Gawain and the Green Knight, Sir Degarre, King Horn, Havelock the Dane and Malory’s Morte d’Arthur. I shall try to explain why I do not agree with Dr Brewer in the first chapter, the other chapters being devoted each to a theme of comparison that could illustrate my point : in what sense I consider that Brewer has been a little excessive when he concluded in favour of the romance-likeness of The Lord of the Rings.

I have been so far giving professor Tolkien intentions which he may never have had : did Tolkien write medieval tales on purpose ? Did he systematically apply Old- and Middle English patterns in order to create his stories ? Is The Lord of the Rings creation or re-creation ? Could we parallel the professor’s work with that of Chaucer, the anthologist of the Canterbury Tales ?

The fundamental question is in fact : If The Lord of the Rings is a “compilation” of medieval motives, was the distinguished Oxford medievalist aware of being a compiler or was he simply a “fictitious compiler” ?

One has to know that the mythology of Middle-Earth, according to the author himself, was created as a background to the professor’s own-created languages. Hence two possibilities : if professor Tolkien purposedly reproduced. medieval patterns, his books are technical achievements – this is, however, not my point here – or if the lecturer of the revolutionary Beowulf : the Monsters and the Critics sincerely created a story with elements he had in his mind (in this case medieval ones), his tale then should appear rather as a mere “digest” of medieval literature than as a romance or a heroic poem. In both cases, the success they encountered bears witness to the relevance of these medieval motives : medieval man was as human as we are and not yet divorced from the fundamental values in life. It is therefore normal that his problems should be similar to ours, and that his reactions as presented in his literature should be as useful to our modern selves as any modern writing concerned with human problematics.

Shame on the Renaissance and its inheritors for having confined medieval literature to the then pejorative status of child-literature. The Dark Ages were simply human.


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THONART : Tolkien or the Fictitious Compiler (ULiège, 1984) – 00

Temps de lecture : 2 minutes >

THONART P., Tolkien or the Fictitious Compiler (ULiège, 1984) est un mémoire de fin d’études présenté en Philologie germanique à l’Université de Liège, Faculté de Philosophie & Lettres, en 1984. L’exemplaire conservé par les bibliothèques universitaires n’étant plus consultable (détruit lors d’inondations), on trouvera dans wallonica.org l’intégralité du texte. On notera que le Professeur John Ronald Reuel Tolkien (Oxford) était Docteur Honoris Causa de l’Université de Liège (1954) et qu’il collabora pendant plusieurs années avec Simonne D’Ardenne qui y était professeur, pour l’édition et la traduction de textes médiévaux.

D’autres informations sur la biographie de l’auteur du Seigneur des Anneaux (porté au cinéma par Peter Jackson), du Hobbit et d’une multitude d’autres histoires de la Terre du Milieu sont disponibles dans la très complète biographie rédigée par Humphrey Carpenter (Paris, Christian Bourgois, 2002).

On trouvera ci-dessous les remerciements ainsi qu’une table des matières du texte intégral (en anglais), qui permet de naviguer dans tout l’ouvrage. Par ailleurs, l’intégralité du mémoire original est téléchargeable dans notre DOCUMENTA, en PDF océrisé…


Tolkien or the Fictitious Compiler
Acknowledgements

But all fields of study and enquiry, all great Schools, demand human sacrifice. For their primary object is not culture, and their academic uses are not limited to education. Their roots are in the desire for knowledge, and their life is maintained by those who pursue some love of curiosity for its own sake, without reference even to personal improvement. If this individual love and curiosity fails, their tradition becomes sclerotic.

There is no need, therefore, to despise, no need even to feel pity for months or years of life sacrificed in some minimal inquiry: say, the study of some uninspired medieval text and its fumbling dialect; or some miserable “modern” poetaster and his life (nasty, dreary, and fortunately short) – NOT IF the sacrifice is voluntary, and IF it is inspired by a genuine curiosity, spontaneous or personally felt.
But that being granted, one must feel grave disquiet, when the legitimate inspiration is not there; when the subject or topic of “research” is imposed, or is “found” for a candidate out of some one else’s bag of curiosities, or is thought by a committee to be a sufficient exercise for a degree. Whatever may have been found useful in other spheres, there is a distinction between accepting the willing labour of many humble persons in building an English house and the erection of a pyramid with the sweat of degree-slaves.

TOLKIEN J.R.R., Valedictory Adress
to the University of Oxford

The latter has not proved true in this case and I am therefore grateful to Prof. P. Mertens-Fonck for the wise advice she gave in my small contribution to the English pyramid. I know now that patient Merlin was perhaps a woman.

Patrick Thonart


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[INFOS QUALITE] statut : en constructon | mode d’édition : rédaction et iconographie | sources : mémoire de fin d’études ULg | auteur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Unwin & Allen.


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THONART : Vanité (2017)

Temps de lecture : 6 minutes >
William BLAKE : ‘I want ! I want !’ (1793)
Vanité des vanités, tout est vanité…

Vanité des vanités, dit [l’Orateur], vanité des vanités, tout est vanité.
[…] Tous les torrents vont vers la mer,
et la mer n’est pas remplie ;
vers le lieu où vont les torrents,
là-bas, ils s’en vont de nouveau.
Tous les mots sont usés, on ne peut plus les dire,
l’œil ne se contente pas de ce qu’il voit,
et l’oreille ne se remplit pas de ce qu’elle entend.
Ce qui a été, c’est ce qui sera,
ce qui s’est fait, c’est ce qui se fera :
rien de nouveau sous le soleil !
[…] … j’ai eu à cœur de chercher et d’explorer par la sagesse
tout ce qui se fait sous le ciel.
C’est une occupation de malheur que Dieu a donnée
aux fils d’Adam pour qu’ils s’y appliquent.
[…] …et je fais l’éloge de la joie ;
car il n’y a pour l’homme sous le soleil
rien de bon, sinon de manger, de boire, de se réjouir ;
et cela l’accompagne dans son travail
durant ses jours d’existence…

L’Ecclésiaste (III-IIe a.C.n., trad. Editions du Cerf, 2010)

L’Ecclésiaste, Qohélet en hébreu, est un livre de l’Ancien Testament, situé entre les Proverbes et le Cantique des cantiques ; il participe des traditions juive et chrétienne. Il est symboliquement attribué à Salomon, roi d’Israël à Jérusalem (Xe a.C.n.) mais a probablement été rédigé entre les IIIe et IIe siècles a.C.n., par des auteurs restés inconnus.

Qohélet (hébreu), Ekklèsiastikès (grec) ou, en français, l’orateur ou le maître, ‘celui qui parle devant une assemblée’, y confesse avoir recherché un sens à toute chose, dans la sagesse, comme dans la folie et la sottise (“c’est une occupation que Dieu a donnée aux fils d’Adam pour qu’ils s’y appliquent“), pour finalement réaliser combien les oeuvres des hommes ne sont que “vanité et poursuite de vent.”

Si Ernest RENAN évoque “l’épicurien désabusé qui a écrit l’Ecclésiaste” dans sa traduction commentée (1881), Marcel CONCHE, expert es épicurisme (CONCHE Marcel : Lettres & maximes, Paris PUF, 2009), est moins réservé quand il parle clairement de “l’Ecclésiaste, ce livre épicurien.”

André COMTE-SPONVILLE, de son côté, rejoint l’ambiguïté de Renan et se réjouit d’un texte au message paradoxal (mais comment mieux réfléchir sur le sens, qu’au départ d’un paradoxe ?) :

C’est l’un des plus beaux textes de toute l’histoire de l’humanité. L’Ecclésiaste est notre contemporain, ou peut l’être, parce qu’il ne croit pas, ou plus, à la sagesse : elle aussi n’est que “vanité et poursuite de vent.” Toute parole est lassante, et celle des philosophes n’y échappe pas. L’Ecclésiaste est pourtant un livre de sagesse, et c’est ce paradoxe qui le définit le mieux : ce qu’il nous propose, c’est non seulement une sagesse pour ceux qui ne sont pas des sages, c’est la seule qui vaille, mais une sagesse désillusionnée d’elle-même.

Épicurien désabusé‘, ‘parole lassante‘, ‘sagesse désillusionnée d’elle-même‘, les formules sont bien tournées mais elles naviguent dans les nuances de gris et ne font peut-être pas justice à un texte qui “fait l’éloge de la joie” (8, 15) dans un monde où “il n’y a rien à y ajouter, ni rien à en retirer” (3, 14). Chantre de la voie du milieu, MONTAIGNE aimait tant citer l’Ecclésiaste qu’il semble difficile de ne le lire qu’avec les yeux désabusés d’une Wonder Woman devant sa robe de mariée devenue trop étroite…

De la vanité vue comme péché originel de la psyché

La foi sauve, donc elle ment.

NIETZSCHE F., L’Antéchrist (1888)

Le message de l’Ecclésiaste est bien entendu entrelardé d’évocations de la perfection de la divinité et, partant, de sa création ; qui plus est, il est majoré d’un Appendice apocryphe, que n’auraient pas renié les censeurs catholiques les plus intégristes (ex. “Dieu fera venir toute oeuvre en jugement sur tout ce qu’elle recèle de bon ou de mauvais“). Le penseur critique peut s’en offusquer en prenant la chose littéralement et en dénonçant une profession de foi à l’emporte-pièce : Dieu dans son grand-oeuvre a tout juste, l’homme dans ses oeuvres minimes a tout faux. D’un autre côté, le même penseur pourrait se réjouir d’un monde présenté à la confiance de chacun comme harmonieux : “il n’y a rien à y ajouter, ni rien à en retirer” (3, 14). Mais comment alors, dans une telle réalité, être ‘désabusé’, ‘désillusionné’ dans son usage du monde, fut-il épicurien ? A cause de la vanité, justement.

Leonora Carrington, Una Vida Surrealista (1994-1997) : le serpent -et sa posture- symbolise, dans la plupart des mythes et des contes, la vanité de l’Homme. Qu’il s’agisse de la gravure ci-dessus, de Mowgli face à Kaa ou de Persée combattant la Méduse, faire face à ce qui est vain en soi peut être pétrifiant…

En 1947, Paul DIEL s’approprie le terme ‘vanité’ pour les besoins de son approche de la motivation humaine (DIEL Paul, Psychologie de la motivation, Paris, PUF, 1947). Germanophone d’origine, Paul Diel a choisi le terme “vanité” par déclinaison avec l’adjectif “vain”. Il s’agit donc de se défaire de l’association spontanée vanité/orgueil pour ne garder que le sens de “qualité de ce qui est vain, vide de sens, sans utilité essentielle.

Chez Diel, plus question d’être désabusé parce que, quoi qu’on fasse, c’est bien peu de chose, puisque tout est vain. Pour lui, la vanité n’est pas un absolu de la condition humaine qui frapperait de nullité les œuvres de chacun face à la grandeur de la Création de celui-dont-on-ne-peut-citer-le-nom-ici. Non, la vanité est individuelle et relative ou, plus simplement dit, elle mesure l’écart entre l’image que chacun a de soi et son activité réelle.

Que Picasso se vive comme un grand peintre et, postulons, qu’il le soit, cela ne créera pas chez lui d’insatisfaction : il se voit tel qu’il agit. L’image de soi et l’activité sont en accord. Si un peintre du dimanche se vit comme un Picasso méconnu, l’image qu’il a de lui présente un écart avec son activité réelle. Cet écart, ce vide, cet espace vain est, dans les termes voulus par Diel, la vanité au sens psychologique. Source d’insatisfaction, cette vanité est, de plus, source d’angoisse : tricher avec la vie entraîne une  bien réelle culpabilité, la culpabilité du tricheur…

Tricheur ? Diel n’invente rien : Montaigne avait déjà martelé “Notre grand et glorieux chef-d’oeuvre, c’est vivre à propos” (Essais, III, 13, De l’expérience), insistant par là sur l’impérative adéquation entre notre monde intérieur, que nous concevons, et le monde extérieur dans lequel nous agissons.

Culpabilité ? Ici encore, Diel s’inscrit dans la droite ligne des Anciens, en l’espèce Baruch SPINOZA qui insiste sur notre capacité à avoir une idée vraie : “Qui a une idée vraie sait en même temps qu’il a une idée vraie et ne peut douter de la vérité de sa connaissance.” (Ethique, II, 43, publiée en 1677).

Adam et Ève chassés de l’Éden (Masaccio, XVe)

Donc, si je puis avoir l’idée vraie de ce qui est satisfaisant pour moi, je me sens dès lors coupable quand je réalise que je ne suis pas à propos, que mon imagerie intérieure ne se traduit pas dans mes activités. Voilà donc la vanité qui a condamné Adam à réfléchir et penser encore “à la sueur de son front” (et à s’inventer la divinité), lui qui pouvait vivre sans arrière-pensée dans un monde sans idée, animal parmi les animaux. Quelle vanité  aussi que de vouloir manger le fruit de la connaissance du bien et du mal sans en avoir fait l’expérience !

Homéostas(i)e ? Le mot fait penser aux pires maladies alors qu’il évoque simplement “un écosystème qui résiste aux changements (perturbations) et conserve un état d’équilibre” (Larousse). Ramenée au biologique, comme au psychologique, la vanité serait le contraire de cet état d’équilibre au sein de notre système vital, en ceci qu’elle marquerait la différence entre notre vie intérieure et nos actions extérieures, causant déséquilibre et, partant, souffrance. Comment Diel articule-t-il tout cela dans son travail sur la motivation de nos comportements ?

EGO ALTER
SUR-VALORISER 1. VANITE
Je me vois supérieur à ce que je réalise effectivement dans le monde (“péché originel”)
3. SENTIMENTALITE
Faute d’avoir de l’estime pour moi, je vais la chercher chez les autres (besoin de reconnaissance, association avec des tiers remarquables)
SOUS-VALORISER 2. CULPABILITE
Je m’en sens coupable alors j’évite les confrontations avec le réel (timidité) ou j’organise ma punition (politique d’échec)
4. ACCUSATION
Puisque les autres ne me trouvent pas aussi extraordinaire que je ne le voudrais, je vais les accuser de n’y rien comprendre et d’être injustes (envers moi)
A bon entendeur…

Du dieu à Diel, on passe dès lors…
…de la vanité de vouloir faire oeuvre remarquable afin de donner sens et pérennité à son existence (diktat que dénonce vivement Montaigne dans son essai De l’expérience),
…à l’impératif catégorique d’œuvrer chaque jour à réduire l’angoissant écart entre notre monde intérieur et nos activités dans le monde.
La satisfaction de vivre est à ce prix, avec la joie en prime.

article préparé par Patrick Thonart



Pour découvrir d’autres discours…

THONART : Monstre (2017)

Temps de lecture : 10 minutes >
LEMIRE Laurent, Monstres et monstruosités (Paris, Perrin, 2017)
Monstres : la compil…

C’est à l’occasion de la parution (et de la lecture) du livre de Laurent LEMIRE (Monstres et monstruosités, Paris, Perrin, 2017) que la question du monstre aurait pu être résolue, à tout le moins éclairée. Il n’en est rien. Tout d’abord : l’ouvrage est modieux et consiste en une longue énumération des monstres de l’histoire (et des histoires), énumération entrelardée de quelques citations bien senties (saluons la bibliographie en fin de volume). Bref, une enquête journalistique, intéressante pour les faits compilés et catégorisés par l’auteur, mais pas la monographie espérée à la lecture du thème affiché et à la vue de la très soignée couverture.

Pourtant, la table des matières était relativement séduisante. En introduction, l’auteur apporte que “Le monstre, c’est l’anormal de la nature, le monstrueux l’anormalité de l’homme”. Belle attaque qui, ponctuée d’une citation de Georges Bataille, laissait présager du meilleur. Mieux encore, Lemire ratisse large et cite un des personnages du Freaks de Tod Browning (film de 1932) : “Quand je veux voir des monstres, je regarde par la fenêtre“. Un peu impatient de lire la suite, le lecteur doit hélas déchanter dès la phrase suivante : “Aujourd’hui, il suffit de naviguer sur le web“. Mention : “peut mieux faire” !

S’ensuivent 17 chapitres bien structurés et une conclusion (sans grande conclusion) :

  1. Du mot aux maux (“… Aristote interprétait la monstruosité comme un excès de matière sur la forme, une faute de la nature, un trop-plein”) ;
  2. L’origine du monstre (Gilbert LASCAULT dans Le monstre dans l’art occidental : “Le savoir que nous pouvons posséder concernant le monstre dans l’art se révèle lui-même monstrueux, au sens courant que peut prendre ce terme. Il s’agit d’un savoir informe et gigantesque, fait de pièces et de morceaux, mêlant le rationnel et le délirant : bric-à-brac idéologique concernant un objet mal déterminé ; construction disparate qui mélange les apports d’une réflexion sur l’imitation, d’une conception de l’art comme jeu combinatoire, de plusieurs systèmes symboliques.“) ;
  3. L’échelle des monstres (“Or, pour Jean-Luc Godard, ‘les vrais films de monstres sont ceux qui ne font pas peur mais qui, après, nous rendent monstrueux’. Et il citait comme exemple Grease“) ;
  4. La fabrique des monstres (“Mais en voulant rendre l’homme parfait, sans imperfections, sans impuretés, les généticiens du futur risquent de produire des monstres.“) ;
  5. Les monstres artistiques (à propos de l’oeuvre de GOYA, El sueño de la razon produce monstruos, traduit par Le sommeil de la raison engendre des monstres : “ La raison dort, mais elle peut rêver aussi. En tout cas, dans sa somnolence, elle ne voit pas les cauchemars qui surviennent. Les a-t-elle inventés ou est-ce ce défaut de vigilance qui les a produits ?“) ;
  6. Les monstres littéraires (“Toute oeuvre littéraire importante est censée sortir du cadre des conventions. Il y a celles qui le font exploser. On parle alors de livre majeur […] Enfin, il y a celles qui se laissent déborder par elles-mêmes, n’ont quelquefois ni queue ni tête et avancent à l’aveugle dans le brouillard de l’inspiration. L’anormalité en littérature est une tentation. Elle n’en constitue pas la règle.“) ;
  7. Les monstres de foire (“L’ouvrage [CAMPARDON Emile, Les spectacles de foire, XIXe] rapporte aussi le cas d’un homme sans bras que l’on voyait à la foire Saint-Germain et sur le boulevard du Temple en 1779. ‘Cet homme, nommé Nicolas-Joseph Fahaie, était né près de Spa et avait été, dit-on, malgré son infirmité, maître d’école dans son pays.’ Né sans bras, il se servait de ses pieds en guise de mains. ‘Il buvait, mangeait, prenait du tabac, débouchait une bouteille, se versait à boire et se servait d’un cure-dent après le repas.'”) ;
  8. Les monstres scientifiques (Paul VALERY: “Le complément d’un monstre, c’est un cerveau d’enfant.“) ;
  9. Les monstres criminels (“On pense à Gilles de Rais qui a tant fasciné Georges Bataille. Le maréchal de France qui fut le compagnon d’armes de Jeanne d’Arc aurait torturé et assassiné plus de deux cents enfants dans son château de Machecoul, près de Nantes.“) ;
  10. Les monstres terroristes (Philippe MURAY : “Nous vaincrons parce que nous sommes les plus morts.“) ;
  11. Les monstres politiques (SAINT-JUST : “Tous les arts ont produit des merveilles ; l’art de gouverner n’a produit que des monstres.“) ;
  12. Les monstres gentils (“Le catalogue Marvel fournit quantité de ces créatures hideuses, mais résolues à protéger le monde : l’homme pierre, le géant vert dénommé Hulk. Ce dernier cas est très intéressant car il renverse la morale habituelle. Le personnage, le docteur Banner, devient un monstre verdâtre lorsqu’il se met en colère, donc en cédant à ce que l’on considère comme une mauvaise habitude. Or, c’est de cette colère que naît sa force, qui lui permet de combattre le mal. L’histoire de Jekyll et Hyde est ainsi présentée dans une version plus politiquement correcte.“) ;
  13. Les monstres économiques (CHAMFORT : “Les économistes sont des chirurgiens qui ont un excellent scalpel et un bistouri ébréché, opérant à merveille sur le mort et martyrisant le vif.“) ;
  14. Les foules monstres (“Les personnalités monstrueuses sont rares, les foules le deviennent couramment. Troupes assassines ou détachements génocidaires, l’Histoire avec sa grande hache, comme disait Perec, nous en a fourni de multiples exemples. ‘Je sais calculer le mouvement des corps pesants, mais pas la folie des foules’, indiquait Newton.“) ;
  15. Les monstres sacrés (Jean COCTEAU : “C’est une chance de ne pas ressembler à ce que le monde nous croit.“) ;
  16. Les monstres à la mode (Antonio GRAMSCI : “L’ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour, dans ce clair-obscur surgissent les monstres.“) ;
  17. Nos propres monstres (VERLAINE : “Souvent l’incompressible enfance ainsi se joue, / Fût-ce dans ce rapport infinitésimal, / Du monstre intérieur qui nous crispe la joue / Au froid ricanement de la haine et du mal, / Où gonfle notre lèvre amère en lourde moue.“).

Et de conclure en frôlant la question de fond, avec Jean GIRAUDOUX dans Juliette au pays des hommes (1924) : “Juliette aperçut soudain au fond d’elle-même, immobiles, tous ces monstres que déchaîne la confession, tous les contraires à tout ce qu’elle croyait savoir… Elle sentit tout ce qu’un être garde et défend en se taisant vis-à-vis de soi-même, et que tout humain qui n’est pas doublé à l’intérieur par un sourd-muet est la trappe par laquelle le mal inonde le monde.” ; puis, en l’esquivant, avec Georges CANGUILHEM  (“La vie est pauvre en monstres.“). On est sauvés ?


Littré donne l’étymologie suivante pour le terme ‘monstre’ : “Provenç. mostre ; espagn. monstruo ; portug. monstro ; ital. mostro ; du lat. monstrum, qui vient directement de monere, avertir, par suite d’une idée superstitieuse des anciens : quod moneat, dit Festus, voluntatem deorum.
Monstrum est pour monestrum ; monstrare (voy. MONTRER) est le dénominatif de monstrum.”

© CREAHM (Liège, BE)
Monstre, mon ami ?

Quand on lutte contre des monstres,
il faut prendre garde de ne pas devenir monstre soi-même.
Si tu regardes longtemps dans l’abîme,
l’abîme regarde aussi en toi.

NIETZSCHE F. W., Par-delà le bien et le mal (1886)

Pourquoi ai-je la conviction que mon frère humain de toujours, Friedrich-Wilhelm NIETZSCHE, à nouveau, donne la juste mesure du vertige de celui qui regarde dans les yeux d’Euryale, une des Gorgones ? Pourquoi l’énumération de Lemire me laisse-t-elle peu apaisé ? Pourquoi toujours ressentir cette fascination pour les monstres, pourtant terrifiants, dont le caractère hors-la-loi montrerait la volonté des dieux, pour qui l’horreur ressentie face à l’anormalité m’inviterait à marcher dans les clous ?

Pourquoi aussi, cette Sympathy for the Devil, cette connivence avec Kong, le trop-puissant au cœur simple, cette sympathie pour la créature de Frankenstein et sa délicatesse aux gros doigts, cette tolérance envers Hyde, ce miroir tendu aux Victoriens, sans parler de cette passivité devant la morsure de Dracula, dans laquelle coule le sang des Siècles ?

Et aussi : pourquoi Nietzsche, malgré l’avertissement ci-dessus, nous invite-t-il à libérer le monstre en nous, ce surhomme qui est puissant et juste d’une justice enracinée par-delà le bien et le mal, au-delà des règles et des dogmes qui régissent la vie de nos frères herbivores ?

Fascination et répulsion : la confrontation avec le monstre est ambivalente, elle pose bel et bien problème. Le monstre nu attend au détour du chemin et surgit en nous tendant miroir, il pose son énigme et nous laisse devant le choix ultime : l’apprivoiser ou se laisser dévorer

A la rencontre du monstre : la carte et le territoire

The Witch : What’s yourrr name ?
The King : I am Arthur, king of the Britons !
The Witch : What’s yourrr quest ?
The King : To find the Holy Grail !
The Witch : What’s yourrr favourrrite colourrr… ?

ARTHUR King, Mémoirrres de mon petit python (1975)

On laissera à Lemire les monstres objectifs et leur énumération, pour revenir secouer les mythes de nos contes : comme dans un rêve, le héros de mon histoire, c’est moi et le monstre que je croise, c’est moi aussi. Oui, ça en fait du monde pour peupler la narration de mon voyage, ma quête d’un Graal que, comme son nom ne l’indique pas, je ne dois pas trouver ! “Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front“, dit le nuage ; “le parfait voyageur ne sait où il va“, ajoute le vieil homme sur le bœuf. Et Nicolas BOUVIER de conclure : “Le voyage c’est comme un naufrage, ceux dont le bateau n’a jamais fait naufrage ne connaîtront jamais la mer.”

Pour affronter le monstre, il y aura donc voyage et… risque de naufrage. Peut-être un modèle peut-il nous aider à marcher, sans trop risquer de perdre le nord ?

Qu’on se le dise : modéliser n’est pas dicter et l’objectif de la modélisation reste de dénoter un aspect de la réalité par un artéfact (le modèle) afin de faciliter le jugement à son propos. Le modèle ci-dessus permettra-il de rendre justice au monstre, comme le bouclier-miroir de Zeus qui a permis à Persée de mirer le regard de Méduse sans en être pétrifié ?

L’intersection de deux cercles de diamètre identique, dont le centre de chacun fait partie de la circonférence de l’autre est dénommée traditionnellement vesica piscis (Lat. vessie de poisson) ou mandorle (amande en Italien). C’est une figure que les Pythagoriciens tenaient pour sacrée.

Ici, le cercle de gauche représente “moi” alors que celui de droite représente “ce qui n’est pas moi” (le monde, les autres, mes chaussettes sales…). L’intersection, la mandorle, la vesica piscis, illustre ce que Montaigne tenait pour ‘notre bel et grand chef-d’oeuvre‘ : vivre à propos. C’est une zone de ‘grande santé‘ (Nietzsche) où nous connaissons la satisfaction (le sens de la vie selon Diel), c’est-à-dire l’équilibre entre nos désirs et les contraintes du monde extérieur.

Loin d’être figés, nous y voletons comme une mouche dans un abat-jour : vers la gauche quand nous écoutons plus notre ego, vers la droite quand le monde nous tient, vers le haut quand nous suivons des idées plus que des sensations, vers le bas quand notre expérience prime sur les théories (Lacan : “La réalité, c’est quand on se cogne“).

Au-delà des deux cercles, le mystère. Pour ceux qui, comme moi, ne peuvent concevoir la transcendance, il y a là une frontière au-delà de laquelle la connaissance doit jeter le gant : admettons l’existence du mystère, du bord du monde, de l’impénétrable et arrêtons là toute investigation.

Dans l’espace infini, personne ne vous entend crier…

Si Ridley SCOTT a, lui aussi, exploré la confrontation avec le monstre dans son génial  Alien, le huitième passager (1979), il n’a conservé que l’option où le héros se fait dévorer. Or, entre mandorle et mystère, il y a quatre zones vers lesquelles la connaissance peut s’élargir. Certes, avec risque car, à sortir de notre zone de satisfaction, nous pratiquons l’aliénation, le devenir-autre, mais c’est un état qui n’est pas toujours fatal :

  1. absence : ne pas vouloir s’endormir avant d’avoir écouté, à plein volume, la totalité des opéras de Mozart dans leurs différentes versions est une aliénation dangereuse qui provoque une plus grande absence à nous-même et à notre monde (si ce n’est une gloriole fort vaine, que gagner à être exténué, abandonné par son partenaire et honni par ses voisins ?) ;
  2. présence : être transporté par une aria du même Wolfgang est une aliénation enrichissante en ceci qu’elle augmente notre présence à nous-même (si nous nous fondons temporairement dans des rythmes et des variations de hauteur sonore qui ne sont pas les nôtres, nous y gagnons en retour un pressentiment d’harmonie et de beauté satisfaisant).

En vérité, je vous le dis : si la sagesse de l’homme debout est de s’améliorer toujours, en élargissant sa connaissance et si marcher est le seul destin qui nous échoit, quitter les sentiers battus (l’aliénation) sera notre courage. Nous trouverons la force de renoncer aux Graals (les mystères), après avoir sympathisé avec les monstres rencontrés en chemin, sans nous faire dévorer par eux. Revenir dans la mandorle sera alors source de jubilation, d’intensité et de beauté :

Qui connaît les autres est avisé
Qui se connaît lui-même est éclairé
Qui triomphe des autres est robuste
Qui triomphe de soi est puissant
Qui s’estime content est riche
Qui marche d’un pas ferme est maître du vouloir
Qui ne perd pas son lieu se maintiendra
Qui franchit la mort sans périr connaîtra la longévité

Lao-tzeu, La voie et sa vertu (trad. Houang & Leyris, 1979)

En route pour de nouvelles aventures…

DEMONS. Par une incursion vers le nord-ouest, nous pouvons viser nos démons : ils nous attirent dans des imageries privées tellement séduisantes ou repoussantes, que l’image que nous avons de nous-même viendrait à différer de notre activité réelle. L’angoisse est au rendez-vous lorsque ces démons intimes altèrent ainsi notre représentation du monde.

Le cap est au nord parce que l’idée prime sur l’expérience. Le cap est à l’ouest parce qu’à suivre nos démons nous nous éloignons de notre zone de satisfaction, à la perdre de vue (psychose).

Magnifique mythe de Persée évoqué plus haut, où le héros reçoit de Zeus (la logistique est assurée par Athéna) un bouclier miroir qui lui permettra de supporter le regard démoniaque d’une des Gorgones sans en être pétrifié d’horreur. Du cou tranché de Méduse s’envolera Pégase, blanc et ailé (Paul Diel y lit un symbole de sublimation de la tension vaniteuse vers les désirs terrestres).

SOCIETE. Virons Debord, cap sur le nord-est, mais gardons-nous bien de céder aux chimères de masse de la Société du Spectacle : adopter les principes proposés par le mainstream, courir après la reconnaissance sociale ou être champion de la rectitude peut nous excentrer jusqu’à la souffrance. Bonjour le burn-out.

MONDE. Mettre la boussole au sud-est n’est pas moins risqué, s’offrir sans raison garder au monde nu, aux instincts grégaires que les éthologues nous révèlent, aux délices violents de la foule ou, même, à la contemplation de Mère Nature au péril de notre identité, c’est un aller-simple pour une autre aliénation : la dissolution dans la matière.

MONSTRE. Et ce monstre du sud-ouest que Nietzsche nous recommande ? Là aussi, se battre avec le dragon est un (rite de) passage obligé pour reprendre la marche de la vie, fort des cicatrices gagnées contre l’Immonde. Mais, non content de tuer la Bête, il faut également lui manger le cœur pour acquérir sa Force.

C’est ainsi que le surhomme naît de son exploration des quatre point non-cardinaux. Comment lire l’avertissement de Nietzsche, alors ? Peut-être faut-il simplement inviter le monstre à sa table pour, ensemble, manger le monde


Plus de symboles…

THONART : Encyclopédies et syndrome de la berceuse (2015)

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Longtemps, je me suis couché de bonne heure […], ma nourrice toute en suaves cotonnades, piquées de sueur laiteuse, me chantant doucement, du fond de sa gorge ronde et rassurante, une berceuse qui m’arrachait à moi-même, à mon être diurne, fébrile des propos tenus ou inquiet face à la fin du jour, brune et définitive. Les rimes de l’apaisante barcarolle, pour me distraire de l’échéance nocturne, tantôt disaient les merveilles du celtique Merlin, du Moïse conquérant ou de la trouble Shéhérazade, tantôt parlaient à mes sens et ramenaient mon âme tourmentée à la joliesse de mes pieds nus sous l’édredon débordant ou à ma nubile joue, sur laquelle elle posait un dernier baiser avant de disparaître.

Projet de bandeau pour l’interface de walloniebruxelles.org, ancêtre de wallonica.org

Nous sommes tous des Marcel inquiets (Proust, pas Cerdan), pourrait-on déduire du penchant naturel de l’Homme à soigner son angoisse existentielle par la création d’artefacts, qu’ils soient artistiques, mythiques ou scientifiques. Ainsi, de toute éternité, l’humain a-t-il posé des jalons devant lui -entre lui (sujet en mal de connaissance) et le monde qui est (objet hors mesure de sa connaissance)-, créé des formes intermédiaires, modèles explicatifs ou vertiges hypnotiques. De la sorte naissent philosophies, sciences et religions, dissertant chacune sur les fins ultimes, chacune tentant d’élucider l’Etre au départ de leur discours. De même, c’est pareillement que naissent les Arts, miroirs lacunaires de l’Etre tant courtisé, substituts formalisés et inspirés de lambeaux d’existences.

Ainsi la Musique. Que Vladimir Jankelevitch évoque le ‘mélisme descendant’ de Debussy, que ce dernier ait puisé chez Maeterlinck la matière de son Pelléas, que le philosophe français explore en quoi la musique nous élève “au dessus de ce qui est” (La musique et l’ineffable, 1961), en vérité, de quoi parlons-nous ici ? D’un temps substitué, d’un noble artefact qui nous ravit, au plein sens du terme, d’une berceuse de plus qui nous hypnotise, nous distrait des trépidations quotidiennes et nous rend une respiration plus régulière. Alors que, comme un anonyme l’a raconté :

Socrate, pourquoi joue​s-tu de la lyre avant de mourir?
Pour jouer de la lyre avant de mourir.

Words, words, words…” Comme le soulignait le Barde, au travers des lèvres d’Hamlet, toute l’activité de l’Homme se réduirait dès lors à des ‘mots’, des formes intermédiaires, médiatrices entre nous et l’objet convoité de notre conna​issance, baptisée dès lors la connaissance médiate (merci à Jacques Dufresne) à la différence de la connaissance immédiate que nous laissent miroiter des Spinoza (“l’idée vraie“) ou des Epicure.

Retour à la berceuse. Lors, on pourrait baptiser Syndrome de la berceuse cette propension de l’homme à créer des formes, élucidantes ou hypnotisantes, entre son entendement (et ses sens) et la réalité dont il veut prendre connaissance. Elucidantes lorsqu’elles le rapprochent d’une connaissance immédiate, lorsque leur structure formelle laisse transparaître l’objet de la connaisssance ; hypnotisantes, lorsqu’elles sont leur propre fin et servent de masques pseudo-euphorisants. Ainsi la berceuse du petit Marcel revêt-elle ces deux qualités ambivalentes (comme beaucoup de nos créations) : l’emmène-t-elle en Orient dans les senteurs des Mille et une nuits, l’enfant hypnotisé s’endormira paisiblement ; le ramène-t-elle au confort de son lit familier et à la tendresse d’un baiser, la nuit du petit n’en sera que meilleure. La morale, c’est le choix entre les deux manières. Whatever works…

Va savoir… L’ensemble de ces formes, de ces artefacts forgés de nos mains seules, constitue les savoirs de l’humanité ; il est des grands et des petits savoirs, des savoirs pratiques, techniques, d’autres spirituels ou artistiques ; il est des savoirs honteux, révoltants, il en est d’autres qui réconcilient, qui apaisent. Il est des savoirs que d’aucuns disent inspirés et que d’autres savent inspirants. Il est des savoirs qui égarent, d’autres qui éclairent. La grandeur de l’Homme, d’où qu’il soit, réside dans les savoirs qu’il a générés et dans la dignité qui s’y révèle. Les collecter avec sérieux, c’est s’adonner à l’amour de l’Homme pour lui-même, travailler à son respect et révéler son immanente universalité.

Enter l’Encyclopédie. De tout temps (à Sumer déjà!), des hommes se sont levés pour collecter, identifier, structurer, indexer et publier ces savoirs, tous les savoirs disponibles. Tous, car la censure est stérile et tout est publiable : c’est une simple question de hiérarchisation, de jugement éditorial. Aujourd’hui, l’héritage en ligne des Diderot et d’Alembert est partagé entre

      • les encyclopédies papier portées en ligne et (souvent) payantes ;
      • les encyclopédies promotionnelles, destinées à augmenter la fréquentation du site concerné et, partant, à justifier les ventes d’espace publicitaire ;
      • les initiatives encyclopédiques gratuites et structurées.

L’Encyclopédie de l’Agora​, créée à l’initiative du philosophe québécois Jacques Dufresne, relève de la troisième classe d’encyclopédies. Recommandée par la Bibliothèque Nationale de France, elle est gratuite, francophone et interactive. Plus de 10 millions de visiteurs la consultent chaque année. Pendant plusieurs années, deux interfaces permettaient à l’internaute de la visiter : l’interface québécoise, pilotée par une équipe basée en Estrie, à deux pas de l’Université de Sherbrooke, et feu l’interface wallonne, alors gérée au départ de Liège, en Wallonie (Belgique).

Aujourd’hui, wallonica.org reprend le flambeau et cherche des ressources, contenus comme moyens financiers. A bon entendeur !

Patrick Thonart


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