THONART : Intelligence artificielle et artifices de l’intelligence (2024)

Temps de lecture : 25 minutes >

Mises-en-bouche

Fidèles lecteurs, je sais qu’une question lancinante vous taraude, au point d’avoir pris plus d’un apéritif avant de vous mettre devant cet écran, afin de noyer votre malaise existentiel avant de commencer à lire. Plus précisément, deux interrogations vous minent le moral. La première concerne la longueur de cet article (“Vais-je prendre plus de temps pour lire et comprendre cet article que le minutage calculé automatiquement et affiché dans l’en-tête ?”) et la seconde, nous l’avons tous et toutes en tête, tient en une question simple : “Allons-nous un jour lire dans wallonica.org des articles rédigés par un robot doté d’un moteur d’Intelligence Artificielle, afin de nous rapprocher plus rapidement de la Vérité ?”

Aux deux questions, la réponse est “non”, selon moi. Selon moi et selon l’algorithme simple grâce auquel je surveille le décompte des mots de mon texte. Il me confirme qu’il tourne autour des 6.000 mots, soit moins de 25 minutes de lecture. Ensuite, pour répondre à la question 2 : il y a peu de chances qu’un robot, fut-il assez rusé pour passer le filtre de nos interviews préliminaires, puisse un jour être actif au sein de notre équipe et y exercer son intelligence… artificielle.

Sans vouloir manquer de respect envers mes voisins ou mes amis (ce sont quelquefois les mêmes), je ne doute pas qu’un robot puisse faire le service pendant une de nos fêtes de quartier, d’autant qu’on l’aura probablement équipé de bras supplémentaires pour rendre la tâche plus aisée. Mais je doute par contre que je puisse partager avec lui la joie de ce genre de festivités, comme je le fais avec mes amis voisins, que je présuppose honnêtes et libres.

Car libres, les algorithmes ne sont pas – ils sont prisonniers de leurs cartes-mémoire – et, honnêtes, ils le sont d’autant moins puisque, lorsqu’on leur demande de dire la Vérité, ils en inventent une qui est… statistiquement la plus probable !

Pour filer le parallèle, en adoptant de nouveaux amis, je mise premièrement sur leur liberté de pensée qui permettra des échanges sains ; je parie ensuite sur leur probité en ceci que j’attends, en retour de ma confiance, qu’ils partagent en toute sincérité leur expérience de vie ; enfin, puisque nous savons que de Vérité il n’y a pas, j’espère que toute vérité individuelle qu’ils soumettraient au cours de nos échanges soit la plus pertinente… et pas celle qui me séduirait le plus probablement.

La liberté, la probité et la pertinence : voilà trois points de comparaison entre intelligence artificielle et intelligence humaine qui peuvent nous aider à déduire le travail à entreprendre, pour ne pas vivre une singularité de l’histoire de l’humanité, où les seuls prénoms disponibles pour nos enfants resteraient Siri, Alexa ou leur pendants masculins…

Pour mémoire, le mot singularité – ici, singularité technologique – désigne ce point de rupture où le développement d’une technique devient trop rapide pour que les anciens schémas permettent de prévoir la suite des événements. La même notion est employée pour décrire ce qui se passe à proximité d’un trou noir : les grandeurs qui d’habitude décrivent l’espace-temps y deviennent infinies et ne permettent plus de description au départ des paramètres connus.

Mais, revenons à l’Intelligence Artificielle car tout débat a besoin d’un contexte. A moins de croire en un dieu quelconque, aucun objet de pensée ne peut décemment être discuté dans l’absolu et, cet absolu, nous n’y avons pas accès. Alors versons au dossier différentes pièces, à titre de mises en bouche…

Pièce n°1

Brièvement d’abord, un panneau affiché dans une bibliothèque anglophone évoque la menace d’un grand remplacement avec beaucoup d’humour (merci FaceBook), je traduis : “Merci de ne pas manger dans la bibliothèque : les fourmis vont pénétrer dans la bibliothèque, apprendre à lire et devenir trop intelligentes. La connaissance c’est le pouvoir, et le pouvoir corrompt, donc elles vont devenir malfaisantes et prendre le contrôle du monde. Sauvez-nous de l’apocalypse des fourmis malfaisantes.

© NA

Au temps pour les complotistes de tout poil : l’intelligence artificielle est un merveilleux support de panique, puisqu’on ne la comprend pas. Qui plus est, l’AI (ou IA, en français) est un sujet porteur pour les médias et je ne doute pas que les sociétés informatiques qui en vendent se frottent les mains face au succès de ce nouveau ‘marronnier‘, qui trouve sa place dans les gros titres des périodes sans scoop : “Adaptez notre régime minceur avant l’été“, “Elvis Presley n’est pas mort : les archives de la CIA le prouvent“, “L’intelligence artificielle signe la fin de l’humanité” et, si vraiment on n’a plus rien à dire, un dossier sur les “Secrets de la Franc-Maçonnerie“. Plus on en parle, plus on en vend, ne l’oubliez pas.

Pièce n°2

Moins rigolo mais toujours dans des domaines prisés par les alarmistes, la confidentialité serait mise à mal par l’utilisation des IA. Là, on revient à la réalité : pour répondre à des cahiers spéciaux des charges de plus en plus exigeants et dévoreurs de temps, beaucoup de responsables commerciaux s’adjoignent l’assistance de ChatGPT (licence payante) pour rédiger leur documents de soumission et, ce faisant, partagent des données confidentielles de leur entreprise avec le GPT (GPT signifie en anglais Generative Pre-trained Transformer, soit transformeur génératif pré-entraîné que j’aurais plutôt traduit par ‘transformateur’). Si c’est confortable, économise beaucoup de temps et donne des résultats surprenants de pertinence en termes techniques, cela reste une faute professionnelle grave !

Autre chose est l’utilisation individuelle du même outil (même licence payante) par des consultants indépendants qui doivent également ‘pisser à la copie’, comme on dit, et qui demandent à ChatGPT une première version du texte qu’ils doivent rédiger, un brouillon, un draft, sur lequel ils reviennent ensuite pour lui donner ‘forme humaine’.

Pièce n°3

J’en ai moi-même fait l’expérience lorsqu’il m’a fallu rédiger un article nécrologique sur André Stas dans ces pages. André Stas était un artiste pataphysicien liégeois né en 1949, qui vient de passer l’arme à gauche en 2023. Par curiosité, j’ai demandé à ChatGPT qui était André Stas.

Réponse du robot : “André Stas était un chimiste belge du XIXe siècle, né le 30 décembre 1813 à Leuven en Belgique et décédé le 13 décembre 1864 à Schaerbeek. Il est surtout connu pour sa découverte de la loi de Stas, qui a permis d’établir avec précision les masses atomiques des éléments chimiques. […] Cette méthode a été essentielle pour la compréhension de la composition chimique de la matière, et a jeté les bases de la chimie moderne. […] Sa contribution à la science lui a valu de nombreux honneurs, notamment l’élection à l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique en 1850.” Impressionnant ! Surtout la qualité du français !

André Stas © rtbf.be

La réponse du robot est identique si la question devient : “Qui était le liégeois André Stas ?” et lorsque ChatGPT est à nouveau sollicité avec la question “Qui était l’artiste liégeois André Stas ?“, la réponse ne se fait pas attendre : “Je suis désolé, mais il n’y a pas d’artiste liégeois connu sous le nom d’André Stas. Le nom André Stas est généralement associé à un chimiste belge du XXe siècle, comme je l’ai expliqué dans ma réponse précédente.

Le chimiste belge évoqué s’appelait en fait Jean-Servais Stas ; la datation donnée (1813-1864) aurait dû être (1813-1891) et, personnellement, j’avais l’habitude de situer ces dates au XIXe siècle, et non au XXe ; par ailleurs, notre André Stas n’était pas un inconnu ! La messe est dite !

Pièce n°4

Une expérience similaire a été faite par le sémanticien français, Michelange Baudoux, qui a donné à ChatGPT le devoir suivant : “Quelles sont les trois caractéristiques les plus importantes de l’humour chez Rabelais ? Illustre chaque caractéristique avec un exemple suivi d’une citation avec référence à la page exacte dans une édition de ton choix.” Du niveau BAC, du lourd…

Avec l’apparence d’une totale confiance en soi, le robot a répondu par un texte complet et circonstancié, qui commençait par le nécessaire “Voici trois caractéristiques de l’humour chez Rabelais, illustrées avec des exemples et des citations…” Vérification faite, les trois caractéristiques étaient crédibles mais… les citations étaient inventées de toutes pièces et elles étaient extraites d’un livre… qui n’a jamais existé. J’ai partagé son article dans notre revue de presse : il y explique pourquoi, selon lui, ‘intelligence artificielle’ est un oxymore (un terme contradictoire). Détail amusant : il tutoie spontanément le robot qu’il interroge. Pourquoi cette familiarité ?

Pièce n°5

Le grand remplacement n’est pas qu’un terme raciste, il existe aussi dans le monde de la sociologie du travail. “Les machines vont-elles nous remplacer professionnellement” était le thème d’un colloque de l’ULiège auquel j’ai assisté et au cours duquel un chercheur gantois a remis les pendules à l’heure sur le sujet. Il a corrigé deux points cruciaux qui, jusque là, justifiaient les cris d’orfraie du Forem et des syndicats. Le premier concernait l’étude anglaise qui aurait affirmé que 50 % des métiers seraient exercés par des robots en 2050. Le texte original disait “pourrait techniquement être exercés“, ce qui est tout autre chose et avait échappé aux journalistes qui avaient sauté sur le scoop. D’autant plus que, deuxième correction : si la puissance de calcul des Intelligences Artificielles connaît une croissance exponentielle (pour les littéraires : ça veut dire “beaucoup et chaque fois beaucoup plus“), les progrès de la robotique qui permet l’automatisation des tâches sont d’une lenteur à rendre jaloux un singe paresseux sous Xanax. Bonne nouvelle, donc, pour nos voisins ils garderont leur job derrière le bar de la fête en Pierreuse.

Pièce n°6

Dans le même registre (celui du grand remplacement professionnel, pas de la manière de servir 3 bières à la fois), les juristes anglo-saxons sont moins frileux et, même, sont assez demandeurs d’un fouineur digital qui puisse effectuer des recherches rapides dans la jurisprudence, c’est à dire, dans le corpus gigantesque de toutes les décisions prises dans l’histoire de la Common Law, le système de droit appliqué par les pays anglo-saxons. Il est alors question que l’Intelligence Artificielle dépouille des millions de références pour isoler celles qui sont pertinentes dans l’affaire concernée plutôt que de vraiment déléguer la rédaction des conclusions à soumettre au Juge. Je demanderai discrètement à mes copains juristes s’ils font ou non appel à ChatGPT pour lesdites conclusions…

Pièce n°7

Dernière expérience, celle de la crise de foie. Moi qui vous parle, j’en ai connu des vraies et ça se soigne avec de l’Elixir du Suédois (je vous le recommande pendant les périodes de fêtes). Mais il y a aussi les problèmes de foie symboliques : là où cet organe nous sert à s’approprier les aliments que nous devons digérer et à en éliminer les substances toxiques, il représente symboliquement la révolte et la colère… peut-être contre la réalité. C’est ainsi que le Titan Prométhée (étymologiquement : le Prévoyant), représentera la révolte contre les dieux, lui qui a dérobé le feu de l’Olympe pour offrir aux hommes les moyens de développer leurs premières technologies, leurs premiers outils. Zeus n’a pas apprécié et l’a condamné à être enchaîné sur un rocher (la matière, toujours la matière) et à voir son foie dévoré chaque jour par un aigle, ledit foie repoussant chaque nuit. Il sera ensuite libéré par Hercule au cours de la septième saison sur Netflix.

IA : un marteau sans maître ?

Le mythe de Prométhée est souvent brandi comme un avertissement contre la confiance excessive de l’homme en ses technologies. De fait, l’angoisse des frustrés du futur, des apocalyptophiles, comme des amateurs de science-fiction alarmiste, porte sur la révolte des machines, ce moment affreux où les dispositifs prendraient le pouvoir.

© Côté

Les robots, développés par des hommes trop confiants en leurs capacités intellectuelles, nous domineraient en des beaux matins qui ne chanteraient plus et qui sentiraient l’huile-moteur. Nous serions alors esclaves des flux de téra-octets circulant entre les différents capteurs de Robocops surdimensionnés, malveillants et ignorants des 3 lois de la robotique formulées par Isaac Asimov en… 1942. Je les cite :

  1. Un robot ne peut porter atteinte à un être humain ni, restant passif, laisser cet être humain exposé au danger ;
  2. Un robot doit obéir aux ordres donnés par les êtres humains, sauf si de tels ordres entrent en contradiction avec la première loi ;
  3. Un robot doit protéger son existence dans la mesure où cette protection n’entre pas en contradiction avec la première ou la deuxième loi.

Une illustration magnifique de ce moment-là est donnée par Stanley Kubrick dans son film 2001, l’odyssée de l’espace. Souvenez-vous : une expédition scientifique est envoyée dans l’espace avec un équipage de 5 humains, dont trois sont en léthargie (il n’y a donc que deux astronautes actifs) ; cet équipage est secondé par un robot, une Intelligence Artificielle programmée pour réaliser la mission et baptisée HAL (si vous décalez d’un cran chaque lettre, cela donne IBM). HAL n’est qu’intelligence, au point qu’il va éliminer les astronautes quand ceux-ci, pauvres humains, menaceront le succès de la mission. Pour lui, il n’y a pas de volonté de détruire : il est simplement logique d’éliminer les obstacles qui surgissent, fussent-ils des êtres humains.

© Metro Goldwyn Mayer / Collection Christophel

Kubrick fait de HAL un hors-la-loi selon Asimov (il détruit des êtres humains) mais pousse le raffinement jusqu’à une scène très ambiguë où, alors que Dave, le héros qui a survécu, débranche une à une les barrettes de mémoire du robot, celui-ci affirme : “J’ai peur“, “Mon esprit s’en va, je le sens…” Génie du réalisateur qui s’amuse à brouiller les cartes : une Intelligence Artificielle connaît-elle la peur ? Un robot a-t-il un esprit ? Car, si c’est le cas et que HAL n’est pas simplement un monstre de logique qui compare les situations nouvelles aux scénarios prévus dans sa mémoire, l’Intelligence Artificielle de Kubrick a consciemment commis des assassinats et peut être déclarée ‘coupable’…

A la lecture de ces différentes pièces, on peut garder dans notre manche quelques mots-miroirs pour plus tard. Des mots comme ‘menace extérieure’, ‘dispositif’, ‘avenir technologique’, ‘grand remplacement’, ‘confiance dans la machine’, ‘intelligence froide’, ‘rapport logique’ et, pourrait-on ajouter : ‘intellect‘, conscience‘ et ‘menace intérieure‘, nous allons y venir.

Mais, tout d’abord, il faudrait peut-être qu’on y voie un peu plus clair sur comment fonctionne une Intelligence Artificielle (le calculateur, pas la machine mécanique qui, elle, s’appelle un robot). Pour vous l’expliquer, je vais retourner… au début de mes années nonante !

A l’époque, je donnais des cours de traduction à l’ISTI et j’avais été contacté par Siemens pour des recherches sur leur projet de traduction automatique METAL. C’était déjà une application de l’Intelligence Artificielle et le terme était déjà employé dans leurs documents, depuis le début des travaux… en 1961. METAL était l’acronyme de Mechanical Translation and Analysis of Languages. On sentait déjà les deux tendances dans le seul nom du projet : traduction mécanique pour le clan des pro-robotique et analyse linguistique pour le clan des humanistes. Certaines paires de langues avaient déjà été développées par les initiateurs du projet, l’Université du Texas, notamment le module de traduction du Russe vers l’Anglais (on se demande pourquoi, en pleine période de guerre froide).

Couverture du dossier METAL dans notre DOCUMENTA… © Siemens

Siemens a repris le flambeau sans connaître le succès escompté, car le modèle de METAL demandait trop… d’intelligence artificielle. Je m’explique brièvement. Le projet était magnifique et totalement idéaliste. Noam Chomsky – qui n’est pas que le philosophe qu’on connaît aujourd’hui – avait développé ce que l’on appelait alors la Grammaire Générative et Transformationnelle. En bon structuraliste, il estimait que toute phrase est générée selon des schémas propre à une langue, mais également qu’il existe une structure du discours universelle, à laquelle on peut ramener les différentes langues usuelles. C’est cette hypothèse que devait utiliser METAL pour traduire automatiquement :

      1. en décomposant la syntaxe de la phrase-source en blocs linguistiques [sujet] [verbe de type A] [attribut lié au type A] ou [sujet] [verbe de type B] [objet lié au type B], etc.,
      2. en identifiant les expressions idiomatiques traduisibles directement (ex. le français ‘tromper son partenaire‘ traduit le flamand ‘buiten de pot pissen‘, littéralement ‘pisser hors du pot‘ : on ne traduit pas la phrase mais on prend l’équivalent idiomatique) puis
      3. en transposant le résultat de l’analyse dans la syntaxe de la langue-cible puis
      4. en traduisant les mots qui rentrent dans chacun des blocs.

Deux exemples :

      1. FR : “Enchanté !” > UK : “How do you do !” > expression idiomatique que l’on peut transposer sans traduire la phrase ;
      2. FR : “Mon voisin la joue fair play” > UK : “My neighbour is being fair” > phrase où la syntaxe doit être analysée + une expression idiomatique.

Le schéma utilisé par les ingénieurs de METAL pour expliquer le modèle montrait une espèce de pyramide où les phases d’analyse montaient le long d’un côté et les phases de génération de la traduction descendaient de l’autre, avec, à chaque étage, ce qui pouvait être traduit de la langue source à la langue cible (donc, un étage pour ce qui avait déjà été traduit et pouvait être généré tel quel ; un étage pour les expressions idiomatiques à traduire par leur équivalent dans la langue cible ; un étage pour les phrases de type A demandant analyse, puis un étage pour celles de type B, etc.). Le tout supposait l’existence d’une langue “virtuelle” postée au sommet de la pyramide, une langue théorique, désincarnée, universelle, un schéma commun à la langue source comme à la langue cible : voilà un concept universaliste que la machine n’a pas pu gérer… faute d’intelligence. Sisyphe a donc encore de beaux jours devant lui…

Ce grand rêve Chomskien (doit-on dire humaniste) de langue universelle a alors été balayé du revers de la main, pour des raisons économiques, et on en est revenu au modèle bon-marché des correspondances de un à un de SYSTRAN, un autre projet plus populaire qui alignait des paires de phrases traduites que les utilisateurs corrigeaient au fil de leur utilisation, améliorant la base de données à chaque modification… quand tout allait bien. C’est le modèle qui, je pense, tourne aujourd’hui derrière un site comme LINGUEE.FR ou GOOGLE TRANSLATE.

Pour reprendre les mêmes exemples, si vous demandez la traduction de ‘enchanté‘ hors contexte vous pouvez obtenir ‘charmed‘ ou ‘enchanted‘ (à savoir charmé, enchanté par un sort) aussi bien que “How do you do !” Pour la deuxième phrase, si vous interrogez LINGUEE.FR, et que vous constatez que la traduction anglaise enregistrée est “My donut is being fair” (ce qui équivaut à “Mon beignet est blondinet“), votre correction améliorera automatiquement la mémoire de référence et ainsi de suite…

A l’époque, nous utilisions déjà des applications de TAO (ce n’est pas de la philosophie, ici : T.A.O. est l’acronyme de Traduction Assistée par Ordinateur). Elles fonctionnaient selon le même modèle. Dans notre traitement de texte, il suffisait d’ouvrir la mémoire de traduction fournie par le client (Toyota, Ikea ou John Deere, par exemple), c’est-à-dire, virtuellement, un gigantesque tableau à deux colonnes : imaginez simplement une colonne de gauche pour les phrases en anglais et, en regard, sur la droite, une colonne pour leurs traductions déjà faites en français.

© trados.com

On réglait ensuite le degré de similarité avec lequel on voulait travailler. 80% voulait dire qu’on demandait à l’application de nous fournir toute traduction déjà faite pour ce client-là qui ressemblait au minimum à 80% à la phrase à traduire.

Exemple pour un mode d’emploi IKEA : je dois traduire l’équivalent de “Introduire la vis A23 dans le trou préforé Z42” et cette phrase est similaire à plus de 80% à la phrase, déjà traduite dans la mémoire, “Introduire le tenon A12 dans le trou préforé B7“. Le logiciel me proposera la traduction existant dans sa mémoire comme un brouillon fiable puisqu’elle est exacte… à plus de 80%.

La seule différence avec l’Intelligence Artificielle dont nous parlons aujourd’hui est que le GPT répond avec assurance, comme s’il disait la vérité… à 100% ! Dans cet exemple, dire que le moteur informatique d’Intelligence Artificielle est malhonnête serait une insulte pour notre intelligence… humaine : un algorithme n’a pas conscience de valeurs comme la droiture ou, comme nous le disions, comme la probité.

Ceci nous renvoie plutôt à nous-mêmes, au statut que nous accordons, en bon prométhéens, à un simple outil ! Si Kubrick brouille les cartes (mémoire) avec la possibilité d’un robot doté d’une conscience en… 1968, il est beaucoup plus sérieux quand il montre le risque encouru, si l’on donne les clefs du château à un dispositif dont le fonctionnement est purement logique (je n’ai pas dit ‘raisonnable’). Dans son film, il y a bel et bien mort d’homme… du fait d’un robot !

Le maître sans marteau ?

La problématique n’est pas nouvelle. Depuis l’histoire de Prométhée et du feu donné aux hommes, beaucoup de penseurs plus autorisés que nous ont déjà exploré la relation de l’Homme avec ses dispositifs. Des malins comme Giorgio Agamben, Jacques Ellul, Michel Foucault ou le bon vieux Jacques Dufresne, ont questionné notre perception du monde, l’appropriation de notre environnement, selon qu’elle passe ou non par des dispositifs intermédiaires, en un mot, par des médias au sens large.

© Gary Larson

C’est ainsi que différence est faite entre, d’une part, la connaissance immédiate que nous pouvons acquérir de notre environnement (exemple : quand vous vous asseyez sur une punaise et que vous prenez conscience de son existence par la sensation de douleur aux fesses émise dans votre cerveau) et, d’autre part, la connaissance médiate, celle qui passe par un dispositif intermédiaire, un médium. Par  exemple : je ne pourrais pas écrire cet article, sans l’aide de mes lunettes.

Ces lunettes sont un dispositif passif qui m’aide à prendre connaissance de mon environnement dans des conditions améliorées. Dans ce cas, le dispositif est un intermédiaire dont la probité ne fait aucun doute : je conçois mal que mes lunettes faussent volontairement la vision du monde physique qui m’entoure. Dans ce cas, les deux types de connaissance – immédiate et médiate – restent alignées, ce qui est parfait dans un contexte technique, où l’outil se contente d’augmenter passivement les capacités de mon corps, là où elles sont déficientes.

Mais qu’en est-il lorsque l’outil, le dispositif – mécanique, humain ou même conceptuel : il est un intermédiaire entre moi et le monde à percevoir – est actif, que ce soit par nature (le dispositif a une volonté propre, comme lorsque vous apprenez la situation politique d’un pays au travers d’un article tendancieux) ou par programmation (exemple : l’algorithme de Google qui propose des réponses paramétrées selon mon profil d’utilisation du moteur de recherche). Dans ces cas d’espèce, le dispositif m’offre activement une vue déformée de mon environnement, un biais défini par ailleurs, pas par moi, et selon les cas, avec neutralité, bienveillance ou… malveillance.

Transposé dans le monde des idées, l’exemple type, la quintessence d’un tel dispositif intermédiaire actif qui offre à notre conscience une vue biaisée du monde autour de nous est, tout simplement, le… dogme. Le dogme – et au-delà du dogme, la notion même de Vérité – le dogme connaît le monde mieux que nous, sait mieux que nous comment aborder notre expérience personnelle et dispose souvent de sa police privée pour faire respecter cette vision. Si nous lui faisons confiance, le dogme se positionne comme un médium déformant, un intermédiaire pas réglo, placé entre le monde qui nous entoure et la connaissance que nous en avons.

CNRTL : “DOGME, subst. masc., Proposition théorique établie comme vérité indiscutable par l’autorité qui régit une certaine communauté. Un dogme moral, métaphysique ; le dogme du fatalisme ; “À mesure que les peuples croiront moins, soit à un dogme, soit à une idée, ils mourront moins volontiers et moins noblement” (Lamartine) ; “Hélas ! à quels docteurs faut-il que je me fie ? La leçon des Anciens, dogme ou philosophie, Ne m’a rien enseigné que la crainte et l’orgueil ; Ne m’abandonne pas, toi, qui seule, ô science, Sais forger dans la preuve une ancre à la croyance ! Le doute est douloureux à traîner, comme un deuil.” (Sully Prudhomme).

Aborder le dogme – ou, par exemple, l’intégrisme woke ou la religion – sous l’angle de l’intermédiaire, du dispositif, ce n’est pas nouveau et la connaissance proposée aux adeptes d’un dogme organisé a ceci de particulier que, non seulement il s’agit d’une connaissance médiate, mais que, ici, le medium est une fin en soi, qu’il définit en lui la totalité de la connaissance visée. De cette manière, un ‘religieux’ pourrait se retirer du monde et s’appuyer sur les seules Écritures pour conférer sur la morale ou sur la nécessité de payer son parking en période de soldes.

Or, dans mon approche de la Connaissance, je peux difficilement me satisfaire d’une image du monde fixe et prédéfinie, qui resterait à découvrir (ce qui suppose une énigme à résoudre) ou qui serait déjà consignée dans des textes codés, gardés par Dan Brown avec la complicité de Harry Quebert : ceci impliquerait que cette vérité ultime existe quelque part, comme dans le monde des Idées de Platon, qu’elle soit éternelle et que seuls certains d’entre nous puissent y avoir accès.

© BnF

Or, c’est le travail, et non la croyance, qui est au centre de toutes nos représentations de l’Honnête Homme (et de l’Honnête Femme, bien entendu) et nous naviguons chaque jour de veille entre les rayons d’un Brico spirituel qui, de la culture à l’intuition vitale, nous invite à la pratique de notre humanité, à trouver la Joie dans le sage exercice de notre puissance d’être humain.

Travaillez, prenez de la peine“, “Cent fois sur le métier…“, “Rien n’est fait tant qu’il reste à faire…” : le citoyen responsable, actif, critique et solidaire (les CRACS visés par l’éducation permanente en Belgique) se définit par son travail et, pourrait-on préciser, “par son travail intellectuel.” Or, pour retourner à notre vrai sujet, réfléchir, l’Intelligence Artificielle le fait aussi. Oui, elle le fait, et plus vite, et mieux ! Mais, me direz-vous, le dispositif d’Intelligence Artificielle ne fait que manipuler des savoirs, calculer des données mémorisées, il n’a pas accès à la connaissance comme nous, humains, faute de disposer d’une conscience

Ce que tu ne ramènes pas à ta conscience te reviendra sous forme de destin.

Magnifique citation de Carl-Gustav Jung qui propose lui aussi de travailler, plus précisément de travailler à élargir le champ de notre conscience, à défaut de quoi, nos œillères, nos écailles sur les yeux, nous mettront à la merci de pulsions refoulées ou d’une réalité déformée par nos biais cognitifs.

Pour lui aussi, manifestement, le couple Connaissance-Conscience serait alors le critère qui nous permettrait de faire la différence entre l’Homme et la Machine. On l’opposerait alors au couple Savoirs-Mémoire évoqué au XVIIe par le matheux le plus intéressant de l’histoire de la religion catholique, l’inventeur torturé de la machine à calculer, j’ai nommé : Blaise Pascal. Je le cite : “La conscience est un livre qui doit être consulté sans arrêt.” La conscience est vue ici comme l’ancêtre de la carte-mémoire des Intelligences Artificielles !

Mais, ici encore, de quoi parlons-nous ? Nous voici en fait rentrés dans le périmètre d’une science récente, baptisée la noétique (du grec “noûs” pour connaissance, esprit). Il s’agit de l’étude de la connaissance, sous tous ses aspects.

Endel TULVING est un neuroscientifique canadien d’origine estonienne qui vient de mourir, le 11 septembre dernier. Rassurez-vous, l’homme a d’autres qualités : il a dressé une taxonomie de la conscience en trois types : la conscience autonoétique, la conscience noétique et la conscience anoétique. Je donne la parole à l’anthropologue Paul JORION pour les explications. Il cite un texte de 2023, récent donc :

La conscience autonoétique est la conscience réfléchie de soi : la capacité de situer son expérience actuelle dans le cadre d’un récit de sa propre vie qui s’étend au passé et à l’avenir.
La conscience noétique implique une conscience sémantique et conceptuelle sans conscience de soi ; elle implique la capacité d’appliquer des concepts à vos perceptions actuelles et de générer des connaissances à partir de celles-ci.
La conscience anoétique, peut-être la plus insaisissable de toutes, est une expérience qui n’implique ni conscience de soi ni connaissance sémantique. Elle comprend, par exemple, des sentiments […] de confort ou d’inconfort, de familiarité, de malaise, de présence ou d’absence, de fatigue, de confiance, d’incertitude et de propriété. Il s’agit par exemple du sentiment que l’objet que l’on voit du coin de l’œil est bien un oiseau, du sentiment, en rentrant chez soi, que les choses sont telles qu’on les a laissées (ou pas), du sentiment que l’on est en train de contracter une maladie. Chez l’homme, ces sensations anoétiques se situent en marge de la conscience et ne sont que rarement au centre de l’attention. Chez d’autres animaux, il est possible que l’anoétique soit tout ce qu’il y a.

Au temps pour les définitions. Et, quand le même Paul Jorion demande à ChatGPT, quand il lui demande (et vous remarquerez qu’il vouvoie le robot) : “Où situez-vous le niveau de conscience d’un GPT (comme vous-même) ?“, ledit GPT répond :

Dans la taxonomie tripartite de la conscience d’Endel Tulving, il est important de noter que GPT-3.5, ou tout autre modèle de langage d’IA, ne possède pas de conscience de la même manière que les humains. Les systèmes d’IA tels que GPT-3.5 sont dépourvus d’expériences subjectives, d’émotions, de conscience de soi et de la compréhension profonde associée à la conscience humaine. Ils fonctionnent sur la base de modèles de données et de relations statistiques apprises au cours de leur formation. Sur la base de la taxonomie fournie, les capacités de GPT-3.5 pourraient être partiellement classées dans la catégorie de la conscience “noétique” dans une certaine mesure. Il a la capacité de traiter et de générer des connaissances sémantiques et conceptuelles sans véritable conscience de soi ou conscience réflexive. Il peut appliquer des concepts à un texte d’entrée et générer des réponses qui semblent contextuellement pertinentes et cohérentes, ce qui s’apparente au niveau de conscience “noétique” décrit.

En répondant à d’autres questions de Paul Jorion, le GPT remet une couche et insiste (je résume) :

Il existe des différences importantes entre la façon dont les humains apprennent et la façon dont les modèles de langage de l’IA tels que GPT-3 fonctionnent, ce qui contribue aux différences dans leurs capacités et leur conscience : (1) la profondeur et la portée de l’apprentissage… ; (2) la généralisation… ; (3) l’expérience subjective et la conscience… ; (4) la compréhension du contexte… ; et (5) l’apprentissage adaptatif, à savoir que les humains peuvent adapter leurs stratégies d’apprentissage, intégrer de nouvelles informations et réviser leur compréhension au fil du temps. Les modèles d’IA nécessitent un recyclage manuel pour intégrer de nouvelles données ou s’adapter à des circonstances changeantes.

Le GPT la joue modeste… et il a raison : il ne fait jamais que la synthèse statistiquement la plus logique de ce qu’il a en mémoire ! Plus encore, il aide (sans le savoir vraiment) Paul Jorion à faire le point quand ce dernier lui rappelle que, lorsqu’il lui a parlé un jour de la mort d’un de ses amis, le GPT avait écrit “Mes pensées vont à sa famille…” d’où émotion, donc, pense Jorion. Et le logiciel de préciser :

La phrase “Mes pensées vont à sa famille…” est une réponse socialement appropriée, basée sur des modèles appris, et non le reflet d’une empathie émotionnelle ou d’un lien personnel. Le GPT n’a pas de sentiments, de conscience ou de compréhension comme les humains ; ses réponses sont le produit d’associations statistiques dans ses données d’apprentissage.

Comment faut-il nous le dire ? Les Transform(at)eurs Génératifs Pré-entraînés (GPT) disposent d’algorithmes qui dépasse notre entendement, soit, mais seulement en termes de quantité de stockage de données et en termes de puissance combinatoire d’éléments pré-existant dans leur mémoire. Leur capacité à anticiper le mot suivant dans la génération d’une phrase donne des résultats bluffants, peut-être, mais indépendants d’une quelconque conscience. Ils sont très puissants car très rapides. Souvenez-vous de votre cours de physique : la puissance est la force multipliée par la vitesse ! Et n’oublions pas que notre cerveau peut compter sur quelque chose comme 100 milliards de neurones et que le développement récent d’un mini-cerveau artificiel ne comptait que 77.000 neurones et imitait un volume de cerveau équivalent à… 1 mm³ !

Est-ce que ça veut dire que, faute de conscience auto-noétique et a-noétique, l’IA ne représentera aucun danger pour l’humanité avant longtemps ? Je ne sais pas et je m’en fous : la réponse n’est pas à ma portée, je ne peux donc rien en faire pour déterminer mon action.

Mais, est-ce que ça veut dire que nous pouvons faire quelque chose pour limiter le risque, si risque il y a ? Là, je pense que oui et je pense que notre sagesse devrait nous rappeler chaque jour qu’un outil ne sert qu’à augmenter notre propre force et que la beauté de nos lendemains viendra d’une sage volonté de subsistance, pas de notre aveugle volonté de croissance infinie avec l’aide de dispositifs efficaces à tout prix.

Résumons-nous : tout d’abord, qu’une Intelligence Artificielle ne soit pas dotée d’une conscience autonoétique d’elle-même semble acquis actuellement. Qu’elle soit dénuée d’une conscience anoétique qui lui donnerait à tout le moins autant d’instinct qu’un animal semble aussi évident dans l’état actuel de la science informatique. En fait, une Intelligence Artificielle fait, à une vitesse folle, une synthèse statistiquement probable de données présentes dans sa mémoire et génère sa réponse (pour nous) dans un français impeccable mais sans afficher de degré de certitude !

Quant à lui refuser l’accès à une conscience noétique, en d’autres termes “une conscience sémantique et conceptuelle sans conscience de soi“, le questionnement qui en découlerait est au cœur de cet article.

© Thomas Kuhlenbeck/Ikon Images/Corbis

Car, voilà, vous en savez autant que moi, maintenant, nous sommes plus malins, plus savants : nous savons tout de l’Intelligence Artificielle. Nous savons tout de l’intelligence, de la conscience, des rapports de cause à effet. Nous sommes des as de la noétique. Nous avons enregistré tous ces savoirs dans notre mémoire. Nous avons confiance en notre capacité logique. Nous sommes à même d’expliquer les choses en bon français et de répondre à toute question de manière acceptable, à tout le moins crédible, comme des vrais GPT !

D’accord, mais, en sommes-nous pour autant heureux d’être nous-mêmes ? Est-ce que limiter notre satisfaction à cela nous suffit ? Je n’en suis pas convaincu et j’ai l’impression que le trouble que l’on ressent face à la machine, les yeux dans l’objectif de la caméra digitale, cette froideur, ce goût de trop peu, nous pourrions l’attribuer à un doute salutaire qui ne porte pas sur les capacités de ladite machine mais bien sur le fait que le fonctionnement d’une Intelligence Artificielle, manifestement basé sur les mots et les concepts sans conscience de soi, pourrait bien servir de métaphore d’un fonctionnement déviant dont nous, humains, nous rendons trop souvent coupables…

Ce qu’il y a de terrible quand on cherche la vérité, c’est qu’on la trouve.

Quelles qu’aient été les intentions de Remy de Gourmont (un des fondateurs du Mercure de France, mort en 1915) lorsqu’il a écrit cette phrase, elle apporte de l’eau à mon moulin. Il est de fait terrible, quand on cherche la Vérité avec un grand T, d’interroger une Intelligence Artificielle et… de toujours recevoir une réponse. Et on frôle l’horreur absolue, humainement parlant, quand on réalise que cette Vérité tant désirée est statistiquement vraie… à 80% (merci Pareto). Bienvenue en Absurdie !

Ces 80% de ‘certitude statistique’ (un autre oxymore !) donneraient un sourire satisfait au GPT, s’il était capable de satisfaction : il lui faudrait pour cela une conscience de lui-même, de sa propre histoire. Qui plus est, les robots ne sont pas réputés pour être les rois de la passion et de l’affect. Surfant sur les mots et les concepts, une Intelligence Artificielle ne peut pas plus se targuer d’une conscience anoétique, non-verbalisée et reptilienne, on l’a assez dit maintenant.

Reste cette activité dite noétique, nourrie de structures verbales et de concepts, de rapports principalement logiques et de représentations intellectuelles du monde non-validées par l’expérience, bref, d’explications logiques !

C’est avec cette froideur explicative que le robot répond à nos requêtes, fondant son texte sur, postulons, 80% de données pertinentes selon sa programmation, des données exclusivement extraites de sa mémoire interne. Il nous vend la vérité pour le prix du 100% et les 20% qu’il a considérés comme hors de propos sont pour lui du bruit (données extraites non-pertinentes) ou du silence (absence de données). Le GPT nous vend la carte pour le territoire !

Mais n’avons-nous pas aussi, quelquefois, tendance à fonctionner comme des Intelligences Artificielles, à délibérer dans notre for intérieur comme des GPT et à nous nourrir d’explications logiques, générées in silico (c’est-à-dire dans le silicium de notre intellect), générant à volonté des conclusions dites rationnelles, des arguments d’autorité et des rapports de causalité bien éloignés de notre expérience vitale ? Pire encore, ne considérons-nous pas souvent qu’une explication peut tenir lieu de justification et que ce qui est expliqué est d’office légitime ? En procédant ainsi, ne passons-nous pas à côté des 20% restant, négligés par le robot, obsédé qu’il est par ses savoirs, ces 20% qui, pourtant, constituent, pour nous humains, le pourcentage de connaissance bien nécessaire à une saine délibération interne.

Qui plus est, ce faisant, nous ne rendons pas justice à notre Raison : nous clamons qu’elle n’est que science, nous la travestissons en machine savante, logique et scientifique, spécialisée qu’elle serait dans les seules explications intellectuelles. Dans ma vision de l’Honnête Homme, la Raison est autre chose qu’une simple intelligence binaire, synthétisée par un algorithme, verbalisant et conceptualisant tous les phénomènes du monde face auxquels je dois prendre action.

Non, la Raison que j’aime vit d’autre chose que des artifices de l’intellect, plus encore, elle s’en méfie et trempe sa plume dans les 100% de la Vie qui est la mienne, pour répondre à mes interrogations intimes ; elle tempère la froide indépendance de mes facultés logiques avec les caresses et les odeurs de l’expérience, et du doute, et des instincts, avec la peur et l’angoisse et avec la poésie et les symboles qui ne parlent pas la même langue que mes raisonnements, juchés qu’ils sont au sommet de la pyramide de l’intellect.

La Raison que j’aime est dynamique et je la vois comme un curseur intuitif entre deux extrêmes :

      • à une extrémité de la graduation, il y a ce que je baptiserais notre volonté de référence, notre soif inquiète d’explications logiques, de réponses argumentées qui nous permettent de ne pas décider, puisqu’il suffit d’être conforme à ce qui a été établi logiquement,
      • à l’autre extrémité, il y a la volonté d’expérience et le vertige qui en résulte. De ce côté-là, on travaillera plutôt à avoir les épaules aussi larges que sa carrure et on se tiendra prêt à décider, à émettre un jugement subjectif mais sincère.

La pensée libre naît du positionnement du bouton de curseur sur cette échelle, une échelle dont je ne connais pas l’étalonnage et dont la graduation nous permettrait de mesure l’écart entre volonté de référence et volonté d’expérience, plus simplement, entre les moments où je fais primer les explications et les autres où c’est la situation qui préside à mon jugement.

La Raison que j’aime veille en permanence (lorsqu’elle reste bien réveillée) à me rappeler d’où je délibère face aux phénomènes du monde intérieur comme extérieur. Elle m’alerte lorsque je cherche trop d’explications là où l’intuition me permettrait d’avancer ; elle me freine là où mes appétences spontanées manquent de recul. C’est peut-être en cela que la Raison me (nous) permet d’enfin renoncer à la Vérité (qu’elle soit vraie à 80% ou à 100%) !

Dans le beau texte d’Henri Gougaud avec lequel j’aimerais conclure, l’auteur du livre sur les Cathares d’où vient l’extrait compare l’influence du mythe et de la raison sur l’histoire ; mais, nous pouvons le lire en traduisant automatiquement mythe et raison par expérience et référence, la Raison que j’aime mariant les deux dans des proportions variables selon les circonstances. Je cite Gougaud :

Le mythe est accoucheur d’histoire. Il lui donne vie, force, élan. Il fait d’elle, en somme, un lieu à l’abri du non-sens, de l’objectif froid, de l’absurde. La raison s’accommode mal de ses extravagances. Elle fait avec, à contrecœur, comme d’un frère fou dont on craint les ruades et les emportements toujours intempestifs. Elle s’insurge parfois contre les excès de ce proche parent incontrôlable qu’elle nomme, avec un rien de gêne, “imagination populaire”. Elle a besoin d’ordre et d’appuis solides. Elle est sûre, et donc rassurante. Elle nous est à l’évidence un bien infiniment précieux, mais elle n’est guère téméraire. Elle se veut ceinte de remparts, elle tremble si l’on se risque à les franchir car elle ne voit, au-delà de ses territoires, que dangereuse obscurité. Elle sait déduire, analyser, bâtir théories et systèmes. Elle ne peut pas créer la vie. Elle ne peut accoucher d’un être. Le mythe, lui, est fort, mais intenable. Il crée ce que nul n’a prévu. Sur un Jésus crucifié que la science connaît à peine et dont la raison ne sait rien il a enfanté des croisades, des saint François, des cathédrales, deux mille ans de folle espérance, d’horreurs, d’effrois et de chefs-d’oeuvre, un monde, une histoire, la nôtre. Quel homme de raison pouvait prévoir cela?

Tout est dit : les 20% de Connaissance que nous ne partageons décidément pas avec les Intelligences Artificielles ont encore un bel avenir dans mon quartier. Il est vrai qu’entre voisins, nous ne tutoyons que les vivants !

Patrick Thonart


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction, iconographie et documentation | auteur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © NA ; © Metro Goldwyn Mayer / Collection Christophel ; © rtbf.be ; © Siemens AG ; © trados.com ; © BnF ; © Gary Larson ; © Thomas Kuhlenbeck/Ikon Images/Corbis.


Place au débat : pus de tribunes libres en Wallonie-Bruxelles…

 

D’où vient ce chiffre de 15.000 litres d’eau nécessaires pour produire 1 kg de viande de bœuf ?

Temps de lecture : 6 minutes >

[RTBF.BE, rubrique FAKY, 15 juin 2023] Quinze mille litres d’eau pour produire un kilo de viande de bœuf. C’est un chiffre qui ressort depuis plusieurs années lorsqu’on veut parler de l’impact de la production de viande sur l’environnement. Deux études – l’une publiée en 2007 et l’autre en 2012 – sont à l’origine de ce calcul. Un chiffre qui comprend toute l’eau nécessaire à l’élevage de l’animal, y compris l’eau de pluie tombée sur le champ où la vache paît.

Produire de la viande, cela consomme énormément d’eau. On estime que pour un kilo de viande de bœuf, il faut plus de 15.000 litres d’eau. C’est 150 fois plus que pour un kilo de légumes.” Le 28 mai dernier, le JT de la RTBF fait le point sur l’impact environnemental de la production de viande et cite cette estimation, maintes fois reprise par ailleurs par exemple, par le journal Le Monde en 2015 ou Futura sciences le 6 avril dernier.

Une moyenne globale

Ce chiffre a été publié dès 2007 dans une étude coécrite par le scientifique Arjen Hoekstra de l’Université de Twente aux Pays-Bas. Le chercheur a ensuite continué ses recherches et publié un chiffre similaire en 2012. Il a utilisé une méthode agréée par la FAO, l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture des Nations Unies. Cette méthode a ensuite été reprise par l’organisation Water Footprint Network qui se charge de communiquer à propos de l’empreinte eau de l’activité humaine afin de préserver l’or bleu.

Dans son calcul, Hoekstra fait une moyenne pondérée de l’utilisation de l’eau dans la production de viande de manière globale, pour tous les pays du monde. Mais comme le soulignent les scientifiques de l’INRA, l’Institut national français de la recherche agronomique en 2013, “il y a de fortes différences d’un pays à l’autre, allant par exemple de 11.000 litres au Japon à 37.800 litres au Mexique. Cette variation est liée aux précipitations et à l’évapotranspiration locale, aux systèmes de production et à la productivité animale.

L’eau de pluie prise en compte

Car oui, dans ce calcul de 15.000 litres d’eau pour 1 kg de bœuf, les scientifiques comptent plusieurs types d’eaux, y compris celle venant du ciel, autrement dit la pluie qui sert à faire pousser les aliments des animaux. Chez nous, cette nourriture provient en grande partie de l’herbe des prairies.

C’est ce qu’explique Jérôme Bindelle, professeur de gestion du pâturage et d’élevage pour l’agroécologie à Gembloux Agrobiotech de l’Uliège. “Cela comprend ce que l’animal va boire mais aussi ce qui va servir à nettoyer les étables, ce qui va servir à dépolluer les eaux qui seraient contaminées et aussi ce qui va servir à produire les plantes que le bovin va consommer c’est-à-dire, le fourrage, l’herbe des prairies, les céréales et les tourteaux, les concentrés que l’animal va manger tout au long de sa vie.

Ces 15.000 litres d’eau comprennent donc différentes catégories d’eaux en fonction de leur provenance et de leur utilité :

      • L’eau verte est celle qui tombe du ciel sur les champs et sur les prairies, l’eau de pluie.
      • L’eau bleue est celle que l’on consomme, que l’on va aller pomper dans les rivières ou dans les nappes phréatiques via des captages.
      • L’eau grise est celle qui est utilisée pour les processus de dépollution.

Et chez nous, c’est principalement l’eau verte, autrement dit la pluie, qui sert à produire les plantes que le bovin va consommer.

Jérôme Bindelle a lui-même repris les calculs de ses confrères hollandais. “Si on fait le total de la consommation de ces trois eaux, on est plus ou moins sur les mêmes valeurs. Mais il faut se rendre compte que la proportion d’eau verte, en particulier dans les systèmes avec des herbivores, des animaux qui consomment de l’herbe en pâturage, est très importante : elle représente entre 90 et 95% de l’eau consommée.

Autrement dit, la quasi-totalité de l’eau utilisée par les vaches qui sont en pâturage est celle “qui est tombée sur un champ ou sur une prairie et qui va être utilisée par la plante pour pousser et va être évaporée par celle-ci“, explique le professeur de l’Uliège. “Donc, ce n’est pas de l’eau qui est retirée au cycle de l’eau par le processus d’élevage.

C’est en partie ce qui fait bondir les fédérations d’éleveurs lorsque ce chiffre ressort. Jérôme Bindelle n’est quant à lui pas étonné de cette estimation pour laquelle il comprend le calcul. Mais il souligne qu’il est important de préciser que “la grande majorité de cette eau n’est pas de l’eau que l’on puise dans les nappes phréatiques ou que l’on dépollue. C’est de l’eau qui, de toute façon, va tomber sur une prairie et sera réévaporée, quelle que soit la végétation qui est dessus donc on ne prive pas les nappes phréatiques de cette eau-là.

Des chiffres très différents en fonction des méthodologies

En fonction de la méthode de calcul de cette “empreinte eau”, d’autres résultats sont disponibles, comme on peut le voir dans ce tableau publié par l’INRA, en 2013 :

© Institut national de la recherche agronomique (FR, 2013)

À l’extrême, il y a l’étude de Pimentel et Pimentel en 2013, qui compte 200.000 litres d’eau pour la production d’un kilo de bœuf. Mais la méthodologie précise n’est pas spécifiée, note l’INRA qui constate que ce calcul se base sur “un système sur parcours extensifs, qui demande une grande surface et donc une grande quantité d’eau verte par kg de viande produit.

Ainsi, paradoxalement, plus l’espace donné aux vaches est grand et plus elles y restent longtemps, plus cette quantité d’eau (de pluie) le sera aussi… ce qui peut paraître contradictoire vu que la pression exercée par les animaux sur l’environnement est moins importante quand ils sont moins nombreux sur une prairie. Nous ferons le point sur cette pression chez nous plus loin dans cet article.

Paradoxalement, les cultures irriguées ont une empreinte eau moins importante

À l’autre extrême, il y a le chiffre de 58 à 551 litres nécessaires à la production d’un kg de bœuf, un chiffre publié par Ridoutt en 2012 et qui correspond à la production de viande en Australie et où l’eau utilisée au nourrissage des bêtes est de l’eau bleue. Il s’agit donc d’eau irriguée, prélevée dans les nappes phréatiques ou les rivières, “ce qui conduit à une réduction d’eau douce disponible“, écrit l’INRA, contrairement aux modèles se basant sur le pâturage.

Si l’on résume, plus l’élevage est “naturel” en laissant paître les vaches sur des prairies, plus la quantité d’eau nécessaire est importante car c’est toute l’eau de pluie qui est comptabilisée dans la production de nourriture pour la vache. Or, elle tombera quoi qu’il advienne et sera ensuite “évapotranspirée” par les plantes ou retournera à la nature via les déjections bovines.

En revanche, en comptant tous les types d’eau, l'”empreinte eau” globale est moins importante dans les élevages plus industriels et où leur nourriture est essentiellement composée d’aliments concentrés et de céréales fourragères qui ont besoin d’irrigation et de pesticides pour pousser. Mais il s’agit essentiellement d’eau bleue. Donc plus l’élevage est intensif, plus il puise dans les réserves d’eau mais cela n’apparaît pas dans cette “empreinte eau“.

Quel type de culture chez nous ?

La question est donc de savoir quel type de viande nous consommons : celle qui est produite avec des bêtes qui paissent ou bien celle qui est produite grâce à des plantes irriguées ? “Chez nous, c’est une production mixte“, répond Jérôme Bindelle. “La majeure partie de la nourriture des bovins vient des prairies, que ce soit en pâturage direct pendant la saison ou un affouragement à l’auge de foin ou d’ensilage d’herbe qui aurait été conservé pour l’hiver.

Et puis, il y a quelques compléments qui sont donnés. “Par exemple, les bovins, en engraissement, reçoivent quelques compléments pendant la dernière phase de leur cycle de production. Certaines fermes utilisent aussi de l’ensilage de maïs en plus de l’herbe pour avoir plus de fourrages pour leurs animaux.

La plupart de ces compléments viennent de chez nous, précise le professeur, à l’exception de certains tourteaux. “Le lin ou le soja sont importés mais cela reste une part peu importante de l’alimentation des animaux.

Peu de pression sur les champs

Fannie Jenot est chargée de mission pour C-durable qui s’occupe d’aller dans les fermes pour calculer leur score environnemental sur base de la biodiversité, du bien-être animal et du climat. “L’un des éléments les plus importants qui permet de savoir si un élevage est plutôt intensif ou extensif est le chargement en bovin à l’hectare“, explique la chargée de mission.

On estime que l’impact de la ferme sur la biodiversité est très défavorable si elle a un chargement de 2,6 UGB (Unité de gros bétail par hectare, autrement dit une vache, ndlr) par hectare. Et on estime qu’elle est favorable ou qu’elle n’a pas d’impact entre 1,8 et 1,4.” Or en Wallonie, la moyenne ne dépasse pas 2,6 vaches par hectares. “En 2018, la moyenne est de 2 UGB par hectare fourrager avec la charge la plus basse à 1,5 et la plus élevée à 2,7.

Reste à savoir si cette viande est celle que nous consommons chez nous. Selon Statbel, la Belgique est plus qu’autosuffisante en viande bovine : 247.122 tonnes équivalent carcasse (os, tendons, graisse compris) de viande bovine ont été produites en 2021 et 177.356 tonnes équivalent carcasse ont été mises sur le marché.

Mais cela ne signifie pas pour autant que les Belges consomment uniquement la viande produite chez nous car si la Belgique exporte 158.997 tonnes équivalent carcasses, elle importe aussi 89.231 tonnes équivalent carcasse. Bien que nous soyons autosuffisant en viande de bœuf, celle que nous consommons vient en partie d’ailleurs. Cependant, les données ne permettent pas d’identifier l’origine des viandes échangées.

En conclusion, le chiffre de 15.000 litres par kilo de viande bovine est exact selon une méthodologie qui comprend l’eau de pluie. Et c’est ce qui est paradoxal dans la méthode de calcul de cette empreinte eau. Plus les vaches paissent longtemps, sans être agglutinées dans les prairies, plus l’empreinte eau est grande.

Marie-Laure Mathot et Marine Lambrecht, rtbf.be


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition, correction et iconographie | source : rtbf.be, rubrique FAKY | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Le sillon belge ; © INRA.


Plus de presse…

INFOX : attention à la fausse lettre d’adieu de Gabriel Garcia Marquez

Temps de lecture : 3 minutes >

Si pour un instant Dieu oubliait que je suis une marionnette de chiffon et m’offrait un bout de vie, je profiterais de ce temps le plus que je pourrais. Il est fort probable que je ne dirais pas tout ce que je pense, mais je penserais en définitive tout ce que je dis. J’accorderais de la valeur aux choses, non pour ce qu’elles valent, mais pour ce qu’elles signifient.

Je dormirais peu, je rêverais plus, j’entends que pour chaque minute dont nous fermons les yeux, nous perdons soixante secondes de lumière…

Bon Dieu, si j’avais un bout de vie… Je ne laisserais pas un seul jour se terminer sans dire aux gens que je les aime, que je les aime. Je persuaderais toute femme ou homme qu’ils sont mes préférés et vivrais amoureux de l’amour. Aux hommes, je prouverais combien ils sont dans l’erreur de penser qu’ils ne tombent plus amoureux en vieillissant, sans savoir qu’ils vieillissent en ne tombant plus amoureux. Aux anciens, j’apprendrais que la mort ne vient pas avec la vieillesse, mais avec l’oubli.

J’ai appris qu’un homme a le droit de regarder un autre d’en haut seulement lorsqu’il va l’aider à se mettre debout. Dis toujours ce que tu ressens et fais ce que tu penses.

Si je savais qu’aujourd’hui c’est la dernière fois où je te vois dormir, je t’embrasserais si fort et prierais le Seigneur pour pouvoir être le gardien de ton âme. Si je savais que ce sont les derniers moments où je te vois, je dirais “je t’aime” et je ne présumerais pas, bêtement, que tu le sais déjà.

Il y a toujours un lendemain et la vie nous donne une deuxième chance pour bien faire les choses, mais si jamais je me trompe et aujourd’hui c’est tout ce qui nous reste, je voudrais te dire combien je t’aime, et que je ne t’oublierai jamais. Le demain n’est garanti pour personne, vieux ou jeune.

Aujourd’hui est peut être la dernière fois que tu vois ceux que tu aimes. Alors n’attends plus, fais-le aujourd’hui, car si demain n’arrive guère, sûrement tu regretteras le jour où tu n’as pas pris le temps d’un sourire, une étreinte, un baiser et que tu étais très occupé pour leur accorder un dernier vœu.

Maintiens ceux que tu aimes près de toi, dis leur à l’oreille combien tu as besoin d’eux, aimes-les et traite les bien, prends le temps de leur dire « je suis désolé », “pardonnez-moi”, “s’il vous plait”, “merci” et tous les mots d’amour que tu connais.

Personne ne se souviendra de toi de par tes idées secrètes. Demande au Seigneur la force et le savoir pour les exprimer. Prouves à tes amis et êtres chers combien ils comptent et sont importants pour toi. Il y a tellement de choses que j’ai pu apprendre de vous autres…Mais en fait, elles ne serviront pas à grande chose, car lorsque l’on devra me ranger dans cette petite valise, malheureusement, je serai mort.

[LEXPRESS.FR, 18 avril 2014] La mort du prix Nobel de littérature voit fleurir les hommages. Sur les réseaux, on partage beaucoup son Poème d’adieu à ses amis“… sauf qu’il n’est pas de lui.

Si pour un instant Dieu oubliait que je suis une marionnette de chiffon et m’offrait un bout de vie, je profiterais de ce temps le plus que je pourrais. Il est fort probable que je ne dirais pas tout ce que je pense, mais je penserais en définitive tout ce que je dis.” Ces mots ouvrent une lettre poétique attribuée à Gabriel Garcia MARQUEZ, que vous avez peut-être vue circuler au lendemain de la mort du prix Nobel colombien de littérature.

Généralement présentée comme La lettre d’adieu de Gabriel Garcia Márquez à ses amis ou La marionnette, elle poursuit en fait l’auteur -qui vaut mieux que ça- depuis 1999, année où on lui a diagnostiqué un cancer.

Le démenti de Márquez lui-même

Elle circule depuis de boîte mail en message Facebook en tweet. Garcia Márquez a lui-même démenti en être l’auteur, comme le rapportait, dès 2000, El Pais, déclarant: “Ce qui peut me tuer, c’est que quelqu’un croit que j’aie pu être l’auteur d’une chose aussi banale. C’est la seule chose qui me préoccupe.

Deux ans plus tôt, le même poème avait déjà été attribué à Jorge Luis Borges, précisait El Pais. D’après Márquez, la femme de Borges, Maria Kodama, avait réagi en affirmant qu’elle ne se serait jamais mariée avec l’auteur argentin s’il avait écrit un texte pareil !

Une histoire rocambolesque

D’après le 20 minutes espagnol, le poème vient en fait du ventriloque mexicain Johnny Welch, qui le récitait pendant ses spectacles avec une de ses marionnettes… On ne sait comment, ce texte a été transmis ensuite pour la première fois en 1997, par courrier postal, avant d’atterrir dans les mains du journaliste Mirko Lauer, qui la publia dans le journal péruvien La Republica en l’attribuant à Márquez. De là, le texte s’est envolé sur internet. Le meilleur hommage que vous pouvez rendre à Gabriel Garcia Márquez est donc de ne pas partager ce texte comme venant de lui !

d’après Cécile Deshédin


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction et iconographie | sources : lexpress.fr | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Patrick Thonart  | crédits illustrations : illustration en entête de l’article © Paris Match.


Plus de presse…

HALIMI & RIMBERT : Voyage en feinte vérité

Temps de lecture : 7 minutes >
Dessin de Selçuk © Le Monde diplomatique

Si retard, réforme et ouverture ont constitué les mots-clés de la pensée dominante des trente dernières années, fake news semble résumer sa hantise actuelle. Un fil rouge unit d’ailleurs les deux périodes : seules les fausses informations qui ciblent le parti de la réforme et de l’ouverture indignent journalistes professionnels et dirigeants libéraux. Aux États-Unis ou en Allemagne comme en France, ces derniers élèvent la lutte contre les infox au rang de priorité politique. “La montée des fausses nouvelles, a expliqué M. Emmanuel Macron lors de ses vœux à la presse en janvier dernier, est aujourd’hui totalement jumelle de cette fascination illibérale.” Pendant ce temps, la désinformation traditionnelle prospère. Son écho sans cesse répercuté lui confère un caractère de vérité — sans stimuler l’ardeur des décodeurs.

Bernard-Henri Lévy

Chroniqueur au Point, Bernard-Henri Lévy assimile tous ceux qui lui déplaisent — la liste est infinie — à des nazis [Lire Serge Halimi, Tous nazis !, Le Monde diplomatique, novembre 2007]. En décembre 2010, trop content de son coup pour vérifier son fait, il confond le journaliste du Monde diplomatique Bernard Cassen avec le pamphlétaire d’extrême droite anti-musulman Pierre Cassen. L’hebdomadaire refuse la publication d’un droit de réponse ; il est condamné à s’exécuter par la 17e chambre correctionnelle (jugement du 23 avril 2013). Laquelle, soulignant “l’insuffisance de rigueur et la carence de fond” de Bernard-Henri Lévy, “la gravité et la virulence” de sa diffamation, estime que “le bénéfice de la bonne foi ne saurait lui être accordé” et impose également au Point de payer 3 500 euros d’amende. Pourtant, dans le même journal, le même falsificateur a lancé l’idée, le 7 février dernier, d’un « hall of shame » (mur de la honte) qui “listerait en temps réel les fake news les plus mondialement dévastatrices“. “BHL” invite “le peuple du Web à proposer le texte, la vidéo, l’œuvre dont la puissance de vérité ou la drôlerie vitrifieraient les fake news les plus nuisibles“.

C’est, pour Bernard-Henri Lévy, prendre un risque… Plutôt que de rappeler la liste de ses impostures — une page de ce journal n’y suffirait pas [lire le volumineux dossier du Monde diplomatique en ligne L’imposture Bernard-Henri Lévy]. —, limitons-nous à ses dernières facéties. Son ouvrage L’Empire et les cinq rois (Grasset, 2018) vient d’être traduit aux États-Unis, au moment où les dirigeants de ce pays cherchent à asphyxier l’Iran. L’année dernière, des journalistes ou chroniqueurs français aussi soucieux d’exactitude et de fact checking que Patrick Cohen (sur Europe 1, le 30 mars), Ali Baddou (sur France Inter, un 1er avril…) et Laurent Ruquier (sur France 2, le 7 avril) l’ont laissé débiter “une histoire incroyable que très peu de gens savent“. En 1935, racontait l’essayiste, “l’Allemagne nazie propose aux Persans le deal du siècle. Elle leur dit : “On va faire (…) une chouette aventure commune, on va dominer le monde.” Et les Iraniens acceptent le deal“. Et voilà pourquoi, selon lui, la Perse changea de nom pour devenir l’Iran, pays des Aryens.

Plusieurs spécialistes de l’Iran se récrient aussitôt. Au point que, quelques jours plus tard, “BHL” en invoque d’autres, dont certains, horrifiés d’être à leur tour mêlés à ce dangereux canular, démentent les analyses que le chroniqueur leur prête [Ardavan Amir-Aslani : N’en déplaise à BHL, la Perse n’est pas devenue l’Iran pour faire plaisir à Hitler !L’Opinion, Paris, 23 mai 2018]. Parue il y a quelques semaines, l’édition en anglais de son ouvrage ajoute par conséquent une pièce à conviction que l’auteur juge irrécusable, “un article du New York Times du 26 juin 1935“. Or l’article en question parle bien d’une “suggestion” de l’ambassade d’Allemagne, mais sans fonder cette explication du changement de nom — assez floue, au demeurant — sur aucune source. En tout cas, il ne conclut certainement pas, comme l’a prétendu “BHL”, à un “ordre de Berlin à l’ambassade iranienne qui est transmis au chah“. Et cet article du New York Times, publié dans la rubrique « Voyages-Croisières-Excursions » du quotidien, relate le cas iranien parmi beaucoup d’autres — Saint-Domingue était devenu Ciudad Trujillo ; Smyrne, Izmir ; Christiania, Oslo, etc. Autant dire que la force probatoire du bout de texte (cent cinquante mots) auquel Bernard-Henri Lévy s’accroche telle une moule à son rocher est nulle. Son auteur est mort, et notre spécialiste autoproclamé de l’Iran n’est même pas capable de citer précisément sa pièce à conviction. Car l’article du New York Times destiné aux grands randonneurs fut publié le 26 janvier 1936, pas le 26 juin 1935 [Oliver McKee junior, Change of Santo Domingo to Trujillo City recalls othersThe New York Times, 26 janvier 1936].

Et quel rapport, au fait, entre la décision du chah de 1935 et l’actuelle République islamique d’Iran, cible des États-Unis, de l’Arabie saoudite et d’Israël ? Un lien évident, selon “BHL” : l’ayatollah Rouhollah Khomeiny aurait refusé de revenir au nom de « Perse » quand il a pris le pouvoir en 1979 parce que figuraient dans son entourage trois “théoriciens qui vivaient dans la fascination absolue de la pensée heideggérienne“. Comment le sait-il ? Grâce à “l’un des cameramen de [son] film, un intellectuel kurde iranien doté d’une solide culture philosophique“.

Depuis 1978, tous les présidents français, sans exception, ont reçu et écouté Bernard-Henri Lévy. Puisque, désormais, il encense M. Emmanuel Macron avec une régularité de métronome, ce dernier serait bien avisé de lui confier une mission d’enquête sur les fake news.

Robert Menasse

Écrivain autrichien, lauréat du prix du livre allemand en 2017 pour son ouvrage La Capitale (Verdier, 2019), Robert Menasse milite pour une Europe débarrassée des archaïsmes nationaux. Mais le romancier est aussi un essayiste qui détaille depuis des années ses convictions dans des articles publiés par la presse de référence germanophone. Ainsi, dans un texte enflammé écrit avec une politiste et intitulé Vive la République européenne, paru le 24 mars 2013 dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung et, le même jour, dans les colonnes de Die Presse sous le titre Manifeste pour la fondation d’une république européenne, Menasse écrit : “Le premier président de la Commission européenne, Walter Hallstein, un Allemand, a déclaré : “L’abolition de la nation, c’est l’idée européenne.”” » Avant d’ajouter, bravache : “Une phrase que ni l’actuel président de la Commission ni l’actuel chancelier allemand n’oseraient prononcer. Sans doute n’osent-ils même pas y penser. Et pourtant cette phrase est la vérité, même si elle a été oubliée.” Problème : Hallstein (1901-1982) n’a jamais prononcé cette phrase.

En octobre 2017, le grand historien Heinrich August Winkler exprime ses doutes dans l’hebdomadaire Der Spiegel et somme Menasse de citer ses sources. En vain. Il relève dans la foulée d’autres propos attribués par Menasse à Hallstein : “L’objectif est et demeure d’organiser une Europe postnationale“, ou encore : “L’objectif du processus d’unification européenne est le dépassement des États-nations“. Las ! “Non seulement il n’existe aucune preuve attestant que ces phrases ont été prononcées, mais elles contredisent diamétralement ce que Hallstein a réellement dit” [Heinrich August Winkler, Zerbricht der Westen ? Über die gegenwärtige Krise in Europa und Amerika, C. H. Beck, Munich, 2017]. Décidément inventif, l’essayiste-romancier a également prétendu que Hallstein avait, en 1958, prononcé son premier discours de président de la Communauté économique européenne à Auschwitz. “C’est un fait“, martelait Menasse, impatient de démontrer à quel point “la Commission européenne est la réponse à Auschwitz“. C’est un faux [Patrick Bahners, « Menasses Bluff » et « Fall Menasse. Psychopathologe », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 2 et 6 janvier 2019].

Pour Winkler, ces tripatouillages sont le “produit d’une vision postfactuelle de l’histoire” [Der Spiegel, Hambourg, 21 octobre 2017]. Des fake news d’autant plus graves que, malgré les avertissements de l’historien, elles sont régulièrement reprises par des personnalités politiques et intellectuelles, comme, en novembre dernier, M. Manfred Weber, président du groupe conservateur au Parlement européen et candidat à la présidence de l’Union européenne.

Au début de cette année, l’infox selon laquelle les signataires du traité franco-allemand d’Aix-la-Chapelle du 22 janvier dernier entendaient livrer l’Alsace-Lorraine à l’Allemagne fut aussitôt démentie par les médias français, et son auteur, un député européen du parti Debout la France, cloué au pilori. Enfin relevées et prises au sérieux par la presse allemande plus d’un an après leur mise au jour, les fake news de Menasse n’ont ébranlé ni les journalistes hexagonaux, qui ne tarissent pas d’éloges à son égard, ni le faussaire lui-même. “D’un point de vue scientifique, les guillemets étaient une erreur“, a concédé ce dernier après avoir invoqué un philosophe relativiste pour justifier sa contrefaçon [Die Welt, 5 janvier 2019]. Le 19 janvier, il a reçu la médaille Carl-Zuckmayer, une distinction littéraire remise par le ministre-président du Land de Rhénanie-Palatinat. Lequel salua son “combat engagé en faveur de l’idée européenne” [Spiegel Online, 7 janvier 2019].

France Inter

Le 7 février dernier, Nicolas Demorand et Léa Salamé, dont l’antipathie pour les gilets jaunes croît chaque semaine, reçoivent dans leur émission de France Inter un professeur au Collège de France, Patrick Boucheron, qui ne les aime pas davantage. Tous trois communient également dans la détestation des fausses informations. Au cours de l’entretien, Boucheron pourfend la petite came insurrectionnelle des intellectuels favorables aux gilets jaunes et cite l’un de ces dealers, spécialiste des mouvements populaires : “Je trouvais intéressant d’entendre Gérard Noiriel dire : “C’est une jacquerie”, alors que d’autres historiens médiévistes disaient : “Non, ce n’est pas ça, la jacquerie.” Or, quelques semaines plus tôt, Noiriel avait été interrogé pour savoir si “la comparaison du mouvement des “gilets jaunes” avec les jacqueries ou le poujadisme [était] justifiée“. Et il avait répondu : “Aucune de ces références historiques ne tient vraiment la route. Parler, par exemple, de jacquerie à propos des “gilets jaunes” est à la fois un anachronisme et une insulte. (…) La grande jacquerie de 1358 fut un sursaut désespéré des gueux sur le point de mourir de faim, dans un contexte marqué par la guerre de Cent Ans et la peste noire.” [Le Monde, 28 novembre 2018]

C’est ensuite l’heure de la revue de presse de France Inter. Claude Askolovitch en consacre une bonne part à la dénonciation, rituelle sur cette antenne, des fake news de M. Donald Trump et des médias russes, puis enchaîne : “Et, dans Le Monde diplomatique, le théoricien des Nuits debout, Frédéric Lordon, trouve que [la chaîne russe] RT, même si elle fait un peu trop de propagande poutinienne, est “le seul média audiovisuel honorable”.Charlie Hebdo s’en exaspère. “RT, dit Charlie, c’est Signal, ce journal de la propagande nazie qui montrait patte blanche en interrogeant Cocteau sous l’occupation.” Il n’y a que deux petits problèmes dans la citation de France Inter. D’abord, il ne s’agit pas d’un article publié dans Le Monde diplomatique, mais d’un billet du blog personnel de Frédéric Lordon sur le site du Monde diplomatique. Ensuite et surtout, son texte est falsifié. Lordon avait en effet écrit ceci : “La honte du journalisme français se mesure à ce paradoxe tout à fait inattendu que RT est devenu à peu près le seul média audiovisuel honorable !” Grâce à la principale radio publique française, le paradoxe tout à fait inattendu, le à peu près et le point d’exclamation (destiné à souligner le paradoxe tout à fait inattendu) ont disparu. [Relevée sur les réseaux sociaux, l’omission du « à peu près » a été corrigée dans la retranscription, par conséquent inexacte, de la chronique sur le site de France Inter]

Une semaine plus tard, Demorand n’a plus qu’à rappeler les vertus de sa profession aux auditeurs de sa matinale : “On a affaire avec les journalistes à des gens dont le métier de base est de produire des faits vérifiés et aujourd’hui de faire du fact checking pour lutter contre le flot de fausses nouvelles.”

Serge HALIMI & Pierre RIMBERT

Pour lire l’article original de Serge HALIMI & Pierre RIMBERT sur MONDE-DIPLOMATIQUE.FR (mars 2019)


Plus de presse…