Né en 1966, BLEXBOLEX (Bernard Granger), artiste français, vit à Leipzig, en Allemagne. Après un passage aux Beaux-arts d’Angoulême, il découvre la sérigraphie et apprend les techniques de l’édition sur le tas. Directeur de collection chez Cornelius, il lance les collections Lucette et Louise. Depuis 2006, il travaille à une œuvre importante autour de l’imagier : L’imagier des gens, qui a reçu “Le prix du plus beau livre du monde” à la Foire du livre de Leipzig, Saisons et Romances. Ce triptyque s’impose comme un chef d’œuvre de l’édition jeunesse.
Dans ses livres graphiques, Blexbolex utilise diverses techniques, toujours avec minutie. Son style rappelle les polars des années 1950-1960, avec un graphisme et un chromatisme très marqué évoquant la technique du pochoir.
Cette sérigraphie fait partie du livre La Fêlure (éd. Ouvroir Humoir, 2009), un récit graphique rythmé en 24 planches. Un détective se trouve confronté à des événements faisant irruption sans raison. L’intrigue de ce petit précis de mécanique graphique échappe ensuite aux règles de narration classique. Une mise en scène décalée dans laquelle excelle l’auteur.
Martine est-elle toujours une icône de la littérature jeunesse ?
[RTBF.BE, 30 mars 2024] Martine est née en 1954 de l’imagination de Marcel Marlier et Gilbert Delahaye. Elle fête cette année ses 70 ans avec la parution de deux nouveaux livres : une nouvelle aventure sous forme de chasse au trésor Martine à Paris et un livre-hommage Martine l’éternelle jeunesse d’une icône de Laurence Boudart. À l’occasion des septante ans de Martine, l’équipe de Plan Cult s’est posé une question : comment fait-elle pour traverser les générations sans prendre une ride ?
Née en 1954, Martine est aujourd’hui une référence dans le monde de la littérature jeunesse, 60 albums différents traduits en une quarantaine de langues et plus de 160 millions d’exemplaires vendus mais aussi des milliers de couvertures détournées. Mais quelles sont les raisons de ce succès ? Et ce succès est-il toujours d’actualité ?
Martine est-elle toujours une icône ?
Pour le savoir nous avons rencontré Laurence Boudart, Docteure en lettres modernes et autrice du livre Martine l’éternelle jeunesse d’une icône. Laurence Boudart explique qu’aujourd’hui Martine est encore connue du grand public, car elle est rentrée dans l’imaginaire collectif, même les gens qui n’ont jamais lu Martine connaissent Martine.
Martine est sortie du livre pour rentrer dans l’univers d’Internet dans l’univers des memes, dans l’univers des détournements, dans l’univers des parodies et est devenu une icône presque pop.
L’une des particularités de Martine c’est qu’elle est comme nous, dans les histoires de Martine, “il n’y a pas d’extraordinaire, pas de fée, pas de magie, pas de pouvoir secret, pas d’évènements qui sortent du normal.” Cette normalité permet aux lecteurs de s’identifier au personnage et d’être séduit par cette petite fille qui lui ressemble.
Martine est-elle en phase avec les héroïnes de 2024 ?
Daniel Delbrassine, professeur de littérature jeunesse à l’Université de Liège, nous explique que les héroïnes jeunesses d’aujourd’hui quittent les rôles de petites filles sages pour aller vers des rôles de filles “libres“.
Des filles libres qui choisissent leurs amours, qui choisissent leur carrière et parfois même qui ont un rôle qu’on pourrait dire dominant par rapport à leur partenaire masculin.
Martine n’est pas la plus rebelle des héroïnes mais malgré tout elle a quand même réussi à rester dans le coup. Pour Laurence Boudart, “un autre des secrets de longévité de Martine c’est le fait qu’elle a réussi à s’adapter au changement de la société. Ça se voit par exemple dans la mode, dans les vêtements qu’elle porte mais aussi dans l’attitude qu’elle a face aux évènements.“
[LE-CARNET-ET-LES-INSTANTS.NET, septembre 2024] Connue de toutes et tous, souvent admirée et parfois décriée, Martine est une héroïne intemporelle qui affiche septante ans d’existence littéraire au compteur. Depuis 1954, ses soixante albums se sont vendus à plus de 120 millions d’exemplaires en français et 45 millions en langues étrangères. Comment cette création de la maison d’édition belge Casterman est-elle née et comment a-t-elle su séduire des millions de lecteurs au fil des générations ? Plongée au cœur de la petite fabrique Martine…
Une héroïne est née
Dans l’immédiat second après-guerre, la littérature pour la jeunesse est en pleine ébullition. En tant que lecreurs en herbe, les enfants du baby-boom constituent un nouveau marché à prendre, à qui les éditeurs souhaitent proposer un divertissement de qualité. À l’époque, la bande dessinée connait, on le sait, un développement important en Belgique francophone, notamment à travers des magazines comme Spirou ou Tintin. Ces périodiques se profilent comme des espaces de lancement de nouveaux héros, que l’on retrouve ensuite dans les albums à succès que publient les grandes maisons francophones, telles Dupuis, Lombard ou Casterman. Parallèlement à celui de la BD, un aurre secteur destiné à l’enfance se déploie : l’album illustré. C’est ainsi qu’apparait en 1953, au sein de la maison d’édition Casterman, la collection pour l’enfance Farandole. Celle-ci va rapidement accueillir une ribambelle d’albums animaliers destinés aux enfants de 5 à 8 ans. Très colorées, ces histoires se présentent sous la forme de livres d’une vingtaine de pages reliées sous une solide couverture cartonnée, où textes et images dialoguent. La production en série de ces nouveaux venus dans le paysage éditorial est facilitée par les évolutions de l’imprimerie offset. Celle-ci permet une fabrication en grand nombre à prix réduit et, par conséquent, une présence massive dans de nombreux points de vente, à un tarif accessible à toutes les bourses.
Dans ce contexte d’effervescence, Louis-Robert Casterman demande à deux de ses collaborateurs, Gilbert Delahaye et Marcel Marlier, d’imaginer une nouvelle héroïne. Le secteur manque en effet d’un personnage féminin en laquelle les petites filles et, dans une moindre mesure, les petits garçons pourraient se reconnaitre. Certes, le concurrent français Hachette vient juste de lancer la série Caroline, du nom de cette fillette aux couettes blondes et à la dynamique salopette rouge imaginée par Pierre Probst. Mais une place reste à prendre sur le marché franco-belge pour une héroïne qui puisse servir de modèle d’identification.
Le directeur de la maison tournaisienne connait bien le travail de Gilbert Delahaye (1923-1997), dont il apprécie le style d’écriture. Né en Normandie, ce poète franco-belge vit à Tournai depuis l’enfance. En 1944, il intègre la maison Casterman comme typographe-correcteur et, en 1949, il crée, avec plusieurs autres auteurs, le groupe Unimuse, du nom de cette association tournaisienne qui stimule et fédère, aujourd’hui encore, l’activité poétique du Tournaisis. Quant à Marcel Marlier (1930-2011), après avoir terminé des études en arts décoratifs à l’École Saint-Luc de Tournai et s’être fait remarquer en illustrant des livres religieux et pédagogiques, il intègre Casterman en 1951. L’éditeur lui confie l’illustration d’albums animaliers de la nouvelle collection Farandole ainsi que l’exécution des couvertures de romans classiques pour la jeunesse, tels ceux de la comtesse de Ségur, d’Alexandre Dumas ou de Pearl Buck. Entre 1953 et 1980, il assume l’illustration d’une cinquantaine d’albums, en plus de ceux de la série Martine, comme, entre autres, les histoires de Jean-Loup et Sophie. Ces douze aventures sont entièrement conçues par Marlier, qui prend en charge le scénario et l’illustration.
Le premier album né du duo formé par Delahaye et Marlier parait en 1954. Les lecteurs y découvrent le personnage de Martine en visite à la ferme. Encore un peu mal assurée mais déjà très curieuse, la petite fille découvre les animaux qui peuplent l’exploitation en compagnie d’une amie. Dès ce ballon d’essai, le succès est au rendez-vous et la collaboration entre les deux hommes – qui commencent par travailler chacun de leur côté, sans se concerter – devient rapidement très féconde. En effet, Casterman attend des auteurs qu’ils produisent un album par an, dont la sortie est attendue pour l’automne. La fibre poétique de Delahaye s’associe au réalisme de Marlier pour créer des atmosphères et des aventures originales, qui ravissent petits et grands. Si les premières histoires se composent de saynètes illustrées indépendantes les unes des autres, la trame narrative s’étoffe au fil du temps, en même temps que s’estompent progressivement les messages les plus édifiants.
À la mort de Delahaye en 1997, Jean-Louis Marlier, le fils cadet de Marcel, prend le relais. Il assumera l’écriture des douze derniers albums parus entre 1999 et 2010. Dans un document manuscrit conservé aux Archives générales du Royaume à Tournai, Delahaye s’exprime sur cette association : “Illustrateur et scénariste doivent accorder leurs instruments dans la complémentarité. Le hasard n’est pas l’unique explication du succès. Marcel Marlier est un professionnel méticuleux, soucieux du détail, doublé d’un artiste. Nos chemins se sont croisés. Nous étions tous deux sensibles à la poésie de la nature et de l’enfance.“
Portrait et évolution du personnage
La ‘poésie de la nature et de l’enfance’ apparait en effet comme un dénominateur commun à toutes les histoires que vit la fillette. Chaque album explore un thème précis lié à la découverte d’un monde proche et réaliste. Martine est une petite fille enthousiaste et joviale, qui aime jouer, s’amuser et apprendre de nouvelles choses dans un environnement bienveillant et pacifique. En fait, les aventures de Martine parviennent à conjuguer deux éléments apparemment irréconciliables : la normalité et le rêve. Tout en se reconnaissant dans le quotidien de leur héroïne fétiche, qui ressemble au leur, les enfants aspirent à vivre les mêmes aventures qu’elle. Apprendre à nager, grimper en montgolfière, faire du vélo ou du camping, participer à une pièce de théâtre ou à un défilé de chars fleuris, prendre soin d’un moineau tombé du nid ou d’un âne récalcitrant : telles sont quelques-unes des prouesses ordinaires qu’accomplit Martine. Servie par des illustrations à l’esthétique immédiatement reconnaissable, la série invite les enfants à s’immerger dans des histoires simples, qui célèbrent une enfance idéale et rassurante.
Né dans l’essor des Trente Glorieuses, le personnage vit ses premières aventures au sein d’un monde que fascinent le progrès matériel, l’accès aux loisirs et les nouveaux modes de consommation. À partir des années 1970, au diapason de l’évolution de la société qui libère les femmes et tient davantage compte des enfants, Martine gagne en autonomie. Elle s’adonne à de nouvelles activités, notamment sportives, et élargit son horizon. Au cours des décennies 1980 et 1990, certaines trames s’étoffent et des problèmes mineurs apparaissent dans la vie de Martine – comme dans un effet d’écho adouci du monde réel. Avec l’entrée dans le 21e siècle, l’imaginaire fait son apparition dans la série, tandis que la nature, déjà bien présence depuis toujours, acquiert une place prépondérante.
Face à la critique
Tant populaire que commercial, ce succès exceptionnel a aussi donné lieu à de nombreuses critiques. En effet, on a reproché à la série d’entretenir un type d’éducation très genré, qui maintiendrait les petites filles dans une image stéréotypée. On critique Martine pour son univers trop lisse et ses aventures parfaites, on incrimine son côté mièvre et ringard, on se moque de sa plastique désuète, on fustige son discours conservateur. S’il est vrai que l’éditeur lui-même a pris la mesure de certaines adaptations nécessaires en faisant réécrire récemment l’ensemble des albums, de telles accusations demandent cependant à être nuancées. Il faut en effet se souvenir que la série vise avant tout à offrir une image idéalisée de l’enfance. Martine a la chance de grandir au sein d’une famille aimante et dans un univers duquel le malheur et les difficultés majeures sont absents. Elle reçoit de la société et des adultes qui l’encourent le meilleur qu’ils one à lui offrir et ceuxci attendent en retour que Martine se montre reconnaissante et bien élevée. Toutefois, la politesse, le respect et la tolérance ne souffrent dans la série d’aucun filtre genré : garçons et filles s’y prêtent de bonne grâce.
Quant aux activités, elles sont partagées par les uns et les autres. Martine et son frère font la cuisine – mais c’est elle qui dirige les opérations que Jean exécute -, ils s’amusent de conserve à la foire, au parc ou lors d’une fête d’anniversaire, ils font la course à la piscine ou sur les pistes de ski. Les activités que l’on pourrait considérer comme strictement féminines (comme la danse) se comptent sur les doigts d’une main.
Célébrer septante ans d’une existence éditoriale signifie aussi avoir vu le jour à une époque où les femmes venaient à peine d’acquérir le droit de vote en Belgique et où la plupart d’entre elles étaient encore largement cantonnées à l’espace domestique. Les premières aventures de Martine restent naturellement marquées par ce contexte social et véhiculent parfois des représentations propres à ce moment historique. Néanmoins, il est cout à fait possible, en se gardant de mauvaise foi, d’identifier les possibilités d’ émancipation offertes à la coure jeune Martine. Celle-ci s’initie à un large éventail d’activités, sans que jamais sa condition de petite fille ne représente une entrave. En cela, elle peut apparaitre comme un modèle à suivre : celui d’une héroïne du quotidien qui décide et prend des initiatives, loin finalement de l’image dans laquelle on l’a parfois enfermée. Relire la série dans son ensemble permet de saisir le personnage dans toutes ses dimensions et, de ce fait, de mieux comprendre les raisons d’une popularité unique en son genre.
Une icône intemporelle
De 1954 à aujourd’hui, Martine a traversé toutes les modes et a intégré subtilement les changements de la société. Son mode de vie, ses activités, la manière donc elle aborde ses aventures mais également son style vestimentaire ont évolué au fil du temps, à rel point que la fillette des Golden Sixties n’a plus grand-chose à voir avec le personnage en jeans et baskets (si, si !) qui mène campagne contre la disparition des insectes. Cependant – et il s’agit là d’un nouveau tour de force à mettre à son actif -, pour la plupart des lecteurs, son image reste intacte et reconnaissable au premier coup d’œil. Il faut dire qu’après avoir connu une destinée internationale hors du commun (ses albums sont traduits dans une trentaine de langues donc, depuis 2023, le chinois), Martine est devenue une icône intermédiale. En 2012, on la retrouve comme personnage d’une série animée comptant une centaine d’épisodes, tandis que, depuis plusieurs années, un site propose de créer soi-même sa propre couverture de Martine. Depuis près de vingt ans, une véritable martinemania envahit Internet et les réseaux sociaux. Rares sont les événements de l’actualité qui ne suscitent pas un détournement humoristique. Loin de nuire au personnage, dont les albums enregistrent aujourd’hui encore des ventes de 400.000 exemplaires en moyenne par an, il semblerait que ces pastiches contribuent à renouveler en permanence la communauté d’initiés. La popularité de Martine rayonne tous azimuts, dans et hors du livre, confirmant sa présence dans l’imaginaire collectif. Inauguré en 2015, le Centre d’interprétation Marcel Marlier, dessine-moi Martine propose un parcours de visite consacré au dessinateur de Martine, né à Herseaux, à quelques encablures de là. Documents d’archives, planches et croquis originaux, témoignages, vidéos et objets prolongent l’expérience de la lecture.
Le renouveau
À partir des années 2010, la série historique aux soixante albums est entièrement réécrite, en accord avec les ayants-droit. Les couvertures sont déclinées dans des tons pastel et le graphisme est revu pour se conformer aux tendances contemporaines. Seuls les dessins de Marcel Marlier restent intacts, tant dans leur composition que dans leur séquençage. Il faut dire que la célébrité de Martine doit énormément au dessinateur qui, infatigablement, six décennies durant, a façonné le visage et l’allure de l’iconique fillette.
À quoi est dû ce changement narratif et comment se manifeste-t-il ? Après avoir analysé le lectorat de Martine, Casterman se rend compte que celui-ci a rajeuni. De 7 à 8 ans à l’origine, l’âge moyen du lecteur se situe désormais autour de 4 à 5 ans – soit un âge où la majorité des enfants ne savent pas encore lire. Il faut donc non seulement que le texte soit adapté à cette tranche d’âge, mais également que la lecture puisse s’accomplir lors d’une seule séance. En outre, certains termes ou concepts devenus obsolètes sont actualisés. Voilà pourquoi les nouveaux textes donnent l’impression d’avoir été raccourcis et simplifiés. Dans le but d’atténuer les stéréotypes de genre et de mieux correspondre aux attentes de la société, quelques titres sont modifiés, tel le célèbre (et critiqué) Martine petite maman, devenu Martine garde son petit frère. Afin de rendre la lecture encore plus dynamique, la dimension dialoguée est renforcée. Toutes ces opérations de réécriture sont confiées à la même personne, Rosalind Elland-Goldsmith, traductrice, autrice et éditrice jeunesse, titulaire d’un doctorat en lettres avec une thèse portant sur l’adaptation des classiques de la littérature jeunesse.
Depuis 2021, Elland-Goldsmith se charge également de la composition et de l’écriture des nouveaux albums de Martine. Alors que les versions originales, les éditions vintage et les albums dérivés continuent d’être commercialisés, ces nouveaux venus dans l’univers Martine suivent une logique thématique. Après Martine au Louvre, Martine au château de Versailles et Martine en Bretagne, sortis, comme jadis, au rythme d’un album par an, Martine à Paris parait en 2024 – Jeux olympiques obligent ! Et le prochain titre est déjà sur les rails : on murmure en coulisses qu’il emmènera l’héroïne sur la Côte d’Azur. Puisque Marcel Marlier avait émis le souhait de ne pas voir son personnage fétiche vivre sous le crayon d’un autre artiste, le principe de ces nouveaux albums est simple. Il consiste à sélectionner des images dans des titres existants pour composer de toutes pièces une aventure inédite, en jouant sur l’association entre dessins et photos originales. Du point de vue narratif, l’autrice veille à varier les styles, en proposant, par exemple, un album épistolaire pour l’aventure bretonne. Avec un rel palmarès et une nouvelle vie éditoriale qui se dessine, gageons que Martine, championne de l’édition franco-belge, n’a pas fini de faire parler d’elle !
“Laurence Boudart sort un bel album récapitulatif sur la brillante carrière éditoriale de Martine qui est ‘née’ en 1954 dans la maison Casterman à Tournai, fille du dessinateur Marcel Marlier et du narrateur Gilbert Delahaye, qui se définissait comme un “poète naïf.” Une paire de pères, en quelque sorte. La longue et belle vie de Martine a commencé quasi par hasard… comme la tarte Tatin ou le Kir. Et le succès fut immédiat. Après l’évocation de ces débuts, l’autrice balaie les très nombreux volumes d’aventures de la petite fille la plus célèbre de Belgique (et pas seulement). Elle en a connu, des aventures !! Elle fait du sport, elle part en vacances, elle va à l’école et aussi à la campagne, elle fait du cheval, elle prend l’avion, elle fait de la musique, de la voile et du camping… j’en passe et des meilleures. L’ensemble des qualités de Martine qui “incarne une jeunesse dynamique et dégourdie, assurée et confiante en l’avenir, prête à multiplier les expériences” tourne un peu au dithyrambe au fil de cette énumération…” [lire la suite de l’article sur LE-CARNET-ET-LES-INSTANTS]
On ne s’attendrait pas à découvrir dans cette trilogie – qui raconte l’éducation de petites aristocrates du XIXe siècle – un remake de ce genre littéraire où il est question de voyage lointain, de terrible naufrage, d’île impossible à situer sur une carte, encore moins d’effrayants sauvages cannibales. En effet, dans les romans séguriens qui composent ce que l’on appelle la saga de Fleurville, la seule sortie du lieu clos et protégé du château n’est-elle pas quasi synonyme de malheurs ?
La robinsonnade est pourtant très en vogue dans la littérature de jeunesse au XIXe siècle. Elle propose de nombreux récits de formation qui font les garçons courageux face aux dangers, garçons qui se doivent de plier le monde à leurs normes. Mais cette narration de péripéties où l’attrait du risque au long cours et de l’ailleurs inconnu se mêle est pour sûr jugée subversive pour les petites Sophie : elle met en péril l’assignation géographique et idéologique dans leur univers ségurien. On ne doit changer ni de pays, ni de classes sociales, ni de rôle genré.
Ainsi, si les uns se doivent de robinsonner et dans la vie et dans les livres d’aventures, les autres – elles – ne sauraient robinsonner sans dommages irréversibles, a minima sans bornage précis.
Comment alors raconter l’impossible robinsonnade des filles tout en faisant la part belle aux garçons ? Le procédé narratif utilisé par le comtesse de Ségur, tout au long des trois romans, est la mise en abyme ou dit autrement, le ‘récit dans le récit’. Tout le travail d’écriture consiste alors à jouer sur les rapports que les histoires imbriquées entretiennent avec le grand texte qui les contient. Nous allons donc suivre l’intrusion prudente du récit d’aventures et sa gestion par la narration.
De l’aventure exclue à l’aventure escamotée et moralisée
Le premier volume de la trilogie, Les Malheurs de Sophie, exclut toute aventure périlleuse et lointaine. C’est une situation trop dangereuse pour des héros et des héroïnes très jeunes qui n’en sont qu’au début de leur parcours éducatif. Seul le dernier chapitre intitulé Le départ où Sophie, Paul et leurs parents s’embarquent sur le voilier La Sybille pour aller en Amérique ouvre la possibilité d’une robinsonnade. Mais il faudra attendre les volumes suivants…
Dans le deuxième volume, Les petites filles modèles, l’aventure est, cette fois, escamotée et moralisée. Réduite à sa plus simple expression, sa mise en abyme tient en un seul mot : naufrage. Sophie a perdu ses parents dans un naufrage. La pauvre Lucie et sa mère sont misérables parce que leur père et mari, marin sur la Sybille sous les ordres du commandant de Rosbourg, a fait naufrage.
Il faudra attendre le troisième volume pour en savoir plus sur ces évènements annoncés… Toujours dans le deuxième volume donc, la mise en abyme de l’aventure se limite à un titre : “… Camille et Madeleine, fatiguées de leurs jeux, prirent chacune un livre ; elles lisaient attentivement : Camille, Le Robinson suisse…”
Dans ce texte très célèbre au XIXe siècle, toutes les péripéties extraordinaires sont subordonnées au respect de l’ordre familial qui s’impose sur l’île sauvage comme dans la société civilisée. Si la morale dominante est sauve, l’aventure, elle, s’y engloutit comme aventure !
Un récit d’aventures au masculin
Il faut donc attendre patiemment le troisième volume de la trilogie, Les Vacances, pour que la robinsonnade se déploie véritablement (60 pages sur 215). Inévitablement, l’intrusion de l’ailleurs inconnu et des aventures masculines vient alors se confronter à la narration des faits quotidiens se déroulant dans le monde fermé de Fleurville.
Mais au lieu de mettre en danger le roman, de perturber l’homogénéité de l’histoire, le récit en abyme en assure la victoire. Car le texte est rusé et l’aventure masculine ne fait son entrée et ne se développe que lorsque la narration, riche des deux ouvrages précédents, est capable de l’affronter c’est-à-dire de la contrôler, de la placer “en liberté surveillée”.
Comment l’autrice s’y prend-elle pour renforcer l’autorité du texte premier et maitriser la contestation que pourraient engendrer les passages imbriqués qui racontent la robinsonnade ?
D’abord, l’ailleurs est ramené à l’ici. Les huttes construites sur l’île provoquent moins d’étonnement que la cabane décrite dans Les petites filles modèles et dans laquelle vit la pauvre Lucie. Le toit percé, l’absence de porte, le tas de mousse en guise de lit sont totalement inattendus. Chez les sauvages, Monsieur de Rosbourg n’a de cesse de reproduire le connu : murs, porte avec charnières. Le mot “hutte” lui-même est progressivement remplacé par le mot “maison” !
Puis, les mœurs des sauvages, elles-mêmes, ne paraissent pas plus extraordinaires que les pratiques alimentaires de Lucie qui mange des glands pour lutter contre la faim.
Mais la dévalorisation de l’ailleurs n’est pas la seule parade du texte. La robinsonnade est réduite à une histoire racontée. Elle n’est pas montrée en train de se réaliser, de se vivre ici et maintenant : “Après diner les enfants demandèrent à Paul de leur raconter ses aventures.“
Enfermé dans le périmètre balisé du salon, devant un auditoire d’adultes et d’enfants, le récit d’aventures confirme, une nouvelle fois, la division genrée du monde social. Les filles sont rarement des robinsonnes au XIXe siècle… Vécue donc et narrée par les hommes qui en sont les agents légitimes et les bénéficiaires (Paul est transformé par cette aventure extrêmement enrichissante pour lui), la robinsonnade est écoutée des femmes. Elles doivent en rester les spectatrices.
Et en effet, contrairement à Paul, Sophie, au début du roman, n’a presque rien à raconter de son naufrage. Pas d’île perdue au milieu de la mer, pas de sauvages mais une horrible belle-mère ramenée d’Amérique. Six pages suffisent pour faire le récit de cette catastrophe dans la petite cabane du jardin et devant les enfants uniquement. Ce n’est qu’une longue plainte entrecoupée de larmes – celles de Sophie, celles de son père, M. de Réan – et de coups de verges, ceux de Madame Fichini !
Domestiquer la robinsonnade
La mise en abyme a l’avantage décisif d’enclore la robinsonnade dans le roman. Ce procédé narratif domestique – à tous les sens du terme – la robinsonnade et son horizon d’ensauvagement. Regardons de plus près encore. L’histoire imbriquée est balisée de façon stricte et précise. C’est ainsi que son ouverture et sa fermeture sont explicitement signalées :
Tout le monde se groupa autour de lui (Paul), et il commença ainsi.
[…] À demain la suite de cet intéressant récit. Allez vous coucher, mes enfants.
L’histoire imbriquée se démarque même visuellement du grand texte par sa disposition typographique [retour à la ligne, blanc narratif, guillemets]. Tout est sous contrôle, au moins dans le dispositif auctorial et éditorial.
La robinsonnade est ainsi totalement maitrisée aussi bien par la fiction que la narration. Elle ne peut être confondue avec l’essentiel, la vie à Fleurville. Il ne reste plus qu’à l’extirper définitivement du roman puisque ni Monsieur de Rosbourg, ni Lecomte ne repartiront en mer. Transformée en aimable causerie, cette robinsonnade de salon n’est plus qu’une parenthèse, définitivement refermée.
Et il devait bien en être ainsi si l’on espérait ne pas éveiller chez les petites filles de la fiction comme chez leurs petites lectrices des désirs d’échappées… d’échapper à leur destin.
Marie-Christine Vinson, Université de Lorraine (FR)
[RTBF.BE, 7 février 2024] Les grands méchants, aux pensées les plus maléfiques et aux traits physiques les plus inquiétants ont l’air moins méchants qu’avant dans la littérature jeunesse. C’est ce qu’a constaté Charles Knappek du magazine français Livres Hebdo.
Un loup par exemple, souvent symbole de danger dans la forêt, ne fait plus aussi peur qu’avant. Désormais, le loup est végétarien et donc plus vraiment une menace pour les humains. Même chose pour les sorcières. Depuis les films Disney avec Angelina Jolie, on sait désormais que Maléfique, la méchante sorcière de la Belle au Bois Dormant de Disney, inspirée de Charles Perrault et des frères Grimm, n’est en réalité pas vraiment méchante. Son côté démoniaque s’est révélé après avoir été elle-même victime d’un humain durant sa jeunesse, ce qui explique et pardonne sa vilaine transformation. En résumé, les méchants d’aujourd’hui ont des circonstances qui atténuent leurs crimes au vu de leur passé difficile.
Les classiques avec les grands méchants n’ont plus la cote dans l’édition littéraire
Livres Hebdo a donc posé la question à quelques éditeurs jeunesse lors d’un salon littéraire, sur cette compassion envers les méchants. Même s’il n’y a pas de volonté affichée de rendre les méchants plus gentils, les éditeurs remarquent qu’ils reçoivent moins de propositions de nouveaux livres avec des personnages très méchants et que la demande pour les classiques avec des méchants est de moins en moins forte. Les parents achètent moins les histoires de féminicides de Barbe-Bleue et ils achètent moins les histoires de grand méchant loup, ou avec des sorcières qui mettent des enfants dans des fours comme dans Hansel et Gretel.
Pourquoi ? Peut-être parce que certains parents pensent que le monde est déjà trop dur comme ça, et qu’il faut protéger les enfants. Et donc leur éviter les livres avec des méchants très méchants. Ce qui va à l’encontre de ce qu’écrivait le pédagogue américain Bruno Bettelheim, à savoir que les histoires de méchants aident les enfants à affronter leurs angoisses et à devenir adulte.
Pourquoi les méchants sont-ils moins caricaturaux qu’avant ?
Deborah Danblon, libraire et chroniqueuse littéraire à La Première, spécialiste de la littérature jeunesse, dégage aussi d’autres constats :
Les méchants vraiment méchants, cela n’existe plus en littérature jeunesse ou en culture jeunesse. Dark Vador a eu une enfance difficile, Voldemort aussi.
Les méchants d’aujourd’hui sont moins caricaturaux que les méchants d’hier. Ils sont plus “intérieurs”, ils n’ont plus de griffes et de longues dents, mais on en rencontre toujours. Parfois ils sont drôles comme dans la BD Mortelle Adèle où l’héroïne martyrise son chat. Ou alors ils ont des bons côtés aussi, comme dans les romans anglais Cherub. On assiste donc à l’apparition de méchants plus réalistes, finalement, dotés de nuances. Ce qui n’est pas forcément une mauvaise chose.
Autre élément de réflexion très intéressant : les anciens contes avec des méchants, c’était avant tout des histoires écrites pour les adultes. Et même pour les femmes adultes parce que, que ce soit dans Barbe Bleue, le Chaperon rouge ou Blanche Neige, le but du conte était d’avertir les jeunes femmes des dangers sexuels qui les menaçaient. Ce n’était pas des histoires pour enfants à la base. Et ce côté avertissement, prise de conscience du danger, s’est dilué aujourd’hui.
Bref, des méchants, il y en a encore en littérature jeunesse. Même s’ils sont différents des anciens. Et ce qui est sûr, c’est que des gentils, il y en a toujours. C’est cela le plus rassurant.
Comment les méchants ont disparu des contes pour enfants
[MILKMAGAZINE.NET, 3 avril 2024] Effrayants, maléfiques, cruels, les méchants semblent progressivement déserter les histoires destinées à la jeunesse. À qui la faute ? Et si c’étaient les parents qui avaient les chocottes ?
À chaque enfant sa technique, plus ou moins bien rôdée. Se cacher derrière le canapé, se boucher les oreilles, pleurer à chaudes larmes ou bien se forcer à écouter, quitte à en trembler de la tête aux pieds. Comme un rite initiatique de l’enfance, la figure des “méchants” est cette incarnation symbolique du mal qui nourrit depuis des siècles la littérature puis les dessins animés, quelles que soient les cultures. Antipathiques, repoussants ou bien carrément cruels, les “méchants” qui peuplent les grandes histoires leur ont permis de devenir de véritables chefs-d’œuvre, tout en terrorisant au passage des générations d’enfants qui projetaient sur eux leurs réservoirs d’angoisses, de peurs et de cauchemars. Parmi les plus célèbres, il y a bien sur ceux des contes de la littérature, mais aussi, en très bonne place sur la liste des personnalités préférées des Français version grosse frousse et moins de 16 ans, toute la flopée de méchants imaginés et portés à l’écran par la multinationale du divertissement, Walt Disney Studio. Avec la sortie de son dernier film, Wish, certains commentateurs remarquaient qu’après une disparition quasi complète dans les précédents opus de toute présence maléfique (dans lesquels les héros étaient invités à se dépasser eux-mêmes plutôt que de lutter contre un oncle régicide ou une marâtre ignoble), Disney renouait avec la tradition du méchant en portant à l’écran un bad guy très 2023 : beau, charismatique, adoré des foules, mais terriblement mal intentionné.
Avis de disparition
Sans pot de départ ni avis de recherche, il semblerait donc que les vrais méchants aient tranquillement délaissé les histoires destinées à la jeunesse. Au cinéma, mais aussi dans la littérature, comme le notait la chroniqueuse Mathilde Wagman dans l’émission Le Book Club de France Culture, en octobre dernier : “Parmi les livres que j’ai lus depuis la rentrée, force est de noter que j’arrive au même constat : nulle trace de terrible, de féroce méchant dans les parutions récentes. D’où cette question : la cruauté aurait-elle déserté la littérature jeunesse ?““La littérature jeunesse est un corpus qui date seulement des années 1960“, précise Delphine Saulière, directrice des rédactions Bayard Jeunesse. “Le conte n’en fait pas partie puisqu’il s’agissait d’histoires à destination des adultes, avec une vision sociologique différente. Il est vrai que, dans ce corpus récent, donc, qu’est la littérature jeunesse, le ton s’est adouci. Les histoires portent plus sur les émotions et la psychologie du personnage, moins sur la présence d’archétypes.”
La fiction peut être intéressante et structurante pour aider à penser la cruauté au travers de figures, plutôt que de laisser les enfants se débrouiller seuls avec cette dimension.
Virginie Martin-Lavaud, Le monstre dans la vie psychique de l’enfant (2009)
Il suffit de se balader dans les rayons jeunesse des librairies pour voir que les choses ont bien changé depuis les contes de Perrault. Les loups sont ridiculisés par les grands-mères et se sont refait une Street Cred auprès des enfants en devenant carrément un doudou. Les ogres n’aiment plus les enfants car ils sont végétariens et les monstres aident les plus petits à appréhender leurs émotions à grands renforts de couleurs. “Il faut déjà noter cet abandon, assez violent, du genre littéraire qu’est le conte. Perrault n’écrivait certes pas pour les enfants, mais le conte traditionnel avec un côté fantastique où il était possible d’inventer des mondes, des ogres et des personnages pas réels mais métaphoriques, a un peu disparu de la littérature jeunesse, explique Isabelle Péhourticq, directrice éditoriale d’Actes Sud Junior. Ce qu’on lit aux petits aujourd’hui, ce sont des histoires ancrées dans le présent, qui permettent d’appréhender les relations avec les amis, les animaux. Les auteurs ont peut-être à cœur de sortir de la caricature, d’affiner les traitements psychologiques des personnages. Désormais, le méchant n’est jamais simplement méchant, on cherche à lui donner des raisons biographiques qui nous permettent de l’excuser, ou le faire se repentir, afin d’apparaître plus inoffensif que ce qu’on avait pu penser de lui au début.“
La stratégie de l’évitement
Si le genre a muté, c’est déjà parce que la société a changé. Comme tout produit culturel, la littérature jeunesse reflète son époque. Une société en demande de protection de façon phénoménale, perfusée aux mauvaises nouvelles et aux scènes aux contenus sensibles via les réseaux sociaux. Des angoisses que cette génération de parents eux-mêmes malmenés par les images violentes des journaux télévisés durant l’enfance sont bien décidés à épargner à leurs propres enfants.
En 2016, une enquête menée en Grande-Bretagne révélait qu’un tiers des parents interrogés évitaient de raconter des histoires qui faisaient peur à leurs enfants. Une manière de projeter sur eux nos propres angoisses en les protégeant de la violence du monde, quitte à les en couper. “Pour les 40 ans de J’aime lire, il y a six ans, j’étais revenue sur 40 ans d’anciens numéros et d’histoires, se souvient Delphine Saulière. Clairement, il y en a plein que jamais je ne publierais aujourd’hui ! On le ressent tous les jours dans les retours des parents ou lors des comités de lecture. Si les histoires sont trop dures, trop tristes, ou avecdes personnages trop méchants, on va irrémédiablement recevoir des messages de parents ou d’enseignants. Les adultes veulent avoir le contrôle sur ce que leurs enfants peuvent lire puisqu’ils n’ont pas le contrôle sur ce qu’ils voient ou qu’ils entendent. Je me souviens même d’un groupe de parents test réunis au moment du lancement de la nouvelle formule de Phosphore, destinée à de grands ados. Ils nous suppliaient de faire un magazine positif, dépassés par ces enfants qui leur échappent !”
Il serait pourtant malvenu de voir dans cette nouvelle inclinaison du genre une forme de censure exercée par les éditeurs. Au contraire, les auteurs, souvent parents eux-mêmes, ont tendance à édulcorer leurs propres imaginaires. “Nous ne commandons pas d’histoires, nous sommes comme des aspirateurs à contenus. Et je peux vous dire que, depuis peut-être cinq ans, je n’ai pas reçu d’histoires avec un vrai méchant dans nos comités de lecture, assure Delphine Saulière. Les auteurs se contraignent pour épouser l’époque. Nous dépendons de l’imaginaire des auteurs et de la société.“
Fonction symbolique et nécessité cognitive
Faut-il se réjouir de cette disparition ? Les parents peuvent-ils pousser un “ouf” de soulagement en tournant les pages de l’histoire du soir sans risquer de terroriser des enfants reclus sous leurs couettes ? Pas vraiment. Car, en réalité, le méchant n’est pas seulement là pour faire peur.
Dans la littérature, il représente un arc narratif qui permet de faire décoller l’histoire, si tant est qu’il est manié avec intelligence. Il est aussi un moyen de créer de la réflexion et de donner un sentiment de contrôle à l’enfant. Un pouvoir thérapeutique très clairement mis en scène dans Psychanalysedes contes de fées, ouvrage dans lequel Bruno Bettelheim, pédopsychiatre, fait du conte un rite de passage entre l’univers de l’enfance et le monde des parents. Les méchants y sont méchants, faciles à identifier et, surtout, punis à la fin. “Les parents ont tendance à vouloir surprotéger leurs enfants, et délaissent les contes traditionnels en choisissant des récits qui n’ont plus la même valeur symbolique sur le plan narratif. Ils vont se tourner vers des histoires qui édulcorent la méchanceté et la cruauté”, note Virginie Martin-Lavaud, psychologue clinicienne auprès de l’Éducation nationale et autrice du Monstre dans la vie psychique de l’enfant (Erès, 2009). Or, poursuit-elle, “cette stratégie n’est, selon moi, pas pertinente car les enfants ont, dans leur propre expérience, pu être confrontés à la cruauté. La fiction peut être intéressante et structurante pour aider à penser cette cruauté au travers de figures, plutôt que de les laisser se débrouiller seuls avec cette dimension.“ Et le méchant de l’histoire, un moyen pour l’enfant d’utiliser la fiction pour mettre les choses à distance. Sans avoir à se priver d’un rituel millénaire de transmission de la culture.
Enseignante d’art en secondaire pendant 6 ans, Sarah Cheveau est membre actif du collectif d’illustrateurs Cuistaxqui autoédite un fanzine pour enfants à Bruxelles. Elle écrit ses albums au cœur de ses ateliers et ses activités quotidiennes, par l’interaction directe avec les enfants. Ses thèmes sont le jeu, l’interactivité, la motricité et l’absurde. Elle utilise la technique du papier découpé, du feutre, de la peinture ; ses images sont simples, parfois abstraites ou expressives avec des couleurs très vives. Elle est lauréate d’une bourse de la Fédération Wallonie-Bruxelles (Bourse découverte, 2019).
1, 2, 3, on joue ?!
-..À quoi ?
– Mais à la marelle !
La marelle ! …craie dans une main, caillou dans l’autre, on a ripé quelques paires de chaussures en récréation! La version de Sarah Cheveau est une marelle à doigts ou, comment faire du jeu le plus vieux du monde un exercice d’illustration fort bien réussi. Voilà la marelle sortie de la cour, repensée, déconstruite, développée et surtout… colorée !
Sarah CHEVEAU, Marelle à doigts (Thierry Magnier, 2019) – ISBN 979-10-352-0238-5
Des couleurs franches, des couleurs primaires qui attirent le regard et nous plongent dans le jeu. On y retrouve le style de Sarah Cheveau affiné dans divers projets précédents : une marelle peinte dans la cour du centre culturel Jacques Franck de Saint-Gilles, le magazine bilingue bruxellois Cuistax… Il y a un style reconnaissable dans tout cela. Hors les cours, la marelle de Sarah Cheveau, c’est une marelle de voyage, une aire de jeu portative. Nul besoin de caillou et d’ailleurs cette fois s’il atterrissait sur la case ciel, je ne passerais pas mon tour car Sarah Cheveau change les règles du jeu !
Le livre, dans la jolie collection Pim Pam Poum de Thierry Magnier, est destiné selon l’éditeur à développer entre autres la motricité fine chez les tout-petits. On revendique ici l’inspiration de Maria Montessori, une mention probablement intéressante pour les parents. La petite lectrice, le petit lecteur seront ravis de lire-jouer (joie des tout-petits) avec les doigts, de suivre les lignes, de sauter et de virevolter en suivant un parcours ludique bien mis en valeur grâce aux couleurs vives et au choix de faire ressortir les chemins des marelles par du vernis. Finalement, la marelle se transforme, c’est foufou, on s’envole, on danse, on chante. La marelle à doigts nous emporte. Les rires sont garantis (livre testé !).
Hélène Théroux
Sarah Cheveau se raconte…
[d’après CARGOCOLLECTIVE.COM] “Née en France dans le Loir-et-Cher je grandis joyeusement au milieu de 3 sœurs et de la campagne. A 18 ans, je m’envole pour Bruxelles où j’étudie l’illustration, la gravure et la vidéo à l’ERG (Ecole de Recherche Graphique), j’obtiens ensuite un master en Art puis l’Agrégation de l’Enseignement Secondaire Supérieur. Pendant 4 ans, je suis professeur d’art en plus de mon travail d’illustratrice. Aujourd’hui artiste et autrice à temps complet je suis aussi membre du collectif d’illustrateurs Cuistax avec lequel nous éditons un magazine pour enfant du même nom.
J’écris des albums jeunesses en interaction directe avec les enfants. Mes activités artistiques et pédagogiques forment ensemble mon rythme de création. Je propose des rencontres entre les matières, les idées, les lieux et les personnes lors de mes ateliers. Puis le moment de vie, le partage tisse lui-même des liens, créer des images, construit des ponts surprenants, des histoires ! C’est là mon domaine de recherche, de passion et d’amusement : lorsque quelque chose se passe, lorsque l’on vit (ensemble) et se racontent des histoires.
Collective
Depuis 6 ans, je suis membre active du collectif d’illustrateurs Cuistax avec lequel nous éditons un fanzine pour enfant ainsi que de petites éditions de posters et cartes en risographie. Nous réalisons aussi des commandes externes de graphisme et d’illustration, animons des ateliers créatifs et montons des expositions à Bruxelles et en Europe : France, Portugal, Luxembourg et Liège.
Pédagogique…
Une grande partie de mon temps est consacrée aux ateliers artistiques que j’effectue dans différentes structures bruxelloises, des bibliothèques et des écoles ; J’ai aussi enseigné pendant 5 ans en tant que professeur d’art en secondaire.
…et vivante
J’aime raconter, lire et chanter des histoires aux enfants. Je le fais à chacun de mes ateliers ainsi que l’été au sein du projet Lire dans les parcs à Bruxelles, organisé par le centre de la littérature jeunesse et les bibliothèques francophones de la ville…”
Nuit de chance (2023)
[LIVREHEBDO.FR] Futaie au fusain. S’enfoncer le soir tombé dans une forêt comporte sa part d’ombre… Un petit enfant vaillant tente l’aventure, frôlant en silence sous-bois et grands arbres. Parmi les apparitions furtives se faufilent un écureuil, un lièvre, et même toute une famille de cerfs. L’ultime hôte surgit, massif, hirsute, préhistorique, un brin plus menaçant, mais finalement la bête et l’enfant scelleront ensemble un pacte heureux. Les illustrations au fusain de Sarah Cheveau sont d’une profondeur saisissante, elles ont la texture, le tremblé et la couleur de la forêt la nuit. À la fin, l’artiste nous dit comment fabriquer du fusain et présente un riche nuancier d’essences de bois, du bouleau au mélèze doré en passant par l’hibiscus. Merveille des merveilles !
[RADIOFRANCE.FR/FRANCECULTURE, 31 janvier 2024] En littérature jeunesse comme en bande dessinée, il arrive que des personnages fassent l’objet de reprise après la mort de leur créateur. Ce fut le cas récemment d’Ernest et Célestine : on vous explique pourquoi on vous conseille de préférer l’original, les superbes albums de Gabrielle Vincent.
Ma chronique d’aujourd’hui part d’une colère à la lecture d’un livre paru il y a peu. La colère, c’est souvent le revers de la médaille de l’amour, on le sait bien, je vais essayer de vous dire les raisons de ma colère, mais surtout de cet amour dont elle est le pendant. L’album s’appelle Au bonheur des souris, c’est une nouvelle aventure d’Ernest et Célestine, ce grand ours et cette petite souris créés par Gabrielle Vincent. De son vrai nom Monique Martin, elle était née à Bruxelles en 1928, y est morte en 2000, et y a créé ces deux personnages mis en scène dans une vingtaine d’albums d’abord parus aux éditions Duculot, rachetées ensuite par les éditions Casterman. Le tout premier, paru en 1981, rencontra un succès immédiat dans le monde francophone et à l’international. Casterman nous propose donc aujourd’hui de découvrir une nouvelle histoire, inédite, dont le scénario a été confié à Astrid Desbordes, une autrice jeunesse remarquée pour l’album Mon amour notamment.
À qui appartiennent les personnages ?
C’est une pratique courante en bande dessinée : sont encore parus cet automne de nouvelles aventures d’Astérix, de Blake et Mortimer ou Lucky Luke, et, pour la première fois, une nouvelle aventure de Gaston Lagaffe – ce, alors même que Franquin s’était opposé de son vivant à ce que son personnage ne lui survive. Affaire qui a fait couler beaucoup d’encre, la fille et ayant droit de Franquin l’ayant portée devant les tribunaux. Cela soulève des questions passionnantes, que l’on pourrait résumer en ces termes : à qui appartiennent les personnages ? Je n’ai ni l’espace ni les compétences pour déplier ici cette dimension juridique, je me garderai bien de trancher la question de savoir s’il est en soi légitime ou non qu’un personnage survive à son auteur, je note simplement que la chose est à ma connaissance un peu moins courante dans l’univers de la littérature jeunesse.
Ernest et Célestine est un contre-exemple, la série n’en étant pas à sa première reprise puisque les personnages avaient déjà été les héros d’un film d’animation en 2012, sur un scénario de Daniel Pennac et des dessins de Benjamin Renner (qui a connu une suite, avec une autre équipe artistique, en 2022). J’avais trouvé le premier film très éloigné de l’univers de Gabrielle Vincent, mais il n’avait pas quant à lui suscité ma colère, car il était possible de le considérer au fond assez indépendamment de l’œuvre originale, notamment parce que les dessins de Benjamin Renner n’avaient rien à voir avec le trait de Gabrielle Vincent.
Des dessins originaux repris, calqués, copiés, remontés
Dans le cas de ce nouvel album, ce sont bien des dessins de Gabrielle Vincent elle-même, qui ont été repris, calqués ou copiés, j’imagine, ré-agencés en tout cas pour venir illustrer l’histoire signée Astrid Desbordes. Par exemple, le premier dessin de l’album est une reprise de celui qui ouvrait l’album intitulé La tante d’Amérique, avec simplement quelques détails, changés : une valise effacée, un violon ajouté, un cadrage saccagé, sans parler du rendu des couleurs, bien moins subtil que dans l’original. J’imagine que la chose est légale, mais j’avoue être extrêmement surprise que ce procédé soit possible et autorisé. Sur la couverture de l’album, il n’est même pas écrit “d’après Gabrielle Vincent“, c’est bien son seul nom qui apparaît, sans mention. Certains dessins n’ont par ailleurs pour le coup rien à voir avec la plume de Gabrielle Vincent : ils sont signés Marie Flusin, comme c’est indiqué, en tout petit, dans la page de garde du livre.
Une série de contresens qui dénaturent l’œuvre
L’histoire proposée pour ce nouvel album repose en outre sur une série de contresens qui dénaturent l’œuvre d’origine. Le premier est formel : le récit se présente ici sous forme d’un très long texte, bavard, didactique, là où les albums originaux reposaient sur une grande économie de mots, des éléments de dialogues courts, inscrits au-dessous d’un dessin qui guidait en premier lieu nos émotions.
Deuxième contresens : l’histoire commence ici parce que Célestine se fâche un jour de ne pas avoir eu le temps de se fabriquer un chapeau pour sortir avec Ernest. Elle se met en colère qu’il n’y ait, je cite, “jamais rien dans cette maison, (…) que des vieilleries d’ours.” Ernest finit par sortir sans l’attendre, et à son retour, il trouve une lettre lui annonçant qu’elle a décidé d’aller s’installer chez des amis qui vivent, eux, dans une maison luxueuse. Rien, dans ce point de départ, ne tient la route. Premièrement : jamais Ernest ne sortirait sans attendre Célestine, jamais il ne placerait son désir avant le plaisir de jouer avec la petite fille.
Ernest et Célestine, c’est l’histoire d’un amour inconditionnel, plus grand que l’océan, entre un père (adoptif, comme on l’apprend dans le bouleversant La naissance de Célestine) et cette petite souris trouvée dans une poubelle, qu’il recueille et aime dès lors plus que tout. Jamais Célestine ne choisirait non plus d’aller vivre loin d’Ernest, qui plus est pour une raison vénale. Ernest et Célestine vivent de peu, c’est vrai, mais ce sont les rois de la débrouille, de la récup’, de l’inventivité pour trouver malgré tout de quoi vivre heureux.
Des ours et des souris, une commune humanité
Enfin, troisième contresens, le plus grave : jamais Célestine ne renverrait ainsi Ernest à son essence d’ours. Dans l’univers de Gabrielle Vincent, les adultes sont des ours, les enfants sont des souris, mais les personnages sont liés par une commune et profonde humanité. Ours, souris, c’est la figure que prennent adultes et enfants, ce n’est jamais une espèce, encore moins une identité.
Dans l’histoire proposée par Astrid Desbordes, chacun y est au contraire sans arrêt renvoyé. Les parents des amis expliquent à Célestine que “les ours et les souris ne sont pas faits pour vivre ensemble” ; un personnage de souris adulte (ce qui est une absurdité en soi, j’insiste), un précepteur, lui dit aussi plus loin d’un air dépité : “si on mélange les ours et les souris, voilà ce que ça donne“. Pourquoi diable les auteurs de ces reprises ont-ils senti le besoin de diviser ainsi le “monde des souris” et celui des ours – idée déjà présente dans l’adaptation au cinéma imaginée par Daniel Pennac ? Je suppose que cela vient de l’envie d’ajouter de la noirceur à un univers considéré comme idyllique, mais c’est encore un contresens. Car si la relation entre Ernest et Célestine est emplie de douceur, c’est vrai, l’univers que décrit Gabrielle Vincent n’a rien d’angélique. La façon dont elle aborde la question de l’argent ou des différences sociales relève au contraire d’une grande finesse, hélas complètement absente de ce nouvel opus. On recommande donc d’aller se replonger sans modération dans la série des albums originaux, édités aujourd’hui par Casterman.
Depuis sa création en 2012, la Fondation Monique Martin (Fondation belge reconnue d’utilité publique) a pour vocation la conservation, la valorisation et le rayonnement du patrimoine artistique et éthique de Monique Martin alias Gabrielle Vincent. En 2021, Ernest et Célestine ont fêté leurs 40 ans, avec deux expositions en partenariat avec la commune de l’artiste : Ixelles.
Bienvenue chez Ernest et Célestine (chapelle de Boondael, Ixelles), Ernest et Célestine : Voyage au pays des émotions (bibliothèque d’Ixelles). La première plus commémorative, la deuxième plus ancrée dans ces problématiques quotidiennes et altruistes qui tenaient tant à cœur à l’artiste.
En 2022, Wallonie Bruxelles International programme notre nouvelle exposition phare : Ernest & Célestine, et nous qui propose un focus sur le sens que cette œuvre à la fois poétique et engagée des années 1980 revêt en 2022.
À horizon 2030, la Fondation Monique Martin, et ses ambassadeurs énergiques Ernest et Célestine, forts de ce patrimoine artistique éthique très varié, souhaitent également participer à l’agenda fixé par l’ONU autour des Objectifs de Développement Durable. Pour les enfants de 1980 devenus acteurs du monde d’aujourd’hui et pour leurs enfants porteurs du monde de demain, Ernest et Célestine, c’est un peu la transcription à hauteur d’enfant des ODD (Objectifs de Développement Durables) fixés par l’ONU. Partage, entraide, tolérance, dé-consommation, recyclage, préservation de la planète, préoccupent, histoire après histoire, nos deux héros, ambassadeurs avant l’heure, d’un monde plus durable. […]
La peinture et le dessin. Monique Martin, alias Gabrielle Vincent, est une artiste belge. Née à Bruxelles en 1928, elle sort diplômée de l’académie des Beaux-Arts en 1951 et choisit de consacrer sa vie à la peinture et au dessin. En tant que peintre, elle explore longuement toute la richesse du noir et blanc : encre de chine, crayon, fusain… Elle explore aussi la couleur, à travers toutes les techniques, mais surtout l’aquarelle et le pastel. Sous le pseudonyme de Gabrielle Vincent, elle crée Ernest & Célestine en 1981. Avec Ernest, elle redonne naissance à son mentor artistique, qui fut l’une des personnes les plus importantes de son existence. Avec Célestine, c’est elle-même qu’elle fait renaître, en l’inventant à son image. Elle réalise aussi d’autres albums pour enfants et adultes, dont certains connaissent un grand succès international, notamment au Japon. Son style sobre et épuré plaît beaucoup. Le livre Un jour, un chien est considéré comme l’apogée de son talent.
Une artiste engagée. Monique Martin se détourne assez vite du milieu très fermé de l’Art et des expositions. Elle souhaite que son travail soit accessible pour tous et permette de procurer du bonheur aux gens, tout en transmettant des valeurs capitales pour elle. Femme éminemment engagée, elle est aussi en avance sur son temps. Dès les années 70, Monique Martin s’inquiète pour la planète et ses habitants. Son instinct la pousse à défendre une philosophie de développement durable. Elle exprime cette inquiétude dans son œuvre, que ce soit de manière plus sombre dans L’œuf ou de manière plus légère, tout à la fois tendre et humoristique avec Ernest & Célestine.
De nombreux prix. Ses livres, traduits dans une vingtaine de langues, reçoivent de nombreuses reconnaissances : meilleur livre de jeunesse au Salon du Livre de Montreuil (Au bonheur des ours), Sankei Children’s books Publications Prize du Japon (Un jour, un chien, L’oeuf), prix graphique de la Foire du Livre de Jeunesse de Bologne (La naissance de Célestine), Boston Globe-Horn Book Award (Un jour, un chien). Monique Martin décède le 24 septembre 2000, laissant à ses héritiers plus de 10.000 dessins et peintures. Des œuvres qui reflètent toute la lumière et l’émotion qu’elle a mises dans son travail.
Le texte ci-dessous est la transcription d’extraits de l’interview de François Walthery par Stephan Caluwaerts, André Taymans et Philippe Wurm, en 2004, pour le numéro 12 de la revue à propos, consacré à Natacha (téléchargeable dans notre DOCUMENTA, en cliquant ici…)
A Propos – “A l’instar de Jean de La Fontaine, vous fustigez dans votre dernier opus le monde politique. Non seulement, on y apprend via le téléviseur de Natacha que tout un gouvernement est sous les verrous, mais de plus, les deux crapules de l’histoire sont Elio Di Rupo, ministre d’Etat et président du PS (Belgique) et Louis Michel, vice-Premier ministre libéral (MR) et ministre des Affaires Etrangères (Belgique)… Bref, du beau linge.
F.W. – Ce ne sont pas des crapules, ce sont des bandits… Peyo m’avait suggéré de créer un tandem de méchants à la façon de Laurel et Hardy. A cette nuance près que, contrairement aux Dalton où Joe est le méchant et Averell le gentil, nous ferions l’inverse. Sans être fondamentalement originale, l’idée nous séduisait.
Ceci dit, la caricature des deux hommes d’Etat est due au hasard. S’il est vrai que je connais Louis Michel, ce n’était par contre pas le cas pour Elio Di Rupo. D’ailleurs, si je l’avais rencontré, je ne pense pas que je l’aurais caricaturé de cette façon. En réalité, il est très élégant et très grand. J’avais en mémoire l’image d’un homme aux longs cheveux, ce qui n’est plus le cas.
En réalité, on le reconnaît surtout par la présence de Gros Louis et par le fait que ce dernier l’appelle Elio. Ceci dit, lors de notre rencontre, Louis Michel m’a confié avoir bien rigolé de se voir ainsi caricaturé. Il était ravi par sa métamorphose et m’a avoué en substance que cela l’arrangeait très bien d’être représenté plus grand que son comparse : “Pour une fois, je ne dois pas me dresser sur la pointe des pieds pour lui parler…” En fait, je me suis contenté de suivre le canevas de Peyo. J’aurais très bien pu faire un grand mince et un petit gros…
C’est donc sans arrière-pensée politique que vous avez agi. Est-ce bien crédible ?
C’est la stricte vérité ! Au moment où je crayonnais ma planche, la télévision retransmettait une information parlant des déboires d’un gouvernement et, inconsciemment, je l’ai transcrite sur ma page. Comme j’avais besoin de son
pour ma séquence, je l’ai gardée. On dira que rien ne se fait par hasard, pourtant, c’est le cas. Seul l’effet comique de la situation a attiré mon attention et c’est pour la même raison que la scène se retrouve dans l’album.
Etes-vous accro aux informations ?
Oui ! Je regarde jusqu’à trois journaux télévisés par jour, je lis La Libre Belgique ainsi que d’autres journaux sérieux. Cependant, la politique intérieure ne me passionne pas vraiment.
Avez-vous déjà été tenté d’agir comme La Fontaine, c’est-à-dire vous servir de vos personnages pour dénoncer certaines choses ?
Non, je ne l’ai jamais fait.
Pourtant, dans le diptyque lnstantanés pour Caltech – Les Machines lncertaines, vous portez un regard aigu tant sur notre monde que sur celui de demain.
Le scénario de cette histoire est d’Etienne Borgers. II est nettement plus vindicatif et engagé que moi. De plus, il est capable de transposer ce genre de sentiment par l’écrit. Ce qui n’est pas mon cas. Borgers est homme de grande culture, il lit énormément, avec une prédilection pour le roman noir américain et la science-fiction. Il possède une formation d’ingénieur et est aussi un grand voyageur. Il a, dans le cadre de son métier, circulé en Asie durant une vingtaine d’années. Aujourd’hui, il est devenu une sorte de ‘lecteur’ et analyse des romans pour le compte de maisons d’éditions américaines.
La tonalité apportée dans ses scénarios est intéressante, très proche du roman noir.
A l’époque, j’avais lu une de ses nouvelles qu’il espérait publier chez Marabout. Comme j’avais trouvé le sujet séduisant, je lui ai proposé de l’adapter pour en faire le troisième album de Natacha : La Mémoire de Métal. Sa première réaction a tout d’abord été négative. En effet, il était persuadé qu’elle n’allait pas servir mon personnage, bref il n’y croyait pas. Très vite pourtant, je suis parvenu à le persuader. Les deux premiers épisodes de Natacha scénarisés par Gos me plaisaient beaucoup mais je cherchais quelque chose de plus musclé, de plus brutal, dans la veine de French Connection et de Bulitt, la tendance de l’époque. Finalement, notre seule erreur est d’avoir conçu une histoire courte car nous avions la matière suffisante pour un récit de 44 planches. A cette époque et contrairement à certains auteurs, je n’osais pas tirer mes histoires trop en longueur. Dans le cadre de La Mémoire de Métal, c’est une erreur : on aurait pu aller plus loin.
Pourquoi ne pas avoir reconduit la veine ‘humour et roman noir‘ ?
J’aime varier les plaisirs. Après le tome 3, j’ai embrayé sur un récit plus calme : Un Trône pour Natacha qui était tiré de deux aventures de Félix (Maurice Tillieux). Je n’ai pas continué dans le roman noir parce que cela ne s’est pas présenté mais j’ai encore dans mes tiroirs un scénario de Borgers en attente. Il doit mener Natacha dans une aventure africaine.
Ne pensez-vous pas que les changements de ton apportés aux aventures de Natacha risquent de désarçonner le lecteur plutôt que de le fidéliser ?
Effectivement, et très souvent on m’a tenu ce propos. Cependant, si vous prenez l’oeuvre d’Hergé, vous constaterez que ses histoires sont très différentes les unes des autres. Lorsqu’on tire une page au hasard de mes 19 albums, j’aime que l’on puisse y coller directement un titre.
Chez Hergé, s’il y a des variations de genre scénaristique, il y a par contre une grande unité graphique.
Il est vrai que de mon côté, il y a non seulement différents scénaristes, mais également différents dessinateurs.
L’avant-dernier album réalisé avec Wasterlain fait très Jeannette Pointu.
Il est effectivement empreint de son style puisque c’est le scénariste ! A sa demande, il a participé au dessin en reproduisant les dinosaures du début. On les repère d’ailleurs facilement, car tout comme lui, ils ont l’air gentil… Malheureusement, il est rapidement tombé gravement malade et, par conséquent, j’ai repris seul le flambeau. La différence de style se remarque facilement car les miens sont nettement plus hargneux. Dans ce type de collaboration, la présence de l’autre se fait toujours ressentir. Idem pour Cauvin ou pour Peyo. Pour l’anecdote, lorsque Jidéhem est intervenu en tant que décoriste dans le diptyque Caltech, j’ai eu du mal par la suite à dessiner des avions et des voitures. Evidemment, on ne sollicite pas Jidéhem pour dessiner de l’herbe et des champignons…
Vous n’avez pas envie de reconduire ce type de collaboration entre Jidéhem, Borgers et vous ?
Oui, il est certain que l’on retravaillera ensemble. Jidéhem, à 68 ans, est encore très actif et travaille toujours beaucoup, notamment pour l’Auto-Journal. En outre, il prépare en ce moment une nouvelle bande dessinée. Les planches qu’il m’a montrées sont réellement superbes. Il est très attentif à la qualité de son travail et redoute, l’âge venant, la perte de maîtrise de son dessin. Cela n’est certes pas près de lui arriver. Jidéhem reste Jidéhem !
A quel âge cette angoisse survient-elle ?
Il n’y a pas d’âge. On se dit que tôt ou tard ça risque de nous arriver. Cependant, ce n’est pas une généralité, il suffit pour s’en convaincre de regarder le travail de René Hausman. C’est un risque que nous courons tous et où personne n’est à l’abri. Hergé lui-même a connu cela. Vers la fin de sa vie, Maurice Tillieux avait de grandes difficultés à dessiner car il consacrait beaucoup de temps à l’écriture. Il n’avait alors que 57, 58 ans et pourtant, lorsqu’il dessinait, c’était de façon pénible, le résultat était superbe mais cela lui demandait beaucoup de travail. Dans un autre registre, Peyo lui aussi était un dessinateur laborieux. A ce sujet, vous ne les auriez jamais vus sur le coin d’une table dessiner rapidement, souplement, à la manière d’un Franquin ou d’un Giraud. Ce n’étaient pas des singes savants capables de toutes les fantaisies graphiques en public.
Pensez-vous que cette baisse de qualité soit liée à la baisse d’envie de dessiner ?
Je ne le crois pas, car l’envie de dessiner reste toujours intacte. Seulement, je pense que l’on a aussi besoin de faire un tas d’autres choses. Cela arrive peut-être lorsqu’on commence à cafarder seul dans son coin.
Bien que n’ayant pas de studio, vous ne travaillez pas souvent seul ?
Non, à l’image de ces groupes dissolus dont les musiciens se retrouvent pour continuer à jouer, j’aime travailler avec mes amis du studio Peyo.
Comment s’articule le travail avec vos collègues ?
Il s’organise en fonction de chacune de nos compétences. Je démarre sur la mise en page, je place les textes, ensuite le dessinateur avec qui je travaille prend les planches et réalise les décors. Je termine le travail en plaçant mes personnages. L’inverse est également possible… En réalité, il n’existe pas de loi, rien n’est mécanique. Neuf fois sur dix, je dessine mes personnages avant et même à l’encre. Cependant, il arrive que les décors aient une telle importance que je préfère agir après car cela me donne plus de possibilités pour varier les positions ou en choisir de différentes. Par contre, lorsqu’il s’agit de poursuites ou de scènes d’action, j’aime prendre les rênes. Il faut savoir que les séquences d’action sont pour moi assez épuisantes physiquement et sans commune mesure avec la réalisation d’une page de discussion.
Les pages de discussion sont d’ailleurs peu appréciées par la plupart des dessinateurs.
Il est vrai qu’elles sont ennuyeuses à réaliser. Mais j’estime que c’est un peu de leur faute s’il s’en plaignent, car il faut imaginer qu’il s’y passe quelque chose. Les personnages sont en train de discuter, mais où sont-ils, que font-ils ? L’un se sert un verre, l’autre allume une cigarette… Tillieux faisait ça. Il faut, en réalité, penser cinéma, il faut jouer la comédie. La bande dessinée n’est pas un métier facile… Will me disait toujours que c’est parce que ça l’ennuyait et qu’il voulait aller plus vite qu’il ne s’en souciait pas de ce type de pages. Par contre, il estimait qu’il y avait des tas de possibilités de rendre ces scènes vivantes. Mais il s’en foutait… II avait d’ailleurs raison, son travail était de toute façon superbe !
La fréquentation des bistrots vous aide-t-elle à placer les scènes de conversation ? Mémorisez-vous les situations vécues in situ ?
Je n’irai pas jusque-là. Je ne retransmets en tout cas pas ce que l’on me raconte. Cependant, il m’arrive dans Le Vieux Bleu de retranscrire des réactions, des phrases toutes faites entendues au bistrot. Je les place en fond sonore et c’est aux lecteurs de décider s’ils ont envie de les lire ou de les passer. Idem pour la télévision qui retransmet la garde à vue de tout un gouvernement. Ce sont des situations cocasses, que je glisse par-ci, par là mais qui a priori n’ont de raison d’être que par leur dimension humoristique. Elles n’ont pas de rapport avec ‘histoire, elles sont simplement dues au hasard.
En ce qui concerne l’émission télévisée du dernier album, avouez que le hasard ouvrait les portes à la polémique !
C’est la raison pour laquelle l’histoire a été très âprement discutée par des journalistes politiques. Ils trouvaient mon dernier album osé dans la mesure où je me jouais de deux personnages importants du pays. Bref, la prochaine fois, j’éviterai les ennuis et je mettrai en scène le Roi Albert II et Joëlle Milquet (présidente du parti catholique belge, CDH).
Vous risquez d’être banni du Royaume !
Je pense surtout que ça ferait bien rigoler notre Roi.
En dehors des situations vécues dans les bistrots, comment imaginez-vous les différentes positions des personnages ? Faites-vous comme Jacobs, utilisez-vous un miroir ?
Je les réalise d’instinct. En ce qui concerne Jacobs et son miroir, je pense qu’il s’agit un peu d’une légende. Effectivement, il possédait un miroir dans son studio ainsi que le chapeau d’Olrik, mais je ne crois pas, au vu de certaines planches, qu’il s’en servait systématiquement. N’oublions pas qu’il a tout de même dessiné des mannequins de grands magasins… En ce qui me concerne, il m’arrive de temps à autre d’utiliser un miroir, ou plutôt le reflet de la vitre de ma bibliothèque… Ceci dit, beaucoup de dessinateurs utilisent ce moyen pour croquer une expression de visage.
L’imagination est-elle guidée par le personnage ou par le plaisir du crayon ?
Par le personnage.
En dehors des personnages principaux, comment trouvez-vous les attitudes des personnages secondaires ?
C’est toute une étude. En ce qui concerne Elio et Gros Louis, il y a eu une trentaine de pages de croquis par personnage. Ce travail préparatoire se fait à froid, avant de me mettre à dessiner. Cela peut se faire sur des cartons de bière, n’importe où.. Je travaille leurs attitudes à la manière d’un acteur face à un nouveau rôle. C’est la raison pour laquelle j’oeuvre sur base de têtes connues sans jamais imaginer le risque de malentendus.
Réitéreriez-vous l’expérience en utilisant des personnages politiques ?
A priori, non ! L’expérience n’a pas été négative, elle a été surprenante. J’ai reçu énormément de réactions à ce sujet et je pense que c’est loin d’être terminé. Le journal Le Soir devait prépublier l’histoire, finalement ils ont refusé. Ils n’ont pas osé le faire !
Ils trouvaient cela politiquement incorrect, iconoclaste ?
J’ai littéralement été traité de poujadiste ! Pourtant, cela n’a vraiment pas été fait dans l’intention de nuire, loin de là ! Je me suis bien amusé à dessiner mes deux compères, ils étaient devenus des personnages à part entière sans aucun sous-entendu politique. Songez toutefois au remue-ménage qu’auraient provoqué les caricatures d’hommes politiques appartenant à des partis minoritaires.
Mais vous en faites tout de même des gangsters…
Si j’avais choisi des amis, je les aurais placés dans la même situation. Puisque le but avoué est d’être drôle avant tout. De toute façon, dans la vie, ce ne sont pas des gangsters, ce sont simplement des chefs de partis politiques. De plus, Louis Michel m’a offert une voiture de Tintin réalisée au Congo, c’est bien la preuve qu’il ne m’en veut pas.
Peu de dessinateurs savent caricaturer des portraits vivants. N’avez-vous jamais été attiré par le dessin de presse ?
Je pourrais, mais je n’ai pas une connaissance suffisante du monde politique
pour m’y risquer. Pour le faire correctement, à l’instar de Pierre Kroll, il me faudrait des journées de 48 heures. Néanmoins, je possède une expérience dans ce domaine, puisque pendant cinq années, dans le cadre d’une émission de la RTBF, j’ai caricaturé durant trois heures et en direct, les invités du plateau. Cette expérience était possible puisqu’elle se déroulait dans le cadre d’une émission plus légère qu’un débat politique. Le dessin de presse et la bande dessinée sont deux métiers différents et le mien meuble suffisamment mes journées… […]
Comment Natacha est-elle née graphiquement ?
Une copine m’avait demandé d’illustrer les textes de son carnet de poésie et instinctivement, j’ai décidé de la caricaturer. En la dessinant, je ne savais pas du tout que je créais Natacha. Toujours est-il que j’avais dans mes cartons environ 250 petits croquis. Un jour, Yvan Delporte (rédacteur en chef de Spirou) les a vus et nous a proposé, à Gos et moi, d’en faire une série. Gos aurait très bien pu la faire seul, cependant, les personnages féminins et les avions ne l’intéressaient pas particulièrement. Contrairement à lui, l’idée me séduisait. De plus, l’envie de créer une série à la Tintin et Milou ou à la Spirou et Fantasio me taraudait. Comme l’occasion fait souvent le larron, Yvan Delporte, qui nous suggérait de lancer une nouvelle série avec un personnage féminin, a saisi l’occasion d’utiliser le scénario mettant en scène une jeune fille que Gos écrivait à ses moments perdus au studio Peyo. Elle s’appellerait Natacha et serait hôtesse de l’air. L’actrice de cinéma Dany Carel, entre autres influences, lui prêtera involontairement ses traits.
D’où vient ce prénom ?
Nous avons sélectionné une centaine de prénoms dans le calendrier, allant de Cunégonde à Nathalie. C’est finalement Natacha qui l’a emporté car sur le plan rythmique, c’est celui qui fonctionnait le mieux. Elle est donc née d’un brainstorming involontaire, pareillement au Marsupilami, aux Schtroumpfs ainsi qu’à beaucoup d’autres personnages.
Le fait de vouloir créer une héroïne dans Spirou correspondait-il à une politique particulière ?
Je n’en sais rien, c’est possible. Il est vrai que nous nous situions à la fin des années soixante, à une époque charnière détentrice de tout un changement de mentalité. Je n’en étais de toute façon pas conscient et je m’en foutais complètement. Dessiner un héros me plaisait tout autant, mais il y avait pléthore. Alors j’ai fait ce qu’on me proposait.
Vous créez aussi la première héroïne sexy pour la jeunesse…
A nouveau, je ne l’ai pas réalisé tout de suite. Cependant, il est vrai que sa naissance créa un petit séisme, notamment dans mon entourage. Certaines épouses d’auteurs me demandaient en plaisantant si je ne confondais pas Spirou et Play-Boy., Cependant, Jidéhem en créant Sophie cinq, six ans avant moi a dû revoir sa copie en rabotant seins et fesses de l’héroïne qu’il venait de créer pour en faire une jeune fille impubère. La naissance de Natacha est vraiment due au hasard et à l’évolution de la société.
Natacha prend vie durant les heures creuses du studio. Peyo était-il attentif à l’évolution de votre travail ?
Toute la première histoire a été dessinée au studio. Peyo nous a donné quelques conseils au niveau de la lisibilité de l’histoire et a même participé quelques fois à l’élaboration du scénario. Ceci dit, je pense que notre projet ne l’intéressait pas vraiment. C’était un homme qui ne s’intéressait, à juste titre, qu’à son propre travail. Mais cette situation finalement le confortait car il n’avait pas toujours de boulot à nous donner. Il était honnête et avait des scrupules de ne pas pouvoir toujours nous employer.
Gardez-vous en mémoire un souvenir précis de sa participation à l’album ?
Nous avons discuté longuement de la couverture. Il estimait qu’il fallait être original, en dessinant Natacha en gros plan. Or, cela ne se faisait pas beaucoup à l’époque. Pour étayer ses dires, il a étalé à même le sol du studio, toute une collection de Play-Boy et de Penthouse pour nous convaincre d’adopter cette nouvelle façon de présenter une image. La tête de Madame Peyo lorsqu’elle nous a surpris en pleine réunion… Lorsque j’ai apporté les dix premières planches à Charles Dupuis, Peyo m’a accompagné pour négocier avec lui mon prix à la planche. C’était en quelque sorte un parrainage de sa part. Au cours de la conversation, Charles Dupuis lui a proposé de présenter la série au journal Le Soir. Il a refusé sa proposition en exigeant que ma série soit publiée dans Spirou. En réalité, la proposition de Charles Dupuis de m’éditer dans ce quotidien était une blague, mais je ne l’ai appris que bien plus tard.
Fidèle à votre réputation, vous avez mis plusieurs années à réaliser cet album.
Nous l’avons commencé en novembre 1967 et la prépublication dans Spirou a débuté en 1970. N’oublions pas que cette histoire s’est faite au coup par coup durant nos moments de liberté et en particulier le dimanche. Fin 1969, Thierry Martens prend ses fonctions de rédacteur en chef du journal. En fouillant dans les quelques séries en attente dans les tiroirs de la rédaction, il a découvert une vingtaine de planches déjà dessinées. A notre grande stupeur, il a précipité les événements en décidant que Natacha paraîtrait dans Spirou dès le mois de février de l’année suivante. Cette décision nous a bien évidemment poussés, Gos et moi, à accélérer la cadence pour pouvoir être dans les délais établis par le nouveau rédacteur en chef.
Quelle a été la réaction de vos parents de vous voir franchir cette étape importante de votre toute jeune carrière ?
Ils étaient bien évidemment très heureux, car comme tous les parents, ils craignaient de me voir embrasser une carrière artistique. Ceci dit, j’ai eu la chance d’avoir des parents qui, à cette époque, étaient ouverts à la bande dessinée et ont tout fait pour m’aider dans cette voie. Je me souviens que mon père et moi, nous nous ‘disputions’ le droit de lire en primeur Bouldadar et Colégram de Sirius ou Bessy des studios Vandersteen dans La Libre Junior et La Libre Belgique. De même que ma grand-mère maternelle, qui était institutrice, avait acheté des Tintin en noir et blanc pour ses élèves, ce qui révélait pour l’époque une belle ouverture d’esprit. Je suis très heureux d’avoir pu offrir à mon père mon premier album avant son décès survenu en 1972 et par conséquent lui prouver ainsi qu’à ma mère qu’ils avaient eu raison de me faire confiance.
Quelle profession exerçait votre père ?
Il était soudeur à l’arc et à l’autogène à l’arsenal de Rocourt et a terminé sa carrière comme beaucoup de ses collègues à la FN (Fabrique Nationale d’Armes de Guerre) à Herstal.
L’ instruction tenait-elle une place importante dans votre famille ?
Du côté de ma mère certainement. EIle avait fait ses humanités gréco-latines et se préparait comme ma grand-mère à devenir institutrice. Malheureusement, les cinq années de guerre ne lui ont pas permis de réaliser ce projet. Son père, qui était courtier d’assurances ainsi qu’élu local, parlait couramment le français, le néerlandais et l’allemand. Mon oncle maternel était greffier au tribunal de commerce de Liège et ma soeur, poussée par ma mère, a fait des études universitaires. Finalement, je suis le seul à avoir échappé à la règle et, comme le disait si justement Yvan Delporte, j’ai poursuivi des études que je n’ai jamais rattrapées…
Quel genre d’homme était Charles Dupuis ?
Chaque fois que l’un d’entre nous lui adressait la parole, c’était avec l’idée de lui demander une augmentation. Nous entamions la conversation en parlant de la pluie et du beau temps. II nous demandait si nous étions heureux soit chez Monsieur Franquin soit chez Monsieur Culliford (Peyo)… Ceci dit, il fallait montrer la couleur de notre véritable motivation. Alors il changeait de ton et disait invariablement : “Ha là là, c’était si sympathique…” Personnellement, je le trouvais charmant. Certains lui reprocheront ce caractère paternaliste caractéristique des chefs d’entreprise de cette époque. Vu mon jeune âge, cela ne me gênait pas. Par contre, certains anciens tels que Will ou Charles Degotte avaient plus de mal à admettre cet aspect de sa personnalité, ce que je peux comprendre. Je garde de lui l’image d’un véritable éditeur qui, tout comme Raymond Leblanc, avait du “nez”. Depuis, je n’ai plus jamais rencontré d’éditeurs ayant ce talent. C’était un homme qui savait dire oui, alors que trente commerciaux avaient dit non ! Cependant, je sais qu’il avait d’autres rapports avec les employés de la maison : c’était “le patron”. Je ne dirais pas que ce type d’hommes manque. Cependant, aujourd’hui, les responsables de la plupart des maisons d’éditions ne sont plus des éditeurs, mais des commerciaux. La bande dessinée est pour eux un produit parmi tant d’autres. Notez que ce n’est pas un reproche de ma part à leur encontre, c’est simplement l’époque qui a changé.
Yvan Delporte avait lui aussi une solide réputation ?
J’ai toujours entretenu d’excellents rapports avec lui. C’était un emmerdeur de talent, doté, tout comme Thierry Martens, d’une fabuleuse culture du métier. Une qualité précieuse qui, aujourd’hui fait souvent défaut à pas mal de rédacteurs en chef. C’est lui qui m’a reçu lorsque, accompagné de ma mère, je me suis pour la première fois présenté chez Spirou. Tout comme c’est par son entremise que je suis entré en contact avec Peyo. Puisque ce dernier, suite au départ de Francis Bertrand (Francis) qui voulait s’embarquer dans l’aventure de la Ford T (Marc Lebut et son Voisin), cherchait un nouveau collaborateur. De plus, Delporte écrivait des scénarios pour Peyo, ce qui nous a permis, par la suite, de nous rencontrer régulièrement en dehors du journal. Ceci est, sans doute aussi, une des raisons de notre bonne entente.
Quel souvenir gardez-vous de cette époque ?
Je n’ai jamais été quelqu’un de très difficile. J’étais employé chez Peyo, je gagnais ma vie en faisant la seule chose que j’aimais faire : dessiner. Ce métier m’a également offert l’occasion de rencontrer des personnalités d’exception telles que, entre autres, Tillieux et Will. Nous vivions dans une bonne ambiance, tout au moins en apparence. De petits clans presque familiaux se formaient et nous donnaient une impression de sécurité.
Will disait toujours qu’il existait deux clans : Spirou et Tintin…
Chez Spirou, l’ambiance avait un côté “corps de garde.” Nous n’étions pas tous des soûlards, il ne faut pas exagérer. Disons plutôt que nous aimions rigoler. Ceci dit, chez Tintin, il y avait aussi des rigolos tels que, entre autres, Tibet et Jean Graton. La différence s’est marquée plus tard. Je qualifierais de
“plaisante” l’ambiance qui régnait au Lombard, tandis que chez Dupuis, c’était la grosse rigolade. Cela s’explique sans doute par la localisation des maisons mères. Le Lombard représentait l’esprit de la capitale alors que Dupuis, basé à Charleroi, était plus proche de la Belgique profonde. Cette différence se répercutait d’ailleurs au niveau du lectorat des deux journaux, Les lecteurs de Spirou étaient plutôt issus du monde ouvrier, alors que les lecteurs de Tintin appartenaient plutôt à la bourgeoisie. Cette différenciation culturelle se résume aussi par le fait que les collaborateurs du journal Tintin portaient la cravate et chez Spirou, le col roulé. Le dénominateur commun de ces deux maisons d’éditions était d’une part, notre ancienne appartenance aux mouvements de jeunesse (scouts) qui, par le biais de leurs revues, nous a aidés à publier nos premiers dessins et, d’autre part, Tintin comme Spirou étaient tous deux des journaux catholiques. Enfin, il ne faut pas oublier que c’est sous l’impulsion de Jijé épaulé par Yvan Delporte qu’est née l’ambiance et l’âme du journal Spirou.
Natacha débarque dans Spirou la même année que Yoko Tsuno…
Natacha en février et Yoko en septembre 1970. Ceci dit, Roger Leloup avait nettement plus de métier que moi. Il ne faut pas oublier qu’à l’époque, il avait déjà travaillé 18 ans aux Studios Hergé. Nous l’avions un jour rencontré, Gos et moi, et depuis, il passait de temps en temps nous voir chez Peyo. Ce dernier caressait d’ailleurs l’idée de l’engager et ne l’a probablement pas fait tenant compte qu’il était plus âgé et par conséquent moins malléable. Ceci dit, en 1967, Leloup a réalisé les décors de Francis pour une aventure de Jacky et Célestin. Mais il avait envie de voler de ses propres ailes et nous l’avons soutenu dans sa démarche. En créant Yoko Tsuno, il a prouvé qu’il en était capable.
La création de ces deux jolies héroïnes a-t-elle créé une concurrence entre vous ?
Non ! Les lecteurs appréciaient ces deux nouveaux personnages et nous jouions à saute-mouton lorsque arrivait le moment du référendum.
La rédaction de Spirou attachait-elle la même importance au référendum que chez Tintin ?
Durant une époque certainement. Le problème consistait, à mon sens, dans le fait que seules les séries publiées entre deux référendums y étaient présentées. Cette politique ne me semblait pas juste. Face à cette situation, une douzaine de “têtes de liste”, dont je faisais partie, ont marqué leur mécontentement à la rédaction en demandant qu’on le supprime. Nous trouvions cette classification discriminatoire par rapport à certains d’entre nous et de plus, nous n’étions pas des bêtes de concours. Il existait chez Dupuis un autre type de discrimination. Un jour, Franquin, Tillieux, Peyo, Hubinon, d’autres, ainsi que moi-même, avons voulu dénoncer ce qui nous apparaissait comme une injustice. Willy Lambil avait déjà créé une vingtaine d’épisodes de Sandy et n’avait toujours pas connu la chance de les voir publier en album. Comme nous aimions beaucoup ce personnage, nous avons voulu en parler à Charles Dupuis. Ce dernier nous a répondu en toute bonne foi : “Vous voulez que j’édite Lambil en album ? Vous n’y pensez pas, il a travaillé chez nous…” En effet, au début de sa carrière, il avait été retoucheur au studio de dessin. Vu son passé d’employé, l’éditeur estimait qu’il n’avait pas droit à la faveur de l’album. Cette situation fut identique pour d’autres auteurs de talent tels que Piroton, Deliège, Degotte, Cauvin… Ils payaient en quelque sorte le tribut d’avoir un jour été salariés. Nous qui étions, dès le départ, indépendants, ne vivions pas sur le même pied d’égalité. Bref, commencer une carrière en tant qu’employé n’était pas le bon plan. Je voudrais ajouter que Charles Dupuis n’agissait pas de cette façon par méchanceté, même si son attitude paternaliste témoigne d’une époque aujourd’hui révolue.
Finalement, Lambil a eu droit à un album dans la collection Okay…
Oui, mais cette collection était un enterrement de première classe et seuls les collectionneurs la connaissent encore aujourd’hui. Par contre, Thierry Martens qui est souvent critiqué a fait énormément de bien à tous ces auteurs. En créant la collection Péchés de jeunesse, il leur a permis d’éditer leurs histoires en albums qui étaient de “vrais” albums !
La solidarité est une qualité qui vous caractérise particulièrement. Si un de vos amis est en difficulté, vous l’engagez sur une de vos séries…
C’est exact. J’ai même parfois créé des séries alimentaires telles que : Une Femme dans la Peau publiée chez Joker éditions. Si un ami est en difficulté et
qu’il me propose un projet, pourquoi ne pas l’aider ?
Malgré tous ces beaux souvenirs, vous finissez par quitter Dupuis…
Ce n’est pas moi qui l’ai quitté, c’est Dupuis qui, en vendant, a quitté tout le monde. Cette époque a été une épouvantable pagaille. Nous ne savions plus où aller… Nous avons appris à l’improviste, par la radio, un lundi que c’était fini, que la maison d’édition était à vendre. Les négociations ont duré deux ans, sans savoir où cette aventure nous conduisait. Il y avait en lice Hachette, Jean-Claude Lattès et d’autres parmi les repreneurs potentiels… Nous subissions le défilé de tous ces groupes, français pour la plupart, qui allaient peut-être décider de notre avenir. De plus, c’était la première grande vente d’une maison d’édition familiale et ça nous a fait très peur.
Quel élément déclenche votre décision de quitter Dupuis ?
Cela s’est passé avant la reprise d’Albert Frère. A cette époque, c’était le groupe Hachette qui gérait la société. J’ai un jour demandé que l’éditeur apporte quelques modifications à mon contrat, peu de chose, même pas d’argent. Toujours est-il que je me suis fait éconduire comme si j’étais le dernier des derniers. Imaginez le choc, je sortais du paternalisme et j’entrais chez des individus qui nous considéraient comme des Kleenex. J’en ai fait part à André Franquin qui venait de signer chez Marsu-Production et
je l’ai suivi.
Estimez-vous que la perte d’émulation engendrée par votre départ du journal a influencé la suite de votre carrière ?
Je ne sais pas si cela a été le déclencheur d’une influence quelconque par rapport à mon travail. Je crois toujours en ce que je fais et je publie toujours des albums, ce qui est finalement le plus important. Par contre, cette situation m’a très certainement fait du tort, mais je ne le mesure pas bien. Peut-être aurais-je pu être plus riche, c’est possible…
Considérez-vous que ce métier n’est pas très lucratif ?
Par rapport au travail fourni, certainement pas.
Pourtant vous faites partie des privilégiés.
Sans doute… Il y a peu de temps, j’ai eu une discussion avec F’murr à ce sujet. Lui comme moi avons à peu près 40 ans de métier et nous nous remémorions une liste invraisemblable de noms d’auteurs que nous avions vus défiler tout au long de notre existence, qui n’avaient fait qu’un passage dans la profession et qui avaient ensuite disparu. Nous, nous sommes toujours là. Pourquoi ? Sans doute parce que nous aimons vraiment notre boulot, que nous avons eu de la chance et que nous avons toujours continué à y croire, y compris dans les moments difficiles.
C’est un métier usant, nerveusement ?
Oui ! Il faut avoir une bonne santé mentale pour pouvoir résister à la pression qui s’exerce parfois sur vous, ou alors une part de folie, car du jour au lendemain, vous pouvez tout perdre. J’ai des amis, excellents dessinateurs, qui sont aujourd’hui dans la difficulté car, de manière tout à fait arbitraire, les éditeurs ont décidé de changer de style.
Ne pensez-vous pas, comparativement à l’époque actuelle, que le temps du paternalisme était plus sécurisant pour les auteurs ?
Je peux difficilement répondre à cette question, car je n’ai connu que le beau
côté de cette époque. Pour pouvoir vous éclairer objectivement, il faudrait René Hausman ou le regretté Will… Ceci dit, malgré les inconvénients du paternalisme, cette période apportait sans doute un “sentiment” de sécurité lié à l’esprit de clan. On nous jetait un peu de poudre aux yeux en nous invitant à prendre le café ou à participer à une partie de tir aux pigeons d’argile et nous nous sentions ragaillardis. Seulement, cette façon de faire ne plaisait pas à tout le monde et plus particulièrement aux anciens. Ils avaient appris à faire la part des choses et, par conséquent, étaient moins malléables que les jeunes. […]
Quelle est l’activité que vous détestez le plus ?
Gommer.
Quel est votre album préféré ?
Le Treizième Apôtre.
Quel est celui que vous recommenceriez ?
Cauchemirage car j’ai raté la mise en scène. C’est une époque où je me suis beaucoup trop diversifié, je me suis marié, mon fils est né… Et aussi parce que le mur de Berlin est tombé… Plus sérieusement, il arrive un moment où l’on tente d’en faire le moins possible tout en essayant de gagner un maximum d’argent. Ce n’est pas la solution ! A force de trop déléguer, on finit par se casser les dents. C’est ce qui m’est arrivé. Mythic et Mittéï avaient bien fait leur part de travail. La faute me revient. Mea culpa !
Natacha et W alter se tutoieront-ils un jour ?
Il faut savoir que le vouvoiement est une habitude wallonne. Lorsque nous avons créé les personnages, ils se vouvoyaient. Comme cet état de fait ne nous gênait pas, nous avons continué et c’en est presque devenu une blague. Il faut aussi préciser qu’ils sont un peu à mon image. En effet, j’éprouve beaucoup de difficultés à tutoyer certaines personnes. J’ai vouvoyé Peyo très longtemps, Will jusqu’à sa mort et Dieu sait s’il voulait que je le tutoie. Idem pour Tillieux, Mittéï, Franquin, Delporte (pas toujours) et Martens. Par contre, je tutoyais Hubinon et Charlier, allez savoir pourquoi… Sans doute parce que nous étions de la même région. Tout comme Greg qui, de plus, me l’a imposé.
Trouveriez-vous gênant le fait que Natacha et Walter deviennent un couple à l’image de Jérôme Bloche et de Babette ?
Contrairement à moi, Alain Dodier a inscrit cette particularité dès le départ. Entre Natacha et Walter, ce n’est pas possible bien qu’ils aient vécu durant deux ans sur l’île d’Outre-Monde. Peyo m’avait d’ailleurs fait remarquer sur un ton un peu choqué : “Mais ils dorment ensemble !” En ce qui me concerne, je n’ai jamais rien observé de compromettant…
Greg et Charlier ne vous ont jamais approché pour vous débaucher dans le cadre de Tintin ou Pilote ?
Dans les années 1986-1987, Jean-Michel Charlier m’a effectivement approché concernant un projet de nouveau magazine. Malheureusement, il est décédé en cours de processus et le projet est mort avec lui.
Dans l’entretien accordé à Pascal Roman, vous déclarez n’avoir rien fait de votre vie. C’est un bilan très dur que vous faites de votre carrière ?
Je me pose effectivement parfois cette question. Tout comme Franquin lorsqu’il venait chez Peyo raconter de formidables projets de scénarios qui n’ont jamais vu le jour. Il disait qu’il n’aurait pas assez de temps pour pouvoir les réaliser. Cette constatation est semblable à la mienne. On passe parfois tellement de temps à travailler sur un projet que l’on est bien obligé de laisser tomber tous les autres. Ceci dit, j’ai tout de même pu réaliser un rêve d’enfant en n’ayant pas trop mal réussi dans la voie que je m’étais tracée et j’ai surtout eu la chance de rencontrer des auteurs extraordinaires. Ceci dit, la raison profonde de cette réflexion est sans doute due au fait que si j’ai réalisé certaines choses, j’aurais pu aller plus loin… je ne possède pas un compte en banque qui me permet de souffler après plus de 40 ans de carrière, ce que certains amis du métier ont aujourd’hui. C’est de ma faute. Je n’ai pas fait ce qu’il fallait pour y parvenir. D’un autre côté, eux se sont emmerdés pour y arriver tandis que moi, je me suis amusé. […]
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J’aime à penser qu’il y a des pays, beaucoup plus au Nord, où l’hiver est long et paisible, où le soleil brille au travers les fenêtres givrées, dans les cuisines qui embaument le cinq-quart à la cuisson, dans un four d’émail blanc, près des chiens robustes qui baillent sous la table. J’aime les livres qui racontent les découvertes et les cruautés des enfants nourris de Fifi Brindacier, les nouvelles ou les romans éclairés de printemps qui évoquent les craquements du dégel ou la maraude de fin d’été. J’aime que leur auteur mise sur le regard fantasque d’une petite fille espiègle, qui raconte le monde comme dans un rêve, où l’adultère et la gueule de bois des grands côtoient les collections de galets et les nœuds dans les cheveux des enfants, dans le même souffle, dans la même fête de poésie sauvage et onirique. J’aime à penser qu’il s’agit là d’un témoignage récent, d’une autobiographie d’aujourd’hui ou de la généreuse prédiction d’une vieille dame qui lit dans les étoiles…
JANSSON Tove, Autoportrait (1937) @ DR
Après avoir goûté les premières nouvelles de La Fille du sculpteur de la finlandaise Tove JANSSON (étrangement baptisé “roman” alors qu’il contient un recueil de nouvelles, racontées par une même jeune narratrice), je souhaitais tant que ce livre formidable soit au présent. Alors, j’ai plongé sur le colophon et, partant, plongé dans la douce dépression que l’on ressent devant, par exemple, les illustrations de Carl LARSSON (1853-1919, cfr. illustration d’en-tête), quand la joie de se projeter dans ces charmants paradis perdus de l’enfance et de la fraîcheur se mue en une tendre nostalgie. On en redemande, on tourne les pages de l’album puis on lève les yeux. Ah, si seulement… Mais, hélas, La Fille du sculpteur date déjà de 1968 !
978-2-924898-86-4
L’élégante et espiègle traduction de Catherine Renaud, au départ du suédois, n’est quant à elle parue qu’en 2021, aux Editions La Peuplade (Québec), qui précisent : “Auteure, peintre, illustratrice, féministe, connue dans le monde entier pour ses célèbres Moumines et son roman Le livre d’un été, Tove Jansson (1914-2001) est à l’origine d’une œuvre littéraire exceptionnelle. Elle est l’une des grandes créatrices du XXe siècle.“
Et la quatrième de couverture offre un avant-goût du petit voyage : “La fille du sculpteur raconte une enfance vécue comme un rêve, inspirée de celle de Tove Jansson, au début du xxe siècle, entre Helsinki et la maison familiale sur une île de l’archipel de Porvoo, où ses parents artistes se retiraient pour l’été. Dans ce livre éminemment onirique, les êtres humains se mettent soudainement à voler, des créatures imaginaires et mystérieuses apparaissent au détour de certaines criques, et Dieu le père lui-même surveille les enfants qui jouent dans le jardin.“
Emmanuel Requette, libraire à Bruxelles, explique également : “L’art de Tove Jansson est tout entier contenu dans cette tension qu’elle parvient comme peu à rendre palpable entre le pouvoir de l’enfant et le regard de l’adulte“. Bref, ce livre est un régal d’innocence feinte, à mi-chemin entre l’odeur du pain d’épices volé et la fraîcheur de l’eau, au cœur d’un verger.
C’était tellement agréable de regarder Anna !
Les cheveux d’Anna poussaient comme de l’herbe drue et succulente, ils pendaient, coupés un peu n’importe comment, et étaient si vivants qu’ils faisaient des étincelles. Tout aussi épais et noirs, ses sourcils se rejoignaient presque au milieu, son nez était plat, et ses joues, très rouges. Ses bras plongeaient comme des piliers dans l’eau de vaisselle. Elle était belle.
Quand Anna chante en faisant la vaisselle, je m’assieds sous la table de la cuisine pour essayer d’apprendre les paroles. C’est au treizième couplet de Hjalmar et Hulda qu’il commence enfin à se passer quelque chose.
Hjalmar entre, en habit de guerrier étincelant, et les harpes se taisent prestement. Courroucé, il se dirige vers son infidèle fiancée pour s’emparer de sa couronne de mariée. Il arrache l’objet sombre de ses cheveux clairs. Pâle, comme gisant déjà sur la civière mortuaire, horrifiée, Hulda, la poitrine tremblante d’effarement fait face au bras vengeur de son amant.
On frissonne, c’est beau. Comme Anna quand elle dit : “Sors un moment, il faut que je pleure maintenant, c’est tellement beau.”
Les amants d’Anna arrivaient souvent en habits de guerrier. J’aimais particulièrement le dragon dans son pantalon rouge et son manteau à tresses en passementerie dorée, il était superbe. Il retirait toujours son sabre, qui tombait parfois par terre dans un bruit qui parvenait jusqu’à mon lit-étagère sous le plafond, et je pensais à son bras vengeur. Puis il a disparu, et Anna a eu un nouvel amant, un Homme Pensant. C’est pour cette raison qu’elle assistait à des conférences sur Platon et qu’elle méprisait papa, qui lisait les journaux, et maman, qui lisait des romans.
J’ai expliqué à Anna que maman n’avait pas le temps de lire d’autres livres que ceux qu’elle illustrait : elle devait savoir de quoi le livre parlait et à quoi ressemblait l’héroïne pour dessiner la couverture. Certains se contentent de dessiner ce qu’ils ressentent et méprisent l’auteur. Et il ne faut pas. Un illustrateur doit penser à la fois à l’auteur, au lecteur et parfois même à l’éditeur.
– Ah ! a dit Anna. Des éditeurs de pacotille qui ne publient pas Platon. D’ailleurs, Madame reçoit gratuitement tous les livres qu’elle illustre et, sur le dernier livre, l’héroïne n’avait même pas les cheveux blonds alors qu’ils l’étaient dans l’histoire.
– Mais la couleur coûte cher! ai-je rétorqué en m’énervant. Et en plus, elle doit s’acquitter de la moitié du prix de certains livres !
C’était totalement impossible d’expliquer à Anna que les éditeurs n’aiment pas les impressions multicolores et qu’ils se plaignent des impressions bicolores, même s’ils savent qu’au moins une couleur doit être noire et qu’il est possible de dessiner des cheveux sans jaune pour qu’ils paraissent blonds.
– Ah, vraiment ! a dit Anna. Et quel est le rapport avec Platon, si je peux me permettre ?
Alors je perdais le fil de ce à quoi j’avais pensé depuis le début. Anna mélangeait les choses et finissait toujours par avoir raison. Mais parfois, j’aimais la pousser à bout. Je la laissais parler et parler de son enfance, jusqu’à ce qu’elle pleure, et je me postais à la fenêtre, me balançant sur mes talons et regardant en bas dans la cour. Ou alors je ne lui demandais rien, même si elle avait le visage gonflé et qu’elle jetait la pelle à poussière à travers la cuisine. Je pouvais pousser Anna à bout en étant polie avec ses amants, en leur posant sans cesse des questions sur ce qui les intéressait sans jamais partir. Et un autre très bon moyen était de déclarer d’une voix forte et traînante : “Madame veut du steak de veau pour dimanche”, avant de sortir aussitôt comme si Anna et moi n’avions rien d’autre à nous dire.
Anna s’est longtemps vengée à l’aide de Platon. Puis un jour, elle a eu pour amant un Homme du Peuple et elle s’est vengée en évoquant toutes ces vieilles livreuses de journaux qui se levaient à quatre heures alors que ces messieurs dormaient et se prélassaient au lit en attendant leur édition du matin. J’ai rétorqué qu’aucune vieille livreuse de journaux sur terre ne travaillait toute la nuit quand il fallait fabriquer un moule en plâtre pour un concours et que maman travaillait jusqu’à deux heures chaque nuit pendant qu’Anna dormait et se prélassait au lit, et alors Anna a dit de ne pas l’entraîner sur ce terrain et, du reste, Monsieur n’a reçu aucun prix la dernière fois ! Alors j’ai crié que c’était parce que le jury était injuste et elle a crié que c’était facile à dire, et moi, qu’elle ne comprenait rien parce qu’elle n’était pas artiste et elle que c’était facile d’être supérieure alors qu’on n’a même pas suivi de cours de dessin, et alors nous ne nous sommes plus parlé pendant plusieurs heures.
Quand nous avions toutes les deux fini de pleurer, je retournais dans la cuisine, où Anna avait accroché la couverture au-dessus de la table. Je pouvais alors construire ma cabane dessous si je ne me mettais pas dans ses jambes ni devant la porte du garde-manger. Je la construisais avec les chaises, les bûches et le tabouret. En fait, je le faisais par politesse, parce qu’on pouvait construire de bien meilleures cabanes sous la grande selle de sculpteur.
Une fois la cabane achevée, elle me donnait un peu de vaisselle. Je la prenais uniquement par politesse. Je n’aime pas faire semblant de cuisiner. Je déteste manger.
Une fois, il n’y avait pas de merisier à grappes sur le marché pour le premier juin. Maman doit avoir des fleurs de merisier à grappes pour son anniversaire, sinon elle meurt. C’est ce que lui avait dit une gitane quand maman avait quinze ans et, depuis, tout le monde se donnait beaucoup de mal pour lui trouver des merisiers. Parfois, ils fleurissent trop tôt et parfois, trop tard. Si on les cueille à la mi-mai, les feuilles bruniront sur les bords et les fleurs ne s’ouvriront jamais.
Mais Anna a dit :
– Je sais qu’il y a un merisier à grappes blanc dans le parc. Nous irons en cueillir quand il fera nuit.
Il faisait nuit assez tard, mais j’ai quand même eu le droit d’aller avec elle et nous n’avons pas dit un mot sur nos intentions. Anna m’a prise par la main, ses mains chaudes étaient toujours humides et, quand elle bougeait, elle dégageait un parfum brûlant et un peu effrayant. Nous avons descendu la Lotsgatan, traversé en direction du parc, et j’étais complètement pétrifiée de terreur, je pensais au gardien du parc, au conseil municipal et à Dieu.
– Papa ne ferait jamais une chose pareille, ai-je dit.
– Non, parce que Monsieur est bien trop bourgeois, a répondu Anna. On prend ce dont on a besoin, c’est comme ça.
Nous avions escaladé la clôture avant que je comprenne la chose incroyable qu’elle venait de dire, que papa était bourgeois. J’étais tellement stupéfaite que je n’ai pas eu le temps d’être offensée.
Anna s’est directement approchée du buisson blanc au milieu de la pelouse et a commencé à cueillir des fleurs.
– Tu cueilles mal ! lui ai-je sifflé. Fais-le correctement !
Anna était plantée dans l’herbe, les jambes écartées, et elle me regardait. Sa grande bouche s’est ouverte en un large sourire, découvrant ses belles dents, elle m’a prise par la main, s’est accroupie, et nous avons couru en nous faufilant sous les arbustes. Nous nous sommes dirigées vers un autre buisson blanc, et Anna regardait tout le temps par-dessus son épaule et s’arrêtait parfois derrière un arbre.
– Est-ce que c’est mieux comme ça ? a-t-elle demandé.
J’ai hoché la tête et serré sa main. Puis elle s’est mise à cueillir les fleurs. Elle tendait ses grands bras et sa robe la serrait de partout. Elle riait, cassait des branches, et les fleurs tombaient sur son visage. Je murmurais “arrête, arrête, ça suffit”, tellement terrifiée que j’ai failli faire dans mon pantalon.
– Tant qu’à voler, autant le faire correctement, a dit Anna calmement.
Elle avait les bras remplis de fleurs de merisier, qui lui couvraient le cou et les épaules et elle les tenait toujours fermement de ses grandes mains rouges. Nous avons de nouveau escaladé la clôture pour rentrer à la maison, et aucun gardien de parc ni aucun policier n’a jamais surgi.
Après, ils nous ont dit que nous avions cueilli les fleurs d’un buisson qui n’était pas un merisier à grappes. Elles étaient juste blanches. Mais maman s’en est quand même sortie et elle n’est pas morte.
Parfois, Anna se fâchait et criait :
– Je ne supporte plus de te voir! Va-t’en !
Alors je descendais dans la cour et je m’asseyais sur la poubelle où je brûlais des rouleaux de pellicules avec une loupe.
J’aime les odeurs. Celle des pellicules qui brûlent, de la chaleur, d’Anna, de la caisse d’argile, des cheveux de maman, l’odeur des fêtes et du merisier en grappes. Je n’ai moi-même pas encore d’odeur, du moins je ne crois pas.
En été, Anna avait une odeur différente, elle sentait l’herbe et dégageait un parfum encore plus brûlant. Elle riait plus souvent et on découvrait davantage ses grands bras et ses jambes.
Anna savait vraiment ramer. Elle donnait un seul coup et se reposait triomphalement sur les rames pendant que le bateau glissait sur le détroit en faisant jaillir des éclaboussures dans l’eau brillante du soir. Puis elle donnait un autre coup de rame, d’autres éclaboussures jaillissaient, et elle montrait combien elle était forte. Elle éclatait alors de rire, plongeait une des rames pour faire tourner le bateau et montrer qu’elle n’avait envie d’aller nulle part et se contentait de jouer. Finalement, elle laissait le bateau dériver, s’allongeait au fond pour chanter et, depuis le rivage, tout le monde l’entendait dans le soleil couchant et savait qu’Anna était allongée là, grande, heureuse, brûlante et se moquant de tout. Elle faisait ce qu’elle voulait.
Puis elle montait sur la colline, son corps se balançant lentement, cueillait parfois une fleur. Anna chantait aussi quand elle faisait du pain. Elle pétrissait la pâte, la battait, la tapotait et façonnait des petites boules qu’elle jetait dans le four exactement comme il fallait. Elle refermait la porte, s’étirait et s’exclamait :
– Houla ! Ça brûle !
J’aime Anna l’été et je ne cherche jamais à la pousser à bout.
Parfois, nous allions dans la vallée des diamants. C’est une plage où tous les galets sont ronds et précieux. Ils ont une très jolie couleur. Ils sont beaux sous l’eau, mais quand on les frotte avec de la margarine, ils restent toujours beaux. Nous y allions quand maman et papa travaillaient en ville et, après avoir ramassé beaucoup de diamants, nous nous asseyions près du ruisseau qui descendait de la montagne. Il ne coulait qu’à la fin du printemps et à l’automne. Nous construisions des cascades et des barrages.
– Il y a de l’or dans le ruisseau, a dit Anna. Cherche-le.
Je n’ai jamais vu d’or.
– Il faut le mettre toi-même, a dit Anna. L’or est magnifique dans l’eau brune. Et il prolifère. De plus en plus d’or.
Alors je suis rentrée à la maison et j’ai récupéré tout l’or que nous possédions ainsi que les perles. J’ai tout mis dans le ruisseau et c’est devenu incroyablement beau.
Anna et moi étions allongées à écouter le ruisseau, et elle chantait La Fiancée au Lion. Elle est entrée dans l’eau, a attrapé le bracelet en or de maman avec ses orteils, l’a relâché en éclatant de rire.
– J’ai toujours eu envie d’or véritable.
Le jour suivant, tout l’or avait disparu et les perles aussi. J’ai trouvé ça étrange.
– On ne sait jamais avec les ruisseaux, a dit Anna. Parfois, l’or prolifère et parfois il va droit dans la terre. Mais il peut ressortir, si on n’en parle jamais.
Puis nous sommes rentrées à la maison et nous avons fait des crêpes.
Le soir, Anna a retrouvé son nouvel amant près de la balançoire du village. C’était un Homme d’Action et il pouvait pousser la balançoire si fort qu’elle faisait des tours complets, et la seule qui osait rester assise au quatrième tour était Anna.
Poète, romancier et écrivain, “infatigable pèlerin de la réconciliation entre l’art et la machine” (Jacques Stiennon), Georges LINZE a laissé une œuvre abondante toute empreinte d’optimisme et de confiance en le progrès et la technique. En 1920, il publie son premier recueil, Ici, Poèmes d’Ardennes et fonde à Liège, en décembre de la même année, un groupe littéraire, avec le poète René Liège et le peintre Marcel Lempereur-Haut. En mars 1921, parait le premier numéro de la revue internationale futuriste Anthologie, qui réunit des artistes du monde entier et qui publie les poètes de toute nationalité, jusqu’en 1940. Le Groupe d’Art moderne de Liège était né ! En 1928, Georges Linze publie Le prophète influencé, son premier essai. Également fondateur, en 1931, du Journal des Poètes, avec Géo Norge, Pierre Bourgeois, Maurice Carême – entre autres – animateur radio, il témoigne aussi de l’intérêt pour l’architecture moderne et collabore notamment à la revue moderniste L’Équerre. Entre 1940 et 1944, résistant, Georges Linze s’engage dans la presse clandestine. Ce conflit ébranlera quelque peu son naturel optimiste et sa confiance en la technique, mais ne ralentira pas pour autant sa production littéraire.
Instituteur et chef d’école, l’écrivain laisse une œuvre abondante faite de plus de vingt recueils de poèmes, d’une vingtaine d’essais (Propos d’art contemporain (1923), Méditation sur la machine (1930), etc.), de plusieurs romans (Les enfants bombardés (1936), Les dimanches où le monde est jeune (1954)) et livres pour enfants (Les vainqueurs de l’océan (1931), Raymond Petit-Homme (1936)), mais aussi de manifestes, dans lesquels perce le doute qu’il éprouve sur le sens du monde actuel. Fervent amateur de moto – il a parcouru l’Europe, l’Asie et l’Afrique au volant de sa bécane – il publie, en 1984, son dernier recueil, Poème pour comprendre arbres et machines.
Georges Linze, pour qui tout est poésie – “Une étrange phosphorescence couvre les objets les plus humbles comme si la poésie n’était que ce que les choses ordinaires ont d’extraordinaire” –, est également vice président de l’Association des Écrivains belges de Langue française, membre correspondant de l’Académie luxembourgeoise et membre titulaire de l’Académie internationale de Culture française. Il a reçu, entre autres prix, le prix Félix Denayer pour l’ensemble de son œuvre, en 1957.
extrait de la notice du Dictionnaire des Wallons,
une des bases de données de Connaître la Wallonie
Gilles Loiseau en Amérique : la quatrième de couverture était déjà tout un programme !
S’il était avant tout un poète prolifique, Georges LINZE était aussi romancier (jeunesse) et les Aventures de Gilles Loiseau en Amérique (1948 ?) ont bercé plus d’un rêve agité de ma prime adolescence. On lui doit également Les aventures de Riquet en Ardennes que mon arrière-grand-père adorait nous lire, le soir.
Marthe ou l’âge d’or est d’un autre tonneau, comme on pourra le lire dans le long extrait que nous avons transcrit plus bas. Le roman est paru aux Editions de l’Etoile à Bruxelles.
Étonnamment, les deux romans sont sans date, même dans les références de la Bibliothèque nationale de France (BnF). On doit être juste après la guerre… Qu’à cela ne tienne, vous pourrez lire ci-dessous les premières pages d’un roman tout en douceur naïve. L’époque y est présente dans le style comme dans le propos (figurerait-il aujourd’hui dans le rayon “Romans Feel Good” des librairies ?). Reste qu’à la lecture des quelques lignes qui suivent, on comprend mieux pourquoi Georges Linze est plutôt passé à la postérité pour son oeuvre poétique…
Marthe ou l’âge d’or (extrait)
SÉBASTIEN ou LE JEU MAGIQUE
RÉSUMÉ EN GUISE DE PRÉFACE
Qui est Sébastien ?
Quel est ce jeu magique ?
Sébastien, nous a-t-on dit, est l’homme que nous sommes tous, à certains moments de notre vie ou même toute notre vie.
Notre civilisation, à la fois brutale et géniale, a créé cet être que heurtent des merveilles et des enfers. Il se croit entouré de géants. Ceci prouve qu’il n’est pas loin de l’enfance. Ses aventures sentimentales ont été à la mesure du reste. Il a connu une femme, Marthe, qui l’a quitté en lui laissant une fille dont il n’est pas le père mais qui lui a permis de goûter quand même, aux bonheurs et aux tourments de la paternité. Au fait, l’enfant a réchauffé et enchanté sa vie. Mais le temps passe vite. La .fillette a grandi. La mère est loin, et les âmes continuent à chercher une justification à tout ce qui arrive. Elles ne cessent de désirer, sans pouvoir aisément la construire, une paix qui les mettrait en équilibre au milieu des mouvements du monde. Et ces mouvements ne sont, sans aucun doute, que les reflets de nous-mêmes.
“Sébastien ou le Jeu Magique, a dit Franz Hellens lors de l’attribution du premier Prix Rossel, est une étude psychologique, (dans le sens le moins prétentieux, le moins appuyé du mot) de deux caractères, de deux types d’humanité : l’homme qui prend la vie telle qu’elle est et en jouit pleinement et l’homme toujours inquiet qui ne sait pourquoi il est de ce monde et cherche dans les images qu’il crée, la clef de l’énigme.Dans Sébastien, l’esprit atteint et fouille avec une lucidité étonnante et par le moyen d’un style remarquablement efficace, les régions les plus obscures du subconscient. Il souligne, sans prétendre le résoudre, mais en nous faisant profondément sentir sa réalité, un problème angoissant, exprimé dans un récit dramatique, véritable tragédie d’où Sébastien vaincu, sort cependant fortifié. La scène finale, où l’homme rejoint l’enfant, et dont l’atmosphère purifiante est en quelque sorte la justification et la réparation du trouble où le héros s’est débattu jusque là, est, une des plus belles réussites du roman que je connaisse. L’élévation spirituelle de Sébastien ne s’impose pas tout de suite parce que l’auteur n’emploie pas de grands moyens pour nous y entraîner et parce qu’il a plutôt l’air de jouer avec ses personnages, comme ceux-ci ont l’air de jouer avec la vie. Qu’on ne s’y trompe pas : il y a là plus d’abnégation véritable que de désinvolture affectée. Et j’ajouterai, sans aucune hésitation, que cet ouvrage, dans son désordre et son trouble apparents, est éminemment moral, au sens le plus dépouillé du mot.” (Le Soir)
Quel est ce jeu magique ? Ce n’est que la vie, sans doute rien d’autre que quelques formes rares ou banales de la vie. Et comment Sébastien, cet homme perdu dans la grande ville, a-t-il joué ce jeu magique, malgré l’étonnante solitude où il est plongé ?
Voici :
Sébastien flâne au long des quais. Il est seul dans la nuit brumeuse et il souffre. Le visage de la ville lui paraît dur. Il entend crier les sirènes des usines, sonner les cloches des églises, vrombir des moteurs et il pense qu’il n’est qu’un homme, enfermé dans sa peau, bien au chaud dans son sang, avec, à toutes ses frontières, les attaques du froid et de l’humide.
Sébastien qui suit la bordure du trottoir, se laisse conduire par elle. Tout à coup, il voit grandir une forme, obéissant, elle aussi, aux ordres de cette route ridicule. Une femme bientôt s’arrêtera en face de lui.
C’est ainsi qu’il rencontre MARTHE.
Marthe, est l’élément fuyant, inconscient presque qui vit sans rien approfondir. Les hommes l’attirent et se la renvoient. Si c’est cela vivre, elle vit intensément mais non sans déchirement parfois. Pour ses conquêtes, elle a d’abord tout abandonné, puis, un jour, l’âge aidant, des appels irrésistibles l’ont atteinte. Elle· semble vouloir se fixer comme ces oiseaux qui tournent longtemps avant de se poser. Ce qui naîtra en elle sera une paix tardive, la paix au milieu des ruines si l’on veut, mais les enfants les relèveront si elles en valent la peine.
Ils se mettront, à leur tour, à construire pour eux-mêmes, un domaine éphémère, le plus beau qui soit évidemment. Et tout recommencera. Cette vérité est connue depuis toujours, ce qui n’empêche qu’on n’y prête guère attention.
Bah ! Il faut croire que tout est bien ainsi puisque le jeu continue…
Sébastien et Marthe s’en vont, côte à côte, dans la nuit. Sébastien saisit ses clefs qui sont chaudes d’une chaleur qui est la sienne. Ses doigts suivent un de leurs dessins. C’est le E de la clef de sa chambre et il se dit que la femme aurait pu s’appeler Emmi, Emma, Eve… Comme on le constate, Sébastien s’unit souvent au monde par l’intermédiaire des petites choses. Il a découvert un moyen de se sentir moins seul. Il en est là dans ses pensées, lorsque, tout à coup, devant eux, deux phares les visent puis se détournent, puis les retrouvent. Qu’y a-t-il ? Une auto monte sur le trottoir, reprend la chaussée, remonte sur le trottoir près d’eux, vire brusquement et va s’écraser contre le parapet du pont.
Pas un cri, pas une plainte du conducteur dangereusement blessé sans doute… Un silence tel que l’on peut croire que la machine folle roulait sans maître.
Ils ont tout vu, le danger les a frôlés. Après quelques secondes, Sébastien a voulu bondir, pour soigner, consoler, aider… La femme n’a pas bougé.
– Et après ? demande-t-elle en haussant les épaules.
Après ? Ils continuent leur route, plus glacés, plus éternellement impassibles. Il ne comprend plus ce qu’elle murmure. Il aurait fallu des sens plus subtils pour capter la vérité de ces mots perdus. L’homme et la femme sont loin l’un de l’autre, hostiles empoignés par des mains géantes qui les brandissent comme des flambeaux maudits.
– A la fin, vous m’ennuyez, crie-t-elle et elle le quitte.
Sébastien reste seul, déjà en proie au remords. Il n’a pas secouru l’automobiliste· et il le regrette mais il ne se décide pas à revenir sur ses pas. Il aperçoit la lumière d’un petit bar et il entre dans cette grotte de feu. Des glaces tournent, se répètent en un univers de cristaux. Il est pris comme dans un piège de velours, de rideaux, de miroirs. Derrière lui, la porte bouge sans bruit comme de l’eau. Il s’assied et les ressorts du fauteuil lui donnent une délicieuse impression de chute…
Du vin fume sur la table. La tranche de citron porte un morceau de sucre qui lentement s’engloutit. La fumée du tabac, massée immobile dans le fond, comme des nuages arrêtés par des montagnes, agrandit le petit bar.
Sébastien examine quatre joueurs de cartes qui se trouvent dans un coin puis il leur offre à boire. La bouteille commandée arrive sur la table, droite comme un phare. Et les verres sont des fleurs ouvertes, nettes, dans un drôle de printemps. Sébastien regarde la bouteille, sa bouteille venue là grâce à son désir, à sa volonté, à son argent. Elle est sienne, elle est son oeuvre. Elle est admirable.
Tout à coup, il se lève et annonce : “Je reviens”. Il sort sans chapeau, sans pardessus et se dirige, sûr comme un somnambule vers le quai où il vit surgir devant lui, la femme mystérieuse, suit le même trottoir, reprend la même allure mais avec plus de vigilance.
La femme l’attend à peu près au même endroit.
Elle eut peur de sa solitude et ne put se libérer d’un passé tout proche dont tout le destin ne s’était pas encore accompli.
Marthe et Sébastien reviendront ensemble vers le bar et, pour la première fois, il pourra voir le visage de sa compagne inconnue.
Les bars tiennent une grande place dans la vie de Sébastien comme d’ailleurs dans celle des hommes de cette époque. Ce sont des havres parfaits, des lieux un peu secrets qui accueillent non seulement les épaves et les poètes, mais surtout ceux qui ont besoin d’un peu de dépaysement et d’oubli.
Puis des bouteilles sont vidées et l’ivresse triomphe. Le marbre est devenu pour Marthe un aquarium magique où la main de Sébastien nage comme un poulpe.
De temps en temps, Marthe voit un œil de Sébastien ouvert dans un décor mouvant. Elle a chaud. Du feu parti de son ventre gagne tout son corps. Ses seins viennent de frissonner. Elle s’installe mieux sur sa chaise…
Sébastien goûte une complète sécurité. Ce bar bien à la mesure humaine, forme un univers suffisant, dont le plafond, ciel bas, ne contient aucune menace d’immensité ou d’éternité et ne laisse tomber aucun gel ; ses lampes représentent des astres bienfaisants, ses rayons de bouteilles multicolores et de verres à facettes étagent des reflets, comme une aurore boréale.
Plus tard, on apportera, dans le bar, un blessé évanoui, le conducteur de l’auto.
Marthe et Sébastien le regardent.
Il est jeune, tout blond, deux filets de sang venant du front, lui dessinent des cernes étrange. Des mains assez maladroites vont et viennent sur lui. On le déshabille. Dans la lumière cendrée, on voit à peine les quelques poils de son corps. Un médecin est appelé par téléphone. Il ne se fera pas attendre et bientôt l’homme sera pansé.
Son évanouissement est vite terminé. Quand on lui offre du vin, il boit lentement et il hoquette deux fois.
– Je vous remercie, dit-il. Ce n’est rien de grave.
On comprend que sa nudité le gêne et deux hommes qui lui ont offert leurs épaules l’entraînent vers l’arrière-cuisine… La dernière vision que laisse l’automobiliste avant de disparaître est assez cocasse. Il eut l’air de s’incliner poliment devant l’épouse du patron qui l’attendait, en souriant, près de la porte.
Le blessé qui s’appelle Edmond, viendra remercier ses sauveteurs et leur payera à boire. Vers le matin, il s’en ira avec Marthe et Sébastien. Le trio déambulera dans les rues puis échouera chez Edmond.
Sébastien, ivre, n’a pas cessé de s’agiter et de divaguer. Lorsqu’il s’endort en riant, il a au bout des doigts qui interrogent, en le touchant, le velours usé du canapé, l’inexplicable présence de paysages vraiment surprenants.
Dans la journée, Sébastien quittera ses compagnons, en méprisant cet Edmond qui lui a ravi Marthe, en méprisant cette Marthe qui préféra Edmond.
Il se sent vaincu une nouvelle fois, et aura l’occasion de se réfugier dans un cinéma où il espère trouver un peu de paix. Mais le spectacle l’irrite, les “actualités” lui donnent une image absurde d’un monde qui lui apparaît de plus en plus dangereux.
Oui, le monde est dangereux. Quitte cette salle, Sébastien ! Va-t’en, imprudent ! Voici l’Europe pleine de fumées et d’avions, voici la Chine délirante et ses grosses têtes affolées qui sortent de l’écran !
Sébastien ne peut se maîtriser.
– Flanquez tout par terre ! crie-t-il soudain.
– Flanquez tout en l’air ! hurle-t-il.
Des citoyens se lèvent, fiers devant leur femme.
– Chut ! crient-ils.
– A la douche !
– A la porte !
Des hommes galonnés empoignent Sébastien qui ne dirait plus rien si on le laissait là.
Et on jette sa face d’ange dans la rue.
Marthe, elle, au sortir de cette nuit effrénée se sent meurtrie et fatiguée.
– Ce n’est pourtant pas du dégoût, pense-t-elle, je n’en suis plus là et, du reste, rien ne le justifierait. Qu’ai-je à reprocher à quelques heures d’ivresse, à ces quelques plaisirs fiévreux pris avec deux inconnus pas vilains, pas méchants.
Edmond, le blessé qu’elle n’a pas secouru, est un homme joyeux, dominateur. Il arrive comme un piège, le voici tout près d’elle, elle le voit dans le miroir devant lequel elle termine sa toilette.
Elle est déjà prisonnière et bien incapable de résister. Elle ne sait plus s’il la caresse ou s’il la frappe, il l’emporte, la décoiffe, puis l’abandonne haletant et pâle. Mais ce grand amour ne durera pas. Marthe quittera Edmond et alors le doux et médiocre Sébastien retrouvera une petite place, de temps en temps, dans son souvenir.
Quinze jours ont passé depuis cette aventure lorsque Marthe et Sébastien se rencontrent dans la ville.
Sébastien, tout de suite, lui tendit la main. Marthe est de nouveau devant lui ! Est-ce possible ! Il reconnaît quelques-uns des traits que sa mémoire avait bien conservés. Elle porte la même robe, le même chapeau, mais le jour accuse mieux les formes de son visage. Il lui parle, il ose lui prendre le bras… Cette fois-ci, Sébastien est comblé. Marthe l’accompagnera chez lui et s’y installera.
Elle est bonne ménagère. Sébastien est heureux autant qu’on peut l’être, il se laisse vivre avec autour de lui, l’odeur café qui monte comme un encens familier.
Un jour, Marthe lui apprendra qu’elle est mère d’une petite fille de dix ans, Renée, qu’elle a placée en pension, chez une tante, à la campagne.
– Elle est gentille, c’est une jolie gosse. Si tu veux, Sébastien, nous irons la voir un de ces dimanches et, peut-être, un jour, pourrions-nous penser à l’avenir, à arranger les choses, puisque nous sommes ensemble, puisque nous nous entendons bien, puisque nous nous aimons.
– Si tu veux, répond simplement Sébastien. Il a découvert une nouvelle Marthe, avide de stabilité et de paix, une mère, une épouse. Le torrent semble s’être calmé. Pour combien de jours ?
Bah ! la vie continue ! Et c’est autant de pris. Sébastien acceptera tout ce que l’on voudra.
***
La petite Renée est venue habiter chez Sébastien. Maintenant lorsqu’il rentre chez lui, il a l’impression de trouver un abri sûr, un monde réduit mais bien connu et très suffisant dans lequel il se sent à son aise.
Renée colore toute sa vie. Elle joue, elle chante. Lorsque ses camarades l’appellent et qu’elle va se cacher avec eux sous le porche, il ne reste plus dans la cour qu’un gros bloc de silence et une corde perdue étendue comme un serpent.
A travers cette enfant, l’univers se transforme et Sébastien part à sa découverte. Un jour, il trouvera Edmond chez lui en train de bavarder avec Marthe. Il a pris Renée sur ses genoux et parle et fait rire… Il s’explique. C’est par hasard qu’il a retrouvé Marthe et, par elle, l’adresse de Sébastien.
C’est par hasard qu’il a retrouvé Marthe, qu’il a retrouvé Marthe, Marthe. Il ne parle que de Marthe. Qu’est-ce que tout cela amènera ?
Sébastien hésite. Que dire ? Cet homme nu, brusquement étendu devant eux, vers minuit, aurait dû disparaître à jamais. Il avait eu sa place, son rôle, son succès, sa beauté ; tout s’était terminé à la séparation, lorsque Sébastien, ivre encore, avait quitté la maison d’Edmond.
Sébastien se laisse, petit à petit, entraîner par la joie que dispense Edmond. Il s’apprête à aimer tout le monde et chacun s’en aperçoit. Il fait gai et fraternel autour de la table. Une liqueur emplit les verres. Edmond, s’il a trop chaud, peut enlever son veston, qu’il ne se gêne pas. Il est chez lui. Marthe préparera le dîner. Lorsque la petite dormira, les trois amis resteront ensemble toute la soirée.
– Acceptez, Edmond, nous avons des cigares, du vin et, comme souvenir commun, cette nuit ensanglantée, ces faits rapides qui ont un peu chagriné Sébastien, et qui le chagrinent encore.
Ce n’est vraiment pas bien d’avoir abandonné ce brave garçon qui aurait pu mourir, tout seul, comme un chien.
Si Sébastien avouait, s’il expliquait à Edmond toute la bizarrerie de cette nuit, leur décision de ne pas le secourir… Qu’un mot, qu’une allusion permettent l’enchaînement des idées et Sébastien dira ce qu’il doit dire et qui lui pèse sur le cœur. Après, il sera soulagé. Il se décide à parler.
– Je vous dois une explication.
– Une explication ? A propos de quoi ?
– A propos de cette nuit.
Edmond n’aime guère ce ton grave et des discussions sur des faits passés. Que veut Sébastien ? C’est à cause de Marthe sans doute. Comme si l’on ne pouvait, une fois pour toutes, oublier ces détails sans intérêt. Décidément, ce brave Sébastien radote, il est légèrement obsédé.
Mais Sébastien tient à son idée et soudain, il avoue :
– Marthe et moi avons assisté à l’accident.
Edmond ne semble pas étonné.
– Et vous avez aidé ces gens qui m’ont transporté dans le petit bar, dit-il calmement.
– Non, ajoute Sébastien, voilà ce qu’il faut que vous essayiez de comprendre : Nous vous avons vu arriver. Vous êtes allé vous écraser contre les pierres du pont… et nous ne vous avons pas secouru. Nous sommes partis, de commun accord, sans même nous retourner !
– Vraiment, dit Edmond qui ne paraît pas très ému.
– Nous avons décidé de ne pas vous secourir, sans vous connaître évidemment. Pour nous, le soir était si lugubre, nous nous sentions si seuls, dans une hostilité si sournoise que le simple geste d’aider quelqu’un, nous semblait répugnant et insolite.
Edmond ne sait que dire. A-t-il seulement envie d’insister ? La conversation tombe et jamais plus on ne reparlera de l’accident.
Depuis lors, le prestige d’Edmond n’a cessé de grandir. Edmond est optimiste, il prétend volontiers que l’époque est splendide. Lorsqu’il parle, ses yeux brillent, il bombe la poitrine. Il est jeune, épanoui au milieu de sa vie ; il faut qu’on le regarde au risque de se brûler l’âme…
Il joue, lui aussi, mais gaiement. Il saisit Renée, la soulève, la place debout sur ses épaules, sourit en voyant la fuite de ses jambes, fait glisser l’enfant, la rattrape. Elle est heureuse, vaincue par ce géant qui joue.
Sébastien essaie de combattre l’influence d’Edmond. C’est en lui-même qu’il réussit le mieux, lorsqu’il définit son adversaire : “- Toi, Edmond, tu es l’être le plus plat, le plus vide que j’aie jamais vu. Je me trompe, je t’ai vu des millions de fois. Tu es l’Homme. Ton cerveau, c’est du beurre. Une vache pense plus que toi en regardant passer les trains… Tu ne te figures pas comme je me venge. Mes regards t’atteignent comme des crachats…”
Quant à Marthe, elle semble de plus en plus conquise par la verve d’Edmond. Elle ne le quitte pas des yeux et elle frémit délicieusement lorsqu’elle l’entend discourir : “Je suis bien parmi les choses dures de la terre, parmi les couleurs, le chaud et le froid… Je donne tout le passé, sans oublier les Grecs, pour le cinéma et la magnéto de mon moteur. Je suis un homme moderne, j’aime les objets qui accompagnent mon voyage· ici-bas, mais je les donne tous, Grecs, cinéma, magnéto, etc., pour les femmes vivantes qui viennent à moi, que j’étreins puis que je lâche et qui s’en vont comme si elles dansaient.”
Et moi, se dit Sébastien, je m’amuserais à laisser la lumière toute la nuit, puis après je briserais le compteur électrique… Suis-je bête ? Suis-je malade ? Un journal m’affole. J’ai peur des hommes, des armées et de leurs avions. Je pense aux bombes.
Allons Sébastien ! Calme-toi, ton cas n’est pas unique. Mais il te faudrait apprendre à vivre. Tiens, voici un conseil : Si tu te mettais au travail et si tu essayais d’inventer une machine ? Invente une machine, Sébastien ! Invente quelque chose ! Qui te dit que le bonheur ne viendrait pas par surcroît ?
***
Un dimanche, Marthe, Renée, Edmond et Sébastien partiront en excursion.
Tout de suite, Sébastien a compris que la journée serait assez morne. Dans le tram qui les emporte, il invente pour lui seul, toutes sortes de rêveries qui sont affaire entre lui et l’univers.
Edmond, comme toujours, est joyeux. Il ne cesse de faire des jeux de mots et Marthe rit de bon cœur. Une rivière sera traversée en bac, puis Edmond qui marche en tête donne le signal de l’arrêt. Il a trouvé un joli coin. Aux environs, on n’aperçoit que quelques familles. Vite, on s’installe. Les vivres sont mis à l’ombre. Renée revient bientôt avec quelques camarades. Et les heures passent rapidement sous le bon soleil dominical. Sébastien se couche
dans l’herbe et s’assoupit. Son cœur a battu un peu plus fort en approchant des plaisirs du sommeil…
Lorsqu’il se réveille, il rejette assez brusquement un journal que l’on a placé délicatement sur son visage. Il regarde à droite, il regarde à gauche. Il est seul. Un dimanche se termine. On a fermé les gramophones et l’on a démonté les tentes. La nuit va venir car les chauves-souris volent déjà au-dessus de l’eau.
Tout à coup, Renée accourt en criant: “Et Maman ? Et Edmond ? Où est Maman ? Où est Edmond ?”
Où sont-ils ? Comment le saurait-il, lui Sébastien ? Pourquoi s’inquiéter de la sorte.
– Attends, dit-il, tu vas les voir revenir. Les voici, sans aucun doute.
Mais l’homme et la femme que Sébastien désignait et qui, de loin, ressemblaient à Edmond et Marthe, passent indifférents. Maintenant Sébastien s’inquiète sérieusement. Il fouille les buissons où la nuit est déjà sous les feuilles. Ils questionnent les derniers promeneurs. Ne les avez-vous pas vus ? Mais si, ce couple a attiré notre attention, il y a une heure, deux heures, trois heures, on ne sait plus…
Ne se sont-ils pas noyés ? Ne se sont-ils pas égarés ?
– Qui est-ce? demande quelqu’un.
– Ma femme et son ami.
– Ah ! Votre femme et son ami !
Sébastien hausse les épaules. Il sent contre sa jambe le corps de la petite Renée. Allons, on ne peut s’attarder plus longtemps dans ce pays obscur et vide.
– Il nous faut rentrer, dit-il, tu verras, nous trouverons Maman et Edmond bien tranquilles à la maison. Nous saurons ce qui s’est passé.
Sébastien se leurrait. La maison était éclairée mais Marthe n’était plus là. Elle avait fui en laissant une pauvre lettre toujours la même:
« Je n’ai pu agir autrement. J’ai partagé l’argent. Quant à la petite, conduis-la chez sa tante. Adieu ! »
La douleur déchire Sébastien qui apprend ainsi que Marthe était devenue indispensable à sa vie. Elle l’a trahi et il voudrait l’oublier, mais son souvenir ne cesse de le tourmenter. Il imagine son existence avec Edmond, il se représente certains de leurs gestes, il entend leurs voix et leurs rires et la colère commence à gronder en lui, une colère qui ressemble à la haine.
Bientôt, il saura qu’une seule chose peut lui rendre la paix : faire disparaître Marthe et Edmond. Les tuer. Il s’arme d’un browning et se lance à leur poursuite.
Après avoir erré dans la ville, l’idée lui vient de se rendre chez Edmond, peut-être aura-t-il la chance de trouver les oiseaux au nid. Peine perdue, personne ne répond et Sébastien tâche, mais en vain, de forcer la porte. Il essaie toutes les clefs qu’il possède et ne s’en ira qu’après avoir gravé sur le chambranle “A mort” et plus bas, deux dessins secrets.
Il reprend sa folle randonnée et, tout à coup, croit apercevoir Marthe. Mais ce n’est qu’une femme qui lui ressemble un peu. Il l’accompagne chez elle et lui explique sa peine. La femme est distraite et pense à autre chose.
Lorsqu’elle veut enlever sa robe, Sébastien l’en empêche et lui dit :
– Je vous aime un peu parce que vous me rappelez Marthe.
– Votre femme ?
– Oui. Je la cherche, pour la tuer.
La femme est habituée aux bizarreries des hommes qui la fréquentent, Sébastien ne lui paraît pas dangereux mais il faut quand même qu’elle s’en méfie. Sans rien brusquer, elle parvient à faire parler Sébastien et à s’emparer de son arme. Elle la retourne entre ses doigts comme une araignée ferait d ‘une mouche, puis la dépose sur la tablette de la cheminée.
– Vous vous faites plus méchant que vous n’êtes, dit-elle.
Mais Sébastien ne l’entend pas, il suit déjà des images nouvelles.
La femme se demande maintenant comment elle se débarrassera de cet original et comment elle parviendra à le mettre à la porte.
Elle tente une dernière fois de s’approcher de Sébastien mais celui-ci la repousse.
– Je crois, dit-il que vous feriez mieux de chanter quelque chose. C’est ce que je désire.
Elle paraît très peu disposée à le satisfaire et Sébastien pense que les prostituées ont parfois un étrange amour-propre.
– Chantez, puis je m’en irai, je vous le promets.
Elle a souri puis s’est installée sur les genoux de Sébastien et a fredonné un chant populaire.
Le chant lentement s’est affermi et la femme est toute transfigurée. Elle chante de tout son cœur mais elle n’arrivera. pas au bout de son couplet car de grosses larmes couleront sur ses joues.
Sébastien s’en ira comme il l’a promis.
***
Plus tard, Sébastien qui est revenu chez la femme pour y prendre son revolver, rencontre un enfant. Il partage ses jeux mystérieux pendant quelques minutes et se grise à sa fraîcheur et à son innocence.
Il éprouve le besoin de revoir Renée et de s’abreuver à cette source vive.
Va Sébastien ! Rien n’est perdu puisque tu sais encore jouer. Tu es toujours enfant, toujours jeune, toujours en proie au délire poétique du début de la vie. Crie à Renée que tu accours, tends-lui les bras !
Pendant ce temps, Edmond et Marthe goûtent eux aussi un bonheur parfois assez trouble. Une auto les emporte-t-elle, Marthe pense à ce qu’elle ferait si elle rencontrait, à un carrefour, une voiture incendiée avec Sébastien gisant au milieu des débris ; et la joie de l’excursion n’est pas sans mélange.
Sébastien ? Voici sa figure, à la fois pitoyable et émouvante, qui monte comme un soleil et qui emplit le ciel. Sébastien blessé ! Que ferait-elle ?
Mais Marthe est vite enlevée de son rêve.
Son écharpe vole comme un oiseau qui semble, la poursuivre. Marthe boit la vitesse à longs traits et Renée, sa fille, a beau faire des signes d’appel au fond de l’espace, elle a beau courir éperdument sur la route, à côté de la machine, l’enfant est vite couchée, par sa mère, dans le petit cercueil de l’oubli. Marthe se donne tout à son amour.
Le passé pourtant veille encore en elle et de temps en temps ressuscite. Sébastien, ce prolétaire du bonheur, comme l’appelle Edmond ; vient la trouver comme un fantôme. Parfois même, pendant la nuit, lorsqu’elle s’éveille brusquement, elle se demande où elle est. Quelle est cette chambre ? Comment est-elle ? Où est la fenêtre ? Qui partage mon lit ? Qui est cet homme à côté de moi ? Est-ce Edmond ? Est-ce Sébastien ? Je ne sais plus… Quel est cet homme pesant comme un rocher ?
Edmond ! Mais c’est Edmond ! Elle crie, elle se remue, elle a peur.
– Dors, dit le rocher, tu rêves.
Et c’est lui qui se rendort. Tapie contre lui, comme une bête, elle écoute les grands souffles de la nuit et de l’homme endormi. Elle les sent passer sur elle et comprend qu’ils sont tous deux extrêmement redoutables.
Le souvenir de Sébastien se ravivera encore.
– C’est drôle, se dit Marthe, parfois tout me rappelle Sébastien. Cet homme me fascine un peu. Qu’a-t-il pensé de moi ? Il était bon il était trop bon pour souffrir. Il aura compris pourquoi j’ai dû fuir, et ce que l’on comprend fait beaucoup moins de mal. Ainsi rassurée, elle se livre entièrement à la vie. Elle est heureuse et ne craint pas de le proclamer.
– Je ris, je vis ! J’ai, dans l’âme, une présence douce, un peu chaude. Toute la terre me ressemble.
– Elle a une attaque de poésie, murmure Edmond qui parfois ne manque pas de perspicacité, et il la laisse dire.
Selon le désir de Marthe, Sébastien a décidé de conduire la petite Renée chez sa tante, à la campagne.
Ils ont pris le train et les voici maintenant, en route, à travers les champs et les bois, vers la maison où Renée passa sa première enfance.
La fillette pleure doucement et le sentier est pénible à monter. Sébastien encourage l’enfant mais il se sent impuissant à la consoler. Il a pourtant bien fait de la rendre à sa tante et de décider de continuer seul, une vie médiocre et vide.
– Allons Renée, encore un effort, nous nous reposerons quelques minutes en haut de la côte, dans le bois. La demeure de ta tante n’est plus loin.
Il a beau dire et beau faire, le chagrin de Renée augmente et elle s’enfièvre. Elle voudrait s’accrocher à la haie, saisir cette borne, se tenir à une branche, empêcher cet homme puissant qui la tient par la main, de la conduire plus avant.
Lorsqu’elle arrivera chez sa tante, elle aura une telle crise, elle s’agrippera à Sébastien avec tant de forcé qu’il la ramènera avec lui.
Sans pleurs cette fois, ils reprendront le chemin en sens inverse et rentreront dans la ville.
– Nous jouerons encore ensemble ? demande la petite.
– Mais oui, Renée.
– Et nous ne nous arrêterons jamais ?
Sébastien frémit de bonheur, il entrevoit n jeu de génie ou de dieu.
– Ecoute, dit-il, nous allons commencer le jeu tout de suite. Nous allons d’abord nous quitter…
– Oui, répond Renée.
– Tu suivras la bordure du trottoir et moi je viendrai à ta rencontre. Il est bien entende que nous ne nous connaissons pas et que lorsque nous serons l’un en face de l’autre, nous ne bougerons pas. Il ne faudra pas rire car le jeu est sérieux… Puis, nous inventerons la suite.
[RADIOFRANCE.FR/FRANCECULTURE, 14 juillet 2022] Il existe des centaines de contes, livres ou dessins animés qui ont marqué notre enfance. Parmi ces histoires, certaines ont été plus marquantes que d’autres : celles qui nous faisaient peur, nous rendaient tristes ou nous choquaient. Mais pourquoi raconte-t-on de telles horreurs aux enfants ?
Quand j’avais 6 ans et demi, j’ai vu Le Roi Lion au cinéma et je ne suis pas sûre de l’avoir très bien vécu. Et je ne crois pas être la seule à avoir ce ressenti pour une histoire. Quand on a posé la question à notre public sur les réseaux sociaux, nous avons été submergés par les témoignages d’histoires effrayantes : Barbe Bleue, Pinocchio, Coraline, Ratatouille, Pierre et le loup, La Petite fille aux allumettes…
Pour décrypter et comprendre ce que les histoires qui font peur provoquent dans notre cerveau, j’ai interrogé l’historienne des contes Elisabeth Lemirre, le pédopshychiatre Patrick Ben Soussan, la neuroscientifique spécialisée dans le cerveau de l’enfant Ghislaine Dehaene et la formatrice et lectrice pour enfants Chloé Séguret.
À l’origine : des contes terrifiants
Elisabeth Lemirre, autrice de Le Cabinet des fées (2003), commence son propos ainsi : “Le conte est aussi vieux que la parole chez l’homme.” Pourtant il existe une grosse différence avec les histoires d’aujourd’hui : pendant des siècles, les histoires, les mythes, les contes n’étaient pas destinés aux enfants.
Elisabeth Lemirre : “À l’origine, le conte est destiné à une communauté, plus encore, il est son mode d’expression. La communauté se réunit dans des cérémonies ritualisées, des veillées après des travaux, des cérémonies de fêtes, par exemple après un mariage, et le conteur conte. Toute la communauté est réunie autour de lui : aînés, adultes, enfants. A l’origine, il n’y a donc aucune différence entre contes pour enfants et contes pour adultes.“
On pourrait donc croire que c’est pour cela qu’on raconte des histoires qui font peur aux enfants : parce qu’on a pris l’habitude depuis des temps immémoriaux de ne pas filtrer les histoires quand elles sont destinées au jeune public. Mais c’est plus compliqué que ça. Parce qu’il y a eu une période où on a créé volontairement des histoires pour terrifier les plus jeunes.
Elisabeth Lemirre : “Au XIXe siècle, naissent les contes d’avertissement. Ce sont des contes très simples, faits pour faire peur aux enfants. Par exemple, chez les frères Grimm, Dame Holle : une petite fille sage laisse tomber son fuseau dans un puits. Quand elle descend le récupérer, elle rencontre la Dame Holle qui habite au fond du puits. Comme elle est gentille avec elle et qu’elle obéit à ses ordres, l’enfant remonte couverte d’or. Sa sœur l’imite alors mais comme elle a un caractère désobéissant et ne fait rien de ce que lui dit la dame, elle sort du puits couverte de poix ! C’est aussi à ce moment-là qu’on invente le croque-mitaine, le Père Fouettard et même Saint-Nicolas. Ce sont des personnages bienveillants et malveillants à la fois. Si l’enfant s’est montré sage, ils apportent des friandises et des cadeaux. Dans le cas contraire, ils apportent des verges pour les battre.“
C’est à cette époque qu’Andersen et les frères Grimm adaptent et mettent par écrit d’anciens contes et légendes dans des livres. Ces livres sont diffusés au sein de la société bourgeoise qui tente alors de tutorer l’enfant : l’idée est de corriger les comportements considérés comme répréhensibles des petits garçons et des petites filles en leur faisant peur.
Le vocabulaire des émotions
Cette approche éducative par la peur semble bien désuète à l’heure où l’on parle davantage d’éducation bienveillante ou positive. En 1994, dans Le Roi Lion, si le personnage de Scar et les hyènes font peur, on ne valorise pas pour autant les enfants sages. D’ailleurs, les bêtises de Simba ont largement contribué au succès du dessin animé.
Mais une histoire a bien d’autres fonctions que de rendre un enfant sage. C’est ce que nous explique le pédopsychiatre Patrick Ben Soussan, auteur de plusieurs livres sur l’éducation dont Les livres et les enfants d’abord (2022).
Patrick Ben Soussan : “L’histoire qui fait peur s’inscrit dans un processus de narration qui relève de ce qu’on appelle la grammaire des émotions : une façon de confronter les enfants à ce qui fait les émotions du monde, en particulier les “grandes” comme la surprise, la colère, la peur, la joie… Il y a des histoires qui vont contenir cet ensemble de propositions. L’histoire qui fait peur s’inscrit dans ce registre et est censée faciliter l’entrée dans le monde des humains.“
Elisabeth Lemirre : “Le conte permet à l’enfant d’identifier son angoisse. La peur d’être dévoré.e sera celle du Petit Poucet ; la peur de la petite fille de susciter le désir de son père ou de son frère sera celle de Peau d’âne ou de La Fille aux mains coupées. Cette peur, telle qu’elle est mise en scène dans des situations terribles par des personnages totalement effrayants, permet à l’enfant de nommer son angoisse. Elle devient alors une peur qu’il peut assumer.”
Finalement, Le Roi lion c’est quand même l’histoire d’un meurtre en famille déguisé en accident, et d’un enfant à qui on fait porter le chapeau. Rappelez-vous ces terribles mots de Scar à Simba, juste après la mort de son père : “Sans toi, il serait encore en vie… Qu’est-ce que ta mère dira ?“
Au-delà des questions que soulèvent le film liées à la mort, la trahison, la culpabilité, il y a une scène en particulier que je trouvais tellement horrible qu’aujourd’hui encore, je ne peux pas la regarder sans avoir les yeux qui piquent, c’est ce passage dans lequel Simba tente de réveiller le cadavre de son père en lui tirant l’oreille. Une scène terrible dans laquelle le spectateur est face à un enfant qui se rend compte qu’il ne peut pas réparer ses parents et que ceux-ci ne sont pas immortels. A ce moment-là, pour l’enfant que j’étais, il ne s’agissait peut-être pas seulement de nommer la mort, mais aussi d’appréhender la crainte qu’elle suscite.
Patrick Ben Soussan : “Ce n’est pas tant la verbalisation des émotions qui importe que la compréhension des ressentis. Ces histoires permettent à l’enfant d’éprouver et de rencontrer ces émotions-là dans un melting pot de scénarios et de situations le plus large possible. En effet, plus il en connaît, plus ce sera riche pour lui et favorisera son développement émotionnel plus tard. La reconnaissance des émotions d’abord, et ensuite l’adaptation dont l’enfant va faire preuve face à ces émotions : rester en retrait, ou au contraire aller de l’avant, être dans la retenue ou participer avec joie et allégresse. L’enjeu ce n’est pas tant la “gestion” des émotions que la capacité de l’enfant à les comprendre, comme s’il s’agissait du vocabulaire d’une langue étrangère.“
Que se passe-t-il dans le cerveau ?
Raconter des histoires qui font peur peut donc avoir de bons côtés. Pour autant, les professionnels de la petite enfance ne sont pas unanimes sur le sujet. Ghislaine Dehaene, pédiatre, directrice de recherche au CNRS en sciences cognitives est pour sa part plutôt réticente à l’idée de lire des histoires effrayantes aux enfants. Notamment parce que cela soulève la question cruciale qui consiste à savoir à partir de quel moment un enfant comprend que les histoires… c’est pour de faux.
Ghislaine Dehaene : “On raconte beaucoup d’histoires aux enfants, on leur raconte le Père Noël ou Alice au pays des merveilles et, par ailleurs, on leur explique comment les rennes ou les lapins grandissent et vivent, de façon très scientifique. C’est difficile pour l’enfant de savoir à quel moment on lui parle de choses imaginaires et à quel moment on lui parle de choses réelles.”
Mais pour s’y retrouver, l’enfant a des indices. En général on n’emploie pas le même ton quand on explique à un enfant que la terre tourne autour du soleil ou qu’Astérix boit de la potion magique. Il va y avoir des clins d’œil, des sourires, une intonation, des gestes… Mais tout cela, l’enfant met du temps à le décoder.
Ghislaine Dehaene : “Toutes les régions cérébrales ne se développent pas à la même vitesse. Le langage par exemple fait partie des circuits que l’enfant développe assez vite. Mais d’autres, comme ceux liés à l’imagination ou à la compréhension de l’autre, vont mettre beaucoup plus de temps. C’est pour cela que les très jeunes enfants sont très “littéraux”. Ils ne vont pas forcément comprendre l’humour ou le second degré, et vont rester attachés au premier sens d’une histoire.“
Sur les conseils de cette neuroscientifique, j’ai regardé une expérience intéressante réalisée avec des enfants de 2 ans et demi. Ils sont dans une pièce avec des jeux à leur taille, comme un toboggan ou une voiture, puis on les fait sortir. A leur retour dans la salle de jeux, ils sont face aux mêmes objets mais miniaturisés. Leur première réaction est d’essayer de jouer de la même façon, comme s’ils ne comprenaient pas la différence entre un toboggan et sa représentation. Qu’en est-il alors des histoires ? Et en particulier des histoires qui font peur ? Que se passe-t-il dans le cerveau d’un enfant qui a peur ?
Ghislaine Dehaene : “C’est très important de lire des histoires. Mais pas forcément des histoires qui font peur ! On sait qu’on va exciter l’amygdale, une région limbique, c’est à dire une des régions émotionnelles. Que produit la peur dans le cerveau d’un jeune enfant ? Il n’existe pas encore d’imagerie médicale du cerveau d’un enfant auquel on lit une histoire qui fait peur. Mais en revanche, on sait que toute situation de stress est néfaste pour son développement cérébral, qu’elle inhibe. Mais les études portent sur des situations de stress engendrées par les violences de guerre, ou l’expérience de l’orphelinat… des situations où le stress est bien réel et pas transmis par une histoire.“
Éviter de générer du stress chez un enfant en lui faisant peur, c’est une question de dosage, et pour ça il faut prendre en compte plusieurs facteurs, comme évidemment l’âge de l’enfant. Chaque enfant est bien sûr différent, mais je crois que cela aurait été pire pour moi de voir Le Roi Lion plus tôt, vers 4 ans, par exemple. D’ailleurs, c’est un âge particulier dans la construction de la pensée de l’enfant.
Ghislaine Dehaene : “Les enfants de cet âge sont dans une espèce de pensée magique : ils croient que s’ils pensent quelque chose suffisamment fort, ça peut se réaliser. Une étude comportementale a consisté à montrer une boîte vide à des enfants. Puis à demander à un premier groupe d’imaginer un lapin à l’intérieur, à un deuxième groupe un monstre et puis il y un troisième groupe d’enfants auquel on ne dit rien. L’expérience consiste ensuite à regarder à quelle vitesse les enfants s’approchent de la boîte. Tous savent qu’elle est vide bien sûr. Mais ceux qui ont imaginé qu’il y avait un monstre à l’intérieur sont plus lents à s’en approcher et à l’ouvrir, même s’ils disent : “Je sais qu’il n’y a pas de monstre.” Mais chez les enfants de 4-5 ans, l’ambiguïté persiste : “Si je l’ai imaginé, c’est peut-être vrai.” Donc il faut avoir cela en tête quand on lit une histoire qui fait peur. Les enfants ne réagissent pas comme nous à une information, il faut par conséquent les ménager.“
De l’importance de l’accompagnement
Un autre facteur à prendre en compte pour éviter de générer du stress est l’importance de l’accompagnement. Parce que si les professionnels de l’enfance divergent sur l’impact et l’utilité des histoires qui font peur, sur ce point, ils sont en revanche unanimes.
Patrick Ben Soussan : “L’enfant sait très bien s’il est dans un univers de sécurité créé par l’environnement humain. Quel que soit le contenu du livre, si l’enfant sait qu’il peut compter sur la personne qui est là, présente auprès de lui, il ne craint rien. C’est cette confiance qui est fondamentale, qui permet de développer l’estime de soi.“
Chloé Séguret, qui enseigne la littérature d’enfance à l’IRTS de Melun tempère : “Mais pour que cette expérience soit positive, il faut que l’enfant ait la maîtrise du moment de lecture. Cette maîtrise de l’enfant sur l’histoire, ce cadre rassurant, demande à l’adulte écoute et observation.“
Chloé Séguret : “Les enfants ne sont pas toujours capables de verbaliser ce dont ils ont besoin mais leur posture est parlante. Un enfant qui s’éloigne, se met à jouer, à faire du bruit – notamment quand il est captif et qu’il sait qu’il ne doit pas bouger – qui joue avec sa chaussure, avec ses cheveux, est un enfant qui cherche des échappatoires. Ça peut être aussi attraper son doudou, mettre sa tétine ou son pouce dans la bouche. Ça peut être aussi une position de repli. Si on est dans une lecture individualisée, la proximité physique avec l’adulte qui lit peut permettre à l’enfant de surmonter sa peur. Mais en cas de doute, l’adulte peut alors demander : “Tu veux que je continue ? Est-ce que ça te fait peur ? Tu veux qu’on arrête ?”
Je comprends mieux à présent ma réaction devant Le Roi Lion. Voir un film sur un grand écran, entourée d’inconnus, dans le noir, sans pouvoir faire de pause, ni parler : ce n’est pas très rassurant comme cadre. Mais que ce soit à travers des livres, des dessins animés ou des contes, un autre élément est à prendre en considération :
Chloé Séguret : “Pour les très jeunes enfants, il faut que ça se termine bien . On ne peut pas laisser les enfants sur une note de désespoir, il faut les laisser sur quelque chose de joyeux et d’heureux.“
Et ça Walt Disney l’a bien compris. Le Roi lion se termine par le traditionnel – et un peu daté – “Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants.” N’empêche, cette musique et ces images m’ont marquée, et presque 30 ans plus tard, j’ai toujours autant de plaisir à regarder la dernière scène du Roi Lion.
Née en 1970 d’une mère suédoise et d’un père britannique, Kitty CROWTHER est une auteure et illustratrice belge de littérature jeunesse. Elle est diplômée d’Arts plastiques à Saint-Luc à Bruxelles. Après ses études, elle commence à illustrer et à publier ses premiers livres : elle publie son premier album en 1994. A ce jour, elle a réalisé une quarantaine de livres, traduits en une trentaine de langues.
Kitty Crowther parcourt le monde pour donner des conférences, des ateliers (avec des adultes tout autant que des enfants), pour monter des expositions ou encore pour partager son art par des performances sur scène.
La plupart de ses livres sont publiés à l’Ecole des Loisirs (Pastel) ainsi que chez Lilla Piratförlaget (éditeur suédois). Son travail, très tôt remarqué par la critique, a été récompensé – tant pour ses illustrations que pour ses textes – par d’importantes distinctions : le prix Baobab, le Grand Prix triennal de Littérature de Jeunesse et, en 2010, le très prestigieux prix international Astrid Lindgren Memorial Award.
Chaque nouveau livre marque le rythme de l’évolution intérieure de l’artiste, de ses questionnements et de ses éblouissements. Car Kitty Crowther envisage l’album comme bien plus qu’un support à raconter des histoires. Elle y inscrit, dans l’écriture comme dans le dessin, de multiples degrés d’interprétation qui donnent tout à la fois une clarté à la narration et des résonances plus profondes, voire philosophiques, dont chacun peut s’emparer. Ses ouvrages sont aussi de formidables réservoirs d’émotions, simples et complexes, qui surprennent le lecteur et peuvent l’amener sur des rivages inattendus… Comme elle le dit : “Je n’essaie pas de faire des livres plaisants mais des histoires qui m’intéressent profondément. D’ailleurs, je n’ai pas l’impression de décider, ce sont elles qui me choisissent.“
Pour l’exposition inédite En Fluo aux CHIROUX de Liège (2021-2022), elle a revisité plusieurs titres de sa bibliographie en déployant des atmosphères caractéristiques de ses livres, ainsi qu’une pluralité de tempéraments des personnages qu’elle a créés. C’est notamment le dernier livre de Kitty Crowther, Je veux un chien et peu importe lequel, publié au printemps dernier, et ses personnages principaux qui ont été mis à l’honneur dans l’exposition. L’univers de Far West, publié en 2018, était également évoqué.
Un parcours de “boîtes-récits” y a alterné avec des matériaux bruts, comme le bois, et des objets variés ainsi que des originaux. La couleur, bien entendu, avait une place essentielle, en particulier – comme le titre l’évoque – le fluo qui est une couleur-lumière, utilisée pour voir mieux, pour mettre en valeur, pour alerter. Pour faire pétiller l’espace et les surfaces aussi.
Kitty Crowther a développé depuis quelques années une pratique de la peinture murale. Cette dimension supplémentaire de son travail d’illustratrice, qui tire vers la performance visuelle, a donné lieu à des dessins originaux et éphémères sur les murs de l’espace d’exposition.
Enfin, un carnet conçu par l’artiste y donnait des pistes d’exploration et de lecture de son travail. Catalogue autant que petit livre d’artiste, cette brochure constitue une nouvelle porte d’entrée pour rentrer dans l’univers complet, peuplé d’êtres interdépendants, de beautés et d’obstacles, de cette immense artiste.
La bibliographie de Kitty Crowther compte de très nombreux titres, parmi lesquels une bonne dizaine peut être considérée comme fondateurs de sa pratique et de son art. On citera donc :
Je veux un chien et peu importe lequel (Pastel, 2021),
FarWest, avec un texte de Peter Elliot (Pastel, 2018),
Petites histoires de nuit (Pastel, L’Ecole des Loisirs, 2017),
Mère Méduse (Pastel, L’École des loisirs, 2014),
La série de Poka & Mine (Pastel, 2005, 2007 et 2016),
Le petit homme et Dieu (Pastel, L’École des loisirs, 2010)
Annie du lac (Pastel, L’École des loisirs, 2009)
Alors ? (Pastel, L’École des loisirs, 2006)
La Visite de la Petite Mort (Pastel, L’École des loisirs, 2004)
Moi et rien (Pastel, L’École des loisirs, 2000).
Le travail et l’univers de Kitty Crowther ont aussi déjà été exposés à de nombreuses reprises. Parmi celles-ci, on peut citer :
exposition et performance lors du Festival GRAFIXX à Anvers (2019),
Lanterna magica, petites histoires de nuit, au Musée de Poche, Paris (2018),
à l’occasion de l’exposition des œuvres du peintre Jan Toorop au Gemeente Museum Den Haag – La Haye (2016), exposition simultanée dans la galerie des enfants du musée des originaux du livre de Kitty Crowther, Le chant du temps, une commande passée à l’illustratrice d’un livre s’inspirant des peintures de Jan Toorop,
Fourth upon a time… Harriët, Eva, Kitty, Nadja, au Nordic Watercolour Museum, exposition collective avec les artistes et créatrices de livres Harriët Van Reek, Nadja, Eva Lindströ et Kitty Crowther (2015),
Hell’o Kitty, à la Bries Space, Anvers (2013),
La cour des miracles, Laterna magica Fotokino, Marseille (2013),
Expo Play, à Montreuil en 2007 (conçue par Olivier Douzou) avec Christian Voltz, José Parrondo, Jochen Gerner, Natali Fortier, Anouk Ricard, Fréderic Bertrand…
Charles-Henri DEWISME (dit Henri Vernes) naît à Ath, le 16 octobre 1918. Très vite, ses parents divorcent et le petit Charles Dewisme est élevé par ses grands-parents dans une maison tournaisienne située rue Duwez dans le quartier Saint-Piat. Aujourd’hui une plaque commémorative est visible sur la façade de la maison. Déjà à l’époque celui qui deviendra Henri Vernes avait un goût très prononcé pour les romans d’aventures, comme par exemple les Harry Dickson de son futur ami Jean Ray.
A 19 ans, il interrompt ses études et fait une fugue en Chine… (preuve qu’il avait déjà le goût de l’aventure en lui !) Pendant la guerre, il travaille comme espion pour les services secrets britanniques. Il connait malgré tout beaucoup de monde dans l’autre camp ce qui lui permit de sauver sa peau à quelques reprises. Il aime écrire et collabore avec plusieurs journaux. Il réutilisera certains de ses articles comme source d’inspiration pour ses Bob Morane.
Il écrit un premier livre : “Strangulation”. Il envoie le manuscrit à Stanilas-André Steeman qui dirigeait une collection de romans policiers Le Jury. Mais le roman fut refusé et perdu à jamais. Il paraitrait que Stanilas-André Steeman ne l’aurait pas accepté car le manuscrit avait été envoyé roulé et non à plat. Son second livre, lui, est et bien publié et s’intitule La porte ouverte (La renaissance du livre, 1944). A cette époque, Henri Vernes écrivait encore sous son véritable nom : Charles-Henri Dewisme ! Ce premier livre ne fut malheureusement pas très commercialisé et seulement 700 exemplaires se sont vendus !
Un troisième opus se rajoute à la liste, en 1949 : La belle nuit pour un homme mort, un roman très noir. Parallèlement, il publie des histoires policières dans les journaux. En 1994 parait Le goût du malheur, histoire écrite en 1945 mais jamais publié auparavant.
Henri Vernes & Bob Morane
C’est en 1953 que Henri Vernes crée le personnage de Bob Morane à la demande de J-J. Schellens, l’ancien directeur littéraire des éditions Marabout, qui, pour sa nouvelle collection nommée Marabout-Junior, voulait un auteur pouvant lui créer “un personnage à suite” qui serait en librairie tous les 2 mois (délai convenu entre J-J. Schellens & H. Vernes) de façon à ce que les jeunes lecteurs de cette nouvelle série Marabout puissent acheter leur livre en librairie régulièrement et à date prévue…
Tout au début, C-H. Dewisme dût écrire un livre “test” qui s’intitulait Les conquérants de l’Everest ; test qui s’avéra convaincant puisque C-H. Dewisme fût accepté pour écrire la nouvelle série !
Depuis lors, à l’instar de son héros, c’est son propre nom qui signifie également l’aventure. Il écrit à une cadence encore plus infernale que la fameuse vallée (en allusion à La vallée infernale, le premier roman des aventures de Bob Morane) des histoires d’aventures plus passionnantes les unes que les autres. Ce passionné de l’écriture a vraiment dédié sa vie à son héros qu’il a mis en action dans 215 romans, au côté de son infatigable compagnon Bill Ballantine et en inventant ainsi de nombreux ennemis occasionnels (les coupeurs de têtes, l’homme invisible…) ou réguliers (L’ombre Jaune, Orgonetz, Miss Ylang-Ylang…).
Son imagination très fertile lui a permis de créer de nouveaux pays étrangers, la lutte de Bob contre des dictateurs, des univers parallèles et surtout, surtout LE Bob Morane !
“A l’instar d’un Georges Simenon ou d’un Frédéric Dard, durant des années, Henri Vernes écrit pour Marabout Junior une aventure de Bob Morane tous les deux mois ! (Bob Morane doit son nom à un modèle d’avion de chasse et à celui du guerrier Masaï, qui a tué son premier lion). A ce rythme-là, il n’est pas étonnant d’en arriver au nombre incroyable de plus de 200 romans. Il est normal aussi que son héros soit devenu une vedette incontestée de la BD et des petits et grands écrans. Sans doute le doit-il aussi à ses qualités morales, à son humanisme profond comme à son sens de l’écologie. Mais Bob Morane se bat finalement contre la bêtise des hommes. Il le fait cependant en être responsable : il analyse la situation, ne s’engage qu’après avoir mesuré les risques. De son créateur, il a l’humour, la curiosité, le sens de l’amitié. Henri Vernes a été durant vingt ans l’ami de Jean Ray, dont il a relancé et préfacé les œuvres. Il a connu et connaît également Michel de Ghelderode et Thomas Owen. Son tout premier roman, Strangulation, il l’envoya à Stanislas-André Steeman, à l’époque où celui-ci dirigeait la collection “Le Jury”. N’oublions pas qu’un des premiers titres de Bobo Morane fut, en 1957, Les Chasseurs de dinosaures et que son auteur utilisa la science-fiction, créant La Patrouille du temps en même temps que l’Américain Poul Anderson, dans ce qui reste son thème favori : le voyage dans le temps…” [d’après DECITRE.FR]