PHILOMAG.COM : Spinoza et la joie dans l’Ethique (supplément au n°63)

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L’Éthique est un traité de l’effort de vivre, donc aussi de la joie et de l’amour. C’est pour-quoi c’est un traité de résistance : il s’agit de s’opposer à tout ce qui menace ou réduit notre existence, aussi bien à l’extérieur de nous-mêmes qu’à l’intérieur.

André Comte-Sponville


Numéro 63 – Octobre 2012

Le texte suivant est extrait d’un cahier central de PHILOMAG.COM, préparé par Martin Duru et préfacé par André Comte-Sponville. La traduction est de Charles Appuhn. Le numéro 63 d’octobre 2012 était consacré à la question  Comment être (un peu plus) libre ? : “…un peu plus libre – c’est-à-dire inventif, vivant, présent à soi-même ? Cette question se pose dans la vie comme dans la presse. Une réponse possible est : il faut abattre régulièrement les cloisons…” Plusieurs penseurs de marque dans ce magazine : Nietzsche, Pettit, Sunstein, Tolokonnikova, Fischer, Nathan, Latour, Salecl, Midal, Monville, Comte-Sponville et… Spinoza.

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L’Éthique est l’œuvre maîtresse de Baruch de Spinoza (1632-1677) et l’un des livres les plus fascinants de l’histoire de la philosophie. A retrouver dans ce livret, les principaux extraits de l’ouvrage qui portent sur la joie, accompagnés d’un lexique.


Préface

Par André Comte-Sponville. Philosophe, penseur matérialiste de la “spiritualité sans Dieu”• Il est notamment l’auteur du Petit traité des grandes vertus (PUF, 1995) et du Traité du désespoir et de la béatitude (PUF, 2° éd., 2011). Dernier ouvrage paru : Le Sexe ni la mort. Trois Essais sur l’amour et la sexualité (Albin Michel, 2012).

Chef-d’œuvre austère et difficile, l’Ethique de Spinoza est un traité de la joie, et c’est ce que les pages qui suivent voudraient rendre perceptible. Pas d’illusion pourtant : Spinoza n’est pas un ‘ravi de la crèche’, qui verrait le monde en bleu et rose, ni même un optimiste qui nous apprendrait à ‘positiver’, comme on dit aujourd’hui, ou à voir les choses ‘du bon côté’. Les humains ne sont que trop portés à “croire facilement ce qu’ils espèrent, difficilement ce qu’ils redoutent” (Éthique, III, 50, scolie). Inutile d’en rajouter ! Le point de départ de Spinoza n’est pas dans je ne sais quel émerveillement d’exister, encore moins dans la foi ou l’espérance, mais dans l’expérience d’un effort (conatus), d’une résistance, d’un combat. Tout être tend à persévérer dans son être, et cet effort est son essence même, actuelle et active (III, 6 et 7). L’être est énergie, voilà ce que Spinoza, s’il avait écrit en grec plutôt qu’en latin, eût pu dire (energeia : la force en action) et qu’il nous aide à penser. Pas étonnant qu’Einstein s’y soit retrouvé ! Être, c’est s’efforcer d’être, donc agir ou résister : l’essence actuelle d’une chose n’est rien d’autre que sa puissance d’agir (agendi potentia) ou force d’exister (existendi vis). C’est vrai spécialement des vivants, donc aussi des humains : chacun d’entre nous s’efforce d’exister le plus et le mieux qu’il peut, et s’oppose pour cela à tout ce qui pourrait supprimer ou réduire son existence (III, 9, scolie ; voir aussi la définition générale des affects, explication). Cet effort, en tant qu’il peut être conscient de lui-même, prend le nom de désir, lequel est ainsi “l’essence même de l’homme” (III, déf. 1 des affects).

On n’insistera jamais assez sur ce point : Spinoza, qui est sans doute le plus rationaliste de tous les philosophes, et parce qu’il l’est, a bien vu que c’est le désir, non la raison, qui est le fond de notre être. Or, que désirons-nous ? Vivre, le plus et le mieux possible ! Nous sommes joyeux lorsque ce désir est satisfait. Et tristes, lorsqu’il ne l’est pas. “La joie, écrit Spinoza, est le passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection” (III, déf. 2 des affects) ou réalité (II, déf. 6). Être joyeux, c’est sentir qu’on existe davantage. Être triste, qu’on existe moins. Il est donc de notre essence de désirer la joie, et de fuir, autant que nous pouvons, la tristesse. Ce désir n’est pas manque (“une privation n’est rien“, III, déf. 3 des affects, explication) mais puissance : puissance de jouir et de se réjouir, donc puissance d’aimer (III, déf. 6 des affects). C’est le cœur vivant du spinozisme : l’Éthique est un traité de l’effort de vivre, donc aussi de la joie et de l’amour. C’est pourquoi c’est un traité de résistance : il s’agit de s’opposer à tout ce qui menace ou réduit notre existence, aussi bien à l’extérieur de nous-mêmes (les dangers ou adversaires qui nous entourent) qu’à l’intérieur (les passions tristes). La vérité seule le permet durablement, qui nous libère de nos fantômes. C’est pourquoi elle est bonne et meilleure que tout. L’Éthique, ou le traité du seul combat qui ne soit pas vain : pour que la joie demeure !

Le Dieu de Spinoza, qui est tout, ne juge pas. Aussi n’y a-t-il dans la nature, à la juger objectivement, ni bien ni mal. Mais nous ne sommes pas Dieu. Mais nous ne sommes pas la nature. C’est pourquoi il y a du bon et du mauvais pour nous. Le désir est l’essence même de l’homme, et tout désir est normatif (III, 9, scolie). Il est donc de notre essence de juger et d’évaluer. Selon quels critères ? Selon “une certaine idée de l’homme, qui soit comme un modèle placé devant nos yeux” (IV, préface : le spinozisme, quoi qu’on en ait dit, est un humanisme), donc aussi selon une certaine expérience de la joie et de la tristesse (III, 39, scolie). Tout, pour les humains, ne se vaut pas ! “Tout ce qui donne de la joie est bon” (IV, chap. 30), et rien ne l’est qu’à proportion de la joie que nous y trouvons ou cherchons. C’est pourquoi l’amour est la seule éthique qui vaille : tel est “l’esprit du Christ“, à quoi Spinoza, sans croire en sa divinité, reste fidèle (Traité théologico-politique, chap. 1 et 14 ; Correspondance, lettres 43, 73, 75, 76 et 78). Cela donne tort aux nihilistes autant qu’aux censeurs. Le sage n’a rien d’un ascète ni d’un peine-à-jouir (Éthique, IV, 45, scolie). Il n’est pas davantage porté au mépris, à la raillerie ou à la haine : il lui suffit de “bien faire et de se tenir en joie” (IV, scolies des prop. 50 et 73). Cette joie, en tant qu’elle est vraie, est éternelle : c’est l’amour vrai du vrai ou de Dieu (V, 33 et passim). On n’en mourra pas moins. Mais on en vivra mieux.

N’attendons pourtant pas d’être sages pour rire de nous-mêmes et de la sagesse. Car le rire, écrit Spinoza, “est une pure joie” (IV, 45, scolie du corollaire 2).


Présentation par Martin DURU

L’auteur

Baruch de Spinoza est né le 24 mars 1632 à Amsterdam. Il est issu d’une famille juive d’origine portugaise, dont le père est négociant spécialisé dans l’import-export, d’épices notamment. Il reçoit une éducation religieuse traditionnelle, avant de reprendre avec son frère Gabriel le commerce familial à la mort de son père, en 1654. Parallèlement, il apprend le latin, découvre la science galiléenne et la philosophie moderne en suivant les cours d’un ancien jésuite, Franciscus Van Den Enden. En 1656, il est exclu de la communauté juive et interdit de tout contact avec ses membres.

Abandonnant les affaires, il quitte Amsterdam et se consacre à l’étude. Il s’impose rapidement comme l’un des grands connaisseurs de la pensée cartésienne, et publie en 1663 les Principes de la philosophie de Descartes, où il prend déjà ses distances avec le père du cogito. Spinoza, qui pour vivre polit et vend des verres de lentilles, se plonge dans la rédaction de son Traité théologico-politique, défense de la liberté de philosopher et attaque en règle contre la conception judéo-chrétienne de Dieu. Paru anonymement en 1670, l’ouvrage est interdit quatre ans plus tard, en même temps que le Léviathan de Hobbes. Installé à La Haye, Spinoza mène un train de vie austère, tout en étant au cœur d’un réseau d’amis fidèles et de correspondants prestigieux.

Partisan vigoureux du régime républicain, il écrit son Traité politique, plaidoyer pour la démocratie, après avoir achevé l’Éthique. Mais sa santé fragile le rattrape et, vraisemblablement atteint d’une forme pulmonaire de la tuberculose, il meurt le 21 février 1677, à seulement 44 ans, laissant derrière lui l’un des systèmes philosophiques rationalistes les plus puissants jamais conçus.

L’oeuvre

L’Ethique est le chef d’oeuvre ultime de Spinoza, rédigé en latin et en plusieurs temps. Sa version définitive semble dater de 1675, puisque, cette année, le philosophe envisage de l’imprimer et de le publier à Amsterdam. Mais il se rétracte, de peur des polémiques et des attaques que l’ouvrage pourrait susciter, en provenance aussi bien des cartésiens que des théologiens. Son sceau portait l’inscription Caute (Prudence ! en latin), et c’est dans cette disposition d’esprit que Spinoza se résout à une parution posthume. De fait, l’Éthique paraît quelques mois après sa mort, en même temps que plusieurs autres de ses oeuvres. Elle sera interdite par les autorités hollandaises dès l’année suivante, en 1678. Le titre complet est Éthique démontrée suivant l’ordre géométrique. Spinoza adopte en effet un mode d’exposition mathématique pour tous les domaines de sa réflexion, il pose des définitions, des axiomes ou des postulats, et enchaîne les propositions rigoureusement démontrées, enrichies souvent de scolies, c’est-à-dire de commentaires en marge qui lui permettent de développer sa pensée et/ou decombattre les préjugés qu’elle ébranle. L’oeuvre se décompose en cinq parties : la première est consacrée à la définition de Dieu (lire le lexique ci-après) ; la deuxième à celle de l’âme et à son rapport avec le corps ; la troisième traite des affects et en particulier des passions ; la quatrième montre en quoi ces dernières entraînent la “servitude” et déploie la conception spinoziste du bien et de la raison ; la cinquième et dernière partie décrit, quant à elle, les voies et les moyens grâce auxquels l’homme peut atteindre la liberté et la félicité suprême – visées ultimes de l’Éthique.

Les extraits

Ils rassemblent certains des passages les plus significatifs de l’Ethique sur le thème cardinal de la joie. Un premier ensemble est tiré de la troisième partie (intitulée De la nature et de l’origine des affects). Il reprend les propositions 6, 7, 9 et 11, ainsi que les définitions conclusives 1, 2, 3 et 6 : Spinoza y aborde le conatus et les trois affects fondamentaux du désir, de la joie et de la tristesse. Un deuxième ensemble est puisé dans la quatrième partie (De la servitude de l’homme ou des forces des affects). Il est constitué des propositions 41 et 45, auxquelles s’ajoute le chapitre 4 de l’important Appendice qui clôt la partie : Spinoza soutient que la joie “n’est jamais mauvaise directement mais bonne” et indique que la “fin ultime” consiste à “perfectionner l’entendement ou la raison autant que nous pouvons.” Le troisième ensemble est issu de la cinquième partie (De la puissance de l’entendement ou de la liberté humaine) et reproduit les propositions 32, 33, 36 et 42 – la toute dernière de l’Éthique. La béatitude s’y voit définie comme l'”amour envers Dieu“, et Spinoza propose un portrait du sage, qui possède le “vrai contentement.” Voici donc un aperçu du chemin qui structure toute l’Éthique, celui qui mène à la joie véritable…


Lexique par Martin Duru

Les notions qui suivent se retrouvent dans les extraits proposés de l’Éthique. Ces définitions sont donc destinées à en faciliter la compréhension.

Dieu

J’entends par Dieu un être absolument Infini, c’est-à-dire une substance constituée par une Infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle et Infinie” (Éthique, I, déf. 6).

Spinoza emploie l’un des mots clés de la philosophie de son temps, la ‘substance’, pour désigner Dieu, lequel se confond avec la totalité dans laquelle nous vivons. “Deus sive natura“, écrit le philosophe (IV, Préface et prop. 6, démonstration) : “Dieu ou la nature“, “Dieu, c’est-à-dire la nature.” Cette équivalence a créé le scandale : même si Dieu est conçu comme un être unique, éternel et autosuffisant, il ne s’agit pas du Dieu des religions monothéistes. Spinoza ne croit pas à un Dieu révélé, créateur et providentiel. En ce sens, il est athée et a été condamné comme tel. Cependant, il était très affecté par les accusations d’athéisme, car, selon lui, il ne fait que penser le ‘vrai’ Dieu, non pas transcendant, mais identifié à la nature.

Attributs

Ce sont les aspects, les manifestations ou encore les plis de la substance (à savoir Dieu ou la nature). En nombre infini, il constituent, et c’est par eux qu’elle peut être connue – Spinoza dit que les attributs sont ‘l’expression’ de Dieu. Nous, humains, n’avons accès qu’à deux attributs : la pensée et l’étendue (la matière). Comme tout attribut reflète et renvoie à Dieu, Spinoza peut écrire qu’il est à la fois une ‘chose pensante’ et une ‘chose étendue’ (II, prop. 1 et 2) – nouveau blasphème … Corollaire : si nous saisissons les lois de la pensée et de l’étendue, alors nous pourrons connaître Dieu. Le réel est entièrement intelligible ; le rationalisme intégral de Spinoza ne laisse place à aucun mystère.

Modes

Toutes les choses particulières sont ce que le philosophe appelle des ‘modes’. Le fondement de leur essence et de leur existence ne se trouve pas en eux-mêmes : “j’entends par mode les affections d’une substance, autrement dit ce qui est dans une autre chose, par le moyen de laquelle il est conçu” (I, déf. 5). Spinoza distingue la ‘Nature naturante’, qui recouvre Dieu et les attributs, et la ‘Nature naturée’, ensemble des modes (I, prop. 29, scolie). Une pierre, un cheval, un homme sont des modes, caractérisés comme tous les autres par leur finitude. Plus précisément encore : le corps, un mode de l’attribut étendue, et l’âme, un mode de l’attribut pensée – en cela, elle n’est pas immortelle, pied de nez à la tradition philosophique (platonicienne) et judéo-chrétienne.

L’âme et le corps

Spinoza utilise le terme latin mens, qui peut se traduire aussi bien par ‘âme’ que par ‘esprit’. L’âme se définit comme une idée dont l’objet est le corps (II, prop. 13), et “rien d’autre.” Ce ‘rien d’autre’ est essentiel, car il marque l’indissociabilité du physique et du psychique. Adversaire de tout dualisme, Spinoza critique la conception cartésienne d’une interaction directe entre l’âme et le corps. Pour lui, il n’y pas de relation de causalité, mais correspondance stricte entre ce qui se passe dans l’attribut pensée (donc dans l’âme) et dans l’attribut étendue (dans le corps) : “L’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses” (II, prop. 7) On parle parfois du ‘parallélisme’ de Spinoza. Cependant, ce terme n’est pas employé par lui, mais par Leibniz. Surtout, cette image est trompeuse : chez Spinoza, l’âme et le corps ne sont pas deux droites parallèles qui ne se recoupent jamais. Ce sont les deux faces, les deux dimensions d’une même réalité, l’homme.

Affects

Ils correspondent à ce qu’on appellerait aujourd’hui les sentiments ou les émotions, à ceci près qu’ils engagent simultanément le corps et l’âme : “J’entends par affect les affections du corps par lesquels la puissance d’agir de ce corps est augmentée ou diminuée, secondée ou réduite, et en même temps les idées de ces affections” (III, déf. 3). Les affects renvoient donc à une modification de la ‘force d’exister’ d’un être. Spinoza envisage deux sortes d’affects, passifs et actifs. Les affects passifs (les passions) surviennent lorsque, mus par les choses extérieures, nous sommes la ’cause partielle’ (ou inadéquate) de ce qui se passe en nous ; les affects actifs (les actions) se produisent quand nous sommes ’cause adéquate’, c’est-à-dire dès lors que nous produisons des effets qui se comprennent “clairement et distinctement” par la nécessité de notre seule nature (III, déf. 2). Tout l’enjeu de l’Éthique consiste à décrire et à rendre possible la transition des affects passifs aux affects actifs.

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Désir, joie et tristesse

Ce sont les trois affects primitifs, à partir desquels Spinoza déduit tous les autres. Le désir est le conatus – défini de manière générale comme l’effort que toute chose fait pour “persévérer dans son être” (III, prop. 6) – rapporté à l’homme, en tant qu’il est conscient de ses “impulsions, appétits et volitions” (III, déf. des affects, 1, explication). La joie correspond à un accroissement de la puissance d’agir et donc au “passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection” (III, déf. des affects, 2). A l’inverse, la tristesse coïncide avec une réduction de la force d’exister. Spinoza dresse un inventaire des passions tristes et joyeuses, et lorsqu’il passe à l’affect comme action, il ne reste plus que les affects de désir et de joie. Autrement dit, la joie peut être active, mais pas la tristesse ou la haine, qui “ne peut jamais être bonne” (IV, prop. 45).

Connaissance

Il en existe trois genres (lire notamment Il, prop. 40, scolie 2). Le premier genre de connaissance procède par expérience vague, croyance ou encore imagination. Il renvoie aux inductions que nous pouvons faire : par exemple, j’apprends que l’eau sert à éteindre un feu. Ce premier genre, empiriste, ne délivre pas de certitudes inébranlables. Il faut passer au second, associé à la raison, où par le développement de notions communes présentes en tout homme (j’ai en moi l’idée de l’étendue ou du mouvement), la découverte des lois universelles de la nature devient possible. Enfin, le troisième genre est dit ‘connaissance par science intuitive‘ : nous saisissons alors l’essence de chaque chose singulière ; la clarté du savoir est maximale. Comme tout ce qui existe est en Dieu et Dieu en tout, la connaissance du troisième genre donne lieu à ‘l’amour intellectuel‘ de celui-ci et à la ‘joie la plus haute‘ (V, prop. 31, démonstration).

Liberté et béatitude

Spinoza considère la doctrine du libre arbitre comme une illusion ; aveugles des causes qui les meuvent, les hommes croient maîtriser le cours du monde, alors qu’il n’en est rien (1, Appendice). Le philosophe cesse d’opposer la liberté et la nécessité, et les lie intimement : une chose “est dite libre qui existe par la seule nécessité de sa nature et est déterminée par soi seule à agir” (I, déf. 7). La liberté n’est pas la licence de faire ce que l’on veut, mais l’accord avec la nature dans son ensemble (et tout homme est une partie de la nature). Guidé par le deuxième et le troisième genre de connaissance, le sage a lui “conscience de lui-même, de Dieu et des choses” (V, prop. 42, scolie). Il fait ainsi l’expérience de la béatitude comme liberté authentique (V, prop. 36, scolie).


Spinoza et la joie dans l’Ethique

Cette traduction est celle réalisée par Charles Appuhn (1862-1942). Il l’a fait paraître une première fols en 1906, avant d’en proposer une nouvelle version en 1934. Cette traduction a été reprise pour l’édition de l’Ethique chez Garnier-Flammarion et est aujourd’hui libre de droits. Appuhn avait choisi d’employer le même terme français d’affection pour traduire deux mots distincts en latin, affectus et affectio. Pour éviter la confusion terminologique et conceptuelle, les traductions ultérieures ont rendu affectus par affect et affectio par affection – cela d’autant plus que le terme d’affect s’est imposé dans le vocabulaire courant. Nous modifions donc la traduction d’Appuhn sur ce seul point, en rétablissant « affects » dès que Spinoza a recours à ce concept précis. Par ailleurs, les abréviations utilisées dans l’original et que l’on retrouvera Ici sont les suivantes: p. = partie ; Prop. = proposition ; Déf. = définition ; Coroll. = corollaire ; Aff. = affects.

PROPOSITION VI

Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être.

Démonstration

Les choses singulières en effet sont des modes par où les attributs de Dieu s’expriment d’une manière certaine et déterminée (Coron. de la Prop. 25, p. I), c’est-à-dire (Prop. 34, p. I) des choses qui expriment la puissance de Dieu, par laquelle il est et agit, d’une manière certaine et déterminée ; et aucune chose n’a rien en elle par quoi elle puisse être détruite, c’est-à-dire qui ôte son existence (Prop. 4) ; mais, au contraire, elle est opposée à tout ce qui peut ôter son existence (Prop. préc.) ; et ainsi, autant qu’elle peut et qu’il est en elle, elle s’efforce de persévérer dans son être. C.Q.F.D.

PROPOSITION VII

L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien en dehors de l’essence actuelle de cette chose.

Démonstration

De l’essence supposée donnée d’une chose quelconque suit nécessairement quelque chose (Prop. 36, p. 1), et les choses ne peuvent rien que ce qui suit nécessairement de leur nature déterminée (Prop. 29, p. 1) ; donc la puissance d’une chose quelconque, ou l’effort par lequel, soit seule, soit avec d’autres choses, elle fait ou s’efforce de faire quelque chose, c’est-à-dire (Prop. 6, p. III) la puissance ou l’effort, par lequel elle s’efforce de persévérer dans son être, n’est rien en dehors de l’essence même donnée ou actuelle de la chose. C.Q.F.D.
(…)

PROPOSITION IX

L’Âme, en tant qu’elle a des idées claires et distinctes, et aussi en tant qu’elle a des idées confuses, s’efforce de persévérer dans son être pour une durée indéfinie et a conscience de son effort.

Démonstration

L’essence de l’Âme est constituée par des idées adéquates et des inadéquates (comme nous l’avons montré dans la Prop. 3) ; par suite (Prop. 7), elle s’efforce de persévérer dans son être en tant qu’elle a les unes et aussi en tant qu’elle a les autres ; et cela (Prop. 8) pour une durée indéfinie. Puisque, d’ailleurs, l’Âme (Prop. 23, p. II), par les idées des affections du Corps, a nécessairement conscience d’elle-même, elle a (Prop. 7) conscience de son effort. C.Q.F.D.

Scolie

Cet effort, quand il se rapporte à l’Âme seule, est appelé Volonté ; mais, quand il se rapporte à la fois à l’Âme et au Corps, est appelé Appétit ; l’appétit n’est par là rien d’autre que l’essence même de l’homme, de la nature de laquelle suit nécessairement ce qui sert à sa conservation ; et l’homme est ainsi déterminé à le faire. De plus, il n’y a nulle différence entre l’Appétit et le Désir, sinon que le Désir se rapporte généralement aux hommes, en tant qu’ils ont conscience de leurs appétits et peut, pour cette raison, se définir ainsi : le Désir est l’Appétit avec conscience de lui-même. Il est donc établi par tout cela que nous ne nous forçons à lien, ne voulons, n’appétons ni ne désirons aucune chose, parce que nous la jugeons bonne ; mais, au contraire, nous jugeons qu’une chose est bonne parce que nous nous efforçons vers elle, la voulons, appétons et désirons.
(…)

PROPOSITION XI

Si quelque chose augmente ou diminue, seconde ou réduit la puissance d’agir de notre Corps, l’idée de cette chose augmente ou diminue, seconde ou réduit la puissance de notre Âme.

Démonstration

Cette Proposition est évidente par la Proposition 7, Partie II, ou encore par la Proposition 14, Partie II.

Scolie

Nous avons donc vu que l’Âme est sujette quand elle est passive, à de grands changements et passe tantôt à une perfection plus grande, tantôt à une moindre ; et ces passions nous expliquent les affects de la Joie et de la Tristesse. Par Joie j’entendrai donc, par la suite, une passion par laquelle l’Âme passe à une perfection plus grande. Par Tristesse, une passion par laquelle elle passe à une perfection moindre. J’appelle, en outre, l’affect de la Joie, rapporté à la fois à l’Âme et au Corps, Chatouillement ou Gaieté ; celui de la Tristesse, Douleur ou Mélancolie. Il faut noter toutefois que le Chatouillement et la Douleur se rapportent à l’homme, quand une partie de lui est affectée plus que les autres, la Gaieté et la Mélancolie, quand toutes les parties sont également affectées. Pour le Désir j’ai expliqué ce que c’est dans la Scolie de la Proposition 9, et je ne reconnais aucun affect primitif outre ces trois : je montrerai par la suite que les autres naissent de ces trois.

Avant de poursuivre, toutefois, il me paraît bon d’expliquer ici plus amplement la Proposition 10 de cette Partie, afin que l’on connaisse mieux en quelle condition une idée est contraire à une autre. Dans le Scolie de la Proposition 17, Partie II, nous avons montré que l’idée constituant l’essence de l’Âme enveloppe l’existence du Corps aussi longtemps que le Corps existe. De plus, de ce que nous avons fait voir dans le Corollaire et dans le Scolie de la Proposition 8, Partie II, il suit que l’existence présente de notre Âme dépend de cela seul, à savoir de ce que l’Âme enveloppe l’existence actuelle du Corps. Nous avons montré enfin que la puissance de l’Âme par laquelle elle imagine les choses et s’en souvient, dépend de cela aussi (Prop. 17 et 18, p. II, avec son Scolie) qu’elle enveloppe l’existence actuelle du Corps. D’où il suit que l’existence présente de l’Âme et sa puissance d’imaginer sont ôtées, sitôt que l’Âme cesse d’affirmer l’existence présente du Corps. Mais la cause pour quoi l’Âme cesse d’affirmer cette existence du Corps, ne peut être l’Âme elle-même (Prop. 4) et n’est pas non plus que le Corps cesse d’exister. Car (Prop. 6, p. II) la cause pour quoi l’Âme affirme l’existence du Corps, n’est pas que le Corps a commencé d’exister ; donc, pour la même raison, elle ne cesse pas d’affirmer l’existence du Corps parce que le Corps cesse d’être ; mais (Prop. 8, p. II) cela provient d’une autre idée qui exclut l’existence présente de notre Corps et, conséquemment, celle de notre Âme et qui est, par suite, contraire à l’idée constituant l’essence de notre Âme. ( … )

DÉFINITION DES AFFECTS

I

Le Désir est l’essence même de l’homme en tant qu’elle est conçue comme déterminée à faire quelque chose par une affection quelconque donnée en elle.

Explication

Nous avons dit plus haut, dans le Scolie de la Proposition 9, que le Désir est l’appétit avec conscience de lui-même ; et que l’appétit est l’essence même de l’homme en tant qu’elle est déterminée à faire les choses servant à sa conservation. Mais j’ai fait observer dans ce même Scolie que je ne reconnais, en réalité, aucune différence entre l’appétit de l’homme et le Désir. Que l’homme, en effet, ait ou n’ait pas conscience de son appétit, cet appétit n’en demeure pas moins le même ; et ainsi, pour ne pas avoir l’air de faire une tautologie, je n’ai pas voulu expliquer le Désir par l’appétit, mais je me suis appliqué à le définir de façon à y comprendre tous les efforts de la nature humaine que nous désignons par les mots d’appétit, de volonté, de désir, ou d’impulsion. Je pouvais dire que le Désir est l’essence même de l’homme en tant qu’elle est conçue comme déterminée à faire quelque chose, mais il ne suivrait pas de cette définition (Prop. 23, p. II) que l’Âme pût avoir conscience de son Désir ou de son appétit. Donc, pour que la cause de cette conscience fût enveloppée dans ma définition, il m’a été nécessaire (même Prop.) d’ajouter, en tant qu’elle est déterminée par une affection quelconque donnée en elle, etc. Car par une affection de l’essence de l’homme, nous entendons toute disposition de cette essence, qu’elle soit innée ou acquise, qu’elle se conçoive par le seul attribut de la Pensée ou par le seul attribut de l’Étendue, ou enfin se rapporte à la fois aux deux.J’entends donc par le mot de Désir tous les efforts, impulsions, appétits et volitions de l’homme, lesquels varient suivant la disposition variable d’un même homme et s’opposent si bien les uns aux autres·que l’homme est traîné en divers sens et ne sait où se tourner.

II

La Joie est le passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection.

III

La Tristesse est le passage de l’homme d’une plus grande à une moindre perfection.

Explication

Je dis passage. Car la Joie n’est pas la perfection elle-même. Si en effet l’homme naissait avec la perfection à laquelle il passe, il la posséderait sans affect de Joie ; cela se voit plus clairement dans l’affect de la Tristesse qui lui est opposée. Que la Tristesse en effet consiste dans un passage à une perfection moindre et non dans la perfection moindre elle-même, nul ne peut le nier, puisque l’homme ne peut être contristé en tant qu’il a part à quelque perfection. Et nous ne pouvons pas dire que la Tristesse consiste dans la privation d’une perfection plus grande, car une privation n’est rien. L’affect de Tristesse est un acte et cet acte ne peut, en conséquence, être autre chose que celui par lequel on passe à une perfection moindre, c’est-à-dire l’acte par lequel est diminuée ou réduite la puissance d’agir de l’homme (voir Scolie de la Prop. 11). j’omets, en outre, le définitions de la Gaieté, du Chatouillement, de la Mélancolie et de la Douleur, parce que ces affects se rapportent éminemment au Corps et ne sont que des espèces de Joie ou de Tristesse. ( … )

VI

L’Amour est une Joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure. 

Explication

Cette Définition explique assez clairement l’essence de l’Amour ; pour celle des Auteurs qui définissent l’Amour comme la volonté qu’a l’amant de se joindre à la chose aimée, elle n’exprime pas l’essence de l’Amour mais sa propriété, et, n’ayant pas assez bien vu l’essence de l’Amour, ces Auteurs n’ont pu avoir non plus aucun concept clair de sa propriété ; ainsi est-il arrivé que leur définition a été jugée extrêmement obscure par tous. Il faut observer, toutefois, qu’en disant que cette propriété consiste dans la volonté qu’a l’amant de se joindre à la chose aimée, je n’entends point par volonté un consentement, ou une délibération, c’est-à-dire un libre décret (nous avons démontré Proposition 48, Partie II, que c’était là une chose fictive), non pas même un Désir de se joindre à la chose aimée quand elle est absente, ou de persévérer dans sa présence quand elle est là ; l’amour peut se concevoir en effet sans l’un ou sans l’autre de ces Désirs ; mais par volonté j’entends le Contentement qui est dans l’amant à cause de la présence de la chose aimée, contentement par où la Joie de l’amant est fortifiée ou au moins alimentée.

Quatrième partie
De la Servitude de l’homme
ou des forces des Affects

Proposition XLI

La Joie n’est jamais mauvaise directement mais bonne ; la Tristesse, au contraire, est directement mauvaise.

Démonstration

La Joie (Prop. 11, p. III, avec son Scolie) est un affect par où la puissance d’agir du Corps est accrue ou secondée ; la Tristesse, au contraire, un affect par où la puissance d’agir du Corps est diminuée ou réduite ; et, par suite (Prop. 38), la Joie est bonne directement, etc. C.Q,F.D. (…)

PROPOSITION XLV

La Haine ne peut jamais être bonne.

Démonstration

Nous nous efforçons de détruire l’homme que nous haïssons (Prop. 39, p. III), c’est-à-dire que nous nous efforçons à quelque chose qui est mauvais (Prop. 37). Donc, etc. C.Q,F.D.

Scolie

On observera que, dans cette proposition et les suivantes, j’entends par Haine seulement la Haine envers les hommes.

Corollaire I

L’Envie, la Raillerie, le Mépris, la Colère, la Vengeance et les autres affects qui se ramènent à la Haine ou en naissent sont choses mauvaises ; ce qui est évident aussi par la Proposition 39, partie III, et la Proposition 37.

Corollaire II

Tout ce que nous appétons par suite de ce que nous sommes affectés de Haine, est vilain, et injuste dans la Cité. Cela se voit aussi par la Proposition 39, partie III. ou par les définitions du vilain et de l’injuste dans les Scolies 1 et 2 de la Proposition 37.

Scolie

Entre la Raillerie (que j’ai dit être mauvaise dans le Coroll. 1) et le rire, je fais une grande différence. Car le rire, comme aussi la plaisanterie, est une pure joie et, par suite, pourvu qu’il soit sans excès, il est bon par lui-même (Prop. 41). Seule assurément une farouche et triste superstition interdit de prendre des plaisirs. En quoi, en effet, convient-il mieux d’apaiser la faim et la soif que de chasser la mélancolie ? Telle est ma règle, telle ma conviction.

Aucune divinité, nul autre qu’un envieux, ne prend plaisir à mon impuissance et à ma peine, nul autre ne tient pour vertu nos larmes, nos sanglots, notre crainte et autres marques d’impuissance intérieure ; au contraire, plus grande est la Joie dont nous sommes affectés, plus grande la perfection à laquelle nous passons, plus il est nécessaire que nous participions de la nature divine. Il est donc d’un homme sage d’user des choses et d’y prendre plaisir autant qu’on le peut (sans aller jusqu’au dégoût, ce qui n’est plus prendre plaisir).

“Alexandre le bienheureux” d’Yves Robert (1968) © azmovies.net

Il est d’un homme sage, dis-je, de faire servir à sa réfection et à la réparation de ses forces des aliments et des boissons agréables pris en quantité modérée, comme aussi les parfums, l’agrément des plantes verdoyantes la parure, la musique, les jeux exerçant le Corps, les spectacles et d’autres choses de même sorte dont chacun peut user sans aucun dommage pour autrui. Le Corps humain en effet est composé d’un très grand nombre de parties de nature différente qui ont continuellement besoin d’une alimentation nouvelle et valiée, pour que le Corps entier soit également apte à tout ce qui peut suivre de sa nature et que l’Âme soit également apte à comprendre à la fois plusieurs choses. Cette façon d’ordonner la vie s’accorde ainsi très bien et avec nos principes et avec la pratique en usage ; nulle règle de vie donc n’est meilleure et plus recommandable à tous égards, et il n’est pas nécessaire ici de traiter ce point plus clairement ni plus amplement. (…)

Appendice – Chapitre IV

Il est donc utile avant tout dans la vie de perfectionner l’Entendement ou la Raison autant que nous pouvons ; et en cela seul consiste la félicité suprême ou béatitude de l’homme ; car la béatitude de l’homme n’est lien d’autre que le contentement intérieur lui-même, lequel naît de la connaissance intuitive de Dieu ; et perfectionner l’Entendement n’est rien d’autre aussi que connaître Dieu et les attributs de Dieu et les actions qui suivent de la nécessité de sa nature. C’est pourquoi la fin ultime d’un homme qui est dirigé par la Raison, c’est-à-dire le Désir suprême par lequel il s’applique à gouverner tous les autres, est celui qui le porte à se concevoir adéquatement et à concevoir adéquatement toutes les choses pouvant être pour lui objets de connaissance claire.

Cinquième partie
De la puissance de l’entendement
ou de la liberté de l’homme

PROPOSITION XXXII

À tout ce que nous connaissons par le troisième genre de connaissance nous prenons plaisir, et cela avec l’accompagnement comme cause de l’idée de Dieu.

Démonstration

De ce genre de connaissance naît le contentement de l’Âme le plus élevé qu’il puisse y avoir, c’est-à-dire la Joie la plus haute (Déf. 25 des Aff.), et cela avec l’accompagnement comme cause de l’idée de soi-même (Prop. 27) et conséquemment aussi de l’idée de Dieu (Prop. 30). C.Q.F.D.

Corollaire

Du troisième genre de connaissance naît nécessairement un Amour intellectuel de Dieu. Car de ce troisième genre de connaissance (Prop. préc.) naît une Joie qu’accompagne comme cause l’idée de Dieu, c’est-à-dire (Déf. 6 des Aff.) l’Amour de Dieu, non en tant que nous l’imaginons comme présent (Prop. 29), mais en tant que nous concevons que Dieu est éternel, et c’est là ce que j’appelle Amour intellectuel de Dieu.

PROPOSITION XXXIII

L’Amour intellectuel de Dieu, qui naît du troisième genre de connaissance, est éternel.

Démonstration

Le troisième genre de connaissance (Prop. 31 et Axiome 3, p. 1) est éternel ; par suite (même Axiome, p. 1), l’Amour qui en naît, est lui-même aussi éternel. C.Q.F.D.

Scolie

Bien que cet Amour de Dieu n’ai pas eu de commencement (Prop. préc.), il a cependant toutes les perfections de l’Amour, comme s’il avait pris naissance, ainsi que nous le supposions fictivement dans le Corollaire de la Prop. préc. Et cela ne fait aucune différence, sinon que l’Âme possède éternellement ces perfections que nous supposions qui s’ajoutaient à elle, et cela avec l’accompagnement de l’idée de Dieu comme cause éternelle. Que si la Joie consiste dans un passage à une perfection plus grande, la Béatitude certes doit consister en ce que l’âme est douée de la perfection elle-même. (…)

PROPOSITION XXXVI

L’Amour intellectuel de l’Âme envers Dieu est l’amour même duquel Dieu s’aime lui-même, non en tant qu’il est infini, mais en tant qu’il peut s’expliquer par l’essence de l’Âme humaine considérée comme ayant une sorte d’éternité ; c’est-à-dire l’Amour intellectuel de l’Âme envers Dieu est une partie de l’Amour infini auquel Dieu s’aime lui-même.

Démonstration

Cet Amour de l’Âme doit se rapporter à des actions de l’Âme (Coroll. de la Prop. 32 et Prop. 3, p. III) ; il est donc une action par laquelle l’Âme se considère elle-même avec l’accompagnement comme cause de l’idée de Dieu (Prop. 32 et son Coroll.), c’est-à-dire (Coroll. de la Prop. 25, p. I, et Coroll. de la Prop. 11, p. 11) une action par laquelle Dieu, en tant qu’il peut s’expliquer par l’Âme humaine, se considère lui-même avec l’accompagnement de l’idée de lui-même ; et ainsi (Prop. préc.) cet Amour de l’Âme est une partie de l’Amour infini dont Dieu s’aime lui-même. C.Q.F.D.

Corollaire

Il suit de là que Dieu, en tant qu’il s’aime lui-même, aime les hommes, et conséquemment que l’Amour de Dieu envers les hommes et l’Amour intellectuel de l’Âme envers Dieu sont une seule et même chose.

Scolie

Nous connaissons clairement par là en quoi notre salut, c’est-à-dire notre Béatitude ou notre Liberté consiste ; je veux dire dans un Amour constant et éternel envers Dieu, ou dans l’Amour de Dieu envers les hommes. Cet Amour, ou cette Béatitude, est appelé dans les livres sacrés Gloire, non sans raison. Que cet Amour en effet soit rapporté à Dieu ou à l’Âme, il peut justement être appelé Contentement intérieur, et ce Contentement ne se distingue pas de la Gloire (Déf. 25 et 30 des Aff.). En tant en effet qu’il se rapporte à Dieu, il est (Prop. 35) une Joie, s’il est permis d’employer encore ce mot, qu’accompagne l’idée de soi-même, et aussi en tant qu’il se rapporte à l’Âme (Prop. 27). De plus, puisque l’essence de notre Âme consiste dans la connaissance seule, dont Dieu est le principe et le fondement (Prop. 15, p. I, et Scolie de la Prop. 47, p. II), nous percevons clairement par là comment et en quelle condition notre Âme suit de la nature divine quant à l’essence et quant à l’existence, et dépend continûment de Dieu. J’ai cru qu’il valait la peine de le noter ici pour montrer par cet exemple combien vaut la connaissance des choses singulières que j’ai appelée intuitive ou connaissance du troisième genre (Scolie 2 de la Prop. 40, p. II), et combien elle l’emporte sur la connaissance par les notions communes que j’ai dit être celle du deuxième genre. Bien que j’aie montré en général dans la première Partie que toutes choses (et en conséquence l’Âme humaine) dépendent de Dieu quant à l’essence et quant à l’existence, par cette démonstration, bien qu’elle soit légitime et soustraite au risque du doute, notre Âme cependant n’est pas affectée de la même manière que si nous tirons cette conclusion de l’essence même d’une chose quelconque singulière, que nous disons dépendre de Dieu. (…)

PROPOSITION XLII

La Béatitude n’est pas le prix de la vertu, mais la vertu elle-même ; et cet épanouissement n’est pas obtenu par la réduction de nos appétits sensuels, mais c’est au contraire cet épanouissement qui rend possible la réduction de nos appétits sensuels.

Démonstration

La Béatitude consiste dans l’amour envers Dieu (Prop. 36 avec son Scolie), et cet Amour naît lui-même du troisième genre de connaissance (Coroll. de la Prop. 32); ainsi cet Amour doit être rapporté à l’Âme en tant qu’elle est active, et par suite (Déf. 8, p. IV) il est la vertu même. En outre, plus l’Âme s’épanouit en cet Amour divin ou cette Béatitude, plus elle est connaissante (Prop. 32), c’est-à-dire (Coroll. Prop. 3) plus grand est son pouvoir sur les affects et moins elle pâtit des affects qui sont mauvais (Prop. 38) ; par suite donc de ce que l’Âme s’épanouit en Amour divin ou Béatitude, elle a le pouvoir de réduire les appétits sensuels. Et, puisque la puissance de l’homme pour réduire les affects consiste dans l’entendement seul, nul n’obtient cet épanouissement de la Béatitude par la réduction de ses appétits sensuels, mais au contraire le pouvoir de les réduire naît de la Béatitude elle-même.

Scolie

J’ai achevé ici ce que je voulais établir concernant la puissance de l’Âme sur ses affects et la liberté de l’Âme. Il apparaît par là combien vaut le Sage et combien il l’emporte en pouvoir sur l’ignorant conduit par le seul appétit sensuel. L’ignorant, outre qu’il est de beaucoup de manières ballotté par les causes extérieures et ne possède jamais le vrai contentement intérieur, est dans une inconscience presque complète de lui-même, de Dieu et des choses et, sitôt qu’il cesse de pâtir, il cesse aussi d’être. Le Sage au contraire, considéré en cette qualité, ne connaît guère le trouble intérieur, mais ayant, par une certaine nécessité éternelle conscience de lui-même, de Dieu et des choses, ne cesse jamais d’être et possède le vrai contentement. Si la voie que j’ai montrée qui y conduit, paraît être extrêmement ardue, encore y peut-on entrer. Et cela certes doit être ardu qui est trouvé si rarement. Comment serait-il possible, si le salut était sous la main et si l’on y pouvait parvenir sans grand-peine, qu’il fût négligé par presque tous ? Mais tout ce qui est beau est difficile autant que rare.


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Lire pour mieux comprendre…

DE PIERPONT : Un tunnel pour bateaux sous la crête ardennaise ? L’épopée du canal de Meuse et Moselle (CHiCC,2003)

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Guillaume d’Orange-Nassau a reçu le trône des Pays-Bas, de Belgique et la couronne grand-ducale au Luxembourg, trois territoires qui restent différents et le Grand-Duché a un statut particulier : il fait partie de la confédération germanique. Guillaume Ier s’intéresse au développement de son royaume et participe à la constitution de la Société Générale des Pays-Bas. Elle est au départ caissière de l’état, émet des billets de banque, gère un patrimoine foncier et agricole fort important et soutient l’économie nationale. En bon Hollandais, Guillaume Ier développe notre réseau de canaux. Le Grand-Duché a une surface double de celle actuelle : il englobe notre province de Luxembourg actuelle.

Rémi de Puydt, né juste après la Révolution française, est le fils d’un médecin militaire. En 1813, officier des armées napoléoniennes, il est blessé, puis devient receveur des droits et accises au Luxembourg. Après quatre ans d’études d’ingénieur de génie civil à Paris, il s’installe dans le Hainaut où il réalise le canal du Hainaut. De sa rencontre avec Guillaume Ier naît l’idée du canal de Meuse et Moselle, long de 263 km, destiné à relier Liège à Trèves et de faire sortir le Luxembourg de son isolement économique. Un dénivelé de 379 mètres côté mosan et de 305 mètres côté rhénan entraînerait la construction de 205 écluses. Pour franchir la ligne de partage des eaux entre les deux bassins, Rémi de Puydt a l’idée, non pas de creuser une tranchée qui eut été énorme, mais de forer un tunnel (le mot n’existait pas encore, on parlait de ‘galerie souterraine’) à 60 m sous la crête. Il fallait aussi canaliser les rivières, installer des chemins de halage, modifier certains ponts, prévoir des lacs réservoirs pour régulariser le cours en période d’étiage. Le projet prévoyait aussi neuf autres souterrains plus courts pour recouper des méandres de l’Ourthe.

L’empereur romain Claude au 1er siècle après Jésus-Christ avait déjà eu le projet de raccorder la Meuse au Rhin, en passant au nord de Visé. Au 16e siècle, Philippe II d’Espagne, soucieux de créer une frontière naturelle avec les Pays-Bas protestants, reprit l’idée. Quelques siècles plus tard, Frédéric le Grand, célèbre roi de Prusse, revient au projet sans succès. Napoléon rêve aussi d’un canal qui serait passé plus au nord dans les plaines de Hollande, financé par un impôt sur l’eau-de-vie.

Rémi de Puydt parvint à convaincre une série de financiers à la Société Générale et est soutenu par le roi Guillaume Ier. La Société du Luxembourg créée, elle obtient la concession à perpétuité à condition que les travaux soient finis en cinq ans. Nous sommes en 1827. L’évaluation des travaux monte à 100 000 florins, somme considérable, répartie en 2 000 actions de 5 000 florins que l’on peut payer en cinq tranches. Dans l’ensemble de la Hollande, seulement vingt titres sont vendus ! À Bruxelles, cent titres sont acquis essentiellement par les administrateurs. Au Luxembourg, on en vend sept. Guillaume Ier et sa famille souscrivent 500 actions, espérant relancer l’entreprise, mais sans résultat. Malgré tout, les entrepreneurs décident de commencer les travaux par le percement du tunnel. Le chantier est installé près du village de Tavigny [Houffalize]. On attaque la galerie de 2 728 m par les deux extrémités ; la largeur est de 3,5 m et la hauteur de 5,5 m. Le travail avance d’un mètre par jour. 200 à 300 ouvriers sont sur place, ce qui provoque un grand bouleversement social et un choc culturel dans un monde d’agriculteurs.

A part les travaux du souterrain, peu de choses bougent et les finances sont trop faibles. Les travaux à réaliser tout au long du cours de l’Ourthe sont démesurés. Le délai imparti de cinq ans est trop court. En 1829, de Puydt obtient la collaboration d’artificiers de l’armée. Entretemps, la tension contre les Hollandais monte, l’armée néerlandaise est mise en déroute à Bruxelles et se retire. Le gouvernement provisoire proclame l’indépendance. Au Luxembourg, la moitié des communes a pris parti pour la Belgique, l’autre moitié est restée sous le joug des Hollandais et même des Prussiens car, si le territoire est menacé, en vertu des accords de la Confédération germanique, la Prusse vient à la rescousse. Il faudra attendre neuf ans pour que la situation se clarifie.

Rémi de Puydt a été nommé commandant de la garde civique de Mons, puis lieutenant-colonel, commandant en chef des troupes du génie de la jeune armée belge. Beaucoup d’entrepreneurs partent en exil. On continue à creuser le souterrain mais il n’y a plus de liquidités, plus de poudre, la situation politique est de plus en plus compliquée. Guillaume Ier vient de revendre toutes ses parts de la Société Générale, à la Belgique. En août 1831, le gestionnaire des travaux décide d’interrompre le chantier, de façon provisoire espère-t-il. 1130 mètres ont été creusés. En 1839, le traité des 24 articles scelle la situation du Grand-Duché et le territoire est séparé en deux, en suivant la ligne des crêtes. Cela change tout : une frontière coupe désormais le canal et le projet s’enlise complètement. En 1848, le canal de l’Ourthe refait parler de lui. À Londres, trois hommes d’affaires détiennent toutes les actions de la Société du Luxembourg et ils se disent prêts à reprendre les activités. Le canal se limiterait désormais au tronçon entre Liège et La Roche. Entre 1852 et 1857, les travaux reprennent et ce canal a fonctionné jusqu’au milieu du 20e siècle. Puis c’est le chemin de fer qui a progressivement tué cette activité.

Rémi de Puydt sera nommé ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, deviendra député pour l’arrondissement de Mons et, enfin, administrateur de l’établissement belge au Guatemala.

Les terrains expropriés sont revendus progressivement. Actuellement, comme la nature a repris ses droits, l’entrée du tunnel devient de moins en moins visible. La galerie s’est effondrée à près de 400 m, les puits ont été rebouchés, le site, classé, est voué à devenir un refuge pour les chauves-souris.

d’après Géry de Pierpont

  • Illustration en tête de l’article : le tunnel de Bernistap © la-truite.com

La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte est le résumé d’une conférence de Géry de Pierpont, organisée en février 2003 par la CHiCC : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez notre agenda en ligne

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Rétablir des passerelles : ode aux traducteurs et traductrices

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[LES-PLATS-PAYS.COM, 29 janvier 2024] Créateurs éminemment discrets, passeurs de culture qui jouent un rôle primordial dans la visibilité des écrivains, les traducteurs ouvrent des fenêtres dans le ciel des Lettres, décloisonnent, font découvrir au public francophone un nombre impressionnant d’auteurs flamands et néerlandais.

Au fil de plusieurs échanges avec Hans Vanacker, secrétaire de rédaction de la revue Septentrion, l’idée m’est venue d’écrire une ode aux traducteurs et aux traductrices sans qui, dans la tour de Babel des langues, chaque idiome demeurerait dans sa solitude, incompris des autres cultures. Nulle visée exhaustive dans cette convocation des traducteurs littéraires qui œuvrent à la découverte d’auteurs néerlandophones.

Ancien directeur de la Maison Descartes à Amsterdam et du Réseau franco‐néerlandais à Lille, directeur de la collection Lettres néerlandaises chez Actes Sud, immense traducteur, médiateur culturel qui assure le rayonnement et la circulation des Lettres, Philippe Noble a fait connaître en France, au public francophone, des auteurs néerlandais et flamands majeurs : Cees Nooteboom, Harry Mulisch, Etty Hillesum, Multatuli, Arnon Grunberg, David Van Reybroeck, Stefan Hertmans, Miriam Van Hee, Judith Herzberg… sans oublier le Journal d’Anne Frank.

Figure majeure du paysage de la traduction littéraire, dans un entretien avec Olivier Sécardin, Noble définit “le traducteur [comme] un chercheur d’un genre particulier”. Il a également mis ses compétences et son amour de la littérature au service de traductions du français vers le néerlandais, jetant son dévolu sur Marcel Proust.

On doit à Daniel Cunin, infatigable explorateur d’œuvres de romanciers, de poètes, de dramaturges, de bédéistes, d’essayistes flamands, la découverte en français d’un nombre impressionnant d’auteurs. Sa curiosité l’a porté vers les bandes dessinées aussi bien que vers le rivage poétique (Benno Barnard, Hester Knibbe – qu’il a traduite en collaboration avec Kim Andringa -, Radna Fabia, Gerry van der Linden). Art de la langue, de la perception intime de la musicalité, de l’appropriation-interprétation du texte, la traduction est avant tout une écoute, une transposition qui joue avec les puissances de la langue d’origine et de la langue d’arrivée.

Cette activité de transposition, Daniel Cunin l’a exercée en offrant une version française des poèmes mystiques écrits par Hadewijch d’Anvers, en brabançon (moyen néerlandais) au XIIIe siècle. Artiste d’un dialogue horizontal entre différentes langues, le traducteur est aussi le magicien d’un échange vertical qui ramène sur la scène du présent des textes plus anciens.

Écrivain, essayiste, traducteur d’auteurs polonais (Witkiewicz notamment), russes, tchèques, néerlandais, anglais, Alain van Crugten est le grand passeur de l’œuvre immense de Hugo Claus.

Depuis sa traduction en 1985 du chef-d’œuvre de Claus, Le Chagrin des Belges, Van Crugten a fait passer dans son alambic de traducteur bien des romans et des pièces de Claus, Honte, Le Passé décomposé, Le Dernier lit et autres récits, Mort de chien… L’autre géant des lettres flamandes qu’Alain van Crugten a fait découvrir aux francophones n’est autre que Tom Lanoye. De Méphisto for ever, La Langue de ma mère, Sang et Roses, Mamma Medea à Tombé du ciel, Esclaves heureux, Décombres flamboyants, le continent Tom Lanoye nous est rendu accessible en français.

La question “dis-moi qui tu traduis et je te dirai qui tu es” vaut pour tout traducteur. Faisons l’hypothèse que dans le cas de Marie Hooghe, les autrices et auteurs qu’elle a élus forment comme un autoportrait en creux. La quantité, le nombre des traductions impressionne autant que la diversité des registres (pièces de théâtre, biographies, littérature de jeunesse…). D’une insatiable curiosité, Marie Hooghe a notamment traduit des œuvres de Hugo Claus, de Louis Paul Boon, de Jef Geeraerts ou encore d’Ivo Michiels, d’Erwin Mortier, de Kristien Hemmerechts et de Paul Van Loon.

Mentionnons aussi l’importance de Maddy Buysse (1908-1994, traductrice de livres de Hugo Claus, Johan Daisne, Ivo Michiels et Harry Mulisch), Henry Fagne (1907-1978, traducteur de Guido Gezelle et Paul van Ostaijen), Anne-Marie de Both-Diez (1922-2009, traductrice notamment de Hella S. Haasse), Liliane Wouters (1930-2016, connue dans le monde francophone comme l’autrice de la pièce de théâtre La Salle des profs, mais aussi traductrice de textes et poésie en moyen néerlandais et de Guido Gezelle).

Il y a aussi Marnix Vincent (1936-2016, traducteur de Willem Elsschot, Hugo Claus, Gerard Reve, Leonard Lolens, Stefan Hertmans et Jozef Deleu, fondateur et ancien rédacteur en chef de Septentrion), Annie Kroon (Hella S. Haase, Anna Enquist,…), Xavier Hanotte, Isabelle Rosselin (plusieurs auteurs néerlandophones de renom). Et des traducteurs – poètes – écrivains comme Jan H. Mysjkin (traducteur, souvent en collaboration avec Pierre Gallissaires, de Paul van Ostaijen, Hans Faverey, Gerrit Kouwenaar et autres), Henri Deluy (1931-2021), Bart Vonck, Katelijne De Vuyst et d’autres.

Enfin, fondateur de la collection Bibliothèque flamande aux éditions du Castor astral, Francis Dannemark (1955-2021) a fait connaître auprès du public francophone des auteurs incontournables tels que Willem Elsschot ou Jef Geeraerts. Ce rôle de passeur est également assumé par les éditions Tétras Lyre, avec leur collection De Flandre.

Les passeurs de la jeune générarion

La traduction repose aussi sur la transmission d’un enseignement, sur la relève par les nouvelles générations formées par leurs prédécesseurs. La philosophie, la pensée de la traduction évolue, se métamorphose, varie d’un pays, d’un continent à l’autre. Les critères scientifiques, esthétiques des traductions, les approches du texte source sont soumises à des devenirs. Certaines traductions “vieillissent”, sont prisonnières d’un contexte historique déterminé, d’habitudes et de choix de traduction qui n’ont parfois plus cours des décennies plus tard. Histoire de regard, d’attention portée à tel ou tel aspect de l’écriture, éternelle question de la fidélité / trahison, du respect / recréation, du rapport entre la lettre et l’esprit tel que l’évoque saint Paul dans Épitres aux Corinthiens (“La lettre tue, mais l’esprit vivifie”).

Parmi les nombreux passeurs de la jeune génération, citons Kim Andringa (traductions poétiques surtout, d’œuvres de Hans Faverey, Charlotte Van den Broeck, Lucebert…) Françoise Antoine (traductrice de Jeroen Olyslaegers, Gerbrand Bakker, Annelies Verbeke…), Noëlle Michel (autrice et traductrice de romans d’Ewoud Kieft, de Hanna Bervoets, d’essais, de livres jeunesse…), Emmanuelle Tardif (traductrice entre autres de Lize Spit et Anna Enquist…), Guillaume Deneufbourg (traducteur notamment de Simone van der Vlugt) et Bertrand Abraham (traducteur de Jeroen Brouwers, Gerbrand Bakker, Tommy Wieringa, Douwe Draaisma, Martin Bossenbroek…).

À l’heure d’un appauvrissement de la diversité linguistique, où des idiomes meurent chaque jour, à l’heure où l’anglais, comme langue hégémonique, règne en maître au niveau mondial des échanges tant économiques que culturels, un fossé sépare linguistiquement le milieu littéraire de Flandre et des Pays-Bas (entièrement tourné vers l’anglais) et le milieu littéraire francophone. Plus que jamais, les traducteurs et traductrices rétablissent des passerelles qui sont comme des liens vivants entre des langues désormais chapeautées et menacées par la langue et la culture anglo-saxonne dominante.

Les traducteurs et traductrices s’avancent comme ce peuple de diplomates que Philippe Noble évoque dans l’entretien précité: “De mon point de vue, la traduction est une transaction, une sorte de négociation diplomatique, c’est‐à‐dire un compromis, entre la notion du texte source qu’a le traducteur (sa “lecture” du texte, qui n’est pas une lecture infaillible, mais qui a au moins l’ambition d’être “fidèle”) et ce qu’il croit pouvoir être transmis à la culture d’accueil”.

Véronique Bergen, écrivaine


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Savoir-traduire en Wallonie et à Bruxelles…

ROBERT, Jean (1908-1981)

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Jean Robert est né à Bruxelles en 1908 et décédé à Hilversum (Pays-Bas), en 1981. Il aborde la musique par l’intermédiaire de leçons privées de piano, pendant la première guerre mondiale. A douze ans, il entre dans une fanfare et y joue du clairon puis de la trompette. Parallèlement, il poursuit ses études ; il rencontre en 1926 Peter Packay qui lui fait découvrir les premiers disques de jazz disponibles chez nous, et notamment ceux de l’orchestre de Ted Lewis : Jean Robert tombe aussitôt sous le charme de cette musique nouvelle et il décide de s’y essayer lui aussi.

En 1927, il commence à jouer – comme pianiste – dans différents petits orchestres belges à coloration plus ou moins jazzy et passe professionnel. Mais très vite, l’écoute des disques de jazz le rend sensible aux accents d’un autre instrument : le saxophone. C’est à l’alto qu’il fera ses débuts sur l’instrument qui le rendra célèbre pour un temps. Poly-instrumentiste notoire, il pratique aussi au cours de sa carrière la clarinette, la guitare et un instrument disparu aujourd’hui et qui n’eut jamais que quelques représentants valables dans la sphère jazz : le saxophone basse qu’il découvre au Kursaal d’Ostende lors d’une prestation du fameux saxophoniste américain Adrian Rollini, compagnon de Bix Beiderbecke.

C’est dans l’orchestre de Peter Packay, The Red Robbins, qu’il enregistre ses premiers disques en 1928, pour la firme anglaise Edison Bell : des disques 20 cm qui, en raison notamment de déficiences techniques, ne connaîtront guère de succès. Jean Robert franchira à nouveau les portes des studios Edison Bell l’année suivante, cette fois au sein de l’orchestre de Chas Remue, autre grand pionnier du jazz belge. Mais entre les deux séances, il a fait une autre rencontre décisive : celle de Gus Deloof, encore peu connu mais déjà en prise directe avec le “vrai” jazz américain, celui de Louis Armstrong par exemple. Il perçoit rapidement l’écart qui sépare cette musique des artefacts généralement appelés “jazz” en Europe. Et tandis qu’il passe l’été 1929 au casino de Blankenberge aux côtés de Chas Remue, il s’applique à pénétrer l’esprit particulier de ses nouveaux disques fétiches.

On le retrouve dès 1931 au centre de tout le mouvement swing qui agitera la Belgique musicale des années 30. Ainsi, il fait partie des Racketeers de Gus Deloof dont Félix Robert Faecq produit les premiers enregistrements en cette même année. Jean Robert y côtoie la crème des mutants de l’époque : le trombone Josse Breyre – qui fera une carrière internationale – le saxophoniste Arthur Saguet, le bassiste Arthur Peeters et le fameux drummer Josse Aerts (une des premières “rythmiques” belges). le pianiste John Ouwerx, sans oublier Deloof lui-même, excellent trompettiste. Ainsi, bien avant l’arrivée sur la scène belge de Raoul Faisant, Victor Ingeveld et Bobby Naret, il y a dans notre pays un sax-ténor “qui en veut”.

De 1930 à 1932, Robert travaille dans l’orchestre d’Albert Sykes (Ostende de 1930 à 1932), jouant également l’hiver 1931-1932 en Egypte en petite formation (avec notamment Ouwerx et Aerts). Dès cette époque, les quelques rares observateurs de la scène jazz saluent le talent de Jean Robert. Ainsi, en 1932, dans son fameux Aux Frontières du jazz, Robert Goffin raconte cette anecdote étonnante : ” (…) Je considérais depuis longtemps Featherstonaugh comme le meilleur ténor européen quand voici quelques jours, je fis entendre quelques disques de Spike Hugues au célèbre ténor de couleur Eugène Sédric. Et, lorsque je lui fis part de ma considération pour le ténor anglais, Sédric de se récrier et de proclamer qu’il était indubitable que Jean Robert lui était supérieur à tous les points de vue…”

La même année, Robert rencontre quelques musiciens américains de renom (John Mitchell, June Cole, Ted Fields, membres des fameux Entertainers de Willie Lewis) et se rend en studio à leurs côtés au sein des Radiolans de Deloof. Puis, de 1932 à 1934, il dirige son propre orchestre à Bruxelles (Atlanta, Plaza, etc.) et sur la côte belge. un orchestre au sein duquel on retrouve presque tous les futurs “grands” du swing à la belge : Robert de Kers, Jean Omer, Chas Dolne, John Ouwerx. Les affaires devenant subitement plus difficiles à partir de 1934, Jean s’expatrie pour quelque temps, travaillant essentiellement en Hollande dans les orchestres de Henk Bruyns (A’dam), Freddie Rierman et ses Crachers Jacks (A’dam, R’dam), etc.

Jean Omer et son orchestre © DR

De retour en Belgique, il entre dans l’orchestre de Robert de Kers le temps d’une tournée aux Pays-Bas. En 1937, il monte une petite formation qui jouera au Cotton à Bruxelles, mais aussi en Suisse avec sa femme Betty en renfort au chant. Les membres de cet orchestre sont le pianiste Rudy Bruder, le bassiste Gene Kempf et le batteur Christian Serluppens, de solides éléments en réalité, et à cette époque, quelques-uns des solistes les plus “jazz” de Belgique. L’importance de Jean Robert, outre son grand talent d’improvisateur (sphère Hawkins, Berry, etc.), vient aussi de son goût pour la petite formation : en fait, pendant les années 30, on pourrait facilement dénombrer les petites formations jazzy en Belgique. La mode est aux grands orchestres et les petits orchestres de boîtes de nuit n’ont souvent qu’un sens du jazz fort relatif ; au contraire, la petite formation de Jean Robert préfigure la vogue du combo swing qui, pour différentes raisons, caractérisera la période de l’occupation et marquera vraiment le début du jazz “de solistes”.

Toujours en petite formation, on retrouve Jean Robert à la fin des années 30 au sein d’un trio qui achève d’asseoir sa réputation : il est en effet choisi pour remplacer Coleman Hawkins, alors établi aux Pays-Bas ; à ses côtés, une autre grande légende noire fixée en Europe, le pianiste Freddy Johnson. Robert travaillera avec ce trio du début de l’hiver 1938 au mois de janvier 1939, à Amsterdam, au fameux Negro Palace. Il engagera Freddie Johnson dans son propre combo à différentes reprises. Nul doute que cet épisode aura contribué à renforcer et à mûrir son jeu déjà plus évolué que celui de la grande majorité des jazzmen belges. Désormais, il se situe dans le peloton de tête des musiciens de jazz européens, comme Goffin l’avait pressenti sept ans auparavant. Coleman Hawkins parlera de lui comme du “meilleur improvisateur de jazz d’Europe” !

Jusqu’à la déclaration de guerre, il continuera à jouer aux Pays-Bas surtout, principalement au Carlton d’Amsterdam avec l’orchestre du violoncelliste russe Jascha Trabsky ; épisodiquement, il revient jouer quelques temps en Belgique, y remplaçant pendant trois mois Jean Omer au Bœuf sur le Toit et y côtoyant à nouveau Hawkins : avec le saxophoniste Victor lngeveld, qui s’était entre-temps imposé sur la scène belge, cela formait un triumvirat de saxophone pour le moins explosif ! Fin 1939, Jean Robert se remet à la petite formation et joue au Broadway de Bruxelles avec Jopie Kahn, Gene Kempf et Jackie Glazer.

Lorsque la guerre éclate, et à la faveur d’un nouveau modus vivendi qui s’installe en Belgique, il rentre dans le circuit, jouant à nouveau sur les deux tableaux : grande et petite formation. Il fait partie du big band réorganisé par Jean Omer pour le Bœuf sur le Toit, big band avec lequel il effectuera également une tournée de presque un an, et enregistrera quelques faces. Il joue et enregistre également avec le septette de Rudy Bruder, avec Gus Deloof etc. Il reprend la formule trio, d’abord avec Bruder et Glazer au Louisiana, et gravant enfin quelques faces avec Bruder et Jeff de Boeck (1941) ou Josse Aerts (1942) : le Jean Robert Hot trio restera comme un des grands foyers caractéristiques de cette explosion du jazz en Belgique pendant l’Occupation. Bernhardt et de Vergnies, dans leur Apologie du jazz, décrivent ainsi Jean Robert : “Jean Robert ( … ) est à mentionner parmi les grands solistes mondiaux. Il surpasse nettement tous les autres sax-ténors européens (…). On le reconnaîtrait entre mille au volume prodigieux de sa sonorité et à la fougue incandescente de son jeu. Sauvage, ardent, impulsif, son tempérament se déploie dans le jazz hot avec cette flamme, cet abandon, cette bravoure souveraine qui caractérise tant de nègres (et si peu de blancs il faut bien le dire) et que confère seul le sens inné de ce mode d’expression”.

Mais la grande période du trio sera malheureusement interrompue quand Jean Robert, réquisitionné pour le travail obligatoire, partira pour Berlin où il travaillera dans différentes formations (Willy Stock, Kurt Widman) dont la plupart n’ont plus rien à voir avec le jazz. Sombre période. Pour lui comme pour la plupart des musiciens, les premiers temps de la Libération se passeront sous le signe du jazz retrouvé : ainsi, après avoir joué aux côtés d’Hawkins et d’Ingeveld, il s’associe bientôt à un autre géant du saxophone ténor, Raoul Faisant, qui vient juste de “monter” à Bruxelles où on comprendra rapidement que ce provincial-là était de la race des grands du jazz. C’est au Cosmopolite et au Panthéon que les deux “maîtres” uniront leurs efforts pour produire un swing rarement atteint à ce degré dans notre pays.

Victor Ingeveldt alias Vico Pagano et ses Chakachas © DR

Par ailleurs, il continue à travailler avec Jean Omer non seulement au Bœuf sur le Toit mais également à Cannes et plus tard (1948), à Monte-Carlo. Entretemps, il grave ses derniers disques (1947) à la tête d’une moyenne formation (trompette, tuba, 4 saxes et les rythmes, plus la chanteuse Yetti Lee). Bientôt, hélas, comme la plupart des jazzmen professionnels d’alors, il va devoir quitter le monde du jazz, devenu moins rentable que jamais, et passé de mode, pour poursuivre sa route dans l’univers tiède de la variété. Le jazz perd un de ses grands défenseurs européens : l’époque est proche où on retrouvera Victor lngeveld au sein des Chakachas. Raoul Faisant jouant pour les thés du Bon Marché, etc. Quant à la scène jazz, elle est désormais occupée par une autre génération, celle des Jaspar, Thielemans, Pelzer, Thomas, Sadi qui n’auront quant à eux d’autre alternative que de quitter la Belgique. Et le jazz passant la barrière du be-bop, l’écart se creusera d’autant entre Jean Robert et ses semblables et le monde des notes bleues.

La suite de son histoire c’est d’abord Cannes où il travaille comme saxophoniste et arrangeur pour l’émission Maurice Chevalier speaks to America (Jean Robert aura à cette époque l’occasion de jouer avec le bassiste français Louis Vola), puis à nouveau le Bœuf sur le Toit où il restera jusqu’au début des années 60, glissant quand il le pouvait quelques chorus de jazz entre deux mélodies dansantes. Par la suite, il se fixera définitivement aux Pays-Bas – où il avait connu tant de grandes heures jazzantes – y travaillant comme arrangeur pour différents orchestres tant pour la radio que pour la télévision (Piel Zonneveld, Jos Cleber, Charlie Nederfelt, Sander Sprong, etc.). Une rentrée dans l’anonymat typique d’une génération de musiciens européens qui auront ouvert toute grande la porte aux jeunes passionnés de l’ère suivante, leur faisant prendre conscience de l’enjeu artistique que constituait le jazz, un enjeu dont eux-mêmes n’auront hélas pu récolter les fruits.

Jean-Pol SCHROEDER


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés), correction et actualisation par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : jazzinbelgium.be.


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MAASTRICHT : Festival L’Europe & l’Orgue 1997 + Caractéristiques des orgues de Maastricht

Temps de lecture : 6 minutes >

Le prolifique César Franck était beaucoup de choses, mais il était aussi organiste. Élève remarquable de Reicha, le compositeur liégeois a touché les (complexes) ensembles de pédaliers, de tirettes et de claviers parisiens de Notre-Dame-de-Lorette à Sainte-Clotilde, où il va inaugurer ( un magnifique instrument du facteur d’orgues Aristide Cavaillé-Coll (il en restera le titulaire jusqu’à sa mort : des orgues, s’entend).

Tout bon liégeois étant un principautaire refoulé, il est donc deux fois naturel de se tourner vers Maastricht où, aujourd’hui encore, se tient régulièrement le festival L’Europe & l’Orgue, organisé par la Fondation Pro-Organo. Nous reproduisons ici des extraits du programme de 1997, avec une description des trois instruments concernés : les orgues de Notre-Dame, de Saint-Mathieu et celles de la basilique Saint-Servais. Les différents dispositifs de chacun des orgues sont donnés en tableau. C’est une belle occasion de se délecter de mots peu communs : quarts de nasard, tirasses, sesquaialters et autres salicionaux…

Patrick Thonart


Sur les orgues, dans les églises, il servira sa ville pour la récréation des fidèles de la municipalité, afin que sa musique les détourne des auberges et des tavernes. Sur ordre du Maïeur, il jouera de l’orgue, chaque fois une pleine heure, le dimanche matin et l’après-midi du même jour, ainsi que chaque jour après la prière du soir et à l’occasion des jours de marché municipal.

d’après les actes de désignation des organistes municipaux (± 1600)

De plus, il “pratiquera son art pour que les fidèles viennent volontiers  l’écouter et affluent pour ce faire des quatre coins de la commune” (d’après les archives de l’église de Saint-Bavon à Haarlem). En ouvrant des concerts d’orgue à tout un chacun, le but des autorités de l’époque était clair, et leur conception de l’influence bénéfique de la musique sur le peuple était en tout cas meilleure que celle de plus d’un prédicateur. Les églises réformées étaient le point de rencontre où l’on retrouvait la bourgeoisie aisée, les marchands en route pour la foire et le petit peuple. Aux claviers des orgues municipales, l’organiste y occupait une place de choix et méritait considération.

A celui-ci, il était également demandé de jouer plus souvent “au moins par temps hivernal, alors que les fidèles dehors peu se promènent à cause de la tempête et des frimas, et qu’en l’église ils se réfugient” et “à la demie de onze heures, lorsque de coutume plus de passants se trouvent en l’église“.

Mais, les années passent et les temps changent. C’est ainsi que les églises catholiques romaines sont également devenues des lieux de rencontre où l’organiste touche l’orgue avec grâce et maestria. “Mais jamais du luxe et de la luxure du siècle il ne mâtinera la musique spirituelle“, sermonne Constantin Huygens dans son opuscule dont le titre français pourrait être: De l’usage et des mésusages de l’orgue dans les églises des Provinces-Unies.

Quoi qu’il en soit, l’époque est autre qui, aujourd’hui, accueille l’Europe & l’Orgue Maastricht : un festival européen qui réunit des amis de l’orgue venus du monde entier. Un rendez-vous festif, avec un clin d’œil vers les “auberges et les tavernes“, à l’ombre des tours de Notre-Dame, de Saint-Servais et de Saint-Mathieu. Huygens n’en aurait vraiment pas voulu à la bonne ville de Maastricht !

Jan J.M. Wolfs

© Pro-Organo

Orgues de la basilique Notre-Dame (Maastricht)

Extrait des Protocoles 1646-1662, folio 44, minutes de l’assemblée annuelle du chapitre de Notre-Dame, en date du 10 septembre 1650 :

…ac insuper deputant dnos Antonium van der Gracht et dd Mart le Jeusne et Hermanium Grave ad tractandum et si fieri potest conviendum cum dto magro Andreas super confectione novorum organorum majoris et minoris… [de plus, les sieurs Anthon van der Gracht, Martinus le Jeusne et Herman Graven se voyaient confier le mandat de négocier un contrat avec ledit Maître Andreas en vue de la construction de nouvelles orgues, grandes et petites….]

On peut donc en déduire qu’André Séverin recevait ainsi la commande d’un orgue de grande taille (buffet contenant Grand-Orgue et Echo), et d’un plus menu (positif, dans le dos de l’exécutant). Ce fut chose faite en 1652. En 1798, Maastricht est sous domination française et le chapitre de Notre-Dame dissous. L’église sert alors de forge et d’entrepôt. L’orgue lui-même est déménagé dans l’église St-Nicolas voisine. Ce n’est qu’en 1838 que les orgues de Notre-Dame retrouveront leur site initial, après avoir été modifiées en 1830 par Binvignat, qui a réuni le Grand-Orgue et le positif.

De modes en innovations, les orgues ont été adaptées au goût et aux techniques du jour à deux reprises : une première fois en 1852, par Merklin & Schütze de Bruxelles, ensuite par Pereboom & Leyser de Maastricht en 1880. Les travaux de restauration entrepris en 1964 et 1984 par la firme Flentrop de Zaandam ont rendu à ce splendide orgue Séverin tout son éclat : un son brillant en parfaite harmonie avec la magnificence des décors du buffet et des volets.


Orgues de l’église Saint-Mathieu (Maastricht)

C ‘est en 1808 que Joseph Binvignat a bouclé son chef~d’oeuvre : les orgues de l’église Saint~Mathieu. Pour sa réalisation, le célèbre facteur avait vu  grand, multipliant claviers et pédaliers et cédant, on peut le regretter, quelque peu à l’esprit du temps. 1874 a vu l’orgue entièrement remanié par Pereboom & Leyser, ceux~ci supprimant quelques jeux classiques au profit de voix plus romantiques, plus proches des cordes. La soufflerie et la mécanique ont ensuite été rénovées. On compte par après diverses interventions, dont une modification de la console et l’installation d’un rouleau de crescendo par des descendants de Pereboom.

L’église elle~même s’est vue transformée au fil des ans. Pour la protéger de l’eau, le sol a été rehaussé et, partant, le jubé également. Triste option par laquelle l’orgue s’est vu reléguer un emplacement à l’acoustique exécrable, derrière l’arceau d’une tour. En 1950, Verschueren de Heythuysen a tenté de rendre à l’orgue sa disposition originale, sans grand succès : les bonnes intentions n’ont pas suffi, les connaissances d’alors restant insuffisantes. La restauration générale de Saint~Matthieu en 1988~1990 a permis aux responsables de l’église de rétablir l’orgue dans son statut originel. Le sol étant rabaissé au niveau initial, il a été possible de construire un balcon qui puisse offrir à l’orgue une perspective acoustiquement plus favorable. Sous l’égide du Rijksdienst voor de Monumentenzorg, la firme Flentrop Orgelbouw a su restaurer en profondeur l’orgue de Saint~Matthieu ainsi que ses commandes, en respectant la disposition authentique. Parlera-t-on ici de point d’orgue ? L’orgue enfin conforme à son ancêtre s’est vu parer de sculptures fines de la main du Maître ébéniste et sculpteur Jean Mullens de Liège.


Orgues de la basilique Saint-Servais (Maastricht)

L’orgue monumental de la basilique St-Servais est exemplaire à plus d’un titre, notamment en ce qu’il illustre un mariage heureux entre deux styles architecturaux, le baroque et le romantique. A l’origine, en 1804, la fabrique d’église de St-Servais avait acheté un orgue de facture inconnue, provenant de l’église dominicaine. Nous savons aujourd’hui que le modèle comptait 28 jeux, divisés en trois claviers avec pédalier. On a également pu établir que l’instrument en question avait été entretenu aux environs de 1782 par les organiers Lambert Houtappel et Joseph Binvignat.

Quel orgue n’a jamais été modifié ? Ce fut le cas également pour celui de St-Servais qui fut confié aux bons soins des frères Franssen de Horst. A l’époque, on ne lésinait pas sur les moyens : le Grand Orgue fut garni d’une montre de 16 pieds, et on ajouta un pédalier indépendant ; les sommiers et la transmission (jeux et registres) furent remis à neuf et on élargit un certain nombre de registres.

Entre 1852 et 1855, l’option fut d’étendre encore les possibilités de l’instrument. Pereboom & Leyser de Maastricht ajoutèrent des jeux de pédales de chaque côté du buffet, augmentèrent le nombre de registres, et complétèrent leur intervention en installant un rouleau de crescendo.

La basilique fut restaurée de fond en comble entre 1985 et 1990, ce qui permit à Verschueren d’entamer la restauration complète et, le cas échéant, une réelle reconstruction des orgues. Réutilisant de grandes parties de l’ancien buffet, des sommiers et de la tuyauterie, le facteur de Heythuysen a fait oeuvre non négligeable conférant aux orgues de St-Servais une portée imposante, leur offrant ainsi leur pleine maturité. Dernier tribut à la grande tradition organistique, la console a été réinstallée à l’avant de l’instrument, en son milieu.

Traduction : Patrick Thonart

Le texte intégral est ici…

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction, partage et iconographie | contributeur : Patrick Thonart | sources : programme du festival de 1997 | traduction : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Pro-Organo.


Plus de musique…

VIENNE : Maastricht et la Principauté de Liège (CHiCC, 2015)

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Reportons-nous vers l’an 50 avant J.C. Les Romains ont conquis la Gaule malgré la résistance des Gaulois. Ils voyageaient en suivant les voies déjà tracées par les Celtes, qu’ils ont améliorées pour faciliter les déplacements des troupes et du charroi. Une ville prit de l’importance à cette époque : Bavay (Bavacum), ce qui est attesté par la présence des ruines d’un vaste forum. Sept voies importantes partaient de cette ville, ce qui a été matérialisé plus tard en élevant une colonne sur la grand-place.

A la fin du VIe siècle, ce réseau de voies a été repris par la reine des Francs, Brunehaut, qui voulait restaurer les voies de communication. Une de ces voies nous intéresse particulièrement : elle reliait Bavay à Cologne. Elle traversait la Hesbaye par Waremme, passait à Tongres pour aller traverser la Meuse à Maastricht : Mosae trajectum. A Maastricht, la chaussée arrivait par l’actuelle Tongerseweg et Tongersestraat pour rejoindre le pont. Un premier pont avait été construit par les Romains à cet endroit. On en a retrouvé des traces sous la forme de pieux de bois. Des restes de thermes romains ont été retrouvés près de la Stokstraat, à l’endroit appelé “op de thermen”.

La religion chrétienne s’est rapidement enracinée dans la région. Vers 380, l’évêque Servais a déplacé le siège épiscopal de Tongres à Maastricht. Au Moyen Age, son tombeau devient un lieu de pèlerinage. Au VIe siècle, Monulphe fait construire l’église Saint-Servais pour y placer les restes de son prédécesseur. La légende de Saint-Hubert rapporte que le seigneur Hubert négligeait ses devoirs religieux. Parti chasser un vendredi saint, il vit un cerf portant une croix lumineuse. Hubert, saisi d’effroi, se jeta à terre et humblement, il interrogea la vision : “Seigneur ! Que faut-il que je fasse ?” La voix reprit : “Va donc auprès de Lambert, mon évêque, à Maastricht. Convertis-toi. Fais pénitence de tes péchés, ainsi qu’il te sera enseigné. Voilà ce à quoi tu dois te résoudre pour n’être point damné dans l’éternité. Je te fais confiance, afin que mon Église, en ces régions sauvages, soit par toi grandement fortifiée.”

Buste-reliquaire de saint Lambert © tresordeliege.be

Vers l’an 700, assassinat de Saint Lambert à Liège. Lors d’un banquet, Lambert avait refusé de bénir la coupe d’Alpaïde, concubine de Pépin de Herstal et mère de Charles Martel. Son frère Odon a assassiné l’évêque pour venger l’honneur de sa sœur. Hubert devenu évêque ramena à Liège, vers 720, les reliques de Saint Lambert et le siège de l’évêché y fut déplacé mais Maastricht resta la résidence favorite des évêques. Elle détenait les reliques de Saint-Servais, premier évêque des “Tongres” (IVe siècle) mais elle était trop accessible aux Normands, Liège pouvait mieux se protéger sur le Publémont.

De 736 à 814, Charlemagne règne sur toute la région. Une première cathédrale est construite à Liège. En 881, Maastricht fut mise à sac par les Vikings. Fureur normande également à Liège qui est incendiée. En 980, sous le règne de l’évêque Notger (972-1008), le diocèse devient tellement important qu’on peut le qualifier de Principauté. Notger est le véritable fondateur de la Principauté épiscopale de Liège. “Tu dois Notger au Christ et le reste à Notger”. Il décèdera le 10 avril 1008 et aurait été enterré à l’église Saint-Jean à Liège mais on ne retrouve plus la trace de sa sépulture.

Sous son règne, l’enseignement et la culture connaitront un développement sans précédent. Il est l’initiateur d’un nouveau système politique qui se répandra en Europe aux XIe et XIIe siècles : l’Église impériale. L’évêque, qui avait déjà le pouvoir spirituel (“religieux “), possède à partir de ce moment le pouvoir temporel (“politique”). Notger devient ainsi prince-évêque. Il exerce un pouvoir sur les territoires qui ne relèvent pas de l’Église. Cet État indépendant va exister pendant plus de 800 ans au sein du Saint-Empire romain germanique, jusqu’à la Révolution liégeoise.

Les XIe et XIIe  siècles ont été une période de grande prospérité, notamment sous le chapitre de Saint Servais. Vers l’an 1000 ont commencé, à Maastricht, des campagnes de construction massives. Cette activité de construction a entraîné une période d’expansion culturelle dans et autour de Maastricht. L’art mosan atteint un niveau élevé et les peintres et sculpteurs de Maastricht étaient actifs dans de nombreuses régions du Saint-Empire romain germanique. De ce moment date la construction de l’église Notre-Dame avec sa façade fortifiée.

Eglise Saint-Jean © Philippe Vienne

L’église Saint-Jean, avec son clocher rouge, est devenue protestante en 1634. A Saint-Servais, il faut voir la châsse et le buste. Cette basilique est la plus grande. Bien sûr, au cours des siècles, elle a subi beaucoup de transformations et d’améliorations. En 1204, Maastricht est sous l’autorité conjuguée du prince-évêque de Liège et du duc de Brabant. Confirmation d’une première charte de 908. Maastricht devient alors un condominium, une ville sous double autorité. En 1229, la ville, bien qu’elle n’aie pas eu les droits de cité en tant que telle, est autorisée, par le duc Henri Ier de Brabant, à construire des remparts.

Le moulin banal du prince-évêque, où les habitants faisaient faire leur farine, fut repris par les brasseurs en 1442 pour y moudre leur malt. En 1281, un nouveau pont est construit pour remplacer celui qui s’était effondré auparavant. Vers 1375, une seconde muraille est construite. L’économie de la ville est, à l’époque, tournée vers la tannerie. Maastricht était, au Moyen Âge, un important centre religieux et de pèlerinage. Dès le XIIIe  siècle, de nombreux monastères se sont établis dans la ville.

Vers 1400, Maastricht est sous contrôle du Brabant, et fait donc partie des possessions du duc de Bourgogne. Charles le Téméraire, et plus tard Charles Quint et Philippe II d’Espagne, séjournèrent à plusieurs reprises dans la ville et logèrent dans l’Hôtel du gouvernement espagnol. Les fenêtres sont ornées de blasons, notamment celui de Charles Quint. En 1468, sac de Liège par Charles le Téméraire, avec l’aide des Maastrichtois que cela arrange de détruire notre pont.

Au XVIe  siècle, Maastricht, avec ses 15 à 20 000 habitants, était une des plus grandes villes des Pays-Bas. Le développement culturel de la ville fut modeste vers 1500. Le manque de liberté religieuse est pesant. En 1535, 15 anabaptistes, considérés comme hérétiques, sont brûlés sur un bûcher sur la place du Vrijthof. Lors du beeldenstorm (la “crise iconoclaste“) de 1566, les icônes et le mobilier  des églises et chapelles de Maastricht ont en partie été détruits.

En 1567, Maastricht tombe aux mains de Guillaume le Taciturne et des calvinistes opposés à Philippe II. En 1579, l’armée espagnole, commandée par Alexandre Farnese, duc de Parme, assiégea la ville et la reprit le 1er juillet de cette année, après quoi la “re-catholisation” de la ville commença. En 1632, Frédéric-Henri d’Orange-Nassau a conquis la ville après l’avoir assiégée 74 jours. Maastricht s’intègre aux Provinces-Unies protestantes. Le condominium entre le duc de Brabant et Liège fut rétabli. Les conditions de la paix étaient de donner aux protestants et catholiques les mêmes droits afin que les deux aient la liberté religieuse. De cette époque date l’hôtel de ville (1659-1665), autour duquel se tient le marché.

Hôtel de Ville, sur le Markt © Philippe Vienne

En 1673, la Principauté permet à la France d’attaquer de flanc les Pays-Bas (guerre de Hollande contre Guillaume III d’Orange). Maximilien-Henri de Bavière (1650-1688) s’allie à Louis XIV. La ville est prise par Vauban et reste sous domination française jusqu’en 1678. D’Artagnan est tué en défendant le duc de Malborough, ancêtre de Churchill. Suite à ces événements, les fortifications sont renforcées, notamment par la construction du Fort Saint-Pierre qui domine la ville, à peu près à l’emplacement où les Français avaient placé leurs canons.

Au XVIIe  siècle, Maastricht était une petite ville provinciale tranquille. Dans la seconde moitié du XVIIe  siècle, une légère reprise de la vie culturelle eut lieu. De belles maisons du XVIIe et du XVIIIe sont visibles dans le quartier de la Stokstraat et de la Plankstraat. De 1747 à 1748, la ville passa une nouvelle fois brièvement sous domination française après la bataille de Lauffeld. Durant ces périodes, les protestants habitant Maastricht perdirent les droits qui les rendaient égaux aux autres chrétiens.

Le 4 novembre 1794, le commandant français Jean Baptiste Kléber prend Maastricht qui est dès lors annexée par la République française. De 1795 à 1814, elle est le chef-lieu du département français de la Meuse-Inférieure (Liège, c’est le département de l’Ourthe). Tous les habitants deviennent citoyens français. L’héritage de la période française n’est pas considéré comme positif : les églises, les monastères et chapitres sont dissous, les stocks de biens précieux sont vendus ou détruits, les bibliothèques, archives et trésors pillés. Enfin, les anciennes institutions s’occupant des malades, des pauvres et des personnes âgées sont supprimées.

Le 1er  août 1814, Maastricht devient la nouvelle capitale de la province du Limbourg, intégré au Royaume des Pays-Bas en 1815. En 1826, le Zuid-Willemsvaart, un canal, fut ouvert à la circulation. Lors de la Révolution belge de 1830, la garnison en poste à Maastricht, commandée par Bernardus Johannes Cornelis Dibbets, demeura loyale au roi Guillaume Ier .

En août 1831, la Hollande attaque la Belgique. Le 19 avril 1839, Traité des XXIV articles : la ville et la partie orientale du Limbourg ont été intégrées de façon permanente aux Pays-Bas. Traité 
entre la France, l’Autriche, la Grande-Bretagne, la Prusse et la Russie, d’une part, et les Pays-Bas de l’autre part, relatif à la séparation 
de la Belgique d’avec les Pays-Bas conclu et signé à Londres le 19 avril 1839.

Entre 1845 et 1850, le canal de Maastricht à Liège fut creusé. La première ligne de chemin de fer, liant Maastricht à Aix-la-Chapelle, fut ouverte en 1853. En 1861, Liège est reliée par la Compagnie du Chemin de Fer de Liège à Maastricht. Ce n’est qu’en 1865 que Maastricht fut connecté au réseau ferroviaire néerlandais. En 1899, rachat de la compagnie par l’Etat belge.

Bonnefanten Museum © Philippe Vienne

En 1834 déjà, Petrus Regout commença à fabriquer du verre et du cristal sur Boschstraat, usine qui fut bientôt suivie par une usine de poterie. Avec le développement des usines, Maastricht devint une importante ville industrielle. Depuis la fusion en 1958 avec “Société Céramique” l’entreprise s’est appelée N.V. Sphinx-Céramique. Après une restructuration, la production a été déplacée vers la Suède en 2010, l’usine de Maastricht étant trop petite pour une production profitable. Dans le quartier Céramique, le Bonnefanten Museum est un ancien bâtiment industriel transformé par l’architecte italien Aldo Rossi. A Maastricht, beaucoup de rues sont appelées “lunet“. Une lunette est un petit ouvrage de fortification extérieur.

Le but premier de l’université du Limbourg, qui a été fondée à Maastricht en 1976, était de relancer l’économie régionale après la fermeture des mines. Elle s’appelle Université de Maastricht (UM) depuis 1996. La collaboration entre les provinces néerlandaise, allemande et belge, qui a commencé en 1976 également, reçoit un statut légal en 1991 (Euregio). La collaboration porte essentiellement sur les universités, les écoles supérieures et le monde de l’entreprise. En 1992, les représentants de 12 pays européens signent, le 7 février, le Traité de Maastricht qui prévoit, entre autres, l’adoption de l’euro.

Robert VIENNE

  • image en tête de l’article : vue de Maastricht © Philippe Vienne

La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte de Robert VIENNE a fait l’objet d’une conférence organisée en 2015 par la CHiCC : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez notre agenda en ligne

 

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VIENNE : Au fil de l’eau, de Liège à Maastricht (CHiCC, 2014)

Temps de lecture : 9 minutes >

On dit souvent que la présence d’un fleuve est un atout pour une ville. Liège n’échappe pas à la règle. Tous les Liégeois aiment leur fleuve et dès les premiers beaux jours, ils se promènent sur ses rives ou s’installent dans le parc de la Boverie, un des rares endroits où l’on peut encore profiter du fleuve depuis que ses quais ont été transformés en autoroute urbaine. Espérons que l’on reviendra à l’avenir à une conception plus humaine.

En regardant le fil de l’eau, on peut se demander où va la Meuse. Bien sûr, on sait qu’elle coule jusqu’aux Pays-Bas et la Mer du Nord mais on ne connaît pas toujours tous les endroits où elle passe. C’est ce que nous allons essayer de découvrir ensemble aujourd’hui.

Elle quitte Liège au Pont Atlas. Connaissez-vous l’origine de ce nom ? Pendant la guerre de 1914-1918, les Pays-Bas étaient neutres et des jeunes Belges essayaient de passer la frontière pour aller rejoindre l’armée belge via l’Angleterre. Mais la frontière était évidemment bien gardée et un pont de bateaux barrait le cours du fleuve. Le 3 janvier 1917 à minuit, en période de crue, le capitaine du remorqueur ATLAS V, Jules Hentjens, emmena vers la Hollande, outre son équipage, 103 passagers dont 94 recrues pour le Front. Il n’a pas hésité à foncer avec son bateau dans le barrage, pourtant défendu par des mitrailleuses, une chaîne et des fils électrifiés (…).

L’ancien canal de Maastricht partait d’ici. Il suivait le tracé de l’actuel boulevard Zénobe Gramme. Il n’en reste qu’une darse avec un chantier. Nous arrivons à l’entrée du canal Albert signalée par la statue du Roi. On aperçoit, à l’arrière-plan, le pont-barrage de Monsin. Sur l’île se situe le Port autonome de Liège. C’est le 2e port fluvial d’Europe, cela mérite d’être rappelé, le premier étant Duisbourg.

Vient ensuite le site de Chertal et son aciérie qui était alimentée par les hauts-fourneaux d’Ougrée et Seraing. Le métal en fusion était amené dans des wagons-thermos et les coils revenaient à Renory pour être traités. Juste à côté subsiste un site romantique et préservé dans un ancien bras de Meuse: le Hemlot à Hermalle.

Le Hemelot © Philippe Vienne

Le village s’est fort développé, étant proche de la ville mais on y trouve encore quelques anciennes maisons. L’une d’elles nous interpelle car elle porte une enseigne : “Les Comtes de Mercy”. Sur la hauteur, en face, à Argenteau, on trouve en effet le château des comtes de Mercy Argenteau. Un livre très intéressant nous conte l’histoire de la famille : “La dernière de sa race” (Noir Dessin Production). Les noms de Mercy et d’Argenteau sont réunis au XVIIe siècle : Claude Florimond, comte de Mercy, maréchal du Saint Empire, adopte comme fils et héritier le comte d’Argenteau dont il apprécie les talents militaires, avec obligation d’unir les noms et armoiries des deux familles. Florimond Claude, comte de Mercy Argenteau, devint ambassadeur d’Autriche à la cour de France. C’est lui qui alla chercher Marie-Antoinette à Vienne pour la conduire à Paris pour ses noces.

A la même époque, Theresa, comtesse de Cabarrus en Espagne, une jeune femme d’une grande beauté, épousa le marquis de Fontenay. A la Révolution, ils s’enfuient à Bordeaux, divorcent et le marquis part à la Martinique. Elle est emprisonnée, rencontre Tallien et le séduit. Elle devient la citoyenne Tallien surnommée Notre Dame de Thermidor parce que son intervention a sauvé bien des personnes de la guillotine. Elle sera de nouveau emprisonnée en même temps que Hortense de Beauharnais mais après la chute de Robespierre, Tallien la fait libérer et l’épouse. Elle divorce en 1802 puis épouse en 1805 François-Joseph comte de Caraman prince de Chimay. Leur fils Alphonse, prince de Chimay, aura une fille Louise qui épouse en 1860 Eugène comte de Mercy Argenteau. Ils n’auront qu’une fille, Rose, la “dernière de sa race”, d’où le titre du livre. Le château a été gravement endommagé en 1914 parce qu’il servait à l’armée belge de point d’observation pour guider les tirs d’artillerie, puis il a été reconstruit.

Le long du canal se situe le site de 120 ha du Trilogiport qui sera un dépôt de conteneurs, arrière-port d’Anvers, relié à l’autoroute par un pont à construire et au chemin de fer à travers le site de Chertal.

Statue de d’Artagnan à Maastricht © Philippe Vienne

Une figure historique a une grande importance dans la région : d’Artagnan. Charles de Batz-Castelmore, comte d’Artagnan, plus connu sous le nom de d’Artagnan, est un homme de guerre français né entre 1611 et 1615 au château de Castelmore, près de Lupiac, en Gascogne (dans le département actuel du Gers) et mort au siège de Maastricht le 25   juin   1673, pendant la guerre de Hollande. On connaît peu de choses du véritable d’Artagnan. Il n’existe de lui qu’un portrait dont l’authenticité n’est pas garantie, et des mémoires apocryphes parus en 1700, soit 27 ans après sa mort. Mélangeant le réel et l’imaginaire, ils furent rédigés par Gatien Courtilz de Sandras à partir de notes éparses laissées par d’Artagnan. L’auteur découvrit la vie du héros gascon pendant un de ses séjours à la Bastille , alors que Baisemeaux (ou Besmaux), ex-compagnon de d’Artagnan, en était gouverneur. Alexandre Dumas s’est inspiré de ces mémoires pour composer son personnage de d’Artagnan, héros notamment des Trois Mousquetaires. Une ferme honore sa mémoire et porte fièrement son nom (rue de Tongres 77 à Haccourt). On y prépare du foie gras de canard et d’oie, un animal très commun dans la région, utilisé aussi dans la recette de l’oie à l’instar de Visé.

Visé depuis Hermalle © Philippe Vienne

Visé a été entièrement brûlée par les Allemands en 1914 et de nombreux habitants tués, sous prétexte qu’il y aurait eu des francs-tireurs. Elle a été reconstruite telle qu’elle était, ce que l’on peut comprendre, mais elle tourne ainsi malheureusement le dos au fleuve. D’Artagnan et Louis XIV auraient été conviés par les notables à un repas à l’hôtel de ville. Un des convives aurait dit familièrement : “Allez, Louis, un pot !”, ce qui fut longtemps objet de plaisanteries à Versailles !

La collégiale renferme la Châsse de Saint Hadelin qui serait la plus ancienne. Elle fait l’objet d’une procession tous les deux ans. Visé compte dans ses murs des compagnies d’arbalétriers et d’arquebusiers. Elles furent créées en 1579 pour les arquebusiers et en 1310 pour les arbalétriers. C’est en effet une particularité de Visé ; alors que partout ailleurs les guildes et corporations ont arrêté leurs activités à la Révolution française, à Visé elles se mirent parfois en sommeil mais ne disparurent jamais. Pour leur part, les arbalétriers ont fêté leur 700e anniversaire en 2010 . Une bulle du pape leur a accordé, fait rare, le droit de pénétrer dans l’église en armes, une tradition qu’ils perpétuent une fois par an, le deuxième dimanche du mois d’août. Ils défilent ensuite dans les rues sous la bannière de leur saint patron, Saint-Georges.

“Le Pont des Allemands” à Visé © Philippe Vienne

De belles maisons subsistent sur la rive gauche au quartier dit Devant-le-Pont qui est aussi un refuge pour de nombreux oiseaux, notamment des oies évidemment. En aval du pont et du port de plaisance, un imposant viaduc barre la vallée. Il fait partie de la ligne 24 surnommée “ligne des Allemands”. Avant la première guerre mondiale, un projet de chemin de fer reliant directement l’Allemagne au port d’Anvers sans passer par Liège et ses plans inclinés dormait dans les cartons, son coût paraissant trop élevé. Mais pour les Allemands, cette ligne avait un intérêt stratégique et ils l’ont construite en peu de temps. Elle voit passer actuellement un important trafic de fret provenant d’Aix-la-Chapelle par Montzen et rejoignant à Glons la ligne de Tongres et Hasselt. L’amateur peut y admirer les locomotives de diverses sociétés privées.

A partir du pont-barrage de Lixhe, pourvu d’échelles à saumons, le fleuve marque la frontière. La rive droite est néerlandaise, la gauche belge et on remarque une politique différente pour lutter contre les inondations. Côté belge, de hauts murs, côté néerlandais des prairies inondables. En saison, un bac permet de traverser la Meuse à partir de Lanaye pour rejoindre le village d’Eijsden. En effet, il n’y a plus de pont avant Maastricht. Le village est pittoresque. Le château d’Eijsden est remarquable ; il appartient à la famille de Liedekerke. Parfaitement entretenu, on peut se promener librement dans le jardin, un cadre magnifique pour des photos de mariage.

La gare, d’apparence banale, a connu un événement historique. L’empereur d’Allemagne Guillaume II s’était installé en mars 1918 au château du Neubois à Spa. Son quartier général occupait l’hôtel Britannique, actuellement internat de l’Athénée. Ayant abdiqué le 9 novembre 1918, il a quitté Spa à bord de son train spécial avec l’intention de se réfugier aux Pays-Bas qui étaient neutres mais il est resté bloqué à la frontière, le gouvernement hésitant à l’accueillir, ce qui a permis aux nombreux belges évacués (dont ma mère) de le conspuer sans risque.

Le canal Albert est parallèle à la Meuse et nous amène à Lanaye. Un bras de Meuse a été rectifié et est devenu un lac idéal pour les sports nautiques. On y trouve un club nautique, un camping, une plage bien aménagée et très propre. Les écluses de Lanaye ont longtemps constitué ce qu’on appelait “le bouchon de Lanaye”. Les néerlandais s’opposaient à toute amélioration de ce passage et de la traversée de Maastricht. Cela a motivé la construction du canal Albert. Maintenant ces écluses seront bientôt complétées d’une quatrième. Elles permettent de rejoindre le fleuve.

Lanaye © Philippe Vienne

A gauche, le canal continue son trajet vers Anvers en traversant l’impressionnante tranchée de Caster. Dans la roche a été creusé le fort d’Eben-Emael dont on aperçoit un accès. Le général Brialmont qui avait conçu la ceinture de fortifications entourant Liège avait déjà signalé un point faible dans la région de Visé ce qui avait amené à la construction de cet ouvrage. De l’avis de tous les spécialistes, ce fort était réputé imprenable mais les Allemands ont atterri dessus en 1940… avec des planeurs ! Ce qui n’était pas prévu. Pourquoi des planeurs? Parce qu’ils sont silencieux donc indétectables la nuit. On peut se promener sur le plateau et découvrir certaines tourelles.

Revenons aux écluses. Sur la colline opposée au fort, c’est la Montagne Saint-Pierre où se dressait le château de Caster. On peut y accéder par un sentier qui réserve un beau panorama. La ferme de Caster date du 17e siècle. Les bâtiments ont été construits autour d’une grande cours rectangulaire (ferme carrée). La maison porte l’année 1908. La maçonnerie de la maison se compose de briques et de bandes de pierre calcaire dans un style “Renaissance mosane”. Cette ferme sur la colline appartenait jadis au château de Caster. Le dernier château de Caster a été construit en 1888 par Alfons de Brouckère, à côté d’un autre vieux château. En 1936, le château, la ferme et les terrains avoisinants furent acquis par l’industrie cimentière. Desnsoldats allemands et américains furent même stationnés sur ces terrains pendant les Première et Deuxième Guerre Mondiale. Après, le château tomba progressivement en décadence et, en 1972, il fut ravagé par un violent incendie. Peu après, il fut démoli complètement. Aujourd’hui, seule la ferme monumentale est restée. Il est donc important que ce monument soit préservé et restauré ! J’ai retrouvé aussi cette inscription sur le tombeau de la famille Nagelmackers à Angleur : Jules Nagelmackers y est décédé en septembre 1878, donc dans l’ancien château. Mais sur place, je n’ai retrouvé pour ma part qu’un pont qui reliait deux parties du parc, et la glacière.

La Montagne Saint-Pierre © Philippe Vienne

La Montagne Saint-Pierre est une réserve naturelle, truffée de grottes creusées pour extraire la roche et dont certaines ont servi de champignonnières. Elles abritent maintenant des oiseaux tels que les chauves-souris ou les hiboux. Une partie de la colline est exploitée par les carrières de calcaire nécessaire à la cimenterie : ENCI (Eerste Nederlandse Cement Industrie) qui fait partie du même groupe allemand que CBR : Heidelberg Cement.

Et nous arrivons à Maastricht. Nous terminerons sur cette ville qui a fait partie de la Principauté de Liège, qui a failli être belge en 1830 et mériterait à elle seule une conférence. Le pont est situé à peu près à l’endroit où les romains en avaient déjà construit un, ce qui a donné le nom à la ville. Le bâtiment du gouvernement provincial a accueilli le Traité de Maastricht. Cette passerelle vous rappelle quelque chose ? Elle évoque les ponts du canal Albert, le pont de l’autoroute au Val Benoît et aussi le viaduc de Millau. C’est normal, ces trois ouvrages ont été calculés par le bureau Greisch de Liège. Une occasion de rappeler que nous avons aussi des entreprises performantes et pas seulement des friches industrielles.

Maastricht © Philippe Vienne

Les murailles de Maastricht nous ramènent à d’Artagnan qui y a trouvé la mort lors du siège de la ville par Louis XIV en 1673. Une statue rappelle son souvenir. Les Liégeois soutenaient Louis XIV alors que les Maastrichtois auraient par contre secondé le duc de Bourgogne lors du sac de Liège en 1468. Après Maastricht, à Lanaken, la Meuse redevient un petit fleuve tranquille, la plupart de ses eaux étant dérivées dans les différents canaux. A l’endroit appelé Smeermaas, on a l’impression que l’on pourrait traverser à pied.

Robert VIENNE

  • image en tête de l’article : la Meuse et la Dérivation au pont de Fragnée ©Philippe Vienne

La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte de Robert VIENNE a fait l’objet d’une conférence organisée en 2014 par la CHiCC : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez notre agenda en ligne

 


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MONDRIAAN Piet, Dune (1909)

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Si nous ne pouvons nous libérer nous-mêmes, nous pouvons libérer notre vision.

L’artiste peintre néerlandais Piet Mondrian, de son vrai nom Pieter Cornelis Mondriaan, est un des pionniers de l’abstraction. Il naît le 7 mars 1872 à Amersfoort, dans une famille calviniste et décède le 1er février 1944 à New York, à la suite d’une pneumonie. Il est le fils de Pieter Cornelis Mondriaan père, directeur d’école et peintre amateur et de Johanna Christina de Kok. En avril 1880, après avoir vécu jusqu’à l’âge de huit ans à Amersfoort, le jeune Pieter arrive à Winterswijk où son père est nommé directeur de l’école primaire. En 1886, ses études s’achèvent. Désirant embrasser une carrière d’artiste, il commence alors sa formation autodidacte de peintre sous la direction de son père et de son oncle, Frits Mondriaan (1853-1932), peintre et membre des jeunes de l’école de La Haye. Par sécurité et sur la demande de sa famille, Piet Mondrian se prépare également à devenir enseignant. Le 11 décembre 1889, il passe avec succès son “Acte Tekenen L.O.”, examen lui permettant d’enseigner le dessin dans les écoles primaires. Poursuivant dans cette voie, il obtient son “Acte M.O.”, diplôme pour enseigner le dessin dans les écoles secondaires, le 10 septembre 1892.

Piet Mondrian prend ensuite quelques leçons avec Braet van Ueberfeldt, un artiste peintre traditionaliste de Doetinchem. A partir de l’automne 1892, il part étudier la peinture au sein de l’Académie Nationale des Beaux-Arts d’Amsterdam (Rijksacademie voor Beeldende Kunsten), établissement de très haute réputation dirigé par A. Allebé. Tout en suivant cet enseignement, Piet Mondrian rejoint la société des Amis de l’Art d’Utrecht (Kunstliefde) et y présente son oeuvre dans une exposition publique pour la première fois en 1893.

Il rejoint “Arti et Amicitiae” et “St Lucas” en 1894, deux sociétés artistiques d’Amsterdam. Il expose au sein de la première en 1897 et avec la seconde en 1898. L’année 1898 voit également naître l’amitié de l’artiste avec A.P. van den Briel. L’année suivante, Piet Mondrian réalise une peinture de plafond à l’intérieur d’une maison d’Amsterdam. En 1901, Mondrian voyage en Espagne en compagnie de Simon Maris, un ami. La même année il concourt pour le Prix de Rome. En 1903, à l’âge de 31 ans, il obtient le prix Willink van Collem décerné par “Arti et Amicitiae”.

Piet Mondrian commence par créer des paysages réalistes proches de ceux des peintres de l’école de La Haye. Ses deux thèmes de prédilection sont alors les arbres (Arbres sur le Gein, 1902 ou 1905, Paysage avec route bordée d’arbres, 1905-1906) et les moulins à vent (Moulin à vent, 1905-1906). Pour exécuter ses peintures de paysages, Mondrian se rend en compagnie de van den Briel dans la partie orientale du Brabant du Nord, près d’Uden, en 1903. En 1905, il retourne à Amsterdam et réalise des peintures sur les rivières Gein et Amstel. Il travaille également lors de cette période à proximité d’Oele, dans le pays de Twente (Bois près d’Oele, 1907).

Bomen aan het Gein bij opkomende maan (1907) © Gemeentemuseum Den Haag

En 1908, Mondrian se rend à Domburg, sur l’île de Walcheren, lieu de vacances apprécié des artistes et notamment de Jan Toorop. A la suite de la découverte de Jan Toorop et de Jan Sluyters, la peinture de Mondrian évolue vers une forme de fauvisme et de divisionnisme. Il subit également l’influence du peintre expressionniste norvégien Edvard Munch, de Vincent Van Gogh et de Seurat. Mondrian remplace alors la couleur naturelle par la couleur pure. Dès ses débuts il a un goût prononcé pour la structure linéaire et l’opposition rigoureuse de l’horizontal et du vertical.

Le moulin rouge (1911) © DR

En mai 1909, Mondrian, adepte de la théosophie, devient membre de la Société Théosophique. Il cherche à faire de sa peinture un langage universel, capable de rendre compte de réalités essentielles, situées au-delà des apparences sensibles. La même année, se déroule la première exposition rétrospective de Piet Mondrian, avec Cornelis Spoor et Jan Sluijters, au Musée municipal d’Amsterdam. Cette exposition connaît un grand succès et Mondrian devient une figure importante de la jeune peinture hollandaise. En 1909, il est nommé membre suppléant du jury de “St Lucas”, puis membre titulaire l’année suivante. A l’automne 1910, il fait partie du comité fondateur du Groupe d’art moderne (Moderne Kunstkring) avec Toorop, Kickert et Sluijters. En 1911, il fait parvenir une de ses œuvres au salon de printemps des Indépendants à Paris. Lors de la première exposition du Moderne Kunstkring à Amsterdam à l’automne 1911, Piet Mondrian est confronté pour la première fois à des œuvres cubistes originales, notamment des peintures réalisées par Georges Braque et Pablo Picasso.

Piet Mondrian et Petro (Nelly) van Doesburg © Marty Bax

Intéressé par les nouvelles tendances artistiques, dont le cubisme, il s’installe à Paris en 1912 où il découvre Paul Cézanne. C’est à cette époque qu’il change son patronyme pour se distinguer de son oncle très réservé à l’égard de son art. Il expose alors aux Indépendants à Paris et au Moderne Kunstkring d’Amsterdam. En 1913, il expose au Deutsche Herbstsalon à Berlin. Mondrian travaille en séries et crée ses premières toiles abstraites. Se livrant aux abstractions il dépasse même l’expérience de l’abstraction pour aboutir à une juxtaposition de lignes et de couleurs sans aucun rappel de la réalité.

En 1914, Piet Mondrian repart en Hollande au chevet de son père. La guerre qui éclate l’oblige alors à y rester pendant deux années. Pendant la guerre, il traite le motif de la mer en le ramenant à des compositions de tirets formant des signes “plus” et “moins”. En 1916, il commence à mettre par écrit ses théories sur l’art. En 1917 paraît le premier numéro de la revue De Stijl, créée en 1917 à Leyde par Theo Van Doesburg, dont Mondrian est signataire.

En 1920, Piet Mondrian crée sa première composition de lignes noires perpendiculaires, enserrant dans une grille irrégulière des plans de couleurs primaires (jaune, rouge, bleu) et de non-couleur (blanc, noir, gris). Il crée pour ce nouveau langage pictural l’appellation “néoplasticisme“, traduction de “Nieuwe beelding” qui signifie “nouvelle image du monde“. Il en théorise les fondements dans la revue De Stijl, ainsi que dans une brochure intitulée “Le néoplasticisme“, publiée à Paris où il s’est réinstallé.

Le néoplasticisme est une peinture de rapports, fondée sur le contraste de l’”extrême un” et de l’”extrême autre”, qui commande, selon Piet Mondrian, l’organisation de la nature et de l’Univers en son entier, et qui se traduit en peinture par le seul contraste des couleurs fondamentales et des lignes horizontales et verticales. Le néoplasticisme ne concerne pas seulement les arts mais toutes les activités de l’homme.

En 1922 se déroule une rétrospective au musée municipal d’Amsterdam, organisée à l’occasion de son cinquantième anniversaire.

En 1925, Piet Mondrian quitte De Stijl. Il expose avec le groupe “Cercle et carré” en 1930. L’année suivante il entre au groupe “Abstraction-Création” fondé par Herbin. À partir du milieu des années 1930, Mondrian privilégie des compositions de lignes serrées, limitant le rôle de la couleur, ceci à la suite de la découverte du jazz américain auquel il applique sa théorie. Il y fait entrer la valeur positive du rythme qui auparavant était bannie de son travail.

Victory Boogie-Woogie (1944) © Gemeentemuseum Den Haag

A l’approche de la deuxième guerre mondiale, il part à Londres, puis il s’installe à New York en 1940. Durant les deux dernières années de sa vie, libéré des obsessions qui lui faisaient multiplier les lignes noires, il supprime la couleur noire de ses tableaux. La couleur revient en force dans ses compositions. Mondrian identifie totalement la couleur à la ligne, qu’il tresse en réseaux ou qu’il morcelle en petites unités vibrantes, comme dans Victory Boogie-Woogie qu’il laisse inachevé à sa mort.

La nature est parfaite, mais l’homme n’a pas besoin, en art, de la nature parfaite.

 

J’en étais venu à comprendre qu’on ne peut représenter les couleurs de la nature sur la toile.

[d’après le blog MOREEUW.COM]

  • L’illustration de l’article est une étude de dune exécutée par Mondriaan en 1911.

Rien que pour vos yeux…

ZELOOT : Sans titre (2016, Artothèque, Lg)

Temps de lecture : 2 minutes >

ZELOOT, Sans titre
(impression numérique, 40 x 30 cm, 2016)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
à l’Artothèque Chiroux de la Province de Liège ?

Zeloot © Lezilus.fr

Eline Van Dam alias ZELOOT, est une illustratrice hollandaise, née en 1974. Elle étudie la peinture à l’école d’art de La Haye avant de tout lâcher pour aller travailler dans une ferme. En découvrant l’univers des comics et de la bande dessinée US, elle se remet à dessiner des affiches, des posters de concerts et des tee-shirts. (d’après LEZILUS.FR)

Cette image fait partie du premier portfolio édité par Ding Dong Paper (collectif d’éditeurs liégeois constitué de François Godin et Damien Aresta). Cette composition, présentant un personnage féminin déformé, est typique du travail de Zeloot : coloré, ludique, dynamique et basé sur la déformation, le motif et la répétition.

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Zeloot ; Lezilus.fr | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques