La propagande est une technique, quel qu’en soit le contenu, de simplement édifiant (ex. santé publique) à ouvertement fasciste. Elle nécessite un discours partagé et la mise en oeuvre de dispositifs visuels que l’on retrouve également dans ce marketing qui, hélas, baigne notre espace mental quotidien, visuel et/ou sonore. Reste que certains objets, supports de propagande, ne sont pas dénués d’une réelle flamboyance esthétique, quand ce n’est pas l’humour qui en est la caractéristique la plus remarquable. Nous en voulons pour preuve la collection de cartes postales commerciales que nous avons réunie pour vous dans la DOCUMENTA.
C’est cette considération qui nous a également amenés à vous proposer en téléchargement gratuit dans la DOCUMENTA un authentique petit fascicule de propagande chinoise, daté de 1977 et rédigé en… esperanto ! Nous livrons ici à votre curiosité éclairée la transcription de quelques vignettes (traduites par des robots puis révisée par nos soins avec le souci de conserver la grandiloquence kitsch de l’original). Tout ceci, en laissant, bien entendu, la responsabilité des propos guerriers tenus au Parti Communiste Chinois :
Cinq héros sur lE mont Langja
À l’automne 1941, les agresseurs japonais lancèrent une opération de ratissage vers le [Sanhi-êahar-Hebei-a], une région frontalière contrôlée par le Parti communiste chinois. Lorsque les ennemis atteignirent la région montagneuse de Langja à l’ouest du comté de Ji dans la province du Hebei, une troupe de la Huitième Armée [de Route] décida de se déplacer vers une ligne extérieure pour les exterminer. Cinq camarades, le caporal Ma Bauju, le caporal suppléant Ge Genlin et les combattants Hu Delin, Hu Fucaj et Song Hjueji, restèrent là pour couvrir le transfert et arrêter les ennemis. Ces cinq héros, avec un réel esprit d’abnégation, ont délibérément attiré les ennemis vers un précipice. Ils ont mené une bataille déterminée contre les ennemis et ont courageusement sauté dans un abîme, après avoir jeté sur les ennemis leurs dernières grenades. Ces héros incarnent la noblesse et l’héroïsme du peuple armé dirigé par le Parti communiste chinois.
1. À l’automne 1941, les agresseurs japonais balayèrent la région frontalière de [Sanhi-Cahar-Hebei]. Selon la stratégie du Président Mao, certains corps de la Huitième Armée [de la Route] ont combattu dans la région de la rivière [Ji§uj] et du mont Langja et, sous l’action conjointe des milices, ont fortement attaqué les ennemis.
2. Le 25 septembre, les agresseurs japonais répartissaient soudain leurs forces de tous côtés pour assiéger notre régiment. Les commandants du régiment décidèrent de retirer immédiatement les troupes et ordonnèrent au sixième groupe de la septième compagnie de laisser cinq combattants derrière eux pour bloquer l’avancée de l’ennemi et surveiller le transfert secret de notre force principale en utilisant le terrain favorable de [Kipantuo] sur le mont Langja.
3. Le plus gros des troupes s’est déplacé rapidement cette nuit-là et seuls les cinq combattants sont restés sur place. Ils se souvenaient clairement des paroles des officiers du régiment : ils lutteraient courageusement pour retenir l’avancée des ennemis et les battraient durement.
4. Au clair de lune, ils ont chacun pris quelques grenades laissées par l’état-major du régiment et les ont enterrées comme des mines au pied de la montagne, jusqu’à mi-hauteur de celle-ci.
5. Après cela, les combattants se sont tous cachés dans la zone la plus stratégique de Kipantuo. Le vent de la montagne soufflait, mais personne n’avait froid et le cœur de chacun était plein d’indignation.
6. Au deuxième cri du coq, tout à coup, un incendie apparut au pied de la montagne : les ennemis avaient incendié un village et les habitants subi à nouveau de lourdes pertes. En voyant les tirs s’intensifier, les combattants étaient remplis de haine.
7. C’est alors qu’ils entendirent vaguement les pleurs d’une femme, plus bas dans la montagne, qui se rapprochaient de plus en plus. Les villageois sont en marche vers nous ! Ce serait terrible s’ils marchaient sur les mines enterrées ! Le vice-caporal Ge Genlin s’est levé d’un bond, a signalé la situation à un caporal et a immédiatement dévalé la montagne…
La suite est disponible dans la DOCUMENTA. Cliquez ici… Mais, rassurez-vous : l’histoire finit (presque) bien !
35. Comme s’il s’agissait d’un assaut ordinaire, le caporal cria en sautant dans le gouffre : “Camarades ! Sautez après moi !” et les autres sautèrent aussi. C’est alors qu’un écho solennel retentit dans toute la vallée : “A bas l’impérialisme japonais ! Vive le Parti communiste chinois !“
Transcription du catalogue de l’exposition au Musée de l’Ancienne Abbaye de Stavelot (20 juin – 20 septembre 1975) et au Service provincial des Affaires culturelles de Liège (30 septembre – 25 octobre 1975) sous les auspices du Ministère de la Culture française et du Service provincial des Affaires culturelles de Liège. L’intégralité du catalogue (et ses illustrations) est téléchargeable dans documenta.wallonica.org…
COMITÉ DE PATRONAGE
Messieurs Fr. Van Aal, Ministre de la Culture francaise ; G. Mottard, Gouverneur de la Province ·de Liège ; M. Laruelle, Député permanent ; E. Moureau, Député permanent ; G. Bassleer, Député permanent ; J. Remiche, Administrateur général de la Culture française ; Ph. Roberts-Jones, Conservateur en Chef des Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique ; M. Witteck, Conservateur en Chef de la Bibliothèque Royale de Belgique ; J. Stiennon, Président de la Société Royale des Beaux-Arts de Liège ; J. Hendrickx, Conservateur du Musée des Beaux-Arts et de l’Art Wallon de Liège ; J. Moxhet, Bourgmestre de la Ville de Stavelot.
COMITÉ ORGANISATEUR
Mademoiselle Cl. de Rassenfosse ; Messieurs L. Lebeer, ; J. Charlier, Directeur des Affaires culturelles de la Province de Liège ; Th. Galle, Conservateur du Musée de l’Ancienne Abbaye de Stavelot ; R. Léonard, Conseiller au Ministère de la Culture francaise ; J. Parisse, critique d’art ; J.-G. Watelet, historien.
Les organisateurs remercient
le Ministère de la Culture francaise et la Direction des Affaires culturellles de la Province de Liège pour leur collaboration importante,
les Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique (n° 8),
le Musée des Beaux-Arts et de l’Art Wallon de Liège (numéros 13, 14, 36 bis),
le Service des Collections artistiques de l’Université de Liège (numéros 45, 55, 56, 112 bis),
la S.A. Imprimerie et journal “La Meuse” à Liège (n° 132),
Mesdames S. Anspach (numéros 19, 71) ; L. Dubru (n° 104bis) ; L. de Rassenfosse (numéros 6, 7, 16, 18, 22, 32, 33, 34, 46, 48, 51, 58, 61, 62, 63, 65, 67, 74, 75, 76, 88, 121, 129) ; Fr. Stiennon-de Neuville (numéros 2, 3, 4, 49) ; R. Waaub (n° 57) ; Mesdemoiselles Cl. de Rassenfosse (numéros 10, 11, 12, 15, 23, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 35, 37, 38, 39, 40, 44, 47, 50, 53, 60, 64, 68, 72, 73, 77, 82, 83, 84, 85, 109, 110, 113, 114, 115) ; A. Humblet (n° 36) ; Monsieur et Madame R. Soyeur-Delvoye (numéros 116, 117, 118, 119, 120, 122, 123, 124, 125, 126, 127, 128, 130, 131) ; Messieurs G. Comhaire (n° 70) ; R. Crespin (n° 69) ; J. Donnay (n° 24) ; A. Glesener (numéros 17, 21) ; M. et Mme P .-Fr. Mathieu ( n° 1) ; L. Ortmans ( numéros 81, 111, 112) ; J. Stiennon (numéros 5, 41, 42, 43) ; G. Thiry (numéros 9, 20, 52, 54, 59) ; pour les prêts généreux consentis.
L’affiche de l’exposition a été aimablement réalisée par P.-Fr. Mathieu. La section relative à G. Serrurier-Bovy a été conçue par MM. Watelet et Soyeur. Le Musée de l’Ancienne Abbaye leur exprime ses vifs remerciements.
Le milieu du XIXème siècle voit le renouveau de l’école artistique liégeoise. Nous nous trouvons devant une pléiade de grands noms : Adrien de Witte, François Maréchal, Auguste Donnay, Emile Berchmans, Armand Rassenfosse…
Tous s’essayent à différentes techniques : ils gravent, peignent, illustrent, créent des affiches, travaillent en étroite collaboration avec les meilleurs écrivains, forment des cercles artistiques. Ils établissent à Liège un climat propice à l’élaboration de grands travaux et à l’innovation. L’Académie compte de grands artistes parmi ses maîtres et ses élèves. Rops et Rassenfosse trouvent une technique nouvelle en gravure, un vernis mou appelé le Ropsenfosse.
Malheureusement, aujourd’hui, ces grands talents sont un peu oubliés, trop de noms venus de l’étranger avec leur publicité tapageuse ont submergé le patrimoine artistique local.
Nous devons au Musée de l’ancienne abbaye de Stavelot et à son dynamique conservateur Monsieur Théo Galle d’avoir mis en valeur deux de ces grands artistes.
L’été dernier, en effet, nous avons pu apprécier à Stavelot le génie de Félicien Rops, sa vive imagination, son inspiration variée. Continuant sur cette lancée, nous assistons cette année à un brillant hommage à Armand Rassenfosse, hommage auquel est associé Serrurier-Bovy, précurseur du mobilier et de l’architecture 1900.
Rassenfosse, cet incomparable peintre de la femme, ce merveilleux illustrateur et affichiste, ce grand graveur, nous est présenté ici dans toute sa splendeur décorant avec harmonie les ensembles mobiliers de Serrurier-Bovy.
Ces oeuvres nous paraissent d’une étrange actualité à l’heure du modern style, de ses arabesques harmonieuses, de ses coloris vifs et du flou de ses tissus.
Il était donc grand temps de célébrer ces deux grands artistes de chez nous qui ne sont pas toujours estimés à leur juste valeur et nous devons féliciter M. Théo Galle de cette heureuse initiative et de la possibilité qu’il nous offre de présenter ensuite cette exposition à Liège, terre natale de Rassenfosse et de Serrurier-Bovy.
M. LARUELLE, Député Permanent
A PROPOS D’ARMAND RASSENFOSSE
Au moment où se prépare l’exposition des oeuvres d’Armand RASSENFOSSE, mes souvenirs ressurgissent, évoquant une époque datant d’un demi-siècle.
Il y a 50 ans, je connaissais cet éminent artiste, habile dessinateur, graveur exceptionnel, ami de Félicien ROPS. avec qui il rechercha et trouva une nouvelle formule de vernis qu’on appela le ROPSENFOSSE.
Il était contemporain d’Emile BERCHMANS, d’Adrien DE WITTE, d’Auguste DONNAY, de François MARECHAL, de Georges KOISTER : une belle équipe qui fit grand honneur à la Cité Ardente où Auguste BENARD et Paul JASPAR jouèrent aussi un rôle important.
Je fus mis en contact avec RASSENFOSSE. A l’initiative de son Président, le Député permanent Gilles GERARD, un ancien chef d’atelier d’imprimerie, la Commission spéciale de l’Education populaire proposa à la Députation permanente l’édition de gravures susceptibles d’embellir les foyers de nos travailleurs. La Maison BENARD fut chargée de ce travail et c’est avec Armand RASSENFOSSE, à qui l’idée souriait beaucoup et qui apportait l’autorité de son jugement, qu’on allait traiter et qu’allaient se nouer de bien agréables relations.
On commença par reproduire les deux tableaux de DELPEREE : La Paix de Fexhe et la Remise du Perron par Marie de Bourgogne qui ornent l’escalier d’honneur du Palais provincial : c’était l’hommage à la Démocratie. L’année suivante, ce fut dans l’oeuvre même du Maître qu’on choisit cette Ouvrière du Charbonnage et cette Marchande de Beurre, évocatrices du petit peuple de chez nous. Puis, pour une troisième année, sur la suggestion de RASSENFOSSE, on édita deux dessins rehaussés de Paul JASPAR qui évoquaient un “site retrouvé” qui restituait aux Liégeois le Mont St-Martin jusqu’alors dissimulé par les grands arbres du Boulevard de la Sauvenière. Ce fut la fin d’une série intéressante.
Bientôt cependant, nous allions retrouver RASSENFOSSE. Il nous confia un splendide dessin : Maternité, qui allait marquer le début d’une édition annuelle justifiée par la célébration de la Fête des mères. La parution de cette oeuvre fut saluée avec enthousiasme et devait justifier la continuation de cette initiative qui assura la diffusion, par dizaines de milliers, de gravures reproduisant l’oeuvre de nos meilleurs artistes. Le nom de RASSENFOSSE est lié à cette initiative à laquelle il porta intérêt jusqu’à son heure dernière. Après sa mort on n’en continue pas moins à célébrer la fête des mères et la Province de Liège demeura ainsi fidèle au souvenir de celui qui lui avait apporté sa précieuse collaboration.
Personnellement, j’ai conservé vivace le souvenir de cet homme charmant avec qui on savait parler de choses relevant du domaine de l’art. On était loin des soucis de la vie matérielle ; seule la Beauté illuminait ces instants que nous revivons avec plaisir dans le cadre de la rétrospective. Et nous revoyons cet homme affable, affectueux, qui donna aux jeunes artistes tant de preuves de sa bienveillance et de sa bonté.
F. CHARLIER
Stavelot, vieille cité romane aux confins du monde germanique, peut s’enorgueillir de porter témoignage de plus de treize siècles d’action civilisatrice et d’innervations culturelles diffusées jadis au coeur des forêts d’Ardenne. L’offensive des hordes hitlériennes au cours des mois de décembre 1944 et de janvier 1945 a dévasté la petite ville wallonne qu’elle laissait douloureuse et défigurée.
Habitué depuis toujours à lutter pour vivre et pour survivre, l’Ardennais ne s’abandonne jamais au désespoir. La conjonction des efforts de tous, l’impulsion et le dynamisme d’un bourgmestre, Stavelotain de fraîche date, mais qui s’était donné tout entier à sa ville d’adoption, eurent raison de toutes les difficultés et de tous les obstacles. Les plaies furent pansées et Stavelot retrouva rapidement son visage accueillant et sa douceur de vivre.
Bien plus, la pugnacité et le dynamisme de certains de ses enfants maîtrisèrent les obstacles innombrables et contribuèrent à rendre à la ville quelque chose de ce rayonnement culturel qui avait marqué son glorieux passé. Qu’il me soit permis de rendre un particulier hommage à deux personnalités stavelotaines qui, parce qu’elles ont cru et qu’elles croient aux valeurs de l’esprit, qui justifient les niveaux de civilisation, ont contribué et contribuent au renom de leur petite cité : Raymond Micha, Directeur du Festival international de Musique de chambre et sa merveilleuse équipe, Théo Galle et ses collaborateurs. Alors que la ville reconstruisait ses quartiers dévastés, Théo Galle a pris conscience des possibilités qu’offraient les dépendances délabrées et inadéquatement employées de l’Ancienne Abbaye. Avec cette foi qui soulève les montagnes, il s’est attaqué aux difficultés qui ne manquaient certes pas ; il les a surmontées les unes après les autres. Des moyens financiers étaient nécessaires ; il les a trouvés. La conjonction de ses efforts et la collaboration du Ministère de l’Education nationale et de la Culture ont permis la réalisation du Musée de l’Ancienne Abbaye, appelé en un premier temps à héberger un musée de la Tannerie créé de toute pièce tandis que les agrandissements ultérieurs apportaient à la ville une infrastructure remarquable pour la réalisation d’expositions temporaires. Mais Théo Galle n’avait pas attendu que les aménagements fussent terminés pour présenter au public stavelotain et aux nombreux touristes des expositions de qualité. Dès 1961, deux salles proposaient aux visiteurs un excellent panorama de l’art belge contemporain tandis que quelque vingt sculptures occupaient les pelouses de l’ancienne abbaye.
Que de manifestations de haute qualité se sont succédé depuis cette année. Faut-il rappeler, parmi beaucoup d’autres, les expositions consacrées au Paysage dans l’art belge, au Fauvisme brabançon, à l’Aquarelle et la gouache depuis Rik Wouters, aux Trésors des anciennes abbayes de Stavelot et de Malmedy, aux Arts plastiques et la Musique, la rétrospective William Degouve de Nuncques ?
Après avoir présenté, il n’y a guère, deux grands graveurs de l’Ecole liégeoise d’aujourd’hui, Jean DONNAY et Georges COMHAIRE, c’est à un autre grand maître de l’Ecole liégeoise de gravure qu’est consacrée la présente exposition : Armand Rassenfosse, tout à la fois élève d’Adrien de Witte et disciple d’un autre grand maître wallon, Félicien Rops. Il faut savoir grand gré à Théo Galle et à son ami Jacques Parisse qui, depuis plusieurs années, collabore régulièrement avec lui, d’avoir réservé les cimaises du musée à un ensemble d’oeuvres de ce maître liégeois très remarquables par leur qualité et par leur diversité. Rassenfosse est un artiste trop peu connu, notamment des jeunes générations.
Cela résulte dans une très large mesure du fait que ces oeuvres groupées ne sont pas présentées au public. D’autres, plus qualifiés que moi, diront dans ce catalogue qui est Rassenfosse, situeront et analyseront son talent. L’éminente compétence du Professeur Lebeer qui a accepté de présenter l’artiste et son oeuvre vaudra aux visiteurs un guide éclairé et sûr et fera de ce catalogue un instrument de travail qui constituera un ouvrage de références et un souvenir durable de cette exposition lorsqu’elle aura fermé ses portes.
Jean REMICHE, Administrateur général des Affaires culturelles
ARMAND RASSENFOSSE…
…naquit à Liège le 6 août 1862 et non le 6 avril 1862 comme on le répète dans toutes ses biographies. Il y décéda le 28 janvier 1934. Il appartient à la lignée des hommes de science et d’esprit, écrivains et artistes profondément attachés à leur pays natal, mais les regards ouverts à tout ce qui les rapprochait de cette latinité française dont ils sont marqués et dans laquelle ils se sentaient appelés à intégrer leurs plus intimes volontés au-delà des frontières de leur terroir.
Né dans une famille où l’intellectualité finit par l’emporter sur une entreprise commerciale, par ailleurs axée sur des objets de luxe choisis avec un goût des plus distingué, le jeune Armand se vit tout naturellement inscrire pour “faire” ses humanités classiques au collège St-Servais de Liège. S’il pratiquait simultanément le piano et le chant – ses intimes se souviennent de leur surprise de l’entendre plus tard jouer, voire improviser sur le grand harmonium qui jusqu’à ce jour reste conservé pieusement dans le hall d’entrée de sa maison de la rue de Saint-Gilles – il s’y fit non moins remarquer déjà par ses dons innés de dessinateur.
Ses études moyennes terminées, son père crut le moment venu pour l’associer à son commerce. Certes, il ne l’empêcha guère de s’intéresser aux choses de l’art, d’être un fervent lecteur des écrivains en vogue à ce moment : Théophile Gautier, Théodore de Banville, Barbey d’Aurevilly, Charles Baudelaire, Stéphane Mallarmé, Paul Verlaine et bientôt, des animateurs de “La Jeune Belgique” qui l’attachèrent à Emile Verhaeren , Albert Mockel, Hubert Krains, Jules Desirée et bien d’autres. Romantiques, Parnassiens, Symbolistes, défenseurs de l’art pour l’art, il s’en nourrissait, suivait leurs conflits et, comme eux, ne se privait guère de se faire entendre, avec la mesure que lui dictaient à la fois son éducation et sa conscience de ce qu’il avait à apprendre, dans les milieux qui voulaient endoctriner l’art selon leurs velléités respectives.
Féru d’estampes, les eaux-fortes de Félicien Rops devaient le séduire particulièrement. Aussi entreprit-il – avait-il alors déjà vingt ans ? – de s’en constituer une collection. Il est aisé de s’imaginer ce que signifièrent pour lui les voyages à Paris dont il fut chargé pour les affaires paternelles : il en profita pour s’approcher des milieux littéraires et artistiques qui l’exaltaient. Par ailleurs, il ne cessa de manifester de plus en plus son goût pour le dessin et simultanément ses curiosités pour l’art de l’eau-forte. Il se plaisait à raconter que s’étant procuré, avec un vieux petit traité d’eau-forte, quelques outils de graveur élémentaires, il se livrait à ses premiers essais dans un art dont il devait devenir un des grands maîtres. Il se fit ainsi qu’il éveilla l’attention d’Adrien De Witte, peintre-graveur qui à cette époque jouissait d’une grande notoriété à Liège. Ami assidu de la famille de Rassenfosse, celui-ci ne manqua guère de s’intéresser aux dessins progressivement mieux venus du jeune Armand, ainsi qu’à ses tout premiers pas dans l’art de l’eau-forte et de le favoriser de ses conseils. Profitant d’un de ses passages à Paris – ce fut en 1886 – le dessinateur et aquafortiste en herbe, s’enhardit jusqu’à aller sonner à la porte de l’atelier de Félicien Rops, rue de Grammont. Il y fut accueilli, d’abord avec une certaine surprise, mais presque aussitôt comme il n’avait osé l’espérer. Jamais contact ne fut plus décisif, plus productif, plus durable. Leur vie durant, le maître et son jeune admirateur restèrent fidèles à ce qu’ils savaient se devoir l’un à l’autre.
L’intérêt que porta Adrien De Witte à Armand Rassenfosse et la collaboration continue de celui-ci avec Félicien Rops, le fait aussi que ces trois artistes eurent pour thème d’inspiration – combien différent cependant – ce qu’on se plaît à appeler l’éternel féminin, eurent pour effet de faire passer et de continuer encore à faire passer le cadet pour l’élève de ses deux aînés. Ainsi que le révéla Gustave Van Zype dans sa biographie d’Armand Rassenfosse publiée dans l’Annuaire de l’Académie royale de Belgique en 1936, c’est une légèreté qui valut à l’illustrateur des Fleurs du Mal une déception dont il a souffert dans son for intérieur sans pour autant jamais la manifester. Seuls quelques rares intimes ont pu la deviner en écoutant ses délicates confidences à l’égard de ceux dont il ne trahit en aucune circonstance l’amitié qu’il tenait pour un de ses précieux joyaux de vie.
A vrai dire et strictement, Armand Rassenfosse n’eut jamais de maître et ne fut jamais amené, non plus, à se faire recevoir à l’Académie des Beaux-Arts de Liège dont pour autant il ne méconnaissait guère le haut niveau d’enseignement et dont il tenait les professeurs en parfaite estime. Alors, pendant qu’il attendait le moment où il pourrait se dégager du négoce auquel son père l’avait associé, tous ses moments de loisir, il les mit à profit pour se former lui-même selon ses volontés : maîtriser les moyens techniques qu’appelle un art qui, dans sa probité, son honnêteté et ses spontanéités, dans sa fidélité au simple prestige de la forme contemplée s’explique par la sensibilité délicate et la culture raffinée dont vivait tout entier son créateur. Ses innovations techniques eurent pour principal objet de le mettre en mesure de créer des dessins, des eaux-fortes et des peintures, progressivement plus conformes aux vérités de ses visions de beauté.
Si, quant à cela, il ne se laissa pas guider par les orientations d’ordre esthétique, littéraire, voire spirituel en pleine gestation à cette époque et dont, par ailleurs, il n’ignorait rien, c’était, à n’en point douter, parce que, de nature, il se sentait foncièrement séduit par ce que la vie lui donnait à simplement observer autour de lui, particulièrement par celle de la femme qu’il admirait – qu’il aimait – telle qu’elle le charmait et l’émouvait dans ses intimes coquetteries de toilette, dans ses humbles besognes de repasseuses et de tricoteuses, dans ses frustes apparences d’hiercheuses parfois le buste dénudé, dans ses tendresses maternelles et finalement telle qu’elle l’émerveillait dans ses formes purement naturelles.
A partir de ce qu ‘il y avait de local et de temporel – d’accidentel – dans ses rencontres avec la femme qui devait devenir le thème diversement inspirateur de ses créations et qui atteste ses attachements profonds à sa terre wallonne et à sa ville natale, il fut amené à découvrir et à révéler selon ses visions la vérité universelle et intemporelle de la beauté qu’il admirait dans la femme avec des élans toujours renouvelés.
Ainsi devait s’affirmer sa personnalité foncière qui le distançait de ceux dont on a voulu le faire passer pour l’élève. Ce n’est que sporadiquement, dans quelques-unes des eaux-fortes de ses débuts, dans ses illustrations d’oeuvres littéraires de l’époque, dans des inventions restées à l’état de croquis aussi, qu’on peut retrouver des traces de ce symbolisme, de ce satanisme et de cet érotisme qui rendirent célèbres les eaux-fortes, dessins et aquarelles de Félicien Rops, par ailleurs – et soit dit en passant – un artiste, qui à ses heures de délassement produisit des peintures de paysages et de marines, enlevées “sur le motif”, comme l’écrivit Paul Haesaert, et qui soutiennent la comparaison avec celles d’un Dubois ou d’un Artan .
Ce fut vers 1890 que son père, ayant appris à connaître Auguste Bénard – une des rencontres de son jeune fils à Paris – mit les deux chercheurs d’une carrière selon leurs rêves, en mesure de fonder une imprimerie et maison d’édition dont allaient sortir des livres, des affiches et autres productions typographiques hautement appréciés en France comme en Belgique. Bénard s’occupant de l’installation, gestion et développement de l’entreprise selon toutes les exigences et possibilités techniques et commerciales, Armand Rassenfosse s’occuperait avant tout d’assurer à la Maison le renom artistique qu’elle n’a pas manqué d’acquérir.
Voici, donc, Armand Rassenfosse parti pour se livrer avec toutes ses ferveurs, toutes ses volontés, tous ses talents à son art et par excellence à la création de ses estampes et à ses innovations techniques qui allaient le situer parmi les peintres-graveurs en vue à son époque. Le jour où l’on pourra publier ce que sa précieuse correspondance recèle sous ce rapport – surtout celle avec Félicien Rops – et où seront rendues accessibles les épreuves que ces deux amis échangèrent avec leurs remarques respectives, on pourra mesurer judicieusement ce que valurent à l’un comme à l’autre ces vernis dont ils élaborèrent conjointement, mais chacun selon leurs recherches respectives, la formule, et qui furent qualifiés ensemble – avec quelles intentions ? – le Ropsenfosse.
Indiciblement dommage qu’un coup du sort impitoyable n’ait pas permis à Armand Rassenfosse de continuer à raconter lui-même l’histoire de ces inventions techniques, comme seul il pouvait le faire et commença à le faire dans un article dont il confia la publication au premier numéro (1934) de la revue Le Livre et l’Estampe éditée par Roger Avermaete, Louis Lebeer, Joris Minne et Paul Van der Perre. Le titre de ce beau périodique in-4°, qui à la suite de malencontreuses complications de gestion, indépendantes de la bonne entente entre ses éditeurs et du succès qui lui était assuré, ne put connaître que quatre livraisons. Il n’est peut-être pas sans intérêt de rappeler que ce titre fut jugé digne d’être repris par la Société des Bibliophiles et Iconophiles de Belgique, pour sa revue, créée en 1954, alors que ladite Société prenait un nouvel essor sous la présidence clairvoyante et dévouée d’Auguste Lambiotte. Aussi bien est-ce dans ses livraisons n° 16 et 17 (1958) que M. Eugène Rouir, homme de science et iconophile averti, publia, en attendant qu’ il trouve l’occasion d’éditer le catalogue complet des oeuvres d’Armand Rassenfosse, son étude méthodiquement documentée : Armand Rassenfosse : notes sur sa vie et son oeuvre gravé. L’auteur y consigna les résultats de ses recherches concernant les inventions techniques qui firent d’Armand Rassenfosse cet artiste liégeois qui dès avant 1900 connut un accueil très encourageant à Paris. En effet, en 1892 déjà Pincebourde publia trois de ses estampes : Le Baiser du Porion, Le Joujou et L’appelle de la Faunesse. A partir de 1893 le jeune liégeois se fit remarquer par sa collaboration aux albums que publia régulièrement La Société des Aquafortistes belges, par les dessins que publièrent Le Courrier français et bientôt La Plume. En 1895, Pellet édita à Paris sa gravure La Belle Hollandaise et voici qu’en 1895, Félicien Rops ne se sentant pas disposé à entreprendre un aussi redoutable travail, proposa son jeune ami à E. Rodriguès, président de la Société des Cent Bibliophiles à Paris, pour illustrer Les Fleurs du Mal de Charles Baudelaire, dont ladite Société avait conçu le projet de publier une édition bibliophilique illustrée. L’offre acceptée et l’accord conclu, Armand Rassenfosse se mit à l’oeuvre avec une ardeur à peine suffisante pour surmonter les difficultés et déconvenues qui l’attendaient. L’histoire des “pièces condamnées” est connue. Elle ne doit, certes, pas avoir réjoui le jeune artiste. elle ne le découragea point pour autant. Il trouva d’ailleurs l’occasion de les publier séparément – ces pièces condamnées – en 1903.
Comme il était captivant de l’entendre relater qu’étant donné le peu de temps – deux ans ! – qui lui fut accordé pour terminer un travail comportant une illustration en couleurs nécessitant selon les cas de 2 à 4 cuivres gravés pour chacun des 158 poèmes pour lesquels était prévu, de surcroît, un cul-de-lampe à exécuter en lithographie, les jours ne lui suffisant pas, il dut y consacrer aussi ses nuits. Encore n’aurait-il pas réussi à venir à bout de cette téméraire entreprise, s’il n’avait connu que les moyens techniques propres à l’eau-forte traditionnelle. Certes, il disposait déjà de vernis, d’acides, d’encres et de modes d’imprimer qu’il avait inventés pour créer des estampes avec une liberté, une spontanéité, une variété et une promptitude à peine inférieures à celles avec lesquelles il exécutait ses dessins. Toutefois, il était, sous ce rapport surtout, encore à ses années de début. Au point qu’au cours de ces deux années il fut amené non seulement à perfectionner ses innovations techniques déjà acquises mais aussi à développer ses facultés d’imagination créatrice et à faire obéir sa main à ce qu’exige un dessin qu’il tenait pour être, attentif en cela à la leçon de Monsieur Ingres, la probité de l’art.
Commencé en 1895, le travail fut terminé, comme convenu, en deux ans et Les Fleurs du Mal de Charles Baudelaire, illustré par Armand Rassenfosse, put être publié par la Société des Cent Bibliophiles à Paris en 1899.
Du coup le jeune graveur liégeois s’assura une place significative dans l’histoire du livre illustré français. Cela lui valut d’être sollicité d’illustrer d’autres livres – entre autres de Barbey d’Aurevilly, de Noël Ruet, d’Edmont Glesemer, d’Omer Englebert, de Claude Farrère – où il fit usage d’innovations créatrices progressivement acquises et adaptées à ses volontés : le vernis mou, l’aquatinte, la manière noire, souvent combinées entre elles et développées à partir d’un dessin de mise en page à l’encre au sucre, tous ces modes de nuancer et d’intensifier les noirs profonds avec des roulettes appropriées, d’y faire apparaître les révélations de la lumière par des blancs produits, soit au brunissoir ou au grattoir dans des fonds d’aquatinte, soit en les réservant avec des pâtes à couvrir. Il savait tout faire avec une virtuosité déconcertante, avec un goût sensible pour des modelés sans heurts ; il savait tout faire à partir d’un dessin sur papier reporté directement sur ses fines et brillantes plaques de cuivre ou d’aluminium que lui fournissaient les usines d’Ougrée Marihaye.
Il savait créer des estampes avec une aisance, avec une rapidité et une spontanéité égales à celles avec lesquelles il dessinait, quitte à les parfaire par après avec des outils qu’ il inventait et qu’il faisait fabriquer par des gens de métier, comme par exemple ces roulettes que lui fournissaient des armuriers particulièrement choisis. Il imprimait lui-même ses estampes sur la belle presse qui donnait à son atelier une allure de grand maître graveur. A côté d’elle pendait une étagère où étaient rangés les flacons de produits chimiques, de vernis et d’encres dont des étiquettes parfois à peine encore lisibles, révélaient le contenu. Il savait imprimer ses estampes soit en noir et blanc, soit avec d’autres variétés d’encres. Il savait offrir des estampes en couleurs, soit encrées à la poupée sur une seule plaque, soit imprimées aux repérages de plusieurs plaques, soit rehaussées avec des couleurs à la cire. Ainsi ne dut-il jamais recourir à des procédés mécaniques-héliographiques où, en tant que création artistique, sa main serait restée inopérante.
Au bout du compte, il put ainsi donner libre cours à sa fantaisie créatrice et perpétuer le souvenir de ses amis – N. Ruet, Dorbon aîné et fils, Cl. Debussy, E. Verhaeren et ses mains, Ch . de Coster, A . Salle, E. Rodriguès, Cl. Farrère, C. Mauclair, E. Glesener, R. van Bastelaer et tant d’autres – dont il retraça les effigies, à l’occasion selon sa mémoire visuelle, en des manières techniques différentes et parmi lesquels celui de sa femme, Madame de Rassenfosse, témoigne non seulement de sa fine, pure et sensible maîtrise graphique, mais aussi de l’émotion avec laquelle il la contempla en la portraiturant d’après nature.
Il put ainsi s’abandonner à ses pensées à la mort, évoquer, sans recours à l’anecdote, ce que lui inspirèrent les sinistres et monstrueuses dévastations de la Première Guerre mondiale en cette planche dénonciatrice, intitulée La Mort est saoule, tirée en couleurs au repérage et rendue percutante par d’incisifs traits à la pointe sèche (elle date de 1914) ; la mort qu’il voyait jouer aux cartes avec d’humbles habitués de cabarets et qu’il voyait faire des
croche-pieds à d’insouciants promeneurs ; la mort défiant les flèches de l’amour ; la mort dont il méditait, fût-ce la lointaine annonce au bout de toute les joies, de tous les horizons et de toutes les prédestinations de la vie.
Il put ainsi créer des estampes en blanc et noir où se confondaient entre eux ses modes techniques les plus virtuoses et où il ne cessait de manifester les séductions qu’exerçait sur lui le nu féminin dans ses apparitions, attitudes et charmes vivants, mais où il révélait aussi ce que lui inspiraient, par exemple, la Noël ou la rencontre des pèlerins d’Emmaüs. Evocations auxquelles présidaient moins le souvenir de textes évangéliques ou pseudo-évangéliques que les sentiments humains qu’elles éveillaient en lui. La Noël ne le rapprochait pas de ceux qui dans des liesses aux folles mascarades oublient ce qu’ ils prétendent fêter, mais de ceux qui dans le recueillement d’une nuit solitaire se retrouvaient pour assister à ce que promet, fait espérer ou redouter la naissance d’un enfant sans autres présences que celles de parents abandonnés et celle de quelques-uns des plus humbles de la terre liégeoise que sont les mineurs ; la pensée à ces pèlerins qui sur leur chemin de vie connurent la grâce de retrouver leur maître auréolé de la lumière qu’ il fut et restait pour eux.
Si le nombre d’estampes d’Armand Rassenfosse pouvant être qualifiées de gravures pures est inférieur à celui de ses estampes faites principalement d’innovations techniques autres que strictement graphiques, il ne faudrait pas en déduire que leur créateur n’aurait qu’occasionnellement fait appel aux outils du graveur proprement dit. Ces outils, il les avait toujours et tous à la main – il en avait un véritable arsenal – pour parfaire, ce que des morsures d’acides et des blancs ménagés par des couvertures, restaient en défaut de créer selon ses conceptions, ses sensibilités et ses visions ; il les prenait à la main, aussi, pour créer avec eux seuls. ce que lui dictaient ses yeux, son esprit et son coeur .
Ne fut-ce pas avec le plus simple de ces outils – une pointe – qu’il sut confier directement au métal ce que devaient devenir sur le papier les plus purement belles, les plus merveilleusement évocatrices de ses estampes ? Clairement conscient du génie du langage choisi en l’occurrence, il sentait qu’il devait surveiller sa main au moment où elle allait creuser dans le cuivre ou le zinc la ligne – le trait – magique conçu pour donner une forme à ses visions et émotions intimes. Car cette main, il savait qu’elle allait obéir à ses impulsions d’esprit et de coeur, qu’il allait devoir la surveiller, non seulement pour qu’elle dessine, mais autant pour qu’elle creuse des traits – tantôt appuyés, tantôt fins et légers jusqu’à l’extrême, selon les visions qui y présidaient. Il savait qu’avec cette pointe il allait creuser des traits diversement colorés selon qu’il y fasse jouer en des accents délicats ou intenses et d’apparence veloutée, l’encre retenue dans des “barbes” plus ou
moins opulentes et reportée par elles sur le papier. Ce qu’Armand Rassenfosse sut créer avec cet outil – une simple pointe – il en laissa divers témoignages magistraux, entre autres dans ce Nu de femme dont il évoqua avec une rare sensibilité les jeunes formes émouvantes ; dans des portraits comme ceux de Félicien Rops et d’Emile Verhaeren, si diversement inspirés ; dans une de ses rencontres avec une hiercheuse tricotant et dans certains hymnes à la Danse inspirés par des danseuses célèbres évoluant dans les luminosités diffuses et vaporeuses d’une scène de spectacle.
Chaque fois il s’y affirma comme un maître graveur aussi foncièrement authentique que diversement doué. Davantage que la pointe sèche – et pour cause – il pratiqua l’eau-forte pure entre autres pour produire les nombreux ex-libris que lui demandaient ses amis et autres bibiophiles. Sauf quand il les concevait de sa propre initiative et selon sa propre fantaisie, il y fut des fois mis à rude épreuve pour les composer selon une sorte de programme imposé. L’ex-libris l’intéressait au point qu’ensemble avec Madame de Rassenfosse il s’en constitua cette riche collection qui fut confiée à la garde de la bibiothèque de l’Université de Liège et dont Mademoiselle M. Lavoye publia le catalogue en 1956.
Par ailleurs, la direction artistique de l’imprimerie et Maison d’édition Bénard devait nécessairement le rendre attentif à tous les moyens techniques, voire mécaniques, susceptibles de le mettre en mesure de produire des estampes et illustrations de tous genres. Ce fut ainsi qu’il apprit à tout savoir de la lithographie, d’abord à Paris dans l’imprimerie lithographique des Chaix à laquelle se joignit en 1881 celle de Chéret dont l’affiche Orphée aux enfers datée de 1858 et imprimée en trois couleurs par Lemercier constitua en fait le vrai début de Chéret dans l’art chromolithographique. C’est aussi dans l’imprimerie de celui-ci que se nouèrent les liens d’amitié profonde entre Rassenfosse et Adolphe Willette. Ensuite avec son fils, Louis de Rassenfosse, qui dirigeait le département de la lithographie chez Bénard. Il la pratiqua non seulement directement mais aussi par des reports à l’offset. A l’occasion il sut ainsi – comme dans cette planche intitulée Danseuses – choisir et préparer ses encres de façon telle qu’à l’impression elles produisent les reflets propres à des dessins exécutés avec des crayons à la mine de plomb. Il ne le fit, certes, pour tromper personne. Il ne rechercha que d’utiliser les moyens mis à sa portée pour atteindre tout ce qu’on pouvait en attendre.
Ainsi se fit-il remarquer parmi ceux – Jules Chéret, Pierre Bonnard, Adolphe Willette, Henri .de Toulouse-Lautrec et combien d’autres – qui élevèrent l’affiche au rang d’un art toujours encore en continuelle évolution. Que ce soit dans des articles de grandes encyclopédies ou dans l’histoire de cette forme d’expression particulière, son nom y figure en première place parmi ceux qui en Belgique participèrent à perpétuer, dans l’affiche comme par ailleurs, le sens autant que le visage vivants d’une époque si diversement significative.
Si Armand Rassenfosse peut être tenu pour un graveur et dessinateur par excellence – faut-il le répéter ? – , il fut de surcroît un peintre dont les tableaux sont répandus et conservés dans les collections et musées réputés, tant à l’étranger qu’en Belgique.
Jacques Ochs, qui parlait en connaissance de cause, a écrit à ce sujet : “Quant aux oeuvres peintes d’Armand Rassenfosse, elles magnifient, pour la plupart, l’éternel féminin, mais avec moins de spontanéité, peut-être, que dans les dessins et les gravures. Certains tableaux, comme Poyette (Musée de l’Art moderne, Paris) ou Femme se lavant (Musée de l’Art Wallon, Liège), séduisent par leur charme discret et leur fine sensibilité. Rassenfosse s’en tenait généralement à une gamme de couleurs nuancées, en demi-tons, que réchauffe une lumière légèrement dorée. Sa technique de prédilection : la peinture à la cire sur carton“. Il est vrai qu’Armand Rassenfosse a peint sur carton, mais davantage sur toile. Il est vrai surtout qu’il avait une prédilection pour es couleurs à la cire, qu’il choisit non seulement pour peindre mais aussi pour rehausser ses dessins. Ses sensibilités lui faisaient préférer les tons mats, doux et fondus, aux effets faciles de brillances miroitantes. Il aimait la cire qu’il tenait pour une matière nourrissante et vivante, une matière qui ne durcit pas et ne craquelle pas, une matière qu’on sait enlever et renouveler sans risque d’enlever avec elle la moindre parcelle de couleur. Pour ce faire, il avait composé des émulsions, diversement liquides ou épaisses, les unes pour nettoyer des tableaux, les autres pour les protéger. A ce dernier effet, il recommandait de ne jamais négliger de couvrir les tableaux à la fois à l’avers et au revers pour éviter que des champignons, poussières ou vapeurs d’humidité percent la toile pour aller se nicher entre la couche de couleur et son support.
Il y a plus d’un tableau de maîtres célèbres qu’il fut sollicité de traiter de cette façon en guise de démonstration par les directions responsables de grands musées, tableaux qui lui doivent leur durable conservation après avoir été revivifiés.
Armand Rassenfosse vivait avec ses oeuvres d’art. Les divers états de ses estampes attestent qu’il les reprenait constamment au gré de ses nouvelles visions, de ses nouveaux élans, de ses nouvelles possibilités d’expression. Dans ses tableaux il ne nous est conservé que le stade final où il se résignait – après combien de temps ? – à les abandonner. Mais ceux qui furent régulièrement admis dans son atelier, y retrouvaient parfois pendant deux, trois ans des tableaux auxquels il travaillait avec un attachement – avec un amour – toujours préoccupé. Ils y ont pu être témoins de ce que devint progressivement une de ses dernières oeuvres peintes avec des couleurs à la cire, une de ses oeuvres les plus émouvantes et admirables aussi – Baudelaire et sa Muse – qu’il finit par céder peu avant sa mort à son ami Puesch.
Armand Rassenfosse s’est consacré avec toutes les forces vives de son être et selon toutes ses consciences et bénédictions de vie, à servir son époque, ses contemporains et ceux à qui il se donnait en partage. Cela justifie qu’il fut appelé à siéger dans diverses commissions de musées, d’être nommé membre de la Commission royale des monuments et des sites, d’être élu membre correspondant de l’Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique en 1925, dont il fut promu membre titulaire en 1930 et dont il fut appelé à assumer la charge de directeur de la Classe des Beaux-Arts en 1934. Aussi subitement qu’inexorablement enlevé le 25 janvier de cette même année, le sort ne lui permit pas de réserver aux confrères de l’illustre Compagnie les bénéfices de ses compétences et dévouements. S’il s’était senti porté à accéder à la proposition qui lui fut faite, il aurait connu l’honneur d’être ennobli.
Armand Rassenfosse appartient à cette époque autour de 1900 dont Jean Cassou a écrit “S’il existe une philosophie de l’Art Nouveau, nous découvrirons qu’elle émane de la philosophie du Symbolisme : leur commun dénominateur à tous les deux, leur principe est la femme.” L’ Art Nouveau, l’art 1900, eut sa raison d’être, il créa des modes sans lesquelles il est impensable et qui renaissent périodiquement jusqu’aujourd’hui ; il créa des décors, des joyaux, des meubles, des maisons, des affiches, des revues, des typographies, dont le style reste qualifié de Modern Style.
Comme quoi, “nouveau” et “moderne” sont des termes qui n’ont rien d’absolu et qu’il faut entendre en fonction de l’époque à laquelle ils s’appliquent. Ce qui à un moment est nouveau et moderne, est destiné à être dépassé aussitôt après ; ce qui est nouveau et moderne aujourd’hui, ne le sera plus demain. N’empêche qu’une époque et ceux qui en sont les ouvriers, ne valent que grâce aux nouveautés et modernités par lesquelles ils préparent celles qui s’inscrivent dans un perpétuel devenir.
Assurer à Armand Rassenfosse la présence qui lui revient dans ce perpétuel devenir fut certes le souci de ceux qui au mois de mai 1935 vinrent déposer au Parc de la Boverie de Liège, aux portes du Musée de l’Art Wallon, ce buste modelé par le sculpteur Fix Masseau et portant la simple, mais combien éloquente et émouvante inscription : “A Armand Rassenfosse. Ses Amis de France.” C’est, non moins, l’objet de ces quelques propos, pensés en marge de l’exposition que voici.
Louis LEBEER
CATALOGUE
PEINTURES
1. Femme à la toilette, h, 1900, 46 x 38.
2. Petite fille à la poupée (Palmyre Sauvenière), h, décembre 1908, 35,2 x 26.
3. Portrait de Lawe de Neuville, h, 1908, 17,5 x 12.
4. Le jardin (Liège, 21, rue Bassenge), h, 1 août 1908, 24,2 x 33, 1.
5. Tête de jeune fille (Laure de Neuville), h, 1909, 37 x 27.
6. Le peignoir jaune, h, 1912, 90 x 70.
7. Estrelita, h, 1913, 70 x 45.
8. Le bonnet hongrois, h, 1914, 70 x 46,5.
9. La favorite, h, 1915, 76 x 56.
10. La marchande de masques, 1917, h, 90 x 69.
11. La robe grise, h, 1917, 44,5 x 34,5.
12. Le masque rose, h, 1919, 46,5 x 36.
13. La toilette, h, 1919, 55 x 50.
14. Femme à la cruche, H, 1920, 70 x 56.
15. Femme à sa toilette et broc blanc, h, 1920, 42,5 x 36,5.
16. L’été, h, 1921, 45 x 67,5.
17. Femme au miroir, h, 1921 , 60 x 70.
18. Femme à la bouteille, h, 1921, 55 x 37.
19. Danseuse aux rubens, h, 1921, 69 x 58,5.
20. Maternité, h, 1923, 63 x 53.
21. Sortie de bal, h, 1924, 50 x 60.
22. Femme à sa toilette (étude en bleu), h, 1926, 78 x 61.
23. La sérénade, h, 1926, 67,5 x 54,5.
24. Jeunes femmes, h, 1929, 61 x 48.
25. Ars longa – Vita brevis, h, 1929, 49 x 40.
26. Toilette, h, 1930, 68,5 x 53.
27. Autoportrait, h, 1930, 56 x 46.
28. Jeunesse, h, 1930, 57 x 46,5.
29. Grand nu de dos (étude), h, s.d., 80 x 60.
30. Femme au masque noir, h, s.d., 44,5 x 35.
31. Adèle au bonnet blanc, h, s.d., 34,5 x 27,5.
32. Le rideau jaune, h, s.d., 43,5 x 34.5.
33. Hiercheuse au mouchoir rouge, h, s.d., 69 x 43.
34. Jeunes sorcières, h, s.d., 90 x 72.
35. Deux jeunes femmes, h, s.d., 42 x 51 ,5.
36. Nu (buste), h, 35 x 25.
36 bis. Femme au bonnet, h, s.d., 41 x 27,5
DESSINS – AQUARELLES
37. Marie à l’harmonium, aquarelle, 1886, 42 x 28.
38. La malle de quatre heures, aquarelle, août 1895, 40 x 29.
40. Etudes pour les Fleurs du Mal, crayon, vers 1897, 38 x 29.
41. Portrait d’Albert de Neuville (1864-1924), pastel, vers 1903, 35 x 26.
42. Portrait de Marie de Neuville, née Tilman (1861-1940), pastel, vers 1903, 36,2 x 26,5.
43. La gymnaste (illustration du recueil de poèmes de Estienne, Phrases, Paris, Sansot, 1907), aquarelle, vers 1907, 17,5 X 13,5.
44. Portrait de Madame A. de R., crayon, janvier 1907, 44,5 x 32, cadre de Serrurier-Bovy.
45. Projet pour l’ex-libris (Carl-F. Schulz-Euler), crayon et sanguine, mai 1907, 30,4 x 23.
46. Le modèle, crayon et sanguine, 1907, 77 x 50.
47. La danse, sanguine, 1907, 68 x 49,5.
48. Hiercheuse, crayon et pastel, 1907, 72 x 37.
49. Tête de jeune fille (Laure de Neuville), pastel, vers 1908, 35 x 26.
50. Nu debout, crayon rehaussé de blanc, 1910, 45 x 30.
51. La fille qui siffle, pastel, 1912, 58,5 x 40,5.
52. La toilette, pastel, 1913, 63 x 46.
53. Dancing girl, crayon rehaussé, 1914, 32,1 x 23,5.
54. Mater dolorosa, crayon, 1914, 29 x 19.
55. Projet pour l’ex-libris Fembach-Karolyné, crayon, 1914, 14,7 x 12,1.
56. Projet pour l’ex-libris Herzog Géza (Hongrie), crayon, vers 1914, 14,6 x 12.
57. Jeune fille (Renée), dessin rehaussé, 1915, 31 x 21,8.
58. Nu assis, crayon rehaussé, 1919, 34 x 25.
59. Nu, crayon, 1922, 39 x 29.
60. L’énigme, crayon rehaussé, 1923, 37 x 28.
61. Maria, crayon, 1929, 40 x 32,5.
62. Matemité, crayon, 30 août 1929, 35 x 30.
63. Femme assise (torse), crayon et pastel, 1931 , 36,5 x 28.
64. Les 2 amies, crayon rehaussé, 1931 , 40 x 32.
65. M.R. (nu couché), crayon rehaussé de sanguine, 26 janvier 1932, 32 x 40.
66. Le matin, crayon rehaussé, septembre 1932, S. IV 38862.
67. Femme couchée, sanguine, octobre 1933, 32 x 40.
68. Dernier dessin (inachevé), sanguine, 10 janvier 1934, 27 x 35,5.
69. Nu couché (de dos), crayon, 29 x 39.
70. Jeune femme, pastel, 38 x 28.
71. Femme en chemise, crayon rehaussé.
72. Nativité, pastel, 35 x 27.
73. Plage à Heyst, aquarelle, 15,2 x 22,7.
74. Femme au chapeau noir, lavis – crayons de couleurs, 23 x 18,3.
75. Femme debout, crayon, 21,9 x 9,2.
76. Le repos du modèle, pastel, 65 x 53.
77. La mort rêvée, crayon, 41 x 32.
78. 2 nus, lavis bistre, S IV 29680 – S IV 29681.
79. Le sommeil de Maria, crayon, S IV 38865.
80. Etude de tête, lavis bistre et sanguine, S IV 29682.
81. Danseuse, crayon rehaussé, 28,5 x 18.
GRAVURES
39. Portrait de Marie, eau forte rehaussée, avril 1896, 23 x 16 [cfr. Dessins – Aquarelles].
82. La frileuse, gravure au soleil + aquatinte, 1891, 8,9 x 13,9.
83. Le joujou, aquatinte eau-forte, pointe sèche, Paris, 1892, 18,7 X 13,2.
84. La Dame en noir, illustration pour l’oeuvre de P. Gérardy, janvier 1893, 14 x 9.
85. Promesse d’un visage, vernis mou, 1903, 20,5 x 15,7.
86. Danseuses, lithographie, 1913, S IV 27204.
87. Noël, plume, vernis mou et aquatinte, 1929, S Ill 104087.
88. Mère et enfant, plume et aquatinte, 1929, 25 x 19, 1.
89. Nouveau modèle, vernis mou et aquatinte, S Ill 41856.
90. Frontispice de l’Ouvrage sur la Belgique, vernis mou et aquatinte, S IV 25986.
91. Frontispice pour les “Amis” d’H. Krains, vernis mou, sans n° d’inventaire.
92. Joueurs de cartes et la mort, plume et vernis mou, S IV 26251.
93. Portrait de l’éditeur L. Dorbon, aquatinte, vernis mou et crayon de réserve, S IV 25779.
94. Portrait de G. Serrurier-Bovy, S Ill 25700.
95. Juliette, vernis mou et aquatinte, S Ill 104122.
96. Femme au miroir, vernis mou et aquatinte, S IV 26304.
97. Portrait d’E. Verhaeren, pointe sèche, S IV 26246.
98. Nu, pointe sèche, S IV 26191.
99. La danse de Paris, plume et pointe sèche, S Ill 104139.
100. Le saut, pointe sèche, épreuve unique, S V 88941.
101. Maternité, encre au pinceau et vernis mou, S Ill 104091.
102. La mort est saoûle, aquatinte, vernis mou et pointe sèche, S Ill 104138.
103. Hiercheuse, aquatinte et vernis mou, S IV 27204.
104. Repasseuse, oeuvre primée par la Société des Aquafortistes de Belgique, vernis mou, 25 x 18.
AFFICHES
104 bis. La coiffe rouge, lithographie, 35 x 20.
105. Soleil, lithographie, éditée par Bénard – Maxima – S Il 1140 117.
106. Maud Alan, lithographie, éditée par Bénard – Maxima S Il 140 118.
107. Huile russe, lithographie, éditée par Bénard – Maxima S Il 140 119.
108. La Plume, lithographie, éditée par Bénard, épreuve avant le texte – Plano – 1913 – S IV 25758.
109. Projet pour le Salon de Roubais, gouache, 84 x 60.
VARIAS
110. Portrait de Rassenfosse par E. Hougardy, pointe sèche, 2e état, 1929, 21,5 x 15,5.
111. Autoportrait, dessin, 9,4 x 8, L’amateur d’estampes provenant de I’ Album n° 1, Gravure originale belge (30/9/ 1924).
112. Madeleine Delvoye, Catalogue des ex-libris d’A. Rassenfosse. Liège 1956.
112 bis. Ex-libris Herzog-Géda, e.-f., 1914, 17.5 x 13. Ex-libris Fembach-Karolyne, e.f. et vernis mou, 1914, 17,2 x 11,9 (2 états). Ex-libris Ladislas de Siklossy, e.-f. et aquatinte, 1920, 11,5 x 9,3. Ex-libris Marie Rassenfosse, vernis mou et aquatinte, 1920, 12 x 10. Ex-libris J. Dalman, e.-f. et vernis mou, 1920, 12,5 x 10. Ex-libris de la Bibliothèque reconstituée de la Société libre de l’Emulation de Liège, cliché au trait, 1924, 11,3 X 9,5.
ILLUSTRATIONS
113. Ch. Baudelaire – Les fleurs du mal, Paris, 1899. Edité par les 100 Bibliophiles – ex. numéroté 108 avec un dessin original de Rassenfosse, en garde.
114. Ed. Glesener – Au beau plafond ou l’enfant prodigue – Liège, 1926, hors commerce.
115. R. Boylesve – Les bains de Bade – Paris, s.d ., édité aux armes de France pour la Société des Dilettantes, ex. numéroté, sur Hollande.
GUSTAVE SERRURIER-BOVY
Dans cette expos1t1on, nul ne peut s’étonner de voir figurer, à côté de Rassenfosse, son contemporain Gustave .Serrurier-Bovy (1858-1910). Une amitié sincère les unissait déjà lors de leurs études. Des soirées passées ensemble à faire de la musique et une action commune dans des groupes pour l’Art Nouveau les rapprochaient encore. Familier de la maison des parents Rassenfosse, Gustave Serrurier y fera la connaissance de sa future épouse. Si les disciplines artistiques sont différentes pour chacun, peinture et gravure chez Armand Rassenfosse, architecture et puis presque exclusivement décoration chez Serrurier, c’est bien un même désir de renouveau dans l’art et de présence au monde concret où ls vivent qui les habite tous deux. Ils aiment s’en communiquer les découvertes et les fruits. L’oeuvre de Gustave Serrurier est peu connue encore : on commence toutefois à découvrir la place importante qu’elle occupe dans la création du mobilier contemporain. La carrière du décorateur fut pourtant brève : elle commence véritablement avec la présentation au premier Salon de la Libre Esthétique, en 1894, d’un ‘cabinet de travail’, son premier ensemble, pour se terminer brusquement par une mort brutale en 1910. Seize années d’une carrière bien remplie !
Un voyage en Angleterre lui révèle très tôt l’importance du renouveau du cadre de vie et les ressources inexploitées, oblitérées par le clinquant du meuble de Cour, du simple mobilier rural. Le mouvement néogothique en a remis à l’honneur la probité et la simplicité. Serrurier n’hésite pas ; il abandonne l’architecture pour se consacrer entièrement à la décoration intérieure. C’est ainsi qu’il transmettra sur le continent les découvertes d’un Morris ou de la société des Arts and Crafts. C’est par un mobilier simple et strict – on pourrait dire rustique si le terme n’était aujourd’hui tant dévalué !- qu’il se manifeste, pour continuer dans des recherches qui font droit aux courbes et moulurations subtiles de l’Art Nouveau ; mais les formes sobres. géométriques font suite qui annoncent déjà le style des Arts Déco.
Comme matériau, il utilise d’abord et souvent dans la suite. le beau chêne de Hongrie. Mais il n’hésite pas à utiliser les bois soyeux et sonores du Congo, depuis que Léopold Il les a introduits et livrés aux artistes nouveaux, principalement dans L’Exposition coloniale de Tervuren en 1897, où Gustave Serrurier aménage toute une section. Il ne dédaignera pas dans la suite des bois plus modestes, le bouleau de Finlande par exemple, qu’il mettra en oeuvre dans le mobilier de série et démontable qu’il va créer au début de ce siècle. Dans sa recherche, le souci social est présent ; au départ, par la suggestion d’un cadre de vie nouveau pour celui qu’il nomme l’Artisan ; et, en finale, par la réalisation d’un intérieur ouvrier à l’Exposition de Liège en 1905, et la fabrication d’un mobilier de série à montage apparent, les ensembles Silex.
Les pièces montrées dans cette exposition présentent quelques aspects de son oeuvre. La plupart appartiennent à son époque parisienne. Dans la succursale créée dans la capitale française en 1899, veille de l’Exposition de 1900, l’influence de son associé Dulong et le goût d’une clientèle mondaine confèrent aux ensembles de ce temps un aspect raffiné et luxueux qui est un épisode, très remarquable, mais non exhaustif de son oeuvre ; les meubles Samazeuilh et le porte-estampes fixe de Rassenfosse en sont de très bons exemples. Mais la solide banquette de chêne nous montre une autre facette de la recherche, celle de la solidité et de la construction architecturée. La pièce la plus prophétique reste néanmoins ce fauteuil de Rassenfosse, créé avant 1900, qui annonce le style des années 1925, et une technique de construction révolutionnaire.
Seize années de recherches constantes dans les domaines formel, constructif et social assurent à Gustave Serrurier une place de premier plan dans la création du mobilier contemporain. Tournant le dos au pastiche stérile, ce liégeois obstiné mène une quête patiente, sensible, structurée. Sa puissance de travail et l’intérêt toujours en éveil qu’il porte à toute manifestation d’esprit nouveau en font un pionnier de l’art et de la société moderne.
J.G. Watelet
PARTICIPATION SERRURIER-BOVY
STAND 1 – ENSEMBLE ART NOUVEAU
116. Dessin au crayon et à la sanguine sur un thème donné par Serrurier-Bovy, L’Aube, du nom de sa propre villa, format 40 cm x 49 cm, de Rassenfosse ; cadre en acajou du Congo de Serrurier-Bovy, 1902.
117. Coiffeuse en acajou du Congo, exposée en 1899 au Salon de la Société d’Art Moderne de Bordeaux – pièce d’un ensemble de chambre à coucher acquise par le compositeur Samazeuilh, 180 x 100 x 58, 1899 ; tiroir à poignée en cuivre sur le thème du nénuphar avec émaux.
118. Chaise – idem, 95 x 44 x 44, 1899.
119. Fauteuil – idem, 80 x 75 x 65.
120. Dessin de Rassenfosse, cc Femme à sa toilette” – 27 x 22 cm – crayon rehaussé – cadre Serrurier-Bovy, 1913.
121 . Décoration murale au pochoir d’après motif de Serrurier-Bovy. Porte – estampes – acajou du Congo, ± 1900, garniture de toilette.
STAND II – TENDANCES VERS L’ART DECO – 1905-1910
Cette période est marquée par des lignes géométriques et la disparition de toute réminiscence végétale.
122. Vitrine Serrurier-Bovy en acajou du Congo, peintures apparentes en cuivre, 3 plateaux d’exposition, 1908.
123. Sellette ou selle d’artiste à deux plateaux ronds de ligne très “moderne”, acajou du Congo, 1906.
124. Vase en bois, laiton et cuivre rouge d’inspiration “industrielle”, 1905-1910 (?).
125. Portrait posthume de Serrurier-Bovy par Rassenfosse crayon rehaussé de pastel, 1930.
126. Coupe-papier bois du Congo et laiton, étui de la Maison Serrurier et Cie, 1906.
127. Annonce de la Maison Serrurier et Cie, parue dans “L’ Art Décoratif” en 1906.
128. Coussin de Serrurier-Bovy, broderies de couleur orange.
129. Fauteuil de travail d’Armand Rassenfosse, circa, 1905.
130. Frise murale d’après motif de Serrurier-Bovy.
HORS STANDS
131. Banc de hall en chêne de Serrurier-Bovy avec cadre pour pêle-mêle, 1910.
132. Vitrine d’exposition.
REPÈRES BIOGRAPHIQUES
1862 6 août. Naissance à Liège d’Armand Rassenfosse dans une famille de commerçants très cultivés. Humanités classiques au Collège Saint-Servais, Liège. Passionné de musique et de dessin. Ses humanités terminées, Armand Rassenfosse entre dans l’entreprise familiale. Lit les écrivains du temps, commence une collection d’estampes. Nombreux voyages à Paris où il rencontre écrivains et artistes. Premiers essais de gravure. Armand Rassenfosse est conseillé et encouragé par Adrien de Witte.
1886. Première rencontre avec Félicien Rops. Début d’une longue amitié et d’une intense collaboration.
1890. Rencontre et association d’Armand Rassenfosse et d’Auguste Bénard.
1892. Premières éditions des estampes de Rassenfosse à Paris.
1895-1897. Illustration des Fleurs du Mal de Baudelaire pour la Société des Cent Bibliophiles. Publication en 1899. Par la suite et parallèlement à ses activités de graveur, de dessinateur et de peintre, Armand Rassenfosse illustrera de très nombreux ouvrages : Barbey d’Aurevilly, Noël Ruet, Edmond Glesener, Omer Englebert, Claude Farrère… Il ne cesse de perfectionner sa technique, de mettre au point des procédés nouveaux.
1925. Armand Rassenfosse est nommé membre correspondant de l’Académie Royale des Sciences, des lettres et des Beaux-Arts de Belgique.
1934. Directeur de la classe des Beaux-Arts de cette Académie. Le 28 janvier 1934, Armand Rassenfosse meurt à Liège.
Ce printemps-là, les bombes américaines, chaque jour, tombaient sur Liège. On mourait sans haine, car elles annonçaient le retour de la liberté. Pour un pont sur la Meuse, Kinkempois et Fétinne furent rasés. Le 20 juin 1944, une circulaire de police relevait 131 immeubles détruits, 554 inhabitables et 1.907 endommagés.
Je me souviens… J’ai vu partir en fumée les servants d’une batterie de défense anti-aérienne allemande, près du pont. On regardait, on ne comptabilisait pas la mort : elle était présente à chaque minute. Du ciel, tombaient les bombes et on aurait dit qu’un train, locomotive en tête, crevait les nuages. L’été vint et, un jour, dans le ciel, je vis passer au-dessus de la ville un étrange engin pétaradant. Le lendemain, le Pays Réel annonça qu’Hitler envoyait sur Londres ses armes secrètes dont on avait douté alors que les fuyards allemands de plus en plus nombreux les annonçaient imminentes. Un jour de septembre, une nuit plutôt, les GI’s furent là. Toute ma vie, je me souviendrai de ces six hommes casqués et silencieux. Puis ce fut la Libération. La guerre était finie, gagnée…
Au vrai, le plus dur était à venir. Un jour de décembre, alors que Noël était proche, les Allemands revinrent en force en Ardenne et sur Liège, les V1 et les V2 ne cessèrent de tomber, jour et nuit. Je vous parle de Liège parce que j’y étais. Londres et Anvers encaissèrent davantage, mais on a oublié que ma ville fut au troisième rang des cités sinistrées. Les Liégeois apprirent à vivre comme les rats dans les caves. On y descendit les lits, un poêle, de quoi vivre. Il fallait néanmoins travailler. Les cafés et les cinémas étaient ouverts. Le quotidien était assuré. On mourrait dans les gravats s’accumulant, comme si Liège était un volcan.
Entre les ruines, là où il y avait eu une rue, il n’y avait plus qu’un sentier. La nuit, on écoutait les V1 tournoyer dans le ciel. On les entendait venir du côté de l’Allemagne ou de la Hollande où se trouvaient les rampes de lancement. Le V1 s’arrêtait, il y avait un instant de silence et puis… l’explosion ! On redoutait davantage les V2, invisibles et silencieux, creusant des cratères où il ne restait plus que des bouts de bois et des briquaillons. J’ai pleuré de rage en entendant à la radio allemande, un copain de lycée passé du mauvais côté, chanter : “Valeureux Liégeois, sans vitres, ni toits !“
Ce qui me stupéfie encore aujourd’hui, c’est que l’homme s’accoutume à cela ! Les Allemands étaient aux portes de Liège ; on écoutait la radio où les noms de Stoumont et de Manhay disaient combien ils étaient proches. Mais on s’accrochait, la guerre ne pouvait durer, elle était gagnée et nous étions libérés.
D’octobre à mars 1945, l’ensemble de l’arrondissement de Liège fut frappé par mille cinq cents V1 et V2 tandis que le cœur de la ville était atteint par deux cents engins. Le Vinave d’île, la place du Marché, furent frappés de plein fouet. J’habitais entre les deux… Il y eut plus de 1.649 victimes et plus de 2.800 blessés, 2.800 maisons détruites et 25.000 appartements et demeures inhabitables.
Vous devinez pourquoi je consacre cette chronique à ce rappel d’un passé déjà lointain, oublié, inimaginable pour les jeunes générations. Pourtant en mai 1945, les survivants que nous étions, biffèrent de leur mémoire ces jours de guerre, ces nuits d’apocalypse. L’homme peut… TOUT SUBIR !
[Transcription de…] ANIMAUX PROTEGES AU CONGO BELGE ET DANS LE TERRITOIRE SOUS MANDAT DU RUANDA-URUNDI AINSI QUE LES ESPÈCES DONT LA PROTECTION EST ASSURÉE EN AFRIQUE (y compris MADAGASCAR) PAR LA CONVENTION INTERNATIONALE DE LONDRES DU 8 NOVEMBRE 1933 POUR LA PROTECTION DE LA FAUNE ET DE LA FLORE AFRICAINES AVEC LA LÉGISLATION CONCERNANT la Chasse, la Pêche, la Protection de la Nature et les Parcs Nationaux au Congo Belge et dans le Territoire sous mandat du Ruanda-Urundi, PAR S. FRECHKOP, Directeur de Laboratoire à l’Institut Royal des Sciences Naturelles de Belgique, et al. (Bruxelles, 1953)
INTRODUCTION
Douze années se sont écoulées depuis la parution de la deuxième édition du présent ouvrage. Il eut un incontestable succès, de même que son édition abrégée qui parut en 1947 et fut rapidement épuisée. Nous devrions nous réjouir de l’intérêt porté aux animaux protégés de la faune africaine, s’il avait eu pour résultat de conserver la vie aux nombreuses espèces menacées d’une disparition complète. Hélas ! au seuil de cette nouvelle édition d’un travail consacré à la connaissance des animaux ont les rangs s’éclaircissent devant les interventions humaines, nous nous trouvons devant un bilan plus sombre que jamais.
Au cours de la dernière décade, les tentatives de développement économique des vastes territoires africains ont pris de telles proportions que rares sont les régions où leurs tentacules n’ont pas pénétré. Certes, on doit se féliciter d’un essor agricole et industriel dont les conditions d’existence de la communauté humaine ne peuvent que bénéficier. Mais, fasciné par les réalisations spectaculaires de l’industrie, par le mirage des gains immédiats, de l’aisance, du luxe, des facilités, ne perd-t-on pas le sens réel des choses, la notion exacte des mesures?
On ne voit plus guère dans la Nature qu’une source de profits, quelle que soit la forme de ceux-ci. Peut-être, passagèrement, s’extasie-t-on encore devant quelques-unes de ses beautés, mais rapidement l’âpreté des besoins matériels étouffe les émotions qu’elles procurent. Leur disparition est consacrée sans remords, souvent sans réflexion aussi. La Nature est, cependant, une vaste machine dont les rouages dépendent les uns des autres. Si l’on en supprime un, les autres perdent leurs fonctions et sont appelés à disparaître à plus ou moins brève échéance. On ne trouble pas impunément les équilibres naturels, auxquels toute atteinte est lourde de conséquences.
L’homme a subsisté des millénaires, car ses besoins étaient modestes. Il se comportait dans la Nature comme un élément du milieu. A quel destin est-il voué, maintenant qu’il exploite les ressources naturelles d’une façon démesurée, ce qui le conduit à tarir la source même de ses besoins ?
L’Afrique a pu être considérée, il y a un siècle, comme le continent le plus peuplé en herbivores, en nombre et en variétés. Il est impossible d’en déterminer le chiffre, mais il est certain que cette faune devait se compter par plusieurs centaines de millions d’individus. Aujourd’hui, on peut parcourir ce continent de part en part, sur des milliers de kilomètres, sans apercevoir le moindre ruminant. Dès que les hommes blancs y sont apparus munis d’armes à feu, que les indigènes apprirent le maniement de celles-ci, qu’ils disposèrent de moyens aussi meurtriers que les lacets en fils métalliques, la faune vit ses rangs s’éclaircir avec une stupéfiante rapidité.
La concentration de populations dans les centres urbains et industriels favorisa le trafic de la viande de chasse auquel se livrèrent des chasseurs professionnels, provoquant ainsi de véritables hécatombes d’animaux. D’autre part, le développement des exploitations, des cultures indigènes, des voies de communication poussèrent les animaux à se retrancher dans des régions reculées où, souvent, ils ne peuvent s’adapter à des milieux nouveaux et voient leur espèce s’éteindre.
Notre pessimisme au sujet de la conservation de la faune africaine trouve un nouveau fondement dans les tentatives de développement de l’élevage du bétail domestique. L’exemple de l’Afrique du Sud en illustre fâcheusement les conséquences. Les troupeaux d’ongulés y étaient d’une importance impressionnante, et après l’extinction de plusieurs espèces on y constate aujourd’hui la disparition progressive de nombreux mammifères tels que les rhinocéros noirs et blancs, l’oribi, le gnou, l’éland, le bontebok, les éléphants d’Addo et de Knysna, le zèbre de montagne. On a vu dans l’élevage une source de profits immédiats et fort hâtivement on a conclu à l’incompatibilité qu’offrait la présence simultanée du bétail et des animaux sauvages, ceux-ci pouvant être des vecteurs de maladies pour les bêtes introduites.
Cette conception a donné origine à de véritables campagnes d’anéantissement, consacrant ainsi, en réalité, une perte irréparable pour l’économie humaine.
Il ne nous paraît pas inutile d’expliquer ici les raisons pour lesquelles en supprimant la faune autochtone des ongulés pour favoriser l’élevage, on commet une erreur fondamentale . Le continent africain est pauvre, le plus pauvre de tous, pour ce qui est de la fertilité de ses sols. On s’est mépris lourdement sur leur vocation agricole, car l’exubérance de la végétation semblait en attester la richesse. Cette apparence, on s’en est aperçu, n’était qu’un leurre : la forêt constitue un équilibre biologique dans lequel le sol n’intervient que pour une faible fraction, tandis que le bilan en eau y est prépondérant. L’Afrique est un continent en voie d’asséchement et, déjà, la majorité de sa superficie est aride, sans aucun espoir d’amélioration.
Par surcroît, la plupart de ses sols sont pauvres en plusieurs éléments et notamment en calcium et en phosphore, dont la sécheresse ne fait qu’entraver l’assimilation. Non seulement les herbages sont maigres et clairsemés, mais ils sont d’une très faible valeur nutritive. Les essais d’amélioration des pâtures, d’enrichissement du sol par les engrais chimiques, sont décevants et, jusqu’à présent, peu prometteurs. L’élevage du bétail domestique, à une échelle vaste et durable, pose donc en Afrique un problème qui n’est pas près d’être résolu.
On objectera, néanmoins, que ces mêmes régions ont supporté les centaines de millions de ruminants dont nous parlions précédemment. Prendre cet argument comme base, de nature à légitimer le développement de l’élevage,
est encore une illusion.
Si les animaux sauvages ont pu subsister dans des régions où jamais un nombre équivalent de têtes de bétail ne pourra être élevé, c’est parce que les exigences sont affaire de degré. Un pays nourrit ce qu’il peut nourrir et, proportionnellement aux réserves de son sol en éléments biogènes, un équilibre s’établit. Les animaux faibles et malades s’éliminent par des facteurs naturels, et lorsque la quantité disponible d’un élément indispensable du sol vient à diminuer dangereusement, par suite d’une multiplication excessive des consommateurs, ceux-ci migrent vers d’autres régions.
Avec l’élevage, l’homme veut obtenir le maximum de rendement dans un minimum de temps et d’espace. Or, il convient de noter que le bétail domestique est à croissance rapide et exige, dans un temps très court, d’accumuler les réserves minérales du sol indispensables à sa constitution. Il est, en outre, herbivore, alors que beaucoup d’animaux sauvages sont herbivores et phyllophages en même temps, ce qui augmente les possibilités d’une même région à supporter un nombre plus élevé de ceux-ci. L’élevage vise à exporter la partie la plus riche des éléments prélevés dans le sol, contribuant ainsi à accélérer son appauvrissement.
Sous l’angle de la pathologie, il est indéniable que les animaux sauvages présentent une supériorité marquante sur les bêtes domestiques. Une sélection naturelle séculaire leur a conféré une résistance aux maladies, une adaptation aux conditions du milieu, qu’aucun bétail n’est capable d’égaler dans l’état actuel des connaissances. Ainsi sacrifie-t-on un capital-faune d’une inestimable valeur, pour le remplacer par une industrie dont la réussite, à longue échéance, est moins bien qu’assurée.
Indépendamment du côté sentimental attaché à son caractère spectaculaire, la faune africaine présentait un intérêt scientifique considérable, des ressources zootechniques et médicales insoupçonnées, mais elle constituait, surtout, pour les populations indigènes, une assurance contre la famine.
On mesure ainsi toute la responsabilité de ceux qui n’ont pas su, ou n’ont pas voulu comprendre. De ceux qui considèrent encore la faune et sa protection comme une baliverne.
Certes, les sciences biologiques nous ouvrent des horizons immenses, mais, tant qu’elles ne se matérialisent pas par des réalisations concrètes, la sagesse impose d’assurer la protection des biens naturels dont nous sommes les détenteurs responsables, dans la forme où la Nature nous les a dispensés.
Il n’est pas possible de revenir en arrière, l’amputation dont la faune africaine a été victime est irréparable, mais c’est un devoir pour chacun de tenter de sauver ce qui peut l’être encore. Placé dans des conditions favorables, un noyau de quelques spécimens d’une espèce peut permettre de
reconstituer tout un peuplement.
Le but du présent ouvrage est de familiariser les personnes vivant en Afrique avec l’aspect et le genre de vie des animaux placés sous la protection de la loi, de vulgariser la notion de protection et de promouvoir l’intérêt pour ces inférieurs auxquels nul ne peut contester le droit de vivre.
Partant du principe qu’un effort n’est jamais perdu, nous publions une nouvelle fois ce travail, qui constitue un appel en faveur des espèces de la faune africaine les plus menacées, celles dont il importe d’assurer la conservation pour nous-mêmes, mais aussi pour les générations futures.
En 1936, l’Institut des Parcs Nationaux du Congo Belge sortait une brochure aux proportions modestes, comportant, d’une façon sommaire, les éléments qui devaient être repris dans un travail beaucoup plus important, publié en 1941, et dont la rédaction avait été confiée à M. S. FRECHKOP, Directeur de Laboratoire à l’Institut royal des Sciences naturelles de Belgique, bien connu par ses travaux sur les mammifères. Cet ouvrage fut rapidement épuisé ; aussi la publication d’une troisième édition abrégée et ne concernant que les espèces vivant au Congo Belge sortit de presse en 1947. Aujourd’hui paraît une quatrième édition, reprenant la forme de celle de 1941, mais complétée dans son texte et illustrée de figures nouvelles. Elle concerne tous les animaux énumérés dans le décret du 21 avril 1937, sur la chasse et la pêche au Congo Belge, mais aussi tous ceux qui font l’objet de mesures de protection en Afrique, y compris Madagascar, et dont la détention et le transport sont interdits au Congo Belge.
Les figures qui illustrent la présente publication ont été exécutées sous la surveillance de l’auteur, ainsi que sous le contrôle de M. G. Fr. DE WITTE, Conservateur honoraire à l’Institut royal des Sciences naturelles de Belgique, dont la longue expérience de naturaliste et d’explorateur au Congo Belge a fait un arbitre compétent dans la sélection de la documentation. Ces figures ont été inspirées par des documents photographiques souvent inédits et par des illustrations prises dans le Bulletin of the New York Zoological Society, dans Zoo Life de Londres, ainsi que dans divers ouvrages spéciaux cités ci-après. Pour la préparation du texte, les livres suivants ont été consultés [suit une bibliographie disponible dans le PDF de l’ouvrage téléchargeable sur notre DOCUMENTA]
Afin de faciliter dans la plus large mesure possible l’identification des animaux protégés, un tableau synoptique, basé sur les caractères externes, permettra de distinguer aisément les différentes espèces. On pourra, en outre, se rapporter aux figures qui illustrent les descriptions. Le premier paragraphe de celles-ci s’applique uniquement aux caractères distinctifs externes. Les personnes désireuses de renseignements plus étendus, notamment sur les mœurs et la distribution géographique, trouveront ces développements dans les paragraphes subséquents.
Les noms latins par lesquels sont désignés dans ce livre diverses espèces de mammifères sont ceux qu’avait admis dans son ouvrage, A Checklist of African Mammals (1939), le regretté G. M. ALLEN. En ce qui concerne les oiseaux, l’ouvrage de W. L. SCLATER, Systema Avium AEthiopicarum (1924-1930), a été suivi pour l’arrangement et la désignation scientifique des espèces, à l’exception de quelques modifications, jugées nécessaires pour l’uniformité de ce volume.
La documentation complète concernant la législation sur la chasse et la pêche, sur les Parcs Nationaux, ainsi que sur la protection de la faune au Congo Belge et au Ruanda-Urundi, constitue la deuxième partie de ce travail, complété par une carte sur les parcs nationaux et les réserves créés au Congo Belge et au Ruanda-Urundi.
Tout en fournissant quelques données sur la façon de vivre des animaux africains, l’ouvrage de M. S. FRECHKOP montre l’insuffisance et l’imprécision de nos connaissances dans ce domaine. Le lecteur, nous l’espérons, saisira la valeur de la collaboration des personnes résidant au Congo Belge et au Ruanda-Urundi. Le comportement des animaux est à peu près inconnu. Nous voudrions que le présent travail suscitât le désir d’observer les animaux à l’état libre, dans leur milieu naturel, de noter toutes les péripéties de leur existence et de les photographier. Toute documentation de ce genre peut devenir une précieuse contribution à la Science et donner aussi des indications utiles au perfectionnement de la réglementation sur la chasse. Nous attirons l’attention sur l’importance des observations touchant les fluctuations du nombre des individus de chaque espèce et les facteurs qui les déterminent, les déplacements journaliers ou saisonniers, l’activité durant les diverses heures du cycle journalier, l’époque du rut ou de la nidification et de la ponte, des mises-bas ou des éclosions.
Il est regrettable de constater l’indifférence avec laquelle a été accueilli l’appel fait dans les éditions antérieures de ce livre, bien que celles-ci aient été largement distribuées, autant par les soins du Ministère des Colonies que par l’Institut des Parcs Nationaux du Congo Belge. A l’exception des observations fournies par M. A.-J. JOBAERT, Lieutenant honoraire de chasse, et par le Major E. HUBERT, ancien conservateur-adjoint au Parc National Albert, et des précieuses images fixées par ce dernier, – tous deux fréquemment cités dans le texte qui suit, – presque aucun renseignement n’a été transmis.
L’appel adressé précédemment doit être complété. On remarquera qu’on s’est efforcé d’indiquer les noms des animaux en diverses langues indigènes. On les connaît insuffisamment. Toutefois, l’édition actuelle a pu être complétée par une série de noms vernaculaires qu’ont bien voulu nous communiquer les personnes suivantes, auxquelles l’Institut s’empresse d’exprimer ici sa sincère gratitude : [s’ensuit une liste de personnes, disponible dans la DOCUMENTA]
En terminant cette introduction, nous souhaitons que la cause de la protection des animaux sauvages, noble entre toutes, rallie toujours plus de fervents adeptes, car seul leur nombre pourra triompher des intérêts aveugles et des inerties.
[JOURNAL DES PROCES, 14 octobre 1983] Le procès du Dr Baudour et d’un pharmacien de Bruxelles, qui devait commencer le vendredi 7 octobre dernier, a été remis le matin-même de la première audience, à la fois en raison d’une nouvelle inculpation (de faux ‘techniques’ semble-t-il, de prescriptions médicales anti-datées) et d’un mandat d’amener dont l’avocat du Dr Baudour, Me Kryxine, et lui-même, avaient eu connaissance quelques instants auparavant, dans la salle des pas perdus du Palais de Justice.
Il y a longtemps que l’instruction, que les instructions plutôt, à charge du Dr Baudour étaient en train, pour entretien de toxicomanie. Successivement, Mmes Lyna, doyen des juges d’instruction, Coppieters, Van Bellaiengh et De Gryse s’en occupèrent car on allait de rebondissement en rebondissement. Trois patients du Dr Baudour se firent des injections mortelles…
Vendredi néanmoins, on pouvait croire que son procès allait commencer. Les péripéties de la dernière minute qui amenèrent M. le Président Amores y Martinez à remettre l’affaire peuvent intriguer. Il est singulier qu’on paraisse s’aviser au tout dernier moment que le Dr Baudour signait des prescriptions anti-datées, ce qu’on savait au moins depuis deux mois (à l’occasion de l’arrestation d’un de ses clients, un voleur sur qui un policier avait tiré un coup de feu). Certes, le faux est un crime dont le Tribunal correctionnel ne peut connaître si la Chambre du Conseil ne l’a pas correctionalisé (ce qu’elle fera plus que probablement en l’espèce) mais on aurait peut-être pu s’en aviser plus rapidement ?
Reste l’arrestation. Qu’est-ce qui l’a motivée ? On reprocherait au Dr Baudour d’avoir dispensé à ses clients drogués des cachets d’un produit de substitution de l’héroïne, la méthadone, cachets qu’ils auraient pu réduire en poudre, mélanger à de l’eau et s’injecter dans les veines avec les risques énormes que cela comporte. Cette crainte n’est pas vaine : certains drogués feraient n’importe quoi pour retrouver l’impression de leurs premiers ‘flashes’, s’injecter de l’essence de briquet, par exemple… et en mourir. La Commission médicale du Brabant a d’ailleurs écrit, récemment, au Parquet de Bruxelles, qu’elle avait reçu, à ce sujet, des informations extrêmement inquiétantes selon lesquelles des médecins prescriraient de tels médicaments sans les administrer eux-mêmes sous leur surveillance directe. Ce serait le cas du Dr Baudour.
Ce qui est surprenant, encore une fois, est qu’on aie l’air de s’aviser de ce que le Dr Baudour ne cachait nullement – en particulier lors d’une conférence de presse qu’il a tenue il y a plusieurs semaines.
C’est le fond du problème : le Dr Baudour ne nie nullement ce dont on l’accuse mais il estime qu’il a raison, fût-ce contre l’avis de presque tous les autres médecins, d’agir comme il le fait.
Il ne s’agit évidemment ici ni de le défendre ni de s’en prendre à lui ou à qui que ce soit. Plutôt de constater qu’une fois de plus, il y a deux manières d’envisager, dans quelque domaine que ce soit, une action curative ou répressive et que la marge entre les deux peut s’estomper.
A tort ou à raison – et son procès nous apprendra ce qu’il faut en penser concrètement et non théoriquement – le Dr Baudour semble avoir décidé de faire confiance aux drogués qu’il soigne. Il leur prescrit de la méthadone en sachant que, le cas échéant, ils pourraient l’utiliser dangereusement. Il leur explique ces dangers mais, au bout du compte, court le risque qu’un de ses patients se fasse quand même une injection catastrophique. c’est arrivé. Mais il estime que le ‘déchet’ est encore plus considérable si on utilise une autre méthode…
Ces infortunés qui n’ont ni jeûné ni prié, et qui ont refusé la rédemption par le travail, demandent à la noire magie les moyens de s’élever, d’un seul coup, à l’existence surnaturelle. La magie les dupe et allume pour eux un faux bonheur et une fausse lumière ; tandis que, nous, poètes et philosophes, qui avons régénéré notre âme par le travail successif et la contemplation, par l’exercice assidu de la volonté et la noblesse permanente de l’intention, nous avons créé à notre usage un jardin de vraie beauté. Confiants dans la parole qui dit que la foi transporte les montagnes, nous avons accompli le seul miracle dont Dieu nous ait octroyé la licence.
Baudelaire, Les paradis artificiels
Cette autre méthode, préconisée par le Conseil de l’Ordre, consiste, pour le médecin, à injecter lui-même le produit, et à surveiller sans cesse, par des analyses d’urine notamment, si le patient ne s’administre pas en outre de la drogue qu’il aurait pu se procurer ailleurs. Voilà qui suppose évidemment un investissement assez lourd mais qui dégage entièrement la responsabilité du médecin. On n’a plus rien à lui reprocher si, par exemple, son patient se suicide, autrement qu’en se faisant une surdose, ou en se la faisant avec un produit qu’il a acheté au marché noir…
Toutes les comparaisons sont de raison à ce niveau de la discussion. Il y a deux manières de concevoir la lutte contre la récidive des condamnés : soit tenter de préparer leur réinsertion sociale en leur accordant des congés pénitentiaires, soit au contraire leur faire purger leur peine jusqu’au bout, sans faiblesse. Le nombre est infime de ceux qui à l’occasion d’un congé pénitentiaire perpètrent un crime, mais un seul de ces crimes a évidemment un impact émotionnel énorme sur l’opinion publique. Faut-il, pour l’éviter refuser à un grand nombre de prisonniers qui ne tueront ni ne voleront plus une chance de se réinsérer dans la société ? Faut-il pour éviter qu’un drogué ne s’injecte follement de la méthadone en cachet priver tous les autres d’une méthode de traitement moins lourde et finalement moins dure ?
Beaucoup de notions interviennent ici, et d’abord celle de responsabilité. Le ministre de la Justice qui ne libérerait plus aucun prisonnier conditionnellement ne courrait pas le risque d’apprendre que l’un d’eux a tué quelqu’un ! En soignant des drogués à la camisole de force, on ne risque pas de surdose ! Grave question de savoir s’il faut ou non prendre parfois des risques, si nous en sommes encore capables au demeurant et, en dernière analyse, si une prudence exagérée ne débouche pas nécessairement sur une beaucoup plus grande accumulation de risques ?
De tout temps, la justice comme la médecine, disciplines à la fois très éloignées l’une de l’autre mais ayant leurs accointances obscures, ont participé de ces deux conceptions. Exactement comme d’aucuns pensent que les prisons doivent être dures, pour “qu’ils le sentent passer”, il y a une médecine pour laquelle les drogués aujourd’hui (les fous hier) doivent être soignés un peu à la dure – pour leur bien, naturellement ! Foin de confiance, de dialogue et toutes ces choses : nous savons mieux que lui ce qui est bon pour lui !
C’est dans l’air depuis, comme le dit excellemment le professeur Léauté, que la peur bivouaque à nouveau à notre époque, peur diffuse, trouvant ses points d’orgue dans certains faits-divers épouvantables. Mille choses nous [poussent], périlleusement, à ne prendre le moindre risque…
En décidant de faire confiance à ses patients, le Dr Baudour était-il un jobard, un inconscient ? Agissait-il avec une légèreté coupable ? Seul son procès nous le révélera et il ne s’agit ici, encore une fois, de prendre position ni pour lui ni contre lui. Toutefois, il se développe une campagne qui dépasse son cas. Elle doit retenir notre attention. Les drogués sont les repoussoirs de notre société : elle les a pourtant secrétés et la manière de les soigner, ou de les punir, ou de les soigner en les punissant, est un débat qu’on ne doit pas conclure trop vite, dans un sens ou dans un autre.
Transcription de MORET J., Notice sur Jean Del Cour, sculpteur liégeois,
avec 20 reproductions de ses œuvres maîtresses (Liège : imprimerie Bénard, 1900)
Hamoir, patrie de Jean Del Cour
Au bord de la charmante et pittoresque rivière de l’Ourthe, au fond d’un des plus larges vallons qu’elle arrose, au milieu de terres arables, de vertes prairies, de bois touffus couronnant les montagnes qui l’encerclent, est assise Hamoir, patrie du sculpteur Jean Del Cour (1627-1707).
Xhignesse, un petit hameau situé à un quart de lieue plus bas, sur la rive droite, était jadis le centre paroissial. Son intéressante église romane démontre la haute antiquité de cette paroisse qui, outre Xhignesse et Hamoir, comprenait encore Hamoir-Lassus, Sy et Filot. Son territoire appartenait au Comté de Logne et au pays de Stavelot, tandis qu’au spirituel elle ressortissait à l’évêché de Liège.
Au XVIIe siècle, Hamoir, quoique ne comprenant que 70 à 80 habitations, ne manquait pas d’activité. Grâce à sa situation géographique sur la route d’Allemagne vers la capitale de la principauté, non loin de Stavelot, de Liège
et de Huy, ce bourg desservi par la navigation, avait son commerce, ses forges, ses carrières, ses extractions de minerais. Il était, enfin, le siège de la Haute Cour de Justice de Xhignesse et Hamoir.
C’est à Hamoir que naquit, en 1627, Jean Del Cour. Mais si cette jolie localité des rivages de l’Ourthe peut s’enorgueillir d’avoir été le berceau du plus grand sculpteur belge au XVIIe siècle, l’illustre cité de Liège peut également le revendiquer comme l’un de ses fils glorieux. Elle fut sa patrie d’élection ; l’artiste y parcourut toute sa longue et laborieuse carrière.
La famille Del Cour ; son état de fortune
Jean Del Cour était le descendant de deux anciennes familles du pays. On retrouve, dans les archives ; la trace de ses ancêtres jusqu’au commencement du XVIe siècle.
Il eut pour père Gilson le scrinier (menuisier), dit Del Cour; nom que sa famille reçut du quartier de Hamoir, où elle était établie. Sa mère s’appelait Gertrude de Verdon, nom également tiré d’un certain emplacement de Xhignesse. Après Jean, naquirent Jean-Gilles qui devint peintre, Marie, Dieudonnée et Nicolas qui reçut la prêtrise en 1668.
La petite fortune des parents Del Cour consistait surtout en biens-fonds et leur assurait une honnête aisance. Ils s’appliquèrent cependant, avec ténacité, au travail : Gilson, à son métier de menuisier et à la culture de ses terres ; Gertrude, à la direction de sa maison et à un trafic de détail.
Ils acquirent ainsi les ressources nécessaires pour donner à leurs enfants une éducation supérieure. Eux-mêmes leur enseignèrent la probité, l’énergie, l’activité et ces leçons excellentes ne furent pas perdues. C’est au foyer familial que Jean Del Cour puisa, sans nul doute, ces principes de vie simple et austère, ces vertus de modestie et d’activité, qui, non moins que son talent, font l’honneur de sa carrière artistique.
On peut suivre, pour ainsi dire, d’une étape à l’autre, par les actes publics, la progression de la fortune des parents Del Cour, malgré les sacrifices qu’ils durent s’imposer pour l’instruction artistique de leurs fils. Un dénombrement des biens des habitants de Hamoir dressé en 1664, par ordre du prince-abbé de Stavelot, nous renseigne sur la situation de Gilson Del Cour, à la fin de sa vie : ses biens, cens et rentes sont estimés à 6.035 florins, somme assez considérable pour l’époque.
C’était le résultat de toute une vie de labeur, d’ordre et d’économie. Aussi son intelligence, son énergie de caractère, son honorabilité, en même temps que son état de fortune, l’avaient désigné vers 1659, au choix du souverain, pour remplir les fonctions d’échevin à la Cour de Justice. Cette haute fonction couronnait dignement toute une existence d’honneur et de travail, à laquelle la mort vint soudainement mettre un terme. Il fut frappé de mort subite à Durbuy, le jour de St-Jacques 1664; le lendemain, il était enterré dans l’église de Xhignesse.
La jeunesse de Jean Del Cour ; ses études à Huy
L’histoire se montre fort parcimonieuse de détails sur la jeunesse et la carrière de Jean Del Cour. De ses biographes, le peintre Abry, seul, l’a connu ; les deux autres, Saumery et le chanoine Hamal, ont vécu au XVIIIe siècle et n’ont pu guère recueillir que des souvenirs de la tradition. Nous allons réunir ici leurs minces données, en y ajoutant quelques découvertes personnelles, faites dans les archives ou ailleurs.
Jean Del Cour fut envoyé à Huy pour y faire ses études primaires et ses humanités. Il fit au Collège des Pères Augustins des progrès remarquables qui permettaient d’augurer que ses études achevées, il pourrait prétendre à quelque charge importante dans cette société liégeoise du XVIIe siècle, si féconde en jurisconsultes distingués et en savants éminents. Un manuscrit latin sur les bas-reliefs de la colonne Trajane, conservé à l’Université de Liège, que Del Cour copia, en 1681, nous prouve que la langue latine lui était familière.
Son apprentissage à Liège
Mais il eut bientôt d’autres aspirations. Les aspects si variés de la belle et pittoresque nature de la contrée natale avaient éveillé dans sa jeune âme, le goût du beau. Jean sentit naître en lui, à l’âge de l’adolescence, la vocation artistique ; à quinze ans, sa décision est prise : il sera sculpteur.
Il quitte alors le Collège et se rend à Liège, où il se met sous la direction des deux maîtres les plus réputés dans la capitale de la principauté : le peintre Gérard Douffet, l’un des premiers disciples de Rubens, et le moine sculpteur de la Chartreuse, Arnold Henrard qui avait été en Italie, élève de Duquesnoy. Douffet enseigna au jeune Del Cour, le dessin ; le frère Robert lui apprit à pétrir la glaise et à manier l’ébauchoir.
Il n’est pas aisé de découvrir dans l’art de Del Cour ce qu’il doit à ses maîtres liégeois. On a conservé bien peu d’œuvres de ces artistes. Nous ne connaissons de Gérard Douffet que l’Invention de la sainte Croix et la Glorification de saint François d’Assise qui se trouvent à la Pinacothèque de Munich. L’église St-Antoine à Liège possède une copie du second tableau. Il ne nous reste du frère Robert que les statues de Constantin et de sainte Hélène en l’église Ste-Croix, et à la Cathédrale St-Paul, une petite Vierge, dans laquelle se retrouve le type de la sainte Suzanne de Duquesnoy. C’est bien peu pour établir une comparaison avec les œuvres de leur disciple Del Cour.
Tout ce qu’on peut dire, c’est que Douffet, dont l’influence fut prépondérante sur la génération nouvelle des artistes du XVIIe siècle, et imprima à la peinture liégeoise d’alors, ce caractère personnel qui la distingue des autres écoles, dut inspirer au jeune sculpteur un amour sincère de la nature.
D’autre part, le frère Robert lui communiqua son admiration pour la statuaire antique et pour les œuvres de la Renaissance, dont il se montra un imitateur fervent.
Ainsi s’expliquent, chez Del Cour, ces deux recherches de la nature et de la beauté classique, qui d’ordinaire s’unissent si harmonieusement dans ses œuvres. Ce qui est certain, c’est que le disciple reçut de ses deux maîtres, à l’âge si fragile de la jeunesse, le complément des leçons familiales, à savoir la gravité et la dignité de la vie, qui marquèrent également son existence.
L’apprentissage de Del Cour dura six ans. Ses progrès dans l’art étaient tels que, bientôt, ses maîtres n’eurent plus rien à lui apprendre. Au reste, les événements lamentables, provoqués par les nouvelles dissensions des Chiroux et des Grignoux, qui se disputaient le pouvoir dans la Cité depuis 1630, précipitèrent son départ. Son maître Gérard Douffet est sur la liste des proscrits en 1648 ; Del Cour le suivit sans doute dans son exil. Il rentra dans sa famille, pour faire ses adieux et ses préparatifs de départ. L’heure était venue pour le jeune sculpteur d’accomplir le pèlerinage obligé de tous les artistes de l’époque sur la terre classique de l’art ; d’aller sous le beau ciel d’Italie, à la recherche de maîtres plus habiles et d’y étudier la beauté sous ses formes les plus nobles.
Jean Del Cour en Italie
Encore une fois, nous ne connaissons rien du séjour de Jean Del Cour en Italie. Les biographes sont à ce sujet d’un laconisme regrettable. Et cependant un artiste, qui demeure neuf ans au delà des Alpes, n’y reste pas inactif : si Del Cour y travailla pour le compte d’autrui, il dut également y produire des œuvres qui lui sont propres.
Le jeune Liégeois s’en alla donc, d’une ville à l’autre, fixant son attention sur les glorieuses reliques du passé. Rien n’échappe à sa curiosité : statues, bas-reliefs, médailles, pierres gravées, tout devient pour lui un sujet d’étude et une source féconde d’utiles enseignements.
Les monuments de l’antiquité, dont ses maîtres liégeois lui avaient parlé avec enthousiasme, firent sur sa jeune âme d’artiste la plus profonde impression et affinèrent le goût naturel du beau qui s’était éveillé en lui dès son adolescence. Mais Rome, la ville merveilleuse de l’art, et le Bernin, dont la gloire resplendissait au delà des frontières, l’attirèrent bientôt.
Del Cour chez le chevalier Bernin ; la Sculpture romaine au XVIIe siècle ; retour au pays.
Del Cour ne tarda pas à se faire recevoir dans l’atelier de l’illustre sculpteur à qui les papes, les patriciens et les plus hauts dignitaires de la Cour romaine confiaient l’exécution des travaux les plus magnifiques, celui que ses admirateurs ont appelé le Michel-Ange du XVIIe siècle et ses adversaires l’homme le plus néfaste qui existât pour l’art. La critique moderne, plus équitable dans ses jugements, regarde le chevalier Jean-Laurent Bernin comme l’artiste le plus grand, le plus représentatif d’une époque nouvelle. Son temps était épris d’originalité excessive, de pittoresque grandiose, d’aspirations surhumaines, de sentiments raffinés, de passions effrénées. Qui, mieux que le Bernin, traduisit toute cette tendance ? Il accomplit pour la sculpture l’œuvre rédemptrice que les Carrache avaient tentée en peinture ; il fut l’ouvrier qui adapta le mieux la plastique aux exigences d’un siècle avide de recherches, ardent de vouloir et d’audace et qu’à cause de cela on a eu le tort d’appeler époque de décadence.
Et c’est ce maître génial, dernier rayon de la Renaissance italienne, qui compléta à Rome l’éducation artistique de Jean Del Cour, qui imprima sa marque indélébile sur le talent de son disciple, mais dont l’exagération, malheureusement trop fréquente, n’eut jamais de prise sur le sculpteur wallon, à l’âme fougueuse, calme et pondérée à la fois. Le sage équilibre de la race wallonne, à laquelle il appartenait, sauva l’élève des erreurs du maître.
Le chevalier Bernin ne fut pas longtemps sans remarquer ce jeune homme, de manières distinguées, sérieux de caractère, actif et laborieux, habile déjà à manier le ciseau. Il l’admit bientôt dans son intimité, le fit travailler sous ses yeux, ce qu’il faisait pour tous les élèves de mérite, lui prodiguant ses conseils et lui dévoilant tous les secrets de son art.
Del Cour devint un aide précieux pour le grand sculpteur. Sous sa haute direction, il travailla, avec beaucoup d’autres artistes dont l’histoire conserve les noms, aux importants travaux que le Bernin exécuta à cette époque. Des recherches dans les archives romaines feraient probablement découvrir la part qui revient à Del Cour dans leur élaboration. Le maître italien essaya de le retenir auprès de lui, lui promettant une brillante destinée à la Cour papale. Ce fut en vain.
Le jeune sculpteur wallon avait au cœur l’amour indéracinable de la patrie. Il avait résolu de se fixer à Liège et d’y vivre de son art. Il revint au pays en 1657 et, dans le voyage de retour, il traversa la France, visitant les villes les
plus considérables du royaume, afin d’y rencontrer les ouvrages dignes d’admiration ou les maîtres dont l’enseignement lui serait utile.
Liège pendant la seconde moitié du XVIIe siècle
L’horizon politique de la capitale de la principauté, si sombre à la fin du règne de Ferdinand de Bavière, s’était un peu rasséréné sous son successeur. Les dissensions civiles avaient été étouffées par la force ; un calme relatif avait succédé aux sanglantes agitations provoquées par la lutte des factions. La tranquillité devait durer vingt ans. L’ambition de Louis XIV amena sur notre pays, durant le dernier quart du XVIIe siècle, des misères extrêmes ; c’est en particulier sur le sol liégeois que la lutte entre la France et les puissances alliées se porta.
Le XVIIe siècle fut, pour le pays de Liège, une époque de calamités profondes ; et cependant bien peu furent aussi fécondes en grands hommes. Les artistes, peintres, sculpteurs et graveurs, s’y comptent en grand nombre et, sans avoir trouvé à Liège de brillantes destinées, ils y vécurent honorablement, grâce aux travaux que leur commandèrent les églises, les couvents ou des mécènes généreux.
On doit donc admirer cette résolution du jeune sculpteur Del Cour, qui reste inébranlablement attaché à sa patrie, et qui s’établit dans une cité appauvrie où le succès et le profit seraient plutôt médiocres, alors que devant lui, s’offrait une brillante situation à l’étranger.
Voyage de Del Cour à Paris
Le Bernin devait encore le tenter quelques années plus tard. Il était venu en France, en 1665, sur l’invitation du ministre Colbert, élaborer de nouveaux plans pour le Louvre. Del Cour fit expressément le voyage de Paris, pour aller saluer son vieux maître. Celui-ci revit avec plaisir son ancien disciple et le pressa de nouveau de l’accompagner en Italie. Ses instances furent inutiles, comme aussi la tentative que fit vraisemblablement un compatriote, l’illustre médailleur Varin qui, établi à la Cour de France, depuis 1628, y était arrivé à une fortune brillante.
Il eut alors l’occasion d’admirer le talent des deux artistes rivaux, dans l’exécution du buste de Louis XIV, et de profiter de leurs leçons. Peut-être, en juxtaposant les œuvres, trouverait-on, dans le buste du chancelier Lambert de Liverlo, que Del Cour modela vers 1673, quelque souvenir du maître italien et de Varin.
Vingt ans plus tard, Del Cour dont le talent s’était affirmé en des œuvres puissantes, fut invité par Vauban, à s’établir à Paris pour modeler la statue de Louis XIV, qui 0devait couronner le monument de la place des Victoires. L’artiste refusa de nouveau de quitter sa patrie, alléguant son grand âge et ses infirmités.
Jean Del Cour s’établit définitivement à Liège
Après son voyage à Paris, Jean Del Cour revint donc à Liège, qu’il ne devait plus quitter. La mort de son père, décédé inopinément à Durbuy le 25 juillet 1664, lui imposait des charges nombreuses. Sa mère était vieille, et il devenait désormais le chef de la famille, auquel on aurait recours dans les circonstances graves.
Le 9 juin 1667, il prend en location, dans le paisible quartier de l’Isle, une importante demeure, située rue Soeurs-de-Hasque, à l’enseigne du St-Esprit, appartenant au jurisconsulte Christophe Van der Maesen ; il l’occupa jusqu’à la fin de sa vie.
Vers 1676, après son second voyage d’Italie, son frère Gilles, devenu peintre distingué, s’y établit lui-même. Les deux Del Cour n’eurent plus, dès lors, qu’un seul atelier et un même foyer.
Evénements de la famille
On comprend cette décision. La mort avait frappé autour d’eux. Leur frère Nicolas, devenu prêtre sur le tard, était mort prématurément en 1672 ; leur mère était elle-même décédée un an plus tard et leurs sœurs étaient entrées
en religion. Ils se reconstituèrent un foyer en vivant ensemble, jusqu’à ce que la mort vint les séparer.
Le peintre Jean Gilles Del Cour mourut subitement le 19 août 1695 et Jean Del Cour le 3 avril 1707. Tous deux furent enterrés auprès de leur mère qui, décédée dans la maison du sculpteur le 23 juillet 1673, avait reçu la sépulture dans l’église de St-Martin-en-Isle.
La tombe des parents Del Cour
Détail qui intéressera certainement les lecteurs : nous avons découvert, dans la vieille église de Xhignesse ; où Jean Del Cour reçut le baptême, la pierre tombale de ses parents et de son frère Nicolas. Dans le pavé de la chapelle de gauche se trouve encastrée une grande dalle de pierre portant avec les armoiries des Del Cour et des Verdon l’inscription suivante :
TOMBEAU
D’HONORABLE GILSON DEL COUR
ESCHEVIN DE HAMOIR
LEQUELLE TRESPASSAT LE 25 JULLET 1664
DE GERTRUD DE VERDON SON ESPEUSE
LAQUELLE TRESPASSAT LE 23 JULLET 1673
EST ENTERRÉE DANS LÉGLISE PAROCHIALLE
DE ST-MARTIN A LIEGE
ET DE VENERABLE MRE NICOLAS LEURS FILS
QUI TRESPASSAT LE PREMIER JANVIER 1672
PRIE DIEU POUR LEURS AMES.
Dispositions testamentaires de l’artiste
Jean Del Cour fut donc le dernier survivant de la famille. Il écrivit, le 25 octobre 1702, ses dispositions testamentaires. Il laissait à ses cousines, Catherine et Jeanne Verlaine, l’usufruit de ses biens. Ceux-ci, après la mort de ses héritières, serviraient à la construction d’une chapelle à Hamoir, sous le titre de Notre-Dame de Lorette. Del Cour demandait qu’elle fût édifiée “sur le pré Jouga, dessur la crestalle”, au dessus de la fontaine, étant, disait-il, la “scituation fort ressemblante à celle de Notre Dame de Lorette dans la marque d’Ancône en Italie.”
Chapelle de Hamoir – la Maison de l’Office
Par suite de malencontreuses circonstances, l’édification de la chapelle fut retardée de plusieurs années. La bâtisse commencée en 1737 ne fut achevée qu’en 1739. La consécration en fut faite, le 23 septembre de la même année,
par Mgr Jacquet, suffragant de Liège. La chapelle fondée par Jean Del Cour demeura debout jusqu’en 1869. La population de Hamoir s’était accrue notablement durant le XIXe siècle, et les nécessités spirituelles du nouveau centre paroissial exigeaient sa démolition pour faire place à un temple plus spacieux.
Ainsi disparut tout ce qui avait rapport à Jean Del Cour dans son lieu natal : et la chapelle qui avait été bâtie de ses deniers, et la maison familiale qu’il avait laissée pour servir de demeure au prêtre chargé de desservir la chapelle et de donner l’instruction à la jeunesse. Cette habitation s’appela plus tard à cause de cela la Maison de l’Office. Elle fut vendue par le Gouvernement français.
Le nom de Del Cour tombe dans l’oubli à Hamoir et à Liège — Glorification de l’artiste
Le peuple de Hamoir oublia jusqu’au nom de Del Cour. Dans cette jolie localité des bords de l’Ourthe, rien ne rappelle le génial artiste, qui est son unique illustration et qui, lui, ne renia jamais son lieu d’origine. Jean Del Cour aimait à l’ajouter à la signature latine de son nom et de sa profession : Joannes Del Cour, sculptor ex Hamoir.
Quelque modeste monument, élevé à sa mémoire, par ses compatriotes, témoignera-t-il enfin de leur reconnaissance à l’artiste qui rendit leur localité célèbre à jamais et qui montra un judicieux souci de son avenir et de ses intérêts ?
Pourvoir à l’édifice d’une église et à l’instruction de l’enfance, c’était certes faire œuvre utile, et au développement matériel de la localité, et au perfectionnement intellectuel et moral de ses futurs habitants. Jean Del Cour couronnait ainsi sa brillante carrière, par un acte de clairvoyance et de sagesse en faveur de ses concitoyens et par une véritable action de grâces au Divin Auteur de son talent.
Sa vie modeste et sans ambition, active et laborieuse, dévouée à sa famille et à tous ceux qui l’entouraient, élèves et praticiens ; la consécration du produit de sa fortune au bien de ses compatriotes, honorent autant Del Cour que ses œuvres les plus remarquables.
La double auréole de la vertu et du talent illumine son front. L’humilité de son existence et, reconnaissons-le, l’indifférence de la Cité pour ses savants et ses artistes, alors qu’elle porte tous ses efforts et ses soucis vers les progrès de l’industrie et du commerce, furent cause que le nom de Del Cour tomba dans l’oubli et que sa renommée s’obscurcit.
Le moment est venu de faire œuvre de justice. Que l’illustre cité de Liège, si féconde en grands hommes, dans toutes les sphères des connaissances humaines, ceigne enfin l’un de ses fils les plus méritants du laurier immortel de la gloire et inscrive son nom dans les fastes de l’Histoire.
Le talent du sculpteur Del Cour
Caractériser le talent de Del Cour en quelques lignes est chose difficile. Il se manifesta, en effet, sous des aspects si divers, qu’il faudrait, pour en parler comme il le mérite, passer en revue la plupart des œuvres de l’artiste. C’est évidemment impossible dans une notice aussi brève que celle-ci, où nous n’avons d’autre but que vulgariser la connaissance du sculpteur liégeois.
En attendant un travail de plus longue haleine, nous nous contenterons de noter ici les propriétés distinctes qui marquent le talent de Del Cour en rappelant ses œuvres. De la sorte, nous en ferons une revue succincte, que nous avons, à dessein, laissée de côté dans la biographie de l’artiste. Nous compléterons ces notes rapides par la nomenclature des œuvres encore existantes que des renseignements d’histoire, d’archives ou des comparaisons critiques nous permettent de lui attribuer avec raison.
La grâce et l’élégance de ses œuvres
Jean Del Cour, dit-on, fut l’interprète de la grâce et de l’élégance. A considérer cette Vierge noble et douce, idéalement belle, de la Fontaine de Vinâve-d’Ile, cette mère tendrement protectrice de son enfant, dans laquelle l’artiste a saisi la nature sur le vif, nous sommes en présence d’un type exquis, suave, qui restera toujours vivant et qui appartient bien à Del Cour.
Le charme est plus prenant dans les Trois Grâces qui ornent le perron de la Fontaine du Marché. Dans leur superbe beauté à peine voilée, dans l’élégance gracieuse de leur mouvement harmonieusement cadencé, tout en remplissant noblement leur office de cariatides, soutenant la pomme de pin, symbole de l’union civique, elles semblent trois sylphides aériennes qui continuent, dans l’espace, les rondes populaires de nos joyeux cramignons, où se révèlent la grâce et l’élégance natives de notre jeunesse wallonne.
Et si de là, nous passons aux Anges nombreux dont Del Cour peupla nos autels, surtout à ceux de Hasselt qui en sont comme les types achevés, nous avons devant nous des êtres surhumains, d’un charme juvénile et troublant, vraie création de notre artiste.
Ces œuvres suffiraient, à elles seules, à consacrer et à immortaliser son talent, à nous faire savourer la suave poésie dont son âme wallonne était pleine, à nous faire constater l’étude approfondie des maîtres italiens, d’un Raphaël, d’un Corrège, que certainement il avait faite durant son séjour en Italie.
L’énergie et la vigueur de son ciseau
Que Del Cour soit le merveilleux interprète de la grâce, cela ne peut être mis en doute. Mais borner à cela notre jugement sur l’artiste serait une erreur et une injustice. Ce qui fait la grandeur de son talent, c’est, avant tout, l’énergie, la vigueur, la robustesse.
Ces qualités essentielles se retrouvent même dans ses œuvres gracieuses ; mais elles se manifestent davantage dans certaines statues de sainteté. Beaucoup seraient à citer ; bornons-nous à indiquer le saint Joseph à l’attitude tragique de l’église St- Antoine, le saint Jacques au geste triomphant et victorieux, et le saint Hubert aux traits extatiques de l’église St- Jacques, le saint Bernard au port noble et décidé d’orateur sacré à Hasselt.
Partout, on peut admirer des lignes souples et harmonieuses, un équilibre plein de justesse, une simplicité noble, une énergie cachée, une sobriété qui révèlent le coup de ciseau du statuaire aux idées larges, puissantes, vraies, sincères ; on se sent en présence d’un maître plein de virilité.
C’est que Del Cour fut sculpteur, dans la véritable et complète acception du mot. Il possède le tempérament et la méthode de son art ; il en observe fidèlement et toujours les lois immuables.
Sa virtuosité dans la draperie
Ajoutez à cela qu’il fut un virtuose consommé. Pas de plus habile que lui pour jeter une draperie, pour la fouiller, la creuser, l’onduler, la mouvoir, la faire claquer au vent, créant des jeux extraordinaires d’ombres et de lumières. On a voulu lui en faire un grief, mais au vrai, c’est une force de plus à son actif, car malgré tout, il reste naturel, jusque dans le caprice. Qu’on ne croie pas d’ailleurs qu’il n’ait fait que de l’art agité ; il est calme, quand le sujet le commande. Le saint Jean- Baptiste prêchantdans le désert à la Cathédrale de Liège, la sainte Scolastique à St-Jacques, saint Bernard à Hasselt et bien d’autres, sont revêtus de draperies larges, tranquilles. Il n’y a pas à le nier ; Del Cour fut logique dans ses travaux : il eut le sens exact et juste de l’adaptation de la forme au sujet à traiter.
Mais là où la fantaisie lui est permise, alors qu’il semble s’abandonner à toute sa fougue, il est toujours maître de lui-même et ses draperies les plus mouvementées demeurent soumises aux règles de la sculpture. Elles participent à la vie du corps qu’elles enveloppent et lui communiquent quelque chose de leur chaleur et de leur mouvement.
Sans doute, une vision trop rapprochée donne une vive impression à l’œil ébloui ; mais qu’on n’oublie pas que ces images furent faites pour être placées haut, dans les transepts et les nefs de nos églises. Il fallait à la piété chrétienne, à l’époque où vivait Del Cour, des figures de saints vivantes, impressionnantes, afin de marquer le contraste avec les murs nus et froids des temples protestants. L’art devait exprimer les sentiments sublimes des héros du catholicisme, pour en pénétrer les âmes et les attacher à la Religion qui les avait produits.
Sa modération et sa noblesse ; influence de Del Cour sur la sculpture liégeoise
Del Cour ne pouvait travailler autrement qu’il a fait ; sous peine d’être rétrograde, il devait être l’interprète des tendances et des exigences de son temps. Qui lui en ferait un reproche, ne comprendrait rien à cette loi qui régit l’art et qui en fait l’expression ordinaire du milieu social où il naît, où il vit, où il se développe. Reconnaissons-le : l’art à cette époque ne sut pas toujours garder une sage mesure ; le Bernin et surtout ses disciples décadents exercèrent, par leur exagération dans le mouvement et la sensiblerie dans l’expression, une influence néfaste sur la sculpture italienne.
Il n’en fut pas de même pour Del Cour, élève, lui aussi, du Bernin. Il resta dans de justes limites de mouvement et d’expression. Il se montra toujours noble, digne, plein de grandeur. C’est un honneur à lui rendre, que ses exemples influencèrent heureusement les sculpteurs liégeois, ses contemporains et ses successeurs ; ceux-ci accentuèrent le charme, l’élégance, la préciosité, mais ils furent fidèles au caractère de noblesse et de grandeur imprimé par Del Cour à toutes ses œuvres.
Origine de ses qualités
Et si nous cherchons l’origine des qualités essentielles de son art, nous ne pouvons les trouver que dans la race à laquelle il appartient. C’est là qu’elles plongent leurs racines. Artiste wallon, le grand statuaire liégeois manifeste un art fougueux, imprévu, spontané, généreux, alerte, enthousiaste, mais qui est avant tout intellectuel, vigoureux, mesuré.
Ampleur de son talent
Nous voudrions pouvoir décrire toute l’ampleur de son talent. Il eut un faible pour les représentations de l’enfance sous les traits angéliques.
Il portraitura de grands personnages dans tout le faste de leur costume, le chancelier Lambert de Liverlo, l’évêque d’Allamont, la jeune comtesse de Hinnisdael.
Dans maintes statues, nous reconnaissons de vrais portraits de moines, de religieuses, de gens d’église ou autres, qui lui servirent sûrement de modèles. Et comment dépeindre la véritable beauté classique de certaines de ses figures ? Il profita largement des magnifiques exemples de la renaissance italienne et s’assimila parfaitement la pureté, la noblesse de ses créations.
Il parvint à idéaliser souverainement les traits de l’Homme-Dieu. Son Christ au tombeau de la Cathédrale l’un des plus beaux du genre, son Crucifix du Musée archéologique, sont des modèles de grandeur divine, qu’on surpassera difficilement.
Son étude de la nature
Jean Del Cour ne fut si excellent artiste qu’en étudiant la nature sur le vif, lui faisant rendre tout ce qu’elle pouvait donner, l’élevant par la force de son génie, à la hauteur de l’idéal, que sa claire et solide intelligence, servie par une extraordinaire habileté, avait entrevu dans ses rêves de beauté, la revêtant enfin de grandeur, de noblesse, de grâce, de charme et de tendresse.
Excellence de son Art
Telle est l’excellence du talent de Del Cour que, selon nous, il faut le regarder comme le digne continuateur de nos célèbres imagiers d’autrefois qui portèrent au loin, jusque dans la capitale des rois de France, le renom de la sculpture liégeoise. Son nom glorieux mérite de figurer à côté de ceux de Jean de Liège, Jean Pépin de Huy, ses illustres devanciers.
Et parmi les maîtres modernes, sans le faire monter au rang d’un Michel-Ange, on peut affirmer à bon droit qu’il égale en talent et en maîtrise les artistes italiens et français, dont la célébrité est consacrée depuis longtemps. S’il eut vécu à Rome, en France, ou même en Flandre, Jean Del Cour n’eût pas attendu une glorification si tardive.
Il est plus que temps que la Cité de Liège rende justice au sculpteur qui l’adopta pour sa seconde patrie ; qu’elle proclame son génie et le salue comme l’une de ses plus belles et plus pures gloires artistiques.
Nomenclature des œuvres de Jean Del Cour
Les œuvres que nous citons ici sont celles qui nous restent et qui ont été identifiées grâce aux indications laissées par les biographes de l’artiste, aux découvertes dans les archives, ou par leur comparaison avec des œuvres authentiques.
A Liège
La Fontaine de St-Jean-Baptiste, rue Hors-Château. Il y avait là une ancienne fontaine, surmontée par un amas de rochers. En 1667, le Conseil de la Cité la fit réédifier. Nous ne savons quel changement fut apporté à l’architecture du monument : ce qui est certain, c’est que Del Cour l’adorna d’une porte-relief en bronze, représentant le baptême du Christ et de trois dauphins sculptés dans la pierre ; il couronna le tout d’un St- Jean-Baptiste colossal en bronze. (PL IX.)
La Fontaine du Perron ou des Trois Grâces, sur le Marché, fut reconstruite par Del Cour à partir de 1693. Il surmonta le perron des figures, en marbre blanc, des trois Grâces, soutenant la pomme de pin. La corniche placée au-dessus des arcades était décorée de six bustes en marbre blanc, représentant des Vertus. En 17 17, afin de les garantir contre les intempéries de l’air, qui les menaçaient de la ruine, on les rentra à l’Hôtel de Ville, où ils ornent aujourd’hui le dessus des portes de la salle des Pas-Perdus. (Pl. XX.)
La Fontaine de la Vierge, en Vinâve-d’Ile (1695-1696). La Vierge en bronze fut fondue, dit-on, avec le métal d’un ancien perron qui existait auparavant sur cette fontaine et avec les débris de cuivre du balcon de l’antique Violette ou Maison de Ville, incendiée lors du bombardement de la cité par le général français le marquis de Boufflers, en 1691. (Pl. V.)
La Fontaine de la maison Wodon-Mercken, en Féronstrée, nos 121- 123, ancien hôtel seigneurial ; la cour fut ornée par Del Cour, sur la fin du XVIIe siècle, d’une fontaine. Le bas-relief, représentant le Christ conversant avec la Samaritaine, est en stuc ; la fontaine fut surmontée, vers le milieu du XVIIIe siècle, d’une copie en chêne de la Vierge du Vinâve-d’Ile. (Pl. XIV.)
Églises.
A Saint-Paul se conserve, attaché au-dessus de la porte intérieure de l’entrée principale, le grand crucifix de bronze, posé autrefois sur le Pont des Arches, d’où il fut enlevé à la Révolution. Le modèle fut exécuté par Del Cour en 1663 et la fonte en fut faite par Perpète Wespin, de Dinant. Le Christ au tombeau, placé aujourd’hui dans la chapelle supérieure, à droite du chœur, provient du mausolée que Walthère de Liverlo et Marie d’Ogier s’étaient fait élever en 1696, dans l’église du couvent des Sépulchrines, dit des Bons-Enfants. (Pl. III.)
Dans la même chapelle, saint Jean-Baptiste prêchant au désert, et les Anges adorateurs, statues en bois. Le saint Jean-Baptiste appartenait à l’ancienne église de St-Jean-Baptiste. (Pl. IV.) Les anges proviennent de l’ancienne abbaye de Ste-Claire.
Dans le choeur, se voit un aigle-lutrin en cuivre dont le modèle fut donné par Del Cour.
Dans la première chapelle de gauche, derrière la chaire de vérité, à l’autel se trouve un bas-relief en marbre blanc représentant les Adieux de saint Pierre et de saint Paul, avant de marcher au martyre.
Le pendant de ce bas-relief, le Christ donnant les clefs à saint Pierre, se trouve au Musée diocésain, dans les cloîtres de St-Paul ; ces deux bas-reliefs proviennent de l’ancienne Collégiale St-Pierre.
Au Musée diocésain on peut voir encore une tête d’ange et deux petits bas-reliefs de Del Cour. La statue de Vierge, qu’on lui attribue, n’est pas de sa main, mais sort probablement de son atelier.
A St- Jacques. Dans le porche, sous la tour, se voient quelques-unes des statues que Del Cour exécuta pour le transept de cette église : Saint Jacques le Mineur (Pl. XV.) ; Saint Hubert ; Saint Benoît ; Sainte Scolastique (Pl. XVI.) ; Saint Roch.
Le Musée des Beaux-Arts, (salle des moulages), conserve le saint Henri, qui provient également de St- Jacques.
A St-Denis. Aigle-lutrin dans le chœur ; un petit crucifix en ivoire, dans la salle du Conseil de fabrique.
A Ste-Catherine. La statue de la martyre. (Fin du XVIIe siècle.)
Aux Rédemptoristes, autrefois l’église des Carmes déchaussés. Au dessus de la porte d’entrée, les lions qui supportent l’écusson avec les armoiries de la maison de Bavière.
A St-Antoine. Dans le chœur, saint Joseph et saint Bonaventure. Dans les bas côtés, le Christ Rédempteur ; (Pl. VI.) La Vierge (1693) (Pl. VIL) ; L’Ange gardien ; Saint Sébastien ; Saint Roch ; Saint François d’Assise ; Saint Antoine de Padoue ; La chaire de vérité et plusieurs socles de statues, avec têtes d’anges.
A St-Servais. Deux anges adorateurs à l’autel de la Vierge ; un petit Christ en bois.
A St-Martin. Dans la chapelle du Sacrement, les bas-reliefs en marbre blanc, que le chanoine de Gymnich commanda à Del Cour ; Le grand Christ ; un crucifix en buis dans le chœur.
A St-Pholien. Un petit saint Roch ; Sainte Barbe.
A St-Nicolas (Outremeuse). Deux anges soutenant une couronne à l’autel de l’antique madone, et le grand Christ du fond de l’église.
Les maquettes d’un grand nombre de ces statues sont conservées au Musée diocésain, au Musée des Beaux-Arts et au Musée archéologique. Celui-ci possède également un beau Christ de Del Cour (Pl. II) ; ainsi que le buste de Lambert de Liverlo, chancelier du prince-évêque de Liège (Pl. XVII) et un coq qui a dû servir d’enseigne. L’Hôtel d’Ansembourg possède également quelques dessins de l’artiste ; qui proviennent de la collection Hamal.
En dehors de Liège, les seules œuvres connues aujourd’hui sont :
A Amay. La Vierge assise du maître-autel ; Deux anges adorateurs et les symboles de la Foi et de l’Espérance, également au maître-autel ; un calvaire avec deux anges.
A Huy. Dans l’Eglise St-Mengold, la pierre tombale en marbre blanc des Martini (1687) sous le jubé. (Pl. XVIII.)
A Xhignesse. Deux anges et une porte de tabernacle.
A Dolhain. Deux anges adorateurs.
A Spa. Le médaillon de la Confrérie du saint Sacrement (1669).
A Tongres. En l’église de l’hôpital, le mausolée de la comtesse de Hinnisdael (1097-1098). (Pl. XIX.)
A Hasselt. En l’église Notre-Dame, l’autel où se remarquent surtout une Immaculée (Pl. X) ; un saint Bernard (Pl. XI) et deux anges adorateurs (Pl. XII et XIII). Ces statues sont en marbre blanc. Dans la même église, la chaire de vérité. Tous ces objets proviennent de l’abbaye de Herckenrode.
A Gand. Le mausolée de l’évêque d’Allamont qui fut chanoine de Saint-Lambert (1673).
Cette notice est un résumé très succinct d’un travail plus étendu sur Del Cour que l’auteur se propose de faire paraître prochainement. Les seuls biographes de l’artiste ont été jusqu’ici :
Louis Abry, Les Hommes illustres de la nation liégeoise.
Louis Abry, Recueil héraldique, paru sous le nom de Loyens.
Saumery, Les Délices du pays de Liège.
Le chanoine Hamal, dans un manuscrit aujourd’hui détruit, qu’ont mis à profit d’abord le baron de Villenfagne dans les Recherches sur l’histoire de la ci-devant principauté de Liège et les Mélanges de littérature et d’histoire, ensuite Helbig, dans ses deux ouvrages la Peinture au pays de Liège et la Sculpture et les Arts plastiques au pays de Liège et sur les bords de la Meuse.
Justin MORET (1900)
PLANCHES
Les reproductions que nous donnons ici ont été exécutées d’après des clichés que, sur notre désir, M. le docteur Mathien, M. Kinon et d’autres, ont bien voulu prendre des œuvres attribuées à Del Cour.
Planche I. Portrait du sculpteur
Planche II. Petit crucifix en bois
Planche III. Christ au tombeau
Planche IV. Saint Jean-Baptiste prêchant au désert
Planche V. La Vierge
Planche VI. Le Christ rédempteur
Planche VII. Vierge de Montaigu
Planche VIII. Ange gardien
Planche IX. Fontaine de Saint-Jean-Baptiste
Planche X. L’immaculée
Planche XI. Saint-Bernard
Pl. XII. Ange adorateur du Sacrement du miracle
Planche XIII. Ange adorateur du Sacrement du miracle
Planche XIV. Jésus conversant avec la Samaritaine
Planche XV. L’apôtre Saint-Jacques-le-mineur
Planche XVI. Sainte-Scolastique
Planche XVII. Chancelier Lambert de Liverlo
Planche XVIII. La vie et la mort
Planche XIX. Statue en marbre blanc
Planche XX. Les trois Grâces
DEL COUR, Jean (1627-1707)
[CONNAITRELAWALLONIE.WALLONIE.BE]DEL COUR Jean (Hamoir 1627, Liège 04/04/1707). Sculpteur admiré de son temps, Jean Del Cour n’a pas perdu de sa notoriété avec le temps. Ses œuvres multiples de style baroque contribuent à l’éclat de Liège, de l’église Saint-Jacques (où un triomphal ensemble présente deux de ses chefs-d’œuvre, le Saint Jacques le Mineur et l’Immaculée Conception) au pont des Arches (il y avait érigé un christ en bronze grandeur nature) en passant par certaines chambres du palais des princes-évêques, par les bas-reliefs de l’église Saint-Martin, voire par la fontaine de Vinâve-d’Île surmontée d’une Vierge à l’Enfant. Il choie aussi la cathédrale Saint-Bavon à Gand, et d’autres églises à Spa, Herkenrode, Huy, etc.
Aîné de cinq enfants, dont le peintre Jean-Gilles, Jean Del Cour a appris le travail du bois auprès de son père menuisier et abandonné ses études au profit du dessin et de la sculpture ; il a fréquenté l’atelier de Robert Henrard, lui-même disciple de François du Quesnoy. Très tôt remarqué, il fait le voyage à Rome (1648-1657) avant de contribuer, dans la principauté de Liège, à l’épanouissement du style baroque fortement tempéré de classicisme. Ses sujets sont principalement destinés aux édifices religieux, mais pas seulement ; il manie avec dextérité toutes les matières (bois, marbre, terre, etc.). Les œuvres de Jean Del Cour s’imposent à celles de ses prédécesseurs et le maître devient le fondateur de l’école liégeoise de sculpture des XVIIe et XVIIIe siècles. Sculpteur, architecte, maçon, entrepreneur, on lui doit encore un Christ au tombeau en marbre blanc (destiné aux Sépulchrines et conservé à la cathédrale Saint-Paul), mais surtout la « réparation » de la grande fontaine du Marché de Liège : en fait, il va l’embellir par la présence de Trois Grâces et la mise en valeur du fameux perron liégeois ; le souvenir du sculpteur reste associé à cet édifice, même si ce que l’on voit aujourd’hui diffère beaucoup avec les intentions de l’artiste.
Paul Delforge, Institut Jules Destrée
MORET, Justin (1862-1928)
[MAITRON.FR, mars 2021] MORET Justin (abbé, Fraiture-en-Condroz – aujourd’hui commune de Tinlot, pr. Liège, arr. Huy – 24 avril 1862 − 15 mai 1928). Prêtre, soutien de la démocratie chrétienne dans la région de Verviers (pr. Liège, arr. Verviers). Ordonné prêtre et nommé vicaire dans la paroisse Saint-Joseph à Verviers le 24 mai 1885, l’abbé Justin Moret est un des prêtres qui soutiennent au début des années 1890 la jeune démocratie chrétienne verviétoise, animée par les avocats, Henri Boland, Alphonse Collard-Bovy et Henri Maquinay. Justin Moret contribue au développement du mouvement syndical à Verviers. Le 8 novembre 1892, il fonde un syndicat chrétien des peintres qui participe aux adjudications publiques de travaux de peinture. Dès qu’un chantier lui est adjugé, son exécution est donnée à des syndiqués au chômage, désignés par tirage au sort. Collaborateur du journal de l’Union démocratique chrétienne de Verviers, Le Démocrate, l’abbé Moret est éloigné de Verviers en juillet 1893 en raison d’articles jugés “inconvenants” par le curé-doyen de Verviers. Il est nommé curé à Velroux (aujourd’hui commune de Grâce-Hollogne, pr. Liège, arr. Liège). Il sera ensuite désigné curé de Surlemez (anciennement commune de Couthuin, aujourd’hui commune d’Héron, pr. Liège, arr. Huy) en juillet 1913 et y restera jusqu’à son décès.
Freddy Joris
[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : transcription, partage, correction, édition et iconographie | sources : collection privée ; connaitrelawallonice.wallonie.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : collection privée ; rtbf.be | Remerciements à Eric Rozenberg.
Cette notice sur le meuble liégeois devait paraître dans la feuille intitulée ART MOSAN éditée à Liège, à l’occasion de l’exposition de 1951. En dernière minute, l’article de fond ayant dépassé les limites prévues, la notice ci-dessous, déjà imprimée en épreuve, dut être supprimée. Très aimablement, M. G. Thone et M. J. Lejeune m’ont proposé d’en faire un tirage spécial en y ajoutant une série de planches dont les clichés m’ont été prêtés par l’Institut archéologique liégeois. Que tous trouvent ici l’expression de ma reconnaissance.
H. van Heule
Si l’art est né d’une conception spiritualiste, son évolution est due à une suite de courants étrangers, d’échanges, auxquels chaque peuple apporte son génie propre. D’où différenciation dans l’unité. S’il est un art dans lequel les Liégeois ont excellé, c’est bien celui du meuble.
Le meuble est né d’une nécessité, celle de rendre la vie plus commode [sic] et de conserver des objets précieux en les mettant à l’abri des déprédations ou des tentations.
Au début, bancs, sièges pliants, tabourets pour s’asseoir, planches sur tréteaux en guise de table, lits, coffres formés de lourdes planches maintenues à queue d’aronde, c’était rustique. La recherche, l’élégance vinrent ensuite.
Les coffres furent d’ailleurs, avec les lits, les seuls gros meubles jusqu’à la fin du XIVe siècle. À l’occasion, ils servaient même de lit. Sinon, on y entassait vêtements, vaisselle, tapis, et, quand on en possédait, les bijoux. On ne s’encombrait pas, en ce temps-là. De plus, en cas d’alerte ou de déménagement, ce qui était fréquent, le tout demandait un minimum de préparation au départ. Les coffres chargés étaient emportés par l’animal de bât, cheval ou âne, ou posés sur un char.
Au cours des âges, les coffres s’étaient agrémentés de pentures en fer forgé, de solides serrures par surcroît de sécurité. S’ils étaient robustes, ils étaient aussi très pesants. On chercha à les rendre plus maniables. Les coffres furent travaillés à panneaux dès avant le XIVe siècle, travail de menuiserie plus souple, qui leur conférait une certaine élégance grâce au jeu des ombres et des lumières. Bientôt les panneaux s’ornèrent de fines arcatures inspirées par les dessins des fenestrages de nos églises, de serviettes plissées ou parchemins repliés. De menuisier, l’artisan passait ébéniste, sculpteur ; il devenait un artiste.
Quelques beaux coffres gothiques sont conservés dans nos musées liégeois, celui du Musée diocésain date du XIVe siècle ; d’autres, au musée Curtius, appartiennent aux XVe et XVIe siècles.
De la conjugaison du menuisier et de l’ébéniste, les productions allaient devenir aussi heureuses que fécondes. Les types de meubles se multiplièrent afin de s’adapter aux nécessités d’une existence rendue plus facile. L’artiste, protégé, pourra donner libre cours à son imagination : le meuble en série est une invention moderne. Les coffres reposèrent, sur une base les rendant mieux à portée de la main. Du coffre posé sur une base, tout naturellement on passa au dressoir.
Au XVIe siècle, les églises, les monastères, par destination plus sédentaires, disposant de plus d’espace, souvent aussi d’un personnel artisanal très compétent, purent s’offrir le luxe d’imposantes armoires, dont quelques-unes ont réussi à braver les siècles.
Comme pour les coffres, le décor, d’inspiration architecturale au début, empruntera ensuite des motifs puisés dans la nature tout en les stylisant. Témoins, le coffre et l’armoire influencés par le style gothique anglais (gothique Tudor), avec leurs moulures formant des courbes, des contrecourbes : décor en X autour desquels s’enroulent des pampres, conservés au musée Curtius.
Sous le souffle d’un courant venu d’Italie lors du règne d’Erard de la Marck (1505-1538), le style Renaissance, si en honneur dans la péninsule et en France, fait son entrée dans l’art liégeois. Il s’y est tempéré. L’armoire liégeoise du deuxième quart et du milieu du XVIe siècle, tout en gardant une structure encore gothique, s’orne de personnages dans des arcatures, même de motifs puisés au répertoire des céramistes. Les pentures ont un rôle plus discret. Evidemment, tous ces meubles sont devenus rarissimes.
Autre changement d’aspect au XVIIe siècle, le type du meuble brabançon prédomine : lourds bahuts avec corps supérieur en retrait et corniche débordante ; décor en méplats, pastilles en chapelet, pointes de diamants, godrons, mufles de lion retenant un anneau en cuivre. Les pentures ont disparu. Le chêne ciré a la prédilection des Liégeois. Les incrustations d’ébène, recherchées aux Pays-Bas, sont plus rarement employées. Les tables sont à traverses ou entretoises, les sièges aux lignes nettes et rigides, recouverts de cuir ou de tapisserie, agrémentés de clous de cuivre. A côté des gros bahuts, viennent se ranger les meubles d’importation dans le goût italien : ces charmants cabinets à multiples tiroirs en bois d’essences variées, incrustés d’écaille, d’ivoire, de cuivre ou d’étain, dont beaucoup furent l’œuvre des Fokkerhout, à Anvers. C’était cossu et bien en rapport avec le costume aux lourdes étoffes, avec la pompe de cette époque. Tous ces beaux meubles résultent de commandes que seuls pouvaient se permettre certaines catégories de personnages, disposant aussi chez eux de place suffisante pour les caser. En effet, c’est du XVIIe siècle que date l’essor de la grande industrie liégeoise, source de sa prospérité.
Mais, pour nous, le meuble liégeois, c’est le meuble du XVIIIe siècle. Cette période est aussi la mieux connue, parce que plus proche de nous ; le temps, de sa dent vorace, n’est pas encore arrivé à en avoir raison.
Le soleil de Louis XIV éblouissait tout l’Occident, mais ses rayons n’aveuglèrent pas les Liégeois. Mesurés et réfléchis, ils surent, intelligemment adapter le faste français en le ramenant à leurs proportions. Et voilà pourquoi, avec goût, avec tact, nos huchiers créèrent des œuvres parfaites.
Au XVIIIe siècle, le standard de vie s’était considérablement amélioré. Liège, capitale d’un petit Etat quasi indépendant, comptait un important patriciat, tant ecclésiastique que séculier. Que d’hôtel construits ou transformés à partir de 1691, après le bombardement de la ville par le marquis de Boufflers !
Que l’on songe à l’hôtel de ville, aux hôtels particuliers d’une si harmonieuse architecture de la rue Hors-Château, de Féronstrée, du Mont-Saint-Martin, de la Basse Sauvenière, et j’en passe; aux maisons plus modestes, mais si jolies quand même, des rues Neuvice, du Pont, de la place du Marché. La décoration intérieure ne pouvait que suivre : sculptures des portes, des lambris, des volets, des hottes de cheminée, des départs d’escaliers, encadrements de trumeaux ou de tableaux ; stucages des plafonds et des murs ; peintures décoratives dans le goût chinois, singeries (sous Louis XV) ; paysages, scènes de genre ou religieuses ; riches tapisseries de Bruxelles ou d’Audenarde… De tels cadres ne pouvaient que servir d’écrin à de beaux meubles.
Les ébénistes liégeois ne faillirent pas à leur tâche. Fort d’une longue tradition, le travail du bois n’avait plus aucun secret pour eux. En plein chêne, ils manièrent le ciseau ou la gouge avec dextérité, avec souplesse et légèreté, évitant les reliefs exagérés. Chez eux tout était mesure et équilibre.
Les créations se multiplièrent en raison même du confort enfin découvert : chaises aux sièges rembourrés ou cannés, aux dossiers de mieux en mieux adaptés aux courbes du dos, fauteuils savamment étudiés en fonction de leur destination, invitant au repos ou à la causerie, Les tables, elles, sont toujours de petite dimension. On continue à se servir de planches posées sur tréteaux pour les repas réunissant de nombreux convives. Mais le triomphe des ébénistes liégeois est incontestablement l’armoire, que ce soit le bahut à simple ou à deux corps, souvent le corps supérieur vitré ; que ce soit la garde-robe, l’horloge en gaine, le bureau à abattant, appelé scriban, les commodes à trois ou quatre tiroirs, rectilignes avec les styles Louis XIV ou Louis XVI, galbées ou mouvementées pour le Louis XV. Presque toujours, ces meubles sont à pans coupés, ce qui leur confère un caractère de légèreté en adoucissant le profil. Souvent, ils forment des combinaisons : un dessus plein ou vitré se posait tout aussi aisément sur une commode ou un scriban que sur un bahut à deux ou trois portes, munis ou non de tiroirs.
Toutes les fantaisies se donnaient libre cours suivant le caprice du client qui passait la commande. Aux moulures, tantôt symétriques, tantôt asymétriques, selon l’ordonnance Louis XIV ou Louis XV, rectilignes avec le style Louis XVI, s’ajoutent de fins décors inspirés de la nature : branches fleuries auxquelles se mêlent les palmettes Louis XIV, les coquilles Régence, les rocailles, les courbes et contrecourbes Louis XV.
Les styles Louis XIV et Louis XV furent connus à peu près en même temps à Liège. Nos ébénistes les amalgamèrent et créèrent un style Régence, bien à eux, qui s’éloigne du calme, de la statique du décor Louis XIV et rejette l’exubérance agitée du décor Louis XV. Il fait incontestablement leur gloire et leur tresse une couronne impérissable. Quant aux meubles Louis XVI, leurs moulures en sont fréquemment brisées : chapelets formés de bâtonnets, de perles, ou les deux motifs associés, alliés à de délicats décors floraux accompagnés de trophées, de nœuds de ruban plissé très gracieux. La décoration du meuble liégeois de l’époque Louis XVI est infiniment plus légère que celle de ses prédécesseurs, plus gracile, et, comme en France, malgré la délicatesse des sculptures, elle annonce la décadence.
Le bois de chêne ciré continuait à avoir la faveur des Liégeois, mais les meubles de marqueterie n’étaient pas dédaignés. Ceux-ci semblent avoir été fabriqués plus particulièrement dans la région de Verviers, témoins les nombreux scribans, les commodes mouvementées ou galbées que l’on y trouve.
Une étude approfondie du meuble liégeois est encore à faire. Il serait possible de mieux dégager les différents centres où œuvrèrent nos artistes, parce qu’ici, le régionalisme joue son plein effet. De plus, les recherches dans les archives permettraient peut-être de rendre un juste hommage à des artistes restés inconnus et d’ajouter leur nom à ceux des Lejeune, des Mélotte, des Herman, dont nous sommes justement fiers.
H. van HEULE, Conservatrice honoraire
des musées archéologiques liégeois
Tous les meubles figurés sur les planches disponibles dans la DOCUMENTA, ainsi que beaucoup d’autres, sont exposés dans les Musées de la Ville de Liège :
sauf le coffre pl. I, n° 1, qui appartient au Musée diocésain, Cloitres de la Cathédrale, et le meuble pl. XVIII, au Musée des Beaux-Arts, 34, rue de l’Académie.
DIVISIONS CHRONOLOGIQUES ET GÉOGRAPHIE DE L’ARCHITECTURE ROMANE EN BELGIQUE
Antérieurement à l’ère romane, s’étend, pour l’historien de l’art, une longue période qui va des invasions barbares à la fin du Xe siècle. Dénommée préromane dans son ensemble, cette période comprend la phase mérovingienne, du Ve siècle au milieu du VIIIe, et la phase carolingienne, du milieu du VIIIe siècle aux approches de l’an 1000. L’architecture romane proprement dite couvre, chez nous, tout le cours des XIe et XIIe siècles. Elle reste fort attachée à l’architecture carolingienne durant le XIe siècle, qui peut être considéré comme une première étape du style roman en Belgique. Durant le siècle suivant, les principes esthétiques et les méthodes constructives évoluent vers un certain souci du détail architectonique et décoratif, de même que vers plus de perfection technique. C’est la seconde étape, qui. dans les régions de l’Est, se prolonge durant le XIIIe siècle, concurremment avec les premières manifestations de l’architecture gothique.
Le territoire compris dans les frontières actuelles de la Belgique ne constitue alors ni une entité politique, ni une entité religieuse. Dès la seconde moitié du Xe siècle se créent les deux grandes formations politiques sur lesquelles s’appuie l’Europe chrétienne : Otton est sacré empereur à Rome. en 962 ; avec lui débutent les destinées de l’Empire Romain Germanique. En France, Hugues Capet est élu roi en 987, inaugurant les huit siècles d’histoire de sa longue dynastie. Notre pays se situe ainsi aux marches de deux grandes civilisations. Par ailleurs, quatre diocèses se partagent nos contrées : trois d’entre eux relèvent d’un archevêché français, le quatrième – qui est le plus étendu – d’une métropole germanique.
Cette position géographique particulière n’est guère sensible dans l’architecture préromane. pour cette raison qu’en ce moment l’art de bâtir, moins soumis que plus tard à des mouvances politiques, n’accuse encore que de faibles instincts régionaux. Mais il n’en sera pas toujours de même ; en effet, à partir du XIe siècle, avec l’âge roman, les œuvres d’architecture commencent à se diversifier en variétés locales. Sur les alluvions des siècles précédents, naissent alors des écoles d’art dans le cadre d’une géographie où agissent, tout à la fois, des facteurs géologique et hydrographiques, où se meuvent des courants commerciaux, où se dessinent des frontières politiques et diocésaines. Au XII’ siècle, ces écoles, échappant au traditionalisme préroman du siècle précédent, seront constituée avec tous leurs caractères distinctifs.
La Belgique, placée de lu sorte sous les feux croisés des différents foyers de rayonnement que sont l’école rhénane, d’une part, et l’école française du Nord, d’autre part, subira des influences convergentes.
Tout naturellement, la partie orientale du pays relèvera de la puissante école germanique. Il se créera ainsi, le long de la Meuse, et parallèlement au Rhin, un groupe qui s’y rattache : le groupe mosan. Au XIe siècle, il s’y rattache par une commune fidélité aux traditions préromanes : fidélité plus exclusive dans les régions mosanes que partout ailleurs. C’est l’époque des grandes églises lotharingiennes. Au XIIe siècle, le groupe mosan subit l’évolution de l’école rhénane, sans jamais atteindre, toutefois. ni le déploiement de ses masses monumentales, ni la richesse de ses partis décoratifs.
Par ailleurs, l’Ouest du pays, relevant de l’école voisine de la France du Nord – fortement influencée elle-même par l’architecture normande – donnera naissance au groupe du bassin de l’Escaut, au groupe scaldien. Le XIe siècle scaldien reste fidèle, lui aussi, aux traditions préromanes et particulièrement à la vieille architecture neustro-austrasienne ; tandis que le XIIe siècle se dégage de cette emprise pour créer un art spécifiquement tournaisien. Les églises romanes de la Flandre maritime se rattachent au groupe scaldien, bien qu’on y relève certaines particularités de détail.
La limite fort indécise entre les deux tendances, mosane et scaldienne, traverse l’ancien Brabant, coïncidant quelque peu avec la frontière des diocèses de Liège et de Cambrai. Bien que les apports s’y mêlent, le courant mosan prédomine nettement. C’est à l’époque gothique seulement que le Brabant acquerra son individualité artistique.
A Maastricht et au nord de notre frontière actuelle, l’architecture romane relève plus directement de l’architecture germanique que dans les régions mosanes de Belgique qui se caractérisent, répétons-le, par une survivance tenace de l’esprit carolingien.
Cette forte tradition carolingienne doit être soulignée. C’est elle qui endigua, hors de nos contrées, la marée montante du “premier art roman” d’origine méditerranéenne, sur les alluvions de laquelle le moyen-âge dressa les premières créations de son génie monumental. C’est elle qui, par ailleurs, confère à nos vieilles églises romanes, en pays mosan surtout, leur simplicité rustique et leur austère grandeur.
Ainsi, la division linguistique du pays et la démarcation de ses tendances architecturales n’ont rien de commun. La superposition de leurs lignes est impossible. L’une d’elles, séparant la Flandre de la Wallonie, barre notre carte suivant une longue délimitation horizontale ; l’autre, au contraire, s’établit verticalement suivant l’axe de nos deux grands fleuves : la Meuse et l’Escaut. C’est en fait sur eux que se charpente la géographie artistique de la Belgique.
L’ARCHITECTURE PRÉROMANE
Période mérovingienne
Déjà à la fin du IIIe siècle, mais surtout dans le courant du IVe, les premières semences chrétiennes ont germé sur le sol de l’ancienne Belgique. Quelques vestiges découverts, au cours de fouilles. à Tongres et, plus récemment à Arlon, appartiennent sans doute à des sanctuaires édifiés par les premières communautés de fidèles, groupées dans les quelques centres populeux de cette époque.
La poussée des peuples barbares déferlant sur nos régions, vers 406, ne fut pas aussi préjudiciable qu’on pourrait le supposer au développement de la civilisation du haut moyen âge. En effet, les nouveaux arrivés ne tardent pas à s’intégrer dans les cadres anciens et à adopter, parfois, la religion des vaincus. Du reste, de l’époque de Clovis jusqu’au début du VIIIe siècle. l’entreprise missionnaire se poursuit sans relâche. Les évêchés s’organisent ; des monastères s’élèvent en grand nombre, au point que, vers 730, quarante fondations se répartissent sur l’ensemble de notre territoire.
A cette activité religieuse devait correspondre une commande architecturale dont les textes contemporains nous ont laissé le souvenir.
Les églises rurales de l’époque mérovingienne se construisaient fréquemment en bois et en torchis. Certains soubassements de pierre exhumés dans les cimetières du Namurois ou du Luxembourg ne seraient pas autre chose que l’assise solide de ces humbles sanctuaires. Grégoire de Tours nous rapporte la misère de ces constructions de bois ; mais, par ailleurs, il nous parle des grandes églises de pierre élevées dans les bourgs importants et dans l’enceinte des monastères. Les corps des saints missionnaires attiraient la foule des pèlerins, et c’est ainsi, qu’au VIe siècle,
l’évêque Monulphe fit construire une basilique à Maastricht, sur le tombeau de saint Servais.
Deux siècles plus tard, saint Hubert érigera à Liège une grande église pour abriter dignement les restes de saint Lambert. Les religieux ne se contentent pas de dresser une vaste église au centre de leurs abbayes ; suivant la tradition orientale apportée avec la règle de la vie cénobitique par les moines syriens, un groupe de plusieurs sanctuaires complète l’ensemble des bâtiments monastiques.
De tout cela, il ne nous reste que quelques vestiges épars, quelques murs de substructions, nous renseignant à peine sur le plan des édifices et la technique des maçonneries. L’ensemble le plus digne d’intérêt est celui qui vient d’être mis au jour sous la collégiale de Nivelles : ce sont les restes de divers édifices religieux antérieurs à l’église romane actuelle et dont les plus anciennes parties semblent remonter au VIIe siècle, époque de la fondation du monastère par sainte ltte et sainte Gertrude.
Les textes nous aident à connaître la structure de ces édifices : structure simple, reprise, comme le plan, aux basiliques latines et orientales. La technique, cependant, est fruste, ne différant pas de celle qu’on retrouve dans les· villas romaines, avec une mise en œuvre assez rudimentaire, dérivant de l’architecture romaine, sans doute, mais d’une architecture romaine coloniale, simplifiée aux plus élémentaires méthodes constructives et abâtardie par de grossières traditions indigènes.
Quant au décor sculpté, pour peu qu’il existât, il devrait s’inspirer, dans nos régions surtout, de thèmes relevant de l’art barbare et marqués par là de lointains apports asiatiques. Si des motifs antiques se rencontrent, il s’agit alors d’éléments de remploi arrachés aux ruines romaines. En réalité, le luxe des églises, dont nous parlent avec admiration les auteurs des chroniques et des vitae mérovingiennes, est un luxe d’ornement adventices, où les tentures aux couleurs vives et les orfèvreries délicatement refouillées l’emportent en richesse et en magnificence sur le décor architectonique.
Période carolingienne
L’époque carolingienne ne fut pas pour la vie religieuse une ère d’épanouissement et de splendeur telle que pourraient le faire supposer les fastes de l’histoire impériale. L’Eglise s’inscrit alors dans un ordre féodal qui l’enserre étroitement, la rend vassale des princes et l’asservit au régime des sécularisations. Aussi, cette situation ne sera guère favorable à l’éclosion de nouvelles fondations monastiques.
Par contre, la vie de cour assigne un programme qui ne peut que rejaillir sur les arts et sur l’architecture civile en particulier. L’architecture religieuse ne reste pourtant pas sans en profiter. En effet, les chapelles s’édifiant dans les palais impériaux adoptent un plan spécial qui s’imposera à toute une série de monuments. créant de la sorte un groupe bien typique dans l’ensemble de l’architecture carolingienne. Ce plan est constitué par un polygone qu’entoure une galerie surmontée d’une tribune. Le premier édifice du genre, dans nos contrées, fut l’oratoire que Charlemagne fit construire, de 790 à 804, à proximité de son palais d’Aix-la-Chapelle. L’influence de l’église Saint-Vital de Ravenne construite au VIe siècle, sous le règne de Justinien, y est indéniable. Et ainsi, par l’intermédiaire d’une ville de l’Adriatique, une des formes architecturales particulièrement chères à l’Orient chrétien se transmettait jusqu’au cœur de l’Empire carolingien.
Cette même disposition du plan central, quoique simplifiée parfois et réduite dans ses dimensions, fut adoptée, à l’imitation d’Aix, pour différentes chapelles palatines, à Thionville notamment et à Nimègue, où elle est encore conservée. En Hollande également, une construction semblable subsista à Groeninghe jusqu’au XVJIe siècle. La filiation de ce plan se perpétuera, mais avec une vogue décroissante, jusqu’au XIe et même jusqu’au XIIe siècle, principalement dans les régions rhénanes (Ottmarsheim, Essen, Mettlach, Saint-Martin de Bonn, Hugshofen, Wimpfen).
Chez nous. deux sanctuaires dérivaient directement de la chapelle palatine d’Aix. Tout d’abord, l’église Saint-Donatien de Bruges érigée par le premier comte de Flandre, Baudouin Bras de Fer, dans la seconde moitié du IXe siècle : nous ne la connaissons que par les textes et par d’anciennes gravures. Ensuite. l’église Saint-Jean, à Liège, construite par Notger en 982, et dont les substructions forment encore la base de l’édifice actuel. Récemment, on découvrit à Torhout les fondations d’une église préromane à plan central ; mais ici, des bras semblaient s’y greffer pour former une croix grecque.
Ajoutons que le plan central d’origine orientale, avait été adopté dès l’époque mérovingienne dans des édifices de petites dimensions : oratoires de monastères, baptistères ou chapelles funéraires.
Tout compte fait, cette disposition reste exceptionnelle, le plan en longueur conservant, comme toujours, la faveur du clergé. Mais à l’époque carolingienne, le plan basilical des grandes églises se complique. A l’ouest. un chœur fait face au sanctuaire normalement situé à l’est. Il faut chercher le motif de cette transformation dans la double destination des édifices affectés, en partie, au service épiscopal ou monastique et, en partie, au service paroissial. Parfois, ce sont les deux vocables sous lesquels s’élève un même édifice qui exigent le dédoublement du chœur. Au sanctuaire occidental s’ajoute généralement un complexe architectural, avec une tour robuste. des chapelles aux étages et des tourelles d’escaliers qui les desservent. Il arrive qu’un second transept souligne l’aspect bicéphale de ces grandes basiliques préromanes.
L’avant-corps carolingien de Nivelles, dont les substructions viennent d’être mises au jour, fournit un des plus intéressants exemples de cette disposition que des miniatures et des textes nous signalaient par ailleurs, et entre autres, aux anciennes cathédrales de Cologne et de Reims, ainsi qu’aux abbatiales de Saint-Gall et de Saint-Riquier.
Le programme de ces églises se complète souvent, à l’extrémité opposée, d’une crypte située, non pas sous le chœur, mais au chevet de celui-ci, c’est-à-dire extérieurement à lui et quelque peu en contrebas de son niveau.
Quant à leur structure, les édifices cultuels de celle époque restent des basiliques à plafond de bois, construites sur piliers carrés, en d’épaisses maçonneries de moellons et sans grand souci de décoration architectonique. Dans les régions mosanes, ce type, avec son avant-corps et sa crypte extérieure, se maintiendra sans changements notables jusqu’à la fin du XIe siècle et même plus tard. Les maçonneries antérieures à l’an 1000 présentent parfois des bandes d’appareil formées de pierres disposées en arêtes de poisson (clocher d’Oostham, anciens murs de l’abbaye de Saint-Bavon à Gand. etc.).
L’ARCHITECTURE ROMANE
Groupe mosan
XIe siècle
L’Eglise ne lardera pas à se relever des ruines morales et matérielles laissées par les invasions normandes. Des réformes s’opèrent un peu partout, et il se trouve, dans nos monastères, des esprits décidés à les promouvoir. Ce mouvement aboutira à de féconds résultats dans le domaine politique et religieux : l’application de l’investiture se fera plus souple ; il y aura aussi plus d’indépendance dans les élections abbatiales ; les sécularisations seront moins nombreuses et moins vexatoires. En un mot, l’Eglise se dégagera des cadres féodaux qui l’étouffaient. Par ailleurs, les abbayes deviendront, au plus haut degré, des foyers de spiritualité, de science et d’art.
Si l’on songe que ce renouveau coïncide avec la splendeur de l’époque ottonienne ainsi qu’avec le développement du commerce et de l’industrie dans la vallée de la Meuse, où la population s’accroît considérablement, on comprendra pourquoi les abbayes et les églises paroissiales s’élevèrent en si grand nombre à cette époque, dans tout l’ancien diocèse de Liège.
Dans la ville épiscopale, dix églises sont consacrées en l’espace de cinquante ans, dont quatre aux alentours de l’an 1000, sous la brillante administration de Notger. Les moines de Fosses, Gembloux, Florennes, Hastières, Celles, Nivelles, Saint-Aubain à Namur, Lobbes, reconstruisent leurs abbatiales durant la première moitié du XIe siècle. Ils font aussi bâtir dans les villages qui sont sous leur dépendance. La chronique de Saint-Trond nous rapporte que l’abbé Adélard II (1055-1082), outre les trois églises qu’il construisit dans la ville, dota de nouveaux sanctuaires onze villages de sa juridiction ; et ceci n ‘est qu’un exemple parmi bien d’autres. En réalité, c’est par douzaines que s’érigent alors les églises, grandes et petites, le long des vallées de la Meuse et de la Sambre.
Il ne nous reste que bien peu de monuments de cette époque en regard d’une production aussi considérable. Durant tout le cours du moyen âge, l’ancienne principauté de Liège et le comté de Namur furent particulièrement éprouvés par les guerres ; les églises en ont souffert. Celles qui n’avaient pas été entièrement détruites subirent souvent des transformations pour répondre à de nouvelles exigences. C’est ainsi que bien des églises ne conservent de l’époque romane que la robuste tour de façade : elle seule a résisté aux assauts du temps et des hommes. Parfois, la nef ou le chœur subsiste, en tout ou en partie. Mais rares sont les édifices qui, comme l’église de Celles ou la collégiale de Nivelles, se conservèrent sans grand changement à travers les neuf siècles qui nous séparent de leur érection.
Certaines églises romanes ne nous sont connues que par les textes qui les décrivent ou les dessins anciens qui en reproduisent l’aspect. Nous savons ainsi que la cathédrale Saint-Lambert de Liège, construite par Notger et Baldéric II, avait un plan bicéphale et qu’un plafond de bois la couvrait. On possède également des données précises sur les abbatiales, aujourd’hui disparues, de Saint-Laurent à Liège, de Lobbes. Malmedy, Stavelot, Saint-Trond ou Gembloux, et l’on peut constater à la lumière de ces sources anciennes que tous ces édifices, avec leurs grandes nefs à plafond et leur avant-corps occidentaux, répondaient bien au type rhénomosan.
Le plan des églises mosanes se caractérise par sa simplicité. Un chevet semi-circulaire termine assez fréquemment les églises rurales ; il en sera ainsi également à Hastière, Celles et Thynes. Mais, des sanctuaires importants, comme la collégiale de Nivelles, Saint-Barthélemy à Liège, l’église de Lobbes ou les anciennes abbatiales de Gembloux et de Fosses, furent construites avec des chevets plats.
En façade, se dresse un puissant avant-corps hérité de l’architecture carolingienne. Il est formé, le plus communément, d’une tour massive flanquée de tourelles d’escalier ; ainsi le rencontre-t-on à Saint-Jean et à Saint-Denis de Liège, à Amay, Celles et Fosses. Une seule tourelle s’appuie à la tour occidentale d’Hastière, ainsi que dans un certain nombre d’églises moins importantes. La plupart des églises de campagne sont pourvues d’une simple tour en façade, diminutif des lourds westbauten des grandes abbatiales. A part quelques exceptions, comme à Lobbes ou à Fosses, l’entrée n’est pas percée sous la tour, mais elle est reportée latéralement vers les premières travées des bas-côtés. L’avant-corps se présente donc comme un massif entièrement fermé de l’extérieur.
Le caractère bicéphale de la construction s’accuse parfois par la présence d’un second transept édifié à l’occident : c’est le cas à Nivelles et à Lobbes.
Des cryptes se construisent sous le chœur, comme à Nivelles, Hastière, Celles, Thynes et Huy ; mais dans de très nombreux cas, elles sont établies extérieurement au chevet, suivant la tradition préromane. Les textes nous en révèlent des exemples aux anciennes abbatiales de Saint-Trond, Stavelot, Malmedy, Saint-Hubert. Vraisemblablement en était-il de même à Gembloux, et à Lobbes avant l’agrandissement du chœur. Seuls, deux exemples sont parvenus jusqu’à nous, et encore, dans un état incomplet : il s’agit des cryptes extérieures de Fosses et de Saint-Barthélemy de Liège. Les cryptes de ce genre se rencontrent également dans les régions rhénanes ; mais elles semblent avoir joui d’une vogue toute particulière dans l’ancien diocèse de Liège, au XIe siècle.
La structure de ces églises se présente tout aussi simplement que le plan. Les supports sont presque toujours formés de piliers de section carrée, terminés par une imposte moulurée recevant la retombée des arcades. Lorsqu’il y a une abside semi-circulaire, celle-ci se couvre d’une voûte en cul-de-four ; le rez-de-chaussée de la tour reçoit généralement une voûte d’arêtes, de même que les travées des cryptes. Mais, c’est un plafond qui règne sur toutes les autres parties de l’édifice. Suivant la disposition primitive, ce plafond était porté, tous les mètres environ, par les puissants extraits de la charpente à chevrons-fermes.
A l’extérieur, l’accent se met à l’occident, par la présence de la grosse tour accostée ou non de ses tourelles. Le chœur et les bras du transept sont moins élevés que la nef, ce qui permet d’ouvrir deux petites fenêtres à hauteur de la croisée, par dessus les toitures des croisillons : ce détail est propre à l’architecture mosane exclusivement.
L’ornementation se réduit à un décor architectonique composé, extérieurement de larges arcades aveugles qui retombent sur des bandes murales, soulignant ainsi les travées de la construction. Parfois, un jeu d’arcature anime les murs intérieurs de la tour, comme à Hastière et à Celles ; parfois, comme au chœur de Nivelles, ces arcatures se font plus profondes et s’appuient sur des fûts monolithes ; mais ici, ce souci du décor mural est poussé à un degré qu’on n’atteint guère avant la fin du XIe siècle. Il en résulte que toutes ces églises se caractérisent par un aspect fruste et sévère, qu’accuse encore l’appareil irrégulier des murs, fait de moellons grossièrement taillés.
Par leur plan comme par leur structure, les églises mosanes du XIe siècle ne font que continuer la tradition de l’âge précédent. On peut les rapprocher des églises rhénanes de la même époque ; mais, si les partis constructifs sont semblables, on ne doit pas nécessairement en conclure que les unes dérivent des autres. Leurs ressemblances proviennent d’une tendance commune à perpétuer les formules carolingiennes ; et ces formules demeurent spécialement chères aux architectes du pays mosan.
XIIe siècle
Avec le XIIe siècle, s’ouvre pour l’architecture mosane une ère nouvelle caractérisée par le souci d’un perfectionnement technique, la recherche de l’aspect monumental et le goût du décor architectonique. Nos constructeurs ne font que suivre en cela le courant germanique.
Dès la fin du XIe siècle, des influences lombardes se manifestent sur les bords du Rhin, résultat des relations commerciales et politiques qui unissent les deux contrées par delà les Alpes. Ces influences se font davantage sentir au fur et à mesure qu’on avance dans le courant du XIIe siècle. L’architecture rhénane abandonne l’austère majesté des formules carolingiennes auxquelles elle avait été fidèle jusque-là, pour adopter, en partie, le répertoire des formes lombardes, notamment le décor d’arcatures, les galeries extérieures et le voûtement des nefs. La silhouette traditionnelle se modifie également, contre-balançant le monumental westbau par une imposante tour de croisée. C’est dans cet esprit que seront réédifiées les prestigieuses cathédrales romanes qui jalonnent le cours du Rhin.
Les constructeurs mosans ne suivront pourtant cette tendance qu’avec timidité, avec un retard marqué sur leurs voisins de l’Est, et sans jamais atteindre l’ampleur des réalisations rhénanes. Ou reste, on avait édifié trop d’églises dans le courant du XIe siècle pour qu’il en restât encore beaucoup à bâtir. Aussi. la plupart des œuvres architecturales que nous conservons de cette époque ne sont que des parties de monuments dont l’achèvement avait été retardé jusque-là. Seules quelques églises de moyenne importance et des édifices ruraux appartiennent en entier à ce siècle.
Dans certaines églises, la division en travées se marque plus nettement que par le passé et répond à un désir de voûtement. On y constate, en effet, le principe lombard d’une travée de nef correspondant à deux travées de bas-côtés ; de la sorte, les espaces à voûter d ‘arêtes se limitent au plan carré. Il en résulte une alternance de soutiens forts et de soutiens faibles, comme à Saint-Pierre de Saint-Trond, entièrement voûtée d’arêtes, et à l’église de Saint-Séverin-en-Condroz, influencée par l’architecture clunisienne, où un voûtement semblable avait été prévu. Ce n’est pas à dire que ce principe se généralise, car bien des édifices de moyenne importance – l’église d’Aldenijk, par exemple – et les églises rurales restent fidèles aux nefs couvertes de plafonds et au rythme ininterrompu des piliers carrés.
Le chevet plat a tendance à être remplacé par le chevet semi-circulaire ; les cryptes perdent leur vogue. Mais l’avant-corps. sous forme d’un massif de plan barlong, subsiste dans de grandes églises comme Saint-Barthélemy ou Saint-Jacques à Liège, Aldenijk, Sainte-Gertrude de Nivelles dont l’élévation occidentale rappelle sous beaucoup de rapports le chœur de la cathédrale de Mayence. Les sanctuaires ruraux conservent la tour en façade, flanquée ou non d’une tourelle d’escalier. L’ancienne Sainte-Gudule de Bruxelles possédait une grosse tour occidentale enserrée entre deux énormes tourelles d’escalier (vers 1200). Ces avant-corps reçoivent des voûtes d’arêtes sur leurs différents étages. Nous y voyons aussi la coupole, comme à Nivelles, exemple à ajouter à ceux de Saint-Servais de Maastricht et de certaines églises rhénanes.
Les grandes arcades aveugles marquant extérieurement les travées de l’édifice seront remplacées par de petites arcatures sous corniche reliant les bandes murales. Un autre thème consistera en séries d’arcades aveugles de petites dimensions, superposées en registres, telle qu’on les voit au pignon Saint-Pierre de la collégiale de Nivelles et au chevet de l’église de Cumptich. Des clochers, comme ceux de Herent ou de Zepperen, se parent également d’un jeu d’arcades aveugles retombant sur des pilastres ou sur d’élégantes colonnettes. A Orp-le-Grand, la partie haute de la nef accuse vers l’intérieur, le rythme des travées, grâce à un décor d’arcades s’appuyant sur des colonnes engagées. Parfois. les formes extérieures se compliquent jusqu’à présenter une étroite galerie de circulation sous la corniche de l’abside : cette galerie est limitée, dans le plan du mur, par une série de petites arcatures sur colonnettes. ainsi qu’on le voit à Saint-Pierre de Saint-Trond. L’église de Saint-Nicolas-en Glain, démolie au XIXe siècle, possédait une galerie semblable, et il en était de même à l’abside occidentale de la collégiale de Nivelles. Ce détail est emprunté directement à l’architecture rhénane. A Hamoir, le chevet de l’église de Xhignesse s’orne simplement de niches juxtaposées formant une fausse galerie.
Aux grossiers appareils de blocage, se substitue peu à peu une tendance à maçonner par lits horizontaux. Dans la suite on emploiera couramment l’appareil régulier. C’est ainsi que les églises des campagnes, qui, souvent, ne diffèrent pas de formes durant les XIe et XIIe siècles, peuvent se dater avec une certaine approximation d’après le soin apporté à la mise en œuvre des matériaux. Les voûtes participent à ce progrès : celles de l’église Saint-Pierre à Saint-Trond, par exemple, sont construites en pierres taillées et appareillées avec science. La mouluration, elle aussi, se fait plus savante, surtout dans les dernières années du XIIe siècle.
Première moitié du XIIIe siècle
Alors que la France élève depuis longtemps ses grandes cathédrales gothiques, les régions mosanes et le Brabant conservent encore, à travers le XIIIe siècle, les formes et les dispositions propres à l’époque romane. C’est le cas pour des monuments sur lesquels les textes nous fournissent des dates exactes, comme l’église abbatiale de Parc, consacrée en 1228, ou la chapelle du prieuré de Frasnes-lez-Gosselies, consacrée en 1237.
D’autres édifices restent romans par leur parti constructif, bien qu’on y relève maints détails appartenant au vocabulaire gothique. L’avant-corps monumental de Saint-Germain à Tirlemont, tout roman d’aspect, est touché par l’influence gothique qui se manifeste dans sa décoration architectonique et aussi dans sa construction (vers 1220). Il en sera de même à l’abbatiale de Postel, vers 1225, à la tour de Saint-Jacques à Louvain, à l’église de Neerheilissem, au chœur occidental de Sainte-Croix à Liège. La voûte de la chapelle Saint-Pierre à Lierre, n’est plus le cul-de-four
roman, mais la voûte établie sur de larges nervures plates, plus proche de la technique gothique que des méthodes romanes qui régissent pourtant l’ensemble de l’édifice. Le portail de l’Hôpital Saint-Pierre à Louvain (vers 1220), celui de Winxele (vers 1225) sont romans dans leurs lignes générales, alors que les détails décoratifs appartiennent au style nouveau. Il en est ainsi également à l’aile nord du cloître de Nivelles – la seule qui soit ancienne – où les arcatures en plein cintre reposent sur des colonnettes à bases et chapiteaux gothiques.
Par contre, certains constructeurs de la première moitié du XIIIe siècle adoptent systématiquement l’arc brisé, alors que la structure reste essentiellement romane, avec ses piliers carrés et sa nef couverte d’un plafond. Nous en avions un exemple vraiment typique dans l’ancienne église du Saint-Sépulcre, à Nivelles, dont les derniers restes furent démolis en 1939.
Ce sont là des œuvres de transition, avant la conquête définitive de l’art gothique. Il faut y voir la preuve du caractère foncièrement traditionnel de notre architecture. L’art roman se prolonge à travers les premières manifestations gothiques, comme, plus tard, le style gothique le fera à travers la Renaissance et l’époque baroque.
Groupe scaldien
XIe siècle
La région scaldienne ne connut pas, au XIe siècle, cette éclosion de fondations monastiques qui, pour la même époque, caractérise l’histoire religieuse des contrées mosanes. Le siège métropolitain de Reims était trop éloigné des rives de l’Escaut pour y exercer une influence aussi directe que Cologne, par exemple, sur les vallées du Rhin et de la Meuse. Il en résulte que le degré de culture est moins développé qu’ailleurs. D’autre part, le commerce n’a guère pris d’extension jusque-là. Enfin, du point de vue artistique, toute cette région dépend de la France du Nord sur laquelle règne la plus pauvre de toutes les écoles romanes. Il est donc naturel de n’y rencontrer qu’un petit nombre d’églises remontant à cette époque.
Outre quelques sanctuaires ruraux, un seul édifice important, la collégiale Saint-Vincent de Soignies résumera les tendances de l’architecture du IXe siècle dans la partie occidentale du pays. C’est dès la fin du Xe siècle, vraisemblablement, que la construction débuta, à la fois par le chœur, le transept et la tour de façade. Le chœur à chevet plat est couvert, du côté de la nef, par une voûte d’arêtes sur plan carré – qui serait la plus ancienne des voûtes de grande dimension en Belgique – et, vers l’est, par une voûte barlongue relativement récente, ayant remplacé trois petites voûtes d’arêtes s’appuyant sur des supports et couvrant le chevet surélevé alors de quelques marches. Une telle disposition, réalisée déjà vers 800 à l’ancienne abbatiale de Saint-Riquier. en Picardie, se retrouvait sous une forme quelque peu différente à Saint-Barthélemy de Liège, à Fosses et à Aubechies, ce qui prouve une fois de plus la persistance, chez nous, des traditions préromanes.
Le transept, commencé en même temps que le chœur, aurait été achevé aussitôt après la construction de celui-ci, de même que la tour-lanterne de la croisée. Ce n’est qu’un peu plus tard, mais encore dans le courant du XIe siècle que furent entamés les travaux de la nef. Avec ses tribunes et son alternance de supports, elle appartient, en effet, à un stade plus avancé de l’architecture romane.
La tour occidentale ne sera achevée que dans le courant du XIIIe siècle ; mais son plan, qui remonte aux alentours de l’an 1000, peut-être même un peu plus tôt, reprend. avec ses deux tourelles latérales, la disposition des avant-corps carolingiens ; il appartient donc à la famille de ceux que nous avons rencontrés en si grand nombre dans le groupe mosan. Mais ici. détail à signaler, l’entrée est percée sous la tour.
Ce qui caractérise la collégiale de Soignies, c’est, tout d’abord, sa tour-lanterne qui met un accent sur le centre de l’édifice, alors que, dans le groupe mosan, cet accent est reporté sur la façade occidentale ; c’est ensuite la présence de tribunes sur les bas-côtés, disposition pour ainsi dire inconnue à l’Est du pays, mais qui ne peut paraître que normale ici, si l’on songe aux églises à tribunes du Nord de la France et de la Normandie auxquelles Saint-Vincent de Soignies se rattache.
Signalons encore la présence de tourelles cantonnant les angles orientaux de la tour-lanterne, tourelles démolies à une époque indéterminée. Ce détail, qui souligne encore l’accent central, se retrouvait à Sainte-Walburge de Fume et à Saint-Nicolas de Messines, puis, plus tard, aux anciennes abbatiales romanes de Saint-Bavon à Gand et d’Affligem, ainsi peut-être, qu’à la collégiale Saint-Hermès à Renaix et à l’église du prieuré de Saint-Liévin, à Hautem. Un tel parti semble avoir eu la faveur de l’époque carolingienne. Nous le retrouvons, du reste, à l’ancienne abbatiale de Saint-Riquier, que nous avons citée par ailleurs. Il s’agit donc, encore une fois. d’une formule préromane qui paraît s’être répandue plutôt dans l’Ouest de notre pays : ce serait, en somme, une survivance de la vieille architecture neustro-austrasienne, dont l’église Saint-Vincent de Soignies conserve certaines particularités après le Xe siècle.
Ainsi. l’accent sur la croisée du transept et, dans les grandes églises, la présence de tribunes sur les bas-côtés, différencient assez nettement les églises scaldiennes des églises mosanes. Dans le Brabant, le long de la zone assez mal définie qui sépare les deux groupes, se rencontrent des églises de campagne fort semblables à leurs sœurs mosanes, mais sur lesquelles l’unique tour se dresse à la croisée du transept ou, lorsque le transept n’existe pas, sur le presbyterium, c’est-à-dire la travée carrée du chœur. Il faut y voir, manifestement, l’influence du courant scaldien.
A ces caractères généraux qui perdureront jusqu’à la fin de l’époque romane, il convient encore d’ajouter l’entrée occidentale, en façade, – et non pas l’entrée latérale propre aux églises mosanes -, de même que la rareté des cryptes, dont celles de Saint-Hermès à Renaix, de Messines et d’Aubechies offrent des exemples sporadiques et d’importance diverse.
Les églises ne sont pas voûtées. A Soignies, par exception, le voûtement en arêtes, réalisé sur les bas-côtés, avait été prévu vraisemblablement sur la nef. Les charpentes adoptent le même système à chevrons fermes que celui des églises mosanes et soutiennent le plafond de chêne. De très beaux spécimens de ces charpentes romanes couvrent encore la nef et le transept de la collégiale de Soignies.
Le décor est quasi nul. A la nef de Soignies, des bandes murales et des arcades aveugles encadrent les fenêtres. Les chapiteaux se réduisent à une mouluration très sobre au sommet des supports, même si ceux-ci sont cylindriques, ce qui arrive, lorsque, comme à Soignies encore, il y a alternance de piles fortes et de piles faibles.
L’appareil irrégulier des maçonneries participe de la technique rudimentaire qui s’emploie, à la même époque, dans le bassin de la Meuse et en Brabant.
XIIe siècle
L’architecture scaldienne ne prendra un réel essor qu’au XIIe siècle. Plusieurs conjonctures en seront la cause. Tout d’abord, Tournai profite du commerce qui se développe à ce moment dans les Flandres et le long de l’Escaut avec une prodigieuse ampleur. Tournai devient, en même temps, un lieu de pèlerinage très fréquenté, où les foules viennent vénérer Notre-Dame et participent, chaque année à la Grande Procession organisée en son honneur depuis 1090. Jusque-là, un seul titulaire administrait les deux évêchés de Tournai et de Noyon et son siège était établi dans cette dernière ville ; mais, en 1146, Tournai recouvre un évêque particulier, ainsi qu’il en était, du reste, au début du VIe siècle, au moment de l’organisation des premiers cadres religieux.
A ce concours de circonstances, s’ajoute l’extraction à Tournai même et dans les environs, d’une pierre apte à la construction et à la sculpture. Les qualités de cette pierre seront reconnues à l’étranger, à tel point qu’elle pourra s’exporter. L’Escaut, voie naturelle, la portera dans les Flandres ; son marché gagnera la Hollande et même l’Angleterre, sous forme de blocs bruts ou de pièces appareillées. de dalles funéraires ou de fonts baptismaux., et aussi, sous forme d’éléments architectoniques, tels que bases, colonnettes ou chapiteaux, qui, au XIIIe siècle surtout, répandront dans tout le bassin scaldien une architecture spécifiquement tournaisienne.
A la faveur de cette situation et à l’exemple des églises anglo-normandes, s’élève la cathédrale de Tournai. une des plus puissantes créations de l’architecture romane. La nef, commencée vers 1110, s’acheva sur une trentaine d’années. C’est un vaste vaisseau avec bas-côtés, tribunes, triforium aveugle et fenêtres hautes, c’est-à-dire. une superposition de quatre registres d’arcades soulignés par des cordons horizontaux. Aucun élément vertical ne rompt cette impérieuse horizontalité accusée encore, dans la disposition primitive, par le plafond que des voûtes du XVIIIe siècle ont remplacé.
Le transept fut édifié par après, de même que le chœur roman, auquel succédait, un demi-siècle plus tard, le vertigineux chœur gothique. Ce transept, impressionnant par ses dimensions, trahit un parti constructif assez différent de la nef. lci, des faisceaux de colonnettes partent de fond, et accentuent, sur toute la hauteur, la verticalité des travées, ce qui semble indiquer la volonté de couvrir les croisillons au moyen de ces grandes voûtes sexpartites dont les premières cathédrales gothiques avaient répandu la formule. A part les doubleaux de la croisée, tous les arcs sont en plein cintre, la mouluration reste romane et le décor aussi ; mais, en fait, la structure relève déjà de l’architecture gothique et ne peut avoir été conçue avant la fin du XIIe siècle.
A l’extérieur, l’accent se porte sur le centre, et mieux que jamais, par la présence d’une lanterne entourée de quatre tours plantées vers les extrémités des croisillons. Ce groupe de cinq clochers confère à la cathédrale sa silhouette massive et absolument particulière. Cette puissance monumentale s’affirme encore par les hémicycles du transept pourvus d’un étroit collatéral avec étage, terminaison qui avait été adoptée également pour le chœur roman, et qui ne peut s’expliquer que par des influences normandes. Elle s’affirme aussi par l’importance du décor architectonique et notamment par les galeries de circulation qui se développent, vers l’extérieur, à hauteur du clair-étage. La magnificence du décor sculpté anime les portails trilobés et se déploie dans la variété infinie des chapiteaux.
La cathédrale restera, dans le groupe scaldien, un monument unique par ses proportions et par la richesse de ses partis constructifs. La nef nous offre, somme toute, l’aboutissement des principes qui ont caractérisé l’architecture romane française du Nord : c’est une grande basilique conçue pour recevoir une couverture horizontale formée par un plafond de chêne. Mais l’architecte de Tournai en a amplifié la structure et il a créé ainsi le prototype des élévations de nef sur quatre étages qui auront la faveur de l’école anglo-normande dans la seconde moitié du XIIe siècle. Par l’implantation de ses nombreuses tours – deux tours avaient été prévues également en façade occidentale – par les hémicycles de ses bras de transept et par ses coursières extérieures, la cathédrale de Tournai influencera, d’autre part, l’évolution des grandes cathédrales gothiques de France.
Des églises paroissiales s’élèvent à Tournai, en même temps que la cathédrale. Bien qu’ayant été achevées ou transformées dans la suite, elles conservent encore une partie de leurs formes primitives : ce sont les églises Saint-Piat, Saint-Brice, Saint-Quentin et Saint-Nicolas. Dans tout le bassin de l’Escaut, bien d’autres édifices appartiennent au même groupe. On connaît aussi, grâce à des documents anciens, de grandes églises scaldiennes du XIIe siècle, aujourd’hui disparues, comme Saint-Donatien à Bruges, rebâtie sur des restes carolingiens. ou comme les grandes abbatiales de Saint-Martin à Tournai, d’Anchin, d’Affligem, de Saint-Bavon ou de Saint-Pierre à Gand.
Ces monuments sont bien plus variés dans leur plan et leur élévation que les églises mosanes. Il est donc plus malaisé d’établir la liste de leurs caractéristiques. D’ailleurs, il arrive fréquemment qu’un édifice ne se rattache au groupe que par un ou deux liens de parenté.
Le plan basilical reste simple, avec chevet plat ou semi-circulaire. Le transept est généralement plus saillant que dans les églises mosanes. Les cryptes deviennent fort rares ; celles de Saint-Bavon à Gand et de Saint-Brice à Tournai seront désaffectées peu de temps après leur construction. Citons toutefois les cryptes d’Anderlecht et de Bornhem. Saint-Basile à Bruges est souvent considérée comme la crypte de la chapelle du Saint-Sang ; il s’agit, en réalité, du sanctuaire inférieur d’une chapelle castrale à deux étages.
En élévation, le centre de l’édifice s’impose presque toujours par la présence d’une tour-lanterne, complétée parfois, ainsi que nous l’avons vu pour le XIe siècle, par des tourelles carrées. A Saint-Piat, à Tournai, les tours devaient s’élever au-dessus de chacun des croisillons. Signalons, qu’à la fin du XIIe siècle, le chœur de Saint-Brice, à Tournai, était formé de trois parties d’égale hauteur, offrant ainsi, pour la première fois en Belgique, le schéma de la hallekerk dont la vogue sera si considérable dans les Flandres, à l’époque gothique.
Le plafond reste le système normal de couverture, sous la charpente à chevrons-fermes. Ce n’est qu’à l’époque gothique que ce plafond des églises tournaisiennes sera remplacé par un berceau lambrissé. Parfois, les parties arrondies se voûtent sur de larges bandeaux de maçonneries, ainsi que nous en avions vu un exemple à l’église Saint-Pierre de Lierre. La même formule, déjà gothique dans son essence, sera adoptée au lavatorium de l’abbaye de Saint-Bavon, à Gand, et enfin, dans des proportions jusque-là inusitées, au transept de la cathédrale de Tournai.
Comme au XIIe siècle mosan, mais avec une inspiration plus large, le décor architectonique s’enrichit. Les piliers accusent des sections cruciformes, ou même se compliquent de colonnettes adossées. Le pilier cylindrique, pour ainsi dire inconnu à l’Est du pays à l’époque romane, se rencontre au· transept de la cathédrale de Tournai, à Saint-Basile à Bruges, dans des églises rurales, comme celle de Blaton, dans les cryptes de Saint-Brice à Tournai et d’Anderlecht, dans les celliers des abbayes, etc. La simple imposte des piliers est souvent remplacée par un chapiteau dont la corbeille affecte, pour finir, une forme évasée, avec une tendance décorative qui évoluera rapidement vers l’ornementation végétale gothique. Les surfaces murales s’animent. Les registres intérieurs de la cathédrale se retrouveront à Saint-Donatien de Bruges. Le triforium aveugle se déploie au long des nefs de Saint-Piat et de Saint-Brice. Dans cette dernière église, les fenêtres hautes prendront place dans une rangée d’arcades aveugles, suivant la formule des églises rurales de Normandie.
A l’extérieur, on continue l’emploi des arcs aveugles, tandis que les petites arcatures sous corniche deviennent rares, inexistantes, même, à Tournai. Les corniches sont soutenues par des corbeaux moulurés. Le jeu des petites arcades se déploie en registres superposés sur les clochers et sur les façades occidentales, ainsi qu’il en était primitivement à Saint-Piat. La galerie extérieure de circulation, si magnifiquement réalisée à la cathédrale, se rencontre à Saint-Quentin de Tournai. On l’avait employée également au chœur de l’ancienne église Saint-Pierre de Gand. Ses origines sont indiscutablement normandes. mais elle est interprétée avec une réelle originalité. D’autre part, l’usage du contrefort se généralise.
Les églises de la Flandre Maritime
Ces églises se rattachent à l’architecture scaldienne par les mêmes tendances générales. On y observe cependant divers caractères communs qui concourent à donner une physionomie assez distincte à tout un groupe d’églises notamment.
L’emploi de matériaux différents de la pierre de Tournai, comme le veldsteen, le tuf et, surtout, la brique, n’est pas étranger, de prime abord, à cet aspect particulier des églises de la région côtière. La construction en est fort simple et nous y retrouvons assez fréquemment le pilier carré à imposte. Mais c’est surtout la silhouette d’un certain nombre d’églises qui devient typique du fait que la tour centrale passe du plan carré au plan octogonal, ainsi que nous le voyons à Ichtegem, Oostkamp, Snellegem, Deerlijk, Pittem, Vyve-Saint-Bavon, Afsné, etc. Exceptionnellement, comme à Torhout, ce clocher terminé par ses étages d’ouïes à huit pans, prend place à l’occident, laissant passage à un porche d’entrée. La tour de façade, peu répandue, est parfois flanquée de tourelles d’escalier sur plan carré ; nous en voyons des exemples à Saint-Pierre à Ypres et à Dudzele. Le type normand, avec la façade occidentale encadrée de deux clochers, type qui avait été prévu à la cathédrale de Tournai, qui fut réalisé à l’ancienne abbatiale d’Affligem, que nous retrouvons à Saint-Jacques à Gand et jusqu’à Orp-le-Grand, église par ailleurs mosane, n’est pas adopté dans la Flandre maritime. Quant à la tour carrée à la croisée, elle continue à trouver faveur dans les régions d’Ypres et de Messines, qui relevaient alors de l’évêché de Thérouanne.
* * *
Au pays de Meuse et en Brabant, les constructeurs demeurent fidèles à la tradition romane, après le XIIe siècle. Par contre, l’architecture scaldienne, bien qu’en retard, elle aussi, sur le courant français, abandonne plus librement les formules du passé.
Ainsi que nous l’avons vu, malgré l’apparence des formes, le transept et le chœur primitif de la cathédrale de Tournai s’élèvent dans un esprit gothique, à la fin du XIIe siècle. Des voûtes sexpartites semblent y avoir été prévues dès les fondements ; et, dans les premières années du XIIIe siècle, on finit par les couvrir de larges voûtes d’ogives sur simples croisées, qui attestent la volonté précise de suivre le progrès. Du reste, la chapelle épiscopale venait d’être construite, en 1198, en pur style gothique.
Les provinces françaises voisines du Tournaisis, restées plus arriérées que d’autres durant la période romane, se placent maintenant à l’avant-garde de l’architecture nouvelle. Les régions de l’Escaut, et Tournai tout particulièrement, ne peuvent qu’être entraînées dans ce mouvement décisif.
Aussi s’ouvrent-elles au règne triomphant du gothique !
PRINCIPAUX MONUMENTS
Architecture préromane
Période mérovingienne
ARLON, TONGRES, etc., substructions de quelques basiliques primitives ; NIVELLES, substructions des premières églises du monastère de Sainte-Gertrude.
Période carolingienne
NIVELLES, substructions de l’avant-corps carolingien de Sainte-Gertrude et quelques maçonneries en élévation ; LIÈGE, fondements de l’église Saint-Jean ; appareil préroman à OOSTHAM et à l’abbaye Saint-Bavon à GAND ; fouilles à TORHOUT, SAINT-TROND, TOURNAI, etc.
Architecture romane
Groupe mosan
XIe siècle
BERTHEM, vers 1000, la plus ancienne des églises romanes du Brabant ; HASTIERE, 1033-1035, agrandie aux XIIe et XIIIe s. ; CELLES (lez-Dinant), église, première moitié du XIe s. ; THYNES, crypte ; FOSSES, tour et crypte extérieure ; AMAY, avant-corps ; NIVELLES, nef consacrée en 1046, – transept, chœur et crypte, vers 1100 ; LIEGE, avant-corps de Saint-Denis ; crypte extérieure (vestiges) et parties orientales de Saint-Barthélemy ; LOBBES, vers 1045, chœur agrandi en 1095 ; églises rurales d’ANDENELLE, WIERDE, WAHA, AUDERGHEM, etc.
XIIe siècle
SAINT-SEVERIN-EN-CONDROZ, milieu du XIIe siècle ; SAINT-TROND, Saint-Pierre, deuxième moitié du XIIe siècle ; ALDENlJK, id. ; LIEGE, Saint-Barthélemy, nef et avant-corps, id. ; Saint-Jacques, avant-corps, id. ; NIVELLES, avant-corps, fin du XIIe siècle ; BRUXELLES, Sainte-Gudule, vestiges de l’avant-corps roman, vers 1200 ; clochers de HERENT et ZEPPEREN ; cloître de TONGRES, milieu du XIIe siècle ; transept de l’abbatiale de FLOREFFE, deuxième moitié du XIIe siècle, remaniée au XVIIIe siècle ; églises rurales de BIERBEEK, CUMPTlCH, ORP-LE-GRAND, THEUX, etc.
Première moitié du XIIIe siècle
PARC, abbatiale, 1228 ; POSTEL, abbatiale, vers 1225 ; LIERRE, chapelle Saint-Pierre ; TIRLEMONT, avant-corps de Saint-Germain, vers 1220 ; LIEGE, chœur occidental de Sainte-Croix, vers 1220-1225 ; aile nord du cloître de NIVELLES, premier quart du XIIIe siècle ; LOUVAIN, tour de Saint-Jacques ; églises de FRASNES-LEZ-GOSSELIES, NEERHEILISSEM, etc.
Groupe scaldien
XIe siècle
SOIGNIES, chœur, transept et base de la tour occidentale, vers 1000 – nef, deuxième moitié du XIe siècle – tour occidentale achevée au XIIIe siècle ; cryptes de LESSINES, de Saint-Hermès à RENAIX ; églises rurales d’ESQUELMES, AUBECHIES, etc.
XIIe siècle
TOURNAI, cathédrale : nef, 1110-1141 – transept, fin du XIIe siècle – chœur gothique reconstruit au XIIIe siècle ; églises paroissiales de Saint-Piat, Saint-Brice, Saint-Quentin et Saint-Nicolas, parties romanes ; GAND, crypte de Saint-Bavon ; Saint-Martin, tour de croisée, milieu du XIIe siècle Saint-Jacques, tour de croisée et tours de façade, fin du XIIe siècle ; BRUGES, Saint-Basile, deuxième moitié du XIIe siècle ; ANDERLECHT, crypte, première moitié du XIIe siècle.
Flandre maritime
BRUGES, Saint-Sauveur, tour : base de la première moitié du XIIe siècle, continuation des travaux à la fin du XIIe siècle, la partie supérieure date du XIXe siècle ; tours de TORHOUT, Saint-Pierre à YPRES, DUDZELE, SNELLEGEM, ZUIENKERKE, HARELBEKE, PITTEM, WAARMAARDE, etc. ; églises rurales d’AFSNE, ETTELGEM, WALVERINGEM, etc.
“La réédition du présent ouvrage, faisant partie de la collection L’art en Belgique, a été achevée d’imprimer le 31 mars 1943, sur les presses de l’imprimerie Laconti s.a., rue du Boulet 26 à Bruxelles. O.C.P. 1659 – Autorisation n°2329. Les photographies des planches II, III, V à VIII, X à XIII, XVIII à XXI, XXIII à XXX ont été fournies par le service de documentation des Musées Royaux d’Art & d’Histoire ; celles des planches IV, IX, XIV à XVII et XXII appartiennent à la collection de M. Paul Becker. Les clichés ont été confectionnés par les établissements de photogravure Adrianssens Frères et Swillens.”
Bref aperçu historique de l’évêché de Tongres-Maastricht-Liège et du Pays de Liège, plus connu sous le nom de principauté de Liège, qui n’est pas une entité homogène mais un ensemble de plusieurs comtés sur lesquels règne l’évêque de Liège. Nous utilisons souvent ici les expressions “prince évêque” et “principauté de Liège”. Elles sont principalement connues à Liège et dans le Limbourg. Mais plus je m’informe sur l’histoire de Liège, plus je me sens obligé de les utiliser avec nuances. Sans omettre Albert, prince de Liège du XXe… Suivez le guide !
N.B. L’original du texte retranscrit ici est disponible au téléchargement dans notre documenta : il est riche de notes et d’illustrations (e.a. cartes historiques) qui ne figurent pas ci-dessous…
AVANT-PROPOS
Les nombreuses dates dans le texte sont utiles pour placer les faits exactement dans le temps, et pour pouvoir les comparer à d’autres moments. Avant de développer l’évolution historico-géographique du Pays de Liège, il importe de le situer au sein des territoires qui vont devenir la Belgique.
L’Ancien régime
Après Jules César (“…Les Belges sont les plus braves…“), il faut pratiquement attendre le XVe siècle pour entendre parler des “Belges“, sous Philippe le Bon, duc de Bourgogne. Justus Lipsus le qualifiait de “Belgii Conditor“, protecteur des “Belges” ; il s’agit probablement des francophones des Pays-Bas méridionaux. Le nom “Belgique” est peu usité durant la révolution brabançonne de 1790 ; c’est en France qu’on le rencontre le plus. L’adjectif “belge” est par contre plus employé. Quant à l’étymologie de “belge“, il faut remonter au celtique pour y retrouver des qualificatifs de belliqueux, braves, furieux, etc.
La Belgique actuelle est formée des
Duchés de Brabant, de Luxembourg, de Limbourg (différent de la province actuelle) ;
Comtés de Flandre, de Hainaut, de Namur ;
• Marquisat d’Anvers et différentes seigneuries et les
Pays de Liège,
Principauté abbatiale de Stavelot-Malmedy.
La Flandre était un grand comté du royaume de France dont le comte portait le titre de pair de France. Les autres dépendait du Saint empire romain germanique.
Au XIVe siècle, ces provinces –exceptés Liège et Stavelot-Malmedy– passent aux mains des ducs de Bourgogne, qui les obtiennent grâce à des mariages, des héritages, des achats, des conquêtes.
L’influence des Bourguignons est telle qu’ils placent leurs enfants illégitimes ou neveux sur les trônes d’évêchés aux pouvoirs temporels, e.a. David de Bourgogne (1456-1496) à Utrecht et Louis de Bourbon (1456-1482) à Liège. Les ducs de Bourgogne règnent ainsi de fait sur ces principautés épiscopales.
Les Bourguignons s’éteignent avec Charles le Téméraire (†1477) et sa fille Marie (†1482). Leurs possessions territoriales passent aux mains des Habsbourg avec Philippe le Beau d’abord puis à Charles Quint d’Espagne. Celui-ci les cède à la branche autrichienne des Habsbourg.
Aussi bien Charles Quint que les Habsbourg autrichiens sont empereurs. Mais ils sont aussi duc de Brabant, de Luxembourg, de Limbourg, comte de Flandre, de Hainaut, de Namur, etc. Ces terres sont à eux, ils en sont les propriétaires.
Partant, il est erroné de dire que la Belgique a été sous domination espagnole, puis autrichienne ; tout comme il est incorrect d’évoquer la “Belgique autrichienne et/ou espagnole“. La Belgique n’a jamais été sous domination espagnole ou autrichienne ! Ni les Espagnols ni les Autrichiens ne régnaient sur nos territoires. Les Habsbourg étaient ici chez eux ; mais ils géraient leurs territoires brabançons, flamands, hennuyers, namurois, etc. depuis Madrid, puis de Vienne !
Pour preuve, les Bourguignons frappaient des monnaies propres à chacune de leurs provinces. Pour s’en convaincre encore, souvenons-nous des Joyeuses Entrées effectuées par les nouveaux souverains, empereurs. Ils juraient sur la Bible de respecter les lois, us et coutumes de leurs nouveaux territoires (Brabant, Flandre, Hainaut, Namur…). D’où la difficulté d’imposer une standardisation des lois “autrichiennes“, comme ils le souhaitaient.
Au contraire, au XVIe siècle, les Espagnols n’étaient pas très heureux –un euphémisme– de voir Charles Quint gouverner à Madrid avec l’aide de seigneurs brabançons et flamands.
Cependant, par convention, on parle de période “espagnole” ou “autrichienne“, par commodité –par facilité ?– pour renvoyer au titre principal du souverain concerné. Le Prof. Cauchies (UCL, St-Louis) qualifie cette situation d’union personnelle. Autre preuve : les monnaies sont frappées par comté, province (Philippe le Bon, duc de Brabant pour les monnaies brabançonnes, par exemple).
En ce qui concerne les entités du Pays de Liège, elles dépendaient aussi de l’empereur, mais l’évêque était un échelon intermédiaire entre le Pays et l’empereur. Il en était de même pour la principauté abbatiale de Stavelot-Malmedy.
1. Évêché de Tongres / Maastricht / Liège
La Chrétienté a utilisé les divisions administratives romaines en faisant de la Civitas Tongrorum (des Tongres) le siège de l’évêché de Tongres. Saint Materne en serait le premier évêque, au début du IVe siècle. L’abbé de Lobbes, Hériger (Xe S.) cite pourtant des prédécesseurs tout en avouant ne pas en connaître beaucoup sur eux.
Pour des raisons encore hypothétiques, sans doute commerciales, les évêques de Tongres siègent à Maastricht –carrefour plus important que Tongres– depuis saint Servais (345-384 ?) selon les uns, depuis saint Monulphe (549-598) pour d’autres. L’évêché reste cependant toujours Civitas Tongrorum, il n’y avait donc pas d’évêque de Maastricht, mais des évêques de Tongres siégeant à Maastricht.
Le 17 septembre (certain) 705 (au plus tard), Lambert, évêque de Tongres, siégeant donc à Maastricht, est assassiné à Liège où il priait dans une demeure qu’il occupait. il est enterré à Maastricht.
De par l’affluence de pèlerins sur le lieu du martyre, son successeur, saint Hubert (705-729) fait transporter à Liège la dépouille de Lambert quelques années ans plus tard, dans un martyrium, nouvellement bâti. De plus, par la sanctification de Lambert, Liège devient un important site de pèlerinage. Pourtant, rien ne prouve la volonté de saint Hubert de transférer le siège de l’évêché à Liège.
Depuis saint Hubert, on évoque souvent –à tort– l’évêché Tongres-Maastricht-Liège, si pas évêché de Liège. Cela est probablement dû à la présence…
régulière d’Hubert à Liège ;
des reliques de saint Lambert ;
du souhait d’Hubert d’être enterré dans la bourgade de Liège, ce qui est fait jusqu’à son transfert vers l’actuelle ville de Saint-Hubert, en 743.
Le transfert de l’évêché se fera vers l’an 800, quand le martyrium est élevé au rang de cathédrale, à l’initiative de Charlemagne qui avait eu l’occasion de voir de ses propres yeux et à plusieurs reprises l’importance que Liège avait pris sur le plan spirituel, mais surtout en raison de la proximité “familiale” vraisemblable entre Lambert et les Pépinides qui ont une vénération particulière pour saint Lambert. Charlemagne célèbre la Pâques à Liège en 770.
Compte tenu de ces événements, l’appellation évêque de Liège se décline en trois temps :
± 800 : le martyrium devient cathédrale, donc siège d’évêque. Le premier de ceux-ci serait Gerbald (787-809) ou son successeur Walcaud (810-832), sous l’épiscopat duquel une charte nous donne des informations. Malgré cela, on parle encore de l’évêché de Tungris,
p.ex. dans le Traité de Meersen (870).
En 882, Liège est citée Civitas (siège d’un évêque) ; Francon (856-900), devient ainsi premier évêque de la Cité épiscopale de Liège. Jusque-là, les évêques résidant à Maastricht sont encore évêques de Tongres ou évêques des Tongrois ou encore episcopus Tungrensis.
920-945, un premier diplôme portant la mention évêque de Liège est cité sous l’épiscopat de Richer. Le titre d’évêque de Tongres perdura encore, au moins jusqu’à l’époque de Notger (Xe siècle).
a. Importance de l’évêché de Liège
Alors que le Concile de Trente (1545-1563) n’autorise qu’un évêché par évêque, les évêques de Liège étaient quelquefois titulaires de plusieurs sièges. Aux XVIe et XVIIe, les Bavière e.a. sont abonnés à ces privilèges.
Ces princes de l’église de Liège étaient donc quelquefois aussi archevêque de Cologne, donc prince électeur d’empire, évêques de Hildesheim, de Regensburg, de Freising, … ensemble ou séparément. Érard de la Marck (1505-1538) était aussi évêque de Chartres (1507) et archevêque de Valence en Espagne (1520). Pourquoi ce droit octroyé à nos évêques ? Le Pays de Liège jouxtait les pays protestants allemands et “hollandais”. Il fallait donc un prince fort pour enrayer l’avance de la religion réformée et il était difficile de refuser quelque chose aux puissants Wittelsbach de Bavière.
Quant à Érard de la Marck, son lobbying en faveur de Charles Quint pour l’élection impériale (1519), contre François Ier, est tellement prépondérant qu’il lui apporte un archevêché, une abbaye et un chapeau de cardinal… chapeau qui lui avait échappé malgré la promesse de François Ier. Lobbying de vengeance ? Chapeau de cardinal que plusieurs évêques de Liège ont porté.
Avant 1559, l’évêché est impressionnant : 20.000 km², ou 2/3 de la Belgique actuelle. Mais en 1559, Philippe II d’Espagne, qui n’apprécie pas que l’évêque de Liège gère les paroisses sur ses (Philippe) terres, convainc le pape Paul IV de morceler les évêchés existants en créant de quatorze nouveaux évêchés et trois archevêchés, dont celui de Malines.
L’évêché de Liège –et d’autres– perd ainsi toute juridiction sur les paroisses sises sur les territoires de Philippe II et sa surface est pratiquement divisée en deux, elle passe de 20.000 à 11.000 km².
Ne perdons pas de vue les puissants chanoines tréfonciers de la cathédrale Notre-Dame et Saint-Lambert… qui ont donné six papes à la Chrétienté.
2. Principauté, duc, marquis, comte, baron
a. “Principauté”
Charlemagne (748-814) divise son empire en duchés, comtés et marches (marquisats). Ceux-ci sont contrôlés par les missi dominici, les envoyés du seigneur. Par ailleurs, l’empereur –Charlemagne et ses successeurs– nomme aussi les évêques, souvent des nobles, qui lui sont fidèles et formés dans ses écoles.
Les ducs, marquis et comtes sont des gouverneurs disposant de grands pouvoirs : battre monnaie, bâtir des enceintes, lever une armée, Haute et Basse Justice. Ces fonctions ne sont pas héréditaires. Lorsque le titulaire décède, le domaine revient à l’empereur qui désigne un successeur, quelquefois un fils, mais pas systématiquement. En France, le roi Charles le
Chauve, moins puissant à l’intérieur de son royaume, doit reconnaître l’hérédité de la fonction comtale dès 877. Ce n’est qu’en 1024 que l’hérédité des comtés sera officialisée dans l’empire germanique, sous Conrad II. Afin d’éviter ces problèmes d’hérédité, l’empereur germanique cédait les droits régaliens, ou pouvoirs civils, à des ecclésiastiques, évêques, abbés, sans descendance. À leur décès, l’empereur récupère sa terre pour désigner un nouveau comte.
Idée géniale qui est –avec le couronnement d’empereur du Saint empire romain germanique d’Otton I, 962– à l’origine de l’Église impériale (Reichskirche, la Sainte église romaine germanique). La France appliquait déjà cette possibilité mais pas aussi systématiquement que ne le fera l’empire.
Le premier à en bénéficier est Brunon (925-965), frère de l’empereur Otton II, archevêque de Cologne qui devient duc de Basse-Lotharingie. Le deuxième est Notger (972-1008), évêque de Liège, fait comte de Huy, en 985. Liège devient ainsi fille de la Sainte église romaine, comme on peut lire sur le portail de l’actuelle cathédrale Saint-Paul.
Notger, “prince-évêque” ? Notger avait été confirmé dans ses immunités en 980, c.-à-d. qu’il disposait de tous les droits dans les domaines propres à l’évêché/évêque et que son suzerain, le duc de Basse-Lotharingie, n’y avait aucun pouvoir. Par ces immunités et bien qu’il ne porte pas le titre de comte, l’évêque de Liège obtient de fait –en 980 donc– les pouvoirs comtaux sur toutes les terres de saint Lambert.
La Province et la Ville de Liège ont fêté le millénaire de la “principauté“, mais c’était une décision très discutable ; Notger n’a été fait comte qu’en 1985. Comte, Notger envisage alors de transférer le siège épiscopal à Huy, capitale de son comté, ville plus aisée à défendre. Mais c’est trop éloigné du lieu du martyre de saint Lambert et il entoure Liège d’une enceinte. La ville peut dès lors se développer et devenir une grande cité.
Liège, tu dois Notger au Christ
et le tout le reste à Notger.
b. Possessions temporelles
Le domaine temporel de l’évêque s’étend au cours des siècles. Les évêques reçoivent, héritent, acquièrent d’importants domaines, dont voici les principaux (avec le nom de l’évêque bénéficiaire) :
985/07/07 : comté de Huy, Notger. Don de Otton III – Selon certains historiens, c’est d’une certaine manière l’acte fondateur de la “principauté“.
987 : comté de Brugeron (NE de Tirlemont, entre Dyle et Gette), Notger. Don de Otton III. Perdu en 1013, à la Bataille de Hoegaarden, contre le Brabant. Liège conserve Hoegaarden, Beauvechain, Tourinnes-la-Grosse et Chaumont-Gistoux.
1014 : seigneurie de Franchimont, Baldéric II. Deviendra marquisat au XVIe S.
1040 : comté de Haspinga (Hesbaye), Nithard. Don de l’empereur Henri III. Absorbé, fondu dans la “principauté” de sorte que sa situation exacte n’est que supposée dans les environs de Waremme.
1096 : Couvin (castellum de), acheté par Otbert au comte Baudouin II de Hainaut.
1096 : duché de Bouillon. L’évêque Otbert achète le château et le vaste fief de Bouillon à Godefroid IV, duc de Basse-Lotharingie, en besoin de pécunes pour sa croisade. Le duché retourne à la France en 1679 (Traité de Nimègue), pour être remis à la famille de la Tour d’Auvergne. Les évêques de Liège contestant la décision se revendiqueront sans relâche du titre de duc de Bouillon.
1190 (au plus tard) : comté de Duras (Saint-Trond), revient à l’Église de Liège. L’évêque Raoul de Zahringen le cède aux comtes de Looz, comté qui reviendra directement dans le giron de l’évêque de Liège en 1366.
1224 : comté de Moha, Hugues de Pierrepont en hérite du comte Albert II de Dabo-Moha.
1227 : Ville Saint-Trond (Sint-Truiden), Hugues de Pierrepont. Échange de Sint-Truiden, appartenant à l’évêque de Metz contre Maidières (Meurthe et Moselle, France) appartenant à l’évêque de Liège. La double seigneurie sera gérée au temporel par l’évêque de Liège (SE) et l’abbé (NO) de Saint-Trond ; ce dernier dépendant spirituellement de l’évêque de Liège, source d’incessants conflits.
1268 : seigneurie de Malines, Henri III de Gueldre. Rendue au Brabant en 1333.
1366 : comté de Looz (Loon), Jean d’Arckel. Le comte Thierry de Heinsberg décède en 1361. L’évêque de Liège qui en est le suzerain (dans des circonstances encore obscures, mais probablement selon un accord de 1190) récupère définitivement son comté en 1366 lorsque l’héritier renonce à ses droits. L’évêque en proclame l’inaliénabilité.
1568 : comté de Horne, Gérard de Groesbeek.
1531 : le comte Jacques III décède sans enfant. Son frère Jean, chanoine-prévôt –mais pas ordonné prêtre– de Saint-Lambert démissionne pour lui succéder, mais meurt (1540) lui aussi sans descendance. Il lègue son comté à Philippe de Montmorency, fils d’un premier mariage de son épouse. Philippe, dernier comte de Horne, sera décapité –avec le comte Lamoral d’Egmont– sur ordre du duc d’Albe, en 1568. Sa fille se voyant refusé l’héritage, le comté est repris par son suzerain, le comte de Looz, qui est l’évêque de Liège. Acté définitivement en 1614, sous Ferdinand de Bavière. Les comtés de Looz et Horne conserveront jusqu’à la fin de l’Ancien Régime leurs lois, coutumes, institutions particulières et leurs organisations judiciaires.
1740 : baronnie de Herstal, Georges-Louis de Berghes l’achète à Frédéric II de Prusse.
Maastricht: dépendait en partie du chapitre de la collégiale/cathédrale Sainte-Marie (Notre-Dame, de l’évêque de Liège) et l’autre partie du chapitre de la paroisse Saint-Servais (du duc de Basse Lotharingie, dépendant de l’empereur, puis des ducs de Brabant en 1204).
Les titres de l’”évêque / prince”
Hugues de Pierrepont (1200-1229) est le premier évêque de Liège à obtenir le titre de “prince d’empire”, devenant en quelque sorte le premier véritable prince évêque, ou mieux encore évêque prince. Cependant, c’est Ferdinand de Bavière (1612-1650) qui prendra le premier le titre de “prince” dans ses actes.
Dès le XIIIe siècle, l’empereur le désigne sous le vocable “princeps noster dilectus” (notre prince bien aimé). Au XVe, ses sujets et les princes qui correspondent avec lui s’adresse à lui avec “illustrissimus princeps“. Depuis, le XVIIe, le français s’impose avec “prince“. À l’étranger, il est Monseigneur de Liège.
Sur un plan de Liège (1730, L. Thonus, pour G.-L. de Berhes), on lit :
(…) SON ALTESSE SÉRÉNISSIME, ÉVÊQUE ET PRINCE DE Liège, DUC DE BOUILLON, MARQUIS DE FRANCHIMONT, COMTE DE LOOZ, ETC.
Sur un autre plan, on découvre :
CONSTANTIN-FRANÇOIS, DES COMTES DE HOENSBROECK, PAR LA GRÂCE DE DIEU, PRINCE ÉVÊQUE DE Liège, PRINCE DU SAINT-EMPIRE ROMAIN, DUC DE BOUILLON, MARQUIS DE FRANCHIMONT, COMTE DE LOOZ, DE HORNE, ETC. BARON DE HERSTAL ETC. (…)
Tous deux duc de Bouillon ? Alors que le duché de Bouillon est déjà retourné à la France en 1679. Voir plus haut.
Important : on écrit évêque avant prince (d’empire), ce qui indique la primauté du titre d’évêque sur les autres, raison pour laquelle sans doute Notger n’a jamais utilisé son titre de comte, évêque étant largement suffisant. Dès lors, il conviendrait de titrer évêque prince plutôt que prince évêque… Combat perdu d’avance, l’appellation prince évêque est trop ancrée.
Par ailleurs, pourquoi n’est-il plus fait mention dans les intitulés ci-dessus des comtés les plus anciens : Huy, Haspinga et Moha ? Ces titres anciens ont disparu parce qu’ils ne recouvraient plus une réalité institutionnelle à la fin de l’Ancien Régime, ils ont “fusionnés” pour former le Pays de Liège. L’appellation principauté pour Liège est donc récente, XIXe S., avant on parlait plutôt du Pays de Liège.
Une principauté féodale ne ressemblait en rien à un de nos États modernes aux frontières linéaires nettes, à l’intérieur desquelles s’exerce une autorité publique de façon uniforme. L’exercice progressif du pouvoir temporel par un prélat a, tout d’abord, induit une sorte d’abus de langage (aux yeux, du moins, de l’homme d’aujourd’hui), confusion aisément compréhensible dans la vie courante. Ainsi rencontre-t-on fréquemment jusqu’au XVIIIe siècle (y compris dans des ouvrages de géographie et sur des cartes), l’expression Diocèse ou Évêché de Liège pour désigner le pays, alors que le diocèse s’étend bien au-delà des limites de la principauté. Il s’agit là d’un usage fort ancien. Au XIIIe siècle encore, le pays (patria) désigne toute l’Ecclesia Leodiensis, tout l’évêché de Liège. Mais cent ans plus tard (XIVe), quand l’évêque lui-même parle du pays de l’évêché de Liège (patria episcopatus leodiensis), il n’entend pas tous les fidèles du diocèse mais seulement les sujets relevant de son autorité temporelle.
Le Pays de Liège était divisé en quartiers, sous-divisions administratives faisant e.a. office de circonscriptions fiscales. Selon le quartier, divers agents –parfois des grands baillis– du prince évêque exécutaient des offices précis. Néanmoins, des comtés (Looz et Horne e.a.) garderont leur nom, leurs propres lois et leur propre Justice, sous leur souverain, l’évêque, vassal de l’empereur. L’intronisation de l’évêque se déroulait en trois langues : latin, françois, thiois (diets).
En 1980, la province de Liège a commémoré –à tort– le millième anniversaire de la principauté. En 980 : Notger se voit confirmer les donations faites à ses prédécesseurs (… confirmé dans ses immunités…) ; c.-à-d. qu’il dispose de “droits régaliens” sur les terres propres de l’évêché. “L’empereur Otton II veut que nul autre que l’évêque (de Liège) ou son délégué n’y puisse exercer pouvoir ou juridiction“. Le suzerain de ces terres –duc de Basse-Lotharingie- n’y a aucun droit. Notger a d’une certaine manière les fonctions de “comte”, dans certains de ses domaines, mais pas le titre. Titre comtal qu’il recevra en 985, avec le comté de Huy. La “principauté” est donc réellement née en 985 !
c. Noblesse au Moyen Âge
Prince : les princes de sang sont des membres d’une famille royale. Prince se dit aussi d’un grand seigneur, quel que soit son titre, pas nécessairement d’une principauté. Les princes de l’Église sont les prélats, les cardinaux.
Principauté : une principauté, un état dont le souverain est “prince”.
Duché : initialement une administration militaire – Le duc est un haut fonctionnaire responsable e.a. de l’ordre public ; il coiffe plusieurs comtés, au début en tout cas (VIIIe–XIVe S.).
Marquisat : un comté “+”. Sous Charlemagne, aux marches (frontières) de l’empire, un marquis avait plus de pouvoir pour défendre la frontière impériale. Lorsque la seigneurie de Franchimont devient marquisat au XVIe S., la notion aux marches de l’empire n’existe plus.
Comté : administration territoriale ; le comte, comme le duc, est un haut fonctionnaire impérial (royal) disposant de très grands pouvoirs et d’une relative autonomie.
Vicomté : en principe un comté plus petit disposant de moins de pouvoir.
Baronnie : fief obtenu des mains du roi ou d’un grand prince (duc, comte). Initialement, un baron était appelé seigneur ou messire/sire de… À leur tour, les barons se sont entouré de petit seigneurs locaux. “Le roi de France convoque ses grands barons“, c.-à-d. les principaux ducs et comtes. À l’échelon inférieur, un comte invite ses barons, c.-à-d. les plus importants seigneurs de son comté. Aujourd’hui, la presse parle des hommes de pouvoir : les barons d’un parti politique, des dirigeants d’entreprises.
Chevalier : n’était pas un titre de noblesse en soi, mais une “qualité”. Tous les nobles, rois y compris, se devaient d’être armés chevaliers, preuve de courage. Il n’y a pas de terres associées au titre.
Bachelier :
gentilhommes sans moyens de lever un ban (troupe personnelle) ;
jeunes nobles en attente d’être reçu chevalier.
Écuyer : au moyen-âge, un jeune noble, au service d’un plus grand seigneur : il portait l’écu de son maître, suzerain.
À notre époque : Bachelier n’existe plus – Chevalier et Ecuyer sont bien des titres de noblesse.
3. Abbayes
En plus de leurs terres régaliennes, les évêques de Liège reçoivent quelquefois des abbayes, soit à titre personnel, soit pour l’évêché. Les principales sont (avec le nom de l’évêque bénéficiaire) :
888 : Lobbes, évêque Francon.
982 : Fosses,
987 : Gembloux,
992 : Brogne, Aldeneik et Saint-Hubert,
1015 : Florennes, évêque Baldéric II.
Ces abbayes, avec celle de Saint-Laurent, ont contribué à la réputation d’Athènes du Nord qu’avait Liège jusqu’à ce que les université de Bologne d’abord, puis la Sorbonne (Paris) dominent l’enseignement universitaire à partir du XIIIe siècle.
1227 : Waulsort, Hastière, Hugues de Pierrepont.
Les abbayes suivantes sont octroyées à titre personnel, elles seront rendues au décès des bénéficiaires :
XVIIe& XVIIe siècles : Stavelot-Malmedy, princes-abbés Gérard de Groesbeek et les Bavière Ernest, Ferdinand et Maximilien-Henri. Il s’agit bien d’un cumul, le prince évêque de Liège cumulant avec prince abbé de Stavelot-Malmedy, état indépendant. La crosse et le glaive définissent bien un prince spirituel et temporel.
XVIe siècle : Saint-Michel (Anvers), Érard de la Marck.
1765 : Cheminon (FR), François-Charles de Velbruck (encore chanoine, pas encore évêque).
4. Sens du Pays et les chanoines
Avec l’évêque, le Pays de Liège est gouverné par les trois groupes représentatifs, réunis au sein du Sens du Pays :
L’État primaire : Chapitre des soixante chanoines tréfonciers de la cathédrale Notre-Dame et Saint-Lambert. Ils représentent l’ensemble du clergé du Pays de Liège. Ils concentrent entre leurs mains l’avoir, le savoir et le pouvoir. Ces chanoines tréfonciers jouissent d’un statut privilégié, connu partout et ils ont fourni six papes à la Chrétienté.
L’État noble : à la fin XVIIIe S., il ne rassemble plus que dix-sept nobles recrutés par cooptation après pu avoir établir la garantie nobiliaire de seize trisaïeuls.
L’État Tiers : se compose des représentants des Bonnes Villes (vingt-trois à partir de 1651), c.-à-d. deux bourgmestres par Bonne Ville, souvent de riches bourgeois. Ils sont élus annuellement. Aucun mandataire des six cents communautés villageoises ne siège avec eux.
Les Journées d’État, c.-à-d. les réunions du Sens du Pays, sont convoquées par le prince ; en principe deux fois ans et durent dix jours.
5. Querelle des Investitures et le Concordat de Worms, 1122
Alors qu’au début de la Chrétienté, les fidèles choisissent leur évêque. Les rois francs barbares, conscients de l’influence grandissante de la religion et des évêques recherchent leur soutien plutôt que l’affrontement. Ces rois vont ainsi nommer eux-mêmes les évêques qu’ils choisissent parmi leur fidèle noblesse.
Lorsque les princes évêques apparaissent, l’empereur désigne évidemment les comtes et ducs et par ailleurs, il cède des duchés et comtés à des évêques.
À partir du XIe siècle, l’empereur perdant en puissance ce que le pape y gagnait, ce dernier exige son droit à nommer les évêques… qui étaient aussi ducs ou comtes, désignés par l’empereur. La quadrature du cercle ?
La Querelle des Investitures issue de ce problème dure quelques dizaines d’années pour se terminer le 23 septembre 1122 avec la signature du Concordat de Worms, entre le pape Calixte II et l’empereur Henri V. Depuis, dans les principautés épiscopales, c’est le Chapitre des cathédrales qui élit son évêque ! La procédure se déroule en trois temps :
Les chanoines des cathédrales (des principautés épiscopales) élisent l’évêque ;
L’empereur investit temporellement (duc, comte) l’évêque, en lui remettant le sceptre ;
Le pape confirme en remettant la crosse et l’anneau épiscopaux.
Ce qui prouve l’importance des chanoines des cathédrales !
6. “Conclusion” sur l’Ancien régime
La principauté de Liège n’est pas une entité juridique, ni même un territoire entier. Elle est formée d’un amalgame de duché, marquisat, comtés et seigneuries ; évoluant au cours du temps. Le nom de principauté de Liège est une notion du XIXe siècle, créée par les historiens de la nouvelle Belgique. Ils devaient probablement associer prince et principauté. Les provinces (duché, marquisat, comtés…) qui la composaient ont conservé leur nom, leurs lois, us et coutumes. En effet, l’évêque de Liège était/a été duc de Bouillon, comte de… et de … etc. Il était prince par sa grandeur, pas d’une principauté. Cependant, les premiers comtés accordés à l’évêque de Liège (Huy, Brugeron, Haspinga, Moha) ont pour ainsi dire fusionnés pour former le Pays de Liège. Ce processus a probablement duré plusieurs siècles. On ne les évoque plus dès le XIIIe siècle. Néanmoins, il serait intéressant de savoir à quel titre l’évêque de Liège signait des actes concernant ces comtés-là.
L’appellation principauté est une extrapolation due à l’importance et la (relative) indépendance du Pays de Liège, ainsi qu’à l’aura de Monseigneur l’évêque de Liège, auréolé du titre de prince d’empire. Cependant, comme pour la Belgique espagnole ou autrichienne, par convention, on parle de principauté, par facilité. Ici aussi, tenter d’éviter l’utilisation de principauté de Liège –pour utiliser Pays de Liège– est un combat perdu d’avance. […]
7. De la fin Ancien régime à aujourd’hui
1789 (18 août), Révolution Liégeoise. Au contraire des Français qui révolutionnent le système, les Liégeois souhaitent un retour au passé,
avec e.a. l’abrogation du Règlement de 1684 du prince évêque Max.-H. de Bavière et veulent retrouver leurs privilèges d’antan.
1789 : la Révolution française met fin à l’Ancien régime, aux privilèges, à la noblesse, à la religion. La principauté de Liège cesse d’exister. Nous devenons Français le 1er octobre 1795 et sommes incorporés dans le Département de l’Ourte (sic), qui deviendra la province de Liège.
1802 : avec le Concordat signé entre Napoléon et le pape Pie VII en 1801, l’évêché de Liège renaît, sans prince.
1830 : après la courte période des Pays-Bas Unis (1815-1830), nous acquérons une nouvelle indépendance, nouvelle nationalité avec la création de la Belgique.
1839 : Guillaume Ier, roi des Pays-Bas Unis, accepte le Traité des XXIV Articles de 1832 (2e Conférence de Londres) scellant l’indépendance belge. La Belgique rend le Limbourg néerlandais et le Luxembourg. L’évêché de Liège perd ses paroisses aux Pays-Bas, Limbourg néerlandais surtout, dont son séminaire de Rolduc, qui déménage en partie à Sint-Truiden (Petit Séminaire).
8. Prince de Liège au XXe siècle – Albert (°1933)
Au début de l’existence de notre royaume, les fils du roi des Belges recevaient des titres honorifiques, sans territoire ni revenus. L’AR 16/12/1840 précise que l’aîné des fils devenait duc de Brabant, héritier du trône et le puîné fils, comte de Flandre. Les filles ne recevaient pas de titre. Lorsque le duc de Brabant –héritier du trône– se mariait et devenait père avant de monter sur le trône, son fils aîné se voyait octroyer le titre de comte de Hainaut. Deux premiers fils ont profité de ce titre de comte de Hainaut : Léopold (1859-1869), premier fils du futur Léopold II (AR 12/6/1859) et Baudouin (1930-1993), premier fils du futur Léopold III (AR 10/9/1930). Il n’est pas le premier enfant de Léopold (toujours duc de Brabant), mais l’aînée, Joséphine-Charlotte (1927-2005) ne reçoit pas de titre. Les autres enfants des ducs de Brabant ne recevant pas de titre.
Quand Albert vient au monde, le 6/6/1933, il ne reçoit pas de titre car son père Léopold est toujours duc de Brabant. Après l’accident mortel d’Albert Ier, le 17/2/1934, Léopold III (1901-1983) accède au Trône et Baudouin, l’aîné des fils, devient duc de Brabant, prince héritier. Deuxième fils du roi, Albert aurait dû alors légalement recevoir le titre de comte de Flandre. Mais ce titre n’est pas disponible car il est –logiquement– toujours porté par son oncle Charles (1903-1983, régent de 1944 à 1950), deuxième fils du précédent roi Albert Ier et frère du roi régnant, Léopold III. Ce dernier souhaite cependant donner un titre à son fils Albert, et afin d’une part d’honorer Liège pour sa résistance à l’invasion allemande en août 1914 –qui lui vaut la Croix de Chevalier de la Légion d’Honneur française– et d’autre part, probablement en mémoire du glorieux passé de la principauté épiscopale, Albert, futur roi Albert II, est fait prince de Liège (toujours avec accent aigu – AR 7/6/1934). Ce sera le seul et unique prince de Liège depuis l’indépendance de la Belgique. En effet, de par l’AR 16/10/2001, les titres historiques (comtes de Flandre et de Hainaut) sont abrogés et seul l’héritier(ère) du Trône en reçoit un : duc/duchesse de Brabant, actuellement, Élisabeth, fille du roi Philippe.
La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte de Jean-Pierre DECHESNE a fait l’objet d’une conférence organisée par la CHiCC : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez le programme annuel de la CHiCC…
Septembre vient du mot latin septem, qui veut dire sept. Pour n’y plus revenir, nous rappellerons tout de suite qu’octobre, novembre et décembre viennent des mots latins octo, novem et decem, qui signifient huit, neuf et dix, et se rapportent, comme septembre, à l’ancienne année romaine, dont l’origine était en mars.
En septembre, les jours continuent à décroître. La diminution est de 1 heure 43 minutes, se décomposant ainsi : 46 minutes le matin, et 57 minutes le soir. Vers le 21 juin dernier, le Soleil avait atteint sa plus grande hauteur ; pendant quelques jours cette hauteur ne variant pas, on disait que le Soleil s’était arrêté. Nous étions au solstice d’été ; les jours avaient leur plus grande durée : 16 heures 7 minutes. Puis le Soleil s’est abaissé peu à peu ; les jours ont diminué, les nuits sont devenues de plus en plus longues, et seront redevenus égaux à l’équinoxe d’automne.
En septembre, les matinées et les soirées deviennent très fraîches ; la température moyenne du mois descend à 15,7°, c’est-à-dire qu’elle est inférieure de 3 degrés à la température d’août. En même temps que commence la vendange, on s’occupe des semailles.
Août mûrit, septembre vendange ;
En ces deux mois tout bien s’arrange.
Il faut semer de bonne heure, car plus on attend, plus il faut augmenter le poids de la sentence.
Qui n’a pas semé à la Croix
Au lieu d’un grain en mettra trois.
La Croix se rapporte au 14 septembre, fête de l’Exaltation de la Croix.
Regarde bien, si tu me crois,
Le lendemain de Sainte-Croix.
Si nous avons le temps serein,
Abondance de tous les biens ;
Mais si le temps est pluvieux
Nous aurons l’an infructueux. (Vosges.)
Un peu de pluie est favorable aux semailles, mais les pluies persistantes sont, d’après les agriculteurs , un mauvais présage pour les récoltes futures.
Septembre, a-t-on dit, est le ‘mai’ de l’automne. C’est le bienheureux mois des vacances. Les écoliers s’ébattent en liberté à la campagne ou sur les bords de la mer. Que les jeunes hôtes des plages normandes ou bretonnes n’oublient pas qu’en septembre a lieu la plus forte marée de l’année.
Nous savons que les marées sont dues à l’attraction exercée sur les eaux de la mer par la Lune et le Soleil. Tous les corps de la nature s’attirent. La Terre attire la Lune et est attirée par elle. Cette double action ne se manifeste pas en général d’une manière visible : les parties solides de notre globe, fortement liées entre elles, paraissent immobiles. Sous l’influence de la Lune, l’océan s’élève durant six heures, s’abaisse pendant le même temps, et cela d’une manière continue.
Albert LEVY (1844-1907) était un physicien français, directeur du service chimique à l’Observatoire de Montsouris (en 1894). Il a écrit sous son nom ainsi que sous le pseudonyme de “A. Bertalisse”. Nous avons retranscrit ici le texte de plusieurs de ses “tableaux” : les légendes du mois de…
En l’an 730 de Rome (24 ans avant J.-C.), le Sénat décida que le mois de sextilis (le sixième à partir de mars) prendrait le nom d’Augustus, en mémoire des nombreux services rendus par l’empereur Auguste. D’Augustus nous avons fait Aoust, puis Août. Les Anglais et les Allemands ont exactement conservé le nom romain de ce mois et l’appellent August et Augustus.
On raconte que ce fut l’empereur Auguste lui-même qui provoqua le vote spontané et unanime du Sénat. Et comme sextilis n’avait que trente jours, il en fit ajouter un trente et unième, afin que le mois portant son nom ne fût pas plus court que celui consacré à Jules César ! Pour ne pas modifier la durée de l’année, le jour supplémentaire d’août fut retranché à février, qui jusque-là avait eu 29 jours dans les années ordinaires et 30 jours dans les années bissextiles.
Le mois d’août amène chaque année le retour d’un intéressant phénomène astronomique : l’apparition des étoiles filantes. C’est également en août qu’apparaissent ces globes de feu, de couleur et de grosseur variables, qui semblent courir dans le ciel et qui tout à coup font explosion. On les appelle bolides, du mot grec bolis, trait. Ils se distinguent des étoiles filantes en ce qu’ils sont plus gros et en ce que leur disparition est accompagnée d’une détonation parfois très violente.
En août, la température est encore élevée et, bien que la moyenne descende à 18,5° (elle était de 18,9° en juillet), nous devons compter sur un grand nombre de journées chaudes et orageuses. D’ailleurs tous les ans, vers le 15 août, la température s’élève d’une manière sensible ; ce phénomène, bien connu des agriculteurs, est attribué à la Vierge d’août. Le 18 août finit thermidor et commence, dans le calendrier républicain fructidor, le mois des fruits.
En août se termine la moisson ; nous sommes en pleine fête de l’agriculture. Mais, pour que les opérations de la moisson puissent s’accomplir sans difficulté et donner le résultat le plus favorable, il faut peu de pluie an commencement d’août, une bonne pluie au milieu du mois et un temps sec dans la seconde quinzaine. C’est ce qu’indiquent les proverbes :
Quand il pleut le premier août,
C’est signe qu’il n’y aura pas de regain.
De Saint-Laurent à Notre-Dame
La pluie n’afflige pas l’âme
Albert LEVY (1844-1907) était un physicien français, directeur du service chimique à l’Observatoire de Montsouris (en 1894). Il a écrit sous son nom ainsi que sous le pseudonyme de “A. Bertalisse”. Nous avons retranscrit ici le texte de plusieurs de ses “tableaux” : les légendes du mois de…
Nous vous parlons d’un temps que les moins de vingt ans… En 1960, le Patrimoine de l’Institut royal des Sciences naturelles de Belgique publiait ses Carnets du Service Educatif. Le numéro 11 était consacré à… la crevette grise (à télécharger dans la DOCUMENTA). Son auteur, Sylvain LEFEVERE, était assistant à l’IRSN et a déployé des trésors de pédagogie pour donner goût aux savoirs contenus dans l’opuscule. Jugez-en vous-même ci-dessous…
“Chers amis à terre,
Chacun de vous connaît les crevettes appétissantes, les pittoresques bateaux crevettiers, l’attroupement fébrile lors des ventes aux enchères à la minque [terme employé en Belgique pour désigner la ‘halle à marée’] ainsi que les pêcheurs crevettiers à la peau tannée par le vent et le soleil.
La crevette grise est très prolifique, quelle que soit la plainte répétée par la presse : “Les pêches crevettières ne rapportent plus rien.” Les jeunes femelles portent une ponte de douze à quinze cents œufs ; les plus vieilles crevettes par contre pondent neuf mille à quatorze mille œufs.
Mais, bien plus, des biologistes ont constaté que les crevettes peuvent pondre deux et même trois fois par an en mer du Nord allemande, pour autant que les conditions atmosphériques s’y prêtent. Le climat peut donc expliquer les mauvaises pêches. En outre, une ou plusieurs pontes réussissent parfois médiocrement. Les larves font partie du plancton et vivent donc dans les couches de surface où les changements climatiques sont les plus violents. Des répercussions néfastes ne se remarquent pas avant deux ans, les crevettes atteignant une taille commerciale au courant de la deuxième année. Fort heureusement, la Nature a prévu une grande prolifération.
Permettez-moi de laisser la parole au savant : le nom scientifique de la crevette, Crangon vulgaris signifie : Crevette commune. La crevette est un arthropode et plus particulièrement un crustacé. Tous les arthropodes ont une carapace dont les segments se soudent à la manière d’un soufflet d’accordéon. La croissance des crustacés s’effectue par petites étapes, car la carapace ne grandit pas. Au cours d’une vie de trois ans, la crevette change plus de trente fois de carapace.
Comme crustacés à grande queue (Macroures) je citerai, outre les crevettes, le cardinal des mers : le homard (Hontarus gammarus Linné), la langoustine (Nephrops norvegicus Linné), la langouste (Palinurus elephas Fabricius), le palémon variable (Palaemonetes varians Leach) qui est la crevette transparente des eaux saumâtres. Ajoutons : le bernard-l’hermite (Pagurus bernhardus Linné) qui protège son abdomen mou dans une coquille de Buccin ou de Pourpre ; le diogène (Diogenes pugilator Roux), petit bernard-l’hermite dont la pince gauche est plus grande et qui préfère la coquille de Nafica.
Comme brachyoures, crustacés à courte queue, nous connaissons les crabes : le tourteau comestible (Cancer pagurus Linné) ; le crabe enragé (Carcinus maenas Linné) ; le crabe nageur (Pofiunus holsatus Fabricius) et le pinnothère (Pinnotheres pisum Linné) que vous avez probablement déjà vu, car il vit en commensal entre les valves de la moule (Mytilus) ou de la buccarde (Cardium).
Après tous ces renseignements scientifiques, je puis encore vous apprendre que la crevette est répandue dans une très grande aire géographique : les côtes est et ouest de l’Amérique et les côtes nord-ouest de I’Europe à partir de la mer Blanche jusqu’à la Méditerranée par la baie de Finlande. Malgré cette énorme étendue géographique, la pêche aux crevettes grises ne se pratique que dans les pays riverains de la mer du Nord (a l’exception de quelques ports français).
En tant que crevettier belge, je contribue annuellement à l’apport de deux mille tonnes de crevettes. Une belle crevette pèse environ 1 à 2 grammes. Il faut compter que le poids commercial représente seulement 30-50 % de la capture. Voilà qui fournit la preuve de la fécondité de la crevette.
Ce m’est un grand plaisir, chers amis, d’avoir écrit une introduction pour ce petit livre concernant la crevette et l’industrie de la crevette.”
Avant Jules César, l’année romaine commençait au 1er mars ; le mois dont nous racontons la légende occupait par conséquent le cinquième rang ; on l’appelait quintilis (cinquième) pour cette raison. L’année même de la mort de Jules César, 44 ans avant Jésus-Christ, Marc-Antoine, voulant honorer la mémoire du conquérant des Gaules, fit remplacer le nom de quintilis par celui de Julius (Jules). De Julius nous avons fait juillet.
Juillet nous amène les grandes chaleurs. Le 19 de ce mois finit Messidor, dans le calendrier républicain, et commence Thermidor, nom dérivé du grec et qui veut dire chaud. C’est en juillet, en effet, qu’ont lieu, dans notre hémisphère, les températures les plus élevées. C’est en juillet que commencent les jours caniculaires, pendant lesquels, disent les proverbes, il faut se métier des ardeurs du soleil. A cette époque de l’année, la belle étoile qu’on nomme Sirius se lève et se couche en même temps que le soleil ; les croyances populaires attribuaient à la présence de cette étoile les chaleurs plus vives de juillet, et, comme Sirius fait partie de la constellation du Chien, en latin canis, dont le diminutif est canicula (petite chienne), l’époque des températures élevées fut appelée canicule.
En juillet, les Grecs célébraient une de leurs plus grandes fêtes : les Panathénées, en l’honneur de Minerve. Le nom de ces fêtes, formé de deux mots grecs : pan, tout, et Athéné, Minerve, indiquent qu’elles étaient suivies par tous les adorateurs de la déesse.
En juillet le Soleil entre dans la constellation de l’Écrevisse (Cancer). D’où vient ce nom : l’Écrevisse ? Les anciens disaient à tort, et on le répète parfois encore aujourd’hui, que l’écrevisse “marche à reculons et obliquement.” Le soleil, arrivé le 21 juin au plus haut point de sa course, commence, à partir de cette époque, à redescendre, à rétrograder, à marcher à reculons : de là le nom d’Écrevisse donné à la constellation dans laquelle le Soleil entrait il y a deux mille ans, vers le 21 juin.
En juillet comme en juin ; les travailleurs des champs redoutent l’abondance des pluies et manifestent leurs craintes à peu près dans les mêmes termes que pour le mois précédent :
Quand il pleut à la Saint-Calais,
Il pleut quarante jours après.
S’il pleut le jour de Saint-Benoît,
Il pleuvra trente-sept jours plus trois.
S’il pleut le jour de saint-Victor,
La récolte n’est pas d’or.
Nous sommes, en effet, en pleine moisson des céréales et la pluie peut contrarier la rentrée des récoltes ; à partir du 15 juillet on coupe les seigles, les orges, les avoines d’hiver et les blés dans le midi de la France…
Albert LEVY (1844-1907) était un physicien français, directeur du service chimique à l’Observatoire de Montsouris (en 1894). Il a écrit sous son nom ainsi que sous le pseudonyme de “A. Bertalisse”. Nous avons retranscrit ici le texte de plusieurs de ses “tableaux” : les légendes du mois de…
Nous vous parlons d’un temps que les moins de vingt ans… En 1960, le Patrimoine de l’Institut royal des Sciences naturelles de Belgique publiait ses Carnets du Service Educatif. Le numéro 9 était consacré au… hareng (à télécharger dans la DOCUMENTA). Son auteur, Sylvain LEFEVERE, était assistant à l’IRSN et a déployé des trésors de pédagogie pour donner goût aux savoirs contenus dans l’opuscule. Jugez-en vous-même ci-dessous…
Un banc de harengs vous écrit :
“Chers amis,
Nous avons la réputation d’être des poissons sociables. En effet, nous passons une grande partie de notre existence réunis en un immense groupe, que I’on appelle un banc de harengs. Ne croyez pas que nous restons toujours groupés sans nous quitter d’une nageoire. Nous aussi, nous aimons batifoler de temps à autre, happant une larve par-ci, pourchassant un copépode par-là. Mais, malheureusement nous avons tellement d’ennemis, que nous sommes obligés de nous réunir en bancs. Dès que nous apercevons un requin, un cabillaud, un colin, un marsouin ou un oiseau, houp, nous voilà rassemblés !
Ensemble, nous nous sentons en sécurité et nous devenons même intrépides. Les grands harengs peuvent s’échapper à une vitesse de 100 mètres à la minute ; mais en bancs nous préférons foncer sur I’ennemi pour le renverser. C’est la raison pour laquelle ces animaux rapaces se gardent de nous attaquer de front. Mais quels dégâts ne provoquent-ils pas dans notre arrière-garde, composée de plus jeunes harengs, moins rapides ! De plus, notre témérité coûte annuellement la vie à des milliers de nos congénères, qui s’accrochent par les ouïes dans les mailles de filets, ou selon I’expression technique “se maillent” dans les filets tendus par vos pêcheurs.
Voilà pourquoi, chaque année, des milliards de harengs passent dans I’estomac des humains. Or, une plus grande quantité encore est broyée en farine pour le bétail. Maints hectolitres d’huile de hareng sont transformés en graisses et, surtout en Allemagne, incorporés dans la margarine comme source de vitamines A et D. Que d’hectolitres d’huile encore sont employés dans les savonneries, les tanneries et les fabriques de linoléum !
Nous sommes des poissons de I’hémisphère septentrional froid. Nous n’aimons pas les courants marins chauds. Le Gulfstream, cet énorme courant chaud en provenance du golfe du Mexique, se ramifie fortement à travers notre aire d’habitation, l’Atlantique Nord et la mer du Nord. Ces transgressions d’eau chaude nous obligent à rester dans d’étroites zones froides, ce qui engendre évidemment la formation de bancs.
L’expérience, acquise par les harengs âgés nous est très précieuse. Comment les jeunes harengs pourraient-ils mieux trouver les plus riches prairies de plancton que sous la conduite des aînés ? Le plancton forme notre plat de résistance : nous apprécions surtout les copépodes, petits crustacés, et les sagittas, menus vermoïdes, encore appelés chétognathes. Comme ce plancton est ballotté et refoulé au gré des courants marins et qu’il se déplace parfois sur des kilomètres de distance, nous sommes forcés d’aller à la recherche de notre menu préféré. De petits groupes de harengs poussés par la faim confluent pour former un banc. Notre banc est parfois obligé de faire de véritables migrations afin de trouver sa nourriture.
Les harengs âgés sont également les meilleurs guides pour nous aider à retrouver les frayères où chaque année tous les harengs d’une même race et
âgés de trois à dix-huit ans se rassemblent pour frayer. Ces migrations vers les lieux de ponte se font par bancs massifs qui mesurent des kilomètres de long. C’est lors de ces rassemblements que les filets et les chaluts de vos pêcheurs ramènent le plus de harengs. Dans la mer du Nord, certaines races pondent au large et d’autres, qui préfèrent frayer dans des eaux moins salées, près de la côte.
L’alose elle, cette originale parente au corps bouffi, choisit son lieu de ponte en eau douce ! Pourtant elle passe bel et bien le reste de sa vie dans I’eau de mer, comme nous. Autrefois, l’alose venait frayer dans l’Escaut jusqu’à Termonde pendant le mois de mai. C’est pourquoi les Flamands la nomment “meivis” ou “poisson de mai”. Mais depuis plusieurs années l’alose ne visite plus ni le Rhin, ni la Meuse, ni l’Escaut, parce que les eaux de ces fleuves sont polluées par les industries riveraines.
Un autre cousin, le pilchard, fraie dans l’Atlantique du nord, où la teneur en sel est toujours plus forte qu’en mer du Nord. Pourtant, les jeunes du pilchard, qui s’appellent sardines, se hasardent parfois dans la partie méridionale de la mer du Nord par le Pas-de-Calais.
En revanche, l’esprot, un autre cousin encore, vient presque annuellement pondre dans vos eaux territoriales entre La Panne et Blankenberge, où l’élément est saumâtre. Qui ne connaît ce menu poisson, qui, délicieusement fumé, prend le nom de sprat ?
Au fait, nous [ne] sommes [pas] peu fiers de notre nom latin : Clupea harengus Linnaeus, 1758. Clupea est le nom latin de l’alose déjà connue au temps des Romains, dans le Pô et la Saône, où elle vient encore frayer annuellement. En 1758, le biologiste suédois LINNÉ latinisa le haut-allemand “harinc”, qui devint “harengus” ; nous nous appelons donc littéralement : alose du type hareng.
De tout temps, la famille des clupéides a eu une grande valeur commerciale. Pourquoi ? Tout bonnement parce que nous avons l’habitude de traîner un certain temps aux frayères où dès lors, on peut nous pêcher en masse. D’ailleurs, au moyen âge, nous constituions déjà une source fort importante
de revenus pour la côte flamande.
L’histoire naturelle du hareng est extrêmement intéressante pour le monde scientifique ; notre histoire lointaine est liée à l’origine de tout poisson osseux. Les plus anciens poissons osseux fossiles ressemblent très fort à la larve du hareng. On les a trouvés dans les terrains siluriens d’Ecosse, de Norvège et du Canada, vieux de 300 millions d’années. Les ossements fossiles du hareng, auquel vous vous intéressez, ont été découverts à une époque plus proche dans les terrains crétacés, qui datent de 120 millions d’années.
Après vous avoir écrit tant de curiosités à notre sujet, nous vous souhaitons, chers amis, bonne lecture. Et avant de finir, nous tenons à vous rappeler que
nous constituons pour l’homme une riche source de graisses, d’albumines, de vitamines et d’oligoéléments. Enfin, n’oubliez pas non plus que, pendant la seconde guerre mondiale, nous avons contribué à sauver de la famine une bonne partie du peuple belge.”
Signé : Un banc de harengs de la mer du Nord méridionale
Le texte ci-dessous est la transcription d’extraits de l’interview de François Walthery par Stephan Caluwaerts, André Taymans et Philippe Wurm, en 2004, pour le numéro 12 de la revue à propos, consacré à Natacha (téléchargeable dans notre DOCUMENTA, en cliquant ici…)
A Propos – “A l’instar de Jean de La Fontaine, vous fustigez dans votre dernier opus le monde politique. Non seulement, on y apprend via le téléviseur de Natacha que tout un gouvernement est sous les verrous, mais de plus, les deux crapules de l’histoire sont Elio Di Rupo, ministre d’Etat et président du PS (Belgique) et Louis Michel, vice-Premier ministre libéral (MR) et ministre des Affaires Etrangères (Belgique)… Bref, du beau linge.
F.W. – Ce ne sont pas des crapules, ce sont des bandits… Peyo m’avait suggéré de créer un tandem de méchants à la façon de Laurel et Hardy. A cette nuance près que, contrairement aux Dalton où Joe est le méchant et Averell le gentil, nous ferions l’inverse. Sans être fondamentalement originale, l’idée nous séduisait.
Ceci dit, la caricature des deux hommes d’Etat est due au hasard. S’il est vrai que je connais Louis Michel, ce n’était par contre pas le cas pour Elio Di Rupo. D’ailleurs, si je l’avais rencontré, je ne pense pas que je l’aurais caricaturé de cette façon. En réalité, il est très élégant et très grand. J’avais en mémoire l’image d’un homme aux longs cheveux, ce qui n’est plus le cas.
En réalité, on le reconnaît surtout par la présence de Gros Louis et par le fait que ce dernier l’appelle Elio. Ceci dit, lors de notre rencontre, Louis Michel m’a confié avoir bien rigolé de se voir ainsi caricaturé. Il était ravi par sa métamorphose et m’a avoué en substance que cela l’arrangeait très bien d’être représenté plus grand que son comparse : “Pour une fois, je ne dois pas me dresser sur la pointe des pieds pour lui parler…” En fait, je me suis contenté de suivre le canevas de Peyo. J’aurais très bien pu faire un grand mince et un petit gros…
C’est donc sans arrière-pensée politique que vous avez agi. Est-ce bien crédible ?
C’est la stricte vérité ! Au moment où je crayonnais ma planche, la télévision retransmettait une information parlant des déboires d’un gouvernement et, inconsciemment, je l’ai transcrite sur ma page. Comme j’avais besoin de son
pour ma séquence, je l’ai gardée. On dira que rien ne se fait par hasard, pourtant, c’est le cas. Seul l’effet comique de la situation a attiré mon attention et c’est pour la même raison que la scène se retrouve dans l’album.
Etes-vous accro aux informations ?
Oui ! Je regarde jusqu’à trois journaux télévisés par jour, je lis La Libre Belgique ainsi que d’autres journaux sérieux. Cependant, la politique intérieure ne me passionne pas vraiment.
Avez-vous déjà été tenté d’agir comme La Fontaine, c’est-à-dire vous servir de vos personnages pour dénoncer certaines choses ?
Non, je ne l’ai jamais fait.
Pourtant, dans le diptyque lnstantanés pour Caltech – Les Machines lncertaines, vous portez un regard aigu tant sur notre monde que sur celui de demain.
Le scénario de cette histoire est d’Etienne Borgers. II est nettement plus vindicatif et engagé que moi. De plus, il est capable de transposer ce genre de sentiment par l’écrit. Ce qui n’est pas mon cas. Borgers est homme de grande culture, il lit énormément, avec une prédilection pour le roman noir américain et la science-fiction. Il possède une formation d’ingénieur et est aussi un grand voyageur. Il a, dans le cadre de son métier, circulé en Asie durant une vingtaine d’années. Aujourd’hui, il est devenu une sorte de ‘lecteur’ et analyse des romans pour le compte de maisons d’éditions américaines.
La tonalité apportée dans ses scénarios est intéressante, très proche du roman noir.
A l’époque, j’avais lu une de ses nouvelles qu’il espérait publier chez Marabout. Comme j’avais trouvé le sujet séduisant, je lui ai proposé de l’adapter pour en faire le troisième album de Natacha : La Mémoire de Métal. Sa première réaction a tout d’abord été négative. En effet, il était persuadé qu’elle n’allait pas servir mon personnage, bref il n’y croyait pas. Très vite pourtant, je suis parvenu à le persuader. Les deux premiers épisodes de Natacha scénarisés par Gos me plaisaient beaucoup mais je cherchais quelque chose de plus musclé, de plus brutal, dans la veine de French Connection et de Bulitt, la tendance de l’époque. Finalement, notre seule erreur est d’avoir conçu une histoire courte car nous avions la matière suffisante pour un récit de 44 planches. A cette époque et contrairement à certains auteurs, je n’osais pas tirer mes histoires trop en longueur. Dans le cadre de La Mémoire de Métal, c’est une erreur : on aurait pu aller plus loin.
Pourquoi ne pas avoir reconduit la veine ‘humour et roman noir‘ ?
J’aime varier les plaisirs. Après le tome 3, j’ai embrayé sur un récit plus calme : Un Trône pour Natacha qui était tiré de deux aventures de Félix (Maurice Tillieux). Je n’ai pas continué dans le roman noir parce que cela ne s’est pas présenté mais j’ai encore dans mes tiroirs un scénario de Borgers en attente. Il doit mener Natacha dans une aventure africaine.
Ne pensez-vous pas que les changements de ton apportés aux aventures de Natacha risquent de désarçonner le lecteur plutôt que de le fidéliser ?
Effectivement, et très souvent on m’a tenu ce propos. Cependant, si vous prenez l’oeuvre d’Hergé, vous constaterez que ses histoires sont très différentes les unes des autres. Lorsqu’on tire une page au hasard de mes 19 albums, j’aime que l’on puisse y coller directement un titre.
Chez Hergé, s’il y a des variations de genre scénaristique, il y a par contre une grande unité graphique.
Il est vrai que de mon côté, il y a non seulement différents scénaristes, mais également différents dessinateurs.
L’avant-dernier album réalisé avec Wasterlain fait très Jeannette Pointu.
Il est effectivement empreint de son style puisque c’est le scénariste ! A sa demande, il a participé au dessin en reproduisant les dinosaures du début. On les repère d’ailleurs facilement, car tout comme lui, ils ont l’air gentil… Malheureusement, il est rapidement tombé gravement malade et, par conséquent, j’ai repris seul le flambeau. La différence de style se remarque facilement car les miens sont nettement plus hargneux. Dans ce type de collaboration, la présence de l’autre se fait toujours ressentir. Idem pour Cauvin ou pour Peyo. Pour l’anecdote, lorsque Jidéhem est intervenu en tant que décoriste dans le diptyque Caltech, j’ai eu du mal par la suite à dessiner des avions et des voitures. Evidemment, on ne sollicite pas Jidéhem pour dessiner de l’herbe et des champignons…
Vous n’avez pas envie de reconduire ce type de collaboration entre Jidéhem, Borgers et vous ?
Oui, il est certain que l’on retravaillera ensemble. Jidéhem, à 68 ans, est encore très actif et travaille toujours beaucoup, notamment pour l’Auto-Journal. En outre, il prépare en ce moment une nouvelle bande dessinée. Les planches qu’il m’a montrées sont réellement superbes. Il est très attentif à la qualité de son travail et redoute, l’âge venant, la perte de maîtrise de son dessin. Cela n’est certes pas près de lui arriver. Jidéhem reste Jidéhem !
A quel âge cette angoisse survient-elle ?
Il n’y a pas d’âge. On se dit que tôt ou tard ça risque de nous arriver. Cependant, ce n’est pas une généralité, il suffit pour s’en convaincre de regarder le travail de René Hausman. C’est un risque que nous courons tous et où personne n’est à l’abri. Hergé lui-même a connu cela. Vers la fin de sa vie, Maurice Tillieux avait de grandes difficultés à dessiner car il consacrait beaucoup de temps à l’écriture. Il n’avait alors que 57, 58 ans et pourtant, lorsqu’il dessinait, c’était de façon pénible, le résultat était superbe mais cela lui demandait beaucoup de travail. Dans un autre registre, Peyo lui aussi était un dessinateur laborieux. A ce sujet, vous ne les auriez jamais vus sur le coin d’une table dessiner rapidement, souplement, à la manière d’un Franquin ou d’un Giraud. Ce n’étaient pas des singes savants capables de toutes les fantaisies graphiques en public.
Pensez-vous que cette baisse de qualité soit liée à la baisse d’envie de dessiner ?
Je ne le crois pas, car l’envie de dessiner reste toujours intacte. Seulement, je pense que l’on a aussi besoin de faire un tas d’autres choses. Cela arrive peut-être lorsqu’on commence à cafarder seul dans son coin.
Bien que n’ayant pas de studio, vous ne travaillez pas souvent seul ?
Non, à l’image de ces groupes dissolus dont les musiciens se retrouvent pour continuer à jouer, j’aime travailler avec mes amis du studio Peyo.
Comment s’articule le travail avec vos collègues ?
Il s’organise en fonction de chacune de nos compétences. Je démarre sur la mise en page, je place les textes, ensuite le dessinateur avec qui je travaille prend les planches et réalise les décors. Je termine le travail en plaçant mes personnages. L’inverse est également possible… En réalité, il n’existe pas de loi, rien n’est mécanique. Neuf fois sur dix, je dessine mes personnages avant et même à l’encre. Cependant, il arrive que les décors aient une telle importance que je préfère agir après car cela me donne plus de possibilités pour varier les positions ou en choisir de différentes. Par contre, lorsqu’il s’agit de poursuites ou de scènes d’action, j’aime prendre les rênes. Il faut savoir que les séquences d’action sont pour moi assez épuisantes physiquement et sans commune mesure avec la réalisation d’une page de discussion.
Les pages de discussion sont d’ailleurs peu appréciées par la plupart des dessinateurs.
Il est vrai qu’elles sont ennuyeuses à réaliser. Mais j’estime que c’est un peu de leur faute s’il s’en plaignent, car il faut imaginer qu’il s’y passe quelque chose. Les personnages sont en train de discuter, mais où sont-ils, que font-ils ? L’un se sert un verre, l’autre allume une cigarette… Tillieux faisait ça. Il faut, en réalité, penser cinéma, il faut jouer la comédie. La bande dessinée n’est pas un métier facile… Will me disait toujours que c’est parce que ça l’ennuyait et qu’il voulait aller plus vite qu’il ne s’en souciait pas de ce type de pages. Par contre, il estimait qu’il y avait des tas de possibilités de rendre ces scènes vivantes. Mais il s’en foutait… II avait d’ailleurs raison, son travail était de toute façon superbe !
La fréquentation des bistrots vous aide-t-elle à placer les scènes de conversation ? Mémorisez-vous les situations vécues in situ ?
Je n’irai pas jusque-là. Je ne retransmets en tout cas pas ce que l’on me raconte. Cependant, il m’arrive dans Le Vieux Bleu de retranscrire des réactions, des phrases toutes faites entendues au bistrot. Je les place en fond sonore et c’est aux lecteurs de décider s’ils ont envie de les lire ou de les passer. Idem pour la télévision qui retransmet la garde à vue de tout un gouvernement. Ce sont des situations cocasses, que je glisse par-ci, par là mais qui a priori n’ont de raison d’être que par leur dimension humoristique. Elles n’ont pas de rapport avec ‘histoire, elles sont simplement dues au hasard.
En ce qui concerne l’émission télévisée du dernier album, avouez que le hasard ouvrait les portes à la polémique !
C’est la raison pour laquelle l’histoire a été très âprement discutée par des journalistes politiques. Ils trouvaient mon dernier album osé dans la mesure où je me jouais de deux personnages importants du pays. Bref, la prochaine fois, j’éviterai les ennuis et je mettrai en scène le Roi Albert II et Joëlle Milquet (présidente du parti catholique belge, CDH).
Vous risquez d’être banni du Royaume !
Je pense surtout que ça ferait bien rigoler notre Roi.
En dehors des situations vécues dans les bistrots, comment imaginez-vous les différentes positions des personnages ? Faites-vous comme Jacobs, utilisez-vous un miroir ?
Je les réalise d’instinct. En ce qui concerne Jacobs et son miroir, je pense qu’il s’agit un peu d’une légende. Effectivement, il possédait un miroir dans son studio ainsi que le chapeau d’Olrik, mais je ne crois pas, au vu de certaines planches, qu’il s’en servait systématiquement. N’oublions pas qu’il a tout de même dessiné des mannequins de grands magasins… En ce qui me concerne, il m’arrive de temps à autre d’utiliser un miroir, ou plutôt le reflet de la vitre de ma bibliothèque… Ceci dit, beaucoup de dessinateurs utilisent ce moyen pour croquer une expression de visage.
L’imagination est-elle guidée par le personnage ou par le plaisir du crayon ?
Par le personnage.
En dehors des personnages principaux, comment trouvez-vous les attitudes des personnages secondaires ?
C’est toute une étude. En ce qui concerne Elio et Gros Louis, il y a eu une trentaine de pages de croquis par personnage. Ce travail préparatoire se fait à froid, avant de me mettre à dessiner. Cela peut se faire sur des cartons de bière, n’importe où.. Je travaille leurs attitudes à la manière d’un acteur face à un nouveau rôle. C’est la raison pour laquelle j’oeuvre sur base de têtes connues sans jamais imaginer le risque de malentendus.
Réitéreriez-vous l’expérience en utilisant des personnages politiques ?
A priori, non ! L’expérience n’a pas été négative, elle a été surprenante. J’ai reçu énormément de réactions à ce sujet et je pense que c’est loin d’être terminé. Le journal Le Soir devait prépublier l’histoire, finalement ils ont refusé. Ils n’ont pas osé le faire !
Ils trouvaient cela politiquement incorrect, iconoclaste ?
J’ai littéralement été traité de poujadiste ! Pourtant, cela n’a vraiment pas été fait dans l’intention de nuire, loin de là ! Je me suis bien amusé à dessiner mes deux compères, ils étaient devenus des personnages à part entière sans aucun sous-entendu politique. Songez toutefois au remue-ménage qu’auraient provoqué les caricatures d’hommes politiques appartenant à des partis minoritaires.
Mais vous en faites tout de même des gangsters…
Si j’avais choisi des amis, je les aurais placés dans la même situation. Puisque le but avoué est d’être drôle avant tout. De toute façon, dans la vie, ce ne sont pas des gangsters, ce sont simplement des chefs de partis politiques. De plus, Louis Michel m’a offert une voiture de Tintin réalisée au Congo, c’est bien la preuve qu’il ne m’en veut pas.
Peu de dessinateurs savent caricaturer des portraits vivants. N’avez-vous jamais été attiré par le dessin de presse ?
Je pourrais, mais je n’ai pas une connaissance suffisante du monde politique
pour m’y risquer. Pour le faire correctement, à l’instar de Pierre Kroll, il me faudrait des journées de 48 heures. Néanmoins, je possède une expérience dans ce domaine, puisque pendant cinq années, dans le cadre d’une émission de la RTBF, j’ai caricaturé durant trois heures et en direct, les invités du plateau. Cette expérience était possible puisqu’elle se déroulait dans le cadre d’une émission plus légère qu’un débat politique. Le dessin de presse et la bande dessinée sont deux métiers différents et le mien meuble suffisamment mes journées… […]
Comment Natacha est-elle née graphiquement ?
Une copine m’avait demandé d’illustrer les textes de son carnet de poésie et instinctivement, j’ai décidé de la caricaturer. En la dessinant, je ne savais pas du tout que je créais Natacha. Toujours est-il que j’avais dans mes cartons environ 250 petits croquis. Un jour, Yvan Delporte (rédacteur en chef de Spirou) les a vus et nous a proposé, à Gos et moi, d’en faire une série. Gos aurait très bien pu la faire seul, cependant, les personnages féminins et les avions ne l’intéressaient pas particulièrement. Contrairement à lui, l’idée me séduisait. De plus, l’envie de créer une série à la Tintin et Milou ou à la Spirou et Fantasio me taraudait. Comme l’occasion fait souvent le larron, Yvan Delporte, qui nous suggérait de lancer une nouvelle série avec un personnage féminin, a saisi l’occasion d’utiliser le scénario mettant en scène une jeune fille que Gos écrivait à ses moments perdus au studio Peyo. Elle s’appellerait Natacha et serait hôtesse de l’air. L’actrice de cinéma Dany Carel, entre autres influences, lui prêtera involontairement ses traits.
D’où vient ce prénom ?
Nous avons sélectionné une centaine de prénoms dans le calendrier, allant de Cunégonde à Nathalie. C’est finalement Natacha qui l’a emporté car sur le plan rythmique, c’est celui qui fonctionnait le mieux. Elle est donc née d’un brainstorming involontaire, pareillement au Marsupilami, aux Schtroumpfs ainsi qu’à beaucoup d’autres personnages.
Le fait de vouloir créer une héroïne dans Spirou correspondait-il à une politique particulière ?
Je n’en sais rien, c’est possible. Il est vrai que nous nous situions à la fin des années soixante, à une époque charnière détentrice de tout un changement de mentalité. Je n’en étais de toute façon pas conscient et je m’en foutais complètement. Dessiner un héros me plaisait tout autant, mais il y avait pléthore. Alors j’ai fait ce qu’on me proposait.
Vous créez aussi la première héroïne sexy pour la jeunesse…
A nouveau, je ne l’ai pas réalisé tout de suite. Cependant, il est vrai que sa naissance créa un petit séisme, notamment dans mon entourage. Certaines épouses d’auteurs me demandaient en plaisantant si je ne confondais pas Spirou et Play-Boy., Cependant, Jidéhem en créant Sophie cinq, six ans avant moi a dû revoir sa copie en rabotant seins et fesses de l’héroïne qu’il venait de créer pour en faire une jeune fille impubère. La naissance de Natacha est vraiment due au hasard et à l’évolution de la société.
Natacha prend vie durant les heures creuses du studio. Peyo était-il attentif à l’évolution de votre travail ?
Toute la première histoire a été dessinée au studio. Peyo nous a donné quelques conseils au niveau de la lisibilité de l’histoire et a même participé quelques fois à l’élaboration du scénario. Ceci dit, je pense que notre projet ne l’intéressait pas vraiment. C’était un homme qui ne s’intéressait, à juste titre, qu’à son propre travail. Mais cette situation finalement le confortait car il n’avait pas toujours de boulot à nous donner. Il était honnête et avait des scrupules de ne pas pouvoir toujours nous employer.
Gardez-vous en mémoire un souvenir précis de sa participation à l’album ?
Nous avons discuté longuement de la couverture. Il estimait qu’il fallait être original, en dessinant Natacha en gros plan. Or, cela ne se faisait pas beaucoup à l’époque. Pour étayer ses dires, il a étalé à même le sol du studio, toute une collection de Play-Boy et de Penthouse pour nous convaincre d’adopter cette nouvelle façon de présenter une image. La tête de Madame Peyo lorsqu’elle nous a surpris en pleine réunion… Lorsque j’ai apporté les dix premières planches à Charles Dupuis, Peyo m’a accompagné pour négocier avec lui mon prix à la planche. C’était en quelque sorte un parrainage de sa part. Au cours de la conversation, Charles Dupuis lui a proposé de présenter la série au journal Le Soir. Il a refusé sa proposition en exigeant que ma série soit publiée dans Spirou. En réalité, la proposition de Charles Dupuis de m’éditer dans ce quotidien était une blague, mais je ne l’ai appris que bien plus tard.
Fidèle à votre réputation, vous avez mis plusieurs années à réaliser cet album.
Nous l’avons commencé en novembre 1967 et la prépublication dans Spirou a débuté en 1970. N’oublions pas que cette histoire s’est faite au coup par coup durant nos moments de liberté et en particulier le dimanche. Fin 1969, Thierry Martens prend ses fonctions de rédacteur en chef du journal. En fouillant dans les quelques séries en attente dans les tiroirs de la rédaction, il a découvert une vingtaine de planches déjà dessinées. A notre grande stupeur, il a précipité les événements en décidant que Natacha paraîtrait dans Spirou dès le mois de février de l’année suivante. Cette décision nous a bien évidemment poussés, Gos et moi, à accélérer la cadence pour pouvoir être dans les délais établis par le nouveau rédacteur en chef.
Quelle a été la réaction de vos parents de vous voir franchir cette étape importante de votre toute jeune carrière ?
Ils étaient bien évidemment très heureux, car comme tous les parents, ils craignaient de me voir embrasser une carrière artistique. Ceci dit, j’ai eu la chance d’avoir des parents qui, à cette époque, étaient ouverts à la bande dessinée et ont tout fait pour m’aider dans cette voie. Je me souviens que mon père et moi, nous nous ‘disputions’ le droit de lire en primeur Bouldadar et Colégram de Sirius ou Bessy des studios Vandersteen dans La Libre Junior et La Libre Belgique. De même que ma grand-mère maternelle, qui était institutrice, avait acheté des Tintin en noir et blanc pour ses élèves, ce qui révélait pour l’époque une belle ouverture d’esprit. Je suis très heureux d’avoir pu offrir à mon père mon premier album avant son décès survenu en 1972 et par conséquent lui prouver ainsi qu’à ma mère qu’ils avaient eu raison de me faire confiance.
Quelle profession exerçait votre père ?
Il était soudeur à l’arc et à l’autogène à l’arsenal de Rocourt et a terminé sa carrière comme beaucoup de ses collègues à la FN (Fabrique Nationale d’Armes de Guerre) à Herstal.
L’ instruction tenait-elle une place importante dans votre famille ?
Du côté de ma mère certainement. EIle avait fait ses humanités gréco-latines et se préparait comme ma grand-mère à devenir institutrice. Malheureusement, les cinq années de guerre ne lui ont pas permis de réaliser ce projet. Son père, qui était courtier d’assurances ainsi qu’élu local, parlait couramment le français, le néerlandais et l’allemand. Mon oncle maternel était greffier au tribunal de commerce de Liège et ma soeur, poussée par ma mère, a fait des études universitaires. Finalement, je suis le seul à avoir échappé à la règle et, comme le disait si justement Yvan Delporte, j’ai poursuivi des études que je n’ai jamais rattrapées…
Quel genre d’homme était Charles Dupuis ?
Chaque fois que l’un d’entre nous lui adressait la parole, c’était avec l’idée de lui demander une augmentation. Nous entamions la conversation en parlant de la pluie et du beau temps. II nous demandait si nous étions heureux soit chez Monsieur Franquin soit chez Monsieur Culliford (Peyo)… Ceci dit, il fallait montrer la couleur de notre véritable motivation. Alors il changeait de ton et disait invariablement : “Ha là là, c’était si sympathique…” Personnellement, je le trouvais charmant. Certains lui reprocheront ce caractère paternaliste caractéristique des chefs d’entreprise de cette époque. Vu mon jeune âge, cela ne me gênait pas. Par contre, certains anciens tels que Will ou Charles Degotte avaient plus de mal à admettre cet aspect de sa personnalité, ce que je peux comprendre. Je garde de lui l’image d’un véritable éditeur qui, tout comme Raymond Leblanc, avait du “nez”. Depuis, je n’ai plus jamais rencontré d’éditeurs ayant ce talent. C’était un homme qui savait dire oui, alors que trente commerciaux avaient dit non ! Cependant, je sais qu’il avait d’autres rapports avec les employés de la maison : c’était “le patron”. Je ne dirais pas que ce type d’hommes manque. Cependant, aujourd’hui, les responsables de la plupart des maisons d’éditions ne sont plus des éditeurs, mais des commerciaux. La bande dessinée est pour eux un produit parmi tant d’autres. Notez que ce n’est pas un reproche de ma part à leur encontre, c’est simplement l’époque qui a changé.
Yvan Delporte avait lui aussi une solide réputation ?
J’ai toujours entretenu d’excellents rapports avec lui. C’était un emmerdeur de talent, doté, tout comme Thierry Martens, d’une fabuleuse culture du métier. Une qualité précieuse qui, aujourd’hui fait souvent défaut à pas mal de rédacteurs en chef. C’est lui qui m’a reçu lorsque, accompagné de ma mère, je me suis pour la première fois présenté chez Spirou. Tout comme c’est par son entremise que je suis entré en contact avec Peyo. Puisque ce dernier, suite au départ de Francis Bertrand (Francis) qui voulait s’embarquer dans l’aventure de la Ford T (Marc Lebut et son Voisin), cherchait un nouveau collaborateur. De plus, Delporte écrivait des scénarios pour Peyo, ce qui nous a permis, par la suite, de nous rencontrer régulièrement en dehors du journal. Ceci est, sans doute aussi, une des raisons de notre bonne entente.
Quel souvenir gardez-vous de cette époque ?
Je n’ai jamais été quelqu’un de très difficile. J’étais employé chez Peyo, je gagnais ma vie en faisant la seule chose que j’aimais faire : dessiner. Ce métier m’a également offert l’occasion de rencontrer des personnalités d’exception telles que, entre autres, Tillieux et Will. Nous vivions dans une bonne ambiance, tout au moins en apparence. De petits clans presque familiaux se formaient et nous donnaient une impression de sécurité.
Will disait toujours qu’il existait deux clans : Spirou et Tintin…
Chez Spirou, l’ambiance avait un côté “corps de garde.” Nous n’étions pas tous des soûlards, il ne faut pas exagérer. Disons plutôt que nous aimions rigoler. Ceci dit, chez Tintin, il y avait aussi des rigolos tels que, entre autres, Tibet et Jean Graton. La différence s’est marquée plus tard. Je qualifierais de
“plaisante” l’ambiance qui régnait au Lombard, tandis que chez Dupuis, c’était la grosse rigolade. Cela s’explique sans doute par la localisation des maisons mères. Le Lombard représentait l’esprit de la capitale alors que Dupuis, basé à Charleroi, était plus proche de la Belgique profonde. Cette différence se répercutait d’ailleurs au niveau du lectorat des deux journaux, Les lecteurs de Spirou étaient plutôt issus du monde ouvrier, alors que les lecteurs de Tintin appartenaient plutôt à la bourgeoisie. Cette différenciation culturelle se résume aussi par le fait que les collaborateurs du journal Tintin portaient la cravate et chez Spirou, le col roulé. Le dénominateur commun de ces deux maisons d’éditions était d’une part, notre ancienne appartenance aux mouvements de jeunesse (scouts) qui, par le biais de leurs revues, nous a aidés à publier nos premiers dessins et, d’autre part, Tintin comme Spirou étaient tous deux des journaux catholiques. Enfin, il ne faut pas oublier que c’est sous l’impulsion de Jijé épaulé par Yvan Delporte qu’est née l’ambiance et l’âme du journal Spirou.
Natacha débarque dans Spirou la même année que Yoko Tsuno…
Natacha en février et Yoko en septembre 1970. Ceci dit, Roger Leloup avait nettement plus de métier que moi. Il ne faut pas oublier qu’à l’époque, il avait déjà travaillé 18 ans aux Studios Hergé. Nous l’avions un jour rencontré, Gos et moi, et depuis, il passait de temps en temps nous voir chez Peyo. Ce dernier caressait d’ailleurs l’idée de l’engager et ne l’a probablement pas fait tenant compte qu’il était plus âgé et par conséquent moins malléable. Ceci dit, en 1967, Leloup a réalisé les décors de Francis pour une aventure de Jacky et Célestin. Mais il avait envie de voler de ses propres ailes et nous l’avons soutenu dans sa démarche. En créant Yoko Tsuno, il a prouvé qu’il en était capable.
La création de ces deux jolies héroïnes a-t-elle créé une concurrence entre vous ?
Non ! Les lecteurs appréciaient ces deux nouveaux personnages et nous jouions à saute-mouton lorsque arrivait le moment du référendum.
La rédaction de Spirou attachait-elle la même importance au référendum que chez Tintin ?
Durant une époque certainement. Le problème consistait, à mon sens, dans le fait que seules les séries publiées entre deux référendums y étaient présentées. Cette politique ne me semblait pas juste. Face à cette situation, une douzaine de “têtes de liste”, dont je faisais partie, ont marqué leur mécontentement à la rédaction en demandant qu’on le supprime. Nous trouvions cette classification discriminatoire par rapport à certains d’entre nous et de plus, nous n’étions pas des bêtes de concours. Il existait chez Dupuis un autre type de discrimination. Un jour, Franquin, Tillieux, Peyo, Hubinon, d’autres, ainsi que moi-même, avons voulu dénoncer ce qui nous apparaissait comme une injustice. Willy Lambil avait déjà créé une vingtaine d’épisodes de Sandy et n’avait toujours pas connu la chance de les voir publier en album. Comme nous aimions beaucoup ce personnage, nous avons voulu en parler à Charles Dupuis. Ce dernier nous a répondu en toute bonne foi : “Vous voulez que j’édite Lambil en album ? Vous n’y pensez pas, il a travaillé chez nous…” En effet, au début de sa carrière, il avait été retoucheur au studio de dessin. Vu son passé d’employé, l’éditeur estimait qu’il n’avait pas droit à la faveur de l’album. Cette situation fut identique pour d’autres auteurs de talent tels que Piroton, Deliège, Degotte, Cauvin… Ils payaient en quelque sorte le tribut d’avoir un jour été salariés. Nous qui étions, dès le départ, indépendants, ne vivions pas sur le même pied d’égalité. Bref, commencer une carrière en tant qu’employé n’était pas le bon plan. Je voudrais ajouter que Charles Dupuis n’agissait pas de cette façon par méchanceté, même si son attitude paternaliste témoigne d’une époque aujourd’hui révolue.
Finalement, Lambil a eu droit à un album dans la collection Okay…
Oui, mais cette collection était un enterrement de première classe et seuls les collectionneurs la connaissent encore aujourd’hui. Par contre, Thierry Martens qui est souvent critiqué a fait énormément de bien à tous ces auteurs. En créant la collection Péchés de jeunesse, il leur a permis d’éditer leurs histoires en albums qui étaient de “vrais” albums !
La solidarité est une qualité qui vous caractérise particulièrement. Si un de vos amis est en difficulté, vous l’engagez sur une de vos séries…
C’est exact. J’ai même parfois créé des séries alimentaires telles que : Une Femme dans la Peau publiée chez Joker éditions. Si un ami est en difficulté et
qu’il me propose un projet, pourquoi ne pas l’aider ?
Malgré tous ces beaux souvenirs, vous finissez par quitter Dupuis…
Ce n’est pas moi qui l’ai quitté, c’est Dupuis qui, en vendant, a quitté tout le monde. Cette époque a été une épouvantable pagaille. Nous ne savions plus où aller… Nous avons appris à l’improviste, par la radio, un lundi que c’était fini, que la maison d’édition était à vendre. Les négociations ont duré deux ans, sans savoir où cette aventure nous conduisait. Il y avait en lice Hachette, Jean-Claude Lattès et d’autres parmi les repreneurs potentiels… Nous subissions le défilé de tous ces groupes, français pour la plupart, qui allaient peut-être décider de notre avenir. De plus, c’était la première grande vente d’une maison d’édition familiale et ça nous a fait très peur.
Quel élément déclenche votre décision de quitter Dupuis ?
Cela s’est passé avant la reprise d’Albert Frère. A cette époque, c’était le groupe Hachette qui gérait la société. J’ai un jour demandé que l’éditeur apporte quelques modifications à mon contrat, peu de chose, même pas d’argent. Toujours est-il que je me suis fait éconduire comme si j’étais le dernier des derniers. Imaginez le choc, je sortais du paternalisme et j’entrais chez des individus qui nous considéraient comme des Kleenex. J’en ai fait part à André Franquin qui venait de signer chez Marsu-Production et
je l’ai suivi.
Estimez-vous que la perte d’émulation engendrée par votre départ du journal a influencé la suite de votre carrière ?
Je ne sais pas si cela a été le déclencheur d’une influence quelconque par rapport à mon travail. Je crois toujours en ce que je fais et je publie toujours des albums, ce qui est finalement le plus important. Par contre, cette situation m’a très certainement fait du tort, mais je ne le mesure pas bien. Peut-être aurais-je pu être plus riche, c’est possible…
Considérez-vous que ce métier n’est pas très lucratif ?
Par rapport au travail fourni, certainement pas.
Pourtant vous faites partie des privilégiés.
Sans doute… Il y a peu de temps, j’ai eu une discussion avec F’murr à ce sujet. Lui comme moi avons à peu près 40 ans de métier et nous nous remémorions une liste invraisemblable de noms d’auteurs que nous avions vus défiler tout au long de notre existence, qui n’avaient fait qu’un passage dans la profession et qui avaient ensuite disparu. Nous, nous sommes toujours là. Pourquoi ? Sans doute parce que nous aimons vraiment notre boulot, que nous avons eu de la chance et que nous avons toujours continué à y croire, y compris dans les moments difficiles.
C’est un métier usant, nerveusement ?
Oui ! Il faut avoir une bonne santé mentale pour pouvoir résister à la pression qui s’exerce parfois sur vous, ou alors une part de folie, car du jour au lendemain, vous pouvez tout perdre. J’ai des amis, excellents dessinateurs, qui sont aujourd’hui dans la difficulté car, de manière tout à fait arbitraire, les éditeurs ont décidé de changer de style.
Ne pensez-vous pas, comparativement à l’époque actuelle, que le temps du paternalisme était plus sécurisant pour les auteurs ?
Je peux difficilement répondre à cette question, car je n’ai connu que le beau
côté de cette époque. Pour pouvoir vous éclairer objectivement, il faudrait René Hausman ou le regretté Will… Ceci dit, malgré les inconvénients du paternalisme, cette période apportait sans doute un “sentiment” de sécurité lié à l’esprit de clan. On nous jetait un peu de poudre aux yeux en nous invitant à prendre le café ou à participer à une partie de tir aux pigeons d’argile et nous nous sentions ragaillardis. Seulement, cette façon de faire ne plaisait pas à tout le monde et plus particulièrement aux anciens. Ils avaient appris à faire la part des choses et, par conséquent, étaient moins malléables que les jeunes. […]
Quelle est l’activité que vous détestez le plus ?
Gommer.
Quel est votre album préféré ?
Le Treizième Apôtre.
Quel est celui que vous recommenceriez ?
Cauchemirage car j’ai raté la mise en scène. C’est une époque où je me suis beaucoup trop diversifié, je me suis marié, mon fils est né… Et aussi parce que le mur de Berlin est tombé… Plus sérieusement, il arrive un moment où l’on tente d’en faire le moins possible tout en essayant de gagner un maximum d’argent. Ce n’est pas la solution ! A force de trop déléguer, on finit par se casser les dents. C’est ce qui m’est arrivé. Mythic et Mittéï avaient bien fait leur part de travail. La faute me revient. Mea culpa !
Natacha et W alter se tutoieront-ils un jour ?
Il faut savoir que le vouvoiement est une habitude wallonne. Lorsque nous avons créé les personnages, ils se vouvoyaient. Comme cet état de fait ne nous gênait pas, nous avons continué et c’en est presque devenu une blague. Il faut aussi préciser qu’ils sont un peu à mon image. En effet, j’éprouve beaucoup de difficultés à tutoyer certaines personnes. J’ai vouvoyé Peyo très longtemps, Will jusqu’à sa mort et Dieu sait s’il voulait que je le tutoie. Idem pour Tillieux, Mittéï, Franquin, Delporte (pas toujours) et Martens. Par contre, je tutoyais Hubinon et Charlier, allez savoir pourquoi… Sans doute parce que nous étions de la même région. Tout comme Greg qui, de plus, me l’a imposé.
Trouveriez-vous gênant le fait que Natacha et Walter deviennent un couple à l’image de Jérôme Bloche et de Babette ?
Contrairement à moi, Alain Dodier a inscrit cette particularité dès le départ. Entre Natacha et Walter, ce n’est pas possible bien qu’ils aient vécu durant deux ans sur l’île d’Outre-Monde. Peyo m’avait d’ailleurs fait remarquer sur un ton un peu choqué : “Mais ils dorment ensemble !” En ce qui me concerne, je n’ai jamais rien observé de compromettant…
Greg et Charlier ne vous ont jamais approché pour vous débaucher dans le cadre de Tintin ou Pilote ?
Dans les années 1986-1987, Jean-Michel Charlier m’a effectivement approché concernant un projet de nouveau magazine. Malheureusement, il est décédé en cours de processus et le projet est mort avec lui.
Dans l’entretien accordé à Pascal Roman, vous déclarez n’avoir rien fait de votre vie. C’est un bilan très dur que vous faites de votre carrière ?
Je me pose effectivement parfois cette question. Tout comme Franquin lorsqu’il venait chez Peyo raconter de formidables projets de scénarios qui n’ont jamais vu le jour. Il disait qu’il n’aurait pas assez de temps pour pouvoir les réaliser. Cette constatation est semblable à la mienne. On passe parfois tellement de temps à travailler sur un projet que l’on est bien obligé de laisser tomber tous les autres. Ceci dit, j’ai tout de même pu réaliser un rêve d’enfant en n’ayant pas trop mal réussi dans la voie que je m’étais tracée et j’ai surtout eu la chance de rencontrer des auteurs extraordinaires. Ceci dit, la raison profonde de cette réflexion est sans doute due au fait que si j’ai réalisé certaines choses, j’aurais pu aller plus loin… je ne possède pas un compte en banque qui me permet de souffler après plus de 40 ans de carrière, ce que certains amis du métier ont aujourd’hui. C’est de ma faute. Je n’ai pas fait ce qu’il fallait pour y parvenir. D’un autre côté, eux se sont emmerdés pour y arriver tandis que moi, je me suis amusé. […]
Le mot juin vient-il de juniores, jeunes gens, ou de Juno, Junon ? Quelques auteurs, en adoptant la première étymologie, supposent que dans ce mois on célébrait la fête de la jeunesse. Cependant la seconde étymologie parait assez probable, quand on se souvient que chez les Romains le mois de juin était consacré à la déesse Junon.
Du 1er au 21 juin, les jours continuent à augmenter. Du 17 au 25 juin, la durée du jour reste sensiblement la même : Sol stat, le soleil s’arrête ; nous sommes au solstice d’été. Notre dessin montre, pour les divers points de la Terre, la différence entre la durée du jour et celle de la nuit.
En juin, la température s’élève et atteint une moyenne de 17,2°. Dans ce mois, les agriculteurs redoutent l’échéance du 8 juin, jour de la saint Médard :
Quand il pleut, à la Saint-Médard,
Il pleut quarante jours plus tard.
Il est bien évident que si vous prenez ce dicton à la lettre, il est toujours en défaut ; mais on peut l’interpréter. La fête de la saint Médard tombait autrefois vers le 20 juin, jour voisin du solstice d’été. Or, a cette époque de l’année, le soleil occupe pendant quelques jours la même position par rapport à la terre ; la chaleur envoyée par le soleil reste la même durant cette période et, les conditions météorologiques variant peu, on doit supposer que le temps ne changera pas pendant quelques jours. Si donc il pleut à cette époque, la pluie a quelque chance de durée.
Si nos agriculteurs se sont inquiétés aussi vivement de l’influence de saint Médard, c’est, il faut le dire, parce qu’ils redoutent en juin l’abondance des pluies, ainsi que l’attestent certains proverbes agricoles :
Juin pluvieux vide celliers
Et greniers.
Quand il pleut pour Saint-Médard,
La récolte diminue d’un quart.
Eau de Saint-Jean ôte le vin
Et ne donne pas de pain.
C’est en juin que se termine le mois républicain prairial et que commence messidor, mois des moissons. En juin, vers la Saint-Jean, commencent la fauchaison et la fenaison, c’est-à-dire les opérations qui consistent à couper le foin, à le faire sécher sur les prairies et à le rassembler en meules, en bottes, pour le rentrer dans cette partie des bâtiments de l’exploitation qu’on nomme le fenil.
Albert LEVY (1844-1907) était un physicien français, directeur du service chimique à l’Observatoire de Montsouris (en 1894). Il a écrit sous son nom ainsi que sous le pseudonyme de “A. Bertalisse”. Nous avons retranscrit ici le texte de plusieurs de ses “tableaux” : les légendes du mois de…
L’origine du mot mai n’est pas bien nettement établie. Quelques auteurs soutiennent que, chez les Romains, ce mois était consacré à la déesse Maïa, fille d’Atlas et nièce de Mercure. D’autres savants pensent que ce même mois était consacré aux anciens, aux sénateurs, et que le mot mai dérive du ternie latin majores, qui veut dire hommes âgés ; cette dernière explication se trouverait justifiée par le nom du mois suivant, juin, qui parait avoir été consacré aux jeunes gens, en latin juniores. C’est en mai que se tenaient, sous les Carlovingiens, les assemblées politiques. Les Champs de Mai avaient succédé aux Champs de Mars. Ces assemblées générales disparurent après la ruine de l’empire carlovingien ; les champs de mai furent remplacés par les Étals Généraux, dont la première convocation eut lieu en 1302, sous Philippe le Bel, et dont la dernière eut lieu en 1789, à la veille de notre grande révolution.
Le mois de mai correspond à floréal dans le calendrier républicain ; c’est le mois des fleurs. Les Romains célébraient chaque année, à la fin d’avril et au commencement de mai, la fête de Flore. La déesse des fleurs, adorée en Grèce sous le nom de Chloris, avait des autels à Rome. Tous les ans avaient lieu les florales, fêtes qui se célébraient durant cinq nuits et qui consistaient en chasses et en représentations mimiques et dramatiques.
La fête de Flore est encore célébrée, tous les ans, dans une ville de France. En 1323, le roi Charles le Bel sanctionna la fondation, à Toulouse, de la célèbre académie des jeux floraux qui s’appelait alors Collège du gai savoir. Cette institution, restaurée par Clemence Isaure vers 1490, fut érigée en Académie par Louis XIV en 1694. Tous les ans, le 3 mai, ont lieu des concours de poésie : l’ode la meilleure est récompensée d’une amarante d’or ; la violette d’argent, l’églantine d’argent, le souci d’argent, récompensent la pièce de vers alexandrins, le morceau en prose, l’idylle qui ont été couronnés.
En mai, les jours augmentent de 1 heure 16 minutes ; la température s’élève d’une manière très sensible. Cependant certaines journées du mois sont encore froides et les agriculteurs redoutent avec raison l’effet désastreux des gelées tardives. Ces gelées de mai peuvent se produire, soit parce que sous l’influence des vents du nord la température générale de l’air s’abaisse au-dessous de zéro, soit parce que la température du sol s’abaisse par rayonnement au-dessous de zéro, la température de l’air pouvant être d’ailleurs de 3 ou 4 degrés de chaleur. Dans ce dernier cas, on peut parfois éviter l’effet désastreux de la gelée en brûlant au-dessus du champ qu’on veut préserver des huiles lourdes qui produisent des nuages artificiels destinés à diminuer le rayonnement du sol.
Ces gelées de mai peuvent arriver à une époque quelconque du mois, mais il a été bien constaté, depuis de longues années, qu’il y a toujours un refroidissement de la température vers les 11, 12 et 13 mai. Cette remarque n’avait pas échappé à l’esprit observateur des agriculteurs, qui donnaient aux saints Mamert, Pancrace et Servais, auxquels sont consacrés ces trois jours de mai, les noms de saints de glace.
Autrefois, le 1er mai était un jour férié. Les paysans avaient l’habitude de planter un arbre qu’on appelait le mai.
Le 16 du mois a lieu la Saint-Honoré, fêle des boulangers et des pâtissiers.
En mai, les agriculteurs des différents départements sont loin d’être d’accord entre eux. Les uns désirent que les pluies d’avril prennent fin ; les autres ne les redoutent pas. Ces appréciations différentes tiennent évidemment aux différences de climat. Mais une voix unanime déplore les gelées tardives qui sont cependant fréquentes durant ce mois :
Au mois de mai
Il faudrait qu’il ne plût jamais.
(Vaucluse)
Mai pluvieux
Rend le laboureur joyeux.
(Hautes-Alpes)
Ces deux proverbes sont, on le voit, absolument opposés.
Mars sec, avril humide, chaud mai
Temps à souhait.
(Aube, Nord, Marne)
Gelée d’avril ou de mai
Misère nous prédit au vrai.
(Nièvre)
Du mois de mai la chaleur
De tout l’an fait la valeur.
(Meuse, Oise)
En mai, les travaux de jardinage deviennent très importants : on récolte les petits pois, les artichauts, les fraises, etc. Le 20 mai finit le mois républicain de floréal et commence prairial. La nature présente à cette époque de l’année sa plus grande activité.
Albert LEVY (1844-1907) était un physicien français, directeur du service chimique à l’Observatoire de Montsouris (en 1894). Il a écrit sous son nom ainsi que sous le pseudonyme de “A. Bertalisse”. Nous avons retranscrit ici le texte de plusieurs de ses “tableaux” : les légendes du mois de…
Le second des deux mois ajoutés par le roi Numa au calendrier des Romains fut consacré à Neptune parce que les pluies, à Rome, étaient très abondantes à cotte époque de l’année. Il faut remarquer que, dans notre calendrier républicain, février correspond à Pluviôse, mois des pluies.
Le mois qui nous occupe ne porte pas le nom du dieu auquel il était consacré. Le roi Numa l’appela februarius du mot latin februare qui signifie purifier. A cette époque de l’année avaient lieu, en effet, des fêtes publiques expiatoires appelées Fébruales. Ces fêtes, qui commençaient le 1er février et qui duraient huit jours, avaient été instituées en l’honneur des morts. En signe de deuil, les magistrats ne portaient que la toge blanche des simples particuliers, au lieu de la toge blanche ornée d’une bande de pourpre qu’ils revêtaient d’ordinaire et qu’on appelait la toge prétexte. Des sacrifices étaient faits aux dieux infernaux en l’honneur des morts qu’on voulait honorer. Pendant la durée des fêtes il n’était permis à personne de se marier.
L’église catholique célèbre tous les ans, le 2 février, la fêle de la Purification de la Vierge. En ce jour, on faisait autrefois des processions avec des chandelles allumées, d’où le nom de Chandeleur donné à cette fête. Le pape Gélase, en 472, fit supprimer cette cérémonie ; néanmoins le nom de Chandeleur est encore conservé dans nos campagnes.
Février n’a que vingt-huit jours ; tous les quatre ans on lui ajoute un jour complémentaire : cette année-là est dite bissextile.
C’est en février que s’achève le carnaval, fête renouvelée certainement de certaines cérémonies grotesques qui avaient lieu à Rome sous le nom de Saturnales. Carnaval vient de deux mots latins, carne, chair, et vale, adieu ; il annonce en effet le carême, temps pendant lequel, dans la religion catholique, on doit s’abstenir de viande. Le carnaval commence le jour des Rois et finit le mercredi des Cendres, quarante jours avant Pâques. Comme la date de la fête de Pâques varie d’une année à l’autre, la durée du carnaval est également variable.
Au point de vue météorologique, février présente un phénomène très singulier. Tous les ans, vers le 13 février, on observe pendant quelques jours un refroidissement de la température ; ce phénomène météorologique, avant d’avoir été constaté par les savants, avait été remarqué des agriculteurs, qui donnaient à cette période le nom de Saints de glace de février.
Février, disent les agriculteurs, doit être froid et pluvieux pour que les récoltes soient excellentes. C’est ce que rappellent les proverbes suivants :
Neige, eau, pluie, brouillard de février Vaut du fumier.
Si février laisse les fossés pleins, Les greniers deviendront pleins.
Albert LEVY (1844-1907) était un physicien français, directeur du service chimique à l’Observatoire de Montsouris (en 1894). Il a écrit sous son nom ainsi que sous le pseudonyme de “A. Bertalisse”. Nous avons retranscrit ici le texte de plusieurs de ses “tableaux” : les légendes du mois de…
Pourquoi pas de grands noms féminins dans les arts plastiques ?
[avant-propos du catalogue de l’exposition, téléchargeable dans notre DOCUMENTA] Cette exposition est un hommage au talent de femmes qui se sont distinguées dans les arts plastiques.
Pourquoi n’y a-t-il pas de femmes de grande renommée dans les arts plastiques ? Voilà une question qu’on ne cesse de poser avec une grande sincérité, avec un soupçon d’étonnement mais surtout en se disant que “les femmes ne sont tout de même pas égales aux hommes“. La réponse est qu’au cours des siècles passés et au début de ce siècle, les femmes, quel que soit leur milieu social, n’avaient pas l’occasion de cultiver leur intellect ou leur talent. Elles étaient traitées et élevées comme des enfants et des incapables. “L’une des premières conditions de l’instruction chez la femme, c’est d’être profondément cachée“, écrivait Balzac. Chez Jules Michelet, nous lisons dans son ouvrage La Femme, publié vers 1859, la phrase suivante: “Elle ne crée pas l’art, mais l’artiste. La femme est la principale source d’inspiration de l’artiste, elle le soutient moralement, l’encourage et surtout l’admire“. A l’homme, Jules Michelet dit: “Elle est ta noblesse, à toi, pour te relever de toi-même… Tu seras forcé d’être grand.”
A propos de la femme comme artiste, J. Michelet entretient des idées très particulières. Il prétend qu’une femme, aussi longtemps qu’elle n’a pas été déflorée, ne peut approcher l’émotion de l’artiste et de ses œuvres. Comment peut-elle ou oserait-elle, étant vierge, produire ou copier des œuvres d’art aussi bouleversantes ? Elle admettrait ainsi qu’elle sait déjà trop de la vie. Il dit: “C’est sous les yeux de son amant, c’est dans les bras de son mari, qu’elle peut s’animer de ces choses et s’en approprier la vie… c’est par l’amour que la femme reçoit toute chose. Là est sa culture d’esprit… le mari et non le père, peut faire son éducation.“
Dans son ouvrage Tagesfragen, le philosophe allemand Edouard von Hartmann (1842-1906) s’exprime dans le même sens: “Das Weib wird erst ais Gattin zur Halfte Mensch und erst ais Mutter ganz Mensch.“
Ces idées ont eu cours pendant tout un siècle. Un grand nombre de femmes de ma génération ont d’ailleurs encore entendu raconter de pareilles absurdités. Le changement de mentalité n’a commencé qu’avec la seconde vague d’émancipation.
Malgré tout, il y eut dans le passé un certain nombre d’artistes féminins tout à fait remarquables. Les rares femmes qui avant le XIXe siècle sont devenues des peintres de tout premier plan étaient généralement des filles d’artistes. Leur formation leur était donnée dans l’atelier de leur père. Même les femmes issues de l’aristocratie avaient très rarement accès à une formation aux arts plastiques.
Peu de femmes peintres jouissent d’une certaine notoriété auprès du grand public. On connaît Berthe Morisot (France, née en 1841 ), Mary Cassat (Etats-Unis, née en 1844), Sonia Delaunay (France, née en 1885) ainsi que Käthe Kollwitz (Allemagne, née en 1867).
De nombreuses autres, pourtant appréciées et honorées par leurs contemporains, restent inconnues, bien qu’elles méritent d’être découvertes. Dans l’histoire internationale de l’art, nous songeons notamment à Sofonisba Anguissola (Italie, 1535-1625), louée par Michel-Ange ; Angelica Kauffmann (Autriche, 19e siècle), amie de Goethe et fondatrice de l’Académie royale à Londres ; Elisabeth Vigée Lebrun (France, 1755-1842), portraitiste de Marie-Antoinette ; Rosa Bonheur (France, 1822-1899), un des peintres animaliers les plus appréciés ; ou encore Suzanne Valadon (France, 1865-1938), animatrice des styles révolutionnaires de la fin du 19e siècle, et d’autres comme la Flamande Clara Peeters (17e siècle), qui peignait surtout des natures mortes. Quatre de ses œuvres sont exposées au Musée du Prado à Madrid.
Cette année, l’UNESCO et les Nations unies entament une décennie du développement culturel. Le Nationale Vrouwen Raad a voulu, dans le programme des manifestations organisées à l’occasion du centenaire du Conseil international des femmes, faire une large place à la femme en tant qu’artiste. Cette exposition et trois concerts, au cours desquels seront interprétées des œuvres de compositrices, constituent en même temps la contribution du Nationale Vrouwen Raad aux efforts de l’UNESCO et des Nations unies.
Lily BOEYKENS, Présidente du Nationale Vrouwen Raad
[introduction du catalogue] De très nombreux auteurs ont déjà mis en lumière le lien entre société et production artistique : l’art comme miroir de la société, comme symptôme, comme symbole de la réalité sociale, comme précurseur aussi. En étudiant les œuvres d’art, on s’efforce également de sonder les causes les plus profondes de l’évolution sociale. A noter que ce parallélisme, simultané ou non, entre l’évolution de la société et l’histoire de l’art existe aussi entre l’histoire de l’émancipation de la femme et celle de la production artistique des artistes féminins.
Marie a enfanté le Christ, mais l’église est un monde d’hommes par excellence. Selon une légende ancienne, Kora a exécuté le premier dessin en silhouettant sur un mur l’ombre de son bien-aimé avant qu’il parte à la guerre, mais toute l’histoire de l’art est dominée par les hommes. Comme dans l’histoire politique, les exceptions confirment la règle. A partir du milieu du 20e siècle, des génies féminins sont enfin reconnus dans le monde artistique ; pourtant, leur condition de femme reste pour beaucoup
d’artistes un obstacle à leur carrière.
Force est de constater que parmi les femmes on ne trouve pas de Rembrandt ou de Picasso, mais on peut aussi se demander pourquoi. Comme le dit le professeur Linda Nochlin (Art and Sexual Politics, 1975), il n’y a pas non plus de grands pianistes de jazz lituaniens ni de champions de tennis esquimaux et “… in the arts as in a hundred other areas, things remain stultifying, oppressive and discouraging to all those – women included – who did not have the good fortune to be born white, preferably middle class and, above all, male.” Parallèlement à la deuxième vague d’émancipation, dans différents pays on s’est intéressé de plus en plus au travail d’artistes féminins et on a commencé à l’étudier.
Ainsi existe-t-il depuis 1977 à Amsterdam un centre de documentation actif et richement doté (Stichting Vrouwen in de beeldende kunst) qui a édité de nombreuses publications et organisé des expositions. Tout récemment encore (18.12.1987 – 7.2.1988), une double exposition a eu lieu à Berlin : d’une part, des œuvres d’artistes féminins, découvertes dans les réserves de dix musées berlinois, Das verborgene Museum ; d’autre part, des œuvres d’artistes contemporains, Dein Land ist morgen, tausend Jahre schön.
Il convient donc que le Conseil national des femmes participe à ce courant international ; son centième anniversaire est une occasion unique de montrer les tableaux de nos meilleurs artistes féminins de la période 1888 à 1938. Il est intéressant de lire leurs biographies, car leur condition féminine a déterminé dans une large mesure l’évolution de leur carrière. Les plus anciennes ont débuté à une époque où les femmes n’avaient pas encore accès aux classes de nu dans les académies, où il n’était absolument pas admis que des femmes gagnent leur vie comme artistes. Leur oeuvre est souvent étudiée et jugée par rapport à celle de leurs collègues masculins. Peu de publications y sont consacrées. Leurs tableaux mêmes sont encore difficiles à repérer de nos jours.
A-t-on jugé leur travail de façon objective ? Quand on étudie les textes des critiques d’art, on constate qu’ils utilisent souvent un autre langage que lorsqu’ils traitent du travail des artistes masculins, manifestement avec les meilleures intentions du monde, mais cela trahit incontestablement leurs idées préconçues. Marthe DONAS n’est pas la seule femme à avoir changé son prénom ou à ne pas l’avoir divulgué afin qu’on ne sache pas que l’auteur était une femme. Après avoir jugé aussi objectivement que possible – un élément subjectif intervient toujours dans l’appréciation d’œuvres d’art – les œuvres réalisées par des femmes, on peut se demander s’il y a des traits propres aux artistes féminins.
Il est très difficile de répondre à cette question, car cela exige de longues recherches. Tout artiste – homme ou femme – a son propre tempérament, son propre style : il y a des hommes qui produisent des œuvres d’art “typiquement féminines” et des femmes qui en réalisent de “typiquement masculines”!
Toutefois, l’étude des thèmes choisis, la manière dont ces thèmes sont représentés, en d’autres termes la recherche iconologique sur le travail des femmes donnera incontestablement des résultats. Il y a en effet des sujets traités par des femmes, qui ne seraient jamais représentés par un homme. Tenter de trouver des explications à ce choix relève de la recherche scientifique: un terrain encore inexploré !
Je me réjouis donc de voir que le Conseil national des femmes, en organisant cette exposition, contribue à encourager cette recherche. Nous devons dès lors lui en être extrêmement reconnaissants.
Lydia De Pauw-Deveen, Professeur d’Histoire de l’Art
Directrice du Centrum Vrouwenstudies van de VUB
Les premiers Romains n’avaient qu’une année de dix mois, commençant en mars et finissant en décembre. Ces dix mois, de trente jours chacun, étaient suivis de soixante jours appelés complémentaires. Ce fut, dit-on, le roi de Rome Numa Pompilius qui ajouta janvier et février au calendrier romain : janvier occupait le onzième rang ; février le douzième.
Janvier s’appelait alors januarius, en l’honneur du roi Janus qui avait, suivant la légende, offert l’hospitalité au dieu Saturne, poursuivi par Jupiter. Janus était représenté avec deux visages, tournés l’un à droite, l’autre à gauche, parce que Saturne reconnaissant lui avait donné le pouvoir de connaitre le passé et de deviner l’avenir. Le fondateur de Rome consacra un temple a Janus, temple célèbre dont les portes n’étaient ouvertes qu’en temps de guerre, et il institua des fêtes appelées Januales qui se célébraient le premier januarius. De januarius, nous avons fait janvier.
Notre année commence actuellement au 1er janvier : il n’en a pas toujours été ainsi. Les noms des quatre derniers mois, septembre, octobre, novembre, décembre, qui veulent dire septième, huitième, neuvième et dixième mois, rappellent qu’il fut un temps ou l’année commençait en mars.
Charlemagne emprunta à l’Italie l’usage de commencer l’année à Noël. Au XXe siècle, on abandonna l’usage de dater de la Nativité de Jésus-Christ et l’origine de l’année fut placée à Pâques. En 1563, le roi Charles IX décida que désormais l’année commencerait le 1er janvier. L’édit fut appliqué seulement en 1567.
Le 5 octobre 1793, l’assemblée politique qui s’appelle la Convention décréta qu’à l’avenir l’année commencerait en même temps que l’automne, c’est-à-dire le 22 septembre, à minuit. Il se trouva que précisément la proclamation de la République avait eu lieu le 22 septembre 1792. Un décret du 10 septembre 1805 abolit le calendrier républicain et rétablit l’ancien à partir du 1er janvier 1806 : c’est celui que nous suivons aujourd’hui.
On raconte que les Romains avaient l’habitude d’offrir à leurs rois, le 1er janvier, des branches d’arbres cueillies dans certains bois consacrés à la déesse Strenua, qui personnifiait la force ; ces présents s’appelaient Étrennes, du nom de la déesse. Quand les rois disparurent de Rome, les particuliers échangèrent entre eux des cadeaux le premier janvier. Nous avons conservé et même étendu l’usage des étrennes.
En janvier, deux fêtes d’origines bien différentes doivent nous arrêter un instant : la fête des Rois et la saint Charlemagne. Le 6 janvier, l’Eglise catholique célèbre “la venue des rois mages qui, partis de l’Orient, s’étaient rendus a Bethléem pour adorer Jésus-Christ.” Ce jour-là, on apporte sur les tables la belle galette dorée qui renferme la fève, signe de la royauté. On coupe le gâteau en autant de parts, plus une, qu’il y a de convives et le plus jeune de la famille désigne au hasard celui ou celle à qui chaque morceau doit échoir. Le morceau qui reste doit être distribué à un pauvre. Les collégiens fêtent le 28 janvier la saint Charlemagne, sous ce prétexte que Charlemagne fut le fondateur de l’Université.
Du commencement à la fin de janvier, les jours augmentent de 1 heure 5 minutes environ, savoir : 22 minutes le matin et 43 minutes le soir. C’est en janvier qu’on trouve les jours les plus froids de l’année, principalement vers les 2, 3, 7 et 10 du mois.
En janvier, les agriculteurs redoutent la pluie : c’est ce qu’expriment les deux proverbes suivants :
Albert LEVY (1844-1907) était un physicien français, directeur du service chimique à l’Observatoire de Montsouris (en 1894). Il a écrit sous son nom ainsi que sous le pseudonyme de “A. Bertalisse”. Nous avons retranscrit ici le texte de plusieurs de ses “tableaux” : les légendes du mois de…
[LALIBRE.BE, 29 mai 2005] Homme de théâtre avant de bifurquer vers le journalisme (il fut grand reporter au Pourquoi Pas ?, mais se spécialisa très vite dans la chronique judiciaire), Philippe TOUSSAINT peut être considéré comme le père spirituel de plusieurs générations de confrères habitués des prétoires. Il vient de s’éteindre, à l’aube de ses 80 ans, après avoir connu, depuis août 2004, de sérieuses alertes de santé.
Aimable et exigeant
Exigeant et rigoureux, mais d’une amabilité et d’une disponibilité permanentes, il a donné l’exemple d’un professionnel curieux davantage du justiciable, son prochain, aux prises avec le quotidien de la justice que des pompes de l’institution sur laquelle il portait le regard d’un aigle.
Les auditeurs de la RTBF ont, des années durant, écouté religieusement son billet hebdomadaire. D’une voix chaude, Philippe Toussaint nous faisait revivre des audiences parfois spectaculaires mais le plus souvent ordinaires, dont il tirait toujours une morale à l’usage de la société tout entière.
Il n’avait pas son pareil, en effet, pour montrer, dans un langage choisi et à travers les exemples les plus courants, comment avançait la justice et comment allait le monde. Il le faisait à la radio mais aussi dans la presse écrite. C’est lui, en effet, qui osa fonder, voici plus d’un quart de siècle, Le Journal des procès, qui vient d’atteindre le cap des 500 numéros.
Il fallait voir Philippe Toussaint s’installer au banc de la presse, sec, le regard perçant, vaguement sévère, lui qui n’était que gentillesse et humour, avec son petit carnet et son crayon. Il noircissait deux ou trois pages puis s’en allait, ayant compris bien plus vite que quiconque les leçons à tirer de l’affaire.
Magazine brillant, Le journal des procès a survécu grâce à l’inlassable courage et au talent sans failles de son créateur, infatigable malgré le poids des ans. Grâce aussi au soutien éclairé de Suzanne, qui ne cessa jamais de veiller sur son mari. Grâce enfin à la collaboration de dizaines de personnalités, conquises par les engagements humanistes de leur ami. Ses ennuis de santé n’avaient altéré ni son intelligence, ni sa détermination à combattre, partout et toujours, l’intolérance, les extrémismes et la médiocrité. Il nous manquera comme nous manque son compère Alain Heyrendt, parti en éclaireur au paradis des gentilshommes.
La bibliothèque physique de wallonica.org contient la quasi totalité des numéros de la revue et les archives du Journal des procès ne sont pas publiées en ligne : que voilà une belle mission pour nous ! Les numéros que nous avons déjà dématérialisés sont dans la DOCUMENTA, chaque fois précédés de l’éditorial (toujours jubilatoire) de Philippe Toussaint…
Poète, romancier et écrivain, “infatigable pèlerin de la réconciliation entre l’art et la machine” (Jacques Stiennon), Georges LINZE a laissé une œuvre abondante toute empreinte d’optimisme et de confiance en le progrès et la technique. En 1920, il publie son premier recueil, Ici, Poèmes d’Ardennes et fonde à Liège, en décembre de la même année, un groupe littéraire, avec le poète René Liège et le peintre Marcel Lempereur-Haut. En mars 1921, parait le premier numéro de la revue internationale futuriste Anthologie, qui réunit des artistes du monde entier et qui publie les poètes de toute nationalité, jusqu’en 1940. Le Groupe d’Art moderne de Liège était né ! En 1928, Georges Linze publie Le prophète influencé, son premier essai. Également fondateur, en 1931, du Journal des Poètes, avec Géo Norge, Pierre Bourgeois, Maurice Carême – entre autres – animateur radio, il témoigne aussi de l’intérêt pour l’architecture moderne et collabore notamment à la revue moderniste L’Équerre. Entre 1940 et 1944, résistant, Georges Linze s’engage dans la presse clandestine. Ce conflit ébranlera quelque peu son naturel optimiste et sa confiance en la technique, mais ne ralentira pas pour autant sa production littéraire.
Instituteur et chef d’école, l’écrivain laisse une œuvre abondante faite de plus de vingt recueils de poèmes, d’une vingtaine d’essais (Propos d’art contemporain (1923), Méditation sur la machine (1930), etc.), de plusieurs romans (Les enfants bombardés (1936), Les dimanches où le monde est jeune (1954)) et livres pour enfants (Les vainqueurs de l’océan (1931), Raymond Petit-Homme (1936)), mais aussi de manifestes, dans lesquels perce le doute qu’il éprouve sur le sens du monde actuel. Fervent amateur de moto – il a parcouru l’Europe, l’Asie et l’Afrique au volant de sa bécane – il publie, en 1984, son dernier recueil, Poème pour comprendre arbres et machines.
Georges Linze, pour qui tout est poésie – “Une étrange phosphorescence couvre les objets les plus humbles comme si la poésie n’était que ce que les choses ordinaires ont d’extraordinaire” –, est également vice président de l’Association des Écrivains belges de Langue française, membre correspondant de l’Académie luxembourgeoise et membre titulaire de l’Académie internationale de Culture française. Il a reçu, entre autres prix, le prix Félix Denayer pour l’ensemble de son œuvre, en 1957.
extrait de la notice du Dictionnaire des Wallons,
une des bases de données de Connaître la Wallonie
S’il était avant tout un poète prolifique, Georges LINZE était aussi romancier (jeunesse) et les Aventures de Gilles Loiseau en Amérique (1948 ?) ont bercé plus d’un rêve agité de ma prime adolescence. On lui doit également Les aventures de Riquet en Ardennes que mon arrière-grand-père adorait nous lire, le soir.
Marthe ou l’âge d’or est d’un autre tonneau, comme on pourra le lire dans le long extrait que nous avons transcrit plus bas. Le roman est paru aux Editions de l’Etoile à Bruxelles.
Étonnamment, les deux romans sont sans date, même dans les références de la Bibliothèque nationale de France (BnF). On doit être juste après la guerre… Qu’à cela ne tienne, vous pourrez lire ci-dessous les premières pages d’un roman tout en douceur naïve. L’époque y est présente dans le style comme dans le propos (figurerait-il aujourd’hui dans le rayon “Romans Feel Good” des librairies ?). Reste qu’à la lecture des quelques lignes qui suivent, on comprend mieux pourquoi Georges Linze est plutôt passé à la postérité pour son oeuvre poétique…
Marthe ou l’âge d’or (extrait)
SÉBASTIEN ou LE JEU MAGIQUE
RÉSUMÉ EN GUISE DE PRÉFACE
Qui est Sébastien ?
Quel est ce jeu magique ?
Sébastien, nous a-t-on dit, est l’homme que nous sommes tous, à certains moments de notre vie ou même toute notre vie.
Notre civilisation, à la fois brutale et géniale, a créé cet être que heurtent des merveilles et des enfers. Il se croit entouré de géants. Ceci prouve qu’il n’est pas loin de l’enfance. Ses aventures sentimentales ont été à la mesure du reste. Il a connu une femme, Marthe, qui l’a quitté en lui laissant une fille dont il n’est pas le père mais qui lui a permis de goûter quand même, aux bonheurs et aux tourments de la paternité. Au fait, l’enfant a réchauffé et enchanté sa vie. Mais le temps passe vite. La .fillette a grandi. La mère est loin, et les âmes continuent à chercher une justification à tout ce qui arrive. Elles ne cessent de désirer, sans pouvoir aisément la construire, une paix qui les mettrait en équilibre au milieu des mouvements du monde. Et ces mouvements ne sont, sans aucun doute, que les reflets de nous-mêmes.
“Sébastien ou le Jeu Magique, a dit Franz Hellens lors de l’attribution du premier Prix Rossel, est une étude psychologique, (dans le sens le moins prétentieux, le moins appuyé du mot) de deux caractères, de deux types d’humanité : l’homme qui prend la vie telle qu’elle est et en jouit pleinement et l’homme toujours inquiet qui ne sait pourquoi il est de ce monde et cherche dans les images qu’il crée, la clef de l’énigme.Dans Sébastien, l’esprit atteint et fouille avec une lucidité étonnante et par le moyen d’un style remarquablement efficace, les régions les plus obscures du subconscient. Il souligne, sans prétendre le résoudre, mais en nous faisant profondément sentir sa réalité, un problème angoissant, exprimé dans un récit dramatique, véritable tragédie d’où Sébastien vaincu, sort cependant fortifié. La scène finale, où l’homme rejoint l’enfant, et dont l’atmosphère purifiante est en quelque sorte la justification et la réparation du trouble où le héros s’est débattu jusque là, est, une des plus belles réussites du roman que je connaisse. L’élévation spirituelle de Sébastien ne s’impose pas tout de suite parce que l’auteur n’emploie pas de grands moyens pour nous y entraîner et parce qu’il a plutôt l’air de jouer avec ses personnages, comme ceux-ci ont l’air de jouer avec la vie. Qu’on ne s’y trompe pas : il y a là plus d’abnégation véritable que de désinvolture affectée. Et j’ajouterai, sans aucune hésitation, que cet ouvrage, dans son désordre et son trouble apparents, est éminemment moral, au sens le plus dépouillé du mot.” (Le Soir)
Quel est ce jeu magique ? Ce n’est que la vie, sans doute rien d’autre que quelques formes rares ou banales de la vie. Et comment Sébastien, cet homme perdu dans la grande ville, a-t-il joué ce jeu magique, malgré l’étonnante solitude où il est plongé ?
Voici :
Sébastien flâne au long des quais. Il est seul dans la nuit brumeuse et il souffre. Le visage de la ville lui paraît dur. Il entend crier les sirènes des usines, sonner les cloches des églises, vrombir des moteurs et il pense qu’il n’est qu’un homme, enfermé dans sa peau, bien au chaud dans son sang, avec, à toutes ses frontières, les attaques du froid et de l’humide.
Sébastien qui suit la bordure du trottoir, se laisse conduire par elle. Tout à coup, il voit grandir une forme, obéissant, elle aussi, aux ordres de cette route ridicule. Une femme bientôt s’arrêtera en face de lui.
C’est ainsi qu’il rencontre MARTHE.
Marthe, est l’élément fuyant, inconscient presque qui vit sans rien approfondir. Les hommes l’attirent et se la renvoient. Si c’est cela vivre, elle vit intensément mais non sans déchirement parfois. Pour ses conquêtes, elle a d’abord tout abandonné, puis, un jour, l’âge aidant, des appels irrésistibles l’ont atteinte. Elle· semble vouloir se fixer comme ces oiseaux qui tournent longtemps avant de se poser. Ce qui naîtra en elle sera une paix tardive, la paix au milieu des ruines si l’on veut, mais les enfants les relèveront si elles en valent la peine.
Ils se mettront, à leur tour, à construire pour eux-mêmes, un domaine éphémère, le plus beau qui soit évidemment. Et tout recommencera. Cette vérité est connue depuis toujours, ce qui n’empêche qu’on n’y prête guère attention.
Bah ! Il faut croire que tout est bien ainsi puisque le jeu continue…
Sébastien et Marthe s’en vont, côte à côte, dans la nuit. Sébastien saisit ses clefs qui sont chaudes d’une chaleur qui est la sienne. Ses doigts suivent un de leurs dessins. C’est le E de la clef de sa chambre et il se dit que la femme aurait pu s’appeler Emmi, Emma, Eve… Comme on le constate, Sébastien s’unit souvent au monde par l’intermédiaire des petites choses. Il a découvert un moyen de se sentir moins seul. Il en est là dans ses pensées, lorsque, tout à coup, devant eux, deux phares les visent puis se détournent, puis les retrouvent. Qu’y a-t-il ? Une auto monte sur le trottoir, reprend la chaussée, remonte sur le trottoir près d’eux, vire brusquement et va s’écraser contre le parapet du pont.
Pas un cri, pas une plainte du conducteur dangereusement blessé sans doute… Un silence tel que l’on peut croire que la machine folle roulait sans maître.
Ils ont tout vu, le danger les a frôlés. Après quelques secondes, Sébastien a voulu bondir, pour soigner, consoler, aider… La femme n’a pas bougé.
– Et après ? demande-t-elle en haussant les épaules.
Après ? Ils continuent leur route, plus glacés, plus éternellement impassibles. Il ne comprend plus ce qu’elle murmure. Il aurait fallu des sens plus subtils pour capter la vérité de ces mots perdus. L’homme et la femme sont loin l’un de l’autre, hostiles empoignés par des mains géantes qui les brandissent comme des flambeaux maudits.
– A la fin, vous m’ennuyez, crie-t-elle et elle le quitte.
Sébastien reste seul, déjà en proie au remords. Il n’a pas secouru l’automobiliste· et il le regrette mais il ne se décide pas à revenir sur ses pas. Il aperçoit la lumière d’un petit bar et il entre dans cette grotte de feu. Des glaces tournent, se répètent en un univers de cristaux. Il est pris comme dans un piège de velours, de rideaux, de miroirs. Derrière lui, la porte bouge sans bruit comme de l’eau. Il s’assied et les ressorts du fauteuil lui donnent une délicieuse impression de chute…
Du vin fume sur la table. La tranche de citron porte un morceau de sucre qui lentement s’engloutit. La fumée du tabac, massée immobile dans le fond, comme des nuages arrêtés par des montagnes, agrandit le petit bar.
Sébastien examine quatre joueurs de cartes qui se trouvent dans un coin puis il leur offre à boire. La bouteille commandée arrive sur la table, droite comme un phare. Et les verres sont des fleurs ouvertes, nettes, dans un drôle de printemps. Sébastien regarde la bouteille, sa bouteille venue là grâce à son désir, à sa volonté, à son argent. Elle est sienne, elle est son oeuvre. Elle est admirable.
Tout à coup, il se lève et annonce : “Je reviens”. Il sort sans chapeau, sans pardessus et se dirige, sûr comme un somnambule vers le quai où il vit surgir devant lui, la femme mystérieuse, suit le même trottoir, reprend la même allure mais avec plus de vigilance.
La femme l’attend à peu près au même endroit.
Elle eut peur de sa solitude et ne put se libérer d’un passé tout proche dont tout le destin ne s’était pas encore accompli.
Marthe et Sébastien reviendront ensemble vers le bar et, pour la première fois, il pourra voir le visage de sa compagne inconnue.
Les bars tiennent une grande place dans la vie de Sébastien comme d’ailleurs dans celle des hommes de cette époque. Ce sont des havres parfaits, des lieux un peu secrets qui accueillent non seulement les épaves et les poètes, mais surtout ceux qui ont besoin d’un peu de dépaysement et d’oubli.
Puis des bouteilles sont vidées et l’ivresse triomphe. Le marbre est devenu pour Marthe un aquarium magique où la main de Sébastien nage comme un poulpe.
De temps en temps, Marthe voit un œil de Sébastien ouvert dans un décor mouvant. Elle a chaud. Du feu parti de son ventre gagne tout son corps. Ses seins viennent de frissonner. Elle s’installe mieux sur sa chaise…
Sébastien goûte une complète sécurité. Ce bar bien à la mesure humaine, forme un univers suffisant, dont le plafond, ciel bas, ne contient aucune menace d’immensité ou d’éternité et ne laisse tomber aucun gel ; ses lampes représentent des astres bienfaisants, ses rayons de bouteilles multicolores et de verres à facettes étagent des reflets, comme une aurore boréale.
Plus tard, on apportera, dans le bar, un blessé évanoui, le conducteur de l’auto.
Marthe et Sébastien le regardent.
Il est jeune, tout blond, deux filets de sang venant du front, lui dessinent des cernes étrange. Des mains assez maladroites vont et viennent sur lui. On le déshabille. Dans la lumière cendrée, on voit à peine les quelques poils de son corps. Un médecin est appelé par téléphone. Il ne se fera pas attendre et bientôt l’homme sera pansé.
Son évanouissement est vite terminé. Quand on lui offre du vin, il boit lentement et il hoquette deux fois.
– Je vous remercie, dit-il. Ce n’est rien de grave.
On comprend que sa nudité le gêne et deux hommes qui lui ont offert leurs épaules l’entraînent vers l’arrière-cuisine… La dernière vision que laisse l’automobiliste avant de disparaître est assez cocasse. Il eut l’air de s’incliner poliment devant l’épouse du patron qui l’attendait, en souriant, près de la porte.
Le blessé qui s’appelle Edmond, viendra remercier ses sauveteurs et leur payera à boire. Vers le matin, il s’en ira avec Marthe et Sébastien. Le trio déambulera dans les rues puis échouera chez Edmond.
Sébastien, ivre, n’a pas cessé de s’agiter et de divaguer. Lorsqu’il s’endort en riant, il a au bout des doigts qui interrogent, en le touchant, le velours usé du canapé, l’inexplicable présence de paysages vraiment surprenants.
Dans la journée, Sébastien quittera ses compagnons, en méprisant cet Edmond qui lui a ravi Marthe, en méprisant cette Marthe qui préféra Edmond.
Il se sent vaincu une nouvelle fois, et aura l’occasion de se réfugier dans un cinéma où il espère trouver un peu de paix. Mais le spectacle l’irrite, les “actualités” lui donnent une image absurde d’un monde qui lui apparaît de plus en plus dangereux.
Oui, le monde est dangereux. Quitte cette salle, Sébastien ! Va-t’en, imprudent ! Voici l’Europe pleine de fumées et d’avions, voici la Chine délirante et ses grosses têtes affolées qui sortent de l’écran !
Sébastien ne peut se maîtriser.
– Flanquez tout par terre ! crie-t-il soudain.
– Flanquez tout en l’air ! hurle-t-il.
Des citoyens se lèvent, fiers devant leur femme.
– Chut ! crient-ils.
– A la douche !
– A la porte !
Des hommes galonnés empoignent Sébastien qui ne dirait plus rien si on le laissait là.
Et on jette sa face d’ange dans la rue.
Marthe, elle, au sortir de cette nuit effrénée se sent meurtrie et fatiguée.
– Ce n’est pourtant pas du dégoût, pense-t-elle, je n’en suis plus là et, du reste, rien ne le justifierait. Qu’ai-je à reprocher à quelques heures d’ivresse, à ces quelques plaisirs fiévreux pris avec deux inconnus pas vilains, pas méchants.
Edmond, le blessé qu’elle n’a pas secouru, est un homme joyeux, dominateur. Il arrive comme un piège, le voici tout près d’elle, elle le voit dans le miroir devant lequel elle termine sa toilette.
Elle est déjà prisonnière et bien incapable de résister. Elle ne sait plus s’il la caresse ou s’il la frappe, il l’emporte, la décoiffe, puis l’abandonne haletant et pâle. Mais ce grand amour ne durera pas. Marthe quittera Edmond et alors le doux et médiocre Sébastien retrouvera une petite place, de temps en temps, dans son souvenir.
Quinze jours ont passé depuis cette aventure lorsque Marthe et Sébastien se rencontrent dans la ville.
Sébastien, tout de suite, lui tendit la main. Marthe est de nouveau devant lui ! Est-ce possible ! Il reconnaît quelques-uns des traits que sa mémoire avait bien conservés. Elle porte la même robe, le même chapeau, mais le jour accuse mieux les formes de son visage. Il lui parle, il ose lui prendre le bras… Cette fois-ci, Sébastien est comblé. Marthe l’accompagnera chez lui et s’y installera.
Elle est bonne ménagère. Sébastien est heureux autant qu’on peut l’être, il se laisse vivre avec autour de lui, l’odeur café qui monte comme un encens familier.
Un jour, Marthe lui apprendra qu’elle est mère d’une petite fille de dix ans, Renée, qu’elle a placée en pension, chez une tante, à la campagne.
– Elle est gentille, c’est une jolie gosse. Si tu veux, Sébastien, nous irons la voir un de ces dimanches et, peut-être, un jour, pourrions-nous penser à l’avenir, à arranger les choses, puisque nous sommes ensemble, puisque nous nous entendons bien, puisque nous nous aimons.
– Si tu veux, répond simplement Sébastien. Il a découvert une nouvelle Marthe, avide de stabilité et de paix, une mère, une épouse. Le torrent semble s’être calmé. Pour combien de jours ?
Bah ! la vie continue ! Et c’est autant de pris. Sébastien acceptera tout ce que l’on voudra.
***
La petite Renée est venue habiter chez Sébastien. Maintenant lorsqu’il rentre chez lui, il a l’impression de trouver un abri sûr, un monde réduit mais bien connu et très suffisant dans lequel il se sent à son aise.
Renée colore toute sa vie. Elle joue, elle chante. Lorsque ses camarades l’appellent et qu’elle va se cacher avec eux sous le porche, il ne reste plus dans la cour qu’un gros bloc de silence et une corde perdue étendue comme un serpent.
A travers cette enfant, l’univers se transforme et Sébastien part à sa découverte. Un jour, il trouvera Edmond chez lui en train de bavarder avec Marthe. Il a pris Renée sur ses genoux et parle et fait rire… Il s’explique. C’est par hasard qu’il a retrouvé Marthe et, par elle, l’adresse de Sébastien.
C’est par hasard qu’il a retrouvé Marthe, qu’il a retrouvé Marthe, Marthe. Il ne parle que de Marthe. Qu’est-ce que tout cela amènera ?
Sébastien hésite. Que dire ? Cet homme nu, brusquement étendu devant eux, vers minuit, aurait dû disparaître à jamais. Il avait eu sa place, son rôle, son succès, sa beauté ; tout s’était terminé à la séparation, lorsque Sébastien, ivre encore, avait quitté la maison d’Edmond.
Sébastien se laisse, petit à petit, entraîner par la joie que dispense Edmond. Il s’apprête à aimer tout le monde et chacun s’en aperçoit. Il fait gai et fraternel autour de la table. Une liqueur emplit les verres. Edmond, s’il a trop chaud, peut enlever son veston, qu’il ne se gêne pas. Il est chez lui. Marthe préparera le dîner. Lorsque la petite dormira, les trois amis resteront ensemble toute la soirée.
– Acceptez, Edmond, nous avons des cigares, du vin et, comme souvenir commun, cette nuit ensanglantée, ces faits rapides qui ont un peu chagriné Sébastien, et qui le chagrinent encore.
Ce n’est vraiment pas bien d’avoir abandonné ce brave garçon qui aurait pu mourir, tout seul, comme un chien.
Si Sébastien avouait, s’il expliquait à Edmond toute la bizarrerie de cette nuit, leur décision de ne pas le secourir… Qu’un mot, qu’une allusion permettent l’enchaînement des idées et Sébastien dira ce qu’il doit dire et qui lui pèse sur le cœur. Après, il sera soulagé. Il se décide à parler.
– Je vous dois une explication.
– Une explication ? A propos de quoi ?
– A propos de cette nuit.
Edmond n’aime guère ce ton grave et des discussions sur des faits passés. Que veut Sébastien ? C’est à cause de Marthe sans doute. Comme si l’on ne pouvait, une fois pour toutes, oublier ces détails sans intérêt. Décidément, ce brave Sébastien radote, il est légèrement obsédé.
Mais Sébastien tient à son idée et soudain, il avoue :
– Marthe et moi avons assisté à l’accident.
Edmond ne semble pas étonné.
– Et vous avez aidé ces gens qui m’ont transporté dans le petit bar, dit-il calmement.
– Non, ajoute Sébastien, voilà ce qu’il faut que vous essayiez de comprendre : Nous vous avons vu arriver. Vous êtes allé vous écraser contre les pierres du pont… et nous ne vous avons pas secouru. Nous sommes partis, de commun accord, sans même nous retourner !
– Vraiment, dit Edmond qui ne paraît pas très ému.
– Nous avons décidé de ne pas vous secourir, sans vous connaître évidemment. Pour nous, le soir était si lugubre, nous nous sentions si seuls, dans une hostilité si sournoise que le simple geste d’aider quelqu’un, nous semblait répugnant et insolite.
Edmond ne sait que dire. A-t-il seulement envie d’insister ? La conversation tombe et jamais plus on ne reparlera de l’accident.
Depuis lors, le prestige d’Edmond n’a cessé de grandir. Edmond est optimiste, il prétend volontiers que l’époque est splendide. Lorsqu’il parle, ses yeux brillent, il bombe la poitrine. Il est jeune, épanoui au milieu de sa vie ; il faut qu’on le regarde au risque de se brûler l’âme…
Il joue, lui aussi, mais gaiement. Il saisit Renée, la soulève, la place debout sur ses épaules, sourit en voyant la fuite de ses jambes, fait glisser l’enfant, la rattrape. Elle est heureuse, vaincue par ce géant qui joue.
Sébastien essaie de combattre l’influence d’Edmond. C’est en lui-même qu’il réussit le mieux, lorsqu’il définit son adversaire : “- Toi, Edmond, tu es l’être le plus plat, le plus vide que j’aie jamais vu. Je me trompe, je t’ai vu des millions de fois. Tu es l’Homme. Ton cerveau, c’est du beurre. Une vache pense plus que toi en regardant passer les trains… Tu ne te figures pas comme je me venge. Mes regards t’atteignent comme des crachats…”
Quant à Marthe, elle semble de plus en plus conquise par la verve d’Edmond. Elle ne le quitte pas des yeux et elle frémit délicieusement lorsqu’elle l’entend discourir : “Je suis bien parmi les choses dures de la terre, parmi les couleurs, le chaud et le froid… Je donne tout le passé, sans oublier les Grecs, pour le cinéma et la magnéto de mon moteur. Je suis un homme moderne, j’aime les objets qui accompagnent mon voyage· ici-bas, mais je les donne tous, Grecs, cinéma, magnéto, etc., pour les femmes vivantes qui viennent à moi, que j’étreins puis que je lâche et qui s’en vont comme si elles dansaient.”
Et moi, se dit Sébastien, je m’amuserais à laisser la lumière toute la nuit, puis après je briserais le compteur électrique… Suis-je bête ? Suis-je malade ? Un journal m’affole. J’ai peur des hommes, des armées et de leurs avions. Je pense aux bombes.
Allons Sébastien ! Calme-toi, ton cas n’est pas unique. Mais il te faudrait apprendre à vivre. Tiens, voici un conseil : Si tu te mettais au travail et si tu essayais d’inventer une machine ? Invente une machine, Sébastien ! Invente quelque chose ! Qui te dit que le bonheur ne viendrait pas par surcroît ?
***
Un dimanche, Marthe, Renée, Edmond et Sébastien partiront en excursion.
Tout de suite, Sébastien a compris que la journée serait assez morne. Dans le tram qui les emporte, il invente pour lui seul, toutes sortes de rêveries qui sont affaire entre lui et l’univers.
Edmond, comme toujours, est joyeux. Il ne cesse de faire des jeux de mots et Marthe rit de bon cœur. Une rivière sera traversée en bac, puis Edmond qui marche en tête donne le signal de l’arrêt. Il a trouvé un joli coin. Aux environs, on n’aperçoit que quelques familles. Vite, on s’installe. Les vivres sont mis à l’ombre. Renée revient bientôt avec quelques camarades. Et les heures passent rapidement sous le bon soleil dominical. Sébastien se couche
dans l’herbe et s’assoupit. Son cœur a battu un peu plus fort en approchant des plaisirs du sommeil…
Lorsqu’il se réveille, il rejette assez brusquement un journal que l’on a placé délicatement sur son visage. Il regarde à droite, il regarde à gauche. Il est seul. Un dimanche se termine. On a fermé les gramophones et l’on a démonté les tentes. La nuit va venir car les chauves-souris volent déjà au-dessus de l’eau.
Tout à coup, Renée accourt en criant: “Et Maman ? Et Edmond ? Où est Maman ? Où est Edmond ?”
Où sont-ils ? Comment le saurait-il, lui Sébastien ? Pourquoi s’inquiéter de la sorte.
– Attends, dit-il, tu vas les voir revenir. Les voici, sans aucun doute.
Mais l’homme et la femme que Sébastien désignait et qui, de loin, ressemblaient à Edmond et Marthe, passent indifférents. Maintenant Sébastien s’inquiète sérieusement. Il fouille les buissons où la nuit est déjà sous les feuilles. Ils questionnent les derniers promeneurs. Ne les avez-vous pas vus ? Mais si, ce couple a attiré notre attention, il y a une heure, deux heures, trois heures, on ne sait plus…
Ne se sont-ils pas noyés ? Ne se sont-ils pas égarés ?
– Qui est-ce? demande quelqu’un.
– Ma femme et son ami.
– Ah ! Votre femme et son ami !
Sébastien hausse les épaules. Il sent contre sa jambe le corps de la petite Renée. Allons, on ne peut s’attarder plus longtemps dans ce pays obscur et vide.
– Il nous faut rentrer, dit-il, tu verras, nous trouverons Maman et Edmond bien tranquilles à la maison. Nous saurons ce qui s’est passé.
Sébastien se leurrait. La maison était éclairée mais Marthe n’était plus là. Elle avait fui en laissant une pauvre lettre toujours la même:
« Je n’ai pu agir autrement. J’ai partagé l’argent. Quant à la petite, conduis-la chez sa tante. Adieu ! »
La douleur déchire Sébastien qui apprend ainsi que Marthe était devenue indispensable à sa vie. Elle l’a trahi et il voudrait l’oublier, mais son souvenir ne cesse de le tourmenter. Il imagine son existence avec Edmond, il se représente certains de leurs gestes, il entend leurs voix et leurs rires et la colère commence à gronder en lui, une colère qui ressemble à la haine.
Bientôt, il saura qu’une seule chose peut lui rendre la paix : faire disparaître Marthe et Edmond. Les tuer. Il s’arme d’un browning et se lance à leur poursuite.
Après avoir erré dans la ville, l’idée lui vient de se rendre chez Edmond, peut-être aura-t-il la chance de trouver les oiseaux au nid. Peine perdue, personne ne répond et Sébastien tâche, mais en vain, de forcer la porte. Il essaie toutes les clefs qu’il possède et ne s’en ira qu’après avoir gravé sur le chambranle “A mort” et plus bas, deux dessins secrets.
Il reprend sa folle randonnée et, tout à coup, croit apercevoir Marthe. Mais ce n’est qu’une femme qui lui ressemble un peu. Il l’accompagne chez elle et lui explique sa peine. La femme est distraite et pense à autre chose.
Lorsqu’elle veut enlever sa robe, Sébastien l’en empêche et lui dit :
– Je vous aime un peu parce que vous me rappelez Marthe.
– Votre femme ?
– Oui. Je la cherche, pour la tuer.
La femme est habituée aux bizarreries des hommes qui la fréquentent, Sébastien ne lui paraît pas dangereux mais il faut quand même qu’elle s’en méfie. Sans rien brusquer, elle parvient à faire parler Sébastien et à s’emparer de son arme. Elle la retourne entre ses doigts comme une araignée ferait d ‘une mouche, puis la dépose sur la tablette de la cheminée.
– Vous vous faites plus méchant que vous n’êtes, dit-elle.
Mais Sébastien ne l’entend pas, il suit déjà des images nouvelles.
La femme se demande maintenant comment elle se débarrassera de cet original et comment elle parviendra à le mettre à la porte.
Elle tente une dernière fois de s’approcher de Sébastien mais celui-ci la repousse.
– Je crois, dit-il que vous feriez mieux de chanter quelque chose. C’est ce que je désire.
Elle paraît très peu disposée à le satisfaire et Sébastien pense que les prostituées ont parfois un étrange amour-propre.
– Chantez, puis je m’en irai, je vous le promets.
Elle a souri puis s’est installée sur les genoux de Sébastien et a fredonné un chant populaire.
Le chant lentement s’est affermi et la femme est toute transfigurée. Elle chante de tout son cœur mais elle n’arrivera. pas au bout de son couplet car de grosses larmes couleront sur ses joues.
Sébastien s’en ira comme il l’a promis.
***
Plus tard, Sébastien qui est revenu chez la femme pour y prendre son revolver, rencontre un enfant. Il partage ses jeux mystérieux pendant quelques minutes et se grise à sa fraîcheur et à son innocence.
Il éprouve le besoin de revoir Renée et de s’abreuver à cette source vive.
Va Sébastien ! Rien n’est perdu puisque tu sais encore jouer. Tu es toujours enfant, toujours jeune, toujours en proie au délire poétique du début de la vie. Crie à Renée que tu accours, tends-lui les bras !
Pendant ce temps, Edmond et Marthe goûtent eux aussi un bonheur parfois assez trouble. Une auto les emporte-t-elle, Marthe pense à ce qu’elle ferait si elle rencontrait, à un carrefour, une voiture incendiée avec Sébastien gisant au milieu des débris ; et la joie de l’excursion n’est pas sans mélange.
Sébastien ? Voici sa figure, à la fois pitoyable et émouvante, qui monte comme un soleil et qui emplit le ciel. Sébastien blessé ! Que ferait-elle ?
Mais Marthe est vite enlevée de son rêve.
Son écharpe vole comme un oiseau qui semble, la poursuivre. Marthe boit la vitesse à longs traits et Renée, sa fille, a beau faire des signes d’appel au fond de l’espace, elle a beau courir éperdument sur la route, à côté de la machine, l’enfant est vite couchée, par sa mère, dans le petit cercueil de l’oubli. Marthe se donne tout à son amour.
Le passé pourtant veille encore en elle et de temps en temps ressuscite. Sébastien, ce prolétaire du bonheur, comme l’appelle Edmond ; vient la trouver comme un fantôme. Parfois même, pendant la nuit, lorsqu’elle s’éveille brusquement, elle se demande où elle est. Quelle est cette chambre ? Comment est-elle ? Où est la fenêtre ? Qui partage mon lit ? Qui est cet homme à côté de moi ? Est-ce Edmond ? Est-ce Sébastien ? Je ne sais plus… Quel est cet homme pesant comme un rocher ?
Edmond ! Mais c’est Edmond ! Elle crie, elle se remue, elle a peur.
– Dors, dit le rocher, tu rêves.
Et c’est lui qui se rendort. Tapie contre lui, comme une bête, elle écoute les grands souffles de la nuit et de l’homme endormi. Elle les sent passer sur elle et comprend qu’ils sont tous deux extrêmement redoutables.
Le souvenir de Sébastien se ravivera encore.
– C’est drôle, se dit Marthe, parfois tout me rappelle Sébastien. Cet homme me fascine un peu. Qu’a-t-il pensé de moi ? Il était bon il était trop bon pour souffrir. Il aura compris pourquoi j’ai dû fuir, et ce que l’on comprend fait beaucoup moins de mal. Ainsi rassurée, elle se livre entièrement à la vie. Elle est heureuse et ne craint pas de le proclamer.
– Je ris, je vis ! J’ai, dans l’âme, une présence douce, un peu chaude. Toute la terre me ressemble.
– Elle a une attaque de poésie, murmure Edmond qui parfois ne manque pas de perspicacité, et il la laisse dire.
Selon le désir de Marthe, Sébastien a décidé de conduire la petite Renée chez sa tante, à la campagne.
Ils ont pris le train et les voici maintenant, en route, à travers les champs et les bois, vers la maison où Renée passa sa première enfance.
La fillette pleure doucement et le sentier est pénible à monter. Sébastien encourage l’enfant mais il se sent impuissant à la consoler. Il a pourtant bien fait de la rendre à sa tante et de décider de continuer seul, une vie médiocre et vide.
– Allons Renée, encore un effort, nous nous reposerons quelques minutes en haut de la côte, dans le bois. La demeure de ta tante n’est plus loin.
Il a beau dire et beau faire, le chagrin de Renée augmente et elle s’enfièvre. Elle voudrait s’accrocher à la haie, saisir cette borne, se tenir à une branche, empêcher cet homme puissant qui la tient par la main, de la conduire plus avant.
Lorsqu’elle arrivera chez sa tante, elle aura une telle crise, elle s’agrippera à Sébastien avec tant de forcé qu’il la ramènera avec lui.
Sans pleurs cette fois, ils reprendront le chemin en sens inverse et rentreront dans la ville.
– Nous jouerons encore ensemble ? demande la petite.
– Mais oui, Renée.
– Et nous ne nous arrêterons jamais ?
Sébastien frémit de bonheur, il entrevoit n jeu de génie ou de dieu.
– Ecoute, dit-il, nous allons commencer le jeu tout de suite. Nous allons d’abord nous quitter…
– Oui, répond Renée.
– Tu suivras la bordure du trottoir et moi je viendrai à ta rencontre. Il est bien entende que nous ne nous connaissons pas et que lorsque nous serons l’un en face de l’autre, nous ne bougerons pas. Il ne faudra pas rire car le jeu est sérieux… Puis, nous inventerons la suite.
“Le Bitu Magnifique, c’est à la fois le chanteur et le recueil de chants. C’est l’éternel student, jovial, superbe, aux portes de la Vie, épris d’idéal, qui sait l’essentiel et tourne en dérision le superflu. C’est aussi le recueil, héritage du folklore des générations de studiosi à l’Alma Mater, créé au sein de celle-ci ou amené par eux depuis leur ville, leur village, enrichi par les traditions d’autres langues et d’autres terroirs. Le Bitu Magnifique, c’est toi, carissime commilito, lorsque tu fais résonner tavernes et ruelles des échos de ces chants qui cinglent la joue du bourgeois et la fesse de la putain !” [BITU.ORG]
Ami du raffinement et de la dentelle, passe ton chemin : la transcription qui suit ne fera ton bonheur qu’à partir de la 7ème bière ! Encore faut-il que tu sois garçon, universitaire ou en passe de l’être, prompt au pet comme au rot et que la galanterie française te soit aussi naturelle qu’un chapeau à plumes sur un gorille ougandais. Toute allergie à la guindaille, au bizutage machiste ou aux combats de catch dans le vomi devrait te faire tourner le dos sans effort…
Pour ceux auront été interpellés par l’approche de Ernst Cassirer, ce philosophe allemand contemporain de Heidegger, qui avançait que l’homme -et la femme- étaient, par nécessité, créateurs de formes symboliques ; pour ceux qui s’intéressent justement à ces formes symboliques lorsqu’elles sont créées par des groupes et des communautés comme références de leur culture partagée et, partant, comme outil de contrôle de l’appartenance au dit groupe (gestes de reconnaissance, chansons à connaître par cœur, pratiques hebdomadaires et plus encore) ; pour tout ceux qui, comme Achille Chavée (1906-1969), sont des “vieux peaux-rouges qui ne marcheront jamais dans une file indienne” et qui, du coup, regardent d’un œil méfiant tout système fermé où l’allégeance à un code partagé est obligatoire ; pour tous ceux-là donc, le phénomène “Bitu” qu’il soit “petit” ou “magnifique” est d’un intérêt exotique certain.
La liste est longue des chansonniers estudiantins belges qui, édités par les confréries de chaque université, ont fini dans le caniveau après une guindaille sans matin. Le site CHANSONS-PAILLARDES.NET fait remonter l’édition de ces chansonniers au début du XVIIIe : l’éditeur Uriel Bandant (sic) aurait commis Le recueil du Cosmopolite dès 1735. Suivront, parmi d’autres, des ouvrages de haute tenue comme Le Parnasse libertin en 1772, La Gaudriole, chansonnier joyeux, facétieux et grivois chez les Frères Garnier (1849), Le panier aux ordures (Bruxelles, 1880), le Chansonnier des Etudiants Belges (publié par la Stùdentenverbindùng Lovania avec 800 chants, mélodie et paroles, 1901), La Chanson Estudiantine (Liège-Universitaire, 1909), Les Fleurs du mâle (ULB, 1922)… et en veux-tu en voilà. Qu’il s’agisse de ‘chansons de salle de garde’, de ‘chansons d’internat’ ou de ‘chansonniers de guindaille’, les grands éditeurs ne se sont pas toujours penchés sur le sujet et vous ne trouverez pas le Petit Bitu en Pléiade, avec une jaquette imperméable. D’où l’intérêt de conserver sur nos serveurs des éditions anciennes de ces joyeux recueils, accessoires incontournables de fêtes paillardes dont on pourra débattre de l’intérêt.
Dédié à Monsieur le Doyen de Tavier afin qu’il entonne quotidiennement ces psaumes lors des divins offices.
signé : Le Vicaire d’Hartreux
C’est le cas pour cette version de 1959 du Bitu Magnifique que nous transcrivons pour vous (et qui sera disponible en PDF dans la documenta) : il a été retrouvé en quasi décomposition dans la table de nuit d’un proche. La dédicace ci-dessus a été écrite à la main en en-tête de l’ouvrage et donne déjà le ton… A vous le plaisir de chercher dans le texte pourquoi on arrivait plus à refermer le cercueil de Saint-Nicolas…
Recueil de cantiques bachiques, à peine érotiques, agrémenté d’illustrations hardies (1959)
Ce chansonnier, édité par des étudiants, leur est strictement réservé et ne peut être mis dans le commerce.
Avertissement
Ce recueil ne doit pas entrer
Au sein des paisibles familles,
Il n’est pas fait pour pénétrer
Chez les jeunes filles ;
Ce n’est pas qu’il soit immoral,
Mais il est souvent assez leste ;
Il est gai, c’est le principal,
Qu’importe le reste.
Notre idée en faisant ceci,
Ce fut tout bonnement d’écrire
Et de perpétuer aussi
Des chants qui font rire.
Aux francs compagnons, dédié
Peut-être par des mains profanes,
Ce livre sera manié
Jusqu’à ses arcanes.
Il n’aura pas un bon accueil
Chez l’adolescent trop pudique,
Mais son avis, il s’en bat l’œil :
Allez la musique.
GEORGES
CHANSONS PATRIOTIQUES
LE CHANT DES ETUDIANTS WALLONS
CHANSON LIÉGEOISE
Refrain
Car nous restons
De gais Wallons,
Dignes de nos aïeux, Nom de Dieu!
Car nous sommes comme eux, Nom de Dieu !
Disciples de Bacchus
Et du roi Gambrinus
Que jusque tout au bord
On remplisse nos verres,
Qu’on les remplisse encore
De la même manière,
Car nous sommes les plus forts
Buveurs de blonde bière.
Nous ne craignons pas ceux
Qui dans la nuit nous guettent :
Les Flamands et les gueux
A la taille d’athlètes,
Ni même que les cieux,
Nous tombent sur la tête.
Nous assistons aux cours
Parfois, avec courage,
Nous bloquons certains jours,
Sans trop de surmenage,
Mais nous buvons toujours
Avec la même rage,
Et quand nous fermerons l’œil,
Le soir de la bataille,
Pour fêter notre deuil
Qu’on fasse une guindaille,
Et pour notre cercueil,
Qu’on prenne une futaille.
Et quand nous paraîtrons
Devant le grand saint Pierre,
Sans peur, nous lui dirons :
« Autrefois, sur la terre,
Grand saint, nous n’aimions
Que les femmes et la bière.
*
VALEUREUX LIÉGEOIS
Refrain
Valeureux Liégeois,
Fidèles à ma voix
Volez à la victoire.
Et la liberté
De notre cité
Vous couvrira de gloire.
César vainqueur de l’univers
Te décerna le titre de brave
Des Romains tu brisas les fers
Jamais tu ne vécus esclave.
Célébrons par nos accords
Les droits sacrés d’une si belle cause
Et rions des vains efforts
Que l’ennemi nous oppose.
La mode date des années 1980 et les cartes postales promotionnelles trônant sur les comptoirs de nos commerces wallons-bruxellois ou dans des présentoirs filaires/en carton ont d’abord été purement publicitaires. Les intentions commerciales ont ensuite été étendues à la promotion au sens large, voire à l’information d’intérêt public. La créativité y est souvent visuellement débridée mais d’autres éditeurs y pratiquent ouvertement la satire, un art qui n’a pas toujours la cote en nos temps puritains…
Plusieurs exemples -qui, pour certains, n’auraient plus le droit d’être publiés aujourd’hui, par le simple jeu de la ‘cancélisation‘ puritaine actuelle- sont disponibles dans une collection de notre documenta… Une librairie liégeoise avait en son temps lancé une campagne promotionnelle satirique en faveur des libraires indépendants : “Soutenir les libraires indépendants, c’est soutenir les éditeurs indépendants.” Les cartes postales représentaient des célébrités de l’époque, brandissant un livre dont le titre évoquait ironiquement leur réputation. Un texte était mis en évidence : “Nous finirons bien par trouver le livre qui vous convient.” Osé, trop osé ? A vous d’en débattre…
“Nous avions une quinzaine d’années et nous partagions nos acnés dans la même école (à l’époque : Liège I, BE). Nos parents étaient des bourgeois “comme-tout-le-monde”, l’air du temps était mis en musique par des soixante-huitards sur le retour. En rue, si on croisait ça et là des punks de la première cuvée, il n’y avait pas encore les cyniques en costard des années 80 ; quelques copains écoutaient encore du Rockabilly. On (riait de et on) encensait en même temps les mêmes choses : Gotlib, Franquin, Claire Bretécher, F’murr, Reiser, Mandryka et son concombre masqué (Bretzel liquide !), Fluide Glacial, Métal Hurlant des Humanoïdes Associés, Moebius dit Gir dit Jean Giraud, Laborit et Debord (pour les plus malins d’entre nous) et les Monty Python du dimanche soir sur la RTB (“Absurde n’est-il pas ?“). On détestait et on conspuait les mêmes choses en même temps : Anny Cordy, Michel Sardou, Dorothée, Gérard de Villiers et Guy des Cars, Pinochet, de Gaulle…
Le monde n’était pas encore informatisé mais déjà binaire, délicieusement manichéiste, entre entre nous et les autres, avec la guerre froide, le Grand Soir, l’An 01 (“on arrête tout, on recommence et c’est pas triste“). On était loin d’une vision de la complexité telle que Morin l’a décrite, celle qui fait si peur aux nouveaux puritains et reste très difficile à intégrer pour le citoyen lambda : on voit le succès actuel du populisme, de l’obscurantisme renouvelé et des explications simplistes de l’ordre du monde…
Je pense qu’à l’époque, c’est notre prof de morale laïque qui nous avait mis au défi de publier nos grandes idées et de les diffuser. Dont acte : on s’y est mis à plusieurs, du “fait-main” dans une caravane enfumée, sur un terre-plain, devant la maison des parents d’un d’entre nous. Ecriture à la main ou à la machine à écrire “Baby”, dessins au crayon ou au Bic, engueulades de fin de nuit mais interdiction de censure, collages et TippEx puis photocopies, reliure (agrafage) et vente devant les portes de l’école. Un succès d’estime. Deux numéros puis changement de format et de titre : par ancrage local, le Samoyobe est devenu le “Tchinis : pour et par toi“. Avec le recul, je pense qu’on a évité de justesse la tentation de devenir un grand groupe de presse…”
Avaient contribué au premier numéro du SAMOYOBE : Alain et Jean-Louis, Agnès, Albert, Dominique, Eric, Frédo, Gilbert, Jacques, Marc, Patrick, Thierry… D’autres suivront, ils se reconnaîtront.
Au-delà de l’étonnement que l’on peut avoir devant la spontanéité d’une bande d’ados qui sortent de leur réserve boutonneuse pour “publier” quelque chose, à une époque où cela demandait du travail et du temps, il est surtout amusant de mesurer l’évolution des mentalités depuis lors. Et, peut-être, de mieux comprendre l’effarement des mêmes ados (aujourd’hui “pères de famille respectables“) devant la résurgence d’une bien-pensance qui, à l’époque, était le fait de nostalgiques du général De Gaulle, voire de penseurs nauséabonds, et dans tous les cas d’activistes qui n’œuvraient pas dans le sens de l’intégration et du vivre-ensemble.Et vous, qu’en pensez-vous ?
“Certains aiment herboriser dans la campagne pour découvrir quelque secrète fleur des champs. D’autres préfèrent chiner dans les brocantes à la recherche de l’objet insolite. C’est à un plaisir semblable que nous convie le Littré : découvrir au détour d’une page un de ces mots étranges qui aiguisent notre appétit de savoir et font surgir en nous des mondes oubliés ou imaginaires. L’attirance vers un mot rare ou de consonance curieuse laisse rarement insatisfait le lecteur qui s’offre quelques instants de flânerie dans les allées, si rectilignes en apparence, tracées par les colonnes solennelles du Littré. Chaque mot insolite, glané au fil des pages, parfois savant, parfois trivial , est un retour aux sources de la langue, un enrichissement du vocabulaire qui ne sont pas l’apanage des seuls cruciverbistes ou des agrégés de lettres, mais le régal subtil de l’Honnête Homme. Explorer à travers le Littré les trésors de la langue française est un plaisir jamais épuisé. L’esprit de curiosité y trouve sa récompense, la passion des beaux textes sa délectation, la fidélité à la rigueur ses certitudes. Pratiquer le Littré, c’est se sentir fier de parler français.” [BRITANNICA.COM]
En 1995, l’Encyclopaedia Britannica a publié cet in-octavo d’une douzaine de pages (Class. Dewey : 840.091) que nous avions conservé dans nos collections privées. Le voici dématérialisé (mis en ligne), disponible dans notre documenta et organisé alphabétiquement, dans cette page, pour votre seul plaisir et votre curiosité : cliquez sur une des initiales ci-dessous pour afficher les mots correspondants…
acenseur s.m. Terme d’anciennes coutumes. Celui qui a pris une chose à cens, un péage notamment, et qui en perçoit le denier au nom du seigneur péager.
asse s. m. Dans l’Aunis, nom d’un outil de tonnelier.
atourneuse s. f. Femme qui faisait métier de coiffer, de parer, de louer des pierreries.
audien, ienne s. m et f.
Hérétiques qui prétendaient que Dieu avait des formes humaines ; et que les ténèbres, le feu et l’eau n’avaient point de commencement.
azor s. m. Nom fréquemment donné aux petits chiens, d’après l’amant d’Angélique dans l’Orlando furieux de l’Arioste.
B comme baisailler !
baisailler v. n.
Donner des baisers, faire des visites, avec un sens de l’ennui.
barricot s. m. Petite barrique.
bigotelle ou bigotère s. m. Anciennement pièce d’étoffe ou de cuir dont on se servait pour tenir la moustache relevée.
bonbec s. f.
Sobriquet par lequel le peuple désigne une femme bavarde. C’est une bonbec. On dit aussi, dans le même sens et familièrement, Marie bonbec.
brusquembille s. f. Jeu de cartes qui peut se jouer à deux, trois, quatre ou cinq personnes. A ce jeu, nom des as ou des dix. L’as est la brusquembille supérieure.
brutifier v. a. Abrutir. Il ne s’écrit point, et ne se dit que dans le langage le plus familier.
C comme canceller !
canceller v. a.
Terme de jurisprudence qui a vieilli. Annuler une écriture en la croisant par des traits de plume, ou en y donnant un coup de canif.
carnabot s. m.
Nom, dans les Ardennes, d’un éteignoir de grande taille, muni d’un long manche, pour le service des églises.
chape-chuter v. n.
Faire un léger bruit.
charnon s. m.
Petit cylindre creux qui fait partie de la charnière d’une boîte.
chicheté s. f.
Epargne basse et sordide.
chiénaille s. f.
Canaille.
cligne-musette s. f.
Jeu d’enfants où plusieurs se cachent, tandis qu’un seul cherche. Jouer à cligne-musette.
comtiser v. a.
Donner le titre de comte.
condemnade s. f.
Ancien jeu de cartes à trois personnes.
condouloir (se) v. réfl.
Employé seulement à l’infinitif. Se condouloir avec quelqu’un, lui témoigner qu’on prend part à sa douleur.
conquêt s. m.
Tout ce qu’on acquiert par son industrie, et qui ne vient pas de succession. Acquêt fait durant la communauté des époux.
constupration s. f.
Viol.
courte-botte s. m.
Tout homme de petite taille. Mot du langage populaire.
couvet s. m.
Petit pot de cuivre ou de terre qui sert de chaufferette aux marchandes se tenant en plein air.
croquignole s. f.
Sorte de pâtisserie sèche et très dure. Manger des croquignoles.
Chiquenaude donnée sur la tête ou sur le nez.
culbutable adj.
Qui peut être culbuté, renversé. Ce ministère est aisément culbutable.
D comme débardeur !
débardeur s. m.
Ouvrier qui débarde. Se dit au carnaval, d’un costume semblable à celui des débardeurs de bois, et à celui qui porte ce costume.
E comme échantil !
échantil s. m.
Mot qui s’est dit autrefois pour étalon de mesure.
écharseté s .f.
Terme de monnaie. Défaut d’une pièce qui n’est pas du titre ordonné.
écrivassier s. m.
Terme de mépris. Mauvais auteur qui écrit beaucoup.
embarbotter (s’) v. réfl.
Ne pas pouvoir sortir des phrases qu’on a commencées.
emberlucoquer (s’) v. réfl.
Terme familier. S’entêter d’une idée, s’attacher aveuglément à une opinion.
énaser v.a.
Écraser le nez. “Tout à coup je viens m’énaser contre un hangar” (Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe).
en-tout-cas s. m.
Espèce de parapluie qui est plus petit que la forme ordinaire des parapluies et un peu plus grand qu’une ombrelle, et qui sert à abriter de la pluie et du soleil.
esseau s.m.
Nom, dans le département d’Eure-et-Loir, des prises d’eau sur les rivières.
Sorte de mesure pour le fumier, usitée dans les environs de Paris.
étrangleur s. m.
(2°) Nom d’une secte religieuse russe, dont les adhérents croient qu’on n’entre au paradis qu’après une mort violente.
F comme florimane !
florimane s. m.
Amateur qui a la manie des fleurs.
frigousse s. f.
Terme populaire. Bon repas, bonne chère. Faire la frigousse.
G comme galoubet !
galoubet s. m.
Petit instrument à vent qui n’a que trois trous et qu’on joue de la main gauche, tandis que la droite frappe la mesure sur un tambourin.
goupillon s.m.
Boire le goupillon était dans le XVIIe siècle une sorte de punition infligée aux buveurs, et qui paraît avoir consisté à leur faire boire jusqu’à la dernière goutte de la bouteille en accompagnant cette opération de quelque violence.
grimpion, onne s. m. et f.
Terme genevois énergique qui désigne une personne cherchant à se hisser dans une sphère de la société plus haute que celle où les circonstances l’ont placée.
guilée s. f.
Giboulée, pluie soudaine.
H comme heurte !
heurte s.f.
L’amas pyramidal des matières, souvent très considérable, qui se forme au droit des chutes, dans les fosses d’aisances.
hève s.f.
Nom, en basse Normandie, de rochers creusés en dessous et où les pêcheurs poursuivent les crabes.
hippomane s. f.
Suivant les anciens, fluide muqueux qui découle de la vulve des cavales en chaleur, et qui excite l’ardeur des chevaux.
hipponacte a.m.
Vers hipponacte, espèce de vers ïambique trimètre dont le dernier pied, au lieu d’être un ïambe, est un spondée. Se dit d’un vers ïambique auquel on ajoute un antibacchique, c’est-à-dire une brève et deux longues.
hodographie s. f.
Description des rues, des routes.
hoquette s .f.
Ciseau de sculpteur.
hortillon s. m.
Nom qu’on donnait autrefois aux maraîchers.
I comme idémiste !
idémiste adj.
On appelait docteurs idémistes ceux qui, dans les assemblées, se contentaient d’opiner du bonnet et de dire idem, sans apporter de raison.
intercourse s. f.
L’ensemble des communications commerciales entre deux pays.
J comme jouette !
jouette s. f.
Terme de chasse. Trou que le lapin fait en se jouant et qui est moins profond que le terrier.
L comme loquèle !
loquèle s. f.
Facilité à parler d’une façon commune. Il a de la loquèle.
M comme mande !
mande s. f.
Panier d’osier à deux petites anses, très fin, pour transporter la terre à pipe.
marsouinage s.m.
Oscillations longitudinales, régulières et de basse fréquence d’un aéronef en vol. Dans le cas d’un hydravion, tangage spontané provoqué par son instabilité pendant l’hydroplanage.
ménehould (sauce à la sainte-) s. f.
Terme de cuisine. Sauce faite avec du beurre, de la farine, du lait, du persil, des ciboules, du laurier, des champignons et quelques échalotes. Pieds de mouton, pieds de cochon à la Sainte-Ménehould.
mirette s .f.
Outil de maçon servant à rejointoyer.
morbidesse s. f.
Terme de peinture et de sculpture. Mollesse et délicatesse des chairs dans une figure. Dans le langage général, souplesse dans les attitudes, la démarche, les manières, mêlées d’une sorte de mollesse aimable.
N comme nourrain !
nourrain s. m.
Le petit poisson qu’on met dans un étang pour le peupler.
O comme oncirostres !
oncirostres s. m. pl.
Terme de zoologie. Les oiseaux à bec crochu.
opineur s. m.
Celui qui opine.
P comme patronnet !
patronnet s. m.
Nom qu’on donne à Paris aux petits garçons pâtissiers.
pet-en-l’air s. m.
Robe de chambre qui ne descend que jusqu’au bas des reins, et qui est en étoffe légère.
prédiseur s. m.
Celui qui prédit.
procérité s. f.
Haute taille du corps.
promenette s. f.
Petit appareil roulant, à hauteur d’appui pour les jeunes enfants, qui, placés à l’intérieur, le font avancer par leurs mouvements, sans courir le risque de tomber.
R comme rabiau !
rabiau s. m.
Terme de marine. Ce qui reste de vin ou d’eau de vie dans le vase qui a servi pour faire la distribution à une escouade.
railure s. m.
Petite rainure de chaque côté du trou d’une aiguille.
résistible adj.
A qui, à quoi on peut résister.
roger-bontemps s. m.
Personne qui vit sans aucune espèce de souci.
S comme serein !
serein s. m.
Humidité fine, pénétrante, généralement peu abondante, qui tombe après le coucher du soleil, ordinairement pendant la saison chaude et sans qu’il y ait des nuages au ciel.
serfouette s. f.
Terme de Jardinage. Outil de fer à deux branches ou à dents renversées, dont on se sert pour donner un léger labour aux plantes potagères.
sifflade s. f.
Concert de sifflets.
signeur s. m.
Celui qui donne sa signature.
soupette s. f.
Petite tranche de pain. Je n’ai mis dans mon bouillon que quelques soupettes.
soyer s. m.
Verre de champagne glacé, qu’on hume avec un tuyau de paille. Soyers, punch, etc. servis au buffet du bal de l’Opéra.
T comme tartouillade !
tartouillade s. f.
En langage d’atelier, peinture d’une exécution très lâchée, et dans laquelle la composition et le dessin sont complètement sacrifiés à la couleur.
tâte-au-pot s. m.
Homme qui se mêle des affaires de ménage.
tâte-poule s. m.
Terme populaire. Sobriquet que l’on donne à un homme qui s’occupe de soins domestiques, de choses trop minutieuses.
tranche-montagne s. m.
Terme familier. Fanfaron qui fait grand bruit de son courage et de ses exploits prétendus.
tritrille s. m.
Jeu de cartes auquel prennent part trois personnes ; il se joue avec trente cartes seulement.
V comme vétillerie !
vétillerie s. f.
Chicane, raisonnement oiseux.
Chacune des définitions listées ci-dessus est également disponible sur une version en ligne du Littré, en texte intégral, assortie de l’intéressante Préface d’Emile LITTRE en personne. Régal authentique, comme le précise l’Avertissement au lecteur (à l’internaute, en fait) : “Il s’agit d’un dictionnaire ancien, paru à la fin du XIXe siècle. Ses vedettes comme ses définitions s’appliquent à une langue française qui a beaucoup évolué en près de 150 ans. Certains passages portent l’empreinte de cette époque et doivent se lire dans ce contexte historique. Le sport était alors un néologisme, et le cafard semblait religieux ; la science collectionnait les planètes téléscopiques, doutait de l’avenir du tout nouveau téléphone et inventait le délicat stasimètre. Le mot race n’avait pas le même sens qu’aujourd’hui. En ce temps déjà lointain on s’emberlucoquait, barguignait, faisait la bobe, se guédait, blézimardait, morguait, pour enfin s’acagnarder avec bonheur. À la différence d’ouvrages purement explicatifs, ce dictionnaire est très littéraire, truffé de citations de toutes sortes et de toutes époques, et agrémenté de conseils d’utilisation, ou de réprimandes aux auteurs célèbres qui prennent des libertés avec la langue française. Le rapport d’Émile Littré aux mots est souvent très affectueux, allant jusqu’à défendre des barbarismes pour que la poésie ancienne n’en soit pas gâtée. Le Littré peut se feuilleter avec délices pendant des journées entières, car (extrait du Roman de la Rose, XIIIe)…”
Qui ce qu’il aime plus regarde,
Plus alume son cuer et l’arde.
La fin des années 1990 a été un âge d’or pour les intégrateurs informatiques, alors dénommés SSII (pour “Société de Services et d’Ingénierie en Informatique” – à prononcer “esse-esse-deux-zi”). L’arrivée de l’an 2000 et ses frayeurs millénaristes, l’imposition de l’EURO et les myriades de geeks qui cherchaient alors un job, sont autant de facteurs extérieurs qui ont affolé les directeurs informatiques des entreprises d’alors, les petites comme les multinationales. L’Union européenne, déjà dispendieuse, n’était pas non plus le moindre des clients pour ces tribus de consultants, regroupés en entreprises spécialisées, souvent pilotées par des groupes internationaux plus importants…
La réalité était souvent assez crue : ces unités techniques et commerciales installées dans les grandes villes d’administration (Bruxelles, Luxembourg, Strasbourg…), en relation généralement intime avec leurs clients, vivaient du courtage de talents… informatiques. Le responsable IT d’une organisation (le client) décidait à table (sic) avec le commercial d’une SSII (le fournisseur) de combien de PC support il aurait besoin pour les 6 mois à venir, de combien de DBA Oracle et de combien d’administrateurs système. La signature se faisait au pousse-café, en pérorant sur le nouveau logo-fantaisie de JAVA ou sur le dernier company meeting de chez BORLAND (avec leur boss costumé en Darth Vador, je vous prie !). Le lendemain, il revenait au directeur du recrutement de l’entreprise gagnante de luncher avec l’Account Manager de son partenaire dans l’intérim pour discuter des marges à réaliser sur la location (traite ?) des talents vendus. On appelait cela du body-shopping.
Tout le monde était très malin, gagnait beaucoup d’argent et jouait l’influence avant tout. Parallèlement, il était important pour ces “boîtes de consultance” d’avoir l’air un peu plus malin que les autres ; alors, on publiait des études, des livres blancs, des brochures incontournables… aujourd’hui oubliées et disparues. Nous avons retrouvé une de ces publications dont l’intérêt pour nous n’est pas tant de vanter les mérites d’une entreprise aujourd’hui disparue au sein d’un grand groupe international, mais plutôt de relever combien, sous couvert de créer un standard méthodologique, le texte en question propose une bonne introduction au marché de l’informatique aux novices que nous sommes. Si les informaticiens d’aujourd’hui, selon leur âge, reconnaîtront les acteurs et les concepts ou s’amuseront de certaines notions désuètes, le commun des mortels se verra initié à des termes-clefs comme : help desk, externalisation, régie, parcs multi-sites, Outsourcing, SLA pour Service Level Agreement et principe d’extension…
“Qui peut prétendre atteindre un objectif qu’il n’a pas défini?
Qualité et niveau du service. Nous avons vu quelles étaient les évolutions maîtresses des métiers de l’informatique. Une des plus importantes est le besoin exprimé par la majorité des acteurs informatiques d’obtenir :
une visibilité accrue sur leur parc informatique et son évolution face aux offres technologiques ;
les moyens d’offrir aux utilisateurs un support de qualité adapté à leurs besoins réels.
Il est difficile de répondre à ces attentes : le parc informatique évolue parfois – même au sein d’entreprises très “disciplinées” – de manière indépendante des choix stratégiques (il est si simple d’acquérir un PC), ce qui implique des interventions peu populaires auprès des utilisateurs pour restaurer un niveau de service respectable. La méthode ICARE se base sur des principes simples, qui s’attaquent directement aux dysfonctionnements que nous avons évoqués au chapitre précédent.”
“C’est sur la base de ce Service Level Agreement (SLA) que sont déterminées les ressources humaines et matérielles qui seront mises en oeuvre pour atteindre les objectifs fixés. Il est courant d’entendre “que pouvons-nous faire avec les moyens actuels ?“. Partir sur une telle base de réflexion n’offre que peu de perspectives de succès. Dans un Service Level Agreement se trouvent notamment les éléments suivants :
le champ d’action du Service Level Agreement, c’est-à-dire la définition des activités concernées ;
la définition des groupes de travail en charge de ces activités ;
les responsabilités de chaque groupe de travail, ainsi que la répartition des tâches ;
les objets techniques concernés par chaque activité (par exemple les logiciels supportés, non supportés, ou interdits) ;
En me demandant quelques lignes de préface, M. ]osé QUITIN aura fourni, du moins, au Liégeois adopté que je suis, l’occasion d’un hommage, très modeste, à la ville que nous aimons.
Dans la cité de GRETRY et d’YSAYE, de DEFRECHEUX, d’Henri SIMON, de MIGNOLET, chacun prend une conscience plus vive et plus exigeante de la communauté spirituelle wallonne. La leçon liégeoise se prend face aux horizons comme devant les œuvres, parmi les chansons, au sein de la foule comme dans l’intimité. Accueil aimable qui est partout. Je songe naturellement, et de préférence, aux contacts liégeois que m’aura valus [sic] le “beau métier”, à la sommation quotidienne qui, des bancs attentifs, monte vers la chaire : sommation de renouvellement, de vie, de clarté. Belle jeunesse avide de recevoir! Elle ne se doute pas que nous aussi nous recevons, et beaucoup, et qu’il y a dans la classe austère, échange et réciprocité de devoirs et de gratitude. Ce qui est tout à fait beau, tout à fait bon, c’est quand il nous est permis d’écouter à notre tour, d’apprendre auprès de l’élève d’hier. Je ne savais d’Eugène YSAYE que ce que tout le monde en sait. Pour avoir eu la primeur du beau travail si informé, si compétent déjà, de M. José QUITIN, j’éprouve le sentiment d’une faveur reçue, reçue de Liège. Je mesure à mon plaisir, le plaisir qu’éprouvera le public wallon et un public plus vaste, celui même, pourquoi pas ? de l’Européen YSAYE.
Je souhaite à ce livre de faire aimer la supériorité vraie, le travail, le désintéressement, l’amitié, la simplicité, la bonhomie. YSAYE, c’est tout cela, et YSAYE, c’est Liège, c’est la Wallonie, une des expressions les plus parfaites que notre petite patrie ait livrées d’elle-même.
Avant de commencer cette étude sur la vie et l’oeuvre du grand maître liégeois Eugène YSAYE, je tiens à remercier son fils, M. Gabri YSAYE, qui a mis à ma disposition, avec l’amabilité la plus charmante, non seulement ses souvenirs, mais aussi la magnifique collection de lettres que son père reçut de VIEUXTEMPS, D’INDY, CHAUSSON, DEBUSSY, LEKEU, de combien d’autres encore, avec qui il entretenait d’étroites relations.
José QUITIN
Justification de l’étude sur Eugène Ysaye
Il y a quelques années, encore élève à l’Athénée Royal de Liège, et devant faire à mon tour une causerie sur un sujet librement choisi, j’avais pris comme thème Eugène YSAYE.
Le Maître, qui m’avait connu tout gamin, et avec qui mes parents entretenaient d’amicales relations, fut amusé de mon enthousiasme à son égard et me fournit lui-même quelques indications biographiques.
J’ai repris et développé ce modeste travail d’écolier.
La présente étude, où j’ai mis toute mon affection pour l’homme généreux, tout mon respect pour le grand Liégeois, toute mon admiration pour l’Artiste, je l’ai voulue strictement objective. J’ai relaté sa vie, son caractère, son oeuvre, avec le plus d’exactitude possible. J’ai donné mon avis sincèrement sur les compositions de lui que je connais. je suis sûr qu’il me pardonne, là-haut, mes présomptueuses critiques, car il aimait avant tout la vérité.
José QUITIN
Eugène YSAYE
CHAPITRE PREMIER
Biographie du virtuose.
Son rôle dans la propagation de la musique contemporaine.
Le 16 juillet 1858, naît à Liège, faubourg Sainte-Marguerite, celui dont le nom devait devenir célèbre dans toute l’Europe et les deux Amériques : Eugène YSAYE. Son père, Nicolas YSAYE, chef d’orchestre du théâtre d’opérettes liégeois, le Pavillon de Flore, mieux connu à l’époque sous le nom du propriétaire de l’établissement : Amon RUTH [chez Ruth], est un musicien adroit et avisé. Il sera chef d’orchestre dans plusieurs tournées de la célèbre cantatrice Carlotta PATTI en Amérique.
Quant à la mère d’Eugène YSAYE, Marie-Thérèse SOTTIAU, de santé assez délicate, elle a grand’peine à élever deux enfants aussi turbulents, qu’Eugène et son frère aîné Joseph. Les deux gamins vivent dans la rue. Ce sont d’interminables courses, jeux, batailles entre “bandes” rivales sur la place des Arzis et à travers le faubourg, dont le caractère populaire n’a guère changé depuis lors. Mais cette vie insouciante est interrompue fort tôt. A peine âgé de quatre ans et demi, l’enfant apprend, sous la direction de son père, les premiers rudiments du solfège et, peu après, du violon. En 1866, Eugène YSAYE est admis comme élève au Conservatoire Royal de Liège dans la classe de Désiré HEYNBERG, pour en être expulsé peu de temps après. Les rapports du professeur donnent comme motif : “Cet élève semble manquer de dispositions”. En réalité, Eugène qui n’a que huit ans, est un enfant terrible, qui brosse les cours avec la plus grande désinvolture s’il trouve un partenaire pour une partie de billes.
Après cet éclat, son père le reprend sous sa direction et le fait bûcher ferme. Bientôt après, Eugène passe un nouvel examen et réintègre le Conservatoire, dans la classe de Rodolphe MASSART. En 1867, il obtient, en partage avec Ovide MUSIN, cet autre grand violoniste, un second prix de violon. L’année suivante, il conquiert un premier prix de violon et un premier prix de musique de chambre. Il est âgé de dix ans !
A cette époque, Eugène YSAYE habite rue aux Frênes, aux limites du populeux quartier d’Outre-Meuse. Son père part en tournée en Amérique. L’état de santé de la mère s’aggrave pendant son absence et elle meurt en 1869.
Eugène reste seul avec son frère pendant quelque temps. Personne ne s’occupe de lui. Heureusement, le retour de son père l’oblige a reprendre ses études sérieusement. Déjà bien avant cela, Eugène faisait partie de l’orchestre du Pavillon de Flore, ainsi que celui de la Cathédrale Saint-Paul, que son père dirigeait. D’ordinaire, Nicolas YSAYE empochait à la fois son salaire et celui de son fils. Un jour, il s’absente d’une répétition. Pour la première fois de sa vie, le gamin reçoit le prix de son travail et signe le livre du caissier. Très fier de ce geste d’homme, Eugène se laisse entraîner par un ami qui fait miroiter à ses yeux les délices du billard et des pintes [ancien verre à bière, contenant environ un quart de litre. La pinte de bière coûtait à l’époque cinq centimes] de bière du pays, et l’argent se liquéfie…
L’enfant rentre assez penaud a la maison et déclare à son père n’avoir rien reçu. Celui-ci, homme violent et prompt à s’emporter, se rend aussitôt à la Cathédrale.
Accroupi dans un coin de la petite cuisine de sa maison de la rue des Meuniers, Eugène attend anxieusement. Toute sa vie il se souvint du retour de son père, raidi, le vaste chapeau noir sinistrement incliné sur le nez, grandissant à mesure que son fils se courbait et s’écriant d’une voix terrifiante : “Je reviens de Saint-Paul !“.
Lorsqu’il racontait cette anecdote, Eugène YSAYE ne manquait pas d’ajouter : “j’åreu volou moussi d’vint on trô d’sori!” [“J’aurais voulu disparaître dans un trou de souris !”].
Nous retrouvons le père et le fils à l’orchestre de Spa, pour la saison. Le père est chef, Eugène joue les parties de violon solo et… de trombone à coulisses !
Eugène est un adolescent exubérant et emporté. Pour obliger son fils à travailler, Nicolas YSAYE le renfermait dans sa chambre. Mais un jour qu’Eugène avait un rendez-vous avec une petite amie, les choses se gâtèrent. Il se laissa enfermer, puis, son père parti, cassa d’un coup de poing la porte vitrée, tourna la clef restée dans la serrure et s’en fut tout courant au rendez-vous. Ce n’est qu’après avoir retrouvé la belle qu’il s’aperçut qu’il avait la main ensanglantée. Il s’était ouvert une veine du poignet. Cet accident le gêna pendant toute sa carrière et les deux seuls arrêts qu’il eut en public provinrent d’une faiblesse subite du poignet.
Cependant il ne cesse de travailler. En 1874, il a donc seize ans, il obtient deux médailles en vermeil, pour le violon et la musique de chambre. La qualité dominante, qui consacrera sa célébrité, est déjà visible chez lui à cette époque. Quel que soit le violon qu’il ait entre les mains, fut-ce le plus infâme sabot, YSAYE en tire une sonorité merveilleuse, qui allie le charme, la beauté et la puissance. Voici en quels termes Armand PARENT, le célèbre altiste, relate, dans son livre Souvenirs et Anecdotes, son émerveillement la première fois qu’il entendit jouer YSAYE. Celui-ci, qui avait à peine vingt ans, exécute une oeuvre de WIENIAWSKY.
“Que dire de cette révélation ! je savais par ouï-dire qu’YSAYE était un violoniste remarquable, mais j’étais loin de m’imaginer une telle perfection : beauté de son, attaque vigoureuse sans jamais écraser la corde (qualité conservée pendant toute sa carrière), facilité surnaturelle de main gauche, archet d’une souplesse et d’un esprit extraordinaires, rythme inébranlable et surtout une émotion communicative à un suprême degré.“
Peu après, YSAYE reçoit une bourse du gouvernement et se rend à Bruxelles ou il devient élève particulier du célèbre virtuose russe Henri WIENIAWSKY, qui venait de prendre la succession de Henri VIEUXTEMPS comme professeur au Conservatoire de la capitale.
En 1876, Eugene YSAYE succède à Ovide MUSIN comme premier violon solo au Kursaal d’Ostende. Plusieurs exécutions d’œuvres de WIENIAWSKY marquent son séjour dans cette ville. Après une fougueuse interprétation de la Polonaise, un critique de l’époque écrit : “Ce jeune talent a conquis d’emblée la première place dans cette brillante pléiade de violonistes belges, gloire artistique de notre petit pays. »
En 1877, YSAYE devient élève de Henri VIEUXTEMPS, qui l’entraîne à Paris. Une lettre de VIEUXTEMPS, datée de cette même année, recommande le jeune virtuose à M. PEYCHAUD, généreux mécène bordelais qui avait fait de Bordeaux la ville de France la plus renommée après Paris pour la valeur de ses concerts et de ses manifestations artistiques. Voici un passage de cette lettre qui montre quelle estime VIEUXTEMPS avait pour son élève.
“16 avril 1877.
Mon Cher Monsieur PEYCHAUD,
Ces mots vous seront remis par M. YSAYE, mon jeune et déjà très habile disciple, qui aura l’honneur de se faire entendre samedi 21 courant au concert du Cercle Philharmonique. Doué d’une façon particulière, possédant une belle qualité de son et une conception simple et naturelle en même temps qu’un mécanisme de bon aloi, vous apercevrez les dons qui le distinguent et le destinent à atteindre très haut dans l’avenir. J’espère qu’il saura mettre ses heureuses qualités en évidence et saura les faire apprécier par le public, les artistes et les connaisseurs, parmi lesquels vous occupez à si juste titre une des toutes premières places.”
C’est à Bordeaux qu’YSAYE fait la connaissance de Camille SAINT-SAËNS, qui lui donne l’occasion de se produire aux concerts COLONNE à Paris.
Une lithographie datée de 1879 montre un jeune homme grand et svelte, à carrure athlétique, respirant la force et la santé. Le visage est calme mais énergique, les yeux profonds. De longs cheveux auréolent cette tête fière, au front haut et droit. Une barbe légère atténue la largeur du menton, puissant et volontaire.
J’imagine que cette attitude de fierté tranquille, mais sans arrogance, était celle du jeune artiste, conscient de sa valeur et fort de sa personnalité naissante, vis-à-vis du public.
YSAYE était passionnément attaché à son maître Henri VIEUXTEMPS. Ce n’est qu’après sa mort, survenue en 1881, qu’il se rend a Berlin. Il y est engagé comme Konzertmeister à l’orchestre BILSE, aux appointements de 600 marks par mois. YSAYE y prend connaissance d’un vaste répertoire orchestral, y compris les œuvres de WAGNER, dont l’avènement venait d’être consacré en Allemagne et à qui la France fermait encore ses portes.
Cependant, cette vie ne lui plaît pas. Malgré les offres alléchantes de BILSE qui lui propose jusqu’à 200 marks d’augmentation, il le quitte. Il cherche à donner des concerts, à se faire connaître. Présenté à JOACHIM, le maître du violon en Allemagne, il lui joue son concerto hongrois de telle façon que le compositeur en est émerveillé.
Mais tout n’est pas rose pour YSAYE depuis qu’il a quitté BILSE. Il voyage perpétuellement et court le cachet. Dans ses lettres, son père lui fait d’amers reproches. Il semble même enclin à croire qu’Eugène, qui se trouve actuellement dans l’impossibilité de lui envoyer des secours financiers comme il le faisait auparavant, mène la vie à grandes guides et l’oublie. Des embarras d’argent avaient aigri Nicolas YSAYE. Une place qui lui revenait de droit lui avait échappé. Eugène YSAYE le réconforte et l’encourage dans une lettre qu’il lui adresse a Dunkerque, puis il cherche à lui faire comprendre et admettre sa décision de quitter BILSE. Depuis lors, cependant, il éprouve des difficultés :
“…(Je perds patience) au milieu de la vie errante que je mène, cherchant la gloire plus que la fortune, au milieu des tribulations sans nombre dont le sort me gratifie, tantôt par l’art, tantôt par la matière.”
Aux reproches de son père, il répond par ces phrases magnifiques, qui montrent une résolution, une vigueur, une volonté extraordinaires chez ce jeune homme de vingt-cinq ans :
“Voulez-vous que je retourne chez BILSE ? Voulez-vous que je me voue pour 600 bons marks par mois à un public idéal ? Voulez-vous que je renonce à être quelque chose ? C’est bien facile. J’épouserai même une allemande sentimentale et bête si vous le voulez. Elle me fera des économies et nous vivrons tous comme des coqs en pâte. Allons donc ! A d’autres. Je me sens créé pour avoir un nom, un grand nom. je l’aurai, je le veux et c’est mal à vous de m’empêcher de suivre ce cours de mes pensées et de ma nature. Croyez-vous donc qu’il ne m’a pas fallu du courage, de la force et de la conviction pour renoncer au doux enfer que me faisait vivre BILSE à Berlin au Konzerthaus ? Croyez-vous donc que j’ai toujours vécu sans souci du lendemain ? La force, dis-je, la volonté m’ont soutenu et où tant d’autres auraient échoué, j’ai réussi ! Oui, j’ai réussi. Maintenant la glace est fondue, et si j’attends encore un an, si je sacrifie encore un an la question d’argent pour voir quelques coins de l’Europe où je suis ignoré, l’Europe sera à moi.”
Anton de RUBINSTEIN, le grand pianiste et compositeur russe, qui avait été le compagnon de WIENIAWSKY quelques années auparavant, entraîne YSAYE en Russie. C’est le début des tournées d’YSAYE. Mais RUBINSTEIN est le maître. Il dresse son jeune compagnon à sa discipline artistique et lui fait voir tout le répertoire connu alors des sonates pour violon et piano.
Rodolphe MASSART, le premier maître d’YSAYE à Liège, maître auquel il conserva toujours une grande reconnaissance, avait posé les bases de son éducation musicale et violonistique. WIENIAWSKY avait perfectionné sa technique et lui avait donné le brio que sa fougueuse nature mettait merveilleusement en valeur. VIEUXTEMPS avait tempéré les excès de cette nature trop généreuse avec son enseignement classique, son style simple et noble à la fois. Enfin, RUBINSTEIN, à son tour, lui insuffle un rythme inébranlable, en même temps qu’un extrême souci des nuances. Il a ainsi une profonde influence sur le tempérament artistique d’YSAYE.
Celui-ci passe deux hivers en Russie. Il loge chez RUBINSTEIN qui le traite en frère cadet. Il est certain qu’il approfondit là-bas sa connaissance des œuvres de la jeune école russe contemporaine.
Le virtuose est complet, l’artiste possède des conceptions esthétiques élevées et fermement ancrées. La période de formation est achevée, et YSAYE commence seul ses tournées triomphales à travers l’Europe. Plusieurs fois, on l’entendra à Berlin après PABLO DE SARASATE et JOACHIM, les deux maîtres du violon les plus appréciés à l’époque. Chaque fois son succès dépasse celui, pourtant énorme, de ses deux rivaux.
Vers I883, YSAYE se fixe à Paris, dans ce Paris qui est en pleine effervescence intellectuelle. Le symbolisme triomphe. Le poète doit être humain et artiste. La jeune école abandonne le Naturalisme et le Parnasse. VERLAINE et MALLARMÉ ouvrent la voie. Maurice BARRÈS, André GIDE débutent et vont s’imposer.
En peinture, l’impressionnisme trouve en Claude MONET et DEGAS de merveilleux apôtres.
En musique, c’est l’école symphonique qui s’affirme avec César FRANCK, LALO, SAINT-SAËNS, FAURÉ, DUPARC, d’INDY, CHAUSSON, MAGNARD, Guy ROPARTZ. Le jeune Guillaume LEKEU débute et DEBUSSY, plus près du mouvement pictural, accomplit sa révolution artistique.
Pour tous ces artistes, YSAYE apparaît comme un dieu.
Pour tous ces compositeurs, il sera l’interprète rêvé, pour qui ils écriront une oeuvre.
Lors d’une visite à son frère aîné Joseph, directeur de l’Ecole de Musique d’Arlon, Eugène YSAYE fait la connaissance de Mlle Louise BOURDEAU, fille du Major BOURDEAU. Les jeunes gens s’épousèrent à Arlon en 1887. Le plus beau cadeau de noces d’YSAYE lui fut donné par le père FRANCK, qui lui envoya le manuscrit dédicacé de sa merveilleuse sonate qu’il venait d’achever.
A Paris, Eugène YSAYE rencontre et s’attache Raoul PUGNO, pianiste français. Désormais ils continueront ensemble la route qu’YSAYE se fraie à travers le monde. PUGNO est plus qu’un accompagnateur pour lui. C’est le complément indispensable au cours de ses fantaisies de virtuosité ; c’est son double dans les sonates; c’est encore un frère sage et attentif, car l’homogénéité de leurs deux natures se resserre dans les liens d’une étroite
amitié.
Une lettre de PUGNO à Mme YSAYE, écrite de Moscou où les deux artistes sont en tournée, nous révèle ce rôle de PUGNO :
« En tous cas, écrit-il, je soigne votre gros, soyez-en sûre, avec un soin de bonne d’enfant. Et à chaque désir intempestif, champagne, bière ou toute autre chose, il entend la voix du mentor qui lui dit sévèrement: Eugène, je vais télégraphier à Louise ! et aussitôt son cœur parle et le tigre devient mouton. »
En 1886, YSAYE avait été nommé professeur au Conservatoire de Bruxelles. Sa classe comptait, outre de nombreux étrangers, une pléiade de jeunes Belges qui, depuis, ont porté hors de nos frontières le renom de l’école belge du violon : DERU, CHAUMONT, ZIMMER, MARCHOT, CRICKBOOM et tutti quanti.
L’activité d’YSAYE est débordante. En plus de ses tournées, avec PUGNO, qui les conduisent jusqu’en Amérique, on l’entend à maintes reprises en trio avec GÉRARDY et PUGNO.
En 1886, il fonde un quatuor à cordes avec son élève Mathieu CRICKBOOM au second violon, Léon V AN HOUT à l’alto et Joseph JACOB au violoncelle. Le succès de ce quatuor est foudroyant. En raison de cette réussite et de l’avidité d’YSAYE à découvrir des nouveautés, son rôle dans la diffusion des œuvres de la jeune école française prend une importance primordiale. Tous les compositeurs lui envoient leurs manuscrits, tous veulent être joués par lui. La raison de cet enthousiasme, SAINT-SAËNS nous la livre dans cette lettre datée du 7 avril 1893 :
“Mon cher Ami, C’est un violoniste qui m’écrit pour me dire à quel point vous avez été merveilleux au Conservatoire et quel triomphe vous avez remporté “malgré” mon concerto. Je m’y attendais et je ne me console pas de ne pas vous avoir entendu. Je pourrai partir un samedi soir et aller passer le dimanche avec vous. Et vous me le jouerez pour moi tout seul. Votre bien reconnaissant,
C. SAINT-SAËNS”
Claude DEBUSSY a envoyé en lecture à YSAYE le manuscrit de son splendide Quatuor et lui demande son avis sur son oeuvre. Dans la même lettre, DEBUSSY, qui souhaite vivement revoir YSAYE, auquel il a soumis précédemment la partition de Pelléas et Mélisande, à laquelle il travaille depuis plusieurs années, le remercie de ses encouragements.
“Très cher Ami, Je suis anxieux d’avoir ton avis sur le Quatuor et quel sort lui réserve ton Éminence. J’ai de plus tous les employés de la Maison DURAND et Fils sur le dos et ils viennent chaque matin réclamer mon manuscrit. “Que faire, Seigneur, que faire ?” comme disait saint Paul dans un vers demeuré fameux. ]’ai été tellement bousculé à mon arrivée à Paris que c’est seulement aujourd’hui que je trouve un moment pour le faire (sic) et te dire encore une fois mon grand regret d’avoir été obligé de partir si vite ! Car je dirai faiblement la joie que m’ont donnée les quelques heures passée avec toi. Je t’assure que ton approbation à Pelléas et Mélisande m’a été d’un encouragement tout à fait unique, et je serais heureux que la dédicace de cette oeuvre te fasse, à la recevoir, le plaisir que j’ai eu à te la donner.”
Soit dit en passant, cette dédicace donnée dans un mouvement de reconnaissance spontané par DEBUSSY, fut reportée sur le Quatuor tandis que Pelléas était dédicacé à M. Henry MALHERBE, critique et musicologue français, en juin 1914, c’est-à-dire douze ans après la première représentation de l’opéra.
YSAYE se consacre à la propagation des œuvres des jeunes. Il crée à Bruelles, en 1893, la sonate de Guillaume LEKEU. Ce dernier, dans une lettre à un ami, écrit à ce propos :
“Ce qu’est devenue ma sonate de violon sous la main d’YSAYE, tu ne peux l’imaginer – j’en suis encore épouvanté dans mon ravissement!”
L’intimité qui régnait entre ces artistes était admirable. YSAYE était surtout lié avec Vincent d’INDY et CHAUSSON. Vincent d’INDY le conviant à venir passer une journée chez lui s’exclame
“… Surtout, ça ne fait pas que je t’ai assez vu durant ton séjour ici et je m’en chagrine. Au moins tâche de comprendre cela en venant demain de bonne heure, je dis de bonne heure, ça veut dire l’heure que tu voudras, 8 heures du matin (! ! !) si le cœur t’en dit, mais il ne t’en dira pas … Enfin, je voudrais bien que nous puissions causer et voir ta musique avant déjeuner si possible, on est plus tranquille. Bien entendu, viens en veston et en chemise sale, car nous sommes absolument en famille, je n’ai invité aucun ami ni personne parce que je tiens à t’avoir seul, bien à moi pendant un bon moment et à causer. Rien n’est fructueux comme ces entretiens entre gens pas trop moules qui peuvent échanger des opinions d’art.”
De CHAUSSON, à qui YSAYE avait sollicité un prêt d’argent, cette réponse pleine de délicatesse :
Cher Ami, Pas de notaire ! à quoi penses-tu ? Je vais à Paris lundi, je te ferai envoyer la chose en question et de ton côté, tu m’enverras un reçu. Et ce n’est pas plus difficile que cela. Je suis très content de pouvoir t’être agréable. Et maintenant, parlons de choses sérieuses!
Et CHAUSSON l’entretient d’un prochain concert.
En 1895, Eugène YSAYE fonde à Bruxelles, avec son frère cadet Théo, pianiste et compositeur, les concerts YSAYE. Toute la jeune école française y sera entendue. Toute la jeune école belge : GILSON, JONGEN, VREULS, DUPUIS, LEKEU, Théo YSAYE et combien d’autres encore, y verra créer ses œuvres.
Ces concerts, qui complètent l’oeuvre de diffusion artistique commencée par le quatuor YSAYE, font de Bruxelles, sous l’impulsion du Maître, un centre musical dont l’importance rivalise avec celle de Paris et se trouve même, vers 1900, sérieusement en avance. Une lettre de DUPARC, en même temps qu’elle montre la vive admiration du compositeur français pour YSAYE, nous renseigne sur l’activité des concerts de Bruxelles :
Château de Florence, Monein (Basses-Pyrénées)
Cher Ami,
J’ai appris hier, tout à fait par hasard, par un journal d’orphéon qu’on m’envoie de Bordeaux, que vous veniez de faire exécuter Phidylé à Bruxelles ; je ne veux pas tarder à vous dire combien je vous en suis reconnaissant et je vous prie de vouloir bien exprimer toute ma gratitude au chanteur qui m’a si bien interprété. L’orchestration de cette mélodie a été mon dernier travail et je pense que je n’en ferai plus aucun autre, car en dépit de mes apparences plantureuses, j’ai une pauvre santé, et ma tête refuse son service. Je n’ai jamais entendu Phidyléet je n’ai pas besoin de vous dire si j’aurais été heureux de l’entendre à Bruxelles. Je sais quelle merveilleuse musique on y fait, ce qui n’a rien d’étonnant quand un artiste tel que vous s’en mêle. Mais j’aurais surtout été heureux de vous revoir et de vous entendre ; je n’oublierai jamais, croyez-le, les frissons que vous m’avez fait passer dans l’épine dorsale, ni les émotions profondes dont vous avez rempli mon cœur et mes yeux en jouant tant de belles choses, autrefois chez BORDES, rue La Rochefoucauld, et entre toutes l’admirable Quintette de mon bien-aimé maître FRANCK. Figurez-vous que moi, son vieil élève, je ne connais pas encore son quatuor qu’on dit si sublime. Mais je me promets bien d’aller exprès à Bruxelles quand je le pourrai pour vous demander de me le faire entendre. Ce jour-là sera un des deux ou trois tout à fait heureux qui me restent peut-être à vivre.
Adieu, cher Ami, et merci encore : croyez à mes sentiments les plus affectueux et comptez-moi toujours parmi les admirateurs les plus enthousiastes de votre merveilleux talent.
DUPARC
Le théâtre de la Monnaie, à Bruxelles, s’associe, pour sa part, aux efforts artistiques d’YSAYE et crée plusieurs œuvres que l’Opéra de Paris refusait comme trop révolutionnaires. Citons en 1886 : Gwendoline de CHABRIER ; en 1897, Fervaal de d’INDY ; en 1903, l’Etranger de d’INDY et le Roi Artus de CHAUSSON.
Mais ce n’est pas sans peine qu’YSAYE civilise ses compatriotes. A côté de l’opposition qui lui est faite par les pontifes musicaux de l’époque, il se trouve en proie à des difficultés d’ordre pratique. Ainsi le premier concert YSAYE est donné au Cirque. Il faut avouer que le décor de trapèzes et d’agrès ne cadrait guère avec la musique symphonique…
Assez longtemps après, vers 1910, alors que les concerts YSAYE étaient lancés et connaissaient le succès, YSAYE annonce, pour l’hiver suivant, la création de six symphonies d’auteurs belges. Du coup, le nombre des abonnements tomba de 50 %. Inutile de dire que les six symphonies furent jouées.
Cependant, l’activité d’YSAYE le retient souvent loin de son poste de professeur de violon au Conservatoire Royal de Bruxelles. Aussi, en 1897, il envoie, de New-York, sa démission au Directeur du Conservatoire, M. GEVAERT.
Libéré des soucis professoraux, YSAYE continue son oeuvre de propagandiste avec le même zèle, la même foi, la même ardeur à faire connaître les noms de ses amis qu’il avait mises à établir sa propre réputation.
YSAYE se glorifie à juste titre de son apostolat artistique. Le soir même de la première exécution à Bruxelles, après la mort du compositeur, du merveilleux Poème de CHAUSSON, dont BREITKOPF l’éditeur, disait que cette musique “était trop moderne pour plaire et se vendre“, YSAYE écrit à Mme CHAUSSON et à ses enfants :
Aujourd’hui, 17 juin 1899, trois mille auditeurs, instruits de la mort du compositeur ont écouté pensivement, religieusement et avec une émotion que je sentais croissante, son Poème dont j’ai laissé mon cœur sangloter la triste et sublime mélodie plaintive.
Votre père a reçu aujourd’hui -je l’affirme, l’ayant bien senti- la première feuille d’une couronne de gloire que tous les peuples lui tresseront ; et moi qui fus parmi les premiers à comprendre, à aimer, à admirer le musicien personnel, le poète sincère et doucement mélancolique qu’il était, je fus aujourd’hui plus attendri encore à la pensée que j’étais le premier après sa mort à mettre humblement toutes mes forces d’artiste au service d’une de ses œuvres, dont la pure gloire rejaillira sur vous tous, chers enfants, et surtout sur celle qui en est comme la discrète émanation : votre mère!
[Extrait de la Musique de l’Amour, par Ch. OULMONT]
1914 ! Les trois fils d’Eugène YSAYE, Gabri, Antoine et Théo (ce dernier n’avait pas seize ans !) s’engagent dans l’armée belge. YSAYE séjourne à Knocke. L’avance constante des armées allemandes le contraint de se réfugier en France, d’où il passe à Londres. Toute sa fortune, au débarquement en Angleterre, consiste en son violon.
Il trouve à Londres le plus charmant accueil et se produit comme virtuose et comme chef d’orchestre, pour le plus grand bien des réfugiés belges en Angleterre. En 1917, il se rend en Amérique où Mme TAFT, belle-sœur du Président des Etats-Unis lui offre la place de chef à l’orchestre de Cincinnati. YSAYE y poursuit son oeuvre de propagandiste et fait découvrir aux Américains imbus des romantiques allemands les trésors de la jeune école française.
Dès 1920, YSAYE rentre en Belgique, rappelé par nos Souverains, et y reprend ses fonctions de Maître de chapelle à la Cour.
Un deuil cruel vient frapper l’artiste. Sa compagne des jours de lutte et de gloire meurt à Bruxelles en février 1924.
Tous les amis du Maître, qui connaissaient la place qu’occupait au foyer Mme YSAYE et qui aimaient cette femme dont le charme captivait tout son entourage, s’affligèrent avec lui. Le Roi ALBERT lui écrivit les lignes suivantes :
Laeken, le 11 février 1924
Cher Maître, Je suis vivement ému en apprenant le deuil cruel qui vient vous frapper si inopinément dans vos plus chères affections. Je sais combien Mme YSAYE était pour vous une compagne intelligente et dévouée, et personnellement j’avais pu apprécier son charme et son amabilité. Aussi est-ce de tout cœur, cher Maître, que je prends part à votre douleur et à celle de vos enfants et que je vous assure de mes sentiments fidèlement dévoués.
ALBERT
De son côté, la Reine ELISABETH adressait à son vieux professeur une lettre tout aussi simple et sincère.
La santé d’YSAYE avait été ébranlée par ce coup funeste. Mais il reprend bientôt le dessus. On entend de nouveau son violon prestigieux. Une lettre de G. FAURÉ nous permet d’apprécier l’accueil du public parisien.
Bien cher Ami, Tu penses bien que, si je n’étais pas au Théâtre des Champs-Elysées hier soir, c’est que cela ne m’avait pas été possible. Les sorties du soir me sont, hélas, tout à fait interdites! Mais j’y avais des amis et les bonnes nouvelles abondent depuis ce matin. Je sais donc que tu as joué comme toi seul sais jouer et qu’on s’est retrouvé de nouveau devant ce style ample, généreux, d’une absolue et géniale magnificence qui semblait disparu de la Terre ! Je sais que le théâtre était comble, que tu as été acclamé triomphalement et j’espère que tu auras ressenti ce qu’au delà d’une profonde admiration, il y avait de profonde et émouvante affection dans cet enthousiasme.
FAURÉ
Nous voyons YSAYE entrer dans une période de production artistique intense. Plusieurs de ses œuvres sont créées à Liège sous sa direction.
En 1927, YSAYE épouse en secondes noces, Mlle Jeannette DINCIN, violoniste remarquable, fille d’un médecin américain.
Mais la maladie (YSAYE était atteint de diabète), qui progressait sournoisement, entre dans une phase aiguë. En dépit des soins attentifs de Mme Jeannette YSAYE et de l’intervention des meilleurs médecins, l’amputation du pied droit devient nécessaire.
Malgré les tourments physiques qu’il endure, YSAYE continue son oeuvre musicale. Il vent élargir le sillon ouvert un siècle et demi auparavant par Jean-Noël HAMAL et créer un opéra wallon.
Sur un livret composé entièrement par lui, YSAYE écrit la musique drue, vivante et colorée de Piér li houïeu [Pierre le houilleur].
Cependant, la joie procurée par le succès de son oeuvre est de courte durée. La maladie le terrasse le 12 mai 1931, alors qu’il commençait un nouvel opéra wallon, d’après un roman de Joseph MIGNOLET : L’avierge di pîre [La vierge de pierre].
Eugène YSAYE était âgé de soixante-treize ans…
Cette esquisse de la longue et brillante carrière du virtuose nous a déjà permis d’entrevoir, outre les qualités de l’artiste, certains traits de bonté et de dévouement qui caractérisent l’homme.
Recueillant les souvenirs de ceux qui l’ont connu intimement, y ajoutant ceux qui me restent de mon enfance, je vais tenter de peindre ce caractère admirable.
CHAPITRE DEUXIÈME
L’homme
La première chose que l’on doit dire d’YSAYE, pour expliquer son caractère et son oeuvre, c’est qu’il est purement et absolument wallon. Son enfance s’est passée dans les quartiers les plus foncièrement liégeois : Sainte-Marguerite et Outremeuse. Il y a puisé la sève populaire et forte qui, durant la longue vie qu’il a menée loin de sa petite patrie, a nourri et soutenu son idéal d’Amour et de Beauté. Car YSAYE n’est pas seulement wallon par ses origines, il l’est par ses goûts, par ses affections, par son parler, par ses actes, par sa musique. Si tous les artistes savent qu’ils le trouveront conseiller sincère et secourable, les enfants de Wallonie savent qu’ils trouveront en lui un père. Guillaume LEKEU lui dédicace une photographie dans les termes suivants :
A Eugène YSAYE, à l’ami sûr et toujours réconfortant, au Maître évocateur d’émotions inoubliables, filialement du fond du cœur.
Son entourage ne l’appelait jamais autrement que le Père et plus familièrement Pèpère.
Dès le premier abord, YSAYE attirait invinciblement la sympathie. Il se dégageait de lui une sorte de fluide qui en faisait un irrésistible séducteur. Ce fluide était particulièrement agissant auprès des petits enfants, qu’il adorait, et avec qui il savait jouer des heures entières, pour leur plus grande joie.
Ses lettres, ses discours, étaient émaillés de réflexions pittoresques, dites en patois, qui expriment son amour pour la Cité ardente.
Tous les auteurs wallons lui étaient familiers : il les lisait, il venait applaudir leurs oeuvres au théâtre wallon du Trocadéro, qui recevait sa visite à chacun de ses voyages à Liège.
C’est son affection pour son terroir natal qui poussera YSAYE à écrire pour les Wallons sa dernière oeuvre : Piér li houïeu.
Mais à côté de ces sentiments élevés se font jour d’autres goûts wallons, tout prosaïques ceux-là, tels que l’amour du boudin, de ces pommes de terre spécifiquement wallonnes que l’on appelle cwènnes di gattes [cornes de chèvre] et du flairant froumadje di Hève [les fromages de Herve (près de Liège) ont un parfum comparable à celui du camembert]. Voici en quels termes YSAYE qui séjournait au Zoute où il ne pouvait trouver ces denrées fait, à une Liégeoise, une odoriférante commande gastronomique.
Le Zoute – Villa Chanterelle.
Divine Berthe ! – Le printemps est revenu, l’été reviendra, et le doux parfum des fleurs ainsi que le chant des oiseaux feront germer en nous des moissons nouvelles d’amours, de poésie, d’harmonies, de baisers -si j’ose- ô Berthe ! Hélas! ce qui a disparu, ce qui ne fleurit plus, ce que je voudrais voir revenir, ce sont les Herves qui distillent des parfums plus suaves, plus tisonnants, plus remémorants que toute l’Arabie! … La nuit, comme des bras d’une femme aimée, je sens qu’on m’entoure le cou d’une aune de boudin des deux sexes! … Alors, ô Berthe, il faudrait ne pas me laisser dans les affres et, en revenant de Saint-Paul, passer au derrière de la petite Vierge [La statue de la Vierge, par Del Cour, érigée face à la cathédrale Saint-Paul] et faire une flairante commande de douze bouquets pas trop défleuris. Si tu fais cela, je te bénirai. Mon âme à toi,
Eugène YSAYE.
La confiance en soi était la qualité maîtresse d’YSAYE. Toute sa vie le prouve surabondamment. Cette confiance était soutenue par une force physique extraordinaire, et cette puissance lui permettait de jouer aisément, en une même soirée, trois œuvres que les meilleurs violonistes n’abordent séparément qu’avec prudence au concert, en raison de leurs difficultés techniques et de la résistance physique qu’elles exigent de l’exécutant. Ce sont les sonates de LEKEU, de FRANCK et la sonate à Kreutzer de BEETHOVEN, soit environ deux heures d’une musique vibrante, tourmentée et passionnée.
YSAYE était d’ailleurs un grand sportif. DUPONT, maître d’armes à Bruxelles, lui donnait régulièrement la leçon d’escrime. François THIRIFAY, maître d’armes à Liège, fut également son professeur et partenaire. YSAYE prêta maintes fois son concours comme virtuose aux galas organisés par ses amis les escrimeurs au profit de l’un ou l’autre atteint par l’âge ou l’infortune. C’est ainsi que nous voyons réunis dans un de ces galas les maîtres du fleuret IMBART DE LA TOUR et François THIRIFAY et les maîtres de la musique : le pianiste Arthur de GREEF, le violoncelliste LOEWENSON, la cantatrice LITVINE et enfin YSAYE, avec la musique du 1er Régiment de Guides comme orchestre. Au sortir de scène, YSAYE, qui ne se sentait nullement fatigué, quitta son habit pour livrer à son vieil ami THIRIFAY un assaut au fleuret dont l’envers du décor fut spectateur et juge.
YSAYE fut aussi un fervent de la bicyclette et du tennis, sports tout nouveaux à cette époque. La natation comptait en lui un adepte enthousiaste et il maniait des haltères tous les matins.
Lorsque l’âge lui interdit la pratique des sports, il devint supporter assidu des matches de football avec toutes les qualités… vocales requises pour jouer ce rôle. Pendant ses vacances, il organisait des parties de croquet. Mais au dire de ses partenaires, cela ne durait jamais longtemps, car des batailles terminaient toutes les parties perdues par YSAYE, vilain joueur, qui ne prétendait pas payer l’apéritif à ses vainqueurs.
La force physique d’YSAYE et sa confiance en soi étaient soudées par une volonté de fer. M. Armand PARENT rapporte, dans “Souvenirs et anecdotes”, les faits suivants :
En 1886, YSAYE est engagé aux concerts COLONNE à Paris. Aux deux répétitions avec l’orchestre il joue mal. Tête de COLONNE et désespoir de PARENT … J’emprunte le texte de ce dernier :
La veille du concert, au moment de nous quitter, YSAYE, un peu soucieux mais énergique, me fait cette déclaration stupéfiante : « Je sais que je n’ai pas été brillant aux répétitions, mais demain je serai sublime ».
Et le lendemain, au concert, ce fut un délire d’enthousiasme dans le public.
Mais les manifestations de cette volonté impérieuse étaient adoucies par une bonne humeur constante. Même dans les circonstances les plus pénibles pour lui, YSAYE conserve le ton gouailleur du wallon qui refuse de s’apitoyer sur son propre sort.
Alors qu’il se remettait lentement des suites de l’opération subie en 1929, opération au cours de laquelle on l’avait amputé d’un pied, il écrivait à son ami Vincent d’INDY :
Bruxelles le 31 juillet 1929.
Mon cher Vieux, J’ai tardé à te donner de mes nouvelles parce que je tenais à le faire moi-même et que j’en étais incapable jusqu’à ce jour … Et voilà, comme dit la chanson : J’ai un pied qui r’mue et l’autre qui ne va guère, j’ai un pied qui r’mue et l’autre qui ne va plus. Oui, je n’ai plus qu’un pied, le gauche, le droit a été mangé par les cochons, je crois. En résumé, j’eusse préféré le raccourcissement d’Abélard, quoique…
Ta bonne petite lettre, cher vieil ami, fut un baume sur le moignon; celui-ci prend déjà la jolie forme d’une boule de bilboquet; dans quelques semaines, un appareil me permettra de marcher (presque deux ans de stagnation et de souffrances).
Enfin, c’est fini, et tu es le premier à qui j’annonce moi-même cette bonne nouvelle.
Je t’embrasse,
EUGÈNE.
(Extrait de “Souvenirs et Anecdotes” d’A. PARENT)
La bonté d’YsAYE était proverbiale parmi les artistes. Aucun d’eux n’allait le solliciter en vain. Conseils, appui moral, secours financiers, YSAYE faisait tout ce qui était en son pouvoir pour aider ses jeunes confrères. Il remuait ciel et terre, formait une coalition artistique pour empêcher de jeunes virtuoses d’aller se vendre, comme il disait aux orchestres des villes d’eau, où ses protégés, forcés de se soumettre aux exigences d’un public au goût artistique très variable, étiolaient leur talent.
En l’occurrence, YSAYE se souvenait de ses luttes à Berlin, des difficultés éprouvées, des trucs qu’il avait dû employer pour séduire les imprésarios méfiants et peu scrupuleux. Tel celui qui l’engagea après la réception que voici.
YSAYE était à bout de ressources. Ou trouver un engagement, ou jouer à la terrasse des cafés. Il dépense ses derniers marks à acheter deux bouteilles de champagne et à louer un domestique pour quelques heures. Ses amis l’aident à remeubler temporairement son appartement et YSAYE convoque un grand imprésario berlinois. Le domestique, dûment stylé, introduit ce dernier avec tout l’apparat convenable et, dès que le visiteur et son maître sont installés, apporte, comme si la chose était courante et naturelle à la maison, la première des deux bouteilles de champagne. La discussion se prolonge. La bouteille est vide. YSAYE fait un signe. Le domestique, avec une politesse obséquieuse, s’incline respectueusement devant lui et lui demande : « Toujours le même, Monsieur ? ».
Lorsqu’il racontait cette histoire, qui se termina fort heureusement, YSAYE disait du domestique : “Ci là ! dji l’âreu bin strôné !” [“Celui-là, je l’aurais volontiers étranglé”]
La bonté d’Eugène YSAYE conférait à son logis, une atmosphère toute spéciale. Sa maison était ce qu’on appelle à Liège, li mohonne dè Bon Dju [La maison du Bon Dieu], ouverte à tout qui frappait à la porte.
Guillaume LEKEU écrivait à sa mère :
YSAYE est parti ce matin pour Bruxelles, où j’irai le voir à la fin du mois … Il ne veut pas que je descende à l’hôtel, ma chambre, chez lui, m’attend perpétuellement, paraît-il. Je ne parviendrai jamais, certainement, à m’acquitter envers YSAYE de toutes les marques d’affection qu’il me prodigue.
(Extrait de “Guillaume LEKEU” par M. LORRAIN)
Cette hospitalité qu’YSAYE accordait sans compter à tous ses amis mettait son entourage dans des situations inextricables. Plus d’une fois, des invités durent se contenter d’un fauteuil, car toutes les chambres étaient occupées ! Sa villa du Zoute, La Chanterelle, était le théâtre de scènes baroques qui justifient l’expression qui vient sous la plume de LEKEU : “J’ai passé la soirée chez YSAYE en compagnie de Madame et de son frère Théo. Quels êtres extravagants mais si profondément artistes.
Mon père, qui était en vacances à Knocke faisait du quatuor avec YSAYE à La Chanterelle. Il lui demande un jour :
– Mais qui est ce bonhomme là ? Voilà huit jours qu’il nous écoute (un petit public d’amis et de commensaux écoutaient le travail du Maître).
– Celui-là ? C’est un ami. Il loge ici.
– Tiens ! et comment s’appelle-t-il ?
– Ah! valet! Çoula, djè nè sé rin! [Ah, mon garçon, cela, je n’en sais rien].
La Villa du Zoute était le rendez-vous estival, de tous les artistes de passage à la côte belge. Pablo CASALS, Georges ENESCO, Joseph SZIGETI, Arthur RUBINSTEIN, Alfred CORTOT, Yves NAT, Jacques THIBAUD, et combien d’autres encore ! y vinrent et payèrent comme tous les visiteurs, le tribut à la musique. Infatigable, malgré son âge, YSAYE travaillait le violon le matin avec ses élèves, faisait une courte promenade l’après-midi, puis étudiait une nouvelle oeuvre, et, le soir, on exécutait des quatuors et des quintettes. La soirée se prolongeait très tard.
Parfois, cependant, l’un ou l’autre des partenaires était insuffisant. YSAYE, entravé, ne supportant pas d’entendre mal jouer les œuvres qu’il préférait et, d’autre part, ne voulant pas faire affront à un jeune musicien, se déclarait fatigué et proposait une partie de whist.
Le whist était plus qu’un jeu pour lui. Il lui arrivait d’entrer dans des colères folles, lorsque son partenaire commettait une bévue.
Ces colères, aussi fugaces que violentes, car il ne savait garder rancune à personne, YSAYE les avait encore en une autre circonstance. Fervent amateur de Bourgogne, il ne supportait pas que le moindre choc fût donné à la bouteille pendant le débouchage. Il suivait l’opération avec l’angoisse du gourmet qui craint le sacrilège du bouchon cassé. Un jour qu’un violoncelliste liégeois venait de commettre ce crime affreux, YSAYE se laissant tomber dans son fauteuil avec un râle de colère étouffée, exhala douloureusement ces mots définitifs : “Il est âssi adreu di ses mains qu’on pourçai di s’cowe!” [Il est aussi adroit de ses mains qu’un cochon de sa queue].
YSAYE était toujours escorté de quelques élèves qui venaient recevoir du vieux Maître des leçons merveilleuses de technique et surtout d’interprétation.
M. François RASSE, Directeur du Conservatoire Royal de Liège, ancien élève d’YSAYE au Conservatoire Royal de Bruxelles, et dont YSAYE prisait fort les qualités de musicien et d’érudit, a bien voulu me documenter sur la partie technique de l’enseignement d’YSAYE. Tout nouvel élève, quel que fût son acquis, devait, avant tout, s’assimiler les gammes et arpèges doigtées par YSAYE. Non seulement les gammes simples, mais aussi celles en 3es, 4es, 6es, 8es et 10es. Aux changements de position, au lieu de déplacer rapidement toute la main, ainsi que le pratique l’école classique, YSAYE rassemblait les doigts et chassait celui qui tenait la note par celui qui devait jouer la note suivante. En un mot, au doigté par succession des classiques, il opposait un doigté par substitution. Ajoutons qu’il effectuait les changements de position sur les demi-tons. A cela se joignait un travail spécial du pouce gauche dont YSAYE se servait comme d’un pivot immobile autour duquel se déplaçait la main dans certains traits rapides. Dans un changement de position où toute la main devait se déplacer, le pouce précédait les autres doigts et formait, si je puis dire, une base avancée de la nouvelle position. YSAYE possédait une extraordinaire souplesse du pouce gauche. Grâce à cela, il exécutait des traits qui, d’ordinaire, exigent le déplacement total de la main, sans changer le pouce de place, ce qui lui donnait une extraordinaire vélocité et lui permettait d’obtenir une justesse impeccable.
Au point de vue de l’archet, YSAYE se montrait tout aussi exigeant. Non seulement il ne voulait pas qu’on entende le passage d’une corde à l’autre, mais il n’acceptait même pas qu’on le voie. Et pour donner l’illusion complète à l’œil et à l’oreille, il faisait décrire à l’archet un arc de cercle continu de la quatrième à la première corde. Il avait d’ailleurs composé une série d’exercices (doigts et archet combinés) à ce sujet. Ce travail de l’archet, joint à des doigtés très personnels, parfois peu orthodoxes du point de vue classique, mais toujours essentiellement pratiques et violonistiques, conféraient à YSAYE une ampleur de sonorité et un soutenu dans le phrasé qui l’ont rendu inégalable.
Comme tous ceux qui ont connu YSAYE et que j’ai consultés pour établir les bases de mon étude, M. RASSE me recommanda vivement d’insister sur la grande bonté du Maître. Sa classe était une famille. YSAYE ne supportait pas les petites jalousies courantes entre artistes. Il entrait dans une formidable colère s’il surprenait un de ses élèves à dénigrer un camarade.
Nul ne l’entendit jamais médire d’aucun artiste. Respectueux et reconnaissant envers ses anciens maîtres, il entendait que chacun respectât ses professeurs. Un jour un jeune violoniste belge lui demande de l’entendre et de bien vouloir l’accepter comme élève. Après l’audition, YSAYE critique doucement les défauts, assez nombreux, du jeune artiste. Celui-ci d’accabler aussitôt son ancien maître de vifs reproches, voyant en lui la cause de ses travers.
– Qui était votre professeur? demande YSAYE, fâché d’entendre les diatribes du jeune homme.
– M. THOMSON.
– Il est difficile de ne rien apprendre avec un Maître comme THOMSON, Monsieur, et s’il ne vous a pas plu, je vous plairai encore moins.
Remarquons qu’YSAYE et THOMSON, camarades de classe du Conservatoire de Liège, étaient rivaux directs en tant que virtuoses.
Ainsi que je le disais plus haut, l’enseignement d’YSAYE était avant tout artistique. Chaque oeuvre recevait les doigtés et coups d’archet qui lui convenaient et que les élèves reproduisaient soigneusement, mais la leçon était une leçon d’interprétation.
YSAYE accompagnait son élève au piano ou, lorsqu’il était bien disposé, au violon. Alors, c’était un émerveillement. Sous ses doigts, le violon sonnait comme un orchestre. Le chant joué par l’élève était si pleinement soutenu par l’accompagnateur que l’auditeur non averti n’aurait pu dire lequel, du maître ou de l’élève jouait la partie principale. Chacune de ces improvisations qu’YSAYE brodait sur l’accompagnement écrit par le compositeur intensifiait l’expression de la mélodie et lui en faisait dire plus que son auteur n’avait rêvé qu’elle dit. YSAYE n’a jamais voulu écrire ces accompagnements.
]’ai eu le bonheur d’entendre une de ces inoubliables improvisations, peut-être la dernière du Maître. YSAYE dînait à Liège, et j’étais parmi les convives de cette réunion tout à fait intime. Son dernier élève, M. Remo BOLOGNINI, jeune violoniste américain de très grand talent, joua d’abord un caprice de PAGANINI. Puis le Maître voulant remercier ses hôtes, accompagna M. BOLOGNINI dans le 4e concerto de VIEUXTEMPS.
L’archet, qui était celui d’un vieillard pendant les quelques premières mesures – YSAYE avait à ce moment soixante-douze ans – s’affermit immédiatement et le prodigieux virtuose, retrouvant pour quelques instants toute la puissance de sa jeunesse, redevenu ardent et fougueux, accompagna son digne élève comme jadis VIEUXTEMPS l’avait accompagné lui-même.
L’Adagio du Concerto nous surprit tous les yeux pleins de larmes, et le Finale nous laissa écrasés devant le brio et la puissance du Maître. La dernière note s’était tue depuis longtemps qu’aucun d’entre nous n’osait bouger, de peur de rompre l’enchantement terrible et merveilleux qui nous étreignait encore.
Cet homme unique, qui interprétait les œuvres les plus savantes, les plus intellectuelles, les plus raffinées avec une compréhension extraordinaire, n’avait même pas fait une école primaire. Quand il était enfant, l’enseignement n’était pas obligatoire, et Nicolas YSAYE estimait préférable pour son fils, l’étude du violon à celle de l’arithmétique ou du français.
Personne n’a pu me dire comment Eugène YSAYE apprit les rudiments de la lecture et de l’écriture. Mais une chose est évidente, c’est que, arrivé à l’âge d’homme, YSAYE discourait en un français impeccable avec une facilité que lui enviaient maints orateurs, écrivait admirablement sa langue, de même que l’anglais et l’allemand, et parlait assez couramment l’italien et le russe.
A ce point de vue, YSAYE fut, dans toute la force du terme, un autodidacte. Il se forma en voyageant en compagnie de livres, de dictionnaires, de grammaires. Quatre auteurs eurent sur son esprit, sur son art même, une influence indubitable. Tout d’abord, Jean-Jacques ROUSSEAU. YSAYE trouvait en lui-même la justification de la formule qui est à la base de l’édifice rousseauiste : l’homme naît bon. Cette affirmation, YSAYE l’adopta, avec toutes ses conséquences, parce qu’il ne pouvait croire à la jalousie, à l’envie, à la méchanceté des autres hommes.
La bibliothèque d’YSAYE renfermait aussi les traductions des auteurs grecs et latins. Sa lecture favorite, dans ce domaine, était les Commentaires de la Guerre des Gaules, de Jules César.
Ce souci d’étendre ses connaissances vers le domaine littéraire antique évoque l’aspect classique du caractère d’YSAYE. Il est étonnant de voir quel fonds de classicisme pur possède ce virtuose romantique. Au point de vue musical, il faut sans doute y voir les influences de VIEUTEMPS et de RUBINSTEIN, dont la musicalité était extrêmement raffinée. YSAYE entretint et développa le germe qu’ils avaient déposé en lui. Ses lectures classiques lui donnèrent une tournure d’esprit qui tempéra les élans de sa nature impétueuse dans ce qu’ils auraient pu avoir d’excessifs ; elles remplirent le rôle des barrages de notre Meuse, qui régularisent son débit sans jamais l’amoindrir, mais au contraire, l’ennoblissent et font d’elle un fleuve puissant.
Cependant la nature romantique et ardente d’YSAYE trouve sa correspondante dans les œuvres d’Honoré de BALZAC. YSAYE et BALZAC ont en commun la bonté, la puissance, la verve, la vie intense. BALZAC, d’inspiration romantique, par l’exubérance de sa Comédie humaine, est réaliste par la vérité de ses personnages et de ses décors. Ce mélange de romantisme et de réalisme, nous le retrouvons chez les Wallons, mais avec une pointe d’ironie et une sentimentalité plus délicate, qui en font une race à part, dont les artistes sont personnels, sinon toujours dans leur technique, du moins dans leurs sentiments.
Cet esprit, YSAYE le possédait et l’aimait par dessus tout et si BALZAC lui apparaissait comme le Dieu de la littérature, les auteurs wallons, dont les vers et la prose occupaient une large place dans sa bibliothèque, étaient plus près de son cœur. YSAYE écrivait un jour :
Vous savez combien j’aime et je cultive notre bonne vieille langue si mordante, si gouailleuse et si gaie, comme rend gai le bon vieux vin !
Et ailleurs encore :
Liège, le sol natal, les rives fleuries, notre bon vieux patois, pour moi, c’est l’pan dè bon diu [Le pain du Bon Dieu, poème en dialecte liégeois de Henri Simon, traduit en français par J. Haust aux éditions La vie wallonne, Liège)] que SIMON chante si bien!. .. C’est ce pain là qui nourrit mes souvenirs, mon esprit et mon cœur.
Cet attachement au terroir se traduit sans cesse dans ses lettres, par ses réflexions pittoresques dites en patois, par ses enthousiasmes pour les artistes de chez nous, par son affection agissante envers eux, et enfin, par ses interprétations et ses compositions.
CHAPITRE TROISIEME
L’Artiste et le Compositeur
Les interprétations d’YSAYE
Est-il possible d’analyser quand on est emporté par un remous sentimental qui livre l’auditeur à l’artiste ? YSAYE envoûtait son public. A qui plus qu’à lui pourraient s’appliquer ces paroles de Camille MAUCLAIR parlant du ‘prestige du virtuose‘ :
Cependant, il se tient, seul et libre au devant d’une foule, il obtient une qualité inconnue de silence, une obéissance passive dont l’instantanéité est saisissante. Nul être qui n’attende de lui le rythme de son cœur : il en réglera les battements, et son geste commandera les organismes. Il crée l’angoisse et le ravissement. Il décrète l’amour et la peine, et de tels droits lui sont acquis sans conteste. Des centaines de créatures s’en remettent à lui du soin de leur émotion. Il est le prince, l’amant, le mage et le prêtre. Il ordonne, il caresse, il soumet, il conseille tour à tour. Cependant, perdu dans son rêve, il est immensément isolé, et il sait qu’il règne, mais ne semble pas le savoir.
Camille MAUCLAIR, La Religion de la Musique
YSAYE ne soumettait pas seulement son public : il soumettait aussi les compositeurs. Une fois leur oeuvre entre ses mains, il en faisait sa chose. Il bouleversait les idées de l’auteur et lui imposait ses géniales conceptions. Et l’auteur découvrait à son oeuvre des beautés ignorées, et il admirait l’interprète qui lisait en lui mieux qu’il ne l’avait fait lui-même.
Tous composaient pour YSAYE. CHAUSSON lui écrit que son Poème et son Quatuor sont faits pour lui. Il ajoute même : “DEBUSSY écrit pour toi un Concerto. Je ne le connais pas et ne veux pas le connaître maintenant.” Je ne pense pas que CHAUSSON, qui achevait son Poème à cette époque, craignit de subir les influences de DEBUSSY. Je crois plutôt qu’il préférait avoir la révélation du concerto en question par YSAYE lui-même. Malheureusement, cette oeuvre avorta et fut jetée au panier par DEBUSSY.
Avant d’étudier le Compositeur Eugène YSAYE, il me semble opportun de souligner les deux tendances apparemment contradictoires qui se font jour déjà chez le virtuose. YSAYE est un Artiste avant tout. Ses capacités techniques sont mises au service de la musique. Mais il ne peut nier qu’il est élève de WIENIAWSKY et de VIEUXTEMPS, deux Virtuoses du violon. Aussi, le voyons-nous, dans sa jeunesse, accorder au violon une place prépondérante, et parmi les instruments, et dans la musique elle-même. Armand PARENT écrit : “A cette époque lointaine (1885), la musique pour YSAYE, c’était le violon, la musique à son service. Le violon était le roi de la musique, c’en était touchant.“
La maturité aidant, YSAYE atténua cette conception un peu simpliste, mais jamais au point de négliger si peu que ce soit, l’importance du violon, ni la connaissance approfondie de sa technique. Il exigeait de ses élèves une technique accomplie, disant, avec raison, qu’elle seule permet au virtuose de se donner entièrement à l’interprétation des œuvres jouées. YSAYE reprocha toujours aux écoles belge et française de minimiser le côté purement instrumental au profit du côté artistique, comme à l’école allemande de verser dans le travers opposé.
Cette conception d’YSAYE touchant le rôle et les capacités d’un interprète, nous la retrouvons toute entière dans sa musique. En effet, YSAYE écrit pour et par le violon comme il disait parfois. Si nous exceptons deux œuvres pour le violoncelle et son opéra, toutes ses compositions sont écrites pour son instrument favori.
Que trouvons-nous dans les œuvres d’Eugène YSAYE ? D’abord, de la Musique. – Une musique fluide, mélodieuse, qui sonne bien, quoique toujours un peu grisaille au début du morceau. Comme ces brouillards qui couvrent la Meuse le matin et que le soleil déchire, ainsi la nature artistique et intime d’YSAYE s’épanche dans sa musique avec une tendresse souvent mélancolique, voilée par une sorte de pudeur, que traduit l’accompagnement du quatuor à cordes. Mais, peu à peu, la nature fougueuse du Maître se manifeste. Sa musique gronde, grandit, s’accélère, s’enfle, sonne, éclate enfin en un cri passionné qui laisse l’auditeur haletant après cette course vers l’Idéal.
Puis, le calme revient. La fureur des sentiments exacerbés fait place à un apaisement profond, mais où l’âme du compositeur est toujours vibrante, toujours prête à s’élancer de nouveau à la conquête du Beau.
Parcourons l’oeuvre d’Eugène YSAYE. J’y marquerai quatre groupes qui correspondent à ses conceptions artistiques et intellectuelles :
Les œuvres purement sentimentales.
Celles où le souci de joindre la virtuosité à la musicalité se fait jour.
Les œuvres de technique pure.
Son opéra, Piér li Houïeu.
Signalons que ce classement correspond à l’ordre chronologique des compositions. Nous voyons ainsi YSAYE évoluer vers la technique pure au violon en réaction contre l’abandon progressif de ce souci par les violonistes
au cours de ces dernières années.
La première partie, qui est la plus abondante, se compose d’une série de Poèmes pour un ou plusieurs instruments à cordes, avec accompagnement d’orchestre. Les caractères sentimentaux que je signalais tout à l’heure se manifestent pleinement dans ces œuvres dont le prototype est à mon avis, le poème pour orchestre à cordes sans basses intitulé Exil. Voici quelques titres qui suggèrent les sujets traités : Chant d’hiver, Scène au rouet, Extase, Méditation, Amitié, Poème élégiaque.
J’ai eu le bonheur de retrouver des commentaires d’Eugène YSAYE sur quelques-unes de ses œuvres. Ils furent donnés par le Maître à un concert à Liège en 1926. Il profitait de cette occasion pour développer les idées qui lui étaient chères touchant le rôle et les qualités du virtuose et les éléments qui doivent, selon lui, composer toute oeuvre instrumentale.
Méditation, poème pour violoncelle et orchestre à cordes.
Ecrire pour un instrument dont on ne joue pas m’a toujours semblé une chose impossible ; mais j’avais l’exemple de VIEUXTEMPS qui écrivit des concertos pour violoncelle qui décèlent une connaissance parfaite des ressources techniques de l’instrument. De plus, les HOLLMANN, HEKKING, GÉRARDY, SERVAIS, CASALS, POLLAIN, GAILLARD et d’autres m’ont initié de si près aux secrets de leurs basses que je n’eus guère de peine à faire sonner ce ténor de la corde. La Méditation est le développement d ‘une esquisse datant des temps lointains où GÉRARDY et moi nous parcourions, de concert, l’Amérique du Nord. Beaucoup plus tard, Fernand POLLAIN me tisonnant, je repris l’ébauche et achevai le tableau et on me permettra de dire que la Méditation, garnie de son vêtement orchestral, est l’une de mes machines pour laquelle j’ai une légère préférence. Je ne sais pourquoi, peut-être est-ce par les souvenirs qui se rattachent à l’époque de l’esquisse…
Le début de cette notice montre bien le souci qu’avait YSAYE d’écrire pour un instrument, c’est-à-dire de lui faire donner son maximum de sonorité et d’en exploiter le plus complètement possible les ressources techniques.
Chant d’hiver, pour violon et orchestre réduit.
Ce morceau fut conçu à une époque où l’âme de l’artiste est tourmentée par le doute, à l’un de ces moments où la conscience de n’être rien vous obsède et vous meurtrit ; alors c’est la tristesse, la mélancolie, le regret des jours sans souci de l’enfance au bord de la Meuse qu’on exhale en des mélodies plaintives et un peu frileuses. En lisant les beaux vers wallons de VRINDTS j’ai trouvé cette strophe qui rend bien la pensée qui s’agite dans le cours de ce Chant d’hiver qui, écrit avant l’admirable Poème d’Ernest CHAUSSON (de même que mon Poème élégiaque) éveille l’intérêt par la nouveauté de la forme.
To soule si plainde, tot soule choûler,
I nîve … et l’nivaye si ra poule
disconte les mohonnes : li vint hoûle …
… I m’sonle co même ôr li chanson
Di noste aiwe tot moussant d’zos l’glèce.
J. VRINDTS, Poèmes wallons
[Tout semble se plaindre, tout semble pleurer, / Il neige … et la neige se blottit / Contre les maisons ; le vent gémit… / Il me semble même entendre encore la chanson / Du ruisseau glissant sous la glace]
On peut rattacher à ces œuvres le trio de concert pour deux violons, alto et orchestre à cordes et le poème Amitié pour deux violons et orchestre. On remarquera dans la notice d’YSAYE sur le Trio, la restriction qu’il apporta au côté technique par pur souci artistique, pour que l’oeuvre sonne bien, comme il dit.
Trio de concert, pour deux violons, alto et orchestre.
La guerre, si souvent improductive de choses d’art fut le contraire pour moi : une grande partie des œuvres du programme d’aujourd’hui date des années de la terrible épreuve que l’Europe a subie. Ce Trio fait partie du travail qui fut mon oasis pendant la tourmente, car le musicien n’a pas d’exil, il emporte avec lui l’élément consolateur : l’Art, et nulle puissance ne peut détruire ce refuge de la pensée, du cœur. Je voulais écrire ; j’écrivais un Duo pour deux violons pour jouer avec notre vénérée souveraine la Reine ELISABETH lorsque, sur le point d’achever, je m’aperçus que la partie technique manquait de sens poétique et que, loin d’être une récréation, ce duo devenait un travail des plus ardus. Je renonçai à ma première idée et je transformai le morceau pour trois instruments au lieu de deux. C’est ainsi que cette composition de forme plutôt classique fut jouée à Londres en 1916-17 par MM. DEFAUW, TERTIS et moi-même. Cela sonne bien et, dès l’état de duo, je n’en voulais pas davantage.
Amitié, Poème pour deux violons et orchestre.
C’est encore l’idée du Duo, mais ici la pensée est libre, et on la laissera s’égarer dans le vaste champ des heureux et doux souvenirs combien variés ! d’une amitié pure qui a bientôt cinquante ans d’âge et dont les sentiments, meilleurs, plus sûrs, moins fragiles que ceux de l’amour sont chez moi et chez celui à qui l’oeuvre est dédiée, indestructibles.
YSAYE fait allusion ici à Théodore LINDENLAUB, critique musical du journal Le Temps, qui fut le conseiller et le guide du virtuose dans maintes occasions.
Le Poème Nocturne fait transition entre ces œuvres purement sentimentales et celles où se manifeste le souci d’allier la virtuosité à la musicalité. La notice d’YSAYE sur ce poème montre, de plus, sa constante recherche de l’originalité, qui se traduit ici par la réunion du violon et du violoncelle.
Poème nocturne, pour violon, violoncelle et orchestre à cordes.
A part le Concerto de BRAHMS, un duo original de VIEUXTEMPS, la Muse et le Poète de SAINT-SAËNS, et quelques arrangements sur des opéras célèbres, je ne connais pas d’œuvres importantes pour violon, violoncelle et orchestre. Cette lacune dans le répertoire des solistes m’a tenté, et c’est au cours des dernières tournées que je fis en Amérique que j’ai conçu le plan de cette oeuvre.
En général, la forme Poème m’a toujours attiré, elle est plus favorable à l’émotion, elle n’est astreinte à aucune de ces restrictions qu’oblige la forme consacrée du Concerto ; elle peut être dramatique et lyrique, elle est par essence romantique et impressionniste ; elle pleure et chante, elle est ombre et lumière et de prisme changeant ; elle est libre et n’a besoin que de son titre pour guider le compositeur, lui faire peindre des sentiments, des images de l’abstrait sans canevas littéraire ; c’est, en un mot, le tableau peint sans modèle.
Le Poème est, je le pense, un progrès dans mon écriture musicale; il doit marquer chez moi une étape décisive dans l’essai, dans la recherche tenace, la volonté d’associer l’intérêt musical à celui de la grande virtuosité de la vraie virtuosité, trop négligée, je le répète, depuis les maîtres du violon, depuis que les instrumentistes n’osent plus écrire et abandonnent ce soin à ceux qui ignorent les ressources, les secrets du métier.
J’ai laissé volontairement de côté les Harmonies du Soir pour quatuor solo et accompagnement d’orchestre d’archets. En effet, cette oeuvre qui, par l’inspiration et la forme, se rattache à la série des Poèmes, montre un autre souci du compositeur : la recherche des combinaisons originales d’instruments ou de groupes d’instruments dans le but d’enrichir les sonorités. Remarquons à ce sujet la conception hardie de Exil, écrit pour un orchestre de violons et d’altos. Cette oeuvre audacieuse, dont l’équilibre est parfait, est tout à fait originale et le succès qu’elle remporte au concert en dit assez sur ses qualités. Écoutons ce qu’YSAYE disait des Harmonies du Soir.
Les Harmonies du Soir, pour quatuor solo et orchestre d’archets, op. 31.
Cette composition est ma dernière production. Cette combinaison du quatuor solo avec accompagnement d’orchestre de cordes est, je crois, toute nouvelle, et je n’en connais pas d’autre exemple. Ce morceau fut joué pour la première fois au Palais de Laeken dans un concert consacré à mes œuvres et notre gracieuse Souveraine en est la Marraine.
L’idée maîtresse est toute lamartinienne, de pensée rêveuse. Deux thèmes qui à la fin se juxtaposent, en forment la trame ; la forme est graduelle et, comme dans la plupart de mes œuvres, elle fait place à la douceur qui achève l’oeuvre en retournant au sens méditatif et rêveur.
Cette dernière phrase, qui nous donne le schéma de tous les Poèmes d’YSAYE, définit l’aspect sentimental des œuvres de l’artiste. Avant d’examiner la seconde partie de son oeuvre qui consacre l’union de la virtuosité et de la pensée musicale, signalons des mélodies telles que Lointain passé, Les neiges d’antan, Berceuse, Rêve d’enfant, qui s’apparentent plus ou moins à l’une ou l’autre inclination d’YSAYE.
Mais d’autres œuvres apparaissent qui sont écrites dans le but de relever le niveau de la virtuosité instrumentale tout en y alliant les beautés de la pensée musicale. Je citerai la Fantaisie et le Divertimento, tous deux pour violon et orchestre.
Divertimento, pour violon principal et orchestre.
Déjà à remarquer le titre, on saura que le rôle de l’orchestre n’est pas celui d’un simple accompagnement et que la polyphonie, autant que les conquêtes de l’harmonie moderne s’y insèrent. L’oeuvre doit donner l’impression d’une chose qui marche mesurément, alla marcia. La forme est progressive et d’un seul mouvement, sans arrêt. Le violon se divertit, semble livrer son humeur à l’improvisation. Il n’y a là, pour ainsi dire, aucun thème régulier, le sens est mélodique (sans l’astreindre à des césures, à des périodes) et la technique elle-même du violon est essentiellement chantante.
Le but – s’il y en eut un – fut d’intéresser l’auditeur par une corrélation intime, un équilibre constant entre l’action de la virtuosité et le rôle orchestral. L’auteur s’efforce de redonner au travail purement instrumental, un renouveau d’intérêt, une puissance d’attraction trop négligés, un peu perdus depuis PAGANINI, VIEUXTEMPS et WIENIAWSKI.
Les violonistes ont abusé des compositions pianistiques, des choses qui subordonnent le verbe du violon au soi-disant intérêt symphonique. Le Divertimento doit nous ramener à une conception plus juste, plus claire et plus respectueuse du caractère, des ressources, du pouvoir de cet instrument idéal qu’est le violon.
Passons au troisième groupe des compositions d’YSAYE : les œuvres de virtuosité pure.
Nous trouvons ici un mouvement violonistique qui, par ses proportions fait songer à celui de Jean-Sébastien BACH. Mais alors que chez BACH les difficultés techniques résultent de la polyphonie et des formes savantes qu’il emploie pour écrire de la musique, chez YSAYE, au contraire, les difficultés techniques sont le but et, chose étonnante, il en résulte une musique originale et forte.
De nos jours, ce parti d’accumuler des difficultés uniquement pour le plaisir de les résoudre est passé de mode. Le public exige la romance qui le chatouille agréablement et, en fait de virtuosité, il n’apprécie guère que la vélocité. Faut-il voir dans les goûts actuels le résultat, transposé dans la musique instrumentale, des libertés que DEBUSSY a innovées en composition ? Le rejet des règles et des contraintes a conduit en droite ligne au laisser-aller, générateur d’une désolante pauvreté d’inspiration. Un phénomène parallèle a-t-il lieu pour les virtuoses ?
Quoiqu’il en soit, on ne peut faire grief à YSAYE d’avoir édifié son recueil de sonates sur cette conception, si l’on considère que la majeure partie de son oeuvre est avant tout sentimentale et poétique. YSAYE écrivait ses sonates au lit, le soir, sans avoir d’instrument près de lui. Le lendemain, il les jouait, et c’est à peine si une retouche était nécessaire par-ci, par-là.
Chaque sonate est dédiée à un virtuose contemporain et est écrite pour lui. YSAYE avait recherché les qualités maîtresses de chacun d’eux et avait écrit une oeuvre qui devait mettre en valeur les dons techniques, rythmiques et artistiques particuliers à Jacques THIBAUD, Fritz KREISLER, Georges ENESCO, Manuel QUIROGA, Mathieu CRICKBOOM et Joseph SZIGETI.
Remarquons que la dénomination Sonate accordée à ces œuvres doit être prise dans le sens primitif. Au XVIIe siècle, Suonata signifiait pièce sonore. Les italiens appelaient ainsi, à l’origine de la musique instrumentale indépendante, tout morceau écrit pour des instruments à archets ou à vent.
Parcourons rapidement ces sonates :
A Joseph SZIGETI, un Grave, Fugato, Allegretto poco Scherzoso et Finale con brio où les doubles-notes abondent et donnent à l’oeuvre un caractère orchestral.
A Jacques THIBAUD une sonate d’inspiration romantique dont les parties s’intitulent : Obsession, Malinconia, Danse des Ombres, Les Furies. Ici, la technique est plutôt dans l’archet.
La Danse des Ombres, constamment à deux voix, écrite dans le mouvement de la Sarabande du XVIIe siècle, est formée d’une série de variations sur le thème du Dies Irae, exposé intégralement à la fin de la Malinconia qui précède. Cette sonate est certainement la meilleure des six parce que, malgré lui dirais-je, YSAYE a laissé l’artiste dominer le virtuose. Peut-être, par renversement des rôles, a-t-il subi le prestige de Jacques THIBAUD, qui
est, avant tout un artiste, comme jadis CHAUSSON, d’INDY, FRANCK avaient subi l’autorité du violoniste idéal : Eugène YSAYE.
La Sonate n°3, dédiée à Georges ENESCO, porte le titre de Ballade. Elle commence par un récitatif écrit sans barres de mesure. (YSAYE reprendra ce procédé d’écriture plus tard dans un choeur de son opéra). Au récitatif succèdent un Lento puis un Allegro con bravura dont le thème, un peu lourd et appuyé s’allège dans un emportement d’arpèges brisées, de traits en sixtes et en dixièmes qui amènent, après reprise du thème, une progression finale avec une pédale sur ré qui se termine par deux mesures tempo vivo d’accords arrachés au talon de l’archet.
La quatrième sonate, à Fritz KREISLER, est à base rythmique. Elle reprend les titres des sonates de BACH et aussi leur technique d’accords arpégés dans l’Allemande et la Sarabande. C’est toujours le style de BACH qui inspire, le Finale, où l’archet exécute tous les genres de détachés. Cette sonate fut imposée par voie de tirage au sort au 1er concours international Eugène YSAYE (Bruxelles 1937).
La cinquième, à son élève et ami Mathieu CRICKBOOM, comporte deux parties intitulées l’Aurore et la Danse rustique. Cette sonate évoque à maintes reprises la technique de PAGANINI par des effets de cordes pincées par les doigts de la main gauche et par les traits en doubles notes où quartes et sixtes se mêlent. La fin de la Danse est un véritable déchaînement violonistique dans lequel le mouvement va sans cesse accelerando.
La dernière sonate, dédiée à Manuel QUIROGA, ne comporte qu’une seule partie Allegro. Tout au long des sept pages de la partition, le violon subit un assaut frénétique. On se demande s’il est possible à un homme d’exécuter staccato ces traits en tierces, en dixièmes, de bondir de la quatrième à la première corde, de lancer ces gammes qui sillonnent l’oeuvre comme autant d’éclairs. Mais YSAYE connaissait les ressources du violon et celles de son élève, dont la technique étonnait le vieux Maître lui-même.
A côté de ce monument violonistique encore ignoré du public et malheureusement, de la plupart des violonistes, YSAYE préparait une Méthode de violon qui devait, par un entraînement rationnel et progressif, permettre d’aborder l’étude des sonates avec plus de facilité.
Une partie de ce travail dont on imagine aisément la haute valeur pédagogique était écrite, mais fut malheureusement égarée après la mort du Maître.
Le Dictionnaire de Musique de RIEMANN, inscrit parmi les œuvres d’YSAYE six concertos pour le violon. Il est vrai qu’YSAYE travailla assez longtemps à des concertos dont le nombre exact est huit. Mais il n’en fut jamais pleinement satisfait et ces œuvres sont restées inédites. J’ai retrouvé, sur la couverture du troisième concerto, propriété de M. Gabri YSAYE, les lignes suivantes écrites de la main du Maître :
3e Concerto – en Mi – Paris 1880. Ce concerto (1re partie seulement) fut joué à Stockholm, Hambourg 81-82. Il fut d’abord essayé à Spa en 80, en été, avec orchestre, partie solo jouée par M. CRICKBOOM. Je le reprends aujourd’hui après quarante-cinq ans d’oubli… J’y sens ma jeunesse pleine de fougue et d’expression. La tonalité et la forme font penser à MENDELSSOHN ! C’est un modèle qu’un jeune homme pouvait suivre.
Eugène YSAYE, 1928
La sonate en do mineur, pour violoncelle solo, est écrite dans le même esprit que les sonates de violon. Le style en est polyphonique à la manière des sonates de BACH. Elle est composée de quatre parties : grave, intermezzo, in modo di recitativo, Finale con brio. La première partie expose un thème noble et large, d’une gravité sombre. Mais la fin s’anime et la mélodie s’élève. La première partie s’achève dans un registre aigu, dans un sentiment plus clair quoique toujours en mineur. L’intermezzo est une pièce très bien venue. Je suis tenté d’y voir un grave personnage se mettre à danser. Mais sa danse trop correcte et lui-même guindé, d’où les hésitations traduites par des accords pizzicati à contretemps. La troisième partie nous replonge dans une atmosphère d’anxiété. Le violoncelle gronde sourdement sur la quatrième corde et laisse l’auditeur suspendu au point d’orgue final. La finale enchaîne brusquement. Le drame éclate soudain, le thème de la première partie réapparaît, dans un mouvement plus rapide, pour se perdre dans un tumulte de doubles-notes auxquelles des fragments chromatiques confèrent un caractère d’imploration. Mais le thème de la première partie revient pour conclure avec autorité et brutalité.
Par son esprit perpétuellement sombre et agité, par sa conception unitaire basée sur le thème initial, cette sonate prend une place à part dans l’oeuvre d’Eugène YSAYE. J’espère qu’elle prendra une place de choix dans le répertoire du violoncelle, car c’est une oeuvre vraiment belle, mais hérissée de terribles difficultés techniques.
Si nous voulons faire le point dans l’oeuvre instrumentale d’YSAYE, nous constaterons que, partout où il laisse chanter son cœur sans se préoccuper de la technique, il atteint à un lyrisme ample et généreux qui rend ses œuvres très attachantes et très belles.
Ce seront le Poème d’Hiver, Exil, Lointain passé et Rêve d’enfant, une miniature merveilleuse de fini et de délicatesse.
Par son inspiration romantique, le Divertimento fait accepter les passages de technique pure qu’il renferme. Pour ma part, je place au-dessus de tout cela la 2e sonate pour violon solo, où la technique et l’inspiration sont si intimement soudées pour concourir à l’expression de la pensée qu’elles forment un tout splendide qui fait étape dans la littérature du violon.
Signalons, pour terminer cet aperçu de l’oeuvre instrumentale d’Eugène YSAYE, de nombreuses transcriptions et arrangements d’œuvres anciennes et modernes. Citons entre-autres : l’Aria de BACH, un Aria de HAENDEL, une Sonate de Nicolo PASQUALI, l’Etude valse de SAINT-SAËNS, etc…
Il me reste à examiner la dernière oeuvre d’YSAYE, celle qui marque l’apogée de son ascension vers le Beau, celle où il mit tout son cœur de Wallon fervent, celle pour qui il usa ses dernières forces avec un enthousiasme juvénile : Piér li houïeu.
YSAYE commença son opéra en 1929, alors qu’il était âgé de soixante-onze ans. Entendons-le parler de son travail.
Bons et chers Amis,
Connaissez-vous une chose plus tyrannique, plus absorbante, plus exclusive qu’une partition, qu’une orchestration à écrire? Non ! Il n’y a pas au monde de femme plus jalouse, plus grognarde, plus pleurnicharde, plus chiourme et plus vindicative lorsqu’on tente de la quitter, ne fût-ce que pour un court moment.
Je suis pris dans cette galère, mes pauvres amis, et j’y rame comme un forçat !… C’est Piér li houïeu qui prétend que je l’habille de neuf ; il réclame tantôt du velours, tantôt du satin ; il lui faut du doux, du fort, du zéphir et du tonnerre tot al fèye [tout à la fois], et il ne se contente point de fleurs, de dentelles, d’arabesques, festons, astragales sonores, il veut des bijoux, de l’or et tous les trésors de Golconde ! Cela m’apprendra aussi à vouloir le faire chanter dans la seule langue que les Russes ignorent !
Mèlie, Piér et Jâck me harcèlent de leur exorbitante prétention; les chœurs me poursuivent comme le fut Oreste par les Euménides ! ils me forcent à chanter avec eux et, de mon organe de pintade en détresse, dji brai come on vai [je crie comme un veau].
Enfin, aujourd’hui, comme tous mes personnages sont partis à Flémalle-Grande pour lutter contre les Disciples [Les Disciples de Grétry, vieille et célèbre chorale liégeoise dont le destinataire de cette lettre, M. Jean Quitin, est directeur], je souffle un moment et je vous écris…
C’est tout YSAYE qui s’exprime dans ces phrases. C’est l’artiste emporté par son rêve et c’est le Wallon qui ne perd jamais sa bonne humeur gouailleuse, le sens inné du ridicule et de l’ironie amicale. Eugène YSAYE voulait être le promoteur d’un mouvement qui aurait donné naissance à un théâtre lyrique wallon.
Avant lui, Jean-Noël HAMAL, compositeur liégeois du XVIIIe siècle, avait écrit quatre opérettes dont la plus connue est Li voyièdje à Tchâfontaine [Le voyage à Chaudfontaine]. Plus près de nous, Sylvain DuPuis compose la musique de Coûr d’ognon [Coeur d’oignon]. Marcel BATTA, Joseph DUYSENX, DEFOSSEZ, Rose DEROUETTE, écrivent sur des livrets wallons. Aucun cependant, ne traite un sujet aussi dramatique que l’est Piér li houïeu qui, par son caractère et son ampleur scénique, reste une oeuvre profondément originale et intensément wallonne.
Le livret de l’opéra, entièrement de la main d’YSAYE, raconte un épisode d’une grève de mineurs. Piér a été choisi comme chef par ses compagnons. Afin de précipiter les événements, les ouvriers le poussent à déposer une bombe sous les fenêtres du patron. Cependant, Mèlie, épouse de Piér, croit que la grève n’est pas le seul motif des absences fréquentes de son mari. Jalouse, elle le suit alors qu’il va placer l’engin meurtrier.
Pour éviter un crime et sauver son mari elle tente d’éteindre la mèche, mais l’explosion se produit. Mortellement blessée, Mèlie est ramenée chez elle, et
la douleur de Piér et de Jâck, père de Mèlie, est poignante à voir. Avant de mourir Mèlie s’accuse de l’attentat. Piér, touché par le remords se fait moine.
Cet épisode des grèves, parfois sanglantes, qui marquèrent les débuts du socialisme en Belgique, est prétexte à l’étude de l’âme wallonne, tour à tour sentimentale, gaie, simple et avenante, puis farouche et aveuglément emportée par ses passions, devant la menace faite à sa liberté. Tous ces aspects sont brossés en des tableaux pleins de naturel. Des scènes émouvantes, habilement amenées, contrastent heureusement avec des épisodes populaires et joyeux.
Cependant, un grand défaut alourdit le livret. La scène finale où Mèlie est ramenée mourante, est introduite magistralement. Mais malheureusement un chœur de lamentations chanté par les femmes des houilleurs vient atténuer petit à petit, l’émotion qui étreignait le spectateur. Si bien que la décision surprenante de Piér, qui suit l’arrivée inattendue d’un moine, nous trouve parfaitement consolés de la mort de Mèlie.
Il y aurait eu grand avantage à laisser tomber le rideau sur la douleur de Piér et de Jâck. Dans ces conditions, l’émotion subsistait. L’auteur avait fait voir tout ce qu’il voulait montrer, et le sort de Piér, resté inconnu, n’aurait inquiété personne car, en réalité, ce n’est pas lui le héros : Piér n’est qu’un bras agissant ; Mèlie, elle, est l’âme même du drame.
Hormis cela, l’action est bien conduite, et les personnages sont infiniment sympathiques. L’âme tendre et passionnée de Mèlie, la dure volonté des tièsses di hoïe, la philosophie sereine du vieux Jâck et l’être impulsif de Piér sont magistralement peints. La progression des événements est bien soutenue. Le début est frais et joyeux ; une paskèye [chansonnette], un crâmignon [danse populaire chantée], une scène d’amour.
Bientôt viennent les doléances de Mèlie qui se plaint à son père des absences de Piér, une scène de jalousie orchestrée magnifiquement, nous introduisent au coeur du drame, lequel se déroulera suivant un rythme accéléré. La partition est pleine de verve et de coloris. L’ouverture, pièce symphonique de valeur, nous place d’emblée dans une atmosphère dramatique. YSAYE y utilise avec bonheur les thèmes du chant d’amour de Piér, du crâmignon Pov’mohe [Pauvre mouche], du chant des houilleurs qu’il
développe dans une fugue au dessin net et animé. Dans l’action, l’orchestre soutient les voix avec une sorte de ferveur ardente.
Une nouveauté hardie en matière d’écriture théâtrale est appliquée dans le choral du Serment des houilleurs. Durant neuf pages de partitions, il n’y a plus de barres de mesure. Cette rupture originale et audacieuse avec l’écriture mesurée confère à ce passage une solennité, une grandeur, une puissance qui conviennent particulièrement bien à l’idée exprimée.
Sans avoir ces hardiesses d’écriture, le duo d’amour et la douleur du père sont deux passages pathétiques, qui émeuvent vivement par leur sincérité.
La création de Piér li houïeu eut lieu à Liège en mars 1931. Eugène YSAYE, gravement malade, écoutait la radio-diffusion de son opéra dans la clinique du Docteur LARUELLE, à Bruxelles. Sa Majesté la Reine ELISABETH avait tenu à assister à cette première de l’oeuvre qui devait terminer la carrière du Maître.
M. François GAILLARD, Directeur et chef d’orchestre du théâtre, assuma la lourde tâche de la mise au point de l’exécution. Les interprètes étaient Mme Yvonne YSAYE, petite cousine du compositeur, MM. Alfred LEGRAND et Jacques JENOTTE, de l’Opéra-Comique de Paris. Le spectacle était précédé d’un concert d’œuvres d’Eugène YSAYE, où l’on entendit MM. Gabri YSAYE, Remo BOLOGNINI, Rodolphe SOIRON, Charles DONNAY et Hector CLOCKERS.
Lorsqu’on pense que Piér li houïeu, qui est la dernière composition d’YSAYE, ne porte que le numéro 35 au catalogue de ses œuvres, on ne peut que déplorer le fait qu’il ait commencé si tard à écrire pour le théâtre. Quels chefs d’oeuvre n’aurait-il pas produits si, à trente ans, il avait travaillé un peu plus pour lui et un peu moins pour les autres? Car cet homme de soixante-douze ans débutait dans la composition théâtrale. Toutes ses œuvres précédentes avaient été écrites pour instruments à cordes et orchestre. YSAYE abordait donc pour la première fois, le travail simultané du grand orchestre symphonique, des voix et des chœurs.
Certaines critiques ont visé une instrumentation parfois massive. Seule, une longue pratique de l’écriture symphonique permet d’éviter d’emblée ce défaut. Hélas ! le Maître ne devait plus vivre assez longtemps pour pouvoir réviser son oeuvre et corriger ces détails.
Epilogue.
Eugène YSAYE fut, dans toute l’acception du terme, un grand homme. Artiste unique, virtuose incomparable, compositeur puissant et inspiré, il fut encore et surtout un père pour tous les jeunes qui eurent recours à lui.
La Reine ELISABETH, qui fut de tous temps une véritable amie pour Eugène YSAYE, a voulu perpétuer le nom du Maître et sa bonté agissante en créant d’après les directives qu’il lui avait soumises dans plusieurs rapports, un Prix International Eugène YSAYE.
La première épreuve de ce prix réservé aux moins de trente ans, fut disputée à Bruxelles, à Pâques 1937. Le jury, composé des violonistes les plus en renom de différents pays d’Europe retint, en finale, douze concurrents. On assista à la victoire complète et incontestable de l’école russe, qui remporte les Ier (David OISTRAKH), 3e, 4e, 5e et 6e prix.
La raison de cette victoire russe a été formulée par M. OISTRAKH : “Ce concours montre que nous avons, en effet, des conditions exceptionnelles de travail qui nous assurent également des séries de victoires dans notre vie musicale à venir» (Le Soir, 3 avril 1937).
Cette constatation du premier classé est corroborée par M. Jacques THIBAUD, le grand violoniste français, au cours d’une interview qu’il accorda à M. DE GEYNST (La Meuse, 4 avril I937) : “L’année d·ernière déjà, lorsque j’ai été donner un concert à Moscou, les candidats au prix YSAYE se livraient à l’entraînement. A cette époque, tous, sous la conduite de maîtres éminents, travaillaient en vue de ce concours.”
Il ressort donc que la préparation de ces jeunes gens était poussée jusqu’au dernier point depuis très longtemps déjà. Comme le Prix YSAYE honore avant tout la technique, les concurrents russes eurent la partie belle. Mais sans aucun doute, les Belges voudront montrer qu’ils comptèrent parmi eux des maîtres du violon et ramèneront en Belgique le titre glorieux de Grand Prix International Eugène YSAYE.
Il m’est impossible, pour achever cette étude, de trouver des mots plus justes que ceux prononcés par le grand violoncelliste espagnol Pablo CASALS, reçu à la Maison d’Art de Bruxelles en 1935 : “Vous eûtes en Belgique, le meilleur, le plus sublime et génial chantre du violon que l’on ait jamais connu ; il s’appelait Eugène YSAYE. N’oubliez jamais ce que vous devez à son nom, à son oeuvre toujours vivante et à son impérissable mémoire.”
Liège, le 27 septembre 1937. JOSÉ QUITIN
Et dans la documenta :
[INFOS QUALITE] statut : publié et posté dans documenta | mode d’édition : transcription du PDF océrisé | source : QUITIN José, Eugène Ysaye. Etude biographique et critique (Bruxelles, Bosworth & Co, 1938, épuisé) | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : Bosworth & Co | remerciements à Patrick Thonart (collection privée)
195 FB / 33 FF / 11 FL : des francs belges ou français, des florins, c’est la marque d’une autre époque. On la trouve au pied de la couverture de l’éphémère magazine Arduina, dont trois numéros seulement nous sont parvenus (merci à notre regretté collaborateur David Limage pour cela). La collection est néanmoins complète comme cela et restera disponible dans les ressources de notre documenta.wallonica.org. De courte durée, l’initiative était néanmoins belle et généreuse, comme le détaille le rédac’chef de l’époque :
“D’ARDUINA À ARDENNE…
“Il y a une place pour l’Ardenne dans l’Éternité” a écrit Roger Gillard dans un ouvrage consacré à cette belle région de notre pays.
Cadre de vie active pour les uns, l’Ardenne est terre de tradition et vitrine de
notre patrimoine. Lieu d’évasion pour les autres, elle est, avec ses forêts, source de sérénité et de détente. Une bouffée de grand air et de verdure, c’est d’abord ce que souhaite apporter Arduina, que le titre suggère à lui seul : Arduina signifiant “Profonde” en langue Celte.