[THECONVERSATION.COM, 22 avril 2025] Responsables, inclusives, engagées… Nombreuses sont les marques revendiquant des valeurs fortes. Mais ces promesses restent parfois en surface. C’est ce que met en perspective le terme d’habillage éthique, la stratégie de communication d’une entreprise ou d’une organisation qui cherche à améliorer son image de marque en se réclamant abusivement de valeurs éthiques.
Recommandée par la Commission d’enrichissement de la langue française, l’expression “habillage éthique” repose sur une tension entre deux registres de sens. D’un côté, le mot “habillage” désigne ce qui recouvre, ce qui rend présentable, ce qui maquille parfois. De l’autre, l’”éthique” renvoie à une réflexion sur les principes qui guident nos actions, qu’ils relèvent de la morale et/ou de la déontologie. Associer les deux, c’est pointer une contradiction : celle d’un discours éthique qui reste en surface, sans ancrage réel dans les pratiques.
Une éthique caméléon : entre green, pink et blue washing
Défini par le Journal officiel du 16 juillet 2024, l’”habillage éthique” constitue “une stratégie de communication d’une entreprise ou d’une organisation qui cherche à améliorer son image de marque en se réclamant abusivement de valeurs éthiques.“
La critique est dans la définition : il s’agit ici d’une mise en scène, d’un vernis vertueux appliqué sans transformation intrinsèque. L’habillage éthique désigne le recours à certaines valeurs comme éléments de langage, voire comme accessoires de communication. On s’affiche “responsable”, “engagé”, “solidaire”, sans que ces qualificatifs n’aient de véritable traduction dans les modes de production ou de gouvernance.
L’habillage éthique est la traduction, dans la langue de Molière, du terme de fairwashing. Il est ainsi dans la parfaite lignée des expressions d’habillage humanitaire (empathy washing) et d’habillage onusien (blue washing) mis en perspective dans le Journal officiel du 13 décembre 2017. Alors que l’habillage humanitaire désigne “la stratégie de communication d’une entreprise ou d’une organisation qui cherche à améliorer son image de marque en se réclamant abusivement de valeurs humanitaires“, l’habillage onusien, quant à lui, se réfère à une “stratégie de communication d’une entreprise ou d’une organisation qui cherche à améliorer son image de marque en se réclamant abusivement des valeurs promues par l’Organisation des Nations unies.“
L’habillage éthique s’inscrit donc dans une série de stratégies désormais bien identifiées, comme le greenwashing (valorisation écologique fictive, dite verdissement d’image), le pinkwashing (récupération de la cause LGBTQ+ à des fins d’image), ou bien encore le femwashing (utilisation opportuniste de discours féministes). L’habillage éthique en est une sorte de synthèse : il absorbe tous les registres de vertu.
Quand l’éthique devient un argument… jusqu’à la dissonance
Face à l’exigence des consommateurs, à leur sensibilité aux enjeux sociaux et écologiques, les entreprises sont poussées à se positionner. Mais, entre contraintes de rentabilité, chaînes d’approvisionnement mondialisées et logiques de volume, changer les mots est souvent plus simple que de changer les modèles. Dans ce contexte, l’habillage éthique apparaît pour les marques comme une manière de redorer leur image, mais le vernis s’écaille… Des exemples concrets en témoignent, notamment en termes de greenwashing : lancée en 2010, la collection “Conscious” de H&M a été critiquée pour son manque de traçabilité et son faible impact réel.
Autre cas emblématique : sponsor des Jeux olympiques de Paris 2024, Coca-Cola a annoncé vouloir limiter l’usage du plastique à usage unique avec des fontaines à boissons et des gobelets réutilisables. Or, comme a pu le dénoncer l’association France nature environnement (FNE), la plupart des boissons provenaient de bouteilles en plastique. Le décalage entre promesse et réalité a ainsi déclenché une forte polémique. Quant à Mercedes-Benz, la marque a été accusée de pinkwashing après avoir affiché un logo arc-en-ciel sur ses réseaux sociaux pendant le mois des fiertés… tout en s’abstenant de le faire dans des pays où l’homosexualité est interdite.
Ce qui est en jeu dépasse le seul comportement des marques. C’est le langage de l’éthique lui-même qui se trouve profondément affaibli lorsqu’il est manipulé à des fins de réputation. La prolifération de pratiques dites d’habillage éthique fragilise la confiance : les consommateurs ne savent plus ce qu’il convient de croire.
Dans ce contexte, les initiatives sincères risquent d’être perçues comme suspectes, noyées dans un flot de promesses vagues. In fine, nommer l’habillage éthique, c’est poser un acte de lucidité. Ce n’est pas rejeter toute communication de valeurs, mais appeler à une cohérence entre les discours et les pratiques. L’éthique ne saurait ainsi être réduite à un outil de marketing. En matière de responsabilité des organisations comme ailleurs, les mots ne suffisent pas, seuls les actes comptent.
[LE-CARNET-ET-LES-INSTANTS.NET, n°222] Entrer dans les livres d’Anne Brouillard, c’est pénétrer un univers palpable. Arpenter une forêt, faire un pique-nique au bord d’un lac quand il fait beau, ou boire son café dans un bon fauteuil quand il pleut dehors. C’est voyager, souvent en train, tenter l’aventure, mais pour mieux rentrer chez soi.
De ses illustrations, d’une grande délicatesse, se dégage une lumière unique, dont elle capte les variations, une profondeur poétique qu’elle fait évoluer avec cohérence d’un livre à l’autre.
Mise à l’honneur à Bologne
En avril 2024, en marge de la foire internationale de livres pour enfants de Bologne (Bologna Ragazzi), une double exposition mettait à l’honneur le travail d’Anne Brouillard dans la ville italienne. À la Fondazione del Monte, l’exposition monographique La terre tourne. Scivolare nel tempo di Anne Brouillard offrait une rétrospective de l’ensemble de son œuvre. Le public naviguait entre de très nombreux originaux et carnets de recherche, allant du début de sa carrière d’autrice-illustratrice pour enfants à ses travaux les plus récents. Ailleurs dans la ville, la fondation Hamelin, cachée dans le bâtiment d’une académie de musique, proposait pour sa part une plongée intimiste dans l’univers de Killiok, un personnage récurrent dans son œuvre. Ici, Anne Brouillard s’est amusée à reconstituer le décor de ses livres, soit en grandeur nature (fauteuil, cafetière, cadres, tablée de gouter automnal), soit en miniature (on y a admiré une minutieuse maquette de la maison de Killiok, parfaitement aménagée !).
Alors que l’Italie découvre depuis peu de temps les albums d’Anne Brouillard et la met aussitôt à l’honneur, il a semblé évident que la richesse autant graphique que narrative de son travail nécessitait une nouvelle mise en avant dans ces pages. En 2014, à l’occasion d’un article qu’elle lui consacrait dans cette même revue, Natacha Wallez soulignait “la consistance et la cohérence” de son œuvre. Depuis, de nouveaux livres d’Anne Brouillard ont paru, confirmant ces propos tant les thèmes et leur traitement reviennent, avec un talent pour capter l’intangible et l’infime, sans jamais se dire de la même manière.
Anne Brouillard est née en 1967 à Louvain, d’une mère suédoise et d’un père belge. Si elle grandit ici, elle garde encore aujourd’hui de nombreux ancrages dans ses origines maternelles, et particulier les forêts de Suède qui, nous le verrons plus loin, influencent profondément son œuvre. Petite, comme bien des enfants, elle dessine et, contrairement à la plupart d’entre nous, ne s’arrête pas à l’adolescence. Tant et si bien qu’elle décide de se former comme illustratrice à l’Institut Saint-Luc de Bruxelles. Et dès 1990, son premier livre, Trois chats, parait aux éditions du Sorbier. Un album sans texte, ou plutôt tout en images (elle en fera bien d’autres par la suite, maitrisant parfaitement cet exercice difficile de raconter sans le moindre mot), très pictural. Les parutions s’enchainent, et nous préférons, plutôt que de les citer, vous renvoyer à l’article mentionné plus haut, qui en parle avec beaucoup de justesse.
En 2015, Anne Brouillard a reçu le Grand prix triennal de littérature de jeunesse de la Fédération Wallonie-Bruxelles, saluant la qualité de son travail. Elle semble alors arrivée à une apogée de sa carrière. Et pourtant, elle réserve à ses lecteurs et lectrices encore bien des surprises…
Le pays des chintiens
Paru en 2016 aux éditions Pastel, La grande forêt marque un nouveau tournant dans l’œuvre d’Anne Brouillard. Graphiquement, narrativement, il confirme une nouvelle période créative, déjà perceptible dans de précédents albums. Elle confie d’ailleurs, dans une conférence organisée par le CNLJ, avoir eu le sentiment qu’il s’agissait de son premier livre.
La grande forêt est le premier album de la série Le pays des Chintiens, composé de trois tomes, avec Les îles et Les châteaux, et accompagné de deux albums plus courts, Pikkeli Mimou et Killiok. Une première particularité de ces trois grands albums est leur longueur, avec un nombre de pages plus conséquent qu’à l’habitude, et une place plus importante accordée au texte. Une deuxième particularité est l’aspect formel qu’ils prennent : ce sont des livres hybrides, entre album jeunesse et bande dessinée. Si certains des précédents ouvrages d’Anne Brouillard utilisaient déjà le système des cases pour décomposer une action, elle le développe ici davantage, recourant aussi aux phylactères pour faire dialoguer ses personnages. Dès qu’elle s’est lancée dans la création du premier de ces livres, La grande forêt, elle savait qu’il prendrait cette forme, bien en amont de sa réalisation propre. Elle avait également pensé à y insérer des cartes géographiques, que l’on retrouve au début de chaque tome. Loin d’être décoratives, elles permettent de s’orienter dans la Chintia, pays imaginaire composé de onze régions.
Cet ensemble de livres est un projet immense et ancien. “La grande forêt est un livre qui vient de loin et de longtemps. Il vient des choses de l’enfance, et de la vraie grande forêt en Suède. C’est plein de choses de ma vie et de mon imaginaire. Ça se passe dans un pays, la Chintia, où j’ai vécu quand j’étais enfant. Je parlais chintien, j’écrivain en chintien… J’ai envie de développer davantage des personnages que j’avais inventés dans d’autres histoires, et j’avais envie de leur créer un pays.” Cela lui a alors semblé tout naturel, lorsqu’il a fallu trouver un lieu où faire évoluer ses personnages, de choisir ce pays imaginé par ses sœurs, ce pays de l’enfance. Pendant des années, elle a assemblé des recherches dans des carnets. Elle y a mis des éléments de sa vie, de son imagination, toutes des choses accumulées au fil du temps. Ce livre semble être une condensation de tout ce qu’elle a pu faire auparavant. On y retrouve des lieux, des thèmes, mais aussi personnages qui étaient déjà apparus dans d’autres livres, et dont il sera question plus loin.
“Un jour, j’ai décidé d’en faire un livre, mais il s’est passé presque dix ans entre le moment où j’ai commencé à essayer de rédiger une histoire et de mettre en place cet univers, et le moment ou le bouquin a pris forme comme il est. Pourquoi cela a-t-il pris autant de temps ? Car je m’y plaisais bien, et que je n’avais pas envie que cela finisse. Évidemment, j’ai fait d’autres bouquins en parallèle.” L’autrice-illustratrice a un rapport au temps particulier, qui se ressent d’ailleurs dans ses histoires. Il y a le temps des recherches, mais aussi celui de la mise en image, selon des techniques qui demandent un long processus.
Peinture à l’œuf ou à l’eau
Pendant longtemps, les livres d’Anne Brouillard étaient caractérisés par des illustrations très picturales, aux contours diffus. “Pendant toute une période, je voulais plutôt rendre des atmosphères, la lumière, le temps qui passe, et j’ai trouvé la technique de la peinture à l’œuf, qui me convenait et que j’ai utilisée dans de nombreux livres. Elle a ce rendu flou, c’est une peinture qui n’est pas cernée au préalable par le dessin. Celui-ci apparait au fur et à mesure avec la peinture, par touches successives, couleur par couleur.” Cette technique de la peinture, fabriquée maison avec des œufs et des pigments, elle y est restée fidèle dans de nombreux livres. Elle l’a aussi utilisée pour peindre le grand décor forestier du Wolf, la Maison de la littérature jeunesse située à Bruxelles, à deux pas de la Grand Place. Dans Le voyage d’hiver, elle a utilisé de la peinture à l’huile sur une longue bande de tissu à faire défiler. Plus tard, Anne Leloup, l’éditrice d’Esperluète, lui a proposé d’en faire un magnifique livre accordéon.
Mais Anne Brouillard évolue, et sa technique aussi. Plus jeune, elle avait dessiné à la plume. Elle y est revenue, par envie de renforcer son dessin. De ses nombreux essais sont sortis des livres comme Le voyageur et les oiseaux ou Le pêcheur et l’oie, publiés en 2006 au Seuil Jeunesse. Petit à petit, elle s’est dirigée vers l’usage de l’encre et de l’aquarelle, “mais aussi un peu de crayon de couleur par endroit, par exemple pour le pelage du chien noir, ou de certains habits. Mais il y a toujours de l’encre par-dessus. Il y a des couches et des couches d’encre. Je commence assez légèrement puis j’augmente les tons petit à petit. Je travaille d’abord au crayonné, puis au trait à la plume, puis je travaille les couleurs et je retravaille parfois encore à la plume au-dessus. C’est un processus un peu lent.” On l’aura compris, les livres d’Anne Brouillard prennent leur temps. “Le style graphique se décide par tâtonnements. Il ne s’agit pas d’une décision en amont. Il y a ce qui se passe sur la feuille, on le voit et on va dans cette direction. Il faut essayer, et en tirer parti pour continuer.“
De la Suède et autres lieux
Dans les livres d’Anne Brouillard, les lieux ne sont pas de simples décors, supports à ses histoires. Ils sont un sujet en soi. En témoigne son Voyage d’hiver, cité plus haut, qui déroule un paysage vu à travers la fenêtre d’un train. Ce long panorama, époustouflant de finesse, est inspiré d’un trajet entre Dinant et Namur, qu’il rend presque tangible. L’album Le chemin bleu, tout en sensations et souvenirs, a été réalisé lors d’une résidence en Auvergne. Inspiré des coins qu’elle a visités là-bas, le livre évoque un même lieu à travers le temps, où passé et présent se confondent.
Mais au-delà de la Belgique ou de la France, une grande partie de l’œuvre d’Anne Brouillard est campée dans des endroits qu’elle a arpentés en Suède. Ses origines maternelles nordiques l’ont amenée à y séjourner souvent, bien qu’elle réside en Belgique. Ainsi, la forêt que l’on retrouve dans ses livres ‘chintiens’, mais également dans Mystère, Petit somme ou De l’autre côté du lac, est inspiré d’une forêt précise, celle où elle retourne encore et encore, au nord, dans le Kroppefjäll : un massif rocheux de la Dalie, au milieu des arbres et des lacs. C’est au bord de ce même lac qu’est installée la maison de Killiok, personnage principal de La grande forêt. “C’est un lieu où on a l’impression que toutes les choses qui paraissent bizarres dans le livre existent pour de vrai. Toutes ces choses qui semblent insolites pourraient y exister, voire existent pour de vrai. Il suffisait de prendre des notes et de tout agencer.” Anne Brouillard s’inspire donc du réel, dessine les endroits qu’elle connait, mais prend plaisir à les réinventer, essayant d’en faire une synthèse, de restituer son ressenti par rapport à ces lieux. Dans un article du journal Le Monde, elle explique que la cabane de Pikelli Mimou, la caravane ou le grand rocher de Monsieur Hysope, avec des écritures gravées, existent réellement. Ainsi, réel et imaginaire se mêlent, la frontière entre les deux devient floue, laissant au lecteur une impression de justesse, de véracité, tant l’atmosphère des lieux nous touche. C’est sa vision du monde qui l’entoure qu’elle donne à voir. “C’est toujours un aller-retour entre ce que je vois, ce que je découvre autour de moi, et ce qui existe d’une autre façon dans les images“, explique-t-elle.
Si elle accorde une grande place à la nature dans ses livres, Anne Brouillard aime aussi les maisons et les cabanes. Lieux de refuge, elles apparaissent comme un endroit où ses personnages aiment revenir aprs avoir vécu de grandes et petites aventures, comme celles que Gaspard, son doudou Lapinus et son chat Mimi vivent dans le jardin, en début de soirée, avant de retrouver le foyer et une tablée familiale dans Les aventuriers du soir (Éditions des éléphants). La maison est aussi le lieu d’accueil, chaleureux, où l’on retrouve des amis autour d’un gâteau. L’autrice-illustratrice aime tellement les maisons de ses personnages qu’elle les réalise en maquette en trois dimensions. Elle les meuble, les décore. Les maisons semblent être une prolongation de ceux qui les habitent, et en disent long sur eux, ce qu’ils aiment, la façon dont ils vivent. Elles sont habitées, pleines d’atmosphère, et donnent envie d’y passer un moment, en bonne compagnie.
La maison semble indissociable du voyage, offrant une perspective rassurante de retour au foyer après s’être aventuré dehors. Anne Brouillard joue souvent sur le rapport extérieur/intérieur notamment grâce aux fenêtres qui, de l’extérieur, laissent passer une lumière, comme une invitation au réconfort, et, de l’intérieur, laissent apparaitre un monde à découvrir, comme une promesse. Ainsi, plusieurs couvertures de ses livres présentent le protagoniste penché à la fenêtre, comme pour Rêve de lune, Pikeli Mimou ou Killiok. La fenêtre leur permet d’être dans un entre-deux, à la fois à l’abri et déjà un peu dehors, attirés vers les petites et grandes péripéties à venir.
Killiok et cie
Le monde des livres d’Anne Brouillard est peuplé de quantité de personnages plus ou moins étranges ou familiers. Enfants, adultes, animaux, bébés mousses, doudous animés, nuisibles… Elle fait vivre ce microcosme d’êtres délicieux là où elle aime vivre. Certains d’entre eux reviennent de livre en livre. Ainsi, Mystère, chat que l’on a découvert dans l’album éponyme, refait apparition dans La grande forêt. L’autrice-illustratrice retrouve ses personnages avec plaisir contagieux, comme des amis de longue date.
Parmi ceux-ci, le principal est sans doute Killiok, chien noir bipède qui apparait, presque sous cette forme, dès ses premiers livres. Il a un petit air de Moomin le troll, le célèbre personnage inventé par la Finlandaise Tove Jansson, et adoré par Anne Brouillard. Petit à petit, il revient régulièrement, s’installe dans ses albums, s’impose. “Il lit les journaux, il boit du café, il mange du gâteau, comme nous. Mais il peut être un peu grognon, quand même. Il aime bien son petit chez-lui, ne pas être trop dérangé, son fauteuil, son poêle, ses petites habitudes. C’est comme dans la vraie vie : on est nombreux à être partagés entre le fait de partir, faire sa valise et découvrir le monde, et puis rester chez soi.“
Killiok, Mystère, Pikkeli Mimou, Véronica et les autres invitent les lecteurs et lectrices à les accompagner dans leurs voyages ou à partager les choses infimes du quotidien. À travers eux, Anne Brouillard interroge l’existence, le rapport aux autres, aux lieux, à l’enfance, avec une précision et une délicatesse infinie.
[ARTSHEBDOMEDIAS, 22 novembre 2019] (…) Née en 1938 au Caire, d’un père alors fonctionnaire et d’une mère professeur de langues, Nil Yalter a grandi et étudié à Istanbul. Attirée très jeune par la peinture, elle se forme toute seule en s’appuyant sur la lecture de livres et de revues d’art, s’inspirant notamment des expressionnistes abstraits de la première moitié du XXesiècle.
“Elle va aussi pratiquer la danse et, avec son premier compagnon, apprend le mime, précise Fabienne Dumont, historienne de l’art qui suit son travail depuis près de 25 ans et est l’auteur du premier ouvrage monographique d’envergure publié en français à l’occasion de l’exposition [TRANS/HUMANCE]. En 1965, elle quitte la Turquie avec son second mari, qui est médecin, et arrive en France, où elle découvre que sa pratique est déjà datée et ancienne. Elle circule, regarde ce qui est en train de se faire et elle passe à une seconde phase picturale.” Débute une période influencée par les constructivistes russes et l’abstraction géométrique, tandis que les utopies inhérentes aux avant-gardes historiques nourrissent sa réflexion et ses recherches. “Les évènements de Mai 1968, le Mouvement de libération des femmes, un nouveau séjour en Turquie en 1971, où elle est marquée par la sédentarisation forcée des nomades et la rencontre avec l’ethnologue Bernard Dupaigne, sont autant de sources d’inspiration pour son œuvre”, explique Fabienne Dumont. En 1971, également, la condamnation à mort, à Ankara, du militant marxiste-léniniste turc Deniz Gezmis amène Nil Yalter à réaliser un premier projet sociocritique (Deniz Gezmis, 1972), prenant la forme d’un ensemble de dessins, de photos et de textes, qui va engendrer un basculement de sa pratique.
La peinture devient un médium parmi d’autres, la vidéo – elle est l’une des premières artistes femmes à utiliser une caméra vidéo – occupant une place de plus en plus grande. En 1974, dans le cadre de l’exposition internationale Art vidéo : confrontation 74, proposée par le Musée d’art moderne de la Ville de Paris, elle présente La Femme sans tête, ou la danse du ventre. Dans cette œuvre devenue emblématique, Nil Yalter filme en plan rapproché son ventre sur lequel elle vient écrire de manière circulaire, à l’encre noire et sur fond de musique orientale, des mots dénonçant l’excision et la négation du plaisir féminin – “La femme véritable est à la fois convexe et concave, mais encore faut-il qu’on ne l’ait point privée, moralement ou physiquement, du centre principal de sa convexité : le clitoris.” – empruntés à l’ouvrage du poète, philosophe et historien René Nelli (1906-1982), Erotique et civilisations. Un geste qui fait par ailleurs référence à un rite ancestral anatolien lors duquel un imam vient écrire, à la demande du mari et dans un geste “guérisseur”, des versets du Coran sur le ventre d’une femme infertile ou désobéissante…
Trente-cinq ans plus tard, en 2009, l’artiste adresse dans une autre vidéo, bouleversante, le thème de la lapidation dont elle tient à rappeler l’actualité dans des pays tels que l’Arabie saoudite, le Nigeria, l’Afghanistan ou encore le Pakistan, pour ne citer qu’eux. Nil Yalter y imbrique des images d’elle-même, vue de dos, pierre en main, d’autres créées informatiquement, d’autres encore retravaillées après avoir été extraites d’une vidéo diffusée sur Internet montrant la mise à mort, à Bagdad, d’une jeune fille chiite de 17 ans tombée amoureuse d’un garçon sunnite (Lapidation, 2009).
Le numérique, Nil Yalter s’y est mise “toute seule”. “Comme pour la plupart des autres techniques”, glisse-t-elle. Dès les années 1987-1988, elle réalise ses premières images de synthèse en deux dimensions, et intervient sur la vidéo. “Pendant une dizaine d’années, je me suis aussi servi de logiciels pour développer des formes simples d’interactivité.” En témoigne Histoire de peau (2003), où l’artiste filme et numérise son épiderme vieillissant, zoomant sur les marques et cicatrices qui sont autant de révélateurs d’une histoire et d’une identité singulières. Le visiteur est invité à saisir la souris posée en contrebas de l’écran pour interagir avec l’une des trois formes chargées de symboles apparaissant à l’activation de l’œuvre : le triangle – évocation de la femme dans certaines sociétés traditionnelles, ou de la revendication et de la lutte contre les répressions et les discriminations subies par les lesbiennes durant la Seconde Guerre mondiale, pendant laquelle les nazis marquaient d’un triangle noir les gens jugés inaptes à la société –, le rond – qui fait écho à la maternité et symbolise tout autant le début cellulaire de quelque chose que sa progression – et la croix – évocation du corps enfermé, de la torture morale et, bien sûr, de signes religieux. Six thèmes permettent par ailleurs d’accéder à un environnement particulier : “peau”, “désir”, “abstraction”, “torture”, “feu”, “identité”.
Si les questions féministes sont centrales dans son travail, elles n’en forment pas moins un tout avec celles de la migration et des classes sociales, “envisagées en même temps”, souligne Fabienne Dumont. “On entend rarement les femmes évoquer leur situation d’immigrantes et la manière dont elles se sentent. Or dans ses vidéos, Nil Yalter interroge des hommes et des femmes, octroyant systématiquement à ces dernières une véritable place.” Son engagement, l’artiste le traduit non seulement par son propos, mais aussi par son action sur le terrain, s’immergeant dans des contextes urbains, sociaux et politiques inhérents à des communautés données, provoquant la rencontre, le témoignage, l’écoute, la collaboration à l’aide d’outils ethnologiques. En 1975, par exemple, Nil Yalter accompagnait Bernard Dupaigne dans les bidonvilles de Noisy-le-Grand et d’Aubervilliers, puis dans la cité d’urgence accueillant des Algériens à Nanterre. Des panneaux et installations rassemblant dessins, photographies et textes viendront rendre compte de ces diverses expériences (série Habitations provisoires, 1975). “Il y a aussi toute la question des villes nouvelles qui est travaillée”, poursuit Fabienne Dumont. Avec une série d’éléments qui sont pour la première fois donnés à revoir parce qu’on voulait également avoir un point de vue sur l’histoire de la France et les migrations qui lui sont liées. Chicago (1975), qui tient son titre du surnom donné par ses habitants à un quartier de Saint-Quentin-en-Yvelines, où étaient hébergés des ouvriers et leurs familles venus d’Algérie moyennant des loyers modérés, mais dans des conditions sanitaires lamentables, est une installation composée d’une vidéo, d’une cinquantaine de photos et de trois textes tamponnés, à travers laquelle l’artiste tente de percevoir, et de faire comprendre, comment les “travailleurs et travailleuses dont l’Europe a besoin, mais qu’elle exploite, méprise et chasse à son gré“vivent leur situation.
Dans le large couloir qu’emprunte le visiteur pour entrer et sortir de l’exposition, une immense œuvre murale : C’est un dur métier que l’exil. Jamais remontrée non plus en France depuis sa première présentation, en 1983, au Musée d’art moderne de Paris, la pièce n’a eu de cesse de se transformer selon le contexte et l’actualité de la ville et du pays l’ayant accueillie, le plus souvent sous forme d’affichages sauvages, au fil des trois dernières décennies. Nil Yalter y réunit notamment des témoignages de femmes et d’hommes employés dans des ateliers textiles clandestins du Faubourg Saint-Denis, à Paris. Son titre, extrait d’un poème du Turc Nâzim Hikmet (1902-1963), qui fut contraint à l’exil et déchu de sa nationalité – il est mort à Moscou après être devenu Polonais – du fait de son engagement communiste, résonne à travers toute l’exposition. Lui font écho, tel un point d’orgue, ces mots de Fabienne Dumont : “Nil Yalter donne la parole à des individus qui expriment leur difficulté à vivre quotidiennement une situation d’exil dans un quartier, une ville, un pays, ou au sein de la société.” Une parole qu’il semble plus que jamais essentiel d’écouter.
[CONNAISSANCEDESARTS.COM, 29 novembre 2023] Rencontre avec une artiste pugnace dont le travail aborde les questions de l’exil, du féminisme ou encore de la culture.
Vous attendiez-vous à recevoir le Lion d’or de la Biennale de Venise ?
Non. Pas du tout. Je ne m’attendais même pas à être invitée à la Biennale de Venise [2024], où je n’avais encore jamais exposé. J’ai déjà eu l’occasion, cependant, de rencontrer Adriano Pedrosa, le commissaire général de la 60ème Biennale. Il m’avait invité à exposer, en 2014, dans une grande exposition qu’il avait organisée à Rio de Janeiro et une autre fois à Frieze masters. Le titre de cette édition 2024 de la Biennale étant “Foreigners Everywhere”, Adriano Pedrosa aurait dit, m’a-t-on rapporté, que cette édition ne pourrait pas se faire sans ma présence. À Venise, j’exposerai, à l’Arsenal dans l’espace le plus vaste situé à l’entrée des lieux.
J’y montrerai mon installation C’est un dur métier que l’exil dont le titre est emprunté à un vers du poète turc Nâzim Hikmet (1901-1963). C’est une œuvre que j’ai montrée pour la première fois, en 1983, à l’Arc-Musée d’art moderne de la Ville de Paris, à l’invitation de Suzanne Pagé, sa directrice. C’est la première fois que je la montrerai accompagnée des affichages de la phrase “C’est un dur métier que l’exil” qui a été apposée, dans différentes langues, dans quinze villes, de par le monde.
Où avez-vous montré votre travail au cours de votre carrière ?
J’ai eu l’occasion d’exposer dans de nombreux musées et institutions culturelles. Mais, très peu dans des galeries d‘art. J’ai souvent été sollicitée par des collectivités locales qui me confiaient des travaux, sur le thème de l’immigration et de la situation de la femme notamment, pour les exposer dans des Maisons de la culture ou des Maisons des jeunes. C’est en 1973, à l’Arc que j’ai montré pour la première fois ma tente de nomade, une yourte : Topak Ev, la maison ronde en turque. Cette installation est inspirée d’une œuvre de Velimir Khlebnikov, le fondateur du mouvement futuriste russe. J’ai commencé, en 2012, à afficher dans les rues l’aphorisme, “C’est un dur métier que l’exil”, accompagné d’images documentaires.
J’ai montré cette installation dans de nombreuses villes à travers le monde, à Mumbai en 2013 notamment. Et aussi dans des Biennales et des expositions, à la Biennale de Berlin en 2022 et au musée Ludwig, à Cologne en 2019, lors d’une grande rétrospective. Elle se présente sous la forme d’une installation composée de ma fameuse tente nomade, entourée, sur les panneaux extérieurs, de dessins et de textes expliquant les conditions de vie des populations nomades en Turquie. À l’occasion de la Biennale de Venise, sera publié un livre consacré à cette installation qui a voyagé dans quinze villes à travers le monde. Elle est, aujourd’hui, conservée au musée Arter à Istanbul.
Vous êtes une autodidacte. Par quel cheminement êtes-vous devenue artiste ?
Ma vocation est née très tôt (rires), à l’âge de cinq ans, en écoutant ma grand-mère paternelle, une circassienne très pieuse, qui me gardait souvent chez elle. Elle me racontait des histoires pour enfant. Un jour, elle a commencé à dessiner ses histoires, en les inscrivant dans des cases, un peu à la manière d’une bande dessinée. Elle m’a ensuite invitée à dessiner moi-même. Cela a été une révélation. Il n’y avait pas d’œuvres d’art dans mon environnement familial. Les représentations figurées d’êtres vivants étaient interdites dans le monde islamique. La Turquie moderne ne date que de 1923. Le pays sortait alors de sept siècles d’empire Ottoman. Ma famille appartenait à ce que l’on appellerait, aujourd’hui, la classe moyenne. Mon père était fonctionnaire, et ma mère professeure de langues étrangères. Je suis venue à Paris en 1965 parce que l’art contemporain était inexistant en Turquie. J’ai commencé par faire de la peinture abstraite. J’avais eu entre les mains un exemplaire du Dictionnaire de la peinture abstraite de Michel Seuphor. Le grand sculpteur Ilhan Koman (1921-1985), dont j’étais proche, m’avait fait connaître l’art constructiviste et le travail de Kasimir Malevitch. J’ai tout appris toute seule. Je n’ai pas fait d’école d’art.
Votre peinture était donc inspirée du constructivisme russe ?
Jusqu’en 1965 à Istanbul, j’ai peint avec beaucoup de matière, un peu à la manière de Poliakoff. À Paris, entre 1966 et 1970, j’ai réalisé des tableaux qui sont, aujourd’hui, très demandés. Ils étaient inspirés de la peinture américaine Hard Edge et de l’œuvre de Frank Stella et aussi, en effet, des constructivistes.
Oui, mais je suis venue, une première fois en France en 1956, à l’âge de 18 ans. J’étais bouleversée. J’ai visité le Louvre et rencontré Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre au Dôme. Ilhan Koman m’a amenée avec lui à la galerie Iris Clert. C’est là, que j’ai vu les premiers monochromes d’Yves Klein. Il m’a fallu quelque temps pour comprendre comment il en était arrivé là. J’ai pris conscience que c’était là, à Paris, qu’il fallait que je vienne m’installer. En Turquie, j’étais complètement coupée de tout, à l’écart de cette ébullition culturelle. Je me suis installée, en France en 1965, avec l’intention d’apprendre. J’étais devenue très amie avec Sarkis qui exposait, Quai des Grands Augustins, à la galerie Iléana Sonnabend. J’ai tout appris grâce à Iléana qui m’aimait beaucoup. C’est dans sa galerie que j’ai rencontré Rauschenberg. Puis Robert Morris chez Sarkis. J’ai fréquenté aussi Pierre Gaudibert, et vu toutes ses expositions à l’ARC, la section Animation Recherche Confrontation qu’il a créée, en 1967, au Musée d’Art Moderne.
Quand avez-vous commencé ce travail sur les migrants et les travailleurs immigrés, thématiques qui vous ont fait connaître à l’échelle internationale ?
Il m’a fallu sept ans pour digérer tout ce que j’ai appris à Paris dans ces années-là. En 1971, à Istanbul, j’ai assisté au procès de trois jeunes révolutionnaires qui ont été jugés puis pendus. J’ai fait un travail conceptuel qui évoque cet événement. C’est à ce moment-là, que j’ai rencontré l’ethnologue Bernard Dupaigne qui dirigera, par la suite, le Laboratoire d’ethnologie au Musée de l’Homme. Bernard m’avait dit que des yourtes étaient encore utilisées en Turquie, par des populations nomades, les Bektiks qui vivent dans les steppes d’Anatolie. Ces yourtes étaient construites par des jeunes femmes, dès l’âge de quinze ans, afin d’y vivre arrivées à l’âge adulte. En 1973, j’ai voulu faire ma propre yourte, créer moi-même une de ces maisons nomades en forme d’utérus. Par la suite, des membres de ces populations nomades sont parties s’installer dans des bidonvilles aux portes d’Istanbul et d’Ankara. Et d’autres vers la France et l’Allemagne, devenant ainsi des immigrés économiques. Suzanne Pagé, devenue directrice de l’Arc, a exposé ma tente, fin 1973, entourée de dessins expliquant ce qu’est le nomadisme. L’année suivante, j’ai exposé en Allemagne à Cologne dans une grande exposition collective.
Les thèmes de l’immigration et du déracinement ont toujours été présents, depuis lors, dans votre œuvre…
Je suis une citoyenne du monde. J’ai été interdite de séjour en Turquie pendant treize ans, de 1980, date du coup d’Etat militaire, à 1993. Je ne me sens, aujourd’hui, ni vraiment turque, ni française.
Comment êtes-vous parvenue à vous faire accepter par les travailleurs immigrés que vous montrez dans vos dessins, photographies argentiques et autres Polaroids ? À établir un climat de confiance avec eux, pour rendre compte de leurs conditions de vie ?
J’ai toujours travaillé avec des municipalités, avec celles de Corbeil-Essonnes, de Grigny et de Ris-Orangis notamment, avec des travailleurs sociaux et avec des sociologues, avec des gens qui prenaient en charge ces immigrés. Avant de les photographier ou de les filmer, il fallait les convaincre de l’intérêt du travail que j’allais faire.
Votre travail semble s’apparenter à celui d’un reporter…
Non. Je refuse ce terme. Ce n’est pas du reportage. C’est un travail d’archivage et de documentaire fait par une artiste.
Vous êtes connue et célébrée également pour vos vidéos. De laquelle êtes-vous la plus fière ?
De La Femme sans tête ou la Danse du ventre, une vidéo-performance de 24 minutes que j’ai réalisée, en une seule séquence, en 1974, en inscrivant sur mon ventre un texte de René Nelly extrait d’Érotique et civilisation, tout en me balançant au rythme d’une musique orientale. C’était une façon, pour moi, de revendiquer la réappropriation de ce corps dont les femmes ont été dessaisies. Le texte de René Nelly condamnait l’excision et célébrait la jouissance clitoridienne. En 1974, c’était un tabou de parler de clitoris. Les hommes étaient choqués. En fait, c’est toujours un tabou aujourd’hui.
C’est une vidéo que j’ai faite grâce à Dany Bloch, qui était en charge de la section vidéo de l’Arc-Musée d’art moderne de la ville de Paris. Elle a été montrée lors de la première manifestation dédiée à l’art vidéo en France, Art vidéo : confrontation 74 qui s’est tenue à l’Arc. Mes œuvres ont toujours été faites avec des bouts de ficelles. J’ai toujours tout fait moi-même. Je suis même arrivée, au début des années 2000, à me filmer moi-même dans des vidéos comme Lapidation. Mon engagement se traduisait aussi par des actions. Nous avions fondé, dans les années 1970, avec Mathilde et Esther Ferrer notamment, un groupe qui s’appelait Les femmes en lutte. Nous nous réunissons tous les quinze jours, en présence d’écrivaines, de peintres, d’intellectuelles, pour discuter de la situation de la femme artiste dans le milieu de l’art.
Continuez-vous de travailler aujourd’hui ?
Aujourd’hui, je travaille beaucoup sur ordinateur. Je ne peins plus et ne dessine plus depuis cinq ans. Je vis une période difficile en ce moment. J’ai perdu, il y a un an, mon compagnon, l’homme avec lequel je vivais depuis 45 ans.
Faire autre chose que des oeuvres d’art : des tempêtes, des grâces et des orages, des cruautés et des silences, des bonheurs et des promesses.
Lucien Raphmaj, Contre-nuit
Hiver 2024, dialogue, 80×80, Acrylique
peindre sur le bout de la langue
Nous transportons avec nous le trouble de notre conception.
Pascal Quignard, Le sexe et l’effroi
Tombée une première fois dans un hôpital, puis dans une rue, sombre, vint une enfance, la mienne. Enfance se poursuit, sous d’autres auspices, sur une terre qui crie et sous un ciel toujours changeant, et pourtant.
Hiver 2023, Phénomène, 60×40, Technique mixte
Klee soulignait l’impuissance des discours sur l’art, leurs bavardages savants, qui ne peuvent qu’épeler ana-ly-tiqu-e-ment ce qui se donne dans une unité insécable. Une sorte d’infirmité native du langage que les discours colmatent comme ils peuvent. Une mémoire incendiée par un temps sorti de ses gonds.
Il ne reste pas grand-chose. Quelques lambeaux rapiécés, hasardeuses reprises. Des fictions vraies qui s’envolent à la tombée de la nuit, des commotions qui insistent, et révèlent un recueil de notes.
La chair n’oublie rien. Le passé ne passe pas.
Ces chocs semblent plus proches – “comme si c’était hier” – que les événements les plus proches qui soient arrivés ; la ligne est brisée.
Soit : je me vois très précisément pleurer le pesant désespoir ressenti, tout à coup, à ne pas “savoir dessiner”, vers la septième année. Cette incapacité foncière à représenter quoique ce fût. A re-présenter des “choses concrètes”, “la réalité”, “le monde”, “les objets”, “les sujets”, “ce qui m’entourait” – sur une feuille de papier.
Ainsi de mon rapport avec les mots, qui ne semblaient jamais adéquats aux choses. Rien d’exceptionnel : c’était là signe d’idiotie simple, l’initiale fantasmée de la quête d’un idiome autre, d’une langue que je comprendrais et qui me semblerait plus intime avec les choses.
Fâché avec ce monstre froid et mécaniste qui contrevenait à mon expérience, à mes intuitions, à mes prémonitions. En désaccord avec ce monde de l’adéquation. Tout me semblait mensonge…
Du “raisonnable” comme d’une imposture…
De la “coïncidence” comme d’une machine morbide, par laquelle le même ne produit que du même.
***
Je suis seul dans le monde.
Je ne vois pas grand chose.
Je suis parmi. Je suis seul dans ce monde.
Aveuglé par dans un désert d’images molles et désincarnées.
Des images d’images, reproductibles, oubliables et oubliées. Contiguës, invasives, coloniales.
Des images industrielles comme vitrifiées, non habitées, lisses et consommées.
Il me fallait muer, faire muter cette rage de l’expression.
Cette terrible difficulté à articuler, à formaliser, à communiquer.
Je me pris de passion pour les langages cryptés, les paraboles, les codes, l’alchimie, le tarot, les langues sémitiques, l’iconographie, les graffitis, les symboles archétypaux, les glyphes ancestraux…
Le divin était une évidence, en ma relative aparlance (in-fantia).
Et les fées (fata) – les “mots” – extrêmement revêches, et farouches.
C’est l’histoire d’une incompréhension. Chance cruelle “face” à ce qu’on me (re)présentait comme réel. Ce contre quoi je me cognais n’avait pas sa place dans un cadre (quadrato), du moins dans le cadre qu’on semblait m’imposer, ou dans quelque mise en perspective dite objective.
Pour moi la géométrie n’existe pas, je suis un hors-la-loi. On ne voit que ce qu’on a déjà dans l’oeil. La symétrie est la sécurité, et cette dernière est très proche de la mort.
Eduardo Chillida
Il fallut que je fabrique une alternative, ou une fugue : j’ai fui, avec gourmandise, dans un monde plein comme un oeuf, empli de mots compliqués, et d’idées abstraites.
Tout contre la dite “réalité”, et les images qui la représentaient techniquement. Comme si un immense filet de camouflage avait été jeté sur le monde, sur les choses. Et un masque (persona) pontifiant sur le visage de l’Homme. Tenter de l’arracher ne peut se faire sans trouble, ni blessure. C’est à partir de là qu’il s’agissait de respirer.
Une sorte d’iconoclastie sauvage et inconsciente, une haine foncières des images a par la suite trouvé son acmé dans une adolescence “post-situ” fascinée par certains textes. Tout ce qui était directement vécu semblait s’être éloigné dans une représentation.
Tout était devenu Image, idoles, et marchandises. Image comme marchandise, marchandise comme image. Une vie spectrale, comme spectaculaire. Une Séparation à détruire, un dé-corps, un oubli de l’oubli, comme toute la métaphysique occidentale, abusivement assimilée à la Philosophie.
Survient ici, nettement, une question à mes parents, sur une route Andalouse : “Il fait quoi un philosophe ?”. La réponse était claire et distincte. Il pense, il réfléchit, il contemple. La réponse ne m’avait pas satisfait. Du tout. J’ai un tout petit peu compris ensuite d’où cela venait, tout cela, cette opposition sujet-objet, ce fétichisme de la représentation, ce réalisme morbide, cette haine de la matière, qui est aussi une haine de l’esprit, de la matière comme véhicule. Histoire barbare et torturée.
L’énigme de l’immatérialité de la matière, sa respiration et sa contemplation.
Joel Angel Valente
Un travail sur P. Sloterdijk fut réalisé. S’en sont suivis de nombreux articles “philosophiques” et des livres rangés en “poésie”, ainsi que de longs entretiens sonores dans lesquels et par lesquels il s’agissait d’oraliser la pensée, de tisser une matière sonore informée (Entre-là, La vie manifeste, Terrestres, Lundi matin…).
J’ai adoré cela. Puis il y eut un amour fatal, des enfants magnifiques, un exil périlleux dans les montagnes cévenoles, une catastrophe à fleur du mourir … et un retour liégeois, chez une artiste accueillante. Là, je me suis mis à peindre. Pulsion irrépressible, qui ne m’a plus lâché depuis. Elle se rejoue à chaque entrée dans mon minuscule atelier.
Irrépressiblement. Nécessairement.
Caverne, et précipice.
Provenirs et projections. Lieu de la dérobée.
Équilibre précaire entre du revenant et du devenant.
J’y retourne presque tous les jours.
L’exiguïté de la pièce surdétermine bien évidemment les gestes.
Je ne dirais pas les contraint, mais les circonscrit.
Les toiles sont mises par terre. Les matières de la toile sont mises à terre. L’immersion est forte. Plié, je tourne en rond. Là sont des surface, et déjà des volumes. Une trame. J’y rentre peu à peu, avec acharnement parfois, tremblé intense, toujours. Je n’avance pas tout droit, mais je tourne. Je tourne en rond et fais des pieds et des mains. Le sol est vraiment touché, hors-sujet, la terre est appuyée. Éprouver et pratiquer, intimement. Une peau, sensuelle, une peau frémissante, un monde, hypersensible, ma propre peau que je sens et que je vois partiellement, toujours partiellement. Elle est dehors et elle est dedans, elle est passage, elle est seuil. Relève le défi ! Accueille les accidents ! Toute une physique, des textures, une récolte du dehors. La matière décide, élucide, abrupte : pigments déposés à même la toile, médiums et liants, colles et sables mouvants, poudres et granules alimentaires apposés et accompagnés, dé-placés, agencés, laissés.
Se fabrique, peu à peu ou très rapidement, quelque espace intérieur, une consistance, jamais assurée, dans un rapport sans frein avec la catastrophe. Laquelle se joue de plus en plus dans l’épaisseur comme un nerf vital. Dans le plissement et la cassure, dans la coulée, l’étirement, l’amoncellement et le gonflement.
Être : au présent, c’est-à-dire au plus vulnérable. Laisser-être, surtout, ce qui prend. Sans concept ni visée stricte. Jamais préparé, guetter le surgissant. Strates insues, magma bouillonnant, forces impromptues… et le retrait. Ah ! Le retrait. Énergie vitale, et univers autonome. Comme temps suspendu. Spéculer- alors, être aux aguets.Intervenir… un peu.
Espace libre, l’unique, il était une fois ; à l’imparfait. L’espace blanc – noir de clichés encombrants. Et de bruit. Vie des ombres, maillées serré. Une énigme qui nous étrange. Comprendre l’espace, alors, l’entendre ? S’entendre avec lui. L’écoute du monde-de-tous-les-langages. Rivée à l’obscur. Aurais-je opposé les ombres aux images ? Et la voix à la lettre ?
***
Entendre, plutôt que vouloir dire. Tendre l’ouïe.
L’imprononçable. L’invisible. Les invisibles.
Mais l’air est rempli d’hommes. De clôtures, de murs, et de pivots.
Se faire tympan, et donner résonance à ce qui n’a pas de mot. Ma surdité. Je ne suis bien entendu pas à l’origine de moi-même. C’est le misérable miracle de la conception transportée. Absurdes, les corps sont toujours signés. La langue, elle, perle plus qu’elle ne parle. Et me raconter m’est compliqué.
Tout cela est un doigt qui le montre, mais le doigt qui le montre n’est pas le doigt qui le montre
(i.e. N’est pas le doigt, et n’est pas ce qu’a montré le doigt)
Kong-souen Long
Il s’agit davantage d’une manière d’exister – au sens le plus fort – que d’une manière de faire. Une décision vitale – bien malgré moi – plutôt qu’une attitude esthétique.
Ça n’a plus rien à voir avec le mental, mais avec le toucher, l’éprouvé le sentir, le respire, le tout du corpsychique. Et c’est vertigineux.
Ce quelque chose, ce quelque part qui permet d’être, dans toute sa force, et dans tout son besoin. De manifester quelque chose, dans une matière, par une matière, des matériaux. Et c’est déjà trop dire…
D’un presque-rien. Faire arriver -…, le lointain. Je ne sais avant de commencer. Et encore moins lorsqu’il s’agit de lâcher. Je ne “représente pas”, disons que ça questionne comme ça peut. Et la peinture n’est pas une solution…Ni une résolution (la soustraction fait partie de l’attaque). Quant à élaborer un discours-sur… Ce serait bien mal à-propos.
Un discours-dans ? A peu près.
Fort heureusement – et pour notre plus grand malheur – nos peaux sont parcourues de lettres, et trouées de langage. Le “sensible pour le sensible” laisse tranquille les coquilles vides, renforce le monde dit “réel” ou “objectif” d’une physique dite moderne, surannée, d’un partage du sensible à bout du souffle : des objets dans le monde et des idées dans des subjectivités.
Entre les deux ? Des machines à calculer. Et à suicider. Or, c’était bien entre qu’il s’agissait d’explorer, pour agir autrement. Pas forcément faire.
Avant la mort de l’art, il y a mort d’hommes qui auraient pu.
De plus en plus, ce sont les idéogrammes qui m’ont passionné, plutôt que l’éthérique des idées. Le dessin des lettres et ce qu’ils suggèrent, les étymons, l’ouverture des mots, les signes criants, la vie derrière et dans les mots.
Et les manières de taire, comme les façons alambiquées de les faire redescendre en apocryphes. Pour de nouveaux mouvements ascensionnels.
Sens, en ces trois acceptions. Sensation, signification, orientation. Tout cela est-il vraiment mort ? M’approcher de ce que j’ignore…
***
La lettre, vivifiée, charrie une certaine brutalité. Une densité brute du vivre. Du vivre comme expression. Voire une certaine sauvagerie (solus + vagus dit l’errance solitaire et l’imprévisibilité). Le sauvage défie l’idée même de “cause” dans l’extériorité. L’ancien n’est pas le passé : à nouveau, rien ne passe. Cause toujours.
Tempêtes, grâces et orages, cruautés et silences, des bonheurs et des promesses. Ça se peint ? Le bleu intense, le jaune dans le blanc, la confiance, et le vent violent ? La gravité, un suspens, un frémir, une fugue, un possible, le Soudain, un désir ? Le spasme, le sanglot, la rudesse, le vibré, le battement, l’Ouvert ?
Je n’oppose pas violence à enfance. Au contraire, l’enfance est le pays de la violence, abandonné par paresse et par discipline. Les gens ont peur de leur violence et, brusquement, vous faites surgir une violence non canalisée.
Georges Raillard
Je ne suis donc pas soucieux d’illustrer quoi que soit. Je ne sais pas ce que je fais, j’explore. C’est la fin de quelque chose, et le début d’une autre. Un début bien entamé. Un grondement de fond. Comme ce qui commence se quitte sans fin.
Enfance nouvelle, pour laquelle, à l’évidence, je manque de mots. Grandir enfin ? Un texte à paraître aux Éditions du Sapin se dénommera Enfance&toi.
Tout cela a résolument à faire avec la nuit, ou le nocturne. Le refuge, le terrier, l’obscur. Ob-scursus. Ce qui se tient là, toujours déjà : devant. Gratter la terre pour trouver la source, les sources, fouiller. Re-fuir pour trouver un centre. Refuser les complaisances. Rater, réussir, rater, rater mieux. [Beckett] Creuser le ciel – la terre est tissée de ciel – car c’est bien là que nous logeons. Dans cette autre lumière (le noir est non seulement une couleur, mais aussi une lumière).
Des cendres de la lumière, chacun.e part du manque d’amour. Ce que je cherche dans l’enfance, c’est de ne plus la faire rimer avec innocence. Le haut c’est le bas. Sans commencement. Désapprendre. Ensemencer, encommencer.
Quel est le trait qui dit : ”je t’aime” sans qu’on puisse en douter ?
Eluard
Le mot “abstrait” est ici très pratique. Il rassure tous les pouvoirs.
Tout cela est un voici. (quelque part, dans l’inachevé)
Je redeviens un idiot, parce que je comprend de moins en moins, disait je ne sais plus qui. Il va falloir poursuivre l’enquête ou l’investigation. Ouverte, insatisfaite. Qu’est-ce que ferait un “tableau qui pense” ? Ou plutôt : comment agirait-il ? Et en deçà de la pensée, laisserait passer la rêvée : rêves de pierres et d’air, de lunes et d’ombres, d’aubes farouches, de terres ensevelies ou d’impressions éphémères…
Essai qui s’éloigne de la peinture-peinture, en expérimentant la peinture. Oui, encore et malgré tout.
Une expression plastique qui atteigne des zones plus émouvantes et profondes.
Miró
Matière-pensée, qui n’associe plus artificiellement ce qui fut d’abord séparé. Des porte-silences ? Et l’humain, non comme démiurge “créateur”, mais comme simple accompagnateur.
La peinture a peut-être bien, encore, quelque chose à montrer, dans son retrait même.
La peinture habitée par sa dévastation historique, comme une trace toujours neuve de ce qui émeut au plus profond nos grottes traversées. Nos superficies comme profondeurs.
Frayer la voie à la merveille.
Une force d’interruption. Pour l’unique question. Inactuelle.
Une pensée opératoire, bricoleuse et généreuse, qui n’aie plus peur du noir,
ni des ruines.
Ou un naître faillible parmi les décombres…
Or c’est de cela qu’il est question : du poids qui continue à s’exercer à notre insu sur notre pensée, sur notre langage, et même sur notre perception – et qui nous oblige à voir, à penser et à dire le monde d’une certaine façon.
Jean-Marie Pontévia, Tout a peut-être commencé par la Beauté
Automne 2023, Sans titre, 80×60, Technique mixte
Irrépressiblement. Nécessairement.
Caverne, et précipice.
Provenirs et projections. Lieu de la dérobée.
Équilibre précaire entre du revenant et du devenant.
Hiver 2024, Percée, 80×80, Technique mixte
Entendre, plutôt que vouloir dire. Tendre l’ouïe.
L’imprononçable. L’invisible. Les invisibles.
Mais l’air est rempli d’hommes. De clôtures, de murs, et de pivots.
Se faire tympan, et donner résonance à ce qui n’a pas de mot.
Automne 2023, Sans titre, 60×80, Technique mixte
Ce ne sont pas tellement les peintures qui sont illusionnistes, c’est déjà la perception, qui s’abuse comme un trompe-l’oeil et qui attend de la peinture une confirmation tautologique ou spéculaire de ses propres projections.
Michel Thévoz, Dubuffet ou la révolution permanente
Hiver 2024, ils l’ont raconté, 80X80, Technique mixte
Au centre, je discernais quelque chose qui ressemblait à quatre êtres vivants
(Ez 1, 5)
Automne 2023, enfantine I, 40×60, Technique mixte
La vie ne passe pas de la naissance à la mort,
mais de l’enfance à l’enfant.
Nicolas Zurstrassen, Enfance&toi
Hiver 2024, Sans titre, 60×40, Technique mixte
Tout cela a résolument à faire avec la nuit, ou le nocturne. Le refuge, le terrier, l’obscur. Ob-scursus. Ce qui se tient là, toujours déjà : devant. Gratter la terre pour trouver la source, les sources, fouiller. Re-fuir pour trouver un centre. Refuser les complaisances. Rater, réussir, rater, rater mieux. Creuser le ciel – la terre est tissée de ciel – car c’est bien là que nous logeons. Dans cette autre lumière (le noir est non seulement une couleur, mais aussi une lumière.)
Automne 2023, Sans titre, 70×70, Acrylique
Le mot “abstrait” est ici très pratique. Il rassure tous les pouvoirs. (Tàpies) Trifouiller, frapper, gratter, perforer, balafrer, maculer, tracer, inciser, éponger, couler, caresser… est-ce abstrait ?
Printemps 2024, volcaniques I, 30×80, Huile sur toile
Être : au présent, c’est-à-dire au plus vulnérable. Laisser-être, surtout, ce qui prend. Sans concept ni visée stricte. Jamais préparé, guetter le surgissant. Strates insues, magma bouillonnant, forces impromptues… et le retrait. Ah ! Le retrait. Énergie vitale, et univers autonome. Comme temps suspendu. Spéculer ; alors : être aux aguets. Intervenir, … un peu.
Automne 2023, La maison brûle, 80×100, Technique mixte
Nous sommes devenus très pauvres en expériences de seuil (à distinguer soigneusement de la frontière) : le seuil devient un espace dans lequel peuvent survenir des changements, des passages et mêmes des phénomènes de flux et de reflux, comme pour les marées.
Giorgio Agamben, Quand la maison brûle
Printemps 2024, Sans titre, 80×80, Technique mixte
C’est un souterrain vague qui s’éclaire peu à peu, et où se dégagent de l’ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes. Puis le tableau se forme, une clarté nouvelle illumine et fait jouer ces apparitions bizarres : le monde des Esprits s’ouvre pour nous.
Gérard de Nerval, Aurélia ou Le Rêve De La Vie
Printemps 2024, Sans titre, 60×50, Huile sur toile
La mutation des normes et leurs frontières ça se fait par le milieu, comme les traditions j’imagine. C’est aussi une affaire de zones de contact, de lisières de points de basculement, de diffusion lente comme l’huile de ricin au fond des cuisses, de transmissions partielles et impalpables, répétées, détournées, ratées, rempotées, déformées, re-formées, c’est des anti-discours.
Léa Rivière, L’odeur des pierres mouillées
Automne 2023, Sans titre, 17×30 et 13×22, Huile sur cuivre et bois
Tempêtes, grâces et orages, cruautés et silences, des bonheurs et des promesses. Ça se peint ? Le bleu intense, le jaune dans le blanc, la confiance, et le vent violent ? La gravité, un suspens, un frémir, le désir ? Le spasme, le sanglot, la rudesse, le vibré, le battement, l’Ouvert ?
Automne 2023, enfantine II, 70×70, Acrylique
Nous avons envers l’enfant mort qui est nous la même responsabilité qu’envers les espérances toujours en souffrance du passé. Manière de vivre selon le rappel des possibles, à même l’impossible. Opacités retranscrites. Menues ténèbres comme bouquet, réserves monstrueuses de beauté où puiser, offrir de l’ombre à l’abri du dit-à, du fait-pour, du voulu-par…
Nicolas Zurstrassen, Enfance&toi
Hiver 2022, Hâvel, 116×81, Huile sur toile
Buée de buées – dit Qohélet – buée de buées, tout n’est que buée ! Quel profit y-a-t-il pour l’homme dans toute la peine qu’il peine sous le soleil ? (Qo 1, 2-3)
Hiver 2022, Sans titre, 61×46, Huile sur toile
Des cendres de la lumière, chacun.e part du manque d’amour. Ce que je cherche dans l’enfance, c’est de ne plus la faire rimer avec innocence. Le haut c’est le bas. Sans commencement. Désapprendre. Ensemencer, encommencer.
Printemps 2024, ressac, Atelier du Pèrî
But tell me, where do the children play ?
Yusuf Islam
La mémoire que j’affectionne, loin d’être la dépositaire du disparu, est pour moi le lieu inépuisable des apparitions, d’un nouveau qui n’a pas d’âge.
[NEWSLETTERS.ARTIPS.FR, 11 avril 2025] Où l’on découvre comment un artiste est devenu le porte-parole des opprimés. Paris, 1855. Dans l’Exposition universelle, la foule se presse devant un tableau de l’artiste belge Alfred Stevens [1823-1906]. Sa dernière toile, loin des habituels portraits de bourgeois du temps, fait sensation ! Mais c’est surtout la venue de l’empereur Napoléon III que l’on attend avec impatience : tout le monde désire voir sa réaction face à l’œuvre…
Il faut dire que cette toile montre une réalité choquante : une mendiante en haillons est conduite en prison par des gendarmes, avec ses enfants. Au 19e siècle, en France, les vagabonds sont en effet surveillés de près et privés de nombreux droits. Errer dans les rues constitue même un délit pour lequel ils peuvent être arrêtés. C’est cette répression de la misère que Stevens cherche à dénoncer dans ce tableau engagé.
Pour cela, il prend clairement le parti de la pauvre mendiante. La tête baissée, résignée, celle-ci semble presque devoir se rendre à son exécution, ainsi entourée d’hommes en armes. Quant aux affiches derrière elle, elles font la réclame pour des “bals” et des “terrains à vendre”… autant de choses auxquelles la jeune mère n’aura jamais accès.
L’artiste en profite aussi pour mettre en avant la bonté des dames bien nées – celles qui constituent sa clientèle. On voit donc l’une d’entre elles tendre sa bourse à la mendiante, mais un gendarme la repousse sans pitié.
C’est précisément pour ce détail que le public épie l’arrivée de Napoléon III : en soulignant le manque de cœur des autorités, le tableau de Stevens semble faire une critique acerbe du régime de l’empereur, incapable de s’occuper des démunis ! Napoléon III finit bien par visiter l’Exposition et par s’arrêter devant le tableau de Stevens. Choqué, il aurait alors déclaré que “cela n’aurait plus lieu“. Et en effet, peu de temps après, il donne l’ordre que les vagabonds soient désormais… menés en prison avec discrétion : en voiture close et non plus à pied. Et Victor Hugo de déclarer :
Vous voulez les misérables secourus, moi je veux la misère supprimée.
[CINECLUBDECAEN.COM] Élève d’Ingres à École nationale supérieure des beaux-arts de Paris à partir de 1844, la carrière d’Alfred Stevens connait une ascension fulgurante tant en Belgique qu’en France où il passe la plus grande partie de sa vie. Très introduit dans les milieux artistiques et mondains de la capitale, il est l’ami d’Édouard Manet, Berthe Morisot, Alexandre Dumas tandis que son frère, Arthur Stevens, marchand d’art installé à Paris et à Bruxelles, œuvre pour faire connaître les peintres français. D’abord en retrait du courant impressionniste, aimé pour ses scènes de genre dont le sujet est en majorité de jeunes élégantes, ses tableaux se vendent à des prix très élevés. Mais à partir de 1883, saisi d’un doute devant la montée de l’impressionnisme, Stevens reconsidére sa peinture et réalise des paysages impressionnistes. Pour l’Exposition universelle de 1889, il reçoit la commande d’une fresque panoramique, aujourd’hui propriété des musées des beaux arts de Bruxelles : Le Panorama du siècle.
Alfred Stevens, naît le 11 mai 1823 à Bruxelles. Il est le fils de Léopold Stevens (mort en 1837) ancien officier passionné de peinture et collectionneur en particulier des œuvres de Théodore Géricault et Eugène Delacroix, Alfred Stevens est le frère du peintre animalier Joseph Stevens et du marchand de tableaux Arthur Stevens (1825-1890).
Après une formation dans l’atelier de François-Joseph Navez, il est très vite lancé à Paris où il s’installe en 1844 sur les conseils de Camille Roqueplan, dont il a fréquenté l’atelier. Il devient l’ami d’Édouard Manet, Charles Baudelaire, Aurélien Scholl. Il est admis à l’École nationale supérieure des beaux-arts, dans l’atelier d’Ingres. Stevens paraît dans le registre des copistes du Louvre en tant qu’élève du peintre d’histoire Joseph-Nicolas Robert-Fleury. Il fréquente ensuite l’atelier du peintre de genre Florent Willems, chez qui il trouve ses premiers modèles. Il retourne ensuite à à Bruxelles où il expose en 1851 des tableaux parmi lesquels Le Soldat blessé, première esquisse d’un genre qu’il approfondit avec des œuvres témoignant de la misère urbaine.
De retour à Paris, il présente à l’Exposition universelle de 1855 quatre tableaux : La Sieste, Le Premier jour du dévouement, La Mendiante, et aussi Les Chasseurs de Vincennes dit aussi Ce qu’on appelle le vagabondage, que Émilien de Nieuwerkerke voulait faire retirer car le sujet déconsidérait l’armée impériale, l’œuvre présentant des soldats arrêtant des vagabonds. Le tableau attire l’attention de Napoléon III, qui ordonne que les soldats ne soient plus employés à chasser les pauvres dans les rues, et que les pauvres soient transportés en voiture à la Conciergerie.
Le peintre abandonne bientôt les miséreux comme veine d’inspiration pour se consacrer aux représentations de la femme contemporaine, alternant encore avec des scènes militaires. Au Salon d’Anvers, la même année, l’artiste est décoré par le roi Léopold Ier pour son tableau Chez soi, représentant une jeune femme se chauffant. En 1858, il épouse Marie Blanc. Il a pour témoins Alexandre Dumas (fils), Eugène Delacroix et un grand nombre de personnalités des arts.
À partir de 1860, il connaît un énorme succès grâce à ses tableaux de jeunes femmes habillées à la dernière mode posant dans des intérieurs élégants, à la fois intimistes et mondains. Ceux exposés au Salon de peinture et de sculpture de 1861 lui valent un grand nombre d’admirateurs. Il présente entre autres : Tous les bonheurs ayant pour sujet une femme allaitant, Une Veuve et ses enfants, Mauvaise nouvelle, encore intitulée La Lettre de rupture, Le Bouquet surprise, Une mère, Le convalescent…
En 1862, Édouard Manet peint dans l’atelier du peintre belge – 18, rue Taitbout – plus spacieux que le sien. L’huile sur toile Le ballet espagnol est exposée à Washington (The Phillips Collection).
Le 10 mai 1863, Stevens rencontre Whistler à Londres, quelques jours après l’ouverture du Salon de peinture et de sculpture de Paris où Stevens expose plusieurs toiles ; tandis que Whister présente sa Femme en blanc au salon des refusés, ouvert le 15 mai 1863.
Dans les années qui suivent, Alfred Stevens est non seulement un peintre reconnu, mais c’est aussi le plus parisien des Belges, qui tente avec son frère Arthur d’introduire les artistes français en Belgique. Arthur propose d’ailleurs un contrat à Edgar Degas pour 12 000 francs par an, Alfred pousse Manet à envoyer un tableau au Salon des beaux arts de Bruxelles de 1869, Clair de lune sur le port de Boulogne. Dans les années 1860, Arthur Stevens est le propagandiste de l’école de Barbizon dont le succès ne se révèlera pleinement qu’à partir de 1870 avec la présence à Bruxelles d’une succursale de la Galerie Durand-Ruel.
Il rencontre Baudelaire et Eugène Delacroix, qui le cite dans son Journal du 13 mars 1855 pour le prêt d’une tunique turque. Il influence James Whistler avec qui il partage un enthousiasme pour les estampes japonaises.
Dès 1867, Alfred Stevens triomphe à l’Exposition universelle où il présente 18 toiles, qui lui valent l’obtention de la médaille d’or et la promotion au grade d’officier de la Légion d’honneur, parmi lesquelles : Le Bain et L’Inde à Paris (dit aussi Le Bibelot exotique), que le critique d’art Robert de Montesquiou salue ainsi dans la Gazette des beaux-arts : “Le portrait est celui de Cachemire. Il l’a peint comme son maître Vermeer aurait fait d’une de ces cartes de géographie qu’il donnait pour fond à des femmes pensives.“
Stevens devient un ami de Bazille et un habitué du café Guerbois et du café Tortoni. Avec la vogue du japonisme, il est aussi l’un des tout premiers peintres de l’époque, avec James Tissot, James Whistler ou Édouard Manet, à s’intéresser aux objets d’Extrême-Orient qu’il trouve notamment dans le magasin de La Porte chinoise, rue Vivienne à Paris, fréquenté aussi par ses amis Charles Baudelaire et Félix Bracquemond. Parmi ses premiers tableaux japonisants on trouve La Dame en rose de 1866, suivi par Le Bibelot exotique de 1867, La collectionneuse de porcelaines en 1868, puis une série de plusieurs toiles de jeunes femmes en kimono réalisées vers 1872. Confirmé par Claude Pichois, Adolphe Tabarant révèle aussi que sous le pseudonyme de J. Graham il a donné au journal Le Figaro plusieurs chroniques vantant le talent de Manet, dont Le Déjeuner sur l’herbe qui figure au Salon des refusés.
Sa carrière encouragée par Mathilde Bonaparte et la princesse de Metternich connait une ascension fulgurante. Mais en dépit du confort que procure la célébrité, Stevens demande à Étienne Arago, maire de Paris, l’autorisation de s’engager dans la Garde nationale pour combattre aux côtés de ses amis lors du Siège de Paris (1870). “Je suis à Paris depuis vingt ans, j’ai épousé une Parisienne, mes enfants sont nés à Paris, mon talent, si j’en ai, je le dois en grande partie à la France.“
C’est encore par l’intermédiaire d’Alfred Stevens que Manet va faire la connaissance du marchand de tableaux Paul Durand-Ruel, et de son cercle de relations : Degas, Morisot. Tout-Paris fréquente désormais l’atelier de Stevens situé d’abord au 12, rue Laval qui deviendra, le 10 juin 1885, le second cabaret du Chat Noir de Rodolphe Salis dans les locaux du peintre, et où sont jouées des pièces pour un théâtre d’ombres imaginé par Henri Rivière, puis rue des Martyrs et, à partir de 1880, rue de Calais. Goncourt qui lui rend souvent visite décrit le luxe dans lequel il vit.
À cette même époque, Stevens crée un atelier de peinture pour femmes avenue Frochot, fréquenté par Sarah Bernhardt dont le peintre fait le portrait. Parmi les élèves les plus assidues de cette école, qui selon l’auteur belge Camille Lemonnier “avait été en son temps la plus belle école de Paris…” certaines se consacreront entièrement à la peinture et seront des artistes reconnues de leur temps comme Louise Desbordes, Alix d’Anethan, Georgette Meunier, Clémence Roth ou Berthe Art. Cette école de peinture pour femmes fut le seul lieu ou s’exerça à proprement dit le professorat de Stevens qui n’avait pas de collaborateurs et ne forma pas de continuateurs. Outre Sarah Bernhardt qui fut une de ses premières élèves et dont le peintre réalise plusieurs portraits, il est probable que certaines de ses élèves lui ont servi de modèle en même temps qu’il leur rendait hommage en les immortalisant sur la toile, telle Louise Desbordes pour le portrait en pied de la jeune artiste lyrique dans le tableau Un chant passionné ou Clémence Roth représentant la parisienne amatrice d’art vêtue de noir en allusion à son veuvage dans le tableau Dans l’atelier.
La mort de Manet, en 1883, va beaucoup l’affecter. Stevens traverse une période de doute devant l’arrivée de l’impressionnisme. Commence alors une période de recherche dans laquelle Berthe Morisot joue un rôle prépondérant dont La Jeune mère rappelle le style de la peintre. Ses peintures s’arrachent, le roi des Belges Léopold II lui commande Les Quatre saisons, les Vanderbilt lui achètent des toiles au prix fort, et pourtant, vers 1883, saisi à la fois d’une grande fatigue physique et d’un doute sur son travail, Stevens part à Menton sur les conseils de son médecin. Et là, il se livre à des expérimentations : des paysages impressionnistes.
Il peint aussi des marines et des scènes côtières dans un style plus libre, presque impressionniste, proche d’Eugène Boudin ou de Johan Barthold Jongkind. Vers la fin de sa vie, son style n’est pas sans similitude avec celui de son contemporain John Singer Sargent.Il publie en 1886 Impressions sur la peinture, qui connaît un grand succès.Il arrête de peindre à partir des années 1890 à la suite de problèmes de santé. C’est, en 1900, le premier artiste vivant à obtenir une exposition individuelle à l’École des beaux-arts de Paris. Il meurt au no 17 avenue Trudaine à Paris en 1906 et est est inhumé au cimetière du Père-Lachaise.
[THECONVERSATION.COM, 9 mars 2025] Depuis la révélation le 27 avril 2022 des premières images du film Barbie, réalisé par Greta Gerwig, et de celles qui ont été diffusées jusqu’à sa sortie officielle, une vague de rose semble déferler sur les univers de la mode et de la décoration : la tendance Barbiecore. Une tendance qui devrait durer encore quelques mois si l’on en croit le succès du film, qui a généré 155 millions de dollars de recettes durant le week-end de sa sortie aux États-Unis, réalisant ainsi le meilleur lancement de l’année 2023. La poupée – qui n’est pourtant pas si jeune –, alimente de nouveau de vives passions et est érigée au rang d’icône féministe. Retour sur son histoire et sur le succès du film – et attention : spoilers !
La première Barbie a été commercialisée par l’entreprise Mattel en 1959 : elle est la création de Ruth Handler, femme de l’un de ses fondateurs – dont l’histoire est rappelée dans le film. Ce que ne dit toutefois pas le long-métrage, c’est que Barbie a été conçue d’après Lilli, un personnage de bédé du quotidien allemand Bild Zeitung, décliné en poupées de collection. Rapidement, Barbie a remporté un succès retentissant auprès des filles américaines, puis du monde entier – plus d’un milliard de poupées vendues à ce jour –, la physionomie adulte de la poupée rompant avec les traditionnels poupons jusque-là proposés aux enfants.
Barbie a dès le départ été critiquée pour son apparence, car elle incarne tous les stéréotypes de la beauté dite “occidentale” (peau claire, cheveux blonds…) et se distinguait au départ des autres poupées par ses mensurations hypertrophiées, notamment sa poitrine développée et sa taille trop fine.
Néanmoins, elle fut aussi rapidement présentée comme une “femme émancipée”, propriétaire de sa propre “maison de rêve” et d’une voiture de luxe assortie à ses tenues (une Corvette Stingray 1956 rose dans le film), exerçant aussi bien des métiers considérés comme “féminins” – top-modèle, hôtesse de l’air, baby-sitter… –, que d’autres dits “masculins” – chirurgienne, conductrice de train, astronaute…
La réalisatrice Greta Gerwig et Mattel introduisent d’ailleurs le film en martelant l’argument-clef de la franchise : Barbie can be anything ! Barbie réussit ainsi à concilier une apparence très féminine où le rose, couleur du féminin par excellence, est omniprésent, tout en offrant aux filles la possibilité de se projeter dans une diversité de professions qu’elles pourraient exercer une fois adultes.
Barbie est alors devenue un objet de débats sur la conception et la perception de la féminité, opposant les personnes qui l’estiment sexiste à celles qui la trouvent féministe. Cela ne l’a pas empêchée de devenir une icône populaire – au contraire – inspirant des maisons de couture (Moschino, Balmain…), ou des artistes, qui l’encensent (Arielle Dombasle, Andy Warhol…) ou la critiquent (Luisa Callegari, Lio…).
Barbie, de Barbie Land au monde réel
Dans le film de Gerwig, toutes les Barbie vivent libres et heureuses à Barbie Land, pays idyllique et rose, dans lequel elles occupent des postes importants (physiciennes, juges, présidentes…), tandis que les Ken passent leur temps à “plager” au bord de l’eau (c’est-à-dire à ne rien faire).
L’affiche du film met d’ailleurs en exergue l’opposition entre Barbie qui “peut tout faire” (She’s everything) et Ken qui se contente d’être lui-même, sans avoir d’activité particulière (He’s just Ken). La version française ajoute une critique ironique du rôle d’homme-objet de Ken en traduisant le slogan associé à Ken par “Lui, c’est juste Ken“, un jeu de mot sur “Ken“, qui est aussi le verlan de “niquer“, nous menant à entendre “Lui sait juste ken“.
Si la Barbie héroïne (incarnée par Margot Robbie) est le cliché parfait de la poupée (d’ailleurs qualifiée de “Barbie stéréotypée“), les autres Barbie sont toutes différentes en termes de taille, de poids, de race ou de handicap, faisant écho aux poupées de la gamme “Barbie Fashionistas“, commercialisée par Mattel en 2016.
Un jour, Barbie est assaillie de pensées mortifères et doit alors quitter sa vie parfaite à Barbie Land pour retrouver la fille qui joue avec elle dans le monde réel et qui semble souffrir. Sans cela, elle risquerait d’être malmenée et de finir en “Barbie Bizarre“.
Elle part seule dans sa voiture rose, mais Ken (Ryan Gosling) – dépeint comme stupide et ne pouvant vivre sans Barbie – s’incruste dans ce périple. Dans le monde réel, Barbie découvre les violences sexistes et sexuelles (VSS) et la réification de son corps au travers du regard masculin. Ken découvre de son côté un patriarcat qui le valorise en tant qu’homme, système qu’il décide d’instaurer à Barbie Land.
Aidée par Gloria (America Ferrera), sa propriétaire retrouvée, Barbie doit donc désormais apprendre à “jouer de ses charmes” et exploiter la “faiblesse des hommes” pour reconquérir Barbie Land, ce qu’elle fait en se jouant de Ken et ses acolytes, puis décide de devenir humaine pour vivre dans le monde réel.
Quand Barbie devient femme
L’argument “féministe” du film repose sur l’empouvoirement des Barbie, capables d’occuper n’importe quel poste sans renoncer à leur féminité, à la mode, au maquillage ou au rose, ce qui est déjà un argument employé pour promouvoir la poupée et contrer les critiques qui verraient en Barbie un modèle stéréotypé de féminité et un idéal corporel fantaisiste, source de complexe pour les filles.
Conciliant la féminité avec des compétences d’ordinaire associées au masculin, Barbie serait donc une alliée possible du féminisme. Toutefois, Mattel réaffirme aussi sans cesse la féminité de sa poupée, dont les instruments de travail ou les tenues sont presque toujours “féminisés” – ce qui passe notamment par l’ajout de rose – lorsqu’elles occupent des postes scientifiques ou techniques.
Être féminine apparaît ainsi comme la “compétence” première de Barbie, ce qui amenuise celles véritablement nécessaires dans l’exercice de sa profession, tout en rendant plus exceptionnelle la présence de femmes dans certaines carrières.
En soulignant ainsi la particularité féminine de Barbie, Mattel insiste sur son appartenance au groupe des “femmes”, distinct de et opposé à celui des “hommes” que représente Ken. Dans le monde réel, ces deux catégories sociales entretiennent des rapports de genre hiérarchisés (les hommes sont supérieurs aux femmes), qui reposeraient prétendument sur des différences “naturelles” liées au sexe. Une telle justification ne devrait pas exister dans le monde de Barbie : les poupées étant dépourvues d’appareils génitaux – ce qui fait l’objet de plusieurs scènes comiques dans le film –, il est impossible de faire reposer l’opposition entre femmes et hommes sur la différence des sexes.
C’était sans compter sur la réalisatrice, qui conclut son œuvre par un rendez-vous gynécologique de Barbie, devenue humaine. Si l’effet comique est évident, cette scène finale vient naturaliser la féminité de Barbie et réduire les relations sociales entre les Barbie et les Ken, calquées sur celles entre femmes et hommes, à une spécificité biologique. Or, comme l’explique la sociologue féministe Colette Guillaumin, les inégalités entre femmes et hommes ne sont pas déterminées par la biologie mais par les rapports sociaux subis ; elles sont donc un problème de société et de droits (lutte contre les VSS, égalité salariale…) indépendant du sexe.
Barbie Power ( ?)
Pour la sociologue anglaise, spécialiste des questions de genre Shelley Budgeon, considérer la féminité comme une source de pouvoir fait partie de la rhétorique post-féministe, sur laquelle s’appuie de toute évidence le film.
Phénomène médiatique et culturel plus que mouvement militant, le post-féminisme est incarné par la “troisième vague féministe” des années 1990, prônant l’autonomie individuelle des femmes et la conciliation entre féminité et pouvoir, qui se caractérise dans la culture populaire par l’apparition de films et de séries télévisées mettant en scènes des femmes fortes et féminines (Buffy contre les vampires, Alias…).
Mais si les Barbie sont puissantes, c’est que Barbie Land est un matriarcat qui n’a fait qu’inverser les rôles du patriarcat. Pourtant, Monique Wittig expliquait bien que de telles stratégies n’améliorent en rien la question des inégalités de rapports de genre : “seul le sexe de l’oppresseur change“. C’est pourquoi la penseuse féministe plaidait pour la construction d’un modèle social indépendant des normes de genre.
De plus, en exprimant leur puissance par la séduction des Ken qui veulent introduire le patriarcat à Barbie Land, les Barbie reconduisent l’hégémonie du couple hétérosexuel comme unique modèle d’épanouissement pour les femmes.
Barbie doit ainsi “faire avec” le patriarcat, condamnée à son destin de femme : lorsqu’elle décide de devenir humaine, le fantôme de sa créatrice Ruth Handler (Rhea Perlman) lui fait entrevoir une vie faite d’enfants, de mariages et de femmes enceintes. Si Barbie peut être qui elle veut, ce n’est donc qu’à condition de remplir ses rôles de femme : employée modèle, mais aussi épouse, mère et maîtresse de maison.
Rose comme… marketing
Après une première partie truffée de références aux modèles de Barbie dénonçant les biais sexistes du jouet comme ceux produits par Mattel, la seconde se veut pédagogique. Barbie prend ainsi conscience des rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes, mais l’ambition féministe ne va pas plus loin.
Les Barbie parviennent en effet à sauver leur royaume non pas en combattant le patriarcat, mais en usant de la séduction, de l’empathie et de la résilience. L’héroïne en vient même à pardonner Ken son ambition de domination dont elle devrait porter la culpabilité, car elle ne lui aurait pas suffisamment prêté attention…
Ainsi, si Mattel – qui coproduit le film et dont on sent la grande participation à l’écriture du scénario – revient avec ironie sur ses échecs commerciaux, comme le couple Midge et Alan – comparses de Barbie et Ken, dont la commercialisation en 2002 d’une version enceinte de Midge a fait scandale car vue comme la promotion de la grossesse adolescente – son organisation dirigée par des hommes, ou sur le consumérisme de Barbie, le film de Gerwig n’est ni plus ni moins qu’une opération marketing de grande ampleur.
Le film s’inscrit donc dans une campagne de femvertising. Contraction des termes “feminism” et “advertising” (publicité), ce terme renvoie à la réappropriation de concepts (empouvoirement, diversité…) et de figures féministes pour améliorer une image de marque et/ou conquérir une nouvelle clientèle.
Face à la concurrence des poupées Bratz et American Girls qui lui ont fait perdre de lourdes parts de marché, Mattel tente de redorer l’image de Barbie en la rendant plus inclusive, avec en 2016 la collection “Barbie Fashionistas“, qui intègre depuis dans ses rangs un modèle en fauteuil roulant, un avec un appareil auditif et, cette année, un porteur du syndrome de Down (ou trisomie 21).
Le cast et la bande-son du film intégrant de nombreuses icônes pop-féministes (comme l’actrice franco-britannique Emma Mackey vue dans la série Sex Education, la chanteuse-star Dua Lipa, la rappeuse Nicki Minaj…) s’inscrit alors dans le prolongement de cette stratégie marketing.
Greta Gerwig ayant signé des films ouvertement féministes comme Lady Bird et Little Women, il semble néanmoins que la démarche féministe de la réalisatrice soit sincère, même si elle a certainement dû procéder à des arrangements trop nombreux pour convenir au cahier des charges de Mattel, vidant le film de son ambition politique.
Derrière les paillettes du “féminisme Barbie”
Alors que la tendance Barbiecore est présentée comme “féministe”, elle n’en a en réalité que le qualificatif, laissant miroiter aux femmes que porter des vêtements hyperféminins (jupes courtes, talons hauts…) ou manger un hamburger rose en référence à Barbie, comme le propose une célèbre chaîne de fast-food seraient une forme de revendication.
Redite plus flashy de la tendance millennial pink de 2016 – nommé d’après la génération de millennials (né·e·s entre les années 1980 et 2000) à laquelle elle s’adresse, et qui s’appuyait sur la même rhétorique post-féministe de féminité puissante –, elle consiste en réalité à reproduire des clichés sexistes et à réaffirmer une prétendue “différence sexuée” qui ne porte préjudice qu’aux femmes, en les invitant à porter des tenues contraignantes et à dépenser toujours plus d’argent dans des accessoires pour (ré)affirmer leur identité féminine.
Si le film Barbie se moque parfois de cette injonction consumériste à la féminité, il ne parvient que difficilement à en proposer une critique solide, et encourage même au contraire l’achat de nombreux produits dérivés issus du film, dont plusieurs poupées à l’effigie des acteurs et actrices, alors déshumanisés pour devenir à leur tour des hommes et des femmes-objets…
[PHOTOTREND.FR, 1er novembre 2024] Tina Barney compte sans doute parmi les plus grandes portraitistes du 20e siècle. Née en 1945 d’une mère mannequin et décoratrice d’intérieur, et d’un père banquier et collectionneur d’art, c’est tout naturellement qu’un certain héritage se retrouve visuellement sur ses photographies d’une grande singularité. Des portraits pensés comme des tableaux, volontiers chorégraphiés et collectifs, dont l’art de la mise en scène témoigne d’une grande connaissance de l’histoire de l’art.
Portrait de la famille
Tina Barney est-elle une photographe de la haute société ? Au vu de ses images, la question pourrait se poser. Mais cette vision des choses s’avère assez réductrice. Pourtant il est vrai qu’elle dépeint uniquement ce milieu, son milieu. Ses mots disent beaucoup de l’artiste qu’elle est, de sa démarche et sans doute de ses contradictions :
Sans doute les gens pensent-ils [que je consacre mon travail] à la haute société ou aux riches, ce qui me contrarie. Ces photographies traitent de la famille, de personnes de la même famille qui se côtoient d’ordinaire au sein de leur propre maison. Je ne sais pas si le public se rend compte que c’est de ma famille qu’il s’agit.
Tina Barney
Oui, Tina Barney est une photographe de la famille, du collectif, c’est indéniable. Mais Tina Barney ne parle pas de n’importe quelle famille. Il s’agit de sa famille, dans tous les sens du terme. Issue d’une longue lignée de banquiers d’affaire et collectionneurs d’art, sa propre famille devient dès ses débuts son premier sujet – se plaçant parfois au sein même de ses mises en scène –, avant de s’intéresser aux riches familles américaines et européennes.
Tina Barney photographie ce qu’elle connaît, ni plus ni moins, et c’est probablement ce lien qui lui permet de dépeindre avec une grande acuité les classes sociales aisées – souvent, d’ailleurs, avec une certaine ironie. Au-delà des individus et de leur singularité, c’est leur appartenance sociale et tous les signes, les rites et les traditions qui les caractérisent qu’elle souhaite dépeindre.
Gestes, attitudes, décors, vêtements, interactions sociales… tout passe derrière son objectif, en grande observatrice (et sociologue) qu’elle est. Les cérémonies familiales tiennent une place importante, des préparatifs jusqu’aux rangements ; il est d’ailleurs frappant à quel point les hommes sont alors absents de ces photographies-là. Si Tina Barney est une grande photographe de la famille, elle est une photographe de la famille au féminin, se concentrant sur les mères, les filles, et les sœurs.
Tina Barney photographie ce qu’elle connaît, et en ce sens n’apparaît jamais derrière son objectif autre chose que la famille traditionnelle occidentale. Elle construit un paysage, une sociologie de la bourgeoisie blanche dans des situations d’oisiveté. À ce titre, sa démarche ne s’inscrit dans aucun regard critique de classe, sinon parfois dans ce qu’on peut considérer comme de l’humour.
Du pluriel au singulier : portrait et espace
Les années 1990 marquent un tournant dans la carrière de Tina Barney : elle abandonne peu à peu les groupes pour se consacrer au portrait individuel. Moins de monde à l’image : on (se) concentre, on se rapproche. Exit les interactions sociales – hormis entre le modèle et la photographe –, il s’agit désormais de capturer l’essence d’un moment et d’une personnalité.
C’est dans ces photographies-là que Tina Barney a su exploiter au maximum son sens de la composition et du cadrage. S’il est difficile de créer une composition dynamique avec plusieurs personnes dans le cadre, l’art du portrait individuel, paradoxalement, paraît encore plus complexe. Cadre dans le cadre, couleurs clivantes… Avec ses portraits au singulier, Tina Barney donne toute la place à ses modèles – et parfois à elle-même.
La question de l’espace est centrale dans son travail. Il ne s’agit jamais d’isoler ses modèles avec un fond neutre, des éclairages de studio travaillés. Comme dans ses portraits collectifs, le décor est toujours chargé, surchargé même, enfermé et encombré, constitué d’éléments plus ou moins signifiants. Comment créer de l’espace, alors, sur cette surface plane qu’est la photographie, et faire de la place là où il n’y en a pas ?
Cet enfermement de la photographie se justifie par la volonté de la photographe de faire figurer ses modèles dans leur intimité, et donc dans leurs intérieurs. Pour dynamiser ses compositions, structurer le cadre et réfléchir à la notion d’espace, Tina Barney s’est inspirée des plus grands peintres italiens de la Renaissance, ainsi que des peintres hollandais du 17e siècle : n’oublions pas qu’elle a grandi entourée de collectionneurs d’art !
L’esthétique picturale à son comble : jusqu’au moindre détail
Si le travail de Tina Barney est aussi important aujourd’hui, c’est particulièrement grâce à son esthétique. Il y réside une forte dimension théâtrale, voire burlesque, dans son sens de la mise en scène qui touche à la perfection. Il y a l’observation, longue et précise, de chaque scène, qui donne l’impression que les modèles posent depuis des heures – photographie, ou peinture au chevalet ?
Le sens de la rigueur laisse toute la place à l’improvisation, aussi, quand on voit parfois certains gestes qui deviennent des mouvements, des zones floues à l’image. On touche alors à quelque chose de presque cinématographique. Comme un certain naturel, finalement.
L’image est vivante bien qu’elle soit figée. Bien réelle et authentique bien qu’indéniablement fausse – disons plutôt fictionnelle – faite de toutes pièces. Elle rentre en dialogue constant avec la peinture classique, notamment par une attention particulière accordée au détail. Son emploi de la chambre photographique grand format est inévitable dans cette démarche, apparaît. Elle apparaît comme une nécessité pour de grands tirages bien nets, seuls capables de donner à voir une telle précision.
Chaque poil de barbe, chaque bouton de chemise apparaît comme agrandi devant nous. Si bien qu’il est facile de s’approcher pour porter notre attention sur un détail en particulier, de recadrer avec nos yeux – ou avec nos téléphones – une partie de l’image pour en créer une autre. On se focalise sur une partie de la photographie, subtilement mise en lumière ou d’une grande netteté, exacerbée par le regard de la photographe.
À ce titre, les tirages conçus par la photographe – exposés par le Jeu de Paume en cette fin d’année 2024 – sont tout aussi intéressants à étudier. La réflexion autour du format est constituante de sa pratique et de sa démarche, de sa manière de concevoir la photographie.
Les agrandissements, dépassant la plupart du temps le mètre de largeur, permettent d’appréhender chaque photographie dans toute sa grandeur – tout en modifiant la relation qu’on peut entretenir avec le médium. On s’éloigne, on se rapproche… avec des tirages de ce format on ne peut pas simplement passer devant, indifférent. On revit l’expérience de la photographe : on l’imagine, au sein de ces familles ou ces groupes de gens, on se projette avec elle au milieu de ces intérieurs, de ces scènes. Et c’est ainsi qu’elle va jusqu’à interroger la place du spectateur ; comme si on l’accompagnait, comme si elle nous accompagnait, aussi. Comme si l’on faisait la photographie ensemble.
Je veux qu’il soit possible d’approcher l’image. Je veux que chaque objet soit aussi clair et précis que possible afin que le regardeur puisse réellement l’examiner et avoir la sensation d’entrer dans la pièce. Je veux que mes images disent : “Vous pouvez entrer ici. Ce n’est pas un lieu interdit.” Je veux que vous soyez avec nous et que vous partagiez cette vie avec nous. Je veux que la moindre chose soit vue, que l’on voie la beauté de toute chose : les textures, les tissus, les couleurs, la porcelaine, les meubles, l’architecture.
[LEFIGARO.FR, 11 octobre 2024] […] Née en 1945, Tina Isles, épouse Barney, s’est nourrie du rêve américain, mais pas exactement celui des diners et des Chevrolet Bel Air, trop prêt-à-porter, trop candy… Un grand-père photographe amateur et prosélyte, un grand-oncle donateur du Metropolitan Museum, une mère mannequin, flashée à la une du Harper’s Bazaar… l’univers familial la portait plutôt aux régates de Newport et aux neiges diamantines d’Aspen. Cette Amérique privilégiée, Tina Barney en a tenu la chronique du bout de l’objectif, tout au long des années 1980 et 1990.
L’artiste – car c’en est une, et une grande – s’est mise à la pratique assez tard, vers 1976, comme pour tromper l’ennui d’un exil loin du charnier natal, à Sun Valley, une station de ski alpin de l’Idaho, au pied de laquelle Hemingway a mis fin à ses jours. Elle prend des cours au Sun Valley Center for the Arts and Humanities et se frotte aux artistes de passage. Elle portraiture sa progéniture, son mari, d’autres encore, “parce qu’il n’y avait rien à photographier”. Et rien qu’en noir et blanc, ce qui était pour elle “comme parler une autre langue”. Plutôt cela que de sombrer dans les névroses d’une desperate housewife. Son ménage n’en vacille pas moins. En 1983, elle rentre à New York et divorce.
Un langage propre
Le retour sur la Côte Est marque plus un envol qu’une rupture. Musées et galeries new-yorkais la repèrent ; ils ne tarderont pas à l’exposer. Des magazines d’art de vivre comme Connoisseur la sollicitent…. Au cœur des années Reagan, le monde de Tina croquerait la planète. Il peaufine ses codes loin des extravagances subversives de la Côte Ouest. Quand elle n’enflamme pas le marteau des commissaires-priseurs de la vieille Europe, cette élite tout de Ralph Lauren vêtue se grille des homards – et des chamallows – face aux crépuscules de Martha’s Vineyard. Elle gagne tout : les élections, les JO, la guerre froide et, pour quelques temps encore, les sommets du Dow Jones.
C’est elle, dans toute la banalité de son quotidien, que fixe Tina Barney, en couleur cette fois, à la chambre et, surtout, en grand format. Car la photographe a beaucoup appris ; elle a développé son propre langage qui n’est en fait que celui des siens. Elle utilise en effet son médium comme un instrument d’exploration, d’auscultation de ses propres mœurs mais aussi de celles de ses proches, de ses semblables. L’instantané familial n’y suffit plus. Avant même son retour à New York, elle a troqué son Pentax 35 mm, avec son méchant flash qui crame les chairs, contre une chambre Toyo et un objectif 90 mm. Le simple fait pour elle de plonger la tête sous le voile noir, la projette dans “un processus de méditation” qui l’amène “à réfléchir”. Comme le résume Quentin Bajac, directeur du Jeu de Paume, “la chambre formalise et ralentit l’acte de prise de vue.”
Dès lors l’instantané tient moins du rapt que du ballet. Car l’irruption de Tina et de son matériel professionnel parmi sœurs, filles, fils et neveux bouscule les rondes et les pavanes de l’intimité bourgeoise. Il faut aux modèles se déplacer, se replacer, rejouer le geste fugitif – mais lequel, forChrist’s sake ? – ou en inventer un autre… Selon l’aveu même de leur auteur, il résulte de ces images imposantes, 122 par 152 cm, d’authentiques “tableaux chorégraphiés”. The Reception, par exemple, ne relève que partiellement du hasard. Dans cette diagonale tendue de trois profils, seul celui de Jill, la sœur de Tina, est capturé par surprise: happée par on ne sait quelle apparition, elle se lève et inscrit son impayable chapeau dans l’orbe d’un bouquet qui lui fait des cornettes. L’imprévu demeure, la chance, voilà pourquoi ces “tableaux” ne sombrent jamais dans le simulacre.
Mauvais reproches
Des commentateurs ont longtemps déploré son refus de toute approche critique. Ah ! Pourquoi faudrait-il nécessairement écorner les photos-souvenirs ? Lorsque, au crépuscule de la Belle Époque, Jacques Henri Lartigue capture les gamineries dorées sur tranche de ses compagnons de vacances, Zissou ou Bouboutte, on n’en retient pas le spectre de toute la misère du monde. On sourit. On sourit non sans un picotement nostalgique, si l’on veut bien songer que ces garnements au comble de leur bonheur égoïste n’ont pour horizon que les cratères de la Somme ou de Verdun.
Lorsque les gens disent qu’il y a une distance, une rigidité dans mes photographies, que les gens ont l’air de ne pas communiquer, je réponds que c’est le mieux que nous puissions faire
Or, on a encore reproché à Tina Barney un défaut de sentiments, une certaine froideur : ses modèles du quotidien ne s’étreignent pas ni ne se touchent (Tim, Phil and I, par exemple). Leur perfection sociale proscrit le moindre soupçon de sensualité (Jill and Polly in the Bathroom). “Lorsque les gens disent qu’il y a une distance, une rigidité dans mes photographies, que les gens ont l’air de ne pas communiquer, je réponds que c’est le mieux que nous puissions faire. Cette incapacité à montrer de l’affection physique est dans notre héritage.” Et toc ! Voilà pour les tactiles et les pleureuses ! “Faut vous dire, Monsieur / Que chez ces gens-là / On ne vit pas, Monsieur / On ne vit pas, on triche“, chantait Brel. Eh bien non ! Ils ne trichent pas, ils contrôlent. À commencer par eux-mêmes.
Il peut arriver néanmoins que Tina et son bastringue interrompent un conciliabule et dérèglent son ballet millimétré. Alors c’est le repli, la débandade, même : on se détourne, on se masque le visage (The Young Men)… Mais la plupart du temps, presque invariablement, c’est dans l’acuité d’un regard perdu parmi d’autres, dans un geste minuscule, relégué au second plan, qu’il faut aller chercher l’âme et peut-être les angoisses de ces preppys gavés de corn flakes et de certitudes. “Approchons un peu“, comme nous y invitaient les films pédagogiques de l’enfance. La famille finit son petit déjeuner, l’aîné téléphone déjà, les cadets comptent les miettes. Et Maman est là, en retrait, qui rentre du tennis… Quelle menace pèserait-elle sur cette saynète idyllique (Graham Crackers Box) ? Il n’est pas 10 heures, et Maman se tape en douce un ballon de blanc.
Rites immuables
Car tout ne tourne pas parfaitement rond sur la planète Barney. Et notre regard rétrospectif charge davantage l’haleine du gouffre. De notre côté de l’Atlantique, on glisserait ainsi de Lartigue à Claude Sautet : la bourgeoisie toujours, mais alors saisie de la prémonition de son déclassement. À quoi se préparent-ils, les protagonistes de The Reunion ? À une cérémonie funèbre ? Ils sont vêtus de noir, et la statuette sur la table basse ferait une parfaite maquette de monument funéraire.
En revanche, ils ne pleurent pas (on vous l’a dit, ils ne pleurent jamais). Alors à quoi ? À une messe ? Il semble qu’ils prient, déjà. Mais pour qui ? Pour quoi ? Pour l’Amérique du doute, pressentant qu’elle devra laisser à d’autres les guides du char-monde ? N’est-ce pas ce sombre présage que chuchote le masque fardé de blanc, ce crâne flottant sur le noir d’une composition murale, juste au-dessus de l’impeccable mise en plis du personnage central ?
Rien ne manque à la fresque fin de siècle de Tina Barney. Les rites demeurent, et avec eux une certaine oisiveté, robes à smocks et bermudas à fleurs, et puis les bijoux, les tableaux aux murs, les meubles précieux, européens pour la plupart… Reste une impression de tristesse, un je-ne-sais-quoi de mollesse dans les chairs et les sourires. “C’était notre âge d’or”, semblent proclamer ces clubbers tirés à quatre épingles. La bannière étoilée claque bien, mais à faux, atone, comme si elle flottait au-dessus du volcan. […]
[CENTREPOMPIDOU.FR, 25 septembre 2024] Au 20e siècle, le niveau de la mer Méditerranée est monté de près de vingt centimètres. En seulement deux ans, le sommet du mont Blanc a diminué de deux centimètres. Quant à la forêt de Fontainebleau, sa surface a augmenté de manière importante depuis le milieu du 19e siècle : autant de changements géologiques recensés par des mesures précises qui restent cependant difficilement observables à l’œil nu. Pourrait-on alors passer par l’art pour représenter ces transformations de notre planète qui dépassent la temporalité humaine ?
Telle est l’ambition de Noémie Goudal pour le prix Marcel Duchamp 2024, dont elle est cette année l’une des quatre finalistes. À travers deux films inédits, l’artiste visuelle française née en 1984 mettra en scène la destruction autonome d’un paysage. Dans le premier, les roches d’une grotte sombre explosent en mille morceaux au ralenti pour révéler des trous de lumière. Dans le second, des arbres se liquéfient, dépouillant la forêt qu’ils constituaient jusqu’alors. En quelques minutes, la photographe et vidéaste déroute la perception du public, qui peu à peu comprend le subterfuge : ici, nous n’assistons pas au délitement de la nature elle-même, mais à celui de prises de vues à grande échelle, soumises à des phénomènes orchestrés par l’artiste – un nouvel exemple percutant de l’art du trompe-l’œil, qu’elle perfectionne depuis une dizaine d’années dans la photographie d’abord et, plus récemment, la vidéo.
Dans mes œuvres, on ne voit pas seulement des paysages, mais aussi l’expérience et l’effort qu’a demandé leur fabrication.
Noémie Goudal
Les prémisses de l’œuvre de Noémie Goudal remontent à ses études et plus précisément à un voyage en Écosse. Frustrée de ne pouvoir retranscrire avec son appareil photo la force du paysage qui l’entoure, l’artiste a l’idée d’imprimer en grand, dans son atelier, le cliché d’un chemin de la région. Dès lors, en plaçant des objets ou des personnes devant ce tirage, la photographe obtient l’effet d’immersion qu’elle recherche. Deux aspects deviennent alors rapidement fondamentaux dans son travail : la matérialité de l’image, à travers son impression et sa recomposition devant l’objectif, et la mise en abyme du paysage par ces décors frontaux montés de toutes pièces, qu’elle intègre la plupart du temps dans des environnements réels.
Là où nombre d’artistes de sa génération s’empareraient de Photoshop pour réaliser des montages similaires, la quadragénaire préfère sa méthode plus artisanale, décomposant les différentes strates de l’image pour les recomposer avec des jeux de perspective et d’anamorphose. Généralement, elle imprime ses photographies au format A3, les coupe et les recolle entre elles pour constituer ses fonds, avant de les fixer sur des structures en bois ou les suspendre grâce à des échafaudages. Tout part de la position de l’appareil photo, qui détermine le placement de son décor dans l’espace. Ainsi, dans la série Southern Light Stations (2015), des astres semblent flotter au-dessus d’étendues marines ou de vallées montagneuses. Remplie de nuages, de fumée ou de la couleur du ciel, leur surface – d’apparence sphérique, mais en réalité plane – se fait le reflet de leur environnement, conférant à l’ensemble une dimension surréaliste.
Mais en regardant plus attentivement ces images, les traces du montage apparaissent, entre les fils et pinces à linge qui maintiennent le collage, et les extrémités des feuilles de papier qui le composent. Simple oubli ou parti pris ? “Dans mes œuvres, on ne voit pas seulement des paysages, mais aussi l’expérience et l’effort qu’a demandé leur fabrication”, explique Noémie Goudal. “En laissant ces failles, je souhaite justement que le public comprenne que ces paysages sont factices et se demande où se situe le “vrai”. Est-il dans l’ensemble qui constitue la photographie ou simplement dans le décor réel où j’installe mes impressions ?” Aujourd’hui, Noémie Goudal n’hésite pas à dévoiler les coulisses de ce travail méticuleux sur son compte Instagram, montrant littéralement l’envers des décors bidimensionnels qui se fondent dans ses œuvres.
Telle l’héritière des peintres romantiques, Noémie Goudal n’a pas besoin de partir à l’autre bout du monde pour dépayser notre regard et inviter à la contemplation.
Au-delà d’une réflexion sur l’image, l’artiste installée à Paris développe surtout “une réflexion sur le paysage et comment celui-ci a été interprété différemment au fil des époques et des contextes, de l’Antiquité à l’ère industrielle, en passant par le Moyen Âge”. Telle l’héritière des peintres romantiques, elle n’a pas besoin de partir à l’autre bout du monde pour dépayser notre regard et inviter à la contemplation. Le plus souvent, elle déniche ses forêts, grottes et massifs rocheux en France, à quelques exceptions près, telles qu’une palmeraie en Espagne – qui ressemble davantage à une jungle tropicale – ou encore des bâtiments brutalistes indiens, que l’on situerait volontiers plutôt en Europe de l’Est. “Je cherche avant tout à ce que la localisation et la temporalité de ces décors soient difficilement identifiables, pour que chacun·e puisse s’y projeter“, souligne-t-elle.
Noémie Goudal s’intéresse aussi bien à Copernic et aux décryptages du ciel précédant l’invention du télescope qu’à la théorie de Buffon, qui retraçait l’histoire de la Terre au 18e siècle. Mais c’est surtout la paléoclimatologie, soit l’étude des climats anciens, qui l’obsède depuis plusieurs années : à travers cette discipline, l’artiste cherche à retracer l’évolution du paysage sans l’humain. En 2022, elle commence à transcrire ces évolutions par la vidéo. Lors du festival Les Rencontres internationales de la photographie d’Arles, elle dévoile deux films dans l’église des Trinitaires : celui d’une jungle consumée par le feu, qui révèle derrière elle un autre décor, et celui d’une forêt se transformant à mesure que ses arbres s’immergent dans un ruisseau. Pour la première fois, l’artiste anime ses décors devant l’objectif tout en les livrant à l’aléatoire des actions qu’elle provoque. Désormais entourée d’une équipe de professionnels comme sur un plateau de cinéma, Noémie Goudal continue d’explorer de nouveaux territoires dans son projet pour le prix Marcel Duchamp, imprimant ses paysages sur du verre qu’elle fait exploser à l’aide de pétards ou sur du polystyrène que les flammes font couler avec une viscosité saisissante […].
[FABRIQUEDESRECITS.COM, 28 novembre 2022] Des créations inspirées de la paléoclimatologie, c’est l’œuvre de Noémie Goudal, photographe et plasticienne, réalisant des installations immersives dans des espaces naturels, et dont la pratique nous invite à (re)trouver la mesure du temps long en opposition au “temps de l’Homme”.
Les vastes étendues, espaces industriels, océans, ou encore déserts sont ses sujets de prédilection. Inspirée par le travail de chorégraphes contemporains comme Sidi Larbi Cherkaoui et Pina Bausch mais aussi par des auteurs tels que Haruki Murakami et Yoko Ogawa, la pratique de l’artiste consiste en la construction d’installations et de mises en scène au sein même de paysages, véritables scénographies intégrant structures architecturales, films et photographies. Une certaine matérialité se dégage de ses créations. En créant des décors en papier, l’artiste s’éloigne d’une esthétique parfaite qui serait issue de logiciels de retouche numérique, pour une poétique émanant d’effets spéciaux artisanaux.
La démarche artistique de Noémie Goudal s’inspire de travaux paléoclimatologiques qui étudient les climats passés et leurs variations. L’artiste travaille avec des chercheurs et des scientifiques comme point de départ de réalisation de ses œuvres. Grâce à des installations mouvantes qui évoluent au fil du temps, l’artiste cherche à incarner les mouvements perpétuels des paysages dans le temps. Les différentes étapes de l’évolution du paysage sont visibles, comme autant de strates géologiques marqueurs du passé. L’artiste réalise ainsi des œuvres d’art que l’on pourrait qualifier de performatives. Pour signifier le passage d’un temps insaisissable et fugace, elle travaille aussi désormais avec des éléments plus fragiles comme la sculpture et la porcelaine. Son art se situe ainsi dans le va-et-vient constant entre la géographie réelle et le voyage dans le temps, passé et/ou futur. Dans son exposition Post Atlantica, l’artiste part ainsi à l’exploration de notre planète et tente d’illustrer diverses théories scientifiques et leurs répercussions sur notre environnement.
Par une réalisation à mi-chemin entre réalité scientifique et fiction créative, l’art de Noémie Goudal vient dépasser la connaissance purement scientifique pour faire voyager son public vers de multiples interprétations imaginaires. Elle l’invite ainsi à se repenser lui-même à travers ces paysages et à s’interroger sur le rapport qu’il entretient à son environnement. La présence de l’être humain n’est qu’une trace dans le paysage et Noémie Goudal en saisit toute sa fragilité. Le corps du spectateur s’interpose comme médium interprétatif, il est invité physiquement à prendre position face aux images qui l’entourent.
Dans ses créations Phoenix et Below the Deep South, Noémie Goudal a volontairement laissé les éléments de construction de son installation artistique visibles pour que l’œil du spectateur puisse entrer dans la réalité de la construction du paysage. Immersives et enchanteresses, ces œuvres jouent par ailleurs avec les sens du public en se métamorphosant sous l’irruption du feu. L’artiste laisse ainsi libre court au mouvement imprévisible de cet élément, son œuvre doit composer avec son environnement et ses contraintes naturelles. Face aux flammes qui se propagent et au bouleversement qu’elles répandent, le public ne peut que se rappeler de sa fragilité, de son impuissance au cœur des cycles de notre planète, face à l’avancement inexorable du temps. L’appellation Phoenix est symbolique pour l’artiste. Issu de la mythologie grecque, cet oiseau renaît de ses cendres. Si ces dernières sont généralement associées à la « fin », c’est ce qui vient après les cendres qui intéresse l’artiste, et dont parle la paléoclimatologie, il s’agit de la transformation d’une chose en une autre.
Sans que l’artiste ne revendique des créations engagées écologiquement, ses œuvres proposent finalement au public de reprendre la mesure du temps long. En nous invitant à considérer les strates de la composition de son œuvre comme celles des périodes passés, Noémie Goudal nous propose indirectement de (re)prendre conscience des temps historiques de la planète.
Mes réalisations sont un moyen de parler du temps long, en opposition au « temps de l’Homme ». Je souhaite faire le lien entre la Terre dans son entièreté et ce que les non-scientifiques perçoivent de cette planète. Car l’être humain ne voit pas le mouvement des choses, et croit donc être une entité fixe
Le temps long, c’est celui de la croissance naturelle des forêts, de l’autoépuration des lacs, de l’auto renouvellement des nappes phréatiques, de l’auto-fertilisation des sols, qui dépassent souvent notre expérience directe et sont pourtant essentielles à notre monde. L’artiste nous invite ainsi à penser ce temps long, comme une véritable prise de conscience écologique, mais avec immédiateté, car ne nous y trompons pas, c’est dans le présent que se jouent les enjeux environnementaux.
[THECONVERSATION.COM, 23 mars 2025] Volontiers associé à la sexualité, où il est promesse d’avancée dans la lutte contre les violences, le consentement est en fait présent dans une grande partie de nos interactions sociales. Terme ambigu, il masque bien souvent une relation déséquilibrée au préjudice de celle ou de celui qui consent. Le consentement est facilement considéré comme le fondement de toute relation sociale équilibrée et solution ultime pour en régler les maux. Cette hypervalorisation du consentement a ses raisons. Elle ne doit pas en dissimuler les profondes ambiguïtés. Plusieurs travaux récents s’efforcent d’en saisir la complexité et éclairent sur les risques qu’elle présente.
Sait-on vraiment ce qu’est consentir ? Quel est le sens du consentement ? Comment se forme-t-il ? Comment valablement l’exprimer ? Quelle en est la temporalité ?
Un consentement en trompe-l’œil
Ces questions prennent une nouvelle épaisseur dans le contexte contemporain. C’est peu dire que le consentement est un thème d’une grande actualité. Il l’est dans des domaines à fort écho social tels que les relations sexuelles, le suivi des prescriptions de vaccination, le respect de la norme (que l’on pense au phénomène des ‘gilets jaunes’).
Ce n’est cependant pas dans ces contextes, qui inclinent souvent à des réactions épidermiques peu propices à une réflexion sereine, que nous voulons situer nos propos. D’autant que nombre d’autres domaines, moins médiatisés en raison de leur dimension technique, tels que le développement des modes alternatifs de règlement des litiges, ou le consentement numérique, et qui pourtant irriguent notre quotidien, sont particulièrement éclairants lorsque l’on veut évoquer les ambiguïtés du consentement.
Derrière l’aphorisme « céder n’est pas consentir », la frontière est plus floue qu’il n’y paraît, expliquait Clotilde Leguil, psychanalyste et philosophe, en 2021, sur France Culture.
En réalité, celui-ci est omniprésent tout bonnement dans le sentiment d’une tension accrue opposant, d’une part, l’excès de consentement associé à l’individualisme (“je suis, donc je dois pouvoir consentir“), d’autre part, la réalité dégradée d’un consentement en trompe-l’œil (“je consens librement à partager toutes mes données ou à acheter impulsivement un objet ?”) et mythifié (la cérémonie du mariage, avec son échange public des consentements, a-t-elle jamais fait disparaître les mariages forcés ?)…
Le consentement, partout et nulle part. Il semblerait que rien ne peut exister sans avoir été consenti. Mais cette banalisation du consentement ne signe-t-elle pas sa fin ?
Aucune place pour la négociation
La valorisation du consentement est flatteuse dans la mesure où elle exalte l’individualisme ambiant et prétend faire rempart à l’abus, à la domination de celui qui veut obtenir d’un tiers une action. En exigeant l’expression objective et concrète d’un consentement, venant souligner l’acte à venir, on protégerait la personne en ajoutant une étape complémentaire entre son être et son comportement : prendre le temps d’objectiver, de matérialiser, son inclinaison pour ce qui vient. La réalité de la mise en œuvre du consentement oblige à modérer cette vision enjouée.
En effet, on ne peut garantir, par le seul consentement, la validité et l’efficacité de la protection des intérêts de la personne. Moins encore en considération d’un consentement de plus en plus souvent donné dans l’urgence, ou du moins dans l’instantanéité, sans qu’un processus de réflexion ne puisse être engagé ni le consentement proprement discerné.
Pourtant, nos relations sociales naviguent entre individualisme et phénomène de masse, et leur appréhension par le droit passe par une sollicitation croissante d’un consentement présenté comme une alternative à l’imposition de la norme. Plutôt que d’imposer un comportement, on sollicite la participation de l’intéressé au processus, par son consentement… Sans pour autant laisser place à la négociation, à la coconstruction de ce qu’il adviendra, sans laisser un choix véritable (on n’impose pas les cookies sur un site de commerce en ligne, mais sans consentement, pas d’accès à tous ces objets du désir).
Sait-on vraiment à quoi l’on consent ?
D’un côté, le recours au consentement, si fictif soit-il, est indispensable dans la mesure où il responsabilise la personne qui devra formaliser positivement, par le droit, son adhésion à tel acte, telle action. C’est aussi un insidieux transfert de charge vers l’individu : celui qui consent engage sa responsabilité ; pas de responsabilité sans consentement, à moins que ce ne soit l’inverse.
D’un autre côté, le consentement protège la liberté du consentant à l’égard d’une contrainte privée, publique ou sociale, voire d’un ‘modèle de société’ lorsqu’au nom de certaines valeurs ou raisons impérieuses, on cherche à imposer une action déterminée. Pas de liberté sans consentement, à moins que ce ne soit l’inverse.
De fait, désormais, les invitations – les injonctions ? – au consentement se multiplient, au point que le domaine du consentement s’étend bien au-delà du périmètre traditionnel du contrat. Mais sait-on vraiment à quoi on consent ? Assure-t-on la qualité du consentement ? À la lumière d’un contexte de technicisation globale des relations sociales et de biais cognitifs, il est impératif de questionner le risque de discordance entre le fait de consentir et le sens de ce à quoi l’on consent.
Le développement des formes multiples de recueil du consentement, et à l’évidence l’élargissement du champ de ce dernier, ouvre de nouveaux chemins d’autonomie, mais avec quelle(s) liberté(s) réelles, quels risques, quelles finalités ?
Les formes juridiques
Les neurosciences nous éclairent sur le libre arbitre et ses conditions. La philosophie nous rappelle que consentir n’est pas vouloir. La sociologie révèle la représentation sociale qui se joue lorsque consentir devient céder à la nécessité (que n’est-on prêt à accepter pour intégrer ‘le groupe’, quel qu’il soit ?), tandis que la criminologie alerte : céder n’est pas consentir.
Il est impératif de mieux comprendre le consentement, pour mieux en observer les formes juridiques, partout complexifiées, souvent présumées voire imposées, comme en droit privé des affaires.
Les choses sont donc moins simples qu’il n’y paraît. On soulignera deux éléments.
Premièrement, exiger le consentement ne garantit pas l’authenticité de l’expression de la volonté du consentant. C’est au mieux un “euphémisme du vouloir” (M. Messu, Le sens du consentement, in M. Cannarsa, M. Disant, M. Monot-Fouletier, F. Toulieux, Le Consentement. Mutations et perspectives, Mare et Martin, 2024). Choisir d’aller dans une direction sans pour autant savoir très bien où l’on va, prendre un risque en acceptant d’ignorer partiellement ce à quoi on consent. Chacun fait régulièrement l’expérience d’accepter des cookies, de consentir au partage de données, pour accéder à un service numérique. Quant au malade qui souffre, maîtrise-t-il parfaitement les choix dans son parcours de santé face à un corps médical expert ?
Il n’y a pas dans le consentement le volontarisme que l’on voudrait y voir. Il y a au contraire, de plus en plus, une forme de passivité et de suivisme, voire un risque de fabrique artificielle du consentement (J.-Ph. Pierron, La Fabrique du consentement), mais qui n’engage pas moins le consentant. Placer l’individu à l’abri de son consentement, c’est le mettre à découvert de son engagement. S’étant prononcé avant que l’interaction sociale proposée ne se produise, il ne peut en connaître très précisément les contours : le consentement n’est pas la ratification, il n’est pas toujours libre et rarement parfaitement éclairé, et pourtant il marque de façon objective l’engagement de celui qui l’accorde.
L’une des principales illusions du consentement tient à l’instantanéité dans laquelle il s’exprime. Elle ne laisse pas le temps à la volonté de se construire et d’évoluer. Il est alors d’autant plus impérieux d’organiser le déconsentir. Ce pourrait être particulièrement utile sur Internet, où l’on consent actuellement au partage de nos données sans limites de temps, sans possible regret. Car, en l’état, l’hypervalorisation du consentement revient à préserver moins la volonté autonome du consentant que le maintien dans l’ombre du demandeur, encore considéré comme un tiers qui s’engage peu. Que dit-il précisément de son intention, de ses projets, de ce qu’il fera de notre consentement ?
L’exigence ‘brute’ d’un consentement n’est donc pas en tant que telle une garantie suffisante lorsqu’on veut protéger une potentielle victime. Il n’est pas une fin, mais simplement un moyen ; il n’est pas un aboutissement, mais une étape dont on doit penser la vulnérabilité (comment le recueillir, peut-on s’assurer qu’il soit libre et éclairé ?) et la temporalité (comment tenir compte de l’évolution du contexte ayant donné naissance au consentement ?).
Deuxièmement, éluder le consentement et forcer une personne à entrer dans une relation contractuelle peut parfois être souhaitable. Car le consentement n’est pas qu’un acte solitaire. Il peut être un acte égalitaire, solidaire, conçu comme impliquant les intérêts de tiers, voire un intérêt général.
Ainsi d’une entreprise en position dominante qui, en droit de la concurrence, devra contracter avec des opérateurs qu’elle n’aurait pas choisis si sa volonté pouvait s’exprimer librement. Ainsi également du consentement forcé, lorsqu’est en jeu l’accès à un service jugé essentiel, raison d’être, par exemple, des contrats bancaires imposés aux banques pour l’accès à des services ‘de base’.
C’est bien encore l’intérêt général et la continuité de l’exécution du service public qui justifient d’apprécier de façon différenciée la gravité des vices du consentement dans les contrats administratifs, permettant au juge de maintenir un contrat contre la volonté d’un des contractants (H. Hoepffner, Le consentement dans les contrats administratifs).
Une certaine objectivisation du consentement
Forcer le consentement peut aussi se justifier par la nécessité de lutter contre une discrimination illégale : on ne peut refuser de signer un contrat, ou refuser de le maintenir, à raison du sexe, de l’origine, de l’orientation sexuelle, du lieu de domicile, de l’âge ou de la situation de famille du cocontractant potentiel.
Forcer le consentement contre le contractant, jusqu’où ? C’est un enjeu juridique concret qui traverse les frontières, non sans subtilités, illustré par l’affaire d’une fleuriste américaine ayant refusé de signer un contrat de fourniture de bouquets pour le mariage d’un couple de même sexe (R. De Caria, Love all, serve all (coactivement) : le problème de l’obligation pour les entreprises de contracter contre leur volonté in M. Cannarsa, M. Disant, M. Monot-Fouletier, F. Toulieux, Les Mutations du consentement. Études juridiques internationales, Mare et Martin, à paraître septembre 2025).
Tout ceci témoigne d’une forme d’objectivisation du consentement, qui induit que le consentement n’est plus ce qu’il a si longtemps semblé être, la forme la plus évidente d’expression de l’individualité. Il est sans doute temps d’envisager son alternative pour mieux nommer ce qu’il prétend désigner : une simple autorisation, le témoignage d’une acceptabilité dans laquelle la garantie de la loyauté, condition de la confiance, doit avoir toute sa place.
[SCIENCE-ET-VIE.COM, 21 février 2025] Le vent soulève des tourbillons de sable sur le site de Deir el-Bahari, en Haute-Égypte. Sous ces dunes millénaires, un nom surgit des profondeurs du temps : Thoutmôsis II. Longtemps éclipsé par sa célèbre épouse, la reine Hatchepsout, ce pharaon méconnu refait surface grâce à une découverte archéologique majeure.
Les parois rocheuses de la montagne thébaine abritent encore des secrets vieux de 3 500 ans. À l’ombre des temples colossaux de Louxor, un tombeau scellé depuis des millénaires vient de livrer son identité : Thoutmôsis II. Son règne, court et effacé des annales officielles, semblait condamné à l’oubli. Aucun grand monument à son nom, aucune inscription célébrant ses victoires, et une sépulture que l’histoire semblait avoir effacée. Pourtant, la découverte de sa tombe bouleverse cette vision.
Un roi effacé par l’histoire
Thoutmôsis II, quatrième souverain de la XVIIIe dynastie, a régné entre 1493 et 1479 av. J.-C.. Fils de Thoutmôsis Ier et de la reine secondaire Moutnofret, il a accédé au trône en épousant Hatshepsout, sa demi-sœur, issue de l’union royale principale. Peu de monuments portent son empreinte : il a supervisé quelques constructions modestes à Karnak, Elephantine et en Nubie (Semna et Kumma), mais la plupart de ses réalisations ont été éclipsées par celles de sa femme et de son fils.
Militairement, il est crédité d’avoir réprimé des révoltes en Nubie et au Levant, mais les campagnes semblent avoir été menées par ses généraux plutôt que par lui-même, laissant planer le doute sur son réel pouvoir. Son état de santé dégradé, attesté par l’examen de sa momie (corpulence maigre, peau marquée de lésions), renforce l’idée d’un règne sous influence, où Hatshepsout aurait joué un rôle politique majeur dès le vivant de son époux.
La redécouverte de sa tombe remet en question cette image de souverain effacé. Les fragments d’albâtre retrouvés dans la sépulture portent son cartouche royal “Aakheperenre“, confirmant son statut de pharaon à part entière. La présence de passages du Livre de l’Amduat sur les parois prouve qu’il bénéficiait du rituel funéraire réservé aux rois du Nouvel Empire. Le plafond peint en bleu étoilé se trouve similaire à celui des sépultures de Thoutmôsis III et Ramsès VI. Il témoigne de son importance au sein du panthéon royal. Pourtant, son héritage a été largement effacé après sa mort. Hatshepsout, qui s’est proclamé pharaon, a fait modifier les inscriptions en remplaçant son nom par le sien, tandis que Thoutmôsis III, en quête de légitimité, a poursuivi ce travail d’effacement. Cette volonté de le faire disparaître des annales officielles explique pourquoi sa tombe est restée méconnue jusqu’à aujourd’hui.
Une sépulture énigmatique : un tombeau vidé, mais pas pillé
Lorsque les archéologues ont pénétré dans la tombe, une surprise de taille les attendait : la chambre funéraire était vide. Pas de sarcophage, pas d’or, pas de mobilier funéraire. Pourtant, elle n’avait pas été pillée, mais volontairement vidée. Selon les premières analyses, la tombe a subi une inondation catastrophique peu après l’enterrement de Thoutmôsis II. Située sous une ancienne chute d’eau, elle s’est remplie de boue et de gravats. Cela oblige les prêtres à déplacer son corps et ses offrandes vers un autre tombeau.
Cette hypothèse est corroborée par la découverte de fragments de vases funéraires portant son nom, brisés lors du transfert de la dépouille. Selon The Guardian, Piers Litherland, archéologue britannique, explique : “Ce n’est que progressivement, à mesure que nous avons passé au crible tous les matériaux – des tonnes et des tonnes de calcaire brisé – que nous avons découverts ces petits fragments d’albâtre, qui ont donné leur nom à Thoutmosis II.”
Où repose donc réellement Thoutmôsis II ? Sa momie, retrouvée en 1881 dans la cachette de Deir el-Bahari aux côtés d’autres pharaons, pourrait ne pas être la sienne. Les nouvelles analyses suggèrent un second déplacement du corps. Si un deuxième tombeau intact existe, il pourrait receler des trésors inestimables et bouleverser notre compréhension des rites funéraires du Nouvel Empire. Mohsen Kamel, directeur adjoint des fouilles, s’enthousiasme : “La possible existence d’une seconde sépulture encore inviolée est une perspective fascinante. Nous pourrions découvrir des objets d’une valeur inestimable et obtenir des indices sur la façon dont Thoutmôsis II a été perçu après sa mort”.
Une pièce manquante dans l’histoire des Thoutmosides
La dynastie des Thoutmosides est l’une des plus influentes de l’Égypte antique. Thoutmôsis II, souvent relégué au second plan, se retrouve aujourd’hui au centre d’une période de transition clé. Son fils, Thoutmôsis III, deviendra l’un des plus grands conquérants du pays. Mais des luttes internes marquent son ascension.
Les relations entre Thoutmôsis II, Hatshepsout et leur fils étaient complexes. Officiellement, Thoutmôsis III était l’héritier légitime, mais il était encore enfant à la mort de son père. Hatshepsout a donc pris le pouvoir, non comme régente, mais comme souveraine à part entière. Elle a écarté le jeune prince et a régné plus de vingt ans, bâtissant des temples grandioses et menant des expéditions commerciales florissantes.
Pourquoi Thoutmôsis II n’a-t-il pas laissé de trace plus marquante ? Était-il trop faible pour régner seul ? A-t-il été manipulé par son entourage ? La prise de pouvoir d’Hatshepsout interroge : était-elle prévue dès le vivant de Thoutmôsis II, ou imposée après sa mort ? Les vestiges de sa sépulture pourraient livrer des indices cruciaux sur son influence et l’équilibre des forces à la cour. La question de savoir dans quelle mesure Hatshepsout a remodelé l’histoire pour légitimer son règne reste l’un des grands mystères que cette découverte pourrait enfin éclairer. Piers Litherland souligne : “Cette découverte nous permet d’explorer une période clé de l’histoire égyptienne. La question de la transmission du pouvoir entre Thoutmôsis II, Hatshepsout et Thoutmôsis III est plus complexe qu’on ne l’imaginait”.
Un fantôme qui refait surface
Ainsi, pendant des millénaires, Thoutmôsis II a été une ombre, un pharaon sans visage sans héritage visible. Un roi dont le nom ne résonnait qu’en marge des grandes figures de l’Égypte antique. Son règne, jugé trop bref pour marquer l’histoire, s’était dissous dans l’ombre de ceux qui l’ont suivi. Pourtant, la mise au jour de sa tombe vient renverser cette perception. Ce souverain, que l’on croyait relégué à un rôle de transition, retrouve aujourd’hui une place au cœur des débats historiques.
Mais cette redécouverte ne se limite pas à réhabiliter un pharaon oublié. Elle pose une question plus large. Combien d’autres rois, effacés par le temps ou par la volonté de leurs successeurs, attendent leur redécouverte ? L’histoire officielle de l’Égypte antique repose sur des récits écrits par ceux qui ont triomphé. Si une sépulture intacte de Thoutmôsis II venait à être retrouvée, elle pourrait remettre en cause notre compréhension de cette dynastie. Elle révèlerait une version alternative du passé, jusque-là dissimulée sous les sables de la Vallée des Rois.
[RTBF.BE, 20 février 2025] La tombe du roi Thoutmosis II a été mise au jour à l’ouest de la célèbre vallée des Rois. Selon les autorités égyptiennes, c’est une première depuis la découverte de la tombe de Toutankhamon, il y a un siècle. Dimitri LABOURY, Professeur d’histoire de l’art, archéologie, histoire et histoire des religions de l’Égypte pharaonique à l’Université de Liège explique la portée de cette découverte dans Le Monde en direct.
Dimitri Laboury s’est rendu à plusieurs reprises dans cette région d’Egypte. “Il y a peu de tombes de rois de l’Egypte ancienne que nous n’avons pas encore identifiées. Pour l’époque qui nous concerne – la deuxième moitié du deuxième millénaire avant notre ère – il en restait deux“, explique l’égyptologue.
Cela faisait un siècle qu’aucune tombe royale n’avait été découverte. Malgré son importance, cette trouvaille est jugée moins spectaculaire que celle de Toutankhamon, il y a 100 ans. “La tombe est relativement petite et a probablement été vidée à plusieurs reprises et saccagée par des intempéries“, précise Dimitri Laboury.
“Les archéologues espèrent que la momie pourrait avoir été réenfouie pas loin. Une momie étiquetée au nom de Thoutmosis II existe cependant déjà. Il est donc probable qu’on ait déjà cette momie. Malgré tout, il y a une multitude de petites choses intéressantes d’un point de vue historique et archéologique dans cette tombe“, ajoute-t-il.
Thoutmosis II
Il était l’époux et demi-frère de la reine Hatchepsout, sans doute un peu plus connue que lui. “C’est un roi qui a régné très peu de temps, trois ou quatre ans. Il est très probablement décédé avant l’âge de 20 ans. Il a dû épouser sa demi-sœur pour des questions de succession et c’est elle qui s’est occupée de son inhumation. La reine Hatchepsout est devenue célèbre en raison de son statut unique de femme et de reine régnante, une rareté dans l’histoire des royautés“, précise Dimitri Laboury.
L’égyptologie “moderne”
En général, les égyptologues n’aiment pas qu’on leur demande s’il reste encore des trésors enfouis sous le sol égyptien. “C’est difficile de pronostiquer des résultats de fouilles à l’avance même si on cherche toujours avec des objectifs particuliers qui sont connus avant d’ouvrir le terrain. Cependant, l’Egypte ancienne est une civilisation qui, pendant trois millénaires, a essayé de laisser une trace pérenne et des monuments conçus pour l’éternité. La plupart des grands sites ont été découverts dès le début du 19e siècle mais force est de constater qu’il y a de nouvelles découvertes quasiment tous les trimestres. Les trouvailles sont peut-être moins spectaculaires qu’un grand temple caché, des pyramides ou le trésor de Toutankhamon, mais on trouve des choses très fréquemment“, explique Dimitri Laboury.
L’archéologue se pose de nouvelles questions aujourd’hui. Sur base du même matériel, l’analyse n’est plus faite de la même manière. “Toutes les sciences historiques évoluent avec la société qui les porte. Par exemple, en ce début de 21e siècle, on s’intéresse aux changements climatiques dans l’Antiquité. On se rend compte qu’ils ont joué un rôle important dans l’effondrement de la période de gloire de la civilisation pharaonique. On s’intéresse aussi beaucoup plus aux figures féminines qu’auparavant. […] On réinterroge les matériaux archéologiques à l’éclairage de nouvelles questions. On s’intéresse plus aux épidémies depuis le covid également“, ajoute-t-il.
Les autorités égyptiennes
Ce ne sont ni les archéologues ni les équipes britanniques qui ont annoncé la découverte de la tombe de Thoutmosis II. Aujourd’hui, ce sont les autorités égyptiennes qui décident du moment et de la manière de révéler une telle trouvaille. “Quand on signe des contrats de fouilles, il y a une clause qui précise que les découvertes majeures ne peuvent pas être médiatisées sans l’aval du Ministère qui distille ces informations à espaces réguliers. Ça permet d’entretenir l’intérêt du grand public pour l’égyptologie qui permet d’alimenter le secteur du tourisme en Egypte. […] En réalité, ça fait deux ans que cette tombe a été découverte“, conclut Dimitri Laboury.
[LALIBRE.BE/DEBATS, 12 mars 2025] La rubrique Débats de La Libre vient de publier un texte intitulé “La culture ne devrait pas grimper par subsides, mais s’élever par plébiscite” (8 mars 2025). La culture a sauvé sa vie, nous explique son auteur, en lui permettant de comprendre le monde. Comment ne pas applaudir ? Nous sommes nombreux à avoir fait les mêmes expériences, et j’ai eu le plaisir tout personnel de constater que j’ai vibré aux mêmes textes que lui. Mais on est bien étonné quand il nous explique ce qui relie secrètement ceux-ci : serait-ce la passion du style ? la pénétration psychologique ? le coup d’œil sociologique ? Non : “Ces œuvres n’ont pas eu besoin d’un gouvernement ou d’un ministre de la culture pour exister.“
À partir de ce constat, l’ode à la culture se mue en une véritable charge contre la “culture subventionnée” : une culture élitiste “arrosée par l’argent public” ; une culture dont les acteurs vivraient “dans un entre-soi confortable“, “se félicitant mutuellement d’être financé par l’État plutôt que d’être acclamé par le public.” Et se profile ainsi un monde où l’artiste doit pour percer “ajuster son œuvre à des critères politiques et idéologiques“, séduire “un comité ministériel” et obéir à un “cahier des charges bureaucratique.” Je dois commencer par rassurer l’auteur. Ce qu’il décrit n’existe tout bonnement pas dans le pays où nous vivons, lui et moi : la Belgique francophone.
Je ne puis certes témoigner que de quelques modestes expériences de la “culture subventionnée” de ce pays : dix années à la Commission d’aide à l’édition, vingt autres à la Commission des lettres, quarante au Conseil de la langue française. Toutes charges exercées bénévolement, à titre de service à la communauté, en marge de ma carrière de chercheur.
Prenons pour seul exemple la Commission des lettres. Son travail consiste principalement à attribuer des bourses permettant à des écrivains et écrivaines d’être soulagés, un mois ou deux et quelque fois davantage, de leurs charges quotidiennes de façon à leur permettre de mener à bien leur œuvre dans les meilleures conditions ; à sélectionner les textes qui représenteront la littérature de notre Communauté dans les pays où l’on s’intéresse à nous ; à évaluer des projets éditoriaux risqués.
Sont-ces des “fonctionnaires” qui opèrent ces choix ? Non : on ne trouve dans cette Commission que des citoyens comme moi, représentant un éventail de profils et de sensibilités très diversifié : des auteurs et autrices ; des représentants des associations professionnelles (d’écrivains, de l’édition), des universitaires ayant fait de la culture leur objet de recherche et offrent leur expertise à la collectivité… À elle seule, cette diversité interdit que la créativité encouragée puisse être orientée par quelque critère idéologique. Au contraire, elle rend les membres de la Commission et celles et ceux qu’elle soutient témoins et acteurs des tensions inhérentes à la création. Elle les préserve de l’encroûtement et les pousse à être sensibles aux “attentes culturelles de l’époque“, qui seraient parait-il boudées par la culture subsidiée. Et, loin de les inciter à vivre dans un entre-soi, tend à les rendre pleinement acteurs de la société. Et jamais — je dis bien : jamais — un ou une ministre de la culture n’a interféré dans notre travail pour imposer ses vues.
On devrait donc sourire devant le tableau brossé, en l’attribuant généreusement à un enthousiasme frôlant la naïveté. Comme on devrait sourire devant une certaine conception romantique de la création, où l’artiste est génial parce que maudit, innovant parce que misérable : “L’histoire nous enseigne que c’est la contrainte et la nécessité qui forcent la créativité.“
Mais non : nous ne pouvons pas sourire.
Derrière les critiques adressées à une culture vivant de subventions se profile en effet une conception politique de la culture. On se souviendra qu’un président de parti belge a récemment fait savoir qu’il verrait bien disparaitre chez nous le Ministère de la culture (il n’y a pas de tel Ministère aux États-Unis, et la culture étasunienne domine pourtant le monde, nous expliquait-il…). Dans cette conception, on verrait la culture débarrassée de la “tutelle étatique“, ses ressources pouvant à la rigueur provenir du mécénat privé, mais on verrait surtout ses critères de qualité désormais définis par le seul audimat.
Non, nous ne pouvons pas sourire. Car une révolution culturelle a lieu, des deux côtés de l’Atlantique. Elle correspond à un plan cohérent, où les secteurs publics se voient dénier toute légitimité, que ce soit dans la culture ou dans la science. Des deux côtés de l’Atlantique, on oppose les prétendus privilèges d’une “poignée d’initiés” au vrai peuple. Ce peuple à qui les oligarques prétendent rendre sa dignité, mais en lui vendant ce temps de cerveau disponible qui lui permettra d’audimater à qui mieux mieux.
Bien sûr, c’est du côté occidental de l’Atlantique que cette révolution culturelle se manifeste aujourd’hui de la manière la plus spectaculaire. Nous y voyons, éberlués, un gouvernement sabrer chaque jour dans les programmes culturels, mais aussi dans les programmes de recherche, les programmes d’éducation, les programmes alimentaires ; on l’y voit mettre en place une chasse à la science, sœur de la culture, et à l’esprit scientifique tout court. Et tout cela toujours au nom de la liberté, cette liberté qu’invoquait J.D. Vance pour critiquer une Europe ne s’ouvrant pas assez aux partis liberticides. Et s’il est trop facile d’évoquer 1984, cette terrifiante parabole où les mots sont pervertis, on ne peut être que frappé par le fait que la trumpienne traque aux sorcières (“Prendre les mesures appropriées pour corriger les fautes passées du gouvernement fédéral“) est programmée dans un décret prétendant “Rétablir la liberté d’expression et mettre fin à la censure fédérale.” On frémit donc quand on voit la notion de culture être associée à celle de liberté, quand on sait comment ce mot est aujourd’hui détourné de son sens noble, dans un tour de passe-passe orwellien.
Car si c’est du côté américain que cette révolution culturelle-là se fait le mieux voir, elle a commencé aussi chez nous, et l’opposition que d’aucuns établissent entre la culture qui sait se vendre et une culture élitiste déconnectée du réel participe de cette acclimatation. Au moment où le président des États-Unis demande à la nouvelle ministre de l’Éducation, Linda McMahon, de démanteler son ministère — ce qui pourrait donner des idées plus grandioses encore à ceux qui entendent démanteler chez nous celui de la culture —, il est temps de nous opposer, à notre niveau, à un mouvement dont l’aboutissement, l’histoire nous l’a appris, est l’abolition du savoir, de la culture et, in fine, de la vraie liberté : non celle de quelques-uns, mais celle de toutes et tous.
Jean-Marie Klinkenberg, Membre de l’Académie royale de Belgique
[THECONVERSATION.COM, 3 mars 2025] Il y a 80 ans sortait sur les écrans Les Enfants du paradis, film à la genèse chaotique réalisé par Marcel Carné et écrit par Jacques Prévert. Après Jenny (1936), Drôle de drame (1937), Quai des brumes (1938), Le jour se lève (1939) et les Visiteurs du soir (1942), le célèbre duo du cinéma français donnait naissance à un miracle cinématographique dans une France libérée. Enfanté dans un pays que l’occupant voulait museler, le film put exister grâce à la solidarité et la ténacité d’une équipe exceptionnelle et clamer haut et fort l’amour et la liberté.
Une ode poétique à l’amour et à la liberté
Le sujet principal du film est l’amour contrarié. La foraine Garance (Arletty), qui adore la liberté, catalyse l’amour de quatre protagonistes. Celui de Baptiste (Jean-Louis Barrault) est ardent et rêveur. Celui de Frédérick Lemaître (Pierre Brasseur) est sensuel et tout en paroles. Celui de Lacenaire (Marcel Herrand) est plus cérébral. Celui du comte de Montray (Louis Salou) est vénal. Seul l’amour de Garance et Baptiste est vrai et réciproque. Il constitue l’intrigue principale autour de laquelle les autres amours se positionnent, comme autant d’intrigues secondaires.
On retrouve là une spécificité scénaristique de Prévert : inventer des intrigues satellites et multiplier les personnages secondaires afin de composer des rôles à foison pour ses amis acteurs. C’est pourquoi, quand il commence un scénario, il conçoit d’abord les protagonistes : il saisit une immense feuille sur laquelle il trace des lignes horizontales, comme une sorte de portée musicale sur laquelle il les dispose, des plus importants aux moins importants. En bas de la page, il ajoute des musiciens et chanteurs de rue ou des marchandes de fleurs, comme autant de petits rôles supplémentaires pour les copains. Chaque protagoniste est caractérisé par des mots et des dessins. Dès ce premier stade créatif figurent des bribes de dialogues qu’on entendra in fine dans le film. C’est le cas de “Claire comme le jour, Claire comme de l’eau de roche” pour définir Garance.
La qualité principale du scénario réside dans la densité de la structure dramaturgique. La multiplication des intrigues périphériques donne sa force à l’histoire et le thème central qu’est l’amour permet d’aborder la question de liberté individuelle et de la capacité à s’émanciper des diktats sociaux. Ce qui frappe aussi, c’est la présence de personnages féminins émancipés. Garance et Nathalie (Maria Casarès) sont effectivement différentes de la plupart des figures féminines cinématographiques d’alors, souvent cantonnées aux rôles de faire-valoir des hommes.
Enfin, les dialogues de Prévert font mouche, ils fonctionnent à l’émotion, avec une apparente simplicité pourtant si difficile à obtenir. Ils viennent du cœur et vont au cœur, et sont prononcés avec “des mots de tous les jours“, pour reprendre une expression de Garance.
Les images inventées par Carné naissent de ces dialogues ciselés et poétiques et sont au service des mots. Le réalisateur conçoit chaque plan en adéquation avec le verbe. De plus, il est doué pour les scènes de foule, pour le mouvement qu’il y insuffle. Et il excelle dans l’alternance de scènes d’ensemble et de plans rapprochés sur les visages, souvent de face, mettant à nue la solitude des personnages.
Un film réalisé pendant la guerre
L’acteur Jean-Louis Barrault, entré à la Comédie-Française en 1940 où il y rencontre un vif succès avec ses mises en scène de Phèdre (1942) et du Soulier de satin (1943), fut le déclic, l’étincelle des Enfants du paradis. Avec leur film précédent, les Visiteurs du soir (1942), Carné et Prévert s’étaient réfugiés dans le Moyen-Âge afin d’éviter la censure de Vichy et avaient notamment marqué les esprits avec une scène finale donnant à voir un cœur résistant, continuant de battre sous la pierre.
À Nice en 1942, Carné et Prévert cherchent un nouveau sujet de film, non sans difficulté du fait de l’Occupation, quand ils rencontrent par hasard leur ami Barrault sur la promenade des Anglais. Alors pris de passion pour la vie du célèbre mime des années 1830, Deburau, et par ricochet pour l’acteur contemporain du parlant, Frédérick Lemaître, le comédien raconte à ses camarades que le mime a tué d’un coup de canne un homme qui a insulté sa compagne, et que tout Paris s’est précipité à son procès pour l’entendre parler !
Carné est enthousiaste à l’idée de mettre en scène le boulevard du Temple et sa multitude de théâtres. Quant à Prévert, il s’enflamme pour un personnage à peu près contemporain de Deburau, Lacenaire : le poète assassin, l’écrivain public, l’escroc, l’anarchiste dandy avant la lettre, celui qui se dit victime de l’injustice de l’humanité et qui a déclaré la guerre à la société. Le scénariste perçoit d’emblée une chance qu’il ne peut que saisir : “On ne me permettra pas de faire un film sur Lacenaire mais je peux mettre Lacenaire dans un film sur Deburau.”
Prévert, le décorateur Alexandre Trauner, le compositeur Joseph Kosma et le costumier Mayo, œuvrent dans un mas provençal isolé près de Tourrettes-sur-Loup (Alpes-Maritimes). La documentation nécessaire au projet provient surtout du Musée Carnavalet ; elle est rapportée par Carné. Outre les gravures d’époque, les sources sont aussi textuelles, principalement Histoire du théâtre à quatre sous, pour faire suite à l’Histoire du Théâtre-Français (1881), de Jules Janin.
Le mas devient alors une sorte de phalanstère où Trauner et Kosma, qui sont juifs et qui n’ont pas le droit de travailler, sont cachés et œuvrent clandestinement, grâce à la solidarité courageuse et agissante de Carné et Prévert.
Six mois sont nécessaires pour l’écriture du film. C’est la première fois que Prévert écrit seul un scénario original. Le tournage débute le 16 août 1943 et se termine le 15 novembre 1944. Il connut de violents orages qui détruisent les décors des studios de la Victorine de Nice, les restrictions liées à l’Occupation, les bombardements lors des scènes tournées à Paris, la pénurie de pellicule et son achat au marché noir, l’arrestation de résistants qui participaient au tournage…
Une empreinte cinématographique indélébile
La sortie des Enfants du paradis a été retardée jusqu’à la Libération afin d’être proposée au public dans une France délivrée du joug nazi. L’histoire de Baptiste, l’amoureux solitaire jeté dans l’absurdité d’un monde hostile, trouve alors un fort écho chez celles et ceux qui sortent de la Seconde Guerre mondiale. En 1945, 428 738 spectateurs le voient. Cinquante ans plus tard, le film marque toujours les esprits d’une empreinte indélébile. En 1995, il est en effet élu meilleur film du premier siècle du cinéma et la même année, il est classé par l’Unesco au patrimoine mondial.
L’impact des Enfants du paradis est grand chez de nombreux artistes. Il est vrai que le film rend aussi hommage au muet contre le parlant, en mettant en avant le mime, et donc par ricochet au cinéma muet ; quand on étudie le premier brouillon scénaristique de Prévert, on peut d’ailleurs déchiffrer ‘Buster Keaton’, dans la ligne caractérisant Baptiste, et découvrir un dessin des frères Lumière…
Impossible de dresser ici un inventaire (à la Prévert !) de tous les artistes touchés mais citons, de manière éclectique, trois d’entre eux. En 1984, le cinéaste François Truffaut déclare : “J’ai fait vingt-trois films (exactement le même nombre que Carné), des bons et des moins bons. Eh bien, je les donnerais tous sans exception pour avoir signé Les Enfants du paradis.” En 2016, le réalisateur franco-chilien Alejandro Jodorowsky adresse un joli clin d’œil au carnaval si emblématique des Enfants du paradis dans son film Poesía sin fin. En 2020, dans son autobiographie Échappées belles, le comédien Denis Lavant évoque l’importance de “cette démonstration par le geste”, de “cette plaidoirie silencieuse” qu’il a “retenue par cœur. Beauté idéale d’un art qui servirait à rétablir la vérité…” et conclut : “Vous comprendrez donc que les Enfants du paradis m’inspire à tous les niveaux, c’est pour moi une matrice de jeu, de vie, de poésie.“
Chef-d’œuvre de poésie, de liberté et d’humanité, les Enfants du paradis a considérablement oxygéné la vie de son époque et continue à oxygéner la nôtre.
[RTBF.BE, 21 février 2025] L’intelligence artificielle envahit de plus en plus notre monde et brouille les frontières entre réel et imaginaire. Un phénomène relativement nouveau inonde internet : l’AI Slop. Pour le moment sans contrôle, il menace notre confort numérique. Explications dans Matin Première.
L’AI Slop se manifeste sur de nombreux sites que vous consultez peut-être tous les jours comme Pinterest. Cette plateforme d’inspiration fait défiler sous vos yeux des images selon vos centres d’intérêt – cuisine, mode, dessin, photo, coiffure, déco – et vous épinglez celles qui vous plaisent dans des tableaux dédiés qui ne sont qu’à vous, qui sont publics ou privés, sortes de vision boards de votre vie rêvée : que ce soient des idées de vêtements “vintage pour l’hiver”, ou des idées pour décorer vos toilettes avec du papier-peint. Bref, Pinterest c’est une petite bulle tout à fait superficielle et confortable dans laquelle se lover quand le monde va mal. Mais cette bulle ne protège plus sur Pinterest : la plateforme est en train de muter sous nos yeux. Les photos de déco se ressemblent de plus en plus, les modèles maquillage ou coiffure ont la peau et la beauté trop lisse. Même les recettes : les assiettes remplies de pâtes sont désormais irréelles.
Internet gangréné par les images produites par l’IA
En effet, Pinterest est gangrené par les images générées par l’IA. 70% des contenus sur la plateforme sont faux aujourd’hui. C’est la directrice créative d’une agence de pub qui l’affirme dans une enquête menée par le Figaro. Elle le sait car au sein de son agence elle-même, on fournit de plus en plus d’images produites par IA. C’est tellement moins cher et plus facile que d’organiser une séance photo avec des comédiens.
Des milliers d’utilisateurs se plaignent du même problème sur plusieurs forums Reddit. Une dame parle même des modèles de crochet qui sont maintenant générés par IA. Et donc impossibles à reproduire dans la vraie vie. Les internautes sont en colère, demandent à la plateforme d’instaurer un outil de filtre pour signaler et éviter ces fausses images. Peine perdue semble-t-il pour le moment.
Mais c’est quoi exactement l’AI Slop ?
‘AI’ c’est pour ‘Artificial Intelligence’. ‘Slop’ en anglais désigne la bouillie industrielle que l’on donne aux cochons… L’AI Slop c’est donc l’expression pour nommer cette bouillie d’IA que l’on nous sert sur tous les supports numériques.
On l’a dit, Pinterest n’est pas le seul site concerné : vous trouverez des vidéos sur YouTube ou TikTok générées par l’IA, souvent pleine d’erreurs et doublée d’une fausse voix, vous tomberez sur de faux sites de recettes, avec des images fake et des instructions où il manque des ingrédients ou qui ne veulent rien dire, on parle même de livres générés par IA, auto-édités puis vendus sur Amazon.
Bref, l’AI Slop, c’est une masse numérique jetable, sans aucune valeur ajoutée, qui est produite à grande échelle avec, derrière, l’intention de faire du profit. L’objectif de ce foisonnement d’images fausses, c’est de nous faire regarder des vidéos ou de nous rediriger vers des sites ‘zéro contenu qualitatif’ mais sur lesquels nous sommes exposés à de la publicité.
Des enjeux financiers pour des créateurs d’images à partir d’IA en Asie
Puisqu’il faut faire du clic, ces faux contenus vont suivre les logiques algorithmiques. Il faut que ça provoque de l’engagement. Les célébrités, les cryptomonnaies, les enfants, les animaux, sont des sujets qui fonctionnent bien. Et d’où viennent ces contenus ? Le site 404 Media a par exemple remonté le fil jusqu’à des internautes en Inde ou d’en d’autres pays d’Asie qui produisent ces images pour se voir rétribuer par le programme Performance Bonus de Facebook. Ils reçoivent quelques dizaines de dollars par image ayant percé et cela peut grimper quand celle-ci devient virale. Et peu importe si l’image et les informations sont fausses.
Le Figaro explique par exemple que le 31 octobre dernier, des milliers de personnes ont afflué dans les rues de Dublin pour une parade d’Halloween… c’était faux. C’est un site créé par IA et sourcé au Pakistan qui avait perçu que c’était un thème qui générait du trafic. Même chose pour un soi-disant feu d’artifice à Birmingham pour le Nouvel An.
Une perte de confiance et un internet à deux vitesses
Face à cet afflux d’images incontrôlées et incontrôlables, il faudra voir si les plateformes vont réagir, imposer un filtre, trier ces images et ces infos. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Il faut dire que les internautes postent de moins en moins sur les réseaux et cet afflux d’images artificielles vient donc compenser pour l’instant.
Car les effets pourraient être dévastateurs pour des plateformes abondamment utilisées. Si le slop continue d’enfler, on va d’abord perdre confiance, se méfier de tout et se lasser. Une artiste interrogée par le Figaro explique notamment que pour elle, Pinterest n’est déjà plus un vrai moteur de recherche, fiable, essentiel.
Sur le long terme, deux options s’offrent à nous, engendrant une refonte structurelle d’internet :
On naviguerait sur un internet zombie, envahi de contenus irréels dont la masse exponentielle sera alimentée par des IA qui échangeront entre elles et auront leur propre compte sur les RS. On pourrait imaginer alors un internet à deux vitesses, cet internet zombie low cost pour les pauvres, et des espaces de contenus de qualité mais qui nécessitent le temps, les compétences et l’argent pour être trouvés. Autant dire réservé à une classe mieux armée socioéconomiquement ;
On connaîtrait un sursaut, un grand ‘non’ généralisé à ces contenus, et des plateformes qui instaurent des filtres. Un retour vers les contenus de référence, comme les médias traditionnels ou les contenus labellisés humains. Une nouvelle ère des blogs et des sites persos, sans algorithmes.
La saturation du slop serait-elle peut-être le sursaut dont on a besoin pour repenser nos usages numériques ?
[NEWSLETTERS.ARTIPS.FR, 7 mars 2025] Où l’on dit à des modèles d’aller se rhabiller. 1901. Il y a du rififi à l’École des Beaux-Arts de Paris ! Le conseil supérieur vient de recevoir une pétition adressée par plusieurs étudiantes. Celles-ci réclament l’égalité complète avec leurs camarades masculins lors des concours…
À cette date, cela fait seulement quatre ans que la vénérable institution a ouvert ses portes aux femmes. Et on compte veiller sur la moralité des élèves, masculins comme féminines, en les séparant ! Les nouvelles étudiantes se forment donc dans deux ateliers, de peinture et de sculpture, qui leur sont réservés. Au programme, étude de l’art antique et surtout dessin sur modèle vivant, alors considéré comme la base de la formation. Cela permet d’apprendre l’anatomie et de mieux comprendre le mouvement des muscles avant de passer à de grandes compositions.
Voilà justement le souci. Pour des raisons de ‘décence’, l’école a décidé que les modèles masculins exposés aux yeux des jeunes femmes seraient couverts d’un caleçon, c’est-à-dire d’un pagne. Lors des concours mixtes, cela les défavorise : les professeurs, qui doivent juger et récompenser les meilleurs dessins présentés anonymement, savent d’un coup d’œil quel est le sexe de l’auteur ! Les artistes en herbe réclament donc de dessiner des modèles entièrement nus.
Le conseil voit les choses autrement : pourquoi ne pas plutôt vêtir les modèles pour tous les élèves ? La première entrée à l’école, Marguerite Jamin, plaide pour cette solution “qui ne détruit en rien l’harmonie du corps.” Mais loin de calmer les esprits, cette idée, qui rompt avec la tradition, cause une protestation générale. Bientôt, les hommes eux-mêmes manifestent pour que les modèles soient nus pour tous et toutes !
La nudité c’est la vérité, c’est la beauté, c’est l’art.
Isadora Duncan
C’est finalement la solution retenue. Grâce à cette absence de distinction, les femmes peuvent briller dans tous les concours. En 1911, Lucienne Heuvelmans est ainsi la première lauréate du prestigieux prix de Rome.
[THECONVERSATION.COM, 3 mars 2025] C’est l’un des plus grands poètes contemporains de langue française. François Cheng a pourtant appris à parler et écrire en français à l’âge adulte seulement, après un exil forcé de sa Chine natale. La sortie de son nouveau roman Une nuit au cap de la chèvre est l’occasion de revenir sur sa vie, faite d’exil et de recommencements. Elle a donné naissance à une œuvre poétique et artistique où la réflexion sur la mort et la beauté se lie à l’obsession de tracer des ponts entre l’Orient et l’Occident, entre les différents arts, entre soi et l’Autre.
Rien ne prédestinait le petit Cheng Chi-Hsien, natif de la région chinoise du Jiangxi à venir un jour en France, encore moins à devenir un poète français reconnu mondialement, siégeant à l’Académie française. Au cours de son existence, Cheng Chi-Hsien va pourtant choisir le nom de François Cheng, signer ainsi une vingtaine de recueils de poésie et de romans, autant d’essais, et ne cessera de bâtir des ponts entre l’Orient et l’Occident, tout en proposant une réflexion sur les grands thèmes universels que sont par exemple la beauté, la mort et l’âme. Âgé aujourd’hui de 95 ans, voici son histoire.
Une découverte précoce de la littérature française avant la douleur de l’exil
François Cheng est né en 1929 dans une famille chinoise de lettrés et d’universitaires. Initié à la calligraphie par son père, il pratique cet art dès son plus jeune âge. Ses études secondaires à Chongqing, dans le sud de la Chine, sont marquées par la lecture d’auteurs occidentaux tels qu’André Gide et Romain Rolland, traduits et appréciés par les lettrés chinois du début du XXe siècle. À quinze ans, il écrit son premier poème en chinois, intitulé L’eau, qu’il retranscrit et traduit plus tard dans le cahier de l’Herne qui lui est consacré.
Mais cette vocation précoce pour la création littéraire va être bouleversée par la guerre sino-japonaise de 1937 à 1945 qui, en le contraignant à un long exode, perturbe également sa scolarité. Pendant cette période, il côtoie maintes fois la mort, “sous les bombardements, emporté par une épidémie ou tout bêtement par un faux pas.” Cette vie d’exil l’empêche dans un premier temps de s’engager dans des études supérieures. Finalement, grâce aux relations de son père, il est admis en 1947 dans une université privée de Nankin, où il commence des études de littérature anglaise, avant d’abandonner au bout de six mois, dans un élan de rébellion confuse, lui qui était autrefois un bon élève devient “une espèce d’écorché vif, un révolté sans idéologie.”
L’arrivée en France
Il arrive à Paris le 31 décembre 1948, emmené par son père, expert en sciences de l’éducation, à l’occasion d’une conférence internationale préfigurant la fondation de l’Unesco. Son père obtient dans la foulée un contrat d’un an à Paris. L’année suivante, avec le changement de régime dans une Chine bouleversée, sa famille choisit de partir aux États-Unis, où ses parents ont fait leurs études.
Âgé de vingt ans, François Cheng décide lui de rester seul en France. Fasciné par la culture occidentale, il y est venu pour étudier la peinture et bénéficie pour cela d’une bourse pendant deux ans. Il envisage ensuite de retourner dans son pays natal, mais la situation politique en Chine, notamment la campagne contre les intellectuels lancée à partir de 1954, rend cela impossible. Toute forme de création y est devenue impraticable. C’est alors qu’il prend conscience de son exil, poursuivi par une sorte d’interrogation métaphysique sur lui-même : “Qui suis-je ? Pourquoi suis-je si loin de ma terre natale ? Quel est ce destin absurde ?“
L’apprentissage du français ou l’ivresse de renommer les choses à neuf
Sans connaître un mot de français, il traverse une période d’interrogation intense. L’abandon de sa langue maternelle et l’inaccessibilité de sa langue d’accueil font de lui un homme sans parole, situation particulièrement déchirante pour quelqu’un qui nourrit l’ambition de se consacrer à la création littéraire et de devenir poète. La barrière de la langue le réduit à une “condition d’immigré qu’on traite mal et dont on bafoue la dignité.”
Afin de briser cette barrière, il suit des cours de langue à l’Alliance française et des cours de civilisation française à la Sorbonne. Petit à petit, immergé dans cette terre d’accueil et initié au français, il éprouve “l’ivresse de renommer les choses à neuf comme au matin du monde.” Après une première analyse d’un long poème des Tang, il applique la méthodologie du structuralisme et de la sémiologie pour introduire l’art classique chinois en France dans deux essais : L’Écriture poétique chinoise (1977) et Vide et plein, le langage pictural chinois (1979). Par la suite, il publie un ouvrage sur l’histoire de la peinture chinoise, L’Espace du rêve : mille ans de peinture chinoise (1980), et deux monographies sur des peintres classiques, Chu Ta : le génie du trait (1986) et Shitao : la saveur du monde (1998).
Traductions et création
Toujours à la poursuite d’un dialogue entre ces deux cultures, il traduit en chinois des poètes français dans son Anthologie de sept poètes français (1984). Ses traductions deviennent par la suite un bréviaire pour les chercheurs chinois en littérature française. Parallèlement, il traduit en français des poèmes chinois dans Entre source et nuage (1990). Il ne tarde pas à commencer sa propre création littéraire avec son premier roman, Le Dit de Tianyi (1998). Dans la préface de la version chinoise de ce livre, il explique que le parcours du personnage principal reflète celui de toute une génération d’intellectuels qui ont vécu les bouleversements suivant la fondation de la ‘Nouvelle Chine’ par Mao en 1949.
En parallèle à ses romans, essais, traductions, livres d’art et monographies, il commence aussi à écrire des poèmes en français. Son premier recueil de poèmes en français, intitulé De l’arbre et du rocher, voit le jour en 1989 aux éditions Fata Morgana. D’autres suivront, dont les trois recueils publiés dans la collection Poésie/Gallimard : À l’orient de tout (2005), La Vraie gloire est ici (2015), et Enfin le royaume (2018), une trilogie qu’il considère comme “de loin la part la plus essentielle de ma création.” À cela s’ajoute un dernier recueil de poésie paru en 2024, Suite orphique.
Un maître passeur qui embrasse l’unité
Son innovation linguistique, marquée par l’invention de binômes et de trinômes, l’usage de mots disséqués, ainsi que l’introduction d’images et de termes chinois, enrichit le vocabulaire et le paysage artistique français. Il décide de remplacer son prénom chinois Chi-Hsien 紀賢, qui signifie ‘célébrer la sagesse’ et renvoie au confucianisme, par Baoyi 抱一, ’embrasser l’unité’. Cette expression, qui apparaît deux fois dans le Laozi [Tao-te-king] texte fondamental du taoïsme, souligne l’ancrage de son univers poétique dans cette pensée. Sa poésie révèle parfois une rencontre entre les voies taoïste et christique : “Alors souffle le juste Vide médian/Alors passe, in-attendu, l’ange.” N’oublions pas que lors de sa naturalisation en 1971, il choisit François comme prénom français : “François comme France et français, oui, mais aussi l’humble entre les humbles, celui qui parlait à Assise aux oiseaux.“
Avec ses écrits, il établit un pont entre l’Orient et l’Occident, et partage son expérience de l’altérité. Ses œuvres sont traduites et présentées pour la première fois en Chine continentale en 1998. Avec son élection à l’Académie française en 2002, ses ouvrages prennent une influence grandissante en Chine.
Dans un article du Nouvel Observateur, le poète Claude Roy lui décerne le titre de “maître passeur” et affirme que “François Cheng est un vivant démenti de l’adage de Kipling selon lequel l’Est et l’Ouest ne peuvent jamais se rencontrer tout à fait.” François Cheng lui-même se définit comme un “infatigable pèlerin de l’Occident.” Avec ses œuvres qui illustrent sa quête incessante du dialogue entre les arts et les cultures, il encourage ses lecteurs à embrasser les différences et à établir une relation d’échange créatif avec l’Autre.
L’Éthique est un traité de l’effort de vivre, donc aussi de la joie et de l’amour. C’est pour-quoi c’est un traité de résistance : il s’agit de s’opposer à tout ce qui menace ou réduit notre existence, aussi bien à l’extérieur de nous-mêmes qu’à l’intérieur.
André Comte-Sponville
Numéro 63 – Octobre 2012
Le texte suivant est extrait d’un cahier central de PHILOMAG.COM, préparé par Martin Duru et préfacé par André Comte-Sponville. La traduction est de Charles Appuhn. Le numéro 63 d’octobre 2012 était consacré à la question Comment être (un peu plus) libre ? : “…un peu plus libre – c’est-à-dire inventif, vivant, présent à soi-même ? Cette question se pose dans la vie comme dans la presse. Une réponse possible est : il faut abattre régulièrement les cloisons…” Plusieurs penseurs de marque dans ce magazine : Nietzsche, Pettit, Sunstein, Tolokonnikova, Fischer, Nathan, Latour, Salecl, Midal, Monville, Comte-Sponville et… Spinoza.
L’Éthique est l’œuvre maîtresse de Baruch de Spinoza (1632-1677) et l’un des livres les plus fascinants de l’histoire de la philosophie. A retrouver dans ce livret, les principaux extraits de l’ouvrage qui portent sur la joie, accompagnés d’un lexique.
Préface
Par André Comte-Sponville. Philosophe, penseur matérialiste de la “spiritualité sans Dieu”• Il est notamment l’auteur du Petit traité des grandes vertus (PUF, 1995) et du Traité du désespoir et de la béatitude (PUF, 2° éd., 2011). Dernier ouvrage paru : Le Sexe ni la mort. Trois Essais sur l’amour et la sexualité (Albin Michel, 2012).
Chef-d’œuvre austère et difficile, l’Ethique de Spinoza est un traité de la joie, et c’est ce que les pages qui suivent voudraient rendre perceptible. Pas d’illusion pourtant : Spinoza n’est pas un ‘ravi de la crèche’, qui verrait le monde en bleu et rose, ni même un optimiste qui nous apprendrait à ‘positiver’, comme on dit aujourd’hui, ou à voir les choses ‘du bon côté’. Les humains ne sont que trop portés à “croire facilement ce qu’ils espèrent, difficilement ce qu’ils redoutent” (Éthique, III, 50, scolie). Inutile d’en rajouter ! Le point de départ de Spinoza n’est pas dans je ne sais quel émerveillement d’exister, encore moins dans la foi ou l’espérance, mais dans l’expérience d’un effort (conatus), d’une résistance, d’un combat. Tout être tend à persévérer dans son être, et cet effort est son essence même, actuelle et active (III, 6 et 7). L’être est énergie, voilà ce que Spinoza, s’il avait écrit en grec plutôt qu’en latin, eût pu dire (energeia : la force en action) et qu’il nous aide à penser. Pas étonnant qu’Einstein s’y soit retrouvé ! Être, c’est s’efforcer d’être, donc agir ou résister : l’essence actuelle d’une chose n’est rien d’autre que sa puissance d’agir (agendi potentia) ou force d’exister (existendi vis). C’est vrai spécialement des vivants, donc aussi des humains : chacun d’entre nous s’efforce d’exister le plus et le mieux qu’il peut, et s’oppose pour cela à tout ce qui pourrait supprimer ou réduire son existence (III, 9, scolie ; voir aussi la définition générale des affects, explication). Cet effort, en tant qu’il peut être conscient de lui-même, prend le nom de désir, lequel est ainsi “l’essence même de l’homme” (III, déf. 1 des affects).
On n’insistera jamais assez sur ce point : Spinoza, qui est sans doute le plus rationaliste de tous les philosophes, et parce qu’il l’est, a bien vu que c’est le désir, non la raison, qui est le fond de notre être. Or, que désirons-nous ? Vivre, le plus et le mieux possible ! Nous sommes joyeux lorsque ce désir est satisfait. Et tristes, lorsqu’il ne l’est pas. “La joie, écrit Spinoza, est le passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection” (III, déf. 2 des affects) ou réalité (II, déf. 6). Être joyeux, c’est sentir qu’on existe davantage. Être triste, qu’on existe moins. Il est donc de notre essence de désirer la joie, et de fuir, autant que nous pouvons, la tristesse. Ce désir n’est pas manque (“une privation n’est rien“, III, déf. 3 des affects, explication) mais puissance : puissance de jouir et de se réjouir, donc puissance d’aimer (III, déf. 6 des affects). C’est le cœur vivant du spinozisme : l’Éthique est un traité de l’effort de vivre, donc aussi de la joie et de l’amour. C’est pourquoi c’est un traité de résistance : il s’agit de s’opposer à tout ce qui menace ou réduit notre existence, aussi bien à l’extérieur de nous-mêmes (les dangers ou adversaires qui nous entourent) qu’à l’intérieur (les passions tristes). La vérité seule le permet durablement, qui nous libère de nos fantômes. C’est pourquoi elle est bonne et meilleure que tout. L’Éthique, ou le traité du seul combat qui ne soit pas vain : pour que la joie demeure !
Le Dieu de Spinoza, qui est tout, ne juge pas. Aussi n’y a-t-il dans la nature, à la juger objectivement, ni bien ni mal. Mais nous ne sommes pas Dieu. Mais nous ne sommes pas la nature. C’est pourquoi il y a du bon et du mauvais pour nous. Le désir est l’essence même de l’homme, et tout désir est normatif (III, 9, scolie). Il est donc de notre essence de juger et d’évaluer. Selon quels critères ? Selon “une certaine idée de l’homme, qui soit comme un modèle placé devant nos yeux” (IV, préface : le spinozisme, quoi qu’on en ait dit, est un humanisme), donc aussi selon une certaine expérience de la joie et de la tristesse (III, 39, scolie). Tout, pour les humains, ne se vaut pas ! “Tout ce qui donne de la joie est bon” (IV, chap. 30), et rien ne l’est qu’à proportion de la joie que nous y trouvons ou cherchons. C’est pourquoi l’amour est la seule éthique qui vaille : tel est “l’esprit du Christ“, à quoi Spinoza, sans croire en sa divinité, reste fidèle (Traité théologico-politique, chap. 1 et 14 ; Correspondance, lettres 43, 73, 75, 76 et 78). Cela donne tort aux nihilistes autant qu’aux censeurs. Le sage n’a rien d’un ascète ni d’un peine-à-jouir (Éthique, IV, 45, scolie). Il n’est pas davantage porté au mépris, à la raillerie ou à la haine : il lui suffit de “bien faire et de se tenir en joie” (IV, scolies des prop. 50 et 73). Cette joie, en tant qu’elle est vraie, est éternelle : c’est l’amour vrai du vrai ou de Dieu (V, 33 et passim). On n’en mourra pas moins. Mais on en vivra mieux.
N’attendons pourtant pas d’être sages pour rire de nous-mêmes et de la sagesse. Car le rire, écrit Spinoza, “est une pure joie” (IV, 45, scolie du corollaire 2).
Présentation par Martin DURU
L’auteur
Baruch de Spinoza est né le 24 mars 1632 à Amsterdam. Il est issu d’une famille juive d’origine portugaise, dont le père est négociant spécialisé dans l’import-export, d’épices notamment. Il reçoit une éducation religieuse traditionnelle, avant de reprendre avec son frère Gabriel le commerce familial à la mort de son père, en 1654. Parallèlement, il apprend le latin, découvre la science galiléenne et la philosophie moderne en suivant les cours d’un ancien jésuite, Franciscus Van Den Enden. En 1656, il est exclu de la communauté juive et interdit de tout contact avec ses membres.
Abandonnant les affaires, il quitte Amsterdam et se consacre à l’étude. Il s’impose rapidement comme l’un des grands connaisseurs de la pensée cartésienne, et publie en 1663 les Principes de la philosophie de Descartes, où il prend déjà ses distances avec le père du cogito. Spinoza, qui pour vivre polit et vend des verres de lentilles, se plonge dans la rédaction de son Traité théologico-politique, défense de la liberté de philosopher et attaque en règle contre la conception judéo-chrétienne de Dieu. Paru anonymement en 1670, l’ouvrage est interdit quatre ans plus tard, en même temps que le Léviathan de Hobbes. Installé à La Haye, Spinoza mène un train de vie austère, tout en étant au cœur d’un réseau d’amis fidèles et de correspondants prestigieux.
Partisan vigoureux du régime républicain, il écrit son Traité politique, plaidoyer pour la démocratie, après avoir achevé l’Éthique. Mais sa santé fragile le rattrape et, vraisemblablement atteint d’une forme pulmonaire de la tuberculose, il meurt le 21 février 1677, à seulement 44 ans, laissant derrière lui l’un des systèmes philosophiques rationalistes les plus puissants jamais conçus.
L’oeuvre
L’Ethique est le chef d’oeuvre ultime de Spinoza, rédigé en latin et en plusieurs temps. Sa version définitive semble dater de 1675, puisque, cette année, le philosophe envisage de l’imprimer et de le publier à Amsterdam. Mais il se rétracte, de peur des polémiques et des attaques que l’ouvrage pourrait susciter, en provenance aussi bien des cartésiens que des théologiens. Son sceau portait l’inscription Caute (Prudence ! en latin), et c’est dans cette disposition d’esprit que Spinoza se résout à une parution posthume. De fait, l’Éthique paraît quelques mois après sa mort, en même temps que plusieurs autres de ses oeuvres. Elle sera interdite par les autorités hollandaises dès l’année suivante, en 1678. Le titre complet est Éthique démontrée suivant l’ordre géométrique. Spinoza adopte en effet un mode d’exposition mathématique pour tous les domaines de sa réflexion, il pose des définitions, des axiomes ou des postulats, et enchaîne les propositions rigoureusement démontrées, enrichies souvent de scolies, c’est-à-dire de commentaires en marge qui lui permettent de développer sa pensée et/ou decombattre les préjugés qu’elle ébranle. L’oeuvre se décompose en cinq parties : la première est consacrée à la définition de Dieu (lire le lexique ci-après) ; la deuxième à celle de l’âme et à son rapport avec le corps ; la troisième traite des affects et en particulier des passions ; la quatrième montre en quoi ces dernières entraînent la “servitude” et déploie la conception spinoziste du bien et de la raison ; la cinquième et dernière partie décrit, quant à elle, les voies et les moyens grâce auxquels l’homme peut atteindre la liberté et la félicité suprême – visées ultimes de l’Éthique.
Les extraits
Ils rassemblent certains des passages les plus significatifs de l’Ethique sur le thème cardinal de la joie. Un premier ensemble est tiré de la troisième partie (intitulée De la nature et de l’origine des affects). Il reprend les propositions 6, 7, 9 et 11, ainsi que les définitions conclusives 1, 2, 3 et 6 : Spinoza y aborde le conatuset les trois affects fondamentaux du désir, de la joieet de la tristesse. Un deuxième ensemble est puisé dans la quatrième partie (De la servitude de l’homme ou des forces des affects). Il est constitué des propositions 41 et 45, auxquelles s’ajoute le chapitre 4 de l’important Appendice qui clôt la partie : Spinoza soutient que la joie “n’est jamais mauvaise directement mais bonne” et indique que la “fin ultime” consiste à “perfectionner l’entendement ou la raison autant que nous pouvons.” Le troisième ensemble est issu de la cinquième partie (De la puissance de l’entendement ou de la liberté humaine) et reproduit les propositions 32, 33, 36 et 42 – la toute dernière de l’Éthique. La béatitude s’y voit définie comme l'”amour envers Dieu“, et Spinoza propose un portrait du sage, qui possède le “vrai contentement.” Voici donc un aperçu du chemin qui structure toute l’Éthique, celui qui mène à la joie véritable…
Lexique par Martin Duru
Les notions qui suivent se retrouvent dans les extraits proposés de l’Éthique. Ces définitions sont donc destinées à en faciliter la compréhension.
Dieu
J’entends par Dieu un être absolument Infini, c’est-à-dire une substance constituée par une Infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle et Infinie” (Éthique, I, déf. 6).
Spinoza emploie l’un des mots clés de la philosophie de son temps, la ‘substance’, pour désigner Dieu, lequel se confond avec la totalité dans laquelle nous vivons. “Deus sive natura“, écrit le philosophe (IV, Préface et prop. 6, démonstration) : “Dieu ou la nature“, “Dieu, c’est-à-dire la nature.” Cette équivalence a créé le scandale : même si Dieu est conçu comme un être unique, éternel et autosuffisant, il ne s’agit pas du Dieu des religions monothéistes. Spinoza ne croit pas à un Dieu révélé, créateur et providentiel. En ce sens, il est athée et a été condamné comme tel. Cependant, il était très affecté par les accusations d’athéisme, car, selon lui, il ne fait que penser le ‘vrai’ Dieu, non pas transcendant, mais identifié à la nature.
Attributs
Ce sont les aspects, les manifestations ou encore les plis de la substance (à savoir Dieu ou la nature). En nombre infini, il constituent, et c’est par eux qu’elle peut être connue – Spinoza dit que les attributs sont ‘l’expression’ de Dieu. Nous, humains, n’avons accès qu’à deux attributs : la pensée et l’étendue (la matière). Comme tout attribut reflète et renvoie à Dieu, Spinoza peut écrire qu’il est à la fois une ‘chose pensante’ et une ‘chose étendue’ (II, prop. 1 et 2) – nouveau blasphème … Corollaire : si nous saisissons les lois de la pensée et de l’étendue, alors nous pourrons connaître Dieu. Le réel est entièrement intelligible ; le rationalisme intégral de Spinoza ne laisse place à aucun mystère.
Modes
Toutes les choses particulières sont ce que le philosophe appelle des ‘modes’. Le fondement de leur essence et de leur existence ne se trouve pas en eux-mêmes : “j’entends par mode les affections d’une substance, autrement dit ce qui est dans une autre chose, par le moyen de laquelle il est conçu” (I, déf. 5). Spinoza distingue la ‘Nature naturante’, qui recouvre Dieu et les attributs, et la ‘Nature naturée’, ensemble des modes (I, prop. 29, scolie). Une pierre, un cheval, un homme sont des modes, caractérisés comme tous les autres par leur finitude. Plus précisément encore : le corps, un mode de l’attribut étendue, et l’âme, un mode de l’attribut pensée – en cela, elle n’est pas immortelle, pied de nez à la tradition philosophique (platonicienne) et judéo-chrétienne.
L’âme et le corps
Spinoza utilise le terme latin mens, qui peut se traduire aussi bien par ‘âme’ que par ‘esprit’. L’âme se définit comme une idée dont l’objet est le corps (II, prop. 13), et “rien d’autre.” Ce ‘rien d’autre’ est essentiel, car il marque l’indissociabilité du physique et du psychique. Adversaire de tout dualisme, Spinoza critique la conception cartésienne d’une interaction directe entre l’âme et le corps. Pour lui, il n’y pas de relation de causalité, mais correspondance stricte entre ce qui se passe dans l’attribut pensée (donc dans l’âme) et dans l’attribut étendue (dans le corps) : “L’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses” (II, prop. 7) On parle parfois du ‘parallélisme’ de Spinoza. Cependant, ce terme n’est pas employé par lui, mais par Leibniz. Surtout, cette image est trompeuse : chez Spinoza, l’âme et le corps ne sont pas deux droites parallèles qui ne se recoupent jamais. Ce sont les deux faces, les deux dimensions d’une même réalité, l’homme.
Affects
Ils correspondent à ce qu’on appellerait aujourd’hui les sentiments ou les émotions, à ceci près qu’ils engagent simultanément le corps et l’âme : “J’entends par affect les affections du corps par lesquels la puissance d’agir de ce corps est augmentée ou diminuée, secondée ou réduite, et en même temps les idées de ces affections” (III, déf. 3). Les affects renvoient donc à une modification de la ‘force d’exister’ d’un être. Spinoza envisage deux sortes d’affects, passifs et actifs. Les affects passifs (les passions) surviennent lorsque, mus par les choses extérieures, nous sommes la ’cause partielle’ (ou inadéquate) de ce qui se passe en nous ; les affects actifs (les actions) se produisent quand nous sommes ’cause adéquate’, c’est-à-dire dès lors que nous produisons des effets qui se comprennent “clairement et distinctement” par la nécessité de notre seule nature (III, déf. 2). Tout l’enjeu de l’Éthique consiste à décrire et à rendre possible la transition des affects passifs aux affects actifs.
Ce sont les trois affects primitifs, à partir desquels Spinoza déduit tous les autres. Le désirest le conatus– défini de manière générale comme l’effort que toute chose fait pour “persévérer dans son être” (III, prop. 6) – rapporté à l’homme, en tant qu’il est conscient de ses “impulsions, appétits et volitions” (III, déf. des affects, 1, explication). La joiecorrespond à un accroissement de la puissance d’agir et donc au “passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection” (III, déf. des affects, 2). A l’inverse, la tristessecoïncide avec une réduction de la force d’exister. Spinoza dresse un inventaire des passions tristes et joyeuses, et lorsqu’il passe à l’affect comme action, il ne reste plus que les affects de désir et de joie. Autrement dit, la joie peut être active, mais pas la tristesse ou la haine, qui “ne peut jamais être bonne” (IV, prop. 45).
Connaissance
Il en existe trois genres (lire notamment Il, prop. 40, scolie 2). Le premier genre de connaissance procède par expérience vague, croyance ou encore imagination. Il renvoie aux inductions que nous pouvons faire : par exemple, j’apprends que l’eau sert à éteindre un feu. Ce premier genre, empiriste, ne délivre pas de certitudes inébranlables. Il faut passer au second, associé à la raison, où par le développement de notions communes présentes en tout homme (j’ai en moi l’idée de l’étendue ou du mouvement), la découverte des lois universelles de la nature devient possible. Enfin, le troisième genre est dit ‘connaissance par science intuitive‘ : nous saisissons alors l’essence de chaque chose singulière ; la clarté du savoir est maximale. Comme tout ce qui existe est en Dieu et Dieu en tout, la connaissance du troisième genre donne lieu à ‘l’amour intellectuel‘ de celui-ci et à la ‘joie la plus haute‘ (V, prop. 31, démonstration).
Liberté et béatitude
Spinoza considère la doctrine du libre arbitre comme une illusion ; aveugles des causes qui les meuvent, les hommes croient maîtriser le cours du monde, alors qu’il n’en est rien (1, Appendice). Le philosophe cesse d’opposer la liberté et la nécessité, et les lie intimement : une chose “est dite libre qui existe par la seule nécessité de sa nature et est déterminée par soi seule à agir” (I, déf. 7). La liberté n’est pas la licence de faire ce que l’on veut, mais l’accord avec la nature dans son ensemble (et tout homme est une partie de la nature). Guidé par le deuxième et le troisième genre de connaissance, le sage a lui “conscience de lui-même, de Dieu et des choses” (V, prop. 42, scolie). Il fait ainsi l’expérience de la béatitude comme liberté authentique (V, prop. 36, scolie).
Spinoza et la joie dans l’Ethique
Cette traduction est celle réalisée par Charles Appuhn (1862-1942). Il l’a fait paraître une première fols en 1906, avant d’en proposer une nouvelle version en 1934. Cette traduction a été reprise pour l’édition de l’Ethique chez Garnier-Flammarion et est aujourd’hui libre de droits. Appuhn avait choisi d’employer le même terme français d’affection pour traduire deux mots distincts en latin, affectus et affectio. Pour éviter la confusion terminologique et conceptuelle, les traductions ultérieures ont rendu affectus par affect et affectio par affection – cela d’autant plus que le terme d’affect s’est imposé dans le vocabulaire courant. Nous modifions donc la traduction d’Appuhn sur ce seul point, en rétablissant « affects » dès que Spinoza a recours à ce concept précis. Par ailleurs, les abréviations utilisées dans l’original et que l’on retrouvera Ici sont les suivantes: p. = partie ; Prop. = proposition ; Déf. = définition ; Coroll. = corollaire ; Aff. = affects.
PROPOSITION VI
Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être.
Démonstration
Les choses singulières en effet sont des modes par où les attributs de Dieu s’expriment d’une manière certaine et déterminée (Coron. de la Prop. 25, p. I), c’est-à-dire (Prop. 34, p. I) des choses qui expriment la puissance de Dieu, par laquelle il est et agit, d’une manière certaine et déterminée ; et aucune chose n’a rien en elle par quoi elle puisse être détruite, c’est-à-dire qui ôte son existence (Prop. 4) ; mais, au contraire, elle est opposée à tout ce qui peut ôter son existence (Prop. préc.) ; et ainsi, autant qu’elle peut et qu’il est en elle, elle s’efforce de persévérer dans son être. C.Q.F.D.
PROPOSITION VII
L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien en dehors de l’essence actuelle de cette chose.
Démonstration
De l’essence supposée donnée d’une chose quelconque suit nécessairement quelque chose (Prop. 36, p. 1), et les choses ne peuvent rien que ce qui suit nécessairement de leur nature déterminée (Prop. 29, p. 1) ; donc la puissance d’une chose quelconque, ou l’effort par lequel, soit seule, soit avec d’autres choses, elle fait ou s’efforce de faire quelque chose, c’est-à-dire (Prop. 6, p. III) la puissance ou l’effort, par lequel elle s’efforce de persévérer dans son être, n’est rien en dehors de l’essence même donnée ou actuelle de la chose. C.Q.F.D.
(…)
PROPOSITION IX
L’Âme, en tant qu’elle a des idées claires et distinctes, et aussi en tant qu’elle a des idées confuses, s’efforce de persévérer dans son être pour une durée indéfinie et a conscience de son effort.
Démonstration
L’essence de l’Âme est constituée par des idées adéquates et des inadéquates (comme nous l’avons montré dans la Prop. 3) ; par suite (Prop. 7), elle s’efforce de persévérer dans son être en tant qu’elle a les unes et aussi en tant qu’elle a les autres ; et cela (Prop. 8) pour une durée indéfinie. Puisque, d’ailleurs, l’Âme (Prop. 23, p. II), par les idées des affections du Corps, a nécessairement conscience d’elle-même, elle a (Prop. 7) conscience de son effort. C.Q.F.D.
Scolie
Cet effort, quand il se rapporte à l’Âme seule, est appelé Volonté ; mais, quand il se rapporte à la fois à l’Âme et au Corps, est appelé Appétit ; l’appétit n’est par là rien d’autre que l’essence même de l’homme, de la nature de laquelle suit nécessairement ce qui sert à sa conservation ; et l’homme est ainsi déterminé à le faire. De plus, il n’y a nulle différence entre l’Appétit et le Désir, sinon que le Désir se rapporte généralement aux hommes, en tant qu’ils ont conscience de leurs appétits et peut, pour cette raison, se définir ainsi : le Désir est l’Appétit avec conscience de lui-même. Il est donc établi par tout cela que nous ne nous forçons à lien, ne voulons, n’appétons ni ne désirons aucune chose, parce que nous la jugeons bonne ; mais, au contraire, nous jugeons qu’une chose est bonne parce que nous nous efforçons vers elle, la voulons, appétons et désirons.
(…)
PROPOSITION XI
Si quelque chose augmente ou diminue, seconde ou réduit la puissance d’agir de notre Corps, l’idée de cette chose augmente ou diminue, seconde ou réduit la puissance de notre Âme.
Démonstration
Cette Proposition est évidente par la Proposition 7, Partie II, ou encore par la Proposition 14, Partie II.
Scolie
Nous avons donc vu que l’Âme est sujette quand elle est passive, à de grands changements et passe tantôt à une perfection plus grande, tantôt à une moindre ; et ces passions nous expliquent les affects de la Joie et de la Tristesse. Par Joiej’entendrai donc, par la suite, une passion par laquelle l’Âme passe à une perfection plus grande. Par Tristesse, une passion par laquelle elle passe à une perfection moindre. J’appelle, en outre, l’affect de la Joie, rapporté à la fois à l’Âme et au Corps, Chatouillement ou Gaieté ; celui de la Tristesse, Douleur ou Mélancolie. Il faut noter toutefois que le Chatouillement et la Douleur se rapportent à l’homme, quand une partie de lui est affectée plus que les autres, la Gaieté et la Mélancolie, quand toutes les parties sont également affectées. Pour le Désir j’ai expliqué ce que c’est dans la Scolie de la Proposition 9, et je ne reconnais aucun affect primitif outre ces trois : je montrerai par la suite que les autres naissent de ces trois.
Avant de poursuivre, toutefois, il me paraît bon d’expliquer ici plus amplement la Proposition 10 de cette Partie, afin que l’on connaisse mieux en quelle condition une idée est contraire à une autre. Dans le Scolie de la Proposition 17, Partie II, nous avons montré que l’idée constituant l’essence de l’Âme enveloppe l’existence du Corps aussi longtemps que le Corps existe. De plus, de ce que nous avons fait voir dans le Corollaire et dans le Scolie de la Proposition 8, Partie II, il suit que l’existence présente de notre Âme dépend de cela seul, à savoir de ce que l’Âme enveloppe l’existence actuelle du Corps. Nous avons montré enfin que la puissance de l’Âme par laquelle elle imagine les choses et s’en souvient, dépend de cela aussi (Prop. 17 et 18, p. II, avec son Scolie) qu’elle enveloppe l’existence actuelle du Corps. D’où il suit que l’existence présente de l’Âme et sa puissance d’imaginer sont ôtées, sitôt que l’Âme cesse d’affirmer l’existence présente du Corps. Mais la cause pour quoi l’Âme cesse d’affirmer cette existence du Corps, ne peut être l’Âme elle-même (Prop. 4) et n’est pas non plus que le Corps cesse d’exister. Car (Prop. 6, p. II) la cause pour quoi l’Âme affirme l’existence du Corps, n’est pas que le Corps a commencé d’exister ; donc, pour la même raison, elle ne cesse pas d’affirmer l’existence du Corps parce que le Corps cesse d’être ; mais (Prop. 8, p. II) cela provient d’une autre idée qui exclut l’existence présente de notre Corps et, conséquemment, celle de notre Âme et qui est, par suite, contraire à l’idée constituant l’essence de notre Âme. ( … )
DÉFINITION DES AFFECTS
I
Le Désir est l’essence même de l’homme en tant qu’elle est conçue comme déterminée à faire quelque chose par une affection quelconque donnée en elle.
Explication
Nous avons dit plus haut, dans le Scolie de la Proposition 9, que le Désir est l’appétit avec conscience de lui-même ; et que l’appétit est l’essence même de l’homme en tant qu’elle est déterminée à faire les choses servant à sa conservation. Mais j’ai fait observer dans ce même Scolie que je ne reconnais, en réalité, aucune différence entre l’appétit de l’homme et le Désir. Que l’homme, en effet, ait ou n’ait pas conscience de son appétit, cet appétit n’en demeure pas moins le même ; et ainsi, pour ne pas avoir l’air de faire une tautologie, je n’ai pas voulu expliquer le Désir par l’appétit, mais je me suis appliqué à le définir de façon à y comprendre tous les efforts de la nature humaine que nous désignons par les mots d’appétit, de volonté, de désir, ou d’impulsion. Je pouvais dire que le Désir est l’essence même de l’homme en tant qu’elle est conçue comme déterminée à faire quelque chose, mais il ne suivrait pas de cette définition (Prop. 23, p. II) que l’Âme pût avoir conscience de son Désir ou de son appétit. Donc, pour que la cause de cette conscience fût enveloppée dans ma définition, il m’a été nécessaire (même Prop.) d’ajouter, en tant qu’elle est déterminée par une affection quelconque donnée en elle, etc. Car par une affection de l’essence de l’homme, nous entendons toute disposition de cette essence, qu’elle soit innée ou acquise, qu’elle se conçoive par le seul attribut de la Pensée ou par le seul attribut de l’Étendue, ou enfin se rapporte à la fois aux deux.J’entends donc par le mot de Désir tous les efforts, impulsions, appétits et volitions de l’homme, lesquels varient suivant la disposition variable d’un même homme et s’opposent si bien les uns aux autres·que l’homme est traîné en divers sens et ne sait où se tourner.
II
La Joie est le passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection.
III
La Tristesse est le passage de l’homme d’une plus grande à une moindre perfection.
Explication
Je dis passage. Car la Joie n’est pas la perfection elle-même. Si en effet l’homme naissait avec la perfection à laquelle il passe, il la posséderait sans affect de Joie ; cela se voit plus clairement dans l’affect de la Tristesse qui lui est opposée. Que la Tristesse en effet consiste dans un passage à une perfection moindre et non dans la perfection moindre elle-même, nul ne peut le nier, puisque l’homme ne peut être contristé en tant qu’il a part à quelque perfection. Et nous ne pouvons pas dire que la Tristesse consiste dans la privation d’une perfection plus grande, car une privation n’est rien. L’affect de Tristesse est un acte et cet acte ne peut, en conséquence, être autre chose que celui par lequel on passe à une perfection moindre, c’est-à-dire l’acte par lequel est diminuée ou réduite la puissance d’agir de l’homme (voir Scolie de la Prop. 11). j’omets, en outre, le définitions de la Gaieté, du Chatouillement, de la Mélancolie et de la Douleur, parce que ces affects se rapportent éminemment au Corps et ne sont que des espèces de Joie ou de Tristesse. ( … )
VI
L’Amour est une Joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure.
Explication
Cette Définition explique assez clairement l’essence de l’Amour ; pour celle des Auteurs qui définissent l’Amour comme la volonté qu’a l’amant de se joindre à la chose aimée, elle n’exprime pas l’essence de l’Amour mais sa propriété, et, n’ayant pas assez bien vu l’essence de l’Amour, ces Auteurs n’ont pu avoir non plus aucun concept clair de sa propriété ; ainsi est-il arrivé que leur définition a été jugée extrêmement obscure par tous. Il faut observer, toutefois, qu’en disant que cette propriété consiste dans la volonté qu’a l’amant de se joindre à la chose aimée, je n’entends point par volonté un consentement, ou une délibération, c’est-à-dire un libre décret (nous avons démontré Proposition 48, Partie II, que c’était là une chose fictive), non pas même un Désir de se joindre à la chose aimée quand elle est absente, ou de persévérer dans sa présence quand elle est là ; l’amour peut se concevoir en effet sans l’un ou sans l’autre de ces Désirs ; mais par volonté j’entends le Contentement qui est dans l’amant à cause de la présence de la chose aimée, contentement par où la Joie de l’amant est fortifiée ou au moins alimentée.
Quatrième partie
De la Servitude de l’homme
ou des forces des Affects
Proposition XLI
La Joie n’est jamais mauvaise directement mais bonne ; la Tristesse, au contraire, est directement mauvaise.
Démonstration
La Joie (Prop. 11, p. III, avec son Scolie) est un affect par où la puissance d’agir du Corps est accrue ou secondée ; la Tristesse, au contraire, un affect par où la puissance d’agir du Corps est diminuée ou réduite ; et, par suite (Prop. 38), la Joie est bonne directement, etc. C.Q,F.D. (…)
PROPOSITION XLV
La Haine ne peut jamais être bonne.
Démonstration
Nous nous efforçons de détruire l’homme que nous haïssons (Prop. 39, p. III), c’est-à-dire que nous nous efforçons à quelque chose qui est mauvais (Prop. 37). Donc, etc. C.Q,F.D.
Scolie
On observera que, dans cette proposition et les suivantes, j’entends par Haine seulement la Haine envers les hommes.
Corollaire I
L’Envie, la Raillerie, le Mépris, la Colère, la Vengeance et les autres affects qui se ramènent à la Haine ou en naissent sont choses mauvaises ; ce qui est évident aussi par la Proposition 39, partie III, et la Proposition 37.
Corollaire II
Tout ce que nous appétons par suite de ce que nous sommes affectés de Haine, est vilain, et injuste dans la Cité. Cela se voit aussi par la Proposition 39, partie III. ou par les définitions du vilain et de l’injuste dans les Scolies 1 et 2 de la Proposition 37.
Scolie
Entre la Raillerie (que j’ai dit être mauvaise dans le Coroll. 1) et le rire, je fais une grande différence. Car le rire, comme aussi la plaisanterie, est une pure joie et, par suite, pourvu qu’il soit sans excès, il est bon par lui-même (Prop. 41). Seule assurément une farouche et triste superstition interdit de prendre des plaisirs. En quoi, en effet, convient-il mieux d’apaiser la faim et la soif que de chasser la mélancolie ? Telle est ma règle, telle ma conviction.
Aucune divinité, nul autre qu’un envieux, ne prend plaisir à mon impuissance et à ma peine, nul autre ne tient pour vertu nos larmes, nos sanglots, notre crainte et autres marques d’impuissance intérieure ; au contraire, plus grande est la Joie dont nous sommes affectés, plus grande la perfection à laquelle nous passons, plus il est nécessaire que nous participions de la nature divine. Il est donc d’un homme sage d’user des choses et d’y prendre plaisir autant qu’on le peut (sans aller jusqu’au dégoût, ce qui n’est plus prendre plaisir).
Il est d’un homme sage, dis-je, de faire servir à sa réfection et à la réparation de ses forces des aliments et des boissons agréables pris en quantité modérée, comme aussi les parfums, l’agrément des plantes verdoyantes la parure, la musique, les jeux exerçant le Corps, les spectacles et d’autres choses de même sorte dont chacun peut user sans aucun dommage pour autrui. Le Corps humain en effet est composé d’un très grand nombre de parties de nature différente qui ont continuellement besoin d’une alimentation nouvelle et valiée, pour que le Corps entier soit également apte à tout ce qui peut suivre de sa nature et que l’Âme soit également apte à comprendre à la fois plusieurs choses. Cette façon d’ordonner la vie s’accorde ainsi très bien et avec nos principes et avec la pratique en usage ; nulle règle de vie donc n’est meilleure et plus recommandable à tous égards, et il n’est pas nécessaire ici de traiter ce point plus clairement ni plus amplement. (…)
Appendice – Chapitre IV
Il est donc utile avant tout dans la vie de perfectionner l’Entendement ou la Raison autant que nous pouvons ; et en cela seul consiste la félicité suprême ou béatitude de l’homme ; car la béatitude de l’homme n’est lien d’autre que le contentement intérieur lui-même, lequel naît de la connaissance intuitive de Dieu ; et perfectionner l’Entendement n’est rien d’autre aussi que connaître Dieu et les attributs de Dieu et les actions qui suivent de la nécessité de sa nature. C’est pourquoi la fin ultime d’un homme qui est dirigé par la Raison, c’est-à-dire le Désir suprême par lequel il s’applique à gouverner tous les autres, est celui qui le porte à se concevoir adéquatement et à concevoir adéquatement toutes les choses pouvant être pour lui objets de connaissance claire.
Cinquième partie
De la puissance de l’entendement
ou de la liberté de l’homme
PROPOSITION XXXII
À tout ce que nous connaissons par le troisième genre de connaissance nous prenons plaisir, et cela avec l’accompagnement comme cause de l’idée de Dieu.
Démonstration
De ce genre de connaissance naît le contentement de l’Âme le plus élevé qu’il puisse y avoir, c’est-à-dire la Joie la plus haute (Déf. 25 des Aff.), et cela avec l’accompagnement comme cause de l’idée de soi-même (Prop. 27) et conséquemment aussi de l’idée de Dieu (Prop. 30). C.Q.F.D.
Corollaire
Du troisième genre de connaissance naît nécessairement un Amour intellectuel de Dieu. Car de ce troisième genre de connaissance (Prop. préc.) naît une Joie qu’accompagne comme cause l’idée de Dieu, c’est-à-dire (Déf. 6 des Aff.) l’Amour de Dieu, non en tant que nous l’imaginons comme présent (Prop. 29), mais en tant que nous concevons que Dieu est éternel, et c’est là ce que j’appelle Amour intellectuel de Dieu.
PROPOSITION XXXIII
L’Amour intellectuel de Dieu, qui naît du troisième genre de connaissance, est éternel.
Démonstration
Le troisième genre de connaissance (Prop. 31 et Axiome 3, p. 1) est éternel ; par suite (même Axiome, p. 1), l’Amour qui en naît, est lui-même aussi éternel. C.Q.F.D.
Scolie
Bien que cet Amour de Dieu n’ai pas eu de commencement (Prop. préc.), il a cependant toutes les perfections de l’Amour, comme s’il avait pris naissance, ainsi que nous le supposions fictivement dans le Corollaire de la Prop. préc. Et cela ne fait aucune différence, sinon que l’Âme possède éternellement ces perfections que nous supposions qui s’ajoutaient à elle, et cela avec l’accompagnement de l’idée de Dieu comme cause éternelle. Que si la Joie consiste dans un passage à une perfection plus grande, la Béatitude certes doit consister en ce que l’âme est douée de la perfection elle-même. (…)
PROPOSITION XXXVI
L’Amour intellectuel de l’Âme envers Dieu est l’amour même duquel Dieu s’aime lui-même, non en tant qu’il est infini, mais en tant qu’il peut s’expliquer par l’essence de l’Âme humaine considérée comme ayant une sorte d’éternité ; c’est-à-dire l’Amour intellectuel de l’Âme envers Dieu est une partie de l’Amour infini auquel Dieu s’aime lui-même.
Démonstration
Cet Amour de l’Âme doit se rapporter à des actions de l’Âme (Coroll. de la Prop. 32 et Prop. 3, p. III) ; il est donc une action par laquelle l’Âme se considère elle-même avec l’accompagnement comme cause de l’idée de Dieu (Prop. 32 et son Coroll.), c’est-à-dire (Coroll. de la Prop. 25, p. I, et Coroll. de la Prop. 11, p. 11) une action par laquelle Dieu, en tant qu’il peut s’expliquer par l’Âme humaine, se considère lui-même avec l’accompagnement de l’idée de lui-même ; et ainsi (Prop. préc.) cet Amour de l’Âme est une partie de l’Amour infini dont Dieu s’aime lui-même. C.Q.F.D.
Corollaire
Il suit de là que Dieu, en tant qu’il s’aime lui-même, aime les hommes, et conséquemment que l’Amour de Dieu envers les hommes et l’Amour intellectuel de l’Âme envers Dieu sont une seule et même chose.
Scolie
Nous connaissons clairement par là en quoi notre salut, c’est-à-dire notre Béatitude ou notre Liberté consiste ; je veux dire dans un Amour constant et éternel envers Dieu, ou dans l’Amour de Dieu envers les hommes. Cet Amour, ou cette Béatitude, est appelé dans les livres sacrés Gloire, non sans raison. Que cet Amour en effet soit rapporté à Dieu ou à l’Âme, il peut justement être appelé Contentement intérieur, et ce Contentement ne se distingue pas de la Gloire (Déf. 25 et 30 des Aff.). En tant en effet qu’il se rapporte à Dieu, il est (Prop. 35) une Joie, s’il est permis d’employer encore ce mot, qu’accompagne l’idée de soi-même, et aussi en tant qu’il se rapporte à l’Âme (Prop. 27). De plus, puisque l’essence de notre Âme consiste dans la connaissance seule, dont Dieu est le principe et le fondement (Prop. 15, p. I, et Scolie de la Prop. 47, p. II), nous percevons clairement par là comment et en quelle condition notre Âme suit de la nature divine quant à l’essence et quant à l’existence, et dépend continûment de Dieu. J’ai cru qu’il valait la peine de le noter ici pour montrer par cet exemple combien vaut la connaissance des choses singulières que j’ai appelée intuitive ou connaissance du troisième genre (Scolie 2 de la Prop. 40, p. II), et combien elle l’emporte sur la connaissance par les notions communes que j’ai dit être celle du deuxième genre. Bien que j’aie montré en général dans la première Partie que toutes choses (et en conséquence l’Âme humaine) dépendent de Dieu quant à l’essence et quant à l’existence, par cette démonstration, bien qu’elle soit légitime et soustraite au risque du doute, notre Âme cependant n’est pas affectée de la même manière que si nous tirons cette conclusion de l’essence même d’une chose quelconque singulière, que nous disons dépendre de Dieu. (…)
PROPOSITION XLII
La Béatitude n’est pas le prix de la vertu, mais la vertu elle-même ; et cet épanouissement n’est pas obtenu par la réduction de nos appétits sensuels, mais c’est au contraire cet épanouissement qui rend possible la réduction de nos appétits sensuels.
Démonstration
La Béatitude consiste dans l’amour envers Dieu (Prop. 36 avec son Scolie), et cet Amour naît lui-même du troisième genre de connaissance (Coroll. de la Prop. 32); ainsi cet Amour doit être rapporté à l’Âme en tant qu’elle est active, et par suite (Déf. 8, p. IV) il est la vertu même. En outre, plus l’Âme s’épanouit en cet Amour divin ou cette Béatitude, plus elle est connaissante (Prop. 32), c’est-à-dire (Coroll. Prop. 3) plus grand est son pouvoir sur les affects et moins elle pâtit des affects qui sont mauvais (Prop. 38) ; par suite donc de ce que l’Âme s’épanouit en Amour divin ou Béatitude, elle a le pouvoir de réduire les appétits sensuels. Et, puisque la puissance de l’homme pour réduire les affects consiste dans l’entendement seul, nul n’obtient cet épanouissement de la Béatitude par la réduction de ses appétits sensuels, mais au contraire le pouvoir de les réduire naît de la Béatitude elle-même.
Scolie
J’ai achevé ici ce que je voulais établir concernant la puissance de l’Âme sur ses affects et la liberté de l’Âme. Il apparaît par là combien vaut le Sage et combien il l’emporte en pouvoir sur l’ignorant conduit par le seul appétit sensuel. L’ignorant, outre qu’il est de beaucoup de manières ballotté par les causes extérieures et ne possède jamais le vrai contentement intérieur, est dans une inconscience presque complète de lui-même, de Dieu et des choses et, sitôt qu’il cesse de pâtir, il cesse aussi d’être. Le Sage au contraire, considéré en cette qualité, ne connaît guère le trouble intérieur, mais ayant, par une certaine nécessité éternelle conscience de lui-même, de Dieu et des choses, ne cesse jamais d’être et possède le vrai contentement. Si la voie que j’ai montrée qui y conduit, paraît être extrêmement ardue, encore y peut-on entrer. Et cela certes doit être ardu qui est trouvé si rarement. Comment serait-il possible, si le salut était sous la main et si l’on y pouvait parvenir sans grand-peine, qu’il fût négligé par presque tous ? Mais tout ce qui est beau est difficile autant que rare.
[CARREFOURDESARTS.BE, 2022] Léa Belooussovitch (Paris, 1989) s’intéresse au pouvoir des images, qu’elle puise dans le vaste univers de la presse et qui lui dictent ses sujets d’inspiration. Au départ d’images et de documents d’archive qui composent l’histoire collective et sauvegardent la mémoire d’évènements souvent tragiques, elle réalise des dessins aux crayons de couleurs sur un support inhabituel, le feutre de laine. Les caractéristiques de ce matériau influencent inéluctablement le rendu des scènes de guerre, de deuils, de fusillades, d’attentats ou de processions dont elle ne retient que les teintes et la symbolique lourde de sens. Les titres de ses œuvres demeurent tels des reliquats de ces sujets dont le spectateur ne reconnaîtra que formes et couleurs. À chaque dessin son agencement de tons inspirés du réel mais revisité pour basculer dans l’abstraction. Léa joue du contraste entre ces scènes de souffrance et le caractère séduisant et envoûtant de ses dessins.
Une opposition également présente entre la violence des sujets et la douceur du médium textile, traditionnellement associé à la sphère domestique et féminine. C’est particulièrement vrai lorsque la plasticienne utilise des supports comme le velours, la soie ou le satin, dont la brillance et la finesse ne dissimulent pourtant pas les scènes percutantes représentées. La série Facepalm montre des femmes accusées de crimes ou de complicité lors de la prohibition dans les années 1930 à Chicago, dont le geste connu sous le nom de Face (visage) Palm (paume de la main) incarne leur humiliation face aux journalistes à la sortie de leurs procès. Ici encore, Léa gomme le contexte historique et la temporalité des événements par un recadrage en close-up et des retouches. Car l’artiste aime laisser au spectateur un espace pour convier son imaginaire et redonner à ces images leur humanité. Elle porte néanmoins un regard critique sur le voyeurisme des médias et des réseaux sociaux, qui amplifient la position de vulnérabilité des victimes. Elle questionne dans le même temps notre rapport de répulsion/attraction à ces images et vis-à-vis de la violence. Si c’est généralement le vécu d’autrui qui intéresse Léa, au Carrefour des Arts elle avait au contraire réinterprété des images d’archives familiales révélant, comme à son habitude, sa vision personnelle du monde.
[MAMC.SAINT-ETIENNE.FR,2020] Les dessins de Léa Belooussovitch répondent à un même protocole. Elle commence par sélectionner dans la presse ou sur Internet des images qui nous assaillent quotidiennement, liées à des faits d’actualités dramatiques : attentats au Pakistan, scènes de guerre en Syrie… L’artiste se concentre sur la représentation de victimes anonymes blessées ou vulnérables. Léa Belooussovitch soumet ces images-sources à diverses manipulations (recadrage, agrandissement) avant d’entamer leur transfert sur le support du feutre. Ce travail lent et répétitif d’accumulation des traits du crayon de couleur altère l’aspect lisse de la matière et lui confère un volume duveteux.
Les formes qui émergent sont des halos colorés brouillant la reconnaissance de la scène. Dans ce passage du pixel au pigment, la netteté de l’image initiale se mue ainsi en un dessin flou qui semble contenir et atténuer sous sa surface la douleur de la représentation. Le titre de chaque œuvre ancre néanmoins le dessin dans le réel en situant la ville, le pays et la date de l’événement tragique. La bande blanche de feutre laissée vierge en haut du dessin suggère, quant à elle, le recadrage effectué à partir de la photographie d’origine.
Par ce brouillage des repères et cette mise à distance de la violence, Léa Belooussovitch nous interpelle autant sur notre rapport à l’information que sur le voyeurisme, tout en activant notre imaginaire. Le caractère esthétique et sensible, voire sensuel, de ses dessins dissimule sous un voile pudique de douceur la présence/absence de l’humain confronté aux atrocités et aux soubresauts du monde contemporain. Cette démarche vise à démontrer combien, selon les mots de l’artiste, “la violence de l’information a pris le dessus sur l’humanité que l’événement contient”.
[DANSLESYEUXDELSA.COM, 26 avril 2020] Léa Belooussovitch (…), une artiste dont le travail s’empare d’images médiatiques qui envahissent notre quotidien: celles de faits divers, d’images tragiques ou touchantes. Léa sélectionne des événements où l’humain est vulnérable, central et photographié sur le vif. Elle cherche à questionner notre rapport avec la violence, souvent banalisé par les médias. Son processus de création est fondé sur la recherche et la documentation d’images, qu’elle déconstruit ensuite par une multitude de techniques picturales associées à des supports textiles inattendus. Feutre, velours marbré, satin duchesse autant de matériaux qui accueillent et donnent corps à l’image tout en la modifiant chacune à leur manière. Le sujet cru et violent de ces images s’efface au profit de silhouettes humaines qui frôlent l’abstraction. Un véritable jeu du visible et de l’invisible se crée dans notre regard. Tout au long de la semaine, Léa Belooussovitch nous décrypte ce processus artistique à travers une sélection de ses œuvres !
Pourriez-vous nous faire une petite présentation de vous ?
Je suis née à Paris en 1989. J’ai commencé des ateliers de dessin et peinture vers l’âge de 8 ans, et après mon bac, j’ai fait deux années de prépa artistique (Ecole Estienne et Atelier de Sèvres), à l’issues desquelles j’ai réussi le concours de l’école de La Cambre à Bruxelles. J’y ai étudié dans l’option Dessin pendant 5 ans, et suis sortie avec mon master en 2014. En sortant de l’école, j’ai eu la chance d’être sélectionnée pour plusieurs résidences annuelles d’artiste à Bruxelles : La fondation Moonens, la Fondation Carrefour des Arts, la MAAC. Cela m’a permis de développer mon travail et mon réseau d’une manière très professionnelle. J’ai exposé dans plusieurs lieux d’art en Belgique et en France, et je suis représentée à Paris par la Galerie Paris-Beijing depuis 2017.
Pourriez-vous nous parler de votre travail ?
Je travaille sur la relation que nous entretenons avec les images, par le lien entre violence, humain et imagerie, à travers des questions ou faits sociétaux, des événements. Je travaille principalement avec le dessin, la photographie, la vidéo.
Dans mes dessins au crayons de couleur sur feutre, les images utilisées comme source sont des photographies où l’humain est capturé contre son gré, vulnérable, en situation de souffrance. Scènes de guerres, d’attaques, de sauvetages, d’embrassades… autant d’images où l’émotion est mise en avant dans les médias, pour documenter certains événements.
La recherche d’images et la documentation semblent être un travail conséquent avant l’élaboration de vos œuvres. Comment procédez-vous à ce travail ? Le processus est-il toujours le même ?
Il y a cet attrait pour l’image qui serait allée “trop loin”. Trop loin dans le voyeurisme ou dans la cruauté… Mais aussi dans le rapport physique du photographe au photographié. Car les images que je choisis, dans l’actualité, respectent une certaine logique : il y a toujours une proximité avec le sujet. Ce sont des images de l’ordre du vulnérable, des images volées – les personnes sont photographiées sous la contrainte, elles n’ont pas choisi d’être photographiées. Ce sont des images de l’ordre de la douleur. Je choisis des images qui franchissent un seuil que je définis selon un certain nombre de critères et les transposer sur le feutre, c’est les transposer sur une matière sensible qui est organique, physique. Il s’agit de textile, donc quelque chose proche denos corps. Et puis, dans le sens où ce sont des images de victimes, de personnes blessées, vulnérables, il y a cette idée de les transposer sur un support qui recevrait cette image de manière protectrice, qui envelopperait la nature de l’image. Enfin, il y a le processus de flou. Le flou est à la fois mental et en même temps il vient d’une technique : le crayon sur le feutre ne fait pas un trait précis et net comme sur du papier.
Le dessin sur textile (feutre, velours) prend une part importante dans vos oeuvres. D’où vient cette envie de travailler ce support, ce textile et qu’apporte-t-il à votre travail ? Comment le travaillez-vous ?
En effet je choisis souvent des matières textiles, en fibres non tissées principalement. Je récolte à l’atelier beaucoup de serpillières, des essuies, des tissus divers, des serviettes en coton, des échantillons de feutrine, des torchons, des lavettes très bas de gamme, que je trouve un peu partout. Il y a l’aspect “nettoyage” que je trouve intéressant, tout comme le fait que ce sont des textiles le plus souvent à usage unique, destinés à être salis puis jetés. J’aime en particulier les fibres non tissées car ce sont des fibres accumulées les unes avec les autres, qui s’agglomèrent, qui proviennent parfois d’un animal, parfois de restes d’autres tissus que l’on jette, et qui ont des propriétés d’absorption intéressantes. L’encre pénètre bien dedans, et quant au crayon de couleur sur le feutre, la réaction est immédiate et plastiquement fascinante.
J’ai aussi travaillé avec du satin et du velours, qui sont choisis pour leurs aspect “noble”. À un niveau plus conceptuel, les tissus que j’utilise sont à envisager comme des récepteurs d’une image ou d’une donnée : ils les reçoivent et leur confère un caractère sensible, sensuel, que l’on a envie de toucher dans certains cas. Ils leurs donnent un “corps”. Il y a aussi cet aspect d’étouffement, d’enveloppement, dans les pièces qui parlent de victimes : les tissus leurs confèrent une sensibilité, un silence et une fragilité. Lorsque je choisis un papier, c’est le même fonctionnement, il doitavoir une raison de servir de support à telle ou telle idée, jusqu’au choix du format, du grammage, du grain, du blanc du papier.
Donnez-nous 5 mots qui définissent votre travail.
Suspend, feutre, couleur, humain, dessin.
Quelles sont vos inspirations ?
Je suis plutôt inspirée par des matières, des tissus, des papiers, les livres que je lis, des écrits ou essais sur le statut de l’image, les rapports à la violence, les sujets qui m’intéressent. Je suis inspirée par toutes les recherches que je fais dans les médias et l’actualité, les articles que je lis, ce que j’entends, ce qu’il se passe dans le monde. Je suis aussi bien sûr inspirée par des artistes et des expositions, parfois des films, des spectacles de danse.
Qu’est-ce qui vous a poussé dans cette voie ?
J’ai naturellement été vers des études artistiques, et je pense que ma formation à La Cambre a été très bonne.
[THECONVERSATION.COM, 15 février 2025] La puissance des plates-formes américaines telles que X, Amazon, Google ou Meta, désormais capables d’imposer leurs diktats aux États, est inédite à l’échelle de l’histoire. Récit d’une conquête fulgurante fondée sur une prédation généralisée.
La remise en cause des grands réseaux sociaux atteint aujourd’hui un niveau jamais rencontré, souligné par les appels massifs à quitter X. Elle fait suite à l’expression par leurs leaders, lors la prise de fonctions de Donald Trump, de positions politiques extrémistes. Mais la confusion règne et il est difficile de comprendre les logiques à l’œuvre dans une telle effervescence, où certaines postures se contredisent elles-mêmes (par exemple, interdire TikTok puis l’autoriser). Essayons d’y voir clair autour de mises en perspective.
Un enjeu de corruption du pouvoir politique comme point de départ
Les grandes firmes de la tech se sont bousculées pour financer la campagne de Trump puis sa cérémonie d’investiture, avec des montants tels qu’ils auraient été interdits en Europe. On peut s’en émouvoir, mais le fait est que ce faisant, elles ne font que profiter des modalités de financement politique (dites ‘SuperPAC’) introduites en 2010, qui autorisent des dépenses illimitées dans le cadre d’une élection. Il convient donc de se souvenir que les plates-formes du numérique avaient fait de même précédemment en faveur du camp démocrate, en espérant des retours qui ne sont pas venus. D’un point de vue structurel, c’est bien la corruption via les SuperPAC, comme l’avait indiqué dès 2010 le juriste Lawrence Lessig (Republic, Lost, 2011), qui détruit la démocratie américaine et non les positions politiques des leaders de la tech.
Pourquoi l’alliance des démocrates et de la tech a-t-elle capoté ?
Dans les années 2010, le libéralisme économique assumé, la liberté d’expression sans entraves à la mode américaine, appartenaient au camp démocrate. Trump I était vent debout contre les plates-formes, assimilées à des entreprises de fake news comme les médias en général. Les soutiens financiers de Trump I venaient plutôt des industries traditionnelles, pétrolière ou automobile notamment, et des opérateurs de télécoms mobilisés contre les plates-formes.
Mais en 2018, le scandale Cambridge Analytica révèle la négligence voire la complicité de Facebook, permettant d’influencer certains comptes dans des États clés lors des élections de 2016. C’est alors qu’après avoir prôné un laisser-faire absolu, dirigeants républicains comme démocrates basculent vers une politique de fermeté. En 2019, 48 procureurs et la Federal Trade Commission se coordonnent pour engager une procédure de démantèlement des grandes plates-formes agrégeant quantité de services, telles que Google et Facebook/Méta. Ces procédures, rejetées une première fois en 2022, sont encore en cours.
Les élections de 2020 cristallisent cette méfiance dès lors que Trump en conteste les résultats et soutient l’insurrection du Capitole, le 6 janvier 2021. Dans la foulée, les grandes plates-formes suspendent les comptes de Trump et d’organisations des assaillants. Trump crée Truth Social, les Proud Boys se réfugient sur Parler, etc.
Pour autant, les plates-formes, malgré leur prise de conscience de leur responsabilité, restent critiquées par les démocrates. Ils se rendent compte, un peu tard, que les formats de viralité qui guident les plates-formes, favorisent des expressions simplistes, réactives, clivantes, falsifiées, tout ce qui constitue un discours élémentaire d’extrême droite contre toutes les explications complexes des processus.
Jen Schradie, sociologue du numérique au Centre de recherche sur les inégalités sociales (Sciences po), a montré à quel point, dès les années 2010, ce sont ces courants qui ont profité des plates-formes et, particulièrement, depuis la pandémie de Covid qui a entraîné un recul très net de l’esprit critique de type scientifique.
Au même moment, les effets du Règlement général sur la protection des données (RGPD) commencent à se faire sentir en Europe. Il est même répliqué par l’État de Californie. À cela s’ajoute, le renforcement de la méfiance générale quant à la politique éditoriale trop tolérante vis-à-vis de Trump, de Steve Bannon et consorts, qui se conjugue à la suspicion de l’utilisation des données personnelles et aux effets délétères des réseaux sur certaines personnalités, ainsi que l’a montré Frances Haugen, lanceuse d’alerte qui publie les Facebook papers en 2019. Bref, le vent tourne pour les plates-formes du point de vue réglementaire, et la mise en place de modération, bien que coûteuse, s’annonce impérative.
La contre-offensive lancée par Musk et suivie par les autres plateformes
Nouvelle crise lorsque Elon Musk entreprend de racheter Twitter en 2022 : exode massif de comptes, départ d’annonceurs, rien n’arrête Musk qui taille dans les effectifs en visant en priorité les équipes de modération. Cet achat devient un moment clé de la campagne que Musk veut entreprendre contre l’idéologie dite wokequi, selon lui, aurait envahi ce réseau. Il a bien l’intention de devenir le porte-drapeau d’une révolution libertarienne en se servant de la plate-forme pour pousser tous ses arguments anti-État, antirégulation, anticensure. Il s’allie – alors provisoirement – avec les équipes de Trump issues d’une autre tradition réactionnaire, protectionniste et autoritaire, unis seulement par le culte du profit, de la concurrence sans régulation et de l’affaiblissement de l’État.
Cette alliance s’étend, à l’occasion de l’élection présidentielle de 2024, aux autres plates-formes qui ont compris qu’elles ont tout à gagner, premièrement, à interrompre le cycle de contrôle qui se mettait en place et à profiter de la dérégulation trumpiste ; deuxièmement, à bénéficier de son offensive extractiviste pour une énergie abondante, problème clé des data centers des plates-formes qui jettent aux orties leurs ‘engagements’ environnementaux. Au point d’en rajouter sur le plan idéologique, comme Mark Zuckerberg affichant une prétention masculiniste qui rappelle les origines de cette application qu’il avait créée pour classer les filles à Harvard. Ou Musk qui se lance dans une campagne aux relents nazis, aux États-Unis puis à l’étranger, en s’affirmant anti-immigrants, tout en défendant une émigration sélective dont les entreprises de la tech ont besoin (et plus spécialement d’Indiens formés, travaillant sans limites horaires et dans l’obéissance totale).
Objectif numéro 1 des plates-formes : poursuivre leur entreprise de prédation générale
Le modèle économique, culturel et légal des plates-formes depuis 2009 repose sur la prédation, et cela concerne aussi bien YouTube que Meta ou Twitter/X. Prédation des données personnelles pour la publicité programmatique, contre le RGPD européen. Prédation des contenus produits par les médias professionnels, normalement protégés par des droits d’auteur qui ont suscité des conflits très vifs entre Google et Facebook et les médias en Australie et au Canada. Depuis, les enjeux se sont aggravés avec l’utilisation de ces contenus pour entraîner leur IA sans avertir les ayants droit, y compris des scénaristes qui, en protestation, ont fait grève à Hollywood. Certains médias ont conclu des accords contraints et forcés, d’autres ont refusé, comme le New York Times. Prédation des entreprises : depuis les années 2010, les plates-formes ont racheté leurs concurrents ou les sociétés possédant des technologies de pointe, comme l’IA. Enfin, prédation des investissements et des talents.
Cette toute puissance, devenue l’égale des États est inédite dans l’histoire, le seul modèle comparable étant celui des compagnies des Indes (néerlandaise, anglaise et française) à partir de 1600 (Boullier, Puissance des plateformes numériques, territoires et souverainetés, Sciences po, 2022, 2e édition).
Cette puissance leur permet aujourd’hui d’attaquer de front les États hors des États-Unis, d’où les conflits ouverts avec l’Union européenne et avec le Brésil. Elle leur permet aussi de pénétrer en profondeur l’État américain en vue de devenir son fournisseur exclusif – comme pour Amazon –, de lui dicter ses politiques industrielles et spatiales, et d’acheter des électeurs ou des candidats, comme l’a fait Musk avec Trump qui a immédiatement fourni le retour sous forme de poste quasi ministériel.
Des solutions existent, qui feront l’objet d’un nouvel article à retrouver sur The Conversation.
Force est de déplorer – par les temps qui courent, où court également l’obscurantisme, jusque dans les couloirs de nos pouvoirs – que le journalisme n’exerce pas pleinement ce dernier, fut-ce en quatrième position. Car “Premier ou quatrième pouvoir, ou encore contre-pouvoir, le journalisme est mis en question en ce début de XXIe siècle. La multiplication des réseaux d’information et de communication, la mainmise de puissances économiques sur les médias, le contournement ou la stigmatisation des journalistes par des politiques, la défiance des publics envers les paroles d’experts, tout se conjugue pour considérer que le journalisme tel qu’on le connaît depuis le XIXe siècle est en passe de disparaître. Qu’en est-il ?” [Eveno, 2018]
Partant, n’est-ce-pas le juste moment pour arrêter les larmoiements sidérés : indignez-vous et entrez en résistance, préconisait Stéphane Hessel ! Pour nous, il ne faut pas lire cet appel à la dignité comme un raidissement suranné, une élégance de fin de civilisation : en temps de guerre comme en temps de disette morale, un résistant, c’est un homme ou une femme qui marche debout et qui ne considère pas l’adversité régnante (qu’il s’agisse de l’occupation nazie, du marketing politique américain ou de la droitisation de l’Europe et… de la Belgique) comme une fatalité,globale et pérenne.
A moins de croire en un Dieu incompétent ou pervers, on voit qu’il n’est de fatalitéque par le fait d’hommes et de femmes, qui se lèvent le matin, se grattent la tête avant leur café, qui se couchent le soir avec leur mal de dos et qui, entre les deux, ont posé des actes avec plus ou moins d’aveuglement.
Globale, la situation ne peut être, puisque déjà elle ne passe pas par vous et moi. Soljenitsyne martelait : “Non, le mensonge ne passera pas par moi. De tous les nœuds, c’est le plus simple à défaire. De tous les gestes, le plus dévastateur. C’est le battement d’ailes du papillon gros de toutes les tempêtes à venir. La clef de notre libération est là : le refus de participer personnellement au mensonge ! Qu’importe si le mensonge recouvre tout, s’il devient maître de tout, mais soyons intraitables au moins sur ce point : qu’il ne le devienne pas par moi !” Il appelait ainsi à rompre “le cercle imaginaire de notreinaction.”
La pensée totalitaire, dans ses plus belles érections mentales, présuppose la pérennité. Hélas pour les fantoches aux cheveux oranges (qui n’aiment pas les filles aux cheveux bleus), hélas pour les prédicateurs en robe longue, hélas pour les chefs de guerre qui ne vivent bien qu’en temps de guerre, jamais une situation forcée, contre-nature, ne s’est imposée durablement dans notre histoire. A travers les temps les plus troublés – par la peste brune ou la peste tout court – jamais une crispation fasciste, jamais une tentative de figer au quotidien les mouvements des hommes et des femmes, jamais une volonté de faire durer un polaroïd pris le premier jour de la révolution n’a pu durer : le dictateur monte à la tribune “pour mille ans” et finit quelques années plus tard, en chaise roulante, à faire le guignol sur le tarmac d’un aéroport. Ciao Augusto.
Voilà peut-être un parcours de rédemption ouvert à ceux de nos journalistes qui souffrent intimement d’avoir trop pratiqué le copier-coller avec les dépêches de Belga, de l’AFP ou, la chose est courante, les articles de leurs confrères. Ce n’est pas nouveau mais c’est plus visible aujourd’hui : il est grand temps que les hommes et les femmes reprennent leurs esprits et entrent en résistance contre la marée sombre. Cela demande une liberté absolue de conscience mais également un accès ouvert à cette conscience, un peu plus libre des aveuglements actuels, sans “écailles sur les yeux” dirait Proust. N’est-il pas de plus belle motivation pour un quatrième pouvoir en quête d’un renouveau ?
Lors, l’élégance ironique et le sérieux pimenté du chroniqueur judiciaire Philippe Toussaint fait date, lui qui a porté à bout de bras – et pendant des années – un périodique de qualité comme le Journal des Procès (dont nous dématérialisons les archives dans notre DOCUMENTA). Sa plume est belle et… vigilante !
[Journal des Procès n°147, 24 mars 1989] Le moins qu’on puisse dire est que l’ordre d’assassinat de Salman Rushdie fulminé par Khomeiny a pris le monde occidental de court. Très vite, on a pu lire sous des plumes dites autorisées (expression irritante s’il en est !) des avis ou même des opinions plus structurées selon quoi il faudrait tenir compte de la légitime susceptibilité d’un milliard de musulmans – légitime parce qu’ils sont un milliard ? respectable s’ils étaient deux milliards ? et sacrée s’ils étaient trois milliards ? Il faudrait comprendre, entendons et lisons-nous que Salman Rushdie n’aurait pas dû… N’aurait pas dû quoi ? Ecrire les Versets sataniques, ou même songer, songer seulement à écrire ce livre ? Ou qu’on aurait pas dû le publier, donc qu’il fallait censurer ?
Philippe Toussaint @ Journal des Procès
La provocation n’a, et nous l’espérons bien, ne sera jamais notre fort au Journal des procès, même si tolérance ne rime point pour nous avec indifférence. Le pis est, en quelque manière que ce soit, de ne jamais prétendre s’engager, tout au moins de ne pas le tenter, fût-ce avec les gémissements dont parle Pascal. S’il est vrai que les choses sont souvent, ou même le plus souvent en gris, il arrive aussi que ce soit noir ou blanc. Le crime des crimes paraît pourtant être aujourd’hui, pour l’intelligentsia, de ne pas entrer immédiatement en discussion, de ne pas, comme un déclic, faire intervenir l’argumentation dont les ressources sont délicieuses et infinies.
Cette tendance, devenue incoercible, obnubile peutêtre, dans l’affaire Rushdie, quelques éléments remarquables. Khomeiny est ou se prétend un mystique, c’est-à-dire un de ces imams qui seraient en communication directe avec Dieu et indiquent donc d’une voix sûre le sens de vérités révélées contenues dans le Coran. La discussion est certes difficile entre un athée ou un agnostique et un mystique. Elle engendre presque nécessairement l’ahurissement chez l’un et une colère sacrée chez l’autre, ce qui n’est point propice à la compréhension mutuelle. Toutefois, lorsque Khomeiny condamne Salam Rushdie à mort pour avoir écrit les Versets sataniques, mais fait accompagner cette condamnation d’une prime, allégoriquement en dollars, on se prend à lui retirer la moindre estime. Voilà que le Dieu d’Abraham aurait brusquement besoin, pour conforter l’alliance, de payer les fidèles ! A moins, comme le supputait récemment à la R.T.B. un des invités de Jacques Baudouin, que cela ne démontre qu’en réalité les fulminations de Khomeiny ne suscitent pas, dans le monde musulman, et même en Iran, un enthousiasme suffisant pour se passer de récompenses terrestres ?
La quasi certitude, un peu honteuse, où nous sommes que Salman Rushdie sera, non point exécuté mais abattu – les mots ont leur sens – prend dès lors autre figure puisqu’il existe, en Iran comme dans le reste du monde, des personnes capables de tuer n’importe qui pour de l’argent. Ce ne seraient plus d’ardents shiîtes qui abattraient pieusement Salman Rushdie mais d’ordinaires tueurs à gages.
Cette réflexion, si simple et, nous semble-t-il, si convaincante – sauf à croire qu’on peut être à la fois un soldat de Dieu et Son stipendié -, n’élude pas une des dimensions de la mort programmée de Rushdie, à savoir la provocation dont il aurait fait preuve avec les Versets sataniques, et plus précisément un souci de commercialisation. En choisissant un sujet dont il savait, par avance, qu’il susciterait une réaction indignée, il aurait tablé sur une publicité de mauvais aloi.
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C’est un domaine où on ne s’aventurera que prudemment. Plusieurs films, comme par exemple La dernière tentation du Christ, ont ainsi heurté (il serait
dérisoire de dire : ‘à tort ou à raison’) des sensibilités chrétiennes, notamment catholiques, ce qui amène à faire réflexion sur la liberté dans la création, d’une part, qui est le propre de l’artiste et, d’autre part, l’obligation où est celui-ci de suivre son inspiration, chose très différente assurément de son compte en banque ou même de sa notoriété.
A cet égard, Salman Rushdie n’est pas n’importe qui. Ceux qui s’intéressent à la littérature savent que c’est un grand écrivain dont, avant l’affaire, on citait le nom pour le prix Nobel. C’est un de ces auteurs dont on peut se persuader a priori qu’il ne choisissent ni le sujet ni le développement de leurs livres mais que ceux-ci s’imposent à eux.
Cette liberté dans la création (l’expression est de Virginia Woolf) est en réalité l’alternative aux vérités révélées et l’on conçoit dès lors aisément que Khomeiny fasse de Salman Rushdie l’ennemi numéro 1, exactement comme dans Le nom de la Rose, le seul ennemi réel est un livre consacré au rire.
L’affaire Rushdie n’est-elle pas à cet égard, si l’on parvenait à se désintéresser de la vie de Salman Rushdie, une excellente chose ? Elle constitue en effet une fuite en avant de l’intégrisme shiîte incarné par Khomeiny et va contraindre l’Islam tout entier à choisir entre cet ayatollah et des conceptions, non pas plus rationnelles, mais plus inquiètes et plus soumises à la pensée de bien d’autres gloires de la philosophie iranienne islamique, d’Averroës à Ali Gilâni ou Jamshîd Nûri en passant par Sadrâ Shirâzi et tant d’autres que Khomeiny voudrait oblitérer.
Qu’il ait ou non reçu un coup de téléphone de Dieu, Khomeiny essaie, oserait-on dire banalement ? de prendre le leadership de l’Islam dont le réveil, depuis si longtemps annoncé et qui, bien que compromis par les richesses pétrolières entretenant en fait le sous-développment, paraît s’annoncer ailleurs qu’en Iran.
Le quitte ou double lancé avec la mort programmée et stipendée de Salman Rushdie, aura peut-être son cadavre mais ce serait aussi celui d’un Islam humilié et donc désespéré.
[d’après MARIANNE.NET, 4 février 2025] Liberté d’expression. “C’est donc toi” : le procès de l’auteur de l’attentat contre Salman Rushdie s’ouvre, près de trois ans après les faits. […]
Le procès de l’homme accusé d’avoir failli tuer Salman Rushdie dans une attaque au couteau s’ouvre mardi au nord de New York, aux États-Unis. L’écrivain est visé depuis 1989 par une fatwa de l’Iran réclamant sa mort pour son roman, Les Versets sataniques. Le procès doit démarrer par la sélection du jury devant un tribunal du comté de Chautauqua. Cette localité bucolique de l’État de New York, au bord du lac Erié, à la frontière avec le Canada, avait été secouée à l’été 2022 par cette agression qui avait coûté un œil à l’auteur américano-britannique, né en Inde. […]
Cette agression avait choqué le monde entier, de la communauté littéraire aux capitales occidentales qui avaient apporté leur soutien à Salman Rushdie, symbole mondial de liberté d’expression. Le jeune homme a plaidé non coupable devant la justice de l’État de New York. Il est aussi poursuivi devant la justice fédérale pour “acte de terrorisme au nom du Hezbollah“, le mouvement libanais chiite soutenu par l’Iran. Téhéran avait nié toute implication dans l’attaque.
“Surpris” qu’il ne soit pas mort
“C’est donc toi“, avait confié avoir pensé l’auteur à la vue de l’assaillant. Apparu en public avec un cache-œil après son rétablissement, Salman Rushdie, 77 ans, a livré son récit de l’attaque dans son livre Le Couteau (Gallimard) paru en 2024…
[THECONVERSATION.COM, 30 janvier 2025] À la fin du XIXe siècle, le Français Augustin Mouchot (1825-1912) inventait un ingénieux concentrateur solaire. Mais la bureaucratie technique de l’époque, chargée de l’évaluer, en a livré une appréciation biaisée en la comparant au charbon qui alimentait les machines à vapeur – condamnant, au passage, l’appareil et ses multiples applications.
En matière d’énergie solaire, plusieurs moyens ont permis, au XXe siècle, de stopper l’innovation et de garantir le monopole des énergies fossiles et de leurs savoirs. Par exemple : la menace pure et simple, le rachat de brevets, la montée au capital ou encore la fermeture d’activité. L’expertise tendancieuse – sinon mensongère – a pu constituer un autre levier, ainsi que le montre le cas de l’évaluation officielle des appareils solaires d’Augustin Mouchot et de son associé Abel Pifre, à la fin du XIXe siècle.
Absent des manuels scolaires et délaissé des commémorations nationales pour le bicentenaire de sa naissance en 2025, le professeur de mathématiques appliquées et de physique Augustin Mouchot (1825-1912) est le pionnier français méconnu de l’énergie solaire moderne. Il a défendu et démontré les atouts de l’énergie solaire thermique et thermodynamique, particulièrement pour les pays de la zone intertropicale. Et cela, dès son ouvrage de synthèse et de prospective en 1869, puis avec un premier moteur à vapeur solaire de retentissement international, présenté à l’Exposition universelle de 1878 à Paris. Mais ce dernier a également rencontré après une mission de trois ans en Algérie et des financements publics importants, les incompréhensions auxquelles les énergies énergies renouvelables ont été confrontées depuis cette période. Ce qui n’a pas été sans lui valoir des adversaires…
Une commission d’étude transsaharienne de la chaleur solaire
La Commission des appareils solaires est créée le 19 février 1880 dans le cadre des travaux préparatoires du chemin de fer transsaharien. Elle doit tester les concentrateurs solaires à vapeur développés depuis près de 15 années par Augustin Mouchot – et depuis 1878 par Abel Pifre – dans la perspective du pompage de l’eau indispensable à la recharge des locomotives et au développement de gares-dépôts de combustible.
L’assassinant du colonel Flatters et de son escorte lors de la seconde reconnaissance du tracé, le 16 février 1881, un an et deux mois avant la remise du rapport de la commission, mettra fin au projet. La commission rassemble alors deux ingénieurs, un colonel et deux professeurs aux facultés de médecine et des sciences de Montpellier. L’appareil solaire testé, doté d’un réflecteur de trois mètres de diamètre, est construit par la société d’Abel Pifre, officiellement constituée en janvier 1881 et première entreprise au monde à commercialiser des cuiseurs, distillateurs et moteurs solaires. Les essais ont lieu en 1881 au fort de Montpellier sous la supervision du professeur de physique André Crova (1833-1907), qui rédigera le rapport final.
Docteur en physique électrochimique, avec 74 publications touchant à l’optique, à l’électricité, aux ‘radiations calorifiques’ – dont celles du Soleil –, c’est un pionnier du calcul de la ‘constante solaire’, quantité d’énergie solaire reçue par la Terre hors atmosphère sur une surface d’un mètre carré exposée perpendiculairement au soleil.
Les étranges calculs du ‘rendement industriel’
La note manuscrite d’André Crova, discutée durant la séance du 3 avril 1882 de l’Académie des sciences, est la version courte du rapport qu’il publie dans les mois suivants, qui comporte quarante-cinq pages et une illustration. Son diagnostic déborde du projet transsaharien et met en regard l’énergie solaire avec la grande énergie fossile, alors concurrente, que représente le charbon.
On s’est préoccupé dans ces dernières années de tentatives faites en vue d’utiliser pratiquement l’énergie des radiations solaires. Ces radiations sont en effet la cause presque unique de tous les phénomènes atmosphériques, de tout travail moteur, et de la vie sous toutes ses formes, à la surface de notre globe. Mais ces forces motrices, irrégulières et sujettes même à faire défaut à un moment donné, sont maintenant partout remplacées par celle de la vapeur, qui, toute coûteuse qu’elle est, a du moins pour elle la constance et la régularité, qui sont une des premières conditions que l’industrie demande à un moteur.
André Crova inaugure ainsi le discours des experts dont l’influence va se renforcer au fil de l’ère thermo-industrielle. Spécialiste d’un domaine étroit – la mesure des radiations solaires –, il est mandaté pour l’évaluation d’une technologie de conversion énergétique – les récepteurs solaires thermodynamiques Mouchot-Pifre –, dans le cadre d’une ligne de transport à l’intérieur du Sahara. Au final, il délivre un avis non pas sur le fond, mais sur sur les formes d’énergie qui devraient être privilégiées dans le cadre de la modernité. Ce glissement fait de son rapport la première grande condamnation officielle de l’utilisation du rayonnement solaire pour produire de l’énergie.
Car la commission ne s’arrête pas sur les applications pratiques de la machine à vapeur solaire. Citons par exemple :
189 jours de fonctionnement sur l’année en 1881 à la latitude de Montpellier et 14 litres d’eau distillée (c’est-à-dire, vaporisée) par jour de fonctionnement en moyenne ;
la possibilité d’y ajouter une pompe ou un moteur rotatif ;
celle de procéder à la distillation d’alcools, de plantes ou à la pasteurisation de l’eau ou des aliments ;
celle de procéder à la cuisson de la nourriture humaine ou pour les animaux ;
celle de procéder à la calcination et au chauffage de matériaux (chaux, graisses, briques, poteries, pâte à papier) ;
la possibilité d’en faire une pile thermoélectrique ;
la possibilité de produire de la glace avec l’ammoniac et une machine des frères Carré, (comme Mouchot le fit en 1878) ;
la possibilité éventuelle de procéder de faire tourner une machine à coudre ou d’imprimer des journaux avec.
Mais non, le travail d’André Crova se limite à la mesure d’un ‘rendement industriel de l’appareil‘, à partir du ‘nombre de calories emmagasinées par la chaudière‘.
Le principe est le suivant :
La chaudière placée au centre du réflecteur solaire vaporise de l’eau à partir de laquelle, une fois la vapeur refroidie dans un serpentin, il est possible, ‘au moyen de la formule de Regnault’, de calculer ‘le nombre de calories utilisées par l’appareil’ ;
Simultanément un ‘actinomètre’ évalue le rayonnement solaire d’heure en heure, corrigé par la température, l’hygrométrie de l’air et la hauteur du soleil (c’est-à-dire, la transparence et l’épaisseur atmosphériques), afin de calculer les ‘calories incidentes’ ;
En divisant le premier chiffre par le second, on obtient un rapport, que l’on appelle ‘rendement économique de l’appareil’. En 1881 à Montpellier, il a été évalué à 0,491 calorie par mètre carré, avec un maximum à 0,854.
En un mot, à l’évaluation de la puissance effective, de la fonctionnalité et de la praticité des appareils solaires s’est substituée, au prix d’une somme d’approximations considérables, la simple évaluation d’un rendement théorique : celui du nombre de calories captées par rapport aux calories disponibles. Le tour de passe-passe accompli autorise le physicien rapporteur André Crova à conclure sur des hypothèses économiques, et non à se prononcer sur l’intérêt technoscientifique du principe et du fonctionnement du moteur solaire.
C’est donc sur un mode conditionnel que la condamnation de l’énergie solaire est exprimée en 1882. Il est intéressant de noter que les termes en sont restés presque inchangés jusqu’à nos jours, y compris pour les autres types de conversion d’énergie tels que le photovoltaïque – solaire vers électrique – ou l’éolien – mécanique vers électrique. Déjà en 1882, la régularité économique et la disponibilité des combustibles fossiles dans les pays développés sont les principaux arguments avancés par André Crova.
En France et dans les climats tempérés, l’énergie de la radiation solaire est trop affaiblie au niveau du sol […] pour que l’on puisse espérer pouvoir emprunter dans des conditions économiques et régulières une partie de l’énergie solaire pour l’appliquer aux besoins de l’industrie. Telle est mon opinion personnelle, qui résulte des expériences que nous avons faites pendant la durée de l’année 1881. […] Remarquons d’ailleurs que, dans les conditions dont nous parlons, le prix du travail moteur ou de la chaleur équivalente a une importance relativement faible, vu la facilité de transport du combustible. […] Mais dans les pays où le soleil […] envoie des radiations plus intenses, la conclusion serait-elle identique ? La réponse à cette question exige la connaissance de trop de points spéciaux pour que nous puissions la donner ici.
Le professeur d’université André Crova, spécialiste de la mesure de la chaleur solaire, exécute avec les mots d’un expert industriel les appareils Mouchot-Pifre. Il admet pourtant des limites à son travail. En effet, lorsque
le vent souffle avec force dans la direction de l’orifice de l’actinomètre […] les observations sont impossibles […], tandis que la distillation (c’est-à-dire la production de vapeur, ndlr) se produit même dans les circonstances les plus défavorables, pourvu que le soleil brille.
Autrement dit, l’appareil, plus efficient que son ‘mesureur’, fonctionne même les jours où l’on ne peut effectuer de mesures. Dans son mémoire à l’Académie des sciences, le physicien admet aussi qu’en l’absence d’isolation de la chaudière, la température extérieure influence davantage la distillation de l’eau que le soleil. Pire, puisque l’actinomètre ne laisse pas passer les mêmes longueurs d’onde que le manchon en verre de la chaudière. Comme l’écrit André Crova,
par les plus fortes intensités, les radiations obscures (rayonnement infrarouge, ndlr), non transmissibles par le verre, sont arrêtées par le manchon, et le rendement diminue, quoique la quantité de chaleur utilisée augmente.
Ainsi, du fait du choix d’un tel rendement comme valeur d’évaluation, les appareils solaires ‘fonctionneraient’ moins bien dans les périodes précises où justement ils chauffent le plus. On croit rêver. La notion de rendement pour une source primaire d’énergie gratuite et inépuisable révèle ici sa limite : nul besoin d’être physicien pour comprendre que plus le soleil brille, plus l’énergie solaire est abondante, quand bien même la qualité de la conversion/captation du rayonnement baisse avec l’augmentation de l’intensité de ce rayonnement.
‘De l’eau froide sur le soleil de M. Mouchot’
Mais le coup de grâce tient dans l’image que retient la presse, c’est-à-dire la mise en équivalence du rendement maximum du mètre carré solaire selon les calculs précédents et de la quantité de charbon correspondant. Celui-ci représente :
à peu près la chaleur produite par 240 grammes de charbon, en admettant que la moitié de la chaleur qu’il produit en brûlant soit utilisée à vaporiser l’eau.
Une poignée de carbone polluant contre une heure de soleil sur un mètre carré de métal brillant ? Sans gaz à effet de serre, éternellement et gratuitement, mais avec des intermittences ? On peut se demander ce qu’il serait advenu du monde si André Crova n’avait pas déversé sans vergogne ‘de l’eau froide sur le soleil de M. Mouchot’, ainsi que relèvera immédiatement le journaliste scientifique de l’époque Louis Figuier. Malgré les démentis, deux ans plus tard l’entreprise d’Abel Pifre disparait, et avec elle les projets et brevets solaires d’Augustin Mouchot.
Changer de regard sur l’énergie solaire ?
L’histoire d’Augustin Mouchot n’est pas un cas isolé. L’économiste Sugandha Srivastav soulignait, au sujet d’un autre innovateur solaire – américain celui-ci – arrêté dans sa course au début du XXe siècle, que
s’il est douloureux de réfléchir à ce grand “et si” alors que le climat s’effondre sous nos yeux, cela peut nous apporter quelque chose d’utile : savoir que tirer de l’énergie du soleil n’a rien d’une idée radicale, ni même nouvelle. C’est une idée aussi vieille que les entreprises de combustibles fossiles elles-mêmes.
Aurions-nous aujourd’hui, 143 plus tard, la même sévérité sur le potentiel des ressources solaires et les mêmes certitudes à propos des énergies fossiles que la commission du ministère des travaux publics de Montpellier ? C’est la question qu’il nous faut poser, de façon urgente, à tous les André Crova de notre temps.
[AGENCEWALLONNEDUPATRIMOINE.BE] L’Agence wallonne du Patrimoine – Pour transmettre le patrimoine wallon aux générations futures. Le patrimoine de Wallonie est un héritage commun. Il concerne tout le monde. Depuis 1988, la gestion du patrimoine culturel immobilier est réalisée par le Service public de Wallonie. Au nom de la collectivité, les agents du SPW assurent la pérennité de ce patrimoine et veillent à son maintien dans un environnement bâti et naturel de qualité. En Wallonie, on dénombre près de 4 000 biens classés au titre de monument, de site, de site archéologique ou d’ensemble architectural. La gestion du patrimoine repose sur les principes de la conservation intégrée qui visent une politique globale de sauvegarde et de réhabilitation du patrimoine culturel prenant en compte la valeur et le rôle de ce patrimoine pour la société. Ce concept a influencé l’élaboration des politiques partout en Europe et a considérablement élargi la notion même de patrimoine. La formation aux différents métiers liés au patrimoine, ainsi que la promotion du patrimoine au plus large public possible font aussi partie des missions de l’Agence wallonne du Patrimoine (AWaP). [En savoir plus sur le site de l’AWAP…]
Journées du patrimoine
[JOURNEESDUPATRIMOINE.BE] C’est en 1989 que la Wallonie et dix-neuf communes bruxelloises accueillent la première Journée du Patrimoine. L’année 1993 constitue un double tournant. Mises au pluriel, les Journées du Patrimoine en Wallonie occupent désormais tout un week-end et c’est l’année de l’instauration des thèmes. En 1994, la gratuité d’accessibilité aux monuments, aux ensembles architecturaux et aux sites inscrits au programme est demandée à tous les organisateurs. Le libre accès généralisé est un des éléments qui fait le succès des thèmes successifs déclinés par les Journées de 1994 à 2012, ceux-ci s’avérant par ailleurs très porteurs : Patrimoine industriel et social, Patrimoine rural, Patrimoine archéologique, Patrimoine militaire, Patrimoine médiéval, Patrimoine insolite… Des centaines de milliers de visiteurs ont ainsi participé à ces Journées depuis leur création. Un pic de fréquentation a été réalisé en 2003 grâce au choix d’un sujet très accrocheur, Châteaux et demeures privées. Le record du nombre d’activités a été, quant à lui, atteint en 2016, avec la thématique Patrimoine religieux et philosophique. Parmi les centaines de sites ouverts chaque année, on compte des lieux généralement inaccessibles au public qui décident d’ouvrir exceptionnellement leurs portes à cette occasion. […] Chaque année, les Journées du Patrimoine proposent, le 2e week-end de septembre, de découvrir gratuitement le patrimoine wallon.
Cliquez sur la vignette…
En 2024, l’AWAP a édité une brochure didactique à l’attention des plus jeunes, un Guide facile à lire et à comprendre (FALC) dont nous transcrivons des extraits ci-dessous, pour vous en donner un avant-goût. La version complète et illustrée est téléchargeable sur le site des Journées du patrimoine…
Découverte du Patrimoine. Guide facile à lire et à comprendre (FALC)
Avant-propos
Le patrimoine, ce sont les choses laissées par les personnes qui ont vécu avant nous : des bâtiments ; des beaux paysages ; des objets anciens ; des traditions, comme des fêtes. La brochure est divisée en 3 parties :
qu’est-ce que le patrimoine ?
qui s’en occupe ?
comment on s’en occupe ?
Tu trouveras aussi des informations sur les métiers du patrimoine.
Le patrimoine, c’est quoi ?
Le patrimoine est un héritage, transmis de génération en génération. Ce sont des choses que les personnes du passé nous ont laissées. Voici quelques exemples de patrimoine : des bâtiments anciens (châteaux, églises, maisons…) ; des sites archéologiques (ruines…) ; des objets d’art (peintures, sculptures, meubles…) ; des traditions (histoires, chansons, danses, fêtes…) ; des ressources naturelles (parcs, paysages particuliers, jardins botaniques…).
Certains bâtiments, qui sont construits aujourd’hui, deviendront peut-être du patrimoine. Les personnes pourront encore y vivre ou les visiter après nous.
Patrimoineest un mot masculin. Depuis peu, on utilise aussi un mot féminin : Matrimoine. Le mot Matrimoine est utilisé pour parler des choses laissées par les femmes : les traditions, leurs métiers, leurs inventions, leurs peintures et leurs livres…
Le patrimoine naturel, ce sont : les jardins de châteaux, les milieux marins, les forêts anciennes…
Le patrimoine culturel, ce sont : les bâtiments, les objets, les fêtes…
Le patrimoine culturel matériel ou immatériel, c’est quoi ?
Le patrimoine culturel matériel, c’est tout ce qu’on peut toucher : les objets, les bâtiments…
Le patrimoine culturel immatériel, c’est tout ce qu’on ne peut pas toucher : les fêtes, les danses, les chansons…
Le patrimoine culturel immobilier ou mobilier, c’est quoi ?
Le patrimoine culturel immobilier, c’est tout ce qu’on ne peut pas bouger : les bâtiments, les immeubles…
Le patrimoine culturel mobilier, c’est tout ce qu’on peut déplacer : les objets, les peintures, les statues…
Le patrimoine culturel immobilier, c’est quoi ?
Ce sont les monuments et les vestiges archéologiques. Les vestiges archéologiques, ce sont des ruines, des vieux objets trouvés dans la terre.
Les monuments
Un monument, c’est un bâtiment qui permet de se souvenir du passé. Des spécialistes étudient les bâtiments anciens. Ce sont des historiens, des archéologues. Ils examinent les bâtiments pour comprendre leur histoire, savoir comment les protéger.
Il y a plusieurs sortes de monuments. Les monuments sont classés par :
Fonction : à quoi sert le bâtiment ? Un bâtiment peut servir à plusieurs choses. Exemple : un château peut aussi devenir un restaurant.
Style : c’est la mode de l’époque. Chaque style a un nom différent. Exemples : l’Art nouveau, l’Art déco…
Époque : c’est le moment de la construction.
Dans le patrimoine, on trouve aussi un héritage industriel. Cela veut dire : des usines, des ateliers, des mines…
Dans le patrimoine, on trouve aussi le petit patrimoine. Cela veut dire : des fontaines, des lampes, des cloches…
Les vestiges archéologiques
Les vestiges archéologiques sont des vieux objets trouvés dans la terre. Un archéologue est une personne qui fouille la terre. La personne cherche des vieux objets et des traces du passé. Ce sont les objets de nos ancêtres. Les ancêtres, c’est quoi ? Les ancêtres sont les personnes qui ont vécu avant nous. Les objets trouvés sont souvent cassés.
QUI ? LES ACTEURS DU PATRIMOINE
Les acteurs du patrimoine sont les personnes qui travaillent pour le patrimoine : archéologues (personnes qui fouillent la terre), restaurateurs d’art (personnes qui réparent les objets), tailleurs de pierre (personnes qui remplacent les pierres abîmées)…
La Belgique est divisée en 3 grandes parties qui s’appellent les régions (la Flandre, la Wallonie, Bruxelles).
La Région wallonne (la Wallonie)
Chaque région a son chef qui s’occupe du patrimoine. Ce chef s’appelle un ministre. Ce ministre a ses règles pour s’occuper des choses importantes. Il doit protéger les biens du patrimoine (des châteaux, des églises, des maisons anciennes…).
L’Agence wallonne du Patrimoine (AWaP)
Le ministre du patrimoine se fait aider par une grande équipe. L’équipe s’appelle : l’Agence wallonne du Patrimoine (AWaP) :
Protéger
L’équipe protège notre patrimoine en créant des lois.
Restaurer
L’équipe répare les bâtiments.
Valoriser
L’équipe travaille pour que le patrimoine serve encore aujourd’hui.
Fouiller
L’équipe fouille la terre pour trouver des objets et des restes du passé.
Former
L’équipe apprend aux travailleurs à s’occuper des bâtiments.
Sensibiliser
L’équipe explique aux gens que le patrimoine est important.
La Commission royale des monuments, sites et fouilles (CRMSF)
La Commission est une assemblée. Ce sont des personnes qui travaillent ensemble pour : conseiller le ministre sur les travaux à faire ; dire au ministre quand un bâtiment doit être protégé.
Les propriétaires, associations, architectes, artisans et entreprises
Il y a d’autres personnes qui s’occupent du patrimoine en Wallonie :
Les associations. Ce sont des personnes qui travaillent pour faire connaître le patrimoine.
Les artisans. Ce sont des personnes qui travaillent pour réparer les bâtiments.
…
COMMENT ? LES OUTILS POUR GÉRER LE PATRIMOINE
Recensements et mesures de protection
Les inventaires
Pour protéger le patrimoine, on fait des listes et des classements. On fait des listes avec toutes les choses qui font partie du patrimoine. Ces listes s’appellent des inventaires. On fait des inventaires par : bâtiments ; objets trouvés dans le sol et restes du passé ; donjons ; anciennes églises ; anciennes usines ; parcs et jardins…
On fait aussi des inventaires des petites choses du patrimoine : des lavoirs, des fours à pain, des moulins…
Le patrimoine classé
Certains bâtiments et paysages sont tellement beaux et importants qu’ils sont classés. Cela veut dire que ces bâtiments et paysages sont protégés par une loi. Il est interdit de modifier les bâtiments sans autorisation du ministre. Les bâtiments classés sont les plus importants et les plus rares.
On a beaucoup de bâtiments importants et de paysages classés en Wallonie :
Quand un bâtiment ou un parc est classé, on met un blason bleu à l’entrée. Cela veut dire qu’il est protégé. On ne peut pas le réparer ou le modifier sans autorisation.
En plus des bâtiments et paysages, on classe aussi les objets importants et les fêtes : les tableaux, les sculptures, les vieux meubles, les carnavals, les chansons… Ce sont d’autres personnes qui s’en occupent.
Le patrimoine exceptionnel de Wallonie
Le patrimoine exceptionnel, c’est quoi ? Ce sont les plus beaux bâtiments : des châteaux magnifiques, des ruines qui racontent notre passé…
La liste du patrimoine mondial
En plus du patrimoine de notre pays, il existe un patrimoine mondial. C’est l’UNESCO qui s’en occupe. L’UNESCO est un groupe de personnes qui travaillent pour le patrimoine mondial. L’UNESCO a créé une liste des plus beaux bâtiments et sites du monde. Chez nous, 8 sites sont dans la liste :
Les 4 ascenseurs du canal du Centre et leur site (La Louvière et Le Roeulx),
Les 7 beffrois (Binche, Charleroi, Gembloux, Mons, Namur, Thuin et Tournai),
La cathédrale Notre-Dame de Tournai,
Les minières néolithiques de silex de Spiennes (Mons),
4 sites miniers majeurs (le Grand-Hornu, Bois-du-Luc, le Bois du Cazier et Blegny-Mine),
La ville de Spa,
Des sites funéraires et mémoriels de la Première Guerre mondiale (front Ouest),
Des portions de la forêt de Soignes.
Conservation, restauration et réaffectation
Il faut prendre soin du patrimoine. Pour cela, il faut faire attention à 3 choses :
conserver : c’est très important, il faut éviter que les bâtiments s’abîment.
restaurer : c’est réparer les bâtiments qui sont cassés.
réaffecter : c’est donner une nouvelle fonction aux bâtiments qui ne sont plus utilisés. Par exemple, un château devient une salle des fêtes.
Parfois, un bâtiment classé ne peut plus être utilisé comme il l’était avant. Il est devenu : trop vieux, trop petit… Alors on va faire autre chose dedans : une ancienne ferme peut devenir un lieu de fêtes ; une vieille usine peut devenir un musée ; une église peut devenir une bibliothèque.
Les bâtiments classés sont très importants. Il faut protéger les bâtiments classés. Protéger un bâtiment veut dire qu’on doit pouvoir continuer à y vivre, à l’utiliser ou le visiter sans le modifier. Parfois, un bâtiment s’abîme avec le temps. On doit alors faire des travaux. C’est le ministre qui donne de l’argent.
Sur chantier : focus sur les métiers du patrimoine
Lorsqu’il faut faire des travaux, il faut un chef qui décide. Le chef est un architecte. L’architecte va dire aux autres personnes ce qu’il faut faire. Ces autres personnes sont : un maçon (il répare les murs en pierre et en brique), un couvreur (il répare le toit), un peintre (il peint les murs), un plafonneur (il répare les murs à l’intérieur du bâtiment), un jardinier (il s’occupe des parcs et des jardins)…
La traduction (humaine) est un métier exigeant et un domaine technique qui reste vivant face aux technologies soutenues par l’intelligence artificielle (un oxymore !). Nous partageons avec vous la transcription partielle d’une plaquette réalisée en 1995 par le Centre de terminologie de Bruxelles (CTB, Bruxelles). Elle avait été réalisée avec le soutien du Service de la langue française de la Direction générale de la Culture et de la Communication.
N.B. Le document transcrit ici est assez technique : si vous n’avez pas d’affinités particulières avec le domaine linguistique, visitez plutôt notre BIBLIOTECAet choisissez un livre selon votre bon plaisir…
Ce vademecum est un élément d’une initiative appelée Néologie traductive, réalisée avec le soutien du Service de la langue française de la Direction générale de la Culture et de la Communication. Il s’adresse aux traducteurs, dont l’activité quotidienne est une source importante de néologismes. Cette action a trois objectifs :
l’assistance en matière de néographie,
le recensement et la diffusion des néologismes créés ou rencontrés par les traducteurs, et
l’étude de la pratique néographique des traducteurs.
Ces objectifs sont poursuivis par les initiatives suivantes :
formation d’un réseau de traducteurs qui désirent signaler, par l’intermédiaire du CTB, les néologismes créés par eux-mêmes ou rencontrés au cours de leur travail ;
distribution de ce vademecum rédigé à l’intention des traducteurs ;
assistance directe, par téléphone, à la création néologique ; rappel des matrices lexicogéniques de telle ou telle discipline, propositions de néologismes, recherche dans les banques de terminologie et autres sources ;
collecte et échange, par domaine de spécialité, des néologismes créés par les traducteurs qui participent à l’action ;
étude philologique, terminologique et socio-culturelle des néologismes ainsi récoltés.
Cette initiative s’intègre également dans un projet du RINT (Réseau International de Néologie et de Terminologie), qui a l’intention de mettre sur pied un réseau francophone d’échange de néologismes.
INTRODUCTION
Dans les différents domaines de la vie sociale, les usagers créent leurs termes au fur et à mesure de leurs besoins. Le lexique s’enrichit ainsi continuellement, notamment pour dénommer ou désigner de nouvelles réalités. Le traducteur sera donc souvent confronté à des problèmes terminologiques qu’il devra résoudre, le plus souvent par lui-même. Il rencontrera des termes dans la langue-source (LS) pour lesquels il n’existe pas encore d’équivalent dans la langue-cible (LC). Si l’on définit la néologie comme l’ensemble des techniques de formation de nouveaux termes, il s’occupera donc, si nécessaire, de néologie.
Néologie primaire et néologie traductive
On peut distinguer deux types de néologie : celle où la formation d’un nouveau terme, dans une langue précise, accompagne la formation d’un nouveau concept et celle où le terme existe déjà dans une langue et où un nouveau terme est créé dans une autre langue. La situation typique dans laquelle se déroule le premier processus est la situation de travail (le laboratoire de recherche, la fabrication de nouveaux produits, etc.). La situation typique de la deuxième forme de néologie est la traduction. Appelons la première forme néologie primaire et la deuxième néologie traductive.
La néologie traductive peut être le fait, sporadique ou plus ou moins systématique, d’instances chargées de terminologie. Ces instances proposent des équivalents pour des termes qui souvent circulent déjà dans la langue d’arrivée sous forme d’emprunts, de calques ou de termes jugés mal formés.
Cependant, la forme la plus ancienne et la plus naturelle de néologie traductive, c’est-à-dire la formation et l’introduction de nouveaux termes qui ont déjà un précédent linguistique, est la traduction, activité quotidienne des traducteurs de textes techniques et scientifiques. Ils sont les premiers à être confrontés aux nouveaux termes en LS et aux nouveaux concepts, pour lesquels lem métier les contraint à proposer un équivalent dans la LC.
Nous appelons donc “néologie” la création d’un nouveau terme par un traducteur et, pour la facilité de notre propos, “néologisme” un nouveau terme, proposé dans une traduction, tout en sachant qu’un néologisme n’existe réellement que si le terme entre dans tm certain usage, qui ne se réduit pas à une communication unique entre l’auteur du terme créé et ceux qui prennent connaissance du nouveau terme.
Les principes de la néologie traductive
La néologie traductive obéit en premier lieu aux principes mêmes de la traduction.
Un premier principe peut être formulé ainsi : on ne traduit pas une langue dans une autre langue (Ll>L2), mais une traduction rend un message exprimé dans la langue-source. Ceci a des conséquences pour la néologie traductive.
Le traducteur ne cherche pas systématiquement des équivalents pour tous les termes du texte à traduire (il ne traduit jamais mot à mot) ; il ne crée donc pas systématiquement des équivalents pour tous les termes qu’il rencontre et pour lesquels il n’existe pas d’équivalent dans la langue-cible. Il crée de nouveaux termes s’ils sont utiles pour la transmission correcte du message. Sa première obligation n’est pas l’équivalence des tennes, mais l’équivalence du message.
Dans le cas de la traduction par équivalence des termes, qui joue un rôle plus important dans la traduction spécialisée que dans la traduction de textes plus littéraires, le traducteur ne cherche pas d’emblée à traduire le terme. Il identifie la notion exprimée par le terme du texte de départ et réexprime ensuite la notion dans le texte traduit. La question qu’il se posera est donc celle-ci : quel est le terme dans la langue-cible dont le sens correspond exactement à la notion exprimée par le terme dans la langue-source ? L’adéquation, c’est-à-dire la qualité qu’a un terme de bien convenir à la notion qu’il exprime, dans le contexte précis du texte à traduire, est donc l’exigence principale.
Le traducteur aura la même attitude lorsque, dans le cas d’équivalents manquants, il doit combler les lacunes et proposer de nouveaux termes. Avant de passer par le prisme du système de la langue, le néologisme passe par le prisme du système notionnel, ce qui est d’ailleurs la meilleure façon de s’affranchir du terme utilisé dans la langue-source.
En s’attachant avant tout au référent, le traducteur sait qu’une réalité peut souvent être considérée et dénommée selon plusieurs facettes ou points de vue. Cette attitude lui permettra de créer de bons équivalents, des termes qui donnent une image aussi nette que possible du référent. La connaissance de l’univers notionnel du domaine, grâce à laquelle le traducteur appartient à la même conummauté de pensée que l’auteur et le lecteur, lui permettra de reconnaître plus facilement la fonction du néologisme dans la LS.
Un deuxième principe, d’ordre terminologique cette fois, valable pour toute traduction, est le respect des traditions pour la formation des termes dans le domaine de spécialité considéré. Chaque science, chaque discipline, chaque technique se définit par une terminologie particulière, structurée et conditionnée par la spécificité de son objet, de son point de vue et de ses finalités. Chaque discipline ne possède pas seulement son système notionnel propre, mais également ses matrices terminogéniques, qui lui font choisir de préférence certaines lois de construction des termes. Un nouveau terme n’est pas un objet isolé mais un élément d’un système plus ou moins structuré. Le traducteur professionnel expérimenté distingue ce qui est linguistique de ce qui est terminologique. Il sait qu’en terminologie, il y a peu d’équivalents établis. Les équivalents présentés dans les dictionnaires ne sont en fait que des possibilités auxquelles le traducteur est libre ou non de donner vie. On pourrait dire, paradoxalement, que le seul véritable terminologue est le traducteur.
Le troisième principe, enfin, relève du respect de la langue-cible. Dans ses créations de termes, le traducteur sera conservateur et suivra les voies tracées par la langue.
Les termes français se rattachent généralement à des éléments préexistants de la langue, permettant d’en saisir, ne fût-ce que superficiellement, la signification. Les termes sont souvent motivés : les raisons du choix de leur forme sont transparentes et au moins une partie des termes est immédiatement intelligible.
Les nouveaux termes doivent, à leur tour, offrir la possibilité d’engendrer des dérivés dans leur catégorie lexicale ou dans d’autres catégories lexicales. Ils doivent pouvoir s’intégrer dans des formations syntagmatiques futures.
Les différents procédés de formation des termes présentés dans ce vademecum permettent de créer des termes qui s’intègrent naturellement dans la langue.
Le vocabulaire de spécialité est formé sur la base des mêmes principes que les mots de la langue commune. Il est rare que des mots entièrement neufs voient le jour. Les nouveaux mots, et dans une proportion encore plus grande, les nouveaux termes, sont, généralement, des assemblages d’éléments existants.
Ainsi, ce guide répertorie-t-il les différents procédés de combinaison de matériaux lexicaux permettant la constitution de nouvelles unités lexicales. Ces procédés sont au nombre de neuf : la dérivation, la confixation, la composition, la formation syntagmatique, l’emprunt, l’abrègement, la néologie de sens, la création ex nihilo et l’éponymie.
1. DERIVATION
Les termes peuvent être dérivés d’autres termes par adjonction d’affixes, par conversion grammaticale ou, plus rarement, par suppression d’affixes.
1.1 Affixation
L’affixation consiste en l’agglutination d’éléments lexicaux, dont un au moins n’est pas susceptible d’emploi indépendant, en une forme unique. Les éléments d’un terme dérivé sont la racine et les affixes. La racine est la base à partir de laquelle sont dérivées les formes pourvues d’affixes (égal– pour le terme égalité, detect– pour le terme détecteur). Les affixes sont les éléments adjoints au radical. Ils sont appelés préfixes s’ils précèdent le radical (ex. renommer) et suffixes s’ils le suivent (ex. changement).
Un même préfixe peut avoir des significations différentes. Par exemple, le préfixe in- a un sens différent dans les termes insubmersible (qui ne peut pas être submergé) et infiltrer (pénétrer peu à peu). Les préfixes ne changent pas la catégorie lexicale du radical, contrairement aux suffixes.
On peut grouper les suffixes suivant les transformations lexicales qu’ils font subir aux mots auxquels ils s’attachent.
Suffixes qui transforment les verbes en noms :
Ils peuvent marquer l’action ou son résultat. Les principaux suffixes de cette catégorie sont les suivants : -ion (oxyder > oxydation) ; -age (empoter > empotage) ; -ment (dénombrer > dénombrement) ; -ure (couper > coupure) ; -is (semer > semis) ; -(a)nce (résonner >résonance) ; -ing (camper > camping) ; -at (alcool > alcoolat) ; -aison (incliner > inclinaison) ; -erie (pêcher > pêcherie). Ils peuvent désigner l’agent, humain ou non animé : -eur/-euse (employer > employeur/employeuse) ; -(at)eurl-atr)ice (calculer > calculateur/calculatrice) ; -oir (semer > semoir). Ce dernier suffixe peut désigner également un lieu ou un objet (présenter > présentoir) -oire (nager > nageoire).
Suffixes qui transforment les noms ou les adjectifs en verbes :
Le suffixe le plus utilisé est -er/-iser (gaz > gazer ; fertile > fertiliser). Cependant certains verbes créés par analogie ou non adoptent un autre suffixe (alunir, suivant l’exemple d’atterrir; blanc > blanchir, théâtral > théâtraliser). Une transformation du nom ou de l’adjectif en un verbe s’accompagne souvent de l’ajout d’un préfixe (froid > refroidir, mer > amerrir).
Suffixes qui transforment des noms en adjectifs :
-é (accident > accidenté) ; -u (feuille > feuillu) ; -(a)ble (carrosse > carrossable) ; -aire, forme savante du suffixe -ier (cession > cessionnaire) ; -el (institution > institutionnel) ; -uel (texte > textuel) ; -eux (granit > graniteux) ; -ien, utilisé pour créer des termes par antonomase (Freud > freudien) ; -if, utilisé surtout avec des noms en -tion (information > informatif) ; -in (cheval > chevalin) ; -ier (betterave -> betteravier) ; -ique, qui s’emploie surtout avec des noms qui finissent en -ie, ou en -tion (écologie > écologique) ; -iste (anarchie > anarchiste) ; -ais, sert à former des adjectifs toponymiques (Ecosse > écossais) ; -ois, qui crée aussi des toponymiques (Dole > dolois) ; de même que -ain (Amérique > américain) ; -an (Perse > persan) ; -éen (Méditerranée > méditerranéen).
Suffixes qui transforment des verbes en adjectifs :
On trouve dans cette catégorie les suffixes -(a)ble (programmer > programmable) ; ce suffixe présente la variante -ible (nuir > nuisible) ; -eur (détecter > détecteur).
Suffixe qui transforme des verbes en adverbes :
Le suffixe -ment (isoler > isolément).
Suffixes qui ne changent pas la catégorie lexicale du terme source :
Un certain nombre de suffixes ne changent pas la catégorie lexicale du radical : -(ijer, utilisé surtout pour dénommer des métiers (plomb > plombier), mais aussi pour former d’autres types de termes (chèque > chéquier) ; -ière (café > cafetière) ; -aire (disque > disquaire) ; -erie (chancelier > chancellerie) ; -iste, sert à désigner des “acteurs” (document > documentaliste) ; -ien, sert à dénommer des métiers, des activités (chirurgie > chirurgien) ; -ade (colonne > colonnade ) ; -at (professeur > professorat) ; -ure ( cheveu > chevelure) ; -aine (cent > centaine) ; -ance (induction > inductance) ; -ée (cactus > cactée), -eté (citoyen > citoyenneté), etc.
Un autre groupe important est celui des suffixes qui servent à changer le genre du nom, généralement du masculin au féminin. Dans le cas des noms de métiers, ils sont actuellement très productifs.
Les autres suffixes qui s’unissent à des adjectifs et à des verbes sans changer leur catégorie lexicale (augmentatifs, diminutifs, etc.) ont plutôt une valeur connotative, ce qui fait qu’ils ne sont pas productifs dans les langues de spécialité (LSP).
Un terme peut avoir plusieurs préfixes et/ou suffixes à la fois (ex. prédébourrement). Dans le cas des termes préfixés et suffixés on parle de dérivation parasynthétique.
1.2 Conversion grammaticale
La conversion grammaticale ou dérivation impropre (aussi appelée hypostase) est le processus par lequel une fonne peut passer d’une catégorie grammaticale à une autre sans modification formelle. Le terme ainsi créé est donc homonymique par rapport au terme d’origine, mais il acquiert des nuances sémantiques différentes de celui-ci.
Les différents types de conversion grammaticale sont :
Passage d’un adjectif à un substantif :
L’adjectif substantivé garde le genre du terme de base du syntagme (ex. en informatique, on dit un périphérique pour un élément périphérique). Il s’agit en fait d’une ellipse du noyau du syntagme (dans ce cas-ci élément) qui reste sous-entendu.
Passage d’un substantif à un adjectif :
Dans certains mots de type N+N, le noyau du syntagme est modifié par un autre nom qui agit comme adjectif (ex. dans le terme navire-hôpital, on peut considérer le nom hôpital comme un adjectif qualificatif du mot navire). Certains substantifs se transforment parfois en adjectifs à travers des procédés métaphoriques (un atout maître). Dans les créations récentes on peut citer les termes ARN satellite ou cellule hôte.
Passage d’un verbe à un substantif :
Ce type de dérivation consiste en la substantivation d’un infinitif. Elle permet de traduire le procès sous la forme la plus abstraite, sans détermination de l’agent du procès. On établit une opposition entre l’infinitif substantivé et la forme nominale, le premier terme étant réservé à la forme abstraite du procès et le deuxième à la forme plus concrète (le penser/ la pensée ; le parler/ la parole).
Passage d’un verbe à un adjectif :
Un participe présent est utilisé comme adjectif. Il s’agit d’une alternative à la dérivation, qui peut produire également le changement de catégorie grammaticale. En fait, -ant est devenu un véritable suffixe, qui peut servir à fabriquer des adjectifs ou des substantifs sans la médiation d’un verbe. Les adjectifs verbaux en -ant peuvent se substantiver.
Passage d’un adjectif à un adverbe :
L’adjectif perd sa faculté de variation en genre et en nombre et devient un adverbe (ex. parler net, filer doux…). Ce procédé est très utilisé dans le langage de la publicité mais peu dans la création néologique en terminologie.
Changements verbaux :
Un verbe peut acquérir une constrnction pronominale (s’accidenter) ; il peut devenir transitif ou intransitif (démarrer ; il a été démissionné) ; il peut prendre la catégorie de verbe auxiliaire (voir), etc. Ce phénomène est peu fréquent.
Passage d’un nom propre à un nom commun :
Ce type de changement affecte surtout les noms déposés qui, par le principe de la synecdoque (relation partie/tout), finissent par dénommer tous les objets d’une même catégorie : l’exemple le plus célèbre est celui du mot bic utilisé pour désigner tous les stylos à bille. Ce procédé est aussi très courant dans le jargon de certaines sciences et techniques : le terme aspirine, par exemple, est fréquemment employé pour tout médicament à base d’acide acétylsalicylique. Il arrive également qu’un nom déposé finisse par supplanter un terme plus complexe : téflon utlisé au lieu de polytétrafluoroéthylène et fréon au lieu de dichlorodifluorométhane.
1.3 Suppression d’affixes (Dérivation régressive)
La dérivation régressive consiste en la création d’une unité lexicale par réduction à la racine par la suppression d’affixes. Il s’agit d’un procédé peu utilisé. On le trouve dans le terme terminologue qui procède du terme terminologie.
Pour qu’il y ait une dérivation de ce type, il faut que le terme affixé ait été créé avant le terme non affixé. (ex. le terme évaluation n’a pas été créé par dérivation régressive à partir du terme réévaluation ; le second a été créé par dérivation à partir du premier).
La suppression d’affixes de catégorie grammaticale se produit dans le cas du passage d’un verbe à un nom (ajouter-> ajout ; apporter-> apport, etc.) Ce processus est apparenté à la dérivation impropre.
Conseil :
La dérivation est un procédé très productif dans les LSP. Les termes dérivés sont à la fois brefs, précis et constituent une hiérarchie motivée. Utilisez l’affixation pour la restriction du sens d’un mot. Il est plus facile de dériver un terme à partir d’un substantif que d’un adjectif ou un verbe.
Attention :
Les différentes langues ne connaissent pas les mêmes suffixes et il arrive que les mêmes suffixes ne désignent pas la même notion. ( ex. Mycosis est le terme générique employé en anglais pour dénommer toutes les affections parasitaires provoquées par des champignons, tandis que mycose en français désigne les maladies à excroissances ou tumeurs fongueuses de la peau).
Les terminaisons adjectivales doivent souvent être traduites différemment. Exemple: Le suffixe anglais -al peut être traduit en français par une dizaine de formes différentes :
-ai-aire > embryonal / embryonnaire
-al(e) > renal / rénal ; cervical / cervical(e)
-ienïne) > retinal / rétinien
-ifère > seminal / séminifère
-atif -ative > germinal / germinatif
-e > mediastinal / médiastine
-éïe) > sacral / sacré
-éal > subungual / sous-unguéal
-inïe) > palatal / palatin
-eux, -euse > scarlatinal / scarlatineux
-ue > vagal / vague
-onnier > mental/ mentonnier
-ulaire > appendical / appendiculaire
-ique >limbal / limbique
On dit artère coronaire mais maladie coronarienne ; calcul urinaire mais abcès urineux. Donnez votre préférence à des affixes plus longs (-iser au lieu de -er).
2. CONFIXATION
La confixation consiste en la composition de termes à partir de radicaux liés (appelés confixes ou formants), constitués de racines grecques ou latines liées n’ayant pas à proprement parler le statut de mot. Ces formants se soudent pour donner, avec ou sans affixes, des mots confixés (hydrogène, gyroscope, biosphère, agronomie). La confixation est un processus productif, comme en témoigne la liste des termes normalisés : hectographie, hexachlorobenzène, hostogramme, homopolymère, etc.
2.1 Caractéristiques
Voici quelques caractéristiques des mots confixés :
Le formant qui détermine doit précéder le formant déterminé : dans le terme épigraphie, le formant modificateur épi– est placé devant le formant régissant –graphie.
On ne peut généralement pas renverser l’ordre des éléments de composition quand il existe un rapport de détermination entre les éléments (philatéliste, bibliophile, philologue-logophile).
Un terme peut être composé de plusieurs fonnants à la fois (ex. lévoangiocardiogramme).
Un même formant peut être antérieur, postérieur ou être placé au milieu du terme (anthropologie, philanthropie, misanthrope).
Les formants antérieurs se terminent par une voyelle si le confixe postérieur commence par une consonne. Autrement, on élide la voyelle du premier (amphithéâtre, mais amphotère).
La voyelle de liaison est généralement o dans le cas des formants d’origine grecque (électromotricité) et i dans le cas des formants d’origine latine (fébrifuge).
On ne met pas de voyelle de liaison quand le premier élément est une préposition dans la langue d’origine (permutation).
Un formant peut avoir des variantes graphiques autres que celle de la voyelle de liaison (neurone, mais névralgie). Ils peuvent présenter, par exemple une alternance vocalique, c’est-à-dire une variation de voyelle (capacité, récupérer, municipalité).
Pour une même notion, on trouve parfois en concurrence un formant latin et une formant grec (anthropomorphe, hominidé).
De même, il peut y avoir plusieurs fonnants pour dénommer un même concept ( ex. vagin se dit en grec kolpos, elutron et koléos qui ont donné respectivement en français colpocèle, élytrotomie et koléoptose).
Un terme peut présenter deux fois le même formant (mélomèle).
2.2 Combinaisons hybrides
Les terminologues et les comités de normalisation préfèrent recourir à des confixes homogènes et refusent en général les combinaisons hybrides du type latin + grec (ex. sérologie, altimètre, ovoïdal, spectroscope), grec + latin (hexadécimal, hydrocarbure, automation, aéroducteur) ou classique + moderne (bicyclette, hydronef, aéronavigable).
Conseil :
La confixation est un procédé très productif dans la plupart des langues occidentales. Elle contribue aussi à l’unification internationale de la terminologie. Les termes formés par confixation sont courts et faciles à mémoriser. Si la signification du formant est connue, ce qui est souvent le cas, les termes sont motivés. La majorité des néologismes en médecine et en
biologie sont des confixes.
Attention :
Les formants grecs sont souvent assortis de suffixes latins : polytechnique, pétrification, désoxyribonucléique, ou vice-versa, un formant latin peut être suivi d’autres formants grecs : alvéolite, chimiothérapie, lacrymogène, cellulite. On trouve également des combinaisons avec des composants modernes : visiophonie, extensomètre, télécopie, kleptomanie, syntoniseur, électrochoc, radiodiffusion.
Certains formants ont des variantes, qui ne sont pas toujours équivalentes :
NEURO :
neur( o )- neuroleptique
névr( o )- névroptères
OOPHORO :
oophor(o)- oophoropexie
ovari( o )- ovariopathie
PROCTO :
procto- proctologie
recto- rectoscopie
Les formants n’ont pas toujours la même forme :
Changements orthographiques : apocope, addition ou suppression d’une voyelle ou d’une consonne d’appui.
Exemple :
cupri- / cupro
olé(i)- / olé( o )-
phreno- / phrénico
zygomato- / zygomatico–
Permutation des éléments quand l’ordre déterminant-déterminé ne correspond pas avec celui de la langue source (si l’on veut éviter un calque non-nécessaire) :
Exemple : nasolacryntal / lacrymonasal cardioneural / neuro-cardiaque tibiofibular / péronéo-tibial vesicouterine / utéro-vésical
Modulation d’un élément :
Exemple : brachial / huméral pharyngo / glosso femoral / crural
Un même préfixe peut être traduit différemment et engendrer des doublets :
Les préfixes ou suffixes sont sujets à des changements phonétiques / orthographiques pour des raisons d’euphonie. Ainsi, la voyelle o disparaît parfois devant une autre voyelle : megaloencephalon > mégalencéphalie. On peut insérer des lettres d’appui pour faciliter la prononciation : méga(l)opsie.
Certains préfixes subissent une apocope ou une contraction : meg(a)- par(a)-
3. COMPOSITION
La composition consiste en l’union de deux ou plusieurs mots constitutifs qui conservent leur forme complète pour donner une unité lexicale neuve (donnée-image, sous-armé, eau-de-vie, hautbois…). Le mot composé peut être soudé (alcoolépilepsie) ou bien lié par un trait d’union entre les constituants (bulbo-cavemeux).
Une voyelle de liaison, généralement le o a pour fonction d’unir les composantes de l’adjectif composé qui se présentent normalement en relation de coordination (technico-industriel, euro-américain, socio-culturel). Les termes ainsi construits constituent un cas intermédiaire entre confixation et composition.
3.1 Structure
La structure d’un terme composé est normalement celle d’un élément déterminé par un ou plusieurs éléments déterminants (dans le terme bloc-cylindres, par exemple, le mot bloc est déterminé par le mot cylindres). La relation entre les éléments (notamment dans le cas des substantifs) peut être également une relation de coordination (déclencheur-limiteur, contacteur-disjoncteur). Les substantifs s’accordent alors en nombre et sont souvent joints par un trait d’union. Le premier élément peut être considéré comme prédominant, puisqu’il donne son genre à l’ensemble, mais cette prédominance est très réduite du point de vue sémantique, notamment dans le cas de la désignation d’une réalité “hybride” (par exemple, le terme bar-hôtel, qui n’est vraiment ni un bar ni un hôtel).
Une construction syntaxique peut recouvrir différents rapports notionnels. Ressort-soupape pourrait signifier aussi bien ressort pour soupape que ressort avec soupape. De même, tm même rapport notionnel peut s’exprimer sous des formes syntaxiques différentes.
L’ordre déterminé + déterminant est propre au français bien qu’on puisse trouver également l’ordre inverse notamment dans des formations d’origine étrangère (doparéaction, radium-thérapie, lysat-vaccin), dans les confixes et les calques.
Le groupe déterminé + déterminant est créé par substitution d’un trait d’union ou d’une voyelle de liaison au joncteur.
Le groupe déterminant + déterminé, quoique non naturel au français, connaît un certain succès à cause de l’influence de l’anglais. Le déterminant a une valeur quasi adjectivale. Ainsi, le terme auto-école, peut être interprété comme une école “qui a rapport à l’automobile”.
3.2 Combinaisons courantes
Les combinaisons les plus courantes sont :
N + N (transmission-radio, bloc-cylindres, wagon-citerne). Ce type de formation établit des rapports soit de coordination (ex. président-directeur), soit de subordination (image-radar) ;
V + N (pose-tube, essuie-glace, lance-torpilles). Le nom a souvent la fonction de complément direct. Ce type de composition peut être utilisé comme adjectif (ex. une galerie paraneiges) ou comme substantif (ex. un cache-radiateur) ;
Adj + Adj (sourd-muet, gris-bleu, aigre-doux). Ces composés sont produits par ellipse du joncteur ;
Adj + N (gros-porteur, haut-parleur) ; (l’adjectif s’accorde en genre et en nombre avec le terme de base) ;
N + Prép + N (rez-de-chaussée, main-d’oeuvre). Ce type de formation est à mi-chemin entre la composition et la formation syntagmatique, car ces unités peuvent être considérées comme un syntagme soudé.
3.3 Variantes
Il existe un type de formation intermédiaire entre la dérivation et la composition : la formation à l’aide de morphèmes grammaticaux autonomes antérieurs tels qu’après, demi, non et sous dont la forme et la fonction les situent entre mot et préfixe (sous-ensemble).
Il existe également un type de formation intermédiaire entre la confixation et la composition. On peut réunir en un faux composé un confixe (lié) et un mot (libre). ex. téléguidage, télépéage. Ce type de formation est assez courant.
Conseil :
Les termes composés sont en général assez brefs (souvent deux mots), motivés et sans précision excessive.
Attention :
Respectez la syntaxe du français : le nom déterminé vient avant le complément ou l’adjectif déterminant :
Utilisez le trait d’union (couper-coller, presse-papier, audio-prothèse, aide-ouïe intra-auriculaire).
4. FORMATION SYNTAGMATIQUE
Un syntagme est un groupe d’éléments formant une unité de sens dans une organisation hiérarchisée. Ce nouveau terme a des propriétés dénominatives différentes de celles des éléments qui le composent.
Le degré de lexicalisation d’un syntagme se situe dans un continuum dont les deux pôles sont la lexicalisation complète et le syntagme libre. Le terme-syntagme a un répertoire restreint de mots faibles (conjonctions, articles, pronoms, verbes auxiliaires). Son étendue est plus limitée que celle des syntagmes libres. A cet égard un syntagme lexicalisé ne peut pas franchir un certain seuil s’il veut rester fonctionnel dans la communication. De même, il doit pouvoir s’intégrer sans difficulté dans des textes spécialisés.
Les critères de lexicalisation sont : l’existence d’une définition spécialisée, la position dans le système terminologique donné, la maniabilité, la récurrence et la cohésion syntaxique. Il n’est, par exemple, pas possible d’étendre le complément en ajoutant un nouvel élément sans briser le sens du syntagme original (gaz très inerte n’aurait pas le même sens que gaz inerte).
4.1 Structure
La structure des termes-syntagmes est toujours la même : le noyau, qui peut être un substantif, un verbe, un adjectif ou un adverbe, est modifié par un ou plusieurs éléments (le complément) : de(s) nom(s), adjectif(s) ou un ou plusieurs syntagmes prépositionnels ou nominaux.
4.2 Combinaisons courantes
Les formules les plus productives sont les suivantes :
N + Adj, appelé syntagme épythétique (hélice carénée, chaine pyrotechnique, charge utile) ;
N + N, appelé aussi syntagme asyndétique (plan média, point zéro, fréquence vidéo) ;
N + Prép + N (chambre de combustion, arrêt d’urgence, barre de contrôle, fermeture à glissière) ;
N + Adj + Prép + N (épaisseur réduite d’ozone, distance proximale au sol, plasmide hybride de résistance).
Il y a une nette prépondérance des termes-syntagmes nominaux.
Dans les syntagmes verbaux, le verbe est normalement suivi d’un objet direct ou d’un complément circonstanciel, l’un et l’autre pourvus d’un article (fondre au noir).
En français, on construit surtout des syntagmes épithétiques et des syntagmes avec joncteur, aussi appelés synapses, du type réacteur à eau lourde.
A l’intérieur d’un terme-syntagme, on peut établir des rapports hiérarchiques de type syntaxique. Par exemple, dans un syntagme nominal subordinatif, le noyau est constitué d’un nom modifié par un adjectif, un syntagme prépositionnel, un syntagme nominal ou une combinaison des précédents. Ainsi, dans le terme réacteur à neutrons rapides, le noyau réacteur se voit modifié par le syntagme prépositionnel à neutrons rapides.
L’extrême flexibilité paradigmatique fait du syntagme nominal un excellent
instrument en terminologie. Un grand nombre de néologismes est construit de cette manière (cellule à haute pression à enclumes de diamants, angioplastie transluminale, archéologie sociale, polymérisation par transfert de groupe).
Conseil :
Procédé très productif en sciences et en techniques. Les termes-syntagmes sont faciles à comprendre.
Attention :
Les termes-syntagmes ne doivent pas être trop longs. Utilisez éventuellement l’abrègement.
Les termes-syntagmes de la langue-source peuvent souvent être traduits comme tels, mais tenez compte des règles grammaticales de la langue d’arrivée :
coal-fired fumace > chaudière à charbon air-operated ejector > éjecteur à air pressure type terminais > bornes à pression
Ou bien cherchez des termes équivalents dans la langue d’arrivée :
growth of germs > prolifération microbienne retaining wall > mur de soutènement crossing sweeper > balayeur de rues
5. EMPRUNT
Il y a emprunt quand une langue A utilise et finit par intégrer une unité linguistique qui existait précédemment dans une langue B et que A ne possédait pas ; l’unité empruntée est elle-même appelée emprunt. Le terme peut être emprunté avec ou sans adaptation phonique ou graphique. On distingue l’emprunt direct, l’emprunt intégré et le calque.
5.1 Emprunt direct
L’emprunt direct consiste en l’introduction d’un mot d’une autre langue sans modification. Un terme emprunté ne garde pas toujours sa signification originelle. Drugstore, par exemple, ne recouvre pas les mêmes réalités aux Etats-Unis et en France.
L’emprunt peut avoir des synonymes : cabine de pilotage / cockpit ; liste de vérification / check-list ; aérofrein / spoiler ; volet de bord d’attaque / slat.
Dans le cas de termes-syntagmes ou de mots composés, il peut exister des emprunts partiels (ex. bande-vidéo).
5.2 Emprunt intégré
L’intégration d’un emprunt se fait par adaptation lexico-morphologique, graphique ou phonique complète ou partielle (le radical du terme ne change généralement pas tandis que les affixes sont adaptés (containeur, listage). Le suffixe anglais -ing est très souvent substitué par le suffixe -age, (dopage, doping), -er est substitué par -eur (hydrocraker > hydrocraqueur).
5.3 Calque
Le calque est un type d’emprunt particulier : ce n’est pas le terme de la langue-source qui est conservé, mais bien sa signification qui est transférée, sous forme traduite et à l’aide de mots existants, dans la langue-cible (ex. steam engine, machine à vapeur).
Conseil :
L’emprunt se justifie quand le terme est précis dans la langue-source, quand il est court, quand il est en usage dans une communauté internationale. Le fait qu’il soit facile à prononcer est un atout. Quand il s’agit d’une terminologie spécialisée, l’intégration graphique n’est pas nécessaire.
Attention :
Vous pouvez expliquer ou paraphraser un emprunt. Tout dépend de votre public-cible. Il convient d’éviter l’abus des calques, tel que, par exemple, thérapie occupationnelle pour traduire occupational therapy, alors qu’il existe en français le mot confixé ergothérapie.
6. ABREGEMENT
L’abrègement consiste en la suppression d’un certain nombre d’éléments (quelques lettres, des syllabes, quelques mots…) d’un terme. Le procédé est fort répandu dans les sciences et les techniques. Il existe trois types essentiels d’abrègement : la troncation, l’acronymie et la siglaison.
6.1 Troncation
La troncation consiste en la formation de nouveaux termes par la réduction à une syllabe de plus de deux phonèmes d’un mot source. Il existe trois types de troncation: l’aphérèse, la syncope et l’apocope.
L’aphérèse est la suppression de la partie initiale d’un mot (autobus -> bus). Ce procédé est rare dans les langues de spécialité. La syncope est la suppression d’une ou plusieurs lettres de la partie médiane d’un mot. Elle se rapporte le plus souvent à des mots composés contenant plusieurs radicaux qui font que le mot est trop long. (alcoolomètre >alcoomètre). L’apocope est la suppression de la partie finale d’un mot. C’est une méthode souvent utilisée pour abréger les unités de mesure (ex. radiation -> rad, kilo(gramme)). Les apocopes étant employées au pluriel reçoivent la terminaison correspondante, ce qui démontre leur fonctionnement autonome.
6.2 Acronymie
L’acronymie consiste en la formation de termes à partir de plusieurs autres termes, dont on utilise des éléments (transpondeur > transmetteur +répondeur). Les éléments peuvent être :
une apocope et une aphérèse : gravicélération (gravitation + accélération), aldol (aldéhyde+ alcool) ;
une apocope et une syncope : amatol (ammonium nitrate + trinitoluène).
6.3 Siglaison
La siglaison consiste en la création d’un nouveau terme à partir de certaines lettres d’un terme de base (souvent un syntagme). Les sigles peuvent faire partie d’un syntagme lexical (ADN hyperhélicoïdal). Les sigles sont souvent polysémiques. Par exemple, dans le domaine de l’environnement, le sigle TOMS peut se référer à Total Ozone Monitoring Spectrometer, Total Ozone Monitoring System, Total Ozone Mapping Spectrometer et Total Ozone Mapping System.
Si on consulte un dictionnaire de sigles, on s’aperçoit rapidement qu’il n’y a pas de règles de formation précises en ce qui concerne la siglaison :
On peut prendre seulement les mots forts du syntagme (Organisation des Nations Unies -> ONU) ou les mots forts et les mots faibles (Société à Responsabilité Limitée-> SARL) ;
On peut prendre seulement la première lettre des mots qui composent le syntagme (Habitation à Loyer Modéré-> HLM) ou quelques lettres (Association Française de Normalisation -> AFNOR) ou les syllabes initiales de chaque mot (Belgique-Nederland-Luxembourg -> BENELUX).
Les nouveaux termes peuvent se référer à des termes syntagmes (Aliments végétaux imitant la viande -> AVIV) ou à des termes composés (magnétohydrodynamique -> MHD, électrosplanchnographie -> ESG).
Souvent, les termes à plusieurs composants se trouvent réduits en des sigles qui ne représentent pas la totalité de leurs composants (Action dynamique spécifique des aliments -> ADS).
Les sigles peuvent paraître dans le texte avec ou sans points. L’absence de ponctuation peut être indicative du degré de lexicalisation. Le genre des tennes créés par siglaison est, en général, celui de la base générique du syntagme principal sous-jacent (on dit une LSP parce que la base générique est langue). Un grand nombre de sigles, symbolisant des concepts spécialisés, sont commandés par l’ordre syntaxique anglo-américain. Les sigles qui se prononcent comme s’il s’agissait d’un mot sont bien intégrés dans le système phonique. Ce phénomène favorise la création de dérivés et, par conséquent, la lexicalisation.
Conseil :
La brièveté est, cela va de soi, l’atout principal de ces termes. Les sigles peuvent se combiner avec des termes-syntagmes : ADN polymérase, ARN nucléaire de grande taille.
Certains sigles internationaux ne sont pas traduits :
ASCII (American Standard Code for Information Interchange) DOS (Disk Operating System) SONAR (Sound NAvigation Ranging)
Traduisez de préférence un sigle par un sigle (quitte à l’expliquer), mais respectez la syntaxe de la langue d’arrivée. Ne dépassez pas 5 lettres. Le terme produit doit pouvoir être prononcé facilement.
7. NEOLOGIE DE SENS
La néologie de sens consiste à employer un signifiant existant déjà dans la langue considérée et à lui conférer un contenu qu’il n’avait pas jusqu’alors. La relation établie entre le terme existant et le terme nouveau est normalement de type métaphorique, qu’il s’agisse d’un trope proprement dit ou d’un emprunt de sens.
7.1 Tropes
Ce procédé de formation consiste à donner un nouveau sens à un terme existant à travers l’établissement de rapports d’analogie : on fait abstraction de certains traits significatifs du terme existant et on les “transporte“, en ajoutant les nouveaux traits qui fourniront un nouveau signifié tout en neutralisant les traits qui ne conviennent pas à la nouvelle dénomination. La métaphorisation peut être appliquée à un terme simple ou à un terme-syntagme.
La différence entre la métaphore et la métonymie réside dans le fait qu’il s’agit d’un rapport de contiguïté dans le cas de la métonymie ou la synecdoque et qu’un rapport de similitude dans le cas de la métaphore. Le terme famille de gènes, par exemple, qui désigne l'”ensemble de gènes ayant de grandes ressemblances fonctionnelles et structurelles,” a été créé par métaphore à partir du mot famille dont un des traits sémantiques est celui de la ressemblance entre les personnes qui la forment. C’est un rapport de similitude. Dans le cas du terme antenne appliqué à une émission de radio, on a un rapport de contiguïté avec l’appareil qui sert à diffuser les ondes. On
parle de métonymie quand on établit des relations de type :
cause-effet (le mot émission désigne l’action de diffuser à distance et le résultat de cette action),
contenant-contenu (le terme aérosol peut désigner le liquide projeté sous pression, le jet lui-même, l’appareil servant à produire ce jet encore le liquide présent dans le récipient diffuseur),
activité-résultat (le terme terminologie peut faire référence aussi bien à l’activité de recherche et d’étude du vocabulaire scientifique et technique qu’aux produits résultant de cette activité : les dictionnaires spécialisés ou les bases de données terminologiques),
abstrait-concret (le terme tribune désigne à la fois le lieu physique où l’on exprime des idées et un genre d’émission où le public peut exprimer ses vues par téléphone).
Ce processus de création est lié à un autre trope: la synecdoque, qui consiste à établir un rapport partie/tout (ou relation d’inclusion) entre le néologisme et le mot de base.
7.2 Emprunt de sens
L’emprunt de sens est un calque sémantique: le sens du mot dans la langue A est repris dans le mot de la langue B. Un néologisme créé par métaphore, métonymie ou synecdoque peut être traduit en utilisant le même processus.
7.3 Changement de sens
Il arrive aussi qu’un mot reçoive une signification entièrement nouvelle lors du passage d’une LSP à une autre ou lors du passage de la langue commune à une LSP. Le passage d’un terme d’une LSP à une autre LSP se produit fréquemment dans le cas de domaines apparentés. Il s’agit généralement d’une modification partielle du sens premier et non pas d’un changement complet. Le vocabulaire des mathématiques a, par exemple, prêté de nombreux termes aux informaticiens : aléatoire, algorithme, interpolation, matrice… Dans tous ces cas, le terme conserve dans sa nouvelle acception des traits sémantiques de son champ lexical d’origine et en acquiert d’autres de celui où il entre.
Quand les domaines ne sont pas apparentés, la signification du terme peut changer entièrement. Le mot divergence est employé en mathématiques ou en physique pour décrire une situation où deux lignes ou deux rayons vont en s’écartant. La divergence nucléaire est l’établissement de la réaction en chaîne dans un réacteur. Le passage d’un mot de la langue commune à une LSP se produit surtout à travers les tropes. Le mot prend alors un sens plus restreint. Ainsi le mot autonome a plusieurs significations mais en informatique, il signifie “matériel fonctionnant de façon indépendante“.
Conseil :
Procédé productif en LSP. Les termes sont souvent motivés. Les métaphores, qui prédominent par rapport aux autres tropes, introduisent parfois un élément ludique et sont de ce fait accueillies favorablement.
Attention :
L’emprunt de sens ou le calque sémantique est condamné par certains, bien que les linguistes nous assurent qu’il ne porte pas atteinte à la langue. Pour les tropes: utilisez la même métaphore ou cherchez une métaphore analogue.
8. CREATION EX NIHILO
La création ex nihilo consiste en la combinaison libre d’unités phonétiques choisies de façon arbitraire. Toute combinaison de phonèmes est théoriquement susceptible d’acquérir une signification. Le terme babar, qui dénomme dans le vocabulaire de la technique nucléaire un moniteur, a été créé ainsi. Dans l’industrie certains noms de marques déposées ont été créés de cette façon.
Une variante de ce type de formation est la création ludique. Le terme anglais cotarnine (ou cotarnin) est l’anagramme de narcotine (la cotarnine étant obterme par oxydation de la narcotine) ; l’acide contenu dans la noix de galle est connu sous le nom d’acide ellagique (adjectif ayant été formé sur la base de l’inversion).
Une autre variante est celle des termes formés par onomatopée (le bang des avions à réaction, qui dénomme la percussion du mur du son, ou de l’emprunt anglais big bang, qui dénomme l’explosion qui donna lieu à l’univers connu).
Conseil :
Procédé rare en traduction. Importez directement les néologismes ainsi créés et ajoutez une explication, si nécessaire.
9. EPONYMIE
L’éponymie est la création néologique qui consiste à dénommer un nouveau concept par un nom propre, un éponyme (le nom d’un inventeur, un toponyme, etc.) En chimie, un certain nombre d’éléments portent le nom de dieux classiques (plutonium, neptunium, uranium…) ou bien font référence à des personnes ou à des institutions connues (l’élément 99 est aussi connu sous le nom d’einsteinium, en souvenir d’Einstein, et l’élément 98 est appelé également californium en hommage à l’Université de Californie où en avait fait la découverte).
L’éponyme est parfois utilisé pour remplacer une expression descriptive d’une longueur incommode. On dit plus facilement maladie de Pick-Herxheimer que pachydermie plicaturée avec pachypériostose de la face et des extrémités. L’éponyme est parfois en concurrence synonymique avec un autre terme. Ainsi, l’espace de Kauth-Thotnas est aussi appelé espace indiciel, l’indice de Tucker est également connu sous le nom d’indice de végétation, etc. Les éponymes varient d’un pays à l’autre : les auteurs anglais appellent syndrome de Homer le syndrome Claude Bernard-Homer des Français, mais dénomment syndrome de Claude Bernard le syndrome d’excitation du même sympathique appelé en France syndrome de Pourfour du Petit. Les éponymes peuvent être polysémiques. Le terme syndrome d’Albright dénomme soit une tubulopathie congénitale (l’acidose tubulaire chronique idiopathique avec hypercalciurie et hypocitraurie) soit une dysplasie fibreuse des os avec pigmentation cutanée et puberté précoce.
Les noms propres sont parfois employés comme adjectifs. (agathonique, kafkaïen, cartésien…) ou pour dénommer les membres d’une école de pensée ou d’un mouvement politique (épicurien, kantien, gaulliste…). Ce type de création néologique est aussi appelé antonomase. Un nom propre peut également s’unir à un formant savant (ex. chlorobrightisme, nom formé à partir de l’éponyme Bright ou curiethérapie, formé à partir du nom propre Curie).
Conseil :
Ce n’est pas aux traducteurs d’inventer des éponymes. Demandez conseil aux spécialistes du domaine. Ils vous donneront, en l’absence d’un éponyme correspondant, un synonyme.
Attention :
Un même éponyme peut parfois désigner des notions différentes : syndrome d’Albright dénomme soit une tubulopathie congénitale, l’acidose tubulaire chronique idiopathique avec hypercalciurie et hypocitraturie, soit une dysplasie fibreuse des os avec pigmentation cutanée et puberté précoce. Même si l’éponyme semble identique dans deux langues, il peut correspondre à des concepts tout à fait différents.
Quelques affixes et radicaux
a-, an- : non, sans
ab-, abs- : de, hors
ad-: vers
aéro-: air
agro-, agri- : champ
amb- : les deux
anté- : avant
anti- : contre
apo- : loin de, à partir de
haro- : poids
bary- : lourd
bathy- : profond
bi-, bis: deux fois
bio-: vie
calci-, calcio: chaux
calori- : chaleur
centi- : cent
circon-, circum- : autour de
co-, con- : avec
cryo- : froid, glace
cyclo- : cercle
déci-: dix
di- : deux fois
dia- : à travers
dis-: éloigné
dynamo- : force
épi- : sur
ex-: hors de
exa-: six
exo-, ex- : au dehors
géo-: terre
giga- : géant
gonio- : angle
gyro- : cercle
hecto- : cent
hém(at)o- : sang
hepta- : sept
holo- : entier
homéo- : semblable
homo- : le même
hydro-: eau
hygro- : humide
hyper- : au-dessus
hypo- : dessous
hypso- : hauteur
in-: dans
infra- : au-dessous
inter- : entre
intra-: à l’intérieur
isc-: égal
kilo-: mille
macro- : grand
maxi-: maximum
méga- : grand
méro- : partie
méta- : au-delà
micro- : petit
milli-: mille
mini-: minimum
mono-: seul
moto- : moteur
multi- : nombreux
nano- : nain, petit
octo-, octa-, oct- : huit
ornni-: tout
ortho- : droit
pan-, panto- : tout
para- : à côté de
para- : protégeant
penta- : cinq
per- : à travers
péri- : autour de, au dessus
pétro- : pierre
phono- : voix , son
photo- : lumière
pico- : un millième de
milliardième de
pluri- : plusieurs
poly- : nombreux
post- : après
pro- : pour, en avant de
proto-, prot- : premier
pseudo- : menteur
pyro-: feu
quadri-, quadr- : quatre
radio- : rayon
rétro- : en arrière
servo- : qui sert
sidér-, sidéro- : fer
stéréo- : compact, solide
sub-: sous
super- : sur, au-dessus
supra- : au-dessus, au-delà
syn-, sy-, sym- : avec
techno- : art
télé- : loin, à distance
téra- : monstre
tetra, tétr- : quatre
thermo- : chaud
topo-: lieu
trans- : par-delà
tri- : trois
ultra- : au-delà
uni-, un-: un
-chrome : couleur
-chrone : temps
– cide: tuer
-cole : cultiver
-colore : couleur
-culteur : cultivateur
-ergie : travail
-fère : qui porte
-fuge : fuire
-gène : produire
-gone : angle, côté
-gramme : écriture
-graphie : écrire
-ide(s) : apparence, forme
-logie : discours, théorie
-rnétr: mesure
-morphe : forme
-nôme: nom
-nome: loi
-ode : chemin
-oïde : apparence, forme
-onyme: nom
-phile : ami, aimer
-phobe : craindre
-phone : voix, parler
-scope : observer
-sphère : sphère
-stat : fixer
-techn : art, savoir-faire
-thèque : ranger
[LAREPUBLIQUEDELART.COM, 20 mars 2024] Encore peu connu il y a seulement quelques mois, le jeune peintre Djabril Boukhenaïssi, né en 1993, a fait une percée remarquée sur la scène artistique française : repéré chez Private Choice de Nadia Candet au moment de Paris+ et lors d’une exposition collective à la galerie Peter Kilchmann en septembre, il a été lauréat du premier Prix Art et Environnement décerné par la Fondation Lee Ufan et la maison Guerlain, qui lui a donné une résidence et lui permettra d’exposer à Arles cet été sur le thème de la nuit. En attendant, il montre ses mystérieux et évanescents tableaux à la galerie Sator, qui le représente désormais.
Depuis l’enfance, Djabril Boukhenaïssi a toujours su qu’il voulait peindre et dessiner. C’est la raison pour laquelle, aussitôt après le Bac, il a naturellement intégré les Beaux-Arts de Paris, dans l’atelier de Djamel Tatah. Mais si l’enseignement lui convient, l’environnement ne lui permet pas de s’épanouir pleinement : “Aux Beaux-Arts, je ne trouvais pas d’interlocuteurs, explique-t-il, et je n’avais pas beaucoup d’affinités avec les autres étudiants que je considérais comme des petits bourgeois qui pensaient surtout à eux et étaient peu sensibles aux problématiques sociales. Aussi ai-je complété mes études artistiques avec de la philo. Initialement, je voulais m’inscrire en biologie, car malgré mon goût pour la peinture, j’ai fait des études scientifiques et je pensais pouvoir trouver dans ce milieu le dialogue auquel j’aspirais. Mais pour des raisons d’équivalence, il m’a été plus simple de faire de la philo, qui me passionnait tout autant. Aussi me suis-je inscrit à Paris VIII, une université axée sur le marxisme, dont je me sentais proche. Mais mon cursus a été rapidement interrompu par la Covid”.
En deuxième année des Beaux-Arts, toutefois, il découvre une technique qui va prendre chez lui autant d’importance que le dessin ou la peinture : la gravure. C’est à l’occasion de l’exposition Fantastique ! L’estampe visionnaire qui se tient au Petit Palais qu’il a cette révélation. “J’ai été fasciné par toutes les possibilités qu’offrait la gravure, dit-il. Mais je n’ai pas cherché à la mêler à la peinture. Au contraire, ce qui m’intéressait était la spécificité de chaque médium. On a souvent utilisé la gravure pour des raisons commerciales, pour reproduire en plusieurs exemplaires une œuvre qui existait déjà. Or, pour moi, la gravure a une grammaire différente de la peinture, elle est souvent liée à la littérature et c’est la raison pour laquelle les premières gravures que j’ai faites ont un lien très fort avec la poésie romantique allemande que j’apprécie beaucoup.”
La littérature a d’ailleurs une place importante dans le travail de Djabril Boukhenaïssi. Comme la musique, qu’il écoute beaucoup, ou les autres arts : “C’est Jean-François Chevrier, aux Beaux-Arts, qui m’a fait comprendre cela. C’était un prof formidable et il nous apprenait à ne pas cloisonner les arts, à voir comment tel auteur ou tel compositeur traite un lien en littérature ou en musique et à voir quel équivalent on peut trouver en peinture. D’ailleurs, sous sa direction, j’ai rédigé un mémoire autour d’À Rebours de Huysmans. Dans le premier manuscrit, il y a une phrase étonnante où le protagoniste substitue Degas par Moreau dans sa collection et je voulais comprendre pourquoi il n’était pas possible pour lui d’avoir un Degas à ce moment de son existence. C’était comme une enquête policière, mais sans doute étais-je influencé par le fait que je n’aimais pas Degas.”
Dans sa peinture, le thème principal est la disparition, un terme avec lequel les gens de sa génération ont l’habitude de vivre. Les questions politiques viendront sans doute plus tard, lorsqu’il aura acquis suffisamment de maturité pour trouver le juste mode de représentation. Les images sont comme entre-deux : entre la réminiscence et l’oubli, le resurgissement et la perte, le sommeil et l’éveil. “Ce sont des souvenirs qui me reviennent et dont j’essaie de fixer les contours, dit-il, en sachant qu’ils n’ont plus de réalité et qu’ils risquent de s’évanouir définitivement. Pour cela, j’utilise une peinture très diluée, presque laiteuse, qui évoque cette disparition. Et j’y ajoute du pastel, un matériau que je trouvais plutôt kitch avant de comprendre qu’on pouvait l’utiliser autrement. En effet, je me suis rendu compte que sur la peinture à l’huile, en l’utilisant sur la tranche et non sur la pointe, cela donnait une profondeur à la toile, comme un glacis, mais poreux. Ce qui m’apportait beaucoup, car ma palette est assez restreinte, je suis assez timide avec les couleurs, plus à l’aise avec la composition. J’utilise beaucoup d’ocre et de jaune, ce qui vient sans doute du fait que pendant mes études, j’ai fait beaucoup de copies de maîtres anciens”.
Mais tout cela est en train de changer, car pour l’exposition qu’il prépare pour la Fondation Lee Ufan d’Arles, cet été, sa palette s’élargit. “L’exposition a pour thème la disparition de la nuit, explique-t-il. Elle vient du fait qu’aujourd’hui, il y a un tiers de l’humanité qui ne voit pas la nuit, en partie à cause de la pollution. Bien sûr, à la campagne, comme dans le Perche, là où je vis, on peut encore voir la nuit. Mais dans les villes ou dans de nombreux autres endroits, cela n’est plus possible et l’éclairage nocturne n’est pas innocent : soit il incite à la surconsommation, soit il permet la surveillance. Et ne plus voir la nuit, ne plus pouvoir s’allonger sur l’herbe pour contempler les étoiles, par exemple, c’est perdre la notion de l’humilité, ne pas savoir ce qui est infiniment grand et infiniment petit, oublier l’humain. D’où ma volonté de travailler sur ce thème et pour le faire, j’ai choisi le violet qui sera au centre de toute cette nouvelle série de tableaux et qui symbolisera la nuit”.
Pour l’heure, l’exposition qu’il présente à la galerie Sator s’intitule Phalène. Elle a pour source un week-end que l’artiste a passé avec quelques amis chez lui, à la campagne, et au cours duquel ils voulaient évoquer la question de la disparition à partir des Vagues, le roman de Virginia Woolf. Un soir, une phalène d’une taille inhabituelle a tapé sur une vitre et le lendemain, un de ses amis lui a dit que le roman aurait pu s’appeler “Phalène”, car il était très imprégné par une scène que la sœur de Virginia Woolf, Vanessa Bell, lui avait rapporté dans une lettre et au cours de laquelle un même évènement se serait produit. “J’ai donc décidé de construire toute l’exposition autour de cette anecdote et avec Vincent Sator, on a décidé de faire un accrochage qui raconte un peu cette histoire”. On y voit donc une très grande phalène qui tape dans une porte, une jeune femme allongée dans une chaise longue, sa fille de sept ans qui tient la phalène entre ses mains, des phalènes aux motifs différents. On y voit, ou plutôt on y devine, car les toiles de Djabril Bekhenaïssi ne donnent jamais d’informations précises. Elles suggèrent un temps qui est, ou qui aurait pu être, et qui est comme le souvenir, une bulle qui gonfle avant d’éclater.
“J’ai trente ans, j’appartiens à une génération qui a vécu toute son existence avec, en bruit de fond, le mot « disparition ». Déjà petit, on me parlait de la disparition des emplois, par exemple, de la disparition de la neige, de celle des espèces”. Ces mots sont ceux de Boukhenaïssi, jeune plasticien diplômé des Beaux-arts de Paris (…).
La sainte, l’ineffable, la mystérieuse nuit
Une série étroitement liée au problème de la pollution lumineuse, de la disparition de l’environnement nocturne du fait de l’éclairage public omniprésent, et de ses conséquences et implications sur le vivant. Saviez-vous que la lumière électrique est la seconde cause de mortalité des insectes après les pesticides ? Que l’éclairage public n’a cessé de progresser de 1960 à aujourd’hui ? On dénombre, aujourd’hui, 11 millions de points lumineux, soit une augmentation de 89% depuis les années 1960.
Grand lecteur, l’artiste puise d’abord son inspiration dans la littérature, dans des écrits de Novalis, éminent représentant du premier romantisme allemand. Dans ses Hymnes à la nuit notamment qui évoquent “la sainte, l’ineffable, la mystérieuse nuit” – et dans d’autres écrits, ceux de Rilke dont Le poème à la nuit et de Georges Didi Huberman. Il s’est imprégné aussi de ses déambulations nocturnes dans la ville d’Arles et aux Alyscamps.
Disparition symbolique
Les œuvres de son exposition À ténèbres – une expression ancienne qui signifie “à la nuit tombée” – constituée de peintures, de dessins et de gravures – des eaux-fortes et des aquatintes, rehaussées à la pointe sèche – évoquent toutes l’impact de la disparition de la nuit sur l’imaginaire. Une disparition métaphorique et symbolique. Il s’intéresse à la tension entre la disparition de notre environnement nocturne, des constellations notamment, et la disparition de la nuit comme objet allégorique. Que restera- t-il de nos rêves sous une voûte céleste privée d’étoiles ? Privée de ces étoiles, sources de beauté, d’émotion et de questionnement. D’où venons-nous ? Où allons-nous ? Que savons-nous ?
La phalène symbole de la fragilité des existences
Un motif, ou plutôt un lépidoptère, est omniprésent dans cette série d’œuvres : la phalène, ce papillon de nuit aux ailes décorées qui symbolise la fugacité et la fragilité de nos existences malmenées par notre fuite en avant “croissanciste” qui détruit le vivant. Attiré par la lumière des réverbères, ce papillon de nuit meurt souvent brûlé par les éclairages publics. Les espèces, qui vivent la nuit, plus nombreuses que celles qui vivent le jour, ont une vision adaptée à la vie nocturne. L’impact de la lumière sur la biodiversité est donc redoutable.
Djabril Boukhenaïssi enduit ses toiles brutes de colle de peau de lapin, avant de réaliser ses peintures à l’huile qui sont appliquées en glacis. Il lui arrive aussi d’utiliser des pastels. Ses compositions, peuplées de phalènes, hésitent entre beige pâle et violets délavés, en laissant des parties des toiles non peintes. “J’ai cherché à décrire les nuits blêmes que sont les nuits baignées de lumières électriques”, explique-t-il.
Ses œuvres puisent aussi chez Odilon Redon et chez Caspar David Friedrich. Il s’inspire notamment des strates de couleurs horizontales et superposées du Moine au bord de la mer du peintre romantique allemand. En témoigne ce pastel figurant une succession de couches horizontales bleu pâle, mauves et bleues foncé. Et cet autre pastel mangé par un ciel immense, embrasé de couleurs roses, jaunes et mauves, en suspension au-dessus d’une mer bleu pâle.
À l’occasion du 80e anniversaire de la libération des camps de concentration, une question se pose avec acuité : que deviendra la transmission de cette mémoire lorsque les derniers témoins directs auront disparu ? La mémoire vivante des déportés est en train de nous filer entre les doigts, et ce lundi, ils ne seront plus que quelques-uns à prendre la parole à Birkenau. Ces derniers témoins ne manqueront pas de souligner la montée inquiétante de la haine et de l’antisémitisme à travers le monde, exprimant leurs craintes de voir l’Histoire se répéter.
Mon étude sur les musiques et les musiciens des camps m’a permis de rencontrer quelques survivants de l’Holocauste et de collecter une matière qui, bien que n’étant qu’un infime grain de sable dans l’immense édifice du savoir concentrationnaire, m’a néanmoins offert la possibilité de faire preuve d’empathie — de “vibrer par sympathie“, comme dirait tout théoricien de la musique qui se respecte — avec ces témoins.
Ce phénomène s’étend également à tous les écrits de ceux qui sont partis avant nous, à commencer par Primo Levi, Simon Laks, Eugen Kogon, Germaine Tillion et Léon Halkin. Ces récits possèdent un pouvoir de persuasion si profond qu’ils nous transforment, presque malgré nous, en dépositaires de ces événements et de ces témoignages. Bien sûr, aucun historien qui parle aujourd’hui de la Shoah n’a vécu dans sa chair l’immense douleur de la perte des siens dans une chambre à gaz, la peur d’un avenir incertain, les tourments infligés par le froid, la faim et la maladie, l’agression incessante des kapos et leur domination sadique, ni l’effroyable odeur persistante des corps réduits en cendres.
Malgré ce savoir dont nous sommes dispensés, une conscience des faits s’installe en nous et nous aide à estimer la gravité de l’horreur, en même temps qu’elle nous permet de mesurer l’immense courage (et la formidable pulsion de vie) qui a maintenu debout ceux qui ont lutté, elle nous permet de sentir ces ressources insoupçonnées que certain(e)s hommes et femmes eurent au plus profond d’eux-mêmes, fussent-ils plongés dans les situations d’horreur les plus insoutenables. Le jour où les derniers survivants auront disparu, leur mémoire sera à jamais la nôtre si l’on accepte de dédier une partie de sa vie à cet indispensable travail de transmission que l’on nomme maladroitement le devoir de mémoire.
À mon sens, il n’y a aucun devoir qui tienne. Les humains sont libres de ne pas transmettre, de ne pas écouter, d’ignorer les faits. La mémoire n’est pas un devoir qui s’impose – toute obligation ou contrainte ne ferait rien d’autre que trahir partiellement l’histoire – mais un droit que l’on s’octroie. Il s’agit même d’une vocation qui répond à ce que nous avons de plus profondément d’humain et d’éthique en nous. D’une certaine façon, ce droit à la mémoire est un sacerdoce qui nous transforme en gardien(ne) du Temple, en nous dotant d’une force de conviction telle qu’elle nous permettra un jour de prendre le relais de ceux qui ne seront plus. Cette appropriation de l’expérience d’autrui nous donne la capacité de convaincre (j’allais presque écrire convertir) les générations futures qui n’auront plus accès aux témoignages de première main.
Il m’est arrivé de rencontrer dans certains camps (notamment à Auschwitz, Belzec ou à Mauthausen) de jeunes historiens incroyablement bien informés sur les crimes nazis et qui avaient digéré à la perfection les témoignages des anciens déportés. Ces passeurs étaient capables d’évoquer et d’assimiler dans les moindres détails les mécanismes psychologiques et le ressenti de ceux qui les avaient exprimés. Cette énergie de la transmission, si elle s’effectue à partir de sources d’une extrême qualité (je pense par exemple aux témoignages filmés par l’ULB dans les années 90, qui constituent souvent entre deux et quatre heures de récits individuels, ou encore les films de Claude Lanzmann), pourra entretenir la flamme du souvenir, intacte, et être à l’origine de récits capables de se transmettre de génération en génération. Lorsque les derniers déportés auront disparu, le patrimoine qu’ils auront légué sera si considérable qu’il paraîtra impossible d’effacer la puissance de leur expérience individuelle, tout comme il semblera impensable d’oublier la nature abjecte des crimes nazis.
[WEBZINE.VOYAGE, 2024] La forêt amazonienne, souvent vue comme un sanctuaire de biodiversité, cache sous son manteau vert un secret historique de taille : une vaste cité perdue en Amazonie, sur les rives de l’Upano, datant de 2500 ans. Cette découverte dans le piémont andain, révélée par une équipe de chercheurs dirigée par l’archéologue Stephen Rostain, ouvre un nouveau chapitre fascinant dans l’histoire précolombienne de l’Amazonie. Elle offre également un aperçu fascinant de la complexité et de la sophistication des sociétés qui y ont prospéré. A partir de recherches démarrées en 1996, un gigantesque réseau urbain avec jardins, d’une population comparable à la ville de Londres à l’époque romaine, a été mis à jour grâce au système de télédétection LIDAR.
Découverte et LIDAR
La révélation géographique de cette cité perdue est le fruit de l’application du LIDAR (Light Detection and Ranging, détection et estimation de la distance par laser en français). C’est une technologie de télédétection par laser qui permet de scanner et de cartographier des surfaces à travers des obstacles visuels tels que la dense forêt de l’Amazonie. Cette méthode, particulièrement innovante dans le domaine de l’archéologie, a permis aux chercheurs de scruter au-delà de la végétation et d’obtenir une image détaillée du sol forestier, révélant ainsi les contours cachés d’une civilisation disparue.
Les données obtenues grâce au LIDAR ont dévoilé une complexité architecturale et urbaine inattendue, démontrant que les terres que nous considérions comme sauvages étaient en réalité le siège d’une activité humaine intense et structurée.
En superposant ces nouvelles informations avec les découvertes archéologiques existantes, les chercheurs ont pu reconstituer une étendue impressionnante de 300 km², révélant une image inédite de la cité perdue de l’Upano et du site de Kunguints.
Cette reconstitution numérique a permis de visualiser non seulement les structures individuelles, mais aussi leur agencement au sein d’un réseau urbain structuré avec de nombreux jardins. Ce travail minutieux d’analyse a ouvert la voie à de nouvelles hypothèses sur la vie, la culture et l’organisation de cette société ancienne, jetant un regard inédit sur une période de l’histoire humaine jusqu’alors enveloppée de mystère.
L’étude détaillée des données récoltées a révélé un plan urbain étonnamment sophistiqué. Les chercheurs ont identifié des routes et des structures organisées selon un schéma qui rappelle celui de grandes métropoles modernes.
Cette découverte suggère une société précolombienne organisée avec des compétences en construction et une compréhension approfondie de l’urbanisme. Les routes, tracées de manière parallèle et perpendiculaire, évoquent les artères d’une ville planifiée, loin de l’image traditionnelle d’une société amazonienne primitive. Ces voies de communication formaient une véritable toile d’araignée, reliant différentes parties de la cité antique et facilitant ainsi le déplacement et l’échange entre ses habitants.
Au cœur de cette organisation urbaine se trouvaient des places carrées, des plateformes et de grands monticules. Ces places, souvent entourées de plateformes périphériques, formaient le centre de la vie communautaire. Certaines supportent des structures résidentielles, tandis que d’autres avaient probablement des fonctions cérémonielles.
Les chemins partant de ces plateformes menaient vers d’autres zones de la cité ou descendaient vers les rivières, indiquant une interaction étroite entre les différentes parties de l’urbanisme et l’environnement naturel. Quant aux grands monticules, qui peuvent atteindre jusqu’à dix mètres de hauteur, ils sont vraisemblablement des sites de cérémonies ou des points de repère importants dans le paysage urbain.
Une caractéristique remarquable de cette civilisation révélée par les données LIDAR est le concept de cités-jardins. Les espaces interstitiels entre les quelque 6000 plateformes en terres identifiées étaient utilisés pour l’agriculture, avec des systèmes de drainage ingénieux rappelant des rigoles.
Cette harmonie entre urbanisme et agriculture dénote une compréhension avancée de l’écologie et une capacité à modeler l’environnement selon les besoins humains. Ces jardins, en plus de fournir de la nourriture, jouent probablement un rôle important dans les aspects sociaux et religieux de la société.
La complexité des structures et de l’agencement urbain implique l’existence d’une organisation sociale bien établie. La nécessité de terrassiers pour la construction, d’ingénieurs pour la planification des routes, et de paysans pour l’agriculture suggère une répartition des rôles et des spécialisations professionnelles.
Cette structuration sociétale indique également la présence d’une autorité centrale, peut-être sous la forme de prêtres ou de dirigeants, orchestrant et supervisant ces vastes projets. Les chercheurs restent prudents dans leurs interprétations mettent en évident une société complexe avec des hiérarchies et des fonctions diverses.
Une nouvelle histoire de l’Amazonie
La découverte de cette cité perdue change fondamentalement notre perception de l’Amazonie. A contre-courant de l’image d’une terre vierge, seulement peuplée de chasseurs-cueilleurs, l’Amazonie se dévoile comme le berceau d’une civilisation avancée, avec des agglomérations sophistiquées et une interaction prospère avec l’environnement. Cette révélation souligne également la diversité ethnique et humaine de l’Amazonie, une région qui a abrité des sociétés complexes, bien loin de l’image stéréotypée souvent véhiculée.
La proximité des sociétés urbaines avec des groupes de chasseurs-cueilleurs met en lumière un panorama social et culturel diversifié en Amazonie précolombienne. Cette coexistence indique une région où différentes formes de sociétés et de cultures se côtoient et interagissent, remettant aussi en question l’idée d’une évolution linéaire et uniforme des sociétés humaines.
Les mystères d’une civilisation disparue
La disparition de cette civilisation soulève des questions captivantes. Parmi les théories de l’effondrement, la possible méga-éruption du volcan Sangay comme cause potentielle, bien que les analyses récentes indiquent une variété de dates pour les couches de cendres trouvées, affaiblissant cette hypothèse.
Une autre explication possible est l’effondrement interne de la société, à l’image de ce qui est arrivé à des civilisations comme Rome ou l’Égypte. Cette piste soulève des interrogations sur la durabilité des sociétés urbaines en fonction de leur impact sur l’environnement.
Cette découverte marque seulement le début d’une vaste entreprise de recherche. L’ampleur des structures et l’importance des données montrent que de nombreuses découvertes restent à faire. Stephen Rostain lui-même admet que la portée du phénomène a dépassé ses attentes initiales, ouvrant la voie à une exploration prolongée de cette civilisation et à une meilleure compréhension de son impact historique et culturel.
Plusieurs questions restent sans réponse : Quelles étaient les causes précises de l’effondrement de cette cité perdue ? Quel était le niveau exact de leur technologie et de leur connaissance ? Comment ont-ils influencé ou été influencés par d’autres civilisations contemporaines ?
La révélation de cette mégalopole antique sous la canopée amazonienne n’est pas seulement une prouesse archéologique; elle représente une fenêtre ouverte sur un passé oublié, offrant un nouveau récit sur les civilisations précolombiennes.
Ce voyage dans le temps nous confronte à la réalité d’une Amazonie complexe, peuplée de sociétés avancées et ingénieuses, loin des clichés habituels. Cette histoire éclaire d’un jour nouveau la relation entre l’homme et son environnement, et nous rappelle l’importance de préserver ce patrimoine historique et culturel inestimable.
Vous venez de publier une découverte importante sur les sociétés qui peuplaient l’Amazonie il y a quelque 2 500 ans. Comment s’inscrit-elle dans notre compréhension du monde précolombien ?
Stéphen Rostain Cela fait bientôt quarante ans que je travaille sur l’archéologie amazonienne. À l’époque, les archéologues se précipitaient comme des lucioles sur les pyramides mayas et les temples incas, mais peu s’intéressaient à l’Amazonie. Beaucoup pensaient que, sur deux mille ans et plus, la région n’avait été peuplée que par des tribus similaires à celles d’aujourd’hui. Hormis la poterie, on n’a longtemps pas su repérer leurs vestiges et traces camouflés par la forêt. J’ai rencontré de la résistance à mes débuts en Guyane, car cette opinion dépréciative sur les premiers peuples de la forêt était répandue. J’y ai malgré tout effectué des repérages aériens et découvert dans les savanes inondables côtières des milliers de buttes utilisées pour la culture, notamment du maïs. L’archéologie du paysage semblait donc dévoiler une autre facette du passé humain de la région.
Vous vous êtes intéressé à un site en particulier, la vallée d’Upano, en Équateur. Pourquoi ? S. R. La vallée d’Upano se situe dans la région amazonienne du piémont andin. Elle est insérée entre deux cordillères et mesure une centaine de kilomètres de long sur une vingtaine de large. Elle est surplombée par le volcan Sangay, en état constant d’éruption depuis des décennies et dont les rejets rendent la région particulièrement fertile. Les agriculteurs locaux m’ont dit qu’ils obtenaient trois récoltes de maïs par an, c’est énorme !
Sur des sites aussi étendus qu’une vallée entière, on manquerait trop d’informations si l’on creusait à la truelle, par sondage limité à la superficie d’une cabine téléphonique. J’ai donc préféré le décapage de grandes surfaces, une approche qui a depuis fait école en Amérique du Sud. Nous avons identifié et fouillé des plateformes en terre qui servaient à isoler des bâtiments du sol humide, ainsi que des places, des chemins et des routes. La première occupation de la vallée commence environ en 500 avant notre ère pour durer jusqu’en 400-600 de notre ère.
La première occupation de la vallée commence environ en 500 avant notre ère pour durer jusqu’en 400-600 de notre ère.
Si ces fouilles dans plusieurs sites ont fourni de nombreuses informations originales, il manquait encore une vision globale de la vallée. En 2015, une compagnie privée russe a été contractée par le service du Patrimoine équatorien pour réaliser une imagerie Lidar aérienne de l’Upano. Cette technologie fonctionne comme un sonar, sauf que le signal n’est pas sonore, mais lumineux. Le faisceau laser est tellement fin qu’il traverse la canopée jusqu’au sol, qu’il déshabille de sa couverture végétale. Le tout est ensuite reconstruit par des modèles informatiques. Nous avons alors pu comprendre la structure du terrain et repérer avec une grande précision les modifications qu’il a subies.
Qu’avez-vous appris grâce à ces relevés auxquels vous avez eu accès en 2021 ? S . R. Qu’il n’y avait pas seulement des centaines de plateformes artificielles dans la vallée d’Upano, mais des milliers. Avec des mesures prises sur 600 kilomètres carrés, nous avons aussi obtenu un plan global des transformations anthropiques.
La vallée d’Upano a abrité de véritables cités, densément peuplées et conçues en damier en pleine forêt tropicale. Leur réseau est incroyablement complexe, avec des rues, des chemins vers les rivières, des routes primaires et secondaires… Les grands axes sont parfaitement rectilignes, faisant jusqu’à treize mètres de large, et traversent la vallée en faisant fi de son relief naturel. Ils coupent aussi bien des ravins que des élévations. Un tel réseau réclame une véritable planification, ce qui montre que les différentes implantations de la vallée sont contemporaines.
La vallée d’Upano a abrité de véritables cités, densément peuplées et conçues en damier en pleine forêt tropicale. Leur réseau est incroyablement complexe…
L’insistance à passer outre tous les obstacles, alors qu’il serait souvent plus simple de les contourner, suggère fortement que ces routes avaient une fonction symbolique. Elles peuvent avoir été un moyen d’imprimer dans le sol les relations entre voisins, et servir à des processions et des visites ritualisées, comme on peut encore le voir dans les villages annulaires du haut Xingu en Amazonie brésilienne.
Certaines plateformes sont encore plus hautes, jusqu’à dix mètres. Ici, pas de soubassements d’habitations, mais on suppose que ces espaces étaient plutôt consacrés à des cérémonies collectives. De tels systèmes urbains ont été découverts chez les Mayas du Guatemala ou à Teotihuacan, au Mexique. La grande différence est qu’il n’y a pas de constructions en pierre dans l’Upano. En plus, il n’y a aucun site semblable en Amazonie précolombienne, y compris au Brésil.
Comment est-ce que les gens vivaient dans cette vallée ? S . R. Nous sommes encore en train d’estimer la population de la vallée, mais nous savons qu’elle a dû rapidement épuiser les ressources naturelles. L’analyse de ces données Lidar menée par Antoine Dorison, postdoctorant du laboratoire Archam, a conduit à la découverte d’un système de drains en damier qui évacuent l’eau, dont le sol est gorgé, afin de cultiver les espaces entre les complexes de plateformes. Cette technique était encore employée dans les années 1970 par les Karibs du bas Orénoque au Venezuela. Des terrasses agricoles ont également été bâties sur le piémont des cordillères alentour.
Le Lidar nous a beaucoup aidés, mais il ne remplace pas les fouilles classiques. Nous avons ainsi retrouvé dans le sol enterré au niveau des maisons des restes de végétaux et des graines brûlées de diverses plantes consommées : manioc, patate douce, fruits, haricots et, surtout, du maïs. Ce dernier était broyé avec des meules en pierre pour obtenir une pâte, ensuite utilisée pour produire de la chicha. Cette bière épaisse et douce est si nourrissante qu’elle peut servir de repas. On en a dépisté des traces dans d’énormes jarres, montrant que la chicha était consommée en grande quantité. Nous avons également identifié des graines de plantes médicinales.
Qu’est devenu le peuple qui habitait la vallée ? S . R. Leur culture disparaît brusquement après un millénaire, autour de 400-600, sachant qu’il n’y avait alors pas d’écriture dans la région. Des Aénts Chicham – dénomination préférée par les peuples connus par le public sous le nom de Jivaros – se sont installés plus tard dans la vallée et y vivent toujours. L’aire a d’ailleurs été très peu visitée jusqu’au milieu du XXe siècle, notamment à cause de la réputation guerrière de ces tribus.
J’ai une hypothèse, hélas non confirmée, sur cette disparition. Les fouilles ont montré, au-dessus des derniers niveaux d’habitation, plusieurs couches noires qui évoquent des éruptions volcaniques. Mais, les datations ne correspondent à aucun évènement suffisamment catastrophique pour faire fuir tout le monde. C’est peut-être une série d’éruptions plus petites, mais plus nombreuses, qui a fini par décourager les habitants, ou alors une crise climatique. Ils auraient alors pu partir vers le sud, au Pérou, où l’on retrouve des céramiques similaires à celles d’Upano. Seule une société spécialisée et stratifiée a pu construire un réseau aussi vaste et complexe que dans la vallée d’Upano. Or, on sait que les sociétés urbanisées et hiérarchisées sont moins résilientes aux aléas climatiques. Peut-être que cette civilisation a tout simplement implosé au profit d’un retour à une organisation tribale et forestière. Nous n’avons pas d’explication ferme à proposer pour le moment. Mais, la recherche se poursuit…
[FR.ALETEIA.ORG, 9 mai 2014] Une lettre à son éditeur révèle que le chantre de la mythologie nordique, J.R.R. Tolkien éprouvait le plus profond mépris pour le national-socialisme et son idéologie raciste et antisémite.
Tolkien éprouvait un profond mépris pour l’idéologie nazie, pour son idéologie raciste et antisémite, lui reprochant également d’avoir manipulé et perverti l’esprit et la mythologie nordique à l’étude de laquelle il a consacré une grande partie de sa vie. C’est ce que révèle la lettre qu’il voulait envoyer à un éditeur allemand qui lui demandait, comme condition pour publier Le Hobbit en allemand, s’il était “arish” (aryen) d’origine.
Peu d’auteurs du XXe siècle ont contribué, comme Tolkien, à la diffusion de la culture et de la mythologie nordique. Pour autant, Tolkien n’éprouvait aucune sympathie pour l’idéologie nazie qui a essayé de se construire sur ce patrimoine. On en veut pour preuve la lettre qu’il voulait envoyer à l’éditeur allemand intéressé de publier Le Hobbit : celui-ci, lui ayant demandé, comme condition pour la publication, s’il était d’origine aryenne, Tolkien répondit que si ces critères racistes devaient devenir la règle, il cesserait d’être fier d’avoir un nom allemand.
En 1938, la maison d’édition allemande Rütten & Loening négocie la publication d’une édition allemande de Le Hobbit avec Allen & Unwin. Avant de la publier, ils écrivent à Tolkien, pour lui demander s’il est d’origine aryenne. Outré, Tolkien écrit à son éditeur et ami Stanley Unwin, dans une note, sa souffrance de recevoir une telle lettre : “Souffrirai-je cette impertinence de par la possession d’un nom allemand, ou bien leurs lois démentes requièrent-elles un certificat d’origine ‘arish’ de toutes les personnes de tous les pays ?”
Il poursuit : “Personnellement, je devrais être enclin à refuser de fournir une quelconque déclaration et laisser en plan toute traduction allemande. Dans tous les cas, je devrais fortement m’opposer à ce qu´une telle déclaration soit imprimée… J’ai beaucoup d’amis juifs, et devrais regretter de donner le moindre soupçon à l’idée que je puisse souscrire à une théorie des races aussi totalement pernicieuse et non scientifique.” Mais, comme l’éditeur aussi était impliqué personnellement, Tolkien lui joignit deux ébauches de réponses possibles : l’une éludant la question, et l’autre entrant dans le vif du sujet et montrant tant son amour de l’Allemagne que son mépris pour les nazis.
Aryen ? Ni indien, ni perse, ni gypsy
On ne sait pas laquelle des deux lettres reçurent les Allemands, mais le contenu de la seconde, la seule conservée jusqu’à aujourd’hui, est suffisamment clair : “Je regrette de ne pas comprendre ce que vous entendez par ‘arisch’. Je ne suis pas d’origine aryenne, c’est-à-dire indo-iranienne ; à ma connaissance, aucun de mes ancêtres ne parlait flindustani, persan, gypsy, ou autre dialecte apparenté. Mais si je dois comprendre que vous cherchez à savoir si je suis d’origine juive, je puis seulement répondre que je déplore de ne pouvoir apparemment compter parmi mes ancêtres personne de ce peuple si doué.”
“Mon arrière-arrière-grand-mère quitta d’Allemagne pour l’Angleterre au XVIIIe siècle. La majeure partie de mon ascendance est donc purement anglaise, et je suis sujet anglais – ce qui devrait vous suffire. J’ai toutefois été habitué à considérer mon nom allemand avec fierté, même tout au long de la période de la dernière et regrettable guerre, au cours de laquelle j’ai servi dans l’armée anglaise.”
Les nazis ont perverti “ce noble esprit nordique”
“Je ne puis cependant m’empêcher d’ajouter que si des requêtes de cette sorte, impertinentes et déplacées, doivent devenir la règle en matière de littérature, alors le temps n’est plus si loin où un nom allemand cessera d’être une source de fierté.”
Curieusement, le mépris de Tolkien pour le nazisme n’avait rien à voir avec l’opinion des nazis sur l’auteur anglais. Ses recherches sur les langues et la mythologie nordique, que le national-socialisme voulait utiliser dans le contexte de sa nouvelle société, lui ont valu d’être très apprécié. D’où l’intérêt de l’éditeur de publier, rapidement, Le Hobbit. Cela attristait tout particulièrement Tolkien, qui voyait une des questions qui l’avait le plus intéressé dans sa vie devenir un instrument de propagande. Trois ans plus tard, dans une lettre à son fils Michael écrite en 1941, il exprime ouvertement son ressentiment à l’égard d’Hitler, “ce petit ignorant rougeaud ruinant, pervertissant, détournant et rendant à jamais maudit ce noble esprit nordique, contribution suprême à l’Europe, que j’ai toujours aimée et essayé de présenter sous son vrai jour.”
[d’après FR.WIZCASE.COM, 23 mai 2024] Les femmes et les filles sont à la fois les cibles et les boucs émissaires du harcèlement en ligne : nous sommes choisies et puis blâmées, comme si nous demandions à être harcelées. Le cycle a toujours été vicieux et sans fin, mais nous en avons assez. Il est temps pour nous de prendre le contrôle et de mettre fin aux attaques contre les femmes en ligne. En ligne, les femmes sont soumises au harcèlement, à la violence, à l’oppression et à des situations généralement inconfortables auxquelles peu d’hommes (voire aucun) sont confrontés. L’Intelligence Unit de The Economist a mené une étude et découvert que 85 % des femmes dans le monde ont été témoins de violences en ligne contre d’autres femmes. Uniquement dans l’UE, 10 % des femmes signalent avoir été victime de cyberharcèlement depuis l’âge de 15 ans.
Les effets du cyberharcèlement peuvent être écrasants et avoir de vraies conséquences, telles qu’une faible estime de soi, l’insomnie, la dépression et les pensées suicidaires. Heureusement, la prise de conscience toujours croissante de la cyberviolence à l’égard des femmes a donné naissance à des outils et stratégies utiles pour prévenir et lutter contre le harcèlement en ligne.
Vous avez le droit de vous sentir en sécurité dans votre peau et de participer au monde pleinement. Avec ce guide de la sécurité en ligne, vous disposerez des outils dont vous avez besoin pour réduire, prévenir et gérer les nombreuses formes de harcèlement en ligne.
Comment vous protéger du harcèlement sur les réseaux sociaux
Les utilisatrices les plus fréquentes des réseaux sociaux dans le monde sont les filles de 15 ans et, malheureusement, c’est aussi l’âge auquel la plupart des filles signalent subir leur première expérience de harcèlement en ligne. Alors que les jeunes filles apprennent généralement de meilleures stratégies pour gérer le harcèlement en ligne à mesure qu’elles grandissent et continuent à utiliser les réseaux sociaux, 42 % des femmes réagissent au harcèlement en l’ignorant.
Le harcèlement sur les réseaux sociaux ne se limite pas aux seules femmes, mais il est indéniable que le harcèlement sur les réseaux sociaux est bien pire pour les femmes que pour les hommes. Les femmes doivent faire face à des commentaires répugnants sur leur corps, à des photos sexuelles non sollicitées, à des menaces de mort, à des menaces de viol, et pire encore. Et les études montrent que les femmes trans courent encore plus de risques d’être victimes de violence en ligne et hors ligne. La transphobie et le harcèlement en ligne envers les femmes trans mettent souvent en œuvre des erreurs de genre intentionnelles, du deadnaming[en français ‘morinom’ : nom de naissance d’une personne transgenre, utilisé avant qu’elle n’adopte un prénom qui reflète mieux son identité de genre] et des insultes transphobes, qui ont toutes des conséquences néfastes sur la santé mentale et l’estime de soi des femmes trans.
Mais il y a bel et bien une lumière au bout du tunnel. Partout dans le monde, les femmes s’empouvoirent grâce aux réseaux sociaux pour attirer l’attention sur ces problèmes et bien plus encore, principalement via le mouvement #metoo. En plus d’attirer l’attention sur la violence et les maltraitances subies par les femmes, le mouvement sensibilise le monde aux problèmes systémiques plus vastes auxquels les femmes sont confrontées.
Nous avons le droit absolu de nous sentir en sécurité en personne et nous méritons de nous sentir en sécurité en ligne. Pour vous protéger du harcèlement sur les réseaux sociaux, vous ne devez pas pour autant supprimer vos comptes et perdre le contact avec votre réseau.
Il y a en fait beaucoup de choses que vous pouvez faire pour vous protéger, tout en continuant à participer. Certains sites et applications proposent des options spécifiques à la plateforme, mais il existe des astuces et conseils généraux qui s’appliquent partout.
Pour rendre les choses faciles, j’ai choisi de vous indiquer à la fois ce que vous pouvez faire en général, et les fonctionnalités spécifiques à plusieurs plateformes pour vous protéger.
Conseils pour utiliser les réseaux sociaux
1. Bloquer et signaler – Si quelqu’un vous dérange ou dérange quelqu’un d’autre, bloquez-le et signalez-le à la plateforme.
La première chose que vous devez faire lorsque quelqu’un commence à vous harceler, ou que vous voyez quelqu’un se faire harceler, est de le bloquer et de le signaler. Ce n’est pas un idéal, car nous savons, grâce aux controverses passées, qu’un harcèlement manifeste est parfois ignoré et que les gens peuvent créer de nouveaux comptes après les avoir bloqués. Mais au moins de cette façon, la personne ne pourra plus vous contacter.
2. Rendre vos paramètres privés – Empêchez les utilisateurs indésirables de vous identifier, de vous envoyer des messages ou de vous trouver.
Presque toutes les applications et tous les sites Web vous offrent la possibilité d’empêcher les autres de vous identifier, de gérer qui peut vous envoyer des messages directs, et de contrôler votre visibilité. Vous souhaiterez peut-être laisser votre profil public sur certains sites et le rendre entièrement privé sur d’autres, mais je vous recommande fortement de choisir au moins les options qui ne permettent pas à des inconnus de vous envoyer un message privé. J’ai fait cela et ma boîte de réception est devenue un endroit beaucoup plus zen.
3. Supprimez l’accès à votre emplacement – Gardez votre emplacement exact à l’abri des regards du public.
Ce n’est presque jamais une bonne idée d’indiquer votre emplacement exact sur les réseaux sociaux. Cela peut vous rendre plus vulnérable face au harcèlement et rend vos profils beaucoup plus faciles à trouver pour les indésirables. Si vous souhaitez partager votre emplacement, faites-le lorsque vous n’y êtes plus, ou choisissez une zone plus large. Par exemple, choisissez la ville dans laquelle vous vous trouvez, et non le quartier.
4. Gérez vos contacts – Assurez-vous de connaître la personne avant d’accepter un ami ou de suivre une demande.
Soyez attentive face aux demandes d’amis que vous acceptez. Si leur nom et leur photo de profil ne vous disent rien et que vous n’avez pas d’ami(e)s commun(e)s, ce n’est probablement pas une bonne idée d’accepter. Ces personnes peuvent être des escrocs, des robots ou, pire encore, un compte finsta (faux Instagram). Les Finstas deviennent un moyen populaire de cacher ce que vous faites aux autres et de traquer les personnes qui les ont bloqués. Si vous acceptez des demandes de personnes que vous ne connaissez pas ou de comptes professionnels, veillez à ne pas partager trop de données personnelles.
Twitter
Amnesty International a longtemps critiqué Twitter (ou X) pour ses réponses laxistes à la violence et au harcèlement envers les femmes. Malgré quelques progrès mineurs au cours des dernières années, le fait est que l’entreprise n’en fait pas assez pour protéger les femmes, en particulier les femmes appartenant à certains groupes ethniques ou minoritaires.
Par exemple, l’actrice Leslie Jones s’est sentie obligée de quitter Twitter après la sortie du nouveau Ghostbusters en 2016. En tant que seule actrice de couleur dans le film, elle a été visée plus par rapport au reste des femmes. Elle a reçu tellement de commentaires et de menaces racistes qu’elle a estimé qu’elle n’avait d’autre choix que de quitter la plateforme, car Twitter n’en faisait pas assez pour mettre fin au harcèlement.
Cela peut sembler extrême, mais ce n’est qu’un autre jour dans la vie d’une femme qui s’exprime (ou même existe simplement) sur Twitter. Même les femmes moins célèbres, voire pas du tout, doivent subir des flots constants d’insultes et de menaces.
Toutefois, même si l’histoire de Twitter est glauque, il existe plusieurs façons de vous protéger sur le réseau.
Protégez vos tweets – Choisissez qui peut consulter vos tweets. Le plus souvent, les femmes sont harcelées en ligne par des inconnus ou par des comptes anonymes sur Internet. La meilleure façon d’éviter toute attention indésirable de la part d’étrangers est de « protéger » vos Tweets. Cela signifie que seuls vos abonnés peuvent voir ce que vous tweetez et les informations complètes de votre profil. Cela signifie également que vous devez approuver chaque nouveau follower.
Si vous préférez ne pas protéger vos Tweets, vous pouvez également restreindre les personnes qui peuvent vous répondre. Vous pouvez choisir d’autoriser n’importe qui à vous répondre, uniquement les personnes que vous suivez, ou uniquement les personnes que vous mentionnez. Cela peut être particulièrement utile si vous tweetez sur un sujet controversé.
Créez 2 profils – Ayez un compte personnel privé et un profil professionnel public. En tant que femmes, nous comprenons que le harcèlement au travail est bien réel et bien sérieux. Malheureusement, cela peut également s’étendre aux comptes Twitter liés à votre job. Si vous devez conserver un compte Twitter pour votre vie professionnelle, je vous suggère fortement de créer des comptes distincts. De cette façon, vous pouvez limiter qui a accès à vos données personnelles, tout en attirant des abonnés et en développant votre réseau.
Facebook et Instagram
Il est facile de se sentir assez à l’aise et partager des données personnelles sur Facebook, car c’est pour cela que le réseau a été conçu. Malheureusement, il n’y a aucun moyen de vraiment vérifier qu’une personne avec qui vous êtes ami(e) sur Facebook est bien celle qu’elle prétend être. Vous ne savez jamais donc vraiment qui a accès à ce que vous publiez sur la plateforme.
Les femmes courent un risque plus élevé d’être harcelées en raison de la nature d’Instagram. Le plaisir de voir des gens aimer vos photos et la possibilité de monétiser votre compte rendent attrayants la création d’un compte public et l’ajout d’autant de followers que possible. Mais cela vous expose également au harcèlement de la part d’inconnus.
Pire encore, comme les Leaks 2021 de la société Facebook (maintenant appelée Meta) l’a montré, Meta est peu réactif en matière de suppression des contenus préjudiciables et est pleinement conscient des dommages que ses plateformes peuvent causer. C’est pourquoi, en tant que femme, il est essentiel que vous soyez attentive à ce que vous partagez et à qui peut voir votre contenu. Voici quelques façons de reprendre le contrôle de vos comptes Facebook et Instagram.
Limiter le partage – Décidez si et qui peut partager vos publications avec d’autres personnes en dehors de votre liste d’amis. La meilleure façon d’éviter les commentaires indésirables d’inconnus sur Facebook et Instagram est de faire en sorte qu’ils ne puissent simplement pas voir vos publications. Vous pouvez définir votre profil comme privé et désactiver le partage afin que vos ami(e)s ne puissent pas partager vos publications avec leurs ami(e)s. Ce n’est pas un moyen infaillible de vous assurer que les personnes indésirables ne voient pas vos publications, mais cela réduit la probabilité.
Choisissez votre public – Choisissez qui peut voir vos publications et qui ne le peut pas. Facebook et Instagram vous permettent de contrôler qui peut voir vos publications : ami(e)s, ami(e)s d’ami(e)s (uniquement sur Facebook), vous seule ou tout le monde. Vous pouvez créer un public par défaut pour chaque partie de votre profil et modifier le public pour vos publications individuelles si vous préférez. Les deux réseaux proposent des vidéos et des photos qui disparaissent, que vous pouvez partager dans votre Story et qui ont les mêmes contrôles de confidentialité que votre page principale. Vous pouvez créer des listes d’ami(e)s proches, ou partager avec tous vos ami(e)s et abonné(e)s. Mais n’oubliez pas que même si elles disparaissent après 24 heures, les utilisateurs peuvent toujours faire une capture d’écran ou prendre une photo avec un autre appareil, afin que vous ne receviez pas de notification de capture d’écran.
C’est tout à fait normal de vouloir un profil public sur Facebook et Instagram. C’est fun de partager vos opinions avec le monde entier ! Si vous choisissez cette option, je vous recommande de créer un profil ouvert au public, et un autre privé et réservé aux personnes que vous connaissez.
TikTok
TikTok est devenu une plateforme sociale fun et sympa pour réaliser ou regarder des vidéos créatives. Malheureusement, tout comme les sites de réseaux sociaux plus anciens, TikTok est également un site sur lequel les femmes sont souvent victimes de harcèlement, de cyberintimidation et ciblées par des contenus inappropriés. La bonne nouvelle est que TikTok offre un contrôle très précis sur qui peut voir ce que vous publiez, qui peut commenter, qui peut vous taguer et bien plus encore.
L’un des plus grands atouts de TikTok, et l’une des choses qui le rendent si dangereux, est son algorithme de pointe. Lorsque vous avez un profil ouvert, vos vidéos sont présentées à des personnes aléatoires en fonction de votre emplacement, du contenu de la vidéo et de vos abonnés.
Contrairement à d’autres sites et applications, il n’existe aucun moyen de désactiver complètement l’accès de TikTok à votre emplacement. Vous pouvez désactiver les services de localisation, mais l’application indique “Si vous désactivez les services de localisation, TikTok continuera à estimer votre position en fonction des informations de votre système/opérateur et de votre adresse IP.” Même lorsque j’utilise un VPN, TikTok me montre toujours du contenu clairement basé sur le pays dans lequel je me trouve.
L’une des choses les plus intéressantes avec TikTok, ce sont ses outils de collaboration vidéo. Ainsi, lorsque vous cherchez à protéger votre vie privée sur TikTok, la première chose que vous devez décider est la manière dont vous souhaitez interagir avec les autres utilisateurs. Si un harceleur fait un Duo ou un Collage de votre vidéo, cette vidéo devient son contenu. Après cela, à cause de l’algorithme de TikTok, il est probable que cela se retrouve dans les flux d’autres personnes, ce qui multipliera les risques de harcèlement.
Heureusement, les paramètres de TikTok vous permettent de choisir exactement qui peut voir vos vidéos et qui peut en faire quoi. Vous pouvez choisir d’autoriser les « abonné(e)s », les « abonné(e)s que vous suivez » ou « uniquement moi » séparément pour presque toutes les fonctionnalités proposées par l’application.
Si vous souhaitez autoriser les Duos et les Collages, vous devez les définir sur « abonné(e)s que vous suivez ». De cette façon, vous pourrez collaborer avec d’autres et savoir où votre contenu est publié.
Snapchat
Snapchat a été l’une des premières applications à introduire des messages et des photos qui disparaissent. Même s’il est moins populaire qu’avant, les gens l’utilisent toujours pour ces fonctionnalités, car il est omniprésent. Il n’existe pas autant de façons de sécuriser votre profil que sur d’autres applications, mais elle dispose des mêmes paramètres de confidentialité de base que la plupart. Vous pouvez définir votre compte comme privé, masquer votre emplacement, et choisir qui peut et ne peut pas vous contacter. Jetez un œil au tutoriel sur les paramètres de confidentialité de Snapchat pour voir comment sécuriser votre profil.
LinkedIn
LinkedIn est un hybride de réseau social et professionnel. En tant que service de réseautage professionnel et de recherche d’emploi, il est destiné à un usage professionnel, mais il fonctionne comme les autres grands réseaux sociaux. Malheureusement, les femmes sont également victimes de harcèlement dessus.
Des femmes ont signalé ont été invités à sortir via des messages LinkedIn, ont reçu des commentaires misogynes sur des publications et ont même vu leurs données personnelles obtenues via leur CV être exploitées. Même si les utilisateurs ne bénéficient pas de l’anonymat sur LinkedIn comme sur d’autres sites, le harcèlement sur LinkedIn n’en est pas moins grave et non moins dangereux.
Voici quelques moyens de vous protéger sur LinkedIn :
Acceptez prudemment les connexions – Refusez les demandes de connexion émanant de personnes extérieures à votre secteur d’activité ou à vos cercles personnels. Vous pouvez analyser les demandes de connexion demandées en examinant les degrés de séparation de LinkedIn, en vérifiant si vous êtes dans le même secteur et en examinant leur profil. Si vous ne les connaissez pas et qu’ils ne font pas partie de votre domaine d’activité, il est plus sûr de refuser la demande de connexion.
Supprimez les informations de contact de votre CV – Supprimez votre numéro de téléphone et votre adresse e-mail de votre CV public. Vous ne devez pas mettre votre numéro de téléphone et votre adresse personnelle sur votre CV LinkedIn, pour éviter tout contact indésirable et anonyme. Au moins si vous recevez un message sur LinkedIn, vous pouvez voir le nom et le profil de la personne.
Comment partager des photos en toute sécurité
Les commentaires désagréables sur les photos sont devenus l’un des principaux moyens par lesquels les femmes sont harcelées sur Internet. Malheureusement, de nombreuses personnes ont l’impression qu’une photo partagée est une invitation à partager une opinion (non demandée) sur le corps, la sexualité, les vêtements d’une femme, etc.
Instagram est l’un des pires endroits pour cela, mais le triste fait est que Meta a reconnu que ses applications posaient problème et ne fait toujours rien pour y remédier. Cela signifie que, pour l’instant, il nous incombe de faire de notre mieux pour nous protéger.
Et les femmes n’ont pas seulement à se soucier de ce qu’elles publient sur les réseaux sociaux. Nous devons également nous soucier de ce que nous envoyons aux gens en privé. Le revenge porn, les deep fakes, et le simple fait de partager des images avec d’autres personnes ou sites Web sans consentement est devenu un énorme problème.
Il n’existe pas de règles strictes pour éviter les problèmes liés au partage de photos. Il existe de bonnes raisons de partager des moments personnels de notre vie, et nous ne devrions pas avoir à nous enfermer pour éviter d’être des victimes. La bonne nouvelle est qu’il y a des choses que nous pouvons faire pour atténuer le harcèlement, tout en étant en mesure de partager toutes nos photos les plus sympas.
N’utilisez pas de géotags – Évitez de partager votre position. Les géotags indiquent votre emplacement ou l’emplacement dans lequel une photo ou une vidéo a été prise. Des sites tels qu’Instagram et Facebook vous permettent d’indiquer un emplacement sur vos photos. Lorsque vous ajoutez cette balise, n’importe qui peut voir votre photo lorsqu’il ou elle recherche cette balise (sauf si votre profil est verrouillé ou privé). Éviter l’utilisation de géotags permet d’éviter que le harcèlement en ligne ne se transforme en problèmes en personne.
Si vous souhaitez que les gens sachent où vous vous trouvez, vous pouvez ajouter votre emplacement une fois que vous n’y êtes plus, choisir un emplacement plus général (par exemple, choisir la ville dans laquelle vous vous trouvez et non votre localisation exacte) ou restreindre les personnes qui peuvent voir les photos que vous avez géolocalisées.
Supprimer les informations EXIF – Supprimez manuellement les informations EXIF potentiellement révélatrices des photos. Les informations EXIF sont les données stockées par votre appareil photo sur vos photos. Ces détails incluent le nom de votre appareil, les paramètres que vous avez utilisés pour prendre la photo, où et quand la photo a été prise et parfois même le numéro de série de votre appareil photo.
Dans la plupart des cas, il n’est pas possible d’avoir un accès immédiat à ces données sur les photos de quelqu’un d’autre, mais il existe des programmes conçus pour révéler les données EXIF sur des photos qui ne vous appartiennent pas. Donc, si quelqu’un voulait obtenir cette information, il pourrait.
Il existe des moyens de désactiver et de modifier les données EXIF directement depuis votre appareil, bien que ceux-ci diffèrent considérablement en fonction de ce que vous avez utilisé pour prendre vos photos. Il existe également des applications que vous pouvez obtenir pour votre appareil et qui sont conçues pour supprimer les données EXIF de vos photos. Découvrez à quoi servent les données EXIF et comment les supprimer avec Consumer Reports.
Si elles sont effacées par la plupart des réseaux sociaux et des applications de messagerie chiffrées, les données EXIF restent lorsque vous partagez une photo par email ou SMS. Si vous souhaitez conserver certaines données EXIF, mais que vous ne faites pas entièrement confiance à la personne avec laquelle vous partagez des photos, vous devez au moins supprimer vos données de localisation avant de les partager, peu importe comment ou ce que vous partagez.
Soyez prudent avec le contenu qui disparaît – Prenez les mêmes précautions que vous prendriez avec des photos normales. Ce n’est pas parce que les photos et les vidéos disparaissent de votre flux qu’elles ont disparu pour de bon.
Il va sans dire que la disparition de contenu est l’une des nombreuses méthodes utilisées par les agresseurs pour harceler les femmes en ligne. Snapchat et Instagram disposent tous deux de fonctionnalités permettant aux photos et aux vidéos de disparaître après un certain délai. Parce que ces messages et publications disparaissent, les gens envoient souvent des choses via Snapchat ou publient des choses sur leur Story qu’ils ne feraient pas si c’était plus permanent. Pourtant, les agresseurs et les harceleurs peuvent toujours les sauvegarder, soit en prenant des captures d’écran et des enregistrements d’écran, soit en prenant une photo avec un autre appareil.
Alors que Snapchat était autrefois l’application incontournable pour les activités torrides, d’autres options plus sûres ont été développées ces dernières années. Dust est une application hautement chiffrée qui n’affiche pas votre nom à l’écran avec vos messages et vos photos, ce qui rend plus difficile pour quiconque de relier les messages à vous. Confide est un autre choix populaire, en particulier pour l’envoi de nus, en raison de sa fonctionnalité de flou sur capture d’écran, qui permet de réduire le risque de revenge porn.
Comment utiliser les applications de messagerie en toute sécurité ?
Les commentaires et photos inappropriés et explicites, le catfishing, le cyberharcèlement et les escroqueries sont autant de problèmes courants que les femmes rencontrent sur les applications de messagerie. La structure, les fonctionnalités et les paramètres de confidentialité de chaque application indiquent à quel point il est difficile de faire face au harcèlement lorsqu’il se produit sur la plateforme.
Les applications de messagerie telles que WhatsApp, Kik et Discord sont des endroits populaires, car elles fournissent des plateformes chiffrées qui rendent la communication instantanée et sécurisée. La plupart des applications de messagerie sont plus sécurisées que les SMS, ce qui attire des milliards d’utilisateurs sur leurs plateformes par an. Toutefois, tout comme les autres espaces en ligne, les applications de messagerie présentent des inconvénients et des risques pour les utilisateurs, en particulier les jeunes femmes.
Malgré les risques liés à l’utilisation de l’une de ces applications, les applications de messagerie ne sont pas mauvaises en soi. Alors, ne désinstallez pas vos applications de messagerie pour revenir aux SMS. Avec la bonne application et les bonnes stratégies de sécurité, vous pouvez communiquer en toute confiance et mettre un terme au harcèlement avant qu’il ne dégénère.
Toutefois, vous remarquerez maintenant que de nombreux conseils s’appliquent également à d’autres espaces virtuels. Mettre en œuvre ces stratégies sur toutes les plateformes constitue le moyen le plus efficace de se défendre contre le cyberharcèlement et de prendre le contrôle de votre présence en ligne.
Comment utiliser les forums en ligne en toute sécurité
Comme tous les autres espaces sur Internet, les forums en ligne peuvent être dangereux pour les femmes. Reddit, l’une des plateformes de discussion les plus populaires, est largement connue pour renfermer du contenu grossier, du harcèlement, du trolling et d’autres problèmes. Ce n’est pas surprenant, puisque Reddit est le septième site le plus populaire aux États-Unis et le neuvième dans le monde.
Historiquement, les millions de personnes qui affluent sur la plateforme trouvent des « subreddits » en fonction de leurs intérêts, qui peuvent inclure n’importe quoi, depuis des pages innocentes pleines de photos d’animaux jusqu’à des personnes qui s’identifient comme des incels et utilisent le forum pour répandre leur haine envers les femmes.
Les trolls envahissent depuis longtemps des espaces en ligne qui ne leur sont pas destinés dans le seul but de harceler les autres, le plus souvent des femmes et des minorités raciales. Les participantes au subreddit r/BlackGirls ont été confrontées à des commentaires racistes et misogynes de la part de trolls dans ce qui était censé être un espace sûr permettant aux femmes noires de se connecter. Lorsqu’elles ont lancé un nouveau subreddit appelé r/BlackLadies pour échapper au harcèlement, les trolls ont également migré.
De même, le subreddit r/rape était destiné à être un endroit sûr pour les victimes d’agression sexuelle. Malheureusement, il a aussi vu son lot de commentaires de trolls accusant les victimes, ou autres commentaires violents et autrement inappropriés avant que Reddit ne décide de le fermer. Si Reddit a finalement pris des mesures pour résoudre les problèmes qui prévalent sur le site, son personnel a longtemps été critiqué pour son focus sur la liberté de parole au lieu de la sécurité de ses utilisateurs.
Que vous utilisiez Reddit, Quora ou une autre plateforme de forum en ligne populaire, les meilleures pratiques en matière de sécurité sont les mêmes.
Suivez ces étapes pour rester en sécurité sur les forums :
Fournissez le moins de données personnelles ou d’identification possible.
Utilisez un service d’adresse email temporaire pour vous inscrire.
Créez des comptes jetables si vous souhaitez demander des conseils ou donner des données personnelles.
Désactivez les notifications de réponses à vos publications et commentaires en cas de besoin.
Comment gérer le harcèlement sur un lieu de travail virtuel
Si les formes les plus courantes de cyberharcèlement se produisent sur les réseaux sociaux, le harcèlement des femmes en ligne sur leur lieu de travail constitue également un problème. Étant donné qu’une grande partie de notre travail se fait aujourd’hui en ligne, ce problème n’a fait qu’empirer. Vous avez le droit de vous sentir en sécurité et en confiance au travail, même si votre « travail » se déroule techniquement à votre domicile via Zoom, Slack ou Microsoft Teams.
Les gens interagissent différemment en ligne, même les collègues que vous connaissez en personne. L’anonymat que ressentent les gens derrière leur écran leur permet souvent de faire des choses qu’ils ne feraient pas normalement en personne. Selon une étude, 52 % des femmes ont été victimes de harcèlement au travail au cours de l’année écoulée.
Le harcèlement auquel les femmes sont confrontées sur le lieu de travail virtuel va de commentaires inappropriés (verbaux ou textuels), d’images ou de vidéos non professionnelles, de comportements menaçants et bien plus encore. Il peut parfois être difficile de savoir ce qui constitue du harcèlement. Certains cas de harcèlement sont évidents, comme celui de Jeffrey Toobin qui se masturbait sur Zoom. D’autres exemples peuvent ne pas être aussi clairs, comme lorsque Marc de l’équipe marketing vous fait des blagues légèrement inappropriées en réunion. Une bonne règle de base est que si jamais vous vous trouvez dans des situations professionnelles où vous vous sentez mal à l’aise, commencez à prendre des notes.
Voici quelques mesures importantes que vous pouvez prendre pour lutter contre le harcèlement au travail :
Documentez tout – Tenez un journal de chaque interaction inconfortable. Garder une trace de tout ce que quelqu’un fait pour vous mettre mal à l’aise ne fera que renforcer votre cause. Chaque commentaire, email ou autre correspondance inappropriée constitue une preuve essentielle, si les interactions ont été intentionnelles ou persistent. Conservez des captures d’écran, enregistrez les dates et heures de tout incident, et conservez un fichier de tout ce qui concerne vos interactions avec cette personne.
Évaluez la situation – Déterminez le degré de danger et agissez si nécessaire. Vous devez signaler tout cas de harcèlement que vous rencontrez. Mais si vous remarquez une escalade du harcèlement en termes de degré ou de fréquence, il est peut-être temps d’agir le plus tôt possible. Si vous pensez que la communication inappropriée est moins flagrante ou moins fréquente, il peut être préférable de continuer à documenter la situation et d’attendre qu’un ensemble important de preuves se soit accumulé avant d’aller de l’avant.
Rapport – Apportez votre documentation à l’autorité compétente. Une fois que vous avez la preuve du harcèlement, il est temps de faire remonter le problème. Adressez-vous à votre service RH ou à votre manager, et demandez les prochaines étapes à suivre pour savoir comment procéder. Chaque lieu de travail a généralement sa propre politique décrivant la manière dont le harcèlement doit être géré. Si vous n’êtes pas satisfaite de la façon dont ils gèrent la situation, ou si votre agresseur est votre manager ou responsable des ressources humaines, demandez des conseils juridiques.
Rencontres en ligne et harcèlement sexuel
Les rencontres en ligne sont désormais tellement intégrées dans notre société et notre culture que plus 44 millions de personnes utilisent les services de rencontres en ligne aujourd’hui. Parmi ces utilisateurs, 60 % des femmes de 18 à 34 ans ont déclaré avoir été contactées par quelqu’un même après avoir déclaré qu’elles n’étaient plus intéressées, et 57 % ont déclaré avoir reçu des messages inappropriés non sollicités.
Même si les applications et les sites de rencontres permettent de rencontrer facilement de nouvelles personnes, ce côté pratique comporte un risque élevé, en particulier pour les femmes. Comme sur les réseaux sociaux et sur les lieux de travail virtuels, le harcèlement sur les sites de rencontres est endémique et prend de nombreuses formes. Les applications de rencontres regorgent de catfishing et romance scams, et il est très facile d’être victime de ces arnaques.
Voici quelques astuces pour rester en sécurité :
Faites vos devoirs – Recherchez des correspondances en ligne pour vérifier leur identité. Une recherche rapide sur Google est très utile. Recherchez les personnes à qui vous parlez sur les réseaux sociaux. Aucune trace d’elles nulle part ? Méfiez-vous d’une personne qui a une présence en ligne minimale. Avoir une petite empreinte numérique n’est pas nécessairement un signal d’alarme. Si quelque chose ne va pas, effectuez une recherche d’image inversée pour vérifier si les photos de la personne sont utilisées ailleurs.
Soyez attentif au partage – Évitez de partager des informations personnelles jusqu’à ce que vous ayez établi la confiance. Gardez vos données de contact privées jusqu’à ce que vous soyez sûre de vouloir les partager. L’envoi de sextos et l’envoi de nus sont normaux et peuvent ajouter de l’excitation aux relations, nouvelles ou anciennes. Toutefois, il est important de savoir que vous ne pouvez pas garantir où ils aboutiront ni comment ils seront utilisés une fois publiés dans le cyberespace.
Il existe des risques, peu importe avec qui vous partagez des nus. La meilleure chose que vous puissiez faire est d’éviter de montrer des caractéristiques distinctives (telles que des tatouages, des grains de beauté, votre visage, etc.) sur les photos que vous partagez, et de suivre ces conseils pour partager des photos en toute sécurité.
Planifiez soigneusement les réunions en face à face – Rendez publiques ces premières réunions F2F et utilisez votre propre moyen de transport. Lorsque vous décidez de rencontrer quelqu’un en personne, rencontrez-vous dans un lieu public et pendant la journée, faites savoir à vos amis proches et à votre famille où vous serez, et conduisez vous-même ou prenez les transports en commun. Si la personne insiste pour venir vous chercher ou vous rencontrer chez vous, c’est un signal inquiétant !
Partager votre position avec des ami(e)s de confiance est un excellent moyen de rester en sécurité lors d’un date en personne. J’avais toujours l’habitude de planifier un appel ou un SMS avec un(e) ami(e) pour m’assurer que tout se passe bien.
Ce n’est pas non plus une mauvaise idée de vous familiariser avec les raccourcis d’urgence de votre téléphone. Les deux téléphones iPhone et Android ont des options d’appel SOS intégrées. Il existe des applications SOS spécifiques, mais la disponibilité et les fonctionnalités varient considérablement en fonction de votre emplacement et de votre budget.
Sécurisez d’autres comptes – Utilisez des images uniques pour empêcher la recherche d’images inversées ou assurez-vous simplement que vos autres comptes ne révèlent aucune information personnelle. Si vous recherchez un partenaire en ligne, il y a de fortes chances qu’ils vous recherchent également. Si vous souhaitez minimiser leur capacité à enquêter sur vous, envisagez d’utiliser des images sur vos profils de rencontres qui n’apparaissent pas sur vos autres comptes de réseaux sociaux.
Si vous choisissez d’utiliser certaines des mêmes photos, assurez-vous que vos autres comptes ne révèlent pas d’informations personnelles à des inconnus. Savoir que vous avez d’autres profils peut donner à votre match l’assurance que vous êtes celle que vous prétendez être, mais cacher vos informations personnelles au-delà de cela vous aidera à assurer votre sécurité.
Bloquer et signaler – Cachez votre profil et signalez tout comportement inapproprié. Si vous rencontrez des commentaires inappropriés, des interactions inconfortables ou une agression sur un site de rencontre, bloquez et signalez la personne. Signaler le harcèlement réduit les chances qu’une personne continue son comportement envers vous et les autres.
Heureusement, la plupart des applications de rencontres disposent de fonctionnalités de signalement sur toutes les pages de profil et fenêtres de messagerie, et encouragent activement les utilisateurs à signaler toutes les infractions aux politiques. Les conditions générales relèvent généralement du bon sens : ne pas demander d’argent, ne pas prétendre être quelqu’un que vous n’êtes pas, ne pas envoyer de messages de harcèlement ou de photos explicites, etc. Mais si vous n’êtes pas sûre de ce que vous pouvez signaler sur les applications de rencontres, consultez les conseils et politiques de sécurité de l’application que vous utilisez.
Ghoster quelqu’un sur une application de rencontres (ou dans la vraie vie) a une mauvaise réputation, mais je ne pense pas que vous devriez vous sentir mal du tout. Les femmes risquent d’être harcelées ou pire par des hommes qui ont été rejetés, et nous devons donner la priorité à notre sécurité avant toute autre chose.
[…]Comment éviter et arrêter le piratage et le doxxing
Le piratage et le doxxing sont deux attaques majeures qui peuvent arriver aux femmes. Ces deux atteintes à la vie privée, mais pire encore, peuvent mettre en danger le travail, la famille, la réputation et la vie d’une femme.
Le piratage est une manière pour les internautes d’obtenir vos données personnelles, et le doxxing est le fait que ces données sont partagées publiquement à des fins malveillantes.
Il existe des dizaines (au moins) d’exemples de vies de femmes mises en danger après que leur numéro de téléphone, leur adresse ou d’autres données personnelles aient été publiés en ligne. L’un des plus connus est la développeuse de jeux Brianna Wu dans la saga GamerGate en 2014. Elle a été traquée, harcelée (sexuellement et autrement) et sa vie a été menacée. En plus des injures et autres formes de harcèlement, elle a pu constater par elle-même comment des femmes ordinaires peuvent se faire doxxer par des cybercriminels. Une équipe de police entière est arrivée chez une amie de Brianna après que quelqu’un l’ait faussement accusée d’avoir commis une activité criminelle. Des photos des enfants d’un autre ami ont été publiées sur des forums de discussion pédophiles.
Bien qu’il existe de nombreuses victimes très médiatisées du doxxing (Beyonce, Kim Kardashian et Hilary Clinton, pour n’en nommer que quelques-unes), il est tout aussi courant que cela arrive à des gens ordinaires. Dans un autre exemple, une femme qui ne voulait pas être nommée a raconté son expérience : quelqu’un en quête de vengeance a posté une annonce sur Craigslist avec son numéro de téléphone. Elle a reçu des centaines de messages osés, qui comprenaient souvent des photos tout aussi osées. Et elle n’a jamais découvert qui l’avait doxxée.
Le piratage et le doxxing vont souvent de pair, mais parfois les personnes qui doxxent les femmes trouvent leurs données personnelles dans des informations publiques. La première étape pour mettre fin à ce type de harcèlement est de vous assurer que vous n’avez pas été piratée. La deuxième étape consiste à prendre des mesures pour mettre fin au harcèlement.
Il existe de nombreuses façons différentes pour les pirates d’accéder à vos données, il est donc essentiel de connaître les signes indiquant que vous avez été piratée et ce que vous pouvez faire pour l’arrêter ou l’empêcher complètement.
Voici quelques éléments à rechercher si vous pensez avoir été piratée :
Vérifiez vos comptes : assurez-vous de pouvoir accéder à tous vos comptes : réseaux sociaux, banques et autres profils en ligne. Si votre mot de passe ne fonctionne pas ou si vous détectez une activité suspecte sur vos comptes (comme des amis recevant des messages inhabituels de votre part), cela peut être le signe que vous avez été piratée. L’impossibilité d’accéder aux paramètres clés du système indique également une faille dans votre cybersécurité. Les meilleurs moyens d’éviter ces types d’attaques sont d’utiliser des mots de passe forts, de configurer un firewall et d’éviter les escroqueries par hameçonnage via email. Vous pouvez également activer l’authentification à deux facteurs pour renforcer votre sécurité. Il vous faudra donc plus que votre mot de passe pour vous connecter à vos comptes, et Microsoft a conclu que l’utilisation de l’authentification à deux facteurs bloque 99,9 % des attaques automatisées.
Applications suspectes sur votre appareil : si vous trouvez des applications que vous ne vous souvenez pas avoir installées ou vues sur votre appareil, il peut s’agir de malwares. Les malwares sont tout type de programme malveillant conçu pour compromettre la sécurité de votre système et constituent un moyen courant pour les pirates informatiques d’obtenir vos données. Si vous avez des malwares sur votre appareil, vous verrez probablement d’étranges fenêtres contextuelles et de faux messages de logiciel antivirus. Une bonne règle de base consiste à examiner minutieusement tous les logiciels avant de les télécharger sur votre appareil et à ne jamais ajouter quoi que ce soit qui semble suspect ou peu recommandable.
Page d’accueil redirigée : lorsque vous ouvrez votre navigateur Internet, vous constaterez peut-être que votre page d’accueil normale est redirigée vers un site inconnu. Alors que parfois, il s’agit simplement d’une erreur de l’utilisateur qui peut être facilement corrigée, d’autres fois, c’est le signe que quelqu’un vous a piraté. Pour arrêter cela, supprimez tous les modules complémentaires, extensions ou barres d’outils de navigateur tiers inconnus. Vous devez également rétablir la page d’accueil de votre navigateur par défaut et redémarrer votre appareil. Si le problème persiste, cela peut être le signe d’un problème de malware plus grave.
S’il est presque impossible d’éliminer complètement la menace du doxxing en ligne, il existe plusieurs conseils de sécurité pour vous aider à éviter d’être victime de doxxing :
Évitez le partage excessif – Faites preuve de prudence en fournissant le moins d’informations personnelles possible. Cela peut paraître évident, mais il est si facile de trop partager en ligne. Soyez extrêmement attentive avec quoi, comment et avec qui vous partagez des informations sensibles. Tout ce qui est lié à votre identité ou à vos finances doit être conservé dans la plus stricte confidentialité et partagé uniquement en cas d’absolue nécessité. Soyez également attentive aux données personnelles que vous révélez sur des forums tels que Reddit et Quora si vous les utilisez. Les soi-disant détectives d’Internet peuvent dénicher des données sur vous à partir des moindres détails.
Effacer les informations des annuaires – Demandez aux annuaires en ligne de supprimer toutes vos informations personnelles de leurs sites. Les annuaires en ligne tels que whitepages.com et peoplefinder.com peuvent avoir des informations sur vous qu’ils vendent à des tiers pour une somme modique. Pire encore, il existe d’autres sites (que je ne nommerai pas) qui incluent des informations beaucoup plus détaillées comme les revenus, les proches, les adresses passées et présentes, les adresses email, les comptes de réseaux sociaux, les casiers judiciaires, et bien plus encore.
Si vous accédez à ces sites et demandez la suppression de vos données, ces sites doivent légalement se conformer et respecter votre vie privée. Malheureusement, pour certains des pires sites, vous devrez peut-être demander la suppression de vos données chaque année, car la plupart d’entre elles sont considérées comme des informations publiques et leur partage n’est donc pas illégal.
Obtenez un VPN – Protégez votre emplacement et améliorez votre cryptage en obtenant un VPN doté de fonctionnalités de sécurité renforcées. Les VPN cachent votre adresse IP, ce qui peut révéler votre emplacement. Recherchez des VPN dotés d’un cryptage avancé et d’un kill switch (bouton d’arrêt d’urgence) pour protéger vos données lorsque vous êtes en ligne.
Si vous avez déjà été doxxée, j’ai rassemblé quelques conseils sur la façon de mettre fin au harcèlement, ou du moins d’en atténuer l’impact.
Bloquez et signalez : comme indiqué précédemment, le blocage et le signalement sont une solution imparfaite, même si cela devrait être votre solution de prédilection. La bonne nouvelle lorsqu’on signale que l’on a été doxxée, c’est que cela est généralement pris beaucoup plus au sérieux que le harcèlement.
Verrouillez vos comptes sur les réseaux sociaux : vous pouvez prendre de nombreuses mesures pour rendre difficile la communication en ligne. Vous ne pourrez peut-être pas empêcher les gens de publier des messages sur vous, mais vous pouvez certainement faire en sorte qu’il soit plus difficile pour vous de voir.
Appelez la police : le doxxing est considéré comme un cybercrime dans de nombreuses juridictions, donc n’ayez pas peur d’appeler vos forces de l’ordre locales. Mais soyez prêtes, car la police peut ne pas vouloir ou être incapable de vous fournir beaucoup d’aide, surtout si vous ne savez pas qui vous a doxxé. Néanmoins, assurez-vous que la police prend au moins votre signalement en note officiellement, car cette documentation peut aider à accélérer le processus d’obtention d’une injonction, voire une plainte ou plus. Et n’oubliez pas que lorsque votre sécurité est menacée, vous avez le droit d’être prise au sérieux par la police. Si l’officier qui répond est impoli ou inutile, n’hésitez pas à demander à parler à quelqu’un de plus haut placé dans la chaîne de commandement. Tous les policiers n’ont pas une connaissance approfondie de ce qui constitue ou non un crime ou de ce qu’il faut faire lorsqu’un tel crime est commis.
Ne supprimez pas vos comptes : même si cela peut sembler contre-intuitif et que cela irait certainement à l’encontre de vos désirs, ne supprimez pas vos comptes pour l’instant. La militante contre le revenge porn Charlotte Laws recommande en fait d’accroître votre présence en ligne pour noyer les trolls. Vous devrez probablement verrouiller vos profils afin que les harceleurs ne puissent pas commenter sur vos publications ou vous envoyer des messages, ainsi que supprimer certaines publications, mais cela peut toujours être une stratégie qui fonctionne pour vous. Dans des situations graves, vous pouvez également envisager de faire appel à une entreprise qui s’efforcera d’améliorer votre référencement.
Obtenez de l’aide : vous n’êtes pas la première, la dernière ou la seule personne à avoir été doxxée et vous n’avez très probablement rien fait pour le mériter. Lorsque le harcèlement devient trop difficile à gérer, envisagez de laisser un(e) ami(e) de confiance prendre en charge vos comptes sur les réseaux sociaux et demandez-lui de filtrer vos messages pour vous.
Ce que vous pouvez faire en tant que parent
Les jeunes filles courent un risque sérieux face au harcèlement en ligne. S’il est impossible d’interdire à vos filles d’accéder à Internet ou de leur retirer complètement leur smartphone, vous pouvez faire certaines choses pour essayer de les aider.
Gardez les voies de communication ouvertes : avoir une relation ouverte et de confiance avec votre fille l’aidera à se sentir plus à l’aise pour vous parler lorsque quelque chose ne va pas. Assurez-vous de parler de la façon de partager des choses en toute sécurité et de ce qu’il faut faire lorsque quelque chose ne va pas.
Prenez-la au sérieux : il y a de très nombreux exemples de femmes et filles qui ne sont pas prises au sérieux lorsqu’elles signalent des problèmes. Si votre fille vous dit que quelque chose ne va pas, croyez-la. Guidez-la pour sécuriser ses comptes, signaler et bloquer ses harceleurs, et soutenez ses décisions.
Adressez-vous aux autorités : le harcèlement en ligne peut souvent conduire au harcèlement hors ligne. Si votre fille est victime de harcèlement, parlez-en autour de vous : la police, l’administration scolaire et les autres parents ne sont qu’un début. Si vous n’êtes pas pris(e) au sérieux, faites remonter votre plainte.
Points clés à retenir pour que les femmes restent en sécurité en ligne ! Vous avez le droit absolu de vous sentir en sécurité chez vous, sur votre lieu de travail et en ligne. La mise en œuvre des meilleures pratiques en matière de cybersécurité, l’utilisation des dernières ressources numériques et le maintien d’un réseau d’assistance ne sont que quelques-unes des façons dont vous pouvez rester en sécurité en ligne.
Certaines des meilleures pratiques de sécurité en vigueur sur Internet incluent :
Bloquez et signalez : si le site sur lequel vous vous trouvez vous permet de désactiver et/ou de bloquer d’autres utilisateurs, profitez de cette opportunité. Signalez le harcèlement, en particulier les incidents qui semblent particulièrement menaçants, aux autorités compétentes.
Partagez le moins possible : évitez de partager le plus de détails personnels possible. Nous savons toutes qu’une fois qu’un contenu est en ligne, il n’y a aucune garantie qu’il disparaisse, même si vous le supprimez ultérieurement.
Documentez tout : notez minutieusement les cas de harcèlement. Les captures d’écran/photos, vidéos/enregistrements et logs ne sont que quelques façons de documenter les preuves. Cela deviendra un filet de sécurité important si vous choisissez de demander l’aide des forces de l’ordre.
Ne vous contentez jamais des paramètres par défaut : si vous créez un compte en ligne, une fois inscrite, la première chose à faire est de configurer vos paramètres de confidentialité et de sécurité. Réglez-les à votre niveau de confort, en faisant toujours preuve de prudence en cas de doute.
Adressez-vous à la police : le harcèlement en ligne, le revenge porn et le doxxing sont considérés comme des crimes ou délits dans de nombreux endroits. Ce n’est pas parce que quelque chose se passe sur Internet que vous n’êtes pas (ou ne serez pas) impactée dans la vraie vie.
[THECONVERSATION.COM, 9 janvier 2025] On associe souvent des expressions à la mode ou des pratiques comme le verlan à la jeunesse. Mais n’est-ce pas un abus de langage d’évoquer un parler “jeune” ? Y a-t-il vraiment un vocabulaire ou un usage de la syntaxe qui permettraient d’identifier des façons de s’exprimer propres aux jeunes ?
“Gadjo”, “despee”, “tchop” : ces mots sont associés, dans les discours médiatiques, à un “parler jeune”. Nombreux sont les articles qui s’arrêtent sur ce vocabulaire pour le rendre accessible aux autres générations ou encore les dictionnaires destinés aux parents qui semblent ne plus comprendre leurs ados.
Alors, ce parler jeune existe-t-il vraiment en tant que tel ? Pourrait-il être résumé à un lexique qui lui serait propre ? Plusieurs études ont été menées en linguistique sur ces pratiques langagières, mais celles-ci ne constituent pas un champ homogène, notamment parce qu’elles concernent des situations sociolinguistiques diverses.
Si nous voulons considérer l’existence d’un parler jeune, il faudrait a minima le penser au pluriel. Il n’y a pas deux personnes pour parler de la même façon et une même personne ne parle pas constamment de la même manière. Tous les individus possèdent plusieurs répertoires ou plusieurs styles, les jeunes ne font pas exception.
Définir la jeunesse : des critères biologiques ou sociologiques ?
Avant de voir s’il existe des éléments constitutifs d’un répertoire commun aux jeunes, une question se pose : qui sont ces jeunes ? Pour reprendre Bourdieu, l’âge n’est qu’une donnée biologique manipulée autour de laquelle des catégories peuvent être construites.
La catégorie “jeune” a pu être définie selon des critères d’indépendance par les démographes : fin des études, entrée dans la vie active, départ du domicile familial… Mais ces critères ne sont plus tout à fait valables aujourd’hui. La catégorie “jeunes” est largement interrogée et interrogeable.
Dans les discours médiatiques et les études linguistiques, il s’agit en réalité surtout de jeunes issus de milieux urbains, milieux multiculturels et plurilingues. Les jeunes sont souvent des adolescents. L’adolescence correspondrait à une période d’écart maximum à un français “standard”, à un français valorisé, notamment, à l’école.
Mais y aurait-il même des traits langagiers qui nous permettraient d’identifier des façons de parler propres aux personnes regroupées dans cette catégorie ? On peut s’appuyer, pour aborder cette question, sur le corpus MPF (Multicultural Paris French), un ensemble d’enregistrements (au total 83 heures) réalisés auprès de 187 locuteurs “jeunes” habitant la région parisienne.
Lexique, syntaxe, accent : des particularismes chez les jeunes ?
L’analyse des pratiques langagières de ces jeunes met en lumière plusieurs traits récurrents. Au niveau lexical, on relève des procédés comme l’apocope, ou perte d’une syllabe, dans “mytho” pour “mythomane” par exemple. On retrouve aussi le verlan, avec des mots comme “chanmé”, qui correspond à l’inversion des syllabes de “méchant”, ou encore “despee” qui cumule emprunt à l’anglais “speed” et verlanisation. À côté d’autres emprunts plus anciens, comme “kiffer” emprunté à l’arabe kiff (aimer) bien entré dans le français avec l’ajout de la terminaison “-er”, nous identifions “gadjo” emprunté au romani (“garçon”) ou “chouf”, emprunté à l’arabe et signifiant “regarde”.
Sur le plan syntaxique, peu de choses sont relevées, car il s’agit en réalité du niveau du système langagier qui est le moins souple. Si certains relèvent par exemple l’omission du “ne” dans les structures négatives (“je lui répondrai pas”), celle-ci n’est en réalité pas spécifique aux jeunes. Ce phénomène reflète davantage les usages du français parlé plus ordinaire.
Du côté de l’”accent” (regroupant la mélodie ou encore la prononciation de certaines voyelles ou consonnes), certains traits ont pu être identifiés comme l’avant-dernière syllabe qui se fait plus longue, le contour emphatique ou encore l’affrication forte des /t/ comme dans “confitchure”. Toutefois, des études montrent également que ces traits ne sont pas propres aux jeunes (c’est le cas de l’affrication ou encore du contour emphatique, nous utilisons ce dernier pour mettre en relief un élément et nous le retrouvons lorsqu’un locuteur est engagé dans l’interaction).
L’affrication, nouveau phénomène de langage (TV5 Monde, février 2024)
Hormis le débit qui pourrait être spécifique aux façons de parler jeunes (les jeunes parleraient plus vite, utiliseraient plus de mots à la minute), il faut noter que les particularismes relèvent de l’exploitation de procédés qui n’ont rien de novateur. Le verlan se retrouvait chez Renaud (“laisse béton“), les emprunts qu’on ne voit plus avec abricot emprunté, par le portugais ou l’italien, de l’arabe al-barqûq, parking emprunté à l’anglais ou encore schlinguer emprunté à l’allemand et que nous retrouvons notamment chez Hugo, dans les Misérables :
C’est très mauvais de ne pas dormir. Ça vous fait schlinguer du couloir, ou, comme on dit dans le grand monde, puer de la gueule.
Victor Hugo
Il en va de même pour les structures où le que semble omis, “je crois c’est les années soixante“. Celles-ci sont pointées du doigt et attribuées aux jeunes. Toutefois, elles aussi sont employées par des moins jeunes, comme chez ce locuteur de 40 ans “je pense ça leur fait plaisir” et nous les retrouvons dans le Roman de Renart datant de la fin du XIIe siècle : “Ne cuit devant un an vos faille” (“je ne crois pas il vous en manque avant un an“).
Effet de loupe : des façons de parler rendues visibles par les réseaux
Si les procédés n’ont rien de novateur, alors d’où vient cette impression de “parlers jeunes” ? Celle-ci repose sur un “effet loupe” ou un effet de concentration, selon la sociolinguiste Françoise Gadet. Ces parlers jeunes seraient perçus par la multiplication des particularismes : emploi du verlan, d’emprunts, du contour emphatique, etc.
L’effet loupe est lui-même renforcé par les médias ou par les discours qui mettent en avant ces phénomènes sur les réseaux sociaux. Et si l’on a l’impression que “pour cette génération, c’est plus marqué qu’avant“, c’est probablement parce que ces façons de parler sont désormais plus facilement observables. Les communications médiées par les réseaux rendent les productions linguistiques visibles à grande échelle. Ces “effets de mode” linguistiques ne sont toutefois pas exclusifs à la jeunesse actuelle. Chaque génération a ses préférences, mais rien ne disparaît tout à fait : un terme comme “daron” bien qu’ancien, traverse les époques.
1983 : Comment parlent les lycéens ? (Archive INA, 2019)
Finalement, les jeunes exploitent le système de la langue française pour l’enrichir et répondre à différents besoins. Les mots créés ne sont pas de simples équivalents de ce qui pouvait exister, mais s’en distinguent bien. Selon Emmanuelle Guerin, un “clash” (emprunt à l’anglais) prend un sens plus spécifique que choc puisqu’il évoque une confrontation verbale : “Ils menaient le clash avec la prof.” Lorsqu’il y a créations, celles-ci enrichissent le répertoire linguistique en répondant à des besoins d’identification à des groupes (ces phénomènes se retrouvent souvent dans des interactions où la connivence prime) ou d’expression.
Il n’existe donc pas un parler jeune, mais des façons de parler par des personnes catégorisées comme “jeunes”. On qualifie des façons de parler “jeune” par la présence (et surtout la concentration) de certains éléments linguistiques, ce qu’on peut retrouver chez des moins jeunes, par exemple, chez Stéphane âgé de 36 ans : “Je sais pas qui vous êtes tu vois ce que je veux dire je leur ai fait comme ça (.) genre je parfois il y a des jeunes ils ont la haine sur nous hein […] Non mais c’était eux les nejeus en vrai.“
Si certains mots utilisés par les jeunes semblent échapper aux moins jeunes, rappelons que tout le monde (y compris vous et moi) emploie parfois des termes qui peuvent être incompréhensibles pour notre entourage, notamment ceux issus de notre milieu professionnel. Il n’y a rien d’alarmant dans ces “parlers jeunes” : chaque génération a ses modes d’expression, et les quelques mots jugés incompréhensibles par les médias ne reflètent pas l’étendue des répertoires concernés.
[4ème de couverture] 101 questions sans un tabou. “Que désigne l’expression enfants de la veuve ?” “Pourquoi le crâne est-il un symbole en franc-maçonnerie ?” “Pourquoi les francs-maçons portent-ils des gants blancs ?” Défiez-vous sur le sens des symboles et du rituel maçonniques. Percez le mystère de leur origine et découvrez l’histoire des pratiques qui se déroulent dans le secret des Loges. Rédigé avec franchise et sans langue de bois par François Cavaignac, historien spécialiste de la franc-maçonnerie, le livret inclus dans ce jeu vous guidera vers un chemin maçonnique éclairé…
À partir de trois joueurs : chaque participant prend trois cartes et les tient devant lui. Le joueur 1 lit à voix haute la question inscrite sur l’une des trois cartes de son choix. Cas A : si personne ne sait répondre, la carte est considérée comme perdue. Elle est donc mise de côté et formera un tas avec les cartes perdues à venir. Le joueur 1 reprend une carte pour avoir toujours trois cartes en main, et c’est au tour du joueur suivant de poser une question. Cas B: le joueur qui répond en premier correctement à la question posée remporte la carte qu’il dépose à côté de lui. Le joueur 1 lit alors une deuxième question à laquelle seul le joueur qui a bien répondu est autorisé à répondre. Si celui-ci ne sait pas répondre, voir cas A (le joueur 1 devra reprendre deux cartes pour avoir trois cartes en main).
Si la réponse du joueur interrogé est bonne, celui-ci remporte la carte et le joueur 1 lui lit la troisième et dernière question. Si sa réponse est juste, il récupère la carte. Le joueur 7, qui n’a plus de carte en main, reprend trois cartes. Et c’est au tour du joueur suivant de poser les questions.
Deux joueurs : le joueur 1 lit la question au joueur 2. Cas A : si le joueur 2 ne sait pas répondre, la carte est considérée comme perdue. Elle est mise de côté et formera un tas avec les cartes perdues à venir. Le joueur 1 reprend une carte pour avoir toujours trois cartes en main, et c’est au tour du joueur 2 de poser les questions. Cas B : si le joueur 2 donne la bonne réponse, il remporte la carte qu’il dépose à côté de lui. Le joueur 1 lui pose une deuxième question. Si le joueur 2 ne sait pas répondre, voir cas A (le joueur 1 devra reprendre deux cartes pour avoir trois cartes en main). Si le joueur 2 répond correctement, il prend la carte et le joueur 1 lui pose la dernière question. Si le joueur 2 sait répondre, il prend la troisième carte. Le joueur 1, qui n’a plus de carte en main, tire trois nouvelles cartes. Puis c’est au tour du joueur 2 de poser les questions suivant le même principe.
Les cartes comportent un nombre de points allant de l à 3 en fonction du degré de difficulté de la question. C’est le joueur qui a le plus de points à la fin du jeu qui a gagné.
Nous avons reproduit les différentes cartes dans wallonica.org :
Un jeu de cartes pour s’initier à la franc-maçonnerie
par François Cavaignac
Le jeu est dans la nature humaine ; l’historien néerlandais Johan Huizinga (1872-1945) en a fait l’un des critères anthropologiques de la culture (Homo ludens, 1938) et l’écrivain français Roger Caillois (1913-1978) en a rappelé l’importance sociale dans Les Jeux et les Hommes (1957). La tension, la joie et l’incertitude sont-elles liées à l’instinct de compétition qui anime la plupart des enfants et des hommes dans leurs jeux ? Faut-il voir dans le jeu un lien ontologique avec le sacré ? Autant de questions – parmi d’autres – qui animent de nombreux psychologues, sociologues et historiens des Games Studies à la recherche d’une explication globale du phénomène.
Si le jeu semble immémorial, le jeu de cartes est attesté en Chine à partir du VIIème siècle. Il a connu un développement considérable et universel, toutes les cultures semblant l’avoir pratiqué. Exemple type du jeu de société, le jeu de cartes est très lié au contexte social et historique dans lequel il s’inscrit : sa graphie est souvent le reflet des structures collectives, politiques ou idéologiques. Le standard mondial du jeu de cartes est de 52 cartes.
Il ne faut pas s’étonner que la franc-maçonnerie, institution éminemment sociale car porteuse de tolérance et de fraternité, fasse l’objet depuis quelques temps d’une approche ludique sous plusieurs formes : cartes, jeu de l’oie, quizz, énigmes, Trivial Pursuit, etc. Pour ce qui concerne ce jeu, notre utilisation d’un système de cartes répond aux objectifs classiques de facilité, de compétition et de valorisation par points pour chaque joueur, clairement définis dans un règlement.
L’idée est également pédagogique : dans un monde ouvert et connecté, dominé par les technologies de la vitesse et du virtuel, pourquoi ne pas se servir des outils les plus simples pour mieux faire connaître une société décriée depuis sa création moderne (fin du XVIIème siècle) ? Les maçons éclairés ont conscience de cette nécessaire ouverture au monde.
Nous avons donc choisi 101 cartes – plutôt que mille et une – dont les réponses sont toutes argumentées mais dont le contenu retrace les aléas et les incertitudes de l’histoire et du symbolisme, matières ne constituant guère des domaines de vérités définitives. Enfin, ce jeu s’adresse en priorité aux Apprentis, c’est-à-dire aux maçons nouvellement initiés, mais il peut également intéresser les Compagnons fraîchement montés en grade et, bien
sûr, les profanes que le sujet titille.
La franc-maçonnerie sans un tabou
Cher Lecteur, mon Frère, ma Soeur,
N’imagine pas que les pages qui suivent soient l’exercice convenu d’une introduction classique ! Peut-être est-il présomptueux de l’affirmer ainsi, mais il te faut savoir, et c’est, je l’espère, l’originalité de ce texte, qu’il est le fruit de trente-huit ans d’une pratique maçonnique assidue, d’échanges, de lectures, d’études, de travaux personnels, de situations vécues, de confrontations d’idées, de fâcheries et de réconciliations, de convictions confirmées ou aménagées, de critiques adressées ou reçues qui ont souvent agacé la sensibilité. Devenir franc-maçon est un engagement : non pas un engagement indéfectible et sacralisé comme celui des ordres religieux, mais un engagement raisonné sans cesse et renouvelé à chaque tenue.
La franc-maçonnerie n’est pas une secte : elle n’implique pas de subordination psychologique ni de changement de personnalité ; on peut la quitter sans avoir à craindre la vengeance des Frères, contrairement à ce que soutiennent encore les anti-maçons sur la base d’une interprétation littérale de rituels anciens façonnés par le romantisme. Mais elle réclame une volonté, une lucidité, une persévérance, une ouverture d’esprit qui sont continus.
Je te propose dans ces quelques pages trois perspectives, qui seront autant de parties du texte, non pas pour rester dans l’académisme du plan ternaire mais plutôt pour respecter la symbolique du grade d’Apprenti dont le chiffre spécifique est le trois.
Tu dois d’abord saisir l’exceptionnalité de cette institution : la franc-maçonnerie est unique. Je ne te cacherai pas ensuite ses faiblesses : suis mon précepte, n’idéalise jamais la franc-maçonnerie ! Enfin, j’essaierai de te montrer combien elle représente, par sa méthode et sa culture, un outil philosophique capable d’appréhender l’avenir.
LE LECTEUR.– En quoi la franc-maçonnerie est-elle aussi exceptionnelle ?
LE NARRATEUR.– Elle est d’abord et avant tout une société de pensée initiatique ; cette société repose sur une philosophie de la Raison et de la Liberté ; elle promeut des valeurs humanistes dont l’amalgame en fait une association unique.
La formulation moderne de l’histoire légendaire de la franc-maçonnerie remonte à 1723, date à laquelle un pasteur écossais, James Anderson, a publié un ouvrage intitulé Constitutions. Ce texte contient quatre parties : une Constitution, qui reprend l’histoire du métier de maçon ; des Obligations, qui comportent les principales modalités du travail des Frères ; des Règlements généraux, qui complètent les articles précédents en organisant le fonctionnement de la fédération des Loges ; enfin, on trouve plusieurs chants maçonniques. L’une des originalités de ce texte, parmi de nombreuses autres, est de considérer que la franc-maçonnerie doit devenir un “Centre d’Union” entre des hommes que rien ne prédisposait à se rencontrer : “[…] le moyen de nouer une amitié fidèle parmi des personnes qui auraient pu rester à une perpétuelle distance» (art. ler). Ces hommes – les femmes ne seront admises qu’à la fin du XIXème siècle, en France – se réunissent régulièrement pour travailler et réfléchir ensemble.
LE LECTEUR.– Mais ce n’est qu’un club à l’anglaise ?!
LE NARRATEUR. – Cela peut paraître ainsi ! Et même si cela était, quoi d’inavouable ?
En vérité, cette société de pensée obéit à des valeurs morales, nous le verrons plus loin, et permet à ses adhérents d’évoquer tous les sujets possibles à l’exception de la politique et de la religion, toujours sources de conflit.
Le Grand Orient de France s’est affranchi, en 1877, de cette double obligation, en affirmant la liberté absolue de conscience de chacun de ses membres ; cela a été un pas décisif dans la construction d’une franc-maçonnerie tournée vers la société profane.
Mais ne nous éloignons pas ! La pratique régulière des réunions maçonniques crée rapidement entre les membres des liens de camaraderie ; l’esprit de l’institution est d’accepter de se livrer devant les autres en mettant de côté les conventions sociales : une discussion maçonnique est, par principe, franche et intime. Au-delà, s’établit donc une amitié telle qu’indiquée par Anderson et se construit une fraternité. Anderson l’érige en valeur absolue: “[…] l’amour fraternel [est] le fondement et la pierre angulaire, le ciment et la gloire de cette ancienne fraternité” (Constitutions, art. VI, § 6).
Ce concept d’amour fraternel, tu t’en doutes, Lecteur, est l’objet de multiples interprétations philosophiques et morales dans la vie des Loges : il trouve à s’exprimer à l’occasion des infortunes de la vie profane des uns ou des inévitables difficultés de gestion administrative de tout groupement humain (démissions, radiations, etc.). Mais il constitue la quintessence et l’idéal même de l’Ordre. À la fin de chaque tenue une chaîne d’union, où les frères et soeurs se tiennent par la main, rappelle l’importance de l’amour fraternel et insiste sur “la grandeur et la beauté de ce symbole”, son sens profond étant de conserver “les uns envers les autres la plus fraternelle affection et de travailler sans relâche à réaliser la grande oeuvre de la fraternité universelle.” Sur les sceaux maçonniques, la poignée de main apparaît souvent pour représenter ce lien fraternel.
La seconde caractéristique de cette société maçonnique est d’être initiatique. Mais qu’est-ce que cela signifie ? L’initiation est un processus anthropologique classique repris par la franc-maçonnerie ; mais les sciences humaines contemporaines ont du mal à l’appréhender, c’est pour elles une énigme, tout comme d’ailleurs la franc-maçonnerie…
Pourtant, Lecteur, mon Frère, ma Soeur, comprends une chose simple : l’initiation est un fait social universel. Dans la plupart des sociétés humaines, depuis les temps les plus immémoriaux, les hommes semblent s’être livrés à des cérémonies pour honorer les dieux, les ancêtres ou la Nature. Ces cérémonies ont donné lieu à des rituels et ont été auréolés de mystère parce que le cycle mort/renaissance est systématiquement abordé, comme si les hommes étaient obsédés par cette question. Le tout enrobé du secret et de la promesse du passage dans un état censé être supérieur ! Quoi de mieux pour enflammer l’imagination dans les grands moments de la vie ? Bien sûr, les religions à mystères, orientales et gréco-latines, s’en sont emparé. Fille de la culture occidentale, la franc-maçonnerie à son tour l’a reprise pour en faire la clé de voûte de son propre mystère.
LE LECTEUR.- Mais tous les maçons sont-ils d’accord sur ce problème de l’initiation ?
LE NARRATEUR. – Oui, sur le principe, mais pas sur la définition ! Ce serait trop facile ! L’initiation donne lieu à des interprétations nombreuses, divergentes et parfois opposées ; au fond, chaque franc-maçon, selon sa conception philosophique ou son cheminement, en a une vision personnelle. On s’accorde toutefois à penser, au minimum, que c’est un long processus d’éveil à la conscience ; c’est un processus actif et personnel car c’est l’individu qui doit se réaliser pleinement par l’enseignement et la méthode qui lui sont transmis. Par l’initiation, l’homme cherche à comprendre le sens de sa condition sur terre et à bâtir une harmonie avec le monde.
Tu le vois, Lecteur, la franc-maçonnerie est intéressante : elle est une démarche individuelle mais pas solitaire car la construction de soi ne se fait pas sans les autres. D’autant que les principes philosophiques qui sous-tendent cette institution appartiennent à l’Histoire et promeuvent la Raison et la Liberté. La franc-maçonnerie est en partie issue des Lumières. Ce mouvement du XVIIIème siècle repose sur trois fondements philosophiques qu’il est indispensable de rappeler en ce début du XXIème siècle: la raison, la liberté et le progrès. La raison cherche à connaître et à comprendre le monde ; la liberté permet à l’individu d’être un sujet de droits, ce qui justifie le contrat social ; le progrès, enfin, accorde la primauté à l’esprit scientifique sur la Providence, il promeut l’esprit critique comme seul moyen d’analyse. Les philosophes rejettent ainsi toute autre autorité que la raison. N’est-ce pas extraordinaire, à notre époque post-moderne et déconstructrice, d’avoir une société de pensée qui rappelle ces évidences de l’humanisme ? Les Loges ont très vite adhéré à cette nouvelle vision du monde, même celles qui donnaient la priorité à la Tradition.
LE LECTEUR.– Les Lumières ont aussi été accusées d’être à l’origine des Révolutions qui ont détruit l’ordre ancien. Et beaucoup pensent que l’individualisme exacerbé de notre temps en provient également…
LE NARRATEUR.– On peut le soutenir, bien sûr ! Mais la franc-maçonnerie échappe à ce type de critiques car elle assigne à la raison et à la liberté un objectif clair la recherche de la vérité. J’y reviendrai plus loin.
LE LECTEUR.– Et la morale dans tout ça ?
LE NARRATEUR. – Ne sois pas trop pressé ! Ton empressement montre ton intérêt, c’est parfait ! La morale n’est pas oubliée ; elle est même omniprésente dans les Constitutions d’Anderson : “Un maçon est obligé, par son engagement, d’obéir à la loi morale“, écrit-il d’entrée (art. 1er). S’en suivent tout au long du texte l’énonciation des vertus nécessaires : loyauté, discrétion, bonne réputation, obéissance, humilité, courtoisie, sincérité. Tous les auteurs maçons mentionnent depuis lors la morale car elle est au coeur de l’institution. Tout tourne autour de la notion de devoir, qui est devenue la clé de voûte de la philosophie morale maçonnique. Certes, il existe une subtilité quelques textes maçonniques évoquent l’étude de la morale plutôt que “l’obligation pratique de la morale”, mais ce n’est qu’une habileté formelle. Car un travail d’analyse profond et régulier, tel qu’il est demandé au franc-maçon, qui ne déboucherait pas sur une praxis ne pourrait s’expliquer que par la dissimulation et le mensonge envers soi-même. Tu le vois, cher Lecteur, mon Frère, ma Soeur, il y a la lettre, et il y a l’esprit ! Je reconnaîtrais volontiers que, s’il s’arrêtait là, cet ensemble philosophique pourrait être banal, ou bancal. Heureusement, la franc-maçonnerie adogmatique y ajoute le principe d’égalité et celui, déjà énoncé, de liberté absolue de conscience.
La liberté est déjà l’une des conditions prérequises d’admission en franc-maçonnerie. Anderson précise qu’il faut être “né libre“, et la formule traditionnelle reprise par les rituels indique que le candidat doit être “libre et de bonnes moeurs” où l’on retrouve la morale… Cette faculté s’exprime en Loge par le droit de vote individuel, par la liberté de penser et de parole, par la liberté d’interprétation des symboles.
Le Grand Orient de France y a ajouté la liberté absolue de conscience : ce principe lui est consubstantiel. Tu me pardonneras de citer le texte de l’article premier de la Constitution du Grand Orient de France : “Considérant les conceptions métaphysiques comme étant du domaine exclusif de l’appréciation individuelle de ses membres, elle [la franc-maçonnerie] se refuse à toute affirmation dogmatique.” C’est exceptionnel et unique ! Quelle société de pensée en fait autant ? Cette maxime ne consiste pas à nier les croyances ; il s’agit simplement du droit pour un franc-maçon de croire ou de ne pas croire, l’obédience restant neutre vis-à-vis des convictions de ses membres.
L’adjectif “absolue” s’adresse d’abord aux athées, agnostiques et libres penseurs, la portée de ce principe ayant été surtout religieuse.
Quant à l’égalité, elle est rappelée par la Constitution du Grand Orient de France : :dans les réunions maçonniques, les francs-maçons sont placés sous le niveau de l’égalité la plus parfaite ; il n’y a pas d’autre hiérarchie que celle des offices exercés. Les rituels d’ouverture des travaux indiquent à chaque tenue qu’il faut “laisser les métaux à la porte du temple“, l’expression signifiant qu’il faut abandonner la posture profane et accepter l’égalité entre tous. Enfin, le niveau reste le symbole très présent de cette égalité maçonnique. Anderson le rappelle : “[ … ] Les maçons sont comme des Frères sous le même niveau” (art VI, § 3). Que dis-tu de tout cela, cher Lecteur ?
LE LECTEUR.– Je saisis bien la présentation qui est faite. Effectivement, elle est séduisante. Mais, excuse ma naïveté, il manque quelque chose. Ces grands principes que tu évoques avec chaleur, peut-être avec fougue, impliquent-ils des valeurs particulières ? Ou la franc-maçonnerie pratique-t-elle des valeurs communes aux sociétés humaines? Dans ce domaine, quelle est sa particularité ?
LE NARRATEUR.– Bien vu ! Tu as raison, je dois aborder cet aspect des valeurs, il est essentiel ! Trois valeurs représentent l’épine dorsale de la franc-maçonnerie : la solidarité, la tolérance et le travail. Anderson, on l’a vu, érige la fraternité en valeur absolue. Mais, cher Lecteur, mon Frère, ma Soeur, la fraternité pourrait ne rester qu’un vain mot, plus théorique que pratique. Les maçons lui ont donné une traduction concrète : la solidarité.
Cette valeur est directement issue des corporations de métiers médiévales qui mutualisèrent leurs moyens pour se prémunir contre les aléas de la vie. La pratique de la solidarité est un devoir de tout maçon non seulement envers un Frère mais aussi envers chacun. Le serment prêté par l’Apprenti lors de l’initiation est clair. “Je promets[ .. ] de mettre en pratique, en toutes circonstances, la grande loi de solidarité humaine qui est la doctrine morale de la franc-maçonnerie.”
La deuxième valeur consubstantielle à la franc-maçonnerie est la tolérance. Largement issue des Lumières – souviens-toi de Locke et de Voltaire – elle est née dans les conditions de luttes politiques et religieuses de l’Angleterre
des XVII et XVIIIèmes siècles. Elle ressort implicitement du fameux article premier des Constitutions d’Anderson : ceux qui pratiquent la maçonnerie peuvent garder leurs propres opinions du moment qu’ils sont loyaux envers les autres. Pour moi, la tolérance est inséparable de l’éthique maçonnique ; elle est une vraie pratique tant la variété des opinions est infinie. Crois-en mon expérience, elle est souvent difficile à vivre car elle a une dimension contraignante c’est une attitude positive qui permet d’admettre que l’autre dispose d’une part de vérité , mais c’est aussi un exercice de maîtrise de soi et de liberté d’être soi. Son champ d’application est infini, ce qui lui confère un caractère flou, qui se heurte à une aporie : peut-on tolérer l’intolérance ? Le franc-maçon doit réfléchir à tout.
Enfin, je ne voudrais pas oublier le travail. Toute Loge est symboliquement un chantier en activité, de nombreux symboles rappellent la nécessité permanente du travail. Lors de l’initiation, il est demandé au candidat de prendre la ferme résolution de travailler sans relâche à son perfectionnement spirituel et moral, une phrase du serment de l’Apprenti développe ce point : “Je promets de travailler avec zèle, constance et régularité à l’oeuvre de la franc-maçonnerie”. Les frères et soeurs sont qualifiés d’ouvriers et il est régulièrement rappelé la nécessité de longs et pénibles efforts car l’heure du repos n’est pas arrivée… Tu le comprends, la franc-maçonnerie estime que le travail est un devoir. Et ce principe est plus que jamais d’actualité ; par exemple, la question du revenu universel est importante : remet-elle en cause ce principe quand on pense que le travail permet à l’homme de se réaliser ?
Un ultime point dans cet ensemble de valeurs humanistes qui caractérisent la franc-maçonnerie, en particulier la franc-maçonnerie adogmatique comme celle du Grand Orient de France, c’est la laïcité. C’est l’essence même du Grand Orient Depuis la loi de 1905 qui organise la séparation de l’Église et de l’État et qui garantit la liberté de culte, elle est une construction permanente car elle touche profondément à la fois la vie personnelle et la vie en société. Cette particularité philosophique en fait une conception sociale globale qui nécessite des ajustements continuels au regard des évolutions sociétales : l’élaboration de la laïcité n’est jamais finie ! Ne pas oublier, en effet, qu’elle signifie autant la liberté d’incroyance que la liberté d’indifférence ou la possibilité de changer d’opinion. Elle conjugue la liberté de conscience, la sécularisation des institutions et l’égalité des religions via la neutralité religieuse de l’État. Elle est un principe régulateur des relations sociales démocratiques. Nous savons tous que ce principe de laïcité s’est effrité au cours du XXème siècle, nous savons tous qu’il est menacé par la réapparition du religieux et la faiblesse du politique, nous savons tous que ses enjeux actuels concernent aussi le domaine culturel et identitaire ! Raison de plus pour réaffirmer combien elle est importante devant la montée des communautarismes !
LE LECTEUR.– Devant une présentation aussi élogieuse, pourrais-tu me dire quels sont les défauts de la franc-maçonnerie ? Je ne peux imaginer, même si je suis prêt à reconnaître votre exceptionnalité, même si vous êtes censés rechercher la perfection, que vous y soyez parvenus ! Les saints eux-mêmes ont des zones d’ombre…
LE NARRATEUR.– Oh ! Comme tu as raison, cher Lecteur ! Les francs-maçons n’aiment guère aborder cet aspect de leur vie ! Je dis à tout candidat à la franc-maçonnerie, comme je le dis à tout Apprenti déjà initié, comme je te le dis à toi-même : il ne faut pas idéaliser la franc-maçonnerie ! Je ne vais rien te cacher ; ton engagement n’en sera que plus éclairé et plus solide. Les maçons sont des hommes de conviction ; la maîtrise de soi tant recherchée est un perfectionnement permanent qui n’aboutit pas à chaque coup ! Oppositions et affrontements existent : non seulement au moment des élections annuelles qui peuvent donner lieu à des rivalités de personnes, mais aussi, plus noblement, lorsqu’il s’agit de conceptions philosophiques ou sociétales. Ces crises de sensibilité n’empêchent pas la fraternité, aussi paradoxal que cela puisse te paraître. Il peut y avoir des conflits de personnes violents qui engendrent des scissions de Loges – ce que nous appelons un essaimage – et des réconciliations plusieurs années après entre les antagonistes.
La variété des caractères humains se retrouve ainsi dans nos Loges. On y discerne tous les types décrits par les moralistes et dramaturges. L’attitude la plus désagréable, et malgré tout assez répandue, est la cordonnite : ce n’est pas une maladie, encore que… Cette appellation désigne la recherche systématique d’une fonction élective. En effet, cette fonction s’accompagne, pour le frère une fois élu, de marques de respect et de reconnaissance dans les cérémonies maçonniques. Il entre solennellement dans le temple, parfois accompagné d’un rituel particulier ; il est présent à l’Orient, bien visible sur l’estrade à côté du Vénérable , il porte un cordon spécifique – ou un autre signe extérieur (rosette, cocarde ou médaille) – qui se doit d’être significatif pour cela, on y trouve des motifs symboliques brodés de fil d’or, il y a des décors satinés, des sautoirs aux couleurs vives. Bref ! Il y a parfois des relents de courtisanerie d’Ancien Régime et de mépris aristocratique en contradiction avec la simplicité et l’humilité maçonnique. Ces écarts individuels ne sont pourtant pas décisifs : l’Ordre continue d’exister grâce aux milliers de frères et de soeurs anonymes qui pratiquent du mieux qu’ils peuvent les vertus réclamées. Plus gênantes sont les faiblesses collectives. Elles concernent essentiellement l’affairisme que les anti-maçons mettent si souvent en exergue à la moindre occasion. On a souvent reproché à la franc-maçonnerie de favoriser, sous couvert de solidarité, l’affairisme de certains de ses membres ; les affaires (abus de biens sociaux, détournements de fonds, abus de confiance, trafics et fraudes) ont effectivement parfois éclaboussé la vie de l’Ordre. Dans la même perspective, on reproche aux fraternelles de favoriser cet affairisme. Les fraternelles ? Les maçons apprécient de se retrouver en dehors des Loges et des obédiences, pour se connaître et échanger. Ces regroupements, parfois informels, ou plus souvent associatifs, s’effectuent généralement selon un critère unique : il faut être domicilié dans une même ville, ou être membre d’un même corps de métier, d’une même entreprise ou d’un même ministère. Les réunions sont régulières mais sans cérémonial ni décors maçonniques : il s’agit souvent de déjeuners ou de dîners dans lesquels un frère fait un exposé ouvrant un débat. C’est vrai, la dérive peut être rapide vers la constitution d’un lobby motivé uniquement par des perspectives professionnelles ou privées, avec de dangereuses conséquences affairistes.
À la fin du XXe siècle, de nombreux scandales ont impliqués des adhérents de plusieurs obédiences françaises via des fraternelles. Je te rassure, cher Lecteur, la plupart des grandes obédiences ont pris des mesures destinées à assainir ce domaine, même si les tentatives de contrôle ou les condamnations n’altèrent pas la vigueur des fraternelles qui semblent correspondre à un vrai besoin des frères et soeurs. En réalité, personne ne peut garantir que la procédure de recrutement et l’enseignement moral diffusé en Loge empêchent des aigrefins de s’infiltrer.
Un frère qui cherche à se constituer un carnet d’adresses et un réseau de relations se trouve assez rapidement en contradiction avec l’esprit maçonnique, sauf exception il est rare que l’atmosphère de la Loge l’y encourage. La proportion d’escrocs est infime mais le scandale public est toujours dévastateur ; les obédiences prennent des mesures de suspension et d’exclusion pour remédier à la situation.
LE LECTEUR.– As-tu d’autres aspects désagréables à m’indiquer aussi franchement ?
LE NARRATEUR.– Oui, cher Lecteur, il existe également au moins deux autres sources d’inquiétude. D’abord les risques d’un “symbolisme symbolâtre” et ensuite ceux de l’élitisme.
LE LECTEUR.– Qu’entends-tu par ce redoublement barbare : “symbolisme symbolâtre” ?
LE NARRATEUR.– C’est une invention de mon cru ! Certains auteurs ont popularisé le terme unique de “symbolâtrie.” Comme j’aime le symbolisme dans une version modérée, je préfère accoler un adjectif disqualifiant pour montrer qu’il s’agit d’une dérive ; dérive qui, hélas, prend de plus en plus d’importance… Le symbolisme dispose de deux facultés : celle de transformer un objet en signe pour exprimer un fait ou une opinion ; et celle de créer, pour appréhender ce signe, une chaîne indéfinie de correspondances qui sont autant de significations pouvant tout à la fois se conforter ou s’opposer. C’est une magnifique manifestation de l’intelligence humaine qui a été reprise par la franc-maçonnerie et dont elle est de venue la substance de la vie initiatique.
Tant qu’il s’agit de considérer le symbolisme comme un moyen, il n’y a rien à dire, mais quand il devient une fin, une fin absolue, il présente plusieurs risques que les maçons ne veulent pas prendre en compte, aveuglés qu’ils sont par ce finalisme. D’une part, le symbolisme est amené à minimiser, sinon dans certains cas, à nier la raison ; pour ce courant de pensée, le symbole dépasse en lui-même les mesures de la raison car celle-ci fragmente la richesse du symbole. Or, la franc-maçonnerie telle qu’elle est issue des Lumières est fondée sur la raison. D’autre part, quelles que soient les formules utilisées, le symbolisme recherche en réalité une transcendance, de nombreux auteurs l’admettent sans fard ; affranchi des contraintes de la raison, le symbole s’élève au-dessus de l’ordre intelligible des choses. Or, la franc-maçonnerie adogmatique accepte l’athéisme.
Enfin, se considérant comme une voie d’exploration des profondeurs de l’Être, le symbolisme promeut l’inconscient, or, l’initiation est, de l’avis de tous, une démarche d’accès à la conscience.
Pour finir ce registre délicat pour les maçons il faut évoquer la double tentation de l’élitisme et du conservatisme, souvent associés. Les francs-maçons aiment à se donner de l’importance ! Depuis qu’Anderson a décidé qu’Adam était le premier maçon ils s’imaginent bien volontiers qu’ils sont sortis de la cuisse de Jupiter… Plus sérieusement, ils sont saisis par l’idée qu’ils sont supérieurs au profane du simple fait de la pratique réflexive en Loge : celle-ci crée une distance par rapport à la vie quotidienne ou à l’événementiel et donc une certaine lucidité éclairante. C’est aussi l’une des grandes idées véhiculées par l’ésotérisme : il existe une élite spirituelle seule capable de l’approfondissement intellectuel susceptible de comprendre les vérités éternelles. Cet élitisme a également des origines historiques l’aristocratisme des Hauts Grades qui se retrouve dans le caractère monarchique de certains Rites.
Tu dois me trouver bien sévère ? Mais j’ai oublié la tentation conservatrice ! Elle est très liée à la précédente. Les raisons sont multiples : l’application d’un rituel immuable qui répète une gestuelle formelle, la mentalité née du secret protecteur vis-à-vis du monde profane, la prise en compte des opinions de chacun au nom de la tolérance, qui obère tout questionnement critique, le thème de la Tradition dans son acception la plus simple (saint Paul aux Corinthiens : transmettre ce qui a été reçu), le tribalisme obédientiel, le ronronnement dans l’environnement convenu de la Loge, voilà autant d’éléments qui confortent un traditionalisme insidieux qui s’empare du maçon à son insu. Le risque conservateur est en fait consubstantiel à la franc-maçonnerie ! Dans le monde postmoderne, le narcissisme et le repli identitaire ont touché les maçons qui y trouvent confort et conventionnalisme…
LE LECTEUR.– C’est accablant !
LE NARRATEUR.– Non ! C’est la vie de toute société humaine ! Rien de dramatique ni d’anormal. La nature humaine est ce qu’elle est ! D’autant que la franc-maçonnerie, dont j’ai d’entrée souligné l’exceptionnalité, dispose aussi d’une culture et d’une méthode qui en font une voie d’avenir indéniable. Les maçons passent leur temps à se poser des questions, la pratique du doute étant l’une de leurs méthodes essentielles. Ils s’interrogent ainsi régulièrement sur la signification de leur propre histoire et sur celle de leur devenir.
Pour eux, la question qui s’est posée assez rapidement a été celle de la relation entre la Tradition et la Modernité. Le traditionalisme maçonnique, dans sa version courante, se veut une volonté explicite de retour aux sources, notamment chrétiennes, et des valeurs qui s’y rattachent. La tradition est ainsi un dépôt dont les attributs sont l’ancienneté et la continuité, dépôt capitalisé avant d’être transmis par chaque génération à la suivante. Pour certains, plus catégoriques encore, il existe une Tradition primordiale dont toutes les religions et les courants ésotéristes sont des manifestations dégradées ; le traditionalisme exprime ainsi un refus définitif de la Modernité. La Tradition, par nature, est élitiste : je te l’ai déjà fait entrevoir. Elle serait réservée à des esprits supérieurs capables de différencier l’éphémère, qui est factice, du sérieux plus proche de la Vérité ; cette capacité est fondée sur l’ésotérisme comme moyen et fin de la Vérité.
Avec Anderson, on est dans la Modernité : les notions maçonniques de base sont la tolérance et l’universalisme, complétées ensuite par celles de liberté, d’égalité et de fraternité, et couronnées par le concept de laïcité.
Cette franc-maçonnerie permet de séparer la sphère des convictions religieuses d’ordre individuel de la sphère des convictions sociales d’ordre collectif. Elle accepte ainsi toute la gamme des opinions intermédiaires ou partielles dans une pratique équilibrée de la maçonnerie : mixité, adaptation des rituels, etc.
Le mécanisme de l’élection aux fonctions maçonniques est un point qui focalise ce débat. Les traditionalistes soutiennent que la Tradition s’accompagne d’un fonctionnement hiérarchique et symbolique absolument contraire à la démocratie. Dès lors, l’idéologie démocratique serait une fausse séduction car la franc-maçonnerie reste malgré tout fondamentalement hiérarchique, un Apprenti et un Compagnon n’ayant pas, par exemple, les mêmes droits qu’un Maître. Inversement, les modernes trouvent dans ce dispositif électoral le soubassement d’un Ordre démocratique.
Dans la continuation de cette perspective moderniste, la philosophie maçonnique de l’Histoire trouve à s’épanouir dans deux utopies : le progrès et l’idée d’un gouvernement mondial.
LE LECTEUR.– Ce ne sont pas des idées proprement maçonniques ? Les philosophes, déjà…
LE NARRATEUR.– Pas complètement, en effet. j’en conviens bien volontiers ! Mais la franc-maçonnerie les a érigées en idéal pour créer de l’harmonie entre les hommes. L’idée de progrès apparaît avec force en franc-maçonnerie avec la Révolution française : le progrès philosophique place l’Homme au centre de la réflexion et de la connaissance et le progrès politique établit le peuple souverain.
Ces idées correspondent aux attentes et aux pratiques maçonniques d’éducation par la raison, d’égalité des hommes, d’espoir dans un avenir meilleur libéré des contraintes naturelles par la science et les techniques. La participation des francs-maçons à la vie de la Cité – ils furent actifs dans la rédaction des cahiers de doléances mais se répartirent ensuite dans tous les camps politiques – montre leur attachement à une transformation à la fois individuelle et collective de l’Homme et de la société.
Quant à l’idée d’un gouvernement mondial, elle est liée au pacifisme profond de la franc-maçonnerie : cette institution n’a jamais en tant que telle commandité un crime par exemple ; peut-on en dire autant de l’Église ? Ce pacifisme traduit la volonté de l’Ordre d’étendre la fraternité à toute l’humanité. Fort en vogue au XVIIIème siècle, l’idée d’un gouvernement mondial, qui a inspiré la création de la Société des Nations (7929), puis de l’ONU (7948), est plus que jamais présente au Grand Orient de France, très attaché à l’idée d’une république planétaire : constitution d’une entité politique universelle fondée sur la laïcité, reconstruction d’un État-providence, création d’une gouvernance mondiale et d’une citoyenneté planétaire avec un parlement universel.
Bien sûr, ce sont là de belles idées, mais, regarde combien la question environnementale conduit à un embryon de coopération entre tous les pays : l’accord de Paris de 2015 sur le climat est le premier accord universel de ce type. Il faut avoir espoir en l’Homme ! D’autant que les maçons, avec leurs nombreuses légendes proposées dans leurs différents rituels, détiennent toute une série d’instruments de réflexion philosophique.
Pour faire face à l’avenir, la franc-maçonnerie dispose de deux grandes potentialités philosophiques : la construction de soi et l’élaboration d’une conscience critique sociale. La construction de soi repose d’abord sur la recherche de la perfection. Non ! Non ! Ce n’est ni la perfection divine, ni la sainteté religieuse ! C’est la capacité à apprendre à se connaître de même que c’est le travail de l’Apprenti ; on appelle cela “polir sa pierre.” Ce travail se continue au grade de Compagnon car il faut que cette pierre, une fois polie, puisse s’intégrer parfaitement dans l’édifice commun que représente la Loge. Je l’ai déjà évoqué plus haut : cette démarche n’est pas sans adversité. Eh bien ! la maçonnerie suggère la structuration du moi dans l’adversité.
Elle n’est pas un simple club, rien n’est facile. Mais quel plaisir de travailler sur soi avec l’aide des autres ! La construction de soi résulte aussi de la maîtrise du Temps. Qu’est-ce à dire ? Notre société contemporaine considère le présent comme le référent principal, déconnecté du passé comme du futur ; les nouvelles formes d’expression de notre rapport au temps, ce sont l’urgence, l’immédiateté, l’instantanéité, la vitesse. Nous avons perdu la notion de profondeur. Cette réalité rend bien difficile l’introspection qui requiert un temps intérieur et une réappropriation de soi. Accepte ce diagnostic : l’image éphémère ne facilite pas la pensée construite. Or, la maçonnerie apprend à prendre en compte le temps ! Il faut du temps pour se développer et mûrir, il faut du temps avant de gravir les échelons rituels de la démarche maçonnique, il faut du temps pour être reconnu par ses frères et soeurs. Le temps est une nécessité absolue. Certains n’hésitent pas à dire aux jeunes Apprentis qu’en franc-maçonnerie, le temps n’existe pas ! Je ne vais pas jusque-là car s’il faut tenter de maîtriser le temps, je ne pense pas qu’on puisse l’abolir.
La seconde potentialité philosophique de la franc-maçonnerie c’est, à mon avis, la capacité à élaborer une conscience sociale critique. Elle s’établit par la recherche d’un idéal de justice. La problématique de la justice est essentielle : le développement des inégalités et de la précarité, la concentration des richesses chez un nombre de plus en plus restreint de personnes sont des marqueurs contemporains de cette absence de justice qui nourrit, du moins en partie, les populismes.
La franc-maçonnerie traite sans cesse de ce problème dans ses rituels, dans ses travaux et dans ses actions de solidarité. Cette recherche s’accompagne d’une autre. plus âpre peut-être, c’est la quête de la Vérité. Je l’ai déjà évoquée précédemment. La recherche de la Vérité est le but ultime de la philosophie. C’est un thème permanent en franc-maçonnerie et il est peu de textes, quels que soient les degrés, qui ne la mentionnent. Le franc-maçon essaie d’être un chercheur consciencieux et désintéressé de la Vérité. Dès sa demande d’adhésion il accepte une remise en cause de ses certitudes. Des questions apparaissent très vite dans son cheminement : la recherche de la Vérité est-elle un besoin naturel de l’homme ? La vérité est-elle objective? Quelle place donner à l’expérience personnelle ? Une vieille formule hermétique, plus connue sous la forme V.I.T.R.I.O.L., l’oriente dans cette voie : Visita interiora terrae, rectificandoque invenies occuftum lapidem que l’on traduit par “Visite l’intérieur de la Terre et en rectifiant tu trouveras la pierre cachée”, c’est-à-dire la vérité intérieure. Ainsi, la vérité maçonnique n’est-elle pas institutionnelle ou dogmatique ; elle concerne le for intérieur de chaque maçon. Or, elle est d’autant plus importante que nous sommes entrés dans l’ère de la post-vérité, où plus rien n’est considéré comme vrai, où tu peux affirmer le contraire de ce que tu fais sans risquer l’erreur ou le mensonge ! Ici, la maçonnerie est vraiment à la pointe de l’actualité et de la philosophie.
Cher Lecteur, je t’ai dit tout ce que je pouvais pour t’éclairer à ce stade. À toi de jouer à présent ! Puisse ce jeu de cartes t’aider à saisir les diverses facettes de la franc-maçonnerie : historiques, humaines, institutionnelles, rituéliques, etc. Mais je ne voudrais pas te décourager : il est difficile de tout comprendre de l’extérieur. Les Anciens l’affirmaient déjà sans complexe. Pour preuve, un quatrain attribué au compositeur de musique Jacques Naudot, qui a vécu au XVIIIème siècle, et qui est très répandu parmi les maçons.
Pour le public, un franc-maçon
Sera toujours un vrai problème,
Qu’il ne saurait résoudre à fond
Qu’en devenant maçon lui-même.
Bon jeu !
François Cavaignac
[CEPADUES.COM] François Cavaignac, né en 1948, est cadre supérieur de la fonction publique (administrateur civil) à la retraite. Après un début de carrière au Ministère de l’Éducation nationale il a notamment été Directeur des services administratifs et financiers de l’Etablissement Public du Musée d’Orsay (Ministère de la Culture), Adjoint au secrétaire général du CNRS (Ministère de la Recherche), et Secrétaire général de la Commission Interministérielle du Château de Vincennes (Ministère de la Défense). Titulaire de deux maîtrises (Droit public et Lettres-Histoire) il est également docteur en histoire avec une thèse soutenue en 2001 à Paris I Panthéon-Sorbonne sur Eugène Labiche. Franc-maçon depuis 1979 il a participé à la création de plusieurs loges, exerçant à différentes reprises les fonctions de vénérable de loges symboliques et de président d’ateliers de la Juridiction écossaise. Ses principaux thèmes de recherche concernent l’histoire de la franc-maçonnerie, la perception de la franc-maçonnerie par le monde profane à travers certaines institutions (le théâtre et la littérature) et l’herméneutique des rituels et des mythes maçonniques. Il a ainsi publié régulièrement depuis 2004 plusieurs articles et ouvrages sur ces sujets. Il est membre du comité de rédaction des Chroniques d’histoire maçonnique (GODF).
Ouvrages du même auteur (hors articles de revues)
La Franc-maçonnerie, 300e anniversaire, 1777-2017 (Levallois-Perret, Bréal, 2017),
Les Mythes maçonniques revisités (Paris, Dervy, 2016),
Balades maçonniques en littérature (Bruxelles, EME, 2014),
Second Surveillant. Comment faire avec les Apprentis ? (Paris, Dervy, 2013),
50 fiches pour comprendre la franc-maçonnerie (Paris, Bréal, 2012),
Les Francs-maçons au théâtre de la Révolution à la Belle Époque (Paris,
Véga, 2011),
La Culture théâtrale à Étampes au XIXe siècle (Paris, L’Harmattan, 2007),
Eugène Labiche ou La gaieté critique (Paris, L’Harmattan, 2003).
Au fil des générations, dans la mémoire des Liégeois, l’Emulation est restée synonyme de séances d’Exploration du Monde, du Touring Club, de concerts ou pièces de théâtre dans l’écrin confortable qu’était la salle de spectacles.
Toute l’aventure partit d’une bonne idée, celle qui, à la fin du 18e siècle, rassembla plusieurs citoyens soucieux de pourvoir leur ville d’un centre de réunions et d’actions culturelles, dirions-nous aujourd’hui. Créée en 1779 sous la protection éclairée du prince-évêque François-Charles de Velbrück, la Société d’Emulation, constituée sur le modèle des académies qui florissaient alors en France, oeuvrait dans une ambiance de sociabilité érudite ; elle était également chargée de la surveillance de la plupart des établissements scolaires fondés à Liège par ce prince-évêque : la Société pour l’Encouragement des Beaux-Arts, l’Académie de peinture, de sculpture et de gravure, l’Ecole de dessin appliqué aux Arts mécaniques, le Cours de Droit civil et économique, l’Ecole d’accoucheuse,…
Grâce à un don de Velbrück, ses activités avaient pour cadre un petit mais bel édifice de 1762, appelé “Salle des Redoutes”. Elle était située place du Grand Collège dont les constructions seront incorporées plus tard dans l’Université. On y trouvait une bibliothèque, les journaux liégeois et aussi parisiens, un cabinet de physique expérimentale et une salle de réunion où se donnaient des concerts, des conférences et des expositions.
La chute de l’Ancien Régime a entraîné la fermeture des salons de l’Emulation et on peut considérer qu’elle n’a rouvert ses portes qu’en 1809, sous le régime français. L’épithète “libre” a alors été adjointe à son nom. Il y avait eu occupation de troupes dans les locaux et il a fallu reconstituer les collections et le mobilier, faire deuil du cabinet de physique expérimentale dont le matériel avait disparu.
Le 19e siècle fut un siècle d’or pour la Société avec le développement de l’Université car la plupart des professeurs étaient aussi membres de l’Emulation. Les étudiants y avaient entrée libre. On put alors assister à l’audition de conférenciers (dont un des plus acrobatiques fut assurément Paul Verlaine, plutôt éméché), de littérateurs et critiques, d’œuvres musicales, dont certaines dirigées par leurs compositeurs, tels Franz Liszt et des représentants de l’Ecole de Musique russe venus sous l’égide de la Comtesse de Mercy-Argenteau.
Le bâtiment bénéficiera au cours du 19e siècle de modifications importantes, par l’adjonction d’un deuxième étage surmonté d’un fronton triangulaire, et par la rénovation, vers 1850, de la salle néo-gothique par l’architecte Jean-Charles Delsaux. Ulysse Capitaine a établi, en 1862, un catalogue de la bibliothèque qui recensait 2 262 manuscrits. Comme nous le renseigne le Liber memorialis de Renier Malherbe (publié pour le centenaire de l’association), l’Emulation établit très vite des relations avec des sociétés savantes étrangères et compta parmi ses membres résidants, correspondants et honoraires de nombreuses sommités scientifiques nationales et internationales.
Le siècle suivant débuta par une catastrophe : le soir du 20 août 1914, au début de la première guerre mondiale, une soldatesque, avinée pour la circonstance, fusilla 28 personnes et mit le feu à de nombreuses maisons de la place de l’Université. L’Emulation brûla de fond en comble, avec perte totale de sa bibliothèque, de ses archives, de ses collections et des orgues. Seul vestige conservé de son passé foisonnant : une feuille de titre des Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand !
En mars 1918, Emile Digneffe, Président du Conseil, et son collègue Auguste Laloux entamèrent la reconstitution de la Société. La Ville mit à disposition de l’Emulation un ensemble de parcelles expropriées. Dans le projet de l’architecte Julien Koenig, le nouvel immeuble aura une façade, sur la place du Vingt-Août, de 31 mètres de large, avec une surface près de six fois supérieure à celle de l’ancienne. Inspirée du style Louis XVI, elle sera revêtue de petit granit et de brique avec des bas-reliefs sculptés en calcaire de Larochette. En comptant la galerie et la loge royale, la salle pouvait asseoir quelque 600 participants. Dans son prolongement se trouvait la salle d’expositions dont les cimaises ont accueilli des manifestations de l’Union liégeoise du Livre et de l’Estampe (alors filiale de l’Emulation), de l’A.P.I.A.W., de l’Oeuvre des Artistes…
Le 17 mai 1939 eut lieu, en grande pompe, l’inauguration de ce nouveau bâtiment qui allait, cette même année, contribuer aux fastes de l’Exposition Universelle de l’Eau, dont le Commissaire du Gouvernement se trouvait être le baron de Launoit, Président de la Société. Hélas, moins d’un an après, la deuxième Guerre mondiale et l’Occupation allaient entraîner, pour l’Emulation, l’indisponibilité de ses locaux. De 1940 à 1948, ils sont réquisitionnés par le Département de la Justice. Ensuite, les trois derniers étages seront loués à la Radio, à l’Université, au Grand Liège ainsi qu’à des services-clubs.
Depuis 1985, le bâtiment de la place du Vingt-Août est loué à la Communauté française pour y abriter la Section des Arts de la Parole du Conservatoire Royal de Musique de Liège. La Société libre d’Emulation est réinstallée depuis 1986 dans la Maison Renaissance, dans une courette de la rue Charles Magnette. Ce petit édifice à tourelle d’angle, vestige subsistant du couvent des Sœurs de Hasque (classé, entièrement restauré en 1931 puis, extérieurement, en 1990) est à la fois son siège administratif, le lieu de certaines activités et le creuset de ses initiatives culturelles.
D’après un texte de Guy Dehalu, Administrateur-Secrétaire général de l’Emulation, Alfred Lamarche, membre de l’Emulation, et Anne-Françoise Lemaire.
La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte est le résumé d’une conférence de Anne-Françoise LEMAIRE, organisée en novembre 2003 par la CHiCC : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez notre agenda en ligne…
[THECONVERSATION.COM, 16 septembre 2024] Maladies, sport, sexualité, religion : quel que soit le sujet, l’extrême droite construit des menaces imaginaires dans le but de créer du conflit. Ces “paniques morales” sont des armes redoutables pour fracturer nos démocraties.
Dès 1972, le concept de panique morale était forgé par le sociologue américain Stanley Cohen pour désigner une réaction collective disproportionnée à des pratiques culturelles ou personnelles minoritaires, considérées comme “déviantes” ou néfastes pour la société. Aujourd’hui, sous l’impulsion d’une extrême droite offensive, ces paniques morales ont pris une place considérable dans notre vie démocratique, s’invitant en permanence sur des plateaux de télévision, dans la vie politique ou sportive.
Ainsi, cet été, l’extrême droite a largement critiqué la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques pour son inclusivité. Selon la chaîne CNews, cette cérémonie a porté haut les couleurs du wokisme et ridiculisé la France à l’étranger. Une polémique a également touché la boxeuse algérienne Imane Khelif, accusée de ne pas être une femme par des ultraconservateurs comme JK Rowling ou Elon Musk.
L’utilité du “glitch”
Un travail récent d’Emily Apter traduit pour la revue francophone Les temps qui restent permet de mieux comprendre le mécanisme des paniques morales. Apter explique pourquoi les paniques morales se succèdent dans un chapelet de haine difficile à suivre, alimenté par certaines chaînes d’info en continu ou plates-formes, notamment X (ex-Twitter) qui les favorise par son algorithme.
La chercheuse new-yorkaise utilise le concept de “glitch” que l’on pourrait définir comme une perturbation ou disruption à fort potentiel médiatique. Cette notion de glitch a été mobilisée par les activistes féministes et par les activistes écologiques pour créer de la surprise. Ce fut le cas de la soupe à la tomate lancée sur Les Tournesols de Van Gogh.
Ce que l’on sait moins, c’est que cette technique de disruption est également utilisée par l’extrême droite. Ce militantisme s’exprime en ligne, à travers des polémiques complotistes, lors de campagnes politiques, par exemple lors des européennes de 2024. On trouvait par exemple de fausses images, la publication massive due à de faux comptes sous influence russe pour favoriser le Rassemblement national, ou encore des accusations mensongères par rapport aux programmes des partis politiques.
En France, on peut mentionner la panique morale liée au wokisme qui a suivi la polémique sur l’islamogauchisme agitée (entre autres) par Jean-Michel Blanquer et les tenants du Printemps Républicain, un groupuscule politique qui défend une forme d’universalisme au détriment des minorités (quelles qu’elles soient). Dans ce cas comme dans d’autres, les milieux néoconservateurs ne sont pas les seuls à alimenter cette machine à désinformer : de simples citoyens peuvent, en toute bonne foi, partager ces informations – c’est bien là tout le danger.
Nous pouvons constater que les thématiques portées par l’extrême droite ont, depuis plusieurs années déjà, contaminé l’échiquier politique – jusqu’à atteindre le centre droit. On assiste d’ailleurs à une inflation d’événements informationnels transformés en paniques morales qui sonneraient la fin de notre civilisation – une fin qui, décidément, met du temps à se matérialiser.
Un traitement médiatique qui se racialise
Dans sa thèse de doctorat, Ruari Shaw Sutherland a montré comment le traitement médiatique des événements s’est progressivement “racialisé” dans les démocraties sous la pression de quelques éditorialistes ou personnalités. Cela est particulièrement notable en Angleterre, sous l’influence de commentateurs tels que le masculiniste Andrew Tate ou la figure d’extrême droite Katie Hopkins.
Petit à petit, l’extrême droite a modernisé son approche pour devenir plus efficace, embrassant à plein les réseaux sociaux, imposant ses thèmes à certains médias à des fins électoralistes. On peut citer BFM TV dont l’approche est devenue plus réactionnaire et moins ouverte aux questionnements portés par la gauche.
De Donald Trump à Bolsonaro, d’Elon Musk à Vincent Bolloré, l’extrême droite utilise les paniques morales pour nous empêcher de penser – ou plutôt, pour nous obliger à regarder le monde selon son point de vue. Dans ce cadre, toute contradiction ou approche rationnelle est utilisée pour alimenter la rhétorique réactionnaire. Un exemple frappant fut celui de l’épidémie de Covid-19, lorsque la politique de vaccination et les mesures de santé publique ont été décrites comme liberticides, notamment pour Donald Trump. Une chose est claire : les paniques morales se manifestent d’abord à travers des émotions et des sentiments, comme si l’analyse rationnelle des faits devait systématiquement être considérée comme suspecte.
Embraser
Pour l’extrême droite, l’objectif est clair : imposer son projet sur n’importe quel sujet de société, pourvu qu’il soit inflammable. Or dans notre époque digitale caractérisée par l’inflation de violence verbale, tout est potentiellement inflammable. Le milliardaire libertarien Elon Musk a récemment ajouté sa pierre à l’édifice, en appelant implicitement à la guerre civile en Grande-Bretagne.
Tous ces exemples montrent que l’extrême droite est désormais en capacité de s’inviter à tout moment dans notre actualité politique. Sa stratégie de “bordélisation permanente” s’accompagne d’une volonté de normaliser son image. Ses thématiques de prédilection sont bien implantées dans l’espace médiatique et politique autour de figures d’ennemis imaginaires visant la destruction d’une homogénéité sociale tout aussi imaginaire. Force est de constater que, pour le moment, aucune opposition ne semble capable d’y résister.
Ouais… ‘y a mieux, comme titre… Mais on n’imagine pas combien l’acronyme perfide recèle de peu glorieuses mutations. Une fois qu’on sait qu’il s’agit d’Open System Project, le doute n’est plus permis. C’est au moment de la lecture de Le macroscope (Joël de Rosnay, 1975) que l’idée s’instilla. Quelle beau concept, n’est-il pas, que cette libre circulation de l’information ?
Et donc, le jour venu, alors que le punk avait fait sauter les boulons et provoqué de multiples vaguelettes ensemençant le rivage, l’évidence s’imposait ; oui, reprenons l’initiative à notre tour, et “réalisons nos espoirs“, allons-y hardiment, assumons-nous…
Si, dans les années 60 le rock and roll et assimilé subissait encore l’opprobre (cfr. Good morning England, film relatant l’aventure d’un bateau radio-pirate), l’explosion du nombre d’adeptes du genre et de ceux qui allaient s’y essayer à leur tour allait provoquer un vivier débordant où les managers improvisés n’avaient plus qu’à lancer leur filet.
En effet, les A&R managers (Artists & Repertoire = section d’un label discographique où sévissent les rabatteurs de la firme) font la pluie et le beau temps, filtrant le menu fretin et humant l’air du temps pour opérer leur tri. Alors, arriver à se faire entendre, microsillon oblige, est un mirage où les efforts qu’on s’est imposés font échouer l’audacieux artiste en herbe qu’on a fait marcher jusqu’à plus de jus… (Jean-Pierre Froidebise a un dossier gros comme ça sur les arnaques du business qu’il aurait peut-être bien l’idée de rendre public un de ces 4…). C’est là qu’un ‘tit gars de la région liégeoise va se sentir obligé de s’interposer, lui aussi, à sa manière et à son tour.
Pas musicien, pas auteur, mais pas manchot pour tenir la plume, juste désireux de servir de courroie de transmission là où le système bloque par engorgement, notre bonhomme fait le saut dans le vide en entrainant petit à petit de vaillants chroniqueurs en herbe dans son sillage.
Pas la moindre idée des aptitudes nécessaires pour faire face aux conditions, à commencer par celles, techniques : mise en page, impression, photos etc. Ou encore se souvenir qu’on est en institution, avec l’obligation de l’enregistrement au dépôt légal, benêtement ignoré jusque-là.
Donc, pour ceuelles fragiles de la cornée ou peureux de tacher leurs manchettes immaculées, se reporter au numéro 9, au moins, pour trouver, enfin, une édition qui ne colle pas aux doigts… Pour les amateurs d’archéomusicologie, attirés par ces vestiges grossiers, ils savent combien revivre le parcours d’une évolution peut avoir de gratifiant. Ceux-là, attentifs aux détails et généreux au point de pouvoir se placer dans le sillage du geste, ceux-là, disais-je, relèvent la tête comme boivent les poules, et dégustent.
C’est parti…
Ainsi, les 3 premiers numéros, édités en A5, tout de guingois, à la mise en place bancale, aux photos mal calibrées et voilées, aux ajouts manuscrits de dernière minute, sont imprimés en squattant les équipements d’institutions publiques à gauche et à droite, où, jusque tard, avec l’ami Luc, on se retrouve en équipe de l’ombre à s’escrimer avec le format ; dans quel sens ?… Oui mais, là y faut pas oublier d’inverser…, ah zut, on a oublié la page une telle… ! etc.
C’est ainsi qu’on innove involontairement : on refait le coup de la couverture inverse, piégeant le lecteur à la première lecture… Du pré-manga… La couverture, justement, dès le départ, va délibérément être confiée à des artisans proches, s’essayant souvent pour la première fois, dont Jean-Pierre Devresse, déjà bien éclairé (cfr. sa référence à Warhol du n° 0). Et il n’est pas innocent de trouver, en 4ème de couverture, une vue de la banlieue liégeoise, due à Thierry Jacquemart, ancrant la publication dans sa région. Tous deux seront fidèles jusqu’au bout.
Quant au contenu, notre initiateur cède au cabotinage en signant sous plusieurs pseudonymes. La matière, essentiellement nationale -une chose à la fois- couvre les productions locales, surtout par le réseau des K7s (remember ?), mais aborde aussi, conformément à l’éditorial premier rappelant la fonctionnalité du système ouvert, ce que l’on qualifie depuis de musique du monde ainsi que le Jazz. Jean-Paul Schroeder, un voisin, chevelu-barbu lui aussi, initié très tôt au Jazz par son papa qui l’entrainait aux concerts, officiait déjà en signant des articles de-ci de-là ou animant une séquence jazz sur une radio locale. Penchez-vous sur les profils dressés par diverses sources sur le net ; une ne suffit pas pour faire le tour… Vous remarquerez qu’il a publié divers ouvrages, dont Le jazz comme modèle de société, acte de foi qu’il a très tôt travaillé, et ceci dès le n° 0 d’OSP. Rédacteur au style truculent, il égayera généreusement les colonnes d’OSP d’articles et de chroniques tout autant documentés qu’avertis.
Quant à la musique du monde, notre initiateur fréquentant assidûment la Médiathèque -aujourd’hui Point culture-, il sera parvenu à débaucher Jean Vanesse, relayé plus tard par son collègue Etienne Bours. Tous deux, on l’a compris, avaient notamment ce domaine dans leurs attributions professionnelles. Etienne Bours, dont les articles vont se trouver illustrés par feu Cécile Bertrand, sa compagne à l’époque, est une heureuse rencontre car, outre son sens de l’humour, au civil, c’est une bête de travail, qui débouchera sur des centaines d’articles publiés essentiellement en francophonie -mais pas que- et une demi-douzaine d’ouvrages. Son amour intransigeant du genre rend ses chroniques redoutables ; à la fois empreintes d’humanité et d’un regard perçant. Voyez par exemple la chronique relative au disque témoignant de la lutte des mineurs en Angleterre (n° 11 p 45 ; en // avec la chronique de T. Delporte, dont nous allons reparler).
Voilà les grandes lignes lancées.
La musique contemporaine ? Oui, oui, elle sera représentée pendant une poignée de numéros par un monsieur aussi érudit que réservé, j’ai nommé Raphaël Schraepen. Feu Raphaël Schraepen, ici aussi. On ne pouvait qu’être séduit par sa concision, empalmée dans un style fluide. Et penser à nous gratifier d’une interview d’Henri Pousseur reflète son éclectisme ; bien lui en prit de revenir à l’oeuvre -ici la 3ème apothéose de Rameau– d’un monsieur du pays à envergure mondiale (cfr. n° 3).
Cerise sur le gâteau, au numéro suivant nous parvient un cadeau tombé du ciel, ou, plutôt, des mains généreuses de Gilles Verlant : une interview de John Cage. Beau geste de solidarité.
Un autre jeune homme, encore occupé, à l’époque, à l’apprentissage du violoncelle, en sus d’études universitaires ici à l’Ulg (Philo romane, je crois) Jean-Paul Dessy, amoureux des oiseaux par ailleurs, viendra compléter le volet des musiques dites contemporaines. Il n’hésitera pas à plonger les mains dans le cambouis en chroniquant les envois (K7) les plus biscornus. Il s’en sortira avec les honneurs, usant d’une plume virevoltante. Cfr. la chronique Jacques Lizène.
Et, je ne sais ce qui provoque l’association, Pascale Tison, une autre étudiante en philo et lettres, je crois (tjs Ulg), viendra, elle, introduire la danse contemporaine dans nos pages ; son penchant se décèlera déjà dès le n° 5, dont elle assurera la couverture : un personnage au geste suspendu dans un mikado avec lequel il compose. Un peu ce que l’on pourra voir avec Cunningham -ou était-ce Forsythe ?- improvisant dans les couloirs de la caserne Dailly, et dont le seul décor consistait en des éléments de mobilier essaimés pêle-mêle. Bon bon, tout ça paraît bien sérieux, pas vrai ? Ne quittez pas, y en ‘ra, et pour tous les goûts…
Du pain et des jeux…
La musique populaire, celle qui nous menait, à l’époque, va se trouver véhiculée dans ces pages, selon le credo de départ : relayer les infos du front, là où l’avenir est incertain, dans le but de ne laisser personne anonyme. Plus même : lors de la prospection, transmettre notre enthousiasme pour ceux -grands ou petits-qui nous semblent offrir un ouvrage accompli.
On sait qu’on nage en pleine subjectivité, alors, soit, allons-y. Ne pas s’exprimer serait laisser trop de place au marketing déplacé… Jean-Luc Renard, collègue de bureau, ayant lui aussi publié son roman entretemps, outre des articles divers dans la presse, sera gagné par la cause. Regard affûté, avis incisif, il restera comme un roc, dès le n° 4. Et les choses se précipitent : son ami feu Henri Dalem, employé au service technique provincial, et ami de Jacques Charlier, qui y aura fait un passage, fort de sa technique professionnelle, se fendra très tôt de ce qui nous manquait le plus jusque-là, à savoir la mise en page (cfr. n° 8, SIAN). Son style élégant et courtois n’en recelait pas moins une pertinence toujours bien placée. A la même époque, le supplément rock de Télé moustique relaiera notre tentative dans ses pages, ce qui ne tomba pas à côté de l’oreille d’un sourd, qui se porte volontaire, depuis son Verviers originel. Il abattra une montagne de boulot avec une aisance aussi désinvolte qu’un style au franc-parler bien lesté. Son nom ? Thierry Delporte.
La rubrique “K7” s’étoffant, c’est avec bonheur que j’ai vu Jean-Pierre Devresse, que l’on connaît maintenant, la prendre en charge. Pas que lui, mais essentiellement lui, en sus de fournir du clé sur porte avec une mise en page manquant toujours cruellement.
A ce train, j’aurai enfin l’occasion de laisser tomber mes pseudos, et de souffler un peu. Euh… façon de parler, puisque je n’échapperai pas au destin funeste de tout qui se lance sans compter…. Faut coordonner comme un maître de cuisine, corriger jusqu’au petit matin, relancer comme à l’entrainement et réclamer au risque de se rendre désagréable.
Et la famille s’agrandit, les jeunots du coin pointent leur museau, tels Eric Therer, ayant rejoint le barreau depuis. Certains d’entre vous l’auront peut-être aperçu à l’Ancienne Belgique, p ex., où il cuit des croquettes en direct, lors de sa performance, ou encore aux serres du Jardin botanique, ici, où il ressuscite la mémoire d’un chirurgien d’antan, lancé dans la prospection botanique… Il déboulera comme un chien fou dans nos pages avec un papier bouillonnant sur Grandmaster Flash…
Jean-Marc Fransquet apportera sa contribution régulièrement, et des outsiders épisodiques, outre Gilles Verlant, déjà cité, s’illustreront avec brio, comme Françoise Lerusse (depuis tournée vers la photographie, Pol De Groeve, Guy Masy (adepte de la Maison du jazz), Michael Devlin ( ? un correspondant anglais débarqué sais plus comment… cfr. n° 6), Nadine Bal (la ½ de Bene Gesserit, avec un billet venu d’orient.. n° 6), Bertrand Lefebure, et, last but not least, Ricardo Gutiérrez, maintenant secrétaire général de la FEJ, qui allait orienter le regard un moment vers l’Espagne.
Sur le tard, feu Patrick Stas, autre libre penseur du quartier du Laveu (cf Jean-Luc et Henri), nous rejoindra sur le tard, avec une sortie drôlement sentie (n° 13, chronique disques).
N’ai-je oublié personne ? Ce serait péché, sinon inconvenant… Voyons… ah, Philippe Reynders (ZE Philippe Reynders ?), Eric D ( ?), et puis… et puis… chais plus…
Meanwhile, backstage….
Mais, revenons à ce fanzine poisseux à la lecture aux allures de gymkhana. Il
va de soi que les noms biscornus dont se dotent tous ces guerriers de l’underground provoquent des entorses aux têtes des machines à écrire électriques autant que des maux de tête à ces braves volontaires qui n’en pouvaient mais…
La collègue Suzanne Francotte, amoureuse des chiens, sera d’une patience infinie, de même que Fabienne Vertommen et toutes celles (hé oui, souvent des êtres féminins…) citées, bien sûr, en fin de chaque numéro.
Les manuscrits leur parvenant ne facilitaient pas leur tâche par des caractères difficilement lisibles, et les renvois et détours laissaient perplexe. La relecture s’avérait donc ardue, et les rajouts manuscrits de dernière minute s’expliquent, désormais.
Mais rien ne doit occulter la dimension sociale qui veut qu’au niveau collectif nous nous sommes enrichis et qu’au niveau individuel j’ai épuisé les réserves de patience de ma compagne de l’époque –Christine Robinson-, et négligé mes enfants. Cela la conduira vers d’autres horizons et me plongera dans une longue et lente évaluation de mon geste, aboutissant à cette bafouille, 35 ans plus tard…
Bonne lecture aux archéomusicologues…
Alain Croibien
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Le magazine Open System Project (OSP) a paru de 1983 à 1987. L’intégrale des 15 numéros (00 à 14) est téléchargeable librement dans notre DOCUMENTA. Encore des pépites que les souris ne mangeront pas ! Pour en lire plus, cliquez ici…