HUNYADI : Faire confiance à la confiance (2023)

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Il est de certains livres comme des petits vieux sur les bancs : on peut passer à côté en les remarquant à peine, pressé que l’on est d’aller, soi-disant, quelque part. Mais celui qui prend la peine de s’asseoir un instant et d’écouter la conversation, voire de s’y mêler, va peut-être se relever avec des trésors d’humanité dans les oreilles et… matière à méditer sur ce que signifie effectivement “aller quelque part.

EAN 9782749275840

Faire confiance à la confiance, le livre de Mark Hunyadi paru en 2023, fait cet effet-là. Au fil d’une petite centaine de pages, le philosophe louvaniste replace la confiance au cœur de la réflexion sur l’homme et sa société : le résultat est inédit et fondateur. En passant, il rend au péril numérique sa juste place, ce qui ne va pas faire plaisir aux complotistes de tout poil. A lire d’urgence !

Ce que j’ai d’ailleurs fait, au point d’intégrer l’approche de Hunyadi au cœur de ma réflexion sur comment “être à sa place” (l’ouvrage prévu a été rebaptisé, après que la philosophe française Claire Marin ait choisi ce titre pour son dernier livre). Vous retrouverez donc la confiance comme principe directeur dans les pages du livre que j’écris en ligne : Raison garder. Petit manuel de survie des vivants dans un monde idéalisé. Et, en attendant la publication dudit ouvrage, foncez chez votre libraire indépendant ou lisez la conclusion de Faire confiance à la confiance ci-dessous : nous n’avons pas résisté à l’envie de la reproduire intégralement… avec une mise en édition qui, l’espérons-nous, en facilite la compréhension.

Patrick Thonart


Conclusion : préserver la vie de l’esprit

Mark Hunyadi © out.be

Étant fondamentalement rapport au monde, la confiance est ce dans quoi nous séjournons. Mais le concubinage forcé avec le numérique modifie notre habitat : plus sûr, plus fonctionnel, il est aussi à même de satisfaire plus rapidement une gamme plus étendue de désirs, pour le plus grand contentement de ses utilisateurs. Il est donc aussi libidinalement plus satisfaisant, ce qui lui confère une force irrésistible.

J’ai essayé de montrer que ce taux accru de satisfaction allait de pair avec une baisse tendancielle du taux de confiance – au sens où on en avait de moins en moins besoin-, puisque le principe même de cette modification de notre manière d’habiter le monde est la prise en charge de nos désirs et volontés par des processus automatisés capables de les exécuter dans les conditions techniques les plus optimales. Du coup, la sécurité technique se substitue à la confiance naturelle dans le processus de réalisation de nos désirs.

Cela nous rive tous de manière inédite au système. Si la satisfaction de nos désirs devient, grâce au numérique, automatique ou quasi automatique, toute résistance se trouve abolie. Des processus machiniques prennent le relais et assurent l’exécution automatique du désir, rivant l’individu à la puissance sans limites de ce système libidinal. Le numérique, par le confort réel qu’il procure, affaiblit les énergies individuelles potentiellement en révolte contre la réalité en place, alimente donc la conservation du système en dédommageant chacun par un confort accru, érodant par là même les énergies antagonistes. De ce monde, le sens de la transcendance se trouve lui-même exilé, car plus les satisfactions sont immédiates, plus l’aspiration à un monde autre s’ éloigne.

Politiquement, les conséquences de cette évolution sont délétères pour la démocratie. Le problème ne tient pas aux institutions elles-mêmes, et on a envie de dire : hélas. Car le mal est plus profond, plus insidieux que cela. Il touche non pas au fonctionnement des institutions démocratiques (qui, formellement, tiennent le coup), mais, plus fondamentalement, aux valeurs sur lesquelles elles reposent. Au premier rang de celles-ci : la recherche coopérative de la vérité, ou la volonté de trouver un consensus et de s’y tenir. En effet, s’il est bien un acquis fondamental de la modernité démocratique, et ce, en gros, depuis la fin des guerres de religion qui avaient laissé l’Europe exsangue, c’est que les conflits doivent se résoudre symboliquement – c’est-à-dire par la discussion plutôt que par les armes.

Principe exigeant, ‘idéal régulateur’ comme disent les philosophes, mais suffisamment puissant et efficace pour que, par exemple, la construction européenne tout entière s’y adosse. Il est en outre éminemment générateur de confiance, car il permet aux citoyens de s’attendre légitimement à ce que les affaires publiques soient gérées dans le meilleur intérêt de tous.

Seulement voilà : la résolution symbolique des conflits suppose d’être d’accord de s’accorder, c’est-à-dire de coopérer à la recherche de la vérité, avec un petit v. Or, s’est progressivement imposée sous nos yeux, à bas bruit, une conviction d’une tout autre nature, selon laquelle ce qui compte, ce n’est plus tant la recherche de la vérité que l’affirmation de soi. L’identité plutôt que la vérité. Crier haut et fort ce que l’on est, clamer ce que l’on veut, penser ce qu’on pense et le faire savoir, voilà la grande affaire. Polarisation entre communautés irréductibles, fragmentation des revendications, populismes et fake news s’alimentent à ce même primat de l’identité sur la vérité : ne compte que ce qui me renforce dans mes convictions.

Ce qui, au-delà de routes leurs différences, réunit ces symptômes politiques, c’est précisément cette attitude de brutale affirmation de soi qui refuse route transcendance à soi-même : je veux ou je désire quelque chose parce que je suis ce que je suis, point barre. On retrouve ici le traitement naturaliste du désir dont il était question plus haut, mais à l’égard de soi-même : j’adhère à une info non en fonction de sa vérité présumée, mais parce qu’elle me plaît et flatte ce que je pense, sucre pour mon cerveau.

Il n’est pas question de former, de réinterpréter, de réévaluer mes aspirations spontanées en fonction de celles d’autrui, ou en regard d’un intérêt ou d’une valeur supérieurs. Chacun considère son désir ou sa volonté comme un fait brut qui cherche sa satisfaction comme la pierre tombe vers le bas. Comme pour les assaillants du Capitole le 6 janvier 2021, le désir doit faire loi.

J’ai essayé de le montrer, le numérique joue un rôle majeur dans ces évolutions. Car il renforce formidablement cette tendance à l’affirmation de soi, qui est aussi une tendance à la satisfaction de soi. Dans ce monde, on a de moins en moins besoin de confiance, donc de relation constructive à autrui. Dans un monde administré par le numérique, la confiance devient inutile, parce que le système tend toujours davantage à sécuriser la réalisation de nos désirs. Il les prend en charge et les exécute à notre meilleure convenance, éliminant au maximum les risques de déception.

De ce point de vue, le numérique se présente comme un immense système de satisfaction, où tout le monde, du cueilleur de champignons à l’athlète de pointe en passant par le diabétique et le chercheur en philosophie, trouve son compte. C’est une réussite diabolique, en ce sens qu’elle enferme tout un chacun dans sa bulle de satisfaction (à l’origine, diable veut dire : qui sépare). Le numérique n’est pas une fenêtre sur le monde, mais monde lui-même, paramétré par d’autres ; un monde au sein duquel, je l’ai dit, l’individu ne fait que répondre à une offre numérique.

Extrapolée à la limite, cette évolution lourde conduit à une forme de fonctionnalisme généralisé: non pas un fonctionnalisme où le système attribue à chacun sa fonction (comme dans la division du travail, où chacun est assigné à une tâche par son n + 1), mais où chacun attend du système qu’il remplisse la fonction qu’il lui attribue. Renversement, au demeurant, typiquement dans la veine de l’individualisme nominaliste : souverain dans sa volonté, l’individu met à son service un système qui l’exécute. Et le système est ainsi fait qu’il en est désormais techniquement capable. Dans ce monde, chacun devient l’administrateur de son propre bien-être, pour sa plus grande satisfaction. L’exécution du désir et de la volonté est automatisée, prise en charge par les algorithmes. Plus besoin de confiance dans ce monde-là ! La confiance y est remplacée par la sécurité. Les relations naturelles de confiance, et leur incertitude constitutive, se trouvent remplacées par des relations techniques, comme on a pu le voir ici à l’exemple du bitcoin.

Cette évolution marque un vrai tournant anthropologique et sociétal. Elle embarque tout sur son passage, y compris, donc, les valeurs qui sous-tendent la démocratie. Car elle renforce immensément chez l’individu la tendance libidinale à la satisfaction de soi, qui dès lors prévaut sur toute autre considération. Et elle renforce au passage son narcissisme cognitif, qui le pousse à préférer sa vérité à la recherche coopérative de celle-ci. L’individu trouve désormais d’autres communautés de confiance, structurées autour des influenceuses et influenceurs, par exemple, des communautés affectives formées de ceux qui pensent et sentent comme lui. Individuel ou collectif, le cockpit numérique n’en est pas moins un puissant isolant.

Nous ne sommes malheureusement, en l’état actuel des choses, pas équipés pour faire face à ces évolutions et adopter les réponses qu’elles réclament. Ni moralement, ni politiquement. Car le seul cadre dont sont dotées les démocraties constitutionnelles modernes, c’est la défense des droits et libertés individuels. Or, l’emprise du numérique comme le changement climatique sont des phénomènes globaux qui nécessitent des réponses globales. L’éthique individualiste libérale, de part en part nominaliste comme je l’ai rappelé, n’est simplement pas taillée à la mesure de ces problèmes. Au contraire, elle les aggrave, animée qu’elle est du seul souci de préserver à chacun sa sphère de liberté d’action, incapable en conséquence d’agir sur les effets cumulés des libertés individuelles agrégées.

En l’occurrence, l’enjeu éthique fondamental de l’emprise numérique n’est pas l’ensemble des risques qu’elle fait courir à nos vies privées ou à la sécurité de nos données. Ce sont là des problèmes certes importants et qu’il faut résoudre, mais le droit allié à la technique s’y emploie déjà ; et bien que difficile, cette tâche n’est pas insurmontable. En revanche, ce que le numérique fait à l’esprit représente un enjeu autrement plus considérable !

Le fonctionnalisme généralisé, l’automatisation de l’exécution des désirs, le renforcement du narcissisme cognitif, l’isolement mental, et tout cela au nom d’une plus grande satisfaction libidinale : voilà qui menace la vie de l’esprit humain bien davantage que les risques juridiques que fait courir aux individus le commerce de leurs données.

Or, cette menace ne peut être appréhendée dans le cadre de l’éthique individualiste – celle des droits de l’homme – dont nous disposons actuellement. Elle n’est simplement pas à la hauteur des enjeux anthropologiques et sociétaux qui se dessinent. Ainsi, l’Union européenne par exemple, qui se considère facilement exemplaire dans le domaine de la régulation du numérique, produit à grande vitesse un nombre considérable de textes législatifs, à commencer par le RGPD (Règlement général sur la protection des données, entré en vigueur en 2018), mais qui tous, sans exception aucune, ne font qu’entériner le système existant, en l’obligeant simplement à se conformer aux exigences des droits fondamentaux des individus. Une telle obligation est importante, certes, et on se désolerait si on ne s’évertuait à l’honorer. Elle est de plus difficile à implémenter dans la réalité, en raison des caractéristiques techniques du fonctionnement numérique, chacun le sait ; tenter de le faire est donc en soi une tâche héroïque.

Il n’empêche que cette approche par ce que j’appelle l’éthique des droits – l’éthique qui se focalise sur les torts faits aux individus – ne peut qu’ignorer les enjeux éthiques fondamentaux qui concernent la vie de l’esprit en général, c’est-à-dire nos rapports au monde, aux idées, à l’imagination. Car la vie de l’esprit pourrait être entièrement prise en charge par des processus automatiques – elle pourrait donc être intégralement automatisée en ce sens -, tout en respectant scrupuleusement les principes fondamentaux de l’éthique des droits. Chacun pourrait se retrouver à gérer son existence dans son cockpit, sans qu’aucune charte éthique ou texte législatif n’y trouve rien à redire. Le respect de l’ éthique des droits est ainsi compatible avec la déshumanisation de la vie de l’esprit.

La défense des droits individuels ne peut donc être le dernier mot de notre rapport au numérique. Sécuriser les transactions numériques, protéger la vie privée, garantir la liberté d’expression et la non-discrimination, tout important que cela soit, passe à côté des véritables enjeux éthiques du numérique, pour lesquels il n’existe pourtant aucun comité d’éthique. Tous sont en effet prisonniers de l’éthique des droits, qui ruisselle des plus hauts textes normatifs (le préambule des Constitutions, ou la Convention européenne des droits de l’homme) jusqu’aux plus infimes règlements internes d’entreprises.

L’impuissance de l’éthique des droits et de la pensée libérale en général rend indispensable une refonte de l’organigramme de nos sociétés démocratiques chancelantes. Je ne reviens pas ici sur la nécessité de créer une institution capable d’organiser l’ agir collectif à la hauteur où agissent actuellement les grandes puissances privées du numérique. C’est là une nécessité en quelque sorte conceptuelle, car aucun agir individuel, même agrégé, ne parviendra à contenir, infléchir ou réorienter ces évolutions massives. Politiquement donc, ce qui est requis, c’est une institution transnationale dont l’horizon normatif ne saurait se limiter à la défense des droits et libertés individuels, pour la raison simple que l’ensemble des phénomènes que j’ai décrits pourrait se dérouler dans le respect intégral des principes de l’éthique des droits. Ces phénomènes sont plutôt à comprendre comme l’effet systémique engendré par l’éthique des droits elle-même, qui laisse tout faire pour peu qu’il ne soit pas fait de tort aux individus en particulier. D’où la nécessité d’une institution qui secondarise l’éthique des droits, pour permettre de penser à l’horizon global du type d’humanité et de société (donc de vie de l’ esprit) que nous souhaitons. Seule une telle institution réflexive peut nous sortir de l’impuissance dans laquelle nous enferme la petite éthique des droits.

Mais une telle institution serait elle-même impossible si elle ne pouvait pas puiser dans les ressources des acteurs eux-mêmes. Cette institution doit apparaître normativement désirable à leurs yeux. Pour qu’une institution ne flotte pas dans le vide éthéré de ses principes abstraits, elle doit pouvoir s’ancrer dans le sens que les acteurs sont capables de conférer à leur propre expérience.

Ce sont ces ressources de pensée négative dont s’alimente la vie de l’esprit que le système érode jour après jour en s’adressant méthodiquement à ses utilisateurs comme à des êtres libidinaux ; il s’adresse à eux non comme à des êtres rationnels capables de pensée et de jugement, mais comme à des êtres cherchant la satisfaction automatique de leurs désirs et volontés. J’ai évoqué comment cette tendance actuellement à l’œuvre s’inscrivait dans le cadre général d’une substitution de relations techniques aux relations naturelles avec le monde, et ses conséquences de longue portée.

Mais une tendance n’est qu’une tendance, précisément, et elle laisse encore la place à des expériences qui ne s’y plient pas. Le numérique ne pourra pas remplacer ni même médiatiser toutes les relations au monde ; s’éprouver soi-même et éprouver le monde et la force illuminante des idées reste et restera l’apanage des sujets vivants, sauf à devenir des robots. C’est par conséquent dans des îlots d’expériences quotidiennes non encore colonisées par le numérique – expériences de confiance, de face-à-face, d’amour, de communication authentique, de confrontation réelle, mais aussi expériences du corps vivant, du corps dansant, du corps sentant -, c’est dans ces expériences d’épreuve qualitative de soi et du monde que les acteurs peuvent trouver eux-mêmes les ressources de contre-factualité capables d’alimenter leur pensée négative, pensée critique qui témoigne encore qu’un autre monde est possible. L’épreuve qualitative du monde, qui a été méthodiquement occultée par l’émergence du nominalisme, et qui est aujourd’hui systématiquement écartée par l’ontologie implicite du numérique, recèle, pour peu qu’on y porte une juste attention, l’image vivante d’une relation possiblement non aliénée au monde.

La philosophie est la seule science qui puisse appréhender l’expérience humaine comme un tout. C’est donc à elle que revient la tâche, aujourd’hui muée, sous la pression des circonstances, en tâche politique, d’exhiber le sens de ces expériences intramondaines riches en ressources face à l’administration numérique du monde. Ces expériences conservent les traces d’un rapport non nominaliste au monde ; traces inapparentes, comme diluées dans l’océan de l’ esprit nominaliste qui nous gouverne, mais que pour cette raison même la philosophie, en particulier dans ses usages critiques, est en charge de préserver et d’exposer comme autant de pépites où se réfugie l’esprit authentiquement humain.

La sécurité technique ne peut certes pas remplacer toutes les relations naturelles de confiance, sauf à ce que nous devenions des robots – auquel cas nous ne pourrions même plus nous en plaindre. C’est à la philosophie – la seule science qui envisage l’expérience humaine comme un tout – que revient la tâche éminente de montrer qu’un autre monde est possible, un monde où l’esprit humain, plutôt que s’ encapsuler sur lui-même, puisse se confronter à ce qui le dépasse. C’est à la philosophie que revient de montrer que la vérité, la confiance, l’amour, et d’autres expériences semblables, irréductibles à la relation numérique, élèvent l’esprit parce qu’ils le transcendent.

Mark Hunyadi, philosophe


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : HUNYADI Mark, Faire confiance à la confiance (2023) | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © DP ; © Editions ERES ; © out.be.


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L’évolution de la place du chat en 10 000 ans d’histoire

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[GEO.FR, 15 janvier 2024] L’Égypte Antique le révérait tel un dieu, l’Europe médiévale s’en méfiait comme du diable, et au Japon, il était mi-ange mi-démon. Plongée dans les dix mille ans d’histoire qui unissent l’humanité au plus insaisissable des compagnons à quatre pattes.

Cela fait des millénaires qu’ils se fréquentent. Mais se connaissent-ils vraiment ? Selon une étude publiée en 2017 dans la revue scientifique Nature Ecology & Evolution, la domestication du chat s’est faite en deux vagues, d’abord au Néolithique – il y a environ dix mille ans – en Anatolie, puis en Égypte antique. Elle a accompagné les débuts de l’agriculture : en stockant du grain, les hommes ont attiré des rongeurs, puis leur prédateur naturel, Felis silvestris lybica, le chat sauvage de ces régions, qui se nourrissait ainsi tout en protégeant les récoltes. De là, l’animal domestiqué a gagné l’Europe, en particulier.

Mais pendant longtemps, cette accointance entre le bipède et le félin a relevé davantage d’intérêts réciproques, que d’une vraie domestication. L’homme n’attendait du chat que ce qu’il savait déjà faire : chasser des souris. Rien à voir, par exemple, avec le chien, qui a fait l’objet d’un long processus de sélection pour s’assurer de sa fidélité et lui faire accomplir des tâches bien précises. Résultat : le chat est resté, des siècles durant, un être semi-sauvage, indépendant, insaisissable. Ce qui a eu une influence majeure sur la façon dont les hommes le percevaient. Ici admiré et divinisé, là vilipendé et jeté au bûcher, selon les lieux et les époques, il a toujours été un animal à part.

De la Rome antique aux salons bourgeois du XIXe siècle, voici sept jalons d’une histoire partagée teintée d’ambiguïté.

1. Dans l’Égypte ancienne, un avatar divin
Momie de chat © Aurimages

L’Égypte antique est le deuxième­ berceau de la domestication du chat, effectuée au cours d’un long processus qui s’y acheva deux mille ans avant notre ère. Le petit félin était un auxiliaire précieux des riverains du Nil, veillant sur les récoltes tout en chassant les serpents rôdant autour des foyers. Mais au fil du temps, les anciens Égyptiens développèrent aussi avec lui un lien plus profond, comme dans nulle autre civilisation depuis.

Au IIe  millénaire avant J.-C., ils l’introduisirent dans leur panthéon riche en figures animales. On le retrouvait aux côtés du dieu soleil Râ, luttant contre Apophis, le serpent des ténèbres. Puis en avatar de la déesse Bastet, qui protégeait les récoltes et favorisait les accouchements. Cette divinité bienfaisante et très populaire, représentée à l’origine sous les traits d’une lionne, était notamment célébrée à Boubastis, une cité du delta du Nil, à 80 kilomètres au nord du  Caire, où un important temple lui était dédié.

Son aura s’éten­dit surtout à partir de 950 av. J.-C., quand Boubastis devint la capitale de l’Égypte. ­Dans l’enceinte du temple, entouré de canaux, des prêtres élevaient des chats sacrés. Et tous les ans, d’importantes festivités honoraient la déesse. Hérodote, historien grec du Ve siècle av. J.-C., assista à ces réjouissances. Il décrit la nuée d’embarcations flottant sur le Nil, les femmes jouant de la musi­que sur des cymbales et des tambourins, dansant ou tapant dans leurs mains… “Du vin de la vigne était bu en quelques jours plus que dans tout le reste de l’année. […] Pas moins de 700 000 pèlerins célébraient la fête, en même temps !”

Le mau, comme l’appelaient les riverains du Nil, était dans le royaume un animal sacré. Le tuer, c’était risquer sa propre vie. Et lorsqu’un chat domestique mourait, rapporte le même Hérodote, la maisonnée se rasait les sourcils en signe de deuil. “Durant la période ptolémaïque (332-30 av. J.-C.), la popularité du chat atteignit son paroxysme”, écrit l’égyptologue Jaromir Malek dans Le Chat dans l’Égypte ancienne (éd. Les Belles Lettres, 2016).

C’était le plus égyptien de tous les animaux associés aux dieux et il ne se départit jamais d’une certaine aura de réserve et de mystère… tout en étant présent dans la plu­part des foyers.

Les archéologues ont identifié de nombreuses traces de cette passion féline, jusque dans les tombes de hauts personnages à Saqqarah ou à Thèbes. Ils ont aussi retrouvé plusieurs nécropoles où reposaient, parfois par dizaines de milliers, des chats momifiés. À Boubastis, ces momies étaient même devenues un négoce : les prêtres tuaient des chatons, les entouraient de bandelettes et les vendaient aux pèlerins en quête des faveurs de Bastet…

2. Sous l’Empire romain, un chasseur à la conquête du monde

Les Égyptiens tenaient à leurs chats comme à un trésor, jalousement gardé…. Cela n’empêcha pas l’animal, dans les siècles qui ont précédé notre ère, de se répandre autour de la Méditerranée, notamment à bord des navires de commerce­ phéniciens, qui l’utilisaient, là encore, pour se protéger des rongeurs ou les trafiquaient tels des biens de luxe. Il posa ainsi ses pattes en Grèce, puis dans le sud de l’Italie… L’expansion de l’Empire romain accéléra ensuite sa diffusion à travers l’Europe, via les routes commerciales, mais aussi les pérégrinations des légions, qui amenaient des chats dans leurs campagnes militaires pour veiller sur les vivres. Celui qui était au début un animal rare et exotique finit par se banaliser. À la fin de l’Empire, au Ve siècle, le chat était ainsi solidement établi dans toute l’Europe.

Mais les Occidentaux ne le contemplaient pas avec la même dévotion que les Égyptiens. Au départ, il profita sans doute de l’aura de la déesse Bastet, assimilée à Artemis en Grèce, et à Diane à Rome, associée aussi à Isis, déesse égyptienne vénérée dans le monde gréco-romain. Mais bien vite, le chat fut ramené en Europe à sa fonction la plus prosaïque : la chasse aux souris. Son image commença même à se ternir, en raison de sa supposée paresse et de sa tendance à attraper les oiseaux. “Les Romains […], dénigrant les cultes égyptiens qui gagnaient peu à peu du terrain, se devaient de déprécier un animal si lié à la culture égyptienne”, écrit Laurence­ Bobis, auteure d’une Histoire du chat (éd. Seuil, 2006).

Certaines associations courantes sur les bords du Nil, par exemple entre la figure du chat et celle de la Lune, perdurèrent. Mais la mauvaise réputation de la bête s’installa, attisée par le christianisme, religion officielle à la fin du IVe siècle, qui bannissait les cultes païens et “zoolâtres” tels ceux des Égyptiens­. Le Moyen Âge en hérita.

3. Au Moyen Âge, le chat est diabolisé et persécuté

Un proverbe du Moyen Âge l’assurait :

Il y a toujours une occasion de battre son chat.

C’est dire si le félin était méprisé par le petit peuple de l’Europe médiévale. Mais comment l’ancien dieu des Égyp­tiens a-t-il ainsi pu tomber de son piédestal ? À la fin du premier millénaire, après l’Antiquité, le matou s’enfonça peu à peu dans une sorte d’indifférence, au point d’être quasiment absent des écrits de l’époque. “Pendant longtemps, on a même cru que les chats avaient mystérieusement disparu du monde occidental […] et nous étaient revenus, une seconde fois, dans les baga­ges des croisés à partir du XIIe siècle”, écrit Laurence­ Bobis dans son Histoire du chat. Mais il n’en était rien. Le félin continuait à coloniser l’Europe. En plus d’attraper les souris, il rendait d’autres services : sa fourrure permettait de confectionner couvertures et habits, ses excréments étaient utilisés dans la pharmacopée… Efficace, discret, indépendant, l’animal trouvait sa place partout, châteaux, masures ou monastères.

Kattenstoet à Ypres © fr.wikipedia.org

Mais en parallèle, la méfiance se mit à poindre vis-à-vis du ronronnant mammifère, alimentée par l’Église, qui condamnait toute affection pour la bête. De plus en plus, le chat fut associé à une symbolique négative et à diverses tares morales : gloutonnerie, hypocrisie, perfidie…

“Le chat sait bien quelle barbe il lèche”, disait un autre proverbe, pour illustrer son caractère intéressé. Il était en outre assimilé à la femme, ce qui, à une époque où le christianisme considérait cette dernière comme un être inférieur et une vile tentatrice, n’était pas le moindre des stigmates. De là à en faire un animal diabolique, il n’y avait qu’un pas, franchi à la fin du XIIe siècle, quand l’Église se mit à voir en lui une incarnation du démon – surtout quand son pelage était de couleur noire.

Les hérétiques tels les Vaudois et les Cathares furent accusés de mêler des chats à leurs rituels maléfiques, au cours desquels ils leur… embrassaient l’anus. “Par une statue […] descend un chat noir, de la taille d’un chien de taille moyenne, la queue retroussée, que le novice, le maître, puis chacun à son tour baise au derrière”, décrivit avec gravité le pape Gré­goire­ IX, initiateur de l’Inquisition, dans sa bulle Vox in Rama de 1233.

Plus tard, l’animal fut aussi associé aux sorcières, soupçonnées de se changer en chat pour commettre leurs méfaits, par exemple étouffer les enfants dans leur berceau. Certains matous furent même envoyés au bûcher avec leur maîtresse ! “Il ne faudrait pas pour autant imaginer des chats systématiquement persécutés, jetés par centaines dans les brasiers même où brûlaient les sorciers”, tempère Laurence Bobis. Mais le minou mal-aimé pouvait servir de victime expiatoire lors de fêtes populaires : brûlé vif lors de la Saint-Jean, jeté du haut du beffroi d’Ypres durant le Carême…

Tout cela ne l’empêcha pas d’obtenir, aux XIIe et XIIIe siècles, son premier rôle de héros de littérature, à travers le personnage de Tibert, le chat malin et orgueilleux du Roman de Renart.

4. Pendant la Renaissance, un lent retour en grâce

“Même le plus petit des félins, le chat, est un chef-d’œuvre”, écrivait Léonard de Vinci dans les années 1510. Le génie de la Renaissance était fasciné par les mouvements élastiques du gracieux animal, qu’il étudia dans une série de dessins. Là aussi, le peintre fut un précurseur. Vilipendé au Moyen Âge, le chat mit plusieurs siècles à retrouver son aura. En France et en Italie, son salut vint en partie de l’étranger. Aux XVIe et XVIIe siècles, aristocrates et grands bourgeois se passionnèrent pour les chats tigrés syriens et les persans à longs poils blancs, importés du Moyen-Orient. Ces races exotiques devinrent la coqueluche des plus riches, qui en faisaient des animaux d’apparat, décorés, parfumés… et, de plus en plus, dotés d’un nom.

Quel­ques puissants s’entichèrent aussi de l’animal, tel le cardinal de Richelieu, ce grand nerveux qui s’apaisait au contact de ses angoras. L’amorce d’un changement de regard sur la gent féline se lit chez certaines grandes plumes de l’époque. Le poète Joachim du Bellay composa en 1558 une touchante épitaphe pour Belaud, son matou disparu (Tel fut Belaud, la gente bête,/Qui des pieds jusques à la tête,/De telle beauté fut pourvu,/Que son pareil on n’a point vu./Ô quel malheur ! Ô quelle perte,/Qui ne peut être recouverte !/Ô quel deuil mon âme en reçoit !) Et Montaigne s’interrogeait à propos de sa chatte, Madame Vanity : “Quand je joue [avec elle], qui sait si elle passe son temps de moi plus que je ne fais d’elle ?”

C’est au siècle des Lumières, toutefois, que la vogue du chat atteignit son apogée dans la bonne société – peut-être aussi car la bête collait bien à l’esprit frondeur de l’époque. En 1727, François-Augustin Paradis de Moncrif publia à Paris le tout premier livre chantant les louanges du chat domestique. Mais la bête continuait à avoir ses détracteurs, tel le naturaliste Buffon, qui opposait le chien loyal au chat infidèle. Et il restait martyrisé dans certaines fêtes populaires. À Ypres, ce n’est qu’après 1817 que l’on a cessé de précipiter des chats vivants du haut du beffroi !

5. Dans le monde musulman, un animal pur aimé du prophète
Huile sur toile persane © Musée du quai Branly – Jacques Chirac

Mahomet, un grand ami des chats ? C’est ce que suggèrent plusieurs hadiths, ces écrits rapportant les actes et paro­les du fondateur de l’islam, qui forment avec le Coran le socle de la religion musulmane. L’un rapporte notamment que le prophète du VIIe siècle ne voyait rien d’impur à faire ses ablutions avec une eau lapée par un chat. Selon une croyance populaire, qui n’est toutefois étayée par aucun texte sacré, il aurait lui-même possédé un chat nommé Muezza. Un jour, celui-ci s’endormit sur sa robe : au lieu de le réveiller, il découpa son habit pour ne pas troubler son repos. Un célèbre compagnon du prophète, Abu Hurayra, est lui aussi connu pour l’amour qu’il portait à son compagnon à poils – son nom signifie “le père des chatons”.

Alors que la chrétienté a longtemps vu le chat d’un mauvais œil, il en va tout autrement du monde islamique, où l’animal est considéré comme pur, admiré notamment pour sa propreté. “Le chat est l’animal domestique quintessentiel de l’islam”, écrit la spécialiste Nuha Khoury dans Encyclopedia of Islam (de Juan Eduardo Campo, éd. Facts On File, 2009, non traduit). Selon un autre hadith, “l’amour des chats est un aspect de la foi”.

Résultat : le félidé est respecté, choyé, libre de se déplacer jusque dans les mosquées. Plusieurs exemples témoi­gnent de cette affection. Au Caire, un sultan mamelouk du XIIIe siècle avait par exemple fait aménager dans sa mosquée un jardin pour les chats sauvages. Et Istanbul, aujourd’hui encore, est connue pour ses chats des rues cajolés par les habitants, dont le plus célèbre, Gli, le chat de Sainte-Sophie, célèbre ancienne basilique chrétienne devenue mosquée, s’est éteint en 2020.

6. Dans le Japon féodal, ange ou démon ?
© Istock

Après l’Égypte, le Japon est l’autre pays du chat-roi. L’animal a débarqué assez tard dans l’archipel, sans doute au VIe siècle, ultime étape d’un périple le long des routes de la soie entamé pendant l’Antiquité. Il y fut introduit pour protéger de précieux manuscrits bouddhistes contre les rongeurs, mais aussi comme cadeau aux empereurs. D’abord apanage d’une élite, il se répandit ensuite dans le pays et dans sa culture populaire.

Sur ces îles imprégnées des croyan­ces du shintoïsme, vénérant les esprits de la nature, l’intrigant animal venu d’ailleurs se vit attribuer des pouvoirs surnaturels, tantôt maléfiques tantôt bénéfiques. Dans le folklore nippon, il présentait ainsi, depuis les origines, deux visages. D’abord, celui du bake-neko, le chat démoniaque, capable de revêtir forme humaine pour abuser les hommes. On le retrouve par exem­ple à l’ère Edo (XVII-XIXe siè­cles) dans la fable du chat-vampire de Nabeshima : l’histoire d’un chat noir qui tue une jeune favorite du prince, puis prend son apparence pour boire le sang du souverain. À l’inverse, le maneki-neko est le chat porte-bonheur, levant la patte en guise de salut amical : selon la légende, un chat fit un jour ce signe à un samouraï se tenant sous un arbre. Le noble guerrier s’avança vers la bête… et échappa du même coup à la foudre qui frappa le tronc.

Depuis, le maneki-neko à la patte levée est devenu un cliché japonais, décliné en bibelots, accueillant les visiteurs à l’entrée d’édifices… Il rejoint la longue liste de représentations de chats dans la culture nippone, des estampes de l’ère Edo aux mangas contemporains, des œuvres d’Hiroshige au chat-bus du film d’animation Mon voisin Totoro.

7. Dans l’Europe du XIXe  siècle, le prince des salons

Et finalement, le chat retomba sur ses pat­tes… Après des siè­cles de purgatoire, le XIXe siècle sonna en Europe l’heure de sa réhabilitation totale. Voire de sa consécration. Pour preuve : même le pape Léon XII eut dans les années 1820 son minou favori, Micetto (“petit minet”). Ce dernier fut adopté ensuite par l’écrivain François-René de Chateaubriand, ambassadeur de France au Saint-Siège, qui l’immortalisa dans ses Mémoires d’outre-tombe. Premier romantique du siècle, Chateaubriand était par ailleurs­ un grand admirateur de la gent féline. “J’aime dans le chat ce caractère indépendant et presque ingrat qui le fait ne s’attacher à personne, et cette indifférence avec laquelle il passe des salons à ses gouttières natales”, se pâmait le poète.

Au XIXe siècle, l’amour du félin ne se limitait plus aux chats précieux de la bonne société. Il s’étendit aussi aux chats “ordinaires” et à un nouveau public d’ailurophiles (personnes qui aiment les chats) : les artistes et les intellectuels. Surtout les romantiques, qui prisaient l’animal pour ce qui jadis suscitait la méfiance et le rejet : sa légende noire, son côté ambigu, mystérieux, indomptable, maudit, nocturne…

En littérature, la nouvelle fantastique Le Chat noir, de l’Américain Edgar Allan Poe, avec son félin incarnant la folie de son maître, est le summum en la matière. Elle fut traduite en français, avec les autres nouvelles de Poe, par Baudelaire, autre grand obsédé des chats. Victor Hugo, Pros­per­ Mérimée ou encore Théophile Gautier cultivaient eux aussi l’amour de cet animal. L’écrivain Champfleury lui consacra en 1869 un ouvrage encyclopédique, dont l’affiche publicitaire fut dessinée par son ami Édouard Manet, qui quelques années plus tôt avait intégré un chat noir à son sulfureux tableau Olympia… Chez les artistes, le matou était devenu un totem.

En ce siècle de naissance de l’hygiénisme et de découverte des microbes, la manie du chat pour sa toilette aida aussi à redorer son blason. Enfin, le XIXe siècle vit l’avènement de la passion populaire pour le félin, et l’apparition du marché qui va avec. En 1871, le Britannique Harrison­ Weir organisa à Londres la première exposition féline au monde, avec un jury choisissant le plus beau spécimen. On commença aussi à créer des races – pour le chien, cela se faisait depuis des milliers d’années – et à attribuer des pédigrées. Résultat : génétiquement, le chat domestique d’aujourd’hui reste très proche du chat sauvage. Malgré des millénaires de vie commune, le petit mammifère qui roupille au salon conserve, au fond, sa part d’insoumission…

Volker Saux


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Burrneshat, les vierges sous serment d’Albanie

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Dans une société albanaise traditionnellement dominée par les hommes, les femmes qui souhaitaient être libres n’ont longtemps pas eu d’autre choix que de renoncer à leur identité sexuelle. Après autorisation de leurs familles, des jeunes filles qui en exprimaient le désir avaient la possibilité de travailler et de participer à la vie publique. Le prix de cette liberté ? Faire vœu de chasteté et renoncer à fonder une famille.

“Les vierges sous serment sont l’héritage d’une tradition ancrée dans les montagnes du nord de l’Albanie, où le code du Kanun, droit coutumier médiéval, a fait loi jusqu’au XXe siècle. Les premières vierges sous serment ont souvent été des combattantes, qui enfilaient le pantalon et prenaient les armes pour défendre le nom de leur famille, sur fond de guerre ou de vendetta. Leur lutte s’est mue à l’époque contemporaine en résistance à un ordre établi extrêmement patriarcal. En faisant vœu de chasteté, elles pouvaient espérer gagner une liberté que seul le statut d’homme pouvait offrir. C’est cette génération qui disparaît aujourd’hui.

“Vous savez ce qu’est une vierge sous serment ?”, demande Lali, du haut de ses 63 ans, à un jeune serveur, qui d’un signe de tête lui signifie son ignorance. Lali, revisse le béret militaire qui lui couvre la tête, glisse les pouces sous ses bretelles noires et continue : “Alors jeune homme, croyez-vous que je suis un homme ?” Le serveur est alors plus ferme dans sa réponse. Bien sûr qu’il est un homme, avec son pantalon, sa cigarette et son visage autoritaire. “Raté !”, lance Lali, théâtrale. “Je suis une Burrsneshë, une jeune fille devenue homme”. Lali éclate alors franchement de rire face au regard hébété de son interlocuteur.

La scène, qui s’est déroulée à l’été 2017 dans un village du nord de l’Albanie, n’est pas une plaisanterie faite aux dépens du serveur mais la manifestation d’une antique tradition locale : Lali, Djiana de son prénom de femme, a bel et bien renoncé à son identité et à sa sexualité de femme en échange du droit de mener sa vie comme elle l’entendait. “Et pourtant j’étais belle, très belle”, ose-t-elle en dévoilant une photo d’elle adolescente, juste avant son serment, précieusement conservée depuis et colorisée par ses soins.

Quand Djiana décide de prêter serment à 17 ans, elle reçoit le soutien de son père, qui fait venir le barbier de la famille. Depuis ce jour, Djiana a les cheveux courts et porte le pantalon. Elle devient Lali, qui signifie “grand frère”. A 23 ans, son serment lui permet de choisir une carrière militaire, comme son père l’avait fait avant elle. Elle s’engage dans l’armée et monte en grade, jusqu’à commander 800 femmes et hommes sous la dictature d’Enver Hoxha.

Sous l’ère communiste, ces femmes sans descendance ni héritage, dont la vie est dédiée au travail et au service de la communauté, ont été plutôt bien perçues. Certaines ont même fait de belles carrières. En souvenir de ses années de commandement, Lali arbore fièrement béret militaire et anneau aux armes de la marine, symboles de sa réussite sociale.

Mais, précise-t-elle, “chaque Burrneshë a sa motivation et son histoire, il faut prendre le temps de comprendre, ajoute Lali. Mais toutes, nous avons construit notre vie avec honneur et pour l’honneur.” C’est pour le prouver qu’elle quitte ce jour-là sa confortable station balnéaire de Durrës, à une heure de Tirana. Cap au nord, vers les montagnes, pour rendre visite à son amie Skurtan.

Skurtan, 83 ans, accueille son amie Lali dans sa maison de retraite de Shkodër, située sur les rives du plus grand lac de la péninsule balkanique. Elle est aussi taiseuse et réservée que Lali est gaie et volubile. Son frère et sa belle-sœur n’ont pas observé la tradition de la garder chez eux quand elle est tombée malade et que sa maison s’est effondrée. Skurtan se prénommait Skurta avant d’ajouter un “n” pour masculiniser son prénom.

Très jeune, elle décide de dire non au mariage et de suivre le chemin opposé à celui de sa sœur jumelle. Elle se coupe les cheveux et fait carrière comme directeur de coopérative agricole. “Pour moi, choisir cette voie a valu la peine”, résume Skurthan en martelant ses propos de sa canne. Elle n’a aucun regret si ce n’est celui de voir les valeurs traditionnelles qui constituent la base de son serment – travail, honneur et famille – s’éroder en même temps que le pays efface les derniers vestiges de la dictature communiste et embrasse le capitalisme. Profondément respectées dans l’Albanie traditionnelle, les dernières Burrneshë sont devenues une curiosité dans l’Albanie post-communiste. Loin du district de Tropojë où elle est née et a travaillé, sentant sa légendaire force le quitter, Skurta(n) s’inquiète désormais de ce qui va rester de l’histoire des vierges jurées.

Dans le village de Viçidol, non loin de Tropojë, Hajdar vit encore à 86 ans dans la maison qui l’a vue naître. Elle se hâte d’enfiler son costume traditionnel masculin pour accueillir ses invités dans la Oda, salon à double vocation intime et public, et véritable lieu de pouvoir. Aujourd’hui, elle vit seule dans cette maison qui a connu des jours meilleurs. La plupart des membres de sa famille ont émigré, notamment en Allemagne et au Danemark. Il ne reste aujourd’hui que des fantômes, dont celui de sa mère, fortement opposée de son vivant à la vocation de sa fille. “J’aimais ma mère ; elle était belle et travailleuse. Mais je n’ai jamais compris comment elle a pu se marier”, répète celle que tout le monde surnomme désormais Mixhë, “tonton”.

Tropojë © reddit.com

Dans la tradition albanaise, une jeune fille ne pouvait prêter serment qu’avec l’aval de son père. Devenir une vierge jurée constitue un privilège qu’un père accorde à sa fille… quitte à la condamner à rester vieux garçon. “Rien ne pouvait me faire changer d’avis de toute façon : j’avais eu un rêve prémonitoire, un signe d’Allah”, ajoute Hajdar. A la mort de son frère, pouvoir travailler, une prérogative alors masculine en Albanie – lui a permis d’assurer l’avenir des enfants de ce dernier.

Bedrije tardait à se marier. Elle n’en voyait pas l’intérêt, elle que son père laissait tout faire : jouer dehors, s’habiller à sa guise. Mais il y a 60 ans dans le nord de l’Albanie, la seule alternative au mariage, c’est le serment de virginité. “Au final, Dieu a bien fait les choses, puisque j’ai pu m’occuper des enfants de mon frère quand celui-ci est mort, précise-t-elle. C’était mon destin de pouvoir travailler, de subvenir à leurs besoins et de les protéger comme s’ils étaient mes propres enfants.” Aujourd’hui encore, elle vit comme elle l’entend, joue aux dominos dans les cafés, porte des chemisettes, fume… Depuis dix ans maintenant, elle conduit aussi. Un mini-bus jaune flamboyant, avec l’aigle à deux têtes de l’Albanie peint en noir sur le capot. Chaque jour, elle le met à disposition des gens de son village et les conduit pour une poignée de lek vers la ville voisine de Bajram Curri. Entre deux courses, elle a ses habitudes dans un café où des kiosques rococo abritent du soleil. Entre deux raki, l’anisette locale, elle raconte sa vie de vierge sous serment.

“Je suis heureuse de ma vie et de mon choix”, confie-t-elle. Sa seule crainte aujourd’hui est celle que partagent toutes les Burrneshë. Sans enfant, elles n’ont pas d’assurance-vie. Elle-même ne touche pas de retraite, suite à la perte de documents officiels. Il ne lui reste que l’espoir de ne jamais avoir à dépendre de quelqu’un. “Je prie pour ne jamais avoir d’accident avec ma camionnette”, répète-t-elle régulièrement.

L’histoire de Drane commence comme un conte, mais n’a rien d’un Walt Disney. Enfant, elle habite dans une maison faite de roseaux et de terre battue, à proximité de la mer Adriatique, avec autant de frères et sœurs qu’il en faut “pour monter une équipe de foot”. Elle garde les moutons depuis qu’elle est en âge de marcher et de se repérer. A six ans seulement, elle tombe dans les bois sur un drôle d’objet ovale et lourd, joue avec et le dégoupille. Ses deux mains et la possibilité d’une vie normale explosent. Elle réapprend à tout faire sans jamais se départir de sa dignité. Devenir un homme était la suite logique, suggère Drane à demi-mots, une façon d’éviter le déshonneur pour une femme promise à devenir vieille fille.

À 62 ans, elle vit seule, dans la maison en dur reconstruite sur l’emplacement de la cabane, un paysage de nouvelles constructions et de grues, dans ce qui est devenu en quelques années seulement la banlieue de la station balnéaire Shëngjin. La vie s’écoule entre son jardin et sa cuisine, entourée des poules et du chiot offert par ses neveux. Elle bouscule parfois brusquement de ses moignons la boule de poils. “C’est pour le rendre agressif et qu’il apprenne à me défendre, explique-t-elle tout en manipulant avec dextérité un couteau grand comme son avant-bras. “Je suis fière de n’avoir eu besoin de personne”. Au contraire, c’est elle, en tant qu’homme de la famille, qui a veillé jusqu’au bout sur ses parents. Plus d’un an après sa mort, elle porte encore fièrement le deuil de sa mère et a renoncé à tous ses plaisirs de Burrneshë : l’alcool, les dominos et les terrasses de café.” [d’après FRANCE24.COM]

Pour en savoir plus….

  • Image en tête de l’article : Hajdar © webdoc.france24.com

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Plus de presse…

PENA-RUIZ : les trois boussoles de la laïcité

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Historique de la reconnaissance des cultes en Belgique © SPF Justice

La laïcité est le principe humaniste qui fonde le régime des libertés et des droits humains sur l’impartialité du pouvoir civil démocratique dégagé de toute ingérence religieuse. Il oblige l’État de droit à assurer l’égalité, la solidarité et l’émancipation des citoyens par la diffusion des savoirs et l’exercice du libre examen. [LAICITE.BE]

Le Centre d’Action Laïque communautaire propose sur son site un lexique des différents termes liés à l’expérience de la laïcité et, par ailleurs, publie régulièrement des capsules vidéo sur sa page FaceBook et sur YOUTUBE.COM (recherche sur #InstantLaïcité), qui se veulent éclairantes sur la notion même de “laïcité”. Dans celle-ci, le philosophe Henri Peña-Ruiz évoque de manière limpide les trois boussoles qui devraient selon lui permettre à la laïcité de garder le cap :

  1. La laïcité est universaliste.
    Comme le précise l’HUMANITE.FR à propos de l’universalisme de ‘la laïcité à la française’ (oxymore, quand tu nous tiens…) : “La laïcité traduit un universalisme concret. Universalisme car elle pose que chacun et chacune se définit librement et ne se voit pas définitivement lié par les représentations, préjugés et fantasmes associés aux origines présumées des uns et des autres. Universalisme concret car, au-delà des mots, elle se vit dans l’accès de tous au savoir dispensé à l’école, refuse des contrats de travail et d’embauche aux droits différenciés.
  2. La laïcité est synonyme d’émancipation.
    Du point de vue laïque, ce n’est pas la société qui donne du sens à l’homme, mais bien les hommes qui, tous ensemble, donnent du sens à la société. Toute forme de domination est donc à considérer comme une entrave à l’épanouissement de l’individu. Les laïques, en tant qu’humanistes et libre exaministes, considèrent que chacun doit avoir la capacité de se forger ses opinions propres, sans être inféodé à des dogmes ou des vérités toutes faites imposées par d’autres sans discussion. L’autonomie (notamment dans l’apprentissage) et la responsabilité (assumer ses actes et ses idées) sont des moyens de parvenir à l’émancipation (de toute forme de tutelle). C’est grâce à son sens de la responsabilité que chacune ou chacun peut exercer sa liberté et en cerner les limites. Le binôme liberté/responsabilité est au cœur du projet laïque.” [LAICITE.BE]
  3. Pour la laïcité, le bien commun prime sur les intérêts particuliers.
    Le souci d’un espace commun aux hommes par-delà leurs différences est compatible avec celles-ci pourvu que leur régime d’affirmation ne porte pas atteinte à la loi commune, qui rend justement possible leur coexistence et conditionne ainsi la paix. Le ‘droit à la différence’ ne peut être confondu avec la différence des droits.” [Henri Peña-Ruiz dans Salut & Fraternité du CALLIEGE.BE]

Un #InstantLaïcité à écouter, donc :

D’autres articles du philosophe français sur le même sujet :


D’autres discours, d’autres contrats…