Le jour où j’ai appris la mort de Samuel Paty, l’assassinat d’un enseignant parce qu’il avait « osé » pour enseigner la liberté d’expression, montrer à ses élèves des caricatures de Mahomet, j’ai posté sur les réseaux sociaux une caricature. J’ai choisi parmi tant d’autres une vieille couverture de Charlie. On y voit trois rouleaux de papier toilette, qui déroulent l’enseignement des trois monothéismes, avec pour titre grossier “Aux chiottes toutes les religions !”. Si la plupart des gens ont compris ce que je cherchais à exprimer par la reproduction de ce dessin de Cabu, la réaction de certains m’a invitée à réfléchir.
Entre les messages d’athées militants qui me congratulaient : “Bravo ! Quel courage pour un rabbin d’admettre enfin la vérité !” et ceux de croyants offusqués qui me disaient : “Eh ben bravo ! Quelle honte pour un rabbin de cracher ainsi sur toutes les religions !“, la confusion était finalement la même : les uns et les autres pensaient que j’étais ce que je postais…
Ravis ou choqués, tous avaient lu ce post au premier degré. Aucun d’eux, cinq ans après janvier 2015, ne percevait apparemment la différence entre le message littéral d’une caricature (auquel on peut individuellement adhérer ou pas) et le devoir collectif de lutter pour son absolue légitimité dans l’espace public, quelle que soit notre croyance.
Alors voilà comment, en 2020, nous devons encore le dire : une société libre garantit à chacun la possibilité de penser, de rire, et de poster contre soi. Cela implique d’accepter pour réfléchir de s’offusquer et de se faire violence. Tout débat qui nous élève fait violence à nos idées, précisément pour ne pas faire violence à des hommes. La différence est assez simple. Elle passe par la distance critique et par l’auto-dérision. Et peu importe en quoi on croit, elle dit toujours en substance : “Aux chiottes le premier degré !“.
Delphine Horvilleur sur son site : TENOUA.ORG
“Elle est à la fois l’une des rares femmes rabbins de France, une ardente défenseure de la laïcité et une intellectuelle engagée dans le dialogue avec le monde musulman. Entretien avec l’auteure de Comprendre le monde, au lendemain de l’assassinat de Samuel Paty.
Madame Figaro. – Dans une tribune publiée hier sur votre site Tenou’a, vous défendez, au nom de la liberté d’expression, l’idée de penser contre soi. Qu’est-ce que ça veut dire ?
Delphine Horvilleur. – Ce post est né après que j’ai publié une caricature de Charlie Hebdo pour réagir à l’assassinat de Samuel Paty. Il s’agit d’une vieille couverture sur laquelle on voit les trois religions (catholique, musulmane et juive, NDLR) inscrites sur du papier toilette déroulé, et titrée «Aux chiottes toutes les religions !». J’ai volontairement choisi cette caricature où il était question d’une critique des trois religions, parce que je crois qu’on est dans un moment où les leaders religieux doivent être capables d’incarner une auto-critique. Et j’ai été très étonnée de voir que beaucoup de gens l’ont pris au premier degré. Quand certains, athées convaincus, m’ont dit «vous avez enfin compris, les religions sont toutes à jeter», d’autres ont été choqués que, en tant que rabbin, j’attaque les religions. Ce qui m’a le plus troublée, c’est de m’apercevoir que beaucoup pensent qu’on est ce que l’on poste ; c’est de voir que beaucoup ne sont pas capables de faire preuve de deuxième degré à un moment où on devrait tous publier ces caricatures, pas pour dire qu’on est d’accord avec leur message littéral, ni d’ailleurs nécessairement avec leur message caché, mais pour dire à quel point on luttera, et on luttera jusqu’au bout, pour qu’elles aient le droit d’exister sur la place publique, et pour qu’elles continuent de raconter quelque chose de notre société et de notre histoire.
Dans votre post, vous affirmez qu’«une société libre passe par la distance critique et par l’autodérision». Cette autodérision et cette prise de distance dont vous parlez, qu’en a-t-on fait ?
Le propre des moments de crise est qu’on les vit comme des citadelles assiégées, sur un mode de défiance. On devient suspicieux à l’égard de tous ceux qui expriment des critiques, jusqu’à devenir nous-mêmes incapables d’autocritique. On voit bien ce qu’il s’est passé vis-à-vis de l’humour ces dernières années. On fait partie d’une génération où l’on pouvait regarder, ados, des sketches qu’on ne pourrait plus voir aujourd’hui. Pas parce qu’on a moins d’humour mais parce qu’on a pris conscience que dans un contexte de crise et de tension identitaires, on peut continuer à rire de tout, mais plus avec tout le monde. Et cela a un impact sur notre capacité de mise à distance des événements.
C’est-à-dire ?
Désormais, on hésite à rire, on ne sait plus de quoi on peut rire, qui va se vexer, qui va être offensé, offusqué. Caroline Fourest est très juste quand elle parle de cette génération offensée, on vit dans un monde dans lequel les gens ne tendent plus l’oreille qu’à l’offense qu’on leur impose, pas à la contradiction. Alors qu’il n’y a rien qui nous fasse plus grandir que d’être contredit, que de penser contre soi. C’est là où le symbole de l’assassinat d’un enseignant de la République est si fort et bouleversant pour tant d’entre nous. On sait au fond de nous que c’est ce que l’école nous promettait qu’elle allait nous apprendre : penser contre nous-même. On arrive enfant avec un bagage, culturel, identitaire, religieux, et l’école nous aide à l’interroger.
Il faudrait donc réapprivoiser, ou réaffirmer, cet esprit critique…
Il faut surtout s’assurer de ne pas y renoncer, et ce dans tous les domaines de nos vies. C’est très difficile à enseigner. À l’école, cela passe avant tout par l’histoire, cette matière qu’enseignait justement Samuel Paty. Rien ne nous apprend mieux la théologie que l’histoire ; on ne peut tout simplement pas comprendre sa religion si on ne comprend pas par quoi et par qui elle a été influencée, et pourquoi elle est le produit des temps et des espaces qu’elle a traversés. Quand on sera capables de raconter nos histoires religieuses à travers les influences qu’elles ont subies, on aura un outil formidable pour lutter contre le fondamentalisme religieux. Parce que ce qui colle à la peau de tous les fondamentalistes quels qu’ils soient, c’est qu’ils sont tous allergiques à l’histoire. Ils sont tous chronophobes, détestent tous l’idée que leur religion a pu évoluer, qu’elle a pu être influencée par d’autres, parce que cela va à l’encontre de leur obsession pour la pureté, la pureté des corps, la pureté des femmes, la pureté des pratiques, la pureté de leur histoire. Si vous commencez à leur expliquer à quel point leur religion est emprunte d’influences extérieures et conditionnée par un contexte, alors vous avez avec vous un outil extrêmement puissant de destruction de leur discours.
Il y a eu les tueries de Toulouse et Montauban en mars 2012, l’attentat de Charlie Hebdo en janvier 2015, celui du Bataclan en novembre, puis celui du 14 juillet 2016 à Nice, l’assassinat du père Hamel… Et aujourd’hui celui de Samuel Paty. Comme à chaque fois, on assiste à un sursaut d’humanisme. Et aujourd’hui, peut-être, à un tournant dans la prise de conscience ?
J’adorerais pouvoir vous dire oui. Le danger, c’est qu’il y ait une retombée d’émotions. La date de la rentrée scolaire, le 2 novembre prochain, est très critique pour notre société. Parce qu’un peu de temps aura passé, l’émotion sera retombée, et là on verra vraiment ce que l’on fait. Mettre tout sous le tapis et regarder ailleurs peut paraître impensable, et pourtant on sait qu’on l’a déjà fait en plein d’occasions. D’autant qu’on va être rattrapés par d’autres actualités, la question du reconfinement ou pas, le couvre-feu, la psychologie des enfants, la contamination des familles… Il va y avoir d’autres urgences et la vraie question, c’est comment on va être capable de s’astreindre à une forme de discipline d’enseignement qui se joue à l’école, certes, mais aussi dans la façon dont les parents vont parler à leurs enfants le jour de la rentrée, dans la manière qu’on aura tous de ne faire qu’un, et d’admettre qu’il y a des valeurs sur lesquelles on ne transigera pas.
Que faire de cette colère qui traverse la France depuis vendredi ?
La colère, c’est comme la peur. La peur peut susciter ou au contraire inhiber l’action. La colère, c’est pareil, elle peut vous enfermer un peu plus sur vous-même, avec un ressentiment qui débouchera toujours sur de la haine ; ou alors elle peut vous mener à l’action. Il faut que chacun d’entre nous, dans son domaine des possibles, se pose la question de quelle alliance il crée, de ce qu’il décide de faire ou de ne plus faire.
Que penser des réseaux sociaux, cet endroit où l’on est finalement au summum de la liberté d’expression, mais «où la haine s’étale aussi sans filtre» comme le dit Leïla Slimani ?
Sans aucun doute, les réseaux sociaux ont joué un rôle majeur dans l’appauvrissement de la pensée, en nous invitant continuellement à simplifier nos messages, en ne tolérant plus quoi que ce soit qui serait implicite, en nous permettant de constituer des communautés autour de nous, des gens qui pensent comme nous, qui votent comme nous, qui lisent les mêmes livres, qui ont les mêmes références culturelles… En réalité, on a anéanti, ou on est en phase d’anéantissement, du débat possible entre nos cultures. L’autre problème, c’est que le jeunes s’informent sur les réseaux sociaux. Ils croient que quand c’est sur une chaîne YouTube c’est vrai. Un point crucial à travailler avec l’école, c’est de les faire se questionner sur leurs sources d’information. À une époque, on disait «d’où tu parles, toi ?» Et en fait, le «d’où tu parles», il est génial, parce que c’est exactement la question qu’il faut poser aux jeunes aujourd’hui : d’où tu parles ? D’où détiens-tu l’information qui te permet de dire ce que tu dis ?
Comment expliquer que la jeunesse, si libre au XXIe siècle, puisse tomber dans le panneau du fondamentalisme religieux ?
Refuser la complexité du monde, c’est toujours tentant. Il y a quelque chose de radical dans la simplification du débat, et la radicalité a toujours tenté la jeunesse, et c’est normal. Il y a d’ailleurs une responsabilité très forte des modèles de la jeunesse, les animateurs de télévision, les youtubeurs, les influenceurs, les sportifs… Qui n’apportent pas la subtilité, la complexité, l’humour fin, et, je le redis, l’esprit critique, dont les jeunes ont besoin. Il y a une expression qu’on a beaucoup entendue dans la jeunesse ces dernières années : «tu me manques de respect». C’est intéressant de réfléchir à ça. Qu’est-ce que c’est que de respecter quelqu’un ? C’est savoir le contredire, le plus souvent. Protéger à tout prix quelqu’un d’une autocritique, c’est, au contraire, lui manquer de respect. C’est considérer qu’il est trop infantile, ou sous-développé, pour être capable de faire face à un questionnement, à une interrogation de ses repères.
À travers votre discours, on comprend aussi qu’il y a cet enjeu de croire en la laïcité tout en étant croyant (religieusement)…
Beaucoup de gens ont l’impression qu’on est laïque ou religieux, qu’on est croyant ou pas croyant. C’est comme s’il fallait choisir entre la science et la religion, c’est absurde. Pour moi, la laïcité et l’attachement à une religion cohabitent parfaitement. Je reconnais à la laïcité la bénédiction de me permettre de vivre la religion telle que je la vis. Je me sens profondément attachée à la laïcité parce que pour moi, elle est un cadre qui permet qu’aucune conviction, aucune croyance et aucun dogme ne sature l’espace dans lequel je vis. La laïcité est une garantie d’oxygénation permanente parce qu’il y a toujours un espace autour de moi qui reste vide de ma croyance ou de celle de mon voisin. Pour beaucoup, et on en revient à l’appauvrissement de la pensée et du vocabulaire, la laïcité est devenue synonyme d’athéisme. Mais ça ne l’a jamais été.
Depuis l’attentat, on entend çà et là des gens dire : les hommages c’est bien, maintenant, il faut du courage. «Ça ne peut plus se passer dans le pacifisme», dit Elisabeth Badinter. Quel est votre sentiment sur ce point ?
Il n’est pas question aujourd’hui d’être pacifiste, ou de baisser les bras, ou de trouver un compromis avec des assassins. Il y a un combat à mener, et comme dans tous les combats, y compris dans les combats militaires, il faut penser les alliances. Il n’y aurait rien de pire que de se tromper d’ennemi, et de commencer à se déchirer entre gens qui sont d’accord sur le fond, mais peut-être pas nécessairement sur la forme que doit prendre ce combat. Aujourd’hui, l’enjeu est là, il est dans comment on fait pour trouver des alliances qui soient salutaires, tout en étant conscient, lucide, que oui, nous sommes en guerre.”
Lire l’interview originale (avec force pubs) de Marion GALY-RAMOUNOT sur LEFIGARO.FR (article du 22 octobre 2020)
Plus de laïcité ?
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