Deuxième Guerre mondiale : des soldats wallons ont participé au massacre de 6.000 femmes juives

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[RTBF.BE, 26 novembre 2019] Durant la deuxième guerre mondiale, des soldats wallons, engagés aux côtés des Allemands ont commis un crime contre l’humanité. Ils ont massacré plus de 6.000 femmes juives, détenues dans le camp de Stuthof, en Pologne. Un dossier de la justice allemande prouve leur participation. Ce sont les interrogations d’un fils de SS wallon, qui nous ont menés à la découverte de ce crime de la collaboration.

Tout commence par une émission sur la Première. Elle est consacrée à l’ouvrage “Papy était-il un nazi ?” Antoine en profite pour contacter la RTBF. Le sujet le touche profondément. Son père s’est engagé en 1941, dans la Légion wallonne. Ils seront plusieurs milliers de Belges à se battre, comme lui, aux côtés des Allemands. Ils veulent s’attaquer au communisme. Leur chef est le plus connu d’entre eux, c’est Léon Degrelle, leader du parti d’extrême droite Rex.

© belgiumwwii.be

Antoine se pose de nombreuses questions sur le passé de son père. Il est persuadé que son parcours militaire en Russie fait planer une ombre sinistre sur sa famille. Son père lui a confié, lorsqu’il avait 14 ans, son passé de collaborateur. “Je lui ai demandé comment il avait pu s’engager aux côtés des Allemands quand on sait ce qu’ils ont fait aux juifs. Mais il m’a toujours répondu qu’il n’en savait rien lorsqu’il se battait en Russie.

Le problème c’est que l’histoire de la famille d’Antoine s’est emballée de manière tragique. “Mon père s’est suicidé. Il s’est tiré une balle dans la tête, ce qui ressemblait un peu à une exécution. Cinq ans plus tard, mon frère s’est aussi suicidé. Il s’est gazé dans sa voiture. Et j’ai souvent fait le rapprochement avec ces camions, dont les nazis détournaient les gaz d’échappement, pour tuer les juifs qu’ils transportaient, au début de la Shoah. J’avais l’intuition que mon père ne m’avait peut-être pas tout dit. Qu’il avait peut-être des remords, et que cette culpabilité a imprégné la vie de ma famille en profondeur et de manière tragique.”

Mais Antoine a des doutes. Quand il confie ses peurs à ses proches, certains lui disent qu’il va trop loin, que rien dans les ouvrages historiques consacrés à la Légion wallonne ne permet de prouver que des Wallons ont commis des crimes de guerre ou contre l’humanité, même s’ils seront intégrés à la Wafen SS, les soldats les plus fanatiques d’Hitler, en 1943. Antoine a donc des doutes. Et il nous demande de les lever.

Le début de l’enquête

Pour répondre aux demandes d’Antoine, nous commençons par contacter les historiens belges, les plus pointus. Ceux qui ont le plus écrit sur la collaboration militaire sur le front de l’Est. Dans un premier temps, le message est toujours le même : “Tout laisse à penser, que les Wallons ont fait une guerre propre en Russie. Il n’y a aucun indice de crime de guerre ou contre l’humanité.”

Nous contacterons d’autres historiens, français cette fois. Ils ne tiendront pas tout à fait le même discours, Jean Lopez notamment, l’auteur de Mythes de la seconde guerre mondiale avoue ne pas avoir d’information particulière concernant les Wallons sur le front de l’Est, mais ajoute “que considérer que des soldats se sont battus dans un pays, où il y a 20 millions de civils tués sans avoir rien vu, rien su, rien fait est impossible.

Cette déclaration nous encourage à poursuivre les investigations. Paradoxalement, alors que nous enquêtons sur des collaborateurs wallons, c’est de Flandre que viendra la première réponse. Frank Seberechts, un historien du Cegesoma, le centre d’étude des conflits, à Bruxelles, publie, début 2019, un ouvrage qui fait date. Drang naar Oosten, la marche vers l’est, décrit par le détail les exactions commises par les collaborateurs flamands engagés dans l’armée allemande, sur le front de l’est. Il ne manque rien. Il évoque des massacres de civils, l’élimination de prisonniers de guerre ou encore la pendaison d’enfants soupçonnés d’être des résistants.

Mais il nous donne surtout un nom qui va prendre une importance considérable dans notre enquête : Palmnicken. C’est le nom d’une petite ville des bords de la mer Baltique, non loin de Kaliningrad. Aujourd’hui c’est en Russie. Mais à l’époque, c’était l’Allemagne, la Prusse Orientale. Kaliningrad s’appelait Königsberg. La zone sera annexée à la Russie après la deuxième guerre mondiale.

Le massacre de Palmnicken

En janvier 1945, les Russes avancent. Et les Allemands comprennent qu’ils ont perdu la guerre. Il faut donc faire disparaître les traces de leurs crimes, et notamment vider les camps de concentration de leurs détenus.

A Stuthof, en Pologne, 6.000 femmes juives sont gardées par des soldats flamands. Ce ne sont pas des SS, mais des soldats de l’organisation Todt. C’est un service de génie civil chargé de bâtir aussi bien des routes que des bunkers ou des camps de concentration… Les chefs sont des Allemands, des SS. Les hommes viennent de différents pays : France, Russie, Belgique. Il y a plusieurs dizaines de gardes flamands.

Mais ce que Frank Seberechts, nous précisera aussi lorsque nous le rencontrerons, “c’est qu’il y a aussi des francophones, venus de Wallonie mais aussi de Bruxelles. Il n’y a vraiment pas que des Flamands…”

Fin janvier, les gardiens du camp de concentration reçoivent l’ordre d’éliminer les 6000 femmes juives qui y sont détenues. Ils partent, à pied, vers la ville de Königsberg, une centaine de kilomètres plus loin. Il fait extrêmement froid, 20 degrés sous zéro et les détenues sont peu vêtues. Elles meurent tout au long de la route, à petit feu. Une fois arrivé à Königsberg, le convoi bifurque vers la côte, vers le village de Palmnicken. Il est connu pour ses mines d’ambre, et les chefs du convoi envisagent d’y enfermer les survivantes et de tout faire sauter. Arrivées sur place, les autorités locales s’y opposent. Les cadavres risquent de polluer la nappe phréatique.

Les gardiens de ce sinistre convoi prennent donc une autre décision. Ils emmènent les détenues jusqu’à la plage. Et là ils les précipitent dans une mer froide, partiellement recouverte de glace.

Selon Frank Seberechts, “ils les mitraillent, ils leur lancent des grenades. Certains ne tireront pas, mais d’autres, en revanche, décrivent le plaisir qu’ils ont éprouvé à exécuter ces femmes, dans leurs écrits d’après-guerre. Leur haine n’a pas de limite.

Ce témoignage réoriente notre enquête. Pour la première fois nous avons des indices montrant que des Wallons ont participé à un massacre de masse. Ces collaborateurs wallons sont bel et bien allés au bout du cauchemar nazi.

Tout cela nous pousse à nous rendre à Palmnicken en Russie. Antoine est avec nous. Arrivés sur place, nous sommes reçus par David Shevik, grand rabbin de Kaliningrad. Chaque année, en janvier, il organise une petite cérémonie commémorative sur la plage de Palmnicken. Il a fait construire un moment en souvenir du massacre qui s’y est déroulé. Il trône au milieu des dunes, derrière les bars de la petite station balnéaire.

Nous n’avons redécouvert ce massacre qu’en 1998, nous confie le rabbin. Jusque-là personne n’en avait gardé le souvenir. Ce massacre avait disparu de la mémoire collective. C’est un journaliste Alexey Chabounine qui va l’exhumer du passé. A la fin de son article décrivant la redécouverte de ce massacre, il écrit que personne ne dépose jamais de fleurs sur la plage, en souvenir de ces femmes. Nous l’avons pris au mot, nous avons construit le monument, et nous organisons chaque année une petite marche commémorative. Mais ce qui reste difficile pour nous, précise le rabbin, c’est que nul ne sait vraiment où sont enterrées ces femmes. Elles sont mortes tout au long du parcours. Les dernières ont été tuées sur la plage. Quand ils sont arrivés sur place quelques semaines plus tard, les soldats russes ont obligé les Allemands à les enterrer. Mais nul ne sait où exactement…”

Après cet entretien, nous essayons évidemment de rencontrer le journaliste. Le rendez-vous est fixé à notre hôtel. Au cours de la conversation, Alexys Chabounine mentionne un document qui nous apparaît immédiatement crucial pour notre enquête. Il est parvenu à se procurer un dossier de 1600 pages, rédigé par la justice allemande dans les années 60. Les enquêteurs de l’époque ont minutieusement compilé les témoignages de villageois qui ont vu passer le convoi, mais aussi de survivantes du massacre. Des policiers sont allés les interroger en Israël, où elles se sont installées après la guerre. Et elles confirment bien la présence des tueurs wallons.

Les Belges du convoi

Selon ce qu’elles décrivent, explique le journaliste, il y avait une vingtaine d’officiers allemands mais aussi entre 120 et 150 gardiens étrangers, venus de pays occidentaux. Elles précisent que ceux qui ont tiré parlaient Allemand, russe, lituanien mais aussi français et flamand. Pour nous c’était une découverte incroyable. Comment des gens pouvaient être venus de si loin pour tuer, à l’autre bout du continent, des femmes juives innocentes ? Il était clairement indiqué dans ces documents officiels que des Belges, des Wallons avaient bien participé au massacre.”

Le travail de compilation des faits, réalisé par la justice allemande, est précis et rigoureux. Et pourtant, personne ne sera jugé pour le crime de Palmnicken…

Selon Alexey Chabounine, “personne n’a été condamné. L’accusé principal, Fritz Weber, le SS qui dirigeait le convoi, a été arrêté. Mais, en 1965, il se suicidera en prison avant d’être jugé. On n’a pas trouvé d’autres suspects. Mais cet immense rapport ne débouchera sur aucune condamnation. Ni chez les Allemands, ni chez les Russes, ni chez les Flamands, ni chez les Wallons…”

A la fin du voyage le bilan est mitigé pour Antoine. On n’a trouvé nulle mention du nom de son père dans le rapport allemand ou ailleurs. Nous n’avons donc pas progressé de ce côté-là.

En revanche, il peut maintenant affirmer à tout le monde, que sa peur de découvrir que son père a commis des crimes de guerre, n’a rien d’une lubie. Nous avons dorénavant la preuve que des Wallons ont été capables du pire… Des Wallons qui ressemblent à son père. Ils ont le même âge et ont un parcours de collaboration militaire, auprès des Allemands, de longue durée aussi. En fait, il a maintenant toutes les raisons du monde de continuer son enquête. Et d’un jour, peut-être, se débarrasser de son écrasant secret de famille.

Gérald Vandenberghe, rtbf.be


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Plus de presse…

 

MUSIC, Zoran (1909-2005)

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Le peintre Zoran MUSIC est mort à Venise le 25 mai [2005], à 96 ans. Son oeuvre fut dominée par les dessins que, déporté, l’artiste fit au camp de Dachau en 1945 et qui ressurgirent dans son oeuvre, à partir de 1970, dans le cycle “Nous ne sommes pas les derniers”.

La vie et l’oeuvre de Zoran Music ont été déterminées par une année, du printemps 1944 au printemps 1945, celle de sa déportation à Dachau. Auparavant, il y avait eu une enfance mouvementée, une éducation plus traditionnelle. Anton Zoran Music naît le 12 février 1909 à Gorizia : la ville appartient alors à l’Empire austro-hongrois, mais sur la frontière italienne. On y parle italien, allemand et slovène. Ses parents sont instituteurs. En 1915, la guerre mobilise le père et contraint la famille à se réfugier loin du front, en Styrie.

Après 1918, les voyages continuent, au gré des postes du père, en Istrie et en Carinthie, puis au gré des études de Zoran : des séjours à Vienne et à Prague, puis l’Académie des beaux-arts de Zagreb, de 1930 à 1935, avec pour maître le peintre croate Babic, qui convertit son élève à l’Espagne. En 1935, Music part pour Madrid et copie chaque jour au Prado, jusqu’à ce que la guerre civile le force à revenir en Dalmatie. En 1939, il se réfugie à Gorizia, puis décide de s’établir à Venise, où il expose. Plus tard, il avouera son désintérêt pour cette première période : “Pour arriver à ma peinture, la vraie, il me fallait traverser la terrible expérience de Dachau.”

Au printemps 1944, accusé d’appartenir à un réseau antinazi, Music est arrêté à Venise par la Gestapo et déporté à Dachau après avoir refusé de s’engager dans une unité auxiliaire de l’armée nazie. Il a raconté bien plus tard le voyage vers le camp passant par Trieste et Udine, les wagons, les SS, et, à l’entrée du camp, la vision de la grille aux lettres de fer Arbeit macht frei. Cela, d’autres déportés, d’autres rescapés l’ont aussi raconté.

Ce qui distingue Music de ces témoins est que, au moment où il est pris, c’est un artiste qui maîtrise ses instruments et auquel les circonstances permettent de dessiner : dans les semaines qui précèdent la libération du camp par les Américains, Music, malade, est enfermé au Revier ­ -l’infirmerie du camp- où, par crainte de contagion, les SS pénètrent rarement. C’est là, sous la menace d’une punition qui aurait été mortelle, qu’à l’encre ou au crayon il dessine, sur des feuilles de papier volées, ce qui l’environne : les déportés agonisants, les tas de cadavres, les pendus, les crématoires, de très rares portraits sur lesquels il note nom et matricule. Ce sont de petits dessins, peu nombreux ­ -35­-, aux bords souvent déchirés et dont l’encre a parfois pâli. Mais ce sont des dessins sauvés de Dachau, tracés avec une précision obsessionnelle.

Music l’a souvent dit : ils lui ont permis de ne céder ni au désespoir ni à la folie. Ils sont devenus aujourd’hui l’une des représentations les plus fréquemment citées du système concentrationnaire et non du système d’extermination, auquel Music, détenu politique, a échappé.

Zoran Music, “Nous ne sommes pas les derniers” © centrepompidou.fr

Ils le sont devenus, mais tardivement. En 1945, très affaibli, Music rentre à Gorizia, puis à Venise. Il ne cherche pas à les montrer, convaincu que personne ne voudrait les regarder, et recommence peu à peu à peindre : des portraits archaïsants qui font songer à ceux du Fayoum, des cavaliers et des paysages rocheux d’après des motifs vus en Dalmatie, en Toscane, en Ombrie. La couleur y est rare et sourde : terres, ocres, gris, signes noirs.

En 1951, un prix vaut à Music une exposition à Paris, à la Galerie de France, qui devient la sienne. Il vit dès lors moitié à Venise, moitié à Paris, et, pris par le mouvement général en faveur de l’abstraction qui domine alors l’actualité artistique française, laisse ses paysages se dissoudre dans des poudres légèrement colorées. Rien, dans ses travaux, ne laisse alors soupçonner ce qui intervient peu après, le surgissement irrépressible du passé.

En 1965, le Kunstmuseum de Bâle acquiert dix dessins de Dachau, jusque-là inconnus, et les montre. En 1970, Music commence le cycle qu’il a nommé sans illusions Nous ne sommes pas les derniers. Ce qui était enfoui jusque-là prend possession de la toile : les corps décharnés, les mains crispées dans la mort, les visages momifiés, l’accumulation des cadavres en tas comme des branches d’arbre entassées pour un bûcher. Apparues alors que l’histoire de la solution finale commence enfin à s’écrire, ces toiles provoquent la stupeur : elles sont exposées dès 1971 à la Haus der Kunst, à Munich, puis à Bruxelles et, en 1972, au Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Elles n’ont cessé depuis d’être présentées dans les musées et reproduites, de même que les œuvres sur papier qui leur sont associées.

Pour autant, bien que le cycle Nous ne sommes pas les derniers n’ait pris véritablement fin qu’autour de 1987, Music, après la période paroxystique des années 1970-1971, revient au paysage, comme il l’avait fait après 1945 : montagnes dans les Dolomites, canaux et façades d’une Venise brumeuse où les passants sont des ombres. Des séances sur le motif, il dit que le contact de la nature “crée un état de bien-être qui frôle parfois l’euphorie”. Sans doute l’absorption dans l’étude des pierres et des racines tient-elle à distance les images du passé, momentanément au moins.

Celles-ci reviennent cependant quand Music, en 1987, commence la longue série d’autoportraits qu’il a continuée jusqu’à ce que le déclin de ses forces lui rende la pratique de la peinture de plus en plus pénible. Car ces autoportraits, où l’on chercherait en vain la physionomie de l’artiste, sont des images de disparition : un spectre marqué de blanc, sur une toile non préparée et partiellement recouverte de noir. Le corps est nu, aux proportions de Music ­ – qui était très grand et noueux. Inlassablement, renonçant à l’emploi de la couleur, il se dessine à l’encre sur le papier ou au fusain et à l’huile sur la toile, assis sur une chaise. De ses dessins de Dachau à ses autoportraits en vieillard, la continuité est évidente : le dessin demeure cette ligne de défense contre la mort et la barbarie que Music n’a jamais abandonnée. [d’après LEMONDE.FR]

  • L’illustration en tête de l’article : Zoran Music, “Nous ne sommes pas les derniers” © viedesarts.com

RAXHON : Quand le croire est aussi fort que le voir, publier “Mein Kampf” reste dangereux (2021)

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Quelle fut l’importance de Mein Kampf dans l’avènement du IIIe Reich et son  cortège d’horreurs ? Ce livre est-il toujours dangereux, telle une vieille grenade déterrée ? William Bourton [LESOIR.BE] a interrogé Philippe RAXHON, professeur d’histoire et de critique historique à l’Université de Liège.

Comment est né Mein Kampf et comment a-t-il été reçu à sa sortie ?

Hitler l’a rédigé en prison, en 1924-1925. À l’époque, d’un point de vue politique, il n’est encore pratiquement rien. Quand on ne connaît pas la suite de l’histoire, ce n’est qu’un récit halluciné. C’est un ouvrage qui n’est pas bien écrit, une suite de pulsions expressives où l’auteur déverse une série de critiques et de dénonciations, où il s’en prend particulièrement aux Juifs, mais également aux Anglais et aux Français. Lors de sa publication, peu d’observateurs soulèvent sa dimension prophétique. Mais au fur et à mesure que l’ascension politique d’Hitler gagne en popularité, forcément, on associe ce personnage à son livre. Et lorsqu’il accède au pouvoir (en 1933), ça devient un ouvrage officiel. À partir de ce moment-là, en Allemagne, il devient impossible d’échapper à Mein Kampf. C’est alors que sa postérité va prendre un autre sens.

Tous les crimes du régime nazi sont-ils annoncés dans Mein Kampf ?

Il y a effectivement une dimension programmatique, même si ce n’est pas non plus une prophétie : il ne donne pas la date de la création d’Auschwitz… Mais au fond, il est conçu comment, cet ouvrage ? Il ne vient pas de nulle part. Il rassemble tous les délires antisémites qui pouvaient exister depuis le dernier tiers du XIXe siècle, teintés d’un racisme biologique.

C’est l’idée qu’une nation, c’est comme un être vivant, qui est destiné à croître ou à périr s’il n’y a pas de croissance, qui peut être agressé de l’extérieur ou de l’intérieur par des virus : les Juifs et d’autres minorités. L’antisémitisme est par ailleurs très virulent au début du XXe siècle, avec l’affaire Dreyfus en France, les pogroms en Russie, le Protocole des Sages de Sion, etc. Hitler est nourri de cela. Il identifie donc tous les maux de l’Allemagne à la fois à “l’engeance juive éternelle” mais aussi à toute une série de trahisons conditionnées par la Première Guerre mondiale et le Traité de Versailles. Et il fait une synthèse des préjugés qui existent déjà en y ajoutant un regard qu’il porte sur le présent, alors que l’Allemagne est dans une misère noire, malgré l’allègement des dettes de guerre.

Au début des années 30, Hitler se persuade qu’il avait raison lorsqu’il écrivait Mein Kampf. Et lorsqu’il prend le pouvoir, il va mettre en pratique les lignes de force qui sont dans son ]ivre.

Cet ouvrage peut-il encore inspirer certains extrémistes aujourd’hui ?
Philippe RAXHON

Ce qui est fascinant, c’est que le mensonge a une saveur plus forte que la vérité… Il n’y a donc aucun moment où ce genre de texte devient dérisoire. Et singulièrement de nos jours, où l’irrationnel est en train de faire une poussée en force, où les analyses scientifiques et ]es principes de base de la conviction critique sont remis en question.

Dans une époque comme la nôtre, où il n’y a plus de hiérarchisation des discours, où le croire est aussi fort que le voir, oui, un texte comme Mein Kampf reste dangereux.

Dans ces conditions, le remettre en lumière, même lesté d’un appareil critique implacable, n’est-il pas risqué ?

Non. C’est faire le constat que Mein Kampf est là, qu’il a encore une très longue vie devant lui, et c’est faire le pari d’opposer des résistances. Et aujourd’hui, l’arc de résistance, c’est de convoquer l’historiographie, la science historique, l’apparat critique, pour dire: “OK, lisez-le, mais voici ce que la discipline historienne vous propose comme interprétation, en toute sincérité et en toute crédibilité scientifique.


Débattons encore, il en restera toujours quelque chose…