Apprendre à traduire : à l’ère de l’IA, faut-il encore faire des exercices de thème et de version ?

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[THECONVERSATION.COM, 4 décembre 2024] “Si les outils de traduction font des miracles, pourquoi s’exercer à transposer des textes d’une langue à une autre ?”, se demandent les étudiants. Loin d’être anodin, cet apprentissage permet de se sensibiliser réellement aux subtilités et au fonctionnement de la langue qu’on apprend.

DeepL fait des miracles, pourquoi devrais-je alors apprendre à traduire ?“, s’interroge un étudiant dans un cours de version. Les cours de thème (traduire un texte du français vers la langue étudiée) et de version (traduire un texte d’une langue étudiée en français) occupent une place importante au sein de la formation universitaire française, en licence de langues jusque dans les épreuves des concours du second cycle. Au lycée déjà, les élèves découvrent les subtilités inhérentes au fait de passer d’une langue à une autre et, dans le cadre des enseignements de langues et cultures de l’Antiquité, ils s’exercent régulièrement à la traduction.

Dans un contexte général où la traduction neuronale, alimentée par l’intelligence artificielle, rivalise de plus en plus avec la traduction humaine, l’intérêt de cet apprentissage peut susciter une remise en question.

Des objectifs de cours à clarifier

Sans aborder les débats historiques qui jalonnent l’évolution de la traduction en tant que pédagogie et de la traductologie en tant que discipline, on notera que de nombreuses recherches ont souligné le “statut étrange de la traduction à l’université, souvent fondé sur une mauvaise appréhension de son intérêt“, selon les mots de l’universitaire Fayza El Qasem.

Bien que les enseignants établissent des objectifs pédagogiques précis aux cours de thème et de version, de nombreux étudiants peinent encore à en percevoir les finalités. Il n’échappe à personne que la phrase “Attention, n’utilisez surtout pas de traducteur automatique !” a longtemps fait partie des consignes transmises aux étudiants, sous prétexte que la qualité de la traduction y est déplorable. Seuls les dictionnaires étaient autorisés.

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Aujourd’hui, les enseignants des cours de thème et de version peuvent-ils encore éviter les traducteurs automatiques malgré leur amélioration évidente ?

On rappellera que les compétences visées dans les cours de thème et de version vont de la compréhension d’un texte et du fonctionnement des langues à travers les analyses linguistiques (grammaire, vocabulaire, procédés de traduction) jusqu’à la traduction d’un paragraphe, comme moyen d’évaluation des acquis en langues. L’extrait à traduire est généralement issu du registre littéraire ou journalistique et ne s’ouvre que rarement à la traduction dite pragmatique (textes quotidiens, professionnels).

Au cours des dernières années, les critiques n’ont pas manqué. Des études récentes ont insisté sur l’intérêt croissant d’intégrer des outils technologiques dans l’enseignement de la traduction.

Au-delà de la traduction, comprendre et analyser les subtilités linguistiques
Les cours de thème et de version constituent cependant de véritables laboratoires linguistiques. On y pratique l’analyse approfondie d’un texte source en invitant les apprenants à décortiquer les structures linguistiques et extralinguistiques que les logiciels de traduction peinent encore à saisir. En thème ou en version, il ne s’agit pas simplement de traduire des segments isolés, mais d’en saisir le sens global, de repérer les figures de style ou encore, la tonalité, etc.

Chaque niveau d’analyse permet une traduction “acceptable”, certes, mais favorise surtout une manipulation fine de la langue, transposable à d’autres contextes. Tel est le cas de la traduction des ambiguïtés syntaxiques ou des jeux de mots, de l’humour ou encore des néologismes.

Les travaux de la linguiste Natalie Kübler et de ses collègues en langue de spécialité montrent davantage “les limites de ces systèmes de [traduction automatique][…] notamment dans le traitement des syntagmes nominaux complexes, aussi bien au niveau du syntagme lui-même (variations possibles dans la juxtaposition des constituants, identification des constituants coordonnés…) comme au niveau du texte (instabilité des choix de traduction, identification adéquate du domaine de spécialité…)“.

La traduction automatique, aussi performante qu’elle soit, reste cependant imparfaite malgré ses progrès. Si elle se montre efficace lors de traductions simples et littérales, elle peine souvent à capter les nuances contextuelles essentielles. C’est ainsi que la traduction d’expressions idiomatiques (par exemple “les carottes sont cuites”, “les dindons de la farce”), des modes d’emploi ou de certaines publicités, produit parfois des rendus éloignés du sens original, jusqu’à produire de faux sens.

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Les cours de thème et de version peuvent être l’occasion de sensibiliser et d’accompagner les étudiants vers une utilisation raisonnée de la traduction automatique. Il s’agit aussi d’un espace pour s’entraîner à repérer et à corriger les écueils précédemment cités, tout en renforçant la compréhension des systèmes linguistiques des langues étudiées. À long terme, cette capacité d’analyse revêt une importance fondamentale dans leur futur contexte professionnel. Communicants, journalistes, traducteurs ou enseignants de langues, ces étudiants seront souvent amenés à naviguer entre diverses sources d’information, parfois entachées de deepfakes pour justifier les échecs éventuels que les traducteurs automatiques génèrent.

Renforcer la compréhension interculturelle

Outre le renforcement des éléments linguistiques que permettent d’étayer les cours de thème et de version, la prise en compte des spécificités culturelles constitue un élément d’apprentissage à part entière, notamment parce que la traduction est, entre autres, un moyen de médiation entre deux cultures.

D’ailleurs lorsque le traductologue canadien Jean Delisle parle de la dimension culturelle de la traduction, il recourt à la métaphore de l’”hydre à cent-mille têtes” pour en souligner la nature multiple et dynamique.

La capacité à détecter et à comprendre les différences culturelles aide ainsi à prévenir les malentendus qui peuvent si facilement surgir en langue étrangère et qui sont parfois déjà présents dans la langue source. L’extrait humoristique de Juste Leblanc avec les confusions entre l’adverbe “juste” et le prénom “Juste”, dans le film Le Dîner de cons, l’illustre.

Finalement, en nous éloignant du caractère parfois artificiel des pratiques adoptées dans l’enseignement du thème et de la version et en tenant en compte de l’évolution socio-économique de la société jointe à l’utilisation de l’intelligence artificielle, ces cours pourraient (re)gagner l’intérêt initial du parcours d’apprentissage des langues. Actualisés, ils seraient à même d’offrir aux étudiants une compréhension plus claire des exigences des métiers liés aux langues, métiers qui requièrent aujourd’hui des compétences humaines spécifiques, complémentaires mais distinctes de celles des machines.

La question qui se pose aujourd’hui n’est plus “Pourquoi enseigner le thème et la version à l’heure de l’IA ?“, mais plutôt “Comment ?” “Laisser exister la relation avec les systèmes d’IA, là où partout on ne parle souvent que de leurs usages, c’est aussi laisser place à la dimension indéterminée de leur intelligence inhumaine”, comme on peut le lire dans l’ouvrage d’Apolline Guillot, Miguel Benasayag et Gilles Dowek intitulé L’IA est-elle une chance ?

Anissa Hamza-Jamann, Université de Lorraine


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Les systèmes d’IA ne savent pas expliquer leurs décisions. Voici les pistes de recherche vers ‘l’explicabilité’

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[THECONVERSATION.COM, 5 décembre 2024] L’utilisation d’intelligences artificielles, dans certains cas, génère des risques de discriminations accrues ou encore de perte de confidentialité ; à tel point que l’Union européenne tente de réguler les usages de l’IA à travers différents niveaux de risques. Ceci pose d’autant plus question que la plupart des systèmes d’IA aujourd’hui ne sont pas en mesure de fournir des explications étayant leurs conclusions. Le domaine de l’IA explicable est en plein essor.

À l’hôpital, des systèmes d’intelligence artificielle (IA) peuvent aider les médecins en analysant les images médicales ou en prédisant les résultats pour les patients sur la base de données historiques. Lors d’un recrutement, des algorithmes peuvent être utilisés pour trier les CV, classer les candidats et même mener les premiers entretiens. Sur Netflix, un algorithme de recommandation prédit les films que vous êtes susceptible d’apprécier en fonction de vos habitudes de visionnage. Même lorsque vous conduisez, des algorithmes prédictifs sont à l’œuvre dans des applications de navigation telles que Waze et Google Maps pour optimiser les itinéraires et prédire les schémas de circulation qui devraient assurer un déplacement plus rapide.

Au bureau, ChatGPT, GitHub Copilot et d’autres outils alimentés par l’IA permettent de rédiger des courriels, d’écrire des codes et d’automatiser des tâches répétitives ; des études suggèrent que jusqu’à 30 % des heures travaillées pourraient être automatisées par l’IA d’ici à 2030.

Ces systèmes d’IA sont très variés, mais ils ont un point commun : leur fonctionnement interne et leurs résultats sont difficiles à expliquer… pas seulement pour le grand public, mais aussi pour les experts. Ce manque d’explicabilité limite le déploiement des systèmes d’IA en pratique. Pour résoudre ce problème et s’aligner sur les exigences réglementaires croissantes, un domaine de recherche connu sous le nom d’IA explicable (ou explicabilité) a vu le jour.

IA, apprentissage automatique… des noms qui recouvrent des systèmes variés

Avec la médiatisation généralisée de l’intelligence artificielle et son déploiement rapide, il est facile de se perdre. En particulier, de nombreux termes circulent pour désigner différentes techniques d’IA, sans que l’on sache forcément bien ce que chacun recouvre, par exemple “apprentissage automatique”, “apprentissage profond” et “grands modèles de langage”, pour n’en citer que quelques-uns.

En termes simples, l’IA fait référence au développement de systèmes informatiques qui effectuent des tâches nécessitant une intelligence humaine, telles que la résolution de problèmes, la prise de décision et la compréhension du langage. Elle englobe divers sous-domaines tels que la robotique, la vision par ordinateur et la compréhension du langage naturel.

Un sous-ensemble important de l’IA est l’apprentissage automatique, qui permet aux ordinateurs d’apprendre à partir de données au lieu d’être explicitement programmés pour chaque tâche. Pour simplifier, la machine observe des schémas dans les données et les utilise pour faire des prédictions ou prendre des décisions. Dans le cas d’un filtre antispam par exemple, le système est entraîné à partir de milliers d’exemples de courriers électroniques indésirables et non indésirables. Au fil du temps, il apprend des éléments – des mots, des phrases ou des détails sur l’expéditeur – qui sont courants dans les spams.

Différentes expressions sont utilisées pour désigner un large éventail de systèmes d’IA © Elsa Couderc, CC BY

L’apprentissage profond est lui-même un sous-ensemble de l’apprentissage automatique et utilise des réseaux de neurones complexes composés de plusieurs couches afin de repérer et d’apprendre des motifs récurrents encore plus sophistiqués. L’apprentissage profond s’avère d’une valeur exceptionnelle pour travailler avec des données textuelles ou des images, et constitue la technologie de base de divers outils de reconnaissance d’images ou de grands modèles de langage tels que ChatGPT.

Réglementer l’IA

Les exemples du début de cet article montrent la grande variété d’applications possibles de l’IA dans différents secteurs. Plusieurs de ces applications, par exemple la suggestion de films sur Netflix, semblent relativement peu risquées, tandis que d’autres, comme le recrutement, l’évaluation d’éligibilité à un crédit bancaire ou le diagnostic médical, peuvent avoir un impact important sur la vie d’une personne. Il est donc essentiel que ces applications soient conformes à des critères éthiques partagés.

C’est à cause de ce besoin d’encadrement que l’Union européenne a proposé son AI Act. Ce cadre réglementaire classe les applications de l’IA en quatre niveaux de risque différents en fonction de leur impact potentiel sur la société et les individus : inacceptable, élevé, limité, et minimal. Chaque niveau mène à différents degrés de réglementation et d’exigences.

Ainsi, les systèmes d’IA à “risque inacceptable”, tels que les systèmes utilisés pour le score social ou la police prédictive, sont interdits en Union européenne, car ils représentent des menaces importantes pour les droits de l’homme.

Les systèmes d’IA à “haut risque” sont autorisés, mais ils sont soumis à la réglementation la plus stricte, car ils sont susceptibles de causer des dommages importants en cas d’échec ou d’utilisation abusive, par exemple dans les secteurs sensibles que sont l’application de la loi et le maintien de l’ordre, le recrutement et l’éducation.

Les systèmes d’IA à “risque limité” comportent un certain risque de manipulation ou de tromperie, par exemple les chatbots ou les systèmes de reconnaissance des émotions, dans lesquels il est primordial que les humains soient informés de leur interaction avec le système d’IA.

Les systèmes d’IA à “risque minimal” contiennent tous les autres systèmes d’IA, tels que les filtres antispam, qui peuvent être déployés sans restrictions supplémentaires.

Le besoin d’explications, ou comment sortir l’IA de la “boîte noire”

De nombreux consommateurs ne sont plus disposés à accepter que les entreprises imputent leurs décisions à des algorithmes à boîte noire. Prenons l’exemple de l’incident Apple Card, où un homme s’est vu accorder une limite de crédit nettement plus élevée que celle de sa femme, en dépit du fait qu’ils partageaient les mêmes biens. Cet incident a suscité l’indignation du public, car Apple n’a pas été en mesure d’expliquer le raisonnement qui sous-tend la décision de son algorithme. Cet exemple met en évidence le besoin croissant d’expliquer les décisions prises par l’IA, non seulement pour garantir la satisfaction des clients et utilisateurs, mais aussi pour éviter une perception négative de la part du public.

De plus, pour les systèmes d’IA à haut risque, l’article 86 de la loi sur l’IA établit le droit de demander une explication des décisions prises par les systèmes d’IA, ce qui constitue une étape importante pour garantir la transparence des algorithmes.

Au-delà de la conformité légale, les systèmes d’IA “transparents” présentent plusieurs avantages, tant pour les propriétaires de modèles que pour les personnes concernées par les décisions.

Une IA transparente

Tout d’abord, la transparence renforce la confiance (comme dans l’affaire de l’Apple Card) : lorsque les utilisateurs comprennent le fonctionnement d’un système d’IA, ils sont plus susceptibles de l’utiliser.

Deuxièmement, la transparence contribue à éviter les résultats biaisés, en permettant aux régulateurs de vérifier si un modèle favorise injustement des groupes spécifiques.

Enfin, la transparence permet l’amélioration continue des systèmes d’IA en révélant les erreurs ou les effets récurrents inattendus.

Globalement, il existe deux approches pour rendre les systèmes d’IA plus transparents.

Tout d’abord, on peut utiliser des modèles d’IA simples, comme les arbres de décision ou les modèles linéaires pour faire des prédictions. Ces modèles sont faciles à comprendre car leur processus de décision est simple.

Par exemple, un modèle de régression linéaire peut être utilisé pour prédire les prix des maisons en fonction de caractéristiques telles que le nombre de chambres, la superficie et l’emplacement. La simplicité réside dans le fait que chaque caractéristique est affectée d’un poids et que la prédiction est simplement la somme de ces caractéristiques pondérées : on distingue clairement comment chaque caractéristique contribue à la prédiction finale du prix du logement.

Cependant, à mesure que les données deviennent plus complexes, ces modèles simples peuvent ne plus être suffisamment performants.

C’est pourquoi les développeurs se tournent souvent vers des “systèmes boîte noire” plus avancés, comme les réseaux de neurones profonds, qui peuvent traiter des données plus importantes et plus complexes, mais qui sont difficiles à interpréter. Par exemple, un réseau de neurones profond comportant des millions de paramètres peut atteindre des performances très élevées, mais la manière dont il prend ses décisions n’est pas compréhensible pour l’homme, car son processus de prise de décision est trop vaste et trop complexe.

L’IA explicable

Une autre option consiste à utiliser ces puissants modèles malgré leur effet de “boîte noire” en conjonction avec un algorithme d’explication distinct. Cette approche, connue sous le nom d’”IA explicable”, permet de bénéficier de la puissance des modèles complexes tout en offrant un certain niveau de transparence.

Une méthode bien connue pour cela est l’explication contre-factuelle, qui consiste à expliquer la décision atteinte par un modèle en identifiant les changements minimaux des caractéristiques d’entrée qui conduiraient à une décision différente.

Par exemple, si un système d’IA refuse un prêt à quelqu’un, une explication contre-factuel pourrait informer le demandeur : “Si votre revenu annuel avait été supérieur de 5 000 euros, votre prêt aurait été approuvé“. Cela rend la décision plus compréhensible, tout en conservant un modèle d’apprentissage automatique complexe et performant. L’inconvénient est que ces explications sont des approximations, ce qui signifie qu’il peut y avoir plusieurs façons d’expliquer la même décision.

Vers des usages positifs et équitables

À mesure que les systèmes d’IA deviennent de plus en plus complexes, leur potentiel de transformer la société s’accroît, tout comme leur capacité à commettre des erreurs. Pour que les systèmes d’IA soient réellement efficaces et fiables, les utilisateurs doivent pouvoir comprendre comment ces modèles prennent leurs décisions.

La transparence n’est pas seulement une question de confiance, elle est aussi cruciale pour détecter les erreurs et garantir l’équité. Par exemple, dans le cas des voitures autonomes, une IA explicable peut aider les ingénieurs à comprendre pourquoi la voiture a mal interprété un panneau d’arrêt ou n’a pas reconnu un piéton. De même, en matière d’embauche, comprendre comment un système d’IA classe les candidats peut aider les employeurs à éviter les sélections biaisées et à promouvoir la diversité.

En nous concentrant sur des systèmes d’IA transparents et éthiques, nous pouvons faire en sorte que la technologie serve les individus et la société de manière positive et équitable.

David Martens & Sofie Goethals, Université d’Anvers


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © la.blogs.nvidia.com ; © Elsa Couderc, CC BY.


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NAN MADOL, la cité mystérieuse

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[LIBERATION.FR, 30 décembre 2003] Il fallait attendre. Que la mer revienne, que la marée monte vers la terre, s’infiltre entre les racines des palétuviers et gonfle les canaux où les pirogues pourraient naviguer sans racler leur coque sur la vase. Au loin, la cité de Nan Madol n’était qu’un trait d’encre, une promesse diluée entre le vert de la mangrove et l’ondulation des vagues. Une histoire oubliée.

Une histoire pourtant racontée jusqu’à plus soif dans les années 1830 par James O’Connell mais personne alors ne l’avait cru. Son navire avait fait naufrage en Micronésie et, sur l’île de Pohnpei, le marin avait épousé la fille du chef. A son retour aux Etats-Unis, il écrivit un livre et se produisit dans les cirques où il exhibait ­ ce qui faisait forte impression les tatouages infligés par les autochtones. Mais quand il en venait à décrire Nan Madol, les spectateurs secouaient la tête d’incrédulité. Comment ? Une cité de pierre désertée par ses habitants, posée sur les flots comme un bouchon sur la rivière, aux murs aussi noirs que les entrailles de l’enfer, aussi hauts que les élégantes demeures de Boston ? O’Connell n’était décidément qu’un menteur d’Irlandais !

L’existence de Nan Madol reste inconnue de la plupart des gens. A défaut d’avoir visité les statues de l’île de Pâques, les geysers bouillonnants de Nouvelle-Zélande ou l’immense roche rouge d’Uluru plantée au coeur de l’Australie, chacun, dans le Pacifique, connaît l’existence de ces sites étranges. Mais la cité lacustre de Nan Madol semble se soustraire aux regards.

À se tordre les chevilles

Non, la femme n’avait pas de cartes postales de Nan Madol. Dans sa boutique de planches et de tôles, où les poissons pêchés le matin pendaient en grappe ruisselante, elle offrait des tortues de bois sculpté, des friandises japonaises et des bouquets de noix de bétel. Elle pouvait même, pour quelques billets américains, vous emmener chez son frère qui recouvrait les incisives de ses clients d’une couche d’or. Ça fait joli sourire, disait-elle, en montrant ses dents qui brillaient d’une lumière de pépite. Descendre la rue principale de Kolonia, capitale de Pohnpei, prend quelques minutes avant d’arriver à la mer. Bredouille. Pas une seule carte postale, pas un seul dessin de la cité lacustre. “Pourquoi faire ? Il y a des endroits qu’il faut laisser dormir. Nan Madol est tabou…” A l’ombre du manguier où il prenait le frais, le chauffeur de taxi avait refusé la course. Lui-même, comme beaucoup à Pohnpei, ne s’était jamais rendu sur place mais, jurait-il, la route était mauvaise, s’effondrait en ornières et il fallait achever le chemin à pied dans une caillasse à se tordre les chevilles. Restait la voie des mers. A condition que la marée soit haute.

Assis sur le moteur de son bateau, où il trônait dans les vapeurs d’essence, l’homme attendait le retour des vagues. Nan Madol ne l’effrayait pas et il avait pour métier d’emmener les voyageurs d’île en île. Il avait ancré son embarcation dans le courant qui traverse le lagon d’une eau rapide à laquelle les particules de plancton accrochent d’infimes étoiles. Originaire de Pohnpei dont il connaissait chaque récif, il était capable, dans le miroitement aveuglant, de discerner une tête de tortue à plus de cent mètres. Le premier, il vit les flaques sombres qui avançaient sous la surface. Comme des fragments de nuit tombés à la mer, les raies mantas déployaient leurs ailes noires et naviguaient, impassibles vaisseaux de velours.

Marée haute. A nouveau, la mer court dans les veines de Nan Madol et le canot glisse sur une eau brune qui se fragmente en un labyrinthe silencieux bordé de murailles et de jungle, ancien royaume de la dynastie des Saudeleurs. Au XIe siècle, ils avaient déjà commencé la construction de leur cité lacustre sur le lagon situé au large de l’île de Temwen, et de celle de Pohnpei, comme s’il fallait sans jamais la perdre de vue s’écarter au plus loin de la terre ferme. Des milliers de vies et plusieurs siècles expirèrent avant que Nan Madol, le lieu qui se trouve entre les lieux, surgisse de l’eau, citadelle entre mer et terre. Les fondations furent de cailloux et de corail, maintenus par des barres de basalte. Sur ces plateformes émergèrent 92 îles artificielles où la vie s’organisa avec la régularité des marées, cloisonnée selon les castes et les fonctions de chacun. Une île pour les soldats, une autre pour les serviteurs. Des hangars pour les pirogues et une piscine pour les tortues qui, l’heure venue, seraient offertes en sacrifice à la grande anguille de mer, messagère entre les dieux et les hommes. Le tunnel qui s’enfonçait dans les entrailles de Nan Madol où les prêtres emportaient les ossements des disparus pour méditer dans l’obscurité. Le gros rocher contre lequel les femmes enceintes frottaient leur ventre pour que l’enfant vienne sans peine et la fenêtre magique, le bassin où les Saudeleurs se penchaient pour surveiller Pohnpei.

Encastrés dans le corail

Le canot s’égare dans le dédale des canaux où les lianes ont tissé leur toile sur les temples effondrés dont les colonnes gisent sur la rive. La plupart des bâtiments se sont désarticulés au fil du temps, mais demeure l’île fortifiée de Nan Douwas où furent enterrés les maîtres de la cité à l’abri des murailles qui dépassent la cime des cocotiers. La pierre a des reflets si métalliques que l’on s’étonne presque de ne pas l’entendre résonner quand on la frappe. La rouille de la mousse s’y accroche comme les algues sur les flancs des navires naufragés mais toujours debout, à jamais encastrés dans le corail des récifs, condamnés à une course immobile. Beaux et désespérés comme la carcasse de Nan Douwas qui, bien longtemps après que les hommes l’ont abandonnée, résiste encore à la furie des typhons et à la morsure du sel.

Magistrale leçon d’architecture pour les colonisateurs qui se succédèrent à une rapide cadence dès 1886 sur Pohnpei et dont les vestiges de la présence se résument à peu de chose. Un pan de mur espagnol contre lequel les gamins jettent leurs sacs avant d’aller courir dans le parc de Kolonia, une tour allemande et branlante près du port, quelques bunkers japonais en bord de mer. Les bâtiments ne résistèrent ni au temps ni aux bombardements de la guerre du Pacifique qui permit aux Américains de prendre possession de l’île avant que les Etats fédérés de Micronésie n’accèdent à l’indépendance en 1978. Les administrations coloniales ouvrirent les entrailles de Nan Madol. En 1907, le gouverneur allemand mourut subitement après avoir excavé une tombe à Nan Douwas et bien que la version officielle fît état d’une violente insolation, la population y vit la confirmation que la cité lacustre était maudite.

Brutale disparition

Mais comment les archéologues auraient-ils pu résister au mystère de Nan Madol ? A cette parenthèse de pierre qui s’étire sur un kilomètre et demi de long et couvre 80 hectares, construite avec des aiguilles de basalte dont la première carrière se trouve à des kilomètres de là, sur l’autre versant de Pohnpei ? Les bâtisseurs certes n’eurent pas à tailler la roche. En se refroidissant, la lave se fissure avec une rigueur géométrique pour former des colonnes à pans coupés, mais il fallut les extraire de la montagne, transporter ces poutrelles de pierre dont certaines pèsent jusqu’à 50 tonnes et qui furent soigneusement ajustées les unes aux autres, un peu comme les rondins de bois que l’on empile pour se prémunir des rigueurs de l’hiver. Si les hommes de science rejetèrent toute intervention divine, qui reste l’évidence pour beaucoup d’habitants de Pohnpei, ils ignorent par quels moyens fut construite la cité lacustre. Mais ils ne purent qu’admettre que tous les détails de la vie quotidienne sur Nan Madol, récités de génération en génération, furent confirmés par les résultats des fouilles archéologiques. La mémoire a traversé les siècles et les gens de l’île ont conservé intacte l’histoire des Saudeleurs bien que leur savoir-faire n’ait pas été transmis. Pas un édifice à Pohnpei pour évoquer l’architecture d’une civilisation qui a brutalement disparu. Nan Madol fut désertée sans que l’on sache pourquoi. Est-ce que la maladie, la famine ou l’inexorable montée des eaux, qui aujourd’hui a balayé les îles les plus basses, avait poussé les habitants à s’enfuir ?

Quand James O’Connell s’aventure à Nan Madol, la cité lacustre avait été abandonnée depuis plus d’un siècle et, déjà, avait la réputation d’un lieu où il ne fallait pas s’aventurer. Y résonne toujours l’écho d’une civilisation dont l’ampleur échappa aux grands navigateurs qui explorèrent le Pacifique. De la femme lascive au cruel cannibale, les images qu’ils ramenèrent en Europe furent celles d’une culture primitive sans suspecter que les îles océaniques avaient abrité des civilisations magistrales. Pourtant, toute la Micronésie porte la marque de ces peuples disparus.

A Kosrae, sur la petite île de Lelu, derrière les jardins du village reposent les ruines basaltiques d’une autre cité abandonnée. A Babeldoab, dans la république de Palau, où les flancs des collines portent encore la trace d’un entrelacs de terrasses et d’escaliers construits au XIe siècle, sont alignées 37 immenses pierres qui pèsent chacune plus de cinq tonnes et dont on ignore toujours l’origine et la fonction. Peut-être les piliers d’une maison assez vaste pour accueillir plusieurs milliers d’habitants. Nombreux sont les indices de ces cultures mégalithiques qui ont élevé des monuments de pierre sur les îles de Micronésie puis, sans que l’on sache pourquoi, se sont évanouies dans l’océan.

La légende raconte que Nan Madol ne serait que le reflet d’une autre cité qui repose au fond du lagon. Intacte alors que Nan Madol se désagrège sans que les habitants de l’île s’en émeuvent, comme s’il était inutile de retenir à flot ces radeaux de pierre. Trop étranges pour y trouver de quoi s’enorgueillir. Trop différents de leur propre culture pour ne pas s’effrayer de cette dépouille abandonnée par d’autres. C’est peut-être pour cette raison que Nan Madol s’effacera sans avoir été révélée. Personne ne l’a reçue en héritage.

Florence Decamp


Ruines de Nan Madol © Shutterstock

[DAILYGEEKSHOW.COM, 15 octobre 2024] À l’ère moderne, les défis climatiques que nous affrontons sont sans précédent. L’élévation des températures, l’intensification des phénomènes météorologiques extrêmes et la montée des océans menacent les sociétés contemporaines. Cependant, l’histoire offre un exemple frappant d’une civilisation autrefois prospère qui a été terrassée par des bouleversements climatiques. Il s’agit de la dynastie Saudeleur sur l’île Pohnpei, dans l’océan Pacifique, qui régna depuis la capitale de Nan Madol. L’étude est publiée dans la revue PNAS Nexus.

Pohnpei et la gloire de Nan Madol

Pohnpei, une île située entre Honolulu et Manille, fait partie des États fédérés de Micronésie. Avec une superficie comparable à celle de la ville de Philadelphie, elle est aujourd’hui principalement dépendante de l’agriculture et des aides financières des États-Unis. Pourtant, il y a environ un millénaire, cette île abritait une société florissante. Vers le Xe siècle, la dynastie Saudeleur établit la ville de Nan Madol, un complexe monumental composé de structures mégalithiques qui servaient de centre politique et religieux pour la dynastie.

Cette capitale se distinguait par son architecture impressionnante, avec plus de 100 îlots artificiels construits à partir de blocs de basalte et de débris coralliens, séparés par des canaux navigables et entourés de digues. À son apogée, Nan Madol était un vibrant centre de pouvoir, reflétant la prospérité de la dynastie. Cependant, au début du XVe siècle, cette dynamique s’est soudainement interrompue. La construction dans la ville a cessé brusquement, et Nan Madol a été progressivement abandonnée.

La chute de Nan Madol

L’abandon de Nan Madol coïncide avec une période de bouleversements climatiques appelée le Petit Âge glaciaire, qui s’est installé vers 1300. Ce changement climatique a profondément modifié le climat du Pacifique tropical, rendant la région plus froide et plus sèche. Ces transformations ont provoqué des tempêtes plus fréquentes, ainsi qu’une baisse significative du niveau de la mer. Selon les chercheurs, cela a gravement perturbé les sociétés insulaires de la région, réduisant les ressources disponibles, notamment alimentaires.

Le professeur Patrick Nunn, géographe à l’université de Sunshine Coast en Australie, explique que cet événement a marqué un tournant pour les sociétés insulaires du Pacifique. Une baisse du niveau de la mer de 70 à 80 centimètres aurait réduit les ressources côtières vitales pour la subsistance des habitants, les forçant à repenser leur organisation sociale et économique.

En plus du refroidissement global, les événements climatiques extrêmes liés à l’oscillation australe El Niño (ENSO) ont probablement joué un rôle crucial dans la déstabilisation de la société de Pohnpei. L’ENSO est un phénomène climatique qui provoque des variations spectaculaires du niveau de la mer, des sécheresses, des tempêtes violentes et une baisse des récoltes, avec des conséquences sociales dévastatrices. Ces événements, encore mal compris aujourd’hui, ont sans doute eu un impact similaire sur les habitants de Nan Madol, compliquant encore la gestion des ressources locales.

L’équipe de chercheurs a daté les matériaux retrouvés sur le site de Nan Madol en utilisant des techniques avancées, comme la datation à l’uranium-thorium et au carbone. Ils ont découvert que la population locale investissait beaucoup d’efforts dans la réparation des infrastructures endommagées par les catastrophes naturelles et dans la protection contre les futures inondations. Cependant, ces efforts constants n’ont pas suffi à empêcher la chute de la société. Les phénomènes climatiques imprévisibles et les pressions environnementales ont conduit à l’effondrement de la dynastie Saudeleur et à l’abandon progressif de la capitale.

Une leçon pour notre avenir

À une époque où les effets du réchauffement climatique se font de plus en plus sentir, l’histoire de cette cité perdue nous offre un miroir inquiétant de notre propre avenir. Alors que le niveau des mers continue de monter et que les événements climatiques extrêmes se multiplient, les îles du Pacifique, tout comme d’autres régions côtières à travers le monde, sont confrontées à des défis similaires à ceux auxquels les habitants de Pohnpei ont dû faire face il y a des siècles.

Les décennies à venir devraient voir davantage d’îles inondées et une augmentation du nombre de réfugiés climatiques en raison de l’intensification actuelle de la variabilité ENSO dans l’océan Pacifique et de son pendant, le dipôle de l’océan Indien, dans l’océan Indien, ainsi que de l’élévation du niveau de la mer supérieure à 3 mm/an “, écrit l’équipe.

La résilience des sociétés humaines face aux bouleversements climatiques a toujours été mise à l’épreuve, mais comme le montre l’exemple de Nan Madol, cette résilience a ses limites. Aujourd’hui, les communautés insulaires doivent choisir entre investir massivement dans des infrastructures pour se protéger contre les marées montantes, ou bien abandonner leurs terres ancestrales. Les chercheurs soulignent que la montée des réfugiés climatiques, les inondations massives et la disparition de villages entiers sont des réalités auxquelles nous serons confrontés dans un avenir proche.

Eric Rafidiarimanana


Quand la découverte d’un trésor nous met sur les traces d’un voleur…

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[ARTIPS.FR, 15 novembre 2024] Qu’est-ce qui se cache là-dessous ?  Belgique. En 2019, l’archéologue Marleen Martens est appelée sur un nouveau dossier. Un particulier français vient de déclarer une découverte sur son terrain belge : en creusant, il serait tombé sur de vieilles pièces. Selon la loi du pays, il devrait en être le propriétaire, Marleen n’a qu’à faire quelques vérifications. Mais une fois sur place, l’archéologue trouve la situation plutôt louche.

En effet, on lui présente deux seaux remplis de… 14 154 pièces romaines. Parmi elles, se trouvent des “Antoniniens”, du nom d’un empereur du 3e siècle. À cette époque troublée, les Romains enterraient leurs trésors pour éviter les vols. Mais Marleen est sceptique devant leur nombre considérable. Y aurait-il anguille sous roche ?

Commence alors une enquête de longue haleine entre autorités belges et douanes françaises. Très vite, le couperet tombe : ces pièces proviennent en fait de plusieurs régions de France. Si le pilleur, adepte du détecteur de métaux, a menti, c’est que la loi française considère que ces vestiges archéologiques appartiennent à tout le monde : personne ne peut se les approprier ! Le pilleur espérait profiter de la loi belge pour “blanchir” ses découvertes illégales.

Et ce n’est pas tout… Les enquêteurs découvrent chez lui plus de 13 000 objets précieux : bracelets de la préhistoire, fibules (épingles de métal) romaines, boucles de ceinture médiévales ou encore monnaies gauloises. On retrouve même un rare dodécaèdre romain, un mystérieux objet à 12 faces, dont on ignore l’usage.

Mais ces trouvailles sont loin d’être une bonne nouvelle pour les archéologues. Les œuvres ont été arrachées à leur contexte initial : il est désormais impossible de connaître leur passé et de fouiller de manière scientifique le lieu de leur découverte. De précieuses informations sur notre histoire commune ont ainsi disparu. Le pillage archéologique, s’il enrichit quelques-uns illégalement, appauvrit donc nos connaissances. Voilà pourquoi il est important d’avoir des experts vigilants comme Marleen Martens ! Comme le souligne l’Institut national [français] de recherches archéologiques préventives (INRAP) : “Le pillage revient à déchirer des pages de notre histoire.

d’après Adeline Pavie, artips.fr


Le Dodécaèdre Romain, un Mystère de l’Antiquité

[CHRONIQUESARCHEO.COM, 20 February 2024] Le dodécaèdre romain représente l’un des mystères les plus fascinants de l’antiquité. Ces objets, dispersés à travers les anciennes terres de l’Empire romain, continuent de susciter l’étonnement et la curiosité parmi les historiens, les archéologues et les passionnés d’histoire. Malgré de nombreuses recherches et théories, la fonction exacte et l’origine de ces artefacts en bronze ou en pierre demeurent un sujet de débat. Avec leurs douze faces pentagonales percées de trous de dimensions variées, les dodécaèdres romains sont un témoignage intrigant de l’ingéniosité et des mystères de la civilisation romaine. Cet article vise à explorer les différentes facettes de ces objets insolites, de leur découverte à leurs hypothétiques fonctions, tout en mettant en lumière leur importance culturelle et archéologique. En nous plongeant dans l’univers des dodécaèdres romains, nous espérons non seulement en apprendre davantage sur ces objets mystérieux mais aussi sur les peuples qui les ont créés et utilisés.

Découverte et Description

Les dodécaèdres romains ont été découverts pour la première fois dans les régions autrefois occupées par l’Empire romain, s’étendant de l’Angleterre à la Hongrie et du nord de l’Italie à la Syrie. Ces artefacts datent généralement du IIe au IVe siècle après J.-C., une période où l’Empire romain était à son apogée. Leur répartition géographique vaste et parfois disparate soulève des questions sur leur utilisation et leur signification au sein de la société romaine.

Dodécaèdre romain en bronze découvert à Leopoldwal (Tongres, BE) en 1939 © Musée gallo-romain de Tongres

Physiquement, le dodécaèdre romain est un objet en trois dimensions composé de douze faces pentagonales. Chacune de ces faces est percée d’un trou rond ou carré de diamètre variable, allant de quelques millimètres à plusieurs centimètres. Les dodécaèdres sont généralement fabriqués en bronze, bien que quelques exemples en pierre aient également été trouvés. Leurs tailles varient, mais la plupart mesurent entre 4 et 11 centimètres de diamètre. De petites boules sont souvent présentes aux sommets, ajoutant à leur aspect énigmatique.

Ces objets, malgré leur apparence uniforme, présentent des variations subtiles qui suggèrent une fabrication méticuleuse et possiblement des fonctions spécifiques. Les archéologues ont recensé plus d’une centaine de ces dodécaèdres, mais aucun contexte archéologique précis n’a permis de déterminer leur usage avec certitude. Leur découverte dans des lieux variés, tels que des sites résidentiels, des tombes ou près de voies romaines, ajoute à la complexité de leur étude.

La précision de leur conception et la diversité des lieux de découverte posent un défi captivant pour les chercheurs. Chaque dodécaèdre romain découvert apporte de nouvelles données mais aussi de nouvelles énigmes sur la vie et les croyances des Romains. Cette section a pour but de dresser un portrait détaillé de ces objets, en se basant sur les découvertes archéologiques actuelles, pour poser les fondations nécessaires à la compréhension de leur potentiel mystère.

Théories sur l’utilisation des dodécaèdres romains

La fonction exacte des dodécaèdres romains reste un sujet de débat parmi les chercheurs, plusieurs théories ayant été proposées pour expliquer leur utilité et leur signification au sein de la société romaine. Ces hypothèses varient grandement, reflétant la complexité et l’énigmatique nature de ces objets.

Une des théories les plus populaires suggère que les dodécaèdres pourraient avoir été utilisés comme des instruments de mesure astronomique ou géométrique. Les trous de tailles variées, alignés de manière précise, pourraient permettre de mesurer les angles des étoiles ou du soleil à différents moments de l’année, servant ainsi de calendrier ou d’outil pour déterminer les saisons agricoles. Cette hypothèse est appuyée par la précision géométrique de leur conception, mais manque de preuves concrètes pour étayer son argumentation.

Une autre théorie avance que ces artefacts avaient une fonction religieuse ou spirituelle. Certains pensent que les dodécaèdres auraient pu être utilisés dans le cadre de pratiques religieuses, peut-être en relation avec un culte de la nature ou des divinités spécifiques. Cette idée est renforcée par la découverte de dodécaèdres dans des tombes ou des lieux considérés comme sacrés, bien que cette utilisation reste spéculative.

Il a également été suggéré que les dodécaèdres pouvaient être des objets du quotidien, utilisés comme des dés à jouer, des poids pour des filets de pêche ou même des bougeoirs. Cependant, la sophistication et l’apparente uniformité de leur conception semblent contredire l’idée d’une utilisation purement utilitaire ou ludique.

Enfin, certains chercheurs ont proposé que les dodécaèdres étaient des objets d’enseignement ou de démonstration mathématique, utilisés pour éduquer ou montrer les principes géométriques. Bien que séduisante, cette théorie, comme les autres, manque de preuves directes liant les dodécaèdres à des pratiques éducatives spécifiques de l’époque.

Bien que diverses théories aient été avancées pour expliquer l’utilisation des dodécaèdres romains, aucune n’a pu être définitivement prouvée. Le mystère de leur véritable fonction continue de fasciner et de défier les chercheurs, symbolisant la richesse et la complexité de l’histoire romaine.

Importance culturelle et archéologique

L’étude des dodécaèdres romains dépasse la simple curiosité pour leur fonction mystérieuse ; elle offre une fenêtre précieuse sur la civilisation romaine, révélant des aspects de leur quotidien, de leurs croyances et de leur savoir-faire technique. Ces artefacts, par leur présence à travers l’Europe, témoignent de l’étendue et de l’influence de l’Empire romain, ainsi que de la diversité des cultures qu’il englobait.

Sur le plan culturel, les dodécaèdres peuvent être perçus comme le reflet de la complexité et de la sophistication de la société romaine. Leur conception précise et leur diffusion dans différentes provinces de l’Empire suggèrent une importance qui dépasse la simple utilité. Que ce soit comme objets de mesure, instruments religieux, ou symboles éducatifs, ils illustrent la capacité de cette civilisation à créer des objets chargés de signification et d’esthétisme.

Archéologiquement, chaque découverte de dodécaèdre apporte son lot de connaissances sur les sites romains et leur contexte. Leur analyse contribue à mieux comprendre les échanges commerciaux, les interactions culturelles et les mouvements de populations au sein de l’Empire. Par exemple, la répartition géographique des dodécaèdres pourrait indiquer des voies commerciales ou des centres de production spécifiques, offrant des indices sur l’organisation économique et sociale de l’époque.

En outre, les dodécaèdres romains soulignent l’importance de l’archéologie pour déchiffrer le passé. Ils rappellent que de nombreux aspects de civilisations anciennes restent à découvrir et à comprendre. Leur mystère incite à une démarche scientifique rigoureuse, mêlant l’analyse matérielle à l’étude historique, pour tenter de percer les secrets de l’histoire humaine.

Bien au-delà de leur fonction originelle encore inconnue, les dodécaèdres romains sont un symbole de l’ingéniosité et de la diversité culturelle de l’Antiquité. Ils représentent un défi constant pour la recherche historique et archéologique, offrant des pistes de réflexion sur les connaissances, les croyances et les pratiques des peuples de l’Empire romain.

Le Dodécaèdre Romain dans la Culture Populaire

Le mystère entourant le dodécaèdre romain a transcendé les cercles académiques pour captiver l’imagination du grand public. Cette fascination se reflète dans diverses expressions de la culture populaire, où le dodécaèdre est parfois présenté comme un artefact ancien doté de pouvoirs mystérieux ou comme un symbole de connaissances perdues.

Dans la littérature, les dodécaèdres romains ont inspiré des auteurs de science-fiction et de fantasy, qui les ont intégrés dans leurs récits comme des éléments clés de l’intrigue, souvent associés à des civilisations anciennes avancées ou à des technologies oubliées. Ces œuvres contribuent à perpétuer le mystère et l’émerveillement autour de ces objets, en les plaçant au cœur de mystères à résoudre ou de quêtes héroïques.

Au cinéma et à la télévision, le dodécaèdre a également fait des apparitions, servant de catalyseur pour des aventures archéologiques ou comme objet mystique doté de pouvoirs inexpliqués. Ces représentations, bien qu’éloignées des théories scientifiques, témoignent de l’attrait universel des dodécaèdres et de leur potentiel à inspirer des histoires captivantes.

Sur internet, les forums et les blogs dédiés à l’histoire et à l’archéologie regorgent de discussions et de spéculations sur les dodécaèdres romains. Des passionnés du monde entier partagent leurs théories, leurs découvertes et leurs créations artistiques inspirées par ces artefacts, contribuant à un corpus grandissant de réflexions et d’interprétations qui enrichit le débat autour de leur signification.

Enfin, les dodécaèdres romains sont également présents dans le domaine de l’éducation et de la vulgarisation scientifique, où ils sont utilisés pour éveiller la curiosité des étudiants et du public sur l’histoire et l’archéologie. Par le biais d’expositions, de conférences et de publications, ces objets mystérieux servent de point de départ pour explorer la complexité de l’histoire humaine et l’importance de la recherche scientifique.

Dali a placé La Cène dans un dodécaèdre régulier, symbole de l’Univers pour Platon. Le dodécaèdre possède 12 faces et il y a 12 apôtres…

À travers ces multiples représentations, le dodécaèdre romain continue de fasciner et d’inspirer, témoignant de la capacité des mystères du passé à éveiller l’imagination et à encourager la découverte. Leur présence dans la culture populaire est un vibrant rappel de l’intérêt indéfectible de l’humanité pour son héritage et les énigmes de l’histoire.

Découvertes Récentes de Dodécaèdre Romain

Les recherches et les fouilles archéologiques continuent de mettre au jour de nouveaux exemplaires de dodécaèdres romains, enrichissant notre compréhension de ces objets mystérieux et de leur distribution à travers l’ancien Empire romain. Chaque nouvelle découverte apporte son lot de données, offrant de précieuses informations sur les matériaux utilisés, les techniques de fabrication et les contextes de leur utilisation.

Récemment, un dodécaèdre en parfait état a été trouvé dans le nord de la France, dans une région riche en vestiges de l’époque romaine. Cette découverte a été particulièrement remarquable en raison de la préservation exceptionnelle de l’objet et de la possibilité d’y détecter des traces d’usure, suggérant son utilisation réelle dans la vie quotidienne romaine. L’analyse des matériaux a révélé des alliages spécifiques qui pourraient indiquer une production locale ou régionale, offrant des indices sur les réseaux économiques de l’époque.

Une autre découverte notable s’est produite en Suisse, où un dodécaèdre a été extrait d’un site archéologique associé à un ancien camp militaire romain. Cette trouvaille a suscité un intérêt particulier pour les chercheurs qui étudient l’expansion militaire romaine et son impact sur la diffusion des objets culturels et technologiques. L’emplacement du dodécaèdre dans un contexte militaire pourrait éventuellement éclairer son utilisation potentielle dans des pratiques ou des rituels spécifiques au sein de l’armée romaine.

En Espagne, la découverte d’un petit groupe de dodécaèdres dans une même zone résidentielle antique a lancé des débats sur leur possible fonction sociale ou communautaire. Cette concentration inhabituelle soulève la question de savoir si ces objets pouvaient servir de marqueurs sociaux ou avaient une signification collective pour les habitants de la région.

Ces découvertes récentes, parmi d’autres, continuent d’alimenter la curiosité et le débat scientifique autour des dodécaèdres romains. Elles montrent que, malgré des siècles de recherche, les secrets de l’antiquité romaine ne sont pas entièrement dévoilés, offrant de nouvelles perspectives et défis pour les chercheurs et historiens modernes.

Les dodécaèdres romains demeurent l’un des mystères les plus captivants de l’archéologie antique. Malgré des siècles de découverte et d’étude, la fonction et la signification de ces objets énigmatiques continuent d’échapper à notre compréhension complète. Les différentes théories proposées, qu’elles envisagent une utilisation astronomique, religieuse, quotidienne ou éducative, témoignent de la complexité de la civilisation romaine et de la diversité de ses pratiques et croyances.

Ces artefacts nous rappellent que, malgré les avancées de la science et de l’histoire, il reste encore de nombreuses facettes de nos ancêtres à explorer et à comprendre. Les dodécaèdres romains, par leur mystère persistant, invitent les chercheurs à poursuivre leurs investigations, utilisant à la fois les méthodes traditionnelles et les technologies modernes pour percer les secrets du passé.

La fascination qu’ils suscitent, tant dans le domaine académique que dans la culture populaire, souligne l’importance de l’archéologie dans notre quête de connaissance sur les civilisations anciennes. Alors que de nouvelles découvertes continuent d’être faites, chaque dodécaèdre romain trouvé est un rappel de l’ingéniosité humaine et un puzzle historique de plus à résoudre.

Les dodécaèdres romains ne sont pas seulement des objets d’étude pour les historiens et les archéologues ; ils sont des symboles de notre quête perpétuelle pour comprendre notre passé et, à travers lui, nous-mêmes. Le mystère qui entoure ces artefacts antiques est un puissant moteur de curiosité et de recherche, nous incitant à continuer d’explorer, d’apprendre et de nous émerveiller devant les réalisations de nos ancêtres.

La rédaction du site chroniquesarcheo.com


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : artips.fr ; chroniquesarcheo.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Musée  de la Rhénanie à Bonn ; © Musée gallo-romain de Tongres | N.B. Un lecteur fidèle nous souffle dans l’oreillette les dodécaèdres pourraient également avoir servi de gabarit pour des pièces de monnaie, des pierres précieuses ou semi-précieuses.


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HORN, Rebecca (1944-2024)

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[CONNAISSANCEDESARTS.COM, 10 septembre 2024] Elle avait fait du corps la matière première de son art. L’artiste allemande, performeuse et plasticienne Rebecca HORN, née en 1944, est décédée le 6 septembre à l’âge de 80 ans dans sa résidence de Bad König, en Allemagne, où elle avait installé sa Fondation. Profondément influencée par le dadaïsme et le surréalisme, l’univers du cinéma et des automates, elle était célébrée internationalement depuis plus de quarante ans pour ses performances et ses sculptures hybrides où le vivant et l’inerte, le corps et la machine, se mêlent en de singulières métamorphoses. En 2014, à l’occasion de son exposition à la galerie Lelong, Connaissance des Arts  l’avait rencontrée dans sa Fondation, un lieu pluridisciplinaire à l’image de son oeuvre mêlant arts plastiques, poésie et musique.

Une longue bataille

On ne s’attend pas à trouver, dans ce petit village de Bad König, au sud de Francfort, un vaste ensemble architectural aux tuiles de céramique bleue comme au Japon. L’artiste allemande Rebecca Horn y avait installé en 2010 son atelier et un musée présentant ses œuvres, accompagné d’un espace d’exposition pour les jeunes artistes et d’un lieu de résidence pour les musiciens et les poètes. L’ensemble, baptisé The Moontower Foundation, accueille depuis chaque été des performances, des récitals de poésie, des films et des concerts.

C’était le résultat d’une longue bataille pour Rebecca Horn, chevelure rousse flamboyante et yeux verts : Mon grand-père a fondé ici une laiterie en 1890 et plus tard mon père y a construit une usine de textile, racontait-elle. Je suis née à cet endroit et j’y suis restée jusqu’à mes 9 ans avec une gouvernante roumaine qui était peintre, mon père et ma grand-mère. Après mes études, je suis partie à New York en 1972 et je ne suis revenue ici qu’en 1990, quand j’ai hérité de l’un de ces bâtiments dont j’ai fait mon atelier. Pendant plus de vingt ans, ma biographie indiquait que j’étais “en voyage”. Là, je pouvais commencer une nouvelle aventure”.

Peu à peu avait émergé l’idée d’une fondation qui exposerait en permanence son travail d’installations, systématiquement démonté au terme de chaque exposition ou conservé dans les réserves des musées, dans l’esprit de la Chinati Foundation de l’artiste Donald Judd à Marfa (États-Unis). Progressivement, elle avait racheté et fait rénover les bâtiments en ruine de l’usine de son père et les jardins en friche alentour, avec le soutien de mécènes. En 2010, elle avait ouvert un lieu qui lui ressemble : lumineux, ordonné, apaisant. Les lieux d’exposition, répartis autour d’une rivière, alternent avec des espaces de méditation pourvus de petites statues de Bouddha.

Des sculptures corporelles aux installations spectaculaires

Je suis devenue bouddhiste il y a vingt ans pour être en paix avec moi-même”, racontait Rebecca Horn, habillée de vêtements amples à la japonaise. Née en Allemagne à la fin de la guerre, j’ai été atteinte en 1967 d’une grave intoxication pulmonaire en réalisant mes premières sculptures en polyuréthane et fibre de verre, durant mes études d’art à Hambourg. Alitée durant près d’un an dans un sanatorium, capable seulement de dessiner et d’imaginer des stratégies de survie, j’ai commencé à créer mes premières sculptures corporelles, dans le but de dialoguer avec le monde extérieur. Mes parents sont morts à cette époque. Dans mes premiers travaux, on retrouve toujours l’idée d’un cocon dans lequel je cherchais à me protéger, comme par exemple les éventails dans lesquels je pouvais m’enfermer et m’isoler (Éventail corporel blanc, 1972).

De ses premières “extensions du corps” (Toucher les murs simultanément avec les deux mains, 1974-75) portées lors de performances dans les années 1970, Rebecca Horn était passée à la réalisation de films (Le Danseur mondain, 1978, La Ferdinanda, 1981) et aux sculptures cinétiques, machines motorisées dotées d’une vie propre comme autant d’acteurs mélancoliques : La Machine-Paon, 1982, Les Âmes flottantes, 1990, etc. Depuis le milieu des années 1980, elle créait de spectaculaires installations dans des lieux chargés d’histoire, comme au Naschmarkt de Vienne en 1994, avec La Tour des Sans Nom où des violons mécaniques jouaient seuls en hommage aux réfugiés des Balkans ; ou dans l’ancien dépôt de tramways du camp de concentration nazi de Buchenwald à Weimar, où un wagon venait heurter violemment des murs de cendres aux côtés d’instruments de musique éventrés (Concert pour Buchenwald, 1999).

Rebecca Horn, Concert for Buchenwald (Installation, 1999). © Attilio Maranzano
Une œuvre d’art totale

Rebecca Horn écrivait de la poésie, dessinait, peignait, créait des sculptures et des installations, mettait en scène des films et des opéras. Elle inventait les décors et les costumes et dirigeait les acteurs, comme au Festival de Salzbourg en 2008 pour Luci mie traditrici de Salvatore Sciarrino. Certaines personnes pensent que je saute d’un médium à un autre, mais mon langage de signes et mon langage secret ne changent pas”, déclarait-elle à l’artiste et philosophe Démosthènes Davvetas en 1995. À 70 ans, elle affirmait vouloir faire émerger un Gesamtkunstwerk, une œuvre d’art totale.

En 2019, dans son atelier blanc méticuleusement rangé de la Moontower Foundation, elle mettait la dernière main, avec l’aide d’un assistant, à une sculpture motorisée : Between the Knives the Emptiness (Entre les couteaux, le vide), qui avait donné son nom à une exposition à la galerie Lelong à Paris. L’œuvre, constituée de trois couteaux et d’un gros pinceau japonais, fait référence à la notion bouddhiste de vacuité, “le degré le plus élevé de l’énergie” selon Rebecca Horn. Le concept d’énergie est essentiel dans l’œuvre de l’artiste. En 2002, elle avait transformé la piazza del Plebiscito à Naples en un espace traversé par l’énergie magnétique, en plaçant en hauteur des anneaux lumineux exactement au-dessus de crânes en fonte enchâssés dans les pavés, sur le modèle de ceux que l’on trouve dans les catacombes de la ville (Spiriti di Madreperla). Ainsi, l’énergie négative des crânes s’élève vers la lumière et la mort devient un apaisement”, pensait-elle.

Énergies invisibles et mécanique des fluides

Sur le sol de la cour intérieure de la Fondation, elle avait fait tracer un grand cercle afin que les énergies de la terre puissent se concentrer”. Il fait écho au cercle lumineux qu’elle avait fait apposer sur la cheminée d’usine de la Moontower Foundation comme un emblème. On retrouve la forme symbolique du cercle et de la lune dans toute son oeuvre, de High Moon (1991) à Moon Mirror (2003), où elle avait mis en place une colonne invisible d’énergie entre un miroir tournant sur le sol et un tourbillon de lumière en haut de la coupole de l’église du couvent Sant-Domingo à Pollença (Majorque).

À Bad König, l’ensemble des oeuvres exposées joue avec l’ombre et la lumière, à commencer par le Bain des larmes, un grand cube de verre contenant de l’eau dont la condensation crée des “perles de verre” en surface, reflétées par un miroir. La sculpture marque l’entrée du musée dédié aux installations de Rebecca Horn et à sa collection personnelle d’oeuvres d’artistes qu’elle admire: Joseph Beuys, Yannis Kounellis, Henri Cartier-Bresson, Marcel Duchamp. L’auteur du Grand Verre a profondément influencé l’artiste dans la genèse de ses machines hybrides. L’une d’elles, accrochée dans le musée baigné de lumière et de sons, est un hommage au livre de Kafka, Amerika (1990) : Il y a le parapluie qui tremble, les chaussures qui vibrent, le vieux violon juif avec sa triste mélodie – le passé de Karl Rossmann – la valise qui vole…”, expliquait-elle. La valise appartient à sa grand-mère maternelle, Rebecca Baelstein, dont elle portait le prénom.

Osmose musicale

Un peu plus loin, Hydra Piano (1990) met en oeuvre une mécanique des fluides : un long filet de mercure serpente dans un caisson de métal. Le mercure ou vif-argent est une référence à l’alchimie, pour laquelle Rebecca Horn se passionne depuis la lecture dans sa jeunesse des Noces Chymiques de Christian Rosenkreutz, du théologien Johann Valentin Andreae. De la sculpture L’Androgyne (1987) – composée d’une autre substance alchimique, le soufre – au film La Ferdinanda, l’artiste avait truffé ses œuvres de références à la transmutation. L’esprit de la transformation a toujours été un élément central dans le travail de Rebecca Horn”, souligne le jeune compositeur Hayden Chisholm dans le catalogue consacré à la Moontower Foundation. L’une de ses créations inspirée des chants mongols accompagne une installation de Rebecca Horn, The Warriors (2006), métamorphosant les espaces du musée en un lieu de recueillement. Une véritable osmose s’est opérée entre les compositions vocales et instrumentales de Hayden Chisholm et les installations de Rebecca Horn depuis le début de leur collaboration en 2003, date où il intervient dans la plupart de ses installations in situ. Nous travaillons depuis des années de façon intuitive. Je suis très fier d’être un couplet dans cette chanson le long de la rivière, avec les machines et les autres voix qui forment une part de sa vision.

Myriam Boutoulle


Rebecca Horn, “Bees Planetary Map” (2021) © kunstleben-berlin.de

[BILAN.CH, 09 septembre 2024] Elle était très connue sans être devenue pour autant une star populaire. Morte le 6 septembre à Bad König, Rebecca Horn conservait quelque chose de trop difficile d’approche pour cela. Quand on interrogeait l’Allemande sur les influences littéraires subies, elle répondait James Joyce, Franz Kafka, Samuel Beckett ou Jean Genet. Au cinéma, pour lequel elle avait donné plusieurs films de fiction, c’était Luis Buñuel ou Pier Paolo Pasolini. Très intellectuelle, la femme avait quelque chose d’intimidant. L’interlocuteur sentait qu’elle avait étudié en plus de l’art la philosophie. La création germanique garde volontiers un caractère cérébral quand il ne se veut pas expressionniste, et donc spontané. Or tout semblait très réfléchi tant dans les œuvres que les performances de l’artiste.

Née en mars 1944…

Rebecca Horn était née dans un moment difficile, mars 1944. Elle subira ainsi les séquelles de la guerre. Ne pas parler allemand en dehors du territoire national, par exemple. “Les gens nous détestaient.” Sa position ne se révélait pourtant pas si inconfortable, même si la plasticienne préférait en évoquer les côtés sombres. L’adolescente était l’héritière d’une fabrique de textiles qui se trouvait dans sa famille depuis des générations. Il lui aurait logiquement fallu la reprendre, ce qui ne l’intéressait guère. La fillette dessinait déjà sous l’impulsion d’une gouvernante roumaine. Elle commencera donc des études d’art, fâcheusement interrompues en 1964. Cette année-là, à Barcelone, la jeune femme contracta une infection pulmonaire l’obligeant à passer une année entière dans un poumon d’acier. Tout est parti de là. Du corps ennemi et contraint. De l’immobilité forcée. D’une solitude en pays étranger.

Dans les années 1970, l’artiste se fait ainsi connaître par ses premiers travaux. Coup de chance, ils se révèlent dans l’air du temps. La performance occupe, sans jeu de mots, le devant de la scène. Rebecca se produit avec des ajouts de sa création qui forment autant de prothèses. Ces extensions constituent autant des gênes que des aides pour son corps imparfait. Apparaît du coup l’éventail, qui tantôt cache tantôt révèle. Rien à voir avec le “truc en plumes” de Zizi Jeanmaire, bien que la forme soit la même. Aucun élément ludique ou joyeux ici. Il y a toujours quelque chose de grave chez Rebecca Horn. Elle est “todernst”, pour reprendre un mot n’existant que dans sa langue maternelle. Autrement dit d’un sérieux mortel [ou ‘sérieuse à mourir‘]. Tout en sa personnalité évoque la difficulté. L’effort. La douleur. Le mal-être. Elle n’est pas pour rien la contemporaine et la compatriote de la danseuse Pina Bausch.

Succès mondial

Rebecca se voit vite remarquée. En 1972, elle fait partie à Kassel de la Documenta5 que réalise le Suisse Harald Szeemann. Une sorte de gourou de la modernité. Szeemann adoube autant qu’il expose. On verra dès lors la femme un peu partout, que ce soit en personne, par ses œuvres ou grâce à ses films. Elle tâte en effet de l’ensemble des arts, y compris la mise en scène d’opéra. Le public pourra ainsi juger à Wiesbaden sa vision de l’Elektra de Richard Strauss. Ses œuvres (qui sont parfois les restes de ses performances) se vendent bien, y compris aux Etats-Unis. C’est du reste son galeriste new-yorkais Sean Kelly qui vient d’annoncer son décès. Les collectionneurs et les musées d’outre-Atlantique ont dû se voir travaillés au corps, si j’ose dire vu les caractéristiques de la production de Rebecca Horn. Elle deviendra la première à recevoir en 1993 une exposition en solo au Guggenheim Museum. C’était alors bien plus difficile pour une femme de se voir exposée.

Rebecca a traversé sans peine les décennies, même si le monde de l’art est peu à peu revenu à des médias plus classiques, comme cette peinture un peu trop vite annoncée comme morte. Cette rousse flamboyante (je ne vois que la couturière Vivienne Westwood, à qui elle ressemblait en plus physiquement, pour l’égaler) recevait ainsi des hommages, des rétrospectives et des distinctions. La liste des prix obtenus possède quelque chose d’impressionnant. Ce doit être la femme la plus galonnée de l’art contemporain. Ses œuvres se retrouvent donc logiquement aujourd’hui partout, même si elles ne se voient en général pas mises en avant. Il ne faut pas aller bien loin pour en trouver. Le MCB-a de Lausanne en détient via la galeriste Alice Pauli. A Genève, où le Mamco vient d’inaugurer son accrochage d’automne dont je vous parlerai bientôt, il y a aussi un Rebecca Horn dans une salle en ce moment. Avec des plumes bien sûr, même si celles-ci ont perdu leur fraîcheur originelle. Comme le corps, dont Rebecca a tant montré les limites, les parures des volatiles se fatiguent.

Pour l’instant, la disparition de l’artiste à 80 ans ne soulève pas les rédactions comme un seul homme (ou une seule femme). Ce n’est pas qu’il y ait gêne vis-à-vis de la personne, comme avec Carl Andre qui a peut-être défenestré son épouse. C’est que Rebecca Horn reste, en dépit de tout une artiste pour happy few, difficile à expliquer. Ses performances historiques sont par ailleurs demeurées discrètes. Rien à voir avec Marina Abramović et son spectacle parfois grand-guignolesque. Nous sommes avec elle entre gens bien élevés, qui ont si possible eux aussi étudié la philosophie… J’ai failli écrire “entre élus”. Après tout, pourquoi pas ? Nous sommes finalement avec Rebecca dans une chapelle. J’en resterai là. La messe est dite.

Etienne Dumont


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation, correction et décommercialisation par wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : image en tête de l’article : vue d’ensemble, exposition Haus der Kunst 2024 © VG-Bild Kunst ; © Attilio Maranzano ; © kunstleben-berlin.de


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DADO : L’exposition Marguerite Radoux à la Galerie des Beaux-Arts (Liège, 2024)

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La nouvelle exposition de la Galerie des Beaux-Arts de Liège met à l’honneur l’art pictural de Marguerite RADOUX (Liège 1873-1943). Fille de Jean-Théodore Radoux (le bouillonnant directeur du Conservatoire de Liège à la source de l’actuelle Salle Philharmonique), petite-nièce de l’homme politique liégeois Charles Rogier, l’un des fondateurs de la Belgique, la jeune femme entame à la fois des études artistiques et musicales (elle se destine au chant), incapable de se limiter à une seule discipline. Si sa carrière de cantatrice s’interrompt pourtant assez vite, faute de réel talent (elle se contente en fin de compte d’interpréter les mélodies de son père, de son frère Charles et de son amie, la compositrice et cheffe d’orchestre Juliette Folville), sa carrière de peintre est de toute évidence d’une autre trempe, l’enseignement que lui dispense Adrien De Witte y est sans doute pour quelque chose.

Sophie Wittemans qui signe le beau catalogue de la rétrospective, rappelle que Marguerite a exposé par moins de 55 fois entre 1897 et 1941. Sa production devait compter près de 200 œuvres, des huiles, pastels et fusains. Une trentaine a pu être retrouvée, alimentant la première rétrospective qui lui est consacrée depuis sa mort.

Sa peinture fut très favorablement reçue par les critiques de son temps ! On y décela un tempérament impérieux, celui d’une jeune femme déterminée à ne pas se laisser impressionner par un monde artistique dominé par les hommes. Elle se définit dès 1898 comme “peintre”, non comme “artiste femme” ou “femme artiste“, choix pour le moins révélateur d’un caractère libre et bien trempé !

Marguerite privilégie d’ailleurs l’art du portrait plutôt que celui des paysages ou de la nature morte, genres dans lesquels ont attendait davantage les femmes à l’époque. Ses modèles, à commencer par son père ou par Juliette Folville (que l’on voit notamment diriger un opéra-comique de Jean-Noël Hamal sur la scène de l’actuelle Salle Philharmonique) sont croqués sur le vif, à gros traits de pinceau. Sa pâte est dense, grasse, épaisse, son geste ne manque pas de rugosité, il souligne avec force les empâtements.

Les tonalités de Marguerite Radoux, souvent sombres jusqu’en 1914, font écho à une palette de couleurs restreinte mais subtile. L’artiste excelle aussi dans ses “tableautins”, ces scènes intimistes, ces moments d’émotion pris sur le vif et qui semblent concurrencer par le geste pictural presque instantané l’art de la photographie.

© Collection privée

En 1910, Marguerite, épouse en secondes noces le Français Fernand Outrières, un substitut du procureur de la République qui la mène successivement à Angoulême, au Havre, puis à Paris. Après la Première Guerre mondiale, son art prend une autre tournure, il est influencé par le fauvisme (a-t-elle vu les œuvres de Raoul Dufy au Havre ?) et par une modernité qui met en avant une pâte aux aplats plus larges.

Vers 1929, elle reçoit sa première commande officielle, émanant du Sénat belge : Charles Magnette, Président de l’institution, lui demande d’être portraituré. C’est la première fois depuis la création de l’institution, qu’un président du Sénat demande à une femme de réaliser son portrait. Le résultat est éblouissant de force et de vérité !

Même si elle revient de temps en temps en Belgique, notamment auprès de sa famille à Esneux (ce qui nous vaut quelques paysages réalisés en extérieur), Marguerite tentera de s’imposer sans succès en France. Sa carrière est notamment compromise par un scandale financier qui éclabousse son mari. Elle réalise cependant quelques belles natures mortes dont une, non datée, est extraordinaire par ses couleurs (plus impressionnistes) et par le jeu de mise en abîme qu’on y décèle (l’arrière-fond de l’œuvre représente le dos d’un tableau, et, très curieusement, l’œil du spectateur a l’impression que les fruits et objets peints à l’avant-plan se confondent avec ce tableau dans le tableau, comme si l’on avait à faire à une peinture de nature morte à l’arrière d’une véritable nature morte).

La Deuxième Guerre mondiale la contraint au silence, elle meurt du reste durant le conflit, dans un hôpital des environs de Paris, circonstances qui expliquent sans doute que son art soit tombé dans l’oubli ! La Galerie des Beaux-Arts de Liège rend heureusement justice à une artiste qui mérite plus que de la simple considération !

Stéphane Dado

A voir jusqu’au 24 novembre 2024 !

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction, édition et iconographie | contributeur : Stéphane Dado | crédits illustrations : en-tête RADOUX Marguerite, Nature morte (vase à fleurs, fruits, coupe, poupée) (1927-28) © Gérald Micheels, Musée des Beaux-Arts de Liège – La Boverie.


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SAITÕ : Un communisme décroissant pour enrayer la catastrophe ?

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[TERRESTRES.ORG, 20 septembre 2024] Ces bonnes feuilles, précédées d’une introduction, sont extraites du livre de Kōhei Saitō, Moins ! La décroissance est une philosophie, traduit par Jean-Christophe Helary et publié au Seuil en septembre 2024.

Un communisme décroissant

EAN 9782021544862

Telle est la formule sous laquelle se déploie, depuis 2020, la pensée de Kōhei Saitō. À l’instar d’autres, Saitō explore un Marx peu connu car non encore publié : celui des carnets de notes tardifs, des écrits que Marx a composés à la fin de sa vie sans pouvoir en achever l’analyse et qui révèlent pourtant une inflexion majeure dans sa pensée. Le philosophe allemand se passionne alors pour les recherches de son temps dans le domaine des sciences naturelles – agronomie, chimie, botanique… En consignant informations et réflexions sur des thèmes tels que la déforestation excessive, la surutilisation des combustibles fossiles ou encore l’extinction des espèces, il jette les bases d’une critique écologique du capitalisme.

Partant de là, Saitō invite à reconsidérer complètement le marxisme et le communisme, et propose de “mettre à jour Le Capital à l’ère de l’anthropocène“, pour en faire un outil d’analyse et de changement de l’état actuel du monde, des désastres humanitaires, des catastrophes écologiques et du creusement des inégalités.

Ainsi que le philosophe japonais l’expliquait à Terrestres l’année dernière, le communisme qu’il défend diffère en tout point du communisme productiviste, et se construit à des années-lumière du “communisme” dévoyé en capitalisme d’État autoritaire et répressif tel que l’a connu le 20e siècle. Saitō élabore une pensée du commun qui invite à réenvisager la société depuis les biens communs – eau, terre, alimentation, santé, éducation… Pour cela, un mot clé : décroissance.

Au-delà des débats que son travail nourrit dans le milieu restreint des penseurs marxistes, et notamment des écosocialistes, Kōhei Saitō a conçu son livre pour un large public, dans un style clair et didactique. Il reste que le succès de l’ouvrage – 500 000 exemplaires vendus – interpelle : dans un pays (le Japon) où le communisme a mauvaise presse, qui aurait misé sur un inconnu qui parle de Marx, d’anticapitalisme et de catastrophe climatique sur près de 400 pages ?

En ce mois de septembre 2024, alors que l’été brûlant qui a éprouvé le Japon se poursuit inhabituellement, l’ouvrage de Saitō, désormais traduit dans 12 pays, paraît en France.

Une voie pour conjurer la barbarie

Dans les chapitres précédents, Saitō a déployé une analyse de la catastrophe climatique au prisme du creusement des inégalités mondiales, et passé en revue les fausses solutions qu’entendent y opposer de nombreux gouvernements et courants de pensée : Green new deal, Objectifs de développement durable, technosolutionnisme et autres réponses illusoires qui entendent avant tout gagner du temps et assurer le maintien d’un capitalisme pourtant au cœur du problème.

Dans ce chapitre 7, Saitō part du schéma des “4 scénarios” élaboré dans un autre livre à succès : Climate Leviathan: a Political Theory of Our Planetary Future, dans lequel les auteurs imaginent des scénarios politiques possibles sur un mode spéculatif, c’est à dire non pas comme des programmes qui viseraient à conjurer les bouleversements climatiques mais comme des réactions qui aboutiraient à un nouvel ordre du monde.

À trois scénarios proprement cauchemardesques – maoïsme climatique, fascisme climatique et barbarie – s’ajoute un quatrième, appelé “X”, qui constituerait la seule voie acceptable et même désirable. C’est ce scénario politique mystère que Saitō explore ici, et qu’il appelle le “communisme de décroissance”.

Schéma des 4 scénarios extrait de Moins!, p.248.

Face au sombre constat et aux dangereuses impasses analysées jusque-là dans son livre, que faire ? Première chose, répond Saitō : changer le travail.

D’après Le Capital, le seul moyen de réparer les ruptures créées dans le métabolisme matériel entre la nature et l’humain, c’est de révolutionner le travail pour rendre possible une production compatible avec les cycles naturels. Les humains et la nature sont reliés par le travail. C’est pour cela que transformer le travail est d’une importance décisive pour dépasser la crise environnementale. (p.263)

Le capital cherchant à augmenter indéfiniment sa propre valeur à travers le cycle productif, il a sans cesse besoin de mobiliser du travail et des ressources pour dégager de la plus-value. C’est ce processus absurde et mortifère qu’il est urgent de stopper, d’autant qu’il aboutit à ce qu’on appellerait aujourd’hui un désastre écologique, et que Marx nommait “rupture métabolique” : un déséquilibre profond dans les cycles naturels causé par les activités humaines depuis la Révolution industrielle. Le cas le plus connu est celui du sol, gravement épuisé par l’agriculture moderne, que Marx analyse à la lumière des travaux du chimiste allemand Liebig.

C’est donc Marx que Saitō convoque ici, ce Marx tardif ignoré des marxismes productivistes et technophiles du 20e siècle, dont le travail sert de “clef” pour reconsidérer le travail et la catastrophe socio-climatique.

Saitō identifie cinq piliers nécessaires au communisme décroissant qu’il défend : “réhabiliter la valeur d’usage“, “réduire le temps de travail” et “abolir sa division standardisée“, “démocratiser le processus de production” et “remettre au premier plan le travail de soin“.

Pilier 1 du communisme de décroissance : le passage à une économie de la valeur d’usage

Même le marxisme traditionnel nous disait qu’il fallait considérer la valeur d’usage pour se libérer de la production et de la consommation de masse et qu’il fallait donc passer à une économie qui valorise cette valeur d’usage. C’est écrit en toutes lettres dans le Capital. Commençons par voir ce que cela veut dire.

Marx fait une distinction entre les attributs de la marchandise que sont sa valeur et sa valeur d’usage. Je l’ai écrit au chapitre 6, dans le capitalisme, qui vise l’accumulation du capital et la croissance économique, la valeur, en tant que marchandise, est l’attribut le plus important. L’objectif premier du capitalisme est la multiplication de la valeur. Peu importe ce qui est vendu tant que ça l’est. En d’autres termes, la valeur d’usage (utilité), la qualité du produit, son impact sur l’environnement, tout ça n’a aucune importance. En conséquence, une fois la marchandise vendue, elle peut tout aussi bien être jetée, cela ne change rien.

Cependant, l’augmentation des capacités de production dans le seul but de multiplier la valeur crée un certain nombre de contradictions lorsque l’on considère celle-ci dans une perspective plus large. Par exemple, la réduction des coûts par la mécanisation stimule la demande et permet de vendre des marchandises en grande quantité, mais le processus endommage profondément l’environnement.

Par ailleurs, l’augmentation de la capacité de production conduit naturellement à la production d’une plus grande quantité de biens. Tant que les marchandises se vendent bien, il importe peu que cela soit bénéfique ou non pour la reproduction de la société, puisque le système capitaliste ne se concentre que sur la valeur en tant que marchandise. Et on néglige ainsi ce qui est réellement nécessaire à la reproduction de la société.

On a vu plus précédemment que pendant la pandémie, le système de production des produits essentiels pour nous protéger, respirateurs, masques, solutions désinfectantes, n’était pas suffisant. Les pays prétendument développés n’étaient même pas en mesure de produire suffisamment de masques, car ils avaient préféré délocaliser la production à l’étranger pour réduire les coûts. Tout cela n’est que le résultat de la priorité mise sur la multiplication de la valeur par le capital au détriment de la valeur d’usage. En temps de crise, la conséquence en est la perte de résilience.

L’objectif premier du capitalisme est la multiplication de la valeur. Peu importe ce qui est vendu tant que ça l’est. L’utilité, la qualité du produit, son impact sur l’environnement, tout ça n’a aucune importance.

Cette production qui se focalise uniquement sur les biens positionnels, les produits de luxe, la publicité et l’image de marque au détriment de la valeur d’usage nous sera fatale à l’ère de la crise climatique. Il y a quantité de choses à faire pour garantir un accès universel à la nourriture, à l’eau, à l’électricité, au logement et au transport, pour lutter contre les inondations, les tempêtes, et pour protéger les écosystèmes. C’est pourquoi nous devons donner priorité non pas à la valeur, mais à ce qui est nécessaire pour s’adapter aux crises.

Le communisme opère à cette fin un changement majeur dans la finalité de la production. Il fait en sorte que l’objectif de la production ne soit pas l’augmentation de la valeur en tant que marchandise, mais la valeur d’usage. Pour cela, il place la production sous planification sociale. En d’autres termes, au lieu de chercher à augmenter le PIB, l’accent est mis sur la satisfaction des besoins fondamentaux des personnes. Cette position, c’est la position de base de la “décroissance”.

Il est clair que Marx, dans ses dernières années, aurait vivement critiqué l’erreur que constitue ce consumérisme qui veut accroître les forces productives autant que possible pour produire autant que les gens le souhaitent. Se débarrasser du consumérisme tel que nous le connaissons aujourd’hui et passer à la production de ce qui est nécessaire à notre prospérité, tout en faisant preuve d’autolimitation, voilà le communisme dont nous avons besoin dans l’anthropocène.

Pilier 2 du communisme de décroissance : la réduction du temps de travail

Réduire le temps de travail et passer à une économie de la valeur d’usage pour améliorer nos vies modifieront profondément la dynamique de la production. Pourquoi ? Parce que cela va réduire considérablement les emplois à but lucratif. Et parce que la force de travail va être consciemment redistribuée pour produire les choses réellement nécessaires à la reproduction sociale.

Par exemple, le marketing ? La publicité ? Le packaging ? Tout ça ne sert qu’à susciter des désirs inutiles et peut être interdit. Les consultants ? Les banques d’investissement ? Inutiles. Les supérettes et autres restaurants ouverts toute la nuit ? En avons-nous vraiment besoin partout ? Les magasins ouverts toute l’année ? Les livraisons le lendemain ? On peut certainement s’en passer.

Si l’on arrêtait de produire ce qui n’a pas d’utilité, il serait possible de réduire considérablement les heures travaillées dans toute la société. La réduction du temps de travail ne fait que réduire les emplois qui n’ont pas de sens. En faisant cela, il serait possible d’assurer la prospérité réelle de la société. Mais il n’y a pas que ça. La réduction du temps de travail aura un impact non seulement sur nos vies, mais également sur l’environnement naturel. Marx l’écrivait dans Le Capital : la réduction du temps de travail est une “condition essentielle” pour passer à une économie de la valeur d’usage.

Les forces productives de la société contemporaine sont déjà suffisamment élevées. Elles ont été augmentées à un degré sans précédent par l’automatisation. À ce niveau, il devrait être possible de nous libérer de l’état d’esclavage salarié.

Le problème, c’est que sous le capitalisme, l’automatisation n’a pas pour fonction de nous libérer du travail, mais de nous menacer avec des robots et avec le chômage. Parmi nous, certains craignent tant de perdre leur emploi qu’ils travaillent au point de mourir de surmenage. C’est là qu’apparaît l’irrationalité du capitalisme. Plus vite on se débarrassera du capitalisme, mieux ce sera.

Le marketing ? La publicité ? Le packaging ? Les consultants ? Les banques d’investissement ? Inutiles. Les restaurants ouverts la nuit ? Les livraisons le lendemain ? On peut certainement s’en passer.

En comparaison, grâce au partage du travail, le communisme vise, quant à lui, à l’amélioration d’une qualité de vie qui n’est pas comptabilisée dans le PIB. La réduction du temps de travail limite le stress et autorise une meilleure répartition des tâches dans les familles.

Mais il ne faut pas non plus augmenter les forces productives sans réfléchir, simplement pour réduire le temps de travail. Il n’y a pas que les accélérationnistes bastaniens qui poussent les slogans réclamant notre libération du travail ou la semaine de quinze heures. On en trouve aussi chez les partisans de la décroissance. L’économie mécanisée a son charme. Le vieux Marx aurait dénoncé ça en disant que l’extrémisme qui consiste à totalement éliminer le travail après des réductions successives grâce à une automatisation totale est aussi problématique : augmenter à ce point les forces productives avec l’objectif de libérer les travailleurs aura forcément des effets destructeurs sur l’environnement mondial.

Et il faut considérer cette réduction du temps de travail par l’automatisation, du point de vue de la question énergétique également.

© marxiste.org

Considérons le cas d’une technologie qui permet de réduire à une seule personne le nombre de travailleurs nécessaires pour accomplir une tâche qui en nécessitait dix auparavant. Les forces productives ont ainsi décuplé. Mais les compétences du travailleur n’ont pas décuplé. Le travail des neuf autres travailleurs a été juste remplacé par de l’énergie fossile. À la place d’esclaves salariés, nous avons maintenant des combustibles fossiles qui travaillent comme esclaves énergétiques.

Ce qui compte ici, c’est le taux de retour énergétique (TRE) que l’on appelle aussi en anglais EROEI (Energy Returned On Energy Invested), c’est-à-dire, pour une unité énergétique qui rentre dans le système, combien d’énergie en sort.

Quand on regarde les chiffres du pétrole brut des années 1930, on voit que pour une unité d’énergie utilisée, on en obtient 100 en retour. La différence de 99 c’est la quantité d’énergie que l’on peut utiliser à volonté. Après les années 1930, le TRE du brut a considérablement baissé. De nos jours, on voit apparaître le problème que pour la même unité de pétrole brut on n’arrive qu’à 10 unités énergétiques. Pourquoi ? Parce que l’on a extrait tout le pétrole brut des lieux d’où il était facilement extractible.

À ce niveau, le TRE du pétrole brut est devenu équivalent à celui de l’énergie solaire qui est déjà considérablement plus élevée que l’éthanol tiré du maïs dont le TRE est de 1 (ce qui veut dire que pour une unité d’énergie utilisée, on n’en obtient qu’une, ce qui est complètement insensé). Si l’on passait à une société décarbonée en nous séparant de ces combustibles fossiles à haut TRE, nous devrions alors utiliser soit les énergies renouvelables, soit la biomasse. Cependant, s’il est possible de faire fonctionner des véhicules ou des machines avec des énergies renouvelables, ce n’est pas aussi facile pour les engrais chimiques, les produits phytosanitaires, le béton utilisé dans la construction, ou encore l’acier.

Cette transition s’accompagnerait d’une décélération de l’économie et rendrait la croissance difficile. La réduction de la productivité due à la réduction des émissions de gaz carbonique s’appelle “le piège des émissions“. Et puis, si l’esclave qu’est l’énergie disparaît, c’est l’humain qui doit travailler à la place, et de longues heures. Naturellement, cela freine la réduction du temps de travail et conduit à un ralentissement de la production.

Soit une technologie qui permet de réduire à un le nombre de travailleurs nécessaires pour accomplir une tâche qui en nécessitait dix auparavant: le travail de neuf travailleurs a été juste remplacé par de l’énergie fossile.

Nous n’avons pas vraiment d’autre choix que d’accepter un certain ralentissement de la production pour réduire les émissions de gaz carbonique. Et justement, parce que la force de travail va chuter, à cause de ce piège des émissions, il devient de plus en plus important d’affecter la force de travail aux secteurs qui en ont besoin et de réduire les tâches absurdes qui ne produisent pas de valeur d’usage. Il va être difficile, dans une société décarbonée, de réaliser la disparition du travail ou l’émancipation du travail en augmentant la productivité.

Il faut donc réévaluer l’argument de Marx selon lequel il est important de rendre le travail épanouissant et attrayant. C’est sur la base de cette constatation que je poursuis avec le pilier suivant.

Pilier 3 du communisme de décroissance : l’abolition de la division standardisée du travail

Même si l’on peut avoir gardé une image forte de l’Union soviétique abolissant la division du travail standardisé pour restaurer la créativité des travailleurs, on peut être surpris en apprenant que Marx, lui-même, pensait qu’il fallait rendre le travail attrayant. Même si le temps de travail est réduit, si les tâches sont ennuyeuses ou pénibles, c’est vers le consumérisme que nous nous tournerons pour évacuer le stress. Il est donc nécessaire de modifier l’objet du travail et de réduire le stress pour humaniser nos vies.

Si l’on observe les sites de production contemporains, la subsomption du capital par l’automatisation a encouragé le caractère monotone du travail. D’un côté, si des manuels très détaillés accroissent la productivité de manière considérable, ils privent également chaque ouvrier de son autonomie. Ennuyeuses, les tâches dénuées de sens sont partout.

Malgré cela, la question du travail n’est pas suffisamment discutée par les anciens décroissants, qui l’éludent. Leur discours actuel ne fait qu’envisager la réalisation d’activités créatives et sociales en dehors du temps de travail. Ils en concluent que l’automatisation doit réduire les heures de travail autant que possible, mais qu’il faut supporter le reste, même si c’est difficile.

Marx ne considère absolument pas le travail comme quelque chose à éviter. Au contraire, il considère que le travail doit créer les conditions subjectives et objectives pour lui-même, qui lui permettent de devenir un travail attrayant et amènent l’individu à la réalisation de soi. Il ne s’agit pas seulement d’augmenter le temps libre en tant que temps hors du travail, mais aussi d’éliminer la douleur physique et l’absence de but pendant les heures de travail. C’est-à-dire transformer le travail en une activité plus créative et plus épanouissante.

Selon Marx, la première étape nécessaire pour restaurer la créativité et l’autonomie du travail est l’abolition de la division du travail. Dans le cadre de la division capitaliste du travail, le travail est réduit à des tâches standardisées et monotones. Pour résister à cet état de fait, et rendre le travail attractif, il faut concevoir des sites de production où tout le monde peut effectuer des tâches variées.

C’est pour cela que Marx ne cesse de préconiser que la société future aura pour tâche de surmonter l’opposition entre travail intellectuel et travail physique, et celle entre villes et campagnes.

Enfants ouvriers © Musée du Saut du Tarn

Il insiste particulièrement sur ce point dans sa Critique du programme de Gotha. Dans la société future, les travailleurs ne seront plus servilement subordonnés à la division du travail, le travail ne sera pas seulement un moyen de subsistance, il sera la première exigence de la vie. C’est à ce moment-là que les capacités des travailleurs atteindront leur plein développement8.

Pour aboutir à cela, Marx met également l’accent sur une formation professionnelle égalitaire tout au long de la vie pour surmonter la subsomption et diriger, au sens propre du terme, l’industrie. Dans cette perspective, si l’on considère les pratiques existantes, on peut affirmer que l’accent mis sur la formation professionnelle par les coopératives de travailleurs ou autres est particulièrement important.

On peut même ajouter, sur la base de ces positions de Marx, que si nous abolissions la division standardisée du travail, nécessaire pour retrouver de l’humanité dans notre travail, la priorité à l’efficacité, qui sous-tend la croissance économique, disparaît d’elle-même, et c’est non plus le profit, mais le plaisir que l’on tire du travail et l’entraide qui deviendraient nos priorités. Si l’on envisageait la diversification des activités des travailleurs, la rotation égalitaire des tâches, et la contribution aux communautés, il est évident que l’activité économique connaîtrait un frein. Et c’est ça qui est souhaitable !

Marx ne cesse de préconiser que la société future aura pour tâche de surmonter l’opposition entre travail intellectuel et travail physique, et celle entre villes et campagnes.

Il n’est ici nullement nécessaire de rejeter la science ou la technologie. En nous aidant de la technologie, il nous sera possible de nous engager dans une plus grande variété d’activités. C’est le principe d’utilisation des technologies ouvertes dont j’ai parlé plus haut.

Cependant, pour développer ces technologies, il faut se libérer d’une économie centrée sur les “technologies-verrous“, c’est-à-dire une économie où il est plus facile de dominer les travailleurs et les consommateurs, car elle privilégie le profit, pour la transformer en économie qui privilégie, elle, la production de valeur d’usage.

Pilier 4 du communisme de décroissance : démocratisation du processus de production

Nous devons introduire les technologies ouvertes pour faire progresser la démocratisation du processus de production et, tout en insistant sur la valeur d’usage pour freiner l’économie, réduire le temps de travail. Cependant, pour mettre en place une telle réforme, il est nécessaire que les travailleurs détiennent le pouvoir de décision dans le processus de production. L’outil pour y arriver est la “propriété sociale” de Piketty.

La propriété sociale nous permet de gérer démocratiquement les moyens de production en tant que communs. Quelles sont les technologies à développer ? Quel est l’usage que l’on en fera ? Ce sont des décisions qui seront prises de manière ouverte après des échanges démocratiques.

Mais il ne s’agit pas que de technologie. De nombreux changements auraient lieu si les décisions concernant l’énergie ou les matières premières étaient également prises démocratiquement. Par exemple, il serait possible de remplacer l’approvisionnement électrique d’un fournisseur qui utilise l’énergie atomique par un approvisionnement qui utilise des énergies renouvelables produites localement.

Ce qui compte ici dans la perspective de Marx, c’est que la démocratisation du processus de production est aussi un facteur de freinage de l’économie. La démocratisation du processus de production, c’est la cogestion des moyens de production par association, c’est-à-dire que décider de ce que l’on produit, combien on en produit, comment on le produit, tout cela se fait démocratiquement. Bien sûr, il y aura des dissensions. Et sans possibilité de forcer quelqu’un à accepter un avis donné, le processus d’échange des opinions prendra du temps. La transformation principale que la propriété sociale apporte, c’est le ralentissement du processus de prise de décision.

De nombreux changements auraient lieu si les décisions concernant l’énergie ou les matières premières étaient également prises démocratiquement.

Ce processus est très différent de ce qui se passe dans les grandes entreprises aujourd’hui où l’opinion d’une poignée d’actionnaires influence fortement les orientations.

Si les grandes entreprises sont capables de prendre des décisions rapides en fonction de circonstances en constante évolution, c’est que les désirs de l’équipe de gestion servent de base à la prise de décision, de manière non démocratique. Ce que Marx appelle la tyrannie du capital. En revanche, ce qu’il appelle association met l’accent sur la démocratie dans le processus de production et donc ralentit l’activité économique. Si l’Union soviétique est devenue une dictature dominée par la bureaucratie, c’est parce qu’elle n’a pas pu accepter un tel système.

La démocratisation du processus de production qu’envisage le communisme de décroissance va transformer la société dans son ensemble. Les monopoles de plateforme, mais également la propriété intellectuelle qui, grâce aux nouvelles technologies que protègent leurs brevets, autorisent les entreprises pharmaceutiques, GAFA et quelques autres géants à générer des profits inimaginables, seront interdits. Le savoir et l’information ont vocation à devenir des communs partagés. L’abondance radicale que porte la connaissance doit absolument être restaurée. Une fois le savoir replacé dans les communs, sans les motifs que nous apportent la concurrence pour le profit ou les parts de marché, les entreprises privées n’innoveront plus aussi rapidement.

Mais ce n’est pas un mal. Le développement de technologies-verrous par le capitalisme pour générer de la rareté artificielle ne fait que prévenir le développement réel de la science et des techniques. Marx écrit dans la Critique du programme de Gotha que se libérer des contraintes que nous impose le marché autorisera chacun à développer pleinement ses capacités et grâce aux nouvelles technologies permettra une plus grande efficacité et une amélioration des forces productives.

Le communisme a pour objectif le développement de technologies ouvertes, en tant que communs, respectueuses des travailleurs et de la Terre.

Pilier 5 du communisme de décroissance : mise en valeur des services essentiels

Passer à une économie de la valeur d’usage et mettre en valeur les services essentiels à haute densité de main-d’œuvre, c’est, comme nous l’avons vu dans le chapitre 4, une rupture du même ordre que celle que Marx opère avec le productivisme pour accepter les limites naturelles. À ce sujet, j’aimerais souligner une dernière fois qu’il existe des limites réelles à l’automatisation et au passage au tout IA dont on parle partout en ce moment.

Les secteurs où la mécanisation est difficile et où des humains doivent effectuer les tâches s’appellent industries à haute densité de main-d’œuvre. Le travail de service à la personne (le care) en est un exemple typique. Le communisme de décroissance transforme nos sociétés en sociétés qui attachent de l’importance à ces industries. Cette transformation a aussi pour effet de ralentir l’économie.

Le soin est un type de production qui s’attache à la valeur d’usage. Les tâches du personnel soignant ne se limitent pas à nourrir, changer et laver une personne. C’est exactement la même chose pour le personnel d’éducation.

Pour comprendre comment attacher de l’importance à ces industries, je vais prendre ici l’exemple du travail du soin justement.

© francebleu.fr

Tout d’abord, il est évident qu’il est très difficile d’automatiser ce secteur. Dans ce domaine de la reproduction sociale où l’on met l’accent sur le soin et la communication, des situations irrégulières ne cessent de se produire à cause de la complexité et de la diversité des tâches demandées, et malgré les tentatives d’uniformisation et de systématisation des manuels. Comme il est impossible d’éliminer ces situations irrégulières, l’introduction de robots ou d’intelligence artificielle n’est pas efficace.

C’est en soi la preuve que le soin est un type de production qui s’attache à la valeur d’usage. Par exemple, le personnel soignant ne peut pas se contenter de suivre un manuel d’instructions. Ses tâches ne se limitent pas à nourrir, changer et laver une personne. Il doit aussi être à l’écoute et créer avec elle une relation de confiance pour pouvoir identifier les modifications physiques ou psychologiques à partir d’indices ténus, et réagir avec souplesse et au cas par cas en tenant compte de la personnalité et du passé de la personne accompagnée. C’est exactement la même chose pour le personnel d’éducation.

Ces spécificités font que ce travail du soin est également appelé “travail émotionnel“. On n’est pas à la chaîne. Ignorer les émotions de la personne accompagnée et il faut tout recommencer. C’est pour cela qu’il est impossible d’augmenter la productivité de ce travail de deux ou trois fois en augmentant le nombre de personnes accompagnées. Le soin, la communication sont des tâches qui nécessitent du temps, et puis les personnes qui ont besoin de ces services n’ont pas non plus envie de raccourcir le temps d’accompagnement consacré.

Bien sûr, il est possible de rationaliser un certain nombre de processus. Cependant, la poursuite de la productivité pour gagner de l’argent (valeur) est finalement la cause d’une chute de la qualité du service (valeur d’usage).

Or, précisément en raison des difficultés de mécanisation, le secteur du soin à haute intensité de main-d’œuvre est considéré comme ayant une productivité faible et des coûts élevés. Ces contraintes font que les travailleurs sont soumis à des exigences déraisonnables d’efficacité par les directions de ces services, mais également les gestionnaires proches des lieux de pratique, conduisant ainsi à des réformes et mesures de réduction des coûts tout aussi absurdes.

extraits de Kōhei Saitō, Moins ! La décroissance est une philosophie,
traduit par Jean-Christophe Helary (2024)


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : terrestres.org | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, Kōhei Saitō © nippon.com ; © seuil.fr ; © marxiste.org ; © Musée du Saut du Tarn ; © francebleu.fr.


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DADO : L’exposition Paul DELVAUX à La Boverie (Liège, 2024)

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On peut reprocher à Paul Delvaux un certain systématisme dans la répétition de ses thèmes (femmes nues, architecture antique, squelettes, trams et trains), on peut trouver sa figuration académique, son trait simpliste et maladroit, on peut regretter un univers surréaliste rêveur et naïf, éloigné de la pensée intellectuelle et de l’engagement politique d’André Breton et sa bande… Toujours est-il que, trente ans après sa mort, l’artiste wallon (il est né à Antheit, près de Huy) reste, pour un tas de raisons, une figure marquante et attachante de l’art belge du XXe siècle ! La superbe rétrospective proposée par le musée de La Boverie, à Liège, permet de toute évidence de ne pas s’arrêter à ces quelques défauts.

Tout en présentant quelques pièces maîtresses comme sa Vénus endormie, sa Crucifixion ou sa Mise au tombeau, l’exposition a le mérite de dévoiler des œuvres rares, souvent de premier plan, issues de collections privées. Et de constater d’abord que le monde de Delvaux, s’il doit beaucoup au surréalisme et notamment à Magritte et à l’art métaphysique de De Chirico, s’écarte malgré tout de ce mouvement en raison d’une primauté constante d’un certain onirisme. Avant tout, le peintre concentre et juxtapose les situations les plus improbables, celles de ses fantasmes et de son monde intérieur, pour créer un univers authentique et crédible, conforme – par le réalisme de ses éléments iconographiques – aux normes de la réalité. En cela, Delvaux relève davantage de ce courant typiquement belge et néerlandais qu’est le réalisme magique.

L’artiste est aussi une véritable éponge, son œuvre a absorbé diverses influences, c’est la somme de différentes parties qui, au fil du temps, finissent par former un tout cohérent et personnel. Delvaux tient d’abord de son maître, le symboliste Constant Montald, le sens de la composition et des perspectives bien marquées (sa force de frappe artistique), son attrait pour l’Antiquité grecque (renforcé par son amour immodéré pour l’Odyssée d’Homère, dévorée lors de ses humanités gréco-latines), son intérêt pour le nu féminin et pour le paysage peint d’après nature.

Il est aussi marqué dans sa jeunesse par le trait vigoureux et par les squelettes d’un Ensor (quand il suit la trace de ce dernier, la qualité de son dessin devient remarquable), par l’expressionnisme brutal et les personnages populaires de Permeke et De Smet (influence à laquelle son art renoncera par la suite), par les mondes silencieux et nocturnes d’un Magritte.

La visite (1939) © Stéphane Dado – Collection privée

Cette synthèse stylistique ne serait évidemment rien sans ces vestales nues, les yeux en amande, portant une lampe à pétrole, silencieuses et taciturnes à la façon des héroïnes de Maeterlinck, sans ces squelettes comico-tragiques dont l’humanité et le pathos explosent même dénués de chair (Delvaux n’a pas son pareil pour nous rappeler la triste finalité de la condition humaine), sans ces villes antiques dont les temples, les agoras et les propylées, vigoureusement plantés dans le décor, doivent beaucoup dans la pertinence de leur représentation à une année d’études en faculté d’architecture, rachetant, par la qualité de leur dessin, la pauvreté et la faiblesse de ses nus et portraits.

Delvaux ne serait pas Delvaux non plus sans les merveilleuses mécaniques de trams ou de trains dépeints avec une précision photographique, unique concession à la modernité alors qu’aujourd’hui ces véhicules confèrent une aura nostalgique et ‘vintage’ à son œuvre, dans une atmosphère ingénue qui n’est pas sans rappeler le courant de l’art naïf. Un examen détaillé des tableaux montrent aussi la récurrence d’objets ou de personnages (le miroir, le journal, l’homme en costume sombre) et le dédoublement régulier d’éléments au sein d’une même représentation (les sept vestales habillées à l’avant-plan d’une toile, que l’on retrouve nues, et de plus petite taille, dans la partie droite de l’œuvre) comme si, héritage probable du symbolisme oblige, une réalité du monde peut en cacher une autre…

Tous ces thèmes et ces procédés forment au final l’essence même de la mythologie onirique de Paul Delvaux, artiste qui n’a pas fini de nous dévoiler ses parts d’ombre et de mystère et qui mérite au final cette incontournable rétrospective, à voir jusqu’au 16 mars 2025.

Stéphane DADO

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[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction, édition et iconographie | contributeur : Stéphane Dado | crédits illustrations : en-tête, DELVAUX Paul, La gare forestière (1960), photos de Stéphane Dado © Fondation Paul Delvaux.


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Dans l’Antiquité, la sorcière était déjà le symbole d’un pouvoir féminin redouté

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[THECONVERSATION.COM, 7 novembre 2024] Si l’on associe habituellement la sorcière à l’époque médiévale, on trouve déjà des figures féminines qui jettent des sorts et sont décrites comme néfastes et castratrices dans les textes grecs et latins de l’Antiquité. Dans son ouvrage Sorcières, la puissance invaincue des femmes (Zones, 2018), l’essayiste Mona Chollet rappelle très justement que les grandes chasses aux sorcières se sont déroulées en Europe, aux XVIe et XVIIe siècles. La répression impitoyable de ces femmes jugées déviantes est un fait moderne.

On trouve cependant dans les textes grecs et latins de l’Antiquité des figures féminines que l’on peut qualifier de sorcières, dans le sens où elles jettent des sorts (sortes en latin) et sont vues comme des êtres nocifs. Quelles sont donc les principales caractéristiques de ces sorcières antiques ?

Les dix types de femmes selon Sémonide d’Amorgos

Rappelons tout d’abord que c’est le genre féminin presque dans son ensemble qui est le plus souvent présenté, dans l’Antiquité gréco-romaine, comme une calamité. Dans son poème Sur les femmes, composé au VIIe siècle av. J.-C., le poète grec Sémonide ou Simonide d’Amorgos classe les femmes en dix catégories dont huit sont associées à des animaux et deux à des éléments naturels. À partir de son œuvre, nous pouvons établir la typologie suivante :

Seule « l’abeille », c’est-à-dire la femme mariée et mère, possède des qualités aux yeux du poète. La sorcière appartient à la catégorie de la renarde ; mais elle peut aussi tenir de la jument ou, au contraire, de la truie, comme nous allons le voir.

Déshumaniser les humains

Circé est l’une des premières figures féminines de la littérature occidentale. Elle apparaît pour la première fois dans l’Odyssée, le fameux poème épique composé par Homère, vers le VIIIe siècle av. J.-C. On la retrouve encore, plus tard, dans l’œuvre d’Hygin (67 av.-17 apr. J.-C.), auteur de fables latines. Le fabuliste raconte que Circé s’était éprise du dieu Glaucus qui repoussa ses avances, car il était amoureux de la belle Scylla. Furieuse, Circé se venge de sa rivale avec cruauté. Elle verse un violent poison dans la mer, à l’endroit où Scylla a coutume de se baigner ; ce qui a pour effet de transformer la victime en chienne à six têtes et douze pattes (Hygin, Fables, 199).

Reléguée dans une île nommée Eéa en raison de ses crimes, Circé n’a de cesse d’y faire le mal. Elle transforme en bêtes les hommes qui ont le malheur de débarquer sur son île. Elle leur fait boire un kykeon, potion enivrante, composée de vin, miel, farine d’orge et fromage, auxquels elle mélange une drogue. Après les avoir ainsi étourdis, elle les transforme en fauves, en loups ou en porcs, d’un coup de sa baguette magique (Homère, Odyssée, X, 234-235). Circé règne sur une sorte de zoo, entourée des animaux qu’elle a elle-même créés et dompte pour son plus grand plaisir. Par ses maléfices, elle incarne la régression de l’humanité devenue monstrueuse ou bestiale.

Dans le roman d’Apulée, Les Métamorphoses, une vieille courtisane nommée Méroé change en castor l’amant qui l’a délaissée et le contraint à s’amputer lui-même de ses testicules (Apulée, Les Métamorphoses, I, 9). La sorcière déshumanise les hommes, tout en les privant de leur virilité.

Tuer des femmes et des enfants

Pasiphaé, sœur de Circé, possède, elle aussi, des pouvoirs néfastes. Pour se venger des infidélités de son époux, le roi de Crète Minos, elle lui administre une drogue qui ne lui fait aucun mal mais provoque la mort de ses maîtresses. “Quand une femme s’unissait à Minos, elle n’avait aucune chance d’en réchapper. […] Chaque fois qu’il couchait avec une autre femme, il éjaculait dans ses parties intimes des bêtes malfaisantes et toutes en mouraient”, écrit le mythographe grec Apollodore (Bibliothèque, III, 15, 1).

Chez le poète latin Horace, la sorcière Canidia découpe le corps d’un enfant encore vivant dont elle extrait le foie et la moelle, ingrédients qui lui serviront à confectionner ses philtres (Horace, Épodes, V).

Pour se venger d’une femme enceinte qui l’a insultée, Méroé lui jette un sort afin qu’elle ne puisse pas accoucher. Son ventre deviendra gros comme un éléphant, mais son enfant ne verra jamais le jour (Apulée, Les Métamorphoses, I, 9).

Détruire la nature

C’est aussi, de manière plus générale, la fertilité de la nature tout entière qu’anéantit la sorcière. Le poète latin Lucain imagine, dans La Pharsale, l’effrayante Erichtho. Elle ne vit pas parmi les humains mais dans une nécropole. Son maigre corps ressemble à un cadavre. Pendant les nuits orageuses et noires, elle court dans la campagne, empoisonne l’air et réduit à néant la fertilité des champs. “Elle souffle, et l’air qu’elle respire en est empoisonné“, écrit Lucain (La Pharsale, VI, 521-522). Comble de l’horreur, elle dévore des cadavres : elle boit le sang qui s’écoule des plaies des condamnés à mort, pendus ou crucifiés. “Si on laisse à terre un cadavre privé de sépulture, elle accourt avant les oiseaux, avant les bêtes féroces” (Lucain, La Pharsale, VI, 550-551).

Une célibataire sans enfants

Circé n’est ni mariée, ni mère.”Elle ne tire aucune jouissance des hommes qu’elle a ensorcelés […] ; ils ne lui sont d’aucun usage“, précise Plutarque (Préceptes de mariage, 139 A). On n’imagine pas, en effet, Circé faisant l’amour avec des porcs ou avec des fauves. Elle demeure donc célibataire et vierge. Cependant, le héros Ulysse parviendra à déjouer ses maléfices et à coucher avec elle. En la possédant, il lui fait perdre son statut d’électron libre. Tout est bien qui finit bien. Soumise, Circé devient une femme ‘normale’ au regard des représentations sociales de la Grèce antique. La renarde est transformée en abeille, selon la catégorisation de Sémonide. Réduite au rôle d’épouse aimante, elle accouchera de trois fils, écrit le poète grec Hésiode (Théogonie, 1014).

Une femme exotique

Circé habite une contrée lointaine, à l’extrémité occidentale du monde connu de l’époque. Elle est perçue comme une étrangère. Sa sœur Médée, elle aussi experte en philtres magiques, vit en Colchide, dans l’actuelle Géorgie, à la marge cette fois orientale du monde grec. Son nom serait à l’origine de celui des Mèdes, peuple du nord-ouest de l’Iran, selon l’historien antique Hérodote (Histoires, VII, 62). Circé et Médée incarnent une altérité féminine exotique.

Chez Apulée, Méroé porte le même nom que la capitale de la Nubie, aujourd’hui au nord du Soudan (Apulée, Les Métamorphoses, I, 7-9). Cette fois, c’est l’Afrique qui représente l’étrangeté. La sorcière est en relation avec les confins du monde.

Jeune fille charmeuse ou vieille femme hideuse

Circé est extrêmement séduisante et désirable avec sa belle chevelure et sa voix mélodieuse, attributs d’une féminité au fort potentiel érotique. C’est une ‘femme-jument’, selon la typologie de Sémonide d’Amorgos. Sur les céramiques grecques du Vᵉ siècle av. J.-C., elle apparaît comme une élégante jeune femme, vêtue d’un drapé plissé. De belles boucles ondulées s’échappent de sa chevelure noire, couronnée d’un diadème. La sorcière se confond alors avec la figure de la femme fatale.

HERMANS Charles, Circé la tentatrice (1881) © Collection privée

Dans cette même veine, à la fin du XIXe siècle, le peintre [belge] Charles Hermans imagine une Circé de son temps, jeune courtisane qui vient d’enivrer son riche client, sans doute pour mieux le dépouiller de son portefeuille. Brune et pulpeuse, elle évoque une gitane, adaptation moderne de l’exotisme de Circé.

Les auteurs d’époque romaine imaginèrent, quant à eux, des sorcières répugnantes physiquement que Sémonide d’Amorgos aurait rangées dans la catégorie des ‘truies’. Des vieilles dégoûtantes (Obscaenas anus), selon l’expression d’Horace qui propose une évocation saisissante de ce type féminin, à travers le personnage de Canidia. Son apparence est effrayante : ses cheveux hirsutes sont entremêlés de vipères. Elle ronge “de sa dent livide l’ongle jamais coupé de son pouce” (Horace, Épodes, V). Cheveux, ongles et dents constituent les contours anormaux de la sorcière, tandis que, de sa bouche, émane un souffle empoisonné “pire que le venin des serpents d’Afrique” (Horace, Satires, II, 8).

Qu’elle soit irrésistiblement séduisante ou d’une laideur repoussante, la sorcière antique incarne un pouvoir féminin considéré comme néfaste et castrateur ; elle symbolise une forme de haine de l’humanité et même de toute forme de vie. Elle est l’incarnation fantasmée d’une féminité à la fois contre-nature et, pourrions-nous dire, contre-culture.

Christian-Georges Schwentzel, historien


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, WATERHOUSE John William, Circé Invidiosa (détail, 1892) © Musée national d’Australie-Méridionale ; HERMANS Charles, Circé la tentatrice (1881) © Collection privée .


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LAÏCITE : Des experts de l’ONU s’obstinent à cibler la France laïque (communiqué, 2024)

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[UNITELAIQUE.ORG, 4 novembre 2024, communiqué de presse] Le 28 octobre 2024, des experts nommés par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU ont accusé la France de ne pas lutter contre les discriminations dont seraient victimes les femmes et filles choisissant de porter le hijab sur les terrains de sport. Ils mettent notamment en cause la décision du Conseil d’État d’autoriser la Fédération Française de Football d’édicter des règles prohibant le port d’insignes religieux pendant les matchs. Cet avis semblerait, selon eux, “sous-tendre que tout port du hijab dans l’espace public – expression légitime d’une identité et d’une croyance – est assimilable à une atteinte à l’ordre public.” “Toute limitation à ces libertés doit être proportionnée, nécessaire pour atteindre l’un des objectifs énoncés en droit international (sécurité, ordre et santé publique, droits d’autrui), et justifiée par des faits qui peuvent être démontrés, et non par des présomptions, des hypothèses ou des préjugés.” Fermez le ban.

Les experts signataires de cette déclaration dont la liste est disponible sur le site de l’une de ces très nombreuses agences que l’ONU finance et promeut avec zèle, se font les porte-paroles d’ONG et associations dont l’obsession semble être la laïcité et l’universalisme porteurs d’émancipation.

Non, l’interdiction de porter des signes religieux ostensibles sur les terrains de sport français, n’est pas une atteinte à la liberté d’expression ni à la liberté de manifester une “identité” que les “experts” onusiens seraient bien en peine de préciser. Ce n’est pas non plus un frein empêchant les femmes de “prendre part à tous les aspects de la société française dont elles font partie.” C’est tout le contraire. C’est l’occasion pour elles de s’insérer sans affichage communautaire dans des équipes mues par l’objectif de partager le goût du jeu et de la victoire sous les seules couleurs d’un club ou d’une sélection nationale.

D’autres pays, qui honnissent la laïcité dont s’honore la France et qui n’ont de cesse de solliciter la complicité d’instances internationales et d’associations pour mener cette guérilla, n’ont pas envers leurs propres ressortissantes les mêmes attentions en matière d’égalité et de liberté d’expression. On pourrait par exemple citer le sort réservé aux femmes afghanes ou aux Iraniennes.

Zar Amir & Guy Nattiv, Tatami (2023) © Mtropolitan FilmExport

À cet égard, en mettant en scène le geste libérateur d’une judokate arrachant sur le dojo son austère hijab pour enfin respirer librement et combattre son adversaire qui personnifie la société patriarcale et totalitaire du régime des mollahs, Zar Amir Ebrahimi, la réalisatrice du magnifique film iranien Tatami propose une réplique cinglante aux palinodies auxquelles nous ont désormais habitués l’ONU et ses “experts.”

unitelaique.org


En France, le site officiel VIE-PUBLIQUE.FR définit “La laïcité est un principe inscrit dans la Constitution. Elle garantit la liberté de conscience, l’égalité de tous les citoyens quelle que soit leur croyance, la neutralité de l’État à l’égard des religions et le libre exercice des cultes. La laïcité est un des principes définissant la République qui est “indivisible, laïque, démocratique et sociale” (art. 1 de la Constitution). Inscrite dans la Constitution de 1946 et reprise par la Constitution de 1958, la laïcité figure parmi les droits et libertés fondamentaux garantis par celle-ci, au même titre que l’égalité ou la liberté. Selon le Conseil constitutionnel (décision du 21 février 2013), résultent du principe de laïcité :

      • le respect de toutes les croyances et l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion ;
      • la garantie du libre exercice des cultes ;
      • la neutralité de l’État ;
      • l’absence de culte officiel et de salariat du clergé.

La loi de 1905 de séparation des Églises et de l’État est la clé de voûte de la laïcité en France.”


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction, édition et iconographie | sources : unitelaique.org ; vie-publique.fr | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © .


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NEYRAT : USA, le fascisme ou l’abolition (2020)

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[TERRESTRES.ORG, 20 octobre 2020] Depuis plus d’une décennie, presque chaque élection à travers le monde se solde par ce constat d’impuissance navrante : prévoir le pire. Que penser des élections américaines du 3 novembre [2020] prochain ? Une défaite de Trump pourrait-elle se muer en un coup de force fasciste ? Une victoire de Biden offrirait peu de choses, mais pourrait être le point d’appui minimal pour expérimenter d’autres façons de vivre aux U.S.A.

Que se passe-t-il aux U.S.A. ? À l’occasion des élections présidentielles, la précipitation d’une orientation fasciste de l’État : la société états-unienne saura-elle s’y opposer ? C’est à cette question que ce texte cherche à répondre, en analysant, d’une part, la manière dont l’esprit de la milice informe le fascisme états-unien, et, d’autre part, les conditions politiques qui permettraient d’abolir cet esprit délétère. Abolir, ou confirmer l’effondrement social, psychologique, et écologique des U.S.A. : telle est l’alternative.

Précipitation du fascisme

J’entends certes décrire un phénomène qui n’est pas nouveau : l’histoire des U.S.A. commence avec le génocide des natifs et se continue par l’esclavage, une prise sur les corps amérindiens puis Noirs à partir de laquelle se constitue la forme de vie Blanc ; elle est l’histoire de la modernité, où la brutalité est élevée au rang d’un droit que le capitalisme utilise pour écraser ceux qui s’y opposent ; l’histoire de l’éradication par tous les moyens possible des mouvements d’émancipations socialistes et communistes, au Moyen-orient comme en Amérique du Sud ; l’histoire des guerres impériales. Mais si cette vision au long cours est nécessaire à la compréhension du racisme structurel, de l’impérialisme et du clivage en termes de classes de la société états-unienne, elle risque cependant de rendre opaque ce qui s’est accéléré depuis l’investiture de Donald Trump.

Car on aurait tort de réduire Trump à un businessman ou à quelque pitre dangereux. Aidé par le Parti Républicain, les fondamentalistes chrétiens, et les puissants syndicats policiers hautement financés qui ne tolèrent pas d’être mis en cause, Trump a modifié en profondeur le système judiciaire (nommant à tour de bras des jeunes hommes blancs dans les cours de justice, et des membres ultra-conservateurs à la Cour Suprême qui décide en dernière instance de toute la vie institutionnelle du pays, de la validation d’une élection présidentielle aux lois sur le port d’arme et l’avortement), éliminé des services de renseignement ceux qui n’obéissent pas à ces ordres (notons au passage que la directrice de la C.I.A. nommée par Trump, a joué un rôle dans des programmes de torture), et détricoté les lois de protection environnementale. Sur le plan discursif, les prises de position de Trump et ses supports parlementaires sont en faveur des actes racistes, des théories complotistes de type QAnon – nous apprenant que le monde est gouverné en secret par des pédophiles cannibales – qui désormais se répandent aussi en Europe, et des milices d’extrême-droite.

Secondé par le Parti Républicain, Trump tente aujourd’hui d’invalider par avance l’élection de novembre 2020 à laquelle pourtant il participe, jouant ainsi sur deux tableaux à la fois au cas où il ne serait pas élu : en détruisant les services postaux, ce qui a pour effet de ralentir l’acheminement des bulletins de votes envoyés par la poste et pourra ainsi invalider les bulletins arrivés trop tard (au Texas, le gouverneur a eu une meilleure idée : se débarrasser des boites où les électeurs des régions à majorité démocrate peuvent déposer leur bulletin) ; en purgeant les listes électorales et exigeant des preuves d’identités parfois impossibles à produire ; en réduisant la possibilité de voter avant le 3 novembre (Early Voting), alors que le vote est un mardi, c’est-à-dire un jour où il est difficile de voter pour ceux qui travaillent ce jour-là ; en appelant des électeurs à voter deux fois, par correspondance et aussi le jour du vote, alors que c’est un crime ; en déclarant par avance les élections truquées ; en appelant les milices d’extrême-droite, genre Proud Boys, à surveiller les élections, c’est-à-dire à intimider ceux qui vont voter. Et il y a de quoi être intimidé, quand on est African-American, c’est-à-dire quand on est un sujet pouvant être tué impunément – tué avec la bénédiction du pouvoir en place.

Nietzsche avait raison de dire que les événements importants arrivent souvent inaperçus, avec la légèreté de pattes de colombes ; mais certains d’entre ces événements arrivent parfois avec des fusils d’assaut. Tout ce dont je parle est effectué au grand jour, il s’agit d’une fascisation directe, établie à partir d’actes revendiqués, justifiés, validés par les cours suprêmes de chaque État lorsqu’elles sont à majorité Républicaine, tout le contraire d’un complot obscur. Il semble d’ailleurs, pourrait-on dire à titre d’hypothèse para-freudienne, que plus la brutalité réelle est manifeste, sans discours cherchant à la dissimuler dans un jet de brouillard idéologique, plus c’est la dissimulation elle-même qui devient l’objet d’un investissement psycho-politique déplacé : une cause obscure, délirante (QAnon), cherche à évincer les causes évidentes (brutalité du pouvoir et de l’argent). On tue au grand jour (policier filmé en train d’asphyxier un sujet africain-américain), on ment effrontément, on expose sans vergogne la vie des populations au COVID-19. On déclare que de toute façon la démocratie n’est pas l’objectif de la société états-unienne.

Encore une fois : je ne pense pas que ces faits viennent de nulle part, et il est important de comprendre que la démocratie aux U.S.A. se mesure moins à la Constitution qu’à la lutte permanente pour abolir ce qui la rend impossible. Tout comme la langue y est véhiculaire, résidant dans son usage sans que l’équivalent d’une Académie Française ne la règle (l’anglais, notons-le, n’est pas constitutionnellement défini aux U.S.A. comme langue nationale), la démocratie aux U.S.A. est une pratique dont le destin est de se rejouer sans cesse. On dira qu’il en est ainsi partout, que la démocratie n’est que cela, une pratique sans garantie de pérennité, la nécessité de reprendre sans cesse l’active suppression du régime inégalitaire de l’existence. Sans doute, mais précisons alors deux choses :

      1. d’une part, ce régime inégalitaire est singulièrement mis à nu aux U.S.A., donnant lieu à une sorte d’insomnie démocratique émaillée de micro-coups d’État ;
      2. d’autre part, avec l’arrivée de Trump, le régime inégalitaire est désormais pratiqué sans anesthésie, à même le corps des populations méprisées : ce n’est plus même de la mise à nu, c’est de l’écorchement.

En ce sens, ce que je nomme la précipitation fasciste est un changement qualitatif qui ne peut se réduire à une simple augmentation quantitative du régime d’horreur ordinaire ; mais pour comprendre la nature de ce fascisme made in U.S.A., il est auparavant nécessaire de s’attarder sur le phénomène de la milice.

Milice partout

Des membres de la “Georgia Security Force” (2017) © Brendan Smialowski – AFP

Ce que je nomme la précipitation fasciste pourrait trouver son point de réalisation assez vite. Si Trump gagne, la fascisation risque de suivre son cours mais de façon plus ralentie, Trump préparant sa succession en 2024 en faveur de sa famille, fille ou fils ; mais c’est plutôt un autre scénario que je veux explorer ici, un scénario plus urgent : s’il ne gagne pas, Trump refusera le verdict des votes, et des armées d’avocats sont déjà préparées, du côté des Républicains comme des Démocrates, pour aller au combat juridique. Aux U.S.A., la tradition veut que celui ou celle qui a perdu appelle le vainqueur, littéralement, au téléphone, et concède la victoire ; mais ce n’est qu’une coutume et rien d’autre, et Trump ne concèdera rien, c’est ce qu’on lui a appris à faire. En fonction de la situation donc, Trump appellera les milices d’extrême-droite à descendre dans la rue ; il leur a demandé il y a peu, au cours de son premier débat télévisé avec Joe Biden, de “se tenir prêtes (to stand by).”

Or la milice (Militia) est l’une des composantes fondamentales de l’histoire de la gouvernementalité états-unienne, elle naît à l’époque coloniale, se développera comme instrument de contrôle des esclaves, et pourrait apparaître comme modèle pour la police de ce pays. Telle qu’elle est définie par le Second amendement de la constitution, la milice bien réglementée (Well-regulated) est dite “nécessaire” à la “sécurité d’un État libre”, et pour cette raison “le droit qu’a le peuple de détenir et de porter des armes ne sera pas transgressé (infringed)“. Mais le Second amendement est ou bien interprété pour insister sur la nécessité que la milice soit “réglementée” au niveau des États et de l’État fédéral, ou bien pour affirmer le droit de chaque individu à porter des armes. La seconde interprétation fleurit dans les groupes paramilitaires, farouchement anti-gouvernementaux, suprématistes (mais pas tous) et violents (pour nombre d’entre eux), qui affichent leur défense du Second amendement. Selon l’U.S. Code, ces groupes devraient être considérées comme appartenant à la “milice inorganisée“, par différence avec la “milice organisée” que sont la National Guard et la Naval Militia. “Inorganisé“, on le comprend, du point de vue d’un État ayant soi-disant le monopole de la force armée.

S’il est certes possible, quoique difficile, de dénombrer exactement les quelques dizaines de milliers de miliciens qui appartiennent aux trois cents groupes répertoriés (les “inorganisés“, donc), ce nombre n’est que la pointe locale de la milice entendue en son sens général, telle que l’U.S. Code en donne la définition : non pas “organisée” ou “inorganisée“, mais, en amont de cette distinction secondaire, constituée par “tous les hommes valides âgés d’au moins 17 ans et […] de moins de 45 ans qui sont, ou ont fait une déclaration d’intention de devenir, citoyens des États-Unis“. Tout citoyen male américain est un milicien potentiel (pour les femmes, elles doivent être d’abord membres de la Garde Nationale afin de prétendre au statut général de milicien), pouvant être mobilisé par le Congrès : en cas de guerre civile, afin de “supprimer les insurrections“, et pour “repousser les invasions“, (article 1, section 8, clause 15 de la Constitution).

Et cette potentialité pourrait rapidement devenir effective. S’il est vrai que les milices anti-fédéralistes (“inorganisées“) sont multiples et éparpillées, on assiste depuis 2016 à un “tournant collectif” de ces comportements individuels, et la pandémie actuelle, érodant la confiance dans le futur, semble nourrir le besoin individuel de se constituer une carapace de violence contre les atteintes de la réalité extérieure (qu’elles soient de l’ordre d’un virus ou d’une crainte bien plus imaginaire que réelle quant à la perte de pouvoir des Blancs). Ajoutez à cela les vétérans qui viennent grossir les troupes de miliciens, et l’”Armée pour Trump” composée de près de quinze milles volontaires que l’équipe de campagne de Trump et les Républicains ont recrutés, et vous comprendrez que la précipitation que je cherche à analyser consisterait à former une milice grâce à laquelle le fascisme Trumpien trouverait son armée personnelle, officielle, quelque Section Spéciale – telle la Schutzstaffel, l’organisation paramilitaire nazie – made in U.S.A.

Quant à la police, tout semble indiquer qu’elle ne s’opposera pas à des actions violentes générées par les milices en cas de défaite électorale de Trump et des Républicains. Pas seulement parce que, comme ailleurs dans le monde, les “sympathisants” d’extrême-droite y sont surreprésentés, mais aussi parce que la milice est son attracteur ontologique. Aux U.S.A. – et je remercie grandement Ingrid Diran de m’avoir expliqué cela – la police exprime moins la verticalité du “monopole de la violence légitime” Européen (Max Weber), autrement dit l’État, qu’elle ne concentre l’horizontalité dont la milice est le modèle-source, enveloppant la possibilité – pour part fantasmée, pour part soutenue dans le réel – d’une souveraineté individuelle dégagée de l’État (d’où la milice des Sovereign Citizens qui refuse tout pouvoir d’État) La milice est, pour la police, un modèle de souveraineté qui, au lieu de se référer au monopole vertical de la violence légale de l’État, peut laisser libre cours à sa propre théorie politique – rappelons, pour ceux que le concept de capitalisme racial intéresse, que dans le Sud des U.S.A. la police a pris la suite des Slave Patrols, alors que dans le Nord elle s’est constituée à partir de groupes de citoyens en charge de défendre les marchandises.

Voter ? (contre l’Un)

Se dessine alors la forme de fascisme qui pourrait cristalliser aux U.S.A. : Trump en leader féroce et vociférant qui, après avoir lors de la campagne présidentielle réduit le parti Républicain à une sorte de lobby pour lui et sa famille, s’appuierait sur une organisation paramilitaire chargée d’imposer par la violence l’Ordre Blanc, ouvertement misogyne et raciste, que le système judiciaire aurait pour tâche de légaliser. Entre la milice et le leader se formerait un continuum de souveraineté débridée, expression d’un narcissisme primaire pour lequel l’autre est, au mieux, un outil de jouissance (à exploiter, à envoyer travailler par temps de COVID-19), au pire une nuisance à éliminer. Cette souveraineté débridée aurait pour expression économique le capitalisme mercantile à courte vue qui caractérise aussi bien Trump depuis 2016 que les chefs d’entreprise qui le soutiennent, de la famille Koch aux compagnies pétrolières : non pas imaginer les sources de la valeur à venir (la Nouvelle Frontière), mais extraire de ce qui existe tout ce que l’on peut vendre immédiatement. Écorcher non seulement la démocratie mais aussi la Terre, jusqu’à l’os.

EAN 9782844184184

Dans une telle situation, voter prend un sens particulier. Pour ma part, j’ai eu plusieurs fois l’occasion d’écrire contre l’idée même du vote, associée par Jean-Paul Sartre puis Alain Badiou à son essence claire et distincte, formulée ainsi en 1968 : “Élections, piège à cons“. Et je reste plus que jamais du côté de Pierre Clastres, Jean-Jacques Rousseau et Etienne de La Boétie, contre l’Un. Rappelons en effet que le fameux texte de La Boétie De la servitude volontaire (1574), expliquant que pour mettre à bas le tyran seul compte le “désir” qu’on a de ne plus le servir, fut aussi appelé le “Contr’Un“. La politique du Contr’Un est celle qui s’oppose à l’autonomisation du pouvoir, et se déclare en faveur d’une société qui institutionnellement suspendrait la place du souverain. Une telle politique est donc au plus loin de tout vote consistant, comme dans le cas d’une élection présidentielle, à légitimer une fois de plus la place de l’Un.

Mais en novembre 2020, ce qui est en jeu n’est pas de décider entre deux expressions de la démocratie gouvernementale, mais de s’opposer à une tentative de forçage de type fasciste. Il ne s’agit pas d’une situation dans laquelle on va voter pour le “moins mauvais” des candidats, ce n’est pas – du côté des opposants à Trump – en termes de “choix” ou d’action sélective qu’il faut penser : le vote me semble à ce jour moins lié à son contenu (voter pour Biden) qu’à la difficulté de le réaliser, qu’à sa signification en tant qu’opposition à ce qui tend à l’empêcher matériellement (comme j’ai voulu l’expliquer dans la première section de cet article). Ce serait comme une sorte de vote négatif, ou, pour reprendre une expression de Pierre de Jouvancourt employée à l’occasion de sa lecture de la première version de ce texte, un vote de sauvegarde, c’est-à-dire (tel que j’interprète ce terme pour mon propre compte) un vote dont la fonction serait d’éviter que les écorcheurs puissent l’emporter dans les formes : que le coup d’État, s’il a lieu, soit alors aussi manifeste que possible au lieu de se réaliser à l’occasion de la réélection de Trump qui instillerait le fascisme sous couvert de légalité institutionnelle ; et que tous ceux qui refusent le fascisme en tirent les conséquences.

À moins de proposer une politique du pire, espérant que la situation actuelle pourrait mener à un effondrement bénéfique de tous les U.S.A., où sombrerait son penchant passé et présent à l’horreur. Une telle perspective oublie pourtant que dans l’abysse sombreraient également ceux qui s’opposent à cette horreur, ceux qui savent déjà ce que l’effondrement signifie parce qu’ils l’ont vécu. À ce titre, je ne conseille à quiconque d’aller dire à des descendants d’esclaves ou des rescapés du génocide des natifs que “le pire n’est pas certain” : pour eux, le pire est déjà arrivé, et notre tâche est d’en supprimer les répliques.

Fascisme, effondrement, abolition

Soyons clairs : si Biden est élu malgré tout président, il n’ira pas de son plein gré vers des transformations politiques majeures, celles qui permettraient d’éviter la captation narcissique de souveraineté, visible dans la pratique de Trump comme dans celle de la milice, et le vote de sauvegarde risque de se transformer en léger différé du fascisme. Mais je dis qu’il y a un momentum politique identifiable aujourd’hui aux U.S.A., et qu’il serait plus dommageable qu’utile de se passer, cette fois-ci, du vote comme point local – certes non-révolutionnaire, mais peut-être ponctuellement nécessaire – de cette politique. Les saillances de ce momentum politique sont les expériences de vie collective à distance de l’État (comme la zone autonome de Seattle), les manifestations en faveur des vies African-American massacrées, mais aussi les expressions d’un socialisme renouvelé (A.O.C., Bernie Sanders), et la politisation des minorités LGBT+. En aucun cas je ne considère ces formes politiques comme exprimant les mêmes orientations, et l’on devrait même souligner les oppositions qui les écartent les unes des autres : on ne voit pas très bien à première vue comment concilier position réformiste et position insurrectionnelle. Mais si, comme je le pense, les moments politiques cruciaux sont ceux où ces deux positions permutent (communiquent, se renversent et se dialectisent), alors il me semble justifiable de ne pas laisser aux mains des Trumpistes le pouvoir qui ne leur servira qu’à rendre invivables ces éventuelles permutations.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître aux yeux de ceux qui se font une idée uniforme des U.S.A., dénonçant une élite liberal (votant Démocrate) déconnectée tout en réduisant pourtant dans leurs articles l’évolution de la société états-unienne à sa composante la plus abjecte (Trump, le suprématisme blanc, etc.), je suis convaincu que ce pays est porteur de tout autre chose que ce qui est aujourd’hui au pouvoir, et que l’évolution des U.S.A. est hétérogène, presque bipolaire. C’est comme si le pire dont ce pays est capable était toujours accompagné de sa modalité la plus opposée, de l’alternative la plus révolutionnaire – il y a toujours des Black Panthers à l’horizon, toujours des sujets récalcitrants en provenance des undercommons pour inquiéter l’assurance et la stabilité supposée de notre habitation du monde.

Je ne suis bien entendu pas capable de connaître par avance le type d’évolution qui prédominera dans les prochaines années, et la plupart des articles que je lis ces derniers temps pronostiquent une persistance du trumpisme au-delà de Trump. Je préfère cependant insister sur une nécessité politique : si ceux que j’appelle les dépeuplés – c’est-à-dire ceux qui subissent la relégation hors des conditions de vie écologiquement, socialement, et psychiquement salubres – ne parviennent pas à emporter la société états-unienne vers l’abolition des institutions qui génèrent aussi bien la concentration du pouvoir politique et financier que le désastre écologique qui en provient, cette société s’effondrera. Elle s’effondrera écologiquement, socialement, psychiquement, et son fascisme deviendra un éco-fascisme, c’est-à-dire un fascisme technologiquement assisté dont l’objectif sera de préserver tant que possible l’ethnoclasse au pouvoir en confinant le reste de la population dans un milieu de moins en moins vivable.

L’abolition de l’Un : telle est la seule politique possible contre le fascisme, et contre l’effondrement. Je me réfère aux termes abolition et abolitionnistes tel qu’ils sont employés aux U.S.A., sans complément, pour définir une pensée de la politique ayant comme modèle le mouvement d’abolition de l’esclavage. On parlera dès lors d’abolition pour signifier la demande consistant à abolir la prison afin de mettre en place une forme de justice non pas répressive, mais réparatrice (restorative), s’effectuant dans le cadre de la communauté et non pas dans un espace de réclusion punitive. On parlera aussi d’Abolition Ecology pour insister sur la manière dont la propriété et la marchandisation de la terre (land), ainsi que la décision relative à la vie et à la mort des espèces animales (massacre des bisons à la fin des années 1860 afin de forcer les Natifs à se retirer dans des réserves), sont au cœur de l’injustice et du racisme environnemental : sans la remise en cause de l’expropriation raciale, il n’est nulle écologie politique réelle. Et le terme d’abolition peut aussi recouvrir la demande politique consistant à ne plus financer la police (defund the police) afin de supporter économiquement les structures d’autogestion des conflits et de la vie commune en général.

Tous ces usages éclairent l’étymologie du verbe abolir, abolere étant composé de ab, préfixe privatif, et d’une forme dérivée de alere, “nourrir” : abolir, c’est ne plus nourrir, autrement dit ne plus alimenter un processus, l’interrompre ; ne plus fournir la machine capitalo-raciale en énergie ; autrement dit modifier l’ensemble des structures institutionnelles afin que l’Un ne règne plus. Abolir est la politique du Contr’Un ; les formes que devraient prendre cette politique restent à décider collectivement.

Frédéric Neyrat, philosophe


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Plus d’opinions en Wallonie…

Connaissez-vous Françoise d’Eaubonne, la pionnière de l’écoféminisme ?

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[THECONVERSATION.COM, 18 novembre 2024] Si l’on associe souvent le mouvement écoféministe au monde anglo-saxon – où il s’est largement développé depuis les années 1970 – c’est une figure française, Françoise d’Eaubonne, qui est à l’origine du terme et du concept. Cette penseuse est aussi, et surtout, comme la plupart des figures du mouvement d’ailleurs, une femme d’action.

Née en 1920 au sein d’une famille bourgeoise, désargentée et fortement politisée, elle est d’abord autrice de romans et d’essais qu’elle écrit dès l’âge de 13 ans ; elle en publiera plus d’une centaine.

Infatigable militante, elle s’engage au Parti communiste après la Seconde Guerre mondiale, pour le quitter dix ans plus tard, s’insurgeant contre la position du parti préconisant aux soldats de rester dans les rangs de l’armée mobilisée lors de la guerre d’Algérie. Elle signera en 1960 le Manifeste des 121, pour le droit à l’insoumission.

Fortement influencée par Simone de Beauvoir qui deviendra son amie, elle participe dans les années 1970 à la création du Mouvement de libération des femmes (MLF), signe le Manifeste des 343 appelant à la légalisation de l’avortement, co-fonde le Front homosexuel d’action révolutionnaire et participe à l’attentat contre la centrale de Fessenheim.

En 1974, elle publie Le Féminisme ou la mort dans lequel elle emploie pour la première fois le terme d’écoféminisme.

Elle crée dans la foulée le Front féministe, rebaptisé plus tard Écologie et féminisme. Elle peaufine sa pensée écoféministe dans Écologie et féminisme. Révolution ou mutation ?, démontrant la proximité et l’imbrication des causes environnementales et féministes au sens large.

L’écoféminisme, une pensée en action

Le parcours de vie et l’œuvre de Françoise d’Eaubonne témoignent du profond engagement intellectuel et politique que réclame l’écoféminisme : au-delà de l’élaboration conceptuelle, il est surtout question d’agir pour la cause des femmes, des minorités et de l’environnement. Dans ce contexte, le corps occupe une place centrale : elle en souligne l’importance dans un texte court, De l’écriture, du corps et de la révolution où l’on peut lire :

Les coups, les opérations à vif, l’avortement, l’accouchement, il a tout vécu en défiant l’ennemi et se redressait en chantant.

Il s’agit d’incarner la connexion de l’être humain avec la nature, reconnaître que nous ne sommes pas en dehors ni au-dessus du monde naturel ; comme le souligne la philosophe Terri Field dans un article de mars 2000 : “Il est de l’intérêt des philosophes de l’environnement de commencer à théoriser l’incarnation avec une perspective spécifiquement écoféministe.”

L’incarnation, le corps, constituent les éléments centraux de cette approche : ils sont les moyens par lesquels nous, humains, nous connectons, ressentons, comprenons et in fine prenons soin – ou non – de notre environnement.

Répondre aux urgences sociales et environnementales

En 1965, un rapport scientifique alertait déjà la Maison Blanche d’un potentiel dérèglement climatique et de graves problèmes environnementaux.

Dès 1972, Françoise d’Eaubonne annonçait les prémices de sa théorie écoféministe en concluant dans son ouvrage Le Féminisme : Histoire et actualité :

Le prolongement de notre espèce est menacé aujourd’hui grâce à l’aboutissement des cultures patriarcales, par une folie et un crime. La folie : l’accroissement de la cadence démographique. Le crime : la destruction de l’environnement.

EAN 9782369354079

La principale thèse de l’autrice peut se résumer ainsi : la double exploitation de la femme et de la nature par l’homme – entendu respectivement comme genre masculin et genre humain – a généré une ‘bombe démographique’ qui conduira à la destruction de notre environnement. Pour elle, ni le socialisme ni le capitalisme n’ont réussi à offrir de véritables résultats dans la protection de l’environnement, parce que ni l’un ni l’autre ne remettent en cause le sexisme universel qui sous-tend l’ordre des sociétés. Pour elle, la solution consisterait en une prise totale de pouvoir des femmes sur leur pouvoir de procréation pour limiter drastiquement la croissance démographique et par conséquent les besoins de production et d’exploitation des ressources naturelles. C’est cette attention centrale portée aux femmes en tant que “procréatrices” qui cristallisera les nombreuses critiques des mouvements féministes et environnementalistes, qui taxeront Françoise d’Eaubonne d’essentialiste.

Ces attaques témoignent d’une mécompréhension de la complexité de la tâche que s’est fixée Françoise d’Eaubonne : reconnaître une réalité naturelle (ce sont les femmes qui portent et mettent les enfants au monde), tout en les désessentialisant (elles ne sont pas naturellement faites pour devenir mères). Pour elle, l’assignation à la procréation et à la maternité relève bien d’une construction sociale ; le contrôle démographique par les femmes elles-mêmes les libérerait du “‘handicap’ de la grossesse“.

L’épineuse question démographique

Les positions de Françoise d’Eaubonne sont souvent présentées comme néo-malthusiennes et vivement critiquées à ce titre : les politiques de contrôle démographique apparaissent comme des répressives, réduisant les libertés, notamment celle d’avoir des enfants.

La thèse selon laquelle le contrôle démographique viendrait pallier l’épuisement des ressources est également depuis longtemps réfutée par nombre d’économistes, selon lesquels le progrès technologique apporterait la solution au problème.

De nombreux travaux scientifiques (comme ici en 2008 et là en 2021) montrent cependant que des politiques démographiques bien menées seraient plus efficaces que d’autres mesures, comme la réduction technologique des émissions de gaz à effet de serre par exemple.

Les autrices et auteurs ne s’aventurent toutefois pas à dévoiler le contenu de telles politiques démographiques : la question reste centrale mais personne n’ose l’aborder tant elle est épineuse et cela à double titre. Premièrement, d’un point de vue historique comme le souligne la géographe Joni Seager, “le contrôle de la population est un euphémisme pour le contrôle des femmes”.

Deuxièmement, d’un point de vue idéologique, cette approche remet en cause les institutions et l’ordre social établi. Si Malthus prônait le retardement de l’âge du mariage et l’imposition de limites au nombre d’enfants par famille, se situant ainsi dans une structure patriarcale, d’Eaubonne propose la prise en main totale des femmes sur la procréation, renversant l’ensemble du système.

Il s’agirait d’opérer une mutation de la totalité, une révolution féministe qui comprendrait la disparition du salariat, des hiérarchies compétitives et de la famille, promouvant un nouvel humanisme. Pour d’Eaubonne,

…ce grand renversement [ne serait pas] le “matriarcat”, certes, ou le “pouvoir aux femmes”, mais la destruction du pouvoir par les femmes. Et enfin l’issue du tunnel : la gestion égalitaire d’un monde à renaître (et non plus à “protéger” comme le croient encore les doux écologistes de la première vague). Le féminisme ou la mort.

Virginie Vial


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © lalsace.fr ; © Le passager clandestin | Pour mémoire : Françoise d’Eaubonne a vécu et aimé à Liège, en Roture, pendant plusieurs années.


Plus de presse en Wallonie ?

Rétablir des passerelles : ode aux traducteurs et traductrices

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[LES-PLATS-PAYS.COM, 29 janvier 2024] Créateurs éminemment discrets, passeurs de culture qui jouent un rôle primordial dans la visibilité des écrivains, les traducteurs ouvrent des fenêtres dans le ciel des Lettres, décloisonnent, font découvrir au public francophone un nombre impressionnant d’auteurs flamands et néerlandais.

Au fil de plusieurs échanges avec Hans Vanacker, secrétaire de rédaction de la revue Septentrion, l’idée m’est venue d’écrire une ode aux traducteurs et aux traductrices sans qui, dans la tour de Babel des langues, chaque idiome demeurerait dans sa solitude, incompris des autres cultures. Nulle visée exhaustive dans cette convocation des traducteurs littéraires qui œuvrent à la découverte d’auteurs néerlandophones.

Ancien directeur de la Maison Descartes à Amsterdam et du Réseau franco‐néerlandais à Lille, directeur de la collection Lettres néerlandaises chez Actes Sud, immense traducteur, médiateur culturel qui assure le rayonnement et la circulation des Lettres, Philippe Noble a fait connaître en France, au public francophone, des auteurs néerlandais et flamands majeurs : Cees Nooteboom, Harry Mulisch, Etty Hillesum, Multatuli, Arnon Grunberg, David Van Reybroeck, Stefan Hertmans, Miriam Van Hee, Judith Herzberg… sans oublier le Journal d’Anne Frank.

Figure majeure du paysage de la traduction littéraire, dans un entretien avec Olivier Sécardin, Noble définit “le traducteur [comme] un chercheur d’un genre particulier”. Il a également mis ses compétences et son amour de la littérature au service de traductions du français vers le néerlandais, jetant son dévolu sur Marcel Proust.

On doit à Daniel Cunin, infatigable explorateur d’œuvres de romanciers, de poètes, de dramaturges, de bédéistes, d’essayistes flamands, la découverte en français d’un nombre impressionnant d’auteurs. Sa curiosité l’a porté vers les bandes dessinées aussi bien que vers le rivage poétique (Benno Barnard, Hester Knibbe – qu’il a traduite en collaboration avec Kim Andringa -, Radna Fabia, Gerry van der Linden). Art de la langue, de la perception intime de la musicalité, de l’appropriation-interprétation du texte, la traduction est avant tout une écoute, une transposition qui joue avec les puissances de la langue d’origine et de la langue d’arrivée.

Cette activité de transposition, Daniel Cunin l’a exercée en offrant une version française des poèmes mystiques écrits par Hadewijch d’Anvers, en brabançon (moyen néerlandais) au XIIIe siècle. Artiste d’un dialogue horizontal entre différentes langues, le traducteur est aussi le magicien d’un échange vertical qui ramène sur la scène du présent des textes plus anciens.

Écrivain, essayiste, traducteur d’auteurs polonais (Witkiewicz notamment), russes, tchèques, néerlandais, anglais, Alain van Crugten est le grand passeur de l’œuvre immense de Hugo Claus.

Depuis sa traduction en 1985 du chef-d’œuvre de Claus, Le Chagrin des Belges, Van Crugten a fait passer dans son alambic de traducteur bien des romans et des pièces de Claus, Honte, Le Passé décomposé, Le Dernier lit et autres récits, Mort de chien… L’autre géant des lettres flamandes qu’Alain van Crugten a fait découvrir aux francophones n’est autre que Tom Lanoye. De Méphisto for ever, La Langue de ma mère, Sang et Roses, Mamma Medea à Tombé du ciel, Esclaves heureux, Décombres flamboyants, le continent Tom Lanoye nous est rendu accessible en français.

La question “dis-moi qui tu traduis et je te dirai qui tu es” vaut pour tout traducteur. Faisons l’hypothèse que dans le cas de Marie Hooghe, les autrices et auteurs qu’elle a élus forment comme un autoportrait en creux. La quantité, le nombre des traductions impressionne autant que la diversité des registres (pièces de théâtre, biographies, littérature de jeunesse…). D’une insatiable curiosité, Marie Hooghe a notamment traduit des œuvres de Hugo Claus, de Louis Paul Boon, de Jef Geeraerts ou encore d’Ivo Michiels, d’Erwin Mortier, de Kristien Hemmerechts et de Paul Van Loon.

Mentionnons aussi l’importance de Maddy Buysse (1908-1994, traductrice de livres de Hugo Claus, Johan Daisne, Ivo Michiels et Harry Mulisch), Henry Fagne (1907-1978, traducteur de Guido Gezelle et Paul van Ostaijen), Anne-Marie de Both-Diez (1922-2009, traductrice notamment de Hella S. Haasse), Liliane Wouters (1930-2016, connue dans le monde francophone comme l’autrice de la pièce de théâtre La Salle des profs, mais aussi traductrice de textes et poésie en moyen néerlandais et de Guido Gezelle).

Il y a aussi Marnix Vincent (1936-2016, traducteur de Willem Elsschot, Hugo Claus, Gerard Reve, Leonard Lolens, Stefan Hertmans et Jozef Deleu, fondateur et ancien rédacteur en chef de Septentrion), Annie Kroon (Hella S. Haase, Anna Enquist,…), Xavier Hanotte, Isabelle Rosselin (plusieurs auteurs néerlandophones de renom). Et des traducteurs – poètes – écrivains comme Jan H. Mysjkin (traducteur, souvent en collaboration avec Pierre Gallissaires, de Paul van Ostaijen, Hans Faverey, Gerrit Kouwenaar et autres), Henri Deluy (1931-2021), Bart Vonck, Katelijne De Vuyst et d’autres.

Enfin, fondateur de la collection Bibliothèque flamande aux éditions du Castor astral, Francis Dannemark (1955-2021) a fait connaître auprès du public francophone des auteurs incontournables tels que Willem Elsschot ou Jef Geeraerts. Ce rôle de passeur est également assumé par les éditions Tétras Lyre, avec leur collection De Flandre.

Les passeurs de la jeune générarion

La traduction repose aussi sur la transmission d’un enseignement, sur la relève par les nouvelles générations formées par leurs prédécesseurs. La philosophie, la pensée de la traduction évolue, se métamorphose, varie d’un pays, d’un continent à l’autre. Les critères scientifiques, esthétiques des traductions, les approches du texte source sont soumises à des devenirs. Certaines traductions “vieillissent”, sont prisonnières d’un contexte historique déterminé, d’habitudes et de choix de traduction qui n’ont parfois plus cours des décennies plus tard. Histoire de regard, d’attention portée à tel ou tel aspect de l’écriture, éternelle question de la fidélité / trahison, du respect / recréation, du rapport entre la lettre et l’esprit tel que l’évoque saint Paul dans Épitres aux Corinthiens (“La lettre tue, mais l’esprit vivifie”).

Parmi les nombreux passeurs de la jeune génération, citons Kim Andringa (traductions poétiques surtout, d’œuvres de Hans Faverey, Charlotte Van den Broeck, Lucebert…) Françoise Antoine (traductrice de Jeroen Olyslaegers, Gerbrand Bakker, Annelies Verbeke…), Noëlle Michel (autrice et traductrice de romans d’Ewoud Kieft, de Hanna Bervoets, d’essais, de livres jeunesse…), Emmanuelle Tardif (traductrice entre autres de Lize Spit et Anna Enquist…), Guillaume Deneufbourg (traducteur notamment de Simone van der Vlugt) et Bertrand Abraham (traducteur de Jeroen Brouwers, Gerbrand Bakker, Tommy Wieringa, Douwe Draaisma, Martin Bossenbroek…).

À l’heure d’un appauvrissement de la diversité linguistique, où des idiomes meurent chaque jour, à l’heure où l’anglais, comme langue hégémonique, règne en maître au niveau mondial des échanges tant économiques que culturels, un fossé sépare linguistiquement le milieu littéraire de Flandre et des Pays-Bas (entièrement tourné vers l’anglais) et le milieu littéraire francophone. Plus que jamais, les traducteurs et traductrices rétablissent des passerelles qui sont comme des liens vivants entre des langues désormais chapeautées et menacées par la langue et la culture anglo-saxonne dominante.

Les traducteurs et traductrices s’avancent comme ce peuple de diplomates que Philippe Noble évoque dans l’entretien précité: “De mon point de vue, la traduction est une transaction, une sorte de négociation diplomatique, c’est‐à‐dire un compromis, entre la notion du texte source qu’a le traducteur (sa “lecture” du texte, qui n’est pas une lecture infaillible, mais qui a au moins l’ambition d’être “fidèle”) et ce qu’il croit pouvoir être transmis à la culture d’accueil”.

Véronique Bergen, écrivaine


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Savoir-traduire en Wallonie et à Bruxelles…

Halloween, une nuit à tombeaux ouverts

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[THECONVERSATION.COM, 27 octobre 2021] Halloween, fête automnale des morts, des fantômes et des sortilèges, connaît un destin troublé : de retour dans la “vieille Europe” au milieu des années 1990 et promue dans l’Hexagone par des instigateurs zélés – parc d’attraction et chaîne de fast-food à l’appui – cette fête suscite l’engouement ou le dédain. Regain festif et païen pour les uns, cheval de Troie de “l’impérialisme culturel américain” pour les autres, cette célébration paganiste ne laisse pas indifférent. L’Église catholique [italienne], émue de “l’influence néfaste” de la bacchanale, a même créé Holyween (soirée de prières en réaction), afin de donner un coup de balai aux histoires de sorcières.

Le premier intérêt d’Halloween, c’est la pluralité d’analyses auxquelles ce “néo-rite païen” donne lieu. Halloween marque le retour de “vieilles lunes” et de fêtes oubliées, ou qui étaient simplement en sommeil… attendant qu’on les exhume en quelque sorte. Ses origines sont tout à la fois celtiques et mexicaines. A l’origine, la même volonté de célébrer les morts, et de manifester aussi sa peur conjuratoire, avant d’entrer dans l’hiver et le cycle des nuits courtes, période anxiogène s’il en est.

La mort comme continuation de la vie

Les conquistadors espagnols découvrant le Mexique furent impressionnés par un rituel aztèque pratiqué de très longue date et qui leur paraissait sacrilège. Car, à l’inverse des Espagnols qui voyaient la mort comme la fin de la vie, les Aztèques la considéraient comme sa continuation. Ils gardaient des crânes comme des trophées et les exhibaient durant ces fêtes pour symboliser la renaissance et pour honorer les morts qui revenaient selon eux en visite à cette époque de l’année. Ne parvenant pas à éliminer ce rite, les Espagnols en fixèrent la date en même temps que celle d’une fête chrétienne : la Toussaint.

C’est le Jour des Morts, “el Dia de los Muertos“. C’est une fête joyeuse, moment où les âmes de ceux qui sont partis viennent rendre visite aux vivants. Cette fête dure deux jours, les 1er et 2 novembre.

A cette occasion, les Mexicains édifient des autels en souvenir de ceux qu’ils aimaient et déposent des offrandes sur leurs tombes. Et nombre de lieux publics sont décorés avec des représentations ironiques de la mort, des squelettes dansant et chantant comme des vivants, avatars exotiques et mouvants des danses macabres médiévales. Ces processions lancinantes ont été immortalisées (si l’on peut dire) par l’ouverture impressionnante du James Bond 007 Spectre en 2016.

C’est sur une base mythique et festive similaire que s’est développée l’Halloween européenne. Il était encore question de célébrer les défunts en parodiant la mort sous la forme de courges. Le rite est à tous égards païen, et il est compréhensible qu’il ne pût être en odeur de sainteté : on célèbre bruyamment les morts et les sorcières, on joue à faire (se) peur, on se grime de manière effrayante.

Outre-Atlantique, cette fête est célébrée depuis longtemps, puisqu’importée par les premiers immigrants au XVIIe siècle. Tous les 31 octobre, les enfants grimés en sorcières, fantômes et revenants déambulent en petits groupes dans les rues de leurs quartiers. Ils sonnent aux portes des maisons et exigent des friandises, au cri de “treat or trick“, “une faveur ou un sort“. En échange de menus présents, ces enfants, dont les masques effrayants symbolisent des âmes en peine, garantissent la tranquillité aux foyers visités. Halloween bénéficie d’un emblème fort, ces citrouilles évidées, édentées et emplies de bougies, qui exposées aux fenêtres et dans les vitrines, donnent à la soirée son côté inquiétant, irréel et morbide.

Un rite d’inversion

D’un point de vue anthropologique, Halloween exprime des angoisses à l’œuvre dans toutes les sociétés, même les plus rationnelles en apparence : la peur de la mort et l’exorcisation de celle-ci via des pratiques ritualisées, durant une parenthèse festive conjuratoire : ainsi, les masques représentent des revenants et des fantômes, à un moment de l’année où l’hiver et la nuit s’installent pour quelques longs mois. Dans l’esprit, il s’agit de s’accommoder la sphère des morts, de pactiser avec ceux-ci, via offrandes et travestissements. Et le rite théâtralise ces peurs, il leur donne un tour parodique qui en une parenthèse impartie, constitue une soupape.

© laboiteverte.fr

Même dans sa forme contemporaine, Halloween continue à être essentiellement un rite d’inversion, puisqu’il s’agit de la nuit où tout est renversé, inversé, à commencer par les rapports d’autorité. Et les parents y jouent le rôle de dupes, encourageant leurs enfants à quêter et manger des friandises, allant là à l’encontre des principes de politesse et de modération inculqués en temps ordinaire.

Faire des enfants les acteurs principaux d’Halloween est très américain : ceci aboutit à une version ludique, néo-païenne et scénarisée, parenthèse carnavalesque dédramatisant le rapport ambigu que cette société entretient à la mort et à l’au-delà. Elle n’est revenue sur le Vieux Continent qu’assez récemment, au tournant des siècles. Il semble qu’il y ait plusieurs raisons à ce retour en grâce (in)attendu.

Une fête “marketée”

Halloween se soutient depuis quelques années d’une promotion médiatique et publicitaire conséquente, en partie portée par des firmes américaines, sur fond de menus, cadeaux, animations et soirées spéciales. Et pour les commerçants, à l’affût de journées spéciales favorisant la décoration thématique et les promotions, Halloween constitue un moment idéal, entre la fin de l’été et la période des fêtes de fin d’année.

Et Dieu dans tout ça ? Avec Halloween, il est question de rites, de mythes, de morts, de surnaturel après tout. Le sacré auréole cette fête de son nimbe pâle. Et il est important de constater que cette journée jouxte deux autres fêtes des morts et du souvenir, puisqu’elle s’est immiscée entre la Toussaint et le 11 Novembre ; pour lentement se substituer à celles-ci en les phagocytant dans l’esprit des jeunes générations. Pour les jeunes enfants, spontanément, Halloween, c’est “la fête des morts“.

L’émergence d’Halloween confirme qu’un calendrier économique et/ou néo-païen se substitue aux fêtes religieuses et républicaines traditionnelles, ou se fait une place à côté d’elles. Plus largement, ceci entérine la mondialisation de nombre de fêtes, alors qu’on fête ici de plus en plus le Nouvel An chinois, et que Noël connaît un réel succès dans nombre de pays asiatiques.

De petits carnavals païens

Déplorer (pour les conservateurs) ce déplacement du religieux vers la sphère plus vaste du sacré, ou son renoncement en un “néo-paganisme“, ne sert pas à grand-chose. Les évolutions de la notion de fête, de sacré, de rites sont des questions autrement plus intéressantes. Notre société productiviste, qui n’a plus le temps de s’arrêter quelques jours pour festoyer, a inventé de nouveaux types de liens courts, ludiques, mièvres et kitsch (la Saint-Valentin). Tous ces néo-rites païens ne durent qu’une soirée. Les rites traditionnels exigeaient du temps, un temps spécifique, long et lent. Ainsi, le Carnaval, et sa semaine de célébrations et de festivités. Halloween ou le beaujolais sont de petits carnavals automnaux permettant à peu de frais (une soirée) une trouée de liesse, de partage et de rire dans un début d’hiver morose et froid.

Mais le grotesque et le morbide revendiqués d’Halloween, épousant la fascination de l’époque pour zombies et morts-vivants (cf. le succès de Walking Dead et le revival des films d’épouvante) recouvrent un travestissement plus profond.

Le temps d’une soirée, les générations se mêlent et jouent ensemble, faisant semblant d’éprouver de l’effroi, tout en exprimant dans ce “jeu profond” quelque chose d’obscur, mêlant rire et angoisse, peur et joie ; quelque chose de précisément anthropologique, interrogeant les structures profondes, et les systèmes symboliques permettant de les lire en filigrane.

Pascal Lardellier, Sur les traces du rite (2019)


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D’autres habitudes quotidiennes en Wallonie…

Comment des mots sortent du dictionnaire ?

Temps de lecture : 7 minutes >

[CAMINTERESSE.FR, 21 janvier 2023] Depuis 1906, quelque 10.000 termes ont été supprimés du Petit Larousse. Certains sont devenus obsolètes, mais pour d’autres, cette disgrâce est plus mystérieuse.

Les milliers de mots qui remplissent nos dictionnaires ne cessent de se renouveler. Dans cette communauté de noms, de verbes, d’adjectifs, d’adverbes, il y a ceux qui arrivent. L’édition 2023 du Petit Larousse a accueilli mégafeu (incendie hors norme), vaccinodrome (lieu de vaccination mis en place pour lutter contre une épidémie), ou encore halloumi (fromage fabriqué à Chypre). Dans le même temps, d’autres termes disparaissent. Alors que les ajouts ont lieu chaque année, ces purges, plus rares, sont effectuées tous les dix à vingt ans environ. En 2012, des verbes comme musiquer (mettre en musique), gaminer (faire l’enfant), ont ainsi été effacés. Et cette saignée est moins marginale qu’on ne le croit. En comparant l’édition du Larousse de 1906 avec celle de 2002, le lexicologue Jean Pruvost a comptabilisé plus de dix mille mots radiés ! Dans le dictionnaire de l’Académie française, le plus ancien, des milliers de termes sont aussi tombés aux oubliettes au fil des neuf éditions successives, depuis la première en 1694.

Des mots que l’on n’utilise plus

Pourquoi des mots sont-ils ainsi rayés des pages des dictionnaires ? Tout simplement parce qu’on ne les emploie plus. Certes, mais pourquoi, un beau jour, a-t-on cessé de les utiliser ? Les raisons sont les plus diverses. Ils peuvent par exemple qualifier un métier qui s’est éteint. On ne rencontre plus de coffretier (artisan spécialisé dans les coffres) dans nos villes, ni de bouquetier (vendeur de bouquets de fleurs). Dès lors, les noms qui les désignent sont peu à peu tombés en désuétude…

Les mots disparus racontent une France rurale et préindustrielle dont nous n’avons plus guère de souvenirs. Une France, par exemple, où d’infinies variétés de fruits et de légumes existaient par autant de noms délicieusement évocateurs. La cuisse-madame ou la mouille-bouche, effacés du Petit Larousse, qualifiaient jadis deux variétés de poires. À noter, d’ailleurs, que ces termes ont subi des sorts différents selon les dictionnaires : la cuisse-madame a été préservée dans celui de l’Académie française – mais la mouille-bouche en a été radiée.

Parfois, des technologies disparaissent, et avec elles les termes y afférents. Magnétoscoper, ainsi, a été supprimé du Petit Larousse en 2012, car il renvoie à une pratique obsolète. Mais la frontière entre oubli et souvenir est parfois ténue : si le verbe qui lui est rattaché s’en est allé, le nom magnétoscope a sauvé sa peau. Pourquoi ? Parce que cet appareil est encore vivace dans nos mémoires. “En règle générale, nous gardons le mot-souche pour laisser un repère, mais nous supprimons l’action qui lui est liée”, justifie Carine Girac, directrice du département dictionnaires et encyclopédies aux éditions Larousse.

La mode a aussi sa part de responsabilité

Par exemple, l’usage du substantif drink (à la place de “verre”) était courant chez les jeunes, dans les années 1960-1970, à l’heure de l’apéritif. Puis il est devenu, dans les décennies suivantes, ringard. Il a alors cessé d’être employé. Mais n’aurait-il pas pu rester dans le Petit Larousse, comme témoignage d’une époque ? En vérité, la question a provoqué un sérieux débat au moment de réactualiser ce dictionnaire, en 2012. Linguistes et lexicologues des éditions Larousse se sont affrontés entre partisans et adversaires du drink. Et ces derniers l’ont emporté : “Nous avons finalement décidé d’éliminer ce mot car il se comprend tout seul, sans définition“, conclut Carine Girac. Il faut bien procéder à des arbitrages puisque les pages d’un dictionnaire ne sont pas extensibles sans fin – hormis Le Petit Robert, troisième dictionnaire de référence, qui a choisi de ne pas retirer de mots mais d’ajouter ”vieilli’ ou ‘vieux’ quand il s’agit d’un terme dont on ne se sert plus guère ou plus du tout.

Il arrive enfin que des mots, ni obsolètes ni démodés, disparaissent sans que l’on sache pourquoi. Le lexicologue Jean Pruvost ne peut s’empêcher d’en regretter certains, qui mériteraient selon lui une deuxième chance. Inartificiel, par exemple. C’est un mot qui se trouvait “chez Montaigne et Littré, plaide-t-il. N’est-ce pas l’un des idéaux d’aujourd’hui, bénéficier d’une vie inartificielle” ? Il ne faut cependant jamais désespérer : Maille, qui désignait une petite monnaie sans valeur, a disparu de notre langue au XVe siècle. Et ce sont les rappeurs de la fin du XXe siècle qui ont réveillé ce terme, en en faisant, dans leurs chansons, un synonyme d’argent. Les mots ne meurent jamais pour toujours, et les dictionnaires seront toujours prêts à leur faire une nouvelle place !

Liste de mots enlevés du dictionnaire :

      • Architriclin n. m. Celui qui était chargé de l’ordonnance d’un festin dans l’Antiquité romaine.
        (…) comme l’architriclin des noces de Cana goûte à l’eau transformée en vin (…)” Paul Claudel.
      • Assoter v. t. Rendre sot ou rendre sottement amoureux.
        Comme elle est assotée du jeune Robin” Molière.
      • Délicater v. t. ou pron. Gâter, traiter avec trop de délicatesse.
        On gâte les enfants à force de les délicater“.
      • Gobelotter v. t. ou int. Boire à petits coups.
        Vous ne me disiez pas que vous aviez gobelotté au cabaret (…)” Voltaire.
      • Impugner v. t. Combattre une proposition, un droit.
        Ceux qui ne travaillent pas tant à bien concevoir une chose qu’à l’impugner (…)” René Descartes.
      • Chasse-cousin n. m. Mauvais vin et, par extension, ce qui fait fuir les parasites.
        “(…) elle avait son vinaigre tourné, son chasse-cousin, si imbuvable, qu’on se montrait d’une grande discrétion” Émile Zola.
      • Lendore n. Personne lente, paresseuse, qui semble toujours endormie.
        Je ne sais pas à quoi elle pense, cette lendore-là” Honoré de Balzac.
      • Poiloux n. m. Homme misérable, sans qualité.
        Toute la France, toute la cour, poiloux ou autres (…) attendent à la porte” Marquis d’Argenson.
      • Sade adj. Gentil, agréable.
        Ces femmes jolies qui, (…) gentes en habits et sades en façons” Mathurin Régnier. C’est de ce mot que vient maussade !
      • Futurition n. f. Caractère d’une chose future.
        Ce qui n’a aucune possibilité n’a aucune futurition” Fénelon.
      • Afforage n. m. Droit féodal qui se payait à un seigneur sur la vente du vin.
        Les religieux ont certain droit seigneurial en ladite ville de Laigny, appelé droit d’afforaige ou tavernerie,” Charles du Cange.
      • Crapoussin, sine n. Personne de taille petite et contrefaite.
        Ces crapoussins-là, quand ça vient au monde, ça ne se doute guère du mal que ça fait” Émile Zola.
      • Chipotier, tière n. Celui ou celle qui chipote.
        Je ne suis pas un chipotier (…) Il n’y aura pas de difficultés entre nous” Edmond et Jules de Goncourt.

Tous ces mots ont été supprimés au fil des huit dictionnaires de l’Académie française publiés depuis 1694. La neuvième édition est en cours.

Nina Mir


Cliquez ici…

L’Académie française propose sur son site une liste, partagée à titre d’exemple, des mots qui ont été retirés de son Dictionnaire. Pour l’afficher, cliquez sur le logo ci-dessus…


Comment le Petit Larousse choisit de supprimer des mots

© rtbf.be

[d’après LEPOINT.FR, 15 novembre 2018] Alors que l’on parle beaucoup des nouveaux mots du dictionnaire, ceux qui en sortent font beaucoup moins de bruit. Pourtant, ils sont nombreux…

À l’occasion de la nouvelle édition du Petit Larousse, de nouveaux mots font leur apparition alors que d’autres sont supprimés. Beaucoup moins médiatisés que la première catégorie, des mots disparaissent après avoir été jugés trop peu utilisés dans la vie de tous les jours… Parmi les mots qui ont quitté le Petit Larousse, il y a, par exemple, aumusse, boursicaut, amphigourique, ou encore lourderie qui était défini comme tel au début du XXe siècle : “Lourderie ou lourdise, n.f. Faute grossière contre le bon sens, la bienséance”.

Bernard Cerquiglini, linguiste et professeur à l’université Paris-Diderot, déclare : “Dire qu’on a ôté un mot magnifique, c’est un crève-cœur.” Et de nuancer : “Le Larousse est chaque année une photographie de l’évolution de notre société.” Alors qu’environ 150 mots font leur entrée tous les ans dans le dictionnaire, un petit comité d’environ trois ou quatre personnes se réunit tous les dix ans pour choisir les mots qui le quitteront. “Au fond, nous sommes tous des sortes d’Albert Cinoc, malheureux à l’idée d’ôter un mot du dictionnaire“, assure Bernard Cerquiglini. Depuis la première édition du Petit Larousse illustré en 1906, près de 10 000 mots ont été supprimés, alors que 18 000 ont été ajoutés.

Ainsi, Patrick Vannier, rédacteur au service du dictionnaire de l’Académie, estime qu’environ 500 mots sont supprimés entre chaque édition (il peut parfois y avoir plus de dix ans entre deux éditions). “On en sort quelques-uns, mais on le fait un peu à regret, car on considère que l’Académie française a quand même une mission patrimoniale, donc on essaie d’éviter d’en sortir trop“, explique-t-il.

Des enquêtes de terrain pour ne pas se tromper

Après une proposition du service du dictionnaire, ce sont les académiciens eux-mêmes qui décident quel mot sera conservé ou amené à disparaître. Pour être sûrs qu’ils prennent la bonne décision, des enquêtes de terrain peuvent avoir lieu. “Pour un mot du vocabulaire de la charpenterie, on avait contacté quelqu’un qui avait été charpentier depuis plus de soixante ans et avait écrit un ouvrage sur le vocabulaire de la charpenterie. Il ne l’avait jamais rencontré. Dans ce cas-là, on sort le mot parce que si même les plus grands spécialistes n’en ont pas entendu parler, ça ne sert à rien de le conserver“, raconte Patrick Vannier.

De son côté, Le Petit Robert a fait le choix de ne sortir aucun mot de son dictionnaire. Même si la place commence à manquer, Marie-Hélène Drivaud, la directrice éditoriale, se félicite des nouvelles techniques de composition numérique qui “aident bien pour varier l’interlignage de manière absolument imperceptible.

Quelques exemples de nos chers disparus :

      • Accordé,e : fiancé, fiancée,
      • Accul : lieu sans issue,
      • Branloire : sorte de balançoire,
      • Claquedent : gueux, misérable,
      • Déprier : retirer une invitation,
      • Galantin : homme ridiculement galant, amoureux,
      • Hippomanie : passion des chevaux,
      • Hollander : passer des plumes dans la cendre chaude, pour les dégraisser,
      • Jaculatoire : se dit d’une prière courte et fervente (oraison jaculatoire),
      • Jobarder : duper en se moquant,
      • Lourderie : faute grossière contre le bon sens, la bienséance,
      • Libertiner : vivre dans le désordre,
      • Racleur : mauvais joueur de violon…

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FAKE NEWS & LEGENDES URBAINES : La vraie fausse histoire de Raggot le hamster mort lors d’un jeu sexuel

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[20MINUTES.FR, 29 octobre 2024] Gerbil Rocket. Cela fait presque vingt ans que la mésaventure d’un couple homosexuel de Salt Lake City et de son hamster Raggot traîne sur le Web, accréditée par une dépêche de l’AFP diffusée sur une radio nationale en France.


L’essentiel

    • En 2007, une dépêche AFP racontant l’histoire tragique de Raggot le hamster a été lue par un animateur d’une grande station de radio française.
    • Même si aucun démenti officiel n’a jamais été publié malgré la viralité de cette histoire sur Internet, la dépêche n’existe pas puisqu’il s’agit en fait d’une légende urbaine.
    • Celle-ci, popularisée en France via RTL, remonterait même aux années 1980 où elle est apparue aux Etats-Unis sous le nom de gerbiling.

Est-il seulement possible que vous n’ayez jamais entendu parler de Raggot le hamster tant son destin tragique est devenu viral lorsque son histoire est sortie sur Internet, en 2007 ? Histoire si improbable que l’on ne l’imagine pas une seconde inventée. Histoire accréditée par une dépêche de l’Agence France Presse citant le très sérieux Los Angeles Times et reprise par une radio nationale française. Histoire qui est pourtant l’une des plus fameuses légendes urbaines de tous les temps.

Comme on ne saura jamais qui de l’œuf ou de la poule, on ne saura jamais qui a inventé ce scénario ubuesque autour des mésaventures zoophiles d’Eric Tomaszewski et de son compagnon Andrew “Kiki” Farnum avec leur hamster Raggot. En France, c’est par le biais de la radio RTL que cette histoire est devenue virale, en 2007. A l’époque, un animateur avait pris sur lui de lire à l’antenne ce qu’il pensait être une dépêche de l’AFP et dont personne ne souhaitait se charger.

“Je suis mort de rire avant de la faire”

Je suis mort de rire avant de la faire, mais c’est quand même une dépêche qui nous vient de l’AFP avec source du Los Angeles Times“, prévient-il avant de se lancer. La séquence dure près de trois minutes tant le journaliste, mort de rire, peine à venir à bout du texte. C’est d’ailleurs autant son interprétation qui fera le buzz que le contenu de la dépêche en lui-même. Contacté par 20 Minutes, ce dernier n’a toutefois pas donné suite.

La fausse dépêche AFP qui circule encore sur le Web © 20 Minutes

Aujourdhui encore, beaucoup tiennent cette histoire pour vraie, aucune des parties citées n’ayant jamais publié de démenti. Pire, l’image d’une photocopie de la dépêche AFP, annotée à la main comme “authentique“, a été mise en ligne par un inconnu dans les années 2000. Contacté par 20 Minutes, l’AFP a toutefois tenu à rétablir la vérité et affirme que “la prétendue dépêche en question n’a jamais existé“.

Richard Gere a fait les frais de cette rumeur

Mais il n’y a pas que la dépêche AFP qui est fausse, toute l’histoire l’est aussi et personne, quel que soit son non, n’a jamais fini à l’hôpital après avoir enflammé accidentellement un hamster qu’on lui aurait introduit dans le rectum. Nos recherches nous ont conduites vers le site Internet Darwin Awards, lequel avait publié, en 1998 déjà, un texte présenté comme une légende urbaine, titré “Gerbil rocket“. La fausse dépêche AFP est la copie conforme de cette histoire, traduite en français, au détail près que le hamster était à l’origine une gerbille.

Dans le pays d’où cette rumeur est partie, aux Etats-Unis, le fait de s’introduire des gerbilles dans l’anus a même un nom, le “gerbiling” ou “bourrage de gerbilles“. Dans un article de Cecil Adams paru en mars 1986 sur le site The Straight Dope, l’auteur affirme que “les rumeurs de bourrage de gerbilles (et de souris ou de hamsters) circulent depuis 1982 environ“.

En 2012, le site The Awl publie un papier de Jane Hu, très fouillé, dans lequel elle explique que l’acteur Richard Gere a fait les frais de cette rumeur. Citant le Urban Dictionnary, site de référence sur les légendes urbaines, Jane Hu affirme qu’il “n’existe pas un seul cas documenté de cette pratique“.

Mikaël Libert, 20minutes.fr


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S’amuser plus en Wallonie…

Cancer, inflammations, concentration : ces recherches qui prouvent les bienfaits de la nature sur notre corps

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[RTBF.BE, 8 octobre 2024] Revenir relaxé d’une promenade en forêt à l’automne. S’endormir avec le son de la pluie sur du feuillage. S’apaiser au contact visuel de la couleur verte. Inhaler des essences aromatiques pour se soigner. Ces vertus de la nature ne sont pas qu’empiriques. La science le prouve : les interactions sont physiologiques et mentales. Il serait bon d’offrir une routine ‘nature’ à nos cinq sens chaque jour. Tendances Première fait le point des avancées de la recherche avec Kathy Willis, professeure de biodiversité à l’Université d’Oxford.

Depuis quelques années, Kathy Willis, à travers ses recherches, prouve le lien entre notre fréquentation des espaces verts et la qualité de notre santé, notre humeur et notre longévité. Notre corps et notre mental réagissent positivement au contact avec la nature. Ce sont à la fois des cliniciens, des psychiatres, des médecins en laboratoire qui démontrent les modifications importantes qui interviennent dans notre organisme lorsque nous avons une interaction avec la nature.

Naturel. Pourquoi voir, sentir, toucher et écouter les plantes nous fait du bien est publié aux éditions du Seuil, son auteure expose ces récentes découvertes scientifiques : “Ces dix dernières années, il y a eu un bouleversement complet dans la manière d’aborder les études de la nature. Aujourd’hui, on l’étudie dans un but de prescription, de la même manière qu’on va prescrire un médicament chimique. Cela ne concerne pas seulement la santé mentale, il y a aussi un bien-être physique qui est en jeu, par exemple par la baisse de la pression artérielle, du niveau de cortisol, de certains dosages hormonaux.

Le développement du cancer ralenti par la promenade en forêt

© Patrick Thonart

Prenons le cas de l’odorat. Des éléments pénètrent littéralement dans notre organisme lorsque l’on respire une plante. Certains composés vont entrer dans nos poumons, et de là seront transmis à notre réseau sanguin pour atteindre tout le corps. Une fois certains composés présents dans la circulation sanguine, ils vont entrer en interaction avec notre réseau hormonal et fonctionner de la même manière que certains médicaments chimiques. Une étude a été réalisée par l’école médicale Nippone au Japon sur les effets de l’exposition à une certaine essence d’arbre.

Pour cette étude, des hommes ont dormi pendant trois nuits consécutives dans des chambres d’hôtels séparées. L’odeur de Cyprès a été diffusée dans les chambres. Les mesures de leur pression artérielle et sanguine ont montré qu’au bout de la troisième nuit, leur taux d’adrénaline était abaissé considérablement, et qu’ils avaient en même temps un niveau très élevé de cellules tueuses, les cellules ‘NK’. Ce sont les cellules naturelles qui attaquent les cellules du cancer. Donc évidemment, on a tous envie d’avoir ce genre de cellule tueuse le plus possible dans notre organisme” observe la chercheuse de l’université d’Oxford.

La question suivante était de savoir si l’effet est constaté lorsqu’on se promène en forêt. Une autre étude qui a été publiée dans la revue Oncologie, relate cette observation. Kate Willis en résume les résultats : “La présence de cellules tueuses NK dans l’organisme a été mesurée chez des personnes qui avaient marché pendant sept jours d’affilée dans une forêt de Cyprès. Le résultat est qu’en marchant deux heures par jour dans une forêt de Cyprès, le taux de cellules tueuses avait considérable augmenté. Sept jours plus tard, le taux restait encore très élevé. Cela veut dire que le système immunitaire est stimulé incroyablement pour faire face à des cellules cancéreuses, grâce à de simples promenades en forêt.

Quand rêvasser en classe devient un booster de performance

© pinterest.com

Facteur de concentration, regarder par la fenêtre et contempler du vert pendant 90 secondes permet de reprendre la tâche antérieure avec une meilleure performance. Une étude espagnole a été menée auprès de 2500 enfants d’environ huit ans en milieu scolaire. Une partie des classes avait vue sur de la verdure, tandis que les autres n’avaient à voir qu’un sinistre mur. “Sur l’ensemble de l’année scolaire, avec un accompagnement parental semblable pour tous les enfants, on a constaté que les enfants qui avaient regardé de la verdure avaient des performances beaucoup plus fortes que celles des enfants qui regardaient un mur de briques” résume Kathy Willis.

Comment interpréter ce résultat étonnant ? Regarder au loin, à l’horizon, demande une attention moins concentrée, ce qui provoque une espèce de pause technique au cerveau. Lorsqu’on reprend ensuite l’autre type de concentration, l’esprit est plus frais, prêt pour de meilleure performance : “Lorsqu’on regarde l’horizon, on ne regarde pas simplement la couleur, la forme. L’œil va saisir également la dimension fractale de l’horizon. C’est-à-dire un schéma qui se reproduit dans un autre schéma. Prenez une branche d’arbre, par exemple. Si vous la regardez, vous allez voir que cette branche, vous retrouvez également la même forme dans la feuille. Donc vous retrouvez la même structure, de plus en plus microscopique, qui se répète à l’intérieur de la chose que vous regardez. Et lorsque vous appliquez ce principe à l’horizon, on voit que le paysage qui est le plus détendant, qui est le plus bénéfique, c’est un paysage avec une diversité de formes et de couleurs. Avoir des paysages, y compris sur votre écran d’accueil ou sur vos murs, il est prouvé scientifiquement que c’est très bénéfique.

Au contact de la nature, le microbiome s’améliore

Des bambins à la maternelle ont fait l’objet d’une attention particulière. Surtout leur microbiome, qui fait l’objet de nombreuses études tant elle influe sur notre santé mentale et physique. Dans une étude finnoise réalisée en 2020, les enfants étaient séparés en trois cours de récréation. L’une avec un sol en béton, l’autre avec des matelas et une troisième avec de la terre. Au bout de 28 jours, la peau et les intestins des enfants jouant dans la terre avaient une diversité de bonnes bactéries nettement améliorée.

Les bonnes bactéries présentes dans la nature étaient passées dans leur système intestinal. Les enfants avaient absorbé ce microbiome environnemental. Lorsqu’on améliore son propre microbiote intestinal, cela déclenche toute une série de choses dans notre métabolisme qui sont très bonnes pour nous. On ne peut pas tout comprendre encore les mécanismes et le phénomène, mais on voit les résultats. Dans le cas de ces enfants-là, on a observé une forte progression des cellules ‘T’ qui permettent de réduire l’inflammation. Des résultats tout à fait semblables ont été observés sur des adultes qui étaient confrontés à un mur végétalisé dans leur bureau. C’est vraiment une découverte extraordinaire, avoir une interaction plus importante avec la nature permet d’absorber le microbiome environnemental qui passe à travers notre peau, mais aussi à travers nos intestins, peut-être probablement par l’inhalation.

Une amélioration générale de la qualité de vie

Au Pays de Galles, une étude de grande ampleur a été menée en 2023. Deux millions de personnes ont été suivies sur une période de dix ans. L’examen de tous leurs dossiers médicaux a montré sans aucun doute que plus les patients vivent à proximité de la nature, mieux ils se portent, et ce, quelle que soit leur origine socio-économique. Ces découvertes récentes sont essentielles pour déterminer la place que la nature occupe dans nos vies et nos sociétés.

À mesure que nous sommes de plus en plus urbanisés, une chose est évidente, c’est qu’il y a des tas de maladies non transmissibles qui se développent. La corrélation est vraiment très nette. Des cliniciens très en vue disent que couper les gens de la nature n’est pas une bonne chose. L’urbanisme doit maintenir la présence de la nature en milieu urbain en raison de tous les bénéfices que cela entraîne pour notre santé. Et donc, on peut faire entrer la nature chez soi, en ayant des plantes, des diffuseurs par exemple. Introduire un peu de nature dans la maison est quelque chose de très bénéfique et, en plus, c’est gratuit.

Bénédicte Beauloye, rtbf.be


EAN 9782021533170

[LIBREL.BE] “Il y a quinze ans, Kathy Willis, professeure à l’université d’Oxford, a lu une étude qui a radicalement changé sa vision de notre rapport à la nature. Cette étude démontrait qu’à l’hôpital, les patients qui venaient de subir une opération se remettaient trois fois plus rapidement quand les fenêtres de leur chambre donnaient sur des arbres et non des murs. Depuis, toutes les recherches de Kathy Willis tendent à prouver ce lien entre notre fréquentation des espaces verts et la qualité de notre santé, notre humeur et notre longévité. Naturel expose ces récentes découvertes scientifiques et nous fait découvrir les changements très simples que nous pouvons tous apporter dans notre quotidien. Le livre fourmille d’idées, aussi étonnantes que pratiques, sur la façon dont la nature peut améliorer la vie. Quelques exemples : saviez-vous que le cèdre accroît le nombre de cellules anti-cancéreuses dans notre système immunitaire ? Ou que toucher du bois nous rend tout de suite plus calme (plus ce bois est noueux, plus c’est efficace) ? Ou encore que le parfum des roses aide à conduire un véhicule de façon plus sereine et plus sûre ? Une seule plante posée sur son bureau peut déjà faire la différence. Katherine Willis est professeure de biodiversité à l’université d’Oxford. Elle a également dirigé le département scientifique des jardins botaniques Kew de Londres.


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DEBRAS & GIOE : “C’est d’extrême droite” – S’outiller pour qualifier des discours et des propositions politiques

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[REVUEPOLITIQUE.BE, 17 juillet 2024] Qualifier d’extrême droite un discours, une proposition, un programme, une personnalité ou un parti est délicat. D’une part, les critères politologiques varient et évoluent sans nécessairement constituer une équation mathématique aboutissant à un résultat indiscutable et binaire. D’autre part, les évolutions de l’extrême droite lui permettent de passer entre les mailles du filet de l’analyse. Les auteur·ices proposent trois outils complémentaires pour argumenter la qualification “extrême droite.”

Traditionnellement, la science politique définit l’extrême droite comme un ensemble de discours, de personnalités, de mouvements ou de partis, structurés autour d’un corpus idéologique spécifique : inégalitarisme, nationalisme et sécuritarisme. Des auteur·ices ajoutent à cette liste le rejet des institutions démocratiques (parlementarisme et État de droit) ou des valeurs de la démocratie.

Premièrement, selon l’idéologie inégalitaire, les individus sont naturellement inégaux les uns par rapport aux autres. Il existerait différentes “races” qui déterminent l’identité d’un individu, ses capacités physiques et mentales. Certaines “races” seraient supérieures, d’autres inférieures, et il conviendrait d’appliquer cette “règle naturelle” à l’ordre politique et social.

Deuxièmement, dans une perspective nationaliste, la nation est imaginée comme homogène et pure, formant le “nous“, les “nationaux“, à séparer du “eux“, les “étrangers“. La diversité et le multiculturalisme sont perçus comme des facteurs dégradants de l’identité nationale. La nation doit également être souveraine et indépendante, de sorte que les entités supranationales, les institutions, les traités et les accords internationaux sont critiqués ou rejetés.

Troisièmement, l’extrême droite prône des dispositifs sécuritaires, de contrôle et de coercition, pour protéger cette nation des menaces intérieures et extérieures. L’immigration est présentée comme porteuse d’insécurité en assimilant les étranger·e·s à des “criminels” ou à des “profiteurs“. Sont alors notamment vantés le renforcement de l’armée, et de la police, l’application stricte des peines prononcées, le recours systématique aux peines d’emprisonnement, le retour à l’application de la peine de mort, etc.

Quatrièmement, les rapports entre extrême droite et démocratie sont théorisés de plusieurs manières : selon certain·e·s, l’extrême droite rejette le régime démocratique, c’est-à-dire ses institutions, tandis que pour d’autres, ce sont les valeurs de la démocratie qui sont attaquées.

Du point de vue quantitatif, le curseur est impossible à placer.

Cette définition manque cependant de systématicité et son opérationnalisation est délicate. En effet, d’une part, il n’est pas certain que la rencontre des trois ou quatre critères soit systématiquement nécessaire. La rencontre de deux d’entre eux peut s’avérer suffisante (exemple : la tenue d’un discours raciste et nationaliste). D’autre part, du point de vue quantitatif, le curseur est impossible à placer (un programme politique dont 25% des propositions sont racistes, nationalistes et sécuritaires, diluées dans 75% d’autres qui sont au-delà de tout soupçon, pourrait-il être qualifié d’extrême droite ?). Le curseur qualitatif est également empreint de subjectivité (si une seule mesure d’un programme politique applique une violence discriminatoire pour les personnes étrangères présentées comme des “ennemis de la Nation“, cette mesure est-elle suffisante pour qualifier le programme d’extrême droite ?).

Quant au lien entre l’extrême droite et son rejet de la démocratie, le critère est également discutable. Il suppose que l’extrême droite renonce au jeu électoral et parlementaire – ce qui n’est de toute évidence pas le cas pour plusieurs partis – ou que les “valeurs centrales” de la démocratie soient unanimement et précisément identifiées. Par ailleurs, dans ses discours, l’extrême droite se présente aujourd’hui comme étant la défenseuse de la démocratie et la victime d’un système politique et médiatique qui ne respecte pas ses droits fondamentaux, dont la liberté d’expression.

Évolution des discours de l’extrême droite et émergence d’un tabou ?

Au cours des dernières décennies, les évolutions des discours de l’extrême droite ont rendu moins manifeste son identification au regard de ces trois ou quatre critères. En effet, à la suite de l’adoption des législations criminalisant l’incitation à la haine raciale ou à la discrimination et les Négationnistes, les discours de l’extrême droite se sont policés. Cette stratégie de “dédiabolisation“, visant à contourner les lois précitées et à élargir la base électorale de ces partis, leur a permis d’accéder, dans plusieurs États, aux institutions législatives et exécutives.

Les discours ouvertement racistes ont cédé leur place à la subtilité. Premièrement, le terme “race” disparaît au profit des termes “culture” et “religion“. Il n’est également plus question de “supériorité” et d’”infériorité” de différents groupes, mais plutôt de “différences“, d’individus “assimilables” ou “inassimilables“. Les mots “notre identité” sont aussi progressivement remplacés par “nos valeurs” ou “notre mode de vie“. Deuxièmement, les énoncés hétérophobes sont abandonnés au profit d’énoncés hétérophiles (exemple : l’aide au développement comme outil de lutte contre l’immigration) et plutôt que d’attaquer “eux“, c’est la protection du “nous” qui est mise en avant (exemple : préférence nationale, protection des coutumes et des traditions nationales). Troisièmement, les propos ne sont plus explicites mais implicites (recourant aux métaphores, métonymies et autres figures de style), de sorte qu’ils sont juridiquement (quasi-) inattaquables.

En l’absence d’inégalitarisme et de racisme explicites et revendiqués, les observateur·rices de la vie politique sont davantage prudent·es avant de qualifier tels discours, propositions, programmes, personnalités ou partis d’extrême droite.

À cet égard, UNIA et des chercheurs et chercheuses de l’Université de Louvain évoquent des “discours gris“. Il s’agirait de : “discours inquiétants sans pour autant être juridiquement condamnables [préparant] en quelque sorte le terrain aux discours qui incitent à la haine, la violence et la discrimination à l’égard de certains groupes“. Les auteur·ices ajoutent que ces discours construisent “explicitement ou implicitement, la représentation d’un groupe social donné comme ayant, en tant que tel, une valeur moindre, comme ne jouissant pas d’une égale dignité et ne méritant dès lors pas une considération égale“.

En l’absence d’inégalitarisme et de racisme explicites et revendiqués, les observateur·ices de la vie politique sont davantage prudent·es avant de qualifier tels discours, propositions, programmes, personnalités ou partis d’extrême droite. Une multitude d’appellations connexes sont alors employées : “droite radicale“, “droite populiste“, “nouvelle droite“, “droite extrême“, etc. Ces concepts sont cependant tout aussi flous et privés de définition opérationnelle. De surcroît, ne participent-ils pas, indirectement, à la “dédiabolisation” de l’extrême droite, étant donné que celle-ci n’est plus qualifiée comme telle ?

© amnesty international

Pour toutes ces raisons, nous pensons qu’il est nécessaire de compléter la définition politologique par d’autres outils.

Outil n°1 : qualifier d’extrémiste une proposition politique au regard des droits humains

Si l’extrême est la position la plus éloignée d’un centre, il est indispensable de localiser ce centre. Dans le cadre d’un État de droit démocratique, ce centre est la réalisation des droits humains, fixée dès 1948 comme “la plus haute aspiration de l’Homme.” Indépendamment des critiques qui peuvent être formulées à l’égard du concept des droits humains – non exempts d’imperfections dans leur conception et dans leur mise en œuvre – il n’en demeure pas moins qu’ils sont “l’aune à laquelle se mesure la respectabilité des régimes et des doctrines politiques“.

L’idéologie d’extrême droite est en opposition avec le corpus des droits humains. En effet, l’inégalitarisme et le racisme sont contraires aux principes centraux et transversaux d’égalité et de non-discrimination. Le protectionnisme identitaire et autarcique rejette le développement de relations amicales entre les peuples, un fondement essentiel de la Charte des Nations Unies. Et, enfin, la primauté de l’approche sécuritaire est une inversion du paradigme plaçant, d’une part, les libertés comme principe et, d’autre part, les restrictions à ces libertés comme des exceptions, limitées au strict nécessaire pour atteindre un objectif légitime d’intérêt général. Dans sa résolution du 23 septembre 2012, l’Assemblée générale des Nations Unies précise en outre que “les droits de l’homme, l’État de droit et la démocratie sont interdépendants, se renforcent mutuellement et sont au nombre des valeurs et principes fondamentaux universels et indissociables de l’Organisation des Nations Unies“.

En Belgique, la lutte contre l’extrémisme a plusieurs fois été organisée en référence au triptyque des droits humains, de l’État de droit et de la démocratie.

Ainsi, dans le cadre de la réforme de la Sûreté de l’État à la fin des années 1990, le législateur a précisé les contours de sa mission de renseignement, ciblant notamment “toute activité qui menace ou pourrait menacer la sûreté intérieure de l’Etat et la pérennité de l’ordre démocratique constitutionnel“, c’est-à-dire l’activité qui menace soit “la sécurité des institutions de l’Etat et la sauvegarde de la continuité du fonctionnement régulier de l’État de droit, des institutions démocratiques, des principes élémentaires propres à tout État de droit, ainsi que des droits de l’homme et des libertés fondamentales” soit “la sécurité et la sauvegarde physique et morale des personnes et la sécurité et la sauvegarde des biens“.

Parmi ces activités potentiellement menaçantes auxquelles la Sûreté de l’État s’intéresse figure l’extrémisme, défini comme “les conceptions ou les visées racistes, xénophobes, anarchistes, nationalistes, autoritaires ou totalitaires, qu’elles soient à caractère politique, idéologique, confessionnel ou philosophique, contraires, en théorie ou en pratique, aux principes de la démocratie ou des droits de l’homme, au bon fonctionnement des institutions démocratiques ou aux autres fondements de l’État de droit en ce compris le processus de radicalisation“.

Par ailleurs, dans le courant des années 1990, d’autres instruments législatifs vont insister sur les droits humains comme ligne de démarcation entre les idéologies politiques “acceptables” et celles qui ne le sont pas. En effet, à l’époque, le Vlaams Blok a vu accroître son financement à la suite de sa percée électorale de 1991 et publie dans la foulée un plan en 70 points pour mettre fin à l’immigration en Belgique. Cette montée de l’extrême droite suscite l’inquiétude des autres formations politiques.

La loi sur les finances électorales de 1989 est d’abord modifiée en 1995 pour y insérer un article 15 bis obligeant les partis politiques à inclure, dans leurs statuts, leur engagement à respecter et à faire respecter la Convention européenne des droits de l’homme. Ensuite, en 1999, un article 15 ter est adopté pour permettre au Conseil d’État de réduire la dotation d’un parti politique lorsque celui-ci “par son propre fait ou par celui de ses composantes, de ses listes, de ses candidats, ou de ses mandataires élus, montre de manière manifeste et à travers plusieurs indices concordants son hostilité envers les droits et libertés garantis par la Convention [européenne des droits de l’homme]“.

Il existe un consensus pour considérer les droits humains et l’État de droit comme étant le centre de gravité à partir duquel localiser l’extrémisme.

L’application de ce dispositif, amendé à plusieurs reprises, est une entreprise particulièrement laborieuse, notamment compte tenu des multiples garanties procédurales existantes mais également de l’interprétation très restrictive donnée par la Cour constitutionnelle de ce que constitue une “hostilité manifeste” aux droits fondamentaux. Pour la Cour, il ne peut s’agir que de l’incitation à violer “un principe essentiel au caractère démocratique du régime” et non la simple proposition d’interprétation différente ou la critique portant sur l’un ou l’autre des droits fondamentaux consacrés. Pour la Cour constitutionnelle néanmoins, “la condamnation du racisme et de la xénophobie constitue incontestablement un de ces principes car de telles tendances, si elles étaient tolérées, présenteraient, entre autres dangers, celui de conduire à discriminer certaines catégories de citoyens sous le rapport de leurs droits, y compris de leurs droits politiques, en fonction de leurs origines“.

Il ressort de ce qui précède qu’il existe un consensus pour considérer les droits humains et l’État de droit comme étant le centre de gravité à partir duquel localiser l’extrémisme. Les deux dispositifs juridiques précités – mission de la Sûreté de l’État et sanction financière des partis liberticides – mettent en outre l’accent sur l’impact concret des atteintes aux droits fondamentaux sur les personnes au regard du “danger de la discrimination” (Cour constitutionnelle) ou de l’atteinte à l’intégrité physique ou psychique (loi sur l’analyse de la menace).

Déterminer si un discours, une proposition ou un programme est extrémiste peut donc s’opérer suivant deux questions. Se dirigent-ils vers un renforcement ou un soutien de la protection d’un ou de plusieurs droits fondamentaux ou, au contraire, prônent-ils la généralisation des restrictions ou la violation des droits fondamentaux, en particulier au regard des principes d’égalité et de non-discrimination ? Quel est l’impact de ces restrictions ou violations sur l’intégrité psychique et physique des personnes concernées ?

L’utilité de cet outil d’identification de l’extrémisme est de recourir à des concepts opérationnels, théorisés et construits pour être appliqués à des cas concrets.

Outil n°2 : qualifier d’extrême droite un discours ou une proposition politique en les analysant de manière critique

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Après avoir identifié des politiques publiques extrémistes au regard des droits humains, une seconde étape peut consister à analyser les discours mobilisés pour les justifier, afin d’y déceler les idéologies véhiculées et les stratégies portées.

Les discours ne sont jamais neutres. Ils ne décrivent pas la réalité sociale, mais en construisent une. Ainsi, une “vague migratoire” est une métaphore déshumanisante, assimilant les personnes migrantes à une catastrophe naturelle. Au contraire, une “politique anti-réfugiés” renvoie à une responsabilité politique dans le mauvais traitement réservé à des personnes dont la demande de protection est pourtant légitime. La dramaturgie, les causes et les responsabilités varient.

Les discours ne sont jamais neutres. Ils ne décrivent pas la réalité sociale, mais en construisent une.

Analyser un discours par déduction consiste à vérifier si les critères d’inégalitarisme, de nationalisme, de sécuritarisme ou du rejet de la démocratie structurent manifestement le discours. Si c’est le cas, alors le discours est d’extrême droite. Toutefois, cette méthode se heurte aux évolutions des discours d’extrême droite, rappelées supra, dépouillés de racisme explicite, avançant masqués, jouant sur l’implicite et les métaphores. À l’inverse, une approche inductive des discours décode la réalité sociale qu’ils construisent. Quant à elle, l’analyse critique décèle les idéologies “cachées” derrière les mots, derrière les argumentaires10. Autrement dit, dans les discours, comment les groupes sont-ils définis ? Comment sont-ils mis en opposition ? En fonction de quels rapports de domination ? Quels sont les valeurs et intérêts mobilisés ? Les ennemis présentés ?

Par exemple, au sujet de l’adoption du Pacte migratoire européen, Margaritis Schinas, commissaire au mode de vie européen, se félicite que “nous [ayons] transformé le talon d’Achille de l’Europe en success story“. Nous pouvons nous poser la question de savoir si les dispositifs de contrôle et de coercition adoptés (procédures accélérées, détentions automatiques, procédures de filtrage sur la base de la nationalité, etc), présentés comme des outils de protection d’un groupe (les “Européens” et leur “mode de vie“) contre la menace émanant d’un autre groupe (les “non-Européens“), ne renvoient pas à un univers idéologique d’extrême droite.

Quant à l’immigration, plusieurs termes doivent être analysés dans une perspective critique : “décivilisation“, “ensauvagement“, “islamisation“, “flux migratoire“, “vague migratoire“, “grand remplacement“, “disparition autochtone“, “nuisible“, “étranger illégal“, etc. L’analyse est également valable pour des propositions, telles que la détention en centres fermés, la déchéance de la double nationalité, un moratoire sur l’asile, le retrait d’UNIA, la fin du secrétariat d’État à l’Égalité des genres, à l’Égalité des chances et à la Diversité, l’abrogation des lois contre le racisme et l’incitation à la haine, etc.

Le constat selon lequel un parti n’est pas explicitement raciste ne suffit plus à disqualifier son apparentement à l’extrême droite.

L’approche inductive de l’analyse critique des discours présente l’utilité de dépasser le caractère explicite d’un discours pour se concentrer sur son sous-texte et son contexte afin de contourner l’artifice de la “dédiabolisation“. De la sorte, le constat selon lequel un discours, une proposition, un programme, une personnalité ou un parti n’est pas explicitement raciste ne suffit plus à disqualifier son apparentement à l’extrême droite si, par exemple, la réalité sociale qu’il produit est bien celle de la protection d’une communauté homogène et pure contre un exogroupe infériorisé, érigé en bouc-émissaire, menaçant des acquis ethniques, culturels ou économiques, auxquels des restrictions des droits humains sont imposées.

Par ailleurs, l’utilité de cet outil est également son caractère opérationnel, dès lors qu’il permet une analyse au cas par cas de chaque discours ou de chaque proposition politique, sans devoir justifier si la personne ou le parti dont il émane devrait lui aussi être qualifié ou non d’extrême droite. L’objectif est avant tout de savoir reconnaître, dans un contexte politique où les discours sont “gris”, quelle est la réalité sociale construite par un terme ou une proposition particulière.

Outil n°3 : qualifier d’extrême droite un discours ou une proposition politique en les comparant avec des référents historiques

Sybille Gioe © liguedh.be

Après avoir, premièrement, repéré le caractère extrémiste de propositions politiques au regard des restrictions des droits humains qu’elles comportent et qui portent atteinte à l’intégrité psychique et physique des personnes et, deuxièmement, induit la réalité sociale produite par les discours qui soutiennent ces politiques, une troisième grille d’analyse peut être proposée.

Le placement du curseur est une opération délicate puisqu’il consiste à se demander à partir de quel moment l’abaissement de la protection des droits humains et la mobilisation discursive d’un univers idéologique d’extrême droite devient inacceptable. Où se situe la borne à ne pas dépasser ?

À plusieurs reprises, des programmes politiques ont été condamnés, judiciairement, politiquement et moralement, comme étant au-delà de cette borne. Ainsi, le plan en 70 points du Vlaams Blok a été dénoncé, par le Parlement Flamand (anc. Conseil Flamand) qui – se référant lui-même à d’autres saillances historiques et notoires de l’extrême droite – constatait que “certaines de ses propositions sont reprises du programme en 50 points du Front national du 16 novembre 1991 et visent à isoler les migrants dans un groupe d’apartheid et à les mettre progressivement au ban de la vie sociale, comme l’ont été les concitoyens juifs dans l’Allemagne nazie à partir de 1933” et par la Cour d’appel de Gand comme n’étant que “l’expression de l’intolérance propagée par le Vlaams Blok et inspirée par le racisme et la xénophobie, incompatibles avec les valeurs applicables dans une société démocratique, libre et pluraliste“.

Qualifier d’extrême droite ce qui l’est, ne doit pas non plus être un tabou.

Dans le contexte belge, le plan en 70 points du Vlaams Blok constitue un étalon central pour qualifier d’”extrême droite” des projets politiques et des discours en matière d’asile et d’immigration. En 2017, le quotidien De Standaard avait démontré qu’en vingt-cinq ans, une moitié de ce plan avait été réalisée, partiellement réalisée ou mise à l’agenda.

La comparaison avec un référent historique incontestable présente l’utilité de mesurer la distance, la réduction de cette distance, ou la congruence avec l’idéologie et les politiques publiques prônées par l’extrême droite et ce, même si le contexte change, même si les discours évoluent, même si, à l’instar des différentes versions des plans du Vlaams Blok entre 1992 et 1996, les restrictions aux droits humains et à l’État de droit sont formellement et prétendument justifiées par toutes sortes de considérations.

Conclusion

D’aucun·e aurait raison de penser que le qualificatif “extrême droite” ne peut être mobilisé comme un anathème dans le seul but de délégitimer ou de disqualifier d’autorité un discours, une proposition, un programme, une personnalité ou un parti. L’argumentation peut être ardue. Les critères traditionnellement employés par la science politique manquent parfois de systématicité et d’opérationnalisation. Dans certains cas, les discours et les pratiques institutionnelles de l’extrême droite ont évolué. Les observateur·rice·s de la vie politique peuvent donc éprouver une certaine réticence à employer cette appellation. Or, qualifier d’”extrême droite” ce qui l’est, ne doit pas non plus être un tabou.

La grille d’analyse ici discutée, aux dimensions juridiques, discursives et historiques qui complètent l’approche politologique, entend donc résoudre cette tension. Elle propose de cibler les objets d’études, d’identifier leur apparentement à l’extrême droite à l’aide de critères opérationnels, et de renforcer la démonstration d’une qualification d’extrême droite de ces objets. Elle ne prétend évidemment pas à l’exhaustivité sur les manières d’appréhender les discours et programmes d’extrême droite, par exemple en fonction du contexte économique, social et politique de leur émergence ou de l’arsenal rhétorique mobilisé.

Les trois outils proposés pour qualifier des discours et des propositions d’extrême droite peuvent se résumer en trois questions : les discours et les propositions politiques sont-ils dirigés contre les droits humains ou l’intégrité de certaines personnes ? Les discours et propositions politiques construisent-ils une réalité sociale telle que celle fantasmée par l’extrême droite ? Les discours et propositions sont-ils similaires à ceux soutenus par l’extrême droite dans le passé ?

François Debras (ULiège) & Sibylle Gioe (Ligue des Droits humains)


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : revuepolitique.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, Tess Asplung fait face à  300 néo-nazis à Borlänge (Suède, 2016) © David Lagerlof ; © Amnesty International ; © youtube.com ; © liguedh.be.


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Les mots de Trump : les ressorts d’une rhétorique efficace

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[THECONVERSATION.COM, 16 octobre 2024Du point de vue de la communication comme en d’autres domaines, Donald Trump est un phénomène à part. Court-circuitant volontiers les moyens traditionnels de s’adresser à ses concitoyens, n’hésitant pas à employer des procédés rhétoriques que la majeure partie de la classe politique estime indignes de la fonction suprême, déployant dans ses meetings un style très personnel, mélange d’agressivité et d’humour volontairement grossier, l’ancien magnat des affaires et star de la téléréalité a créé un univers discursif bien à lui. Jérôme Viala-Gaudefroy, spécialiste du discours politique américain, a analysé d’innombrables prises de parole de l’ex-président, que ce soit sur les réseaux sociaux, lors de rassemblements de ses sympathisants ou pendant des cérémonies officielles, pour mettre à jour, dans Les mots de Trump, qui vient de paraître aux éditions Dalloz, les ressorts d’une rhétorique qui, depuis des années, et plus encore dans la ligne droite de la campagne présidentielle actuelle, enflamme le pays et même le monde. Extraits choisis.

J’ai fréquenté une école de l’Ivy League. Je suis très instruit. Je connais les mots. J’ai les meilleurs mots… mais il n’y a pas de meilleur mot que stupide, n’est-ce pas ? Il n’y en a pas. Il n’y en a pas. Il n’y a pas de mot comme ça.

Donald Trump, 30 déc. 2015

Si Donald Trump se vante de sa très bonne maîtrise de la langue, d’avoir fait des études dans une université prestigieuse et d’être intelligent, c’est qu’il a conscience d’être souvent tourné en ridicule pour son langage hors norme. Son vocabulaire simpliste et binaire, ses phrases décousues, ses mensonges, ses bourdes et ses insultes répétées ont été largement commentés, notamment par la presse qu’il accuse de rapporter de fausses nouvelles (“fake news“).

Alors même qu’il se défend d’être incompris, ses propos illustrent parfaitement la rupture avec les normes établies du discours politique et présidentiel. Il ramène tout à sa personne, parle de lui à la troisième personne, et choisit précisément un mot très simple comme “stupide” – à la fois péjoratif et insultant – comme étant le meilleur mot pour parler de la classe politique et de ses prédécesseurs.

Rhétorique de rupture

En réalité, et malgré ce qui est souvent dit, Donald Trump est tout à fait conscient du pouvoir des mots. S’il y a une chose qu’il a très bien comprise, c’est qu’il doit en bonne partie son succès à son langage hors norme. Par ce que l’on peut appeler une véritable rupture rhétorique, Trump se positionne ainsi comme un outsider hors du champ politique. Pour ses partisans, son pouvoir est tel qu’il ne serait soumis ni aux règles de la politique, ni aux lois de la grammaire ordinaire. […]

Sur ce point, Donald Trump réussit, plus encore que ses prédécesseurs, à être au cœur des médias. Sa présidence se caractérise également par des discours très semblables à ceux de sa campagne et par un très faible nombre de discours officiels ou de conférences de presse. Même lors d’événements formels, il s’est très souvent démarqué des normes de la rhétorique présidentielle. Ainsi, dès son discours d’investiture, le 20 janvier 2017, il donne le ton en faisant un appel à l’unité du peuple, non pas autour de valeurs communes partagées, mais contre l’establishment et la classe politique américaine qu’il présente comme un ennemi.

Improvisation et authenticité

L’une des caractéristiques des discours de Donald Trump réside dans l’improvisation : une grande partie est le fruit de ce qui lui passe par la tête à l’instant où il parle, ou de ses obsessions du moment. Ce “flux de la pensée” (“stream of consciousness“) est plus ou moins structuré (ou plutôt déstructuré) par des marqueurs de discours comme “eh bien“, ou “au fait” qui ont pour objectif de rediriger le discours. Cela permet de nombreuses digressions, des répétitions, une syntaxe désordonnée et des phrases interrompues souvent inachevées. […]

C’est aussi un style conversationnel, décontracté, plus naturel et très efficace. Lorsque Trump s’écarte du sujet, il signale ainsi à son auditoire qu’il n’est pas scénarisé et donc qu’il est authentique. Comme l’ont remarqué certains linguistes, ses phrases inachevées permettent au public de les finir à sa place, ce qui accroît l’impression d’intimité que ressentent ses partisans.

Violence verbale et insultes

Trump parle, par exemple, de “défoncer la gueule” du groupe terroriste ISIS (Milford, NH, 2 févr. 2016), accuse Joe Biden d’avoir “léché le cul de Barack Obama” (Minneapolis, Minnesota, oct. 2019), et traite Michael Bloomberg de “pauvre con” (Newsmax, 14 oct. 2020).

Un autre exemple très parlant – et largement repris par les médias – concerne les footballeurs qui se sont agenouillés pendant l’hymne national pour protester contre les violences policières à l’encontre des Noirs : Trump les a qualifiés de “fils de pute qu’il faut virer du terrain“, sous les acclamations de la foule présente à son meeting (Huntsville, Alabama, 22 sept. 2017).

La masculinité et la rhétorique du pouvoir

Son accent et sa grossièreté sont traditionnellement des attributs de masculinité, ce qui, pour ses partisans, contraste avec les élites dites “féminisées de gauche” et les “flocons de neige” (“snowflakes“), une expression péjorative qui désigne la prétendue fragilité émotionnelle et l’incapacité de certaines personnes de gauche à supporter des opinions contraires.

Le langage social choquant constitue en soi un acte de pouvoir masculinisé qui dénote un côté à la fois authentique et rustre. De plus, Donald Trump utilise un vocabulaire et une prosodie qui incarnent à la fois une véritable violence et les politiques dures qu’il promet de mettre en place contre ceux qu’il considère comme des menaces sociales – les immigrés, les musulmans, les personnes de couleur, les individus LGBTQ+ notamment.

Stratégie médiatique et saturation

Lors de ses campagnes, il a mis en place une véritable stratégie de communication développée par son conseiller d’extrême droite (“alt. right“) Steve Bannon. Elle consiste à saturer le paysage médiatique par toujours plus de déclarations scandaleuses et mensongères.

Le but n’est pas de convaincre par des arguments politiques mais de créer suffisamment de chaos, de confusion et de buzz pour attirer l’attention. Il s’agit également de ne pas laisser le temps aux médias de suivre le rythme, et de rendre la vérification des faits impossible. Les mensonges du jour sont immédiatement éclipsés par ceux de lendemain.

Le récit de Trump

Comme tout bon récit, l’histoire que raconte Trump est faite de personnages clairement identifiables : des méchants (une élite corrompue, une immigration menaçante), des gentils qui sont victimes (le peuple), et un héros sauveur (Donald Trump lui-même).

Au cœur de ce drame, il faut bien entendu un enjeu existentiel : une nation ravagée par le crime et la misère, menacée dans ses fondamentaux par un ennemi à la fois intérieur et extérieur incarné par une gauche dite “radicale“, “communiste“, “marxiste” et “fasciste“, des Républicains de l’establishment “traîtres“, l’État dit “profond“, des médias qualifiés d’”ennemis du peuple“, et des immigrés présentés exclusivement comme des criminels.


EAN 9782247234929

[LIBREL.BE] “Florilège de citations d’un président – et candidat à la même fonction – qui a construit sa victoire sur ses talents d’orateurs. Dans un paysage politique mondial en constante évolution, aucun leader n’a autant marqué les esprits que Donald Trump. Son ascension à la présidence des États-Unis, ses discours enflammés, et ses tweets controversés ont redéfini la communication politique moderne. Mais au-delà des polémiques, que nous disent ses mots sur notre époque et sur les États-Unis ? Cet ouvrage plonge au coeur de cette rhétorique unique et déroutante. À travers une analyse détaillée de ses discours, de ses tweets, et de ses apparitions publiques, ce livre explore comment Trump a utilisé le langage pour transgresser les normes établies, attiser les divisions, et mobiliser ses partisans. De la célèbre promesse de “Make America Great Again” à la diatribe contre le “carnage américain“, chaque chapitre décrypte les stratégies linguistiques qui ont alimenté son succès et son influence. Découvrez comment Trump a redéfini les notions de peuple et de nation, en jouant sur les peurs et les espoirs des Américains, et en brouillant les frontières entre la réalité et la fiction. Ce livre vous invite à une réflexion profonde sur l’impact des mots dans la construction de l’identité nationale et la dynamique politique. Les mots de Trump, une lecture essentielle pour comprendre l’influence de cet ancien magnat de l’immobilier, devenu star de télévision, puis président de la plus grande puissance mondiale.”


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © jordio ; © Dalloz.


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LAROCHE : La parole inhabitable – Un parcours thématique (1990)

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[LE-CARNET-ET-LES-INSTANTS] Tout entière absorbée dans le travail de l’énonciation, dont elle n’est à première vue qu’une forme particulière, la création littéraire ne prend toutefois relief et sens que rapportée à cette ombre originaire qui est en même temps son envers et sa tentation permanente: le silence. S’en est-on suffisamment avisé ? La moindre parole, l’écrit le plus fugitif tirent leur intérêt premier de ceci, qu’ils auraient pu ne pas advenir.

Nonobstant leur teneur particulière, le seul fait de leur existence présuppose une levée, un arrachement toujours problématique à l’indifférencié du ne-rien-dire. Avant de s’imposer comme présence, il y a donc ce moment – ce mouvement – où le verbe se détache du fond muet souvent donné pour son contraire, mais avec quoi il entretient des rapports bien plus noueux que de simple antagonisme. Ne serait-ce que par le danger où il se trouve d’y retomber à tout instant – parce que, au vrai, il finit toujours nécessairement par y retomber. Ainsi la prise de parole, l’entrée en écriture ne s’accomplissent-elles jamais que dans une sorte d’inconfort ou de vacillement qui font d’elles, pour le sujet, une condition radicalement provisoire.

Objet d’une nostalgie essentielle mais rarement explicite, le silence offre donc à la littérature un rhème névralgique. Or, celui-ci semble jouir d’une faveur particulière dans les oeuvres qui ont vu le jour en Belgique francophone depuis le 19ème siècle. Davantage qu’en France notamment, les écrivains y portent témoignage de ce que la parole peut avoir de risqué, d’inopportun ou encore de malaisé, comme si, envers et contre tout, elle restait par essence inadéquate à sa motivation ou à son objet. Il y a lieu, en conséquence, de parcourir les textes à cet égard les plus significatifs, d’en reconnaitre les réseaux thématiques et leurs variances principales, de voir enfin quelle interprétation peut être donnée à une celle insistance.

Apparemment, c’est le courant symboliste qui, le premier, accorde au thème du silence une place réellement focale. Mais cet engouement, indéniable, a des racines plus anciennes : les prodromes s’en font jour dès le début du 19ème siècle, dans l’image aujourd’hui bien connue du héros romantique celle que l’imposent alors en Belgique les oeuvres de Byron, Chateaubriand ou Lamartine. Lié aux motifs de la solitude, de la rêverie et de la mélancolie, celui de la taciturnité contribue à l’édification d’une psychologie nouvelle, largement égotiste, dominée par un thème récent à cette époque, mais bientôt prépondérant dans la culture occidentale, celui de la profondeur. À l’aune de ce thème, la qualité morale de chacun est réputée proportionnelle à la richesse de son expérience intérieure, et spécialement de son expérience affective. Ce qui est tu importe ici bien davantage que ce qui est dit, la parole s’avérant en contrepoint activité superficielle, incapable d’égaler ou d’exprimer la densité de la vérité subjective.

EAN 9782246204220

On le sait, le romantisme comme tel ne suscite, en Belgique francophone, aucun texte de grande envergure. De la conception hâtivement résumée ci-haut, l’oeuvre vraisemblablement la plus représentative reste Jours de solitude (1869) d’Octave Pirmez… Il faut donc attendre la dernière décennie du siècle pour voir revenir, mais avec une ampleur accrue et un sens nouveau, ce dont Georges Rodenbach intitule en 1891 son premier recueil important : Le règne du silence. Règne qui marque d’ailleurs la production entière de l’écrivain, poésie, roman, théâtre, comme il imprègne celle de Maurice Maeterlinck, surtout à partir de L’intruse (1896), Ce dernier, précisément, va en donner la théorie circonstanciée dans son essai Le trésor des humbles (1896), dont le premier chapitre a pour titre Le silence. Affirmations sentencieuses et métaphores se succèdent ici pour élaborer non plus une psychologie, mais une éthique, et même une métaphysique de la vie intérieure, ordonnée tout entière autour d’un concept-pivot : l’âme. Dans la destinée des individus, dans la communication qui les rapproche épisodiquement, l’essentiel est de nature infraverbale – ou supraverbale, comme on voudra : la parole se spécifie par sa radicale insuffisance, et même par sa nocivité envers ce qui, dans l’humain, constitue la part la plus grave et la plus noble.

Cependant, ce qui nous requiert dans le texte de Maeterlinck est moins le flux des assertions que celui des images – lesquelles, à l’examen, s’avèrent converger en un réseau serré, offrant tous les traits d’une quasi fantasmatique. Ainsi le silence est-il associé à l’éternité, à l’obscurité, aux “profondeurs de la mer intérieure“, à quoi s’adjoignent les motifs du “berceau“, des “racines” ou de l’amour. Le modèle sous-jacent est évidemment celui de la vie intra-utérine, paradis jadis perdu auquel il s’agit de faire retour, en suspendant la tyrannie du verbe qui subjugue l’existence postnatale. “Car le silence est l’élément plein de surprises, de dangers et de bonheur, dans lequel les âmes se possèdent librement” (l’auteur souligne). Toutefois, le silence est aussi paré d’une “sombre puissance“qui lui donne un caractère “dangereux“, “effrayant” ou même terrifiant. C’est que la réintégration de l’espace matriciel relève de l’utopie, et ne pourrait coïncider en fait qu’avec la mort, d’où cette atmosphère bizarrement menaçante. Mais le penseur, entre-temps, n’est pas totalement débouté : la pratique du silence va lui permettre de satisfaire fictivement son désir secret de procréation, et donc de participer un tant soit peu à la puissance maternelle. “Le silence est l’élément dans lequel se forment les grandes choses, pour qu’enfin elles puissent émerger, parfaites et majestueuses, à la lumière de la vie qu’elles vont dominer.

Sans doute faudrait-il, pour détailler la pensée maeterlinckienne, prendre en considération des pièces comme L’intruse, ou Pelléas et Mélisande : le lien avec l’eau, le mystère, la mort proche s’en préciserait mieux encore. Qu’il suffise de rappeler cette phrase de Ruysbroeck traduite et citée par Maeterlinck: “[L]es êtres ne sont pas circonscrits par la parole“- elle nous ramène au cœur de la question. À côté de l’ espace langagier, il existe un espace occulte, bien qu’il n’exclue nullement la communication, où se vit ce qu’il y a d’essentiel dans la destinée humaine. Cette zone est celle de l’indicible et des sentiments élevés, N’y ont cours que l’accord avec soi-même, la pureté du cœur, l’accueil ému et magnanime de l’autre, sans oublier l’ouverture sur un autre monde, où se révèle la dimension surnaturelle de l’existence, Loin de constituer le rebut de l’expérience vécue, l’impossible-à-dire en est le trésor intime et irréductible. C’est alors le langage et le discours qui se trouvent relégués dans le statut de l’inessentiel, et même de l’artifice : démonétisation du signifiant au profit d’une communion directe des âmes, rêve d’une idylle fusionnelle, débarrassée de rien moins que du symbolique…

Soucieux d’accorder au silence une position prééminente, les symbolistes belges en donnent une version à la fois mystique et morale. Teinté de rousseauisme, leur idéalisme trouve un contrepoids littéraire, quelques années plus tard, dans des récits à caractère réaliste ou naturaliste – et plus spécialement dans la figure romanesque du paysan, Certes, celle-ci n’est pas absente du Trésor des humbles : à l’homme de la terre, il ne manque “que le don d’exprimer ce qu’il y a dans son âme“.. , Mais elle prend de tout autres couleurs dans un roman comme L’hallali (Camille Lemonnier, 1906), avec le personnage pusillanime et madré de Jean-Norbert. Dans la droite ligne de Taine, le héros est décrit comme “taiseux, déshabitué de la parole“, “patient et dissimulé“, “priant à bouche scellée“. L’on touche ici à un motif romanesque des plus exploités, celui du silence paysan – silence souvent concerté, calculé, mais qui, chez Lemonnier, prend le caractère d’un handicap physiologique. Ainsi, Jean-Norbert “pourrait périr un jour d’une colère rentrée“; sa femme lui rappelle l’avis du médecin, “que tu avais trop de sang et que tu es trop muet“. Le mutisme ne désigne pas ici la libre ascèse du penseur et moins encore l’expectative d’un monde supérieur, il est le signe d’une déficience organique, il est paralysie et menace de mort.

Fille ainée de Jean-Norbert, Sibylle “était retombée à un mutisme sauvage dans cette maison du silence“: ultime refuge d’un orgueil blessé, inflexible, qui accouchera finalement du meurtre vengeur. Avec son père, elle entre dans la longue série des terriens introvertis dont sont peuplés les nombreux romans régionalistes parus en Belgique au début du 20ème siècle, et qui déclinent successivement toutes les variantes possibles du même thème. Dans La bruyère ardente (Georges Virrès, 1900) : “[A]insi vivaient intérieurement ces contemplatifs de la terre flamande : ils portaient l’image, impuissants à la formuler“- mais sachant, précisons-le, user du silence collectif comme d’une redoutable arme de rétorsion. Dans Le pain noir (Hubert Krains, 1904), c’est une longue et incoercible descente dans la désespérance qui mène le vieux couple à la folie et au suicide. Le maugré (Maurice des Ombiaux, 1911) évoque une ancienne pratique paysanne, celle de la vengeance anonyme contre le fermier usurpateur ; se taire procède ici d’une loi secrète et ancestrale, qui impose à tous les membres de la communauté paysanne une dissimulation complice.

Des éléments identiques ou comparables se retrouvent dans Le roman du tonnelier (Hubert Stiernet, 1922), dans Campine (Neel Doff, 1926), dans Le village gris (Jean Tousseul, 1927), et d’autres encore. Rétrospectivement, il est vrai que ces éléments apparaissent comme fortement stéréotypés. Mais il serait faux de croire que le stéréotype n’a rien à nous apprendre, qu’il n’est qu’un morceau de langage usé ou évidé. Il y a une histoire des clichés littéraires, et des fonctions (notamment identificatoires) qu’ils sont amenés à remplir. Ainsi faut-il distinguer en l’occurrence plusieurs types de mutismes qui, pour s’apparenter dans leur manifestation concrète, n’en relèvent pas moins de logiques toutes différentes. Il y a d’abord cette semi-aphasie congénitale, à mi-chemin entre le physique et le psychique, où la raréfaction du parlé contrecarre la densité du ressenti. À cette infirmité subie s’opposent les silences tactiques : le laconisme roublard, calculateur, ou encore le reproche muet, manœuvres codifiées de l’activité transactionnelle à quoi tient le plus clair de la vie sociale. Il faut y ajouter une stratégie plus générale, celle de la patience, en vertu de laquelle il convient que les choses aillent sans dire. C’est l’écoulement du temps lui-même (avec le retour cyclique des saisons, des travaux, des générations) qui est ici supposé compenser le défaut de parole, en la rendant inutile à force de la différer : abstinence continument dilatoire qui s’apparente manifestement au processus du refoulement.

EAN 9782366240269

Proche de la précédente, mais avec une dimension éthique plutôt qu’économique, est la soumission acceptée qui caractérise le fatalisme, suscitant la “réserve” féminine, l’effacement, la non-révolte. Vient ensuite une quatrième catégorie, moins sujette que les précédentes à la sclérose du stéréotype, celle du mutisme comme porteur de mort (mort de soi ou mort de l’autre) ; souvent, dans les romans précédemment cités, le confinement dans le non-verbal va de pair avec un exil social plus ou moins volontaire, et surtout avec une dérive intérieure dont l’aboutissement ultime, généralement présenté comme inéluctable, est le crime ou le suicide. À l’opposé de celle-ci, ce sont enfin les variantes “heureuses” du silence : particulièrement la grande paix de la nature, souvent présentée comme source de réconfort, et même de régénérescence, loin de la cacophonie blessante qui est le lot du groupe humain. Purification, analgésie, retrouvailles avec soi-même, tels sont les effets bénéfiques d’une diète dont l’idéal monastique offre une autre version ; ainsi dans En sabots (André Baillon, 1922), récit autobiographique que domine pour une grande part la quête fébrile de la tranquillité. Une harmonie comparable, mais détachée quant à elle des circonstances immédiates, est nouée au motif de la pensivité : loin de n’avoir à dire rien d’important, le personnage pensif est réputé riche d’une plénitude intérieure (souvenirs, sentiments, sagesse…), exprimable ou non, qui lui confère sur les bavards impénitents une sorte d’ascendant moral. On retrouve ici la connotation bien-pensante déjà repérable chez Maeterlinck.

Fondamentalement rétrograde, sinon réactionnaire, le roman régionaliste poursuit donc son essor tout au long de l’entre-deux-guerres. C’est à cette même époque que s’impose progressivement une œuvre originale, nettement plus moderne, et d’ailleurs complètement étrangère à l’univers rural : celle de Georges Simenon. Or, dans une large mesure, cette œuvre est obsédée elle aussi par la pénurie ou le mésusage de la parole. Très souvent, dans les aventures relatées par Simenon, ce qu’il aurait fallu dire n’a pas été dit, ou l’a été maladroitement, ou encore à contretemps, et le malheur qui frappe les personnages trouve son origine dans cette inadéquation communicative. Pour illustrer ce schème narratif, nous considérerons successivement trois romans, choisis à titre d’échantillons. Intitulé L’homme de Londres, le premier raconte la déchéance de Maloin, un modeste aiguilleur qui s’est emparé subrepticement d’une valise pleine d’argent et y voit la fin de toutes ses frustrations antérieures. Mais ses premières largesses n’apportent pas la satisfaction escomptée : comme il n’a rien dit de l’aubaine à sa famille, celle-ci réprouve une si fantasque prodigalité.

En fait, grognon et peu loquace, Maloin souffre moins d’être pauvre que de n’être pas compris – de ne pas arriver à se faire comprendre. Or, voici que rôde aux alentours le propriétaire de la valise à la recherche de son bien ; c’est un petit cambrioleur anglais, surnommé le Malchanceux, en qui Maloin devine un alter ego et pour qui il éprouve une bienveillance grandissante. Mais le pacte salvateur n’aura pas lieu. Dans la pénombre d’une cabane de pêcheur, le Malchanceux, qui ne comprend pas le français, se méprend sur les paroles conciliantes de Maloin ; agressé, celui-ci frappe et tue. Le drame n’eût pas eu lieu si le dialogue avait pu s’établir, si les deux protagonistes avaient au moins parlé la même langue. C’est donc bien l’échec de la parole qui provoque la mort de l’un et fait de l’autre un criminel emmuré plus que jamais dans son mutisme, dans son incapacité d’expliquer ce qui s’est vraiment passé.

EAN 9782253142959

Dans Les fiançailles de M. Hire, le héros est lui aussi un handicapé de la parole. Solitaire et timoré, il n’entretient avec ses semblables que des rapports soigneusement raréfiés et codifiés – il a ses habitudes à la poste, au bowling, au bordel. Se trouve-t-il dans une situation imprévue, interpellé par un(e) inconnu(e), il semble oublier l’usage du discours, se perd en bredouillements, monosyllabes, mots inarticulés. Or, par le jeu des circonstances, M. Hire est soupçonné d’avoir assassiné une prostituée, et l’étau policier se resserre autour de lui, qui, pour comble, connait le véritable tueur ! Mais, comme Maloin, M. Hire est incapable de s’expliquer ; ses propres dénégations le rendent suspect et le contrat qu’il croit conclure avec Alice, l’amie du criminel, est en fait truqué. Pourchassé, il cherchera la fuite et trouvera la mort. Ce terme tragique tient donc, en dernière analyse, à une double condition : d’une part, le héros n’arrive pas à trouver les formules qui l’innocenteraient et tend plutôt à s’”enfoncer” lui-même involontairement ; d’autre part, il n’a personne près de lui pour témoigner en sa faveur, c’est-à-dire pour compenser verbalement l’impuissance qui le jugule.

Un troisième roman de Simenon, Les gens d’en face, raconte le séjour à Batoum d’un consul turc. Complètement isolé dans cette ville d’URSS dont il ne parle pas la langue (obstacle fréquent chez Simenon…), Adil Bey va s’éprendre de Sonia, sa secrétaire russe. Mais, devenu malade, il découvre qu’on cherche à l’empoisonner et décide de s’enfuir avec Sonia. Le projet ayant été découvert par le Guépéou, Sonia est fusillée, tandis qu’Adil Bey doit regagner seul la Turquie. Une fois de plus, nous avons affaire à un roman de la parole défaillante et il y a lieu de penser qu’il en est de même dans presque toute l’œuvre de Simenon. Plus précisément, la parole y est le lieu de la défaillance de la communication : loin d’être l’instrument privilégié de celle-ci, comme on s’y attendrait, la circulation du discours contribue diversement à l’isolement du héros et à sa perte finale. D’une part, les propos tenus par le héros lui-même s’avèrent très souvent inappropriés à la circonstance, en tel ou tel de leurs aspects : par leur ton, trop fort (l’irritation) ou trop faible (le murmure), par leur contenu (la maladresse, le manque d’à-propos), par leur effet (l’absence de réponse, le faux-fuyant, etc.). D’autre part, les propos qui lui sont adressés, surtout dans les moments graves, sont rarement ceux qu’il attendait, ou du moins qu’il espérait. Enfin, il arrive fréquemment que des tiers échangent des paroles à son sujet : le héros en pressent toute l’importance, mais ne peut en tirer profit – soit qu’il les perçoive mal, soit qu’il ne les comprenne pas, soit qu’elles aient été prononcées en dehors de sa présence. Dans tous les cas, la frustration est au rendez-vous.

Par rapport aux œuvres précédemment évoquées, celle de Simenon introduit manifestement quelque chose d’inédit. Cerces, la difficulté de s’exprimer, de mener un dialogue profitable y fonctionne toujours comme un élément (important) du vraisemblable caractérologique et comportemental ; à ce titre, elle s’intègre dans ce qu’il est convenu d’appeler la “psychologie” du roman. Mais, on a pu s’en rendre compte, sa véritable nature est structurelle. Le dysfonctionnement généralisé de la communication verbale n’accompagne pas simplement le récit : il en est l’un des moteurs principaux – avec, néanmoins, un autre motif crucial, à savoir le regard. Celui-ci constitue, à côté du discours, un second champ de communication entre les personnages, communication silencieuse, recherchée souvent avec fébrilité, mais par nature incomplète. Or, le regard chez Simenon est généralement en position de suppléance par rapport à la parole, qu’il soit univoque (le guet, le voyeurisme, l’indiscrétion) ou réciproque (l’examen mutuel). La suppléance, bien sûr, est imparfaite ; elle ne peut induire qu’un échange inarticulé, ambigu, dont les termes et l’enjeu restent en grande partie énigmatiques aux protagonistes eux-mêmes. C’est précisément ce qui, au gré de péripéties rigoureusement enchainées, amène un épilogue le plus souvent malheureux (la mort, l’emprisonnement, la solitude…).

EAN 9782020025812

Sans doute faudrait-il, pour la même période, examiner bien d’autres œuvres, les contes de Franz Hellens, par exemple, ou ceux de Jean Ray, hantés par le thème du secret, de la parole interdite ou dangereuse… Un autre écrivain nous parait avoir renouvelé plus profondément, après 1945, la problématique ici en cause. Il s’agit d’Hubert Juin. Dans des livres comme Les bavards (1956), les cinq romans groupés sous le titre Les hameaux (1958-1968), Célébration du grand-père (1965), Paysage avec rivière (1974), Le double et la doublure (1981), l’auteur ne cesse de s’interroger sur ce qui fait la valeur du discours, la valeur du silence. Sur la distribution réciproque de ces deux espaces et leurs justifications respectives. Dans un cadre plus dialectique, moins réducteur que beaucoup de ses prédécesseurs, Juin nous redit que parler ne va pas de soi ; que cela implique, au moins, une sorte de responsabilité à l’égard de l’autre ; que la pure gratuité du babil doit laisser place à un usage “soucieux” du langage, articulé à l’histoire du groupe humain et à la mémoire collective, fût-ce sous le couvert de l’anecdote et de la fiction.

Issu d’un milieu rural, Juin se dit profondément marqué, et même meurtri par l’étouffante taciturnité des adultes à l’ombre desquels s’est déroulée son enfance. Son évocation de l’univers paysan tient pour une large part dans des métaphores comme “le gouffre du silence“, cette “présence monstrueuse“, “signe d’une existence pesante, informe mais éternelle“(Les bavards). Le mutisme des terriens, dit-il, est à la fois un accueil et un piège, à la fois désespoir et concentration. Cette chape massive est faite de “certitude muette” et collective, particulièrement hostile à l’écrit, au savoir livresque, ce dont souffre le futur écrivain : le poids du non-dit ne représente pas seulement une mutilation de son être propre, il est aussi perte de sens et de mémoire pour la communauté familiale et villageoise tout entière. “La désolation habite au cœur d’un silence qui ne se connait point et n’a pas de limites [ … ]. Habiter ce silence, ce n’est déjà plus être.

L’expérience charnière qui donne à Juin le recul nécessaire est la débâcle de 1940, qui pour lui est d’abord une grande débâcle du langage. Les discours tenus jusque-là par les “autorités” s’écroulent alors lamentablement, comme des châteaux de cartes : déclarations rassurantes, opinions toutes faites, fausses nouvelles, communiqués de victoire (!), proclamations officielles, tout ce clinquant édifice verbal, en s’effondrant, dévoile rétrospectivement sa nature artificielle et mensongère. La révélation de leur vanité constitue pour Juin une leçon décisive. “Il fallait, à l’issue de cette guerre insensée, ré-apprendre à parler juste et poser une question morale“, “ré-habiter le langage“. La question qui se pose alors pour lui, au seuil de l’écriture, est de savoir comment tenir sur la réalité un discours adéquat, qui prenne en charge l’aigu de la vie (avec ses souffrances, ses bonheurs, sa durée), sans la falsifier en formules creuses et pérorantes. Comment échapper à la fois au laconisme indigent du paysan et à la rhétorique vaine du bavard, trouver la voie vers un langage pertinent parce qu’ajusté à son objet. Soulignons ce fait capital que, chez Juin, la préoccupation n’est pas de nature égotiste mais testimoniale : ce qu’il met en évidence n’est pas son cheminement personnel, mais celui de la communauté dont il est issu, et vers laquelle il décide de faire retour par la voie de l’écriture. L’idée qui s’impose à lui avec insistance est celle d’une responsabilité et d’une mission : il veut être, “au pays de la parole“, le “délégué” des paysans de son enfance, leur offrir ce dire qui leur faisait défaut, avec tout ce que cela implique comme travail de remémoration et d’élucidation du passé.

Les œuvres ultérieures de Juin peuvent être comprises comme l’application du programme défini dans Les bavards. Exemplaires, à ce titre, sont La cimenterie (1962), Le repas chez Marguerite (1966), Paysage avec rivière ou encore L’arbre au féminin (1980). Tous ces textes paraissent tendus d’un même effort, d’une même volonté : en arriver à tenir sur le terroir natal un discours “vrai “, débarrassé de la mauvaise conscience qui caractérise les romans paysans. Précisément, le monde rural décrit par Juin n’a plus grand-chose à voir avec le pittoresque, même pessimiste, du “réalisme régionaliste”. C’est un univers fondamentalement (et non accidentellement) agonistique, sans cesse tiraillé par des forces adverses, sourd remuement pulsionnel tourné ici vers la vie, là vers la mort, à la fois puissance de survie et puissance d’autodestruction. La place dévolue à la parole, dans cet univers, est symptomatique. Ceux des hameaux ne parlent guère que par bribes, ou alors par aphorismes, répugnant à s’engager personnellement dans leurs propres dires. Souvent, dans les romans de Juin, les conversations rapportées s’entremêlent, et le lecteur ne sait plus qui parle : les reparties accumulées composent une sorte de grande rumeur anonyme, où se font et se défont les réputations, où se colportent médisances et calomnies, mais où les événements vraiment graves ne donnent lieu, paradoxalement, qu’à des allusions voilées. Pour le reste, la forme prépondérance est la parole violence ou agressive : altercation, menace, raillerie, conspiration, reproche… Ce qui manque, dans cette société du bout du monde, c’est en bref un usage paisible de la parole : un discours qui viendrait révéler ce qui est caché, expliquer ce qui est énigmatique, déverrouiller les préjugés, nuancer les convictions trop massives, adoucir haines et rancœurs, désenclaver les solitudes, faire contrepoids aux désespoirs et aux dérives mortifères. Autrement dit, un discours désaliénant – le seul qui, en donnant sens à la vie comme à la mort, dégagerait un cane soie peu ces êtres des forces obscures donc ils sont les pantins.

Ce que l’oeuvre de Juin apporte de radicalement neuf à l’égard du régionalisme traditionnel, c’est une vision beaucoup plus articulée, plus “analytique” des rapports encre le groupe humain, sa violence intrinsèque, le rôle du langage et de la mémoire (ou de l’amnésie) collective – ce qui la soustraie à l’aire mélodramatique du roman paysan. Elle contraste d’autre part avec celle de Simenon en ce que, chez ce dernier, le ratage de la communication reste toujours un phénomène individualisé, même s’il met en jeu plusieurs protagonistes. L’écrivain que nous prendrons maintenant à témoin reprend à son compte le souhait manifesté par Juin d’une parole “vraie”, et aussi son désir de relayer le verbe des morts qui nous ont précédés, mais il situe sur un plan spéculatif, méditatif, cette hésitation devant la parole qui fait l’objet de notre parcours. Dans un livre intitulé Le rêve de ne pas parler (1981), Jacques Sojcher pointe quelques évidences ordinaires à propos de la communication verbale, pour les soumettre à une suspicion généralisée. “J’ai toujours pensé que parler c’était mentir et que mentir était survivre“… “Parler pour ne pas tomber“, écrit-il encore. On voit que, pour Sojcher, la question de la prise de parole est d’emblée reliée à celle de la mort, en quoi elle prend une gravité surprenante.

Qu’est-ce qui (se) passe au juste dans la parole ? Surcout l’illusion, le faux-semblant : “[L]a communication, ce jeu des bonnes volontés qui cache l’impensé dans le dialogue qui les divertit“, qui “fait tourner le mensonge, la parole fabriquée, où le je masqué parle au eu masqué avec l’aisance des rôles bien ajustés“. Car “chaque groupe social a son code“, “chaque monde a sa langue et sa parole mensongère“, de sorte que l’univers humain se réduit à une vaste tour de Babel où le jeu de la parole se trouve capturé ; le rêve de ne pas parler est le rêve de briser cette réduction, d’atteindre une parole qui serait hors de la langue, “rendant chacun à l’outre-voix de ce qui chante dans la langue “… Il faudrait alors ne plus vouloir communiquer, avancer “dans une sorte de solitude où surabondent les mots, […] vers une sorte de demeure où tous les non-dits cohabitent“. Le rêve, plus précisément (c’est ce que réussit entre autres le livre de Sojcher, et c’est en cela qu’il est poésie autant que philosophie), serait de libérer le discours du despotisme communicatif et de sa chimérique efficacité pour opérer avec les mots une voltige infinie, “où le vertige de l’impensé creuse et entraine vers une absence de fond que l’étonnement laisse ouvert et questionnant“.

Il est aussi question de la mort, qui est le plus total, le plus définitif des silences, qui est en même temps défi et question aux vivants, c’est-à-dire aux parlants. “De quel droit parler de la mort, des morts ? [ . .. ] De quel droit avancer mon souffle et mon nom, me servir d’eux qui ne peuvent me dire : menteur, imposteur ?“(l’auteur souligne). L’énonciation touche ici peut-être un bord extrême de son possible, promontoire où elle ne peut que vaciller dans l’insignifiant ou dans l’obscène. Et pourtant la mort de l’autre, du proche – spécialement, pour Sojcher, la mort du père – reste le thème incontournable par excellence, car du sens que les vivants donnent à cette mort dépend le sens de la vie elle-même, et donc de leur propre existence. “Y a-t-il un contenu du mot mort ? La mort a-t-elle un complément du nom, d’objet direct ? La more est-elle désignable, touchable par la logique, la langue, la grammaire ?

Faut-il parler, se taire ? Les deux, ici, apparaissent également inacceptables. La “vérité” qui passe dans le texte de Sojcher repose entre autres sur ce qu’il nous place, sans échappatoire possible, devant cette aporie béante – humiliante…

Forcément lacunaire et imparfait, notre parcours à travers la littérature française de Belgique ne prétend qu’à mettre en lumière une problématique dont, assurément, on trouverait les traces dans bien d’autres œuvres. Cette insistante question n’est pas celle du silence considéré isolément, mais de la dialectique silence-parole et de son rapport à la vie elle-même. Au-delà des variantes et des clichés, elle témoigne d’une sorte de malaise ou de méfiance à l’égard du langage, comme coupable de ne pouvoir tout dire, Ainsi le verbe se révèle-t-il, dans les œuvres hâtivement inspectées ci haut, le lieu d’une déception essentielle du sujet – déception à la mesure d’un espoir que la logique nous impose de postuler. Encore faudrait-il identifier l’objet d’un tel espoir. Autrement dit, qu’attend-on au juste de la parole, pour se résigner si souvent à la non-parole ? Est-ce la vérité sur soi-même, sur les autres, sur la destinée ? Est-ce la communication, c’est-à-dire le rapprochement des êtres ? N’est-ce pas plutôt la simple affirmation de soi, de son existence, de son désir ? Tout cela, sans doute, mais plus que cela : plus, précisément, qu’en peut donner le discours. Ce serait alors dans cet excès de la demande adressée au langage qu’il faudrait voir l’origine du mutisme comme leitmotiv littéraire.

Plusieurs des œuvres envisagées en témoignent, tout n’est pas dicible. Limitée dans ses pouvoirs et dans son être même, la langue ne suffit pas à la tâche de couvrir le champ de la réalité, du vécu, et a fortiori du possible : [L]es mots à quelque chose manquent toujours, ou : il y a de l’impossible à dire. “. En vertu de quoi parler est toujours risquer de (se) faire illusion, d’occulter la part précieuse qui devrait mais ne peut se dire. Se taire, à l’opposé, est en manifester la présence. Tel est le paradoxe du silence pensif, méditatif, en fait une parole muette : le signe qu’il y a de l’indicible, et que cet indicible est l’essentiel. Que par ailleurs ce signe puisse être vide, mensonger, ne fait que le confirmer dans sa véritable nature de message.

Le plus souvent, certes, c’est la parole qui est donnée pour mensongère. On reconnait ici le thème de la trahison du langage : du fait de leur essence même, les mots font courir au locuteur un risque permanent de falsification. Par un contrecoup spécieux, l’inexprimé devient dès lors synonyme de vérité pure, le silence restant l’unique moyen de conserver cette vérité, de demeurer (solitaire) avec elle dans le contact le plus intime. Plus généralement, parler, c’est s’exposer, prendre le risque de donner à l’autre des armes contre soi : on peut proférer des choses erronées, ne pas trouver les mots qu’il faudrait, ou au contraire en dire trop, dévoiler ses intentions, ses faiblesses… Le danger est permanent. Il culmine dans ces situations où le trop-parler est cause de mort ; dans sa netteté hyperbolique, ce cas de figure illustre bien la menace inhérente à toute prise de parole, Cerces, le mutisme peut lui aussi s’avérer mortel. Mais le principal demeure : la fragilité radicale du sujet devant l’énonciation – que celle-ci s’accomplisse (car elle ne saurait échapper à quelque forme de ratage) ou qu’elle ne s’accomplisse pas, alors qu’elle l’aurait dû.

COMES, Silence (1979) © Casterman

Retraite ennoblissante pour la belle âme, poste embusqué du paysan matois, havre de ressourcement pour le héros meurtri, réaction grégaire contre l’individu indésirable, impuissance- à-dire rageuse ou désespérée, les variantes littéraires du mutisme sont nombreuses, et à première vue peu conciliables entre elles – surcout quand on leur associe, comme nous avons cru devoir le faire, les cas de parole laborieuse, réticente ou inhibée, Beaucoup de ces silences, d’ailleurs, sont gorgés de propos remués ou remémorés, ou encore s’avèrent plus “éloquents” que le discours auquel ils se substituent.

Rêve contradictoire d’une parole silencieuse, qui dirait le juste et le vrai sans s’exposer aux inévitables dérapages de la mise en mots. Rêve du laconisme, comme réduction du signifiant à son minimum vital. Mais rêve de parler, ou d’écrire, pour être la voix des sans-voix, de ceux pour qui le silence est une prison. On le voit, la place donnée au comportement verbal, dans l’œuvre de fiction, est nécessairement indicative d’un porte-à-faux et d’un choix primordial : parler n’est jamais simple, jamais “naturel.”

On a beaucoup glosé sur l’inconfortable rapport-à-la-langue qui caractériserait nombre d’écrivains belges, On a voulu en repérer l’origine dans les conditions sociologiques et historiques de ce petit pays sans homogénéité linguistique et culturelle, sans véritable identité nationale, La question ne nous parait pas close pour autant. Notre réflexion nous incite à accorder au rapport-à-la-parole, ce qui est différent, une importance au moins égale ; à ne pas en faire, jusqu’à plus ample informé, un caractère spécifique de cette littérature ; et à voir dans la situation même de l’écrivain, autant que dans celle du pays, la cause de cette interrogation sur la relation du sujet à l’incertitude du discours. Car, en fin de compte, ce que nous voulons désigner dans les termes de “déception”, d’”excès de la demande adressée au langage”, comment ne pas voir que cela reflète au plus juste les frustrations liées à l’écriture littéraire elle-même ? Ces personnages qui se retirent du parlé, qui rêvent du silence, qui suffoquent de ne pas trouver la formule adéquate, ne traduisent-ils pas dans le champ de la fiction l’inquiétude fondamentale de tout écrivant, face à l’imprévisible, à l’inhabitable du langage ?

Daniel LAROCHE

Cet article a été initialement publié dans la revue Ecriture n° 36 (automne 1990) sous le titre La parole inhabitable. Parcours thématique dans la littérature française de Belgique.


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MARLIER : Martine a 70 ans !

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Martine est-elle toujours une icône de la littérature jeunesse ?

[RTBF.BE, 30 mars 2024] Martine est née en 1954 de l’imagination de Marcel Marlier et Gilbert Delahaye. Elle fête cette année ses 70 ans avec la parution de deux nouveaux livres : une nouvelle aventure sous forme de chasse au trésor Martine à Paris et un livre-hommage Martine l’éternelle jeunesse d’une icône de Laurence Boudart. À l’occasion des septante ans de Martine, l’équipe de Plan Cult s’est posé une question : comment fait-elle pour traverser les générations sans prendre une ride ?

Née en 1954, Martine est aujourd’hui une référence dans le monde de la littérature jeunesse, 60 albums différents traduits en une quarantaine de langues et plus de 160 millions d’exemplaires vendus mais aussi des milliers de couvertures détournées. Mais quelles sont les raisons de ce succès ? Et ce succès est-il toujours d’actualité ?

Martine est-elle toujours une icône ?

Pour le savoir nous avons rencontré Laurence Boudart, Docteure en lettres modernes et autrice du livre Martine l’éternelle jeunesse d’une icône. Laurence Boudart explique qu’aujourd’hui Martine est encore connue du grand public, car elle est rentrée dans l’imaginaire collectif, même les gens qui n’ont jamais lu Martine connaissent Martine.

Martine (pastiche de couverture) © DR

Martine est sortie du livre pour rentrer dans l’univers d’Internet dans l’univers des memes, dans l’univers des détournements, dans l’univers des parodies et est devenu une icône presque pop.

L’une des particularités de Martine c’est qu’elle est comme nous, dans les histoires de Martine, “il n’y a pas d’extraordinaire, pas de fée, pas de magie, pas de pouvoir secret, pas d’évènements qui sortent du normal.” Cette normalité permet aux lecteurs de s’identifier au personnage et d’être séduit par cette petite fille qui lui ressemble.

Martine est-elle en phase avec les héroïnes de 2024 ?

Daniel Delbrassine, professeur de littérature jeunesse à l’Université de Liège, nous explique que les héroïnes jeunesses d’aujourd’hui quittent les rôles de petites filles sages pour aller vers des rôles de filles “libres“.

Des filles libres qui choisissent leurs amours, qui choisissent leur carrière et parfois même qui ont un rôle qu’on pourrait dire dominant par rapport à leur partenaire masculin.

Martine n’est pas la plus rebelle des héroïnes mais malgré tout elle a quand même réussi à rester dans le coup. Pour Laurence Boudart, “un autre des secrets de longévité de Martine c’est le fait qu’elle a réussi à s’adapter au changement de la société. Ça se voit par exemple dans la mode, dans les vêtements qu’elle porte mais aussi dans l’attitude qu’elle a face aux évènements.

Philomène PARMENTIER, La Trois


Martine a septante ans

Marcel Marlier, Martine et… Patapouf © DR

[LE-CARNET-ET-LES-INSTANTS.NET, septembre 2024] Connue de toutes et tous, souvent admirée et parfois décriée, Martine est une héroïne intemporelle qui affiche septante ans d’existence littéraire au compteur. Depuis 1954, ses soixante albums se sont vendus à plus de 120 millions d’exemplaires en français et 45 millions en langues étrangères. Comment cette création de la maison d’édition belge Casterman est-elle née et comment a-t-elle su séduire des millions de lecteurs au fil des générations ? Plongée au cœur de la petite fabrique Martine…

Une héroïne est née

Dans l’immédiat second après-guerre, la littérature pour la jeunesse est en pleine ébullition. En tant que lecreurs en herbe, les enfants du baby-boom constituent un nouveau marché à prendre, à qui les éditeurs souhaitent proposer un divertissement de qualité. À l’époque, la bande dessinée connait, on le sait, un développement important en Belgique francophone, notamment à travers des magazines comme Spirou ou Tintin. Ces périodiques se profilent comme des espaces de lancement de nouveaux héros, que l’on retrouve ensuite dans les albums à succès que publient les grandes maisons francophones, telles Dupuis, Lombard ou Casterman. Parallèlement à celui de la BD, un aurre secteur destiné à l’enfance se déploie : l’album illustré. C’est ainsi qu’apparait en 1953, au sein de la maison d’édition Casterman, la collection pour l’enfance Farandole. Celle-ci va rapidement accueillir une ribambelle d’albums animaliers destinés aux enfants de 5 à 8 ans. Très colorées, ces histoires se présentent sous la forme de livres d’une vingtaine de pages reliées sous une solide couverture cartonnée, où textes et images dialoguent. La production en série de ces nouveaux venus dans le paysage éditorial est facilitée par les évolutions de l’imprimerie offset. Celle-ci permet une fabrication en grand nombre à prix réduit et, par conséquent, une présence massive dans de nombreux points de vente, à un tarif accessible à toutes les bourses.

Dans ce contexte d’effervescence, Louis-Robert Casterman demande à deux de ses collaborateurs, Gilbert Delahaye et Marcel Marlier, d’imaginer une nouvelle héroïne. Le secteur manque en effet d’un personnage féminin en laquelle les petites filles et, dans une moindre mesure, les petits garçons pourraient se reconnaitre. Certes, le concurrent français Hachette vient juste de lancer la série Caroline, du nom de cette fillette aux couettes blondes et à la dynamique salopette rouge imaginée par Pierre Probst. Mais une place reste à prendre sur le marché franco-belge pour une héroïne qui puisse servir de modèle d’identification.

Le directeur de la maison tournaisienne connait bien le travail de Gilbert Delahaye (1923-1997), dont il apprécie le style d’écriture. Né en Normandie, ce poète franco-belge vit à Tournai depuis l’enfance. En 1944, il intègre la maison Casterman comme typographe-correcteur et, en 1949, il crée, avec plusieurs autres auteurs, le groupe Unimuse, du nom de cette association tournaisienne qui stimule et fédère, aujourd’hui encore, l’activité poétique du Tournaisis. Quant à Marcel Marlier (1930-2011), après avoir terminé des études en arts décoratifs à l’École Saint-Luc de Tournai et s’être fait remarquer en illustrant des livres religieux et pédagogiques, il intègre Casterman en 1951. L’éditeur lui confie l’illustration d’albums animaliers de la nouvelle collection Farandole ainsi que l’exécution des couvertures de romans classiques pour la jeunesse, tels ceux de la comtesse de Ségur, d’Alexandre Dumas ou de Pearl Buck. Entre 1953 et 1980, il assume l’illustration d’une cinquantaine d’albums, en plus de ceux de la série Martine, comme, entre autres, les histoires de Jean-Loup et Sophie. Ces douze aventures sont entièrement conçues par Marlier, qui prend en charge le scénario et l’illustration.

Le premier album né du duo formé par Delahaye et Marlier parait en 1954. Les lecteurs y découvrent le personnage de Martine en visite à la ferme. Encore un peu mal assurée mais déjà très curieuse, la petite fille découvre les animaux qui peuplent l’exploitation en compagnie d’une amie. Dès ce ballon d’essai, le succès est au rendez-vous et la collaboration entre les deux hommes – qui commencent par travailler chacun de leur côté, sans se concerter – devient rapidement très féconde. En effet, Casterman attend des auteurs qu’ils produisent un album par an, dont la sortie est attendue pour l’automne. La fibre poétique de Delahaye s’associe au réalisme de Marlier pour créer des atmosphères et des aventures originales, qui ravissent petits et grands. Si les premières histoires se composent de saynètes illustrées indépendantes les unes des autres, la trame narrative s’étoffe au fil du temps, en même temps que s’estompent progressivement les messages les plus édifiants.

À la mort de Delahaye en 1997, Jean-Louis Marlier, le fils cadet de Marcel, prend le relais. Il assumera l’écriture des douze derniers albums parus entre 1999 et 2010. Dans un document manuscrit conservé aux Archives générales du Royaume à Tournai, Delahaye s’exprime sur cette association : “Illustrateur et scénariste doivent accorder leurs instruments dans la complémentarité. Le hasard n’est pas l’unique explication du succès. Marcel Marlier est un professionnel méticuleux, soucieux du détail, doublé d’un artiste. Nos chemins se sont croisés. Nous étions tous deux sensibles à la poésie de la nature et de l’enfance.

Portrait et évolution du personnage

La ‘poésie de la nature et de l’enfance’ apparait en effet comme un dénominateur commun à toutes les histoires que vit la fillette. Chaque album explore un thème précis lié à la découverte d’un monde proche et réaliste. Martine est une petite fille enthousiaste et joviale, qui aime jouer, s’amuser et apprendre de nouvelles choses dans un environnement bienveillant et pacifique. En fait, les aventures de Martine parviennent à conjuguer deux éléments apparemment irréconciliables : la normalité et le rêve. Tout en se reconnaissant dans le quotidien de leur héroïne fétiche, qui ressemble au leur, les enfants aspirent à vivre les mêmes aventures qu’elle. Apprendre à nager, grimper en montgolfière, faire du vélo ou du camping, participer à une pièce de théâtre ou à un défilé de chars fleuris, prendre soin d’un moineau tombé du nid ou d’un âne récalcitrant : telles sont quelques-unes des prouesses ordinaires qu’accomplit Martine. Servie par des illustrations à l’esthétique immédiatement reconnaissable, la série invite les enfants à s’immerger dans des histoires simples, qui célèbrent une enfance idéale et rassurante.

Né dans l’essor des Trente Glorieuses, le personnage vit ses premières aventures au sein d’un monde que fascinent le progrès matériel, l’accès aux loisirs et les nouveaux modes de consommation. À partir des années 1970, au diapason de l’évolution de la société qui libère les femmes et tient davantage compte des enfants, Martine gagne en autonomie. Elle s’adonne à de nouvelles activités, notamment sportives, et élargit son horizon. Au cours des décennies 1980 et 1990, certaines trames s’étoffent et des problèmes mineurs apparaissent dans la vie de Martine – comme dans un effet d’écho adouci du monde réel. Avec l’entrée dans le 21e siècle, l’imaginaire fait son apparition dans la série, tandis que la nature, déjà bien présence depuis toujours, acquiert une place prépondérante.

Face à la critique

Tant populaire que commercial, ce succès exceptionnel a aussi donné lieu à de nombreuses critiques. En effet, on a reproché à la série d’entretenir un type d’éducation très genré, qui maintiendrait les petites filles dans une image stéréotypée. On critique Martine pour son univers trop lisse et ses aventures parfaites, on incrimine son côté mièvre et ringard, on se moque de sa plastique désuète, on fustige son discours conservateur. S’il est vrai que l’éditeur lui-même a pris la mesure de certaines adaptations nécessaires en faisant réécrire récemment l’ensemble des albums, de telles accusations demandent cependant à être nuancées. Il faut en effet se souvenir que la série vise avant tout à offrir une image idéalisée de l’enfance. Martine a la chance de grandir au sein d’une famille aimante et dans un univers duquel le malheur et les difficultés majeures sont absents. Elle reçoit de la société et des adultes qui l’encourent le meilleur qu’ils one à lui offrir et ceuxci attendent en retour que Martine se montre reconnaissante et bien élevée. Toutefois, la politesse, le respect et la tolérance ne souffrent dans la série d’aucun filtre genré : garçons et filles s’y prêtent de bonne grâce.

Quant aux activités, elles sont partagées par les uns et les autres. Martine et son frère font la cuisine – mais c’est elle qui dirige les opérations que Jean exécute -, ils s’amusent de conserve à la foire, au parc ou lors d’une fête d’anniversaire, ils font la course à la piscine ou sur les pistes de ski. Les activités que l’on pourrait considérer comme strictement féminines (comme la danse) se comptent sur les doigts d’une main.

Célébrer septante ans d’une existence éditoriale signifie aussi avoir vu le jour à une époque où les femmes venaient à peine d’acquérir le droit de vote en Belgique et où la plupart d’entre elles étaient encore largement cantonnées à l’espace domestique. Les premières aventures de Martine restent naturellement marquées par ce contexte social et véhiculent parfois des représentations propres à ce moment historique. Néanmoins, il est cout à fait possible, en se gardant de mauvaise foi, d’identifier les possibilités d’ émancipation offertes à la coure jeune Martine. Celle-ci s’initie à un large éventail d’activités, sans que jamais sa condition de petite fille ne représente une entrave. En cela, elle peut apparaitre comme un modèle à suivre : celui d’une héroïne du quotidien qui décide et prend des initiatives, loin finalement de l’image dans laquelle on l’a parfois enfermée. Relire la série dans son ensemble permet de saisir le personnage dans toutes ses dimensions et, de ce fait, de mieux comprendre les raisons d’une popularité unique en son genre.

Une icône intemporelle

De 1954 à aujourd’hui, Martine a traversé toutes les modes et a intégré subtilement les changements de la société. Son mode de vie, ses activités, la manière donc elle aborde ses aventures mais également son style vestimentaire ont évolué au fil du temps, à rel point que la fillette des Golden Sixties n’a plus grand-chose à voir avec le personnage en jeans et baskets (si, si !) qui mène campagne contre la disparition des insectes. Cependant – et il s’agit là d’un nouveau tour de force à mettre à son actif -, pour la plupart des lecteurs, son image reste intacte et reconnaissable au premier coup d’œil. Il faut dire qu’après avoir connu une destinée internationale hors du commun (ses albums sont traduits dans une trentaine de langues donc, depuis 2023, le chinois), Martine est devenue une icône intermédiale. En 2012, on la retrouve comme personnage d’une série animée comptant une centaine d’épisodes, tandis que, depuis plusieurs années, un site propose de créer soi-même sa propre couverture de Martine. Depuis près de vingt ans, une véritable martinemania envahit Internet et les réseaux sociaux. Rares sont les événements de l’actualité qui ne suscitent pas un détournement humoristique. Loin de nuire au personnage, dont les albums enregistrent aujourd’hui encore des ventes de 400.000 exemplaires en moyenne par an, il semblerait que ces pastiches contribuent à renouveler en permanence la communauté d’initiés. La popularité de Martine rayonne tous azimuts, dans et hors du livre, confirmant sa présence dans l’imaginaire collectif. Inauguré en 2015, le Centre d’interprétation Marcel Marlier, dessine-moi Martine propose un parcours de visite consacré au dessinateur de Martine, né à Herseaux, à quelques encablures de là. Documents d’archives, planches et croquis originaux, témoignages, vidéos et objets prolongent l’expérience de la lecture.

Le renouveau

À partir des années 2010, la série historique aux soixante albums est entièrement réécrite, en accord avec les ayants-droit. Les couvertures sont déclinées dans des tons pastel et le graphisme est revu pour se conformer aux tendances contemporaines. Seuls les dessins de Marcel Marlier restent intacts, tant dans leur composition que dans leur séquençage. Il faut dire que la célébrité de Martine doit énormément au dessinateur qui, infatigablement, six décennies durant, a façonné le visage et l’allure de l’iconique fillette.

Martine petite maman © Casterman

À quoi est dû ce changement narratif et comment se manifeste-t-il ? Après avoir analysé le lectorat de Martine, Casterman se rend compte que celui-ci a rajeuni. De 7 à 8 ans à l’origine, l’âge moyen du lecteur se situe désormais autour de 4 à 5 ans – soit un âge où la majorité des enfants ne savent pas encore lire. Il faut donc non seulement que le texte soit adapté à cette tranche d’âge, mais également que la lecture puisse s’accomplir lors d’une seule séance. En outre, certains termes ou concepts devenus obsolètes sont actualisés. Voilà pourquoi les nouveaux textes donnent l’impression d’avoir été raccourcis et simplifiés. Dans le but d’atténuer les stéréotypes de genre et de mieux correspondre aux attentes de la société, quelques titres sont modifiés, tel le célèbre (et critiqué) Martine petite maman, devenu Martine garde son petit frère. Afin de rendre la lecture encore plus dynamique, la dimension dialoguée est renforcée. Toutes ces opérations de réécriture sont confiées à la même personne, Rosalind Elland-Goldsmith, traductrice, autrice et éditrice jeunesse, titulaire d’un doctorat en lettres avec une thèse portant sur l’adaptation des classiques de la littérature jeunesse.

Depuis 2021, Elland-Goldsmith se charge également de la composition et de l’écriture des nouveaux albums de Martine. Alors que les versions originales, les éditions vintage et les albums dérivés continuent d’être commercialisés, ces nouveaux venus dans l’univers Martine suivent une logique thématique. Après Martine au Louvre, Martine au château de Versailles et Martine en Bretagne, sortis, comme jadis, au rythme d’un album par an, Martine à Paris parait en 2024 – Jeux olympiques obligent ! Et le prochain titre est déjà sur les rails : on murmure en coulisses qu’il emmènera l’héroïne sur la Côte d’Azur. Puisque Marcel Marlier avait émis le souhait de ne pas voir son personnage fétiche vivre sous le crayon d’un autre artiste, le principe de ces nouveaux albums est simple. Il consiste à sélectionner des images dans des titres existants pour composer de toutes pièces une aventure inédite, en jouant sur l’association entre dessins et photos originales. Du point de vue narratif, l’autrice veille à varier les styles, en proposant, par exemple, un album épistolaire pour l’aventure bretonne. Avec un rel palmarès et une nouvelle vie éditoriale qui se dessine, gageons que Martine, championne de l’édition franco-belge, n’a pas fini de faire parler d’elle !

Laurence Boudart, auteure de Martine, l’éternelle jeunesse d’une icône (2024)


EAN 9782203252141

“Laurence Boudart sort un bel album récapitulatif sur la brillante carrière éditoriale de Martine qui est ‘née’ en 1954 dans la maison Casterman à Tournai, fille du dessinateur Marcel Marlier et du narrateur Gilbert Delahaye, qui se définissait comme un “poète naïf.” Une paire de pères, en quelque sorte. La longue et belle vie de Martine a commencé quasi par hasard… comme la tarte Tatin ou le Kir. Et le succès fut immédiat. Après l’évocation de ces débuts, l’autrice balaie les très nombreux volumes d’aventures de la petite fille la plus célèbre de Belgique (et pas seulement). Elle en a connu, des aventures !! Elle fait du sport, elle part en vacances, elle va à l’école et aussi à la campagne, elle fait du cheval, elle prend l’avion, elle fait de la musique, de la voile et du camping… j’en passe et des meilleures. L’ensemble des qualités de Martine qui “incarne une jeunesse dynamique et dégourdie, assurée et confiante en l’avenir, prête à multiplier les expériences” tourne un peu au dithyrambe au fil de cette énumération…” [lire la suite de l’article sur LE-CARNET-ET-LES-INSTANTS]


[INFOS QUALITE] statut : validé| mode d’édition : partage, édition, correction et iconographie | sources : rtbf.be ; le-carnet-et-les-instants.net | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © Centre Marcel Marlier ; © DR ; © Casterman.


Plus d’illustration et de BD en Wallonie-Bruxelles…

ITURBIDE, Graciela (née en 1942)

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[FONDATIONCARTIER.COM] Lauréate du prix W. Eugene Smith en 1987 puis du prix Hasselblad en 2008 – la plus haute distinction photographique – Graciela ITURBIDE est une figure majeure de la photographie latino-américaine. Depuis plus de 50 ans, elle crée des images qui oscillent entre approche documentaire et regard poétique : “J’ai cherché la surprise dans l’ordinaire, un ordinaire que j’aurais pu trouver n’importe où ailleurs dans le monde”. Si elle est aujourd’hui célèbre pour ses portraits d’Indiens Seris du désert de Sonora ou ceux des femmes de Juchitán ainsi que pour ses essais photographiques sur les communautés et traditions ancestrales du Mexique, Graciela Iturbide porte également depuis toujours une attention quasi spirituelle aux paysages et aux objets (…).

La photographie est un rituel pour moi. Partir avec mon appareil, observer, saisir la partie la plus mythique de l’homme, puis pénétrer dans l’obscurité, développer, choisir le symbolique.

Graciela Iturbide

Graciela Iturbide s’initie à la photographie dans les années 1970 au côté de Manuel Àlvarez Bravo (1902-2002) qu’elle suit dans ses voyages, dans les villages et les fêtes populaires mexicaines où elle le voit chercher le bon endroit, attendre que quelque chose se produise puis photographier, presque invisible, sans déranger, ce qui l’intéresse. Il devient le mentor de la jeune photographe et partage avec elle sa sensibilité et son approche humaniste du monde. L’exposition présente un grand nombre de photographies des personnes qu’elle rencontre ou des objets qui la surprennent et l’enthousiasment lors de ses différentes pérégrinations au Mexique mais aussi en Allemagne, en Espagne, en Équateur, au Japon, aux États-Unis, en Inde, à Madagascar, en Argentine, au Pérou, au Panama – entre les années 1970 et les années 1990. Parmi les séries emblématiques de cette période figurent Los que viven en la arena [ceux qui habitent dans le sable] (1978) pour laquelle Graciela Iturbide a longtemps séjourné au sein de la communauté Seri, dans le désert de Sonora, au nord-ouest du pays ; Juchitán de las mujeres (1979-1989), étude consacrée aux femmes et à la culture zapotèques, dans la vallée d’Oaxaca, au sud-est du Mexique, ou encore la série White Fence Gang (1986-1989) réalisée auprès des cholos, des gangs d’origine mexicaine à Los Angeles et à Tijuana.

Au réalisme magique auquel on l’a souvent associée, Graciela Iturbide préfère l’idée d’une “dose de poésie et d’imagination” qui pousse plus loin l’interprétation documentaire et trouve dans les voyages à travers le monde l’opportunité de connaître et de s’étonner : “la connaissance est double : lorsque vous voyagez, vous découvrez des choses à l’extérieur mais aussi à l’intérieur de vous-même, à travers votre solitude.”

En ce moment, c’est le travail sur les éléments qui m’attire. Plutôt qu’une dérive vers l’abstraction, on pourrait peut-être parler d’une plus grande concentration de symboles […] [Pour l’Inde] je me suis lancé le défi de ne montrer aucun visage, mais uniquement des symboles qui condensent des traditions culturelles ou simplement des situations humaines.

Graciela Iturbide

Outre les photographies qui ont fait la notoriété de l’artiste, l’exposition Heliotropo 37 révèle son travail photographique récent, rarement présenté jusqu’ici. Au fil des années, ses prises de vues se vident de toute présence humaine et son attention se porte vers les matières et les textures, révélant le lien métaphysique qui unit l’artiste aux objets, à la nature et aux animaux. Naturata, réalisée entre 1996 et 2004 au jardin botanique d’Oaxaca, initie cette disparition progressive : plantes et cactus, retenus par des cordes, enveloppés dans des sacs en toile de jute, s’estompent sous les voiles et les filets.

À la fin des années 1990, Graciela Iturbide sillonne la Louisiane et contemple les paysages désolés du sud des États-Unis. Dans les années 2000 et 2010, c’est en Inde et en Italie qu’elle poursuit sa quête d’objets et de symboles. Elle photographie les enseignes publicitaires, les amoncellements de chaussures ou de couteaux aux devantures des boutiques, les antennes relais ondulant sous le vent, les maisons abandonnées envahies par la végétation.

En 2021, à l’initiative de la Fondation Cartier, Graciela Iturbide se rend à Tecali, un village près de Puebla (Mexique) où l’on extrait et taille l’albâtre et l’onyx. Fait rare dans sa carrière, elle abandonne alors le noir et blanc pour y photographier en couleur les pierres rosées ou blanches en cours de polissage. Les blocs d’albâtre sur lesquels sont parfois visibles des écritures ou des gravures se détachent sur le ciel cristallin tels des totems (…).


Graciela Iturbide, Mexico City, 1969–72 © Graciela Iturbide

[VOGUE.FR, 14 avril 2021] À 78 ans, Graciela Iturbide est sans conteste la photographe mexicaine actuelle la plus reconnue dans le monde. Depuis presque un demi-siècle, ses images en noir et blanc documentent la vie de son pays natal. Son regard humaniste et poétique convoque le mystère dans le quotidien à travers des images d’oiseaux en vol, de funérailles d’enfants, la silhouette vue de dos d’une indienne Seri, cheveux lâchés, s’avançant au-dessus du désert de Sonoran (Mujer Angel, 1986). Ou encore le portrait d’une fière marchande d’iguanes portant les reptiles sur sa tête, sans doute son plus célèbre cliché, devenu le symbole d’une photographie féminine, libre et indépendante. Une vie que cette fille de bonne famille catholique mariée à 19 ans et mère de trois enfants s’est construite de toutes pièces en choisissant de divorcer pour devenir l’assistante du grand photographe Manuel Álvarez Bravo. Dans le cadre de notre enquête sur la photographie mexicaine au féminin, nous avons posé quelques questions à celle qui demeure pour la jeune génération, une icône absolue.

Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

J’essaie de tirer avantage du confinement lié à la pandémie en organisant mes archives de négatifs. J’ai aussi réalisé des tirages pour des expositions à venir.

Quelle est votre relation au Mexique en tant que photographe ?

Cette relation est très intime. J’aime profondément mon pays, j’en ai pris vraiment conscience lorsque j’ai commencé à travailler dans les territoires indigènes où j’ai vécu pendant quelque temps (notamment à Oaxaca, dans le Juchitán, ndlr). C’est mon professeur, le photographe Manuel Álvarez Bravo qui m’a ouvert les yeux sur la richesse de la culture traditionnelle mexicaine. Malheureusement, à cause de la violence liée aux cartels de la drogue qui mine le pays, ce n’est plus si facile de voyager pour rencontrer ces communautés, de prendre le temps de les photographier.

Que voulez-vous exprimer dans vos images ?

La photographie a toujours été extrêmement importante pour moi, c’est à la fois une thérapie et une passion. Je photographie ce que je découvre, ce qui m’enthousiasme et me surprend. Avec le temps, j’arrive à obtenir un ensemble d’images qui traitent du même sujet, alors je fais des expositions ou je publie des livres.

Est-ce difficile d’être une femme photographe au Mexique ?

En ce qui me concerne cela été surtout un avantage ! Quand j’ai voyagé dans les communautés indigènes, j’ai vécu avec les femmes dans leurs propres maisons et nous sommes devenues amies. Etre une des leurs m’a permis de créer une relation très forte, non seulement avec elles mais aussi avec toute la communauté. J’ai toujours travaillé de cette manière : avec un appareil photo à la main et la complicité des gens.

Aujourd’hui vous êtes un modèle pour les jeunes générations de photographes. Quel regard portez-vous sur la scène féminine mexicaine actuelle ?

Beaucoup de femmes photographes formidables travaillent au Mexique, dans des champs aussi différents que le journalisme, le documentaire, l’art conceptuel…J’ai été très chanceuse de pouvoir rencontrer nombre d’entre elles, notamment Maya Goded, à qui j’ai servi de tutrice à certaines occasions. Quand elles sollicitent mes conseils : je leur dis souvent que la photographie nécessite beaucoup de temps et de patience. Il faut aussi une très grande passion et de la discipline pour bien exercer ce métier.


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation, correction et décommercialisation par wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Graciela Iturbide  


Plus d’arts des médias en Wallonie et à Bruxelles…

DELVAUX, Paul (1897-1994)

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[GALERIE-INSTITUT.COM] Né en 1897 à Antheit en Belgique, Paul Delvaux reçoit une éducation bourgeoise vécue comme un carcan. Il étudie l’architecture à l’Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles, orientation qu’il abandonne après un an. Il revient à l’Académie en 1919 dans l’atelier de Constant Montald professeur de peinture décorative et monumentale.

Après les années d’apprentissage et de recherche de soi, traversées par l’influence de grandes tendances telles que le post-impressionnisme et l’expressionnisme très marqué par James Ensor, plusieurs inspirations rencontrées dans la première moitié des années trente conduisent Delvaux vers l’élaboration de son univers.

DELVAUX Paul, Femmes devant la mer (1927) © Fondation Paul Delvaux

Le musée Spitzner, musée anatomique et forain, sorte de cabinet de curiosité, découvert en 1932, lui révèle une “Poésie du Mystère et de l’Inquiétude.” Au printemps 1934, l’exposition Minotaure organisée au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles par Albert Skira (créateur avec Tériade en 1932 de la revue parisienne homonyme) et Edouard-Léon-Théodore Mesens (l’un des fondateurs du surréalisme en Belgique) constitue un autre moment décisif dans l’œuvre de Delvaux. Dans l’exposition, Mystère et mélancolie d’une rue de Giorgio de Chirico, 1914 (collection privée), le marque profondément. Des sentiments semblables de mélancolie, de silence, et d’absence, sinon de vide – malgré la présence de personnages –, se retrouvent dans sa peinture. L’œuvre du peintre lui “enseigne la poésie de la Solitude.” A ces deux découvertes majeures s’ajoute la peinture de son compatriote René Magritte, surréaliste depuis près de dix ans. Sa peinture partage avec celle de Magritte une forme de mystère poétique ainsi qu’une facture lisse et une attention très soignée aux détails.

A la fin des années trente, les fondements de l’œuvre de Delvaux telle que nous la connaissons, profondément onirique, sont établis. Le peintre orchestre des rencontres insolites d’objets dans des atmosphères figées et silencieuses, peuplées de figures absentes les unes aux autres. Le monde de rêverie poétique de Delvaux présente des analogies évidentes avec le surréalisme. L’artiste participe en 1938 à l’Exposition internationale du surréalisme organisée par Breton et Paul Eluard à la galerie des Beaux-Arts à Paris, avec Propositions diurnes (La Femme au miroir) peint en 1937 (Boston, Museum of Fine Arts). La même année, L’Appel de la nuit, 1938 (Édimbourg, National Galleries of Scotland) est reproduite dans Le Dictionnaire abrégé du surréalisme.

Deux années de suite Delvaux voyage en Italie. Il visite Rome, Florence, Naples, Pompéi et Herculanum. Des décors d’architecture antique s’imposent de plus en plus dans sa peinture, sans doute influencés par la peinture italienne. Son œuvre est fortement nourrie d’histoire de l’art de l’Antiquité à ses contemporains en passant par la Renaissance italienne et nordique, l’École de Fontainebleau, Poussin, Ingres, etc. On y reconnait une figure, un geste, une attitude, les architectures en perspective très construites.

Les principaux thèmes autour desquels s’articule son travail sont également quasiment fixés à la fin des années trente. Le motif des gares plongées dans un climat de mystère, les éléments d’architecture classique, la femme, nue ou partiellement vêtue, fil rouge de tout son œuvre.

Delvaux a fait de l’univers l’empire d’une femme toujours la même qui règne sur les grands faubourgs du cœur, où les vieux moulins de Flandre font tourner un collier de perles dans une lumière de minerai” écrit André Breton en 1941 [Genèse et perspective du surréalisme, 1941]. L’artiste confie quant à lui “c’est toujours la même femme qui revient avec, quand elle est habillée, la même robe ou à peu près. Quand elle est nue, j’ai un modèle qui me donne plus ou moins la même anatomie. La question n’est pas de changer [les éléments], la question est de changer le climat du tableau. Même avec des personnages qui sont les mêmes on peut faire des choses tout à fait différentes.”

DELVAUX Paul, La Mise au tombeau (1953) © Fondation Paul Delvaux

Quant aux hommes, ils sont à peu près toujours représentés par la même figure masculine, du moins lorsque ce n’est pas l’artiste lui-même. L’homme est vêtu de couleurs sombres, le plus souvent affairé. Il incarne pour Delvaux “l’homme de la rue“, c’est-à-dire “un petit bonhomme avec un menton en galoche et un grand chapeau boule assez volumineux” – l’on pense bien sûr à Magritte. Deux personnages masculins extraits des illustrations des Voyages extraordinaires de Jules Verne, aux éditions Hetzel, imprègnent son œuvre : le géologue Otto Lidenbrock et l’astronome Palmyrin Rosette. On retrouve Otto Lidenbrock dans Les Phases de la lune 1939 (New York, MoMA). Enfin, les squelettes, sont un autre motif récurrent. Ils apparaissent un peu plus tardivement. L’artiste en dessine d’après nature au musée d’Histoire naturelle en 1940. Surtout armatures de l’être vivant, les squelettes sont pour lui des personnages expressifs et vivants. Il les représente à contre-courant, dans la vie, dans des situations du quotidien, dans un bureau, un salon, etc.

Après la guerre les expositions collectives et personnelles ainsi que les grandes rétrospectives en Belgique et à l’étranger se multiplient. L’œuvre de Delvaux commence à conquérir les Etats-Unis. Jusqu’aux milieu des années soixante, la réception de son œuvre est cependant mitigée. Ses envois à la Biennale de Venise sont régulièrement fustigés pour leur immoralité et leur caractère scandaleux. Sa rétrospective au Stedelijk Museum voor Schone Kusten d’Ostende en 1962 crée de nouveau un scandale : elle est sanctionnée d’interdit aux mineurs.

En 1950, Delvaux est nommé professeur de peinture monumentale à l’École nationale supérieure des arts visuels de Bruxelles (La Cambre) où il enseigne jusqu’en 1962. Sa première expérience de décoration date de quelques années antérieures, avec le décor du ballet Adame Miroir de Jean Genet, créé le 31 mai 1948 sur la scène du Théâtre Marigny à Paris. Son poste de professeur à La Cambre favorise indubitablement la multiplication des commandes de décorations, qui vont se prolonger bien au-delà de ses années d’enseignement : la salle de jeux du Kursaal d’Ostende (1952), la maison Gilbert Périer, directeur de la Sabena à Bruxelles (1954-1956), le Palais des congrès de Bruxelles (1959), l’Institut de Zoologie de l’Université de Liège (1960), le Casino de Chaudfontaine (1974), les costumes du ballet de Roland Petit, La Nuit transfigurée (1976), la station de métro Bourse de Bruxelles (1978).

DELVAUX Paul, La Fin du voyage (1968) © Fondation Paul Delvaux

L’œuvre de Delvaux atteint la reconnaissance et la consécration dans les années soixante, qui ont pour toile de fond les révolutions culturelles et les mouvements de libération. En parallèle des rétrospectives à Lille, Paris, Bruxelles et des grandes expositions autour du surréalisme auxquelles il participe, il accumule les nominations et les récompenses prestigieuses jusqu’à la fin des années soixante-dix, en particulier des institutions royales de Belgique.

En France, il est nommé Chevalier de la Légion d’Honneur en 1975 et en 1977 devient membre de l’Institut de France. 1979 voit la création de la Fondation Paul Delvaux, dont l’un des objectifs est la constitution d’un musée à Saint-Idesbald à l’initiative de son neveu Charles Van Deun. Le musée Paul Delvaux est officiellement inauguré en 1982. A plus de quatre-vingt ans l’artiste continue de peindre.

A la mort de sa femme, Tam (Anne-Marie de Maertelaere), le 21 décembre 1989, Delvaux cesse son activité. Le célèbre Salon des Indépendants, à Paris, lui consacre en 1991 une rétrospective Paul Delvaux Peintures-Dessins 1922-1982. Son quatre-vingt-dixième anniversaire est célébré par des expositions en Belgique, en France et au Japon. Il meurt dans sa maison de Furnes en Belgique le 20 juillet 1994.

Anne Coron


Ne m’oublie pas… Où l’on voit une ombre du passé rôder dans des tableaux.

[NEWSLETTERS.ARTIPS.FR] 1929. Paul Delvaux, jeune figure de la peinture belge, rencontre une certaine Anne-Marie de Martelaere, dite Tam. Par chance, c’est un coup de foudre réciproque ! Hélas, leurs proches ne voient pas cette union d’un bon œil. La mère autoritaire de Paul s’y oppose, tandis que les parents de Tam ne veulent pas d’un peintre au succès timide et à la fortune incertaine. La mort dans l’âme, Paul promet de ne plus revoir Tam. De cet épisode malheureux, l’artiste garde un goût amer…

Portrait de Paul Delvaux, vers 1940 © DR

Côté carrière cependant, l’artiste progresse. En 1934, alors que Paul Delvaux cherche son style, c’est la révélation : il vit un choc esthétique face aux œuvres de Giorgio De Chirico. Sa voie sera celle du surréalisme, un mouvement qui explore l’inconscient et les rêves. Dans ses toiles, Delvaux compose alors un univers peuplé d’éléments récurrents liés à ses obsessions : des gares, des squelettes, de mystérieux personnages masculins parfois tirés de romans de Jules Verne, et surtout des femmes. Tantôt nues, tantôt vêtues de longues robes, ces figures évanescentes et inaccessibles ne croisent jamais le regard des autres. Peut-être symbolisent-elles Tam, l’amour perdu de Paul ?

Je voudrais peindre un tableau fabuleux dans lequel je vivrais, dans lequel je pourrais vivre.

Paul Delvaux

C’est en tout cas ce style mélancolique, empreint d’une douce étrangeté, qui fait le succès de ses toiles. Delvaux vit sa consécration sans jamais oublier Tam, qui lui manque toujours malgré le temps qui passe. Mais le hasard fait parfois bien les choses…. À l’été 1948, alors qu’il passe ses vacances sur la côte belge, Paul Delvaux reconnaît une voix familière dans une librairie. C’est celle de Tam ! Désormais gouvernante, elle ne s’est jamais mariée. Paul n’hésite pas : il décide cette fois de n’écouter que son cœur et d’enfin vivre aux côtés de son grand amour, rencontré vingt ans plus tôt. Et lorsque Tam s’éteindra, après de belles et longues années en commun, Paul posera définitivement ses pinceaux…


2024 – Ceci n’est pas une pipe, mais bien un anniversaire : joyeux anniversaire le surréalisme ! Il y a cent ans, en 1924, André Breton publiait le Manifeste de ce mouvement d’avant-garde qui a inspiré écrivains et artistes de tout poil en France comme ailleurs… et notamment chez de proches voisins… la Belgique a aussi joué un rôle majeur dans son histoire, avec des créateurs géniaux comme René Magritte, Paul Delvaux mais aussi Jane Graverol et Raoul Ubac. [NEWSLETTERS.ARTIPS.FR]

Pour en savoir plus :

      • Les mondes de Paul Delvaux est une exposition rétrospective tenue à Liège (BE) en 2024-2025 ;
      • Le Surréalisme en 3 minutes sur beauxarts.com ;
      • La FONDATION PAUL DELVAUX créée en 1979 veille aux intérêts de l’artiste selon les désirs formulés par le peintre lui-même, qui lui légua ses Collections, ses Archives et la gestion de ses Droits d’auteurs. Elle participe à une meilleure connaissance de l’oeuvre et, à ce titre, elle mène un travail de recherche et elle initie ou participe à des projets destinés à tous les publics tant en Belgique qu’à l’étranger…

[INFOS QUALITE] statut : validé| mode d’édition : partage, édition, correction et iconographie | sources : galerie-institut.com ; artips.fr | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © Fondation Paul Delvaux ; © DR ; © oniriq.fr ; © delvaux.com ; © france.tv.


Plus d’arts visuels en Wallonie…

THONART : Raison garder est un cas de conscience.s (2024)

Temps de lecture : 31 minutes >

Elections communales obligent. C’est l’histoire du Bourgmestre de Liège qui va au Conseil communal. Il est toujours de bon ton de commencer un article par une bonne nouvelle : il se sent en sécurité. Plus encore : en pénétrant dans la salle, il y a quelques instants, il savait où il allait s’assoir et il savait qu’il serait flanqué des mêmes collègues que d’habitude. Dans la même veine, toutes les interventions de la séance, il les prévoit et les attend au juste moment où elles sont prévues dans le protocole qui fixe le déroulement des débats. Et pour le conforter dans le sentiment rassurant qu’une règle universelle est d’application (dans la salle du Conseil communal à tout le moins), l’ensemble des personnes, des objets et des décors est à sa place, des cravates (éventuelles) des Conseillers aux dorures des portes, des micros aux galettes sur les sièges.

J’ai longtemps cherché dans la littérature (comme on dit) pour trouver une communauté aussi éprise d’absence de surprise, aussi peu désireuse d’aventure et aussi bien organisée pour se donner un sentiment permanent de… sécurité. Je n’en ai trouvé qu’une : les Hobbits de la Comté.

Voici ce que Tolkien, l’auteur du Hobbit puis du Seigneur des Anneaux, en dit dans les années 1950 (vous allez voir, la ressemblance est troublante), je le cite : “Les Hobbits sont un peuple effacé mais très ancien, qui fut plus nombreux dans l’ancien temps que de nos jours, car ils aiment la paix et la tranquillité et […] s’ils ont tendance à l’embonpoint et ne se pressent pas sans nécessité,  […] Ils ont toujours eu l’art de disparaître vivement et en silence quand des gens qu’ils ne désirent pas rencontrer viennent par hasard de leur côté […] Et, pour ce qui était de rire, de manger et de boire, ils le faisaient bien, souvent et cordialement, car ils aimaient les simples facéties en tout temps et six repas par jour (quand ils pouvaient les avoir) […] et ils étaient très considérés, non pas seulement parce que la plupart d’entre eux étaient riches, mais aussi parce qu’ils n’avaient jamais d’aventures et ne faisaient rien d’inattendu : on savait ce qu’un Hobbit allait dire sur n’importe quel sujet sans avoir la peine de le lui demander…

Alors, que nous dit donc ce besoin obsessionnel de sécurité, manifestement aussi typique des Conseillers communaux que des Hobbits ? Est-il limité à la vie au Conseil ou bien la nécessité de pouvoir faire confiance à notre environnement est-elle plus fondamentale chez l’Humain ? Renoncer à Sauron, chez Tolkien, ou renvoyer la rassurante présence du dieu dans les coulisses, nous a-t-il condamné à rechercher ailleurs une légalité rassurante, c’est-à-dire le sentiment qu’il y a dans l’air que nous respirons tous un ordre des choses qui garantit que ce nous attendons du monde autour de nous, se passera comme nous l’attendons ?

Dieu est mort“, soit, la cause est entendue mais, une fois la Loi divine sortie du décor, il revient de se pencher sur une injonction beaucoup moins facile à gérer au jour le jour : “Tu es ta propre loi,” nous disent les moralistes. Facile à dire. Me voilà tenu de devenir mon propre pouvoir législatif, mon pouvoir exécutif et, surtout, mon propre pouvoir judiciaire : si je suis coupable de quoi que ce soit, c’est moi qui prononcerai la sentence, dans ma délibération intime ! En clair : non seulement tout phénomène, tout événement qui réduit ma sécurité m’obligera à réagir mais je me tiendrai personnellement responsable de ma décision d’agir…

Quand on y regarde de plus près, nous sommes au quotidien, comme les bons citoyens à la fin du siècle des Lumières : la Révolution a raccourci d’une tête tout ce qui ressemblait à l’autorité usurpée du Roi et éloigné du débat public les donneurs de leçons en soutane. C’était assurément un véritable moment de vertige où le bon citoyen ne disposait plus d’aucun catéchisme auquel se conformer, ni de lettres de cachet auxquelles obéir aveuglément ! Que s’est-il passé alors ? Quelles leçons en tirer ?

Les uns (et c’est tout à leur honneur) ont gardé raison et se sont appliqués à convenir de nouvelles règles de vivre-ensemble telle que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, souvent ornée, je cite, de “l’œil suprême de la Raison qui vient dissiper les nuages de l’erreur qui l’obscurcissaient.” Ainsi, sans l’aval du Roi ou du Clergé, des hommes et des femmes faisaient la lumière sur un ensemble de droits dont ils convinrent qu’ils étaient naturels, qu’ils soient individuels ou communs, délimitant un périmètre civilisé, où chacun devait pouvoir se sentir en sécurité.

Les autres (parmi lesquels certains des uns) ont vécu cette liberté soudaine comme des veaux que l’on met à l’herbe pour la première fois : de la pure sauvagerie ! Ils ont couru dans tous les sens ou sont restés terrés près du tracteur ; ils se sont blessés aux barbelés ou se sont assommés mutuellement à coups de cornes et de sabots ; les routiniers ont longuement meuglé qu’ils ne trouvaient plus leurs granulés pendant que les bien-sevrés s’explosaient la caillette en broutant comme des fous !

Toutes proportions gardées, tout phénomène nouveau provoquant un état d’insécurité individuelle semble également être, pour chacun d’entre nous, comme un chaos à expérimenter, comme un lendemain de prise de Bastille : pas de règles auxquelles se conformer ; pas encore assez de confiance dans une situation inédite et une lourde inquiétude quant à la capacité de faire face à l’expérience directe, celle qui est proche de la réalité.

Et d’ailleurs, n’est-ce pas également à ce moment-là, alors que nous ne nous sentons pas en sécurité, alors que nous n’avons pas confiance, que nous aurions tendance à projeter sur le monde des explications qui nous sont propres, des fabulations qui nous rassurent : à savoir, nous raconter des histoires où la Princesse épouse le Prince, où il ne pleut pas pendant le match du gamin et où nous retouchons des impôts ? En un mot comme en cent : des histoires où les gens et les choses respectent une règle du jeu et dans lesquelles la fin tourne à notre avantage.

Nos fabulations (c’est ainsi que Nancy Huston les baptise), nos fabulations face à l’insécurité et leur capacité à nous empêcher de raison garder : c’est bien notre sujet, en trois séries de mots-clefs. Nous commencerons par les 3 premiers d’entre eux : confiance, puissance et légalité.

Première série, d’abord, la confiance

Un philosophe de l’Université de Louvain, Mark Hunyadi, y consacre son livre Faire confiance à la confiance, paru en 2023. Une réelle découverte pour moi. Il y aura un avant et un après. L’auteur s’y étonne du nombre important des occurrences du mot ‘confiance’ dans tous nos discours, sans que la chose ne reçoive de définition claire.

Nous vivons dans des sociétés individualistes“, commence-t-il, c’est-à-dire que la volonté individuelle, l’affirmation de soi, semble y être le moyen suprême pour briser toutes les limitations. Comme souvent dit : c’est au point qu’on est passé du “je pense donc je suis” au “je crois donc j’ai raison.

Qui plus est, précise Hunyadi, le numérique permet à chacun de vivre comme dans un cockpit d’avion, dans un espace protégé où chacun peut, de manière fiable, piloter du bout des doigts son environnement médiatisé. Tout y est sécurisé autant que faire se peut et, de manière quasi libidinale, le numérique satisfait tous nos désirs sans faillir… à condition de choisir uniquement ce qui est sur le menu ! Pas question ici de souhait alternatif, d’option divergente ou de créativité, pas question de pensée négative (c’est une notion positive, à savoir une pensée libre qui serait capable de critiquer le système dans lequel elle pense). Si l’on parle de liberté aujourd’hui, insiste Hunyadi, “c’est une liberté de supermarché !

Pensez à votre dernière commande de pizza en ligne. Vous aviez fortement envie de manger une, je cite, “pizza blanche, pommes de terre, mozzarella, et romarin” en regardant Les Aventuriers de l’Arche perdue devant votre nouveau super-écran de 77 pouces de diagonale. Pas de chance, la pizza n’est plus au menu des plats livrés par votre fournisseur habituel. C’est donc avec la “quatre fromages” plébiscitée par les clients habituels de la plateforme que vous avez vécu la vraie aventure… dans vos pantoufles.

Dans ce contexte de vie médiatisée, où la liberté est limitée par ce qu’offrent les systèmes, l’auteur déplore la diminution de la confiance, non pas à cause d’une augmentation de la méfiance mais, simplement, parce que tout un chacun a moins besoin de la confiance ! La digitalisation de la majorité de nos activités fait rentrer celles-ci dans des cases et des tableaux qui limitent fortement le risque de ne pas voir nos attentes comblées, à la condition que nous restions dans le cadre donné.

Par exemple : ai-je vraiment besoin de faire confiance à Mère Nature lorsque, sans surprise, je reçois un billet de 50 €, que j’ai demandé au travers d’une suite de menus sur l’écran d’un terminal, après m’être identifié grâce à un code secret ?

C’est ici qu’il devient nécessaire de définir cette confiance naturelle qui, selon Hunyadi, est à la base même de notre relation au monde. Pour ce faire, il prend l’exemple assez limpide d’un conducteur au volant de son véhicule. Imaginez : il fait beau ;  vous êtes au volant de votre voiture sur une route de campagne en ligne droite ; vitesse autorisée 90 km/h ; une voiture vient dans l’autre sens à la même vitesse ; elle est sur l’autre bande ; vous allez vous croiser sans ralentir et… continuer votre chemin.

Que s’est-il passé ? Rien. Mais vous avez pris un risque énorme (une collision frontale à 90 + 90 = 180 km/h) parce que vous avez eu confiance dans le fait que l’autre conducteur n’allait pas se dérouter et vous emboutir. Aucune explication rationnelle, aucun contrat avec des petites lettres à la fin, aucun fétiche pendu à votre rétroviseur ne garantissait votre sécurité. Vous avez agi comme s’il était dans l’ordre des choses, dans la légalité naturelle, que la collision n’aurait pas lieu et, d’ailleurs, vous êtes là, aujourd’hui, à me lire, après un pari où vous avez misé votre vie et celle de vos passagers.

C’est de cette confiance-là que parle Hunyadi. Une confiance sans laquelle notre vie serait impossible : comment s’asseoir sans la conviction que la chaise n’est pas en caoutchouc, comment trinquer sans être persuadé que le vin qu’on va boire n’est pas un lavement et comment aller marcher en forêt sans être intimement convaincu du bénéfice qu’on en recevra ?

Partant, voilà une définition plus praticable de la confiance : j’ai confiance quand j’agis comme si les attentes de comportement que j’ai envers le monde où je vis n’étaient pas susceptibles d’être déçues. On fait ça 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 ! Cette confiance procède donc plutôt de notre relation au monde, avant que d’être une relation au risque même…

Se sentir en sécurité, c’est donc être en confiance et avoir la conviction que les attentes de comportement que nous avons envers notre environnement seront satisfaites, et que nous pouvons agir dans le cadre d’une certaine légalité, un certain ordre des choses, qui garantit cette sécurité.

D’accord, mais que ce passe-t-il alors si nous ne pouvons avoir pleinement confiance dans notre environnement ; en d’autres termes, lorsque notre sentiment de sécurité n’est pas à 100 % ?

Hunyadi ne répond pas spécifiquement à la question et son propos passe peut-être à côté d’une autre dimension, qui, selon moi, participe également du sentiment de sécurité : la puissance ressentie par chacun. Là où je n’ai pas pleinement confiance, peut-être le sentiment de ma propre puissance peut-il compenser et permettre une équation du type : x % de confiance + y % de puissance = 100 % de sécurité.

Illustrons cela : si une jeune liégeoise descend dans le Carré après minuit (j’ai des noms !), elle ne peut se sentir en sécurité que accompagnée de sa bande (ceci pour la puissance) et que après quelques shots de mauvaise vodka (ceci pour la confiance). Si, il y a de nombreuses années de cela, je descendais dans le même Carré, quelle que soit l’heure, quel que soit le déficit de confiance que je puisse avoir ressenti alors, ma taille et mon poids le compensaient allègrement et je me sentais suffisamment en sécurité.

Mais qu’en est-il alors lorsqu’un homme ou une femme, comme vous et moi, n’a pas pleinement confiance dans son environnement et que, de plus, le sentiment de sa propre puissance est insuffisant pour que, dans son cerveau, le voyant “sécurité” reste au vert ?

Je ne parle pas ici d’inquiétudes globales, comme l’avenir de nos enfants, les orangs-outans qui ne seront bientôt plus que des fantômes, la droite extrême qui prend ses aises dans nos démocraties (les dernières du modèle probablement), ou même l’omniprésence de prothèses numériques de 7 pouces de diagonale qui nécrosent les cervicales de nos ados.

Non, au quotidien, dans des situations où nous ressentons un enjeu personnel et où règne l’inconfort quand nous délibérons dans notre petite tête, nous pouvons avoir le sentiment que notre sécurité – donc, la somme de notre confiance et de notre puissance – n’est pas suffisante pour que nous puissions toujours agir avec une pensée claire, sans inquiétude, sans aveuglement ; en d’autres termes : pour que nous puissions “raison garder” (comme le disait déjà Marie de France, au XIIe siècle), puisque la sécurité semble en  être une condition…

Deuxième série, la confrontation

Jusque-là, nous avons évoqué les trois premiers mots-clefs : confiance, puissance et légalité. On continue…

Tous les phénomènes qui arrivent à notre conscience (à nos consciences, comme on va le voir) n’appellent pas de notre part des réactions simples, des réflexes comme ceux qui réveillent le chat : il sent qu’il a faim, il se lève, va manger, passe par sa litière puis revient digérer sur son coussin. Si c’est la vie rêvée pour un chat ou un Hobbit, c’est la honte pour un honnête individu : être libre et probe demande une délibération intérieure, appelle un travail d’objectivation, nécessite l’analyse des informations traitées, suppose un jugement critique et non-dogmatique des options disponibles, et implique une décision d’agir qui devra être efficace et, accessoirement… juste. Par parenthèse, c’est le très britannique Stephen Fry – un homme selon notre coeur – qui s’indignait devant l’obsession de l’être humain à vouloir être juste, plutôt qu’à vouloir être efficace. Nous en reparlerons…

Qu’il s’agisse de décisions graves ou de choix plus anodins, quand nous sommes confrontés à des phénomènes trop originaux pour notre périmètre de sécurité – réduisant par là notre taux de confiance naturelle – nous devons mettre en oeuvre les trois mots-clefs de la deuxième série, c’est-à-dire : l’aliénation, l’attention et les consciences (au nombre de trois, elles donnent leur “s” au titre de l’article : “Raison garder est un cas de consciences“).

J’insiste ici : souvent, quotidiennement même, alors que nous en avons besoin, nous ne percevons pas de légalité dans nos échanges avec le monde, nous ne décelons pas un ordre des choses qui réduirait notre expérience directe à une résolution de problèmes simples et concrets, avec mesure et raison, sans aveuglement, un peu comme la vie de ce foutu chat qui continue à dormir sur le coussin.

Hélas, le monde, tel qu’il se présente à nous, dépasse notre entendement, c’est un fait (sinon, nous n’aurions pas eu besoin d’inventer des notions comme le mystère et ou l’absurde). Souvent, chaque jour, nos attentes de comportement envers lui sont détrompées, frustrées et nous vivons la surprise voire… l’aventure (“l’aventure ? beurk !” dit le petit Hobbit qui venait justement de s’endormir pour digérer un peu).

Pour jouer sur les mots : dans cette confrontation avec les phénomènes de l’existence, notre quête du sens est peut-être l’exact contraire de notre sens de la quête !

Le sens de la Vie auquel Sisyphe a renoncé et que certain attendent toujours, comme ils attendent Godot ; ce sens tant recherché, qui fait l’objet de mille quêtes, serait-il platement la recherche de l’assurance, sécurisante, que les choses obéissent à une légalité et que nous pouvons avancer en toute confiance puisque, dans ce cas, le déroulement de l’avenir existe déjà et, qu’en gros, il ne nous reste plus qu’à apprendre à lire le futur avec une appli de gsm, dans notre fauteuil ou sur le coussin, à côté du chat.

Je veux insister sur ce point : ma proposition (qui n’est pas originale, d’ailleurs) est que le Sens de la vie vécu comme un objet idéal, pré-existant quelque part, qu’il nous faut atteindre et gagner au terme d’une quête que l’on voudra longue, aventureuse et difficile, est un Graal romantique tout à fait encombrant pour la Raison. Quelque part, dans le monde des Idées de Platon, dans le sublime de l’Olympe où festoient les Dieux, dans l’au-delà du Grand Barbu, derrière la bouille incroyable de Superman ou entre les seins de Lilith, la première femme, il y aurait un Grand Secret, un mode d’emploi universel, multilingue et illustré, prêt pour le téléchargement dans le répertoire de votre choix : dans le répertoire “religion”, dans celui dédié aux initiations, dans celui des intuitions chamaniques ou dans cet autre répertoire où se rangent les raisonnements cartésiens sur l’essence des choses…

Sans moi ! La Joie de découvrir la légalité ou l’harmonie, nait de l’exercice de soi, de la pratique de sa propre puissance, de son humanité. C’est autre chose alors de penser que, au contraire de l’option idéaliste, notre lot est de continuellement éprouver notre puissance face à ce qui nous advient par aventure. “Ce qui ne me tue pas me rend plus fort“, disait Nietzsche entre deux Xanax : voilà bien les termes qui donnent sens à notre quête. Nous nous sentirons et nous serons plus forts à chaque décision prise librement, à chaque acte raisonné que nous poserons sans faire appel à un dogme quelconque, souvenez-vous : “Sapere Aude“, Ose savoir par toi-même, disait Kant. Nous serons plus forts à chaque lecture critique mais apaisée du “bruit et de la fureur” d’un monde dont la complexité rend, hélas, notre confiance spontanée assez difficile. C’est ainsi que le déficit de confiance qui nous colle à la peau pourra être compensé par notre puissance personnelle.

L’idée est belle et résonne encore du bruit chevaleresque des sabots (ou des noix de coco, selon la référence…) de Lancelot, de Galahad et autres Arthur. Mais, hélas, nous ne sommes pas Indiana Jones et, manifestement, les humains, comme les Hobbits – ou les Conseillers communaux – n’ont pas réellement le goût de l’aventure.

Diable. Le monde est trop complexe pour moi, je me tue à le dire ! Je ne perçois pas spontanément comment les choses tombent juste. Je n’ai plus confiance en la légalité de la vie, parce que je ne la reconnais pas dans ce qui m’arrive, à moi. Comment dès lors me sentir en sécurité ? Comment avoir assez confiance ?

Qu’à cela ne tienne : puisque le monde comme il va ne me donne pas confiance, puisqu’il dépasse mon entendement, je vais en fabuler un autre à ma mesure où la légalité des choses sera évidente et m’y projeter, m’y aliéner ! Ce sera une expérience virtuelle (le contraire d’un voyage spirituel) que d’être un moi augmenté dans un environnement sécurisé

    • Regardez dans votre bus, cet ado qui ‘scrolle’ sur son gsm avec les écouteurs sur les oreilles, on dirait un singe avec une banane. Comment lui en vouloir, la femme mûre assise en face de lui fait la même chose : deux singes, deux bananes. Et ils ne se parleront pas…
    • Regardez ce manager qui, dans son langage Corporate, a trouvé un slot pour tirer les Lessons Learned avec son N+1, lors d’un meeting One-2-One, alors qu’il est overbooké.
    • Et regardez l’indigence intellectuelle qui permet à des dirigeants, même grimés en Van Gogh avec un pansement sur l’oreille, de fantasmer à haute voix une nation entière qui serait faite d’êtres humains divisés en deux groupes exclusifs, grossièrement définis : nous et les autres !

Dans les trois cas, je ne vois que projection de soi dans un monde virtuel, fabulé, qui réduit la réalité à un périmètre compréhensible sans effort, dans lequel le sujet inquiet se projette par facilité, en recherce de sécurité. Souvenez-vous, Hunyadi évoquait un cockpit d’avion, à ce propos. Face à l’insécurité comme nous l’avons définie, l’aliénation est l’option libidinale du moindre effort : je me projette dans une autre situation puisque la mienne me semble trop difficile.

On pourrait dire : “Choisis ton camp, camarade. A chaque baisse de la confiance, feras-tu face à l’expérience directe de ta propre réalité complexe ou te projetteras-tu dans un monde virtuel, simple, binaire, partagé entre les bisounours et les terroristes du Hamas ?

Petite parenthèse. Avant d’aller plus loin, il nous faut encore parler d’un truc bizarre qu’on appelle communément… la réalité. Selon Jacques Lacan : “Le réel, c’est quand on se cogne.” Soit, la formule est belle. Mais que penser de cette assertion à l’ère des neurosciences, alors que l’hypnose permet de réaliser des opérations chirurgicales avec des scalpels bien réels, bien coupants, sans douleur et sans narcose complète ?

Plus proche de notre propos, Marie-Louise von Franz, une élève de Jung, affirme en 1972 : “Il nous est impossible de parler d’une réalité quelconque si ce n’est sous la forme d’un contenu de notre conscience.” Voilà la clef : nous ne vivons la réalité qu’au travers de sa représentation dans notre conscience. Si les phénomènes au travers desquels nous percevons cette réalité mettent en danger notre sentiment de sécurité, nous avons alors beau jeu de truquer la représentation que nous en avons, en fait : de nous aliéner dans une représentation moins risquée de ce qui nous arrive.

Plus tard, en 1985, Endel Tulving d’ailleurs aurait pu réécrire la phrase de von Frantz comme ceci : “Il nous est impossible de parler d’une réalité quelconque si ce n’est sous la forme d’un contenu de nos trois consciences.

Nous en avons déjà parlé ailleurs : mort en 2023, Tulving était un psychologue estonien établi au Canada qui a développé un modèle original où trois formes de conscience correspondent chacune à un type de mémoire :

      1. la conscience a-noétique concerne nos fonctionnements les plus automatiques (faire du vélo, nager, jouer d’un instrument ou réagir sous l’influence d’un trauma…).
      2. La conscience noétique permet d’évoquer des choses qui ne sont pas présentes, pas perceptibles dans l’immédiat, c’est là qu’on retrouve les représentations du monde.
      3. Enfin, la conscience auto-noétique est centrée sur la représentation de soi : c’est ce que je me raconte à propos de moi-même.

Cette taxonomie des consciences est basée sur la racine grecque “noûs” qui signifie “connaissance, intelligence, esprit” ; elle est directement héritée des travaux de Edmund Husserl, le père de la phénoménologie, une discipline de la philosophie contemporaine qui exclut l’abstraction, pour se concentrer sur les seuls phénomènes perçus. Je le cite : “Toute conscience est conscience de quelque chose.

Que ces théories soient exactes ou non importe peu ici. Si elles ne font pas obligatoirement autorité auprès de tous les chercheurs en neurosciences, ce n’est pas déterminant pour nous : adoptons-les simplement comme des occasions généreuses d’alimenter nos exercices de pensée. Pour mémoire, les “exercices de pensée” ou “expériences de pensée” (“thought experiments” en anglais) sont des outils puissants utilisés, entre autres, en philosophie morale, pour tester des concepts, pour aller jusqu’au bout d’un raisonnement : on imagine un scénario hypothétique et on lui applique le concept que l’on veut éprouver. Vous avez peut-être entendu parler de l’exercice du Chat de Schrödinger qui permet d’explorer les paradoxes de la physique quantique, l’exercice du Dilemme du tramway en philosophie morale ou encore l’exercice de la Chambre de Mary en psychologie cognitive : “Mary est une scientifique qui connaît tout ce qu’il y a à savoir sur la vision des couleurs, mais elle a toujours vécu dans une pièce en noir et blanc et n’a jamais vu de couleurs elle-même. Si Mary venait à sortir de sa pièce et voyait la couleur rouge pour la première fois, apprendrait-elle quelque chose de nouveau ?

Ceci boucle la boucle avec le problème de la réalité : pour nous, n’est objet du réel que ce dont nous avons conscience, au travers de sa représentation. Partant, quand on parle d’aliénation, la réalité que nous allons déformer par nos fabulations est aussi précisément celle qui est à notre portée, celle qui vit au creux de nos consciences.

Pour y voir plus clair, passons donc en revue les trois consciences selon Tulving et trouvons chaque fois des exemples de deux réactions possibles devant l’insécurité : soit l’aliénation qui traduit la fuite, soit l’attention qui implique la confrontation. Pour ne pas vous jouer la carte du suspense, je précise déjà que ces deux réactions pourraient être au nombre de trois, nous l’allons voir. Donc, face à une situation nouvelle (donc insécurisante), deux options ambivalentes :

    1. OPTION 1 – L’aliénation > le sujet s’évade vers des Paradis Perdus ou
    2. OPTION 2 – L’attention > le sujet regarde ses mains et agit à propos.
Conscience auto-noétique

Allons-y. En vedette américaine, j’ai le plaisir de vous présenter la conscience auto-noétique ! Elle va être notre plat de résistance. Tulving la définit comme suit, en 1985 : “La conscience autonoétique (connaissance de soi) est le nom donné au type de conscience qui permet à un individu de prendre conscience de son existence et de son identité dans un temps subjectif qui s’étend du passé personnel au futur personnel, en passant par le présent.” Traduit par l’anthropologue Paul Jorion en 2023, cela donne : “La conscience autonoétique est la conscience réfléchie de soi : la capacité de situer son expérience actuelle dans le cadre d’un récit de sa propre vie qui s’étend au passé et à l’avenir.” En clair, c’est l’aquarium personnel où nagent les histoires que je me raconte à propos de moi-même : c’est mon moi héroïque et narratif. “Héroïque” parce qu’il faut reconnaître que chacun se vit souvent comme un personnage libéré des contingences du quotidien (du calibre de Héraclès, Athéna, Superman, Achab, Galadriel, Harley Quinn ou… Gollum), plutôt que comme une personne qui doit faire la vaisselle tous les jours ou soigner ses cors au pied. “Narratif” parce que, précisément, le vocabulaire que nous utilisons pour nous décrire nous-mêmes, seuls devant le miroir, est celui de la fiction et des rêves. De même, la logique de notre auto-fiction est, comme celle des contes, des romans et des séries, peu rationnelle et elle ne tient pas compte de tous les aspects de la réalité pour faire avancer le scénario.

Qu’est-ce alors que raison garder devant cet aquarium d’histoires de tout type, traitées par notre conscience auto-noétique : des histoires exaltées, des faits divers interprétés comme moches, des légendes auto-dénigrantes, accusatrices ou follement admiratives ?

En 1947, Paul Diel propose un baromètre pour évaluer ces auto-fictions. Il explique que tout va bien tant que l’image que j’ai de moi (= ce que je me raconte à mon propos) correspond à mon activité effective (= ce que je fais vraiment).

Si c’est le cas, je suis satisfait de ma vie et… vogue la galère : pas besoin de se poser des questions. Par exemple : pourquoi Simenon aurait-il douté de sa capacité à écrire des romans policiers intimistes ? Les problèmes auraient commencé s’il avait voulu se lancer dans le Tour de France avec ses petits mollets…

Si ce n’est pas le cas, alors je le sais car l’écart entre ce que je pense de moi et ce que je fais effectivement est à la mesure de l’angoisse qu’il va provoquer chez moi. Je sais que je triche et cela m’angoisse. Selon Diel :

      • je triche par vanité, parce que je suis loyal envers une image de moi un peu trop sublime (du genre : “moi, vous savez, je ne suis pas capable de mentir, ce serait trop vilain“).
      • Je triche par culpabilité, parce que je suis timide, que je me sens nul et que j’évite tout ce qui pourrait me montrer que c’est vrai (du genre : “moi, vous savez, je ne suis pas capable de mentir, je suis tellement timide que je rougis tout de suite“).
      • Je triche par sentimentalité, parce que je veux qu’on m’estime, qu’on m’aime (du genre : “moi, vous savez, je suis incapable de mentir car je sais combien c’est important pour vous”).
      • Enfin, je triche par accusation, parce que j’en veux aux autres de ne pas m’estimer à ma juste valeur (du genre : “moi, vous savez, je ne suis pas capable de mentir, c’est pas comme mon mari. N’est-ce pas, chéri ?”).

Diel était un spécialiste des mythes et de leur interprétation et il parle dans ce cas des quatre catégories de la fausse motivation (vanité, culpabilité, sentimentalité et accusation) ; en clair, il parle des quatre manières de ne pas bien motiver nos actions parce que l’on porte un regard biaisé, aliéné sur les phénomènes. Il considère que cet écart, qu’il baptise la vanité (dans le sens de ce qui est vain, vide ; ce que j’ai appelé l’aliénation), est la faute originelle dans les mythes. Cette vanité serait la clef de lecture de tous les comportements déviants ou, en d’autres termes, de nos actions mal motivées, des actes que nous posons pour de mauvaises raisons.

Diel va plus loin et avance que cette notion d’aliénation permet également la lecture des mythes qui racontent l’origine de l’humain et de sa curieuse destinée : c’est à cause de sa vanité morale qu’Adam se voit condamné gagner son pain à la sueur de son front, lui qui voulait savoir le bien et le mal sans en faire d’abord l’expérience ; c’est à cause de sa vanité sexuelle qu’Héraklès souffrira des brûlures infligées par une peau empoisonnée que Déjanire, son épouse, lui a jeté sur le dos, au point qu’il devra plonger dans un bûcher allumé par son fils pour être purifié ; c’est à cause de sa vanité technique que Prométhée ose voler l’outil suprême, le feu, pour le donner aux hommes, et qu’il ne pourra également qu’être puni par Zeus…

Ainsi, à la lecture de Diel, on comprend assez bien l’option numéro 1 (pour mémoire : l’option Je m’évade vers des Paradis Perdus) : pour fuir devant une situation désagréable, insécurisante, je vais m’identifier (dans ma délibération, dans ma tête) à une version de moi plus sublime, je vais adopter une posture où je me sentirai plus en sécurité, je vais m’aliéner en adoptant l’attitude d’un personnage qui n’est pas le moi qui agit. Mais je vais ainsi créer un écart angoissant entre ma posture et mon action effective. A tout ceux pour qui ceci n’est pas encore clair, je recommande de revoir le film Psychose de Hitchcock et puis on en reparle.

Couche en plus. Vu que je triche et que je le sais, je ne vais pas manquer de me justifier en insistant sur le fait que je reste “loyal envers moi-même” : pas de chance, si je suis loyal dans ce cas c’est envers le mauvais cheval. Qui de nous n’a connu un proche qui se disait “loyal envers lui-même“, martelant “mais, c’est parce que je suis comme ça“, afin de justifier une posture empruntée, qui ne correspondait pas à ses actes. Et malheur à celui qui vexerait le quidam en question : en mettant en doute sa sublimité, il s’exposerait à toute la violence possible. En fait, la violence individuelle ne prend-elle pas toujours racine dans une vexation et la vexation ne trahit-elle pas toujours une posture plus ou moins sublime de celui – ou celle – que l’on offusque ?

Reprenons notre fil. Option 1 : je me sens insécurisé dans une situation nouvelle alors, dans ma vision de moi-même, je fuis et je m’assimile à une version de moi plus sublime, donc plus intouchable, en vertu d’une légalité imaginaire qui laisserait tranquilles les gens comme mon moi sublime. On parlera clairement d’aliénation dans ce cas : j’agis en me conformant à un modèle… qui est irréel.

Je me dois d’évoquer ici une variante moins toxique de cette option de fuite : dans une situation où je me sens insécurisé, je vais faire un pas de côté et imaginer ce que ferait un héros… à ma place. Il n’y aura pas d’action de ma part si ce n’est que je vais peut-être m’apaiser au travers de l’exercice de pensée “Comment mon héros aurait-il réagi dans cette situation ?

En matière de ‘héros’, c’est Daniel Boorstin qui remet les pendules à l’heure, aussitôt qu’en 1962 ! Dans son livre intitulé L’image : un guide des pseudo-événements en Amérique, il explique la différence entre les héros et les célébrités. Il y a cette formule magnifique : “les célébrités sont célèbres parce qu’elles sont connues.” Autre chose est de parler d’héroisme : pour Boorstin, un héros pose des actes libres et courageux, par une espèce de surcroît d’humanité, et peut nous servir d’exemple. On pense à Charlier-Jambe-de-bois, à Saint-Exupéry, à Rosa Parks, à Edward Snowden, etc.

…ou à mon collègue de travail. Loin de moi de vouloir flatter un collègue, mais il est des héroismes discrets qui méritent le souvenir. “Je me souviens” dirait Perec : nous devions voter collectivement sur une proposition fort discutée, j’avais des doutes réels sur l’attitude à adopter et, fraîchement débarqué dans l’équipe, j’étais tétanisé. J’ai voté “pour” alors que je pensais “relativement contre.” J’ai suivi le troupeau, je n’étais pas sûr de moi mais la quantité de bras levés a eu raison de mes doutes. Je n’en suis pas fier. C’est alors qu’à l’annonce “Les votes contre ?” du responsable, un seul bras s’est levé, le sien. Il y a eu de la beauté dans cet instant et j’ai appris de ce discret courage, de cette main levée seule contre tous, de ce moment que j’ai toujours vécu comme un acte de pensée libre.

Face à l’adversité, on peut donc fuir et se conformer à un modèle imaginaire et sublime. Option 1, c’est l’aliénation qui ne fait pas du bien. On peut aussi faire un tour de passe-passe avec un modèle exemplaire pour apprendre de ce qu’il ou elle aurait fait à notre place. Dira-t-on que c’est une aliénation qui fait du bien à retardement ?

Identifier et puis réduire l’aliénation : voilà donc un premier chantier balisé depuis de longues années tant par les spiritualités de l’intime que par les psychologues et psychanalystes de tous poils et, bien entendu, par les apôtres du développement personnel. Tous proposent des recettes plus ou moins onéreuses (posez la question à Woody Allen…), des trucs ou des méthodes exigeantes pour réduire cet écart toxique qui, ramené à notre travail intime, nous verrait intervenir… dans le vide, à côté de notre “moi”. Car il n’est pas question ici d’appel à l’humilité ou à la discrétion : lutter contre cette aliénation qui nous fait boîter l’âme, c’est faire preuve, à chaque petite victoire, de plus d’attention, de plus de présence effective à notre activité effective. Souvenez-vous : Montaigne parlait de “vivre à propos.”

Alors, amie lectrice, lecteur, retrouve ton coeur réel, ajuste ton regard et corrige l’angle d’attaque de ta délibération !

La conscience a-noétique

La conscience auto-noétique était le gros morceau, passons plus rapidement sur les deux autres manières de vivre l’expérience d’être soi. Le deuxième chantier voudrait nous voir explorer l’aliénation et son option opposée, l’attention, dans le giron de la conscience a-noétique. Ce deuxième moi, ce moi atavique et sauvage qui, s’il n’est pas le plus primitif, reste peut-être le plus difficile à concevoir, car il ne se paie pas mots ! D’où le terme de ‘sauvage.’

De quoi parle-t-on ici ? Je cite Tulving : “la mémoire procédurale est dite anoétique car elle s’exprime directement dans les comportements et l’action, sans conscience.” Pour mémoire, citons aussi notre anthropologue national, Paul Jorion : “La conscience anoétique, peut-être la plus insaisissable de toutes, est une expérience qui n’implique ni conscience de soi ni connaissance sémantique. Elle comprend, par exemple, des sentiments de justesse ou d’injustice, de confort ou d’inconfort, de familiarité, de malaise, de présence ou d’absence, de fatigue, de confiance, d’incertitude et de propriété. Il s’agit par exemple du sentiment que l’objet que l’on voit du coin de l’œil est bien un oiseau, du sentiment, en rentrant chez soi, que les choses sont telles qu’on les a laissées (ou pas), du sentiment que l’on est en train de contracter une maladie. Chez l’homme, ces sensations anoétiques se situent en marge de la conscience et ne sont que rarement au centre de l’attention. Chez d’autres animaux, il est possible que l’anoétique soit tout ce qu’il y a.”

Pour ramener notre propos dans le giron de la philosophie, on peut également citer Alan Watts, un grand apôtre britannique de la pensée zen dans les années 60-70 du siècle dernier. Je le cite : “Le Zen ne confond pas la spiritualité avec le fait de penser à Dieu pendant qu’on épluche des pommes de terre. La spiritualité zen consiste seulement à éplucher les pommes de terre.” Quel magnifique rappel à l’ordre : arrête ton bla-bla et regarde tes mains !

Regarde tes mains” ! Nous avons tous déjà dit cela à un ado (ou un partenaire) qui pose négligemment un objet sur le bord de la table, avec le regard déjà ailleurs. Au bord du vide, l’objet en question est en position instable, c’est un flacon en verre et il devient la seule raison pour que le chat se réveille, quitte son coussin et donne le petit coup de patte qui manquait pour que le flacon tombe sur le carrelage de la cuisine et provoque catastrophes, réprimandes et nettoyages énervés. “Comme tu es distrait“, “Comme tu es distraite“, entendra-t-on tonner dans la maison, “c’est insupportable, fais attention ! Regarde donc tes mains quand tu fais quelque chose !” Et le paternel de donner un coup de pied fâché dans le coussin du chat, avant de se rasseoir en ruminant contre la distraction coupable.

Mais est-ce toujours la distraction qui est coupable de cette aliénation envers la matière ? Ce défaut d’attention (puisque nous avons opposé les deux termes) ne peut-il procéder d’autre chose ?

Les neurosciences, encore elles, n’expliquent pas encore tout mais, aujourd’hui, elles concluent que le cerveau est avant tout une machine à anticiper et, comme nous l’avons vu, idéalement dans un contexte de confiance, ce qui est loin d’être toujours le cas. Pour faire court, lorsqu’il s’active suite à la perception d’un phénomène, quel qu’il soit, le cerveau conçoit notre fonctionnement à venir (la fuite, la sidération ou l’attaque) selon les attentes de comportement qu’il a envers l’environnement où le phénomène a été perçu. Or, ces attentes ne sont pas toujours fondées sur la confiance. Que l’on pense aux traumatismes, par exemple : allez savoir pourquoi Indiana Jones a tellement peur des serpents, pourquoi les limaces effraient tant ma dernière ado et pourquoi, quand je reçois un recommandé, je fais de la tachycardie. D’où le terme ‘atavique’ : il y a là un héritage qui persiste à nous brouiller l’écoute.

C’est un des phénomènes identifiés par les neurosciences : face aux phénomènes que nous percevons, notre cerveau peut se lancer sur deux pistes différentes, activant une zone active ou une autre, les deux étant distinctes.

Souvenez-vous du conseil de sagesse : “Changez le changeable, acceptez l’inchangeable.Viktor Frankl lui ajoute d’ailleurs l’option : “pour réduire la souffrance, changez votre attitude à l’égard du problème.” Il revenait alors des camps de concentration ! Et bien, au niveau cognitif, notre cerveau peut faire tout cela, tant qu’il garde raison… Il peut être proactif et raisonner en termes de résolution de problèmes, en utilisant la logique, en identifiant des modèles et en pensant de manière plus réfléchie. Il peut, par contre, s’avérer hyper-réactif, plus impulsif, et croire qu’il lui faut répondre rapidement aux stimuli environnementaux. Il le fait ainsi parce que, souvent, il part du sentiment d’insécurité dont nous avons parlé et qu’il active l’amygdale qui nous invite à réagir avant de penser.

C’est très pratique quand on est attaqué par un lion mais, au quotidien, c’est également inconfortable et peut générer une angoisse ou un inconfort continu. C’est, par ce fait, également une Invitation au voyage, un appel à l’aliénation dont nous parlons, car la conscience a-noétique peut également s’enfuir, s’aliéner dans un ensemble de perceptions hypnotisantes : l’ado ou le joggeur qui garde les écouteurs sur les oreilles diminue son lien avec l’environnement qu’il traverse ; le gamin ou la fille en bonnet qui arrête sa voiture ‘tunée’ au feu rouge et qui fait vibrer le tarmac en poussant les basses de sa sono n’est pas dérangé par le chant des oiseaux. Ce sont ici des caricatures (bien réelles, par contre) mais elles traduisent une posture cognitive bien précise : pour rester dans un environnement connu (entendez : sécurisé), je le transporte avec moi, là où je vais, transformant les autres environnements en toile de fond, en décor en deux dimensions.

Pour vous représenter la chose, asseyez-vous dans une pièce fermée et pensez à la différence entre le poster grandeur nature du lion de tout à l’heure, là, sur le mur (en deux dimensions, donc) et un lion réel, devant vous, en trois dimensions, avec l’odeur. L’expérience cognitive est différente, non ? Pour le lion aussi, d’ailleurs.

Être distrait reviendrait-il à ne pas participer physiquement de son environnement, à le traiter comme une image en deux dimensions, plus inoffensive que le monde réel, lui en trois dimensions, avec tambours et trompettes ? Après une expérience violente, quelle qu’elle soit, l’individu traumatisé aurait-il tendance à marquer son rejet du réel enduré, en ne jouant pas le jeu avec la matière qui l’entoure ou qu’il faut ingérer, dans certains cas ?

Je ne peux pas prétendre au statut de victime traumatisée, je n’ai pas été victime d’une violence que j’aurais ressentie comme plus grande que moi, qui m’aurait submergée, mais, après une journée difficile au boulot, un pneu crevé sur l’autoroute ou un Avertissement-Extrait de rôle trop gourmand, je sais que j’ai le même réflexe de fuite. Merci aux Suites pour violoncelle de Bach de me permettre, dans mon salon, de réduire le monde à un décor éloigné en deux dimensions, bien distinct des sensations sonores qui m’aliènent, certes, mais dans une réalité virtuelle faite d’harmonie, où règne une légalité rassurante.

Ce que Kant préconisait comme base d’un comportement moral authentique semble bien être l’enjeu dans ce cas également. Selon lui, il importe de reconnaître l’Autre comme une fin en soi (“an Sich“), ‘dans ses trois dimensions’ dirions-nous, et non comme un moyen d’atteindre une autre finalité. Je pense que chacun d’entre vous peut parfaitement entendre ce discours. Emmanuel Levinas insistait dans ce contexte sur le visage de l’autre, qui, une fois son existence reconnue, permet un comportement moral envers lui.

Dame Raison, voilà donc la mission qui t’incombe dans le périmètre a-noétique : identifie les postures de fuite qui réduisent l’environnement ressenti à une image (cognitive) en deux dimensions et, pour que survive paisiblement ton sujet, amène-le à plus d’attention envers les choses qui constituent son périmètre de Vie.

Ce qui était vendu dans les années septante (du siècle dernier) comme la quintessence de l’Esprit du Zen est, aujourd’hui toujours, au centre de notre quête de satisfaction : regarde tes mains, quand tu pèles les pommes de terre !

Pour illustrer ceci, quoi de mieux qu’un poème, en l’espèce un poème de Mary Oliver que je vous traduis ici :

Le matin, je descends sur la plage
où, selon l’heure, les vagues
montent ou descendent,
et je leur dis, oh, comme je suis triste,
que vais-je–
que dois-je faire ? Et la mer me dit,
de sa jolie voix :
Excuse-moi, j’ai à faire.

Alors, lecteur, fais silence, enlace ce que tu prends en mains, renifle-le, soupèse-le, mire ses trois dimensions et palpe toutes ses aspérités avant de passer à l’acte !

On le voit, des trois manières de se sentir en vie, l’expérience a-noétique est peut-être la plus directe, voire la plus pure : rien d’étonnant à ce qu’elle fasse office de Graal dans l’Esprit du Zen. Ceci, probablement parce qu’elle n’est pas systématiquement dévoyée par la logique des mots : par nos fictions ou par la logique des discours explicatifs…

La conscience noétique

Il nous reste enfin à rapidement régler nos comptes avec ces derniers, qui sont la monnaie courante de notre troisième et dernière conscience, la noétique, celle qui s’occupe de nos représentations du monde sans nous impliquer dedans !

Autant la conscience a-noétique parle le langage des sensations et des réflexes, dans l’aquarium de notre conscience noétique, ne nagent que mots, concepts et rapports logiques.

La conscience noétique, c’est la vielle gloire, la Gloria Swanson des consciences sauf que… historiquement, on l’a appelée Raison alors qu’elle n’était qu’amas d’explications. Or, pour la Raison éveillée, expliquer n’est pas justifier. Si on prend les dossiers Strauss-Kahn, Depardieu ou Weinstein : une libido soi-disant démesurée, le stress des responsabilités et une absence systématique au ‘cours de philosophie et de citoyenneté’ peuvent constituer pour les susdits et leurs avocats des explications aux actes d’agression sexuelle et aux harcèlements qui ont été commis mais, en aucun cas, ils ne peuvent en constituer une justification.

Et c’est bien le problème que nous avons avec notre conscience noétique. Pour faire court : elle est toujours prête à nous expliquer le pourquoi de certaines de nos actions mais, quand il s’agit d’évaluer si ces dernières sont justifiées ou satisfaisantes, Madame-je-sais-tout n’a que des dogmes, des modèles et des savoirs pré-établis à nous proposer. C’est en ceci qu’on peut la dire ‘dogmatique‘ et, fondée sur la logique comme elle est, on n’hésitera pas à la dire ‘technique‘ également.

Ainsi, mon moi dogmatique et technique a une longue histoire, qu’à force nous trouvons naturelle, à tort selon moi. Dans la droite ligne de la théorie des Idées de Platon, toute une tradition philosophique s’est construite en Occident, fondée sur la recherche de la Vérité (ou des cinquante nuances de vérité, plus récemment). Vérité il devait y avoir, qu’elle soit transcendantale ou matérielle, car la connaissance devait être basée sur la certitude, fondement impératif pour pouvoir déduire par spéculation les règles de la morale. Dans cette vision du monde, la morale était donc une question de conformité !

Et c’est là qu’est l’os… Il n’est de vérité (et donc de conformité rassurante) que dans les limites convenues d’un domaine technique : nous sommes en classe de physique et on nous apprend que ceci entraîne cela. OK. Dans un domaine qui touche au vital, l’absence de vérité disponible pour fonder une décision oblige chacun au jugement : cela implique une intervention personnelle du sujet.

Si l’on revient à notre besoin de ressentir une légalité autour de nous, dans ce qui nous arrive, la conscience noétique nous proposera des explications techniquement exactes dans un discours donné : ma religion, mon histoire familiale, la physique quantique, le comportement du voisin ou le côté prédateur qui dort en tout individu mâle.

C’est précisément ce qui agace notre grand-breton Stephen Fry chez les humains d’aujourd’hui : cette manie de vouloir être, avant toute chose, juste et de se justifier par des explications qui prouvent qu’on est conforme à un dogme, quel qu’il soit, à la logique ou à la tradition. Fry préfère manifestement viser l’efficacité et assume le vertige de, chaque fois, devoir juger de quel comportement on fera le meilleur usage. Montaigne appelait cela : vivre à propos !

Et voilà l’aliénation débusquée : par sentiment d’insécurité devant l’obligation de choisir et la possibilité de se tromper, on fuit vers une représentation du monde sécurisée puisque constituée d’explications, de causes et de leurs conséquences logiques, de règles auxquelles il suffira de se conformer.

Ici aussi, l’attention exigera un travail de déconstruction des biais cognitifs pour expérimenter une réalité moins construite, limitée à un périmètre utile à la prise de décision. Il s’agira de se méfier des explications qui font plaisir, de tester un regard plus vierge  d’histoire devant les phénomènes perçus et de renvoyer tous les savoirs du monde à ce qu’ils sont : l’occasion d’un exercice de pensée.

Alors, lecteur, lectrice, étudie et lis tout ce que tu veux sur tous les savoirs du monde mais n’oublie pas qu’ils occultent un peu la fulgurance des parfums.

Troisième série, la Raison en action

Nous arrivons au bout de la promenade. Nous avons épluché une série de termes (confiance, puissance, légalité, aliénation, attention et conscience.s) que nous avons mis en relation. Pour ne pas vous assommer avec plus de spéculations, je vous propose de travailler les trois derniers termes (raison, âme et valorisation) au travers d’un exercice de pensée bien concret.

Nous sommes à Cockerill, dans les ateliers de maintenance (je peux vous les dessiner : j’ai travaillé à CMI, aujourd’hui John Cockerill). Tous les bancs de travail sont occupés par des cols-bleus qui usinent, ébarbent, polissent, ajustent, montent, démontent, alignent ou rejettent des pièces métalliques ou des assemblages qui rentrent par un côté et en ressortent par l’autre. La vie, quoi, le corps réel de l’atelier.

Tout au fond, au sommet d’un escalier métallique (à Cockerill, what else ?), une porte vitrée qui ouvre sur le bureau des ingénieurs. Leur local est vaste et surplombe l’atelier. C’est un grand plateau de bureaux paysagers. Du côté des fenêtres du fond, trois grandes tables, une par équipe d’ingénieurs : il y a l’équipe des ingénieurs d’auto-noétique, celle des ingénieurs de noétique et, sur la droite, la table des ingénieurs noétique, les “ingénieux ingénieurs” comme disent les autres. Chacune des tables est présidée par un chef d’équipe. A proximité de l’entrée, il y a le bureau de l’ingénieur-chef, le seul à avoir un téléphone… qui sonne souvent.

Chaque fois que le téléphone apporte une nouvelle demande, un incident ou ressort un problème qui doit être résolu, l’ingénieur-chef qui, vous l’avez compris, joue pour nous le rôle de la Raison, l’ingénieur-chef convoque les représentants des trois tables à une réunion technique, dans son bureau. Selon le sujet, il demande à un des trois délégués de présenter le cas, son interprétation, la solution qu’il préconise et de la commenter, ceci, avant de donner la parole aux deux autres délégués qui réagissent à la proposition.

Notre ingénieur-chef, la Raison, n’est pas nécessairement logique ou scientifique : il doit composer avec des paramètres qui ne sont pas toujours techniques ! Qui plus est, lui (tout comme ses ingénieurs, d’ailleurs) doit respecter les seuls objectifs qui lui sont imposés : assurer la continuité de l’atelier.

Tout serait parfait s’il n’y avait un problème : les trois tables d’ingénieurs reflètent pour nous trois manières de percevoir les phénomènes et, si chaque équipe vise sincèrement la survie de l’atelier, elle le fait selon sa propre interprétation ! Et nous avons vu combien celle-ci peut être faussée par des aliénations diverses et variées.

Vous l’avez compris, chacun des délégués va partir de son point de vue et poursuivre un objectif unique : assurer la pérennité du moi, je, ego, myself, dans des représentations propres à son équipe, à savoir…

      • comment je survis dans le monde où je pense vivre (pour l’équipe noétique), quitte à fabuler des explications fumeuses ou des visions du monde partisanes ;
      • comment je survis dans le monde que je ressens (pour l’équipe a-noétique), quitte à devenir hypersensible ou à pratiquer les sensations extrêmes pour me sentir bien en vie (il y aurait-il des motards parmi vous ?) ;
      • comment je survis vu la manière dont je me conçois (pour l’équipe autonoétique), quitte à me prendre pour Brad Pitt ou CatWoman.

Les trois approches de la « réalité » ne sont pas toujours compatibles et les discussions sont parfois houleuses, voire confuses. Les propositions sont quelquefois difficiles à départager et, pire encore, il arrive qu’au moment de la réunion, un des cols blancs soit déjà descendu à l’atelier pour discuter en direct avec les ouvriers. Il s’agit constamment de comprendre, de comparer, de donner sa juste valeur à chacune des positions puis, dans la limite des infos disponibles, de décider de la marche à suivre. Ca s’appelle délibérer.

Voilà probablement pourquoi il est plus impératif de venir entraîner notre Raison sur wallonica.org, plutôt que d’aller transpirer chez MultiGym (même si l’un n’empêche pas l’autre) : chaque fin de journée, notre ingénieur-chef doit avoir concilié des points de vue divergents (ce qui ne veut pas dire mal intentionnés), faire rapport des décisions prises et soumettre les indicateurs de pertinence (satisfaisant ou pas satisfaisant ?).

Mais à qui rapporte donc notre Raison ? Dans notre scénario, elle a une position de cadre mais elle ne siège pas au Comité de direction ? Elle coordonne et donne sa juste valeur vitale aux propositions qui lui sont faites par chacune des trois équipes : elle les valorise. C’est une fonction d’encadrement. Mais qui est son interlocuteur hiérarchique ? Qui est garant de la stratégie qui réunirait nos trois modes de conscience ?

Spinoza disait “…car nous avons une idée vraie.” Il parlait de cette petite fenêtre au creux de nous, qui est ouverte sur la légalité de la Vie, par laquelle nous voyons ce qui est juste ou injuste en nous, avant tout commentaire, malgré toutes nos aliénations (celles-ci faisaient d’ailleurs l’objet de son petit ouvrage posthume, en 1677, Le traité de la réforme de l’entendement). Peut-être serait-ce le moment de restaurer la notion d’âme, que l’on définirait, à la suite de Spinoza, comme le siège de l’idée vraie en nous. L’idée vraie, l’âme dans ce cas, ne serait rien de plus que ce nombril permanent qui nous relie avec le seul sens de la Vie, à savoir : continuer à vivre. Pour l’âme définie ainsi, tout le reste est littérature…

Voilà, c’est fini. Comment résumer ce que vous venez d’endurer ? Simplement : “raison garder” c’est considérer les propositions faites par chacune des trois consciences comme des exercices de pensée. Notre Raison garde comme seule mission d’identifier et de réduire nos aliénations, nos artifices, pour nous amener à une plus grande attention envers la Vie qui se présente à nous. C’est seulement à cette condition que nous pouvons juger de la conduite à adopter au jour le jour et… vivre à propos, comme disait l’autre.

Il vous manque encore notre exercice de pensée du jour. Je propose que chacun d’entre vous se transporte dans l’atelier de maintenance de notre exemple et teste la question : que se passerait-il dans mon atelier si ma Raison était restée chez elle pour cause de grippe ? On en parle ?

Patrick Thonart


[INFOS QUALITE] statut : mis à jour | mode d’édition : rédaction, édition et iconographie | sources : contribution privée | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © DP ; © Unwin & Allen.


Plus de parole libre en Wallonie ?

SORMAN J., La peau de l’ours (2014)

Temps de lecture : 2 minutes >

Inutile de lire La peau de l’ours. J’dis ça, j’dis rien, mais c’est un livre de plus à abandonner sur la tablette du train, surtout maintenant qu’il est sorti en format poche (le livre).

Tout commence bien pourtant, comme dans un conte (dont le style n’est pas trop mal singé). Mais Joy Sorman (née en 1973), toute contente de son idée initiale (mettre en regard humanité et animalité dans la même peau, celle d’un bâtard homme-ours qui, malgré lui, est soumis à un voyage qui devrait être initiatique), n’arrive pas tenir la longueur et la pauvre bête qui se voit offrir le rôle-titre n’est rapidement plus qu’un ours savant qui réfléchit… un peu.

Le narrateur, hybride monstrueux né de l’accouplement d’une femme avec un ours, raconte sa vie malheureuse. Ayant progressivement abandonné tout trait humain pour prendre l’apparence d’une bête, il est vendu à un montreur d’ours puis à un organisateur de combats d’animaux, traverse l’océan pour intégrer la ménagerie d’un cirque où il se lie avec d’autres créatures extraordinaires, avant de faire une rencontre décisive dans la fosse d’un zoo. Ce roman en forme de conte, qui explore l’inquiétante frontière entre humanité et bestialité, nous convie à un singulier voyage dans la peau d’un ours. Une manière de dérégler nos sens et de porter un regard neuf et troublant sur le monde des hommes.

EAN 9782070468195

Au fil des pages et malgré les promesses de la quatrième de couverture (reproduite ci-dessus), on se dit que les Aventures de Babar étaient plus trépidantes. La magie du conte, assez efficace dans les premières pages, est aussi rapidement étouffée et remplacée, comme par dépit, par une narration assez linéaire où le découpage en chapitre est le seul vrai rythme, là où on attendait une succession de passages initiatiques que le sujet aurait permis (on tenait enfin un premier Bildungsroman plantigrade ; au moins le deuxième, si on considère Winnie the Pooh).

Dans un domaine où la géniale orfèvre Siri HUSTVEDT offre à tous les hommes (en d’autres termes, les ‘gender-disabled short-sighted humans‘) la possibilité d’entrevoir la douloureuse renaissance d’une femme blessée, vue par une femme (Un été sans les hommes, 2013), l’espoir était grand de voir une romancière explorer une des grandes ambivalences viriles : raison vs. sauvagerie.

Ah ! Quelle est l’auteuse qui arrivera à mettre en oeuvre la finesse acérée de sa plume (In Memoriam Virginia W.) pour décrire cette sensation d’avoir “les épaules à l’étroit dans un costume trois-pièces” ?

Pour l’aider, quelques questions prolégoméniques : Proust péterait-il dans son marais, pendant le bain matutinal ? Shrek s’essuierait-il la bouche après s’être enfourné un demi-kilo de madeleines ?

Dieu me tripote ! Desproges aurait précisé qu’il s’essuyait toujours la bouche après avoir pété dans son bain. Mais c’est une autre histoire…​​

Patrick Thonart


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction, édition et iconographie | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Gallimard.


Plus de littérature en Wallonie…

Kombucha : description, origine et recette

Temps de lecture : 9 minutes >

[DOCTONAT.COM] C’est une boisson fermentée des feuilles de la plante Camellia sinensis, le théier. Il s’agit donc d’un thé (vert, noir, blanc, Oolong…) qui est fermenté, auquel est ajouté des sucres, des levures acétiques et des bactéries et que l’on fait fermenter pendant une semaine. Ainsi, il est appelé “champignon du thé” ou “mère”. Il produit de l’alcool qui aide les bactéries à produire des principes actifs. Les feuilles sont retirées de la préparation. Il est possible aussi d’en produire à partir de la plante rooibos.‌ Il semble avoir des propriétés antioxydantes équivalentes, cependant il a été très peu étudié.

Le processus de fermentation produit une variété de composés antioxydants qui permettraient une détoxification, grâce à la saccharolactone, sa principale substance active. Elle est reconnue pour favoriser la longévité. Il contient plus d’antioxydants que les autres formes de thé, mais les études comparatives ne sont pas suffisamment nombreuses pour connaître ses effets par rapport aux catéchines et à la vitamine C.

Les organismes essentiels, qui composent la “mère” ou “champignon” du kombucha (jusqu’à 163 souches de levures ont été détectées), produisent des acides acétique, lactique et gluconique. Les bactéries acétiques ont, pendant des siècles, permis de produire des aliments et des boissons fermentées tels que le vinaigre, le kéfir (d’eau) et la bière lambic (de fermentation spontanée). Après fermentation, certains composants de cette boisson se dégradent : les catéchines (18 à 48%), les théaflavines et les théarubigines (5 à 11% après 18 jours de fermentation). Les polyphénols du thé vert et ceux, produits dans le processus de fabrication du thé noir, sont encore présents dans cette boisson. De l’alcool est produit lors de la fermentation, sa teneur en alcool est généralement inférieure à 1%.‌‌

Bien que le kombucha peut présenter de nombreux bienfaits pour la santé, une préparation inappropriée peut provoquer une toxicité et entraîner la mort. Des normes d’hygiène non respectées et une période de fermentation trop longue peuvent contribuer à sa toxicité. Cependant, il semble être sans danger pour la consommation humaine lorsqu’il est correctement traité et consommé avec modération.

Lorsqu’il n’est pas consommé directement après fermentation, il est pasteurisé ou des conservateurs sont ajoutés, afin d’éviter une croissance microbienne excessive.

Les bienfaits supposés du kombucha sur la santé humaine ont été établis à partir d’études in vitro, ainsi qu’à partir d’études réalisées sur des aliments fermentés, ainsi que sur le thé et leurs principes actifs. A ce jour, une seule étude sur l’être humain existe, et elle est en cours de réalisation.

Les avantages pour la santé, démontrés par les études in vitro et in vivo, sont nombreux :

      • activité antimicrobienne ;
      • amélioration des fonctions hépatiques et gastro-intestinales ;
      • stimulation immunitaire, détoxification ;
      • propriétés antioxydantes et antitumorales ;
      • stimulation immunitaire ;
      • inhibition du développement et de la progression de certains cancers, des maladies cardiovasculaires, du diabète et des maladies neurodégénératives ;
      • fonction normale du système nerveux central.

Des composants isolés du kombucha montrent aussi des bienfaits intéressants. Ainsi, les bactéries lactiques Pediococcus pentosaceus et Pediococcus acidilactici, présentent des propriétés probiotiques qui pourraient être utiles à l’industrie agro-alimentaire. Les levures Coriolus versicolor et Lentinus edodes pourraient avoir un bénéfice protecteur avec une action immunomodulatrice potentiellement bénéfique dans les allergies.

Le micro-écosystème de cette boisson a montré pouvoir survivre à des conditions de vie correspondant à celles de la planète Mars, pendant 18 mois ! Dans une étude, il a été utilisé pour produire du levain, servant à fabriquer le pain. La durée de conservation du pain a été prolongée de 5 à 10 jours, à température ambiante.


Comment le kombucha s’est-il créé ?

[REVOLUTIONFERMENTATION.COM] Pour faire du kombucha, il faut du thé, du sucre et une mère de kombucha. Et pour faire une mère de kombucha, il faut… du kombucha ! Alors, d’où vient le premier kombucha ? Le kombucha n’a pas été créé par l’être humain. Sa naissance est un phénomène naturel. Comme dans le cas de l’œuf ou la poule, on ne peut pas identifier l’apparition du premier kombucha. Toutefois, on est capable de deviner ce qui s’est passé!

En effet, le monde qui nous entoure est peuplé de microorganismes à l’affût de milieux à coloniser pour se développer. Le premier kombucha est né par hasard, dans une tasse de thé sucré oubliée sur le rebord d’une fenêtre. Des bactéries et des levures se seraient installées dans la tasse de thé sucré et se seraient multipliées. Elles auraient ainsi créé une pellicule gélatineuse, auraient mangé le sucre et acidifié le thé. À l’époque, la fermentation, c’était de la magie !

Devant cette transformation, les personnes de l’époque auraient goûté au thé fermenté, et l’auraient tellement apprécié qu’ils auraient ajouté un peu de thé sucré pour l’allonger. Ce thé se serait transformé à son tour en kombucha. La pellicule gélatineuse capable de faire du kombucha aurait ainsi été entretenue et baptisée mère de kombucha (ou encore champignon de kombucha). La mère se serait ensuite transmise à travers les époques, jusqu’à nous parvenir aujourd’hui.

Quand et où le kombucha est-il né ?

Pour que du kombucha puisse se créer spontanément, il faut du thé, du sucre et des microorganismes. Comme le kombucha est un phénomène naturel, on peut essayer de déduire son origine en recherchant quand et où les ingrédients du kombucha se sont rencontrés pour la première fois.

      • Microorganismes : ils sont aussi vieux que la vie elle-même. Les microorganismes sont présents partout sur terre depuis plusieurs milliards d’années.
      • Sucre : les premières traces de cultures sucrières remontent à 6000 ans en Asie du Sud-Est. Le sucre est arrivé 500 ans plus tard en Chine.
      • Thé : la consommation de thé a vraisemblablement débuté dans la région du sud-est de la Chine il y a près de 5000 ans.

En conclusion, il est donc très probable que le premier kombucha soit apparu spontanément, il y a près de 5000 ans dans le sud-est de la Chine. Cependant, nous n’avons aucun moyen de le savoir avec certitude.

Légendes du kombucha

Plusieurs légendes et mythes se partagent l’origine du kombucha. Si l’hypothèse présentée plus haut est la plus probable, voici trois légendes à propos de la naissance du kombucha.

L’élixir de longévité du kombucha en Chine
Qin-Shi-Huang

La première légende du kombucha remonte à 200 ans avant Jésus-Christ, en Chine. L’Empereur Quin Shui Huang était en quête d’immortalité. Il lança un décret ordonnant que ses sujets trouvent la clé de la vie éternelle. Un des élixirs testés aurait été le lingzhi ou thé de champignon. Sachant que la mère de kombucha est souvent appelée “champignon”, beaucoup d’amateurs de kombucha croient que cet élixir de longévité fait référence au kombucha.

Le kombucha pour soigner l’Empereur du Japon

Une autre légende date de l’an 415 de notre ère, où un docteur du Royaume de Sylla (Corée) aurait été invité à soigner l’Empereur japonais Ingyō. Ce docteur aurait utilisé un thé fermenté pour guérir l’empereur malade. Le nom du docteur était Komu-ha. On y aurait ajouté le suffixe cha (thé, en japonais), et l’histoire nous aurait donné kombu-cha, ou thé du docteur Komu.

La fourmi, le moine et l’Empereur

Une autre légende, originaire de Russie, cette fois-ci, raconte qu’un empereur malade fit appel à un moine doté de pouvoirs de guérison. Le moine promis de traiter la maladie de l’empereur avec une simple… fourmi ! Il déposa la fourmi dans le thé de l’empereur, et lui conseilla d’attendre que la méduse grandisse. Le thé sous la méduse (une mère de kombucha ?) pourrait alors le guérir.

Si aucune de ces trois légendes ne peut être prouvée, on voit un lien très fort entre le kombucha et la santé. La boisson de l’époque devait être consommée sous sa forme très vinaigrée et concentrée en probiotiques.

Le kombucha en Russie

C’est en Russie, que le kombucha est pour la première fois mentionné dans une étude scientifique en 1913, par la chercheuse A.A. Bachinskaya. Cette biologiste russe étudiait des cultures provenant de plusieurs parties de la Russie. Elle décrivait également dans son article les caractéristiques de la mère de kombucha. Le kombucha était alors consommé par une grande partie de la population comme tonique pour la santé. On l’appelait Чайный гриб, soit champignon de thé ou affectueusement грибок ou petit champignon. Les Russes consommaient plusieurs sortes de breuvages fermentés, qui étaient appelés kvass. Le kombucha était aussi appelé kvass de thé.

La même année, le professeur allemand G. Lindau a publié un article sur la consommation du kombucha en Russie. Cet article s’intéressait particulièrement aux bienfaits santé du kombucha. Dans son article, Lindau mentionne que le kombucha est aussi appelé champignon japonais. Comme quoi le kombucha pourrait certainement venir d’Asie !

Le kombucha a continué à être très populaire en Russie jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Avec le sucre et le thé fortement rationnés, la consommation de kombucha a diminué considérablement.

Le kombucha sacré des Italiens

© DP

Dans les années 50, les Italiens ont vécu une histoire d’amour intense avec le kombucha ! Le kombucha s’est répandu dans la population, entouré de divers protocoles et de superstitions. C’était un peu comme une chaîne de lettres ! Pour bénéficier de ses bienfaits, il fallait séparer la mère de kombucha en 4 et en donner 3 parties à ses amis proches avec des instructions claires pour la nourrir. On ne pouvait pas vendre ou jeter sa mère de kombucha, ou alors elle perdrait toutes ses propriétés magiques. Le malheur s’abattait alors sur nous, mais aussi sur tous ceux à qui on avait donné une mère de kombucha ! Le kombucha s’est répandu comme une traînée de poudre dans toutes les sphères de la population. Les autorités ont tenté de mettre fin à la mode du kombucha quand des Italiens se sont mis à voler de l’eau bénite dans les églises. Ils l’ajoutaient à leurs kombuchas, pour en fortifier les bienfaits !

Les années 60 du kombucha

Quelques années plus tard, Rudolf Sklenar, un docteur allemand, découvre la boisson en Russie, et en ramène chez lui pour l’étudier. Il prescrit alors le kombucha pour soigner différents maux : rhumatismes, problèmes intestinaux, goutte… Il publie en 1964 le résultat de ses recherches. C’est à partir des années 60 que de nombreux livres paraissent sur le kombucha, et que les mères commencent à se partager à travers le monde. Le kombucha conquiert l’Europe et se fait adopter aux États-Unis, particulièrement dans les communautés alternatives et hippies.

Le kombucha est alors présenté comme une boisson miraculeuse, capable de prévenir le cancer et même de guérir le sida. Si beaucoup de ses bienfaits miraculeux se sont avérés sans fondements avec les années, plusieurs études ont témoigné des bienfaits santé du kombucha. Comme d’autres aliments fermentés, il contient de bonnes bactéries probiotiques et soutient le système digestif.

L’expansion commerciale du kombucha

C’est en 1995 que la première compagnie de kombucha commercial, GT kombucha, voit le jour aux États-Unis. Au début des années 2000, les compagnies commerciales de kombucha se multiplient partout à travers le monde. On en trouve aujourd’hui sur tous les continents.

Le kombucha a également évolué. La saveur du kombucha n’est plus juste nature et très acide. On boit encore du kombucha pour ses bénéfices santé (faible teneur en sucre, probiotiques, ingrédients naturels), mais aussi comme une alternative à l’alcool, au café et aux boissons gazeuses. Le kombucha est faible en sucre, en caféine et en alcool. Il s’est donc taillé une place de choix dans nos verres ! On trouve désormais du kombucha à toutes sortes de saveurs, du kombucha alcoolisé, du kombucha sans sucre, du kombucha local, et bien plus encore !

En 2019, la taille du marché mondial du kombucha s’élevait à 1,84 milliard USD. Quand on aime le kombucha, difficile de s’en passer ! Plusieurs se sont tournés vers la production du kombucha à la maison, pour en avoir toujours sous la main. Incroyable de penser qu’une colonie de microorganismes a traversé les âges pour parvenir à nos verres !


© Michel Laurent

La recette de LA PETITE SOURCE

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Par litre d’eau :

      • 1 mère de kombucha (avec culture liquide)
      • 5 sachets de thé vert ou noir
      • 100 g sucre
      • 1 litre d’eau filtrée
      • 100 ml de kombucha
Etapes
Préparation du thé sucré

Placer les sachets de thé dans la jarre. Verser 11 d’eau bouillante, laisser infuser 15 minutes, puis retirer les sachets de thé. Ajouter le sucre et remuer jusqu’à dissolution. Laissez le thé devenir tiède.

Ajout de la mère de kombucha

Ajouter la mère de kombucha avec sa culture liquide. Couvrir le récipient avec le tissu et fixer avec l’élastique. Mettre la jarre dans un endroit bien aéré, à l’abri de la lumière directe du soleil.

Fermentation du kombucha

Laisser fermenter pendant 2 à 3 semaines à température ambiante. Le kombucha est prêt quand son niveau de sucre et d’acidité sont à votre goût. N’utilisez jamais de cuillère en métal dans votre kombucha, mais toujours une cuillère en bois !

Aromatisation (éventuellement)

Retirer la mère de kombucha et 500ml (2 tasses) de kombucha nature. Mettre de côté pour démarrer votre prochaine recette. Ajouter du jus de fruits, de la tisane, du sirop, des fruits hachés ou tout ce que vous voulez pour aromatiser votre kombucha. Consultez des recettes de kombucha pour des saveurs inspirantes.

Embouteillage

Verser le kombucha dans des bouteilles résistantes à la pression. Conserver les bouteilles à température ambiante. Après 3 jours, ouvrir et refermer une bouteille pour tester sa pression. Prolonger la fermentation de quelques jours de plus pour un kombucha plus pétillant. Quand c’est assez pétillant (attention à la pression !), mettre au réfrigérateur.

Notes

Et voilà! Votre kombucha est maintenant prêt à être consommé. Il se conserve au réfrigérateur sans réelle limite de temps. Pour préparer votre prochaine boisson kombucha : lavez la mère sous l’eau courante tiède et recommencez tout le processus.

Vera & Raoul DE BOCK-VAN DE WIELE


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation, partage, correction, édition et iconographie | sources : DOCTONAT.COM ; REVOLUTIONFERMENTATION.COM ; contribution privée | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © taomedecine.com ; © revolutionfermentation.com ; © Michel Laurent.


Plus de vie en Wallonie…

ROY, Kourtney (née en 1981)

Temps de lecture : 8 minutes >

[PHOTOTREND.FR, juin 2022] “Dégénérée, débauchée, photographe, réalisatrice” : vaste programme que celui annoncé par Kourtney Roy en guise d’introduction biographique sur son profil Instagram. Il faut dire que les autofictions de la photographe canadienne ne laissent personne de marbre. Affranchi de tout repère temporel, son travail étrange et hautement esthétique suscite l’interrogation. Plongée en eaux troubles dans l’univers singulier de Kourtney Roy.

La pellicule, miroir d’un étrange théâtre intérieur

Le riche portfolio de la photographe canadienne établie à Paris dévoile mises en scène et autofictions – y devenant photographe, metteuse en scène et actrice. Kourtney Roy ne laisse aucune place au hasard. Perruques, costumes, maquillage : la photographe ne s’interdit rien pour libérer la galerie de personnages qui sommeillent en elle. Grain de folie ou de génie ? Quête identitaire ? Après tout, tout autoportrait est-il autre chose qu’une autofiction consciemment mise en scène ?

D’où lui viennent donc ces idées fantasques ? C’est peut-être du côté du cinéma qu’il faut rechercher des repères de comparaison. C’est en tout cas tout un scénario qui se monte dans l’esprit du spectateur face à ces scènes paraissant précéder ou suivre une histoire rocambolesque. Entre burlesque et noirceur, certaines scènes semblent planter le décor de films noirs. Hitchcock n’est pas loin.

La tension et le doute sont toujours présents dans les photographies de Kourtney Roy. Ses images flirtent entre légèreté et tragique ; dans la veine de Cindy Sherman ou de Guy Bourdin. Comme lui, la photographe signe d’ailleurs régulièrement des séries mode.

Apparences trompeuses

Pop, un brin rétro, son monde est surtout étrange. Jamais lisses, les mises en scène léchées de Kourtney Roy touchent au comique, au trash et parfois au saugrenu.

Barbie Girl semble la bande-son idéale à la série The Tourist, qui n’est pas sans rappeler un roman-photo. Plus qu’un univers ou qu’un temps parallèle, ces images semblent témoigner de la vie de personnages ovnis, toy boys et material girls. Sous couvert de déguisements, de couleurs trop vibrantes, d’ongles trop vernis, de bronzages trop caramélisés et de brushing trop parfait, des bribes de vérité se font une place. Dans ce monde digne d’une publicité Mattel, où le terme de cliché revêt tout son sens, des détails sonnent faux, ou plutôt vrais : nuages, bateau croisant au loin, nageurs…

À première vue, le doute affleure. Mais rapidement le trop-plein, de couleurs, de matérialité, de fausse perfection, nous détourne de la certitude d’être aux côtés de réels alter ego. La raison d’être de ces images ne peut être que critique. Ces doux dingues étant bien fictifs nous voilà rassurés. Pourtant, la gêne persiste, faut-il voir dans ces autoportraits le miroir de nos propres travers ?

La fiction peut en effet se faire le plus cruel reflet de notre vérité. Dans le monde en technicolor de Kourtney Roy tout n’est pas rose bonbon. Tristesse et solitude s’abattent sur ses personnages fantasques perdus dans une réalité moins lisse et plastique qu’en apparence. L’utopie se brise, un voile d’ennui passe dans leur regard, qu’ils soient sur une gondole vénitienne ou livrés à eux même dans une Nouvelle-Orléans désertée. Entre film noir et roman de Bukowski, I Drink — New Orleans se fait le reflet de nos heures sombres.

L’autofiction, construction intime et sociétale

En plongeant dans les archives de Kourtney Roy, on perçoit l’évolution de son écriture photographique. De 2005 à aujourd’hui, ses couleurs franches et vives se sont affirmées. D’abord seule face à la caméra, Kourtney Roy convoque désormais des accessoires de plus en plus fantasques et invite d’autres modèles à jouer les seconds rôles.

Le décor, originellement plus intime, évoquant un studio photo dans ses premières séries d’autoportraits, s’est lui aussi étendu. Ayant passé une grande partie de son enfance dans les vastes espaces entre l’Ontario et la Colombie Britannique aux côtés d’un père cow-boy, cette envie d’élargir ses horizons semble assouvie. Il ne s’agit pas uniquement d’une quête personnelle. Inclure l’architecture des villes américaines nouvelles dans ses images est également pour Kourtney Roy une manière de traiter ces structures récentes comme des décors de cinéma. Ces éléments étant eux aussi voués à être utilisés puis détruits, une autre vision de l’American Dream à mille lieues de notre conception européenne du patrimoine.

Ce qui ne se voit pas sur l’image c’est aussi la réaction des passants devant les attitudes de la photographe grimée. On les imagine facilement bouche bée devant une Kourtney Roy occupée à ramasser des billets de loterie au sol (carte blanche réalisée pour le PMU) ou à laisser fondre une glace sur ses ongles vernis, griffes acérées d’une croqueuse de diamants d’un jour…

Lauréate de nombreux prix photographiques, Kourtney Roy a, à 40 ans, déjà signé plusieurs monographies dont l’évocateur Ils Pensent Déjà Que Je Suis Folle (2014). Parfaitement saine d’esprit, la photographe perçoit probablement ce qui nous échappe, pose avec justesse le doigt sur le déclencheur pour saisir gênes et non-dits.

Si familière, notre propre image peut tout à coup nous devenir à la fois étrange et étrangère. C’est tout le message de la série Hope réalisée en 2014 pour le prix Élysée. En se photographiant elle-même dans des décors urbains et suburbains familiers, l’artiste en détourne la perception, les déforme. L’artificialité de la mise en scène rend ces lieux différents, dérangeants, voire inquiétants.

Quand l’actualité dépasse la fiction

Si l’esprit de Kourtney Roy fourmille à n’en pas douter d’idées de personnages invraisemblables et de scénarios délurés, la réalité semble parfois rattraper la fiction. Loin d’arrêter la photographe, pandémie comme faits divers ont le pouvoir de décupler son imagination.

Confinée en Normandie durant la pandémie, Kourtney Roy en a profité pour mettre au point un guide du survivalisme avec la verve créative qui la caractérise. Habituée des décors hauts en couleur, comme les rivages de Cancún (théâtre de The Tourist), la photographe compose à merveille en jouant à domicile. Survivalist Failures témoigne de cette période presque irréelle avec gravité et ridicule. Masquée mais maquillée, voilà notre modèle-photographe se mettant en chasse pour capturer une poule dans une absurde tentative de retour à l’état sauvage.

Exposée à Vichy à l’occasion de la dixième édition du festival Portrait(s) du 24 juin au 4 septembre [2022], Kourtney Roy y présentera sa dernière série, The Other End of the Rainbow, traitant de la disparition de femmes et jeunes filles au Canada. Pour planter le décor de cette narration dramatique l’ayant occupée durant deux années, Kourtney Roy a choisi la route des larmes (Highway of Tears) ; une portion de route de plusieurs centaines de kilomètres en Colombie-Britannique et scène de mystérieuses disparitions et assassinats touchant majoritairement les femmes autochtones.

Bizarre, fantasque, fantaisiste… finalement, en se plaçant au centre de son viseur Kourtney Roy tire en plein dans le mille et épingle nos travers en plein cœur.

Justine Grosset


[CENTREPOMPIDOU.FR, 2 février 2021] Storyboards, recherches pour développer vos personnages ou encore repérages de lieux, votre long processus de travail, à la manière d’un cinéaste, relève-t-il de l’écologie des images, thème de cette 16e édition du festival Hors Pistes ?

Kourtney Roy — Je le pense. En tous les cas, privilégier la créativité à la quantité, oui. Sans ce chemin que l’on prend le temps de parcourir entre une idée et son résultat, souvent à des lieues, pas d’inventivité. C’est lorsque vous creusez, lorsque vous vous interrogez – pourquoi ai-je envie de parler de ça ? –, lorsque vous croisez de nouvelles inspirations et de nouvelles références que les personnages apparaissent, commencent à développer leurs propres activités et à prendre vie. C’est comme de la sculpture. Parfois, alors que le set technique est installé, tout ce qu’on avait imaginé laisse place à l’improvisation et le mystère de l’image se crée en direct.

Comme dans votre série Survival Failures, réalisée en Normandie lors du confinement de mars 2020 ?

KR — Oui. Moi qui utilise la plupart du temps des structures architecturales et des objets préexistants dans mon travail, je me suis lancée dans un exercice plus rude encore. Comment réaliser des images avec ce qu’on a sous la main ? Dans mon cas : deux poulets, un chat, un jardin, des bottes, des gants de jardinage, un masque et tout un bric à brac d’outils ! Cela m’a ouverte un peu plus encore à l’idée que rationaliser les moyens de pré-production n’est pas incompatible avec la réalisation d’images cohabitant parfaitement avec mes thèmes et modes de travail. Je n’ai pas besoin d’aller à Cancun pour bien travailler, la géographie locale offre bien souvent de quoi faire.

Ces voyages lointains sont monnaie courante dans l’univers de la mode où vous évoluez également…

KR — Ils le sont moins aujourd’hui, budget oblige ! Aussi parce que les mentalités changent doucement. De nombreuses productions sont désormais éco-responsables. Les couverts sont en bambou et un verre nominatif par jour remplace par exemple des dizaines de bouteilles d’eau. Ce sont des détails, mais ils sont importants.

Votre façon de caster est quant à elle définitivement raisonnée, puisque vous êtes le plus souvent le sujet de vos travaux… Pourquoi cela ?

KR — Tout a commencé au Canada, à l’université, où nous parlions beaucoup de la représentation, de l’appropriation et de l’exploitation de l’image des autres. Y a-t-il un rapport problématique, une lutte de pouvoir, entre le photographe et son sujet, entre celui qui transforme en objet et celui qui est transformé ? Comme je n’étais pas sûre, à l’époque, de ce que j’avais envie de dire sur le monde, je ne voulais offenser ou utiliser personne. J’ai donc commencé à me photographier moi-même. Et je continue à le faire encore aujourd’hui. Cela est devenu un plaisir. Je donne vie à mon monde imaginaire, je crée des univers et vis dedans. C’est peut-être une thérapie, je ne sais pas. En tous les cas, cela me permet d’exprimer différentes facettes de ma personnalité, nous avons tous des personnalités et des sensibilités différentes en nous.

L’univers d’un autre artiste vous donne t-il également envie d’y séjourner ?

KR — Oui, j’adorerais vivre chez Charles Bukowski ! J’aime l’ambiance de ses bars louches, du trash et les histoires au sujet de ces gens, souvent issus de la classe ouvrière, prêts à sombrer. Je lui ressemble un peu, j’ai un vieil homme vaguement dégoûtant qui vit en moi ! Ma série I drink – New Orleans représente une femme qui boit et pourrait être assez proche de l’esprit de son travail. Parmi les autres artistes que j’apprécie, il y a David Lynch, bien sûr, mais aussi Jean-Pierre Melville ou la réalisatrice Debra Granik. Je lis Cormac McCarthy et Carson McCullers, et l’un de mes films préférés est Donnie Darko. J’aime aussi les films noirs américains comme Assurance sur la vie de Billy Wilder ou Règlement de comptes de Fritz Lang. Tout y est exagéré et, justement, tout noir ou tout blanc. Il y a le mauvais, le gentil et les femmes y sont soit de bonnes épouses, soit des pècheresses ! Il n’y a pas de place pour la nuance. C’est assez offensant et cliché, cela me fait rire.

Plus on s’approche de mes images, moins elles paraissent familières. Elles sont un peu étranges, voire bizarres.

Kourtney Roy

Ne retrouve-t-on pas ces films noirs au travers de vos couleurs éclatantes ?

KR — Oui, il y a toujours un peu de noirceur derrière les couleurs très lumineuses. La couleur et la chaleur m’aident aussi à rendre mes images atemporelles. Choix esthétiques, vêtements, lieux, certains pensent que nous sommes dans les années 1950, d’autres dans les années 1970, mais je laisse planer volontairement le doute. Plus on s’approche de mes images, moins elles paraissent familières. Elles sont un peu étranges, voire bizarres. Elles ressemblent à l’album photo ou à une VHS de grands-parents américains, mais il n’en est rien.

Et vous, comment votre enfance canadienne a-t-elle pu influencer votre art ?

KR — Mes parents se sont séparés quand j’étais très jeune, j’ai grandi la moitié du temps avec ma mère en ville et l’autre avec mon père, cowboy. Nous vivions dans des cabanes rudimentaires, parfois sans électricité, avec rien d’autre, à l’extérieur, que les arbres, la nature et les animaux sauvages. On entendait sans cesse les chouettes. C’était beau et paisible, mais aussi mystérieux et funeste. Un peu comme dans Twin Peaks. Ça a façonné mon imagination. De l’autre côté, celui du “Nouveau monde”, j’ai toujours été fascinée par l’architecture usuelle, les autoroutes, stations d’essence, motels et autres parkings. Ce n’est pas comme en Europe, où chaque bâtiment, même utilitaire, inclut des siècles d’histoire. En Amérique du Nord, tout est pragmatique, fait pour être monté et démonté, puis reconstruit, du jour au lendemain. Souvent décors ou sujets de mes photos, le destin de ces structures vouées à l’oubli sonne pour moi comme une poésie.

Propos recueillis par Anne-Laure Griveau


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Plus d’arts des médias en Wallonie et à Bruxelles…

Téléphone, mail, notifications… : comment le cerveau réagit-il aux distractions numériques ?

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[THECONVERSATION.COM, 17 avril 2024] Aujourd’hui, les écrans et les notifications dominent notre quotidien. Nous sommes tous familiers de ces distractions numériques qui nous tirent hors de nos pensées ou de notre activité. Entre le mail important d’un supérieur et l’appel de l’école qui oblige à partir du travail, remettant à plus tard la tâche en cours, les interruptions font partie intégrante de nos vies – et semblent destinées à s’imposer encore davantage avec la multiplication des objets connectés dans les futures « maisons intelligentes ». Cependant, elles ne sont pas sans conséquences sur notre capacité à mener à bien des tâches, sur notre confiance en nous, ou sur notre santé. Par exemple, les interruptions engendreraient une augmentation de 27 % du temps d’exécution de l’activité en cours.

En tant que chercheuse en psychologie cognitive, j’étudie les coûts cognitifs de ces interruptions numériques : augmentation du niveau de stress, augmentation du sentiment d’épuisement moral et physique, niveau de fatigue, pouvant contribuer à l’émergence de risques psychosociaux voire du burn-out. Dans mes travaux, je me suis appuyée sur des théories sur le fonctionnement du système cognitif humain qui permettent de mieux comprendre ces coûts cognitifs et leurs répercussions sur notre comportement. Ce type d’études souligne qu’il devient crucial de trouver un équilibre entre nos usages des technologies et notre capacité à nous concentrer, pour notre propre bien.

Pourquoi s’inquiéter des interruptions numériques ?

L’intégration d’objets connectés dans nos vies peut offrir un contrôle accru sur divers aspects de notre environnement, pour gérer nos emplois du temps, se rappeler les anniversaires ou gérer notre chauffage à distance par exemple. En 2021, les taux de pénétration des maisons connectées (c’est-à-dire, le nombre de foyers équipés d’au moins un dispositif domestique connecté, englobant également ceux qui possèdent uniquement une prise ou une ampoule connectée) étaient d’environ 13 % dans l’Union européenne et de 17 % en France (contre 10,7 % en 2018).

Si la facilité d’utilisation et l’utilité perçue des objets connectés ont un impact sur l’acceptabilité de ces objets pour une grande partie de la population, les interruptions numériques qui y sont souvent attachées entravent notre cognition, c’est-à-dire l’ensemble des processus liés à la perception, l’attention, la mémoire, la compréhension, etc.

L’impact des interruptions numériques peut s’observer aussi bien dans la sphère privée que dans la sphère professionnelle. En effet, une personne met en moyenne plus d’une minute pour reprendre son travail après avoir consulté sa boîte mail. Les études mettent ainsi en évidence que les employés passent régulièrement plus de 1 h 30 par jour à récupérer des interruptions liées aux e-mails. Cela entraîne une augmentation de la charge de travail perçue et du niveau de stress, ainsi qu’un sentiment de frustration, voire d’épuisement, associé à une sensation de perte de contrôle sur les événements.

On retrouve également des effets dans la sphère éducative. Ainsi, dans une étude de 2015 portant sur 349 étudiants, 60 % déclaraient que les sons émis par les téléphones portables (clics, bips, sons des boutons, etc.) les distrayaient. Ainsi, les interruptions numériques ont des conséquences bien plus profondes que ce que l’on pourrait penser.

Mieux comprendre d’où vient le coût cognitif des interruptions numériques

Pour comprendre pourquoi les interruptions numériques perturbent tant le flux de nos pensées, il faut jeter un coup d’œil à la façon dont notre cerveau fonctionne. Lorsque nous réalisons une tâche, le cerveau réalise en permanence des prédictions sur ce qui va se produire. Cela permet d’adapter notre comportement et de réaliser l’action appropriée : le cerveau met en place des boucles prédictives et d’anticipation.

Ainsi, notre cerveau fonctionne comme une machine à prédire. Dans cette théorie, un concept très important pour comprendre les processus d’attention et de concentration émerge : celui de la fluence de traitement. Il s’agit de la facilité ou la difficulté avec laquelle nous traitons une information. Cette évaluation se fait inconsciemment et résulte en une expérience subjective et non consciente du déroulement du traitement de l’information.

Le concept de fluence formalise quelque chose que l’on comprend bien intuitivement : notre système cognitif fait tout pour que nos activités se déroulent au mieux, de la manière la plus fluide (fluent, en anglais) possible. Il est important de noter que notre cognition est motivée par une croyance qu’il formule a priori sur la facilité ou la difficulté d’une tâche et en la possibilité de réaliser de bonnes prédictions. Cela va lui permettre de s’adapter au mieux à son environnement et au bon déroulement de la tâche en cours.

Notre attention est attirée par les informations simples et attendues

Plus l’information semble facile à traiter, ou plus elle est évaluée comme telle par notre cerveau, plus elle attire notre attention. Par exemple, un mot facile à lire attire davantage notre regard qu’un mot difficile. Cette réaction est automatique, presque instinctive. Dans une expérience, des chercheurs ont mis en évidence que l’attention des individus pouvait être capturée involontairement par la présence de vrais mots par opposition à des pseudomots, des mots inventés par les scientifiques tels que HENSION, notamment lorsqu’on leur demandait de ne pas lire les mots présentés à l’écran.

Ainsi, une de nos études a montré que la fluence – la facilité perçue d’une tâche – guide l’attention des participants vers ce que leur cerveau prédit. L’étude consistait à comprendre comment la prévisibilité des mots allait influencer l’attention des participants. Les participants devaient lire des phrases incomplètes puis identifier un mot cible entre un mot cohérent et un mot incohérent avec la phrase. Les résultats ont mis en évidence que les mots cohérents, prédictibles, attiraient plus l’attention des participants que les mots incohérents.

Il semblerait qu’un événement cohérent avec la situation en cours attire plus l’attention et, potentiellement, favorise la concentration. Notre étude est, à notre connaissance, l’une des premières à montrer que la fluence de traitement a un effet sur l’attention. D’autres études sont nécessaires pour confirmer nos conclusions. Ce travail a été initié, mais n’a pas pu aboutir dans le contexte de la pandémie de Covid.

Les événements imprévus provoquent une rupture de fluence

Comme nous l’avons vu, notre système cognitif réalise en permanence des prédictions sur les événements à venir. Si l’environnement n’est pas conforme à ce que notre cerveau avait prévu, nous devons d’une part adapter nos actions (souvent alors qu’on avait déjà tout mis en place pour agir conformément à notre prédiction), puis essayer de comprendre l’événement imprévu afin d’adapter notre modèle prédictif pour la prochaine fois.

Par exemple, imaginez que vous attrapiez votre tasse pour boire votre café. En la saisissant, vous vous attendez a priori à ce qu’elle soit rigide et peut-être un peu chaude. Votre cerveau fait donc une prédiction et ajuste vos actions en fonction (ouverture de la main, attraper la tasse plutôt vers le haut). Imaginez maintenant que lorsque vous la saisissiez, ce ne soit pas une tasse rigide, mais un gobelet en plastique plus fragile. Vous allez être surpris et tenter d’adapter vos mouvements pour ne pas que votre café vous glisse entre les mains. Le fait que le gobelet plie entre vos doigts a créé un écart entre ce que votre système cognitif avait prédit et votre expérience réelle : on dit qu’il y a une rupture de fluence.

Les interruptions numériques perturbent notre système prédictif

Les interruptions, qu’elles soient numériques ou non, ne sont pas prévues, par nature. Ainsi, un appel téléphonique impromptu provoque une rupture de fluence, c’est-à-dire qu’elle contredit ce que le cerveau avait envisagé et préparé.

L’interruption a des conséquences au niveau comportemental et cognitif : arrêt de l’activité principale, augmentation du niveau de stress, temps pour reprendre la tâche en cours, démobilisation de la concentration, etc.

La rupture de fluence déclenche automatiquement la mise en place de stratégies d’adaptation. Nous déployons notre attention et, en fonction de la situation rencontrée, modifions notre action, mettons à jour nos connaissances, révisons nos croyances et ajustons notre prédiction.

La rupture de fluence remobilise l’attention et déclenche un processus de recherche de la cause de la rupture. Lors d’une interruption numérique, le caractère imprévisible de cette alerte ne permet pas au cerveau d’anticiper ni de minimiser le sentiment de surprise consécutif à la rupture de fluence : la (re)mobilisation attentionnelle est alors perturbée. On ne sait en effet pas d’où va provenir l’interruption (le téléphone dans sa poche ou la boîte mail sur l’ordinateur) ni ce que sera le contenu de l’information (l’école des enfants, un démarchage téléphonique…).

Des stratégies vers une vie numérique plus saine

Trouver un équilibre entre les avantages de la technologie et notre capacité à maintenir notre concentration devient crucial. Il est possible de développer des stratégies afin de minimiser les interruptions numériques, d’utiliser les technologies de façon consciente, et de préserver notre capacité à rester engagés dans nos tâches.

Cela pourrait impliquer la création de zones de travail sans interruption (par exemple la réintroduction du bureau conventionnel individuel), la désactivation temporaire des notifications pendant une période de concentration intense (par exemple le mode silencieux du téléphone ou le mode focus de logiciels de traitement de texte), ou même l’adoption de technologies intelligentes qui favorisent activement la concentration en minimisent les distractions dans l’environnement.

En fin de compte, l’évolution vers un environnement de plus en plus intelligent, ou du moins connecté, nécessite une réflexion approfondie sur la manière dont nous interagissons avec la technologie et comment celle-ci affecte nos processus cognitifs et nos comportements. Le passage de la maison traditionnelle à la maison connectée relève des problématiques du projet HUT pour lequel j’ai travaillé dans le cadre de mon postdoctorat. De nombreux chercheurs (sciences de gestion, droit, architecture, sciences du mouvement, etc.) ont travaillé autour des questions de l’hyperconnexion des habitations, des usages et du bien-être, au sein d’un appartement-observatoire hyperconnecté. Cela nous a permis de déterminer ensemble les conditions idéales du logement du futur, mais aussi de déceler l’impact des technologies au sein d’un habitat connecté afin d’en prévenir les dérives.

Sibylle Turo, chercheuse


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Mon sexe est-il mon genre ?

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[THECONVERSATION.COM, 3 juin 2024] Les notions de sexe et de genre nourrissent régulièrement des débats : pour ou contre le mariage pour les personnes de même sexe, pour ou contre les thérapies de conversion, pour ou contre les transitions de genre pour les personnes mineures, etc. Ces clivages paraissent d’autant plus insolubles que tous les camps agitent l’étendard de la science ou de la nature comme des arguments inébranlables. Alors, qu’en est-il ? Que sont le sexe et le genre, et que disent-ils de nous ?

Deux sexes ?

Tout le monde l’a appris : il y a deux sexes. Les femmes d’une part et les hommes d’autre part. Ils répètent un ordre naturel, distinguant femelles et mâles. Mais derrière cette évidence apparente, se cache une réalité bien plus compliquée.

Les individus d’une même catégorie peuvent se montrer très hétéroclites. Prenons le cas de la testostérone, l’hormone considérée comme responsable des traits masculins. Chez les hommes (cisgenres – c’est-à-dire ceux dont le genre ressenti correspond au sexe assigné à la naissance), ses taux varient de 119 à 902 ng/dL. Les femmes (cisgenres) présentent des taux systématiquement inférieurs : 32,6 ng/dL en moyenne, mais pouvant dépasser les 60 ng/dL.

Cependant, à y regarder de plus près, il y a parfois plus de différences entre deux hommes, qu’entre une femme et un homme. Les hommes aux taux de testostérone les plus bas ont ainsi un taux beaucoup plus proche de celui des femmes aux taux les plus élevés que de celui des hommes aux taux les plus élevés (deux fois plus haut que ces femmes et sept fois moins haut que ces hommes). Si ce constat ne remet pas en cause la dichotomie sexuelle, il amène à relativiser son importance. Chacune des deux catégories est hétérogène en elle-même.

Il faut encore revoir à la hausse cette ambiguïté des deux sexes, puisque la nature ne fait pas uniquement des “femmes/femelles” et des “hommes/mâles”, mais aussi des individus dits “intersexes”. Ces derniers naissent avec des caractéristiques biologiques qui ne correspondent pas aux définitions binaires du sexe. Chez l’espèce humaine, ils représentent environ 2 % de la population, soient approximativement 160 millions de personnes pour les années 2020. À titre de comparaison, c’est plus que le nombre de personnes rousses et presque le double de la population allemande.

Combien de sexes ?

Pour rendre compte de cette diversité, la biologiste Anne Fausto-Sterling a proposé un système à cinq sexes : les hommes, les femmes, les herms (hermaphrodites “véritables”), les merms (“pseudo-hermaphrodites masculins”), les ferms (“pseudo-hermaphrodites féminins”). L’objectif réel de la biologiste est moins de proposer un nouveau cadre, que de défier une vision simpliste du sexe.

À vrai dire, il pourrait exister un nombre infini de sexes. En effet, la notion de “sexe” en sciences naturelles incorpore une multitude de phénomènes. Des sexes peuvent être distingués selon de nombreux critères : taux d’hormones, gamètes, chromosomes, gonades, etc. Le “sexe final” d’une personne résulte de la combinaison de tous ces éléments, pouvant donner des résultats très variés.

Modèle collaboratif (dit GenderBread) exposant genre, sexe, orientation sexuelle… © Sam Killermann/Maia Desbois, CC BY-NC-SA

Le sexe découle du genre ?

Finalement, ce que nous appelons “sexe femelle” et “sexe mâle” ne parait ni évident, ni naturel. D’ailleurs, les opérations chirurgicales que subissent les personnes intersexes sont bien des actes sociaux, dont l’objectif est de faire entrer une diversité naturelle dans une dichotomie culturelle. Il existe une différence entre ce qui est naturel et ce que nous considérons comme naturel. Distinguer le sexe (qui serait purement biologique) et le genre (qui serait exclusivement social) fait alors moins sens.

Devant cette conclusion, les catégories sexuelles semblent tout autant construites socialement que le sont les catégories de genre. Selon la philosophe Judith Butler ou l’historien Thomas W. Laqueur, le sexe serait même la conséquence du genre. Pour la première : “On ne naît pas avec le sexe femelle, on devient du sexe femelle.”

Autrement dit, à force de répéter notre genre, il nous paraît être naturel : il devient notre sexe. La biologie n’aurait pas échappé à ce mécanisme et se serait engagée dans une “justification scientifique” de la bicatégorisation sexuelle – bicatégorisation qui, en réalité, découlerait de préconceptions genrées (c’est-à-dire socioculturelles). C’est là une vision radicale qu’il convient de nuancer.

Une méprise sur ce que désigne le sexe

Lorsque les sciences naturelles étudient “le sexe”, elles s’intéressent à un mode de reproduction. Ce dernier n’implique pas obligatoirement la présence de femelles et de mâles (comme chez les hermaphrodites, où tous les individus produisent les deux catégories de gamètes). Les biologistes utilisent les termes femelle et mâle pour qualifier des caractères sexuels (gamètes, gonades, organes génitaux, etc.), mais cette distinction ne s’applique pas aux individus eux-mêmes.

Le philosophe Thierry Hoquet distingue pas moins de dix dimensions du sexe, dont sept sont directement biologiques. On peut citer le sexe chromosomique (XX/XY), le sexe gonadique (ovaires/testicules), le sexe hormonal (œstrogènes/androgènes) ou encore le sexe périnéal (lèvres, vulves, etc./verges, bourses, etc.). Ce sont donc moins des personnes qui sont catégorisées, que des éléments de ces personnes.

Les choses sont différentes hors du contexte académique. L’anthropologue Priscille Touraille rappelle que : “Les mots mâle/femelle dans la langue ordinaire ne différencient pas le sexe des individus, ils différencient les individus par leur sexe.”

C’est ce retournement qui pose problème et qui perturbe notre vision de la réalité, puisqu’il nous incite à nous définir par notre sexe supposé. De fait, il nous enferme dans des catégories étriquées qui n’incarnent la complexité ni de la réalité biologique, ni de la réalité sociale.

Un enjeu politique ?

Ce questionnement autour de la superposition du sexe et du genre revêt un enjeu politique majeur. Il trahit deux positions opposées, mais partageant une même idée : le sexe et le genre sont le miroir l’un de l’autre.

Selon la première, les seules identités de genre acceptables sont celles qui calquent la réalité “naturelle”. Ainsi, s’il y a deux sexes, il y a deux genres, ni plus ni moins. Le reste n’est qu’une élucubration idéologique déconnectée de la réalité. Les phénomènes sociaux et psychologiques sont balayés comme de vulgaires artifices humains.

La deuxième est la vision radicale que nous présentions plus haut. Selon elle, notre conception du sexe est pleinement sociale : ce n’est pas le sexe qui fait le genre, mais le genre qui fait le sexe. Les résultats des sciences naturelles sont tout autant biaisés que les scientifiques qui les ont trouvés.

Nous l’avons vu, ni l’une ni l’autre de ces positions n’est tenable. Pourtant, ces deux bords brandissent la science comme argument absolu. Ils reposent plutôt sur une utilisation (et parfois une conduite !) fallacieuse des études scientifiques. Rappelons que ni les sciences naturelles ni les sciences sociales ne sont des sciences exactes (et toutes étudient des phénomènes dont cet article ne fait que survoler l’extrême complexité).

Mon sexe est-il mon genre ?

Sexe et genre ne sont pas équivalents, puisqu’ils réfèrent à des univers conceptuels distincts : biologiques et matériels d’une part, sociaux et psychologiques d’autre part. Les liens que nous avons pris l’habitude de tisser entre les deux reposent rarement sur des faits avérés. Par exemple, les explications par des facteurs biologiques des différences psychologiques entre les femmes et les hommes sont généralement erronées.

Sexe et genre ne sont pas non plus totalement indépendants. Ils interagissent dans la construction de notre manière de voir le monde. Notre conceptualisation de ce qu’est le sexe dépend de nos préconceptions de genre. À l’inverse, nos systèmes de genre découlent en partie de l’interprétation que nous faisons d’éléments matériels.

Finalement, les concepts de sexe et de genre évoluent à des niveaux différents qui ne se substituent pas, ne s’excluent pas, mais se complètent. Ensemble, et par la compréhension de leurs interactions, ils permettent d’explorer la complexité de la réalité humaine.

Benjamin Pastorelli


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © 1zoom.me ; © Sam Killermann/Maia Desbois, CC BY-NC-SA.


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Deepfakes, vidéos truquées, n’en croyez ni vos yeux ni vos oreilles !

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[THECONVERSATION.COM, 8 juillet 2024] Les spécialistes en fact-checking et en éducation aux médias pensaient avoir trouvé les moyens de lutter contre les ‘deepfakes’, ou hypertrucages, ces manipulations de vidéos fondées sur l’intelligence artificielle, avec des outils de vérification comme Invid-Werify et le travail des compétences d’analyse d’images (littératie visuelle), avec des programmes comme Youverify.eu. Mais quelques cas récents montrent qu’une nouvelle forme de cyberattaque vient de s’ajouter à la panoplie des acteurs de la désinformation, le deepfake audio.

Aux États-Unis, en janvier 2024, un robocall généré par une intelligence artificielle et prétendant être la voix de Joe Biden a touché les habitants du New Hampshire, les exhortant à ne pas voter, et ce, quelques jours avant les primaires démocrates dans cet État. Derrière l’attaque, Steve Kramer, un consultant travaillant pour un adversaire de Biden, Dean Phillips.

En Slovaquie, en mars 2024, une fausse conversation générée par IA mettait en scène la journaliste Monika Tódová et le dirigeant du parti progressiste slovaque Michal Semecka fomentant une fraude électorale. Les enregistrements diffusés sur les réseaux sociaux pourraient avoir influencé le résultat de l’élection.

Le même mois, en Angleterre, une soi-disant fuite sur X fait entendre Keir Starmer, le leader de l’opposition travailliste, insultant des membres de son équipe. Et ce, le jour même de l’ouverture de la conférence de son parti. Un hypertrucage vu plus d’un million de fois en ligne en quelques jours.

Un seul deepfake peut causer de multiples dégâts, en toute impunité. Les implications de l’utilisation de cette technologie affectent l’intégrité de l’information et du processus électoral. Analyser comment les hypertrucages sont générés, interpréter pourquoi ils sont insérés dans les campagnes de déstabilisation et réagir pour s’en prémunir relève de l’Éducation aux médias et à l’information.

Analyser : un phénomène lié à la nouvelle ère des médias synthétiques

Le deepfake audio est une composante des médias synthétiques, à savoir des médias synthétisés par l’intelligence artificielle, de plus en plus éloignés de sources réelles et authentiques. La manipulation audio synthétisée par l’IA est un type d’imitation profonde qui peut cloner la voix d’une personne et lui faire dire des propos qu’elle n’a jamais tenus.

C’est possible grâce aux progrès des algorithmes de synthèse vocale et de clonage de voix qui permettent de produire une fausse voix, difficile à distinguer de la parole authentique d’une personne, sur la base de bribes d’énoncés pour lesquels quelques minutes, voire secondes, suffisent.

L’évolution rapide des méthodes d’apprentissage profond (Deep Learning), en particulier les réseaux antagonistes génératifs (GAN) a contribué à son perfectionnement. La mise à disposition publique de ces technologies à bas coût, accessibles et performantes, ont permis, soit de convertir du texte en son, soit de procéder à une conversion vocale profonde. Les vocodeurs neuronaux actuels sont capables de produire des voix synthétiques qui imitent la voix humaine, tant par le timbre (phonation) que la prosodie (accentuation, amplitude…)

Comment repérer les « deepfakes » ? (France 24, mars 2023).

Les deepfakes sonores sont redoutablement efficaces et piégeants parce qu’ils s’appuient également sur les avancées révolutionnaires de la psycho-acoustique – l’étude de la perception des sons par l’être humain, notamment en matière de cognition. Du signal auditif au sens, en passant par la transformation de ce stimulus en influx nerveux, l’audition est une activité d’attention volontaire et sélective. S’y rajoutent des opérations sociocognitives et interprétatives comme l’écoute et la compréhension de la parole de l’autre, pour nous faire extraire de l’information de notre environnement.

Sans compter le rôle de l’oralité dans nos cultures numériques, appuyée sur des usages en ligne et en mobilité, comme en témoigne la vogue des podcasts. Les médias sociaux se sont emparés de cette réalité humaine pour construire des outils artificiels qui instrumentent la voix comme outil narratif, avec des applications comme FakeYou. La voix et la parole relèvent du registre de l’intime, du privé, de la confidence… et la dernière frontière de la confiance en l’autre. Par exemple, la radio est le média en qui les gens ont le plus confiance, selon le dernier baromètre de confiance Kantar publié par La Croix !

Interpréter : des opérations d’influence facilitées par l’intelligence artificielle

Le clonage vocal présente un énorme potentiel pour détruire la confiance du public et permettre à des acteurs mal intentionnés de manipuler les appels téléphoniques privés. Les deepfakes audio peuvent être utilisés pour générer des falsifications sonores et diffuser de la désinformation et du discours de haine, afin de perturber le bon fonctionnement de divers secteurs de la société, des finances à la politique. Ils peuvent aussi porter atteinte à la réputation des personnes pour les diffamer et les faire chuter dans les sondages.

Le déploiement de deepfakes audio présente de multiples risques, notamment la propagation de fausses informations et de « fake news », l’usurpation d’identité, l’atteinte à la vie privée et l’altération malveillante de contenus. Les risques ne sont pas particulièrement nouveaux mais néanmoins réels, contribuant à dégrader le climat politique, selon le Alan Turing Institute au Royaume-Uni.

Le deepfake, expliqué (Brut, 2021)

Il ne faut donc pas sous-estimer cette amplification à échelle industrielle. Les deepfakes audio sont plus difficiles à détecter que les deepfakes vidéo tout en étant moins chers et plus rapides à produire : ils se greffent facilement sur une actualité récente et sur les peurs de certains secteurs de la population, bien identifiés. En outre, ils s’insèrent avantageusement dans l’arsenal des extrémistes, lors de campagnes d’ingérence en temps de paix comme les élections.

Réagir : de la détection des fraudes à la régulation et à l’éducation

Il existe plusieurs approches pour identifier les différents types d’usurpation audio. Certaines mesurent les segments silencieux de chaque signal de parole et relèvent les fréquences plus ou moins élevées, pour filtrer et localiser les manipulations. D’autres entraînent des IA pour qu’elles distinguent des échantillons authentiques naturels d’échantillons synthétiques. Toutefois, les solutions techniques existantes ne parviennent pas à résoudre complètement la question de la détection de la parole synthétique.

Cette détection reste un défi car les manipulateurs tentent de supprimer leurs traces de contrefaçon (par des filtres, des bruits…), avec des générateurs de deepfake audio qui sont de plus en plus sophistiqués. Face à ces vulnérabilités démocratiques restent donc des solutions humaines diverses, qui vont de l’autorégulation à la régulation et impliquent divers types d’acteurs.

Les journalistes et les fact-checkeurs ont augmenté leurs techniques de recherche contradictoire, pour tenir compte de cette nouvelle donne. Ils s’en remettent à leurs stratégies de vérification des sources et de validation du contexte d’émission. Mais ils font aussi appel, via Reporters sans Frontières, au corps juridique, pour la protection des journalistes, afin qu’ils créent un ‘délit de deepfake‘ capable de dissuader les manipulateurs.

Les plates-formes de médias sociaux (Google, Meta, Twitter et TikTok) qui les véhiculent et les amplifient par leurs algorithmes de recommandation sont soumises au nouveau Code de pratique de l’UE en matière de désinformation. Renforcé en juin 2022, il interdit les deepfakes et enjoint les plates-formes à utiliser leurs outils (modération, déplatformisation…) pour s’en assurer.

Les enseignants et les formateurs en Éducation aux Médias et à l’Information se doivent à leur tour d’être informés, voire formés, pour pouvoir alerter leurs étudiants sur ce type de risque. Ce sont les plus jeunes qui sont les plus visés. A leurs compétences en littératie visuelle, ils doivent désormais ajouter des compétences en littératie sonore.

Les ressources manquent à cet égard et réclament de la préparation. C’est possible en choisissant de bons exemples comme ceux liés à des personnalités politiques et en faisant attention aux 5D de la désinformation (discréditer, déformer, distraire, dévier, dissuader). S’appuyer sur le contexte et le timing de ces cyberattaques est aussi fructueux.

Aux personnalités politiques, somme toute concernées mais très peu formées, le Alan Turing Institute propose une stratégie partageable par tous, les 3I : informer, intercepter, insulariser. En phase de pré-élection, cela consiste à informer sur les risques des deepfakes audio ; en phase de campagne, cela implique d’intercepter les deepfakes et de démonter les scénarios de menace sous-jacents ; en phase post-électorale, cela oblige à renforcer les stratégies d’atténuation des incidents relevés et à les faire connaître auprès du public.

Toutes ces approches doivent se cumuler pour pouvoir assurer l’intégrité de l’information et des élections. Dans tous les cas, soignez votre écoute et prenez de l’AIR : analysez, interprétez, réagissez !

Divina Frau-Meigs


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OGIEN : Ni la maladie ni les souffrances physiques n’ont de justification morale

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[PHILOMAG.COM, 11 janvier 2017] Les concepts boursouflés, très peu pour lui. Ruwen Ogien (1947-2017), philosophe libertaire spécialiste d’éthique, est de ceux qui ne goûtent guère le poids des traditions et la morale mal placée. Dans son dernier livre, très personnel, il dégonfle sans se payer de mots une certaine idée de la maladie. Ah ! de l’air !

Avons-nous une sorte de deadline ?” m’a écrit Ruwen Ogien, alors que nous préparions cet entretien, avec cette autodérision qui ne le quitte jamais. Le philosophe souffre, selon les médecins, d’un adénocarcinome canalaire pancréatique. En clair, un cancer du pancréas, une maladie de longue durée, à perpétuité comme il dit, pas de celles dont on peut espérer guérir. Mais ce bienveillant spécialiste des questions morales, partisan d’une éthique dénuée d’obligations envers soi-même, toute contenue dans un principe minimal bien qu’infiniment ambitieux – ne pas nuire intentionnellement à autrui –, n’est pas du genre à désespérer.

Lui qui se méfie des grands mots métaphysiques – l’amour, la dignité –, joyeux démolisseur du “culte de l’ineffable“, de “la philosophie morale à la française“, soit “un certain style d’écriture philosophique qu’il est permis de ne pas apprécier : le “ressassement” ou la répétition plus ou moins masquée par une surenchère d’hyperboles et d’injonctions pathétiques“, a fourbi ses armes conceptuelles. Tout prêt à en découdre avec les poncifs qui entourent la maladie et qui attribuent au malade un “rôle“, sinon un statut – “déchet social“ –, il est allé décrocher quelques vieilles lunes, comme à son habitude.

Parmi elles, cette baudruche nietzschéenne : ce qui ne te tue pas te rend plus fort. Pour le philosophe, ce cliché dont Johnny Hallyday a fait une chanson n’est pas seulement faux, il véhicule une idée réactionnaire. Cette idée a un nom : le dolorisme, qui, sous couvert de chercher d’hypothétiques vertus positives à la souffrance, participe en fait d’un courant de pensée conservateur regrettant la perte de “l’esprit de sacrifice“. Cet esprit-là, Ruwen Ogien ne l’a jamais eu. Mieux, il s’attache à le combattre de livre en livre, définitivement progressiste.

Dans le dernier, renversant d’érudition, d’esprit et de style, il rassemble les différentes facettes de “la maladie comme drame et comme comédie“. Le philosophe brosse un aperçu, autobiographique comme jamais, de ses Mille et une nuits de patient, durant lesquelles il s’attache à “faire durer le suspense comme Shéhérazade“. Après des semaines d’échanges amicaux, entrecoupés par de “fichues journées de torture” médicale, Ruwen Ogien a répondu à ces questions sur le fil, à l’approche de notre deadline éditoriale, à la façon d’un “Phileas Fogg bouclant son tour du monde en quatre-vingts jours à la seconde près“, avec le sang-froid, la méthode et l’humour du gentleman et la promesse d’un voyage (philosophique) extraordinaire.

Qu’avez-vous appris de la maladie ?

Ruwen Ogien : Il serait absurde d’affirmer que la maladie, surtout l’affection grave ou de longue durée, n’apprend rien. Elle en dit long sur les rapports de pouvoir au sein de l’institution médicale, le “métier” de malade, le côté théâtral, tantôt tragique, tantôt comique, des relations entre le corps médical et la masse des patients à l’hôpital, etc. Mais je reste profondément sceptique à propos de ce que j’appelle le “dolorisme“, l’idée que la maladie et la souffrance physique qui souvent l’accompagne nous en apprennent beaucoup sur nous-mêmes et sur la condition humaine, qu’elles nous rendent, en quelque sorte, nécessairement plus intelligents et plus vertueux. C’est ce qu’un bout de vers d’Eschyle voudrait nous faire croire. Il dit : “Páthei máthos” – “la souffrance enseigne“, selon une traduction controversée. Cette généralité me paraît infondée.

En quoi le dolorisme est-il dangereux ?

Le dolorisme voudrait accréditer l’idée que la souffrance possède des vertus positives. Ce serait une éducation à la vertu ou un “merveilleux malheur“, comme le dit Boris Cyrulnik dans son éloge de la résilience. Mais, en réalité, le dolorisme peut enfermer les plus faibles, les plus dépendants, les plus gravement malades ou handicapés dans une forme de fatalisme, les pousser à accepter le sort cruel qui leur est fait en société, comme si c’était le mieux qu’ils puissent espérer.

La maladie a-t-elle renforcé votre scepticisme, de la même façon qu’Emerson dit dans Expérience que le deuil crée une forme de désillusion ?

Dans ce texte complexe auquel vous faites référence, Emerson s’interroge sur le chagrin que lui a causé la mort de son jeune fils, Waldo. Il parle donc plutôt des souffrances morales que des douleurs physiques. Pourtant, je pourrais faire miennes quelques-unes des phrases qu’il a écrites : “Ma douleur, c’est que la douleur ne saurait rien m’apprendre, ni me faire avancer d’un seul pas dans la nature réelle.

La philosophie a-t-elle une vertu consolatrice ?

Elle peut aider bien sûr. Elle peut consoler aussi, pourquoi pas ? Mais pas plus qu’un carré de chocolat ou un bon vieux film de Frank Capra !

Selon vous, la maladie n’est pas qu’un état physique…

Dans la mesure où elle détermine des droits à l’assistance, des devoirs à l’égard de la société qui garantit ces droits, et toutes sortes d’attentes normatives comme l’impartialité et la neutralité affective du soignant, la reconnaissance par le patient des compétences du soignant, on peut considérer que la maladie est une condition sociale autant qu’un état physique. Une condition difficile dans la mesure où elle demande au patient d’accepter une certaine forme de domination du soignant à son égard.

Cette forme de domination est-elle la caractéristique de l’hôpital comme “institution totalitaire” ?
© ethnographiques.org

Le sociologue américain Erving Goffman [1922-1982] a introduit le concept d’”institution totalitaire” pour souligner les traits qu’ont en commun des lieux de résidence et de travail relativement coupés du monde extérieur par leur organisation, et souvent séparés physiquement par des murs ou autres barrières. Il pensait aux prisons, casernes, hôpitaux, internats, orphelinats, maisons de retraite, monastères, couvents… Toutes ces institutions ont instauré des techniques de dépersonnalisation des reclus par des cérémonies d’admission qui les mortifient. Ils sont dépouillés de certains marqueurs de leur individualité comme les vêtements personnels ou les cheveux. On substitue à leur nom un numéro ou un code-barres – en évitant toutefois pour le moment de le tatouer ! Une fois installés, tous subissent le poids d’une surveillance constante et généralisée qui les prive de la possibilité de cloisonner leurs activités et de préserver des espaces de vie privée. Tous souffrent de l’attitude du personnel d’encadrement qui travaille à maintenir un fossé infranchissable entre eux. On retrouve ces caractéristiques assez révoltantes dans toutes les institutions totalitaires à des degrés divers. Elles n’épargnent pas les hôpitaux, supposés être conçus pour notre plus grand bien.

Comment échapper à ce paradoxe ?

Il y a toujours eu des critiques, parfois radicales, de cette situation paradoxale des hôpitaux. Elles prennent actuellement la forme philosophique d’un appel à donner la priorité aux malades plutôt qu’à la maladie. Je ne crois pas que ce mouvement – qui s’appuie sur les écrits de Georges Canguilhem, devenu en France une sorte de gourou intouchable en philosophie de la médecine – puisse changer grand-chose à la structure des relations humaines à l’hôpital. Il reste une institution totalitaire au sens de Goffman. Mais il ne faut peut-être pas désespérer. Le changement dans un sens plus favorable au patient n’est pas inconcevable, même si la structure d’ensemble semble être là pour durer, surtout si les politiques restrictives des dépenses publiques de santé continuent.

Vous démontrez que si la maladie a des causes, elle n’a pas de raison, aucun sens. Comment ne pas désespérer ?

Ce que je veux dire en écrivant que la maladie et les souffrances physiques qui l’accompagnent ont des causes mais pas de raisons, c’est que ni la maladie ni les souffrances physiques n’ont de justification morale. Ce ne sont pas des épreuves nécessaires pour renforcer notre caractère, nous enseigner la vertu. Ce n’est pas le châtiment d’un péché, un mal précédant un plus grand bien. Je comprends que l’absence de justification morale à la maladie puisse provoquer une forme de désespoir, laisser désemparé, parce que les éléments glorieux ou romantiques de la maladie semblent disparaître lorsqu’on la dépouille de ce genre de rationalisation. Mais revenir à une vue plus terre à terre de la souffrance et de la maladie ne doit pas nécessairement provoquer le désespoir. Ce retour peut aussi favoriser une forme d’ironie, d’autodérision et d’humour salutaires.

Pour parler de la maladie, vous avez fait, comme Fritz Zorn ou Susan Sontag, un détour par l’essai littéraire personnel. Pourquoi ?

Je ne crois pas qu’il existe une seule façon de philosopher ou une méthode philosophique qui pourrait servir de modèle, comme il en existe dans les sciences naturelles avec les procédures expérimentales, ou en mathématiques avec les démonstrations formelles. Nous bricolons des arguments pour essayer de confirmer ou d’infirmer des hypothèses conceptuelles sur des notions extrêmement générales : l’action, l’événement, le bien, le mal, la perception, les émotions, l’espace et le temps, comment le sens vient aux mots, les relations entre le langage et la pensée, la possibilité de la connaissance du monde extérieur et de la vie intérieure, etc.

Certains philosophes semblent regretter que leur discipline n’ait rien de mieux à offrir pour confirmer ou invalider leurs hypothèses que cette méthode éclectique. Personnellement, je ne la trouve pas spécialement frustrante. J’ai toujours fondé mes arguments sur des matériaux hétéroclites : règles logiques élémentaires, intuitions communes, faits linguistiques, historiques, psychologiques, sociologiques ou juridiques quand ils me semblaient pertinents. Mon pari méthodologique, c’est que la convergence de ces arguments hétéroclites pourrait donner un certain poids à mes hypothèses. C’est ce pari qui donne forme à ma réflexion sur l’institution médicale ou le dolorisme. Mais pour parler de la maladie telle qu’elle peut être ressentie par ceux qui en sont victimes, mes matériaux habituels me semblaient insuffisants ou inadaptés. Je me suis donc lancé dans l’essai littéraire à caractère autobiographique sans aucune garantie de trouver un équilibre entre le personnel et l’impersonnel, le pudique et l’impudique, et, surtout, sans espérer être en mesure de rivaliser avec le Mars de Fritz Zorn !

Et qu’espériez-vous en “entrant en philosophie” ?

Je n’ai jamais ressenti, plus jeune, le désir d’être philosophe, et je continue à me demander si c’est vraiment ma vocation. J’y suis venu assez tardivement après être passé par l’anthropologie sociale et… la bande dessinée ! En fait, c’est la rencontre avec la philosophie analytique qui m’a donné le goût de philosopher et le désir de m’y consacrer entièrement. Plus précisément, ce qui m’a donné ce goût, si je me souviens bien, c’est l’impression profonde que m’a laissée la controverse autour du positivisme logique. Elle a mobilisé des penseurs aussi remarquables que Rudolf Carnap, Carl Hempel, Karl Popper, Ludwig Wittgenstein, W. V. O. Quine, dans la première moitié du XXe siècle et au-delà. Tout en se disputant copieusement, ils avaient probablement le même objectif : débarrasser la philosophie des non-sens, des formules creuses, des banalités converties en pensées profondes par une rhétorique flamboyante. Je reste attaché à cet objectif. Tous ces philosophes, auxquels j’ajouterais David Hume pour sa façon de déconstruire nos préjugés sur l’unité du moi, la causalité, le rôle de la raison dans l’action humaine, et Donald Davidson pour sa façon de reconstruire le dualisme des sciences humaines et naturelles, du psychologique et du physique, ont exercé une influence assez profonde dans mes recherches en philosophie de l’action et en philosophie des sciences sociales. Pour la philosophie politique et morale, c’est plutôt du côté de John Stuart Mill et de John Rawls que j’ai trouvé des sources d’inspiration.

J’ai découvert tous ces penseurs hors de France, dans les universités où j’ai fait mes études supérieures, à Bruxelles, à Tel-Aviv et à Cambridge. Puis je les ai redécouverts à Paris grâce à Jacques Bouveresse, qui fut un merveilleux directeur de thèse. Je m’empresse d’ajouter que finalement mon sujet de thèse ne fut pas la “querelle du positivisme logique“, où le terrain était trop encombré, mais le thème aristotélicien de la faiblesse de la volonté, qui n’intéressait à peu près personne !

Vous avez préféré la philosophie analytique aux grands discours métaphysiques. Pourquoi ?

Il y a probablement beaucoup de mythologie et même de mensonges à soi-même dans l’image qu’on se fait de son propre passé. Mais ce qui me paraît assez sûr, c’est que je n’ai jamais cherché à élaborer une conception générale de la philosophie. Je ne passe pas mon temps à essayer de la définir en identifiant ses propriétés nécessaires et suffisantes. Et je ne cherche pas non plus à savoir si ce que je fais relève vraiment de la philosophie. Mais je peux dire que ma façon de la pratiquer me rattache à la philosophie analytique. Comme elle, je préfère l’enquête conceptuelle à l’histoire des idées, la construction d’hypothèses qui pourraient être confirmées ou réfutées aux bavardages hermétiques qu’on ne peut pas contester, l’invention de divisions conceptuelles originales à l’exégèse des grands auteurs, la clarté, la sobriété, la brièveté au jargon répétitif, interminable et inintelligible. Et, last but not least, la philosophie analytique me séduit parce qu’elle ne voit pas l’humour et l’autodérision comme des obstacles à la pensée mais comme des moyens de la faire progresser. Finalement, je crois que si la philosophie analytique n’existait pas, je n’aurais pas fait de philosophie du tout. Ce que je veux dire, ce n’est absolument pas que je récuse toute autre façon de philosopher. C’est que, personnellement, en raison de mes propres limites intellectuelles, je n’aurais jamais consacré tellement de temps à la philosophie si sa branche analytique n’avait pas été inventée.

L’humour participe-t-il à une forme de déflation conceptuelle ?

C’est plutôt une façon de “démocratiser” la philosophie en essayant de neutraliser le côté intimidant de cette discipline.

Vos textes sont truffés d’expériences de pensée. Ont-elles aussi cette vertu ?

Les expériences de pensée sont des petites fictions, inventées spécialement pour susciter la perplexité morale. Comme il s’agit de récits simples, schématiques, courts et sans valeur littéraire, toutes les manipulations des éléments narratifs utiles au progrès de la réflexion morale sont concevables. Un exemple : imaginez un canot de sauvetage pris dans une tempête. À son bord, il y a quatre hommes et un chien. Tous les cinq vont mourir si aucun homme n’accepte d’être sacrifié, ou si le chien n’est pas jeté par-dessus bord. Est-il moralement permis de jeter le chien à la mer simplement parce que c’est un chien ? Qu’en pensez-vous ? Supposez, à présent, que ces hommes soient des nazis en fuite, auteurs de massacres de masse barbares, et que le chien soit un de ces sauveteurs héroïques qui ont permis à des dizaines de personnes d’échapper à une mort atroce après un tremblement de terre. Cela changerait-il quelque chose à votre façon d’évaluer leurs droits respectifs à rester sur le canot de sauvetage ? Ainsi, j’ai introduit un petit changement par rapport au premier scénario du canot de sauvetage, en disant quelque chose du passé des quatre hommes et du chien. Cette modification devait servir à mesurer l’importance respective de l’appartenance à une espèce et des qualités individuelles dans notre jugement moral. Les fictions simplifiées qu’on appelle “expériences de pensée” nous donnent les moyens d’identifier plus clairement les facteurs qui influencent nos jugements moraux.

Vous êtes l’un des représentants de l’éthique minimale. Quels sont ses principes ?

À la base de l’éthique minimale ou du minimalisme moral, il y a l’idée que nous n’avons pas de devoirs moraux envers nous-mêmes mais seulement à l’égard autrui. J’ajoute que, parmi les devoirs moraux envers autrui, il faut distinguer, comme le faisait Kant, les devoirs négatifs, soit : ne pas causer de tort aux autres ; et les devoirs positifs, autrement dit : contribuer au bien des autres. Seuls les premiers sont authentiquement moraux en ce sens qu’eux seuls autorisent un traitement égal et universel de tous. Par contraste, les devoirs positifs à l’égard des autres semblent exclure un traitement égal de tous. Il est possible de ne jamais massacrer personne, mais on ne peut pas aimer tout le monde de la même manière ou aider sérieusement tout le monde en même temps et aussi bien. Même si on est riche comme Bill Gates, on doit choisir ceux qui seront l’objet de ces devoirs positifs. Il y aura probablement une explication psychologique ou sociologique aux choix que nous ferons, mais ils n’auront pas de justification éthique dans la mesure où ils excluent un traitement égal de tous. Ce sont ces divisions analytiques entre le rapport à soi et le rapport aux autres, entre les devoirs positifs et les devoirs négatifs, puis l’élimination des devoirs moraux envers soi-même et des devoirs moraux positifs envers les autres qui me permettent de réduire tous les principes éthiques à un seul : ne pas nuire à autrui intentionnellement.

La pauvreté volontaire de ces principes suscite une forme de “panique morale”. Sur quoi repose-t-elle ?

Évidemment, une conception aussi pauvre de l’éthique contredit certaines de nos intuitions les plus enracinées. Nous jugeons spontanément que nous avons des devoirs moraux envers nous-mêmes, comme celui de rester “dignes”, de ne pas participer à un lancer de nains si on est une personne de très petite taille. Nous avons tendance à voir dans nos prétendus devoirs moraux positifs à l’égard des autres le sommet de la moralité. Agir en vue du bien d’autrui reste, pour la plupart des gens, l’expression la plus accomplie de l’éthique. Que nos intuitions morales de base semblent contredire l’éthique minimale est une source de panique morale. Mais la source principale me semble être qu’elle autorise tout ce que la “morale ordinaire” réprouve : la consommation de drogues, les relations sexuelles sous toutes leurs formes si elles sont le fait d’adultes consentants, le blasphème et d’autres formes de sacrilège, etc. L’éthique minimale revient à exclure de nos conceptions pénales et de nos jugements moraux ce qu’on peut appeler les “crimes sans victimes”. S’il n’y a pas de victime, je veux dire quelqu’un qui subirait un certain dommage sans y consentir, il n’y a pas de crime.

Stephen FRY : “Je pense qu’une des plus grandes erreurs humaines est de préférer être juste, plutôt que d’être efficace” (2018) © CUTV
Vous avez entamé une dispute publique avec le philosophe Michael Sandel, à propos du bien et du juste. Quel est votre désaccord ?

Michael Sandel ne croit pas que, dans les débats publics, nous puissions nous passer de références à nos valeurs, à nos conceptions de la “vie bonne“, alors que je considère qu’on peut parfaitement les ignorer. Dans le cas de l’avortement par exemple, Sandel estime que nous devons décider en priorité si le fœtus est une personne. Si c’est une personne, l’avortement devrait être criminalisé, car il ne serait rien d’autre qu’un infanticide. Mais dans le débat public sur l’avortement en France et ailleurs, on est parvenu à une sorte de consensus précisément parce que cette question morale a pu être mise de côté. Ce qui a été invoqué pour arriver à un accord, c’est la totale inefficacité des mesures coercitives contre l’avortement, les dangers que son illégalité faisait courir aux femmes, ainsi que le droit des femmes à disposer de leur corps. Le même raisonnement pourrait prévaloir pour la dépénalisation du cannabis ou du travail sexuel. Autrement dit, ce sont des arguments de droit et de justice qui ont eu la priorité sur des arguments relatifs au bien, aux valeurs, à la morale courante. C’est cette position que j’essaie de justifier philosophiquement. Pour le dire à la manière du philosophe John Rawls et dans l’esprit de Kant, je soutiens que le juste a la priorité sur le bien, alors que pour Sandel le bien a la priorité sur le juste.

Votre Portrait logique et moral de la haine est réédité vingt-trois ans après sa parution. Vous n’y avez rien changé. Pourquoi ?

J’ai préféré ne rien changer pour bien marquer que ce petit ouvrage sur la haine est une enquête linguistique et conceptuelle complètement détachée de l’actualité politique. Tout ce que j’aurais pu ajouter en préface, c’est que ce genre d’enquête purement linguistique et conceptuelle n’est plus du tout à la mode en philosophie analytique. Cette dernière s’est largement tournée vers la psychologie et les neurosciences pour clarifier les problèmes que posent les émotions comme la peur ou la haine. J’aurais peut-être pu expliquer pourquoi je n’adhère pas à ce tournant naturaliste de la philosophie analytique. Mais je ne crois pas que c’était indispensable.

Vous y réfutez l’évidence d’un lien entre “l’irrationalité et le mal”. Peut-on aller jusqu’à conclure que le mal ne relève ni de l’ignorance ni de la bêtise ?

Il me semble que vous pouvez en effet conclure ainsi. J’ajouterais “malheureusement”, car il serait plus simple ou plus facile d’expliquer pourquoi le mal est mauvais, si je puis dire, s’il était toujours l’effet de la stupidité, de l’ignorance, de l’irrationalité.

La rédaction de vos livres “ressemble à la conclusion d’une longue conversation”, dites-vous. Avec qui l’entretenez-vous ?

Concrètement, avec les amis proches que je cite dans mes pages de remerciements – celles que ces amis lisent et relisent en premier, je suppose. J’ai l’habitude de leur envoyer une première version de mes textes que je modifie ensuite en fonction de leurs commentaires et de leurs objections, que j’aimerais parfois plus complaisants ! Mais, idéalement, elle se fait avec tous mes lecteurs imaginaires dont j’envisage les objections possibles.

Propos recueillis par Cédric Enjalbert

Les livres de Ruwen Ogien sont commentés sur la page de Philosophie Magazine de cet article. On y trouvera également une brève biographie…


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction, édition et iconographie | sources : philomag.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, Ruwen Ogien © Frederic POLETTI/Opale/Leemage ; © ethnographiques.org ; © CUTV.


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DUMEZIL : Le calendrier était un outil de pouvoir

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[LIBERATION.FR, 29 décembre 2017] Le médiéviste, maître de conférences à l’université de Paris-Nanterre, analyse la lente évolution du découpage des mois et des années en Occident, savant mélange de cultures romaine et catholique.

Caler le rythme de nos jours sur celui des planètes : c’est l’utilité première de notre calendrier. Avec ses 365 jours et ses années bissextiles, il permet de respecter scrupuleusement le temps que met la Terre à tourner autour du Soleil. Transposition de la mécanique des planètes, le calendrier transcrit aussi une partie de notre héritage culturel. Les noms des mois et des jours font écho à l’empire romain, qui célébrait Mars le mardi, Jupiter le jeudi, Jules César en juillet et Auguste en août. Les saints qui patronnent chaque journée, la numérotation des années après Jésus-Christ, ou encore le dimanche chômé sont, quant à eux, les marques d’une appropriation chrétienne.

Si c’est bien le cours des planètes qui règle nos jours et nos nuits, la façon de mesurer le temps est loin d’être immuable. L’historien Bruno DUMEZIL, maître de conférences à l’université Paris-Nanterre, explique comment notre calendrier a pris forme au milieu de mille façons de voir passer le temps.

Notre calendrier est-il vraiment né dans l’Antiquité romaine ?

Beaucoup de choses ont été fixées à cette époque, à tel point que l’on pourrait dire qu’en termes de civilisation, nous sommes encore dans l’Empire romain. Pour être plus précis, notre calendrier est gréco-romain : lorsqu’il a instauré le calendrier julien en 48 avant Jésus-Christ, Jules César a fait appel à des savants d’Alexandrie, issus du monde grec. Le calendrier romain s’est donc inspiré de son ancêtre grec, qui utilisait lui-même des méthodes de calcul égyptiennes.

Les modifications de César ont un intérêt scientifique : en instaurant une année de 365 jours au lieu de 355, et en prévoyant une année bissextile tous les quatre ans, son calendrier se rapproche des 365,25 jours que met la Terre à tourner autour du Soleil. Mais c’est aussi une réforme politique qui lui permet de fixer les jours fériés. Cela avait pour effet d’interrompre les procès et de retarder le début des procédures administratives ou des batailles. C’était un outil de pouvoir.

César invente donc le calendrier politique ?

Non, il existait avant ! Dans la Guerre du Péloponnèse, l’historien Thucydide explique qu’il ne pourra dater les événements relatés qu’en fonction des saisons, chaque cité combattante ayant voulu garder son propre calendrier pour marquer l’opposition avec ses rivales. Cette logique se poursuit à travers le temps : plus tard, au VIe siècle, le roi des Ostrogoths tente de faire adopter son calendrier au roi des Burgondes en lui offrant une horloge.

Il faut donc imaginer qu’à l’ombre du calendrier julien, la fin de l’Antiquité et le début du Moyen Age sont marqués par une diversité de calendriers

Plusieurs calendriers cohabitent, et cela est parfois difficile à gérer. Dans une même ville, la cathédrale et le pouvoir politique n’ont pas le même calendrier. Le rythme du temps varie aussi en fonction des métiers. C’est le cas des métiers judiciaires : les tribunaux ferment pendant les moissons, les vendanges, ou les anniversaires des membres de la famille impériale. Du point de vue religieux, les calendriers chrétien et judaïque cohabitent. Mais, au sein même des communautés chrétiennes, les temps forts de l’année varient en fonction des saints que l’on célèbre. Enfin, n’oublions pas les calendriers agricoles, qui rythment l’année en fonction des saisons et des travaux des champs, et qui ont leurs propres fêtes comme celles de la Saint-Jean.

Face à tout cela, à Rome, l’empereur fait preuve d’un grand pragmatisme. Ainsi, il tolère que les Juifs ne comparaissent pas au tribunal les jours de shabbat. De même, les fêtes païennes sont tolérées. Mais c’est l’intérêt économique qui prime : si des intempéries mettent les moissons en péril, toutes les fêtes sont suspendues pour sauver les récoltes.

Au milieu de tous ces calendriers, c’est donc surtout le catholicisme qui impose ses repères temporels en s’appropriant le calendrier julien. Comment s’enclenche cette évolution ?

Cela commence avec l’empereur Constantin (310-337). Premier à se convertir au catholicisme, il entraîne la cohabitation des temps romain et chrétien dans le calendrier. Au IVe siècle, les empereurs reconnaissent les jours de fête chrétiens et les intègrent au calendrier. L’enjeu était notamment de placer le jour de repos hebdomadaire : cela devait-il être le jeudi, jour de Jupiter, ou le dimanche, jour du Christ ? Rapidement, le dimanche l’emporte dans la loi romaine, mais il faut attendre que l’un des arrière-petits-fils de Clovis impose le changement en 595 pour qu’il s’applique vraiment.

Rome essaie aussi d’imposer son mode de calcul de la date de Pâques, ce qui est difficile car il s’agit d’un événement du calendrier lunaire à intégrer au calendrier solaire. De plus, les contraintes sont nombreuses : elle doit avoir lieu un dimanche, à une période où les jours rallongent, et pas le même jour que la pâque juive. Outre la rivalité avec le calendrier judaïque, il s’agit pour Rome d’imposer son autorité dans le monde chrétien. L’Irlande, convertie au Ve siècle, parvient à conserver un mode de calcul différent jusqu’en 664. Cependant, certains particularismes perdurent. Dans la péninsule Ibérique, le royaume suève de Galice refuse les noms des jours du calendrier chrétien, puisqu’ils font référence à des dieux païens : mardi est le jour de Mars, mercredi celui de Mercure… On décide de numéroter les jours, ce qui explique leur dénomination actuelle en portugais : segunda-feira (lundi), terça-feira (mardi), etc.

Le choix de faire débuter la numérotation des années avec ‘l’incarnation’ (la naissance de Jésus-Christ) est-il aussi le fruit de longues négociations ?

L’idée apparaît chez un clerc grec du VIe siècle, mais il faut attendre le siècle suivant pour qu’un grand historien du monde anglo-saxon, Bède le Vénérable, l’impose en datant tous les événements qu’il relate selon ce principe. Auparavant, la date de la création du monde (début du calendrier juif) a pu être utilisée par les chrétiens. Mais cette date étant très lointaine, elle multiplie les risques d’erreurs de calcul. Au VIe siècle, Grégoire de Tours l’a utilisée pour relater l’histoire de Clovis : certains épisodes de la vie de ce roi sont donc un peu incertains.

Les systèmes de comptage des années sont donc multiples, et les auteurs de l’époque privilégient une datation relative, en prenant pour point de départ l’entrée en fonction d’un empereur, d’un roi ou d’un abbé. Un même document est daté selon plusieurs personnages, au risque de l’erreur : le moine qui chronique la fondation de l’abbaye de Cluny se trompe dans l’une des deux dates qu’il indique. On ignore donc si cette grande abbaye fut fondée en 909 ou en 910.

Le 1er janvier n’est pas un événement religieux. Pourquoi cette date s’est-elle imposée ?

Dans l’Empire romain, ce jour marquait la prise de fonction des consuls et la fête du dieu Janus, où il était d’usage de s’offrir des cadeaux. Au début du Moyen Age, plusieurs évêques expliquent dans leurs sermons qu’il s’agit de rites païens : or, si les gens s’offrent bel et bien des étrennes, la fête a probablement perdu son sens religieux. Certains proposent de changer d’année à Pâques, mais c’est finalement le premier janvier qui reste la date de référence.

Les ruptures au sein du catholicisme – les schismes orthodoxe et protestant – sont-ils importantes pour comprendre la diversité des calendriers ?

La réforme grégorienne du Xe siècle, puis la prise de Constantinople, capitale de l’Empire romain d’Orient, par les Croisés en 1204 entraînent une rupture : les orthodoxes refusent dès lors toute décision venue de Rome. En 1582, ils n’adopteront donc pas le calendrier grégorien mis en place par le pape Grégoire XIII, d’où le décalage des calendriers. De même, lors de la réforme protestante, les luthériens refusent le calendrier grégorien pour marquer leur opposition à Rome. Mais cela n’est que temporaire. Pourtant, ce changement a aussi des fondements scientifiques : le calendrier julien partait du principe que la Terre tourne autour du Soleil en 365,25 jours, alors que ce temps est plus long de quelques minutes. Au fil des années, cela avait créé un décalage de dix jours excédentaires. Grégoire XIII les a donc supprimés en octobre 1582, et il a revu le système des années bissextiles pour éviter que ce décalage se reproduise.

Comment expliquer que notre calendrier grégorien se soit diffusé dans le monde entier ?

Parmi les facteurs d’explication, on peut citer le concile de Trente (1545-1563) qui visait à unifier les pratiques chez les catholiques dans un contexte de guerre de religion, ou la colonisation. Cette diffusion se fait aussi en Europe même : jusqu’au XIXe siècle, les habitants vivaient dans un univers local, sur une trentaine de kilomètres autour de chez eux, où les particularismes locaux du calendrier avaient du sens. Mais à cette période, le monde s’étend et fait naître le besoin d’un temps absolu. Et puis, n’oublions pas l’argument scientifique : ce calendrier est celui qui suit au mieux l’année solaire. C’est sans doute la raison principale.

L’hégémonie de ce calendrier a le mérite de simplifier la datation des événements. Est-ce une facilité pour les historiens ?

Aujourd’hui, l’histoire s’exerce de moins en moins à travers la fascination de la date exacte, comme lorsque nous apprenions que Charles Martel a arrêté les Arabes à Poitiers en 732… ce qui n’est pas si sûr. L’importance est plutôt de situer les événements les uns par rapport aux autres, ce qui donne du sens à la logique de datation relative du Moyen Age. Cela permet à l’historien de mieux saisir le temps vécu par les personnes de l’époque : l’an mil n’avait pas beaucoup de sens, car peu de gens savaient que l’on changeait de millénaire ! En revanche, se trouver dans la quatrième année de tel règne avait une signification. Ainsi, plutôt que de dire que nous passons à 2018, il peut être plus intéressant de penser que nous sommes “dans la première année du règne de Macron.

Une interview de Thibaut Sardier, liberation.fr


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction, édition et iconographie | sources : d’après liberation.fr | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, calendrier des travaux agricoles correspondant aux 12 mois de l’année (vers 1400).


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CYRULNIK : Un enfant heureux est un enfant sécurisé

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[LEPOINT.FR, 23 janvier 2018] ENTRETIEN. Aujourd’hui comme hier, pour être bien dans leur peau, les enfants ont besoin de sécurité et d’ouverture, selon le psychiatre.

Brigitte Bègue (Le Point) : Qu’est-ce qu’un enfant heureux, selon vous ?
© Psychologies Magazine

Boris Cyrulnik : Un enfant heureux, c’est un enfant qui est à la fois sécurisé et dynamisé. Il ne peut pas être heureux tout le temps, mais, s’il l’est, c’est qu’il a été sécurisé et donc désangoissé. Lorsqu’un bébé naît, il ignore tout de ce monde. Pour lui, tout est un danger s’il est seul. Tout est un jeu et un bonheur d’explorer s’il est en présence d’une base de sécurité, c’est-à-dire de quelqu’un qui le tranquillise. S’il ne parle pas encore, cela peut être le corps de la mère, du père si c’est lui qui materne, d’une grand-mère si c’est elle qui s’en occupe, d’une nounou s’il est familiarisé avec elle… C’est un objet sensoriel qui le rassure. Plus tard, quand il parle, cela peut être la parole de la mère ou du père, ou de quelqu’un qui lui dit comment faire pour ne pas être anxieux. À l’adolescence, la base de sécurité change de forme : elle passe en dehors du foyer. On commence à attacher de l’importance aux pairs, copains de classe, profs, sportifs, artistes, etc. Les adolescents qui ont été sécurisés enfants ont davantage confiance en eux quand ils doivent quitter leur famille. Les autres ont plus de mal à partir et à découvrir une nouvelle base de sécurité extérieure. Ils ont ce que l’on appelle des attachements insécures.

Les enfants d’aujourd’hui sont-ils les mêmes qu’avant ?

Ils sont incroyablement différents. Ne serait-ce que parce que leur développement physique et mental a étonnamment changé. Surtout chez les filles. Quand j’étais gamin, il était très rare d’en rencontrer une qui dépassait 1,70 m. Aujourd’hui, c’est courant. Les filles ont des pubertés de plus en plus précoces : avoir ses règles à 10 ans est fréquent maintenant. Ces évolutions biologiques sont la conséquence des progrès en tout genre dans la société, mais aussi de facteurs endocriniens. À 12 ans, les filles ont une maturité psychophysiologique en avance de deux ans au moins sur les garçons, qui ont une puberté plus tardive, aux alentours de 14 ans. Au moment du bac, ce sont des jeunes femmes matures alors que les garçons sont encore immatures.

Cependant, beaucoup de jeunes semblent déprimés, est-ce un mythe ?

Ce n’est pas un mythe, ils sont mal dans leur peau. Pourtant, la société occidentale n’a jamais été aussi peu violente. C’était bien pire avant. Mais aujourd’hui le retard d’indépendance détruit les jeunes. ­En France, une fille est autonome en moyenne vers 24-25 ans, un garçon vers 26-28 ans. C’est très tard et cela contribue à altérer l’image de soi. Alors que les conditions matérielles et psychologiques de développement n’ont jamais été aussi bonnes, les conditions sociales de développement n’ont jamais été aussi mauvaises. Il y a un décalage entre la maturité psychologique précoce et l’indépendance économique. Cette dissociation est déprimante et angoissante. En 1903, un rapport psychiatrique de Gilbert Falleré signalait déjà qu’il y avait plus de dépressions d’usure chez les enfants qui poursuivaient leurs études que chez ceux qui allaient travailler tôt, lesquels étaient plus heureux, car fiers de gagner leur vie.

L’école en demande-t-elle trop aux enfants d’aujourd’hui ?

On exige beaucoup d’eux sur le plan intellectuel. Aujourd’hui, il y a dans les écoles des enfants qui sont en souffrance. Cela ne veut pas dire qu’ils ne réussiront pas leur vie. Je connais beaucoup de chefs d’entreprise qui ont été de très mauvais élèves et qui, plus tard, ont appris les langues étrangères, le droit, la gestion en un clin d’œil. Certains sont incapables d’apprendre à l’école, car celle-ci est inadaptée et contraint à l’immobilité : un enfant qui veut se dépenser ne peut pas, ça le rend malheureux. L’action est un très bon tranquillisant. Par ailleurs, l’école est devenue anxiogène : on dit aux jeunes “si vous n’avez pas le bac, vous serez au chômage” et, en même temps, “si vous avez le bac, vous serez au chômage aussi.” Comment peuvent-ils résoudre le problème de cette projection paradoxale ? C’est impossible. L’école crée les conditions psychologiques de fabrication de l’angoisse.

On évoque désormais le burn-out chez les enfants. Qu’en pensez-vous ?

La société pousse les enfants à faire plein de choses tout le temps. Ils sont pris dans un schéma extra-déterminé et n’arrêtent pas de subir des pressions extérieures : le professeur au collège, les parents qui en rajoutent et les chargent d’activités extrascolaires… Ce ne sont pas des tortures, mais cela signifie que l’enfant n’a aucune liberté. Son bonheur est imposé par les autres : tu dois bien travailler à l’école, apprendre le piano, la danse, l’anglais… Dans l’esprit des parents, c’est pour le bien des enfants, c’est certain. Mais dans l’esprit des enfants, c’est une contrainte constante. Certains craquent.

Est-ce important de les laisser se confronter à l’ennui ?

Il faut un juste équilibre entre l’action et l’inaction pour pouvoir avoir l’existence qui nous convient. Les moments d’ennui sont nécessaires pour les enfants, car ce sont des moments de créativité. Un enfant qui est toujours dans l’agir répète ce qu’il a appris à faire, il est efficace. Mais, grâce à l’ennui, il peut chercher d’autres solutions, être plus imaginatif. Ce n’est pas ce qui se passe actuellement, où les enfants sont en permanence stimulés par l’extérieur, et non par l’intérieur. Les écrans en sont une preuve.

Beaucoup d’enfants jouent justement avec des écrans. Y a-t-il des risques ?

Le jeu est vital pour le psychisme. Un enfant qui joue est un enfant qui va développer son monde mental, qui sera curieux. Sauf que les jeux actuels sont pervertis par les écrans. Beaucoup de publications scientifiques montrent que l’hyperconnexion produit non seulement des adultes différents, mais des cerveaux différents. Les adolescents ont des cerveaux plus vifs pour la communication et l’image que les nôtres, mais moins aptes ­à la parole et aux relations. Cela engendre une autre manière de s’engager dans la société. Les jeunes sont de plus en plus centrés sur eux-mêmes et se mettent de moins en moins à la place des autres. Les psychanalystes appellent ça le narcissisme. Les écrans les préservent de la souffrance quand ils s’ennuient, mais altèrent leurs capacités d’empathie. Or, l’empathie est un signe de solidarité et d’attention aux autres. Sans compter que les jeux vidéo exercent une fascination chez certains adolescents au point qu’ils deviennent addicts et mettent en péril l’école, qui reste le lieu de la socialisation. Ils agissent comme une drogue : ­dès que l’effet s’éteint, c’est le désespoir.

Quel est le bon rythme pour un enfant ?

Le maître mot est ralentir. C’est ce qui a été mis au point en Europe du Nord dans les politiques éducatives. Au Danemark, par exemple, les trois premiers mois de congé parental sont pour la mère. Après, le couple décide qui reste à la maison. Les mères sont encore majoritaires à s’arrêter de travailler, mais le nombre de pères augmente très vite. De plus en plus d’hommes s’occupent des bébés. Un énorme changement culturel se prépare et les enfants vont en bénéficier. C’est très sécurisant pour eux de pouvoir s’identifier à l’image autant maternelle que paternelle. De plus, comme ils entrent à l’école plus tard grâce au congé parental, lorsqu’ils affrontent les apprentissages, ils sont plus mûrs et plus confiants. Le résultat de ces réformes a surtout été évalué en Norvège : quinze ans après leur mise en place, le nombre d’illettrés a été ramené à 1 %, contre 7 % en France, les psychopathies ont diminué de 40 %, les suicides de 50 %. Tous les indicateurs du bien-être ont augmenté.

Peut-on être heureux quand ses parents sont séparés ?

Oui, bien sûr. La condition la plus favorable au bon développement d’un enfant, c’est le système familial à multiples attachements. Si un attachement cesse parce que la mère meurt, que le père part… il faut que d’autres tuteurs prennent le relais pour que les enfants se construisent bien. Jusque dans les années 1950, les enfants grandissaient dans des villages, dans des petits groupes. Et il ne faut pas oublier que, pendant la Première Guerre mondiale, un enfant sur deux était orphelin. Il était généralement recueilli et élevé par une tante, une grand-mère… À l’époque, les divorces étaient rares, mais, si l’enfant était malheureux dans sa famille, il pouvait fréquenter les voisins et il était autonome vers 12-13 ans. Il était moins soumis aux contraintes du ménage. De nos jours, les parents se séparent, mais si autour d’eux il y a l’équivalent d’un village, un groupe d’amis, une famille recomposée, l’enfant sera heureux quand même. C’est plus problématique si la séparation a lieu dans un foyer parental isolé ; là, il pourra souffrir, car il aura un foyer appauvri.

Beaucoup de guides existent pour aider les parents. Être parent est-il devenu un métier ?

Les enfants étaient plus faciles à élever avant, même lorsque les parents en avaient cinq ou six, contre un ou deux aujourd’hui. Ils quittaient la maison beaucoup plus tôt et on mettait la barre beaucoup moins haut. Les parents étaient moins exigeants et, si l’école était plus dure physiquement – les enfants étaient battus et tout le monde trouvait ça normal –, elle demandait un programme d’études minimum. De nos jours, il faut avoir la bonne orientation, le bon professeur, ­la bonne école… Mais il ne faut ­pas culpabiliser les parents. Ils cherchent à faire leur boulot de parents le mieux possible, même si c’est difficile. Il n’y a pas de recettes : il faut que l’enfant soit entouré, certes, mais il faut qu’il ait sa part d’efforts à faire. D’ailleurs, les études montrent que les enfants dont les mamans travaillent obtiennent d’aussi bons résultats, voire même légèrement meilleurs, que ceux dont les mamans restent à la maison pour s’occuper d’eux.

Comment repérer qu’un enfant va mal ?

Le premier signe est le décrochage ou le ralentissement scolaire. Les enfants bien sécurisés sont pour la plupart ceux qui fournissent la population des futurs bons élèves. Après l’école, il y a les troubles de la relation. Un enfant qui a des amis, quatre ou six, est un enfant qui se développe bien. S’il en a trop, cela signifie qu’il n’a pas d’amis. Mais s’il est incapable d’en nommer un, là, c’est inquiétant.

Quels conseils donneriez-vous aux parents ?

Je ne peux que citer Freud : “L’éducation, quoi que vous fassiez, c’est raté.” Les parents ne sont pas responsables de tout, et le couple, même s’il est soudé, ne peut pas tout régler. À l’âge de 6 ans, dès le cours préparatoire, les enfants commencent à être façonnés par autre chose que leurs parents et à leur échapper un peu. Il faut donc agir sur l’école et sur l’organisation socioculturelle autour de la famille. Au lieu de faire la course aux cours de piano, de tennis, d’anglais… et de privilégier les performances individuelles qui isolent, il faut valoriser les activités périfamiliales et revenir aux activités de groupe, au patronage, que l’on a ridiculisés mais dans lesquels les enfants se socialisent très bien. Un enfant qui évolue dans une famille close est freiné dans sa construction. Il a besoin d’ouverture, de pratiquer un sport collectif, de faire du théâtre, d’aller en colonie, d’être scout… Les Américains et les Suédois sont en train de revaloriser ça à leur manière. Après le bac, ils proposent désormais aux jeunes de ne pas s’inscrire à l’université tout de suite et de prendre une année sabbatique ou deux pour parcourir le monde. Ce n’est pas une perte de temps, au contraire, cela les fait réfléchir, mûrir. Les premiers résultats montrent qu’ils ont moins d’échecs à l’université.

Finalement, il faut leur ficher la paix, aux enfants ?
© Flavien – lemonde.fr

Non, mais il faut que les parents passent et organisent le relais. L’enfant roi est terriblement malheureux. J’ai travaillé en Chine l’hiver dernier : là-bas, on parle d’enfant empereur. Les parents font tout pour leurs enfants, ils les entourent, les mettent dans les meilleures écoles, leur achètent ce qu’ils veulent, cèdent à tous leurs caprices. Ils vont même jusqu’à trop les nourrir. Résultat, ces enfants sont obèses, ils s’ennuient, sont méchants et battent leurs parents. Le Japon, où la pression parentale est également énorme, et la Chine sont les deux pays où les parents sont les plus battus par leurs enfants. Les enfants rois souffrent, car ils sont finalement en prison…


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction, édition et iconographie | sources : lepoint.fr | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, ©  lalibre.be ; © Psychologies Magazine ; © Flavien – lemonde.fr.


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