GRAHAM : La bourse et la vie (The Scale of Change, 2011, trad. Christine Pagnoulle)

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Professeur de poésie honoraire à l’Université de Newcastle-upon-Tyne, Desmond GRAHAM a publié à ce jour (fin 2020) une douzaine de recueils de poèmes dont After Shakespeare en 2001, Milena Poems en 2004, Heart Work en 2007, The Green Parakeet en 2009, The Scale of Change en 2011, Unaccompanied en 2014, Brain Songs en 2016 et Safe as Houses en 2019. Le titre du recueil de 2011, The Scale of Change, témoigne de son attrait pour l’ouverture qu’offre l’ambiguïté. Un premier sens de l’expression serait ‘l’échelle du changement’, mais ‘scale’ c’est aussi la balance, ce qui permet la transaction marchande et ‘change’, pour peu qu’on le lise avec une élision, c’est aussi ‘exchange‘, ‘stock exchange‘, bref, la Bourse des valeurs ; les deux lectures sont d’ailleurs compatibles, sinon confortées par l’illustration en couverture : la cathédrale Saint Paul au cœur de la Cité, qui peut suggérer l’évolution sociale et idéologique depuis l’époque de Christopher Wren mais aussi le centre de la finance internationale. La deuxième lecture est particulièrement pertinente dans la première partie du volume, nourrie de souvenirs familiaux et d’excursions dans un passé plus lointain, où le thème récurrent est bel et bien la lutte des classes sur fond d’exploitation capitaliste, comme le suggère le titre monosyllabique. La seconde partie, Le dernier élève de Rembrandt, entièrement inspirée par le peintre Aert De Gelder, nous ramène davantage à la première lecture. Elle est divisée à son tour en deux parties, Une galerie de poèmes, où chaque poème recrée en mots un tableau de De Gelder, et Une question de lumière et d’ombre, où le rapport avec la peinture s’exprime dans l’intérêt pour les contrastes et les nuances, des poèmes qui nous emmènent dans une réflexion, parfois vertigineuse, sur des questions existentielles.

Desmond Graham est également très attentif aux effets sonores (allitérations, assonances) et à la façon dont ils contribuent à la cohérence d’un texte. Ceci est d’autant plus nécessaire qu’il s’est forgé une diction poétique faite de vers courts sans ponctuation ; ce sont les coupures de vers qui aident à dégager le sens, mais qui parfois, coquines, contribuent à la confusion du lecteur. Comme il l’explique dans une interview de septembre 2014, cette approche des mots est en partie la conséquence de son travail de traducteur de poèmes polonais, où une langue riche en inflexions grammaticales permet une grande liberté dans l’ordre des mots (comme le latin). Il a ainsi exercé son oreille à repérer le potentiel des coupures de vers en matière de structuration syntaxiques, ainsi que la richesse sémantique des ambiguïtés créées en anglais par l’absence de ponctuation.
De nombreuses références (historiques, sportives,…) représentent à la fois un obstacle à la compréhension pour des lecteurs francophones et une richesse en termes d’épaisseur de vie.
Chacun de ses poèmes est le produit d’un patient travail à la recherche de l’équilibre le plus étudié, pourtant, à la lecture, ils ont l’aisance d’une conversation à bâtons rompus. Un fameux défi pour le traducteur ! Il y a quelque chose de discret dans la poésie de Desmond Graham. Il utilise peu d’adjectifs et moins encore d’adverbes. Pourtant dans ce contexte d’une sobriété élaguée, en partie sans doute grâce à ces effets sonores soigneusement calculés, ses poèmes sont habités d’une sensualité furtive, dont j’espère avoir trouvé l’écho dans le plaisir de la transposition.

Christine Pagnoulle


Pour vous y retrouver, cliquez ici...

Desmond Graham
The Scale of Change
La Bourse et la Vie

Traduit par Annette Gérard et Christine Pagnoulle

Classes
Mon enfance

temps de princes
et de monarques
quand le Shah
et l’impératrice Farah
c’étaient les bons

et un homme
comme le roi Farouk01
pouvait se transformer
quelques années plus tard
en excroissance verruqueuse

un truc qu’avaient
les filles Aldridge
ou l’une d’elles
et bien trop aristo
pour nous faire peur

comme les filles réussissaient
à attraper
de leurs tresses d’or
leur monarque
le petit Jordanien02

comme un batteur
de milieu de match
en costume ajusté
et des siècles
de paix et de civilisation

ou comme Rainier
et ce grand circuit
sur la colline
de Monaco

nous étions si multi
-raciaux –
Learie Constantine03
pouvait me sembler à demi
irlandais comme grand-maman

le Nabab
de Pataudi04
pouvait
batte à la main
venir à bout
d’un été anglais
fait de soirs d’automne

nous étions supérieurs
comme les Saoudiens
avec tous leurs haras
de chevaux de course
fracs et jumelles

de la main nous saluions
au temps d’avant les caméras
le carrosse de la reine
qui passait la ligne d’arrivée
tous les autres sur celle de départ

et si notre rôle
si nous nous risquions
à en avoir un
était sentinelle
regard fixe lanière au menton

femme de chambre
ou cocher
fier de ses chevaux
nous étions toujours
de leur monde

bien qu’eux
pas de doute
ne fussent jamais
du nôtre

Mon père

au club de cricket
venait toujours après
Mr Lee
et toute sa famille
et après
Neil Corker
Eric Staunton
Tony Nunn
et tous les jeunes
en petite casquette
et blazer rayé

il avait perdu son rythme
et perdu sa longueur
et recevait la balle
un pied en avant
peu importe le serveur
il assurait quand même
dans la nuit tombante
et le dernier over

dans les pièces
il jouait toujours le majordome
ou dans les dernières années
l’inspecteur en chef
qui recevait les ordres
du colonel du nobliau
et du médecin de famille
alors que le meurtrier
était toujours
l’un d’eux

mais à l’église
malgré la grande culture
de Miss Blow
et de Mrs Judd
il n’avait que Dieu
au-dessus de lui
et les grands compositeurs
et les règles apprises
dans son enfance
quand il chantait
en professionnel
Morales
Clemens (non Papa)05
Beethoven en ut Majeur06

*
enfant de Londres
il avait emmené
avec lui
à la campagne
tous ceux de Cheyne Walk
et Rotten Row
qui donnaient des ordres à son père
devenus gentlemen
ou spéculateurs en construction
banquiers courtiers
hommes d’affaires ou voleurs

tandis que valets de ferme
ou employés municipaux
s’amenaient tranquilles
et de leurs bras robustes
tenaient bon
deux douzaines d’overs07
et que Major Virtue
toujours en pads à fentes
genre Grace ou Trumper08
pour recevoir en trois
somnolait
derrière le batteur
ou s’agitait dans la même ligne
mon père rattrapait
où ça ne se voit pas
des deux côtés du terrain
encourageant le lanceur

il n’avait pas de chevrons
à ses couleurs
sur son pullover
tricoté main
au point torsade
par ma mère
portait la casquette du club
offerte aux membres
et n’a jamais compris
le mystère des classes

Je ne traversais jamais la rue

les enfants inconnus
et dangereux
de l’autre côté
et ce qui se passait
derrière la rangée de maisons
je ne l’ai jamais découvert

mais sur ma bicyclette
j’escaladais la colline
et au-dessus
je tournais à droite
et passais la grille du domaine

où j’attendais
Celia
une place à Leeds assurée
un gin tonic
comme un trophée
entre les doigts

pour être interrogé
par son père
pardonnez mon ignorance
je vous prie
mais Leeds
c’est Oxford
ou Cambridge

Tout comme nous

ce brave homme
le Dr Johnson
donnait à son domestique noir09
une livrée
ainsi on savait
que l’attaquer
avait peu de chance
de ne pas être
remarqué
juste comme nos Hawks
Meteors
et Vampires10
protègent pachas
princes arabes
et respectables dirigeants
face à la populace
bruyante et vulgaire
qui pourrait les renverser
pour moins que rien
tout comme nous

La Loi et l’Ordre

Günter Podola11
pendu par le cou
jusqu’à ce que mort s’ensuive
à la prison de Wandsworth

et les foules assoiffées de sang
là dehors
en silence
qui voudraient voir

capuchon noir
et sentence
horloge et glas
les signes de l’ordre

toutes les histoires de mon père
sur les rues de Londres
et les assassins célèbres
tournaient à l’aigre

*
les monstres Mau Mau12
façonnés de cauchemars
nos pauvres soldats
qui sauvaient des fermiers isolés

les tortionnaires
c’étaient toujours eux
nos hommes envoyés
pour mettre de l’ordre

proprement les ramener
dans le droit chemin
leur apprendre
la Loi et l’Ordre

et la cagoule
et la chute
que je mesurais
dans l’espoir

que le nœud
soit placé
avec une précision
miséricordieuse

notre Pierrepoint13
champion du monde
des exécutions
indolores

il a fallu des années
pour que ça sorte
comme des secrets
sortis d’un tiroir

comme si le classeur
près du lit de mon père
prouvait qu’il était
un adepte de Crippen14

ou que le sol de la remise
où je jouais au pilote
au chimiste à
l’explorateur darwinien

excavé révélait
une histoire
comme cette maison
à Gloucester15

et que la matraque
pendue derrière la porte
chez grand-maman
héritée de son mari

auxiliaire de police
avant la première
guerre mondiale
avait servi

Reich

mes condisciples de bonne famille
dans les Collèges d’Oxbridge
ont continué à administrer l’empire
quand j’arrivais pour le thé
des domestiques
pour la première fois
noirs
et entendais
comme on les rudoyait
tellement pire
que ceux de chez nous
qui servaient
tout comme ma mère
dans les restaurants
et les magasins

les bouches grossières
de ces tantes anglaises
en Afrique
et même des enfants
donnant des ordres
comme une peste
en pleine figure
comme si rien
d’important
ne s’était produit

pas de problème ici
la vieille énigme
résolue
que serait-il arrivé
aux Anglais
sous Hitler

Post colonial

qu’est-il advenu
de ‘London’
garçon de salle à l’université
qui nettoyait aussi en fait
chez moi

ou de la Bonne
installée
dans un appentis
à côté des résidences
pas plus grand
que la cabane
où je jouais
à combattre Hitler

six livres par mois
et la nourriture des boys
et tant de repas de gruau
– j’en gagnais environ cent –
avec son tout jeune enfant
sur les épaules
à surveiller les miens

nous leur avons donné
tout ce qui est arrivé
à Mugabe

*
qu’est-il advenu
de ‘Moses’
à Freetown
qui venait tous les jours
de neuf à six
et était déçu
de ne pas m’appeler
maître
ni servir à table
en grand uniforme

et la vendeuse de cacahuètes
qui louchait
à peine douze ans
à qui je donnais une pièce
chaque fois que je parquais l’auto

nous leur avons laissé
Rio Tinto
et notre amour des diamants

Monsieur

bien qu’à la maison
ce fût beaucoup mieux
j’étais encore
‘Monsieur le Professeur’
jusque dans les années quatre-vingt-dix
dîner
à la Table Haute
et d’autres
prenant les commandes
comme c’était naïf
de croire
que Thatcher n’avait détruit
que les mineurs
elle avait ouvert
la porte de derrière
ajouté
des trafiquants douteux
des courtiers criards
à la racaille de toujours
et ils se sont fort bien
entendus

nous laissant
à nous contempler
le nombril

Rentrer chez soi

oh vertes campagnes
et cottages
anglais
allées envahies
de carotte sauvage

où roses trémières
et pieds d’alouette
et bordures brodées
le long des pavés irréguliers
sur la carte
envoyée de Barrow
et accueillie
par les ‘Manchesters’
dans la boue des tranchées
de 1916
photographié
bras en écharpe
près de la grille du cottage

souriant

‘No Place
Like Home’

La grand’rue

où le chiffonnier
avec bidet et charrette chargée
agitait sa cloche
où ma mère
versait du thé
aux Yankees
arrêtés
sur Portsmouth Road
en convois
ils me jetaient
de petites boites de bonbons
au passage

Récupération

je me tenais à côté
de la ‘récupération’
cinq sacs
suspendus
comme cinq grâces
pour redistribuer
la richesse du pays
fadaises
pour les banquiers
pâte à papier
pour la presse
vieux fer
pour l’armement
vieux vêtements
pour se couvrir
et pour le reste
des os
pour notre colle
sociale

Le Nord

Nous ne dépassions jamais
Watford
et quand nous y arrivions
nous étions effrayés
un peu
et soulagés
de le trouver
presque normal

le Nord
quand nous en parlions
c’était Waltham Abbey
où mon arrière grand père
sculpta de nouveaux bancs
et fit ce miroir
dans le vieux bois
qu’il choisit
comme payement

notre famille
dans des fermes
qui leur appartenaient
autour de Northampton
était une espèce bizarre
ne connaissant pas les raids aériens
protestants
qui avaient leurs problèmes

cousine Phyllis
dans le Grail
que j’entendais
grille de prison
tante Lou aux cartes
à Monte Carlo

et le souffle
venant de l’arrière-cuisine
un lièvre mort disaient-ils
ou la mort par poison
dans la salle de bain
juste à côté

l’escalier de derrière
qui grinçait toute la nuit
l’obscurité
à l’intérieur
comme à l’extérieur
prouvait que c’était la campagne

et au plus loin au nord
que nous nous risquions
les gaz d’échappement
s’élevaient derrière nous
comme les gestes d’adieux
au départ d’un paquebot

voguant vers un endroit
où se réfugier
dans notre cas
deux heures plus tard
chez nous

Remise des diplômes

Mes parents
venus pour
la remise des diplômes
le mien
trouvaient Leeds
une ville crasseuse
les gens corrects
tout compte fait
et même sympathiques

la ville les faisait se sentir
encore plus déplacés
que chez eux
où ils étaient à peine
normaux
mais avaient leur place
et conservaient
leurs souvenirs
de Londres

comme une fanfare
une fois passée
dont le bruit
ne peut quitter
les rues animées
qu’elle a traversées

dont le pas cadencé
ne serait jamais
en désaccord
avec le vôtre
même si partout
c’était le silence

Classes

en fait
c’est comme une sonnerie
ringarde dans
une maison vide
qui teste
le genre de personne
qui va répondre
et les Anglais
souvent
ont cette sonnerie
dans l’oreille
peu importe s’ils
n’écoutent pas

la classe
c’est comme un
courant d’air
qui va vous
soulever
tout doucement
parfois
ou brutalement
en garder d’autres
en bas

*
la classe c’est un jeu
où les lettres
se réarrangent
pour former une phrase
qui vous apprend
où vous êtes exactement

et vous vous acharnez
tous les soirs
à arranger les lettres
en vous demandant
si avec ce que vous avez
reçu il n’est pas possible
de former au moins
un mot

*
et classe bien sûr
c’est un autre mot
pour l’arsenal
scolaire
le râtelier à fusils
du fermier
le chien du pauvre
flic

Qui possède

Purcell
qui possède Byrd
qui possède
le plafond
de la Chapelle de King’s College
le toit en blochet
de Westminster Hall
le vieux chêne impossible
de Winchester –
la nation

qui possède la nation

Cobham

comment ai-je pu
pendant des années
me sentir si honteux
d’être né à Cobham
Surrey
trouvant toujours
que les gens d’emblée
me trouvaient sympa
ou pas
sur de fausses hypothèses

seulement dans la soixantaine
le trajet vers l’école
sur mon vélo flambant neuf
– le prix de la bourse –
s’est transformé
d’un terrain golf
refuge pour les Beatles
et espace
impossiblement
enclos
en ce lieu où Winstanley
et ses Bêcheux16
‘True Levellers’
comme ils s’appelaient
ont décrété
l’égalité
pour tous

quelle plaque
marque cet endroit
‘Ici a vécu
Ringo Starr’
‘Soldat
de St George’
ou ‘Ici
avant tant d’autres
et presque tous
a été proclamé
en Angleterre
le droit
d’être humain’

j’y ai vécu
vingt ans
y suis allé à l’école
dans un rayon de cinq milles
et personne
n’a pensé que cela valait
d’être mentionné

Newcastle

John Lilburne17
‘Niveleur’ disait-on
lui préférait
porte-parole
‘Agitateur’

étudia à Newcastle
‘Royal Free Grammar School’
fut traîné par les mains
attachées à une charrette
jusqu’à Westminster
mis au pilori
bâillonné
persista
sa vie durant
à réclamer
des ‘droits égaux
pour tout humain’

Un bon nombre

La Royal Grammar School
de Newcastle
est fière
en ses propres termes18
que des jeunes gens
de toute condition
bénéficient
des possibilités
offertes
par son enseignement

aux dernières nouvelles
cent d’entre eux
reçoivent une aide
‘un bon nombre’
comme ils disent

les autres
peuvent acheter
ce qu’ils offrent
pour vingt livres
par jour

Clôture

installé
pour une fois
ou seulement pour un jour
ou deux
à Worcester
après Corpus Christi
juste l’année d’avant
et Magdalen
de l’intérieur

connaissant pareille splendeur
en visiteur
honoré
je demandai
à la femme de ménage
quel effet cela faisait
de vivre
dans tant
de beauté

j’en viens
répondit-elle
mais c’est presque tout
fermé

Le glaneur

John Clare
précurseur
resta de la campagne
sans son étiquette
poète paysan
pas très utile

mais là où ses oiseaux
trouvaient refuge
dans les haies

du Northamptonshire
d’immenses
moissonneuses-batteuses
aspirent

jusqu’au dernier
grain
du glaneur

Les poètes anglais

Le cockney Keats
célèbre pour sa consomption
et son goût atroce
selon les journaux

pas vraiment à la hauteur
de Shelley
qui l’a remis
à sa place

ou de Byron
qui faisait savoir
que Wordsworth
c’était la honte

au moins lui
avait enduré
Cambridge
parmi le ‘bavardage

de freluquets’
écrivait-il –
mais Keats
qui étudia la médecine

d’après nos critères
guère classe ouvrière
lisait Homère
en traduction

Virgile
par lui-même
éduqué
comme la mère

de Shakespeare –
un talent à laisser
aux femmes de l’avis
du père du dramaturge

à lui l’art plus noble
de vendre
des gants
aux plus hauts placés

Travail

Ma tante était
modiste ses chapeaux
d’une telle perfection
que Cecil B. de Mille
ou un autre de la même eau
l’invita à aller
de Londres
à Hollywood
sa mère
s’y opposa
à la place
elle travailla plus tard
chez Batey’s
fournisseurs
de ginger beer
et limonades
pour la haute

mon autre tante
on l’aurait appelée
comptable
si elle avait été un homme
elle équilibrait les comptes
pour toute L’Association
comme Pierre
avec sa balance

c’était Londres
et pour ma mère
de l’autre côté de la rue
chez Fortnums
il y eut des années
de formation
à comment au mieux
servir les riches
sans les froisser

et leur jeune frère
premier jour comme employé
rentra à la maison
la mère scandalisée –
‘tes mains
sont sales
aucun de mes fils
ne fait travail pareil’
il n’y est pas retourné
le lendemain

Piscine

nous avions une piscine
derrière le pavillon de l’école
où ceux qui s’étaient distingués
pouvaient aller plonger
par les jours de canicule
notre privilège
nous balader librement
côte à côte
comme dans un domaine
privé
où il faisait frais

nous prouvions
que nous étions
au dessus de tout ça
à rien d’autre
que le bruit
de nos brasses
jusqu’à ce qu’un
ennui
se creuse
nous submerge

et que nous sortions
sur le bord
et nous tenions là
comme un chien mouillé
sur la rive
cherchant quelqu’un
mais pas une âme en vue

Service militaire

les plus âgés
dans la famille
comme mon frère
ont découvert
comment nos pères
s’entraînaient au combat

cheveux rasés
visage tanné
par l’hiver
marchant
aux ordres

je les voyais défiler
dans l’Essex
sur quelque chose comme
des instructions de danse

voyelles
malmenées
ni mots ni syntaxe
juste une sorte
d’aboiement
ponctué

The Lit and Phil19

combien de Jacobins
aujourd’hui
s’en vont par Westgate Road

ils ont vendu l’ouvrier
socialiste
en aval

et des professeurs âgés
résistent encore à la marée
de mérule

plâtre écaillé
étagères affaissées
là où leurs prédécesseurs

aussi la plupart bourgeois
votèrent la révolution
contre leur roi

Geordies
des années dix-sept cent
soixante

non moins que
ceux aujourd’hui
qui donnent leur vie

pour sauver l’empire
des pères de leurs pères
à combien de milles de distance
*
Yeats demandait
‘qui hantait
la Grand Poste’20
et répondait
aussitôt
‘Cuchulaínn’

oh c’est facile ici
où Stephenson
allumait sa lanterne magique21

pas besoin
de chasser le fantôme
jour après jour

il suffit d’aller à Easington
de rechercher tous ceux
qui ont dû partir22

Thomas Bewick23

juste en aval sur la Tyne
Ovingham
son cimetière
Cherryburn
sa maison natale
notre Rembrandt
des fleuves traversés
sur des échasses
saut à la perche
presque raté
blagues de gamins
singes
au miroir
tout le monde
en train de pisser

défenseur
du vieux canasson
du chat à moitié étranglé
du chien maltraité
et du berger transi
ami du vagabond
vétéran
qui a perdu une jambe
de retour des guerres

il savait
qu’un cheval pouvait
aussi aisément
balancer son cavalier
dans la rivière
qu’attendre
un maître ivre
mais lui avait fait
enfoncer ses sabots
juste sous la potence
refusant de tirer
le tombereau

Le Duc

où la Mer du Nord
éclabousse les galets
entassés pour l’hiver
où l’eider à duvet
tel du soufre lent
rase l’eau calme

une vue parfaite
de la mer derrière elle
elle est assise contre
le mur
dans la panique
le chateau par ici
a encore des personnages de Kafka
son mari
jardinier
mort
leur cottage
ils en avaient besoin
elle a été déplacée
plus facilement
que les meubles

là où aucun bruit de la mer
ne pouvait emplir l’espace
épargné
par l’épine noire de la ville
les jardins du chateau
et les dernières nouvelles
des saisons

L’Embankment

Turner
dans son petit bateau
avec du rhum
et un rameur
le dos tourné à Londres
passa ses dernières années
à Chelsea Reach

on y a construit
la maison de l’espion
à la splendeur ostentatoire
où Carlyle se débattait
avec la révolution
– française –
où les millionnaires
texans
peuvent à nouveau
contempler
satisfaits
de leur perron vert
un bout de jardin
protégé
la maison de Thomas More
qui trouva l’Utopie
ici
avant
un peu plus loin
le bourreau
+
le trafic rugit
ses adieux émus
à Londres
par delà une cour de récréation
grillagée plus haut
qu’une cour de prison

sur le quai du fleuve
où la jeune Irlandaise
ruinée de Sickert
se terrait
comme des centaines d’autres
essayant de se décider

et maintenant à marée basse
la boue
où mes ancêtres
pouvaient librement chercher
quelque objet
abandonné

les mouettes impriment
leurs motifs
d’empreintes rayées
bien connues
des uniformes
portés par les forçats

Dans le noir

où le ciel de la nuit
n’était pas ciel
et le nuage pas nuage
mais fumée
de cigarettes
aspirées à fond
couvrant les premières
rangées du stade
où nous entendions
la plainte
d’abord
mise en garde
puis grondement étouffé
de rame de métro
entrant en gare
quand la foule
reprenait
le rugissement
que des mots isolés
se détachaient
comme des noms
et des visages
et la photo
flashait
l’arrivée
et des chiffons
étaient jetés
au premier
chien
des parieurs
comparaient
leurs résultats
une main serrant
leur Bovril
l’autre
l’œuvre d’art des bookies
hardiment illustrée
d’un nom exotique
et d’un numéro
désormais
sans valeur
sauf pour des gosses
comme moi
qui avec leur père
apprenaient le plaisir
de la foule
le brouillard de la nuit
et le brillant
et fugitif
répit
de titiller
la chance

Courses

Sandown
Kempton
Goodwood
et Prince Monolulu24
comme une estampe
du Douanier Rousseau
coiffe en plumes d’autruche
gilet magique
culotte orientale
suggérant le gagnant
‘j’ai un cheval
j’ai un cheval’

Stamford Bridge
où ils me soulevaient
sur leurs épaules
comme d’autres
trop petits
ou me faisaient passer
de l’autre côté de la clôture
pour m’installer
parmi des rangées de transat
sous la toile cirée
qui aurait du couvrir
les jambes d’un invalide de guerre

Bleus

j’étais bleu pour Oxford
mon frère bleu
pour Cambridge25
comme s’ils entendaient
nos clameurs
même d’à côté
de Putney Bridge

les logements sociaux
où le déversoir
puait
refoulait
le souffle
de tout ce qui
ne servait plus

les escaliers en pierre
il fallait les monter
dix volées
peu importe si
les jambes
protestaient
ou étaient vieilles
+
ma rose était rouge
celle de mon frère blanche
Plantagenet
et Yorkshire
CCC26
la mienne rouge
Lancaster
autant que Washbrook
notre lignée
un bombardier
au long cours
une histoire de célébrités
achetées avec des cigarettes
Richard le Bossu
Henry Tudor
et les Edouard
tous les mêmes
+
nous étions des cavaliers
pas des têtes rondes27
Chelsea pas Arsenal28
Churchill contre Attlee29
nos circonscriptions
toutes de couleur
bleue

combien plus colorée
une cause
pour laquelle mourir
même du mauvais côté
des grilles
toujours du bon côté
de la rue

Clapham Junction

où le nord
était toujours là
tout prêt
en attente
mais invisible
une seule couleur
moutarde Colemann
seule distraction
peint sur une façade
un cube Oxo

la brique grise
en manque de peinture
argentée shrapnel
brûlée
sur les bords

fenêtres impossibles
cassées noircies
bien pires que tout
ce qu’ils imaginaient
en disant le nord

et tout ceci
invisible
de la fenêtre
de leur wagon
en route pour Londres

où se poser
pour la journée
à Mansion House
au Strand
Cornhill Holborn

toutes les rues
chas de l’aiguille
où les riches passaient
plus facilement qu’un chameau30

Les églises de Wren

Je les aimais –
dépouillées
chêne massif noirci
qui garde la réflexion
pour soi

faites pour être vues
en toute discrétion
pour enseigner
ce qu’est la perspective

et si le grand orgue
faisait tonner ses tuyaux
et que la coupole répétait
dans le creux du plafond
en contre-point

vous compreniez
que dieu avait été
sorti de sa machine
converti en proportion
équilibre, échelle

que la mesure prenait le relais
angle et levier
structure profondeur poids
comme les phrases
de Pope

répètent développent varient
suspendent étendent
s’opposent
retournent et réaffirment
puis concluent

*
et au coin de la rue
comme le craignait le poète31
le papier monnaie
circulait
si peu matériel

bien avant le premier
ordinateur
toute la richesse du monde
est passée par ici
comme farine en un entonnoir

emballée entreposée
expédiée au delà des mers
puis renvoyée
multipliée
par millions

les Amérindiens
les captifs de la Gold Coast
quelques nobles sauvages
là près de Tahiti
en ont payé le prix

on l’entend presque
en tendant l’oreille
qui circule dans
le dôme de St Paul
en un murmure

La surprise

Haydn
montait jouer
en haut d’escaliers sombres
près de Covent Garden
un petit salon
et une foule
d’amis
bouchers
maîtres de musique

une surprise
en Europe
habituée à des hordes
de nobliaux
somnolant du début
à la fin
jusqu’à ce qu’il les éveille
de son fameux
Paukenschlag

aujourd’hui
l’Albert Hall
comme un colisée
romain
entasse
de pareilles foules
d’intellectuels en voyage
de banquiers
au rabais
d’amateurs en tout genre
et d’amoureux
jusqu’à ce qu’ils doivent
céder la place
à des drapeaux
déployés
des visages rougeauds
pas doués pour le silence
sauf s’ils en reçoivent l’ordre
pour deux minutes
en novembre

mais explosant
pour les gars de la Marine
orchestrés par
Henry Wood32
et l’instant solennel
du triste Elgar
Orgueil Pompe
Circonstance
et Guerre

Albert Dock

chamarrés
comme une pochette
de sergeant pepper33
la ziggourat
irako-aztèque
le Fort Rouge
ramené
en miniature
d’Agra
une sorte de dome de St-Pierre
avec une touche Tudor
et le Liver Building
un classique Walt Disney
mais ce n’est pas sa faute

un amour dingue
pour le côté
fouilli
trucs ramenés à la maison
étalés
comme dans un B&B
sur le buffet de famille
deux agneaux
et des castagnettes

une esthétique
parfaite
pour les Anglais
comme le goût
des bonbons à la réglisse
les couleurs acides
trop sucrés
un assortiment limité
tous avec des lanières de cuir
qui tiennent tout ensemble
à peine remarquées
juste comme le commerce
perdu
noté ici
pour que nous n’oublions pas
dans le nouveau musée
qui reconnaît
enfin
l’esclavage

Douvres

les fanions en plastique
collés au mur
comme des feuilles mouillées
fixées là
par le vent la pluie
proclame
que c’est la Saint George34

en petite toque de
boucher et enrubannés
de drapeaux anglais
ils criaient haro
par les rues
surtout
à Douvres

où Gloster
ne fut pas aveuglé
par les blanches falaises
et le Roi Lear
attendait l’aide
de sa fille
et des Français

et les collectionneurs
de perce-pierres
s’accrochaient
comme ils pouvaient
à ce que les panneaux appellent
les falaises
de Shakespeare

*
et au Eight Bells
comme le lunch du dimanche
dérive à nouveau
vers le soir
ils disent bonjour à maman
sur le portable
la meilleure maman du monde

pas encore tout à fait givrés
mais bientôt
comme les hommes
qui geignent
au bar à expliquer
que c’était pas
ce qu’ils voulaient dire

rien de personnel
et la High Street
Oxfam Save the
Children Mind
The Heart Foundation
RSPCA35
rappellent qu’ici
c’est l’Angleterre

et les pensions palissadées
où jadis Wordsworth
attendait transi d’amour36
où Matthew Arnold
venait écouter
le lent grondement
du ressac

sur les galets quittant la rive
pour y être ramenés
à la marée suivante37
où les sillons des vagues
offrent peu de réconfort
dépassant tout
ce qui passe

et la mouette
plonge
dans les déchets
s’élève
telle un phénix lourdaud
ajuste ses ailes
et s’ébroue

lance
le même cri perçant
que les noces
pour la mariée
et le marié
pour l’Angleterre
et Saint George

tapageurs
sentimentaux
et comme l’a remarqué
tout visiteur
depuis l’époque
de Shakespeare
portés sur la bagarre

Champs élyséens38

tous les pauvres de Benwell
changèrent
de forme
et de couleur
en une nuit

les feux aux carrefours
laissèrent passer
la rutilence
de saris
de shalwar kameez

des magasins abandonnés
envoyèrent
des messages triviaux
d’ici à tous les coins
d’un empire bien disparu

Jimmy le boucher
préparait des têtes de porc
pour les festivités philippines
accommodait des pieds de porc
pour les Angolais

toute la journée son employé
découpait assez de basses-côtes
pour construire en miniature
un nouveau chemin de fer
du Pacifique

Friture Halal
Cuisine de la Mama
Fou de Pizza
Vieux Teheran
comme les Fauves en France
apportèrent la couleur

et les pauvres aux joues pâles
illuminés de sourires
comme on n’avait pas vu
depuis que les Tommies
étaient rentrés au pays

ce n’était pas un rêve
juste un coup d’œil
sur un matin ensoleillé
où la Maison des Infirmières
devenait un nouvel Asile

et où les professeurs de langues
après des aprés-midis à expliquer
termes juridiques
arrêts des tribunaux
interdictions

regardaient par
des fenêtres aux rideaux en filet
bien au-delà de l’épuisement
un petit commonwealth
de possibilités

sans savoir
où il allait
ni s’il aurait le temps
de rester


Le dernier élève de Rembrandt

Né à Dordrecht en 1645, formé dans l’atelier de Rembrandt pendant six ans jusqu’à la mort du maître en 1667, Arent ou Aert de Gelder est communément appelé ‘le dernier élève de Rembrandt’, en effet jusqu’à sa mort en 1727 de Gelder continua à peindre dans le style qu’il avait appris de Rembrandt. Sa manière est plus limitée, plus douce, plus modeste que celle de son maître, avec des perspectives plus courtes, des bâtiments moins grandioses et des trios de personnages plus proches du spectateur. Il y a une réserve et une tendresse si constantes qu’elles ne semblent pas déterminées par l’humeur, mais sont constitutives de sa façon de voir les choses. Ses personnages sont généralement occupés à quelque chose qui les dépasse, ils essayent de se ressaisir ou de comprendre. Quand des anges arrivent, quelqu’un dort généralement profondément.

Dans ces poèmes, j’ai tenté de saisir cette tournure d’esprit, cette façon de voir. ‘Une galerie de poèmes’ a son origine dans ma réaction à l’un ou l’autre de ses tableaux. ‘Une question de lumière et d’ombre’ commence comme un dialogue, une série de couples et d’oppositions, de voix et de contre-voix, pour dérouler une conversation. J’ai été sélectif, choisissant mes points forts, écrivant à partir de mon époque et de mon point de vue, rendant ses thèmes séculiers, mais j’ai essayé de rester fidèle à ce que j’imagine être l’esprit de son art avec la fidélité non du traducteur mais de l’ami admiratif.

L’artiste en Joseph

Second père
de cette incertaine histoire
que Dieu a faite
lui donnant légitimité
et un visage humain

Galerie de poèmes pour Aert de Gelder (1645-1727)
Salle 1
‘Le festin de Balthasar’

il vacille
vers la table
comme un vulgaire ivrogne
quoiqu’avec plus de retenue
que d’habitude

un bon somme
est nécessaire
n’importe quoi
à ce moment
avant les mots
sur le mur

vous voyez
l’histoire
commence toujours
un peu plus tard

et ce qui se passe
ici
pourrait toujours
être autre chose39

‘Esther’

ce qu’elle voit
nous le voyons
dans ses doigts
étendus
juste au-dessus
de la table

main droite
comme à l’instant
soulevée
de quelque travail
achevé

main gauche
pas vraiment explicite
mais les doigts à un angle
qui accueille
tous les doutes

‘Vertumnus et Pomona’
Aert de Gelder : Vertumne et Pomone © Musée national de Prague

il n’y a qu’une vérité
et la vieille femme
la dit
démontre
avec tant de prévenance
ses conséquences
dans sa main ridée
au-dessus d’un si beau
bras

la jeune femme
dans le halo d’un chapeau
de rubans bleus
cadre suffisant
à son visage
pensif
se sent bien
dans sa peau

la vieille femme
c’est Vertumnus
garçon déguisé
par magie
plaidant sa propre cause

elle c’est Pomona
la fécondité
équilibrant légèrement
une pomme
entre ses doigts
juste au-dessus des genoux

regardant vers
une autre histoire
où la vieille femme
n’aura aucun rôle

‘Lot et une de ses filles’

il est déjà trop loin
il peut à peine atteindre
le baiser qu’elle lui offre

sa main gauche tripote
comme un violoneux ivre
sa lèvre et son menton

son bras droit
arrondit vers elle
son gobelet son archet

guidé par ses doigts
renversant le vin
sur ses genoux

ce solo
d’amour de soi
est presque fini

chaque note qu’il joue
elle l’a écrite

‘Deux portraits’

mieux vaut faire
les portraits par deux
même pas Dalila
ni Judith
avec sa tête en marque déposée
ni la femme
aux longs cheveux
qui lava et essuya
des pieds

des portraits par deux
avec le mur nu
entre eux
que chacun peut emplir
s’il le souhaite
du passage
de son regard

Salle 2
‘Le studio de l’artiste’

poudroiement constant
de lumière
et quelqu’un
presque invisible
mélangeant des pigments

un endroit où rester assis
tous deux en silence

l’un
montrant
ce que l’autre
essaye de voir

avec couteau palette
doigts
et pinceau

‘Homère dicte ses poèmes’

les jeunes
à leur pupitre
se penchent si bas
sur leur papier
qu’ils vont
se ruiner la vue

ce qu’il chante
si ténu et si ancien
dans sa cathèdre
qu’ils le transcriront
à la lettre
s’ils ont la patience
la force dans les doigts
et la capacité
d’entendre

longtemps après
qu’il ait glissé
dans le silence
ils continuent
à écrire

‘Portrait de l’artiste en Zeuxis’
Aert de Gelder : Portrait de l’artiste en Zeuxis © Musée Städel

c’est toujours la même histoire
la femme avec une pomme
qui regarde gentiment
et est vieille

lui
aspirant à la célébrité
prêt s’il le faut
à avaler une camera

le tableau
qu’il a fait d’elle
est derrière son épaule
bien droit

lui nous dit-on
meurt de rire
quoiqu’à l’évidence
pas encore

‘Dr Faustus’

son dernier tour
flambée de lumière
l’alarme lui-même
par sa réussite

d’autres
dans l’ombre
derrière lui
semblent moins impressionnés

plus à l’aise
peut-être
en forgeron
ou en carrier

au moins
il est un pas
plus loin
de son idée fixe

mi courbé
mi hésitant
le regard
prudent

il doit admettre
qu’il peut y avoir là
bien plus
qu’il n’y paraît

‘Le rêve de Jacob’

un ange solitaire
plus grand que nature
et trop éloigné
pour bien le voir
est déjà
sur l’échelon du haut

comme un voyageur fatigué
étendu de tout son long
ou un quelconque
ivrogne
il s’adosse à un talus

il est chez lui ici
les yeux fermés
même pas curieux
de savoir
si l’ange
arrive
ou s’en va

Salle 3
‘Repos pendant la fuite en Egypte’

attiré en avant
par le désir
de le faire rire
il se penche
sur le petit

l’enfant
tend les mains
pour prendre deux brassées
du sourire
qu’il apporte

reflétant
en miniature
ce qui maintenant
est seulement possible
dans ce bref répit
de la fuite

‘La circoncision’
Aert de Gelder, La circoncision du Christ © Musée d’histoire de l’art de Vienne

une tente de lumière
un grand prêtre
au visage bienveillant
travaillant
soigneusement

l’homme
avec un pigeon
pour distraire
le petit
s’est éloigné

il faut du temps
pour voir la femme
agenouillée
main sur le visage
ne supportant pas de regarder

‘Le cantique de Siméon’

comme le soleil
se reflétant
sur l’eau

comme la chaleur
que respire
le mur

son visage
simple miroir
incliné pour briser la chute de la lumière

protège
en réflexion
le sommeil de ce petit

‘Portrait de Herman Boerhaave et sa famille’

érudit docteur
ami de l’artiste
père à un âge avancé
un peu timide
pensif devant pareilles bénédictions
et pas habitué à
révéler autant de lui-même

sa fille
ne le quitte pas du regard
une main sur la sienne
une main encerclée
par celle de sa mère
comme un secret précieux
quoique depuis longtemps
révélé

la mère
regarde dans sa direction
le bras à moitié soulevé
les doigts écartés
comme pour commencer une phrase
qu’elle n’a pas trouvé nécessaire
de dire

‘Portrait de Hendrik Noteman : sculpteur’

il ne voudrait pas
être au centre
de la scène

un peu sur le côté
en observation
c’est simplement
naturel
dans son cas

maillet et ciseau
ses mains
qui savent si bien
leur poids
l’équilibre du coude
sont en évidence

et tout ce que
ses yeux absorbent
posément
sans faux-semblant
ses mains le livreront

Salle 4
Cinq scènes

1
le nombre
et leurs armes
leur agitation
pour un homme
sans arme
font de ceci
une arrestation
si familière

2
à côté de l’homme
aux mains liées
deux gardes de grande taille
font l’important
comme s’il y avait
un risque
qu’il tente
de s’échapper

3
un homme assis
ne se souciant même pas de regarder
son voisin casqué
vérifiant hauteur
et longueur de la corde
le prisonnier à moitié nu
ne les intéresse pas
ils font leur boulot

4
la foule
sera responsable
même les enfants
emmenés pour le spectacle

un homme en uniforme
attend les ordres

quand bientôt il y aura mouvement
si l’on voulait comprendre
un sentiment désespéré
de n’avoir pu arrêter ceci
se sera installé

5
comme c’est lourd
un corps mort
trois ou quatre aides
soutiennent son poids
dans une longueur de toile solide
le déposent

et avec tant de soin
qu’on penserait
à leur sollicitude
qu’il n’est pas mort

‘La première pierre’

ils affirment
leur bon droit
pas de doute
une question
d’ordre public

et la question
qui lance le premier

Une question de lumière et d’ombre
Une entrée

généralement
les gens se déplacent en oblique

continuant
leur longue conversation

ou fixent
un pas ou deux devant eux

ce à quoi conduit tout ceci
est dans l’ombre

derrière des rideaux
qu’on a ouverts

et il n’y a pas de doute
ceci est une entrée

Un synode de pasteurs

est-ce que Saint Pierre
tel un maître d’école
posté à l’intérieur des grilles
renvoie
chez le coiffeur
tous ceux
aux cheveux mal peignés

est-ce que l’archange
aux traits
des plus sévères
examine l’état
de leurs ongles

on croirait
tous les chœurs des anges
alignés
pour contrôler la perfection
de la coupe
de leur barbe
bien soignée

ils pourraient se lever
et chanter
même en chemise de nuit
souillée
si seulement ils lachaient
prise

Un dilemme

vaut-il mieux
être invisible
perdre forme
se dissoudre en ombre

vaut-il mieux
s’avancer
comme un messager
et dire ce qu’on a à dire

permettre
à ce qu’il y a de lumière
de vous
traverser

espérer qu’elle tombera
sur qui
l’attend le moins
et en a le plus besoin

Les encaisseurs de dettes

se parlent entre eux
de sommes
qu’ils ont réunies

ont plus d’un tour
vont à l’aveuglette
parlent dans leur cravate

l’un peigne les poils
sur le dessus
de ses doigts

un autre se nettoie
les oreilles
avec une épingle

ils grandissent
en cachette
comme des sarcoptes

ils peuvent ronger du plomb
ou pris au piège
faire le mort

au comble du bonheur
quand ils imaginant
les visages
qui s’assombrissent

la fureur inutile
à la lecture
de leurs astreintes

Expressions du visage

si vous rassembliez
l’ensemble
des expressions
du visage humain
en un seul livre
on l’appellerait
Apocrypha

car chaque pli
du front
nuage dans le regard
arrondi du menton
bord des cheveux
dit ce qu’il dit
sans que des mots
soient nécessaires

un art
du non dit
même quand il est
parfois
avec tant de force
et de précision
articulé

Au milieu des choses

une main tendue
ou un poing
fermé

une silhouette à la porte
qui entre
ou bloque
la lumière
extérieure

plancher et plafond
empoussiérés
d’ombres allongées

ou chaque petite chose
dorée
de lumière

la fenêtre est ouverte
personne n’a besoin
pour le moment
de regarder dehors

ils sont tous
courbés
à essayer de trouver
leur place
dans un livre

A l’école des tailleurs de pierre

le battement de marteaux
est si irrégulier
comme une compagnie
rompant le pas
pour passer sur
un nouveau pont

comme un chœur
d’horloges sur pied
sonnant l’heure
de chacun
de nous

et nous ne pouvons entendre
laquelle
même quand elle s’arrête
est la nôtre

Cinq femmes

Elle s’appuie
sur sa canne
lourdement
ses gants de cuir noir
serrent aux articulations

Elle est grande
dans le cone de son long manteau noir
une espèce nouvelle de feuillage
pour l’hiver

Elle
même ici
cueille ses mots
comme des plantes rares
là où les autres
ne trouvent que roc

Elle est prête
à élever la voix
bien que si souvent silencieuse
pour s’assurer
que même les feuilles mortes
comprendraient
si elles en étaient capables

et elle
est penchée en avant
pour laisser le moins d’angles possible
par où pourrait s’introduire
le chagrin

Une Trinité

ni un trou
perçant les cieux
ni le ciel entier
son cercle complet ouvert à l’œil

mais au-delà des nuages
au-delà du bleu
au-delà de la géographie
de la nuit

pas une chose
hêtre
canopée de saule
saison
ou pluie

mais la terre
ses créatures
et comment former
le puzzle
à partir de notre unique pièce

invisible
peut-être
impossible à dépasser
à lire
sur des pierres tombales

nos ancêtres
eux tous
et tout ce qu’ils ont fait
ou laissé
en nous

Une visite aux vieux et aux malades

elle est toute or
et cymbales
sauf le mouchoir
rouge qu’elle serre
sur sa poitrine

il est déjà
neige
sur les draps

l’angle de son visage
qui était gentillesse
semble désormais
absence de force

entre sa lumière à elle
et son ombre à lui
deux immobilités

la femme bride
pour l’instant
sa force physique

l’homme
est arrivé ailleurs
s’y repose

les bras
pas tout à fait étendus
mais soutenus par des oreillers

chaque main
séparée
à tenir ou soulever

plus capable
d’étreindre

Une question de lumière et d’ombre

tout est question de lumière et d’ombre
où la lumière tombe
où l’ombre s’accroche
et jusqu’où
et vers qui

et combien pénétrable
même l’éclat le plus brillant
rend l’ombre alentour

et combien
l’ombre peut
non pas aider
mais céder

parfois
même la moindre lueur
la couleur la plus infime
même fanée
c’est tout ce qui importe

mais parfois
il y a la plus éblouissante
des lumières
et le noir absolu

Les morts paisibles

ils sont bordés
dans de plus fines
robes de nuit
que jamais
ils n’auraient choisies

dans des bateaux
en planches
trop étroits
pour jamais
voguer

leur poids
désormais
est un poids mort
leur visage
fermé

pour qui connaît
les morts
les détails révélateurs
doivent révéler
toujours la même histoire

pour ceux qui connaissaient
leurs habitudes
l’apparence même
de cette statue humaine
prouve qu’ils sont partis

ils ont disparu
absorbés dans l’éther
envolés
seule certitude
ils ne sont pas ici

Une question d’échelle

pas d’équilibre
mais de proportion

grand
ou petit

tout ce qui est
tient dans le creux
d’un doigt

tout ce qui se passe
pas plus que poussière
au bord de la route

si grands nos visages
vus dans les miroirs
si petits
quand nous partons

pas besoin d’ajuster
l’échelle
elle se forme autour
il suffit de regarder

et savoir
si vous pouvez
combien de temps
le regard se pose

et quand
se détourner

Ce qui importe

si vous croyez comprendre
ce qui est important
retournez
au moment
avant le début

vous ne saurez pas
d’où ça venait
ni comment
ni ce qui
exactement
l’a provoqué

vous saurez
qu’auparavant
ce n’était pas là
qu’auparavant
tout
paraissait en ordre

l’échelle du changement
maintenant
vous devez la calculer
et ce qui importe
avant
que quoi qu’il arrive
puisse se produire

Un aperçu des cieux

deux serrures seulement
les clefs
dans un coffre-fort

mais il vous faut d’abord
demander à un étranger
puis attendre

qu’un autre étranger
se présente
avec des exigences impossibles

ce n’est pas
le sphinx
vous n’avez pas à répondre

ils partageront un rire peut-être
ou sérieusement
voudront aider

vous devrez revenir
quand tout le monde
sera parti

décider alors
d’attendre
encore

il ne faut que
de la persévérance
et peut-être la volonté de dieu

et ce que vous verrez
de vos propre yeux
vous pouvez le dire aux autres

bien que ce que vous avez vu
ne serait visible
sous aucun autre éclairage

vous pouvez leur dire
comment vous l’avez trouvé
comment la demeure

s’est ouverte
porte après porte
et vous avez vu

et le guide a attendu
patiemment
sans vous embarrasser
pendant que vous pleuriez

Au lieu de guérison

personne ne sait
ce qui se passe

surtout pas ceux
qui sont encore debout

si une main fait le geste
de montrer, explicative,

la personne à côté
bras croisés dans le doute

ce qui pourrait être arrière-plan ou myopie
est cafouillage

pas un de nous qui semble capable
de se remettre debout

mais nous tirons quand même
de toutes nos forces

les mains autour de la taille
de celui devant nous

dans l’espoir d’en redresser
au moins un


un poème pour dire merci
nous devons assumer
nos dettes
comme ceux qui apprennent
remercient
leur maître
comme je dois

non des remerciements
pour un refuge
non des remerciements
si consciemment
exprimés
tout à vous
tellement plus grand

mais non le silence
là où le silence
prend en charge
les questions sans réponse
et les dissout
dans un repos béat

mieux vaut essayer de toucher
en passant
comme un sourire
montre que l’on reconnait
ou des yeux baissés
en disent tout autant
et si vous devez
en dire davantage
excusez-vous


Notes
  1. Nous sommes au début des années 1950, quand le Shah (Mohammad Reza Palhavi) évince Mossadegh en Iran (1953) et le roi Farouk d’Égypte est démissionné par Nasser (1952).
  2. Hussein est devenu roi de Jordanie à 17 ans, en 1952. ‘Jordan’ en anglais désigne à la fois le roi et le pays ; ni l’un ni l’autre ne sont bien grands.
  3. Learie Constantine (1901-1971), originaire de Trinité-et-Tobago, était tout à la fois joueur de cricket, juriste, politicien, écrivain et militant contre les discriminations raciales (il a publié Colour Bar en 1954). (Note de l’auteur)
  4. Le Nabab de Pataudi (né en 1941), qui a étudié à Winchester et Balliol college, Oxford, a été le capitaine de l’équipe internationale indienne de cricket dans les années 1960. (Note de l’auteur)
  5. Cristobal de Morales (1500-1553), compositeur espagnol de musique sacrée ; Jacob Clemens non Papa (né entre 1510 et 1515, mort en 1555), compositeur franco-flamand très prolifique.
  6. Il s’agit de sa célèbre messe de 1807.
  7. Un over au cricket est une série de six lancers.
  8. William Grace (1848-1915) et Victor Trumper (1877-1915) sont des joueurs de cricket entrés dans la légende.
  9. Il s’agit de Francis Barber (1735-1801), qui avait vécu esclave en Jamaïque, et à qui Samuel Johnson a légué ses terres. (Note de l’auteur)
  10. Noms d’avions militaires.
  11. Günter Podola (1929-1959), accusé du meurtre d’un agent de police, avait plaidé l’amnésie ; il fut le dernier condamné à mort en Angleterre et fut pendu le 5 novembre 1959.
  12. Les Mau Mau, ou plus exactement les combattants de la liberté dans la lutte du Kenya pour son indépendance, étaient présentés comme des sauvages sanguinaires massacrant les familles de colons britanniques ; c’est seulement récemment que les atrocités commises par le pouvoir colonial ont été reconnues (sur cette période de l’histoire du Kenya, lire Ngugi Wa Thiong’o, notamment Dreams in a Time of War, 2010). (Note de l’auteur)
  13. Albert Pierrepoint (1905-1992) est souvent erronément présenté comme le dernier bourreau officiel de Sa Majesté. (Note de l’auteur)
  14. Hawley Harvey Crippen (1862-1910), médecin étatsunien établi à Londres qui a empoisonné sa femme et a caché ses reste dans la cave.
  15. La maison de Fed et Rosemary West, au 25 Cromwell Street à Gloucester, un couple de tueurs en série façon Marc Dutroux et Michèle Martin avec encore davantage de jeunes victimes ; les faits se sont déroulés entre 1967 et 1987.Ils ont été arrêtés en 1994. (En partie note de l’auteur)
  16. Gerrard Winstanley (1609-1676) s’est trouvé à la tête d’un mouvement pour l’égalité des droits appelé the Diggers (les Bêcheux). Ils ont voulu cultiver des terres communales sur St George’s Hill près de Cobham, au nom du droit de tous à posséder la terre qu’ils travaillent (1649). Ils sont considérés comme des précurseurs du communisme. (Note de l’auteur)
  17. John Lilburne (1614-1657), penseur radical, à la tête du mouvement pour les droits des ‘nés-libres’, étant entendu que pour lui tous les hommes naissent libres, dont les membres ont été moqués sous le nom de ‘Niveleurs’ (Levellers). (Note de l’auteur)
  18. Le titre et la formulation du premier paragraphe sont repris au site officiel de l’école en 2010.
  19. Désigne la Literary and Philosophical Society fondée à Newcastle en 1793 et accueillant des femmes comme membres dès 1804, s’inscrit dans la lignée d’une société similaire qui avait apporté son soutien à la Révolution américaine.
  20. Paraphrase de la question de W. B. Yeats dans le poème ‘Les statues’ : ‘When Pearse summoned Cuchulain to his side / What stalked through the post Office?’ (Quand Pearse a convoqué Cuchulaínn, qui hantait la grand poste ?) (Note de l’auteur) Patrick ou Pádraic Pearse (1879-1916), instituteur, avocat, poète et militant pour l’indépendance de l’Irlande.
  21. Allusion à la lampe de mineur inventée par George Stevenson en 1815.
  22. Easington Colliery, un village proche de Newcastle, était peuplé de mineurs, comme son nom l’indique. Ceux-ci ont dû partir après les grèves et les fermetures des années 1980.
  23. Thomas Bewick (1753-1828), graveur et ornithologue de la région de Newcastle-upon-Tyne.
  24. Prince Monolulu, un pronostiqueur des années 30 et 40, plein de verve et de gouaille, dont on a pu dire qu’il était le noir le plus célèbre en Angleterre à l’époque. De son vrai nom Peter Carl Mackay (1881-1961), il était originaire des Caraïbes et a adopté ce nom flamboyant en assurant qu’il était prince d’Abyssinie ; le titre de son autobiographie reprend son slogan ‘I Gotta Horse’ (J’ai un cheval, 1950). (Note de l’auteur)
  25. Bleu (blue) dans le contexte de ces deux anciennes universités désigne un athlète récompensé (généralement lors des régates d’aviron). Mais bleu est aussi la couleur du parti conservateur.
  26. Yorkshire County Cricket Club, fondé en 1863, champion national et mondialement connu… dans le monde du cricket.
  27. Allusion aux deux partis dans la Guerre civile au 17e siècle : les Cavaliers, partisans du Roi, arboraient une chevelure longue et bouclée, alors que les Têtes rondes, partisans du Parlement, portaient des cheveux courts et plats.
  28. Ces deux clubs de football renvoient à la même opposition, aristocratie vs. Plèbe.
  29. Ici ce sont deux figures politiques de l’immédiat après-guerre : Sir Winston Churchill, qui menait le parti conservateur et Clément Attlee, à la tête du parti travailliste, qui a remporté les élections de 1945.
  30. Les lieux mentionnés à la strophe précédente sont tous associés à une forme de pouvoir et d’aisance ; cette dernière strophe fait écho, en creux, à la parole de Jésus (Matthieu 19 : 24) : “il est plus facile à un chameau de passer par le chas d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume des Cieux“.
  31. Alexander Pope (1688-1744) écrivait dans son ‘Épître à Lord Bathurst’ (‘De l’utilisation des richesses’) :
    Béni soit le papier-monnaie ! source en dernier ressort !
    Qui donne à la Corruption un bien meilleur essor !
    Un billet isolé transporte des armées . . .
    Un billet, tel la Sibylle, éparpille fortunes et sorts
    Selon que les vents soufflent ou non de tribord
  32. Le chef d’orchestre Henry Wood a fondé les Proms en 1895.
  33. Nous sommes à Liverpool, la référence aux Beatles s’imposait.
  34. Jour de grandes célébrations populaires en Angleterre.
  35. La ‘Royal Society for the Prevention of Cruelty to Animals’, notre SPA ; ces vers énumèrent, en en cassant les noms, différents magasins de charité, plus nombreux encore outre-Manche que chez nous.
  36. Amoureux d’une Française, dont il a eu une fille, Wordsworth (1770)1850) faisait des allers et retours entre l’Angleterre et la France révolutionnaire, mais comme la révolution laissait la place à la Terreur, il appréciait les retours sur le sol anglais, où, comme il l’écrivait dans son poème ‘Composé dans la Vallée près de Douvres le jour de mon débarquement’, il pouvait à nouveau respirer. (Note de l’auteur)
  37. Écho du poème de Matthew Arnold (1822-1888), ‘On Dover Beach’.
  38. Écho à l’‘Hymne à la joie’ de Schiller, utilisée par Beethoven dans sa 9e symphonie. (Note de l’auteur)
  39. Voir le livre de Daniel, chapitre 5.

Desmond Graham a réagi auprès de sa traductrice à la publication de ses poèmes dans wallonica.org, dès le lendemain. Nous partageons avec vous ses commentaires, dans la langue de Shakespeare et des Pussycat Dolls : “Dear Christine, That is lovely – I love the impressive St Pauls and the words that follow. Thank you both/all so much. I have read your good words of introduction too and Trude and I were struck by how much more accurately they describe the poems than criticisms here generally ! […] It really feels good to read words that say what I had hoped would be perceived. I’ve also started on your translations, and apart from being astonished about how riddlingly allusive those opening poems were, I am really impressed by how well you have made them come across. I have made a first glance at the de Gelder too, and I am delighted ith what you have achieved. I’ll keep in touch as I delve further, but thank you – it is really quite wonderful to read one’s work in another language and especially one I know something of, however little. The Wallonica publication is also impressive and elegant. Yours, a happy Desmond


Plus de littérature ?

YOURCENAR : textes

Temps de lecture : 3 minutes >

Le meilleur pour les turbulences de l’esprit, c’est apprendre. C’est la seule chose qui n’échoue jamais. Vous pouvez vieillir et trembler, vous pouvez veiller la nuit en écoutant le désordre de vos veines, vous pouvez manquer votre seul amour et vous pouvez perdre votre argent à cause d’un monstre ; vous pouvez voir le monde qui vous entoure dévasté par des fous dangereux, ou savoir que votre honneur est piétiné dans les égouts des esprits les plus vils, il n’y a qu’une seule chose à faire dans de telles conditions : apprendre.

Extrait de Sources II (1999)

[…] Je condamne l’ignorance qui règne en ce moment dans les démocraties aussi bien que dans les régimes totalitaires. Cette ignorance est si forte, souvent si totale, qu’on la dirait voulue par le système, sinon par le régime. J’ai souvent réfléchi à ce que pourrait être l’éducation de l’enfant.
Je pense qu’il faudrait des études de base, très simples, où l’enfant apprendrait qu’il existe au sein de l’univers, sur une planète dont il devra plus tard ménager les ressources, qu’il dépend de l’air, de l’eau, de tous les êtres vivants, et que la moindre erreur ou la moindre violence risque de tout détruire.
Il apprendrait que les hommes se sont entre-tués dans des guerres qui n’ont jamais fait que produire d’autres guerres, et que chaque pays arrange son histoire, mensongèrement, de façon à flatter son orgueil.
On lui apprendrait assez du passé pour qu’il se sente relié aux hommes qui l’ont précédé, pour qu’il les admire là où ils méritent de l’être, sans s’en faire des idoles, non plus que du présent ou d’un hypothétique avenir.
On essaierait de le familiariser à la fois avec les livres et les choses ; il saurait le nom des plantes, il connaîtrait les animaux sans se livrer aux hideuses vivisections imposées aux enfants et aux très jeunes adolescents sous prétexte de biologie ; il apprendrait à donner les premiers soins aux blessés ; son éducation sexuelle comprendrait la présence à un accouchement, son éducation mentale la vue des grands malades et des morts.
On lui donnerait aussi les simples notions de morale sans laquelle la vie en société est impossible, instruction que les écoles élémentaires et moyennes n’osent plus donner dans ce pays.
En matière de religion, on ne lui imposerait aucune pratique ou aucun dogme, mais on lui dirait quelque chose de toutes les grandes religions du monde, et surtout de celle du pays où il se trouve, pour éveiller en lui le respect et détruire d’avance certains odieux préjugés.
On lui apprendrait à aimer le travail quand le travail est utile, et à ne pas se laisser prendre à l’imposture publicitaire, en commençant par celle qui lui vante des friandises plus ou moins frelatées, en lui préparant des caries et des diabètes futurs.
Il y a certainement un moyen de parler aux enfants de choses véritablement importantes plus tôt qu’on ne le fait…

Extrait de Les yeux ouverts (1980)


EAN 9782253028253

“Dans les entretiens qu’elle avait accordés à Matthieu Galey, Marguerite Yourcenar (1903-1987, de son vrai nom Marguerite Cleenewerck de Crayencour), qui fut la première femme à entrer sous la Coupole, retraçait  l’itinéraire d’une existence voyageuse et mouvementée, de son enfance flamande, avant la guerre de 1914, auprès d’un père d’exception, jusqu’à sa retraite des Monts-Déserts, sur la côte Est des Etats-Unis.
Même au cœur du quotidien, elle avait le don d’élever le débat et de replacer les êtres, les événements, les circonstances dans une perspective à la mesure de l’humain.
Sans réticence, avec la simplicité d’une âme sereine et l’expérience d’une sagesse conquise, intéressée par tous les aspects du monde, elle le contemplait les yeux ouverts. Regard, sentiment, action, jugement, réflexion, tout reste exemplaire dans le portrait que l’écrivain a laissé d’elle-même dans ce livre.” [LIVREDEPOCHE.COM]

  • Le portrait de Marguerite Yourcenar est © Bernhard de Grendel
Marguerite Yourcenar est dans la POETICA…

Lisons encore…

BLAKE : textes

Temps de lecture : 2 minutes >

[JOSE-CORTI.FR] Le temps a rendu justice à celui qui, longtemps considéré comme un fou, fut l’immense poète, graveur et visionnaire que l’on sait, – éternel enfant, éternel “primitif” que son ardeur imaginative, son lyrisme, sa violence condamnèrent à n’avoir de renommée que posthume. Autodidacte, William BLAKE (1757-1827) dénonce la raison tyrannique des philosophes, s’enflamme pour la révolution. Ses admirations sont aussi significatives que ses refus. Il préfigure quelques-unes des lignes de force du romantisme et goûte certains de ses grands intercesseurs, Swedenborg, Shakespeare, Dürer. Une vie intérieure puissante, une simplicité mystérieuse et désarmante guide son bras. Dans Le Mariage du Ciel et de l’Enfer, il proclame l’unité humaine, attaque la prudence et le calcul au nom de l’épanouissement de l’être réconciliant désir, sagesse et raison. L’amour comme la haine étant nécessaires à la vie, c’est le choc des contraires qui provoque le surgissement de la force créatrice et la progression de l’être individuel. Il oppose ainsi la raison à la vision intuitive, à laquelle va sa préférence. Gide : “L’astre Blake étincelle dans cette reculée région du ciel où brille aussi l’astre Lautréamont. Lucifer radieux, ses rayons revêtent d’un éclat insolite les corps misérables et glorieux de l’homme et de la femme.

Un cheval qu’on fouette en chemin
Réclame au ciel du sang humain.

 

He who binds to himself a joy
Does the winged life destroy
He who kisses the joy as it flies
Lives in eternity’s sunrise​…

“Celui qui veut s’attacher une joie / Brise la vie ailée qu’il voit / Celui qui l’embrasse quand elle passe / Commence chaque jour l’éternité…” (trad. Patrick Thonart)

The tree which moves some to tears of joy is in the eyes of others only a green thing that stands in the way.

L’arbre qui fait ta joie jusqu’aux larmes, n’est pour d’autres qu’un objet vert dans le chemin” (trad. Patrick Thonart)

To see a world in a grain of sand
And heaven in a wild flower,
Hold infinity in the palm of your hand
And eternity in a hour.

Voir un monde dans le grain de sable / Et le ciel dans une fleur sauvage, / Tenir l’infini dans la paume de la main / Et l’éternité dans une heure.” (trad. Patrick Thonart)

The man who never alters his opinions is like standing water, and breeds reptiles of the mind.

L’homme qui ne change jamais d’opinion vit comme l’eau stagnante : il engendre des serpents de raison.” (trad. Patrick Thonart)


Citez-en d’autres en Wallonie-Bruxelles…

STEICHEN : Moonlit Landscape (1903)

Temps de lecture : 2 minutes >

Edward STEICHEN (1879–1973) est un artiste et un galeriste américain né au Luxembourg. Surtout connu pour avoir introduit la photographie au sein des musées et des galeries, Steichen est le co-fondateur du journal Camera Work aux côtés d’Alfred Stieglitz et occupe le poste de directeur de la photographie au MoMA de New York de 1945 à 1962. Dans son propre travail, il expérimente très tôt la photographie couleur en utilisant une technique développée par les frères Lumière.

Éduard Jean Steichen le 27 mars 1879 à Bivange au Luxembourg, sa famille émigre aux États-Unis en 1880 et finit par s’installer dans le Milwaukee dans le Wisconsin. Steichen travaille d’abord en tant qu’apprenti lithographe et commence à se servir d’un appareil photo Kodak vers l’âge de 15 ans. Durant son mandat au MoMA, il se fait remarquer pour l’exposition “The Family of Man“, qui consiste en plus de 500 photos provenant de 68 pays. Les œuvres de Steichen se trouvent désormais dans les collections de l’Institut d’art de Chicago, du J. Paul Getty Museum de Los Angeles et de la National Gallery of Art de Washington, D.C., entre autres. Steichen meurt le 25 mars 1973 à Redding dans le Connecticut.” [ARTNET.FR]


Contempler encore…

GOMZE : Barcarolle vervîtwesse

Temps de lecture : 4 minutes >

Corneil GOMZÉ (Verviers, 28 février 1829 – Verviers, 24 août 1900) est l’auteur de la Barcarolle vervîtwesse (la Barcarolle verviétoise), écrite en l’honneur de Rodolphe Closset. Né en 1850 à Verviers, Closset était marchand de laines ainsi qu’un brillant homme de lettres, cheville ouvrière et président de la Société Polyglotte. Ce serait le 20 janvier 1872 que Corneille Gomzé lui aurait dédié la Barcarolle lors d’un souper de cette association. Gomzé a par ailleurs inventé une plume baptisée ‘la plume vapeur‘ (sic), destinée à la calligraphie et au tracé d’arabesques. Il a écrit plusieurs ouvrages mettant en valeur les potentiels de son invention.

La Barcarolle, quant à elle, est considérée (et pratiquée) comme l’hymne verviétois (Verviers, BE) et si elle a bien été écrite en wallon du coin par Corneil Gomzé, ce dernier n’en est pas le compositeur. Au pays de Vieuxtemps, de Lekeu -de la blanque dôreye (tarte au riz)- et d’une tribu complète de jazzmen wallons, c’est un certain Albert ERNOTTE qui l’a mise en musique et a choisi un air vénitien pour donner à la Cité lainière son chant emblématique…

Corneil Gomzé

Homme engagé, Corneil Gomzé, “était calligraphe et grand voyageur à l’étranger. Il prend part en 1848 aux activités du club républicain La Société des droits et des devoirs de l’homme. II anime en 1865-1866 le cercle La Réforme par l’action qui organise les premiers meetings ouvriers verviétois. Il contribue aux premiers pas des Francs-ouvriers, future section verviétoise de l’Association internationale des travailleurs. Il trouve notamment le titre de leur journal, Le Mirabeau. Corneil Gomzé est l’auteur de nombreux poèmes wallons réunis après sa mort dans une brochure, Avaû les Champs, et du texte de la Barcarolle vervîtwesse…” [LEMAITRON.FR]

Correspondant de Victor Hugo, Corneil Gomzé fut un des premiers écrivains en wallon verviétois. Sa tombe fut érigée dans le cimetière de Verviers, à l’initiative du cercle littéraire L’Élan wallon créé en 1893, à une époque où quatre autres sociétés wallonnes virent le jour à Verviers entre 1890 (Les Wallons) et 1903 (Lu Steûle wallonne).

Oh ! Por mi, dju so fir
Quand sj’so-st-à l’étrandjir
D’aveur sutu hossi
En on trô come à Vervî !

[Oh! Pour moi, je suis fier
Quand je suis à l’étranger
D’avoir été bercé
Dans un trou comme Verviers !] …

Il est aussi amusant de découvrir que le pianiste verviétois, Jean-François MALJEAN, a baptisé un de ses albums : Apormidjusofir !

Cet album de 2012 propose des artistes invités précieux comme : Jacques Stotzem, Didier Laloy, Robert Jeanne, Olivier Bodson, Rhonny Ventat, René Thomas, Silvano Macaluso, Jean-François Hustin, Krystell Mandy, Philippe De Cock, Angelo Crisci, Domenico Ferlisi-Greco, Alain Rinallo et Frédéric Malempré. Le disque est produit par Hans Kusters Music, réalisé et arrangé par Jean-François Maljean & Silvano Macaluso aux studios ESSEM Music.

Le site du musicien est en anglais, vu le succès rencontré par sa musique en Asie et, plus particulièrement en Chine depuis qu’il a composé Chime Of The Dawn Bells, une chanson sortie en février 2020 pour soutenir la population de Wuhan frappée par le Covid-19 (le clip a dépassé les 100 millions de vues sur le YouTube chinois) : JEANFRANCOIS-MALJEAN.COM

La Barcarolle vervîtwesse
Oh ! Por mi, dju so fir
Quand sj’so-st-à l’étrandjir
D’aveur sutu hossi
En on trô come à Vervî !
Oh ! Pour moi, je suis fier,
Quand je suis à l’étranger,
D’avoir été bercé
Dans un trou comme Verviers !
1. So noste air qu’on rosinêye
Tos lès djous qu’on s’atavelêye,
Dj’à sèyî bèle cupagnêye,
Du mete ci refrain-voci :
Sur cet air que l’on fredonne,
Chaque fois que l’on s’attable,
J’ai essayé, belle compagnie,
De mettre le refrain que voici :
2. Nos n’avans rin èl makète.
Vèrvî c’noh quu l’plokète.
Mais, foûs d’one pê d’bèrbisète,
Quu n’faît-i donc nin moussi ?
Nous n’avons rien dans la tête.
Verviers ne connaît que les ploquettes*.
Mais d’un seul pis de brebis,
Que n’avons nous baratté** ?
3. Inte lès bruts du nos fabriques,
-Tchèstês pleins du mécaniques
Hoûtez donc quêne bèle musique…
C’est Vieuxtemps qui d’jowe ainsi !
Entre les bruits des fabriques
-Châteaux pleins de mécaniques-
Ecoutez donc quelle belle musique…
C’est Vieuxtemps qui joue ainsi !
4. Totes lès fleurs du nosse valêye,
-Sêpes ou dobes, bèles ou djolêyes,-
Qu’a printimps on veût florêyes,
A l’djeûne n’ont rin catchi
Toutes les fleurs de notre vallée,
-Simples ou doubles, belles ou jolies-
Qu’au printemps on voit fleurir,
Au matin n’ont rien caché.
5. A mitant d’on grand carnadje,
-Qwans lès canons fint ravadje-Djardon, came on vrai savadje,
Sabréve a brès’ rutrossîs.
Au milieu d’un grand carnage,
-Quand les canons faisaient ravage-
Jardon, comme un vrai sauvage,
Sabrait à bras raccourcis.
6. Nos polans bin lèver l’tièsse,
Câ lu Liberté qu’on c’tchèsse,
A s’grand martyr so nosse plèce :
Adjunians nos d’vant Chapuis !
Nous pouvons bien relever la tête,
Car la liberté qu’on chasse,
A son grand martyr sur notre place :
Agenouillons-nous devant Chapuis !
7. Nos avans, sins qu’on n’i pinse,
On tereû quu l’providince
A covrou d’one bone sumince ;
Biolley n’est nin co roûvi !
Nous avons, sans qu’on y pense,
Un terreau que la Providence
A couvert d’une bonne semence ;
Biolley n’est pas oublié !
8. N’acontans nin lès marotes
Qui tchafetet hâr ou bin hot’.
Lu drapa dèl Polyglotte
Nu pout nin èsse mi tchûzi
N’accomptons pas les commères
Qui jacassent à hue ou à dia.
Le drapeau de la Polyglotte
Ne peut pas être mon choix.

* ploquettes : déchets de laine.
** baratter : battre le beurre dans une baratte.

Texte : Corneil Gomzé – Musique : Albert Ernotte
Traduction : Marianne Rathmès et Christine Pagnoulle


Plus de musique ?

LIBERT & KATTUS : Passage du Laitier (Cointe, Liège)

Temps de lecture : 5 minutes >

Dans le premier numéro (décembre 1989) de la revue “Altitude 125” éditée par la Commission Historique (CHiCC), Georges FRANSIS retraçait l’histoire de ce passage cointois :

LES CINQ PHASES D’UNE COMMODITE
  1. “Une prairie, entre la rue de Cointe (maintenant rue du Professeur Mahaim) et l’avenue des Platanes. Pour empêcher ses vaches de brouter la haie de la villa Dekaine, le fermier Tonglet dresse, en léger retrait, une seconde clôture. Une sorte de no man’s land large de 1.90 mètre en résulte.
  2. A hauteur de l’endroit où, en 1795, se dressait un fier moulin à vent, un laitier constate avec amertume – nous sommes aux environs de 1930 – qu’il est séparé de ses clients de l’avenue des Platanes, par la prairie, large de 65 mètres. Dire que, pour les servir, il doit se taper, palanche sur les épaules, porteur de ses lourdes cruches, un pénible détour de plus de 1.500 mètres par les rues du Batty, place du Batty, avenue de Cointe !
  3. L’astucieux Ardennais a une idée lumineuse : cisailler aux deux extrémités du no man’s land, les fils barbelés. Il profite ainsi, sans gêner personne, d’un sérieux raccourci. Un précieux sentier est né, vite utilisé par les habitants des environs.
  4. En 1937, la famille Hauzeur affiche un plan de lotissement de la prairie, parcelles pour villas d’un côté, parcelles pour maisons accoudées de l’autre. Le raccourci figure sur le plan, sous la mention “passage”.
  5. Après la guerre, le lotissement étant complètement aliéné, la famille Hauzeur désire se débarrasser du “passage” et le mettre en vente. Devant la menace d’achat par les deux riverains, les dames de l’avenue des Platanes craignent d’être coupées de l’accès à l’épicerie du coin de la rue Professeur Mahaim. Ces dames pressent vivement le comité du parc privé de Cointe, de se porter acquéreur. Ce qui fut fait et le sentier, sauvé.

Aujourd’hui l’épicerie est disparue, mais le raccourci est plus que jamais très emprunté surtout depuis l’arrêt du bus n°20, au coin de la rue de Bourgogne.”

Georges FRANSIS

En 1988, la CHiCC propose à la Ville de Liège de dénommer ce sentier “Passage du Laitier“, ce qui fut fait.

Un passage… de la lettre à la céramique

Ce chemin bucolique a inspiré à Béatrice LIBERT le poème suivant, ainsi d’ailleurs que le titre de son livre :

Deux haies de sagesse par où s’en vont chats et renards, fouines et mulots. Si vous empruntez le raccourci, ne hâtez pas le pas.

Écoutez plutôt les trilles des oiselets et, sous leurs notes, les cruches de lait qui s’entrechoquent loin, très loin dans un temps qu’on dit ancien.

C’était hier, mais le sentier n’a pas perdu l’écho de leur traversée ni la fraîcheur de la précieuse livraison.

L’écume du lait a chu sur les pétales, à moins qu’elle ne soit montée à la tête des arbres et de l’avril en pâmoison.

 

Voisin du Passage, le céramiste Jean KATTUS a réalisé une très belle mise en forme du poème qui agrémente désormais le trajet des promeneurs. Il explique : “Les pavés sont en grès et résistants au gel. En effet, le grès est une argile vitrifiée et donc devenue imperméable à la suite d’une cuisson à haute température (1.250°). Après une première cuisson à 950°, chaque pièce est plongée dans un émail de base transparent. Ensuite, une éponge enduite du même émail, additionné cette fois d’un faible pourcentage d’oxydes métalliques, du cobalt ou du chrome, est passée sur chaque lettre dans le but d’augmenter son contraste avec le fond. La pièce est alors cuite une deuxième fois à 1.250°

1. Choix des lettres parmi les caractères découpés en bois.
© Jean Kattus
© Jean Kattus
2. Disposition des caractères en bois, retournés, dans le moule.
3. Estampage de l’argile dans le moule.
© Jean Kattus
© Jean Kattus
4. Nettoyage du moule et séchage partiel de l’argile dans le moule pendant quelques heures.
5. Moule retourné, juste avant le démoulage.
© Jean Kattus
© Jean Kattus
6. Démoulage lettre par lettre. L’argile est à consistance « cuir ».
7. Ébarbage de la pièce.
© Jean Kattus
© Jean Kattus
8. Martelage de la pièce, pour faire ressortir davantage les caractères sur le fond.
9. Nettoyage final à l’éponge.
© Jean Kattus
© Jean Kattus
10. Pièce terminée.

EAN 9782874896651

L’œuf ou la poule ? Francis GROFF évoque également le passage du laitier dans son récent roman noir Casse-tête à Cointe (Neuchâteau : Weyrich, Collection Noir Corbeau, 2002). Manifestement, la chienne Babette ne goûte pas comme nous la poésie du lieu, embaumé qu’il est de mâle effluves. Jugez-en vous-mêmes :

Si elle avait pu s’exprimer, Babette aurait indiqué une fois pour toutes à sa Mamy adorée qu’elle avait horreur de se promener dans le passage du Laitier, un discret sentier d’une cinquantaine de mètres reliant la rue du Professeur Mahaim à l’avenue des Platanes. Le passage – Babette l’ignorait évidemment – avait été baptisé ainsi durant l’entre-deux-guerres à la suite de l’initiative d’un marchand de lait qui avait tracé ce raccourci en parfaite illégalité dans une prairie privée. Ce faisant, il évitait un long détour et gagnait un temps précieux. Au fil des ans, les riverains s’étaient approprié le sentier qui avait ensuite été racheté par le comité du parc privé. Aujourd’hui bétonné et entretenu, le passage avait inspiré une poétesse, Béatrice Libert, qui lui avait consacré quelques jolis vers. Ceux-ci commençaient par : “Deux haies de sagesse par où s’en vont chats et renards, fouines et mulots. Si vous empruntez le raccourci, ne hâtez pas le pas…” Un céramiste de l’endroit, Jean Kattus, avait eu l’idée originale de «fondre» le texte dans une série de pavés émaillés en grès, posés sur toute la longueur du sentier. pour dire les choses crûment, Babette se moquait de tout cela comme de sa première saillie et elle n’avait rien à battre de ce passage que sa maîtresse l’obligeait à emprunter chaque jour, matin et soir, depuis maintenant six longues années.

Francis Groff


[INFOS QUALITE] statut : compilé | mode d’édition : compilation par wallonica.org  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Jean Kattus ; Philippe Vienne ; Béatrice Libert pour son texte


CHiCC encore !

SAARIAHO, Kaija (1952-2023)

Temps de lecture : 6 minutes >

“Kaija Saariaho (ou alors Laakonen, son nom de jeune fille) naît en 1952 à Helsinki. C’est, à l’époque, une enfant réservée. À l’école Steiner où ses parents l’ont inscrite, elle dessine beaucoup, se plaisant à entrer dans les sujets parfois abstraits que l’on propose aux jeunes élèves. Elle raconte que parfois,  quand elle ne pouvait se rendre en classe, en raison de sa santé alors fragile, elle passait ses journées, seule, à écouter la radio et les sons de la nature, dans la maison de campagne de sa mère. D’ailleurs, la plupart de ses souvenirs d’enfance sont “acoustiques” : le vent dans les feuilles des arbres, la pluie qui tombe, ou bien l’eau glissant sur la coque en aluminium du bateau de son père, provoquant une étrange résonance, comme filtrée.

La musique arrive alors comme une nécessité. Elle commence à apprendre le violon, le piano, et la guitare, et compose sérieusement à partir de dix-sept ans. Toujours passionnée par les arts plastiques en plus de la musique, elle entre aux Beaux-Arts d’Helsinki, ainsi qu’au Conservatoire en Piano, Orgue, Théorie et Histoire de la Musique, ainsi qu’à l’université où elle étudie la Musicologie, l’Histoire des Arts et la Littérature. Mais à l’aube des années 1970, difficile pour une femme, qui plus est venant d’un milieu d’industriels, de faire carrière dans les arts. C’est pendant cette période de doute que la jeune Kaija, dix-neuf ans, décide de se marier pour s’extraire de la pesanteur familiale. Son époux se nomme Saariaho. Ils divorceront peu de temps après, mais pour symbole de cette liberté acquise, elle gardera son nom.

À l’époque, la jeune musicienne souhaite devenir organiste, musicienne d’église, peut-être plus aisé dans un premier temps. Moins risqué que la composition en tous cas. Mais plus les mois passent, plus le désir de la création se fait sentir, insistant, pressant. En 1976, elle éprouve le besoin d’aller étudier à la célèbre Académie Sibelius auprès de Paavo Heininen. Professeur de composition reconnu, Heininen a aussi la réputation d’être dur avec ses élèves. Devant son enseignement rude, la jeune compositrice peut compter sur le soutien de ses camarades de classe, qui l’encouragent et la soutiennent, comme Magnus Lindberg ou Esa-Pekka Salonen.

Avec ses amis, elle fonde une association, “Oreilles Ouvertes !“. Leur but, lutter contre les tendances nationalistes de la musique finlandaise de l’époque, en voulant diffuser la musique post-sérielle venue d’Allemagne et de France dans leur pays. Au sein du groupe qui mêle compositeurs, interprètes et musicologues, l’émulation est à son comble. On organise des concerts, parfois dans des lieux inattendus, ou des conférences, comme lorsque Kaija Saariaho organise dans ce contexte un séminaire autour de la musique d’Alban Berg. Il fallait alors “montrer sa clairvoyance”.

En 1978, elle fréquente les cours d’été de Darmstadt. Elle y respire l’air de l’avant-garde d’Europe de l’Ouest. En partant, elle n’emporte que deux ouvrages dans ses bagages : le Traité d’Orchestration de Walter Piston, et La Pesanteur et la Grâce de Simone Weil. A Darmstadt, elle découvre l’école spectrale, son infini de nuances, de coloris et de sensations. Les Maîtres se nomment bien sûr Murail, Grisey, Lévinas. C’est à Darmstadt encore qu’elle rencontre Brian Ferneyhough et Klaus Huber, qui enseignent tous deux à Freiburg. Ferneyhough lui dira alors : “Ton cerveau et ton cœur ne sont pas encore réunis”.

Force est de constater que le langage post-sériel ne convient guère à la jeune compositrice. Elle cherche encore, travaillant sans relâche son univers sonore. Son intérêt va en effet rapidement s’orienter vers l’électronique, et l’El Dorado qu’est Paris au début des années 1980, avec l’Ircam créé il y a quelques années. Excitation des découvertes et lenteur infinie des processus. On pourrait ainsi résumer l’ambiance dans les studios parisiens. Pourtant, l’ordinateur est vu par les compositeurs de l’époque comme une base permettant d’accélérer certains calculs… Chose que Saariaho réprouve. Elle insiste avant tout sur son métier, son artisanat, durement acquis auprès de Paavo Heininen à Helsinki.

Paris est une ville qui la séduit. Le bouillonnement des années Mitterrand avec son aspect multiculturel happe la compositrice. C’est aussi dans les studios de l’Ircam qu’elle rencontre son futur mari, le compositeur Jean-Baptiste Barrière, qui deviendra un fidèle compagnon de route et un soutien de tous les instants. Cependant, peu de commandes émaillent cette période pourtant décisive dans sa carrière de compositrice. En 1985, toutefois, le compositeur et chef d’orchestre Paul Méfano découvre sa musique et lui demande une œuvre nouvelle. Ce sera Lichtbogen, pour ensemble et électronique. Comme l’aurore boréale qu’elle décrit, Lichtbogen (“Arc de lumière”), se déploie dans des plages miroitantes et méditatives. La manière y est simple : quelques gammes, des sons tantôt tenus, tantôt écrasés. Des teintes mouvantes, moirées de micro-intervalles.

C’est là qu’est la clé du style Saariaho, ce qui fait la singularité de son esthétique. Une si parfaite maîtrise des couleurs instrumentale qu’elle transforme en un tour de plume chaque membre de l’orchestre en un “Saariaho-instrument”. Tourné vers l’éther des sons harmoniques avec un goût certain pour la parure orchestrale, sa musique se ressent. Chaque battement devient matière, qui se transforme progressivement en scintillement, se fondant dans une texture souvent impalpable, au-travers d’instruments de prédilection, comme la flûte ou le violoncelle.

Pourtant, cela ne l’empêche pas d’aimer passionnément l’écriture vocale, forcément moins malléable que la pâte d’un orchestre de 90 musiciens. Pour la voix, son écriture devient incisive, directe, allant droit au but, et droit au mot. Comment ne pas évoquer ce qui est sûrement à ce jour son “opus magnum” : l’opéra L’Amour de Loin (2000). Inspiré par l’histoire du troubadour Jaufré Rudel (1148-1170) sur un livret original d’Amin Maalouf, le premier opéra de Saariaho témoigne déjà d’une maîtrise du genre confondante, inscrivant d’emblée l’œuvre au rang des classiques de notre temps. Dans l’universel de l’amour contraint par la distance, la peur et la soif d’idéal, elle dresse une partition qui se veut autant narrative que méditative, tellurique et gracile, colorée avant tout, qui ne renie rien et qui donne tout. Et c’est peut-être cela au fond, l’univers de Kaija Saariaho”. (d’après ENSEMBLEINTERCONTEMPORAIN.COM)

“L’Amour de loin” © opera-online.com

“Kaija Saariaho, née Kaija Anneli Laakkonen, est née en Finlande le 14 octobre 1952. Elle étudie les arts visuels à l’université des arts industriels (aujourd’hui Université d’art et de design) d’Helsinki. Elle se consacre à la composition avec Paavo Heininen, à partir de 1976, à l’académie Sibelius où elle obtient son diplôme en 1980. Elle étudie avec Klaus Huber et Brian Ferneyhough à la Musikhochschule de Freibourg-en-Breisgau de 1981 à 1983, puis s’intéresse à l’informatique musicale à l’Ircam durant l’année 1982. Elle vit depuis à Paris. Elle enseigne la composition à San Diego, Californie en 1988-1989 et à l’académie Sibelius à Helsinki de 1997 à 1998, puis à nouveau entre 2005 et 2009.

Le travail de Kaija Saariaho s’inscrit dans la lignée spectrale avec, au cœur de son langage depuis les années quatre-vingt, l’exploration du principe d’ “axe timbral”, où “une texture bruitée et grenue serait assimilable à la dissonance, alors qu’une texture lisse et limpide correspondrait à la consonance”. Les sonorités ductiles du violoncelle et de la flûte se prêtent parfaitement à cette exploration continue : Laconisme de l’aile pour flûte (1982) ou Près pour violoncelle et électronique (1992) travaillent entre sons éthérés, clairs et sons saturés, bruités.

Son parcours est jalonné de nombreux prix qui couronnent ses œuvres les plus importantes : Kranichsteiner Musikpreis pour Lichtbogen (1986), œuvre qui révéla la tonalité personnelle et lumineuse de Kaija Saariaho au sein de l’esthétique spectrale ; Prix Ars Electronica et Italia pour Stilleben (1988), qui joue avec virtuosité sur les errements de la conscience avec le médium radiophonique. Dans les années deux mille, son œuvre sera encore maintes fois récompensée – Nordic Council Music Prize (2000), Prix Schock (2001), American Grawemeyer Award for Music Composition (2003), Musical America Composer (2008), Wihuri Sibelius Prize (2009), Léonie Sonning Music Prize (Danemark, 2011), Grand prix lycéen des compositeurs en 2013 pour Leino Songs. En 2018, la fondation BBVA lui décerne le prix Frontiers of Knowledge pour sa contribution à la musique contemporaine.

Les années quatre-vingt marquent l’affirmation de son style, fondé sur des transformations progressives du matériau sonore, qui culmine avec le diptyque pour orchestre Du cristalà la fumée. Dans cette même veine, citons les pièces NoaNoa, Amers, Près et Solar, écrites en 1992 et 1993. Suit une brève période de remise en cause, au moment même où la compositrice se trouve projetée sur la scène internationale à la faveur de nombreuses commandes. La composition de l’Amour de loin, opéra sur un livret d’Amin Maalouf, mis en scène par Peter Sellars, signe une nouvelle étape où les principes issus du spectralisme, totalement absorbés, se doublent d’un lyrisme nouveau.

Après cet opéra, dont l’enregistrement par Kent Nagano fait l’objet du Grammy Award 2011, Saariaho composera de nombreuses pièces orchestrales pour de prestigieuses formations, un deuxième opéra, Adriana Mater, une passion sur la vie de Simone Weil, La passion de Simone, deux œuvres encore réalisées avec Sellars et Maalouf, et en 2008, un monodrame sur un livret de ce dernier d’après Madame du Châtelet Émilie, créé par Karita Mattila à l’Opéra de Lyon en 2010. En 2012, elle compose Circle Map, pièce pour orchestre et électronique, dont six poèmes de Rumi lus en persan servent de matériau pour la réalisation de la partie électronique et d’inspiration pour l’écriture orchestrale. Son opéra Only the Sound Remains (2015), mis en scène par Peters Sellars et inspiré de deux pièces du théâtre Nô traduites par Ezra Pound, est créé en 2016 à l’Opéra d’Amsterdam.

Son travail de composition s’est toujours fait en compagnonnage avec d’autres artistes, parmi lesquels le musicologue Risto Nieminen, le chef Esa-Pekka Salonen, le violoncelliste Anssi Karttunen (artistes finlandais tous issus du groupe “Korvat Auki !” (“Ouvrez les oreilles !”), collectif fondé dans les années soixante-dix à Helsinki, et auquel Saariaho collabora) ; la flûtiste Camilla Hoitenga, les sopranos Dawn Upshaw et Karita Mattila, ou encore, le pianiste Emmanuel Ax”. (d’après BRAHMS.IRCAM.FR)

Visiter le site de Kaija Saariaho

  • Illustration en tête de l’article : Kaija Saariaho © Priska Ketterer

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation par wallonica.org  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : operaonline.com ; Priska Ketter


VIENNE : L’ennui (nouvelle, 2021)

Temps de lecture : 3 minutes >

Il pleut. La pluie frappe les carreaux. Sous la couette, Léo la ressent comme une gifle. Il tend le bras cherche, à ses côtés, le corps de Valentine, trouve Pedro, le chat. Se souvient. Valentine est loin, quelque part hors lui, en quarantaine. Une quarantaine qui dure plus que de raison, sans doute, ou qui, justement, a ses raisons de durer. Il aimerait autant ne pas y penser, pour l’instant. Alors, il revient au regard vert de Pedro.

Pedro se moque de ce que l’on appelle “le confinement”, il sort, va et vient à sa guise. Pedro ne connaît pas l’ennui – il dort vingt heures par jour, Léo voudrait l’imiter. Dans quinze ou vingt ans, cette période sera vraisemblablement le souvenir marquant d’une génération traumatisée, mais Pedro s’en fiche, même s’il n’en a pas conscience, Pedro sera mort. Nous aussi d’ailleurs, probablement, se dit Léo.

La maison s’est remplie de vide, les murs semblent peints de morosité. Pedro a beau se faufiler dans une jungle de plantes vertes, cela ne suffit pas à ramener le supplément de vie que demande Léo. Il s’assoit dans son divan, pour un instant de lecture qui durera quelques heures. Parce qu’il n’y a rien d’autre à faire. A part écouter de la musique, ce qu’il fera également, bien sûr. Mais il n’est pas certain que Cigarettes After Sex apporte la sérénité à laquelle il aspire.

Quelquefois aussi, Léo parle. Enfin, il écrit. A des hommes, des femmes qui, comme lui, tuent le temps avant qu’il ne les tue. Il écrit comme il parle : peu, brièvement. Il ne sait trop que dire de la monotonie. Parfois, il se raconte, c’est plus facile avec de nouvelles connaissances, évidemment. Les autres ont déjà entendu ses histoires. C’est d’ailleurs ainsi que naît parfois, de la nouveauté, l’illusion de l’amour.

Mais souvent il écoute les autres parler d’eux-mêmes. Les gens aiment ça, en général, parler d’eux. Ce qui le surprend toujours, c’est qu’il ne leur faut pas plus de deux minutes pour évoquer leur métier. Comme si c’était celui-ci qui donnait de la consistance à leur existence, voire la justifiait. En même temps, il ne peut pas leur donner tout à fait tort : en cette période de désœuvrement généralisé, Léo voit bien comment un travail peut donner un sens à une vie qui, fondamentalement, n’en a aucun.

Au fond d’un tiroir, Léo a trouvé un paquet ouvert de Winston, planqué là un jour par Valentine du temps où elle fumait en cachette. Léo, lui, ne fume jamais. Pourtant il se surprend à allumer une cigarette. L’ennui, encore. Il ne fume pas vraiment, en fait, tire de grosses bouffées, “il paftèye” dirait son voisin.

Dans la fumée de ses souvenirs, il revoit une ruelle plutôt glauque de San Sebastian, un soir qu’il errait, ne sait plus trop pourquoi ni comment. Et cette fille qui traçait à la bombe des slogans de liberté sur des murs décrépis, arborant le drapeau multicolore d’Herri Batasuna sur sa parka. Refusant l’espagnol, elle s’adressait à lui en basque, il ne comprenait évidemment pas, mais quand elle avait pris son sexe en bouche, tout était immédiatement devenu plus clair – par la force des choses, elle avait cessé de parler. Les mots ne facilitent pas forcément la communication.

Pourquoi le souvenir érotique de cette aventure, somme toute insignifiante, lui revient-il ? Aucune raison apparente, un stratagème de son esprit destiné à tromper l’ennui, probablement. Léo aimerait pouvoir voyager à nouveau. Avoir une vie sexuelle aussi, d’ailleurs. En fait, d’être ainsi posé, contraint au silence et à la solitude, ne lui déplairait pas tout à fait. Parfois, il se dit que c’est davantage la liberté de décider que la liberté de se mouvoir qui lui manque. Ce sentiment d’être spectateur de sa propre vie, Léo l’a déjà ressenti en d’autres circonstances – il déteste ça.

Ce soir, il n’y aura peut-être pas de message de Valentine.
Ce soir, Pedro dormira encore sur le lit.
Ce soir sera la veille d’un jour d’une terrible similitude.

Philippe VIENNE


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : rédaction | source : inédit | commanditaire : wallonica | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Philippe Vienne


Plus de littérature…

 

FRANSIS : Recueil de souvenirs et d’anecdotes sur Cointe autrefois (CHiCC, 1989)

Temps de lecture : 8 minutes >
A travers tout
  • “1735 : Un moulin à vent existait à Cointe, d’après L. BETHUNE : “Il agitait ses longs bras lançant dans l’air ambiant un bruit monotone et plaintif “. De nos jours, j’ai pu constater que les maisons ouvrières n° 28 et 30, de la rue du Professeur Mahaim, ont été bâties sur les fondations de cet ancien moulin.
  • 1882 : Ouverture de l’Observatoire de l’Université de Liège, dans le parc privé, lui aussi de création récente. C’est là, au n°5 de l’avenue de Cointe, que j’ai vu le jour, en 1900.
  • 1883 : Existence d’une pièce d’eau, devant la chapelle Saint Maur (ce que l’on désigne sous le nom de “flot”, dans les villages wallons). Renseignement donné jadis par Mr FONTAINE, venu habiter rue des Cailloux, en 1883.
  • vers 1910 :
    • Il y avait encore une pompe publique d’eau alimentaire, à bras, à l’angle des rues St.Maur et du Puits. Une autre pompe publique fonctionnait, rue du Batty.
    • A partir de la pompe, la rue du Puits était une ruelle étroite, entre deux haies, sans aucune bâtisse. A hauteur du n° 46, elle avait sa largeur actuelle. Les maisons du côté droit existaient jusqu’à la rue du Loup. Les habitants de cette rue obtinrent plus tard, suite à une pétition, la dénomination “des Hirondelles”.
    • Dans le parc, au bout de l’avenue des Ormes, se situait l’hôtel des Thermes Liégeois qui, progressivement, se transforma en établissement de jeu. Le dimanche matin, il n’était pas rare de découvrir, aux environs, un suicidé qui, dans la nuit du samedi, avait vainement tenté de se refaire une fortune !
    • Au bout de l’avenue des Platanes, l’asile de la “Vieille-Montagne”, desservi par les sœurs de St. Vincent de Paul, orphelinat pour filles et home pour ouvriers pensionnés de cette usine. Plus tard, adjonction d’un ” Hôpital de Cointe”.
Cointe avant 1905

On m’a souvent posé la question : “Quid, avant la création du boulevard Kleyer et l’expo de 1905 ?”  J’avais, jadis, posé la même question à mes parents :

  • Les premiers mètres de la chaussée carrossable du boulevard de Cointe, sont établis sur la démolition d’une ferme de la place du Batty. Un peu plus haut, on a rasé un ensemble de bicoques vétustes, dénommé le “Chaffour”. Au premier tournant, face au n° 22 actuel, une autre ferme a été expropriée et les arbres des prairies, déracinés. En contrebas du “Point de Vue”, on peut encore se rendre compte de l’emplacement de la maison du jardinier BARET, un ami de mon père. Sur le monticule, en face, se situait un poste de police.
  • La plaine des sports fut créée sur des champs de blé dont on avait enlevé et emporté la couche de terre arable.
  • Le boulevard de Cointe n’a perdu son nom qu’après le décès de Gustave Kleyer, bourgmestre de Liège, de 1900 à 1921. La largeur actuelle de ses accotements, le boulevard ne l’a obtenue que plus tard. A gauche, en profitant de la disparition d’une épicerie et d’un café de la place du Batty, ainsi que d’un prélèvement sur les jardins de l’hôtel du Champ des Oiseaux – hôtel acheté par le couvent des Filles de la Croix pour en faire la Bibliothèque paroissiale et une école primaire pour filles.
  • A droite, l’actuelle voie de desserte pavée, devant les n° 4 et suivants, s’appelait “rue de Bourgogne”, sur laquelle venait s’accoler un étroit sentier qui traversait la plaine des sports et rejoignait l’autre partie de la rue de Bourgogne, qui a conservé son nom.
    Cette rue longeait ensuite l’enceinte du riche et important couvent de Bois l’Évêque. On peut lire -dans un ancien roman d’auteur belge- les noms des Demoiselles de la noblesse brabançonne, en pension chez les Dames du Sacré-Cœur à Cointe.
    On disait que la règle de l’ordre de ces religieuses prévoyait -à côté de l’ouverture d’un pensionnat pour filles fortunées- celle de classes primaires pour filles du peuple. Ce fut là, longtemps, la seule et unique école primaire de Cointe.
  • Les garçons devaient – eux – descendre à l’école communale de Sclessin ou aux Rivageois, à Fragnée. Malheureusement, en 1944, un gigantesque incendie
Vue de l’Exposition universelle depuis Cointe © users.belgacom.net/warzee
Cointe en 1905

L’ouverture à Cointe d’une annexe de l’Exposition Universelle de Liège 1905, nous vaut, chaque dimanche et jours fériés, la visite, à notre domicile, de la famille venant d’autres provinces. Le programme est, presque chaque fois, identique : une visite assez rapide de l’annexe à Cointe, après un repas vite expédié, une présence plus importante à l’exposition principale, sur la rive droite de la Meuse.

Papa -titulaire d’un abonnement- les accompagne souvent. Moi -bambin de cinq ans, exempt du droit d’entrée- je suis parfois autorisé à me joindre à la visite de Cointe. Malgré mon jeune âge, je constate que mes oncles, venant des villes, ont des goûts différents de nos cousins hesbignons. Les premiers s’attardent à parcourir l’ensemble des modèles de maisons d’employés construites boulevard Montéfiore en vue de l’Exposition. Ils s’intéressent au lâcher laborieux de montgolfières, contrarié par un vent violent.

Les Hesbignons discutent dans le stand agricole. J’ai gardé le souvenir d’une exhibition de volailles et d’un concours de vaches laitières, qui fut copieusement arrosé -ainsi que les spectateurs que nous étions- un orage ayant percé en plusieurs endroits, la toiture du pavillon !

Une troisième catégorie de visiteurs : les supporters, accompagnant les fanfares villageoises. A tour de rôle -selon un calendrier distribué longtemps à l’avance- elles viennent montrer leurs talents sur un kiosque dont je situe l’emplacement à l’extrémité des courts de tennis actuels n° 2 et 3, de la plaine des sports. Ce kiosque survécut de très nombreuses années à l’Expo.

Comme nous nous étonnions de voir un cousin non-musicien nanti d’un instrument de musique, il nous avoua que, pour avoir accès au kiosque, sa société devait compter 25 exécutants. Pour faire nombre, il accompagnait, avec une trompette dont l’embouchure était obstruée. Coup classique, paraît-il !

Pour se rendre d’une exposition à l’autre, nos visiteurs profitaient du tramway de Cointe qui a provisoirement reporté son terminus, du boulevard d’Avroy à l’actuelle place d’Italie, une des entrées de l’Expo.

Un jour de semaine, Maman attire mon attention sur -fait rare à l’époque- le passage d’une suite de voitures automobiles. Dans l’une, est assis un grand vieillard à barbe blanche : le roi Léopold II. Je présume qu’il se rend à l’entrée de l’Expo, à Fragnée, par l’avenue de Cointe, l’avenue de la Laiterie et l’avenue des Thermes (actuellement avenue Constantin de Gerlache).

Ceux de Saint-Maur

1909 : On apprend que la nouvelle paroisse de Cointe portera le nom “Notre-Dame de Lourdes”. De nombreux paroissiens diront : “Pourquoi pas Paroisse St Maur  ?” Afin d ‘apaiser ces mécontents, Mr le Curé de Gruyter dénommera “Ecole St.Maur”, l’établissement qu’il ouvre rue du Loup. La famille HAUZEUR, propriétaire du parc fait don de la prairie, entre la rue du Chera et l’avenue de Cointe, pour y bâtir la future église paroissiale. En attendant, Mr le Curé y érige une chapelle provisoire en blocs durs. Devant son insuffisance, elle sera ensuite agrandie en planches.

La guerre et de nombreuses années passent… Une destinée nouvelle se profile conséquemment dans le parc, suite à l’ élévation de la future église paroissiale en basilique. De nouveaux plans sont dressés. Ils contiennent aussi le remplacement de l’étang du rond-point de l’avenue de Cointe, par une majestueuse statue du Sacré-Cœur ! Tout semble enfin en ordre. Patatras ! Opposition de l’Institut d’Astrophysique ! Mr le Curé l’annonce dans son homélie, disant : “Je ne pensais pas que les étoiles étaient si près de la terre !” 

Après quoi, un projet éphémère d’église sur les terrains du couvent, à l’angle de la place du Batty et du boulevard Kleyer, précédera le déplacement vers le Château Tart, rue St Maur. Là, s’installent les Pères Dominicains qui vont gérer la paroisse pendant quatre ans.

Revenons en arrière… Au début du siècle, le nom de Cointe n’était guère connu parmi les couches laborieuses des communes industrielles des environs de Liège, mais bien Saint Maur. Quelques exemples, parmi d’autres :

    • A Sclessin, à l’école, pour nos condisciples , nous étions “ceux de Saint Maur”, en dépit de nos rectifications : “Cointe”.
    • A Ans, en 1908, au baptême d’un cousin, ma tante nous accueille “sa famille de Saint Maur”.
    • A Grâce-Hollogne, vers la même époque, les voisins de mon oncle ne situent pas Cointe, mais bien Saint Maur. Ce qui ne manque pas d’une certaine logique, si l’on tient compte de la succession de collines dominant Liège : Saint Maur – Saint Gilles – Saint Martin – Saint Nicolas – Sainte Walburge. Ces lieux et paroisses ont conservé leurs noms, sauf Saint Maur !
Entrée des troupes allemandes à Liège © sambre-marne-yser.be
Cointe, août 1914

Le jeudi 6 août 1914, matin, une batterie d’artillerie belge, venant de Tirlemont, débarque en gare des Guillemins et vient aussitôt installer ses canons dans la prairie, entre l’avenue des Platanes et la rue de Cointe (aujourd’hui, rue du Professeur Mahaim). Cette batterie  se retire, après l’envoi de salves en direction du Bois Saint-Jean, dernier épisode de la bataille du Sart Tilman. Au même moment, revenant de cette bataille nocturne, des piottes (soldats de ligne) isolés, se reposent rue du Chera. Passent également au trot en direction de Saint Gilles, des escadrons du 2ème Lanciers, régiment dont faisait partie le cavalier FONCK, premier soldat belge tombé en 1914-18, tué le 4 août, matin, à Thimister. Place du Batty, la croix de Genève flotte sur le couvent, que la Croix-Rouge a transformé en hôpital militaire, pour soigner les blessés belges de la Bataille de Liège.

Le dimanche 9 août 1914, vers midi, précédé d’une patrouille de uhlans, le 20ème d’infanterie aus Rügen (Rügen est une île de la mer Baltique ) arrive à Cointe. Ce régiment a fait partie de la 11ème division allemande, dont le but était de pénétrer à Liège, en forçant le passage, dans l’intervalle entre les forts de Fléron et de Chaudfontaine, dans la nuit du 5 au 6 août. Échec et repli de la division jusqu’aux environs de Herve, en commettant nombre d’atrocités sur le parcours, sous le faux prétexte que des particuliers auraient tiré sur la troupe !

Le 6 août, les troupes belges des intervalles reçoivent l’ordre du Général LEMAN de rejoindre le gros de l’armée du Roi Albert, sur la Jette et au-delà. Le chemin devient libre et le 20ème peut revenir. A Cointe, cela grouille de casques à pointe. Les gradés logent dans les villas du parc, la troupe campe dans les écoles, laiteries, salles de danse, locaux de l’Observatoire et les fermes.

Les soldats -des Poméraniens- reconnaissent l’incendie de fermes et le meurtre de civils, accusés d’avoir empoisonné les puits (ce qu’on leur a fait croire) ! Nous n’étions pas rassurés, malgré que des sous-officiers nous disaient en français : “Ici, la population est correcte, nous le serons aussi”. Les fantassins des plaines se plaignent du caractère montagneux de la région liégeoise et font la moue en apprenant que la frontière française est encore éloignée de plus de cent kilomètres. Ils se figuraient la Belgique comme un pays minuscule bien plus étroit à traverser !

La mission du 20ème chez nous est de creuser des tranchées dominant la vallée de la Meuse car son Etat-Major redoute une attaque française. Une deuxième ligne de tranchées est établie à l ‘extrémité des jardins de l’Observatoire. Cette tranchée est bientôt la cible des artilleurs belges du fort de Boncelles. Malheureusement, le tir est un peu court ! Plusieurs obus tombent -entre les avenues du Hêtre et des Platanes- sur la tribune et les vestiaires du terrain du Football Club Liégeois. On m’a dit que le tir de Boncelles fut un peu plus efficace aux environs de la rue des Mésanges, ce secteur étant occupé par le 39ème Prussien.

L’attaque française ne s’étant pas produite, nos hôtes indésirables nous quittent dans l’après-midi du vendredi 14 août, en partance pour la France. Immédiatement après leur départ, j’ai lu, sur la porte d’entrée de l’Observatoire, une affichette -signée par le Colonel, avec cachet du régiment- dont traduction grosso-modo : “Les militaires ne peuvent toucher les instruments scientifiques exposés dans les salles. Les contrevenants seront punis, ainsi que ceux qui dégraderaient le mobilier et les locaux.”

En ville, cela se déroula moins bien car le 20 août, nous apprenions que la soldatesque ivre avait brûlé des maisons et fusillé des civils, place de l’Université (actuellement place du XX Août) et rue des Pitteurs. Pendant ce temps, profitant de l’absence des autorités civiles, des habitants de Cointe se rappellent que leurs aïeux trouvaient la houille à fleur de sol. Bientôt, la plaine des sports du boulevard Kleyer est criblée de petites fosses de 60 centimètres, où l’on se procure gratuitement le charbon. Des mineurs de métier, à leur tour, creusent des galeries étançonnées , à deux mètres de la surface. Certains font même, sur place, le commerce de combustible ! La police, s’étant réorganisée avant la fin du mois, vient mettre fin à cette extraction illicite et obliger les profiteurs à remblayer.

Nous entrons alors dans une longue et pénible période, de plus de cinquante mois d’occupation… Aussi, est-ce avec une immense satisfaction que nous assistons, peu après l’armistice du 11 novembre 1918, pendant quelques jours, au reflux par le boulevard de Cointe (aujourd’hui Kleyer), la rue du Chera, l’avenue des Thermes, du Groupe III des armées du Feldmaréchal von Hindenburg. Hélas ! moins de 22 ans après, devenus Hitlériens, “ils” reviendront. Mais cela est une autre histoire que je laisse à un autre le soin d’écrire.”

Georges FRANSIS

  • image en tête de l’article : Cointe, le jet d’eau et l’Observatoire © Philippe Vienne

Brochure éditée par “ALTITUDE 125”, la Commission Historique et Culturelle de Cointe, Sclessin, Fragnée et du Bois d’ Avroy.


 

HESSEL : textes

Temps de lecture : 6 minutes >

“C’est le best-seller de la fin de l’année 2010 [l’article date du 30-12-2010]. Indignez-vous, de l’ancien résistant Stéphane HESSEL, s’est vendu à plus de 300.000 exemplaires. Quelles sont les raisons d’un tel succès ? Son prix attractif de trois euros ? La longueur de l’ouvrage, soit une vingtaine de page ? Un concours de circonstances : sortie du livre avant Noël ? L’engouement, même inexpliqué, est réel et vire au phénomène de société. On se l’arrache et les libraires peinent à alimenter leurs stocks […] cet appel à l’indignation qui provoque espoir chez certains et déchaîne les passions chez d’autres”

Mieux s’indigner aujourd’hui selon Hessel :
      1. Trouver un motif d’indignation ;
      2. Changer de système économique ;
      3. Mettre fin au conflit israélo-palestinien ;
      4. Choisir la non-violence ;
      5. Endiguer le déclin de notre société.
[d’après LEXPRESS.FR]
Extraits de Indignez-vous ! :

Il nous appartient de veiller tous ensemble à ce que notre société reste une société dont nous soyons fiers : pas cette société des sans-papiers, des expulsions, des soupçons à l’égard des immigrés, pas cette société où l’on remet en cause les retraites, les acquis de la Sécurité sociale, pas cette société où les médias sont entre les mains des nantis, toutes choses que nous aurions refusé de cautionner si nous avions été les véritables héritiers du Conseil National de la Résistance.

 

On ose nous dire que l’État ne peut plus assurer les coûts de ces mesures citoyennes. Mais comment peut-il manquer aujourd’hui de l’argent pour maintenir et prolonger ces conquêtes alors que Ia production de richesses a considérablement augmenté depuis la Libération, période où l’Europe était ruinée ? Sinon parce que le pouvoir de l’argent, tellement combattu par la Résistance, n’a jamais été aussi grand, insolent, égoïste, avec ses propres serviteurs jusque dans les plus hautes sphères de l’État. Les banques désormais privatisées se montrent d’abord soucieuses de leurs dividendes, et des très haut salaires de leurs dirigeants, pas de l’intérêt général. L’écart entre les plus pauvres et les plus riches n’a jamais été aussi important ; et la course à l’argent, la compétition, autant encouragée. Nous leur disons : prenez le relais, indignez-vous ! Les responsables politiques, économiques, intellectuels et l’ensemble de la société ne doivent pas démissionner, ni se laisser impressionner par l’actuelle dictature internationale des marchés financiers qui menace la paix et la démocratie.

 

Nous n’avons plus affaire à une petite élite dont nous comprenons clairement les agissements. C’est un vaste monde, dont nous sentons bien qu’il est interdépendant. Nous vivons dans une interconnectivité comme jamais encore il n’en a existé. Mais dans ce monde, il y a des choses insupportables. Pour le voir, il faut bien regarder, chercher. Je dis aux jeunes : cherchez un peu, vous allez trouver. La pire des attitudes est l’indifférence, dire je n’y peux rien, je me débrouille. En vous comportant ainsi, vous perdez l’un des composantes essentielles qui fait l’humain. Une des composantes indispensables : la faculté d’indignation et l’engagement qui en est la conséquence.

 

II faut comprendre que la violence tourne le dos à l’espoir. Il faut lui préférer l’espérance, l’espérance de la non-violence. C’est le chemin que nous devons apprendre à suivre. Aussi bien du côté des oppresseurs que des opprimés, il faut arriver à une négociation pour faire disparaître l’oppression ; c’est ce qui permettra de ne plus avoir de violence terroriste. C’est pourquoi il ne faut pas laisser s’accumuler trop de haine.

 

Comment conclure cet appel à s’indigner ? En rappelant encore que, à l’occasion du soixantième anniversaire du Programme du Conseil national de la Résistance, nous disions le 8 mars 2004, nous vétérans des mouvements de Résistance et des forces combattantes de la France libre (1940-1945), que certes, le nazisme est vaincu, grâce au sacrifice de nos frères et sœurs de la Résistance et des Nations unies contre la barbarie fasciste. Mais cette menace n’a pas totalement disparu et notre colère contre l’injustice est toujours intacte. Non, cette menace n’a pas totalement disparu. Aussi, appelons-nous toujours à une véritable insurrection pacifique contre les moyens de communication de masse qui ne proposent comme horizon pour notre jeunesse que la consommation de masse, le mépris des plus faibles et de la culture, l’amnésie généralisée et la compétition à outrance de tous contre tous.

 

À ceux et celles qui feront le XXIe siècle, nous disons avec notre affection : CRÉER, C’EST RÉSISTER. RÉSISTER, C’EST CRÉER.

Stéphane HESSEL, Indignez-vous !

© lepoint.fr

“Stéphane Hessel (1917-2013), auteur d’Indignez-vous (Editions Indigène) un petit pamphlet vendu à plus de 2 millions d’exemplaires (Source Edistat) depuis sa parution fin octobre 2010, est l’objet d’une polémique. Pour ses détracteurs, ce vieil homme, passé par le camp de concentration allemand de Buchenwald et farouche défenseur des droits de l’homme, aurait “joint sa voix à celle des pires antijuifs” en critiquant l’action de l’armée israélienne menée à Gaza en décembre 2008 et en appelant au boycott des produits israéliens. Pour justifier ce reproche, son action au cours de la guerre 39-45 et sa participation à la rédaction de la déclaration universelle des Droits de l’homme en 1948 ont même été mis en doute. Que sait-on exactement de lui?

Stefan Hessel naît à Berlin le 20 octobre 1917. Son père, Franz Hessel, est issu d’une famille juive convertie au luthéranisme. C’est un homme de lettres francophile qui traduira, dans les années 1920, Proust en allemand en compagnie du philosophe Walter Benjamin.

Franz et Helene Grund, sa femme, ont inspiré le triangle amoureux du roman d’Henri-Pierre Roché Jules et Jim (1953), adapté ensuite par François Truffaut (1962). Franz est l’amant allemand, Henri-Pierre est Jim, le Français, Helene est Catherine. Helene Grund rejoint Henri-Pierre Roché en France en 1925, suivie quelques mois après par son mari et leurs deux enfants, pour former le ménage anticonformiste qui fit rêver les années 1960.

TRUFFAUT, Jules et Jim (1962)

Stéphane Hessel fait de brillantes études en France et il est naturalisé en 1937. En 1939, il est reçu à l’Ecole normale supérieure, où il poursuit des études de philosophie. Il épouse en 1939 Vitia Mirkine-Guetzévitch, une jeune russe d’origine juive, avec laquelle il aura trois enfants.

Il rejoint le Général de Gaulle à Londres en mars 1941. Il y reste jusqu’en 1944 où il revient en France pour une mission, et où il est arrêté. Déporté à Buchenwald, il n’échappe à la peine de mort par pendaison que grâce à une usurpation d’identité organisée par la résistance interne du camp.

Il est admis en 1945 au concours des Affaires étrangères et occupe le poste de directeur administratif au secrétariat général des Nations Unies à New York de 1946 à 1950. En 1948, il est nommé secrétaire de la Commission des Droits de l’Homme des Nations Unies quand celle-ci entreprend la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’homme. S’il n’est pas directement rédacteur, il participe donc bien aux travaux de la Commission, et donc à l’élaboration du texte.

C’est sur les valeurs de cette déclaration de 1948, ainsi que sur celles du Conseil National de la Résistance, qu’il va fonder ses engagements d’après-guerre en faveur d’une “véritable démocratie économique et sociale, impliquant l’éviction des grandes féodalités économiques et financières” (Indignez-vous, p. 10).

Il est attaché au cabinet de Pierre Mendès France en 1955. Sa carrière diplomatique le mène ensuite de poste en poste à Saïgon, Alger, New York et Genève où il représente la France aux Nations Unies.

A l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand, en 1981, il est “élevé à la dignité d’Ambassadeur de France“. En 1988, il soutient la candidature de Michel Rocard à l’élection présidentielle. Il voit en lui un nouveau Mendès France, avant d’être déçu par son “Nous ne pouvons pas accueillir toute la misère du monde“.

En 1996, il est médiateur dans l’affaire des “sans-papiers” réfugiés dans l’église Saint-Bernard. “Immigré moi-même, le sort des travailleurs immigrés ne pouvait que m’intéresser“, précise-t-il dans ses Mémoires parus en 1997, Danse avec le siècle.

Le 15 juin 2010, à la suite de l’attaque de la flottille d’aide à Gaza par l’armée israélienne, il appelle au boycott des produits israéliens dans le cadre de la campagne “Boycott, désinvestissement et sanctions” lancée par des associations palestiniennes en 2005.

En octobre 2010 à Gaza, il rencontre en compagnie de Régis Debray le chef du Hamas Ismaël Haniyeh. Indignez-vous ! paraît le 22 octobre…” [LEXPRESS.FR]


EAN 9782911939761

“Certes, les raisons de s’indigner dans le monde complexe d’aujourd’hui peuvent paraître moins nettes qu’au temps du nazisme. Mais « cherchez et vous trouverez » : l’écart grandissant entre les très riches et les très pauvres, l’état de la planète, le traitement fait aux sans-papiers, aux immigrés, aux Roms, la course au « toujours plus », à la compétition, la dictature des marchés financiers, jusqu’aux acquis bradés de la Résistance – retraites, Sécurité sociale… Pour être efficace, il faut, comme hier, agir en réseau : Attac, Amnesty, la Fédération internationale des Droits de l’homme… en sont la démonstration. Alors, on peut croire Stéphane Hessel, et lui emboîter le pas, lorsqu’il appelle à une « insurrection pacifique ».” [INDIGENE-EDTIONS.FR]


S’engager plus avant…

VIENNE : Une histoire liégeoise : Georges Nagelmackers et l’Orient Express (CHiCC, 2014)

Temps de lecture : 12 minutes >
Le fondateur

“Je vais commencer par vous raconter ce soir une histoire d’amour. Il était une fois un jeune homme de bonne famille qui était amoureux mais les familles n’étaient pas d’accord car l’objet de sa flamme était sa jolie cousine. Ce jeune homme, Ingénieur des Mines de l’Université de Liège, s’appelait Georges Nagelmackers. Il était le fils d’une famille de banquiers bien connue à Liège. La famille possédait un château qui existe encore à Angleur, qui a été heureusement restauré par la SPI. Il abrite le siège de PME et des logements sociaux. En face, on trouve une ferme datant du XVIIe siècle. Et c’est au cimetière de la Diguette, un endroit peu connu, que j’ai retrouvé la trace de la famille grâce à cet imposant monument funéraire. On y voit que Georges Nagelmackers était né le 25 juin 1845.

Pour lui faire oublier son grand amour, on envoya le jeune homme âgé de 22 ans en voyage très loin, aux Etats-Unis. La Guerre de Sécession (1861-1865) venait de se terminer. Il se consola de son chagrin mais revint avec un autre amour : celui des trains. Il avait découvert là-bas les trains de luxe créés par monsieur Mortimer Pullman. Le chemin de fer, invention européenne, y avait pris un essor extraordinaire. C’était le moyen idéal pour conquérir les vastes espaces et amener le “progrès” dans le moindre recoin du pays. Les distances étant très longues, des trains comprenant des voitures-lits transportaient les voyageurs dans des conditions de confort encore inconnues. Le promoteur de ces trains s’appelait Georges Mortimer Pullman. En 1865 sa voiture prototype “Pioneer” avait transporté la dépouille du Président Lincoln ce qui avait fait sa renommée.

Georges Nagelmackers le rencontra. Il se mit en tête dès ce moment de faire la même chose sur le continent. Mais l’Europe n’est pas l’Amérique. Plus de 100 ans plus tard, l’union de l’Europe n’est pas encore complète, alors, imaginez à ce moment ! Elle était morcelée en de nombreux états, jaloux de leurs prérogatives. Un réseau de chemin de fer la parcourait, constitué de compagnies différentes, même au sein d’un seul pays, avec des normes techniques non encore unifiées. Cela impliquait parfois le changement de train aux frontières sans parler des contrôles douaniers. L’Europe ne réunissait pas les conditions idéales pour y faire circuler des trains de luxe la traversant de part en part. Pourtant, l’idée était exaltante et Georges Nagelmackers était enthousiaste. En attendant de réaliser son projet, il entra dans les affaires familiales qui comprenaient des mines et des hauts-fourneaux (Mines et Hauts Fourneaux de la Vesdre, Les Hauts-Fourneaux du Luxembourg, les Houillères réunies de Cheratte).

Le 20 avril 1870, il publia son “Projet d’installation de wagons-lits sur les chemins de fer du continent“. La guerre de 1870 commencera le 19 juillet ce qui retarda un peu son projet. Il entreprit alors une vaste croisade auprès des financiers d’une part, et auprès des hommes politiques d’autre part pour résoudre les problèmes administratifs. Georges Nagelmackers trouva très vite un appui auprès de notre roi Léopold II, tant sur le plan financier que diplomatique. Il fonda en 1872 à Liège  la “Compagnie de Wagons-lits“.  Au lieu d’un couloir central avec les lits disposés de chaque côté et séparés par des tentures, rappelez-vous le film de Billy Wilder en 1959 “Certains l’aiment chaud” avec Tony Curtis, Jack Lemmon et Marilyn Monroe, sa voiture comprenait des compartiments séparés.  Cette formule qui n’eut pas de succès aux Etats-Unis où les voyageurs trouvaient les marchepieds dangereux et préféraient pouvoir circuler dans le train pour plus de convivialité fit le succès en Europe où l’on préférait plus d’intimité. Une première autorisation d’exploitation fut accordée entre Ostende et Berlin, puis avec la France et l’Autriche pour faire circuler un train de Paris à Vienne. Ces premiers services commencèrent en 1873.

L’entreprise était financièrement difficile. L’investissement dans ces voitures était très important et les seuls revenus étaient les suppléments que chaque voyageur devait payer pour les utiliser. Les banquiers familiaux se retirèrent, jugeant l’entreprise trop risquée. Nagelmackers se tourna alors vers Londres, la principale place financière du monde et c’est là qu’il rencontra un Américain original, le colonel William d’Alton Mann, avec qui il s’associa. Celui-ci avait fait breveter une voiture-lits très luxueuse mais de conception opposée à celle de Pullman. Très vite apparut un nouveau matériel : les voitures comportaient des compartiments fermés mais ouvrant sur un couloir latéral et elles étaient montées sur bogies ce qui procure un confort inégalé.

L’association avec Mann ne dura pas et le colonel rentra aux Etats-Unis en 1875. Ses parts furent rachetées au moins en partie par Léopold II lui-même, qui permit aussi d’utiliser le lion héraldique de Belgique dans les armes de la nouvelle compagnie fondée le 4 décembre 1876 : “Compagnie internationale des wagons-lits” ayant son siège à Bruxelles. La première voiture-restaurant fut mise en service en 1882. Le 4 octobre 1883, le premier Orient Express qu’on appelle encore Train Express d’Orient quitte la gare de l’Est à Paris (anciennement gare de Strasbourg). Les voyageurs atteignent Constantinople mais au prix d’un transfert en bateau de Varna en Bulgarie à cette ville. Parmi les premiers voyageurs, Georges Nagelmackers a invité de nombreux journalistes qui ne manqueront pas de relater l’événement. C’est le premier voyage de presse ! Les commentaires sont élogieux. L’envoyé spécial du Times relate qu’il a pu se raser sans se couper ! Georges Nagelmackers démontrera le confort de la suspension en versant du champagne dans une coupe sans en renverser une goutte.

Pullman, implanté en Angleterre, tente aussi, sans succès, de s’établir sur notre continent car Nagelmackers a obtenu une exclusivité.  La concurrence cessera en 1908 lorsque Sir Davidson Dalziel rachetera la compagnie Pullman. Sa fille avait épousé René Nagelmackers, fils de Georges.

L’expansion

En 1884, la société est renommée « Compagnie Internationale des Wagons-Lits et des Grands Express Européens ». Elle dispose de 22 accords dont 16 services réguliers, exploite 53 voitures dont 2 en Angleterre entre Londres et Douvres, en concurrence d’ailleurs avec Pullman. Le trajet de Paris à Vienne prend alors 27 heures 53’ soit 10 heures de moins que les meilleures relations ! Le 1er juin 1889, l’Orient Express rejoint enfin Constantinople sans changements, en 67h35 soit un gain de 14 heures.

Léopold II fut en quelque sorte le parrain de la compagnie, le premier à lui faire confiance. Il fut aussi un client assidu, passionné par le chemin de fer, mais aussi par la danseuse Cléo de Mérode (1875-1966), ce qui l’attirait souvent à Paris ! Différents itinéraires sont adoptés. Par exemple par Ostende, Cologne, Vienne. Mais aussi Calais, Paris, Strasbourg et Vienne, puis Budapest, Belgrade, Sofia. En 1906, le tunnel du Simplon est ouvert, le plus long d’Europe : 19 km, ce qui donnera le Simplon Orient Express par Venise mais pour aller plus loin, l’Autriche impose le passage par Vienne. Nous ne les détaillerons pas tous mais une ligne jusqu’à Saint-Pétersbourg est aussi ouverte et les trains de luxe circulent jusqu’à Moscou pour rejoindre le transsibérien.

Théo Van Rysselberghe : “Portrait de Georges Nagelmackers” © christies.com

Ce portrait de Georges Nagelmackers a été peint par Théo Van Rysselberghe en 1897, donc à l’âge de 52 ans. Une dernière satisfaction lui fut donnée d’admirer, à l’exposition internationale de Liège, la millième voiture-lits et la voiture-restaurant n°999. Il mourut le 10 juillet 1905 donc à 60 ans à Villepreux-les-Clayes (78450) près de Paris, où il avait élu domicile.

La première guerre mondiale

En août 1914, le trafic est interrompu en grande partie par la guerre et du matériel est réquisitionné car le chemin de fer est, à l’époque, le seul moyen pour déplacer rapidement les troupes et le matériel. L’Allemagne a d’ailleurs créé sa propre compagnie : la Mitropa, en  utilisant momentanément le matériel pris à la Cie des Wagons-lits. Le siège de la compagnie est transféré de Bruxelles, occupée, à Paris où il restera. Un autre avatar survient en 1918 : les Bolcheviques nationalisent les propriétés de la Compagnie des Wagons-Lits en Russie (161 voitures-lits, les ateliers, hôtels, etc.).

Une voiture-restaurant va s’illustrer pendant cette période : la 2419D. Une voiture typique de cette époque : caisse en bois de teck verni sur châssis métallique monté sur bogies. Elle a été choisie par le Maréchal Foch avec quelques autres pour y installer son quartier général mobile. Le 11 novembre 1918, l’armistice y fut signé dans la clairière de Rethondes près de Compiègne et la voiture resta exposée dans la cour des Invalides à Paris sous les intempéries ce qui la détériora. Elle fut restaurée en 1927 grâce à l’intervention d’un mécène américain, Arthur Flemming. En 1940, l’histoire se renouvela en sens inverse et Hitler fit emmener la 2419 à Berlin comme trophée. En 1945, elle fut détruite. Deux version s’opposent. Hitler aurait donné l’ordre de la faire sauter afin qu’elle ne serve pas de cadre à son humiliation, ou elle aurait été incendiée accidentellement. La France tenait cependant à ce souvenir et on retrouva en Espagne une voiture presque identique que l’on transforma comme l’originale et que l’on replaça dans son musée.

L’âge d’or

Après la Première Guerre Mondiale, les services reprennent mais beaucoup de matériel a été détruit. Le traité de Versailles prévoit que dorénavant l’Orient Express passera par l’Italie grâce au tunnel du Simplon, récemment ouvert. Il passera par Venise pour rejoindre ensuite Belgrade et son itinéraire habituel. En effet, les alliés souhaitent éviter la traversée de l’Allemagne et de l’Autriche, pays jugés peu sûrs. Ils n’avaient pas tout à fait tort…

Les années 20 voient l’acquisition d’un matériel résolument moderne : les voitures sont entièrement métalliques. Une nouvelle livrée apparaît sur les voitures : bleu nuit rehaussée de filets jaunes. Elles circulent d’abord sur la liaison Paris-Côte d’Azur ce qui donnera à ces trains le surnom de “train bleu“. On voit apparaître une décoration particulièrement  luxueuse : des décors de Lalique, des marqueteries splendides. C’est l’âge d’or de ces trains de luxe qui attirent une clientèle avide de plaisir. Ce sont les Années Folles. Le réseau s’étend vers la Turquie et jusqu’au Caire. En 1936, on peut voyager de Londres à Paris et plus sans changer de voiture grâce au Night Ferry qui transporte le train sur la Manche.

Quelques anecdotes

Lors du premier voyage, la reine Elisabeth de Roumanie, poétesse connue sous le nom de Carmen Sylva, a tenu à lire ses œuvres aux visiteurs qui faisaient halte dans son pays.

En juillet 1896, le père de Nubar Gulbenkian dût se sauver des persécutions des Turcs contre les Arméniens. Il enroula son fils dans un tapis pour le cacher et prendre le train. C’est ainsi qu’il survécut et devint un magnat du pétrole. Imaginez la surprise des voyageurs en entendant le tapis émettre des vagissements !

Le roi Ferdinand de Bulgarie adorait les trains. Alors, quand l’Orient Express arrivait sur son territoire, il le faisait arrêter et exigeait de monter à bord de la locomotive et de conduire lui même. Il aimait la vitesse et dépassait largement les limites, malgré les protestations de l’équipe de conduite. Pour éprouver le matériel, il s’amusait à freiner brusquement ce qui n’était pas du goût des passagers du restaurant ni du personnel. Que de crèmes renversées ! Les protestations affluaient sur le bureau de Nagelmackers. Finalement, le roi promit de se contenter de faire accrocher sa voiture personnelle au train et Georges Nagelmackers reçut une décoration.

Basil Zaharoff, le célèbre trafiquant d’armes que Hergé a pris comme modèle dans “L’Oreille cassée”, s’est épris de la duchesse de Marquesa que son mari tentait d’étrangler.

Une nuit, en Turquie, des brigands ont pris les passagers en otage contre une rançon de cinquante mille dollars.

Quelques objets ont été oubliés dans le train : un portefeuille contenant 7.000 $, un gros diamant, un soutien-gorge en dentelle grise.

L’Orient Express fut bloqué quelques fois par la neige mais en février 1929, cela dura pendant plusieurs jours, non loin d’Istanbul. Malgré les efforts du personnel, il faisait froid dans les voitures (-25° dehors) car il fallait économiser le charbon. Les provisions diminuaient et deux passagers courageux offrirent de partir à la chasse. Ils revinrent avec… un loup. Enfin, la locomotive chasse-neige apparut et le train repartit. Alors qu’on tendait aux passagers un registre pour y consigner leurs réclamations, ceux-ci exhibèrent un document signé de tous attestant que le personnel du train a fait tout son possible pour atténuer leur sort :

“Nous voyageurs du Simplon-Express N° 3 le considérons comme notre devoir de certifier que le personnel du train resté bloqué dans la neige à Tcherkesekeuy durant cinq jours et par un temps épouvantable a fait des efforts surhumains afin que la commodité des voyageurs ait à souffrir le moins possible. Au risque de leur santé, ils sont montés sur les toits des wagons en pleine tempête afin de les approvisionner d’eau, et, manquant de charbon, tous, sans exception, ont fait leur devoir jusqu’au bout. Tcherkesekeuy, 5 février 1929.”

Le 12 septembre 1931, un fasciste hongrois fit sauter un viaduc. La locomotive et neuf voitures furent précipitées dans le ravin. Une vingtaine de personnes furent tuées sur le coup et  cent-vingt grièvement blessées.

Roger Broders, affiche pour le Simplon-Orient-Express (1921) © elbe.paris
La deuxième guerre mondiale

Mais la Deuxième Guerre Mondiale arrive et provoque de nouveau une interruption de la plupart du trafic international. Les voitures sont de nouveau réquisitionnées par les différentes armées.

Le 13 novembre 1945, le Simplon-Orient–Express reprend son service de Paris à Istanbul. A côté des voitures-lits sont attelées des voitures ordinaires. Petit à petit, ce train perd son caractère de train de luxe. Nous passerons sur les difficultés créées par le rideau de fer, les troubles en Grèce avec les partisans communistes, qui aboutiront au “régime des colonels“. Par contre, des liaisons sont créées avec Oslo et Stockholm. De nouvelles voitures sont quand même construites pour remplacer celles détruites par la guerre. Mais la clientèle s’est tournée vers les lignes aériennes qui desservent maintenant toutes les grandes villes avec une rapidité que ne peut concurrencer le train.

Il faudra attendre l’arrivée du TGV, mais c’est une autre affaire. Le 19 mai 1977 a lieu le dernier départ effectif de la voiture-lits Paris-Istanbul. Pour la petite histoire, au lieu de partir à 23h56, il ne partira qu’à 0h20, donc le 20 mai ! Voilà pourquoi les dates diffèrent selon les auteurs… Un problème que connaissent bien les historiens.

La fin et la renaissance

Le matériel ancien n’est plus adapté aux normes techniques et à l’augmentation de la vitesse, il est trop lourd et trop luxueux pour les besoins actuels. Quelques voitures avaient été cédées aux chemins de fer espagnols et portugais qui les utilisèrent jusque dans les années 1970. Mais déjà en octobre 1976 un Suisse, M. Albert Glatt (Intraflug), avait réuni quelques voitures historiques (restaurant, bar, salon) et organisait des voyages au départ de Zurich. Il arrivait même à faire tracter son train par des locomotives à vapeur dans les pays de l’Est ou en Turquie. On donna le nom de Nostalgie-Orient-Express à ce train.

En octobre 1977, cinq voitures de l’Orient-Express furent mises en vente à Monte-Carlo. Ces voitures intéressaient des collectionneurs, forcément fortunés, dont l’Anglais James B. Sherwood qui en acheta deux, pour le prix respectivement de 320.000 et 300.000 francs français. Son idée était de reconstituer l’Orient-Express car il avait racheté l’hôtel Cipriani à Venise. Cette entreprise allait coûter onze millions de livres, ce qui a nécessité la création d’une société et la recherche de capitaux. Tout d’abord, il dut se mettre à la recherche d’autres voitures permettant de reconstituer le train.

De plus, il voulait non seulement faire revivre la rame continentale, mais aussi celle, constituée de pullmans, qui reliait Londres à Folkestone. Ses recherches le menèrent partout en Europe. Les voitures retrouvées, il fallait ensuite les restaurer. Une dizaine le furent dans les ateliers de la Compagnie des Wagons-Lits qui existaient encore à Ostende à Sas-Slijkens, les bâtiments ont été détruits seulement en 2013. Les autres voitures sont été restaurées en Allemagne. Et déjà le 25 mai 1982, le nouveau Venise-Simplon-Orient-Express était inauguré à la gare de Victoria à Londres. Il circule maintenant 2 fois par semaine.

La Compagnie Internationale des Wagons-Lits, et du Tourisme depuis 1967, existe toujours. Elle assure des prestations de restauration sur les TGV. Comme l’indique son nouveau nom, elle s’intéresse aussi à l’hôtellerie. Elle avait déjà repris Cook Travel Company avant la guerre. Après une OPA mouvementée, elle est entrée en 1990 dans le groupe ACCOR qui comprend notamment les hôtels Mercure, Novotel, Etap, la location de voitures Europcar, les agences de voyage Carlson Wagonlit Travel,…

De son côté, la CIWLT a également voulu préserver un souvenir de son passé prestigieux. Stimulée sans doute par le succès du VSOE, elle a restauré un train de 8 voitures qui circule maintenant sous le nom de Pullman Orient Express. On peut le louer : si le cœur vous en dit… La compagnie vend également des copies de vaisselle et de différents objets en rapport avec les célèbres trains.

L’Orient Express dans la littérature et le cinéma

Ce train mythique a inspiré les écrivains et les cinéastes :

  • Maurice Dekobra a écrit “La madone des Sleepings”
  • Graham Greene a écrit “Orient-Express” en 1932. Il est d’ailleurs passé par Liège au cours de son voyage et il a été fasciné par les lueurs des hauts-fourneaux.
  • Agatha Christie a rédigé son célèbre “Le crime de l’Orient-Express” en 1934.
  • Alfred Hitchcock a réalisé en 1938 son film “The lady vanishes” (“Une femme disparaît”) à bord d’une voiture de l’Orient-Express.
  • James Bond (Sean Connery) a pris ce train en 1963 pour “Bons baisers de Russie”.
  • En 1974, Sidney Lumet a tourné “Le crime de l’Orient-Express”.

D’autres auteurs ont été inspirés par ces trains prestigieux. On ne peut les citer tous. Il est certains qu’ils emportent une part de mystère, et de nostalgie à l’égard d’une vie luxueuse qui n’était certes pas celle de tout un chacun à l’époque mais qui fait encore rêver aujourd’hui. C’étaient des années où on prenait encore le temps de vivre. N’est-ce pas cela le plus précieux ?

Depuis décembre 2003, la SNCB a supprimé tous ses trains de nuit, ainsi que la restauration et même le mini-bar à bord de ses trains. Ainsi prend tristement fin, en Belgique uniquement, une aventure qui a révolutionné le monde ferroviaire 127 ans plus tôt. Les hommes d’aujourd’hui ne sont-ils plus capables de sauvegarder, tout en le faisant évoluer si nécessaire, le patrimoine que leur ont légué les générations précédentes ? Il faut des années pour faire un arbre et 5 minutes pour le couper…

Mais je ne veux pas finir sur une note pessimiste. Le TGV a pris le relais. Ce n’est plus le luxe d’antan mais quand même un certain confort et un nouveau luxe, signe des temps : une vitesse incomparable ; il ne faut que 5 heures pour rallier Marseille.”

Robert VIENNE

 

  • Illustration en tête de l’article : L’Orient Express © vanity fair.fr

Bibliographie

  • “L’aventure des chemins de fer”, texte de Jean des Cars, éditions Duponchelle
  • “La grande aventure des chemins de fer”, par Alain Frerejean, éditions Flammarion
  • “L’âge d’or du voyage en train”, par Patrick Poivre d’Arvor, éditions Chêne
  • “Venise Simplon Orient Express”, par Shirley Sherwood, éditions Payot
  • “La Compagnie des Wagons-lits“, par Coudert, Knepper et Toussirot, édition La Vie du Rail

La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte de Robert VIENNE a fait l’objet d’une conférence organisée en 2014 par la CHiCC : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez notre agenda en ligne

Plus de CHiCC ?

DIEL : Psychologie et philosophie (conférence, 1958)

Temps de lecture : 7 minutes >

En 1958, Paul DIEL a prononcé une série de six conférences dans l’émission radiophonique L’Heure de culture française de la radiotélévision française de l’époque. L’ensemble visait à fournir une Introduction à la Psychologie de la Motivation. C’est Jane DIEL qui les propose dans la biographie qu’elle a consacrée à son époux en 2018 (éditions MA-ESKA). Nous avons regroupé les six textes dans wallonica.org, les voici :

    1. Psychologie et langage ;
    2. Psychologie et philosophie ;
    3. La psychologie des profondeurs ;
    4. Psychologie et motivation ;
    5. Motivation et comportement ;
    6. Psychologie et vie.

ISBN 9782822405447

“J’ai tâché de démontrer que le but de la délibération intime est la libération qui réside dans l’harmonie des désirs, dans la maîtrise de soi, dans l’objectivation du sujet à l’aide d’un effort introspectif de prise de connaissance de soi.

Or, depuis les temps les plus reculés, l’effort essentiel de l’esprit humain a été la lutte contre l’affectivité aveuglante. Le thème de la maîtrise des désirs et de la connaissance de soi traverse les siècles. Unissant les époques, il fonde l’effort évolutif et culturel de l’homme, l’histoire de l’humanité, sous son aspect essentiel. La psychologie retrouve actuellement ce thème, non point par hasard, mais par une immanente nécessité historique. Comment n’aurait-elle pas le souci de mettre en relief son lien avec les efforts précédents envers lesquels elle s’éprouve redevable, si pré-scientifiques soient-ils ?

La connaissance intime n’a jamais été cherchée dans un but purement théorique, mais au contraire, dans un dessein éminemment pratique, comme en témoigne l’idéal de sagesse des Anciens. La sagesse est l’harmonie des désirs. L’amour de la sagesse, la philosophie, a cherché les conditions de l’harmonisation non par idéalisme exalté, ni même par devoir extérieurement imposé, mais uniquement parce que les Anciens y reconnaissaient la condition ultime de satisfaction. La satisfaction ultime est la joie, et le désir essentiel de tout homme est de vivre dans la joie.  Depuis que l’homme vit, et tant qu’il vivra, il cherchera la joie et les conditions de son accomplissement. Son effort essentiel consistera à valoriser les désirs selon leur promesse de satisfaction, à les hiérarchiser et à créer ainsi l’échelle des valeurs.

La psychologie moderne a passagèrement abandonné la recherche essentielle. La psychologie ne fut longtemps qu’une branche de la philosophie, mais qui nécessairement a gagné de plus en plus en importance, du fait que le thème essentiel de sa recherche -la maîtrise satisfaisante des désirs- était un problème psychique. Voulant se constituer en science indépendante, la psychologie a pris soin de rendre la séparation radicale. Elle a rejeté non seulement la forme de l’ancienne recherche jugée trop intuitive, mais aussi son contenu : le problème essentiel. Mais la psychologie pourrait-elle à jamais renoncer au contenu essentiel de toute recherche ?

Les conditions de satisfaction et d’insatisfaction sont inscrites dans le fonctionnement psychique. Parce qu’elles y sont inscrites, elles doivent être psychologiquement définissables. Ce n’est que de la définition claire des conditions immanentes de satisfaction vitale que pourra résulter une valorisation sensée (la compréhension du sens et de la valeur de la vie), savoir enseignable dont le pouvoir formateur sera amplifiable de génération en génération. Transmissibilité et amplification sont les traits caractéristiques de toute science. C’est dans ce trait, et non point dans l’abandon du problème essentiel, que la psychologie devrait chercher le renouveau.

Afin de mettre en évidence le lien essentiel unissant les époques, il importe de tracer la ligne évolutive conduisant des croyances primitives à la philosophie et à la psychologie comprises dans toute leur ampleur.

Le thème commun à la philosophie et à la psychologie –la maîtrise des désirs à l’aide de la connaissance de soi– est le problème éthique. La philosophie intuitive, ne pouvant formuler clairement l’origine immanente des valeurs, se perdait dans les spéculations métaphysiques. Ce penchant est fatal, car la réflexion philosophique a hérité de la figuration éthique de la mythologie, qui plaçait les valeurs sous une forme personnifiée dans une région transcendante. Ces personnages surhumains, les divinités, représentant les valeurs, ont été originairement imaginés comme vivant éternellement dans une sphère céleste, imposant à l’homme la conduite éthique -la maîtrise des désirs- comme condition de son salut.

Personnages mythologiques, les divinités des Anciens étaient les créations d’une imagination à force sublimante. Elles figuraient symboliquement les qualités psychiques de l’homme portées à la perfection. Elles imposaient (symboliquement parlant) la conduite sensée, parce qu’elles signifiaient (psychologiquement parlant) un appel à l’effort de perfectionnement que l’homme, créateur des mythes, s’adressait à lui-même par une sorte de prescience surconsciente des conditions psychiques de sa propre libération. Sur le plan de la délibération réelle et intime, les images des divinités étaient, de ce fait, des déterminantes immanentes de l’accomplissement sensé.

Personne ne croirait plus à l’heure actuelle que les divinités grecques, par exemple, Zeus, l’esprit, Héra, l’amour, Athéné, la sagesse, Apollon, l’harmonie, etc., aient réellement, c’est-à-dire physiquement, existé. Elles existaient cependant dans un sens psychologique : images-guides, elles étaient des centres suggestifs qui, parce qu’immanents à la psyché, aidaient l’homme à trouver la solution juste de ses conflits psychiques.

À cet égard, il est instructif de constater que toute la sagesse de la prescience mythologique des Grecs a été condensée dans l’inscription qui se trouvait au fronton du temple d’Apollon, dieu de l’harmonie : “Connais-toi toi-même“. Connaître soi-même, c’est connaître les motifs de ses actions. La prescience mythique indique donc par cette inscription que la connaissance des motifs intimes permet d’accéder à l’esprit harmonisateur. Cette sous-jacente vérité psychologique se trouve encore renforcée par le récit mythique qui souligne le pouvoir libérateur d’Apollon : l’homme qui, conformément à la prescription, cherchait la connaissance de soi, qui symboliquement parlant se réfugiait dans le sanctuaire de l’harmonie, qui soumettait ses désirs exaltés à l’exigence de l’esprit harmonisant, était – d’après l’ancienne prescience – sauvé de la poursuite par les Érinnyes (symboles de la culpabilité). Psychologiquement parlant : l’homme, ayant rempli les conditions saines de la délibération, se trouve libéré du désaccord avec lui-même et du tourment coupable qui en résulte.

Les symboles mythiques formaient une terminologie psychologique exprimée par image.

Mais, peu à peu, la foi en les images perdait sa force vivifiante. Le doute se réveillait à mesure que la divinité, immanente force suggestive existant dans l’intra-psychique, n’était plus prise que pour une réalité extra-psychique vivant réellement dans une région transcendante. La statue, représentation symbolique de la divinité, en vint à être prise pour une divinité réelle qu’on implorait dans l’espoir d’obtenir d’elle la satisfaction des désirs matériels.

L’erreur dans la valorisation décidait ainsi du déclin de la culture.

C’est alors que dans la culture grecque-exemple ici du destin de toutes les cultures- la réflexion philosophique prit le pas sur les croyances. Afin de sauvegarder les valeurs éthiques, la philosophie s’efforça d’expliquer leur raison d’être, qui ne se dégage des images mythiques qu’après en avoir rejeté l’enveloppe symbolisante.

Rien n’est plus instructif à cet égard que la philosophie de Platon. Dans ses Dialogues, le conflit d’origine intrapsychique ne se trouve plus représenté par le combat des héros contre les monstres et les démons, mais par la discussion entre Socrate et les Sophistes. Le héros de Platon, Socrate, défend les valeurs-guides sous leur forme réelle -la connaissance de soi et la maîtrise des désirs- contre l’assaut des Sophistes. Afin de dérober l’affect et ses promesses de jouissance au contrôle de la pensée consciente, les Sophistes se faisaient forts de démontrer que la pensée n’est qu’un moyen bon à prouver n’importe quoi par n’importe quel argument. (C’est là un procédé de fausse justification que tout homme emploie à son insu dans sa propre délibération intime, afin de soustraire au contrôle de l’esprit élucidant les promesses de l’imagination exaltée.) Socrate s’oppose à la rhétorique des Sophistes. Il démontre l’exigence immanente de l’esprit : la nécessité de définir clairement les termes qui désignent les qualités psychiques, seul moyen d’éviter la confusion entre le juste et le faux, confusion dangereuse parce que génératrice de l’activité faussée.

Les dialogues platoniciens sont une tentative d’établir une terminologie psychologique clairement définie, capable de remplacer la terminologie symbolique et imagée de la prescience mythique.

Les thèmes des dialogues seront les qualités psychiques que les divinités, figures symboliques, ont représentées: l’esprit, l’amour, la sagesse, l’harmonie, etc. Sans cesse le Socrate de Platon s’efforce de définir ces termes. Afin de démontrer leur immanente valeur, il les présente comme seuls garants de satisfaction vitale.

La maïeutique de Socrate est une analyse des motivations à base introspective, fondée sur une tentative de prise de connaissance de soi-même.

Mais si, par l’emploi de cette méthode, Platon défend l’origine immanente des idées-guides (vérité, beauté, bonté, sagesse, harmonie, amour), il les détache néanmoins d’une façon insuffisante de l’ancienne figuration mythique. Pareilles aux divinités olympiennes symboliquement immortelles, les idées-guides résident éternellement dans une sphère inaccessible à l’homme. Sans doute Platon a-t-il voulu donner à entendre par là que l’idéal éthique existe en dehors de l’usure du temps, qu’il demeure vrai et valable à travers tous les temps. Il n’empêche que, par la tentative d’assurer aux valeurs une portée absolue et transcendante, la philosophie fut condamnée à ne rester qu’une sorte de psychologie spéculative, vénérable par l’ampleur de ses problèmes, mais dont les tentatives de solution s’échelonnent en une succession de systèmes contradictoires.

Peut-on, de ce résumé succinct, conclure à la situation de l’époque actuelle ?

Ce qui est certain, c’est que la contradiction à l’égard des valeurs et de leur origine culmine à l’heure actuelle dans un degré de désorientation jamais atteint auparavant au cours de l’histoire.

Si l’on admet que toutes les cultures ont été fondées sur leur vision des valeurs, guide essentiel de la conduite humaine tant individuelle que sociale, on ne peut s’empêcher de penser que la cause la plus secrète du désarroi de l’époque présente est due à la scission intervenue entre la survivante métaphysique spiritualiste et le matérialisme mécaniciste, fondement idéologique des sciences. La psychologie elle-même est à la remorque d’une idéologie rationaliste pour laquelle, paradoxalement, la raison n’est qu’un épiphénomène et le raisonnement une illusion.

L’avènement de la psychologie des profondeurs est l’une des conséquences de cette situation conflictuelle.

Il importe dès lors de démontrer que l’étude de l’extra-conscient apporte, en effet, un élément nouveau à la recherche essentielle qui traverse l’histoire.

Mais la psychologie de l’extra-conscient risque de demeurer inefficace si elle ne s’avise pas que les maladies de l’esprit, qui à des degrés divers d’intensité assaillent tous les individus, résultent en premier lieu du malaise de l’esprit incapable de valorisation pondératrice, permettant de maîtriser l’exubérance des désirs matériels, sexuels et spirituels et d’établir ainsi une juste hiérarchie des valeurs.”

[à suivre dans la conférence 3/6 : La psychologie des profondeurs]

  • L’illustration de l’article montre le plafond de la bibliothèque de Montaigne, dont les poutres ont été gravées de maximes.

D’autres discours sur ce qui est ?

DIEL : Psychologie et langage (conférence, 1958)

Temps de lecture : 6 minutes >

En 1958, Paul DIEL a prononcé une série de six conférences dans l’émission radiophonique L’Heure de culture française de la radiotélévision française de l’époque. L’ensemble visait à fournir une Introduction à la Psychologie de la Motivation. C’est Jane DIEL qui les propose dans la biographie qu’elle a consacrée à son époux en 2018 (éditions MA-ESKA). Nous avons regroupé les six textes dans wallonica.org, les voici :

    1. Psychologie et langage ;
    2. Psychologie et philosophie ;
    3. La psychologie des profondeurs ;
    4. Psychologie et motivation ;
    5. Motivation et comportement ;
    6. Psychologie et vie.

ISBN 9782822405447

“Depuis plusieurs années déjà, on constate en psychologie un mouvement qui tend à se déployer dans divers pays. Il s’efforce de réviser les assises mêmes de cette science afin de lui assurer une portée dépassant les limites qui lui furent assignées par les méthodes en usage.

Voici comment s’exprime à cet égard, pour ne citer qu’un seul auteur, le Dr A.H. Maslow, professeur à la Brandeis University, aux États-Unis, dans un récent article intitulé Toward a Humanistic Psychology : “Je crois que tous les problèmes de grande importance, guerre et paix, exploitation de l’homme et fraternité humaine, haine et amour, maladie et santé, mésentente et harmonie, bonheur et malheur de l’humanité, ne trouveront leur solution que dans une meilleure compréhension de la nature humaine…” Et, plus loin : “Elle (la psychologie) se préoccupe beaucoup trop de ce qui est objectif, manifeste, extérieur, en un mot de la conduite… Elle devrait étudier davantage ce qui est intérieur, subjectif, méditatif, secret. L’introspection, utilisée comme technique, devrait être réintroduite dans les recherches de la psychologie.

Dans divers ouvrages et études, l’auteur du présent exposé a défendu une position qui, bien que conçue en pleine indépendance de pensée, s’apparente à celle qu’expriment ces citations, on n’aurait cependant pas osé l’exprimer avec cette franchise un rien naïve qui caractérise, souvent tout à son honneur, le savant américain.

Et de fait, il me serait impossible, aujourd’hui, d’exprimer ces idées en évitant toute polémique. Ma meilleure excuse est que je me sens uni -même avec les psychologues auxquels il m’advient de m’opposer- dans le souci d’une commune recherche de la vérité.

Longtemps avant que la psychologie ait pu se constituer en science, sa terminologie avait été préétablie par la sagesse du langage. Des termes comme sentiment, volonté, pensée étaient couramment employés ; le terme de psyché signifiait l’ensemble de toutes ces fonctions, et de bien d’autres depuis toujours plus ou moins clairement distinguées.

Cette constatation pourrait paraître bien simple, sinon simpliste. À y réfléchir, ne renfermerait-elle pas un problème grave, le problème crucial de la psychologie, celui de sa méthode ?

Bien sûr, toutes les sciences se sont constituées à partir d’une terminologie préétablie. La physique n’utilise-t-elle pas des termes comme vitesse, accélération, etc., qui se sont formés à partir d’une observation ancestrale ? Mais la physique n’est devenue science qu’en définissant clairement sa terminologie grâce à l’emploi de la formule mathématique.

La psychologie, obligée de se contenter des formulations, devrait avoir le souci de les préciser. Est-elle parvenue à formuler clairement ce que sont les fonctions, pour ne citer que les plus fondamentales, de pensée, de volonté, d’affect ?

Pour la psychologie du comportement, la psyché est inexistante. Ses fonctions ne seraient que des épiphénomènes illusoires. Il suffirait donc d’étudier les phénomènes manifestes, constatables par observation extérieure : les actions qui, par voie de conséquence, seraient exclusivement déterminées par l’influence du milieu. Bien entendu, l’étude du comportement ne peut s’abstenir d’utiliser l’ancienne terminologie. Elle continue à parler des pensées, des volitions, etc. Mais elle traite ces phénomènes intrapsychiques avec un souverain mépris. Pour les étudier, il faudrait les observer, et par quelle méthode pourrait-on le faire ?

Il ne s’agit point de contester la valeur des méthodes employées par l’étude du comportement, à savoir l’observation clinique et l’observation à l’aide de tests. Mais ces méthodes n’épuisent pas les instruments de la recherche.

N’est-il pas indéniable que la terminologie élaborée par la sagesse du langage n’a pu être établie qu’à partir de l’observation de la vie intime ? La vie humaine consiste essentiellement en une incessante délibération intime à laquelle toutes les fonctions psychiques apportent leur concours. Le comportement n’en est que le résultat final. Chacun sait intimement et pertinemment qu’il délibère avant de répondre activement aux excitations du milieu. Est-ce possible que ce travail intrapsychique ne soit qu’un leurre,
qu’une illusion dépourvue de toute importance pour la vie ?

La sagesse du langage, qui a su déceler les facteurs les plus élémentaires de la délibération intime, constituant ainsi sa terminologie à partir d’une introspection révélatrice, sans cesse renouvelée par tout être humain, n’aurait-elle pas une fois pour toutes prescrit à la psychologie sa voie d’investigation ? Pour être science, la psychologie ne devrait-elle pas parvenir à rendre de plus en plus lucide la méditation qui se poursuit inlassablement en nous à l’endroit de cette affection immédiate que sont nos désirs et leur exigence de satisfaction, laquelle, sensée ou insensée, décide de la valeur des hommes, du destin de l’humanité ?

Voici comment William James résumait la situation dans son Précis de Psychologie : “…nous ignorons jusqu’aux termes entre lesquels les lois fondamentales, que nous n’avons pas, devraient établir des relations. Est-ce là une science ? C’en est tout juste l’espoir. Nous n’avons que la matière dont il faudra extraire cette science.

Cette matière que nous possédons, qu’est-elle sinon la terminologie anciennement et introspectivement préétablie par la sagesse du langage ? Si, après l’effort des siècles, nous ne sommes pas parvenus à extraire de cette matière des lois capables de constituer une science, ne serait-ce point parce que la voie d’investigation prescrite par la sagesse du langage a été abandonnée?

Une science se définit par sa méthode et elle s’expose par ses lois. Les lois du psychisme concerneraient-elles le désir et ses exigences de satisfaction sensée ou insensée déterminant la situation conflictuelle de l’homme et même de la société ? Le désir n’est-il pas à la base de tout effort humain, même de la science ? La science pure désire posséder la vérité, satisfaction de l’esprit. La société en fait un usage technique en vue de satisfaire les désirs matériels ; mais la loi essentielle de la vie stipule que la véritable satisfaction, le triomphe sur toutes les tentations insensées, ne peut être trouvée que dans la maîtrise des désirs. Comment réaliser les conditions de cette satisfaction essentielle, si la science s’obstine à exclure l’étude du désir du domaine de sa recherche? Bien qu’il soit utopique de penser à une solution à courte échéance, il n’en demeure pas moins vrai que l’esprit humain ne devrait reculer devant aucun problème que la vie et ses exigences inéluctables lui imposent. Ce sont précisément les merveilles de l’invention technique qui démontrent, ou qui pourraient du moins susciter l’espoir, qu’aucun problème n’est insoluble à condition qu’il soit sciemment posé.

Mais le problème essentiel ainsi posé, sa solution est-elle réalisable ? Le désir est une affection subjective. De par sa nature même, il semble s’opposer à la prise de connaissance, qui ne pourra s’opérer que par voie d’introspection objective. Se faire défenseur de l’introspection, n’est-ce point s’engouffrer dans une impasse ?

© anto paroian

N’est-il pas connu et reconnu que l’introspection est dépourvue de toute objectivité et que son emploi n’est pas seulement inefficace, mais au plus haut degré nuisible ?

La vérité, c’est que tout le désarroi actuel de la psychologie est dû précisément au fait que seule l’introspection sous sa forme morbide est reconnue, sans toutefois être étudiée dans ses conditions et ses aboutissements. Elle consiste dans la rumination complaisante des moindres fluctuations de l’affectivité, sans aucun effort de valorisation lucide. Elle transforme les sentiments en ressentiments, et aboutit ainsi à l’interprétation morbide des intentions propres du sujet et des motifs d’autrui à son égard. Produisant l’hypostase vaniteuse et rancunière de l’ego trop auto-complaisant, elle conduit vers l’égocentrisme. Le cortège des déformations psychiques est la conséquence de cette rumination faussement introspective. C’est elle qui détruit la pensée logique et objective par suite d’un aveuglant débordement affectif, conséquence de l’exaltation égocentrique des désirs. L’introspection morbide est la maladie de l’esprit par excellence. Mais n’en résulterait-il pas que la santé psychique est précisément fonction d’un esprit lucidement valorisant, capable de s’opposer aux ressentiments égocentriques et aux désirs désordonnés ? Comment cette valorisation élucidante et objectivante pourrait-elle s’opposer aux méfaits de l’introspection morbide, si elle n’était pas elle-même de nature introspective ?

La psychologie intime n’invente rien en constatant que le conflit des motifs est l’objet d’une constante introspection. Mais elle rappelle à l’évidence. Elle souligne que rien n’est plus important que de comprendre sciemment les motivations secrètes du conflit intime. Seule une prise de connaissance scientifique permettra d’élaborer une méthode objective, capable de soutenir l’introspection saine dans sa lutte contre l’introspection nocive.

Sous le bénéfice de cette distinction se désigne clairement le thème de cette série d’exposés.

La maîtrise des désirs, c’est la maîtrise de soi. La condition indispensable en est la lucidité à l’endroit de ses propres motifs intimes, qui déterminent l’activité dans son ensemble et, par là même, le caractère. Se connaître jusque dans ses intentions secrètes, c’est comprendre la nature humaine en général, c’est connaître également autrui. L’introspection méthodique, loin de conduire à un égarement subjectif, est au contraire la condition de toute véritable objectivité. Le thème commun de ces exposés sera donc l’étude des motivations intimes, qui se dérobent souvent au conscient parce que inavouées et jugées inavouables. Ce sont les motifs inavoués qui s’opposent à la connaissance du fonctionnement psychique, but de la psychologie.

Mais avant d’aborder en détail l’étude des motivations, il est utile de souligner toute l’importance historique du problème.”

[à suivre dans la conférence 2/6 : Psychologie et philosophie]


D’autres discours sur ce qui est ?

EL ANATSUI (né en 1944)

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“A Nsukka, sa terre d’adoption, une ville de 300 000 habitants située dans le sud-est du Nigeria, son atelier est planté le long d’une route, à une quinzaine de minutes à pied de la Faculté des beaux-arts et des arts appliqués où il a longtemps enseigné. Les voitures et camions soulèvent sur leur passage des nuages de poussière rouge. A l’intérieur de la grande bâtisse blanche rectangulaire, une dizaine de ses assistants s’affairent au milieu de sacs en jute emplis de milliers de capsules usagées de bouteilles d’alcool. Les jeunes hommes découpent, dans un silence religieux, les bouchons en aluminium, avant de les aplatir et de les enlacer les uns avec les autres à l’aide de fils de cuivre pour créer de petits rectangles de tentures métalliques colorées.

Debout, le sourire béat, l’air placide et lunaire, El Anatsui dirige tel un chef d’orchestre son ballet d’assistants qui déploient, sur le sol de l’atelier, des pans de ces tissus métalliques réunissant chacun quelque 200 capsules de bouteilles. Au doigt et à l’œil de l’artiste, ils les combinent et assemblent de différentes manières pour créer ce qui deviendra une œuvre. Une de ces monumentales tentures chatoyantes et aux couleurs irisées que s’arrachent les plus grands musées et collectionneurs du monde.

Euphorie de l’indépendance

El Anatsui est l’un des artistes phares du continent africain. En 2015, à la Biennale de Venise, il a été auréolé du Lion d’or pour l’ensemble de sa carrière. Cet été, il est célébré à travers une grande rétrospective au Kunstmuseum de Berne. Né en 1944 au Ghana, il est le plus jeune des 32 enfants que son père, un pêcheur et tisseur de kenté (un tissu traditionnel multicolore), a eus avec ses cinq épouses. Orphelin de père en bas âge, il a été élevé par son oncle maternel, un pasteur presbytérien. Le terreau artistique familial est fécond: plusieurs de ses frères sont musiciens et poètes. Lui, passionné par les arts visuels, chante aussi dans une chorale locale, tout en jouant de la trompette dans un groupe de jazz. Coupé de sa culture autochtone africaine, il est âgé de 13 ans, quand, en 1957, son pays natal, la British Gold Coast (nom donné au pays par les Portugais, premiers colonisateurs de ces terres riches en or), accède à l’indépendance. “C’était l’euphorie. Le Ghana est alors le premier pays noir africain à s’émanciper”, se souvient-il.

Etudiant au College of Art de l’Université des sciences et technologies de Kumasi à partir de 1964, il découvre, médusé, des programmes éducatifs calqués sur ceux de l’ex-puissance coloniale britannique. Il part alors en quête de ses racines culturelles africaines en suivant les cours du Centre culturel national, et en observant le travail des artisans locaux: tisserands, sculpteurs, percussionnistes et autres musiciens. Muni d’un diplôme de troisième cycle en éducation artistique de l’Université Nkrumah, il devient chargé de cours à l’Ecole spéciale de formation de la ville portuaire de Winneba, à une soixantaine de kilomètres d’Accra, la capitale.

Là, il commence à créer une série d’œuvres à partir de plateaux traditionnels en bois, inspirées de ceux qu’utilisent les commerçants ghanéens pour présenter leurs marchandises sur les marchés. Sur les bords de ces plats, il grave, à l’aide de fers chauffés, des symboles visuels Adinkra représentant des concepts et aphorismes créés par les Akans, une population d’Afrique de l’Ouest. En 1975, il est nommé enseignant à l’Université du Nigeria, à Nsukka, quelques années après la fin de la guerre du Biafra, dont les stigmates sont encore omniprésents. C’est là, dans le sud-est du pays le plus peuplé d’Afrique, qu’il vit depuis quarante-cinq ans, partageant son temps entre l’enseignement de la sculpture et sa propre création.

“Gravity and Grace” © artnet.fr
Impermanence des choses

“J’ai commencé à travailler avec lui en tant qu’étudiant de premier cycle. El nous a conseillé d’utiliser des supports bon marché, de façon à être plus libres de nous exprimer, libres de toute pression économique”, raconte Onyishi Uchechukwu, devenu entre-temps un des responsables de l’atelier de l’artiste. Béton, bois durs tropicaux et bois flottés, argile, céramique, métaux fondus et réutilisés, râpes à manioc, couvercles de bouteilles de lait, bouchons en aluminium: El Anatsui a puisé, tout au long de sa carrière de sculpteur, dans un florilège de matériaux, le plus souvent simples et banals.

“Je recherche ce qui est disponible dans mon entourage immédiat. Je travaille ces matières avec un objectif de régénération, avec l’envie de leur donner un nouveau souffle”, explique-t-il. Dans les années 1970, c’est l’argile, la terre, source indispensable de toute vie, qu’il utilise pour créer des poteries. Ses œuvres sont faites de fragments qu’il brise et perce s’inspirant des coutumes de l’Afrique de l’Ouest, où des pièces cassées et des fragments d’argile sont utilisés comme récipients rituels. Ces œuvres sont autant de métaphores du temps qui passe, de l’impermanence pour recourir à une terminologie bouddhiste.

Dans les années 1980 et 1990, il crée des œuvres en bois, découpées à la tronçonneuse avant d’être brûlées à l’aide d’un brûleur à gaz. Ces pièces sombres, comme celles de la série Grandma’s Cloth, et ces outils pour le moins agressifs et violents sont autant de métaphores de l’histoire de l’Afrique, de la période coloniale et post-coloniale qui a bouleversé les hommes, les cultures et les structures tant économiques que sociales. Et légué au continent des frontières tracées au cordeau, en 1884 à la Conférence de Berlin, en faisant fi des réalités ethniques, religieuses, linguistiques et politiques.

Esprit indestructible

El Anatsui n’utilise que des matériaux simples qui ont, le plus souvent, déjà été utilisés par d’autres. “Quand vous recourez à des objets qui sont passés de main en main, ceux-ci ont une charge, une énergie d’autant plus forte qu’ils ont été manipulés par un plus grand nombre de personnes. Vous ne retrouvez pas une telle énergie dans les pièces faites à l’aide de machines. J’utilise des rebuts, des objets jetés que j’élève, en les transformant, en œuvres d’art. Mon travail évoque les grands cycles de la vie, de la mort et de la régénération. Il reflète ma conviction que l’esprit humain est indestructible”, souligne-t-il.

En 1976, il est honoré, pour la première fois, à travers un solo show au Nigeria. Sa première exposition à l’étranger, en 1981, en Grande-Bretagne, sera suivie de nombreuses autres en Europe, en Amérique du Nord et au Japon. Sa notoriété monte en puissance dans les années 1990. Mais le véritable tournant de sa carrière remonte au tout début des années 2000, lorsque le public international découvre, subjugué, ses immenses tentures colorées réalisées à partir de bouchons de bouteilles en aluminium. De 2003 à 2008, son exposition itinérante Gawu circule à travers l’Europe et les Etats-Unis, où elle s’achève au Smithsonian National Museum of African Art, à Washington DC. En 2007, ses œuvres sont exposées dans la section internationale de la Biennale de Venise. Et en 2019, toujours à Venise, il est la vedette du pavillon du Ghana, qui fête alors sa première participation à la Biennale.
Ses œuvres évoquent l’histoire du continent africain mais aussi des enjeux plus contemporains, comme la crise écologique et climatique. En témoigne notamment Earth’s Skin (2007), qui traduit, de manière plastique, les blessures et plaies infligées à la terre par l’action des hommes. Ou Tiled Flower Garden (2012), figurant une mer de fleurs multicolores se muant en un sinistre magma noir. Une manière de nous alerter sur les menaces d’effondrement écologique qui pèsent sur notre petite planète bleue.” [d’après LETEMPS.CH]

 

“Ink Splash II” © tate.org.uk
L’importance de la matière : El Anatsui

“Les passants continuaient leur chemin, sans remarquer quoique ce soit. Mais El s’est arrêté pour ramasser ce sac poussiéreux rempli de capsules de bouteilles, et il en a fait de l’or. “Je cherchais quelque chose d’éthéré. Je voulais vraiment émouvoir les gens.”

El Anatsui (1944), connu sous le nom de “El”, est un artiste ghanéen issu de la tribu Ewe, mais il a passé la plus grande partie de sa vie au Nigéria, où il enseignait à l’université de Nsukka. A 56 ans, il atteint une notoriété internationale en transformant des milliers de capsules de bouteilles en gigantesques structures lumineuses, faisant ainsi référence, sous couvert de la beauté, à l’abstraction globale, à l’histoire de l’Afrique, aux textiles indigènes, et à la vie comme processus de changement. En 1990 et en 2007, il participe à la Biennale de Venise, et couvre les murs de l’Arsenal et du Palais Fortuny de ses sculptures spectaculaires (…).

Flexibilité

Imaginez la patience dont il a fallu faire preuve pour réaliser cela ! Dans son film Fold Crumple Crush: Art of El Anatsui (2011), la spécialiste d’art africain Susan Vogel nous éclaire sur ce long processus. Pendant deux ou trois mois, une quarantaine de jeunes hommes issus de la communauté locale ont coupé, martelé, et plié les capsules. Ils les ont ensuite liées les unes aux autres à l’aide d’un fil de cuivre pour créer des blocs souples, flexibles. Puis vient le moment où El crée sa composition. Après avoir tracé les lignes sur le sol, il continue à manipuler les blocs et à prendre des photos digitales pour mieux apprécier le résultat, jusqu’à obtenir satisfaction.

“Je suis un sculpteur”, insiste El, mais il défit la notion traditionnelle de sculpture comme art tridimensionnel et statique. On ne peut pas se cogner dans ses œuvres.  Ses structures souples s’adaptent à leur environnement, que se sont en intérieur ou en plein air. Et pourtant, en couvrant les murs, les façades de bâtiments, les haies ou les arbres, elles ne répondent simplement aux lois de la gravité. Leurs plis ondulants semblent avoir une vie qui leur est propre.

Pour El, cette flexibilité physique est une métaphore d’une certaine mentalité. “Je crois à l’élément du changement. La vie est toujours soumise à des flux. Mon travail reflète cela en créant une forme qui est libre, qui se contracte et se gonfle, qui peut être exposée de différentes façons, sur des murs, des haies…” Quand ses œuvres sont exposées en extérieur, El ne se préoccupe pas de l’altération, ce qui mène à des discussions échauffées avec les directeurs de musées.  A Venise, mon œuvre était dehors pendant six mois, et quand elle est revenue, j’ai constaté que le sel et le vent l’avait détériorée. Elle portait la patine de l’âge. Maintenant je me sers de cela, pour blanchir les capsules au soleil. La dégradation est bienvenue. En tant qu’êtres humains, nous vieillissons et nous changeons. On apprend à vivre avec.”

Textile

Ses tentures métalliques souples sont souvent associées au textile, et plus particulièrement au tissu kenté, qui est constitué de fines bandelettes de tissu cousues ensemble. Le père et le frère d’El étaient tisseurs de kentés. A-t-il été inspiré par ces somptueux tissus ghanéens autrefois portés par les chefs de tribu comme signe de richesse ? El admet qu’il provient d’une forte tradition kenté, mais que la signification de son travail ne se limite pas qu’à cela. Coïncidence : la palette de couleurs des capsules de bouteilles se trouve être la même que celle des kentés. “Au début, je ne tenais pas compte des couleurs des capsules – les rouges, les noires, les blanches et les jaunes étaient toutes là. Alors j’ai commencé à en prendre conscience également. La plupart du temps, l’art vient du hasard. Dans ce processus, vous créez un langage.”

Esthétiquement et en terme de signification, El semble être motivé par les propriétés du matériau. “Les capsules sont une référence forte à l’histoire de l’Afrique. L’alcool est devenu, au final, un des produits du trafic d’esclaves transatlantique.”

“Untitled” © mutual art.com

Racines africaines

El Anatsui a atteint la majorité après l’indépendance. En 1957, les anciennes colonies britanniques de la Côte-de-l’or et du Togoland deviennent le nouvel état du Ghana. Mais les écoles d’art africaines avaient besoin d’être réformées. “Elles étaient toutes des ramifications d’écoles d’art occidentales. On nous enseignait la Renaissance. Le curriculum était plus britannique que ghanéen. Nous sentions que quelque chose manquait, et c’est ce qui nous a poussé, mes collègues et moi, vers une quête de notre propre culture. Nous nous sommes enrichis en connaissant à la fois l’art occidental et l’art africain.” 

El était ravi quand il  a découvert les symboles des indigènes Adinkra, qui représentent des concepts et des aphorismes. On disait que l’Afrique ne possédait pas de tradition écrite, mais ces symboles sont une forme de communication, à travers l’art. “A l’origine, les symboles Adinkra étaient imprimés sur des tissus que l’on portait pour les enterrements. Ils devaient parler de la vie ! Ces symboles étaient répétés sur le tissu, mais j’en ai isolé un et l’ai reproduit au centre d’un plateau de bois, pour renforcer sa signification.”

Par la suite, El invente ses propres symboles. Ses reliefs en bois des années 90, gravés au rythme de points et de lignes, semblent abstraits. Mais, pour El, c’est en perforant et brûlant les lattes de bois, en les marquant brutalement à la tronçonneuse qu’il raconte l’histoire de l’Afrique, et tout particulièrement l’année 1884, marquée par la conférence de Berlin, alors que les puissances coloniales se partagent le continent. “J’ai pensé à déchirer les matériaux en petits morceaux.”

Objets trouvés

Après ses sculptures de bois, El a commencé à travailler avec les capsules. El adore les objets trouvés, parce qu’ils font partie de la vie. “Si, par exemple, je travaillais avec du bronze, c’est distant. Les gens ne peuvent pas s’y associer. Quand vous touchez des choses qui ont été utilisées auparavant, il se crée une connexion. Parce qu’elles ont été utilisées par l’homme, elles ont une histoire.”

L’utilisation d’objets trouvés n’est pas une nouveauté en Afrique. Cela existait depuis le début. Dans l’art traditionnel africain, les matériaux comme le bois, la peau ou les plumes provenaient de l’environnement dans lequel évoluaient les artistes. “Je voulais transmettre un héritage à mes étudiants. Faire quelque chose de grand, d’étourdissant pour l’observateur. Des centaines, des milliers de capsules de bouteilles. Prenez-le, appropriez-le vous, et transformez-le en quelque chose de nouveau !”

Interprétations multiples

Le travail d’El est souvent constitué de fragments qui, assemblés, forment un tout, et cela vient d’une motivation qui lui est personnelle. A son insu, El a été élevé par son oncle et sa tante. Dans un film de Susan Vogel, il se souvient du choc qu’il a ressenti quand il a découvert qu’il n’était pas leur enfant naturel. Le père biologique d’El avait cinq femmes avec lesquelles il avait eu trente-deux enfants. El était l’un d’eux. “Je me suis demandé : Qui suis-je ?”. En quête de son identité, il a décidé de choisir son propre nom : El Anatsui. A 29 ans, il accepte avec enthousiasme l’invitation de Uche Okeke à enseigner à l’université de Nsukka, au Nigéria, où il vit encore aujourd’hui. Célibataire. “J’utilise des fragments à cause de l’histoire de ma famille, parce que je ne vis pas près d’elle, parce que je ne vis pas dans mon pays.”

Bien souvent, le travail d’El a des significations cachées, mais il ne veut pas les imposer au spectateur. Il préfère laisser son travail ouvert à différentes interprétations. “Comme ma langue maternelle Ewe, qui est tonale. Un mot écrit peut avoir différents sens à l’oral. J’aime quand les choses restent en partie indéterminées.”  [d’après SCULPTURENATURE.COM]

  • photo en tête de l’article : El Anatsui © revue-afrique.com

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Plus d’arts visuels…

Encore une bonne année avec Nietzsche !

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“Pour ce premier Journal de l’année, je vous propose de commencer l’année avec Nietzsche et ce livre de Stéphane FLOCCARI (Editions Encre Marine). Vous êtes sûrement fatigués, pas très bien réveillés, ou au contraire, très en forme, prêts pour cette nouvelle année… Vous avez en tout cas la tête pleine de souhaits. Oui, la fin d’une année et le début d’une autre sont toujours l’occasion de faire les comptes et d’énumérer la liste de ses attentes, l’occasion de faire l’inventaire pour soi, des années passées et à venir.

Les mauvaises langues (et la plupart des philosophes) diront que le mois de janvier est celui des souhaits et les autres ceux où ils ne se réalisent pas, d’autres diront aussi qu’il est bien paradoxal de faire pour soi des vœux, alors que tout le monde fait la même chose, et d’autres, encore, diront que le 1er janvier, ce n’est qu’une occasion, un jour comme les autres, et que seules les conventions calendaires en font un tournant. Sans oublier tous ceux, les critiques de la superstition, qui ne verront dans ce moment dévolu à faire des choix pour la nouvelle année qu’une manière de se livrer au destin…

Peu importe… les arguments sont nombreux pour ne rien faire de ce nouvel an et ne pas y voir la promesse de l’aube. Et pourtant, un philosophe, qui semble éloigné de cette rumeur annuelle du monde avec son éternel retour, a fait du nouvel an l’occasion d’une philosophie… c’est Nietzsche !

Pour la Nouvelle Année. Je vis encore, je pense encore : je dois encore vivre, car je dois encore penser. Sum, ergo cogito ; cogito, ergo sum. Aujourd’hui, chacun ose exprimer son vœu et sa pensée la plus chère : soit ! Je veux donc dire moi aussi ce qu’aujourd’hui je me souhaitais à moi-même et quelle pensée a cette année été la première à traverser mon cœur – quelle pensée doit être le fondement, la garantie et la douceur de toute pensée à venir ! Je veux toujours plus apprendre à voir la nécessité dans les choses comme le beau – ainsi serai-je l’un de ceux qui rendent belles les choses. Amor fati : que cela soit à présent mon amour ! Je ne veux mener aucune guerre contre le laid. Je ne veux pas accuser, je ne veux pas même accuser les accusateurs. Que détourner le regard soit mon unique négation ! Et, en tout et pour tout, et en grand : je veux, en n’importe quelle circonstance, n’être rien d’autre que quelqu’un qui dit oui.

En un seul aphorisme, écrit après des nouvel an tragiques, où la joie a côtoyé la maladie, le miracle la catastrophe, en un seul aphorisme donc écrit en 1882, au moment de la rédaction du Gai savoir (vous pouvez le relire à la 4ème partie, c’est l’aphorisme 276), Nietzsche dit ainsi un grand oui. Il déclare ainsi, et c’est le titre de cet aphorisme, le premier mois de l’année, ‘Saint-Janvier’.

Il y a peu à ajouter à partir de ces très belles lignes… si ce n’est deux ou trois choses à demander à Nietzsche : comment faire de ce « oui » un « oui », c’est-à-dire un véritable acquiescement ? Et à quoi ? A quoi dire oui, à quelle nouveauté, s’il s’agit encore de vivre, encore de penser ?

Nos amis, mauvaises langues et philosophes, n’ont pas tout à fait tort : quand on fait des vœux, on souhaite certaines choses, telles la santé, le bonheur, la réussite, etc., et quand on fait ces vœux, on ne les choisit pas, on les souhaite seulement… De la même manière, quand Nietzsche veut être quelqu’un qui dit oui, n’est-ce pas là un vœu pieu ?

EAN13 9782350881249

Nietzsche ne vous délivrera pas une recette pour faire de ce nouvel an le début d’un grand oui. En revanche, comme le rappelle Stéphane Floccari, il garde des fêtes de fin d’année en famille ou avec Wagner, à Tribschen, le souvenir d’une “intimité confortable“, pas celle qui endort et anesthésie, mais celle d’une heureuse impression, qui tranche et frappe dès qu’elle se rappelle à nous. Ce grand oui est sûrement celui tourné vers cette impression qu’on aimerait retrouver, mais si elle ne se répète pas… eh bien, on dira quand même oui.”


Plus de discours ?

KIM SOOJA (née en 1957)

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“Artiste nomade née en 1957 à Daegu, KIM SOOJA a fait du voyage le moteur de son travail artistique. Elle puise dans le terreau de ses origines coréennes afin d’engager une réflexion sur le thème universel et intemporel de l’exil. Depuis plus de 20 ans, elle conçoit au sens propre comme au figuré des bottaris, des grandes pièces de tissus traditionnelles et colorées confectionnées à partir de morceaux d’étoffes récupérés et cousus entre eux.

Objet familial ancré dans la culture coréenne, le bottari était utilisé à la manière de grand baluchon pour envelopper et transporter des effets personnels lors de voyage ou de déménagement. Kim Sooja s’en sert pour ses valeurs symboliques fortes et tisse une réflexion sur le voyage, le déracinement, la mémoire et la construction de soi. Au delà d’une œuvre à la sensibilité féminine et à l’esthétique coréenne, le travail de Kim Sooja vise un objectif universel, celui de comprendre l’esprit humain à notre époque moderne.

To breathe : Bottari

Pour la biennale de Venise en 2013, Kim Sooja investit avec poésie le Pavillon coréen, abordant l’architecture comme un immense bottari. Elle recouvre le sol de miroirs et plaque sur les larges baies vitrées un film translucide qui diffracte la lumière naturelle du soleil en un spectre chatoyant aux reflets infinis, inondant l’espace du pavillon de miroitements kaléidoscopiques. La densité de la lumière varie en fonction de la position du soleil et transforme l’installation en une expérience transcendantale. A travers cette installation, Kim Sooja invite le visiteur à plonger dans une sorte de sanctuaire physique et sensoriel, reflet de l’univers introspectif de l’artiste.

Bottari Truck-Migrateurs

Réalisée en 2007, la performance “Bottari Truck-Migrateurs” est une méditation sur le thème de l’immigration et du déracinement. Juchée sur une montagne de ballots de tissus à l’arrière d’un pick-up, Kim Sooja parcourt un itinéraire partant du musée MAC/VAL de Vitry-sur-Seine jusqu’à l’Église Saint-Bernard à Paris, lieu symbolique de la lutte des sans-papiers depuis l’expulsion brutale en 1996 de 300 clandestins qui s’y étaient réfugiés. Les baluchons qu’elle transporte sont confectionnés à partir de tissus, draps et vêtements récupérés auprès de l’association d’Emmaüs. Ils forment ainsi des patchworks chargés d’autant d’histoires anonymes et personnelles. La poignante beauté des photos tirées de sa performance trouve leur pleine mesure dans la gravité du sujet évoqué.” [lire la suite sur CAHIERDESEOUL.COM]

“Bottari with the Artist” (1994) © Ju Myung Duk.

Une tradition de l’artiste nomade

“Comme de nombreux artistes de ces dernières décennies, Kim Sooja est une artiste nomade qui fait de l’exil et du voyage le nœud de son travail. La figure de l’artiste nomade et arpenteur provient d’une longue tradition, voyageant vers les villes où l’art lui semblait le plus inspirant ou guidé par les mécènes, là où sa production avait la chance de s’y développer. Aujourd’hui ce déplacement perpétuel, au physique comme au figuré est devenu un lot commun, gagné par la mondialisation et la réduction du temps et de la distance. Il est même un “genre” en soi, comme on parle de film de genre. Beaucoup d’artistes sont des exilés “volontaires” mus par des raisons personnelles ou par la curiosité, plus encore sont les exilés politiques.

Le départ, l’arrivée et la traversée, partir mentalement et physiquement, de possibles lignes de fuites sont produites par nombre d’artistes et l’on pourra y croiser des vespas en marbre de Gabriel Orozco, des bateaux de Claudio Parmiggiani, des cailloux disséminés de Richard Long, des cartes de Mona Hatoum ou les marches de Francis Alÿs.

Le travail de Kim Sooja s’inscrit donc dans cette vaste famille des artistes géographiques dont le parcours personnel est scandé par les allers-retours. Très tôt, en 1985, dès la fin de ses études de peinture à l’Université Hong-IK (Séoul) et à l’atelier de Lithographie de l’Ecole nationale des Beaux-Arts de Paris, Kim Sooja commence à exposer au niveau international. Parmi ses récentes expositions personnelles, on retiendra To Breathe – A mirror woman, au Musée Reina Sofia à Madrid en 2006 et Lotus : Zone of Zero, l’assemblage d’une monumentale rosace de lanterne de lotus avec la diffusion de chants grégoriens, islamiques et tibétains dans la Rotonde de la Galerie Ravenstein (Bruxelles, 2008).

Être et agir dans l’immobilité : un équilibre

La contemplation et l’immobilité comme corollaires du mouvement sont les temps et postures privilégiés par Kim Sooja. Cette attention met d’autant plus en relief les forces d’oppositions, les énergies réciproques de l’arrêt et de la mobilité, le cycle du repos et de l’activité, de la vie et de la mort. Ainsi la vidéo A homeless woman (2001) où l’artiste est filmée au Caire ou à Dehli, allongée au sol, est chargée d’une forte puissance, face à cette assemblée de passants masculins.

La série de vidéos A Needle Woman (1999-2001 et 2005) est considérée comme une œuvre emblématique, point de repère dans l’ensemble de ses actions-performances. Dans une dizaine de villes à travers le monde (Londres, Shangaï, Lagos, Mexico, Jérusalem…), Kim Sooja a adopté une même posture : droite et immobile dans la foule, ses cheveux rassemblés par une longe natte filant sur sa robe noire. Chaque scène est filmée au téléobjectif, en plan fixe et montre le contraste plus ou moins fort, plus ou moins violent, entre la pose de l’artiste, dos à la caméra et cette foule qui l’entoure, la contourne, ces individus qui l’évitent, l’oublient ou l’observent. A needle woman, “une femme aiguille” en français, néologisme pour un pas de côté vers cette autre activité que Kim Sooja met en scène : rassembler des tissus, voyager avec des ballotins, se glisser entre les mailles.

Accueillie en résidence en 2007 au MAC/VAL, elle réalise la performance Bottari Truck-Migrateurs, entre Vitry et Paris. Dans un premier temps, il s’agit pour l’artiste de récolter des draps, des vêtements provenant d’Emmaüs. Leur agencement coloré tisse ainsi un état des lieux de la diversité des communautés présentes sur le territoire. Chargée de ces vêtements rassemblés en balluchons, comme autant d’histoires et de corps en creux, l’artiste les transporte à l’Eglise Saint-Bernard à Paris, lieu aujourd’hui manifeste de la lutte des sans-papiers. De la place de la Bastille à celle de la République, c’est un trajet en pick-up le long des monuments historiques de Paris qui est filmé et qui constitue une trace de cette action.

Voyager sans bouger, se fondre dans la foule, agir par l’immobilité ou le transport de tissus devenus anonymes, ballottée de ci de là, autant d’états contradictoires et quotidiens de la condition humaine et du temps contemporain qui sont figurés inlassablement par Kim Sooja, artiste équilibriste. [d’après MACVAL.FR]


[INFOS QUALITE] statut : compilé | mode d’édition : compilation par wallonica.org  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : artsy.net ; Ju Myung Duk.


Plus d’arts visuels…

WOJNAROWICZ, David (1954-1992)

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David WOJNAROWICZ est né en 1954 à Red Bank, bourgade du New Jersey à l’extrême périphérie sud de New York. Une éducation catholique, un père violent, un séjour en foyer, puis la fuite à New York, la rue, la prostitution occasionnelle construisent son enfance et son adolescence. Après avoir sillonné les Etats-Unis, vécu quelques mois à San Francisco, puis à Paris, il s’installe en 1978 à New York. Son ambition première est de devenir écrivain, il sera artiste sans vraiment l’avoir envisagé. Dans le milieu des années 1970, il se passionne pour les œuvres littéraires de William S. Burrough et de Jean Genet.

Il émerge sur la scène artistique new-yorkaise au cours de l’été 1979 avec la série “Arthur Rimbaud in New York” (1978-79), réalisée au retour du voyage à Paris, qui constitue paradoxalement l’une de ses rares incursions dans le domaine de la photographie jusqu’au milieu des années 1980. Il y met en scène, à l’aide d’un appareil emprunté, trois de ses amis, parmi lesquels Jean-Luc Delage, son amant parisien. Les visages sont dissimulés derrière un masque représentant le visage de Rimbaud, très exactement celui qui illustre la couverture des “Illuminations”. L’œuvre, qui ménage des citations à Marcel Duchamp et Joseph Beuys, est aussi et surtout une déambulation dans les lieux du New York intime de l’artiste : le métro, Time Square où il se prostituait occasionnellement, Coney Island, les quais de la rivière Hudson, à l’extrémité de Canal street, dans le Meatpacking District, lieu de drague gay.

Au milieu des années 1980, l’artiste devenu activiste se fait le porte-voix de la communauté gay face à l’inertie du gouvernement américain au plus fort de l’épidémie du sida. L’exposition, qui suit un déroulé chronologique, montre parfaitement comment son œuvre artistique et sa vie sont intrinsèquement imbriquées et comment celles-ci sont tenues par un engagement militant qui relève chez lui de l’évidence. Il s’identifie très tôt à la figure de l’outsider, qui va traverser son œuvre. Elle y est omniprésente : Jean Genet et William S. Burroughs apparaissent dans ses collages, Arthur Rimbaud (1854 – 1891) est l’acteur principal de la suite photographique qui le révèle à la scène artistique. Les liens biographiques entre ce dernier et Wojnarowicz sont d’ailleurs nombreux : outre cent ans d’écart à quelques jours près, tous les deux partagent un père marin absent, l’homosexualité, le refus des catégories aliénantes, l’affirmation du statut de marginal. A la célèbre citation du poète français “Je est un autre” répond l’ “Autoportrait” (1983-84) réalisé par Tom Warren et retravaillé par l’artiste. Le feu évoque ici l’urgence qui transparaît de son œuvre. Suspendue entre la vie et la mort, elle s’apparente à une course contre la montre. Autodidacte, il va faire quelques rencontres importantes dont une qui va s’avérer déterminante, pour son art aussi.

Il prend part, aux côtés de Nan Goldin, Kiki Smith, Peter Hujar, Richard Kern… à la naissance de la scène artistique de l’East Village. De 1980 à 1983, il est membre du groupe de musique “3 teens kill 4” et réalise ses premiers pochoirs qui servent à annoncer les dates de concert du groupe, des affiches qu’il applique directement sur les trottoirs et les murs de la ville pour être sûr qu’elles resteront bien en vue. Les motifs qu’il invente marquent l’émergence d’un vocabulaire formel dominé par l’urgence et la fragilité (maison en feu, homme qui tombe). Les quais abandonnés de l’Hudson, qu’il aime à fréquenter à la recherche de partenaires sexuels, deviennent bientôt un lieu de création lorsqu’avec Mike Bidlo, rejoint ponctuellement par d’autres artistes parmi lesquels Kiki Smith, Betty Tompkins ou encore Alain Jacquet, il investit l’ancien terminal maritime Ward Line, le Pier 34, immense bâtiment abandonné appartenant à la ville, le transformant en galeries d’art et ateliers improvisés. Un diaporama de photographies d’Andreas Sterzing documente ce bref moment  d’expérimentation plastique (1983-84), cette mise en place d’un système alternatif de création, sans apport d’argent, ni visée commerciale, remettant en question les stéréotypes de la scène artistique des années 80, une scène conservatrice et dictée par le marché.

“Desert Journal” (1991) © qxmagazine.com

Au printemps 1983, Bidlo et Wojnarowicz publient dans la presse une déclaration aux amis, expliquant leur résistance au système de galerie et leur objectif de créer une opportunité pour chaque artiste d’explorer n’importe quelle image dans n’importe quel matériau sur n’importe quelle surface choisie.” Avant tout, l’expérience du Pier 34 a forgé une communauté: “Peu importe le temps que les artistes ont passé sur le Waterfront, un point commun qui revient dans leurs souvenirs est la richesse et la joie de l’expérience partagée.” A partir de 1985, la mairie de New York commence à détruire les bâtiments des quais. Face à ce qu’il nomme “le monde préinventé”, une société si institutionnalisée qu’il ne peut y avoir d’alternative au modèle dominant, il oppose l’incertitude, celle des objets qu’il récupère dans le quartier du Lower East Side où il vit, affiches, couvercles, matériaux rebuts qu’il incorpore à ses œuvres et dont le potentiel radical révèle celui de la ville elle-même. En inventant son propre langage visuel, il fabrique sa propre réalité, émancipée des faux-semblants d’un monde prédéfini.

En 1984, il expose dans une galerie de West Village, l’ensemble Metamorphosis”, série – dispersée depuis – de vingt-trois têtes extraterrestres en plâtre, peintes ou recouvertes de cartes routières. Ces étranges têtes, dont dix étaient présentées dans l’exposition, étaient affublées, au fur et à mesure de la progression de leur présentation, de bâillons, bandages ou blessures, la dernière tête étant brisée. Elles représentaient pour Wojnarowicz “l’évolution de la conscience”, le nombre de vingt-trois correspondant au nombre de gènes dans un chromosome. La même année, il exécute le tableau Fuck you faggot fucker” qui a pour élément central, le motif de deux garçons qui s’embrassent, que l’artiste va décliner dans plusieurs autres œuvres. Il est flanqué de quatre photographies en noir et blanc, au quatre coins de la toile. Un peu plus loin, des motifs de fourmis, seule espèce à avoir des esclaves, reviennent régulièrement sur les toiles, métaphore de la société des humains.

Wojnarowicz rencontre le photographe Peter Hujar (1934 – 1987) en 1980 dans le New York d’avant Giuliani, celui à la réputation de stupre et de perdition. Ils sont brièvement amants. Durant six ans, les deux hommes entretiennent une relation extrêmement forte, échappant à toute catégorisation, hors norme, qui ne s’achèvera qu’avec la mort de Peter Hujar en 1987. Hujar, de vingt ans son aîné, est une personnalité reconnue du milieu artistique new-yorkais. Formé à la photographie de mode et publicitaire dont il s’éloigne aussitôt, non sans s’être forgé un style propre : des portraits en noir et blanc réalisés à la chambre. Toute la scène alternative new-yorkaise défile devant son objectif, prenant place sur une simple chaise en bois. Il réalise le portrait de Susan Sontag, son amie intime, et celui, émouvant, de Candy Darling sur son lit d’hôpital qui est aussi son lit de mort. Il va faire figure de mentor pour Wojnarowicz qu’il encourage à peindre, le décide à devenir artiste. En 1985-86, le vocabulaire pictural de l’artiste se densifie. Cette relation est illustrée par un ensemble d’œuvres que les deux artistes ont fait l’un sur l’autre. Le portrait photographique de David Wojnarowicz enfermé dans un voilage noir fut publié dans l’un des premiers articles parus sur le Sida.

Une petite peinture intitulée Evolution” que Peter Hujar adorait, permet d’évoquer le lien que Wojnarowicz entretient avec les reptiles, les grenouilles, qui lui vient de son enfance, de ses expériences dans les bois. Un peu plus loin, quatre œuvres importantes formant un ensemble accueillent tout ce que David Wojnarowicz observe du monde. Les “quatre éléments” donnent à voir la terre, l’eau, le feu, symbolisé par un cœur, une batterie, et l’air, la toile la plus personnelle, dédié à Peter Hujar. Ils abordent le monde contemporain par le biais d’un thème historique classique, permettant à l’artiste d’inscrire son œuvre dans l’héritage de l’histoire de l’art tout en conservant les spécificités de son époque, la violence notamment. La rupture est marquée par la mort de Peter Hujar. Wojnarowicz perd “son frère, son père, son lien émotionnel au monde.” Resté seul dans la pièce juste après le décès, il réalise vingt-trois photographies du corps de l’amant défunt. Il en conservera seulement trois. Elles forment un triptyque donnant à voir le visage, la main et les pieds du mort. C’est la première pièce de Wojnarowicz à associer texte et image. Cette bouleversante œuvre de dévotion est mise en parallèle avec un dessin personnifiant la maternité à travers la représentation de la naissance de son frère.” (lire la suite sur BLOGS.MEDIAPART.FR)

Peter Hujar, “David Wojnarowicz” (1981) © wsimag.com

“C’est parce que l’œuvre créatrice de David Wojnarowicz procède de toute sa vie qu’elle a acquis une pareille puissance. C’est, en effet, par son œuvre plastique et ses textes littéraires qu’il s’est construit tel qu’il est aujourd’hui. Enfant très vite livré à lui-même, vivant d’expédients, s’adonnant à la prostitution dès l’âge de neuf ans, c’est la rencontre d’un adulte qui pressentit sa vocation d’artiste et d’écrivain qui devait réorienter radicalement son existence.

Au commencement, son œuvre plastique consistait à faire des pochoirs sur les murs de New York, en particulier des bombardiers en flammes et des maisons qui explosaient. Jusqu’au jour où il se mit à faire de grandes fresques dans un entrepôt abandonné. Rejoint par une trentaine d’amis artistes, ce lieu fut investi durant trois mois jusqu’à ce que des journalistes s’en mêlent. C’est ainsi qu’est né l’East Village Art. Par la suite David Wojnarowicz devait être connu et participer à de très nombreuses expositions individuelles ou collectives. Mais la critique continue de le tenir à distance : il reste inclassable, irrécupérable.

Pourtant l’authenticité de son travail partant sur l’imaginaire est tout à fait exceptionnelle. Sa “méthode” consiste à utiliser ses fantasmes et surtout ses rêves, qu’il note ou enregistre systématiquement, afin de se forger une langue et une cartographie lui permettant littéralement de reconstruire en permanence son existence. C’est de là que vient la vigueur extraordinaire de son œuvre.

Ses toiles aujourd’hui résultent d’une superposition de strates de collages, de photocopies, de pochoir et de peinture acrylique. On y retrouve une gamme de thèmes qu’il ne cesse d’approfondir : à côté de la maison qui explose, les cartes du monde déchirées, des dollars collés en série, des têtes à la bouche cousue, des hommes armés de revolver, une colonne grecque, etc. Il ne s’agit ici nullement de citations et d’un éclectisme post-modernistes, car l’intention de David Wojnarowicz est explicitement idéologique : il entend par son message toucher le maximum de monde ; il s’agit pour lui de forger des armes imaginaires de résistance aux pouvoirs établis.

Mais pour mieux comprendre comment il accroche ses fantasmes singuliers à une trame historique, écoutons-le commenter lui-mêrne les thématiques qui lui sont chères de la machine à vapeur et de la roue dentée : “Il s’agit de redonner un sens à l’Histoire. Par exemple, dans une peinture sur l’Ouest américain, centré sur la Machine à vapeur, le train qui amène la culture blanche sur les terres habitées par les indiens, exploitant et détruisant tout ce qui, sur son passage, serait susceptible de faire obstacle à son expansion. Étant donné que je n’étais pas né à cette époque, je ne peux en parler qu’à travers des éléments qui existent aujourd’hui, que je récolte à travers un voyage, des écrits, des images, des rêves, des symboles qui construiront un discours sur cette réalité rejetée par la culture blanche et édifiée sur le sang des autres.”

“L’utilisation du symbole d’une machine ou de ses rouages est importante parce que, au début de ce siècle les futuristes, avaient porté tous leurs espoirs sur la machine. Ils en arrivaient à la déifier, à la substituer à Dieu dans sa création. Elle allait libérer l’homme de son imperfection et lui permettre de disposer librement de sa vie. Or aujourd’hui, dans tous les pays industrialisés, sur le bord des routes, dans les terrains vagues, au bord des rivières, on peut voire des machines rouillées, mortes, abandonnées, symboles d’un vestige aujourd’hui dépassé. C’est l’image même du sens de l’Histoire par compression du temps : une machine vidée de sa fonction comme une coquille vide, remplacée par la micro-informatique. La puce électronique est à son tour aujourd’hui déifiée. Lorsque j’utilise une image de circuit électronique dans mon travail c’est pour partir à la recherche de quelque chose dont le devenir est déjà fossilisé par le temps et l’Histoire…”

Les amateurs d’Art qui contemplent les œuvres de David Wojnarowicz ne donnent probablement pas la même signification que lui à ces divers éléments. Mais la question n’est pas là ; ce qui importe, c’est qu’à travers la concaténation des chaînons sémiotiques qu’il forge, il aboutisse à singulariser son message, de sorte qu’à partir de là il soit possible de reconstituer une énonciation processuelle. Il y a ainsi transfert d’une vocation de singularisation. La représentation n’est pas seulement là pour donner à voir passivement des formes significatives, mais pour déclencher un mouvement existentiel sinon de révolte, du moins de créativité existentielle. Alors que tout semble dit et redit au point où nous en sommes de l’Histoire de l’Art, quelque chose émerge du chaos de David Wojnarowicz qui nous place devant notre responsabilité d’être pour quelque chose dans le cours du mouvement du monde.

Ce que David Wojnarowicz reproche à l’Art qui est sous les projecteurs aujourd’hui (les conceptuels, les minimalistes) c’est précisément qu’il ne fait que renforcer la destruction de l’imagination créatrice par un culte des formes préexistantes. Ce peintre écrivain est exemplaire en ce qu’il subordonne entièrement son processus de création au dévoilement quotidien de sa vie. Ainsi il réinjecte concrètement un principe de singularisation dans un univers qui n’a que trop tendance à s’adonner à une rassurance universaliste. Cette singularisation se redouble aujourd’hui de façon dramatique du fait que David Wojnarowicz a un rendez-vous pressant avec la mort. Porteur du virus du sida il intègre cette séquence de sa vie à la phase ultime de son œuvre en particulier écrite. Il refuse de façon véhémente la façon dont la société stigmatise les porteurs du sida ; il retrouve à cette occasion les accents des grands mouvements des années soixante. Sa révolte contre la mort et la passivité mortifère de la société autour de ce phénomène donne un accent véritablement bouleversant à son œuvre de vie qui transcende littéralement le style de passivité et d’abandon à la pente entropique du destin qui caractérise l’époque présente.” [d’après Félix GUATTARI dans EDITIONS-LAURENCE-VIALLET.COM]

  • image en tête de l’article : “History Keeps Me Awake At Night” (1986) © the-tls.co.uk

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Plus d’arts visuels…

SEPULCHRE : Les bombardements alliés sur Cointe et ses environs (CHiCC, 1994)

Temps de lecture : 10 minutes >
Lundi 1er mai 1944

Vers 17 heures 30, alerte aérienne. Peu après, apparaît une formation composée de douze avions, puis une seconde, qui tournent au-dessus de Cointe, vers Sclessin. Un moment après, des sifflements sinistres se font entendre, tout tremble et les vitres volent en éclats… Me précipitant au balcon, je vois une bombe, toute seule, descendre devant moi et exploser avec une grande flamme, dans le petit bois, juste en face de notre maison !

Nous nous précipitons à la cave. Je remonte bien vite pour ouvrir volets et fenêtres. Je suis dans la salle à manger, lorsque de nouveaux sifflements emplissent le ciel. Une seconde vague de Forteresses Volantes lâche ses bombes ! Dès que les sirènes ont signalé la fin de l’alerte – un long hurlement continu – je vais voir. Une bombe incendiaire, non phosphoreuse, est tombée dans le petit bois. Cela brûle de cinq ou six côtés. Des morceaux de tôles tordues jonchent le sol et on perçoit une odeur bizarre.

Après le souper, je me dirige vers le Plateau pour aller constater les dégâts : – Avenue du Hêtre, une villa est détruite, ayant reçu un coup direct. Il y a huit ou neuf entonnoirs énormes. Plusieurs autres villas sont inhabitables.
– A l’Observatoire, les vitres sont brisées. Le hêtre, de l’avenue du même nom, l’a échappé belle ! Deux entonnoirs l’encadrent et des branches en sont brisées. A ce moment, nouvelle alerte ! Les curieux, qui sont venus aux nouvelles, s’affolent.

Dans le fond de Sclessin, rue Côte d’Or, des maisons ont été “soufflées”. Les “coins de terre” des terrains de La Meuse, sont criblés d’entonnoirs. On dénombre des victimes parmi les braves gens qui, profitant de la belle journée cultivaient leurs légumes… L’un d’entre eux a les poumons éclatés par le souffle des bombes ! Les consignes données par la Croix-Rouge étaient : “A plat ventre, fermez la bouche et les oreilles !”

Les Ateliers de la Meuse, la Lainière et la Centrale Electrique du Pays de Liège ont été gravement touchés. Un bâtiment de cette dernière, flambe. De l’autre côté du fleuve, un bâtiment de la gare de Kinkempois brûle également. Dans les prés qui longent les contreforts du bois du Sart-Tilman, on aperçoit les taches brunes des vastes excavations creusées par les bombes… Dans la campagne de Renory, la route est coupée et les fils du trolleybus sont arrachés. Une conduite de gaz brûle en dégageant de hautes flammes…

A Cointe, c’est la désolation ! On emmène une vieille dame. On parle d’une fillette d’un an tuée. Elle a été touchée à la tempe sous son papa qui la protégeait de son corps… Bilan : Trente morts ! On avait d’abord annoncé douze, puis vingt-et-un, puis vingt-huit…

Mardi 9 mai 1944

Bombardements de Saint Nicolas – Sclessin – Bois l’Evêque – Renory – Kinkempois : 40 morts.

Ce matin-là, il est 9 heures 30. Des avions arrivent, volant assez bas. Les tirs de la “Flak” (D.C.A. allemande), d’une violence extraordinaire, se déclenchent. Les pièces sont en batterie sur le viaduc – côté Sclessin – et sur le terril de Renory. Je suis occupé à ma toilette lorsque le sinistre boucan de cymbales et de sifflements se déchaîne dans l’espace. La maison danse d’une manière impressionnante et je vois les fenêtres fermées, plier. Tout est secoué. Je descends, mais tout est déjà terminé !

Vers le couvent du Sacré-Coeur, dans le lointain, j’aperçois un panache de fumées et de poussières s’élever lentement. J’avale mon déjeuner en vitesse et pars aux nouvelles… On m’apprend que, rue des Bruyères, la maison Joba est détruite, ainsi que le joli château du Bois d’Avroy. Toute la matinée, je visite Bois-l’Evêque et Sclessin.

Au Val-Benoît, les voies sont retournées et les voitures du tram “vert” n’ont plus de vitres. A l’Université, l’Institut de Chimie est gravement endommagé. Des milliers de vitres brisées… Des morts aussi, paraît-il. Le moulin Hauzeur brûle… Avec René Tychon, que je rencontre, nous allons vers Angleur. Derrière chez Constant, place de l’Hôtel de Ville, une bombe a détruit une maison et lézardé les vitrines. Chez Pierre, il n’y a plus ni vitres, ni tuiles…

Nous grimpons la route du Condroz. Toute la gare de Kinkempois est sens dessus-dessous… La remise semi-circulaire des locos est détruite, tandis que l’atelier de réparations reste debout, mais est en train de flamber violemment. Il est 12 heures 30.

Après-midi, je vais voir les dégâts à Saint-Gilles. Rues Piron, Bordelais, les petites maisons sont pulvérisées. Des entonnoirs partout… depuis le terril jusqu’au bas de la rue Chiff-d’Or. Dispersion extraordinaire des projectiles : c’est la technique américaine du bombardement “en tapis” (“carpet bombing”). On parle également d’un avion qui, coupé  en deux, aurait largué
sa cargaison…

Gros dégâts à l’église de Kinkempois et à Renory. Nombreuses victimes : plus de quarante ! déchiquetées, étouffées sous les murs ou projetées à la Meuse, par le souffle… Quelle tristesse ! Mais, tout est tellement détruit, qu’ on peut espérer que c’est le dernier raid, avant le débarquement…

Boeing B17 “Forteresse Volante” © ouest-france.fr
Jeudi 11 mai 1944

Bombardements du Laveu – de Bois l’Evêque – du Bois d’Avroy – du Parc de Cointe – de Sclessin et des Vennes.

L’après-midi, je vais chez Franck, rue Lambinon. L’alerte est donnée vers 18 heures. Les avions volent bas et en formation serrée. Serait-ce un nouveau raid ? Tous à l’abri… Dès le début, j’ai risqué un oeil. Quelle imprudence ! Il y a deux sortes d’appareils : les uns sont bruns, de taille moyenne, les autres, argentés, sont très gros.

Notre maison ! Serait-elle détruite ? A en juger par la direction du son, le fracas provient de cette direction.  Je file vite et cours à perdre haleine… Dès la rue Jacob Makoy, je piétine le verre brisé. Et le haut du Bois l’Evêque est couronné d’un nuage de poussière. Je m’attends, en tournant le coin du “Terris”, à me trouver devant un vide, là où se trouvait notre maison. J’en ai la gorge sèche…

Elle est debout ! Mais – arrivé tout près – le spectacle est lamentable… Les vitres sont brisées, devant et derrière, une poussière invraisemblable s’élève, la corniche est écartée du mur, un corbeau de pierre est brisé et la loggia est sortie de la façade… Toutes les fenêtres se sont ouvertes sous la violence de la déflagration.

Une énorme bombe est tombée chez Lecrenier, à l’Ecole d’Horticulture. Derrière le jardin Durieux-Monseur, le mur de soutènement a, heureusement, amorti le déplacement d’air. Presque rien, chez Fernande Lecrenier. Plus bas, par contre, des membres humains dans la rue et chez Mignolet… Il y a des maison écrasées, avenue de l’Observatoire.

Une véritable pluie de bombes a arrosé une région s’étalant du château d’eau de Saint-Gilles, à la rue du Loup, à Cointe, en passant par les rues de la Faille, des Wallons, du Bois d’Avroy, de Montegnée, des Bruyères, la Plaine des Sports, le Plateau de Cointe, du Batty, du Puits,… A gauche de l’avenue de l’Observatoire, tout le boulevard Kleyer, le Champ des Oiseaux, la rue Mandeville ont souffert. Nous nous trouvions donc situés en plein, dans la zone visée.

Gros dégâts également à Sclessin, rue du Perron, où, dans le cimetière, la tombe de Mme Degey  (maman de notre Président de la Commission Historique) a notamment été volatilisée. A sa place, un cratère de trois à quatre mètres de profondeur ! Aux Vennes, des usines sont à plat. Les bombes ont également atteint la place Elisabeth, le moulin Marcotty, l’Institut Gramme. Nonante-neuf morts plus vingt-et-un ensevelis, non encore dégagés.

Ont trouvé la mort sous ce raid, Mr et Mme Hubert et Julia Ensay-Douha, rue des Bruyères, alors que Raoul est prisonnier. De si braves gens ! Madame et sa soeur ont été déchiquetées, tandis que le corps de Monsieur est demeuré entier… Tué aussi, Marcel Launay, 43 ans – poète et dramaturge wallon de grand talent- dont on modifie aujourd’hui l’orthographe du nom en Lonay… Tuée également la belle-soeur de Joseph Collin, jolie et comme il
faut, qui a trouvé la mort chez son fiancé, à l’entrée du Château du Bois d’Avroy, dans la maison du concierge, et dont je n’ai appris le décès qu’en septembre… Décédée encore Julia Galand, mais est-ce bien ce jour-là ?

Jeudi 25 mai 1944

Deux bombardements de Fragnée – du Val Benoît – de Sclessin – d’Ougrée  de Chênée – des Vennes – des Guillemins – d’Angleur – du Val St.Lambert et de Flémalle.

Cette nuit, intense trafic aérien. Deux alertes blanches. L’une se termine prématurément. On rentre au lit.  Quelques minutes à peine après, nouvelle et seconde alerte. Le matin, le ciel est radieux. Dès huit heures, nouvelle alerte blanche, suivie à 9 heures, d’une autre, mais bien réelle, cette fois !

Bombardement en de nombreuses vagues qui se succèdent. Tout tremble, mais la colline de Cointe, faisant écran, semble nous isoler des explosions. Six chutes environ. Dans le ciel, trace blanche d’un avion touché. Enormes nuages de poussières et de fumées, vers les Guillemins et Sclessin. Au boulevard Kleyer, une grosse conduite d’eau – touchée le 11 – forme un abondant et pittoresque ruisseau murmurant qui dévale vers le fond du Champ des Oiseaux (il semble qu’il soit à l’origine du glissement ultérieur de la colline de Cointe, avenue de l’Observatoire, vers la gare des Guillemins).

Je rentre à la maison. Seconde alerte…et Papa est à la boulangerie ! Dix à douze chapelets de bombes, à intervalles, tombent encore. Après chaque chute, on se précipite “sur” la rue, pour déterminer d’où s’élève le panache de poussière. Cette fois, notre quartier et la ville entière baignent dans le nuage de poussières. On ne distingue plus le building de la place d’Italie ! Il parait que l’Université du Val-Benoît et la place de Fragnée sont ravagées. Le bombardement se termine à 11 heures. L’électricité étant coupée, les sirènes d’alerte ne fonctionnent plus et ne seront rétablies que vers 16 heures.

Le pont provisoire du Val-Benoît est détruit. Le nouveau pont est touché au centre. Touchés également, les viaducs des rues Mandeville et du Val-Benoît. Le dépôt de la rue de Namur et les ateliers de réparations de la rue Varin, sont anéantis. Sur la rive droite, le Rivage-en-Pot est écrasé et la Centrale Electrique, touchée.

Après-midi, je vais faire un tour vers Fragnée. Sous prétexte d’aller mettre les fiches du Centre d’Etude des Français Régionaux chez le Professeur Paquot, 1 rue du Vieux Mayeur, je franchis tous les barrages jusque là.,Je constate des dégâts, rues du Paradis, des Rivageois, au quai de Rome. Il y a le feu, place de Fragnée. Arrivé rue de Harlez, alerte ! Fuite éperdue des piétons, des sauveteurs, des camions, des vélos, vers l’avenue Blonden. Je rentre, sans avoir vu le plus intéressant !

Le soir, j’effectue un tour à Cointe, jusqu’au Mémorial, d’où l’on découvre un spectacle dantesque. Bombardements invraisemblables ! Voies arrachées et tordues, hangars effondrés, maisons écroulées ou éventrées, rues encombrées de gravats, locomotives soulevées et déplacées, enterrées, basculées dans les fosses d’entretien, wagons de tramways soulevés de leurs rails… Le clocheton de l’Hôtel de Ville d’Angleur est renversé. L’avenue des Tilleuls et la rue de Namur sont ravagées. Que de ruines ! Je remonte du Mémorial pour aller voir les dégâts à Sclessin. De l’avenue de la Laiterie – déserte et en ruines – on distingue peu de choses, sauf de petites maisons à Ougrée.

Mon ami, Olivier Pondcuir, est tué près du pont du Val-Benoît à 9 heures 12, ce matin. Son père avait été fusillé par les Allemands à Olne en 1914, et le voilà, lui, tué par les Anglo-Américains en 1944 ! Après une première alerte blanche à 8 heures 30, passée à l’abri de l’Ecole Normale de a rue des Rivageois, il repart à vélo vers Cockerill, où il travaille. Arrivé sous le pont du Val-Benoît, nouvelle alerte. Mais les avions sont déjà là… Il veut fuir vers Sclessin et son collègue lui conseille plutôt de retourner vers Fragnée. A cet instant, les bombes tombent. Olivier est atteint à la tempe, par un éclat de pierre. Son compagnon poursuit sa fuite éperdue. A la fin du bombardement, il revient sur les lieux où il a laissé Olivier et ne retrouve que son cadavre…

Le pont du Val-Benoît, entre 1942 et 1944 © histoiresdeliege.wordpress.com
Dimanche de Pentecôte, 28 mai 1944

Bombardements du viaduc de Sclessin – de Renory – du Val St.Lambert, etc.

Hélas ! Après trois bombardements meurtriers et destructeurs, les ponts de chemin de fer d’Angleur, de Renory et du Val St.Lambert, sont toujours debout. Aussi, après 16 heures et durant 45 minutes, près de 500 bombardiers vont se succéder en vagues de cinquante et parfois de douze ou de vingt-quatre…

Le soir, je me rends à Cointe, pour constater si le viaduc est coupé. L’arche de la rive droite s’est effondrée. Tous les alentours sont écrasés et la rue Ernest Solvay est méconnaissable. Vers Fragnée, il règne un chaos indescriptible. La moitié de la vieille abbaye du Val-Benoît est détruite. Au bas des rues des Marets, du Val Benoît, de Namur : spectacle effrayant ! La topographie des lieux elle-même, n’est plus discernable.

Avenue de l’Exposition, c’est lamentable : un champ de ruines… Les beaux arbres du parc de l’Université du Val-Benoît sont fauchés. Le pont, du même nom, est touché, côté quai, mais l’arche centrale est encore trop intacte, pour qu’on puisse prétendre qu’il est inutilisable. Dans la rue du Vieux Mayeur, une pittoresque cheminée à hotte du Service de Couchage de l’Armée, gît sur le trottoir d’en face. Il sent la gomme : c’est le caoutchouc entreposé au dépôt Englebert. La place de Fragnée, où j’ai rencontré le général Lozet, n’est plus qu’un amoncellement de ruines et de décombres, de cratères béants… La maisonnette de la garde-barrière de la rue des Marets est anéantie, écrasant la malheureuse préposée et ses deux filles, Marcelle et Léa Pirard, joueuses de basket-ball du Club Jessa à Sclessin.

Lundi de Pentecôte, 29 mai 1944

Nouveau bombardement du pont du Val-Benoît. Durant la nuit, alertes blanches. Les vagues de Forteresses Volantes qui vont bombarder l’Allemagne ne font que passer. Vers midi, nouvelle alerte !  On se dit que ce n’est encore que pour un simple passage, tout étant détruit. La “Flak” entre en action. Bon, c’est encore pour ici ! On perçoit trois ou quatre déflagrations formidables qui ébranlent terriblement la maison. Maman – toujours si courageuse – se met tout-à-coup à pleurer, silencieusement…

C’est encore le Val-Benoît qui trinque ! Poussière énorme, rendant à nouveau la ville et la vallé totalement invisibles, au-delà de la rue Fabry. Le pont aura-t-il enfin été coupé cette fois ? Une heure plus tard, un avion d’observation vient survoler assez bas l’objectif. Il effectue un tour complet de Cointe, tandis que les tirs convergent vers lui. Une branche de notre reine-claudier est tranchée net par un éclat d’obus.

Le soir, je me rends au Mémorial pour constater les dégâts, mais le bouleversement du 25 a été tel qu’on ne discerne plus de différence. Toutefois, une autre arche du pont provisoire est encore démolie, mais le pont définitif semble, une nouvelle fois, avoir échappé aux impacts directs ! On dénombre de nouveaux cratères, près de la rue de Namur. Les réservoirs à eau d’alimentation des locomotives sont détruits. Des bombes, tombées au quai Mativa, ont ébréché le mur d’eau de l’Union Nautique et du Monument à Zénobe Gramme, lui-même décapité.

Vendredi 18 août 1944

Bombardements de Cointe – Fragnée – Pont du Val-Benoît, etc.

Vers 18 heures, alerte ! De nombreuses vagues d’avions font beancoup de bruit en survolant la ville, mais demeurent invisibles. Comme nous n’avons plus subi de bombardements depuis  mai, on s’est enhardis.

Une seconde vague est plus bruyante encore. Je voudrais pourtant bien les apercevoir ! Je me rends au milieu du jardin et je vois deux appareils qui dégagent une fumée blanche, tout en zigzaguant. Et, au même moment, les sinistres cymbales qui annoncent la chute des bombes, se font entendre. Comme les avions se trouvent exactement au-dessus de ma tête, je bondis dans la maison, les reins noués par une belle frousse ! Au moment où j’entre, tout se met à trembler. La porte est violemment secouée. Va-t-elle se briser ? Je l’ouvre.

Voici une nouvelle vague qui s’annonce, plus importante encore… Nouveau fracas, auquel succède le calme. Une nuée gigantesque de poussière s’élève derrière le point de vue du boulevard Kleyer. Il semble qu’elle provienne de la gare des Guillemins… Un peu plus tard, une nouvelle vague de bombardiers déferle. Cette fois, les bombes tombent plus loin. Sans doute vers le Val-Benoît. Après le souper, je me rends au Mémorial. Partout, le sol est jonché de débris de vitres. Une bombe a percuté le Mémorial. Les carreaux et les boiseries de la Basilique sont brisés. Il y a des blessés et un tué chez le sacristain. Chez Ninie, ma cousine, rue Saint-Maur, les dégâts sont importants : portes et fenêtres arrachées…

Henri SEPULCHRE

  • illustration en tête de l’article : Bombardements du Val-Benoît et de la colline de Cointe © histoiresdeliege.files.wordpress.com

Brochure éditée par “ALTITUDE 125”, la Commission Historique et Culturelle de Cointe, Sclessin, Fragnée et du Bois d’ Avroy.


 

FAVIER, Philippe (né en 1957)

Temps de lecture : 7 minutes >

“Depuis ses débuts en 1980, Philippe FAVIER a toujours revendiqué la pratique du coucou, en référence à la femelle de cette espèce d’oiseau qui pond ses œufs dans le nid des autres. Déjà, en 1983, l’artiste s’emparait des couvercles de boîtes de sardines du Capitaine Cook qu’il redessinait pour réaliser une série de gravures intitulée “Capitaine Coucou“. Durant presque quarante ans, Favier est resté fidèle à cette attitude. Et il lui arrive de la développer à grande échelle, comme c’est le cas actuellement au Musée de Valence avec son exposition explicitement titrée “All-Over“, qui se veut non pas une rétrospective mais une anthologie”, selon les termes de la directrice du lieu, Pascale Soleil, et du commissaire Thierry Raspail, l’initiateur du projet. Favier a ainsi carrément investi les 45 salles du musée et ses presque 4 000 mètres carrés, en se glissant parmi les collections, avec pas moins de 1 291 œuvres (!) et une trentaine de séries couvrant sa carrière. Des chiffres qui donnent le tournis. Le visiteur sort de l’exposition fasciné, presque sonné.

L’art de la “cueillette”

Le parcours débute par un coucou, mais sous la forme de la petite horloge kitsch suisse customisée par l’artiste, avec pour voisin un médaillon en bois évoquant le portrait du vrai Capitaine Cook. Le ton est donné, celui de l’humour, de l’espièglerie inhérente au jeu avec les formes, les mots, les choses. Mais très vite le parcours remet les pendules à l’heure : le travail de Favier ne peut se réduire à ses facéties ; derrière une magnifique légèreté de l’être se cachent un propos d’une bien plus grande dimension et des sujets plus graves qui n’ont pas toujours été perçus à leur juste importance.

Et notamment le thème de la mort qui, tel un fil rouge –”noir” serait certainement plus juste, de ce noir poudré qui recouvre bon nombre de ses œuvres– relie l’œuvre. On le retrouve ainsi dès ses premiers petits dessins au stylo Bic évoquant la guerre et jusqu’à ses fixés sous verre grouillant de cadavres, en passant par ses pages d’antiphonaires animées, si l’on peut dire, d’une fourmilière de squelettes qui, occupés à toutes sortes de tâches, n’en apparaissent que plus vivants.

Le fait de rire de la mort est sans doute une manière d’en exorciser les peurs et en particulier celle qui remonte à l’enfance. Le thème de l’enfance est d’ailleurs constant chez Favier, il est même au cœur de son travail. L’artiste joue tout le temps et c’est pour cela qu’il est si prolifique. En témoignent les nombreux supports qu’il utilise et qui correspondent au domaine du jeu, puzzles en bois, cartes de tarot, jeu de dames et petits chevaux chinés ici ou là. Car Favier est depuis longtemps passé maître dans l’art du détournement et de la cueillette”, selon le terme qu’il emploie pour qualifier cette quête, partie essentielle de sa démarche. Comme dans une chasse au trésor (l’enfance encore), il parcourt à longueur d’année brocantes et vide-greniers à la recherche de tous ces objets dans lesquels il s’immisce et auxquels il redonne par son travail une seconde vie. Tous ces objets, ardoises, boîtes diverses, cartes géographiques, mappemondes, vieilles photos, etc., témoignent de la grande variété de cette œuvre et de la formidable créativité d’un artiste qui a su se renouveler constamment.

Une œuvre qui joue avec les échelles

Favier pose aussi toujours la question de la distance d’avec l’œuvre, du point de vue, de l’accommodation du regard que le spectateur doit effectuer lui-même, tantôt en s’approchant tout près pour en voir l’extrême minutie des détails, tantôt en reculant pour percevoir l’image, son sujet comme sa composition, dans son ensemble. Un va-et-vient que reproduit l’exposition avec des salles où il faut aller dénicher ses œuvres glissées entre celles de la collection et d’autres salles qu’il occupe totalement. Car si Favier a la réputation d’être le chantre du minuscule, le parcours montre que l’œuvre ne peut y être réduite, ou plus exactement qu’il joue avec toutes les échelles. À la question que nous lui avions un jour posée sur la miniaturisation de son travail, il avait répondu cette jolie phrase : Je ne fais pas petit, je fais de loin.” Ce qui va dans le sens de la phrase de Giacometti : On ne voit une personne que lorsqu’elle s’éloigne et devient minuscule.” L’histoire de l’art n’est d’ailleurs jamais loin dans les clins d’œil de l’artiste aux danses macabres du Moyen Âge ou les Vanités et natures mortes du XVIIe siècle hollandais, mais aussi Vélasquez, Cranach, Manet, ou le contemporain Roman Opalka… Dans “Les jeux sont faits“, l’un des textes qu’il a rédigés pour le catalogue, Favier écrit : Revenir à l’école, c’était revenir sur Terre et mon monde n’était pas de cet épiderme-là. Il était de nulle part, ce qui laisse une jolie marge.” Et une belle hauteur de vue ainsi qu’un panoramique que l’exposition met parfaitement en perspective.” (LEJOURNALDESARTS.FR)

Philippe Favier, “La Vénus aux glaïeuls” © mep-fr.org

“À une vingtaine de kilomètres de Valence, Châteaudouble porte bien son nom. Depuis la route, il faut passer sous le porche d’un premier bâtiment, construit au XVIIe siècle pour loger une compagnie de dragons, et traverser une vaste cour pour accéder, enfin, à l’antre du propriétaire. Flanquée de quatre tours, la bâtisse en pierres de tuf et moellons offre une vue imprenable sur la vallée du Rhône et les monts de l’Ardèche.

Boulimique de travail

C’est dans cette demeure un peu décatie, pleine de courants d’air, mais au charme intact, que Philippe Favier a trouvé, il y a une petite dizaine d’années, le refuge idéal pour fomenter ses boîtes à malice et autres intrigues à tiroirs, qui caractérisent son œuvre. Le lieu est assez vaste pour inviter des amis sans déranger la routine immuable de ce boulimique de travail : il rejoint son atelier dès 8 heures du matin et le mot vacances lui est étranger. Au grand désespoir de mes compagnes successives, je ne m’épanouis qu’en créant. L’inactivité m’angoisse”, avoue-t-il.

Des trouvailles invraisemblables

Le weekend, il grimpe dans sa camionnette pour écumer les puces, foires, vide-greniers et brocantes des environs. De ses virées solitaires, il rapporte d’invraisemblables trouvailles dont il fait son miel, parfois bien des années plus tard.

À l’arrière de son bureau, une caverne d’Ali Baba abrite ses trésors. Comme dans les anciennes réserves de son père, mercier en gros à Saint-Étienne, cartons, valises et vanity-cases contiennent boutons, fils, morceaux de dentelle, mais aussi tout un bric-à-brac de fausses dents, de boîtes de lessive, de jouets, de petits crânes en plâtre, de panneaux de signalisation, de vieilles cartes géographiques et de dictionnaires de latin, tibétain ou vietnamien !

“Du mal à entrer dans le moule”

“Il a reconstitué Manufrance chez lui. La boutique, comme le catalogue, était une inépuisable réserve à rêveries, quand on était gamins”, raconte son ami stéphanois Philippe Ducat, devenu graphiste après avoir partagé les bancs des Beaux-Arts avec Philippe Favier. Il se souvient d’un étudiant discret, un peu sauvage, qui avait du mal à entrer dans le moule”, mais débrouillard et plein de ressources. Pour la présentation de fin d’année, Philippe avait brûlé ses dessins et installé le petit tas de cendres à côté des autres travaux. Le premier soir, la femme de ménage l’a aspiré. Il ne s’est pas démonté : il a exposé le sac d’aspirateur ! 

Depuis cette époque, Philippe Favier avance à contre-courant des modes. Quand, dans les années 1980, les artistes rivalisent d’œuvres monumentales ou spectaculaires, il se concentre sur les petits formats et déboule dans les galeries ou centres d’art contemporain muni d’une pince à épiler, d’un tube de colle et d’une boîte d’allumettes remplie de minuscules papiers découpés, avec lesquels il prend possession des murs, tout aussi efficacement que ses confrères.

Philippe Favier, “Orlando Furioso” (2013-2014) © lejournaldesarts.fr
Une insatiable curiosité

Au fil des années, il multiplie les expérimentations. Doté d’une insatiable curiosité, il explore différentes techniques et supports : dessins au stylo-bille, à l’encre de Chine, à l’aquarelle, peinture sur carton, sur céramique, sur verre, sur bois… Mais aussi assemblage d’objets hétéroclites détournés de leur fonction première. Une diversité dont l’exposition, actuellement au Musée de Valence, offre une copieuse anthologie. L’artiste a eu carte blanche pour investir les 45 salles de l’ancien palais épiscopal et glisser ses œuvres parmi les collections permanentes, avec lesquelles il crée des correspondances poétiques ou humoristiques.

À côté de la cour d’honneur, où trône le tracteur D22 qui lui a inspiré une série de peintures, la galerie ogivale expose un antiphonaire (recueil de chants liturgiques) du XVIIIe siècle, dont les pages sont envahies de squelettes et de drôles de créatures fantastiques, embarquées dans une danse macabre pleine d’entrain. Plus loin, des coffres à musiques, à outils ou à couverts se transforment en boîtes de Pandore, dont les doubles-fonds recèlent des surprises.

Avec une grande économie de moyens, Philippe Favier compose des mondes imaginaires foisonnants, dont on pourrait passer des heures à scruter chaque détail, à déchiffrer les minuscules inscriptions, citations latines, extraits de poèmes ou jeux de mots flirtant avec la trivialité. Philippe Favier, explique le commissaire de l’exposition Thierry Raspail, a une immense culture, mais qu’il s’efforce de nous faire partager par fragments. Son œuvre est bien plus profonde et tragique que son ironie et sa fantaisie le laissent croire.

Son inspiration : la porte de l’imaginaire, ouverte par un professeur de français

“Je ne crois pas un instant à l’Inspiration, à son singulier encore moins ! Parlons de nécessité, voire de fulgurance. En revanche, si j’en suis là, à fanfaronner devant vous, c’est grâce à ce professeur de français qu’un redoublement plus qu’opportun a mis sur ma route. En me faisant découvrir Tardieu, Queneau, Prévert, de Obaldia ou Ionesco, Jean Porcherot m’a sauvé de la vie d’enfant sage et souriant qui rêvait d’être groom ! Je n’ai pas été groom, et si je porte des valises à longueur de journée, elles sont peintes et gorgées des mondes qu’il m’a permis d’ouvrir. Ce grand monsieur, aujourd’hui conteur reconnu, m’a appris combien l’imaginaire savait frayer avec la liberté.” (LACROIX.COM)

  • Image en tête de l’article : Philippe Favier, “Les Baleines bleues”, 2018. ©François Fernandez / Adagp

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation par wallonica.org  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : ©François Fernandez / Adagp ; mep-fr.org; lejournaldesarts.fr


Plus d’arts visuels…

SAMOYOBE (the -) : numéros 1 et 2… de deux (vers 1975)

Temps de lecture : 2 minutes >

“Nous avions une quinzaine d’années et nous partagions nos acnés dans la même école (à l’époque : Liège I, BE). Nos parents étaient des bourgeois “comme-tout-le-monde”, l’air du temps était mis en musique par des soixante-huitards sur le retour. En rue, si on croisait ça et là des punks de la première cuvée, il n’y avait pas encore les cyniques en costard des années 80 ; quelques copains écoutaient encore du Rockabilly. On (riait de et on) encensait en même temps les mêmes choses : Gotlib, Franquin, Claire Bretécher, F’murrReiser, Mandryka et son concombre masqué (Bretzel liquide !), Fluide Glacial, Métal Hurlant des Humanoïdes AssociésMoebius dit Gir dit Jean Giraud, Laborit et Debord (pour les plus malins d’entre nous) et les Monty Python du dimanche soir sur la RTB (“Absurde n’est-il pas ?“). On détestait et on conspuait les mêmes choses en même temps : Anny Cordy, Michel Sardou, Dorothée, Gérard de Villiers et Guy des Cars, Pinochet, de Gaulle…

Le monde n’était pas encore informatisé mais déjà binaire, délicieusement manichéiste, entre entre nous et les autres, avec la guerre froide, le Grand Soir, l’An 01 (“on arrête tout, on recommence et c’est pas triste“). On était loin d’une vision de la complexité telle que Morin l’a décrite, celle qui fait si peur aux nouveaux puritains et reste très difficile à intégrer pour le citoyen lambda : on voit le succès actuel du populisme, de l’obscurantisme renouvelé et des explications simplistes de l’ordre du monde…

Je pense qu’à l’époque, c’est notre prof de morale laïque qui nous avait mis au défi de publier nos grandes idées et de les diffuser. Dont acte : on s’y est mis à plusieurs, du “fait-main” dans une caravane enfumée, sur un terre-plain, devant la maison des parents d’un d’entre nous. Ecriture à la main ou à la machine à écrire “Baby”, dessins au crayon ou au Bic, engueulades de fin de nuit mais interdiction de censure, collages et TippEx puis photocopies, reliure (agrafage) et vente devant les portes de l’école. Un succès d’estime. Deux numéros puis changement de format et de titre : par ancrage local, le Samoyobe est devenu le “Tchinis : pour et par toi“. Avec le recul, je pense qu’on a évité de justesse la tentation de devenir un grand groupe de presse…”

Témoignage de Patrick Thonart

Avaient contribué au premier numéro du SAMOYOBE : Alain et Jean-Louis, Agnès, Albert, Dominique, Eric, Frédo, Gilbert, Jacques, Marc, Patrick, Thierry… D’autres suivront, ils se reconnaîtront.

Au-delà de l’étonnement que l’on peut avoir devant la spontanéité d’une bande d’ados qui sortent de leur réserve boutonneuse pour “publier” quelque chose, à une époque où cela demandait du travail et du temps, il est surtout amusant de mesurer l’évolution des mentalités depuis lors. Et, peut-être, de mieux comprendre l’effarement des mêmes ados (aujourd’hui “pères de famille respectables“) devant la résurgence d’une bien-pensance qui, à l’époque, était le fait de nostalgiques du général De Gaulle, voire de penseurs nauséabonds, et dans tous les cas d’activistes qui n’œuvraient pas dans le sens de l’intégration et du vivre-ensemble. Et vous, qu’en pensez-vous ?


Toute l’intégrale de la série complète des deux seuls numéros du célèbre périodique est dans la…


S’amuser encore…

LITTRÉ : Petit recueil de mots curieux extraits du Grand Littré

Temps de lecture : 8 minutes >

“Certains aiment herboriser dans la campagne pour découvrir quelque secrète fleur des champs. D’autres préfèrent chiner dans les brocantes à la recherche de l’objet insolite. C’est à un plaisir semblable que nous convie le Littré : découvrir au détour d’une page un de ces mots étranges qui aiguisent notre appétit de savoir et font surgir en nous des mondes oubliés ou imaginaires. L’attirance vers un mot rare ou de consonance curieuse laisse rarement insatisfait le lecteur qui s’offre quelques instants de flânerie dans les allées, si rectilignes en apparence, tracées par les colonnes solennelles du Littré. Chaque mot insolite, glané au fil des pages,  parfois savant, parfois trivial , est un retour aux sources de la langue, un enrichissement du vocabulaire qui ne sont pas l’apanage des seuls cruciverbistes ou des agrégés de lettres, mais le régal subtil de l’Honnête Homme. Explorer à travers le Littré les trésors de la langue française est un plaisir jamais épuisé. L’esprit de curiosité y trouve sa récompense, la passion des beaux textes sa délectation, la fidélité à la rigueur ses certitudes. Pratiquer le Littré, c’est se sentir fier de parler français.” [BRITANNICA.COM]


En 1995, l’Encyclopaedia Britannica a publié cet in-octavo d’une douzaine de pages (Class. Dewey : 840.091) que nous avions conservé dans nos collections privées. Le voici dématérialisé (mis en ligne), disponible dans notre documenta et organisé alphabétiquement, dans cette page, pour votre seul plaisir et votre curiosité : cliquez sur une des initiales ci-dessous pour afficher les mots correspondants…

A | B | C | D | E | F | G | H | I | JL|
M | N | O | P | R | S | T | V

A comme azor !
    • acenseur s.m.
      Terme d’anciennes coutumes. Celui qui a pris une chose à cens, un péage notamment, et qui en perçoit le denier au nom du seigneur péager.
    • asse s. m.
      Dans l’Aunis, nom d’un outil de tonnelier.
    • atourneuse s. f.
      Femme qui faisait métier de coiffer, de parer, de louer des pierreries.
    • audien, ienne s. m et f.
      Hérétiques qui prétendaient que Dieu avait des formes humaines ; et que les ténèbres, le feu et l’eau n’avaient point de commencement.
    • azor s. m.
      Nom fréquemment donné aux petits chiens, d’après l’amant d’Angélique dans l’Orlando furieux de l’Arioste.
B comme baisailler !
    • baisailler v. n.
      Donner des baisers, faire des visites, avec un sens de l’ennui.
    • barricot s. m.
      Petite barrique.
    • bigotelle ou bigotère s. m.
      Anciennement pièce d’étoffe ou de cuir dont on se servait pour tenir la moustache relevée.
    • bonbec s. f.
      Sobriquet par lequel le peuple désigne une femme bavarde. C’est une bonbec. On dit aussi, dans le même sens et familièrement, Marie bonbec.
    • brusquembille s. f.
      Jeu de cartes qui peut se jouer à deux, trois, quatre ou cinq personnes. A ce jeu, nom des as ou des dix. L’as est la brusquembille supérieure.
    • brutifier v. a.
      Abrutir. Il ne s’écrit point, et ne se dit que dans le langage le plus familier.
C comme canceller !
    • canceller v. a.
      Terme de jurisprudence qui a vieilli. Annuler une écriture en la croisant par des traits de plume, ou en y donnant un coup de canif.
    • carnabot s. m.
      Nom, dans les Ardennes, d’un éteignoir de grande taille, muni d’un long manche, pour le service des églises.
    • chape-chuter v. n.
      Faire un léger bruit.
    • charnon s. m.
      Petit cylindre creux qui fait partie de la charnière d’une boîte.
    • chicheté s. f.
      Epargne basse et sordide.
    • chiénaille s. f.
      Canaille.
    • cligne-musette s. f.
      Jeu d’enfants où plusieurs se cachent, tandis qu’un seul cherche. Jouer à cligne-musette.
    • comtiser v. a.
      Donner le titre de comte.
    • condemnade s. f.
      Ancien jeu de cartes à trois personnes.
    • condouloir (se) v. réfl.
      Employé seulement à l’infinitif. Se condouloir avec quelqu’un, lui témoigner qu’on prend part à sa douleur.
    • conquêt s. m.
      Tout ce qu’on acquiert par son industrie, et qui ne vient pas de succession. Acquêt fait durant la communauté des époux.
    • constupration s. f.
      Viol.
    • courte-botte s. m.
      Tout homme de petite taille. Mot du langage populaire.
    • couvet s. m.
      Petit pot de cuivre ou de terre qui sert de chaufferette aux marchandes se tenant en plein air.
    • croquignole s. f.
      1. Sorte de pâtisserie sèche et très dure. Manger des croquignoles.
      2. Chiquenaude donnée sur la tête ou sur le nez.
    • culbutable adj.
      Qui peut être culbuté, renversé. Ce ministère est aisément culbutable.
D comme débardeur !
    • débardeur s. m.
      Ouvrier qui débarde. Se dit au carnaval, d’un costume semblable à celui des débardeurs de bois, et à celui qui porte ce costume.
E comme échantil !
    • échantil s. m.
      Mot qui s’est dit autrefois pour étalon de mesure.
    • écharseté s .f.
      Terme de monnaie. Défaut d’une pièce qui n’est pas du titre ordonné.
    • écrivassier s. m.
      Terme de mépris. Mauvais auteur qui écrit beaucoup.
    • embarbotter (s’) v. réfl.
      Ne pas pouvoir sortir des phrases qu’on a commencées.
    • emberlucoquer (s’) v. réfl.
      Terme familier. S’entêter d’une idée, s’attacher aveuglément à une opinion.
    • énaser v.a.
      Écraser le nez. “Tout à coup je viens m’énaser contre un hangar”  (Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe).
    • en-tout-cas s. m.
      Espèce de parapluie qui est plus petit que la forme ordinaire des parapluies et un peu plus grand qu’une ombrelle, et qui sert à abriter de la pluie et du soleil.
    • esseau s.m.
      1. Nom, dans le département d’Eure-et-Loir, des prises d’eau sur les rivières.
      2. Sorte de mesure pour le fumier, usitée dans les environs de Paris.
    • étrangleur s. m.
      (2°) Nom d’une secte religieuse russe, dont les adhérents croient qu’on n’entre au paradis qu’après une mort violente.
F comme florimane !
    • florimane s. m.
      Amateur qui a la manie des fleurs.
    • frigousse s. f.
      Terme populaire. Bon repas, bonne chère. Faire la frigousse.
G comme galoubet !
    • galoubet s. m.
      Petit instrument à vent qui n’a que trois trous et qu’on joue de la main  gauche, tandis que la droite frappe la mesure sur un tambourin.
    • goupillon s.m.
      Boire le goupillon était dans le XVIIe siècle une sorte de punition infligée aux buveurs, et qui paraît avoir consisté à leur faire boire jusqu’à la dernière goutte de la bouteille en accompagnant cette opération de quelque violence.
    • grimpion, onne s. m. et f.
      Terme genevois énergique qui désigne une personne cherchant à se hisser dans une sphère de la société plus haute que celle où les circonstances l’ont placée.
    • guilée s. f.
      Giboulée, pluie soudaine.
© nouvelobs.fr
H comme heurte !
    • heurte s.f.
      L’amas pyramidal des matières, souvent très considérable, qui se forme au droit des chutes, dans les fosses d’aisances.
    • hève s.f.
      Nom, en basse Normandie, de rochers creusés en dessous et où les pêcheurs poursuivent les crabes.
    • hippomane s. f.
      Suivant les anciens, fluide muqueux qui découle de la vulve des cavales en chaleur, et qui excite l’ardeur des chevaux.
    • hipponacte a.m.
      Vers hipponacte, espèce de vers ïambique trimètre dont le dernier pied, au lieu d’être un ïambe, est un spondée. Se dit d’un vers ïambique auquel on ajoute un antibacchique, c’est-à-dire une brève et deux longues.
    • hodographie s. f.
      Description des rues, des routes.
    • hoquette s .f.
      Ciseau de sculpteur.
    • hortillon s. m.
      Nom qu’on donnait autrefois aux maraîchers.
I comme idémiste !
    • idémiste adj.
      On appelait docteurs idémistes ceux qui, dans les assemblées, se contentaient d’opiner du bonnet et de dire idem, sans apporter de raison.
    • intercourse s. f.
      L’ensemble des communications commerciales entre deux pays.
J comme jouette !
    • jouette s. f.
      Terme de chasse. Trou que le lapin fait en se jouant et qui est moins profond que le terrier.
L comme loquèle !
    • loquèle s. f.
      Facilité à parler d’une façon commune. Il a de la loquèle.
M comme mande !
    • mande s. f.
      Panier d’osier à deux petites anses, très fin, pour transporter la terre à pipe.
    • marsouinage s.m.
      Oscillations longitudinales, régulières et de basse fréquence d’un aéronef en vol. Dans le cas d’un hydravion, tangage spontané provoqué par son instabilité pendant l’hydroplanage.
    • ménehould (sauce à la sainte-) s. f.
      Terme de cuisine. Sauce faite avec du beurre, de la farine, du lait, du  persil, des ciboules, du laurier, des champignons et quelques échalotes. Pieds de mouton, pieds de cochon à la Sainte-Ménehould.
    • mirette s .f.
      Outil de maçon servant à rejointoyer.
    • morbidesse s. f.
      Terme de peinture et de sculpture. Mollesse et délicatesse des chairs dans une figure. Dans le langage général, souplesse dans les attitudes, la démarche, les manières, mêlées d’une sorte de mollesse aimable.
N comme nourrain !
    • nourrain s. m.
      Le petit poisson qu’on met dans un étang pour le peupler.
O comme oncirostres !
    • oncirostres s. m. pl.
      Terme de zoologie. Les oiseaux à bec crochu.
    • opineur s. m.
      Celui qui opine.
P comme patronnet !
    • patronnet s. m.
      Nom qu’on donne à Paris aux petits garçons pâtissiers.
    • pet-en-l’air s. m.
      Robe de chambre qui ne descend que jusqu’au bas des reins, et qui est en étoffe légère.
    • prédiseur s. m.
      Celui qui prédit.
    • procérité s. f.
      Haute taille du corps.
    • promenette s. f.
      Petit appareil roulant, à hauteur d’appui pour les jeunes enfants, qui, placés à l’intérieur, le font avancer par leurs mouvements, sans courir le risque de tomber.
R comme rabiau !
    • rabiau s. m.
      Terme de marine. Ce qui reste de vin ou d’eau de vie dans le vase qui a servi pour faire la distribution à une escouade.
    • railure s. m.
      Petite rainure de chaque côté du trou d’une aiguille.
    • résistible adj.
      A qui, à quoi on peut résister.
    • roger-bontemps s. m.
      Personne qui vit sans aucune espèce de souci.
S comme serein !
    • serein s. m.
      Humidité fine, pénétrante, généralement peu abondante, qui tombe après le coucher du soleil, ordinairement pendant la saison chaude et sans qu’il y ait des nuages au ciel.
    • serfouette s. f.
      Terme de Jardinage. Outil de fer à deux branches ou à dents renversées, dont on se sert pour donner un léger labour aux plantes potagères.
    • sifflade s. f.
      Concert de sifflets.
    • signeur s. m.
      Celui qui donne sa signature.
    • soupette s. f.
      Petite tranche de pain. Je n’ai mis dans mon bouillon que quelques soupettes.
    • soyer s. m.
      Verre de champagne glacé, qu’on hume avec un tuyau de paille. Soyers, punch, etc. servis au buffet du bal de l’Opéra.
T comme tartouillade !
    • tartouillade s. f.
      En langage d’atelier, peinture d’une exécution très lâchée, et dans laquelle la composition et le dessin sont complètement sacrifiés à la couleur.
    • tâte-au-pot s. m.
      Homme qui se mêle des affaires de ménage.
    • tâte-poule s. m.
      Terme populaire. Sobriquet que l’on donne à un homme qui s’occupe de soins domestiques, de choses trop minutieuses.
    • tranche-montagne s. m.
      Terme familier. Fanfaron qui fait grand bruit de son courage et de ses exploits prétendus.
    • tritrille s. m.
      Jeu de cartes auquel prennent part trois personnes ; il se joue avec trente cartes seulement.
V comme vétillerie !
    • vétillerie s. f.
      Chicane, raisonnement oiseux.

Chacune des définitions listées ci-dessus est également disponible sur une version en ligne du Littré, en texte intégral, assortie de l’intéressante Préface d’Emile LITTRE en personne. Régal authentique, comme le précise l’Avertissement au lecteur (à l’internaute, en fait) : “Il s’agit d’un dictionnaire ancien, paru à la fin du XIXe siècle. Ses vedettes comme ses définitions s’appliquent à une langue française qui a beaucoup évolué en près de 150 ans. Certains passages portent l’empreinte de cette époque et doivent se lire dans ce contexte historique. Le sport était alors un néologisme, et le cafard semblait religieux ; la science collectionnait les planètes téléscopiques, doutait de l’avenir du tout nouveau téléphone et inventait le délicat stasimètre. Le mot race n’avait pas le même sens qu’aujourd’hui. En ce temps déjà lointain on s’emberlucoquait, barguignait, faisait la bobe, se guédait, blézimardait, morguait, pour enfin s’acagnarder avec bonheur. À la différence d’ouvrages purement explicatifs, ce dictionnaire est très littéraire, truffé de citations de toutes sortes et de toutes époques, et agrémenté de conseils d’utilisation, ou de réprimandes aux auteurs célèbres qui prennent des libertés avec la langue française. Le rapport d’Émile Littré aux mots est souvent très affectueux, allant jusqu’à défendre des barbarismes pour que la poésie ancienne n’en soit pas gâtée. Le Littré peut se feuilleter avec délices pendant des journées entières, car (extrait du Roman de la Rose, XIIIe)…”

Qui ce qu’il aime plus regarde,
Plus alume son cuer et l’arde.


Se documenter plus avant ?

AXELSSON, Ragnar (né en 1958)

Temps de lecture : 4 minutes >

“Il serait né Américain, il aurait parcouru son pays à la façon de Mary Ellen  Mark, sa professeure, sa référence de toujours. Il vendrait des livres par centaines de milliers, et répondrait sans cesse aux questions sur des photos devenues cultes (on pense bien sûr à “la petite fille à la cigarette” de son aînée). Il serait né Brésilien, il aurait pu s’appeler Sebastiao Salgado, courir les paysages du monde entier et devenir la figure tutélaire mondialement connue d’une écologie de témoignage.

Mais il est Ragnar Axelsson, Rax pour tout le monde, un Islandais qui a vu le jour dans un microcosme à 320 000 habitants. Un univers polaire dont il est tombé amoureux fou, mais dont la singularité l’empêche peut-être de toucher toute la planète. Et pourtant, quel talent, quel œil incroyable ! L’Islande est le pays des couleurs, des nuances infinies de verts et d’ocres, des pastels à la pelle, mais Rax réussit à le raconter en monochrome mieux que personne. Des photos de fin du monde inimaginables lors de l’éruption de l’Eyjafjallajökull, en 2010. Ou plongé jusqu’au torse dans la lagune glaciaire de Jökulsarlon, à chercher des visages dans les gros plans d’icebergs au gré des mouvements de l’océan. Des portraits irréels, aussi, de fermiers aux visages intemporels. Parfois, on dirait des tableaux de la Renaissance en noir et blanc.

Un œil, donc, mais aussi un regard. D’une intelligence et d’une acuité terribles, qui semble déshabiller votre âme quand il vous fixe avec ses grands yeux ronds. Dans le même temps, on dirait qu’il plane des kilomètres au-dessus de nos têtes, et il y a un peu de ça: “Je suis dyslexique, je vois tout en photo, automatiquement. Et quand il y a dyslexie, c’est qu’un truc ne va pas bien entre tes oreilles, rigole-t-il. Mais ça me va, je n’ai aucun problème de concentration. En reportage, je ne me rends plus compte de rien, j’oublie que j’ai froid quand il fait moins 45, ou la sensation me saisit seulement quand je sors d’une rivière gelée dans laquelle je viens de passer dix minutes tout habillé.”

“Last Days of the Arctic” © rax.is

Il a choisi le noir et blanc parce que fasciné par les Paris Match, Stern et autres magazines de son enfance. “Et puis ils sont nombreux à être bien meilleurs que moi en couleur”, ajoute-t-il en pointant ses amis Palmi et Sigrun, nos hôtes du jour, deux artistes exceptionnels eux aussi (voir Icelandimage.com). “La photo, c’est comme la musique: si tu écris une chanson pour plaire à tout le monde, elle sera mauvaise. J’aurais vendu nettement plus de livres avec des photos couleur du Groenland, mais le cœur disait autre chose.”

Rax est marié à l’Islande, mais il a trouvé au Groenland une maîtresse pour la vie. Déjà cinquante ou soixante voyages, il ne sait plus vraiment, il a arrêté de compter. Il raconte les journées bloquées par la tempête, le vent terrifiant qui descend des glaciers, les souffrances parfois terribles, la chasse à la baleine dans des barques grandes comme une table de salon: “Même James Bond aurait peur, là-bas. Mais les chasseurs m’ont expliqué que c’était d’abord un état d’esprit : tu peux décider d’avoir froid et ne plus vouloir revenir, ou alors estimer que tu visites une galerie avec les plus beaux paysages du monde.” Ses amis chasseurs, de moins en moins nombreux, de plus en plus désespérés face au réchauffement climatique. Parfois désabusés, souvent en colère contre le reste du monde et la pollution: “Leur mode de vie va s’effondrer, et ils ne veulent pas finir vendeurs dans des boutiques de souvenirs. Ils sentent des choses qui nous échappent complètement. La glace, par exemple. L’un m’a dit un jour, après avoir passé la matinée à renifler: “La glace épaisse ne va pas bien en ce moment, elle devient de plus en plus fine.” C’est impossible à photographier, mais ils savent que ça fond par en dessous.”

Rax sait, lui aussi, que ce monde est amené à disparaître. Mais il continue son travail de témoignage, et garde un fond d’espoir: “Les photographes peuvent changer le monde, on l’a vu au Vietnam, par exemple. Tout le monde se souvient des photos chocs. Les reportages en Arctique peuvent ouvrir les yeux des gens, c’est notre responsabilité. A condition de montrer autre chose qu’un bel iceberg qui flotte ou un phoque sur une plage, parce qu’ils ne seront bientôt plus là si on ne fait rien.”

En attendant son prochain voyage, il va reprendre son travail quotidien pour Morgunbladid. “Des photos de gâteaux, des trous sur les routes, rien d’important”, grimace-t-il. Un vrai gâchis, effectivement. C’est comme si on demandait un ravalement de façade à Michel-Ange, ou à Jimi Hendrix de jouer Jeux interdits pour une maison de retraite. Il a quand même su garder assez de temps pour imaginer deux livres cette année. Le premier sur les glaciers : un travail abstrait qui ramène à la peinture, mais aussi pour éclairer sur leur recul – on estime qu’ils auront totalement disparu d’Islande dans deux siècles si rien n’évolue.

Et puis un autre sur les chiens, les meilleurs amis de l’homme dans le brouillard: “On est en pleine tempête, on ne voit même pas nos mains, et eux nous ramènent en traîneau jusqu’au village, car ils sentent le chemin. Une vieille dame me l’a récemment dit avec beaucoup de gravité : sans eux, il n’y aurait plus d’habitants depuis longtemps au Groenland…” (d’après LETEMPS.CH)

Visiter le site de Ragnar Axelsson
 
  • illustration en tête de l’article : “Last Days of the Arctic” © rax.is

MAESO : Monstres et compagnie (LIRE, 2021)

Temps de lecture : 7 minutes >

“Au fond, qu’est-ce que la monstruosité ? Quelle est sa définition ? Et que renvoie-t-elle de l’humanité ? Ne jamais oublier que le monstre n’est pas toujours celui que l’on croit.

Le sommeil de la raison engendre des monstres’, peut-on lire sur un célèbre tableau de Goya. La genèse et l’histoire du monstrueux semblent pourtant plus complexes, au croisement de l’imaginaire et de l’observation, du religieux et du scientifique, de l’horreur et de la fascination. Et s’il y a une quête dont l’humanité ne s’est jamais lassée, c’est bien celle qui consiste à trouver des raisons à la monstruosité.

Dans sa Physique, Aristote définit les monstres comme ‘des erreurs de ce qui advient en vue d’une fin’. Cette conception du monstre découle d’une approche du vivant qui repose sur la dualité de la forme et de la matière. La première, qui constitue l’essence de l’espèce (et donc sa finalité, sa raison d’être telle qu’elle est), est fournie, lors de la reproduction, par le mâle, tandis que la femelle sert de matrice et porte la matière informe. L’ordre normal du vivant se manifeste ainsi par la reproduction à l’identique d’individus formés sur des types que sont les espèces.

Mais le monde terrestre étant, aux yeux du philosophe stagirite, frappé d’imperfection, les lois qui le régissent n’excluent pas des anomalies occasionnelles. Les monstres sont dès lors perçus comme des erreurs de la nature, des accidents qui se produisent quand la matière retorse prend le dessus sur la forme et lui résiste, avec pour résultat un être dont l’essence n’est qu’imparfaitement réalisée. Cette approche a l’avantage d’être réconfortante, puisqu’elle fournit une explication rationnelle à un phénomène déstabilisant, permettant à l’esprit épris de compréhension de retrouver un ordre jusque dans le désordre. Le monstre est l’exception qui confirme la règle.

Entre séduction de l’inconnu et terreur de l’inintelligible

L’intérêt scientifique pour le monstre s’est progressivement cristallisé autour d’une science appelée tératologie (du grec teratologia, “récit sur les choses extraordinaires” ou “science du monstrueux“) , qui se concentre sur les anomalies anatomiques se manifestant au sein du vivant. Elle s’élabore à partir du milieu du XVIIIe siècle, trouve ses fondements et sa méthode scientifiques grâce aux travaux du naturaliste Etienne Geoffroy Saint-Hilaire et de son fils Isidore au début du siècle suivant, et passe, au gré de la biologie, d’une conception fixiste héritée d’Aristote (où les espèces ne sont que la réitération perpétuelle d’une forme immuable et éternelle) à une conception évolutionniste théorisée par Darwin.

Mais, avant de devenir une figure obligée des cabinets de curiosités puis des laboratoires, le monstre a longtemps hanté les imaginaires religieux et mythologiques. Tantôt représenté comme un mauvais présage ou l’expression de la colère divine, tantôt vénéré dans les spiritualités orientales où le divin lui-même se fait chimère (du Ganesh hindou et sa tête d’éléphant à la déesse Bastet qui arbore un minois félin), le monstre incarne ainsi la différence inquiétante et captivante, dont on ne sait s’il faut la célébrer tel un miracle ou l’éliminer pour préserver l’ordre familier des choses.

L’ambivalence de notre rapport au monstrueux sonne comme un vertige, où l’émerveillement face à l’extraordinaire le dispute à la crainte du chaos. Qu’on le redoute ou qu’on l’admire, difficile de détourner les yeux. Car le monstre, fidèle à son étymologie latine, se montre. Il ne passe pas inaperçu et ne laisse personne indifférent, qu’il s’exhibe malgré lui dans les foires sous les yeux écarquillés des badauds, ou qu’il se cache dans une prison de pierre, tel le bossu Quasimodo conscient du dégoût que suscite sa difformité. La divergence spectaculaire qu’offre le monstre nous tiraille entre la séduction de l’inconnu et la terreur de l’inintelligible. De quoi le frisson généré par cette tension irréductible est-il le symptôme? D’un soupçon inavouable et pourtant inévitable : se pourrait-il que ce que l’on écarte commodément comme un repoussoir soit en réalité un miroir dans lequel on refuse de s’observer? Ironie inattendue, ces monstres dont on revêt volontiers la trogne biscornue à l’occasion de la nuit de Halloween pour conjurer la terreur en jouant à se faire peur sont des déguisements qui font tomber les masques.

La variation transformée en anomalie
LYNCH David, Elephant Man (1980)

Ce que nous apprend le cri déchirant de John Merrick dans le film Elephant Man de David Lynch, lorsque, cerné par une foule effrayante, il se voit contraint de lui rappeler qu’il est un être humain, c’est que le monstre n’est pas toujours celui qu’on croit. Lévi-Strauss écrivait, dans Race et histoire, que “le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie“, puisque l’exclusion d’un groupe d’individus du champ d’une humanité qui s’autoproclame civilisée demeure la stratégie la plus efficace pour qui désire s’autoriser les pires atrocités. De la même manière, la fabrication symbolique de la monstruosité répond souvent à une volonté d’exclure et de stigmatiser des personnes envers lesquelles on ne veut s’interdire aucune cruauté. Qu’il s’agisse de l’idéologie misogyne qui irrigue l’image de la sorcière, des caricatures antisémites représentant les juifs en vampires dévoreurs d’enfants, ou des discours pénalisant l’homosexualité au prétexte qu’elle serait une pratique ‘contre- nature’, la désignation du monstre démontre qu’aucune vision du monde n’est à l’abri de verser dans l’immonde.

La notion de monstrueux est ainsi le pendant d’une conception essentialiste, où les catégories que nous utilisons pour quadriller notre environnement, créer des repères essentiels pour l’habiter et théoriser les phénomènes tendent à se substituer au réel et incitent à déformer ce dernier pour le conformer à nos attentes. Si le monstre s’apparente à une erreur de la nature, son élimination ne peut apparaître que comme un perfectionnement, la correction salutaire d’une bavure regrettable. Cette idée se retrouve à l’origine de toutes les idéologies eugénistes et génocidaires qui se donnent pour mission de purifier l’humanité ou telle nation jugée supérieure en la purgeant des éléments qui la corrompent comme on soigne une pathologie.

Saartjie Baartman (gravure -à l’époque- humoristique, 1807) © British Museum

Au-delà de ses instrumentalisations meurtrières et des imaginaires racistes qui les alimentent, le concept de nature porte en lui-même la tentation d’une simplification délétère. Car la raison, elle aussi, engendre ses monstres. La tératologie ne se contente pas d’étudier les anomalies anatomiques : elle les décrète, selon des critères parfois discutables. C’est au nom d’un prisme binaire où la diversité peine toujours à trouver sa place qu’aujourd’hui encore des médecins justifient et pratiquent la mutilation des enfants intersexes nés avec des caractéristiques anatomiques ne correspondant strictement ni au type du mâle ni à celui de la femelle. Comme une étrange revanche d’Aristote contre Darwin, la variation, phénomène parfaitement banal au sein du vivant, se voit transformée en anomalie appelant une normalisation, au point de sacrifier la santé et le bien-être des personnes intersexes, qui gardent de graves séquelles des opérations qu’elles subissent, au besoin de les faire entrer dans des cases hermétiques. La monstruosité porte ici le visage avenant de la conformité à tout prix.

Derrière la banalité désarmante

Du dessous inquiétant de nos lits d’enfants aux discours qui transforment une différence en problème, ‘monstrueux’ est le nom qu’on donne à ce qui nous échappe, à l’inclassable qui nous force à contempler les biais réducteurs de nos œillères théoriques et idéologiques, au pressentiment que quelque chose de foisonnant et d’insaisissable se cache clans les coulisses de notre petit univers bien rangé et menace de tout chambouler. Le malaise mêlé de fascination qu’engendre l’évocation des grands criminels de l’histoire, ou encore celle des célèbres tueurs en série qui ont fait l’objet de multiples documentaires dont le public est friand, illustre tout particulièrement le fond de cette angoisse. Constater que les monstres moraux (qui, contrairement aux anomalies physiques, résistent aux classifications comme aux explications tranchées) peuvent se cacher sous les traits séduisants d’un Ted Bundy ou derrière la banalité désarmante d’une armée de petits bureaucrates travaillant pour le régime nazi, c’est comprendre que, si l’on fabrique des monstres, c’est peut-être, paradoxalement, moins pour se faire peur que pour donner à notre peur un visage identifiable et circonscrit qui nous aide à mieux dormir la nuit.

Pour les mêmes raisons que le monstrueux suscite la défiance et la volonté de le dissoudre par la normalisation ou par la suppression, il constitue un terreau infiniment fécond pour l’art. Quitter le royaume des normes établies
pour celui des possibles sans limites, c’est consentir à troquer le confort d’un univers borné et maîtrisé pour la curiosité de l’aventurier avide d’explorer notre humanité sans tabou. Les pulsions coupables auxquelles on donne des traits démoniaques, le rêve d’immortalité que réalisent les vampires, le projet hybristique du docteur Frankenstein, ou encore les questionnements sur l’au-delà au travers de l’univers des zombies, des fantômes ou de la sorcellerie sont autant d’occurrences où le monstrueux est synonyme d’expansion de la réflexion par la grâce de l’imaginaire. Enjamber les frontières du normal et du naturel pour restituer à la monstruosité son irréductible et arbitraire relativité, c’est aussi se libérer du manichéisme en admettant, à l’instar de Baudelaire, que ce qui fait peur peut tout autant faire envie :

Que tu viennes du ciel ou de l’enfer ; qu’importe,
Ô Beauté ! monstre énorme, effrayant, ingénu !
Si ton œil, ton sourire, ton pied, m’ouvrent la porte
D’un infini que j’aime et n’ai jamais connu ?”

Marylin Maeso

L’article de la philosophe Marylin MAESO est extrait du hors-série Frankenstein et les grands monstres de la littérature publié par le magazine LIRE-MAGAZINE LITTERAIRE [LIRE.FR, février 2021] ;

 

  • L’illustration de l’article est une photo de tournage du film de Guillermo del Toro, Le Labyrinthe de Pan (2006) ;
  • A lire aussi dans la wallonica : Monstre (avec e.a. une revue du livre de Laurent Lemire : Monstres et monstruosités) ;
  • Ainsi que, pour les amateurs d’horreur kitsch : La Hammer, un succès monstre.

Curieux du monde ?

MARBEN : la méthode ICARE (1997-1999)

Temps de lecture : 3 minutes >

La fin des années 1990 a été un âge d’or pour les intégrateurs informatiques, alors dénommés SSII (pour “Société de Services et d’Ingénierie en Informatique” – à prononcer “esse-esse-deux-zi”). L’arrivée de l’an 2000 et ses frayeurs millénaristes, l’imposition de l’EURO et les myriades de geeks qui cherchaient alors un job, sont autant de facteurs extérieurs qui ont affolé les directeurs informatiques des entreprises d’alors, les petites comme les multinationales. L’Union européenne, déjà dispendieuse, n’était pas non plus le moindre des clients pour ces tribus de consultants, regroupés en entreprises spécialisées, souvent pilotées par des groupes internationaux plus importants…

La réalité était souvent assez crue : ces unités techniques et commerciales installées dans les grandes villes d’administration (Bruxelles, Luxembourg, Strasbourg…), en relation généralement intime avec leurs clients, vivaient du courtage de talents… informatiques. Le responsable IT d’une organisation (le client) décidait à table (sic) avec le commercial d’une SSII (le fournisseur) de combien de PC support il aurait besoin pour les 6 mois à venir, de combien de DBA Oracle et de combien d’administrateurs système. La signature se faisait au pousse-café, en pérorant sur le nouveau logo-fantaisie de JAVA ou sur le dernier company meeting de chez BORLAND (avec leur boss costumé en Darth Vador, je vous prie !). Le lendemain, il revenait au directeur du recrutement de l’entreprise gagnante de luncher avec l’Account Manager de son partenaire dans l’intérim pour discuter des marges à réaliser sur la location (traite ?) des talents vendus. On appelait cela du body-shopping.

Tout le monde était très malin, gagnait beaucoup d’argent et jouait l’influence avant tout. Parallèlement, il était important pour ces “boîtes de consultance” d’avoir l’air un peu plus malin que les autres ; alors, on publiait des études, des livres blancs, des brochures incontournables… aujourd’hui oubliées et disparues. Nous avons retrouvé une de ces publications dont l’intérêt pour nous n’est pas tant de vanter les mérites d’une entreprise aujourd’hui disparue au sein d’un grand groupe international, mais plutôt de relever combien, sous couvert de créer un standard méthodologique, le texte en question propose une bonne introduction au marché de l’informatique aux novices que nous sommes. Si les informaticiens d’aujourd’hui, selon leur âge, reconnaîtront les acteurs et les concepts ou s’amuseront de certaines notions désuètes, le commun des mortels se verra initié à des termes-clefs comme : help desk, externalisation, régie, parcs multi-sites, Outsourcing, SLA pour Service Level Agreement et principe d’extension

Quelques extraits pour une mise en bouche du texte qui est intégralement disponible (PDF avec reconnaissance de caractères) dans notre documenta :

“Qui peut prétendre atteindre un objectif qu’il n’a pas défini?

Qualité et niveau du service. Nous avons vu quelles étaient les évolutions maîtresses des métiers de l’informatique. Une des plus importantes est le besoin exprimé par la majorité des acteurs informatiques d’obtenir :

    • une visibilité accrue sur leur parc informatique et son évolution face aux offres technologiques ;
    • les moyens d’offrir aux utilisateurs un support de qualité adapté à leurs besoins réels.

Il est difficile de répondre à ces attentes : le parc informatique évolue parfois – même au sein d’entreprises très “disciplinées” – de manière indépendante des choix stratégiques (il est si simple d’acquérir un PC), ce qui implique des interventions peu populaires auprès des utilisateurs pour restaurer un niveau de  service respectable. La méthode ICARE se base sur des principes simples, qui s’attaquent directement aux dysfonctionnements que nous avons évoqués au chapitre précédent.”

“C’est sur la base de ce Service Level Agreement (SLA) que sont déterminées les ressources humaines et matérielles qui seront mises en oeuvre pour atteindre les objectifs fixés. Il est courant d’entendre “que pouvons-nous faire avec les moyens actuels ?“. Partir sur une telle base de réflexion n’offre que peu de perspectives de succès. Dans un Service Level Agreement se trouvent notamment les éléments suivants :

    • le champ d’action du Service Level Agreement, c’est-à-dire la définition des activités concernées ;
    • la définition des groupes de travail en charge de ces activités ;
    • les responsabilités de chaque groupe de travail, ainsi que la répartition des tâches ;
    • les objets techniques concernés par chaque activité (par exemple les logiciels supportés, non supportés, ou interdits) ;
    • la liste complète des services assurés ;
    • les conditions d’accès au service.”

  • L’illustration de l’article date de 1972 (nous avons triché) et montre une équipe de consultants en pleine discussion “cool“… © capgemini

L’intégralité du texte est disponible dans notre documenta, en PDF avec reconnaissance de caractères :


Plus de technique ?

FRANSIS : Mes souvenirs d’écolier (CHiCC, 1991)

Temps de lecture : 9 minutes >

TEMOIGNAGE : “Nous sommes en 1906. Faute d’enseignement primaire pour les garçons de Cointe, je suis obligé de descendre à l’école du Perron à Sclessin. Quel parcours pour un petit garçon de six ans ! surtout l’hiver !

Je quittais l’Observatoire où Papa était “concierge garde-consigne”, traversais le parc privé de Cointe, puis descendais l’avenue du Petit-Bourgogne, totalement inhabitée. D’avenue, elle n’avait que le nom, car c’était un chemin plein d’ornières, boueux sous la pluie, poussiéreux sous le soleil. Le haut était boisé, le reste traversait les cultures avec, légèrement en retrait, la laiterie Purnémont.

Arrivé en bas, à la maison du garde, je remontais la rue Côte d’Or, un long parcours encore, peu habité, avec à gauche, le pré de chez Cuhl, inondé l’hiver, et, à droite, les cotillages des maraîchers et la laiterie dite “Villa des Roses“. J’arrivais alors en droite ligne à l’école du Perron, car à l’époque, la rue Côte d’Or était encore rectiligne. Ce n’est que plus tard qu’elle fut détournée vers la colline afin de permettre l’édification de la ligne de Fexhe-le-Haut-Clocher. Le remblai de celle-ci recouvre entièrement, aujourd’hui, le site que l’école occupait.

Les bâtiments étaient à gauche du chemin, dans l’angle formé avec la rue de Trazegnies. Les quatre classes-garçons, côté rue Côte d’Or, les six classes-filles, côté rue de Trazegnies. Monsieur Heine enseignait en première année. Nous étions 72 ! A cause des retardataires, le travail avançait lentement. A l’examen de fin d’année, je fus premier. Ce fut d’ailleurs la seule fois dans ma vie !

En deuxième et troisième, le maître était très sévère. Il maniait le bâton.Un bâton que des élèves lui avaient apporté, la schlague comme il disait.

“Schlague : peine disciplinaire, longtemps en usage en Allemagne, dans les écoles et dans l’armée, et consistent dans l’application de coups de baguette.” (Larousse)
C’était -ne l’oublions pas- avant 1914 !

C’est ainsi qu’en troisième, à la leçon de musique, l’instituteur s’asseyait sur un dossier de banc, face à moi, et me faisait chanter. “C’est faux !”, disait-il, et …clac ! “Recommence”… et re-clac ! Et plus je recevais des coups de bâton, plus ma tête bourdonnait et plus je chantais faux évidemment. Aussi, à la fin de la troisième, mon meilleur ami, Jules Duchêne, terrorisé par le système, convainquit ses parents de le mettre “aux Rivageois”.

En quatrième, nous avions comme instituteur Monsieur Henrion. C’est alors que mon condisciple Thunus nous quitta pour aller à l’école catholique que le curé Schiepers, de Sclessin, venait d’ouvrir. Les classes de cinquième et sixième se trouvaient dans la vielle école, qui existe encore aujourd’hui, au pied de la rue du Perron et qui sert de Centre Récréatif. Ce changement de locaux, pour moi, raccourcit le parcours car je monte la rue du Perron, puis le thier Del Dague. Au déboulé du thier, je soulève les barbelés de la prairie, pour gagner au plus court, évitant les bouses et les vaches, l’avenue du Hêtre. Parfois, je suis poursuivi par le fermier Tonglet…

Dommage que le laitier n’est passé par là qu’une vingtaine d’années plus tard ! J’aurais pu utiliser le sentier que nous connaissons aujourd’hui. Et ce trajet incommode, je devais l’effectuer quatre fois par jour, cinq jours par semaine, le jeudi excepté, où je ne le faisais que deux fois. A cette époque, on n’avait congé que le jeudi après-midi, le samedi étant jour de classe entier.

En ce temps-là, à l’école primaire, les écoliers travaillaient beaucoup sur l’ardoise… Et, quand il m’arrivait d’attraper une punition, comme j’avais peur de la faire à la maison, je remplissais mon ardoise en chemin, mais la cachais dans le bois… et je la reprenais pour redescendre. Notre instituteur de cinquième était Monsieur Stevens, qui allait devenir directeur des écoles communales d’Ougrée.

En fin d’études primaires, toutes les sixièmes de la commune étaient réunies à Ougrée, pour participer au grand concours final. Hélas, nous les élèves de l’école du Perron, nous fûmes handicapés, car notre maître, Monsieur Sauvenier père, avait omis de nous enseigner les intérêts composés ! Evidemment, il y eut un problème dans cette matière… Conséquence : je retombai à la 24ème place… mais sur plus de cent élèves. L’effectif de 72 élèves en première année avait fortement diminué d’année en année, car -ne l’oublions pas- l’instruction n’était pas obligatoire à cette époque ! Elle ne le devint qu’en 1914. L’absentéisme était donc important, comme l’abandon en cours de route, de nombreux parents n’étant guère exigeants. Et l’art de l’école buissonnière était florissant !

Mais les filles et les autres garçons, où allaient-ils à l’école, me demanderez-vous ? Les enfants des belles villas du Parc n’allaient pas à l’école. Ils avaient pendant cinq ans, des précepteurs qui venaient les instruire à domicile. Ensuite, ils descendaient en ville, au Collège ou à l’Athénée, pour y accomplir une “septième” qui les préparait à entreprendre les Humanités. Les garçons des autres quartiers descendaient aux “Rivageois”, à “Don Bosco” ou vers Saint-Gilles. Il y avait bien, à l’hospice de la Vieille-Montagne, dirigé par les Sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, un orphelinat où une bonne-sœur à grande cornette blanche donnait la classe aux petits orphelins, mais les enfants de Cointe n’y étaient pas admis.

Pour les filles, il y eut d’abord l’école de Bois-l’Evêque, attenante au pensionnat tenu par les Dames du Sacré-Cœur. Dès 1865, cette école gratuite compta bientôt plus de cent élèves qui recevaient à la fois -nous apprend Gobert- un enseignement primaire et professionnel. Dès octobre 1866 lui fut adjoint le pensionnat de Demoiselles. Voici en quels termes – dans le journal “La Meuse” du 21 juin 1989 – Julie Amandine Sourdon,une Tilleurienne de 85 ans, nous parle de cette école gratuite qu’elle fréquenta avec ses sœurs Marguerite et Julie :

…l’école du Couvent de Bois-l’Evêque à Cointe. Il a brûlé et c’est bien dommage, c’était une si belle école. Je n’étais pas une bonne élève, je n’aimais pas l’école et puis surtout, on ne m’obligeait pas à y aller. Nous mettions une heure pour aller à pied de Saint-Gilles Plateau, où nous habitions, jusqu’à Cointe. Il y avait en fait deux écoles : celle pour les “Mademoiselles Riches” et puis celle des pauvres. Quand nous étions gentilles, les Sœurs nous emmenaient voir les riches qui nous donnaient des vêtements. C’était la seule fois où nous les rencontrions. Ma sœur fréquenta cette école et elle me raconta que chaque écolière avait, au pensionnat, une “marraine” qui la recevait chaque premier vendredi du mois pour lui offrir un don. Je sais aussi que pendant la guerre de 1914, le Consul des Etats-Unis vint y présider une distribution de secours. Et on avait appris aux enfants -pour l’accueillir et le remercier- à crier “Vive l’Amérique”! “

Ecole communale de Cointe © pss-archi.eu

Il y eut aussi un pensionnat place du Batty, “Maria Immaculata” qui allait devenir plus tard le “Chanmurly“. C’est lorsque Cointe fut érigé en paroisse que Monsieur le Curé y adjoignit une école gardienne et une école primaire pour filles. L’école communale du boulevard Kleyer n’accueillit ses premiers élèves qu’en 1911, en commençant par les classes inférieures, les classes s’ajoutant d’année en année. S’il y avait eu une sixième année en 1911, j’y serais allé pour ne plus me “taper” les quatre trajets quotidiens de Sclessin. Elle débuta dans un baraquement qui se trouvait dans l’allée qui longe la plaine des sports et qui aurait survécu – selon les uns – à l’Expo de 1905. Quant à moi, j’ai toujours entendu dire que ce baraquement nous venait de l’Expo de Bruxelles 1910. Hormis le kiosque à musique, il ne subsistait rien, à Cointe, de l’ancienne exposition.

Mon école primaire terminée, je poursuivis mes études secondaires au collège Saint-Servais, me tapant à pied, quatre fois par jour, le trajet Observatoire-Saint-Servais !… Je n’eus mon premier vélo qu’à l’âge de 19 ans ! Mes études terminées, j’entrai à l’Université en qualité de commis, puis en 1925, je fus promu appariteur à la faculté des Sciences, place du Vingt-Août.

Ce que les Cointois ignorent, c’est que l’école Saint-Maur a débuté dans la maison du curé, sise à l’entrée de la rue du Batty, côté gauche. Le jardin donnait sur un terrain vague où est aujourd’hui la villa numéro 13 de l’avenue de Cointe. C’est sur ce terrain que les élèves allaient en récréation.

Au début du siècle, mon père faisait partie du “Cercle des Montagnards de Cointe”. Ces joyeux compagnons avaient leur local dans l’atelier du président, le menuisier Ranquet, rue du Batty. C’était un groupe folklorique de joueurs de cartes qui s’occupaient un peu de tout sur le Plateau : un petit comité de quartier avant la lettre, si l’on peut dire !

Or, les Cointois étaient mécontents du Curé, l’abbé de Gruyter, un riche Hollandais qui avait dédié la nouvelle paroisse à Notre-Dame de Lourdes, détrônant “Saint-Maur”, si cher aux Cointois. Nos “Montagnards” envoyèrent donc une délégation “protestataire” au Curé. Celui-ci leur répondit que la Vierge Marie étant bien plus connue que Saint-Maur, il l’avait choisie, mais que, pour faire plaisir à ses paroissiens, il dénommerait sa nouvelle école, “Ecole Saint-Maur”.

C’est cette même année – en 1912 – que Monsieur le Curé, me rencontrant, me dit : “Alors Georges, j ‘espère que tu vas venir à ma nouvelle école ?” Je lui rétorquai : “Trop tard, Monsieur le Curé, je l’ai attendue six ans votre école ! Maintenant, je vais aller à Saint-Servais !”

Il y avait alors à Cointe, un jeune architecte fort compétent, Albert Guilitte, qui avait réalisé un projet d’église destiné à remplacer le baraquement-chapelle de la rue du Chera, projet qui fut exposé chez le boulanger Kordel, avenue de l’Observatoire. Mais notre curé hollandais, en bon Hollandais, avait contacté un architecte hollandais, ce qui mécontenta -vous vous en doutez- Albert Guilitte. Aussi, celui-ci, contacté plus tard pour réaliser les plans de la nouvelle école, refusa tout net !

Pour accéder à l’école, construite sur un terrain offert par la famille Collinet, le curé acheta une parcelle libre, rue du Loup, plus tard rue des Hirondelles. Evidemment, la création de cette nouvelle école ne fut pas du goût de certains habitants non-pratiquants de cette rue. Aussi ces derniers organisèrent-ils un “charivari” de protestation à l’ouverture des nouveaux locaux. Je tiens ce fait de mon ami Rouvroy qui me dit ce jour-là : “Il faut que je te quitte car je dois aller “pèl’ter” près de la nouvelle école Saint-Maur”… C’est que nos “tièsses di hoye” cointoises avaient les “cheveux près du bonnet” à cette époque !

C’est ainsi qu’à Sclessin, en 1909, des manifestations eurent lieu dans les rues, pour protester contre l’exécution, en Espagne, de Francisco Ferrer, fondateur de “l’Ecole Moderne“. A l’école du Perron, le cours de religion était donné par un vicaire et le sacristain Jamoulle. Un jour, le vicaire ne vint pas. Nous apprîmes que la veille, les deux vicaires avaient été lapidés par les manifestants. Et, le 29 octobre de la même année, le conseil communal d’Ougrée décidait de débaptiser la “Place du Nord” que tout un chacun appelait “Place de l’Eglise”, et de la dénommer “Place Francisco Ferrer”. Bien vite, à l’école, les instituteurs furent obligés de commencer les cours en s’efforçant de dissuader les enfants de prendre pour cibles les nouvelles plaques fixées sur l’église et rendues illisibles par les mêmes pierres qui furent probablement jetées sur les vicaires…

Couvent des Filles de la Croix et verger © histoiresdeliege.wordpress.com

Et nos jeux à l’époque ?… Certes, nous jouions à la “puce“, à la “cachette“, aux billes, à saute-mouton, etc., mais, avec le Standard à Sclessin et le Football Club Liégeois, avenue du Hêtre, c’était déjà le “foot” qui était roi. Dès que la neige faisait son apparition, toutes les belles descentes de Cointe étaient envahies par les traîneaux, au grand dam des policiers du quartier. Ces descentes vertigineuses provoquèrent pas mal d’accidents, particulièrement au “Saut-de-la-Mort” où les descendeurs déboulaient dans l’avenue de l’Observatoire et coupaient la ligne du tram de Cointe !

Personnellement, je me souviens d’une fillette qui fut vilainement blessée à la jambe par un de ces petits piquets de fer destinés à interdire l’accès des pelouses du parc. Pendant la guerre 14-18, une sentinelle allemande, de faction rue Mandeville, au bas de la rue Saint-Maur où se trouvait une cabine d’aiguillages de la gare des Guillemins, fut fauchée et tuée par un traîneau qui dévalait la rue Saint-Maur. La “petite histoire” ne nous dit pas si le maladroit pilote de cette arme nouvelle fut décoré après la guerre !

Mais le grand sport, à la saison des fruits, c’était la maraude qui se pratiquait dans les jardins des villas, les vergers des fermiers ou des “cotis” ou encore dans les anciens vergers du Champ des Oiseaux qui avaient été expropriés pour l’expo de 1905, et dont les arbres fruitiers étaient toujours debouts. Toutefois, notre endroit préféré, c’était le jardin du Couvent des Filles de la Croix, auquel nous accédions en sautant le mur du côté de la plaine des sports.

Pendant ma vie de jeune écolier, ce qui me dérangea le plus, ce furent les grandes vacances. A Cointe, elles avaient lieu en juillet et août, à Sclessin-Ougrée, en août et septembre, ce qui me laissait un mois sans mes bons copains du Plateau. Pourquoi cette différence ? Mais parce que, malgré l’industrialisation et la diminution des cultures, une ancienne réglementation qui était d’application lorsque Sclessin était encore essentiellement rural, voulait que les vacances puissent permettre aux petits Sclessinois de participer à l’arrachage et au ramassage des pommes de terre.”

Georges FRANSIS

  • illustration en tête de l’article : Vestiges de l’ancienne école communale de Sclessin, rue du Perron © Philippe Vienne

Brochure éditée par “ALTITUDE 125”, la Commission Historique et Culturelle de Cointe, Sclessin, Fragnée et du Bois d’ Avroy.


 

 

STOKER : Dracula (ACTES SUD, Babel, 2001)

Temps de lecture : 4 minutes >

Le jeune Jonathan Harker rend visite au comte Dracula dans son château des Carpates afin de l’informer du domaine qu’il vient d’acheter pour lui en Angleterre. Au cours de son voyage, les autochtones qu’il rencontre tentent de le dissuader d’atteindre son but et manifestent une inquiétude véhémente où il ne voit d’abord que l’expression d’une superstition locale ridicule. Dès son arrivée chez le comte, l’inquiétude gagne pourtant Jonathan Harker, jusqu’au jour où trois jeunes femmes pénètrent dans sa chambre pour lui prodiguer des baisers qui sont autant de morsures. Alors qu’il entreprend une exploration du château, il découvre, gisant dans une caisse, le comte Dracula… A Whitby, en Angleterre, où l’histoire se déplace, Lucy, l’amie de Mina, la fiancée de Jonathan, sera la première victime du vampire.

A (re)lire d’urgence au nom de tous les rideaux de mousseline qui se soulèvent aux vents de Lune !

Qui mieux que Stoker a raconté les frémissements sous-cutanés d’un siècle qui a fait de la pudibonderie une institution et de son revers une source inépuisable pour ses créateurs.

Les ingénieurs en sécurité sanitaire apprécieront également la subtile didactisation des techniques de traçabilité qui font leur quotidien : peu de monstruosités gothiques dans ce roman, Stoker préfère distiller les indices qui révèlent le passage du Comte. Sa délicatesse narrative est à mettre en regard avec le baroque jouissif et carnivore du roman (assez inutile) de Joann Sfar, L’Eternel.

Entre autres multiples adaptations à l’écran, Dracula est un film réalisé en 1992 par Francis Ford Coppola : Bram Stoker’s Dracula.


“La longue lignée des vampires incarne les terreurs inspirées par les grandes épidémies ou les tyrans sanguinaires. Des antéchrists qu’il s’agira d’exorciser…

Mort et pas toujours mécontent de l’être, le vampire nous apparaît aujourd’hui comme
la plus séduisante créature du bestiaire monstrueux – de là le succès, dans les années 2000, de la série Twilight et de ses romances vampiriques pour adolescents. Preuve de sa popularité, nous connaissons tous ses attributs principaux : hématophagie compulsive, photosensibilité maladive, immortalité mal acquise, allergie à l’ail et aux crucifix, fort potentiel érotique (à vos risques et périls), choix de literie très personnel, problème avec les miroirs et naissance aristocratique. S’y ajoutent des caractéristiques secondaires : le vampire commande aux créatures de la nuit (et parfois aux Tziganes, visiblement considérés comme tels), dispose de talents métamorphiques, peut voler…

Des habitudes contagieuses

Faut-il s’étonner si la figure du vampire se confond avec celle de Dracula, monstre éponyme du célèbre roman ? Avant que l’écrivain britannique (irlandais) Bram Stoker n’invente le fameux comte transylvanien et ses amours contrariés avec Mina Harker (en 1897), il existait en fait une foule de vampires ou de créatures proto-vampiriques, peuplant la littérature et les légendes orales. Pour son Dracula, Bram Stoker s’est inspiré, entre autres, des contes de son Irlande natale, de la Carmilla, inventée par l’écrivain Sheridan Le Fanu (une vampire hongroise qui craint le soleil), et des monstres du folklore d’Europe de l’ Est (auxquels Stoker emprunte la capacité de se changer en brume, en chauve-souris ou en loup). Mais les origines de Dracula sont aussi historiques : comme l’explique le spécialiste de la créature Alain Pozzuoli (Le Magazine littéraire, n° 529), le vampire livide aux habitudes contagieuses incarne aussi les grandes épidémies qui traversèrent l’Europe un siècle plus tôt. À cette époque-là, le vampire était déjà l’objet de rumeurs venues d’Europe de l’Est, depuis qu’au XVIIIe siècle des fonctionnaires de l’Empire austro-hongrois avaient été dépêchés dans des villages des Balkans pour enquêter sur des cas de vampirisme décrits comme bien réels. En 1746, le bénédictin français Dom Calmet consacra à ces affaires un volume non dépourvu d’arrière-pensées catéchistes -car qui croit aux vampires peut sans peine admettre les mystères chrétiens, ce qui lui valu t d’être fessé dans l’Encyclopédie de Diderot…

ISBN 978-2-7427-3642-3

Bram Stoker, dans une prodigieuse catalyse, fond tous ces ingrédients pour les coller sur un effrayant personnage historique : Vlad Dracul, dit Tepes. Ce seigneur de Valachie (actuel sud de la Roumanie) vécut au XVe siècle, fut décoré de l’ordre du dragon (dracul, en roumain) et acquit une réputation de grande cruauté, car il s’était fait une spécialité d’empaler ses ennemis turcs et ses sujets récalcitrants (tepes signifie ‘pal’). En somme, le Dracula de Stoker est une créature de synthèse, au sens littéral. Mais il doit aussi beaucoup aux obsessions de son inventeur -on sait, par une note, que Stoker a rêvé du personnage avant d’écrire. Et Dracula bénéficie bien sûr de son talent d’écrivain : en transformant son vampire en un antéchrist romantique (la prise de sang comme eucharistie inversée), en le rendant séduisant (quand ses prédécesseurs étaient plutôt répugnants) et en l’inscrivant, surtout, dans un extraordinaire roman à tiroirs, plein d’effets de réel et de récits dans le récit, il lui a donné son costume d’éternité.”

Alexis BROCAS (LIRE, 2021)


D’autres incontournables du savoir-lire :

SIDIBE, Malick (1935-2016)

Temps de lecture : 4 minutes >

“Malick SIDIBE est avec Seydou Keïta l’un des grands noms de la photographie africaine, et sera comme lui tardivement reconnu en Europe. Né d’une famille peule en 1936, dans le sud du Mali, il s’intéresse vite à la photo et ouvre le Studio Malick à Bamako, qu’il tiendra de 1958 à sa mort en 2016.

Il y devient “l’Oeil de Bamako”, réputé pour ses prises de vues souvent funk, toujours spontanées mais parfaitement cadrées. Il photographie aussi les soirées et nuits de Bamako, avec un instinct et une rapidité dont se souviennent les très nombreuses personnes qui ont défilé devant son objectif. Avec un appareil photo moyen-format carré et des moyens réduits à l’essentiel, il parvient à capter l’essence du mouvement et l’état d’esprit de toute une génération.

Il est le premier africain à recevoir le prix international de la fondation Hasselblad, en 2003. Il est récompensé de nombreux prix et distinctions dont celle de chevalier des arts et des lettres en 2002, un Lion d’or à la biennale de Venise en 2007, puis en 2010 par un prix World Press Photo. La Fondation Cartier lui offre une vaste rétrospective, Mali Twist, en 2017.” (lire la suite et voir les photos sur LAGALERIEDESPHOTOGRAPHES.FR)

“Combat des amis avec pierres” (1976) © legaleriedesphotographes.fr

“En total look sixties, ils posent radieux, brandissant fièrement un vinyle ou dansant avec une énergie qui les traverse de bout en bout. Leurs gestes, leurs œillades vous invitent à rentrer dans leur monde. Et notre regard s’attarde, saisi soudain par une impression d’étrangeté. On pense à un club new-yorkais mais quelque chose cloche. Sur certains clichés, le sol poussiéreux nous fait plus penser à une arrière-boutique. Sur d’autres, les motifs géométriques des tentures à l’arrière-plan nous interrogent. A juste titre, puisque ces scènes n’ont pas été prises aux Etats-Unis, mais bien à Bamako, à l’heure des indépendances africaines. Le photographe qui les a immortalisées s’appelle Malick Sidibé […].

Les années 60 en Afrique de l’Ouest sont synonymes de bonheur et de fête. Le colon s’en est allé –du moins c’est ce que l’on pense. La radio nouvellement installée se fait la bande-son des prises de conscience politique, sociale et culturelle. Elle branche ainsi le continent sur les musiques que le reste du monde écoute. Guitares électriques et cuivres font exploser les horizons sonores du pays. Mais, surtout, les nouveaux rythmes joyeusement délurés que sont le twist, le rock’n’roll et la musique yéyé rendent la jeunesse bamakoise complètement folle.

Les disques vinyles qui circulent dans la nouvelle capitale parachèvent cette révolution culturelle. “Nous voulions nous affranchir à la fois de la tradition dans laquelle nous avions été élevés par nos parents et de la modernité imposée par l’Etat”, explique au bout du fil Manthia Diawara, écrivain, réalisateur et professeur de littérature comparée à l’Université de New York, qui grandit dans le Bamako de ce temps-là. Il se remémore les jeunes filles qui jetaient leurs minijupes par la fenêtre et sortaient en boubous traditionnels avant d’aller se changer un peu plus loin.

Car toute la jeunesse s’amusait alors à se regrouper dans des “clubs” qu’ils baptisaient du nom de la star qui les inspirait: Sylvie Vartan, Johnny Hallyday, les Rolling Stones, les Beatles… Chaque “club” adoptait le style vestimentaire de son idole et se retrouvait pour boire et danser. Toute occasion était bonne pour faire une surprise-party. Manthia Diawara faisait partie des Rockers de Bamako, un groupe qui avait même co-organisé un Woodstock africain.

Malick Sidibé est un des rares photographes de la ville. Il a quelques années de plus que ces jeunes assoiffés de liberté, et –contrairement à la plupart des adultes de l’époque– pose un regard bienveillant sur leurs frasques et leurs déhanchements. On lui passait commande et, chaque soir de fête, il enfourchait son vélo et partait faire la tournée des soirées. Dans chacune d’elles une table lui était réservée. Une soirée sans Malick Sidibé n’était pas une soirée réussie. “Je signalais mon arrivée par un coup de flash, on me faisait le passage pour rentrer, tout le monde était content, ça jaillissait tout de suite et l’ambiance montait… J’assistais à leurs fêtes comme à une séance de cinéma ou de spectacle. Je me déplaçais pour capter la meilleure position, je cherchais les occasions, un moment frivole, une attitude originale ou un gars vraiment rigolo. Les jeunes, quand ils dansent, sont captés par la musique. Dans cette ambiance, on ne faisait plus attention à moi”, expliquait le photographe dans le premier livre que lui a consacré celui qui deviendra son ami et ambassadeur, André Magnin (Malick Sidibé, Editions Scalo, 1998), aujourd’hui un collector.

Joint par téléphone, ce dernier explique: “Le rock, le twist ont permis pour la première fois aux jeunes Maliens de se toucher. Ils ont permis à la drague d’apparaître. Les jeunes filles particulièrement pouvaient légitimement craindre d’être prises en photo, parce qu’elles n’étaient pas censées se montrer dans ces tenues. Mais comme l’amour envers cette jeunesse transparaissait dans les clichés de Malick Sidibé, comme il donnait une belle image de cette génération, les jeunes se sont entièrement livrés à son appareil. Dans tous les pays d’Afrique, il y avait des photographes qui faisaient un travail similaire à celui de Malick Sidibé, mais ce qui le distingue des autres, c’est ce rapport de confiance absolu qu’il a su créer avec ses sujets.” Sitôt rentré, Malick Sidibé développait ses tirages en noir et blanc afin que, dès le lendemain, elles soient disponibles à la vente pour la modique somme de 200 francs CFA l’image (50 centimes suisses).” [lire la suite sur LETEMPS.CH]


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation par wallonica.org  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © lagaleriedesphotgraphes.fr


Plus d’arts visuels…

RILKE : textes

Temps de lecture : 2 minutes >

Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quel mouvement font les petites fleurs en s’ouvrant le matin. Il faut pouvoir repenser à des chemins dans des régions inconnues, à des rencontres inattendues, à des départs que l’on voyait longtemps approcher, à des jours d’enfance dont le mystère ne s’est pas encore éclairci, à ses parents qu’il fallait qu’on froissât lorsqu’ils vous apportaient une joie et qu’on ne la comprenait pas (c’était une joie faite pour un autre), à des maladies d’enfance qui commençaient si singulièrement, par tant de profondes et graves transformations, à des jours passés dans des chambres calmes et contenues, à des matins au bord de la mer, à la mer elle-même, à des mers, à des nuits de voyage qui frémissaient très haut et volaient avec toutes les étoiles – et il ne suffit même pas de savoir penser à tout cela. Il faut avoir des souvenirs de beaucoup de nuits d’amour, dont aucune ne ressemblait à l’autre, de cris de femmes hurlant en mal d’enfant, et de légères, de blanches, de dormantes accouchées qui se refermaient. Il faut encore avoir été auprès de mourants, être resté assis auprès de morts, dans la chambre, avec la fenêtre ouverte et les bruits qui venaient par à-coups. Et il ne suffit même pas d’avoir des souvenirs. Il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent. Car les souvenirs ne sont pas encore cela. Ce n’est que lorsqu’ils deviennent en nous sang, regard, geste, lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous, ce n’est qu’alors qu’il peut arriver qu’en une heure très rare, du milieu d’eux, se lève le premier mot d’un vers.

RILKE Rainer Maria, Pour écrire un seul vers
(1910, in Les Cahiers de Malte Laurids Brigge)


Si donc nous voulons être des initiés de la vie, il est deux choses qu’il nous faut prendre en compte : d’abord la grande mélodie, à laquelle œuvrent les choses et les parfums, les sentiments et les passés, les crépuscules et les nostalgies.
Et, ensuite, les voix individuelles qui complètent et parachèvent ce grand chœur.
Et pour justifier une œuvre d’art, c’est-à-dire une image de la vie profonde, du vécu qui n’est pas seulement d’aujourd’hui mais possible toujours et en tous temps, il sera nécessaire de mettre dans une relation juste et d’équilibrer ces deux voix, celle d’une heure donnée et celle du groupe d’êtres humains qui s’y trouvent. […]

Pour atteindre ce but, il faut avoir discerné les deux éléments de la mélodie vitale dans ses formes primitives ; il faut avoir extrait des tumultes grondants de la mer le rythme de la vague et dégagé de l’entrelacs confus des paroles quotidiennes la ligne vivante qui porte les autres. Il faut mettre côte à côte les couleurs pures pour apprendre à connaître leurs contrastes et leurs affinités. Il faut avoir oublié le multiple pour l’amour de l’essentiel.

RILKE Rainer Maria, Notes sur la mélodie des choses

  • La biographie de Rilke est disponible sur le site de la FONDATION RILKE (CH) ;
  • L’illustration de l’article est © Paula Modersohn-Becker

Lire encore…

SEPULCHRE : L’incendie du couvent du Sacré-Coeur à Bois-l’Evêque (CHiCC, 1989)

Temps de lecture : 8 minutes >

Je pourrais faire de cet événement un récit bien composé, bien léché, qui réponde aux règles d’une bonne narration. J’ai préféré reproduire les notes jetées sur mon journal, sans retouches, dans le désordre et avec la spontanéité du vécu…

LUNDI  28 FEVRIER 1944

“Cette journée, commencée tranquillement par la correction de devoirs, devait être marquée par un événement important. A 14 heures 30, j’entends une voiture de pompiers monter la rue. Maman m’appelle. Je vais au balcon : fumée au Sacré-Cœur. Je m’habille en hâte. En haut de la rue, déjà, je vois des flammes à la tour octogonale du drapeau. C’est sérieux ! Je redescends chercher mon appareil photographique. Je remonte. Toute l’aile perpendiculaire à la rue des Bruyères, le dortoir, est en flammes… Une seule voiture de pompiers ! Les sœurs sont fort tranquilles. Des enfants pleurent…

J’entre au couvent, offrir mes services pour transporter meubles et objets. Une demoiselle-concierge, un tantinet méfiante, me remercie et décline l’offre. Je sens pourtant qu’il y a moyen de se rendre utile et que cet incendie
ne sera pas ordinaire. Il faudrait vider tout ce que l’on peut, dans le cas où le feu avancerait . Le vent souffle et les pompiers n’ont pas beaucoup d’eau. Leur action apparaît dérisoire devant pareil brasier. Je descends au jardin, derrière les cuisines. La tour de l’horloge s’embrase à son tour. Il tombe des planches, des flammèches… Je mets à l’abri une machine à coudre, près d’un tas de vêtements qui brûlent et je prend·s des photos… Je me réjouis déjà du film sensationnel que j’aurai et du “souvenir” que je pourrai offrir aux sœurs et aux pensionnaires…

Le feu gagne le bâtiment de devant. Cette fois, j’entre et je participe au sauvetage du mobilier. Le toit est tout en feu et, au fond d’un magnifique couloir, on voit la fournaise. Il est dangereux d’entrer et de sortir, car il risque de tomber des débris du toit, mais j’entre : il me faut un cliché du feu à l’intérieur. Un pompier – qui s’apprête à me rudoyer – voit mon appareil photo et, me prenant pour un journaliste, s’excuse avec une politesse comique.

D’autres voitures de pompiers sont arrivées, une à une, mais à chaque bouche d’eau, c’est une mise en train lente. On commence à craindre pour la grande chapelle qu’on avait bien cru garder intacte. On arrose le toit, mais le feu passe à l’ intérieur et bientôt, de la fumée s’élève du toit. On parle de sauver les objets précieux. On enfonce la porte à coups de hache et de maillet et on commence de même avec la seconde lorsque – de l’intérieur – une sœur ouvre la porte, avec des reproches pour la brutalité apportée à briser les portes. Cette fois, je vais en mettre un coup…

Je sors divers objets peu importants, puis j’extrais de son armoire, la précieuse châsse aux reliques. Je désire la porter chez Bertrand, mais un petit abbé chétif mais bien bon, préfère y aller lui-même. Je prends alors deux ou trois reliquaires, dont une belle croix, avec une vingtaine de petites boîtes à reliques et les lettres d’authentification des reliques de la châsse, que je porte chez Bertrand. Puis j’ouvre l’armoire du grand meuble à linge et j’en sors toutes les boîtes avec linges de ciboriums, manipules, etc. Cela fait, nous transportons cet énorme meuble, à une douzaine, en deux parties, puis, de la chapelle où les orgues brûlent, des bancs, etc.

Tout-à-coup, pendant qu’on s’affaire à sauver des chaises sans valeur et des statues de plâtre, je m’avise que le magnifique tabernacle en cuivre doré et ciselé est là, sur l’autel, et qu’il risque d’y demeurer. J’essaye de l’ébranler pour voir s’il n’est pas scellé. Il est lourd, mais il bouge. J’appelle un homme qui abandonne son Saint-Joseph. Nous le tirons à nous, mais la pièce est de poids… Du renfort arrive. Mon partenaire veut que nous le portions à deux, mais je sens qu’il nous échappera des mains. Du renfort arrive encore et nous sortons à cinq ou six, cette magnifique pièce. Arrivés au bout du jardin, d’autres me relayent : mes doigts se détendent malgré eux. J’ai dû le reposer sur ma cuisse à un moment où il glissait, et je me suis écrasé toute la masse musculaire de la cuisse.

Tout le toit est en feu et la tour commence. Comme on peut craindre sa chute, les pompiers me font sortir, mais pas avant d’avoir pris une photo de la perspective de la grande nef, vers le jubé et les orgues qui flambent grandiosement ! Dehors, nous nous affairons à éloigner du bâtiment, ce qu’on a déposé trop près : bancs de communion, bahuts, etc. Je grimpe alors sur un monticule, à gauche, en attendant la chute de la tour. Il fait glacial !

La tour brûle près d’une heure avant de s’effondrer. Pendant ce temps, je regarde mon appareil et… ô rage, ô désespoir ! je m’aperçois que j’ai pris quatorze photos – dont les plus risquées – avec une mise au point de 1 à 3 mètres, au lieu de 3 mètres à l’infini ! Tout mon film sera flou. J’en pleurerais… J’ai confondu les deux indications… J’ai tout de même la chute de la tour avec une bonne mise au point.

L’incendie du couvent © histoiresdeliege.wordpress.com

Je retourne alors vers les cuisines qui menacent, à leur tour, de flamber. La vieille chapelle est déjà en cendres. Avec des étudiants, Madame de Marchin, Laurette Tassier et la fille de chez Renard, on transporte loin des flammèches qui tombent de partout, tables, bancs, matelas, etc. mais je ne peux rien porter sans me soigner, mes doigts saignent. Le poids du tabernacle les a forcés tout à l’heure, et j’ai les mains – la droite surtout – sans force.

Du magnifique couvent de Bois-l’Évêque, il ne reste que les murs. C’est désolant ! J’éprouve une tristesse profonde de voir anéanti ce très beau couvent, d’une grande noblesse d’allure, qui faisait partie du décor de ma vie, de mon Bois l’Évêque auquel je suis attaché. Je goûtais dans cette chapelle un grand plaisir à voir la tenue, le cachet aristocratique du décor (cathèdres du chœur, etc.).

D’autre part, j’ai vécu aujourd’hui, d’exaltantes minutes d’action : les impressions du “chasseur d’images”, le côtoiement du péril, l’idée de se sentir utile, la satisfaction d’avoir sauvé quelques objets de grand prix, c’est plus qu’il n’en faut pour que la journée se solde par la joie. La sensation du vide ne viendra qu’après, dans le désolant spectacle des ruines, le silence de la cloche, l’absence de mouvement des pensionnaires dans la rue…

Mais les élèves anciennes étaient accourues ; on voyait des yeux rouges partout. Quant aux sœurs, elles partaient trois par trois en auto, vers un autre couvent sans doute. Dès le début de l’incendie, j’ai entendu une institutrice antipathique – que je ne connais que de vue et qui doit habiter près de là – dire haineusement à un homme sourd : “Punition ! Punition !”. Que lui avaient fait les sœurs pour qu’elle voie ainsi tout brûler avec satisfaction ?

On ignore tout des causes de l’incendie, mais on dit que les pompiers, appelés le matin déjà, à cause d’une odeur de roussi, n’ont rien trouvé et qu’à 13 heures 30, ils auraient parlé de feu de cheminée. En tout cas, la lenteur à amener tout le matériel est scandaleuse ! La manière de s’en servir aussi : au lieu de concentrer toute l’eau sur le bâtiment indemne à sauver, on noie le brasier sans aucun succès. On arrosait un toit d’ardoises, alors que la charpente brûlait au-dessous ! Comment n’a-t-on pas fait sauter la communication entre la grande chapelle et le couvent, ou saper le toit, pour faire un vide coupe-feu ? Mais le plus lamentable est la non-mobilisation immédiate de tout le matériel.

Le soir – après souper – retourné voir le grand couvent illuminé à l’intérieur. Toutes les fenêtres en rouge : des gerbes d’étincelles montent encore en l’air. On noie les décombres. En ce qui concerne la grande tour, elle a tenu très longtemps… Chose curieuse, le feu n’a pas gagné le dessus de cette flèche. Aussi, en tombant sur le chœur, ce dessus s’est-il brisé en deux morceaux sur le mur extérieur, faisant tomber des pierres de taille brisées. Aussitôt après sa chute, je suis allé voir : croix brisée, pointe en surplomb sur le mur et le bout brisé, à terre , dans les pierrailles.

Vers la fin, cela brûlait encore violemment du côté des cuisines.Je ne parlerai pas du point de vue pittoresque : flammes sortant des fenêtres, plomb fondu s’éparpillant en gouttes blanc-bleuâtre sur le sol, fracas des corniches se détachant, etc. Résultat physique pour moi de cet après-midi mémorable : un énorme bleu à la cuisse – deux petits accrocs à mon loden – une égratignure au visage, les reins, bras et doigts brisés ! Que sentirai-je demain ?

Dès qu’on a commencé à sortir les chaises, les bancs, de la chapelle, on a fait la chaîne avec une précipitation telle que le porche était encombré. Ce qu’on a dû se donner de coups dans les jambes ! Au début, quand le dortoir brûlait, on jetait le linge par les fenêtres et – au troisième – juste sous le grenier qui était embrasé, une femme était encore à la fenêtre, à jeter du linge ! On lui cria d ‘ abandonner et de descendre. On sonna même une cloche à main…

Vu le petit Charlot – ex-premier chef au douzième de ligne – qui a notamment aidé à démonter un grand lustre dans un salon. On a porté tout le mobilier dans les garages de chez Bertrand. J’y ai vu aussi une religieuse, la Supérieure ? Une vieille sœur – administrée la veille ou le matin – a été transportée en ambulance (chez de Laminne ?).

MARDI 29 FÉVRIER 1944

Il a neigé la nuit ! Les ruines ont déjà l’air de vieilles ruines… Énormément de monde : toutes les anciennes pensionnaires arrivent. La partie appelée “Communauté” (derrière) est sauvée, sauf le toit. Mais que de dégâts par l’eau !

Le pensionnat a brûlé avec tout son contenu. On a fait sortir immédiatement
au jardin, toutes les pensionnaires et demi-pensionnaires. Pour ne pas les affoler, on ne leur a laissé rien emporter. On leur a dit qu’on enlèverait tout. Tout est resté dans le feu : livres, vêtements, chaussures,… L’intérieur de la grande chapelle semble avoir résisté, grâce à la voûte de briques. La sacristie aussi. Aussi, les meubles trop gros pour franchir la porte, en ont été préservés. Le désastre est impressionnant…

Il se confirme que les deux ou trois pompiers appelés pour l’odeur de roussi ont conclu à un simple feu de cheminée et ont conseillé de jeter du sel sur le feu et sont partis. Une heure après, les murs étaient brûlants, les plinthes sautaient et le feu éclatait dans toute sa violence au second. Il paraît que le premier et le troisième étages étaient normaux, mais qu’ils n’ont pu visiter le deuxième étage – où le feu a pris – à cause de la règle de clôture. Ils n’ont pas passé outre à la défense…

Les premiers pompiers sont arrivés à moto à 13 heures 30. Les premières voitures, à 14 heures 45. Autres voitures et mise en place des lances sous pression, à 15 heures 30 (au plus tôt). La fatalité s’en est mêlée. D’après la gazette, on a appelé pour un feu de cheminée. Les trois pompiers ont examiné, n’ont rien vu d’anormal et sont partis. Quand on a rappelé vers 14 heures 30, on aurait commis une erreur au téléphone : on aurait dit “rue Bois-l ‘Évêque” au lieu de “rue des Bruyères” et omis de dire qu’il s’agissait du couvent ! Les pompiers n’ont pas su qu’il s’agissait du bâtiment où l’on était allé une heure auparavant, d’où perte de temps précieux… Il y a un pompier blessé gravement et j’apprends qu’on a combattu le feu à l’ étage de la “Communauté” jusqu’à huit heures du soir. La chapelle ancienne était – paraît-il – un bijou.”

Henri SEPULCHRE

Note : L’usage du mot “sœurs” est conforme à l’habitude des habitants du quartier. Il eût fallu dire en fait : “Les Dames du Sacré-Cœur”.

  • illustration de couverture : le couvent du Sacré-Cœur à Cointe © histoiresdeliege.wordpress.com

Brochure éditée par “ALTITUDE 125”, la Commission Historique et Culturelle de Cointe, Sclessin, Fragnée et du Bois d’ Avroy.


BARTHES : textes

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“Roland BARTHES (France, 1915-1980) est un critique littéraire et sémiologue français. Il devient orphelin de père à l’âge d’un an et va passer son enfance avec sa mère chez ses grands-parents à Bayonne, avant l’installation avec sa mère à Paris lorsqu’il a neuf ans. Il s’intéresse très tôt au théâtre, à la littérature, à la musique et écrit à dix-huit ans un livre qu’il publiera quarante ans plus tard : En marge du Criton.

Après des études de lexicologie et de linguistique, Roland Barthes participe en 1934 à la formation du groupe Défense républicaine anti-fasciste, en réaction aux événements qui ravagent l’Europe. Il souffre à partir de cette même année d’une faiblesse pulmonaire, qui lui vaudra d’être réformé en 1939. Après un premier poste au lycée de Biarritz, il fait plusieurs séjours en sanatorium où il donne des conférences sur des poètes et des philosophes. Il y découvre également la théorie marxiste.

Après avoir rencontré Maurice Nadeau, il publie dans la revue Combat ce qui constituera Le Degré zéro de l’écriture. Il occupe ensuite plusieurs postes – bibliothécaire à l’Institut français de Bucarest, lecteur à l’université d’Alexandrie, conseiller littéraire aux éditions de l’Arche ou encore enseignant à l’université de Rabat. Il s’intéresse à la linguistique et au structuralisme, participe au lancement de plusieurs revues comme Arguments et la Quinzaine littéraire. Essayiste et sémiologue reconnu, il cherche à rompre avec la pensée de Ferdinand de Saussure.

En tant que directeur d’études à l’EHESS et attaché de recherche en sociologie au CNRS, il approfondit ses analyses du mythe et du signe, notamment dans Mythologies. Il continue à publier des écrits importants, comme Le Plaisir du texte (1973), Barthes par Roland Barthes (1975) et Fragments d’un discours amoureux (1977). En 1976, il devient Professeur au Collège de France, où une chaire de sémiologie littéraire lui est consacrée. C’est en sortant d’un cours qu’il sera renversé par une camionnette et meurt ainsi à l’âge de 65 ans. Il est enterré auprès de sa mère, dans le cimetière d’Urt au Pays basque. En 2009, Journal de deuil, un recueil de notes relatives au deuil de sa mère, est édité à titre posthume.” [BABELIO.COM]


Il est un âge où l’on enseigne ce que l’on sait ; mais il en vient ensuite un autre où l’on enseigne ce que l’on ne sait pas : cela s’appelle chercher. Vient peut-être maintenant l’âge d’une autre expérience : celle de désapprendre, de laisser travailler le remaniement imprévisible que l’oubli impose à la sédimentation des savoirs, des cultures, des croyances que l’on a traversées. Cette expérience a, je crois, un nom illustre et démodé, que j’oserai prendre ici sans complexe, au carrefour même de son étymologie, Sapientia : nul pouvoir, un peu de sagesse, un peu de savoir et le plus de saveur possible.

in Leçon (1977)


Bien souvent, c’est par le langage que l’autre s’altère ; il dit un mot différent, et j’entends bruire d’une façon menaçante tout un autre monde, qui est le monde de l’autre.

in Fragments d’un discours amoureux (1977)


Citer encore…

Brûlures d’estomac : remède naturel

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Ingrédients
  • 3 tasses d’eau
  • 5 cm de racine de gingembre frais
  • ½ citron
  • 1 cuillère à soupe de miel
Préparation

Râpez la racine de gingembre et pressez le demi-citron, versez les 3 tasses d’eau dans un bocal puis ajoutez-y le miel, le jus de citron, et la racine râpée de gingembre. Mélangez bien les ingrédients et mettez le bocal au réfrigérateur. Consommer un verre de cette boisson lorsque nécessaire.

Bienfaits des ingrédients

Selon plusieurs études, le gingembre favorise la sécrétion de la bile, stimule l’activité des enzymes digestives, et soulage les troubles digestifs, en évacuant les gaz intestinaux, et en soulageant les brûlures d’estomac.

Le citron donne un coup de pouce au corps dans son processus de digestion pour éliminer les symptômes douloureux. Les enzymes trouvées dans le citron sont similaires à celles des sucs digestifs, donc l’estomac remarque peu de différence entre les deux et reprend ses tâches digestives.

Des recherches indiquent que le miel peut être efficace pour éradiquer les infections à Helicobacter pylori, qui peuvent causer des ulcères d’estomac, en plus d’avoir un effet sur le reflux gastrique. [pour en savoir plus sur le miel et ses vertus, voyez ci-dessous]

Mises en garde

Le gingembre est à ne pas consommer pour les diabétiques, les femmes enceintes et allaitantes, et les personnes chétives. Le citron est déconseillé aux personnes qui ont des allergies aux agrumes, ou souffrant de troubles rénaux ou biliaires…

Autre recette (et probablement la meilleure)

Prenez un verre d’eau avec une cuillère à café de bicarbonate de soude quand vous souffrez de brûlures d’estomac, le bicarbonate grâce à son pouvoir alcalinisant apaise les brûlures.


© Daria-Yakovleva

“Quels sont les bienfaits du miel ? Un peu plus de 4.000 études scientifiques ont été réalisées sur le miel et le moins qu’on puisse dire est que ses vertus thérapeutiques sont nombreuses. En effet, le miel est capable d’agir contre une soixantaine de germes impliqués dans les infections qui touchent différentes sphères de l’organisme (ORL, stomacale, intestinale, cutanée, etc.). En plus de disposer de propriétés antifongiques et antivirales, il agit aussi efficacement contre les infections à E. ColiStaphyloccocus aureusHelicobacter pylori (cause principale de l’ulcère à l’estomac et de la gastrite) et Salmonella. Sa teneur élevée en antioxydants aide l’organisme à lutter contre les radicaux libres impliqués dans le vieillissement cellulaire et le développement de nombreuses pathologies. Bref, le miel est donc un alicament vivant hautement actif. À lui seul, il peut avoir un effet thérapeutique contre de nombreuses maladies dans le domaine des infections ORL, des infections gastro-intestinales et des infections cutanées.” [source : Kevin DESIMPELAERE sur REFLUX-GASTRO-OESOPHAGIEN.COM]


Plus de vie pratique…

LOREA : L’Entre deux (2017, Artothèque, Lg)

Temps de lecture : 2 minutes >

LOREA Pascale, L’Entre deux (eau-forte et linogravure, 50 x 70 cm, 2017)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
à l’Artothèque Chiroux de la Province de Liège ?

© loreapascale.wixsite.com

Née en 1964, Pascale LOREA est diplômée en gravure de l’ESAVL (Beaux-arts de Liège), elle est enseignante à l’Institut Marie-Thérèse à Liège. Répondant à des expositions personnelles et collectives, l’artiste fait partie du groupe de graveur(se)s Impression.

La composition abstraite en noir et blanc réalisée en gravure sur bois et métal est représentative des recherches menées en gravure par l’artiste. Imaginant des formes dont l’aspect évoque des matières organiques ou végétales, la graveuse associe des pleins et des vides, confronte la finesse d’un trait à la profondeur d’un noir et d’un trait blanc qui la traversent. S’articule alors un univers mystérieux d’où de multiples sujets imaginaires ou réels émergent.

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © loreapascale.wixsite.com | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

DEGEY : La houillerie à Cointe, Fragnée et Sclessin sous l’Ancien Régime (CHiCC, 1990)

Temps de lecture : 27 minutes >

Premières utilisations

A Liège, la preuve la plus ancienne de l’utilisation de la houille fut découverte en 1907, lors des fouilles de la place Saint-Lambert. Les archéologues, sous la direction de Monsieur LHOEST, y mirent à jour les substructions d’une villa gallo-romaine ayant existé en ces lieux, avant l’an 250. Dans les vestiges de l’hypocauste, on découvrit entre autres, des morceaux de charbon maigre, du coke et de la suie, provenant de la combustion du charbon de terre. L’utilisation, pour la construction de cette villa, de moellons de grès houiller provenant de la colline voisine, avait sans doute permis la mise à jour de veines de houille.

D’autre part, les déboisements et défrichements destinés à étendre le domaine permirent peut-être la découverte de certains affleurements houillers. Quelques mottes que l’on soulève, des racines que l’on extirpe, voire le ruissellement naturel des eaux, firent apparaître cette curieuse pierre noire. Mais voilà… Si les propriétés calorifiques du charbon de terre sont déjà connues, elles ne sont guère utilisées. Pourquoi se fatiguerait-on à creuser le sol dans notre belle forêt d’Avroy, où le bois est si abondant, quand il suffit de se baisser pour le ramasser, et qu’il faudra, de toute manière, l’évacuer pour libérer de nouvelles terres cultivables ? Enfin, l’utilisation de la houille exigeant un bon tirage, demande des foyers plus élaborés.

C’est pourquoi, il faudra attendre le Moyen-Age avec le développement de la Cité et des métiers, pour que l’exploitation systématique de la houille prenne son essor. En effet, les forêts s’éloignent et s’amenuisent, ayant pour corollaire un enchérissement du charbon de bois. Dès lors, nos artisans, les férons, orfèvres, teinturiers, charrons, mangons, chandelons et bien d’autres, vont se tourner vers le charbon de terre. Parallèlement, ce nouveau combustible sera de plus en plus utilisé pour le chauffage des habitations et la préparation des repas.

Les premières exploitations apparaissent. Dès l’an 1195, nous pouvons lire dans les annales de Saint-Jacques :

En cette année a été trouvé en beaucoup d’endroits de la Hesbaye, une terre noire, excellente pour faire du feu…

N.B. La vallée de la Meuse – donc l’éperon de Cointe – faisait partie de la Hesbaye.

Les premières exploitations

A cette époque, le charbon de terre est ramassé, là où la veine “sope”, affleure. “Là wisse qui l’vône sope a djoû”, comme disaient nos vieux mineurs. Et petit à petit, chacun s’improvisant mineur, va commencer à suivre la veine, descendant de plus en plus bas, pour trouver un charbon de meilleure qualité.

Parfois, l’exploitation se faisait par une galerie horizontale, à flanc de coteau, appelée “baume”. Notons que l’exploitation “sauvage” des veines affleurantes eut lieu de tout temps… Même en août 1914, comme nous le rapporte G. FRANSIS :

Profitant de l’absence des autorités civiles, des habitants de Cointe se rappellent que leurs aïeux trouvaient la houille à fleur de sol. Bientôt, la Plaine des Sports, près du boulevard Kleyer, est criblée de petites fosses de 60 cm où l’on se procure gratuitement le charbon. Des mineurs de métier, à leur tour, creusent des galeries étançonnées, à 2 mètres de la surface. Certains font même, sur place, le commerce du combustible ! La police s’étant réorganisée, vient mettre fin à cette extraction illicite et oblige les profiteurs à remblayer…

G. FRANSIS, “Recueil de souvenirs et anecdotes
sur Cointe autrefois”
, “Altitude 125” n° 1

Dans les premières fosses, dès que les travaux sont noyés, on va un peu plus loin. Bientôt, dans le voisinage du siège minier abandonné, on creuse un puits ou “bure”, pour atteindre la veine plus en profondeur. Dès que les mineurs atteignent cette veine, ils l’exploitent vite en tous sens, puis, les eaux d ‘infiltration formant des “bains”, on recommence un peu plus loin, en évitant de s’approcher de l’étang souterrain, du puits abandonné. De nombreux gisements restant inabordables, il faut trouver un remède. On creuse à mi-colline, des galeries d’assèchement, en légère déclivité des “araines”, sous les travaux les plus proches à assainir. Les “bains” s’assèchent et l’exploitation peut continuer.

Les voir-jurés

Le plus ancien document concernant la “houillerie”, est une charte de l’abbaye du Val-Saint-Lambert, datée de 1228, où nous pouvons lire :

Quant aux charbons et aux pierres et à tout ce que l’on trouve sous terre d ‘utile aux hommes, on ne les exploitera qu’avec mon consentement et celui de Walter…

HENAULT, La houillerie liégeoise, p.110

Contrairement à ce qui se passait ailleurs où les richesses souterraines appartenaient aux Princes et aux Seigneurs, dans notre Pays de Liège – terre de libertés – chacun était pleinement maître de sa propriété, y compris le sous-sol, “fonds et tréfonds”. Selon HENAULT toujours, dès 1250, il existait déjà à Liège, des ARAINES et un DROIT ECRIT, en matière de houillerie, une COUR DE CHARBONNAGE. Toutes choses qui devaient être le résultat de plus d ‘un demi-siècle d’expérience.

Les “statuts et ordinanches del mestir de cherbonaige” de 1318, nous apprennent que Colars de Berleur, Baudouin de Jemeppe, Hanoul de Vottem et Regier d’Ans, sont “VOIR-JURES”, ayant une expérience de plus de 36 ans dans l’office du “Voir-juraige”. Cette fonction existait donc déjà avant 1282.

Que savons-nous de ces Voir-Jurés ? Ils surveillaient tout ce qui concernait les houillères. Ils en conduisaient et réglaient les ouvrages, ils conseillaient maîtres et ouvriers pour travailler suivant les usages de houillerie. Le tribunal des Voir-Jurés veillait aussi à ce qu’aucune société de houillère n’approchât des araines franches et portât préjudice aux eaux et conduits destinés à alimenter les fontaines de la ville.

Lorsque les maîtres de houillère étaient parvenus au fond de leur bure et avaient rencontré la veine, ils ne pouvaient en entreprendre l’extraction, sans la permission du tribunal qui était tenu de visiter les ouvrages et donner les instructions pour la meilleure exploitation.
De leur côté, les maîtres-houilleurs ne pouvaient abandonner leur ouvrage sans la permission du tribunal. Ils ne pouvaient non plus, sans permission, aller plus bas dans leur bure, aller d’une veine à l’autre, faire percer ni abattre aucunes eaux. Il fallait, qu’à cet égard, le tribunal donnât ses instructions…
La loy défendait à ces voir-jurés d’être attachés ni d’avoir aucune part ni action à aucune houillère. Ils se rendaient de quinzaine à quinzaine dans les grandes fosses, et tous les 6 mois dans les petites. Ils veillaient sur les terres et bâtiments des particuliers, en s’assurant si les ouvrages ne venaient pas sous eux. Dans ce cas, ils bénéficiaient d’un droit de terrage, c’est-à-dire le 80ème trait.

Th. GOBERT, Eaux et fontaines publiques à Liège, p. 43

Concernant ces dégâts miniers, nous avons pu retrouver une carte de la propriété du Seigneur Raick (aujourd’hui, Internat Global de l’Etat), dressés par les Voir-Jurés à la fin de l ‘Ancien Régime et constatant, entre autres, certains dégâts miniers. Nous y avons relevé :

  • “(E) Puits dans la prairie de la veuve Demet lequel est tari depuis environ 3 à 4 ans. Avant ce temps, il servait de fontaine aux maisons voisines et on pouvait y puiser l’eau au sour (?) sans corde. A présent,ce puits est profond de 19 pieds, n’aiant plus que quelques doigts d’eau pourrie et bourbeuse dans le fond.
  • (G) Trou ou régollinement où il y a englouti un gros et vieux serisier au commencement de l’année 1780.
  • (H) Trou récemment englouti à la distance de 29 pieds près de la muraille du jardin.
  • (I) La muraille se trouve très fortement crevassée de même au point (K). Elle est crevassée depuis le haut jusqu’en bas.
  • (L) Puis au point L., encore deux crevasses
  • (M)(N)Muraille de la cense crevassée en 3 endroits, aussi la muraille des écuries en 2 endroits.”.

Ce document mettait en cause l’exploitation de MM. Rossius et Consors, située entre les actuelles rues des Bruyères et du Gros Gland.

© Emile Degey
Premières concessions

Le document le plus ancien concernant les sites qui nous intéressent, est un acte de rendage de 1288, par lequel le Prince-Evêque de Liège octroie 33 bonniers de terre sur Avroi et dans lequel sont faites les réserves d’usage :
“sauf les minières d’or, d’argent, de plomb, de cuivre, d’étain et de fier ou d’autre métal… huhles, cerbons ou croie…”

C’est le terme HUHLES qui est utilisé dans ce document. Il donnera HOUILLE. Huhle signifie motte. Le mot liégeois HOYE va donc passer dans la langue française, ce qui tendrait à démontrer la primauté de Liège, sur le continent, en matière de houillerie, l’Angleterre l’ayant précédé d’un siècle.

Le 30 mai 1315, le chapitre de Saint-Lambert concède à “Henri dit NOKEAL, le huhloir, bourgeois de Liège, un ouvrage de deux veinettes de HURLES et CERBONS en territoire de Fragnée, au-dessus du cortil qui appartint à Ernar de Preit…” Et voilà le plus ancien houilleur Cointois dont nous connaissions le nom ! Henri, dit Nokeal ou nokète, ou petit bout, faisant sans doute allusion
à sa petite taille ? (SCHOONBROODT, Chartes de Saint-Lambert).

Jusqu’à l’abolition de l’Ancien Régime, en 1794, les gisements houillers de l’éperon de Cointe s’étendaient sous trois juridictions :
– La Libre Baronnie d’Avroy,
– La Seigneurie de Fragnée,
– La Seigneurie d’Ougnée-Sclessin.
Chacune ayant ses archives propres, c’est par juridiction que nous poursuivrons nos investigations…

LA HOUILLERIE EN LIBRE BARONNIE D’AVROY

La Libre Baronnie d’Avroi comprenait deux grandes sections :  Avroy, dans la plaine, et Souverain-Avroy ou Haut-Avroy, sur les hauteurs. Cette seconde section englobait, non seulement le Bois d’Avroy, mais aussi Saint-Gilles, Saint-Nicolas, Saint-Laurent, etc. Nous avons limité nos investigations aux seuls Bois d’Avroy, Bois Saint-Gilles et Bois l’Evêque.  Pour le reste de la juridiction, les lecteurs que la chose intéresse, pourront consulter les “Notes sur les Charbonnages d’Avroy au XVIème s.” de Robert HANKART (BIAL T.LXXVI, 1963 – pp.45 à 90).

La frontière entre la juridiction d’Avroi et celle de Sclessin était formée par les ruelles des Waides, du Gros-Gland et un ancien tronçon de la ruelle Panaye (rue des Jasmins), jusqu’au milieu de la Plaine des Sports. Là, les trois juridictions se rejoignaient. Ensuite, la ruelle Panaye, puis la ruelle des Hours (aujourd’hui rue Paradis), la séparaient de la juridiction de Fragnée.

En l’an 1288 déjà, un rendage du prince Jean de Flandre concède “33 bonniers de terre sur Avroi pour l’extraction des huhles et cerbons”. Dans un acte du 8 juillet 1319, il est question des eaux d’Arènes qui descendent de ces bois. (Chambre des finances : reg. et stuits. 8 -7-1319) Que savons-nous de ces arènes ?

Les herraines des huilliers doyent estre franckes, partout où elles sont paisiblement passées, et les puet-on requerre, reforbir (nettoyer), discombrer (débarasser) partout où elles sont “estopées” (obstruées, bouchées) parmi les damaiges deseur rendans par l’enseignement des proisdons (voir-jurés de la cour des charbonnages) à ce commis…

Exemple d’areine © tchorski.morkitu.org

Ces arènes ou areines, voûtées en pierres ou en briques quand elles n’étaient pas taillées dans la roche dure, pouvaient s’étendre sur plusieurs lieues. Il y en avait de deux sortes :

  • les ARENES FRANCHES, dont les eaux alimentèrent les fontaines de la Cité pendant plus de 600 ans,
  • les ARENES BATARDES, qui s’écoulaient librement vers le ruisseau le plus proche ou vers le fleuve.

Il fallait avoir dans le succès, une foi bien ardente pour oser s’engager ainsi dans un terrain aquifère, délayable, ébouleux, pour y poursuivre sur des longueurs kilométriques sans notions géologiques, sans guide d’aucune sorte, et probablement sans boussole, ces galeries tortueuses qu’une génération commençait, pour en léguer le maintien, la restauration et la poursuite à la génération suivante. Cette persévérance dans le travail pénible et dangereux est l’un des plus beaux titres de gloire de nos mineurs liégeois.

E.G. DETIENNE, Les eaux alimentaires de Liège
Annales des trav.Publ.de Belg., 1906, p.10 – Tiré à part

Plusieurs arènes furent creusées sous les bois d’Avroy et l’Evêque et, en particulier les arènes de Sclessin et d ‘Avroy.

L’arène de Sclessin

Jadis, en Lairesse (rue de Trazegnies), un pont enjambait le BOUMONTFOSSEIT (Fossé de Beaumont). Ce pont, dénommé “pont de l’arène”, nous l’avons encore connu, car il n’a disparu que vers 1930. Il se trouvait à la jonction du Tchinrowe et de la rue de Trazegnies, face à la rue Général Jacques de Dixmude. L’immeuble à appartements à l’angle sud de cette rue fut construit sur l’ancien Fossé du Beaumont. C’est à cet endroit que se jetait dans le vieux fossé, un ruisseau aux eaux tantôt claires, tantôt savonneuses et chaudes, qui dévalaient le vallon du Perron, en une large rigole pavée. Les gosses, à la sortie de la vieille école du Perron, y organisaient des courses de bateaux en papier ou de boîtes d ‘allumettes, quand ils n’y prenaient pas des “bains de pieds” !

Ce ruisseau, c’était l’Arène de Sclessin, vieille sans doute de six siècles ! Une arène bâtarde, et tellement bâtarde qu’à la fin de sa vie, elle charria les eaux savonneuses et chaudes des douches du charbonnage du Bois d’Avroy. L’oeil de cette arène (sa sortie à ciel ouvert) se trouvait sous la rue des Bruyères, entre les numéros actuels 65 et 95. Il y avait, à cet endroit, un ravin abrupt d’une bonne dizaine de mètres entre les cotillages des maraîchers Leblanc et Galand. C’est au fond de ce ravin que se trouvait l’oeil de l’arène. Et les “cotis” avaient l’habitude de descendre laver leurs “bodets”, paniers et caissettes à légumes dans l’eau qui en sortait. Ces eaux étant chaudes, les Galand semaient sur les bords, la première salade qu’ils livraient au marché avec quinze jours d’avance sur les autres maraîchers !

Louis Leblanc – après les bombardements de 1944 – a comblé ce ravin et l’a transformé en prairie. La fermette des Galand, si pittoresque, fut détruite par une bombe en mai 1944, ainsi que la maison voisine. Les Galand, ainsi que leur voisin et ami, l’écrivain wallon Marcel Launay, y trouvèrent la mort.

La “prairie Leblanc” en 2021 © Philippe Vienne
L’arène d’Avroy

En 1319, le couvent Delle Motte, qui n’était autre que le monastère des Guillemins, avait sollicité de la Cour de Justice d’Avroy, un record relatif aux eaux arrivant du Bois-l’Evêque et venant de la “Neufville” à Avroy. La Cour reconnut que : “ceux du thier de Bois-l’Evêque ne peuvent les arrêter mais qu’ils doivent les laisser couler librement vers la plaine d’Avroy. Les Guillemins et les quelques autres propriétaires se servaient de ces eaux pour l’irrigation de leurs prairies,…” (GOBERT, Rues de Liège, T.III, p.406).

Ces eaux étaient aussi utilisées pour alimenter les fossés des maisons seigneuriales du lieu. En 1443, les ouvrages houillers de la “Grande-Veine”, des veines “Gangniet” et “Delle Dengnière” étaient desservies par une araine qui se rendait “entre Maheaux et Couverture” dans les biens fonciers du Prince et de sa table épiscopale, où l’araine avait son oeil.

La ruelle de la Raine, aujourd’hui rue de la Scorre – entre les rues de Joie et des Wallons –  était dénommée jadis, ruelle de l’Araine, dans la capitation paroissiale de Sainte Véronique, de l’an 1763.

“La Cour Scabinale rappelle que ces eaux “doivent venir descendant dedit bois (l’Evêque) en droit chemin qui vat de Mostier (monastère) d’Avroit à Frangnée.”
On ignore quand ces arènes primitives d’Avroy et de Fragnée disparurent. D’autres les remplacèrent à la fin du XVIe.s., telle la schorre dite Constant de Lambermont.

En 1641, les canaux étant “en partie gastez et restoupez”, Oudon, fille de Constant et veuve de Jean de Lhoneux, obtint un second octroi “pour faire un nouveau canal ou xhorre à prendre devant sa maison proche de la rivière de Meuse, sur le chemin real (carrossable) jusqu’à ses vieilles xhorres” (GOBERT, Rues de Liège, T.X. p.16)

L’Edit de Conquête

Dans des actes d’aliénation de terrains, datés de 1601 et 1602, on lit :

  • “le grand terrisse du Bois d’Avroy”. A cette époque, les charbonnages creusés dans le Bois d’Avroy – Bois qui appartenait à la mense (table) épiscopale -étaient inondés, ainsi que beaucoup d’autres d’ailleurs dans la cité et la banlieue. Pour les démerger, J.de Lonneux et G.Goeswin firent creuser à grands frais, dès l’an 1605, une Xhorre vers les Guillemins. Ils purent prétendre ainsi au bénéfice des avantages prévus par “l’édit de conquête”, promulgué par Ernest de Bavière en 1582.
  • le 8 février 1629, en effet, le Prince (1612-1650) accorda  à la veuve de J. de Lonneux et à G. Goeswin les prises de houille du Bois d’Avroy dont ils avaient rendu les mines “ouvrables”. Le Prince se réservait le profit des veines d’or, argent ou assure, des mines de plomb, fer, chalmine, alun, couperose, soufre, que les exploitants pourraient rencontrer.” (DUMONT, Ougrée-Sclessin au temps jadis, p. 106).

Cette Xhorre ou canal d’écoulement, fut ouverte dans la propriété des frères Guillemins, juridiction de Fragnée. Et nous savons que la rue des “Hours (rue Paradis) était longée par un fossé, du côté gauche. Fossé qui permettait aux eaux d’arène de gagner le fleuve.

L'”Edit de Conquête”, quant à lui, octroyait le monopole de l’exploitation dans la zone asséchée. Il décrétait ainsi l’expropriation des occupants, en ce sens qu’il les obligeait au rendage forcé de leurs fonds, en faveur de ceux qui les avaient conquis sur les eaux. Cet édit de conquête eut pour heureuse conséquence, de provoquer les recherches techniques pour l’épuisement des eaux. Toutes sortes de machines d’exhaurre furent inventées et expérimentées dans nos houillères, avec des succès très divers…

En 1577, les associés de la fosse appelée “de Chaisgne a Pannehael”, située en Bois d’Avroy, sollicitèrent du bailly :

l’autorisation de pouvoir établir un entrepôt (pearaige) en payant au Prince ou à sa Chambre des Comptes, autant que les autres endit boix en rendant à la montant de bonnier tout aussy que la mesure l’emporterat. 1 juillet 1577. Ces associés sont : Servais Menicke – Thiry delle Noweville – Jacquemin en Gilnea – Thiry Moxe.

Notes sur les charbonnages d’Avroy au XVIe s.
Rob.H.ANKART, B.I.A.L. T.76, p.58).

Concessions et burs

C’est surtout au XVIe s. que les concessions houillères se multiplièrent au  Bois d’Avroy :

  • 26-1-1529 : à Paque del Bouille le Jeune et Jean de Bealwart et consorts, maîtres des ouvrages de la Garde de Dieu…
  • 3-11-1529 : à Jean Moreau, les prises de houille à extraire par l’araine de Gouge.
  • 26-1-1535 : à Gilles et Toussaint Deshorges, la Grande Veine de Bechefyer
    et la Grande Bache.
  • 11-8-1536 : à Ernult Brigodeau, Jean de Longdoz, Gilles Le Grand Homme et cons. les veines Petite et Grande Bache accessibles par l’araine de Berloz.
  • 29-12-1537 : à Gilles et Servais Josteau, Jean de Namur et cons. la houillère Dure-Veine.
  • 1539 : à Jean de Croisier, Colard Bauhy et cons. les prises accessibles par l’araine de Berloz.
  • 13-3-1540 : Rolland le Brasseur et Servais…
  • 19-11-1565 : à Gilles de Braive et Beaujean, des prises de houille des veines Neuf Vingnis, Bache, Alle Gorge, la Voynette, Grande Veine de Joye, accessibles par l’araine du Prince.
  • 10-10-1570 : à Denis le Bailli, Jean Gillet et cons. maîtres des fosses du Gros-Chêne, des prises dans les veines dites le Roynne, l’Oeuvre delle Pierre, Petit et Grand Bache…
  • 1729 Louis de Berghes accorde au docteur Nesselles, le droit de percer un bur dans le Bois d’Avroi. (GOBERT, Rues de Liège, T. III, p.400)

Sur le plan oculaire de 1831 et autres, et portés sur les plans de surface des houillères du Val-Benoît, nous avons relevé les burs suivants :

  • Sous le terril de La Haye ou du Piron : les burs Preud’homme, des Saminons et de Truvelle.
  • Près du château-d’eau de Saint-Gilles : un bur dénommé “VB-V”.
  • Dans les prés, entre la ruelle des Waides et la rue Bois-Saint-Gilles : le bur “VB-T”, le bur de Reconnaissance et le bur dit “Sur le Grand et Petit Bac (Bache)”.
  • Au Bois-Saint-Gilles, entre les rues d’Andrimont, Bois-d’Avroy et Doutrepont : le bur du Soleil.
Les prés entre la ruelle des Waides et la rue Bois-Saint-Gilles et, à l’arrière-plan, le terril de la Haye ou du Piron, en 2021 © Philippe Vienne
  • Dans les biens “Paludé” existait une maison dite “du Soleil”, jardin, potager, houblonnière, des prairies entre haies. Il ne restait plus qu’un petit bois où – dit l’acte de fin XVIIe s. qui fournit ces renseignements – la fosse appelée du Soleil est présentement érigée. Cette houillère est déjà mentionnée au XVe s.
Au Bois-l’Evêque 
  • Le bur Rond Bonnet (houillère du Bois d’Avroy), puis les burs de la Nouvelle Pelotte, Leroi, V.B. “F” et “G”, Vieille Pelotte, delle Chiotte, sur l’oeuvre du Lard, sur Maron, delle Savatte, sur Ganade, le bur de l’Espérance, là où se trouvait l’oeil de l’araine de la rue des Bruyères.
  • Entre les ruelles du Gros Gland et des Bruyères : les trois burs dits de Sclessin et le bur d’air, en lieu-dit Fosse Colson. Un de ces burs fut remis à jour dans le verger de Monsieur Castermans, par l’explosion d’une bombe, en 1944. Le f ermier le combla.
  • Un quatrième bur, dit de Sclessin, se trouvait entre la Haute-Voie et la ruelle du Gros Gland. C’est là que, dans une visitation de 1724, au haut de la rue du Gros Gland, est mentionné un chemin qui conduit à la Fosse de “Piron le Rossay”ou Neufville. Cette fosse allait devenir la fosse Colson.
  • Nous relevons enfin, le 2 juillet 1358, la fosse delle Plometière, dans le Bois de Saint-Gilles.
Technique et dangers

Mais nos mineurs d’antan, quelles méthodes d’extraction utilisaient-ils ? La méthode classique utilisée jusqu’à la fin du XVIIIe s. nous est clairement décrite par Mr Claude GAIER, dans son ouvrage “Huit siècles de houillerie liégeoise”, p.43 : “Elle consistait à foncer la bure à travers les diverses couches que l’on était en mesure de déhouiller – trois ou quatre veines, ou davantage encore, selon les moyens d’extraction dont on disposait – et de commencer par exploiter la plus basse. Une fois celle-ci inondée, on passait à la couche supérieure, et ainsi de suite en remontant vers la surface. De la sorte, les eaux que l’on ne parvenai t pas à éliminer par les canaux d’exhaurre (ou areines) ou par les pompes rudimentaires de l’époque, s’accumulaient dans les travaux souterrains abandonnés, formant des “bains”, véritables citernes cachées qui furent la cause de bien des accidents.

Malheur aux exploitants voisins qui, malgré la précaution habituelle du “sondage des eaux”, venaient à mettre, par inadvertance, leur chantier en communication avec ces dangereux réservoirs ! Beaucoup de “coups d’eau” et d’éboulements eurent pour origine ces irruption inopinées de liquide, contenu sous pression et souvent endigué par des “serrements”, dans des cavités et se libérant avec force en dévastant tout dans les nouvel les galeries voisines.” (…)

Les fosses

Il y avait deux types de fosses au bon Pays de Liège : les fosses dites de “petit athour” et celles dites de “grand athour”. Dans les fosses de petit athour, l’extraction se faisait à la force des poignets, à l’aide d’un treuil à cylindre horizontal en bois, dont les manivelles étaient actionnées par deux ou quatre femmes, les “trairesses”. Ces petites exploitations étaient également dénommées “houillères à bras”. Dans les fosses de grand athour, l’extraction s’effectuait par manège à chevaux, “le hernaz”. Il fallait de deux à huit bêtes, selon que le puits était plus profond et la chaîne d’extraction plus longue, donc plus lourde. Ce ne sera qu’à la fin du XVIIIe.s. que la machine à vapeur fournira une force beaucoup plus importante.

Terrisses

Pour conclure ce chapitre sur la houillerie en Bois d’Avroy, notons encore qu’en 1603, Guillaume EX PALUDE (latinisation de DES MARETS), un grand occupant des terres (aujourd’hui l’Internat Global de l’Etat), se plaignit au chapitre de ce que, sur 10 bonniers et une verge grande, il y avait 59 verges grandes et 5 petites, renfermant un grand nombre de terrisses de fosses, roches et pierres et lieux non labourables ni cultivables sans y mettre et exposer trop grand frais, voir oultre de quatre à six fois leur valeur…(GOBERT, Rues de Liège, T.III., p.398).

Quant à la rue Bois-l’Evêque, dite aussi “Thier de Boute-li-Cou”, elle fut également dénommée – vu les nombreux travaux miniers qui se succédèrent en ce lieu : “Li Minèdje de Boute-li-Cou”. Voilà qui démontre encore l’importance que prit la houillerie en Bois d’Avroy.

LA HOUILLERIE EN SEIGNEURIE DE FRAGNEE
Quelques dates

Le premier document concernant la houillerie en Juridiction de Fragnée dont on ait connaissance, est daté de 1315. Il concerne les deux veinettes exploitées par Henri le Nokeal, et pour lesquelles le Chapitre percevait un panier sur huit. Dès 1319, il est question des eaux d’arènes qui descendent du Bois d’Avroy, preuve que l’industrie y est déjà ancienne. Cette araine démergeait les bures de l’abbaye et versait ses eaux à travers les terres du Chapitre Cathédral, à Fragnée. De ce chef, le chapitre – en sa qualité de “hurtier” (propriétaire d’araine) – touchait une redevance de trois paniers sur cent.

En 1330, par une charte du 25 février, l’abbaye du Val-Benoît déclare se réserver “huilhes et cherbons, sous 6 bonniers et 40 verges petites (½ ha, de bois où elle cède des “Aisemenches” ( droit de passage) aux masuirs de Fragnée.” (Cartul du Val-Benoît, p.396).

Le 12 juin 1363, le chapitre de l’église Saint-Lambert “autorise, sous certaines conditions, les frères Henri et Goffin Le Clerc, Johan le Cocke et Monon de Petit Montegneez à exploiter les veines “Periere”, de la “Savenière” et “Johan de Vingnis” qui sont en nos biens et wérixhas (terrains vagues et généralement gazonnés du domaine public) que nous avons à Fraigneez.” Et la même charte de préciser “qu’ils poront faire overeir une heraine au plus bas qu’ils poront… et respecter l’enseignement des voir-jurés du mestier de cherbonaige… et overeir de jour en jour bien loyalement… Et devons avoir sur chaque fosse à côté des ovriers, un ovrier traheur (extracteur) servant toute la journée à tenir compte de tout ce qui est extrait… Nous pourrons aussi envoyer autant qu’il nous plaira les voir-jurés pour mesurer ou visiter les ouvrages.” (C. E. S.L. pp. 379-380).

Dix-sept jours plus tard, le 29 juin 1363, le mayeur et les échevins de Fragnée font savoir que les frères Le Clerc et leurs “Compaignons parcheniers” doivent payer à l’église du Chapitre de Liège, “un certain cens de quattre paniers al cent.” (C.E.S.L. p. 381).

Le 7 mars 1383, Marie de Libermé, abbesse du Val- Benoît fait savoir que l’Eglise Saint-Lambert aura trois paniers sur cent, de la houille extraite au moyen de l’araine qui traverse ses terres à Fragnée. “(…) les ovraiges de huihles et cerbons delle heraine, frons et liveal c’on dist de Marexh, venant du costeit vers Fraignee.” (Cartul. de St.Lambert, p. 613).

L’oeil de cette araine s ‘ouvrait donc en Marexh. C’est-à-dire dans les terrains bas et marécageux entre Fragnée et le Val-Benoît. Le nom se transmit à la voie longeant le marais. Nous la connaissions encore sous la dénomination rue des Marets, rue Narcel Thiry depuis les fusions. La rue des Marets, avant la création de la gare des Guillemins, prolongeait le Grand-Jonckeu jusqu’à la Barrière du Val-Benoît (octroi du Val-Benoît). Un habitant du lieu, Gilles de Maret, est mentionné comme Echevin de Fragnée en 1302. Maret ou Marexhe devint aussi l’appellation, à Fragnée, d’une houillère. (GOBERT, Rues de Liège, T.VIII, p.538).

© “La Meuse” (archives CHiCC)
Les burs sur Fragnée

Sur le plan de surface de 1831 des concessions du Val-Benoît, nous relevons les burs suivants :

  • Le bur de Chaus, situé près de la rue des Hirondelles. Ce pourrait être le bur qui s’est effondré le 30 mars 1988 dans le jardin de Mr Caels.
  • Le bur Spiroux, se trouvait au pied de la ruelle des Cailloux. Sans doute s’agit-il de cette houillère de Marexhe dont question plus haut ?
  • Le bur des Quatre Calins, dit aussi “de l’Espérance”, se trouvait sur les “Gonhîres” (terrains derrière les Archives de l’Etat).
  • Le bur Le Pelé, quant à lui, était “porfondé” sur le Pelé-Thier, au-dessus de l’abbaye du Val-Benoît, aux environs du Chemin des Cèdres. Serait-ce le charbonnage du “Chera”, dont la bure était qualifiée de “vieille” en 1603 ?
    “Le 25 août de cette année-là, Constant de Lambermont, Collard delle Paire et consorts sont admis à revudyer un vieux burre appelé “la burre del Cherau”, ci-devant fait et enfoncé dans le fossé du grand pré dit delle Hamaide (barrière)… le tout moyennant le quatre-vingtième panier. Défense leur était faite d’approcher par leurs travaux miniers des murs et édifices de l’abbaye, pour y éviter des lézardes… Cette houillère a eu une longue existence. Abandonné depuis longtemps, le puits a été comblé au XXe s. Il avait son siège dans la propriété n° 76 du Chemin des Cèdres. L’emplacement n’est plus guère reconnaissable que par une déclivité du terrain.” (GOBERT, Rues de Liège, T.IV, p.163)

Il y avait également à Fragnée, une houillère dite “de l’Epée” : “Le 25 février 1423, le chapitre de la Collégiale Saint-Martin à Liège, donne accense à Jean de Seraingne, écuyer, tout le produit du droit de terrage dû par la houillère delle Espée à Fragnée…” (SCHOONBROODT, Cartul. St Martin)

Fonds et tréfonds

En 1363, la veine de Cromchaine, qui appartient à la cathédrale et à l’abbaye du Val-Benoît, est exploitée par Wilhiams de Montegnez, manans de Tyleur, Johan Lambinet de Fragnée, Philippon Huwart, Arnold Henneton…
“Voyne con dist de CRONCHAYNE… Gisante en nostre haulteur de Frangnez et la entour…couvent…delle Vauz-Benoîte deleis Liege… Ils payeront à Messire Raus de Berlouz, avoué de Sclessin, trois paniers sur cent pour l’aisemenche delle herraine con dist de Cronchayne, qu’ils ont pris en biens dedicte messire Raus.” (C.E.S.L., p. 660)

“Qui appartient à la cathédrale et à l’abbaye du Val-Benoît”, écrivions-nous plus haut… Nous avons ici deux possesseurs pour les “Fonds et Tréfonds”. Voilà qui ne manquera pas de susciter des difficultés judiciaires ! Ce fut le cas en 1460. Le procureur du Chapitre de Saint-Lambert prétendait :
“1 ° que le Chapitre était tréfoncier héréditaire, eyant le “Manîment” et la possession de la “Hauteur” de Fragnée.
2° que l’abbaye du Val-Benoît et ses dépendances sont situées sur le territoire de Fragnée.
3° que les religieuse et leur “familia” (communauté) sont donc “surcéants” de Fragnée.
4° que le “Pelleit Thier” est aussi situé en ladite hauteur.”

C’est surtout contre cette quatrième affirmation que s’élevait l’abbaye, car elle avait des intérêts considérables dans un charbonnage qu’on y exploitait.
L’abbaye obtint gain de cause… (CUVELIER, B.I.A.L., T.XXX. n°547 à 548)

En 1648, la fille de Constant de Lambermont, veuve de Jean de Lonneux, ouvre un nouveau canal de Xhorre, l’autre étant bouché. Les débris de la galerie Constant de Lambermont furent remis au jour en 1904, lors des travaux d’agrandissement de la station des Guillemins.

Localisation

Il en est des araines comme des anciennes fosses, étant donné l’absence de cartes et de repères précis, il est très difficile de les localiser avec rigueur… Parfois aussi, elles changèrent de nom. Dès lors, serait-ce la houillère de Cronchaine qui devint plus tard la houillère de l’Espérance “ditte aussi des Quatre Calins” ? Cette houillère de l’Espérance était assez ancienne. Le 18 janvier 1690, il s’y produisit un brusque coup d’eau. Des douze mineurs surpris par l’inondation, deux furent sauvés, grâce au labeur obstiné poursuivi pendant cinq jours par “les maitres de la dite fosse, bien qu’il n’y eut que peu d’espoir de les sauver.” (DUMONT, Ougnée-Sclessin au temps jadis., p.107)

Le 9 août 1781, Jean-Amour de Berlo autorise “Charles Velu et consors Jean Libert, N. Darpentsas (?), Libert Goffin, Joannes Hamion et la veuve du Capitaine Mouton, tous maîtres comparchonniers de la fosse de l’Espérance ditte quattre Calins, porfondée dans une terre appartenant aux Sieur et Demoiselle Vilette en lieu dit le Sart, au-dessus des Vignobles du Monastère du Val-Benoit, dans la juridiction de Fragnée, de travailler et faire travailler par le prédit bur…” (A.E.L. Echevinages Ougnée-Sclessin n° 37, p.197) Le capitaine Mouton était le propriétaire du petit château qui allait devenir le “Couvent du Sacré-Coeur” à Bois-l’Evêque.

Notons que la fosse qui était située à l’oeil de l’araine, rue des Bruyères, était dénommée aussi “Fosse de l’Espérance”. Il y en avait encore bien d’autres, dont celle de Seraing, qui allait donner son nom aux usines. C’est que “Espérance” était une dénomination de bon augure pour les maîtres de fosses et leurs comparchonniers qui n’avaient alors, aucun moyen d’étudier les sols et devaient pratiquer “à l’aventure”…

“Bure des Quatre Calins”… Que voilà un curieux nom pour une fosse ! Si nous consultons le dictionnaire, câlin signifie : doux et caressant. Dès lors, quel rapport avec le rude métier de mineur ? Lorsque la charge (cuffat, panier ou tonne), attachée à la chaîne d’extraction remontait vers la surface, elle était animée d’un certain balancement. C’est pourquoi, à l’endroit où les charges – montante et descendante – se croisaient, il y avait un élargissement du puits, une “hiolle” où se trouvait un homme (ou plusieurs) qui, muni d’une perche, guidait “en douceur”, les deux récipients, les empêchant de se cogner et de culbuter…

Plus tard, on établit des filières le long des parois, filières qui guidaient les charges, grâce à une pièce de bois munie d’une poulie qu’on adaptait à celles-ci. Ce système fut inauguré au charbonnage du Bois d’Avroy par l’ingénieur en chef Wellekens.

Ces quelques pages sur la houillerie dans la Juridiction de Fragnée, nous en sommes conscients, ne sont qu’une ébauche. Cette étude devra être poursuivie et approfondie.

LA HOUILLERIE SOUS LA JURIDICTION DE SCLESSIN.

C’est en BEAUMONT, sur les WAIDES et dans la CAMPAGNE DE SCLESSIN que les exploitations houillères s’installèrent. Le Beaumont, c’est ce vaste coteau, appelé plus tard Côte d ‘Or, qui était couronné par le Bois de Flivaz, et qui correspondait à l’espace compris aujourd’hui entre la rue du Chera, l’avenue de la Laiterie et l’avenue du Petit-Bourgogne.

Sur le plan oculaire de la concession du Val-Benoit, dressé en 1831, les burs suivants sont indiqués : le bur sur le Chaffour – les burs n° 1, 2 et 3, dits Sur Grand Gaway -le bur de Reconnaissance et celui de Belle au Jour. Nous y ajouterons d’autres burs plus anciens, mentionnés dans documents, telles les houillères de Cronchayne, de Hongherie, de Géron, La Plante, del Chayneu, de Flivain et de l’Olifant…

En Beaumont

Que savons-nous de ces exploitations anciennes ?

Houillère de Cromchayne

Evrard de Sottehuys, fils d’Alexandre d’Ile tient la houillère de Cromchayne en 1347. Vu le nom de l’exploitant, en 1349, elle est aussi appelée houillère de Sottehuys. Elle est encore mentionnée en 1377. Puis en 1393, le 24 octobre, quand Clémence de Bombaye, abbesse du Val-Benoît, donne à exploiter la houillère de Sottehuys à Collard et Henry frères, fils de feu Henri et dame Julienne… (C.V.B. n°350).

Le 31 mars 1394, les voir-jurés des charbonnages font savoir que l’abbesse du Val-Benoit a obtenu saisie de la houillère de Sottehuys et de la veine de Hongrie, sur Gauthier Langhine et Marguerite sa femme (C.V.B. n°506).

Houillère de Hongrie

1349 : Evrard de Sottehuys, Lambinet de Fragnée et Jean de Loon reçoivent le tiers de la Houillère de Hongrie à Sclessin, à tenir de l’abbaye du Val-Benoît sous certaines conditions : “Et ne puelent (peuvent) les parchons desdits ovraiges vendre, enwagire, alliener, donneir… ne comparchonneir sans le greit et consens de nos, l’abbesse…” La redevance à payer, ou terrage, sera le huitième panier. Ils devaient livrer cinq paniers sur cent à Evrard dit Maxhereit pour l’areine.

1350 : le 29 mars, Elide de Loncin donne à exploiter la houillère de Hongrie à Sclessin, à Jean dit Beruyr del Yle, Jean de Looz, Wathelet Mélart, Jean Lambinet et Herman de Taynier. “Ils ne pourront couper du bois dans les forêts de l’abbaye, devront clôturer les fosses qu’ils creuseront, pour que les bêtes n’y tombent pas…” (Cartul. du Val-Benoit n° 238).

Le 13 juillet 1353, Jeanne delle Rose, élue de l’abbaye du Val-Benoit, fait savoir que Radoux de Saint-Servais et consorts ont transporté à l’église de Saint-Gilles en Publémont, leur part dans la houillère dite de Hongrie. A cinq reprises, dans la seconde moitié du XIVe s., nous trouvons mention de la “saisie” de cette houillère, pour non-respect des accords :

      • en 1359, sur Lambert de Fraignée,
      • en 1363, sur Gérard de Seraing,
      • en 1364, sur l’abbaye de Saint-Gilles,
      • en 1379, sur Jean de Sottehuys,
      • en 1394, sur Wauthier Lainghine et Marguerite sa femme.

En 1422, le 18 février, Jean, sire de Brus, écuyer, fait savoir : “qu’il a accordé aux dames du Val-Benoit, le droit de faire travailler des ouvriers dans les mines de Hongrie qui se trouvent dans ses terres… Le 21 février 1422, Henroteauls Winchelair, demeurant sur le “rivier d’Avreu”, Thomas, fils de Jean son frère et Nihons de Badair ont accepté les conditions de travail des religieuses du Val-Benoit, dans les mines de Hongrie appartenant au sire de Brus…” (C-V-B n° 402).

Houillère de Geron

1351 : le 24 mars, l’official de Liège tranche dans une contestation au sujet de la houillère de Géron, donnant gain de cause à l’abbaye du Val-Benoit contre Radus Surlet, fils d’Alexandre d’Ile qui prétendait avoir des droits sur la veine de Geron (C-V-B. n° 241).

1354 : “Le 5 mai, nous Jeanne delle Rose, abbesse du Val-Benoit donnons et octroions a ovreire a nos bien aimés en Dieu Johan Boilewe de Tilleur, Johan delle Neffe, Colart, dit Lenwart, le cordir et a Johan de Loon la voyne con dist del Geron en nos vignes bois et biens que nous avons a Sclachiens et leveir ou commencheir une herraine ou une droit leveal d’eauwe en notre bien, au plus bas qu ‘ils pouront… Et quand ils cesseront, ils devront remplir les bures, enlever les terriches (terrils) et mettre la terre a profit comme avant par “le dit de proidomme” et replanter les vignes qu’ils avaient enlevé et soigner cette vigne et rembourser les dommages…” (C-V-B. n° 247).

La Houillère de La Plante

Le 7 février 1357, Johanna delle Rose “par le Dieu permission abbesse delle egliese Nostre Dame delle Vauls Benoite del ordene de Cysteais (de l’ordre de Cîteaux) donnons a overeir a nostre bien ameit en Dieu Evrart filh jadit Alexandre d’Yle, les ovraiges de Huhles et Cherbons delle Voyne en se vigne con dist la Plante deleis la tenure a Sottehus entre nostre vigne del Geron et nostre bois deseur…” 

La_Houillère del Cheyneu (Chênoit)

Le 5 mars 1356, Gérard Boldes, Lambert Scodveais, Gérard de Jehay et Lambert Doynons, Voir-jurés des charbonnages, après plus ieurs adjournements, saisissent la houillère del Chayeneu à Sclessin, sur Lambert, dit Lambinet de Fragnée, Jean Grawelon de Saint-Nicolas en Glain, Lambert Brek de Montegnée, Wathel et Mélart et les héritiers de Jean Loihart en faveur de l’Abbaye du Val-Benoît parce qu’ils n ‘ont pas repris l’exploitation après semonce • •• ” (C.V.B. Cuvelier n° 248).

Le 5 juillet 1358, Jeanne delle Rose donne à exploiter, moyennant un panier sur six “la houillère del Chayenee dans le Bois du Val-Benoît, deseur les vignes de Bealmont, à Jean dit Hannekart le Boulanger, demeurant en Yleal sour le pont d ‘Yle…” (C.V.B. Cuvelier n° 256).

La Houillère de Flivain

Le 28 janvier 1377, Mélie de Libermé fait savoir qu’elle a donné “a overeir les ovraiges de huihles et de charbons de la voyne con dist de Flivauz qui est en nostre bien et en nostre bois deseur le Vauz-Benoite, à Gérard fils Hanekinet de Frangneez et Hanes fils de Thomas le Brassereal…” (C.V.B. n° 436).

En 1537, la veine de Flivaux s’étend sous les bois de l’abbaye qui, à l’époque, distingue ses mines situées sous ses bois, de celles qui sont sous ses vignes.

La Houillère Belle au Jour

Le 15 février 1365, Catherine de Libermé, abbesse du Val-Benoît fait savoir qu’à l’occasion d’un conflit entre l’abbaye et Jean de Morke, au sujet de la houillère “Belle au Jour” située dans la vigne de l’abbaye “al Geron”… “des arbitres, Henri dit le Pexheal et Guillaume de Montegnée, demeurant à “Tiloir”, voir-jurés du métier des “charbonniers” ont tranché le différend. Jean devra lever une areine en lieu-dit “en Bugnoilhe en Géron” (aujourd’hui INIEX) et la mener en la dite veine. De l’ouvrage qu’il y fera, il payera un panier de houille sur cinq, ainsi que de celle qu’il extraira dessous eaiwe ou à fourche d’eaiwe…” (C.V.B. n° 266). Beaucoup plus près de nous, en 1681, est concédée l’exploitation de la veine “Belle-au-Jour”, déjà désignée en 1365.
(DUMONT, Ougnée-Sclessin au temps jadis, pp.105-106).

La Houillère de l’Olifan

“Le 30 décembre 1548, par devant les échevins d’Ougnée et de Sclessin, noble dame Marie, seigneur d’Ougnée et Sclessin, pour elle et ses enfants, donne à exploiter la houillère de “l’Oulifant” à Mathieu Noiel et consorts, à condition d’avoir sur cent paniers, six paniers, ou sur cent deniers, six deniers” (C.V.B. n° 915).

Notre avenue du Petit-Bourgogne s’appelait encore, avant le 21 mars 1873, “sentier du Puits”. Elle se prolongeait jusqu’à l’actuelle rue du Puits. A cette date, le sentier sera aliéné au profit de la famille Lesoinne, en échange d’une emprise de terrain de 25 ares, nécessaires pour la rectification du “chemin de Sous-les-Vignes” (rue Côte d ‘Or). Jadis, ce chemin qui donnait accès au bure précité était connu sous le nom de Thier de l’Olifan (delle Olliphan en 1456 – de l’Oulifant en 1548).

Sur les Waides

Dans la seconde moitié du XVIIIe s., une exploitation charbonnière est établie en lieu-dit “les Waides” à Sclessin, au-dessus de Chiff d ‘Or. Elle est signalée dès 1771.

Voici en quels termes, le 15 avril 1771, la permission d’exploiter y est accordée :

Jean Amour Comte de Berlo d’Hosemont, Seigneur de Chokier, Brûs, Berlo, Ougnée et Sclessin, Haut Voué héréditaire d’Ougrée et Rosoux, etc. déclare avoir donné à Pierre Joseph Jacob, Gille Wilmet et François Goffin, lesquels ne pourront associer personne avec eux sans notre consent, travailler par un bure tout seulement les mines de houille et charbons qui se rencontrent sous et en fond d’un bonnier ou environ (87a.) de sart appelés les Waides, possédé par André Grimbérieux ou Gille Thonon son locatair, scitués à Sclessin deseur le sommet des vignobles du séminair et du seigneur archidiacre de Trappé comme aussi une autre pièce joindant la précédente, possédée par Nicolas Médart… Scavoir à commencer par la première veine qu’ils rencontreront à quinze toises de sept pieds de profondeur, sans pouvoir rien exploiter au plus près de la surface…et paiant par iceux à raison de l’exploitation de toutes veines xhorrées le quarantième  trait, en raison des veines non xhorrées, le quatre-vingtième trait, soit gros ou menu, nous réservant de pouvoir mettre à la fosse à enfoncer, une trairesse aux frais des dits maîtres, en faisant sa journée comme les autres… Donné à Liège le 15 avril 1771.
Le 21 janvier 1772 : nous permettons à Pierre Joseph Jacob et consors d’associer avec eux Simon Rossius.
Le 15 septembre 1773 : nous accordons à François Goffin, Simon Rossius et consors, à leur demande, la permission d’abandonner la fosse profondée dans les biens André Grimbérieux appelée les Waides à Sclessin et de profonder un second bure avec son bure d’airage dans les biens de Germain Joseph Geubels, dans la juridiction de Sclessin, un peu plus vers Liège…
Le 4 aout 1775 :  nous permettons à François Goffin et consors d’associer avec eux Henry Donnay.
1er juillet 1776 : accordons à Simon Rossius et consors la permission d’abandonner la fosse profondée dans les biens de Germain Joseph Geubels et de profondeur un 3ème bure avec son bure d’airage unpeu plus vers Meuse… scavoir dans le coin d’un petit bois appartenant au séminair de Liège et environ, scitué dans notre juridiction de Sclessin.
Nous constatons dans ces documents, l’existence de burs d’airage, un nouveau système de ventilation plus énergique des galeries et des fronts de taille, au pied duquel brûlait un brasero – en wallon “Toke-feu” – surveillé par le “wade-fosse”.

DUMONT, Ougnée-Sclessin au temps jadis, p. 107

Nous pensons qu’il s’agit des burs dénommés sur le plan oculaire de 1831, Bur de Reconnaissance – V.B.T.- Bur du Grand et Petit Bac.

Campagne de Sclessin

A la même époque, le Comte de Berlo de Hozémont, seigneur d’Ougnée et Sclessin, abandonne à Simon Rossius et autres, une fosse dans la campagne de Sclessin. Sur le plan géométrique de la concession du Val-Benoit du 20 avril 1828, ce bur de la campagne de Sclessin est indiqué : “Bur ancien rempli d’eau”. Il se trouvait où sont aujourd’hui les jardins entre les rues des Marécages et Halkin, au fond de l’ancien “Cou d’Sac” du petit chemin de fer des houillères.

Fosse del Dacque

En 1645, nous avons relevé : “Et mesure avec tout les maîtres de la fosse del Dacq pour le pair derir le gardin du chasteau, 12 patacons en espèces tombant à Pacque. Payé par Jean et Bauduin de Mets”. (Bénéfices,cens et rentes, Archives de et à Berlo).

Sur la carte de 1899, au même endroit, en bord de Meuse est indiqué :paire de la Houillère Rossius et Cie. Située en bord de Meuse (ancienne usine Jenatzy, rue de la Scierie), sans doute fut-elle destinée au stockage du charbon qui devait être livré par barques, mais aussi y arrivait-il les bois flottés qui y étaient débités pour l’étançonnage des burs et galeries, d’où le
nom de “Scierie”.

Tous ces puits, que nous avons évoqués étaient donc nombreux et rapprochés. Ne dépassant guère une profondeur do 25 mètres, ils ne permettaient l’exploitation que de tailles de faible étendue, que les comparchonniers abandonnaient quand le travail y devenait trop difficile ou trop dangereux.

C’est après “l’Edit de Conquête” que les houillères devinrent plus importantes. A titre informatif “Les comptes de la Cité de Liège de 1575” nous apprennent que, cette année-là,  les charbonnages exportèrent ensemble pour une somme de 400.000 écus d’or. (M.RENARD – Histoire de la Houille).

(…) La plupart des noms de bures, de houillères et de veines que nous avons rencontrés, sont aujourd’hui oubliés. Quelques-uns ont heureusement survécu pour nous rappeler la splendeur passée de notre houillerie. Ce sont :

  • Le Thier del Dague (les veines Grande et Petite Dacque),
  • La fosse Miesny (qui fut exploitée aux confins d’Ougnée),
  • La rue Grignette (exploitée aux confins de Sclessin, vers les Grands-Champs),
  • à l’Houyîre (au Val-Benoît),
  • le terril du Péron (en voie de disparition, face au Standard),
  • la rue Veine Sothuy (jadis exploitée par Sotehuys en Beaumont),
  • la ruelle des Waides (rappelant la houillère des Waides).

Nous avons enfin relevé un lieu-dit “Houlleux” : “Une maison avec pièce de terre ou prairie arborée extant sur la juridiction de Sclessin au lieu dit Houlleux… joindant d’aval à la ruelle qui tend de Saint-Gilles à Sclessin, d’amont (ouest) aux représentants Jeanne Jadet, veuve de Hubert Hansay, vers Geer (nord) au Bois-Saint-Gilles et à Wérixhas, vers Meuse (sud) à André Grimbérieux.” (A.E.L. Cours de Justice Ougnée-Sclessin, n° 35. p.125)

Le bas de la ruelle des Waides et le terril de la Haye (ou Piron) © Philippe Vienne

Ce lieu-dit se trouvait donc au pied de la ruelle des Waides, sous le terril de La Haye, anciennement Bois-Saint-Gilles. Houlleux est le nom d’une veine de charbon qui affleurait à cet endroit et y fut certainement exploitée jadis. Cet endroit est appelé aussi “Prè del Fosse”. C’est là que, vers 1970, lors du creusement du bassin de régulation des eaux d’orages, au pied de la ruelle des Waides, par la firme Denoz, deux galeries horizontales qui s’enfonçaient sous les Waides, furent mises au jour, témoignant d’une exploitation ancienne par “baume”. Malgré mon intervention rapide auprès de responsables communaux, non seulement elles ne furent pas explorées, mais au contraire, hâtivement obstruées ! Sans doute ne fallait-il pas ralentir les travaux ?

Voilà comment, trop souvent, les témoignages du passé sont à jamais effacés. Nous ne pouvons que le regretter.

Emile DEGEY

  • illustration en tête de l’article : Houillère du Bois d’Avroy ©histoiresdeliege.wordpress.com

Brochure éditée par “ALTITUDE 125”, la Commission Historique et Culturelle de Cointe, Sclessin, Fragnée et du Bois d’Avroy.