La violence est partout, sous des formes infiniment diverses, mais la force de la poésie aussi, qui la renvoie dans les cordes. Notre espèce va peut-être disparaître ; nous nous préparons en tout cas un avenir difficile. Mais nous savons faire chanter les mots… comme un solo de saxophone ténor.
Les trois textes proposés ici ont été écrits en réaction à des agressions distinctes et lancent leur appel de détresse selon des modalités bien différentes, même s’il me semble que pour tous les trois il est possible de parler de poésie épique.
La Mère des batailles, de Michael HULSE (né à Stoke-on-Trent en 1955), a été écrit en réaction à la première guerre du Golfe en 1991, quand l’Irak de Saddam Hussein avait annexé le Koweït pour des raisons historiques et afin de se ménager un accès à la mer et s’était tout aussitôt fait déloger par une coalition de 35 pays menée par les États-Unis. Hulse condamne la violence militaire à travers l’ancien mythe d’Inanna/Ishtar dépouillée peu à peu d’attributs très contemporains jusqu’à se retrouver ‘nue et sans défense’. La rédaction de ce poème est datée du 11 février 1991, avant même la fin de la seconde phase de ce conflit. Il a été publié la même année avec une préface de l’archéologue Nancy Sandars et une postface de l’auteur.
Nouvelle Babel, de Leonard SCHWARTZ (poète juif né à New York en 1963), nous emporte en versets généreux avec une fougue, une respiration, une verve très whitmaniennes [1]. Schwartz y exprime sa colère, son indignation, sa compassion devant les représailles des États-Unis contre l’Afghanistan après les attentats du 11 septembre 2001. Comme Hulse, il s’est inspiré de coupures de journaux, ainsi d’un article de presse sur la destruction du village afghan de Madou dans la partie numérotée 2. La référence à Babel est ambivalente. S’il s’agit d’abord, selon la lecture traditionnelle du texte biblique, de l’orgueil des Tours jumelles, symbole d’une insolente hégémonie, la ‘nouvelle Babel’, c’est tout le contraire, c’est la jubilation de la langue et des langues, c’est le plaisir sensuel de l’acte transgressif, c’est, tout à fait explicitement dans la cinquième partie (numérotée 4 puisque la première porte le numéro 0), en écho à la réflexion d’Alexis Nouss sur le sens de Babel [2], l’affirmation d’un “devenir nouveau offert à l’homme” (en opposition à toute forme de contrôle totalitaire) et accomplissement d’une jouissance intérieure et partagée, loin du chaos du commerce inégal et des guerres impériales. Dès le deuxième verset, Babel se dédouble en ‘babil’, la langue qui se cherche dans la bouche de l’enfant, la parole quand elle est encore pur plaisir des sons.
Ark, de Kamau BRATHWAITE (1930-2020, poète, essayiste, historien, né et mort à la Barbade, ayant vécu à Cambridge, au Ghana, à la Jamaïque et à New-York), associe une élégie aux morts du 11 septembre 2001 (faisant également appel à des citations tirées de programmes d’informations) et la célébration de la vie dans le solo de saxophone ténor de Coleman Hawkins, body & soul. L’autre titre de ce poème est Hawk, comme le surnom donné au saxophoniste “Mighty Hawk” ; mais dans un contexte étatsunien, ce terme peut évoquer le contraire de ce que convoque Brathwaite, l’agressivité guerrière des Faucons, alors que ARK, l’arche, est associée à la réconciliation, à l’accueil, à l’inclusion. En contrepoint de l’envolée musicale, chute et effondrement sont omniprésents dès les premières pages, y compris dans l’écho de la comptine “London Bridge is Falling Down” (devenu Rollins Bridge). L’effondrement des tours jumelles est mis en regard de massacres perpétrés par l’armée étatsunienne (ainsi l’agent Ornage est l’agent Orange, le défoliant dont les conséquences sur la fertilité et la santé des nouveaux nés se font encore sentir aujourd’hui) ou par des consortiums industriels, comme la tragédie de Bhopal. L’emprise de la violence aveugle est soulignée également par de nombreuses références à des tueries racistes, des violences policières, des actes de négligences industrielles aux conséquences tragiques. Les dernières pages, hésitantes puis triomphales, nous ramène à la beauté pure, au solo de Colin Hawkins.
Trois voix, trois cris, trois chants pour conjurer l’avenir.
Christine Pagnoulle, traductrice
[1] Voir Christine Pagnoulle, Babels du 21e siècle. Quelques notes sur la traduction française d’un poème de Leonard Schwartz, in Palimpsestes hors série 2006, 243-271 ;
Le dernier Body_Soul de Hawk
chez Ronnie Scott à Londres
11 septembre 1968 _ suite
Hawk
dans un linceul de miroirs. ondées. hanté par les Jumelles
. voix de câbles croulants. Tours terr
-assées longtemps avant son temps ici fulg. urant l’avenir
Rollins Bridge is fallin down
à londres . où il arrive
ce tournoy-
ant temps doré
arbres cédant leurs feuilles
tôt comme ceci . cette saison trottoir précoce automne crissant
esprits vol.ants blancs comme chute
de neige chute de chagrin
dans le froid
embrassant l’air tendre qui ne peut te
soutenir pas de chaude pirogue mon sonûgal
qui ne peut . qui ne peut te soutenir o mon amour mes pétales fra-
giles fanés flétris
pétales d’amour de toi ce temps doré à lon-
dres précoce automne du premier temps s’effeuil-
lant brû-
lant les
traîttoirs
et les marronniers. et tourner
le dernier coin s’engouffrer chez Ronnie Scott
les lumières baissées déjà même au bar
la salle bondée tendue serveurs silencieux
ce soir. là toutes ces années
un son jamais vu
jusqu’ici . monte sur scène aux applaudissements frémissants
sous le choc pour toutes les fois où nous tendons
nos oreilles à sa force fruitée, au tonnerre
le saut
souple du Missouri stomp en do dièse
au
blues country uptempo. la grâce
brune convaincante insoucieuse de Hawk qui approche
qui maintenant se dresse len. tement sous les spots de Londres
dégingandé et frêle . crinière clairsemée et grise
la musique qu’il commence à balancer si im-
perceptible juste un rêve sur
ses lèvres . les premières notes chu-
chotant quelque chose comme la mort
de toutes les certitudes connues .
nos usages . notre force
fonçant à tombeau ouvert les tombereaux
de notre avenir caram.
bolent et soudain dans cette intimité inaugurale
il semble ne pouvoir jouer les créatures de dieu petites et grandes
pourraient ne pas avoir la force de faire swinguer
son souffle dans cette embouchure courbe de plastique placide
la faire respirer
et sûr . et la faire frissonner vivace comme les tours
de sa métropole ouvrant nos oreilles pour nous clore les yeux aux sourires
et nous rassembler en un moment
magique que lui seul pourrait calmerde myrrhe et de sel d’anageda & de cannelle sur notre
chair
Et alors le souffle revient . lent . vacill-
ant d’abord
et puis il semble chambouler inconnue dangereuse
une lumière
bien loin à l’horizon . frais
vols clign/otants, une grande flotte traversant la fluide
nuit & l’air là-haut
une grande marée montant montant ostinato vers lui sur le
podium grand
maintenant . le saxo s’étirant argenté jusqu’à envelopper
l’or du cor . et c’est à nouveau Hawk
et nouveau . le doux cri soulevant les plumes de tous les sons
autour de lui . pli-
é et déployé comme le chœur presque chant
du coq nous atteint dans cet air distant de New
York par delà ce que nous appelons vieillesse . infirmité . la perte
de l’el dorado le para. box du para. dés . vie
dans ce petit jeu roulant de pirogue chauvirant au hasard.
Car ceci est quelque chose d’autre . autre autre
chose . loin loin au-delà de ce que jamais nous aurions conçu . anti-
cipé quand commence la muse
ique. croyons
que nous connaissons de la muse
doucement rageuse piège et image et collage . croyons
que nous partageons l’homme qui fait cette mus . ante musique
et que avec la folie faite hommes en cette saison
d’été indien et pastoral il n’y aurait pas déclin de pouvoirs .
nos hanti. cipations là en plein éveil et presque toutes ac-
complies . pas encore l’hésitation en suspens . cuivrée . coupable
les yeux liquides séduisent bercent scintillent la pause
avant que les clés ne commencent à tourner
le coin du globe . et ainsi malgré la chute
des pétales de prière – rien ne se fanerait – ne se flétrirait.
Mais ceci est quelque chose d’autre . autre autre
hose
autre autre chose au-delà du paradigme
loin loin au-delà de la limite
du para .
dés . que ce que nous faisons . faisons bien pourrait bien
durer longtemps longtemps après que le premier souffle dé-
faille . après la chute des dernières feuilles des dernières graines
à travers cet air de Londres la mince
et creuse image de Hawk
seul enclos dans la lumière
comblant lentement son ombre au pied du
micro. le premier pas
gauche, tout tout premier pas. première
attaque confiante de notes legba . écar-
tant le silence pour que l’homme se remette à marcher sur
la fraîche eau laconique . ploy-
ant les genoux pour saluer la sensation
du pouvoir qui revient
les pétales . accordages . les sombres roses de magnolias
les changements . riffs
flamboyants
ainsi le bassiste peut reprendre sa pose voûtée son sourire habi.
tuel . cuivre betcha betcha des cymbales et radar gloussant tzi ing aper. cevant où nous sommes
à avancer ensemble vers le Nil fertile
nous souvenant redevenant entiers & puissants
les paniers de bolgatanga débordants & oranges
généreuses & radeaux de canne à sucre . jus
frais sirop de tamarinier. à mi chemin de l’allée
le saxophone axe + axé mijotant la salle d’obscurité enfumée
avec une gaie. té que nous savons maintenant ravie à nos yeux par
trop d’inattention . lourdeur langueur lassitude morne
désespoir impuissant ravageur
le clapotis brisé de l’eau qui s’infiltre dans notre unique pirogue
. peut-être notre dernier bon temps à londres
mais un jour certain de l’avenir de new
york. sa majesté magique énigmatique fleuris-
sant la salle . la lueur de son
corps le seul mot que nous ayons pour ce qui est – cet éber-
luement autour de ces tours futures de son chef d’œuvre solo
se dressant à nouveau sonore vers la croix d’argent
d’un jet qui approche . disséquant dans le bleu
la pleine mosquée et présages blancs de la lune
juste des après-midis avant . haut au-dessus de Berkeley Square .
au-dessus de
Heroes Square . au dessus de Washington Square. Wall Street
Canal. Le cimetière des nègress. corps . corps . corps . corps
se déver-
sant de ce sombre stromboli de Man-
hattan dans de confuses catacombes de dis-
parition d’amour et grâce et douleur & brûlure persistante .
le cénote de cristal effondré . les
tôles styrées fendues éclatées spiralant du volcan
muet en cloche de fumée
leurs vitres . éparpillées en mélopées étranglées
vers la valence mascarade d’un sol lointain. le chant
brumeux montant des puits du carnage . quelque part . quelque
pesant don-
jon errant parfum lointain échec de l’ibis
cette nourriture & promesse d’un miracle . mais pas encore pas
encore. même si nous le savons en route tandis que nous comptons
les maux les morts les mutilés le grincement le coût écra.sant
les débris les petits les aveugles tombant de l’air carbone
& claquements lacérations des blessés
amassés . odeur de carnage
de chair tordue et imprimée sur les fers . chair
devenue sel . sel de-
venu brandon gruau carbonisé cendres cendres éclair de
larmes . les larmes au bout des doigts comme goudron
le noir collant brouillages brûlés bombardés
lacérés le diamant
les gens marchent sur leur cœur en bouillie & vivent ds la lune
et d’autres s’arrêtent écartelés à demi vivants attendent
montée d’une burka de poussière & monstre tout autour
de nous dans ces vagues rugissantes et ventre de rage qui chuchote maintenant
un al-quaida lové noyé devant nous et sous nous
bien-aimés descendus dans les arêtes de tonnerre démoniaque
descendus disparus dans la ruée as . pirée d’air
hurlant de lave et de cimetière mes petites filles chéries chéries
o hurlez héros . Hiroshima . au quelle dommage . quel Agent Ornage kora
soufflées avec leurs rubans . précipitées dans le caniveau
leurs douces huiles rouges
tachent le silence de parking et sifflement de minuit nucléaire
éveillant lentement les larges trottoirs blanchissant s’élargissant
toc toc à la porte des cieux
mon oncle du Coin des Bonnes Affaires chez Filene
n’ira plus jamais y acheter ni là ni nulle part si merveilleusement .
sa lèvre de titane cell.ulaire si affamée naguère de donner des
nouvelles ne se plaindra plus du 92e étage
on n’a pas trouvé son corps . on n’a pas trouvé son téléphone
quelque part dans le vaste fleuve béant des plénitudes de la
blessure de la ville . il est aveugle ligoté et béd.ouin échoué
on ne peut même pas partager le chuchotement sans voix sans
fil de son destin . pas savoir s’il a sauté ou brûlé
pas savoir s’il est encore là-haut s’il est tombé
Et ainsi ce matin veille de sans lumière ni choix
je ne puis nager
la pierre . je ne puis m’accrocher à l’eau . je me noie
j’avale abandonné . je tourne et dé-
vale dans la peur suffocante . une nuit si profonde qu’elle fait
tourner et pleurer la file d’araignées de l’avenir que l’on voit fil-
ant ici leur voix d’argent
de larmes . les bijoux de leurs yeux sans . paupières ni éclat
à travers les coups de cette éternité . je me débats, je brûle
et quand j’émerge léviathan des profondeurs .
noire luit ma peau
de phoque . de noirs galets é . dentés minent la rive
hantée par poussière et brome
montres bracelets sans marée
ni son
communion sans mains
brisées x-
plosions de frustrations . drones .
transsubstantiation de la sueur
de haine . les lèvres rubis absentes
sur le bord tremblant
du vin . je m’éveille au top
pour te dire que dans ces eaux sonores de mon pays
il n’y a ni racine ni espoir ni nuage ni rêve ni barque à voile
ni miracle tentateur . bonjour ne peut com
penser mauvaise nuit nos dents ricanent mordent
même l’acier en fusion
des rencontres vespérales d’anges sans défense
dans ce nouveau jardin fermier des délices de la terre
cet inconnu d’injustices vacillant
descendant brinqueballant la roue et cime-
tière du vent . les rues étroites comme des en faux
air clair pour un moment . claire
innocence où nous courons si si si si nombreux . la foule
qui coule
sur le pont de Brooklyn . si si nombreux . je ne pensais pas que la
mort en avait défait autant . se fond dans ce qui devient soupir
fanal lumineux de l’avenue vide à jamais
notre âme parfois déjà loin devant nos apparences
et notre vie se retourne
sel comme à Bhuj à Grenade . Guernica . Amritsar . Tadjikistan
les cités hagardes frappées par le soufre des plaines
de l’Etna . Pelée . Naples et Krakatoa
les jeunes mères enfants veuves à la vitre prostituées
revoient le passé comme en Bosnie . au Soudan . à Tchernobyl
Oaxaca terremoto incomprehende . al’fata el Janin . à Bhopal
bébés tètent le lait toxique . nos langues empâtées alourdies
s’habituent à quel est le mot qu’il n’y a pas en français au-delà de Schadenfreude pas pas du tout
comme fadododona ou duende ce moment sur un pic à Darien
Balboa ü Mai Lai
Ainsi donc quel est le mot
pour cette haute poutre de suicide . la colombe de la corde
étouffant la gorge qui roucoule doucement des prêtres de la réussite
le choc
de votre mort dans la fission du bourbier
de la dette. gâchis . vif-argent virant à sable
mouvant et déversoir . boyaux mous de sida de Mon Frère . les
jeunes saturés du goût de la mort dans le chaudron d’eau bosselé
quel prophète ma langue
avec la perte tsunami de Ma Mère le Nom, l’é-
chec de l’espoir d’angéliques tombées. les alphabets s’entassent
à l’envers dans ma bouche
de mélasses . bandalou . babel. et l’écrou-
lement du plâtre sur ces voix ces partitions
dub rap hip-hop scouse . la chaîne
qui barre les marchés de Marrakech
mijotant de vieilles blessures de verbes disparus qui peuvent guérir
. de baptêmes disparus qui hurleront
ton nom du sommet du désastre. adjectifs déjà en-
volés en tintamarre . flânant dans la honte . le silence de pourriture
des non-cieux torrides . les horribles fours de kapo de la bête
sur l’aire à rat de ta syphilis. pied
plat de la peur . l’animal inconnu avide
qui est ta sœur sybille à la porte
du paradis les quatre
petites filles xplosées de Bir-
mingham cette ku-
klux chrétienne nuit de tabernacle à Sodome & Herero Alabama
flim
& terreur volant au vent Nyamata Rwanda . les pauvres de bom-
fin gouges de pierre et failles de nos pa-
lais décorés . la veuve aux roses à la vitre à . jamais cher-
chant dans la frus.tration sur le siège arrière criblé
de balles de sa limousine son héros héros de présidentiel époux et
son cer-
veau éclaté en confetti à Dallas . le champignon fuligineux de la
Mort Noire de Dieu à Nagasaki . les exploits de Pol Pot
la Grande Pyramide de Crânes du Roi Léopold au cœur du Congo
belge
comme Judas venu au Chriss . comme le léopard venu à l’agneau
juste sur ce sombre sol in.égal de catastrophe où bientôt
les visages sauriens dévastés des morts nous dévisageront
de leurs orbites cliquetants . le tendre langage irie
de leurs prières
douces lames d’yeux chandelles en psaumes de douleur et innocence irie
de photos de ruines et jeunes cœurs clignotants d’ours
en peluche d’enfance contre l’encens des grilles noires
et luisantes des parcs . tous leurs oiseaux
partis esprits de feuilles de cérémonies de verte végétation partis
Rita Lasar Joseph O’Reilly Masuda wa.Sultan . ses neuf enfants partis Fitzroy St Rose l’Echelle de 16 mètres tant de mil tant de milliers
partis il semble que presque tous ceux montés travailler là ils sont partis
comme le jour où tu m’as fait avaler le bout de ma langue
dans les villages. en suivant les traces
de pas de moi-même moi-même . la détresse
de mes propres fleuves de cette chair qui le ressent le sait Seigneur ! ma propre cendre mon propre alpha . mes propres limites de cri
comment tu m’as fait chanter ces étranges meschants dans un étrange pays
si loin de musique sexe et saxo
& rien rien rien de neuf
tout naufrage
tout épave . et
tombant du bleu vers des champs sonores
Iran Irak Colombus Ayiti Colombo Beyrouth Manhattan Afghanistan et toi
<
J’étais sur les marches du City Hall – dans toute cette poussière
et je savais que Terry [son mari, le capitaine de l’Equipe] devait être
. . . à un des étages, aussi haut qu’il pouvait atteindre . . . dans ce bâtiment . . .
car c’est ce que fait sa brigade . . . et quand j’ai vu tomber le bâtiment
j’ai su qu’il n’avait aucune chance
. . .
parfois je me tracasse à me demander s’il avait peur . . . mais . . . comme je le connais
je pense qu’il était concentré sur ce qu’il avait à faire . . . parfois ça me met en colère
[ici elle a un petit rire de chagrin]
. . . mais je ne crois pas qu’il . . .
je pense qu’à l’arrière de sa tête . . . il se demandait plus où
j’étais ? si j’étais assez loin . . . de ce qui se passait ?
Mais je ne pense pas qu’il envisageait . . . qu’il ne rentrerait pas à la maison
et parfois ça me met en colère . . . presque comme s’il ne me choisissait pas . . . ?
Mais je ne peux pas lui en vouloir . . . il faisait son travail…il était comme cela
et c’est pour cela que je l’aimais tant
. . .
. . . donc je ne peux pas le lui reprocher . . .
. . .
son ami Jim m’a dit qu’il a vu entrer Terry et Terry lui a dit
peut-être qu’on ne se reverra pas
et l’a embrassé sur la joue . . . et il est monté . . . en courant
[dans la tourmente de flammes de marches hautes étroites brûlantes sans retour de la Tour Nord]
. . . quand le bâtiment est tombé . . .
. . . j’ai juste senti une déconnection totale dans mon cœur . . .
c’était juste comme si tout m’était juste arraché de la poitrine
. . .
je pensais que Terry était juste
. . . i n c i n é r é . . .
je grattais la poussière . . . du sol . . . en pensant qu’il était
dans la poussière
Bethe Petrone lors de l’hommage aux héros du 11 septembre
(HBO/Tv Memorial Tribute, le 26 May 2002)
pour elle-même si belle
et pour toutes les femmes du monde de ce poème – je voudrais avoir leurs
mots – à New-York, au Rwanda, à Kingston, en Irak, en Afghanistan Quand son mari est mort le 11 sept. il ne savait même pas qu’elle était enceinte
J’ai perdu mon mari . . . mais je pense qu’il a fait . . . de son mieux
. . . parce que je crois vraiment que quand Terry est arrivé au Ciel . . .
il avait tant de points en sa faveur qu’il a plaidé pour cet enfant parce qu’il savait
que ce serait la seule chose qui me sauverait
. . .
. . . Et . . . je pense que de ce point de vue . . .
. . . j’ai eu . . . [. . . ] . . . je vais vivre . . . j’ai encore quelque chose de Terry . . .
. . . que je vais voir en mai . . .
Et tant de gens de la Pomme n’ont pas cela
alors je me dis que d’une façon . . . j’ai eu de la chance . . . mais sinon [ici elle essaye de sourire]
. . . c’est clair . . . je n’en ai pas eu [et d’un geste elle fait excusez-moi]
>
Ainsi même en ce moment
rappelons-nous les pauvres et les déshérités qui ont froid et faim. les damnés de la terre
les malades de corps et d’esprit . ceux qui porteront le sol en flammes la fracture du deuil sur leur visage les estropiés les solitaires les anonymes sans amour à donner ou recevoir
les vieillards déglingués au nom de Dieu . les petits enfants
accordéon sans trace qui glanent dans les rues sans moisson de
Rio Mysore Srebrenica nul qui ne connaît ni ne connaîtra la pure
tendresse vivante aimante du Seigneur sur un autre rivage
Et la mélodie presque évanouie maintenant du solo
juste son doux frémissant écheveau d’archipels
juste walter johnson et les boys le soutenant dans ce
cercle et mariage de lumière
dans l’harmonie de tes accords . les pétales repliés de métal cuivré se
déploient sur le ténor tintant qui tombe en lentes spirales
de ton chant
& tombent ici tels des plumes de moineaux mélancolies o mon amour mais dressés encore dressés là d’où tu as été précipité
en bas des murs de pourpre & d’orgueil & firmament
les riches demeures-prisons où pixie et yeux multiples
dégringolent dans le grondement
de la marée d’épines et de rochers . et de détritus . trônes
trônes renversés d’une Babylone où tu de-
meures . souillé . ce furent tant d’après-midi de lynchage
étrange fruit gravé de solitaires crucifixion où sont systéma-
tiquement cassés mains et os catatoniques tant
de cordes de guitare cassées . un tel dégât essentiel
dans des salles de bain aux carreaux blancs des palais de la police – le sentimental balai de gomorrhe
dépasse . o Hawk louima lové. ton angoisse haïtienne brisée
°
avec ton frêle solo rageur
brûlant dans la lumière changeante de cette salle si bleue
si indigo
°
les plumes tom.bent vo.lent tom.bent é.chouent tom.
bent dans ce nouveau
monument new yorkais de froid mortel & aberfan
où tant de gloire est un coup
de dés . soleil
vert si vif que les ombres quand on marche dessus
sont épines rouges & brû.lantes & muharram
. tant tant d’enfants abikù & nés
avec la mort et leurs histoires en lambeaux perdues et non-dites
°
Ces enfants font
fils et mères
cte bande avec toi
du monde trucidé
mais leurs godasses
sans tête sans appui
baillent et rient . vi-
sans abri les enfants de femmes
dant sang
du IIImonde aban-
dans le sol
donnés aux marches d’un hôpital
brûlant
sur des trottoirs défoncés
pleine loi pleine rancoeur
ô reviens Black Hawk
sur des sites
reviens reviens
déconstruits sans lumière
dans des brèches
monte
au pignon des palais
le son noir plus fort
dans les feuilles de bananier
qu’il laboure encore
bien en vue . la cabine
des champs de patientes terrasses
de service de nos
longs rugissements solitaires
voitures de chemin
de maïs pour Ginsberg Whit-
de fer . dans des touffes
man pour Hart
de roseaux sans
Crane pour Louis Ornette tou-
joie . dans l’osier
jours pour Rollins et pour
bien tressé
Trane . pour vent pour
le corbillard de métal
pièges pour tours tun-
dans le cheval de Troie
nels sous blessures & sous terre
mental . trois cent
et sous fleuve . esca-
cinquante hommes du feu
liers se déver-
eux
sant sans fin
mêmes de-
dans le vide
venus feu . les machines
sans issue sans sur-
de braise ardente de
prenante échappée sans
leurs yeux hurlant
grâce salvatrice
encore ishak me-
pour tous les
shak et abednegro
Αinsi vivons-nous maintenant
à l’intérieur de cet après-midi
crépusculaire . bonne
journée je répète
ne peut compenser mauvaise
nuit . nos dents ricanent
mordent
même des anges
impuissants dans ce
nouveau jardin
de poussière des
délices de la terre
les papiers dispersés
du plus haut monu-
ment du commerce
mondial . ces lettres
au soleil
des esprits
bric à brac blanc
des morts
des tours
oiseau pierre chair passera sera pajarita et de ce qui est encore à
dé-
faire dé-
faire
maintenant vo-
lant tristement par-
fois dou-
cement par-
fois chose
vertigineuse dans le tranchant soudain
de colombes
chauves dans la
lumière du ciel
comme des désastres
d’étoiles clignotantes
dans la vie
du bleu
°
tout comme toi
qui viens qui viens chaud konnu
comme à la fin de cette longue tension et palim
de ton chant
Et comme j’entre
dans le club
Rollins Scott
où tu as joué
ton destin
où tu te
dresses presque
dépouil-
lé de ton roy-
aume tré-
buchant d’abord dans de faux
arpèges de fausset
mais passant du bémol
au plein vol
du corps
du son
non plus tout seul
en quelque fiat
de pouvoir
perso
jouant
ta muse jusque au-
delà de la butte
du mo-
ment et mou-
vement du chant
dans la mé-
moire esprit
ailé de
la flûte
dans tes os
car aussi long-
temps qu’il y aura
ce tendre para-
chute
du blues
dans le(s) doux
saxophone(s)
de ton chant
il y aura
chant
il y aura
chanson
mais même si je dis toutes ces choses
écris ainsi de toi
revis et ressens et relève toutes ces choses
comme je dis
si proche de soi de moi-même que même ce
froid ou la chaleur de ces habits de douleur
et même si je vais écrire ceci en feu. par le feu. à travers la poussière du
désert de pas. dans le vortex de l’arche du tourbillon titanic
où ma manman se rappelle même pas mon nom
et je ne sais pas pourquoi ce riddim advient advient advient advient
ce que veut dire ce poème ce qu’il signifie une fois fait
quand viendra son temps d’oracle cercle et appel et je devrai affronter
la musique
devant toi et le lire tout haut tout seul
quand le sang dans la voix portée à tes oreilles
s’épandra en autant d’échardes autant de larmes si vainement répandues en mutilations si vainement partagées . constellations trop cruellement déplacées trop de minuits accordés au désastre
beauté cultivée en vases et sculptures . charismes électriques . céra-
miques écroulées . pouvoir pantocratique haletant sous la frise
et la vigne tombée enroulée autour du pilier de l’Empire Romain d’Occident
. où que je me tourne . j’entends le tonnerre .
si j’essaye de dormir . éclaboussures de fusillade et pillage . brises sul.furieuses
même si je vais en touche aux arbres noirs sycorax je sens qu’ils retiennent
le fruit qu’ils offrent encore offrant du sel avec les cendres sombre crispation du pétrole leurs fleurs de cerisier
portant les uniformes oranges de la souffrance entrevue
le long des barricades de brocart d’abugraib guantanamo thermopyles
wounded knee
la voix laborieuse à la radio demandant où sont les tulipes qui ouvriront la porte aux colombes tue tue tue tue
tortue tortuga torture pornographique
images d’Irak Afghanistan Cortez Conquistador
chevaliers d’armoiries en armure bulldozer sans amour revêtues de buffle
6000 milles de disparus . Chili . Incas . Tupac Amaru
les 6000 milles de la Grande Muraille de Berlin de Belleville-Barbade
de Chine
de Gaza Palestine aveugle dépossédée . contraintes immumuriales de la vie par delà la loi
où est la vérité l’honneur la beauté la perte brûlée au matin où est l’ . où est l’ . où est l’amour paisible comme à Koshkonong sur le lac de Black Hawk attendant le chant
de Lorine Niedeker vue par Cynthia Wilson
Hawk
dans un linceul de miroirs
hanté par ondées
fleurs tombant
longtemps avant son temps ici avenir
fulgurant
où il arrive
ce temps doré
précoce comme celui-ci
cet automne précoce de new york
frais le frais le clair les tours qui tombent
o laisse-moi
ma bien-aimée
aXe
aXe
àXé
°
devant ces mondes de fer de griffes tombant
je te perds
toi
à travers grilles brisées affaissées de tombes d’eau
je te perds
toi
ces mots pour des guerres souveraines
je te perds je te perds
toi
– même dans la tour en
feu de ce saxophone
o laisse-moi t’aimer t’aimer t’aimer o
redevenir grand & beau
que les mers se dérident & que la terre soit grain
les arbres patients ancêtres & que nos prières apportent la pluie
les histoires de tous ces autres peuples aussi cruels & aussi braves.
Ainsi si nous nous tenons par la main . chair
de chair déchirée sur os vivant . sous
la chair . le sang comme un gant roucoulant de frères et de sœurs
Ainsi si nous nous tenons par la main . accrochant
tout ce que nous sommes à tout ce que nous voudrions devenir
ton cœur & mon cœur
& mon cœur & ton cœur
& l’innocence de l’oiselet à jamais à jamais
enflammant le trébuchement de là où nous allons
réunissant la courbure de la vague de l’univers
cette chaîne d’esprits à l’exigence du bleu
cette clameur montante qui n’est que toi
associé par nos ouragans & rage de cœur
ce cercle auréole de miracle
où nous accédons
étraves
étoiles
lointains
voyages
silice tombe
comme tonnerre
dans vallées
sans forêts
angoisses de cataractes fluviales
fallujahs & leurs consolations
inondées d’argent
ombres de calices sans épi-
neux ni buissons
ombres projetées dans la mosquée
déchirée de Tombouctou
le vieux baobab impavide du Niger
presque muet à présent
les lamelles de clair de lune à Sind
feuilles douces du Rwanda les douces
rues de pluie balayant Londres
les hauts fantômes de verre
une fois de plus in memoriam manhattan des casuarines
cette cité finit O filles où commença son histoire son histoire commence
… ces eaux …
Ainsi
si je te tiens la main
tissu . doux . espoir . tenu le mal à l’écart en attente
& tu me tiens
la main
repos . repos . rose . proche de la fin du jour
& tu lui tiens
la main à elle
je ne veux pas y penser . si proche du jeu
des dunes
de mon cœur dans ta main
& ta main
dans sa main à lui
Danse Mona Lisa Danse
(si tu le veux)
& sa main à lui
est sa main à elle
et sa main exactement ton mal dans son calice . acceptant ta souffrance pluie drue implacablement pénitente
au nom du Seigneur des eaux calmes
dans les sombres feuilles les palmes de tes mains où l’arbre de nos mains est pour tous
ô tendre vent de baume des champs
de canne au loin
vivace + vert + radiance
Que la paixsoit . sur le pays
Que la paixsoit . sur le pays
Hawk
dans un linceul de miroirs
hanté par ondées
chute de feuilles
longtemps avant son temps ici avenir
fulgurant
où il arrive
ce temps doré
précoce comme celui-ci
cet automne précoce de new york
arbres cédant leurs feuilles
si bien qu’enfin nous les rassemblons dans leurs messages
chuchotés leurs douces sorcelleries secrètes de salut
ne les perds plus jamais
ma bien-aimée
dans cette moiteur dans cette dureté dans cette douleur
dans ces chagrins
frais le frais le clair la chute des tours
o laisse-moi
ma bien aimée
dans ces braises manhattan de nos années
dans ce souvenir de nos peurs en averses impuissantes
si différent maintenant ce nouveau septembre de ces années
certaines vers la fin . certaines vers le début de leur longue gayelle
o yerri yerri yerri yarrow o silence hâvre salut
ainsi laisse-moi
ma bien-aimée
t’aimer t’aimer t’aimer t’aimer
vivace + vert + doré
body
body & soul
Traduction : Christine Pagnoulle et Annette Gérard
Babel, c’est bien sûr la chute d’une Tour, et après, grande confusion et manipulation de paroles.
Babel, c’est aussi babil, commencement de la langue, avant qu’elle ne soit langue, quand elle est encore chant.
Babel, c’est donc un début et un écroulement – Ground Zero, du moyen-anglais grund et de l’arabe zefir, chiffre, latinisé en zéro.
Babel, c’est défi lancé au démiurge, insolence du cœur, ziggourat pointée vers des soleils à naître, dans la bouche la bouche comme désir : l’homme crée les dieux.
Où avant se dressaient le Phallus du Nord et le Phallus du Sud bée désormais une fente embrasée, fumées au gré des vents.
La fumée contient des corps ; nous nous entre-respirons. Ainsi Babel, c’est Kaboul. Nous nous entre-respirons.
Comme Arès couve toutes les capitales du monde : fragments de sièges tournoyant hors de cockpits détournés, des étrangers qui s’éberluent devant des cratères de Mars.
Babel, c’est Kaboul : Babel, c’est une Bible dans une commode de motel à Birmingham, Alabama : Babel, c’est l’esplanade de Battery Park et les passagers en attente à l’aéroport de Santo Domingo.
Babel, c’est la plus jolie fille de tout Kashgar, cheveux noirs, yeux noirs, peut-être treize ans, en robe rouge écarlate, qui fixe avec admiration l’étrangère entrée par hasard dans sa ruelle, et doucement, timidement, articule cette seule phrase en anglais, adressée à la dame : ‘How do you do ?’
Babel est bravoure, ses bourses en ont fait baver, notre métropole démesurée continue à viser les sommets.
Babel, c’était la Mésopotamie, seule superpuissance de son temps, retombées de Gilgamesh, Irak d’aujourd’hui.
Babel, c’est Bagdad, Babel, c’est Belgrade, Babel, c’est notre balcon, un centre qui sans cesse se déplace et se renomme – World/Trade/Center.
Babil en trois langues, babil en trois mille langues : mets donc une bavette.
Un bébé babillait de lions qui mangent des livres. Et les lions mangeaient des livres : Babel, ce sont des livres dans les rayons de la Bibliothèque Invertie.
Rien de vil à Babel : la parole de l’un est la muse de l’autre. Alors : les bombarder de beurre.
Voici la lame qui abolit Babel, voici les sillons où Babel commence, que nulle semence ne peut boycotter.
Babel rince ses géniteurs dans le chagrin, Babel récompense ses créateurs avec des couleuvres, Babel est naissance, reconstruisant avec des grues toutes sortes de crimes, de même que la vie est un poignard, que toute guerre commence dans quelque débâcle de lit.
Qui se rasa le con au cutter : nés des décombres, ‘ba’ pour papa, ‘ma’ pour maman, des babouins sacrés en patrouille à ses frontières.
Babel est Bouddha qui se passe de mots, Babel est accouplement, tonnerre, blanc de baleine et pluie, Babel est opprobre, Babel est hache et axe, Babel est Bush-ben-Laden et les médias.
Tandis que de hautes façades s’effritent comme parois de schiste, montagnes dévergondées, le Capitaine FBI ne peut que s’excuser au passage ‘Bavure’.
Babils de vagues, babils de quais, de marchands, d’entrepôts, ville fière de son fer et de ses cerveaux : babil vantardise babil sermon babil ce mot sur le bout de la langue ou les ennuis qui palpitent dans les naseaux du taureau.
Je tombe avec la Tour de Babel.
Jamais je ne peux me réjouir d’un brin d’herbe si je ne sais qu’il y a tout près une bouche de métro ou un magasin de disques ou quelque autre signe que les gens ne regrettent pas complètement de vivre.
Ça bégaie, ça bascule, pierre lisse comme peau, tours qui oscillent comme des tours oscillent dans le vent, comme nous sommes les marionnettes à demi consentantes de la langue.
C’est le boulanger aux gâteaux trop chauds, aux crêpes collantes, aux pains pétris de peine.
C’est chair couverte de saumure, bitume craquelé de fièvre, loups dans le sang qui hurlent au cœur gibbeux.
Babel c’est le baseballeur battu qui pète les plombs ; Babel c’est un glaçon dans la bouche aussi mélodieux qu’une flûte, aussi percutant qu’un tambour.
Tour dont les vrilles tordues ressemblent à la vigne, destruction exigée par le Dionysos de l’orient rencontrant l’occident, refus de consentir à toute perte de soi.
Babel n’est que célébration des mots, discours armé de torches, rêves chavirés par des rêves plus grands, la vérité de tout cratère, le double bang qui vous réveille d’un rêve, la faille entre « c’est un accident » et « bon dieu c’est un attentat », les bombardiers B1 qu’ils persistent à construire, les représailles et les représailles aux représailles et les représailles des représailles aux représailles, O Barrio de Barrières, notre république de la peur.
Assez d’élasticité pour osciller dans le vent, assez de rigidité pour qu’on ne s’en aperçoive pas : Babel c’est du bubble-gum qui vous colle au visage.
Babel est présence, Babel est absence : rien que la célébration de la présence. No mas aux explosions sacrées, no mas à l’occupation de la terre : explosions sacrées, occupation de la terre.
Babel c’est un homme qui hurle en sautant dans le vide quand aucun autre ne l’entend ; Babel c’est ce moment où l’on s’imagine pouvoir voler, un instant qui dure à jamais dans l’inconscient de Babel.
Babel est un rayon de soleil qui se fracasse au sol, un ruissellement de rayons qui se fracassent au sol, un champ miné de lumière.
La Tour de Babel : ça boume ?
Si l’architecture est de la musique figée, alors ces décombres calcinés et tordus sont ses mélodies, ses cimetières incandescents – Babel devenu ce qui supplie de la chanter.
1
“C’est très précisément dans l’ardeur de la guerre qu’ont lieu ces profondes convulsions sociales qui détruisent les vieilles institutions et remodèlent l’homme, en d’autres termes, les semences de la paix germent dans les dévastations de la guerre. L’aspiration de l’homme pour la paix n’est jamais plus intense qu’en temps de guerre. Il s’ensuit qu’aucune autre circonstance ne façonne une détermination aussi ferme à changer les conditions qui produisent la guerre. L’homme apprend à construire des barrages lorsqu’il a subi des inondations. La paix ne peut se forger qu’en temps de guerre.” Wilhelm Reich, La psychologie de masse du fascisme (1933)
Combien de vagues la lune a-t-elle générées dans le Golfe persique depuis 1991 ?
Combien de vagues la lune et l’Atlantique ont-ils ensemble créées depuis 1491-et-demi ?
Quelle est la somme des rouleaux qui sont montés du fond des mers de notre terre avant même le début de la vie ?
Peut-on s’imaginer le nombre de vagues qu’a pleurées le Pacifique depuis Nagasaki et Hiroshima ?
Ils déploient des drapeaux comme les chevaux portent des œillères ; ils déploient grande abondance de drapeaux. Ils veulent des guerres, sans le savoir.
Ils montrent le chemin de la guerre, certains le savent d’autres pas ; ils agitent des drapeaux comme le matador agite sa muleta.
Chacun souffrant en silence dans le silence de son lit à lui, à elle ; deux robinets gouttent à contre-temps ; trois lavabos, quatre, cinq lavabos, chacun avec un robinet qui goutte ; toutes les mers fouettées et ballottées par des vents colossaux.
La Tour de Babel : prisonnière des terres, un chantier abandonné où viennent se servir les fermiers d’alentour.
La Tour de Babel : dans le texte il y a d’abord un Déluge.
A l’intérieur d’une chute au Nouveau Mexique il y a plus que de l’eau, plus que la pesanteur, moins que tout ce que la vulgarité de cet instant ne pourrait jamais exprimer.
Il est naturel que l’eau tombe. Il est naturel que l’eau tombe de falaises et il est naturel que des tours fondent si elles sont exposées à une chaleur excessive. Cela s’applique aussi aux cabanes. 7 octobre 2001.
Les huttes de terre ont leur propre façon de tomber, d’être destructivement transformées. 8 octobre 2001.
La mort de la paix s’est produite il y a longtemps mais n’a été marquée ni d’une pierre ni d’une date.
Les guerres viennent en vagues.
Les dégâts collatéraux, c’est une figure de style mais la pleine force du texte frappe l’adversaire du texte.
Poésie : mort sans paix.
6 août 1945 : mort sans fin.
Mourir chaque mort. Refuser de tuer. 11 octobre 2001.
12 octobre 2001 : non, ça c’est l’argent de mes impôts.
Quand le deuil même cède à la complaisance. Le discours de Bush à la Nation, 20 septembre 2001.
La Nation se vautre dans son deuil, les fautes de la Nation sont glorifiées, auréolées, transformées en moments héroïques, actes sacrificiels : actes qui n’auraient pas été nécessaires si des fautes avaient été évitées parmi les dirigeants, l’élite ; et de fait on peut vraiment dire que ceux qui ont péri se sont sacrifiés pour les péchés des maîtres du pétrole. Automne 2001.
Ni innocents, ni méritant la force de ces flammes : nul ne mérite la force de ces flammes, nul n’est innocent.
Deuil. Rien que deuil. Sans se parer de gestes héroïques, privé de cette consolation d’héroïsme dont on dit qu’ont besoin les proches des morts. Mais les proches ont-ils vraiment besoin de voir leurs morts en héros ? Les proches n’ont-ils pas plutôt besoin de voir en leurs morts des victimes à qui la vie a été volée par une vaine dialectique d’extrêmes disproportionnés ?
Une autre sorte d’attitude : une autre sorte de mission : une autre sorte de vie intérieure.
Pas le pompier qui a amené sa sirène au rallye de la paix à Times Square et noyé tous les discours, tous les orateurs dans le hurlement de son métier : mais les pompiers fouillant la fosse commune qu’eux les premiers ont déclarée terre sacrée.
A l’intérieur d’une chute au Nouveau Mexique il y a plus que de l’eau, plus que la pesanteur, plus que le plongeon fatal, quelque chose qui subtilement est moins que ce qu’un monothéiste ne pourra jamais exprimer.
Le nombre de vagues pleurées par le Pacifique depuis Nagasaki et Hiroshima ne cesse de se multiplier.
Il est naturel que l’eau tombe. Il est naturel d’imaginer la fin du monde. En imaginant la fin du monde nous protégeons notre mode de vie.
En ces jours où les réponses sont proposées comme autant d’évidences, forgeons une nouvelle tour de Babel : non pas confusion mais des mots pour transmuer le silence d’un consentement frappé de mutisme – qu’il cesse d’être sidéré devant une seule autorité divine, un seul empire.
Qu’une nouvelle tour de Babel touche le ciel. Qu’une nouvelle tour de Babel s’incline à l’appel de la lune. Ishtar, Inch’allah, Quetzalcoatl. Babil babil babil.
2
Barry Bearak, The New York Times, 15 décembre 2001, Madou, Afghanistan :
Peut-être qu’un jour il faudra rendre compte de ce petit village de 15 maisons, toutes transformées en bouts de bois et poussière par des bombes américaines. Un jour le commandement militaire des États-Unis pourrait expliquer pourquoi 55 personnes sont mortes le 1er décembre… Mais il est plus probable que Madou n’apprendra jamais si les bombes sont tombées par mégarde ou ont été lâchées délibérément et que cet incident sera oublié parmi les conséquences plus graves de la guerre. Restera un hameau anonyme avec des habitants anonymes enterrés dans des tombes anonymes… Même les alliés anti-Taliban des Etats-Unis se sont récriés, horrifiés, qu’il y avait eu des erreurs de cible provoquant la mort de centaines d’innocents. C’était ‘comme un crime contre l’humanité’, a dit Hajji Muhammad Zaman, un officier de la région.
Les cultivateurs de Madou sont en pièces détachées. Ils sont devenus leur propre engrais… si vient la pluie, nous leur avons rendu service, suggère une caricature présentant le Secrétaire de la Défense R. (gros rire). Mais nous n’avons pas besoin de ce genre de trait. Nous avons déjà bien consolidé le concept de dégâts collatéraux.
Celui qui voit avec le cœur, comme dirait Octavio Paz, se voit en Madou ; et qui ne peut voir Madou avec le cœur ? (‘Des hommes à l’esprit fossile, à la langue pétrolifère’, suggère le trait du caricaturiste.)
Chaque visage, un masque ; chaque maison une ruine de bois et de torchis.
Qui a perdu ses sœurs ? Les dégâts collatéraux ne peuvent jamais le prédire. (Les terroristes ne visent pas des sœurs en particulier.) (L’attaque américaine a eu lieu en quatre vagues successives.)
Après Madou, écrire de la poésie est indécent. (Theodor Adorno)
Il nous faut encore trouver les corps
beaucoup de couches dans ces décombres
et maintenant c’est avec ça que nous vivons
mystère :
« puis Paia Gul » « jeune homme » « le regard amer » : « ‘j’accuse’ »
« ‘les Arabes’ » « puis corrigeant ses propres » « dires »
« ‘J’accuse les Arabes’ » « ‘et les Américains’ »
« ‘ils sont tous terribles’ »
« ‘ils sont tous les pires du monde’ »
« ‘la plupart des morts étaient des enfants’ »
Senteurs chants d’oiseaux champs de blé
M. Bearak sur place quinze jours après l’apocalypse.
Récoltent la ferraille des bombes,
espèrent survivre à l’hiver.
Au-delà de l’anecdote s’élève un hymne que nous ne pouvons qu’ébaucher, humbles faiseurs, les oiseaux gribouillant dans l’éphémère saisissant de l’air, les vrais auteurs.
En me rendant dans le potager
tard le soir, j’ai découvert
avec surprise la tête de ma
fille qui gisait sur le sol.
Ses yeux révulsés me fixaient, comme en extase…
(De loin on aurait dit
une grosse pierre, dans un halo de lumière,
comme jetée là par le Big Bang.)
Que diable fais-tu là, lui dis-je,
Tu as l’air ridicule.
Des garçons m’ont enterrée ici,
Fit-elle d’un ton boudeur.
La prière est parfaite quand celui qui prie ne se souvient pas qu’il prie.
Tout ce qui est mort tremble. (Kandinsky)
Note : Courriel au journaliste, lui demander s’il y avait des rangées de peupliers.
Pierre de lune aspirée dans l’atmosphère des arts rabougris ; pas de Héros pas de Néron non plus ; la face qui nous regarde cette nuit est pleine.
Comme le dit l’Upanishad Kaushitaki, « le souffle de vie est un. »
Le mot ‘Madou’ est la transcription d’un nom pachtoune tel que le reporter l’a entendu.
‘Madou’, ‘ma douce’.
3
Il s’imaginait être le sage célèbre qui avait réussi à parler au sable du désert.
Pas bien sage à lui de rendre le sable qu’il arpentait aussi fameux.
Était-il sage que cet homme bien habillé entouré de silence continue à babiller quand il n’y avait personne ?
Il y avait beaucoup d’air. Très chaud.
Vingt-et-un pas dans le désert et la route s’efface de la vue. Tout sens de l’orientation quitte l’esprit comme un colibri. Nul ne saurait où vous êtes allé, vous non plus.
Les dunes se déplacent. La route disparaît même si vous ne bougez pas, immobile au milieu. On pourrait engager des gens pour balayer le sable. Mais pour ça il faut de l’argent.
Le silence du Taklimakan est très réputé.
Les Chinois ont construit cette route pour des camions-citernes. Pour leur passage. Et ils passent. Mais cela n’a guère d’importance ; des camions sont à peine des têtes d’épingle.
Il s’imaginait être le sage obscur qui avait appris à parler aux peupliers du désert.
« Comment vivez-vous dans le désert ? » demanda-t-il à un arbre particulièrement robuste, et il attendit. Car les lignes de vie sont d’essence ligneuse.
Dans l’éphémère saisissant de l’air, du rose tourbillonne d’un soleil en adieux, de l’énergie s’élève de dessous son feuillage, ou peut-être est-ce l’homme, l’homme que l’amour tourne lavande.
Et le peuplier du désert de répondre : « Mets une bavette. » Et d’ajouter : « Concède s’il te plaît le mot ‘calme’. »
Et l’homme s’en fut, sans être sûr d’avoir bien compris, sans être sûr d’avoir jamais parlé la langue des peupliers du désert.
Mais il mit une bavette. Il porta toujours sa bavette. De la chambre à coucher à la salle du conseil.
Quand ses collègues de la direction lui demandèrent ce qui se passait, il répondit calmement : « Je reste un petit enfant. »
L’avenir de l’esprit n’est jamais donné.
Evidemment le sage se fit virer.
La route disparut sous ses pieds.
Le sable irrite les premières sentinelles.
C’est la faute de mon vocabulaire, se dit-il.
Il me faut augmenter mon vocabulaire.
4
Commencer à construire la nouvelle Babel là où avant se dressait l’ancienne.
Babel c’est de l’eau qui gèle malgré l’éclat du soleil, par-dessus un grillage de devanture sur Broadway et la 168e rue ; Babel est un glaçon qui vous invite à venir le caresser de la chaleur de votre gant de cuir.
Reconstruire le bas de Manhattan, comme Hiroshima fut reconstruite, si limitée que soit par comparaison la récente destruction, des cormorans se sèchent les ailes dans un courant d’air chaud.
« Kom, tout près, à côté. Germanique : ga, vieil anglais ge, ensemble. Latin cum, avec. Forme suffixée : kom-tra, en latin contra, contre, forme suffixée kom-yo, en grec koinos, commun, partagé. »
Ainsi : il est venu le temps de jouir, il est passé le temps de jouer à la guerre. (Patriotisme comme libido débile.)
Babel, c’est la seule arme acceptable, une langue dans ta bouche, puis la langue d’une autre dans ta bouche, une langue dans la bouche est la seule arme acceptable et voici que vient la langue d’un autre.
Babel n’est jamais marchandise ; Babel n’est jamais au grand jamais marchandise, puisque la marchandise l’abat.
Libérons le désir de la marchandise, même si la lingerie est désirable ; Babel est contradiction sans hypocrisie, marchandise qui engendre l’amour.
Babel, ce sont des mains sur les épaules, des caresses sur les seins, bois de pommier qui brûle sans cesse, bois de cerisier qui brille sans cesse, brumes qui se dégagent de muscles et de lèvres humides.
Comment rimer tout un séquoia ? Telle est la fleur qui pousse dans le cerveau de Babel.
Babel c’est un ventre aussi plat qu’un livre, une courbe aussi douce qu’une dune, un rêve aussi souple qu’une gymnaste
Un pénis qui se niche dans la bouche, une chatte qui encercle le majeur : le cocon du babil.
Babel c’est le désir d’affirmer quand on sait que c’est impossible, un renflement dans le pantalon aussi doux que le roc où grave le faiseur de pétroglyphes ; Babel c’est un nez trop long qui pourtant vous excite, un rebondissement dans le débat qui vous laisse sans voix, les prophètes bibliques quand ils reculent dans une terreur sacrée, des tunnels dans le crâne qu’aucune étincelle n’a jamais parcourus, apprendre pas seulement à manœuvrer le gouvernail mais à s’y abandonner.
Babel c’est le léopard des neiges dont la présence impose le silence, un tigre que vous devenez au moment où vos paupières se ferment, un chien qui renifle le derrière d’un autre ; Babel est une hyène propre et une hyène sale, une hyène propre et une hyène baveuse, une hyène propre et un suricate au museau affreusement pointu.
Babel est la bulle sans cesse en train d’éclater, les banques en banqueroute, le plaisir qui ne coûte que votre énergie à le créer.
Babel est une série de caresses qui se fondent l’une en l’autre.
Babel implique que vous décidiez de sortir nu-tête sous les tempêtes du Seigneur afin de saisir de vos mains l’éclair du Père et d’offrir au peuple ce don du Ciel, voilé dans votre chant. (Hölderlin)
Comme je suis prêt à t’honorer et à blasphémer contre toi dans un seul souffle, mon esprit mosquée où hommes et femmes se mêlent – Monsieur Dernier Dieu Monothéiste Encore Debout.
Babel est conscience et jouiscience, péni-science et cuni-science, con-sciences qui se goûtent ici et ici et ici…
Hypothèse de travail n°1 : précis pour s’aimer et non bombardement de précision.
5
Les nerfs ensevelis sous la burka, comme prescrit dans certains pays ; le regard qui ne rencontre que la burka, comme cela se passe dans certaines cultures : des territoires entiers où les hommes exigent les uns des autres qu’ils vivent sous la burka.
Pas le techno voile de la culture de consommation mais la techno burka sans trou pour la tête.
C’est une sensibilité sauvage, sauvage et délicate, marquée par la surabondance et la pénurie, scandalisée et anesthésiée par sa propre faim de violence. Ses ados flinguent leur propre école, leurs condisciples, puis se suicident. Leur culture est un masque de mort, la burka son insigne, hordes encagoulées ivres d’un culte de tueurs chosifiés qui font mal sans raison, engendrées par le marketing le plus sophistiqué.
La burka intérieure qui entrave l’apercevoir, la lourde burka qui est en moi, la burka opaque dont la présence nie toute réflexion, la burka obligatoire dans les sphères politiques, la burka en conserve qui cache le corps à son propre érotisme, la fausse opposition entre burka et bikini, et d’autres étranges coutumes de par là-bas : prétendre que le pouvoir ne s’enracine pas dans la pulsion sexuelle, faire porter cette pulsion à des enfants que rien n’y prépare.
Réfléchir sur soi illumine toujours les coins dissimulés, c’est du moins ce qu’enseignent les Lumières, la philosophie qui imprégnait les pères fondateurs : ‘l’œil qui ne veut pas voir dépérit’ (Duncan).
Pas d’Orientalisme, pas d’exotisme, pas de déshumanisation de l’autre : nos citoyens refusent désormais de porter la burka noire ou turquoise.
Pas de refuge dans le statut de victime, dans l’amnésie uniforme, dans la subjectivité encagoulée : les Américains ne veulent plus jeter de toile d’emballage sur ce qui se passe ailleurs dans le monde, ne veulent plus loucher vers le monde de derrière leur burka de sécurité.
Pas de nationalisme qui nous aveugle sur les terribles crimes de la Nation : le Procureur Général ne jettera plus de burka sur les crimes qu’il commet lui-même, ni le Ministre de la Défense.
Pas de fausse modestie, pas de faux-fuyants ; la Présidence et autres instruments du capital ne sont plus cachés par leur diverses et multiples burkas.
Les papiers qui s’envolent des fenêtres en feu de la Tour de Babel indiquent que les mots sont tout ce qui reste ; le papier survit là où se brisent os et poutres. Aussi Babel n’est jamais burka et les hommes doivent honorer les morts avec des mots.
Babel survit à la révélation de son propre mystère, comme les femmes ; la burka n’est que sa masse sans forme.
La burka c’est le triomphe du masculin sur le féminin, qui bannit le féminin de la vie publique, comme les mots sont bannis de la vie publique dans une culture où la réalité des mots est cachée.
Babel c’est le masculin qui aspire à atteindre le féminin et sans cesse échoue, et retombant se met à se vivre dans tout son potentiel de semence.
Babel est l’ambition féminine et la potentialité de toute chose, y compris de ces cellules spécialisées qui aspirent à la verticalité.
Si seulement on pouvait s’emparer des étoiles mortes et rassembler toutes ces pierres en un seul lieu pour construire une tour…
Et pourtant le corps flotte dans un placenta de mots et aucun mot n’est compréhensible s’il n’émerge tout frissonnant d’entre les jambes, nu comme l’espace entre les jambes et en un clin d’œil devient hurlement, puis retombe, n’est plus que les mots qu’il a rapidement dispersés…
C’est une petite épine qui perce le ballon géant. (Oppen). C’est le sperme dans sa course à l’œuf. Ce nerf qui n’a rien à voir avec la sécurité ou la contre-sécurité.
Hypothèse de travail n°2 : précis pour s’aimer et non bombardements de précision.
Et plus jamais la burka.
6
bulle
libido
cerveau
Pentagone
réclusion
village
Allah
chants d’oiseaux
sœurs
lavande
métal
mystère
Emir
Américain
glaçon
enfants
marguerites
plumes
torchis
phallique
mouton
Quetzalcoatl
aéroport
orphique
Président
feu de vie
bavoir
fermier
féminin
potager
pierre de lune
Mecque
Manhattan
Madou
perception
pierre de lune
Mère
peuplier
barrage
prière
Ax
courriel
halo
fille
centre-ville
baiser
oriental
précision
deuil
écossais
7
Ce que l’on vénère n’est pas en haut. Tu l’as souvent embrassé près des flancs lisses du chêne vivant, ce qui explique que tu le sais à la périphérie, pensée visuelle et non visuelle, un allant mouillé entre les jambes, un lien entre réalités contingentes et la tour de Babylone, pour lequel il nous faut encore trouver un mot adéquat.
Les pots de fleurs se cassent tout autour, les carapaces de tortue perdent leurs marques en cet instant où la ville semble se défaire. C’est comme la Révolution Culturelle qui recommencerait, les Pères envoyés à la campagne, la rupture définitive avec la Mère, Central Park qui s’étire au ralenti vaste espace parsemé de passants figés dans leur incrédulité. Tu savais que ta peau aurait à jamais faim, que les larmes et leur accompagnement sonderaient à jamais l’absence de mots ; des affiches en Gros Caractères seraient la grande affaire du jour, et aller bousculer des repaires de tigres. En décembre de l’eau verte stagne dans le cratère.
Pourtant « la guerre insatisfaite et plus profonde sous et derrière la guerre déclarée » (Duncan), les conflits d’égoïsmes, les hooligans de la démesure, les milices, les politiques du chaos, le pouvoir du pétrole, tout cède à une dialectique plus vaste. L’abondance explose de partout, la plénitude passe à toute allure, d’autant plus déchirante qu’elle est belle : rochers et soleil aveuglant.
Et les langues étaient tant étonnées que chacun devenait étranger à son ami si bien que même mari et femme ne savaient plus comment se parler… des assassins occupés en plein jour, et il ne reste que ces perceptions disposées en petits paquets de résolution dynamique, mémoire et anticipation face à face, sachant depuis toujours que le devoir imposé est quasi impossible : comment récupérer les mots de la tribu ? Confondant.
Le sable irrite les premières sentinelles.
« Sauvez ceux qui pleurent » (Eluard).
Ce que l’on vénère n’est pas en haut. Car nous sommes déjà à l’étage supérieur. Comme Bina, en bengali, désigne l’instrument dont Saraswati, la déesse de l’étude, se devait de pincer les cordes. Sens comme ces cordes sont tendues. Souviens-toi de ces livres aux couvertures et pages de titres arrachées, et donc sans titres ni auteurs : des mots lus dans leur forme la plus pure, des livres acquis en douce, un incendie dont on accepte enfin qu’il est impossible à éteindre.
Ce que l’on vénère n’est pas en haut. Car nous sommes au niveau du sol. Parmi des plantes mystérieuses tu te baignes dans les rayons de celle qui est ton soleil et pourtant est couchée en dessous de toi, comme une fondation. Fais glisser tes doigts entre ses orteils. Fissures d’une source qui révèle merveille sur merveille.
Les choses s’assemblent bien dans leur propre rondeur ; une cigogne perche sur le cyprès, partie de tout un écosystème, sans capitale ni centre.
Le temps vraiment rajeunit.
Traduction : Christine Pagnoulle et Annette Gérard
Lire ce poème de Michael HULSE m’a profondément émue : il démontre, me semble-t-il, combien il est légitime de nous intéresser à l’antiquité, non tant pour ce qu’elle a d’insolite que pour ce qu’elle exprime de vérité persistante à travers les siècles. Le poème actuel et le mythe d’hier habitent le même désert ; les dangers qui jadis menaçaient Nippur, Uruk et Babylone pèsent aujourd’hui sur le Koweït et l’Iraq. Les cités antiques ont été maintes fois détruites par la décision d’un dieu, d’un tyran ambitieux ou d’un jeune officier en campagne.
La Mère des Batailles s’appelait jadis la déesse Ishtar. Changeante en amour et terrible dans la guerre, elle était redoutée et adorée par les envahisseurs arabes (sémites) au 3e millénaire avant notre ère. Elle emprunta son statut et certains de ses attributs à une déesse plus ancienne appelée Inanna.
Inanna, patronne des greniers et des bercails, de la pluie et de la tempête, appartenait, elle, aux Sumériens, un peuple non-sémitique de Mésopotamie dont les origines nous restent obscures. Au début, les dieux étaient essentiellement domestiques, s’occupant des troupeaux et des cultures de dattes, comme le berger Dumuzi, l’époux d’Inanna. Ils étaient le pouvoir et la présence des grandes forces naturelles : le vent, l’ouragan, les eaux créatrices de vie.
Alors comme aujourd’hui les dangers étaient nombreux : les inondations des deux grands fleuves, le Tigre et l’Euphrate, la famine, les épidémies, et… la guerre. Non seulement la guerre entre cités, mais aussi les invasions venant des montagnes de l’est et du désert à l’ouest et au sud, là où se trouvent maintenant l’Iran et l’Arabie Saoudite.
Un des mythes sumériens raconte le voyage de la déesse Inanna au Pays-dont-on-ne-Revient-Pas. Ce récit, écrit en sumérien, fut traduit en akkadien, la langue sémitique des envahisseurs, avec leur déesse Ishtar comme héroïne. Le poème de Hulse recrée le mythe, même si, comme il l’admet, son héroïne tient davantage d’Ishtar, la déesse de l’amour et de la guerre, que d’Inanna, figure à la “diversité infinie”. Il s’agit d’un des grands archétypes mythiques qui traversent l’histoire. La descente aux enfers, où la déesse est dépouillée en sept étapes, est fidèlement reproduite dans le poème : comme il l’indique dans sa postface, “la ligne directrice de l’expérience humaine est d’une constance effrayante”.
Le récit ne dit jamais pourquoi la déesse entreprend ce voyage, mais elle sait ce qu’elle veut. Non contente de dominer la terre et le ciel qui sont son domaine propre, elle veut régner sur l’enfer, le domaine de sa sœur, la sinistre Ereshkigal, maîtresse de la Grande Terre. Tout d’abord elle s’équipe de toutes les armes du pouvoir : sa couronne, ses sandales, ses bijoux de lapis lazuli, son bâton d’arpenteur, son mascara, et sa robe de reine. A chaque gardien qu’elle rencontre, elle est rituellement dépouillée d’un de ces attributs, de sorte qu’elle se présente nue et sans défense devant le trône d’Ereshkigal. Avec les juges du Monde d’En-Bas, celle-ci la condamne à mort, à moins qu’elle ne trouve quelqu’un pour prendre sa place.
On a découvert les tablettes sur lesquelles ce récit est gravé au début du XXe siècle. La plupart proviennent de Nippur sur l’Euphrate. C’est entre autres le professeur S.N. Kramer, de l’université de Pennsylvanie, qui est parvenu à les déchiffrer et à les traduire.
Nancy Sandars (traduction Christine Pagnoulle)
1. Bombardement
I
Dame du cyprès et du cèdre
Dame du pays entre les fleuves
Dame du silence des pierres
silence poussiéreux dans l’oliveraie
silence poussiéreux dans le vignoble il
trimait toute la matinée toute
l’après-midi le soir il dit
tu ressembles à Madonna à Marilyn
Monroe à Greta Garbo à Jean
Harlow il dit tes seins
sont comme des grappes de dattes comme
des grappes de raisins sur la vigne
comme des grappes de bombes qui s’écrasent
la voix du B52 se fait entendre dans le pays
II
Dame du pays entre les fleuves
Dame d’Uruk et de Babylone
des souks des allées des ruelles
recoins secrets des escaliers fentes
dans le rocher refuges souterrains
silence poussiéreux dans l’oliveraie
silence poussiéreux dans le vignoble il
trimait toute la matinée toute
l’après-midi le soir il dit
c’est comme pour baiser faut
viser juste mon pays c’est
pour toi et alors tes bombes elles l’aplatiront
III
Dame des armées et des amours
Dame des eaux et de la terre
Dame des stratoforteresses
qui se déchargent sur Nasiriyeh il
savait tous les recoins secrets savait la fente
le poster détachable la résolution de l’ONU
il dit que c’était ajusté comme un noyau
dans une pêche il dit que ta chatte fallait
qu’elle soit le magot le plus juteux
où il avait jamais misé sa paie
faut qu’on l’entube ce trou du cul
allez sur le ventre Madame
hé Saddam le 52e
s’amène s’amène
sodome sodome
IV
Dame de la mauve et de l’anis en broussaille
Dame des silences poussiéreux
de l’oliveraie du fleuve du vignoble
il planqua ta culotte odorante dans son casque
le parfum de tes faveurs lui donnait du cœur
tuer devint plaisir, Noble Dame
toute la matinée toute l’après-midi oh
Dame du jardin et le
soir il dit je voudrais être mort
je voudrais être avec ceux
qui gisent dans un étui en plastique à tirette
et glissent dans un sommeil dont ils ne s’éveilleront pas
2. La Danse du Masque à Gaz
I
Garcia m’a dit qu’il a sur lui des cartes
cartes noires cartes de mort
as de pique j’ai dit
pourquoi cinq et pas cinquante
Garcia a dit que d’après ses comptes
il y avait toutes les chances qu’il soit
en sixième position pour la faucheuse
il enrage qu’on lui laisse pas porter
son foulard Rambo il a laissé son sperme
congelé à San Diego
ainsi donc
je suis assise au soleil
à nettoyer mon M-16 et
je me sens immortelle
je chantonne l’air du
baladeur merveilleux
conseiller et je suis
loin de la scène au
Koweït je suis dans une autre
vie et je suis sous la table
avec Salvador et j’embrasse
sa chair comestible doux Jésus
fais que je survive que je
rentre vivante que l’on me
jette encore hors du Bistro
Tocqueville chez nous à Drayton
oh je
veux connaître la chair
le corps et le sang
je veux mon propre messie et
son nom ne sera pas
Norman Schwarzkopf
là plus loin
ce mec c’est Brinkofski
avec ses lunettes noires de mafioso
il traîne son M-60
et son hélicon l’air
super cool je l’adore
vous pas ?
II
Je n’arrête pas de me dire
que je suis immortelle immortelle
je ne puis oublier
le berger que j’ai vu dans
la tempête de sable l’autre matin
pour la protéger il enfouissait
une chèvre dans les plis
de sa cape stoïque
notre jeep rentrait au camp
et il y avait Garcia
et Eddie Dumuzi
qui dansaient la Danse du Masque à Gaz
se contorsionnant comme si
leurs tendons étaient coupés mais
que la vie les agitait encore de spasmes
ainsi donc
proclamez-moi immortelle au soleil
la déesse du M-16
il faut bien nettoyer son arme
et je continue à chanter tout haut
méprisée et rejetée
Garcia Dumuzi
je vous adore
Dumuzi
rassemble les statistiques
il m’a dit que les soucis
éveillent Schwarzkopf
15 à 20 fois par nuit
j’ai dit dis-moi Eddie tu veux
dire qu’il lui arrive de dormir
III
Proclamez-moi immortelle
mon corps est étanche
je me sens bien dans mon body
bottes tenue de campagne
avec ma ceinture et mon couteau
mon M-16 mon baladeur
je suis vivante
et je vais descendre
à l’abîme
au palais
de lapis lazuli
3. La descente
I
Elle descendit au palais de lapis lazuli
l’abîme le monde d’en-bas la grande fosse
à la première porte
il lui prit les écouteurs des oreilles
détacha le baladeur de sa ceinture
pourquoi m’as-tu pris le baladeur
une femme a besoin de sa musique il lui faut
les rythmes du corps il lui faut les
rythmes de l’esprit
silence Inanna
telle est la loi du monde d’en-bas
il faut obéir à la loi
II
Elle descendit au palais de lapis lazuli
l’abîme le monde d’en-bas la grande fosse
à la deuxième porte
il lui prit le M-16 des mains
enleva le chargeur
pourquoi m’as-tu pris mon M-16
on ne t’a rien appris une
femme a besoin de son arme veut sentir
qu’elle peut se défendre
silence Inanna
telle est la loi du monde d’en-bas
il faut obéir à la loi
III
Elle descendit au palais de lapis lazuli
l’abîme le monde d’en-bas la grande fosse
à la troisième porte
il prit le couteau qui dormait à son côté
défit la boucle de la ceinture à sa taille
pourquoi as-tu pris mon couteau et ma ceinture
on ne t’a jamais dit qu’une femme
doit défier et subvertir le
code du mâle
silence Inanna
telle est la loi du monde d’en-bas
il faut obéir à la loi
IV
Elle descendit au palais de lapis lazuli
l’abîme le monde d’en-bas la grande fosse
à la quatrième porte
il prit les lourdes godasses d’ordonnance
lacées haut au-dessus de la cheville
pourquoi m’as-tu pris mes godasses
les hommes sont tous les mêmes ils veulent
vous empêcher de marcher pour pouvoir dire
que vous avez de jolis pieds
silence Inanna
telle est la loi du monde d’en-bas
il faut obéir à la loi
V
Elle descendit au palais de lapis lazuli
l’abîme le monde d’en-bas la grande fosse
à la cinquième porte
il prit la tenue de campagne
ce camouflage de sa chair
pourquoi as-tu pris ma tenue de campagne
les hommes sont tous les mêmes ce qu’ils veulent
c’est vous voir en déshabillé et puis
mieux encore déshabillées
silence Inanna
telle est la loi du monde d’en-bas
il faut obéir à la loi
VI
Elle descendit au palais de lapis lazuli
l’abîme le monde d’en-bas la grande fosse
à la sixième porte
il prit le body italien
dépouilla son corps de sa seconde peau
pourquoi m’as-tu pris mon body
tu sauras que je porte de la dentelle noire
pour me faire plaisir à moi seule
j’espère que cela te suffit
silence Inanna
telle est la loi du monde d’en-bas
il faut obéir à la loi
VII
Elle descendit au palais de lapis lazuli
l’abîme le monde d’en-bas la grande fosse
à la septième porte
il prit le cordon entre ses cuisses
tira le tampon qui stoppait le sang
pourquoi as-tu pris mon immaculée
ceci est mon corps ceci est mon sang
je suis nue et sans défense ceci
est une femme
silence Inanna
telle est la loi du monde d’en-bas
il faut obéir à la loi
4. Rédemption
I
Ils ont dit que j’avais gazé les Kurdes
les juifs les gitans les homosexuels les soldats
d’Abyssinie et d’Ypres
j’ai dit que j’étais nue et sans défense
Ils ont dit que j’avais déversé du napalm sur le Vietnam
bombardé Dresde et Hiroshima
et tué des innocents au pont de Nasir
j’ai dit que j’étais nue et sans défense
Ils ont dit que j’étais au Palais d’Hiver
à Amritsar à Lidice que je massacrais
les Incas les noirs les aborigènes
j’ai dit que j’étais nue et sans défense
Ils ont dit que je dirigeais Auschwitz et le Goulag
que j’étais la ciguë bue par Socrate
le vinaigre tendu au Christ
j’ai dit que j’étais nue et sans défense
II
Dans l’abîme mes juges m’ont jetée à terre
accusée insultée appelée
Dame des F-16 et des MIG
des Patriots et des Scuds ils m’ont craché
au visage barbouillé les seins de merde
ils ont porté un rasoir à mes lèvres
ils ont dit que je leur ferais la même chose
et puis ils ont dit que j’étais libre de m’en aller
à une condition
que j’envoie
prendre ma place dans l’abîme
celui qui était mon cyprès et mon cèdre
mon lis et mon épine mon amour et ma guerre
III
J’ai pensé à Saddam
ses bras de seize mètres
coulés à Basingstoke
par Tallix Morris Singer
en métal recyclé
des fusils d’Irakiens morts
dressés brandissant
l’épée de Qadisiyya
autour des ruines le sable
à l’infini étendue plate
et solitaire
j’ai
pensé à Norman la Tempête
fou d’opéra et
de ballet magicien
amateur jonglant avec
l’allemand et le français et
humainement préoccupé
des pertes en hommes
à sa femme chez nous à Tampa
Floride soucieuse
de savoir si Norman
se nourrit correctement
j’ai pensé
à Garcia à ses as
et à son sperme congelé
à Brinkofski avec ses lunettes noires
et son hélicon astiqué
à la Danse d’Eddie Dumuzi
avec en poche la queue
d’un serpent à sonnettes
tué à Fort Worth
comme porte-bonheur
puis
j’ai pensé à mon Salvador
chair de ma chair
sang de mon sang
amant mortel
marchant sur mes
eaux
avant qu’enfin
je me souvienne du berger
aperçu dans la tempête de sable
l’autre matin protégeant
une chèvre enfouie dans les
plis de sa cape
et j’ai su
5. Lamentation pour le berger
Changé il est changé il
est empoussiéré de silence
mon cœur est chant d’oiseau dans un désert
(11 février 1991)
Commentaires de l’auteur
Ce poème est écrit par un non-combattant. Comme ce qu’il propose n’est pas vu “du poste de pilotage d’un chasseur ou d’un Sherman“, il me semble important de rendre compte de sa genèse.
Le poème utilise le mythe sumérien de la descente aux enfers d’Inanna telle qu’elle est rapportée dans les Poèmes du Ciel et de l’Enfer en Mésopotamie antique (Poems from Heaven and Hell from Ancient Mesopotamia, traduits par N.K. Sandars, Penguin Classics). J’ai trouvé que l’histoire d’Inanna, patronne des régimes de dattes, de la terre fertile, du grenier et de l’étable, me permettait d’analyser la signification anthropologique et mythique de la Guerre du Golfe, et par là, peut-être, de toutes les guerres. Je ne prétends pas que cette approche anthropologique et mythique soit la seule valable. Pas plus que je ne prétends qu’il faille extrapoler du texte des prises de position politiques. Le poème que j’ai écrit est un poème de deuil, de l’âpre beauté du deuil. Son but n’est pas d’affirmer une vérité unique ou de désigner un coupable ou d’approuver les interprétations proposées par les dirigeants, les porte-parole ou les médias des parties en présence. “Qu’est-ce que la liberté d’un écrivain ?, demande Nadine Gordimer. Pour moi, c’est son droit d’affirmer et de proclamer une vision personnelle, intense et profonde, de la situation dans laquelle il trouve la société où il vit. Pour pouvoir travailler du mieux qu’il peut, il doit prendre (et l’on doit lui donner) la liberté de se démarquer des goûts, des principes moraux et des interprétations politiques dominantes à son époque.“
Ces derniers temps, j’ai par deux fois raté l’occasion d’agir en membre adulte d’une société démocratique. Le 12 janvier 1991, j’étais à Londres pour la représentation de la pièce de H.W. Henze, L’Idiot (d’après Dostoïevski), pour laquelle BBC Radio3 m’avait chargé de traduire les Paraphrases d’Ingeborg Bachmann. La représentation était à 16 heures. Ce samedi-là, j’aurais fort bien pu, avant, participer à la marche de Hyde Park à Trafalgar Square qui réclamait une prolongation des sanctions jusqu’à ce qu’elles fassent de l’effet. Mais je n’avais pas envie de faire l’effort et je me suis retrouvé dans l’East End, à visiter des ateliers d’artistes avec des amis avant de me rendre au Barbican. Quinze jours plus tard, un ami allemand m’a demandé de participer à la manifestation de 26 janvier à Bonn, et j’ai refusé. A l’époque, j’étais écœuré par l’autosatisfaction que je croyais déceler chez les pacifistes allemands et j’avais accepté la guerre comme une nécessité qu’il fallait mener à terme. J’ai toujours des doutes sur la valeur qu’aurait pu avoir l’un ou l’autre geste, mais je regrette de ne pas les avoir posés.
…
En Allemagne, les pacifistes ont invité ceux qui soutenaient leur requête d’une paix immédiate dans le Golfe à suspendre un drap blanc à leur fenêtre. En parcourant les rues de Cologne avant de retourner en Grande Bretagne (le 2 février), j’avançais dans un décor de façades affichant leur reddition. C’était à la fois théâtral et vraiment émouvant. Une semaine après mon arrivée en Angleterre, il y avait dans les journaux des photos des fenêtres de l’arrière du 10 Downing Street après l’explosion d’une bombe de l’IRA. Des rideaux blancs retombaient en signe de reddition.
J’ai passé un mois à la maison des écrivains de Hawthornden Castle, près d’Edinbourg. Au mur de la salle où nous travaillions, je fixais des photocopies d’articles et de photos que je m’étais mis à rassembler, souvent agrandies à plusieurs fois leur format d’origine. Il y avait entre autre une photo du sergent Susan Kyle en train d’inspecter le canon de son M-16, les écouteurs de son baladeur aux oreilles, une bouteille d’Evian à côté d’elle. Une autre montrait deux marines anonymes en train de danser la Danse du Masque à Gaz, sans explication. Et le sergent Robert Brinkofski, son M-60 et son hélicon. Et des articles sur les bombardements, sur des déserteurs irakiens, sur les réactions des familles des victimes. J’ai affiché aussi les métaphores agressivement sexuelles qu’affectionnent les militaires interviewés. Le 9 février, j’ai écrit la première partie du poème. Dans sa première version, elle comportait des extraits d’articles, photocopiés dans mon propre texte, mais j’ai abandonné ce procédé dès le lendemain. Le 10 février, j’ai revu la première partie, écrit la deuxième, puis complètement réécrit la première. Le 11 février, j’ai écrit les troisième, quatrième et cinquième parties. Il m’est rarement arrivé d’écrire aussi facilement et naturellement. Le poème combine des préoccupations de longue date et d’autres plus récentes.
Cette pièce où j’affichais mes trouvailles est devenue un lieu à la fois émouvant et grotesque. Peut-être la plus grotesque de toutes les ironies était que j’étais là à écrire ce poème dans un endroit aussi beau que Hawthornden, loin de l’horreur qui suscitait l’écriture. J’ai affiché, agrandie plusieurs fois, une manchette de supplément du dimanche dont l’obscénité semblait ne s’appliquer que trop bien à moi aussi : “Vie des noceurs par temps de guerre“.
Ce n’est pas à moi d’interpréter le poème, mais je voudrais relever quelques points. Le poème gomme la distinction entre Ishtar, déesse babylonienne de l’amour et de la guerre, et Inanna, mais garde le nom d’Inanna, attribue le rôle au sergent Kyle, et conserve le schéma de la descente aux enfers, son retour et la mort du berger. Le berger de mon poème est anonyme parce que je l’ai décrit à partir de la photo d’un berger dont on ne mentionne pas le nom, abritant une chèvre dans une tempête de sable. Le nom du berger dans le mythe sumérien est Dumuzi et j’ai pris la liberté de l’attribuer à un autre personnage. Le nom Dumuzi correspond à l’hébreu Tammouz, en grec Adonis ; les mythologies ont tissé un réseau de correspondances à travers un vaste espace de temps et de lieux, ce qui me semblait justifier une grande liberté dans l’écriture, comme de reformuler le Cantique des Cantiques ou les Lamentations pour Bion dans le cadre du mythe sumérien quand cela m’arrangeait, et d’accoler aux termes antiques des éléments pris aux journaux : les cartes de mort, les dépôts dans des banques de sperme, le montage d’une gigantesque statue de Saddam Hussein, les soucis de l’épouse du Général Norman Schwarzkopf.
Interpréter la Guerre du Golfe à travers le mythe sumérien, ce n’est ni se détourner du fait politique, ni se résigner devant l’éternité. C’est souligner que si les détails anthropologiquement significatifs peuvent varier, la ligne directrice de l’expérience humaine est d’une constance effrayante. Faute de le reconnaître, nous sommes condamnés à la répétition sans fin de l’histoire. Je ne suis d’ailleurs guère optimiste : je pense que c’est précisément ce qui va se passer. Le berger n’est pas un messie rédempteur. Il n’y a pas de rédempteur. Athée convaincu, je crois qu’il y a seulement des bergers et des chasseurs. Le moment essentiel, le moment de beauté et de deuil, c’est le moment d’horreur et de tendresse devant la mort innocente, et ce moment appartient tout autant à la réalité quotidienne qu’au mythe.
Michael Hulse (février-août 1991)
Traduction : Christine Pagnoulle et Annette Gérard
Professeur de poésie honoraire à l’Université de Newcastle-upon-Tyne, Desmond GRAHAM a publié à ce jour (fin 2020) une douzaine de recueils de poèmes dont After Shakespeare en 2001, Milena Poems en 2004, Heart Work en 2007, The Green Parakeet en 2009, The Scale of Change en 2011, Unaccompanied en 2014, Brain Songs en 2016 et Safe as Houses en 2019. Le titre du recueil de 2011, The Scale of Change, témoigne de son attrait pour l’ouverture qu’offre l’ambiguïté. Un premier sens de l’expression serait ‘l’échelle du changement’, mais ‘scale’ c’est aussi la balance, ce qui permet la transaction marchande et ‘change’, pour peu qu’on le lise avec une élision, c’est aussi ‘exchange‘, ‘stock exchange‘, bref, la Bourse des valeurs ; les deux lectures sont d’ailleurs compatibles, sinon confortées par l’illustration en couverture : la cathédrale Saint Paul au cœur de la Cité, qui peut suggérer l’évolution sociale et idéologique depuis l’époque de Christopher Wren mais aussi le centre de la finance internationale. La deuxième lecture est particulièrement pertinente dans la première partie du volume, nourrie de souvenirs familiaux et d’excursions dans un passé plus lointain, où le thème récurrent est bel et bien la lutte des classes sur fond d’exploitation capitaliste, comme le suggère le titre monosyllabique. La seconde partie, Le dernier élève de Rembrandt, entièrement inspirée par le peintre Aert De Gelder, nous ramène davantage à la première lecture. Elle est divisée à son tour en deux parties, Une galerie de poèmes, où chaque poème recrée en mots un tableau de De Gelder, et Une question de lumière et d’ombre, où le rapport avec la peinture s’exprime dans l’intérêt pour les contrastes et les nuances, des poèmes qui nous emmènent dans une réflexion, parfois vertigineuse, sur des questions existentielles.
Desmond Graham est également très attentif aux effets sonores (allitérations, assonances) et à la façon dont ils contribuent à la cohérence d’un texte. Ceci est d’autant plus nécessaire qu’il s’est forgé une diction poétique faite de vers courts sans ponctuation ; ce sont les coupures de vers qui aident à dégager le sens, mais qui parfois, coquines, contribuent à la confusion du lecteur. Comme il l’explique dans une interview de septembre 2014, cette approche des mots est en partie la conséquence de son travail de traducteur de poèmes polonais, où une langue riche en inflexions grammaticales permet une grande liberté dans l’ordre des mots (comme le latin). Il a ainsi exercé son oreille à repérer le potentiel des coupures de vers en matière de structuration syntaxiques, ainsi que la richesse sémantique des ambiguïtés créées en anglais par l’absence de ponctuation.
De nombreuses références (historiques, sportives,…) représentent à la fois un obstacle à la compréhension pour des lecteurs francophones et une richesse en termes d’épaisseur de vie.
Chacun de ses poèmes est le produit d’un patient travail à la recherche de l’équilibre le plus étudié, pourtant, à la lecture, ils ont l’aisance d’une conversation à bâtons rompus. Un fameux défi pour le traducteur ! Il y a quelque chose de discret dans la poésie de Desmond Graham. Il utilise peu d’adjectifs et moins encore d’adverbes. Pourtant dans ce contexte d’une sobriété élaguée, en partie sans doute grâce à ces effets sonores soigneusement calculés, ses poèmes sont habités d’une sensualité furtive, dont j’espère avoir trouvé l’écho dans le plaisir de la transposition.
Christine Pagnoulle
Desmond Graham The Scale of Change
La Bourse et la Vie
Traduit par Annette Gérard et Christine Pagnoulle
Classes
Mon enfance
temps de princes
et de monarques
quand le Shah
et l’impératrice Farah
c’étaient les bons
et un homme
comme le roi Farouk01
pouvait se transformer
quelques années plus tard
en excroissance verruqueuse
un truc qu’avaient
les filles Aldridge
ou l’une d’elles
et bien trop aristo
pour nous faire peur
comme les filles réussissaient
à attraper
de leurs tresses d’or
leur monarque
le petit Jordanien02
comme un batteur
de milieu de match
en costume ajusté
et des siècles
de paix et de civilisation
ou comme Rainier
et ce grand circuit
sur la colline
de Monaco
nous étions si multi
-raciaux –
Learie Constantine03
pouvait me sembler à demi
irlandais comme grand-maman
le Nabab
de Pataudi04
pouvait
batte à la main
venir à bout
d’un été anglais
fait de soirs d’automne
nous étions supérieurs
comme les Saoudiens
avec tous leurs haras
de chevaux de course
fracs et jumelles
de la main nous saluions
au temps d’avant les caméras
le carrosse de la reine
qui passait la ligne d’arrivée
tous les autres sur celle de départ
et si notre rôle
si nous nous risquions
à en avoir un
était sentinelle
regard fixe lanière au menton
femme de chambre
ou cocher
fier de ses chevaux
nous étions toujours
de leur monde
bien qu’eux
pas de doute
ne fussent jamais
du nôtre
Mon père
au club de cricket
venait toujours après
Mr Lee
et toute sa famille
et après
Neil Corker
Eric Staunton
Tony Nunn
et tous les jeunes
en petite casquette
et blazer rayé
il avait perdu son rythme
et perdu sa longueur
et recevait la balle
un pied en avant
peu importe le serveur
il assurait quand même
dans la nuit tombante
et le dernier over
dans les pièces
il jouait toujours le majordome
ou dans les dernières années
l’inspecteur en chef
qui recevait les ordres
du colonel du nobliau
et du médecin de famille
alors que le meurtrier
était toujours
l’un d’eux
mais à l’église
malgré la grande culture
de Miss Blow
et de Mrs Judd
il n’avait que Dieu
au-dessus de lui
et les grands compositeurs
et les règles apprises
dans son enfance
quand il chantait
en professionnel
Morales
Clemens (non Papa)05
Beethoven en ut Majeur06
*
enfant de Londres
il avait emmené
avec lui
à la campagne
tous ceux de Cheyne Walk
et Rotten Row
qui donnaient des ordres à son père
devenus gentlemen
ou spéculateurs en construction
banquiers courtiers
hommes d’affaires ou voleurs
tandis que valets de ferme
ou employés municipaux
s’amenaient tranquilles
et de leurs bras robustes
tenaient bon
deux douzaines d’overs07
et que Major Virtue
toujours en pads à fentes
genre Grace ou Trumper08
pour recevoir en trois
somnolait
derrière le batteur
ou s’agitait dans la même ligne
mon père rattrapait
où ça ne se voit pas
des deux côtés du terrain
encourageant le lanceur
il n’avait pas de chevrons
à ses couleurs
sur son pullover
tricoté main
au point torsade
par ma mère
portait la casquette du club
offerte aux membres
et n’a jamais compris
le mystère des classes
Je ne traversais jamais la rue
les enfants inconnus
et dangereux
de l’autre côté
et ce qui se passait
derrière la rangée de maisons
je ne l’ai jamais découvert
mais sur ma bicyclette
j’escaladais la colline
et au-dessus
je tournais à droite
et passais la grille du domaine
où j’attendais
Celia
une place à Leeds assurée
un gin tonic
comme un trophée
entre les doigts
pour être interrogé
par son père
‘pardonnez mon ignorance je vous prie mais Leeds c’est Oxford ou Cambridge‘
Tout comme nous
ce brave homme
le Dr Johnson
donnait à son domestique noir09
une livrée
ainsi on savait
que l’attaquer
avait peu de chance
de ne pas être
remarqué
juste comme nos Hawks
Meteors
et Vampires10
protègent pachas
princes arabes
et respectables dirigeants
face à la populace
bruyante et vulgaire
qui pourrait les renverser
pour moins que rien
tout comme nous
La Loi et l’Ordre
Günter Podola11
pendu par le cou
jusqu’à ce que mort s’ensuive
à la prison de Wandsworth
et les foules assoiffées de sang
là dehors
en silence
qui voudraient voir
capuchon noir
et sentence
horloge et glas
les signes de l’ordre
toutes les histoires de mon père
sur les rues de Londres
et les assassins célèbres
tournaient à l’aigre
*
les monstres Mau Mau12
façonnés de cauchemars
nos pauvres soldats
qui sauvaient des fermiers isolés
les tortionnaires
c’étaient toujours eux
nos hommes envoyés
pour mettre de l’ordre
proprement les ramener
dans le droit chemin
leur apprendre
la Loi et l’Ordre
et la cagoule
et la chute
que je mesurais
dans l’espoir
que le nœud
soit placé
avec une précision
miséricordieuse
notre Pierrepoint13
champion du monde
des exécutions
indolores
il a fallu des années
pour que ça sorte
comme des secrets
sortis d’un tiroir
comme si le classeur
près du lit de mon père
prouvait qu’il était
un adepte de Crippen14
ou que le sol de la remise
où je jouais au pilote
au chimiste à
l’explorateur darwinien
excavé révélait
une histoire
comme cette maison
à Gloucester15
et que la matraque
pendue derrière la porte
chez grand-maman
héritée de son mari
auxiliaire de police
avant la première
guerre mondiale
avait servi
Reich
mes condisciples de bonne famille
dans les Collèges d’Oxbridge
ont continué à administrer l’empire
quand j’arrivais pour le thé
des domestiques
pour la première fois
noirs
et entendais
comme on les rudoyait
tellement pire
que ceux de chez nous
qui servaient
tout comme ma mère
dans les restaurants
et les magasins
les bouches grossières
de ces tantes anglaises
en Afrique
et même des enfants
donnant des ordres
comme une peste
en pleine figure
comme si rien
d’important
ne s’était produit
pas de problème ici
la vieille énigme
résolue
que serait-il arrivé
aux Anglais
sous Hitler
Post colonial
qu’est-il advenu
de ‘London’
garçon de salle à l’université
qui nettoyait aussi en fait
chez moi
ou de la Bonne
installée
dans un appentis
à côté des résidences
pas plus grand
que la cabane
où je jouais
à combattre Hitler
six livres par mois
et la nourriture des boys
et tant de repas de gruau
– j’en gagnais environ cent –
avec son tout jeune enfant
sur les épaules
à surveiller les miens
nous leur avons donné
tout ce qui est arrivé
à Mugabe
*
qu’est-il advenu
de ‘Moses’
à Freetown
qui venait tous les jours
de neuf à six
et était déçu
de ne pas m’appeler
maître
ni servir à table
en grand uniforme
et la vendeuse de cacahuètes
qui louchait
à peine douze ans
à qui je donnais une pièce
chaque fois que je parquais l’auto
nous leur avons laissé
Rio Tinto
et notre amour des diamants
Monsieur
bien qu’à la maison
ce fût beaucoup mieux
j’étais encore
‘Monsieur le Professeur’
jusque dans les années quatre-vingt-dix
dîner
à la Table Haute
et d’autres
prenant les commandes
comme c’était naïf
de croire
que Thatcher n’avait détruit
que les mineurs
elle avait ouvert
la porte de derrière
ajouté
des trafiquants douteux
des courtiers criards
à la racaille de toujours
et ils se sont fort bien
entendus
nous laissant
à nous contempler
le nombril
Rentrer chez soi
oh vertes campagnes
et cottages
anglais
allées envahies
de carotte sauvage
où roses trémières
et pieds d’alouette
et bordures brodées
le long des pavés irréguliers
sur la carte
envoyée de Barrow
et accueillie
par les ‘Manchesters’
dans la boue des tranchées
de 1916
photographié
bras en écharpe
près de la grille du cottage
souriant
‘No Place
Like Home’
La grand’rue
où le chiffonnier
avec bidet et charrette chargée
agitait sa cloche
où ma mère
versait du thé
aux Yankees
arrêtés
sur Portsmouth Road
en convois
ils me jetaient
de petites boites de bonbons
au passage
Récupération
je me tenais à côté
de la ‘récupération’
cinq sacs
suspendus
comme cinq grâces
pour redistribuer
la richesse du pays
fadaises
pour les banquiers
pâte à papier
pour la presse
vieux fer
pour l’armement
vieux vêtements
pour se couvrir
et pour le reste
des os
pour notre colle
sociale
Le Nord
Nous ne dépassions jamais
Watford
et quand nous y arrivions
nous étions effrayés
un peu
et soulagés
de le trouver
presque normal
le Nord
quand nous en parlions
c’était Waltham Abbey
où mon arrière grand père
sculpta de nouveaux bancs
et fit ce miroir
dans le vieux bois
qu’il choisit
comme payement
notre famille
dans des fermes
qui leur appartenaient
autour de Northampton
était une espèce bizarre
ne connaissant pas les raids aériens
protestants
qui avaient leurs problèmes
cousine Phyllis
dans le Grail
que j’entendais
grille de prison
tante Lou aux cartes
à Monte Carlo
et le souffle
venant de l’arrière-cuisine
un lièvre mort disaient-ils
ou la mort par poison
dans la salle de bain
juste à côté
l’escalier de derrière
qui grinçait toute la nuit
l’obscurité
à l’intérieur
comme à l’extérieur
prouvait que c’était la campagne
et au plus loin au nord
que nous nous risquions
les gaz d’échappement
s’élevaient derrière nous
comme les gestes d’adieux
au départ d’un paquebot
voguant vers un endroit
où se réfugier
dans notre cas
deux heures plus tard
chez nous
Remise des diplômes
Mes parents
venus pour
la remise des diplômes
le mien
trouvaient Leeds
une ville crasseuse
les gens corrects
tout compte fait
et même sympathiques
la ville les faisait se sentir
encore plus déplacés
que chez eux
où ils étaient à peine
normaux
mais avaient leur place
et conservaient
leurs souvenirs
de Londres
comme une fanfare
une fois passée
dont le bruit
ne peut quitter
les rues animées
qu’elle a traversées
dont le pas cadencé
ne serait jamais
en désaccord
avec le vôtre
même si partout
c’était le silence
Classes
en fait
c’est comme une sonnerie
ringarde dans
une maison vide
qui teste
le genre de personne
qui va répondre
et les Anglais
souvent
ont cette sonnerie
dans l’oreille
peu importe s’ils
n’écoutent pas
la classe
c’est comme un
courant d’air
qui va vous
soulever
tout doucement
parfois
ou brutalement
en garder d’autres
en bas
*
la classe c’est un jeu
où les lettres
se réarrangent
pour former une phrase
qui vous apprend
où vous êtes exactement
et vous vous acharnez
tous les soirs
à arranger les lettres
en vous demandant
si avec ce que vous avez
reçu il n’est pas possible
de former au moins
un mot
*
et classe bien sûr
c’est un autre mot
pour l’arsenal
scolaire
le râtelier à fusils
du fermier
le chien du pauvre
flic
Qui possède
Purcell
qui possède Byrd
qui possède
le plafond
de la Chapelle de King’s College
le toit en blochet
de Westminster Hall
le vieux chêne impossible
de Winchester –
la nation
qui possède la nation
Cobham
comment ai-je pu
pendant des années
me sentir si honteux
d’être né à Cobham
Surrey
trouvant toujours
que les gens d’emblée
me trouvaient sympa
ou pas
sur de fausses hypothèses
seulement dans la soixantaine
le trajet vers l’école
sur mon vélo flambant neuf
– le prix de la bourse –
s’est transformé
d’un terrain golf
refuge pour les Beatles
et espace
impossiblement
enclos
en ce lieu où Winstanley
et ses Bêcheux16
‘True Levellers’
comme ils s’appelaient
ont décrété
l’égalité
pour tous
quelle plaque
marque cet endroit
‘Ici a vécu
Ringo Starr’
‘Soldat
de St George’
ou ‘Ici
avant tant d’autres
et presque tous
a été proclamé
en Angleterre
le droit
d’être humain’
j’y ai vécu
vingt ans
y suis allé à l’école
dans un rayon de cinq milles
et personne
n’a pensé que cela valait
d’être mentionné
Newcastle
John Lilburne17
‘Niveleur’ disait-on
lui préférait
porte-parole
‘Agitateur’
étudia à Newcastle
‘Royal Free Grammar School’
fut traîné par les mains
attachées à une charrette
jusqu’à Westminster
mis au pilori
bâillonné
persista
sa vie durant
à réclamer
des ‘droits égaux
pour tout humain’
Un bon nombre
La Royal Grammar School
de Newcastle
est fière
en ses propres termes18
que des jeunes gens
de toute condition
bénéficient
des possibilités
offertes
par son enseignement
aux dernières nouvelles
cent d’entre eux
reçoivent une aide
‘un bon nombre’
comme ils disent
les autres
peuvent acheter
ce qu’ils offrent
pour vingt livres
par jour
Clôture
installé
pour une fois
ou seulement pour un jour
ou deux
à Worcester
après Corpus Christi
juste l’année d’avant
et Magdalen
de l’intérieur
connaissant pareille splendeur
en visiteur
honoré
je demandai
à la femme de ménage
quel effet cela faisait
de vivre
dans tant
de beauté
j’en viens
répondit-elle
mais c’est presque tout
fermé
Le glaneur
John Clare
précurseur
resta de la campagne
sans son étiquette
poète paysan
pas très utile
mais là où ses oiseaux
trouvaient refuge
dans les haies
du Northamptonshire
d’immenses
moissonneuses-batteuses
aspirent
jusqu’au dernier
grain
du glaneur
Les poètes anglais
Le cockney Keats
célèbre pour sa consomption
et son goût atroce
selon les journaux
pas vraiment à la hauteur
de Shelley
qui l’a remis
à sa place
ou de Byron
qui faisait savoir
que Wordsworth
c’était la honte
au moins lui
avait enduré
Cambridge
parmi le ‘bavardage
de freluquets’
écrivait-il –
mais Keats
qui étudia la médecine
d’après nos critères
guère classe ouvrière
lisait Homère
en traduction
Virgile
par lui-même
éduqué
comme la mère
de Shakespeare –
un talent à laisser
aux femmes de l’avis
du père du dramaturge
à lui l’art plus noble
de vendre
des gants
aux plus hauts placés
Travail
Ma tante était
modiste ses chapeaux
d’une telle perfection
que Cecil B. de Mille
ou un autre de la même eau
l’invita à aller
de Londres
à Hollywood
sa mère
s’y opposa
à la place
elle travailla plus tard
chez Batey’s
fournisseurs
de ginger beer
et limonades
pour la haute
mon autre tante
on l’aurait appelée
comptable
si elle avait été un homme
elle équilibrait les comptes
pour toute L’Association
comme Pierre
avec sa balance
c’était Londres
et pour ma mère
de l’autre côté de la rue
chez Fortnums
il y eut des années
de formation
à comment au mieux
servir les riches
sans les froisser
et leur jeune frère
premier jour comme employé
rentra à la maison
la mère scandalisée –
‘tes mains
sont sales
aucun de mes fils
ne fait travail pareil’
il n’y est pas retourné
le lendemain
Piscine
nous avions une piscine
derrière le pavillon de l’école
où ceux qui s’étaient distingués
pouvaient aller plonger
par les jours de canicule
notre privilège
nous balader librement
côte à côte
comme dans un domaine
privé
où il faisait frais
nous prouvions
que nous étions
au dessus de tout ça
à rien d’autre
que le bruit
de nos brasses
jusqu’à ce qu’un
ennui
se creuse
nous submerge
et que nous sortions
sur le bord
et nous tenions là
comme un chien mouillé
sur la rive
cherchant quelqu’un
mais pas une âme en vue
Service militaire
les plus âgés
dans la famille
comme mon frère
ont découvert
comment nos pères
s’entraînaient au combat
cheveux rasés
visage tanné
par l’hiver
marchant
aux ordres
je les voyais défiler
dans l’Essex
sur quelque chose comme
des instructions de danse
voyelles
malmenées
ni mots ni syntaxe
juste une sorte
d’aboiement
ponctué
combien de Jacobins
aujourd’hui
s’en vont par Westgate Road
ils ont vendu l’ouvrier
socialiste
en aval
et des professeurs âgés
résistent encore à la marée
de mérule
plâtre écaillé
étagères affaissées
là où leurs prédécesseurs
aussi la plupart bourgeois
votèrent la révolution
contre leur roi
Geordies
des années dix-sept cent
soixante
non moins que
ceux aujourd’hui
qui donnent leur vie
pour sauver l’empire
des pères de leurs pères
à combien de milles de distance
*
Yeats demandait
‘qui hantait
la Grand Poste’20
et répondait
aussitôt
‘Cuchulaínn’
oh c’est facile ici
où Stephenson
allumait sa lanterne magique21
pas besoin
de chasser le fantôme
jour après jour
il suffit d’aller à Easington
de rechercher tous ceux
qui ont dû partir22
juste en aval sur la Tyne
Ovingham
son cimetière
Cherryburn
sa maison natale
notre Rembrandt
des fleuves traversés
sur des échasses
saut à la perche
presque raté
blagues de gamins
singes
au miroir
tout le monde
en train de pisser
défenseur
du vieux canasson
du chat à moitié étranglé
du chien maltraité
et du berger transi
ami du vagabond
vétéran
qui a perdu une jambe
de retour des guerres
il savait
qu’un cheval pouvait
aussi aisément
balancer son cavalier
dans la rivière
qu’attendre
un maître ivre
mais lui avait fait
enfoncer ses sabots
juste sous la potence
refusant de tirer
le tombereau
Le Duc
où la Mer du Nord
éclabousse les galets
entassés pour l’hiver
où l’eider à duvet
tel du soufre lent
rase l’eau calme
une vue parfaite
de la mer derrière elle
elle est assise contre
le mur
dans la panique
le chateau par ici
a encore des personnages de Kafka
son mari
jardinier
mort
leur cottage
ils en avaient besoin
elle a été déplacée
plus facilement
que les meubles
là où aucun bruit de la mer
ne pouvait emplir l’espace
épargné
par l’épine noire de la ville
les jardins du chateau
et les dernières nouvelles
des saisons
L’Embankment
Turner
dans son petit bateau
avec du rhum
et un rameur
le dos tourné à Londres
passa ses dernières années
à Chelsea Reach
on y a construit
la maison de l’espion
à la splendeur ostentatoire
où Carlyle se débattait
avec la révolution
– française –
où les millionnaires
texans
peuvent à nouveau
contempler
satisfaits
de leur perron vert
un bout de jardin
protégé
la maison de Thomas More
qui trouva l’Utopie
ici
avant
un peu plus loin
le bourreau
+
le trafic rugit
ses adieux émus
à Londres
par delà une cour de récréation
grillagée plus haut
qu’une cour de prison
sur le quai du fleuve
où la jeune Irlandaise
ruinée de Sickert
se terrait
comme des centaines d’autres
essayant de se décider
et maintenant à marée basse
la boue
où mes ancêtres
pouvaient librement chercher
quelque objet
abandonné
les mouettes impriment
leurs motifs
d’empreintes rayées
bien connues
des uniformes
portés par les forçats
Dans le noir
où le ciel de la nuit
n’était pas ciel
et le nuage pas nuage
mais fumée
de cigarettes
aspirées à fond
couvrant les premières
rangées du stade
où nous entendions
la plainte
d’abord
mise en garde
puis grondement étouffé
de rame de métro
entrant en gare
quand la foule
reprenait
le rugissement
que des mots isolés
se détachaient
comme des noms
et des visages
et la photo
flashait
l’arrivée
et des chiffons
étaient jetés
au premier
chien
des parieurs
comparaient
leurs résultats
une main serrant
leur Bovril
l’autre
l’œuvre d’art des bookies
hardiment illustrée
d’un nom exotique
et d’un numéro
désormais
sans valeur
sauf pour des gosses
comme moi
qui avec leur père
apprenaient le plaisir
de la foule
le brouillard de la nuit
et le brillant
et fugitif
répit
de titiller
la chance
Courses
Sandown
Kempton
Goodwood
et Prince Monolulu24
comme une estampe
du Douanier Rousseau
coiffe en plumes d’autruche
gilet magique
culotte orientale
suggérant le gagnant
‘j’ai un cheval
j’ai un cheval’
Stamford Bridge
où ils me soulevaient
sur leurs épaules
comme d’autres
trop petits
ou me faisaient passer
de l’autre côté de la clôture
pour m’installer
parmi des rangées de transat
sous la toile cirée
qui aurait du couvrir
les jambes d’un invalide de guerre
Bleus
j’étais bleu pour Oxford
mon frère bleu
pour Cambridge25
comme s’ils entendaient
nos clameurs
même d’à côté
de Putney Bridge
les logements sociaux
où le déversoir
puait
refoulait
le souffle
de tout ce qui
ne servait plus
les escaliers en pierre
il fallait les monter
dix volées
peu importe si
les jambes
protestaient
ou étaient vieilles
+
ma rose était rouge
celle de mon frère blanche
Plantagenet
et Yorkshire
CCC26
la mienne rouge
Lancaster
autant que Washbrook
notre lignée
un bombardier
au long cours
une histoire de célébrités
achetées avec des cigarettes
Richard le Bossu
Henry Tudor
et les Edouard
tous les mêmes
+
nous étions des cavaliers
pas des têtes rondes27
Chelsea pas Arsenal28
Churchill contre Attlee29
nos circonscriptions
toutes de couleur
bleue
combien plus colorée
une cause
pour laquelle mourir
même du mauvais côté
des grilles
toujours du bon côté
de la rue
Clapham Junction
où le nord
était toujours là
tout prêt
en attente
mais invisible
une seule couleur
moutarde Colemann
seule distraction
peint sur une façade
un cube Oxo
la brique grise
en manque de peinture
argentée shrapnel
brûlée
sur les bords
fenêtres impossibles
cassées noircies
bien pires que tout
ce qu’ils imaginaient
en disant le nord
et tout ceci
invisible
de la fenêtre
de leur wagon
en route pour Londres
où se poser
pour la journée
à Mansion House
au Strand
Cornhill Holborn
toutes les rues
chas de l’aiguille
où les riches passaient
plus facilement qu’un chameau30
Les églises de Wren
Je les aimais –
dépouillées
chêne massif noirci
qui garde la réflexion
pour soi
faites pour être vues
en toute discrétion
pour enseigner
ce qu’est la perspective
et si le grand orgue
faisait tonner ses tuyaux
et que la coupole répétait
dans le creux du plafond
en contre-point
vous compreniez
que dieu avait été
sorti de sa machine
converti en proportion
équilibre, échelle
que la mesure prenait le relais
angle et levier
structure profondeur poids
comme les phrases
de Pope
répètent développent varient
suspendent étendent
s’opposent
retournent et réaffirment
puis concluent
*
et au coin de la rue
comme le craignait le poète31
le papier monnaie
circulait
si peu matériel
bien avant le premier
ordinateur
toute la richesse du monde
est passée par ici
comme farine en un entonnoir
emballée entreposée
expédiée au delà des mers
puis renvoyée
multipliée
par millions
les Amérindiens
les captifs de la Gold Coast
quelques nobles sauvages
là près de Tahiti
en ont payé le prix
on l’entend presque
en tendant l’oreille
qui circule dans
le dôme de St Paul
en un murmure
La surprise
Haydn
montait jouer
en haut d’escaliers sombres
près de Covent Garden
un petit salon
et une foule
d’amis
bouchers
maîtres de musique
une surprise
en Europe
habituée à des hordes
de nobliaux
somnolant du début
à la fin
jusqu’à ce qu’il les éveille
de son fameux Paukenschlag
aujourd’hui
l’Albert Hall
comme un colisée
romain
entasse
de pareilles foules
d’intellectuels en voyage
de banquiers
au rabais
d’amateurs en tout genre
et d’amoureux
jusqu’à ce qu’ils doivent
céder la place
à des drapeaux
déployés
des visages rougeauds
pas doués pour le silence
sauf s’ils en reçoivent l’ordre
pour deux minutes
en novembre
mais explosant
pour les gars de la Marine
orchestrés par
Henry Wood32
et l’instant solennel
du triste Elgar
Orgueil Pompe
Circonstance
et Guerre
Albert Dock
chamarrés
comme une pochette
de sergeant pepper33
la ziggourat
irako-aztèque
le Fort Rouge
ramené
en miniature
d’Agra
une sorte de dome de St-Pierre
avec une touche Tudor
et le Liver Building
un classique Walt Disney
mais ce n’est pas sa faute
un amour dingue
pour le côté
fouilli
trucs ramenés à la maison
étalés
comme dans un B&B
sur le buffet de famille
deux agneaux
et des castagnettes
une esthétique
parfaite
pour les Anglais
comme le goût
des bonbons à la réglisse
les couleurs acides
trop sucrés
un assortiment limité
tous avec des lanières de cuir
qui tiennent tout ensemble
à peine remarquées
juste comme le commerce
perdu
noté ici
pour que nous n’oublions pas
dans le nouveau musée
qui reconnaît
enfin
l’esclavage
Douvres
les fanions en plastique
collés au mur
comme des feuilles mouillées
fixées là
par le vent la pluie
proclame
que c’est la Saint George34
en petite toque de
boucher et enrubannés
de drapeaux anglais
ils criaient haro
par les rues
surtout
à Douvres
où Gloster
ne fut pas aveuglé
par les blanches falaises
et le Roi Lear
attendait l’aide
de sa fille
et des Français
et les collectionneurs
de perce-pierres
s’accrochaient
comme ils pouvaient
à ce que les panneaux appellent
les falaises
de Shakespeare
*
et au Eight Bells
comme le lunch du dimanche
dérive à nouveau
vers le soir
ils disent bonjour à maman
sur le portable
la meilleure maman du monde
pas encore tout à fait givrés
mais bientôt
comme les hommes
qui geignent
au bar à expliquer
que c’était pas
ce qu’ils voulaient dire
rien de personnel
et la High Street
Oxfam Save the
Children Mind
The Heart Foundation
RSPCA35
rappellent qu’ici
c’est l’Angleterre
et les pensions palissadées
où jadis Wordsworth
attendait transi d’amour36
où Matthew Arnold
venait écouter
le lent grondement
du ressac
sur les galets quittant la rive
pour y être ramenés
à la marée suivante37
où les sillons des vagues
offrent peu de réconfort
dépassant tout
ce qui passe
et la mouette
plonge
dans les déchets
s’élève
telle un phénix lourdaud
ajuste ses ailes
et s’ébroue
lance
le même cri perçant
que les noces
pour la mariée
et le marié
pour l’Angleterre
et Saint George
tapageurs
sentimentaux
et comme l’a remarqué
tout visiteur
depuis l’époque
de Shakespeare
portés sur la bagarre
tous les pauvres de Benwell
changèrent
de forme
et de couleur
en une nuit
les feux aux carrefours
laissèrent passer
la rutilence
de saris
de shalwar kameez
des magasins abandonnés
envoyèrent
des messages triviaux
d’ici à tous les coins
d’un empire bien disparu
Jimmy le boucher
préparait des têtes de porc
pour les festivités philippines
accommodait des pieds de porc
pour les Angolais
toute la journée son employé
découpait assez de basses-côtes
pour construire en miniature
un nouveau chemin de fer
du Pacifique
Friture Halal
Cuisine de la Mama
Fou de Pizza
Vieux Teheran
comme les Fauves en France
apportèrent la couleur
et les pauvres aux joues pâles
illuminés de sourires
comme on n’avait pas vu
depuis que les Tommies
étaient rentrés au pays
ce n’était pas un rêve
juste un coup d’œil
sur un matin ensoleillé
où la Maison des Infirmières
devenait un nouvel Asile
et où les professeurs de langues
après des aprés-midis à expliquer
termes juridiques
arrêts des tribunaux
interdictions
regardaient par
des fenêtres aux rideaux en filet
bien au-delà de l’épuisement
un petit commonwealth
de possibilités
sans savoir
où il allait
ni s’il aurait le temps
de rester
Le dernier élève de Rembrandt
Né à Dordrecht en 1645, formé dans l’atelier de Rembrandt pendant six ans jusqu’à la mort du maître en 1667, Arent ou Aert de Gelder est communément appelé ‘le dernier élève de Rembrandt’, en effet jusqu’à sa mort en 1727 de Gelder continua à peindre dans le style qu’il avait appris de Rembrandt. Sa manière est plus limitée, plus douce, plus modeste que celle de son maître, avec des perspectives plus courtes, des bâtiments moins grandioses et des trios de personnages plus proches du spectateur. Il y a une réserve et une tendresse si constantes qu’elles ne semblent pas déterminées par l’humeur, mais sont constitutives de sa façon de voir les choses. Ses personnages sont généralement occupés à quelque chose qui les dépasse, ils essayent de se ressaisir ou de comprendre. Quand des anges arrivent, quelqu’un dort généralement profondément.
Dans ces poèmes, j’ai tenté de saisir cette tournure d’esprit, cette façon de voir. ‘Une galerie de poèmes’ a son origine dans ma réaction à l’un ou l’autre de ses tableaux. ‘Une question de lumière et d’ombre’ commence comme un dialogue, une série de couples et d’oppositions, de voix et de contre-voix, pour dérouler une conversation. J’ai été sélectif, choisissant mes points forts, écrivant à partir de mon époque et de mon point de vue, rendant ses thèmes séculiers, mais j’ai essayé de rester fidèle à ce que j’imagine être l’esprit de son art avec la fidélité non du traducteur mais de l’ami admiratif.
L’artiste en Joseph
Second père de cette incertaine histoire que Dieu a faite lui donnant légitimité et un visage humain
Galerie de poèmes pour Aert de Gelder (1645-1727)
Salle 1
‘Le festin de Balthasar’
il vacille
vers la table
comme un vulgaire ivrogne
quoiqu’avec plus de retenue
que d’habitude
un bon somme
est nécessaire
n’importe quoi
à ce moment
avant les mots
sur le mur
vous voyez
l’histoire
commence toujours
un peu plus tard
et ce qui se passe
ici
pourrait toujours
être autre chose39
‘Esther’
ce qu’elle voit
nous le voyons
dans ses doigts
étendus
juste au-dessus
de la table
main droite
comme à l’instant
soulevée
de quelque travail
achevé
main gauche
pas vraiment explicite
mais les doigts à un angle
qui accueille
tous les doutes
‘Vertumnus et Pomona’
il n’y a qu’une vérité
et la vieille femme
la dit
démontre
avec tant de prévenance
ses conséquences
dans sa main ridée
au-dessus d’un si beau
bras
la jeune femme
dans le halo d’un chapeau
de rubans bleus
cadre suffisant
à son visage
pensif
se sent bien
dans sa peau
la vieille femme
c’est Vertumnus
garçon déguisé
par magie
plaidant sa propre cause
elle c’est Pomona
la fécondité
équilibrant légèrement
une pomme
entre ses doigts
juste au-dessus des genoux
regardant vers
une autre histoire
où la vieille femme
n’aura aucun rôle
‘Lot et une de ses filles’
il est déjà trop loin
il peut à peine atteindre
le baiser qu’elle lui offre
sa main gauche tripote
comme un violoneux ivre
sa lèvre et son menton
son bras droit
arrondit vers elle
son gobelet son archet
guidé par ses doigts
renversant le vin
sur ses genoux
ce solo
d’amour de soi
est presque fini
chaque note qu’il joue
elle l’a écrite
‘Deux portraits’
mieux vaut faire
les portraits par deux
même pas Dalila
ni Judith
avec sa tête en marque déposée
ni la femme
aux longs cheveux
qui lava et essuya
des pieds
des portraits par deux
avec le mur nu
entre eux
que chacun peut emplir
s’il le souhaite
du passage
de son regard
Salle 2
‘Le studio de l’artiste’
poudroiement constant
de lumière
et quelqu’un
presque invisible
mélangeant des pigments
un endroit où rester assis
tous deux en silence
l’un
montrant
ce que l’autre
essaye de voir
avec couteau palette
doigts
et pinceau
‘Homère dicte ses poèmes’
les jeunes
à leur pupitre
se penchent si bas
sur leur papier
qu’ils vont
se ruiner la vue
ce qu’il chante
si ténu et si ancien
dans sa cathèdre
qu’ils le transcriront
à la lettre
s’ils ont la patience
la force dans les doigts
et la capacité
d’entendre
longtemps après
qu’il ait glissé
dans le silence
ils continuent
à écrire
‘Portrait de l’artiste en Zeuxis’
c’est toujours la même histoire
la femme avec une pomme
qui regarde gentiment
et est vieille
lui
aspirant à la célébrité
prêt s’il le faut
à avaler une camera
le tableau
qu’il a fait d’elle
est derrière son épaule
bien droit
lui nous dit-on
meurt de rire
quoiqu’à l’évidence
pas encore
‘Dr Faustus’
son dernier tour
flambée de lumière
l’alarme lui-même
par sa réussite
d’autres
dans l’ombre
derrière lui
semblent moins impressionnés
plus à l’aise
peut-être
en forgeron
ou en carrier
au moins
il est un pas
plus loin
de son idée fixe
mi courbé
mi hésitant
le regard
prudent
il doit admettre
qu’il peut y avoir là
bien plus
qu’il n’y paraît
‘Le rêve de Jacob’
un ange solitaire
plus grand que nature
et trop éloigné
pour bien le voir
est déjà
sur l’échelon du haut
comme un voyageur fatigué
étendu de tout son long
ou un quelconque
ivrogne
il s’adosse à un talus
il est chez lui ici
les yeux fermés
même pas curieux
de savoir
si l’ange
arrive
ou s’en va
Salle 3
‘Repos pendant la fuite en Egypte’
attiré en avant
par le désir
de le faire rire
il se penche
sur le petit
l’enfant
tend les mains
pour prendre deux brassées
du sourire
qu’il apporte
reflétant
en miniature
ce qui maintenant
est seulement possible
dans ce bref répit
de la fuite
‘La circoncision’
une tente de lumière
un grand prêtre
au visage bienveillant
travaillant
soigneusement
l’homme
avec un pigeon
pour distraire
le petit
s’est éloigné
il faut du temps
pour voir la femme
agenouillée
main sur le visage
ne supportant pas de regarder
‘Le cantique de Siméon’
comme le soleil
se reflétant
sur l’eau
comme la chaleur
que respire
le mur
son visage
simple miroir
incliné pour briser la chute de la lumière
protège
en réflexion
le sommeil de ce petit
‘Portrait de Herman Boerhaave et sa famille’
érudit docteur
ami de l’artiste
père à un âge avancé
un peu timide
pensif devant pareilles bénédictions
et pas habitué à
révéler autant de lui-même
sa fille
ne le quitte pas du regard
une main sur la sienne
une main encerclée
par celle de sa mère
comme un secret précieux
quoique depuis longtemps
révélé
la mère
regarde dans sa direction
le bras à moitié soulevé
les doigts écartés
comme pour commencer une phrase
qu’elle n’a pas trouvé nécessaire
de dire
‘Portrait de Hendrik Noteman : sculpteur’
il ne voudrait pas
être au centre
de la scène
un peu sur le côté
en observation
c’est simplement
naturel
dans son cas
maillet et ciseau
ses mains
qui savent si bien
leur poids
l’équilibre du coude
sont en évidence
et tout ce que
ses yeux absorbent
posément
sans faux-semblant
ses mains le livreront
Salle 4
Cinq scènes
1
le nombre
et leurs armes
leur agitation
pour un homme
sans arme
font de ceci
une arrestation
si familière
2
à côté de l’homme
aux mains liées
deux gardes de grande taille
font l’important
comme s’il y avait
un risque
qu’il tente
de s’échapper
3
un homme assis
ne se souciant même pas de regarder
son voisin casqué
vérifiant hauteur
et longueur de la corde
le prisonnier à moitié nu
ne les intéresse pas
ils font leur boulot
4
la foule
sera responsable
même les enfants
emmenés pour le spectacle
un homme en uniforme
attend les ordres
quand bientôt il y aura mouvement
si l’on voulait comprendre
un sentiment désespéré
de n’avoir pu arrêter ceci
se sera installé
5
comme c’est lourd
un corps mort
trois ou quatre aides
soutiennent son poids
dans une longueur de toile solide
le déposent
et avec tant de soin
qu’on penserait
à leur sollicitude
qu’il n’est pas mort
‘La première pierre’
ils affirment
leur bon droit
pas de doute
une question
d’ordre public
et la question
qui lance le premier
Une question de lumière et d’ombre
Une entrée
généralement
les gens se déplacent en oblique
continuant
leur longue conversation
ou fixent
un pas ou deux devant eux
ce à quoi conduit tout ceci
est dans l’ombre
derrière des rideaux
qu’on a ouverts
et il n’y a pas de doute
ceci est une entrée
Un synode de pasteurs
est-ce que Saint Pierre
tel un maître d’école
posté à l’intérieur des grilles
renvoie
chez le coiffeur
tous ceux
aux cheveux mal peignés
est-ce que l’archange
aux traits
des plus sévères
examine l’état
de leurs ongles
on croirait
tous les chœurs des anges
alignés
pour contrôler la perfection
de la coupe
de leur barbe
bien soignée
ils pourraient se lever
et chanter
même en chemise de nuit
souillée
si seulement ils lachaient
prise
Un dilemme
vaut-il mieux
être invisible
perdre forme
se dissoudre en ombre
vaut-il mieux
s’avancer
comme un messager
et dire ce qu’on a à dire
permettre
à ce qu’il y a de lumière
de vous
traverser
espérer qu’elle tombera
sur qui
l’attend le moins
et en a le plus besoin
Les encaisseurs de dettes
se parlent entre eux
de sommes
qu’ils ont réunies
ont plus d’un tour
vont à l’aveuglette
parlent dans leur cravate
l’un peigne les poils
sur le dessus
de ses doigts
un autre se nettoie
les oreilles
avec une épingle
ils grandissent
en cachette
comme des sarcoptes
ils peuvent ronger du plomb
ou pris au piège
faire le mort
au comble du bonheur
quand ils imaginant
les visages
qui s’assombrissent
la fureur inutile
à la lecture
de leurs astreintes
Expressions du visage
si vous rassembliez
l’ensemble
des expressions
du visage humain
en un seul livre
on l’appellerait
Apocrypha
car chaque pli
du front
nuage dans le regard
arrondi du menton
bord des cheveux
dit ce qu’il dit
sans que des mots
soient nécessaires
un art
du non dit
même quand il est
parfois
avec tant de force
et de précision
articulé
Au milieu des choses
une main tendue
ou un poing
fermé
une silhouette à la porte
qui entre
ou bloque
la lumière
extérieure
plancher et plafond
empoussiérés
d’ombres allongées
ou chaque petite chose
dorée
de lumière
la fenêtre est ouverte
personne n’a besoin
pour le moment
de regarder dehors
ils sont tous
courbés
à essayer de trouver
leur place
dans un livre
A l’école des tailleurs de pierre
le battement de marteaux
est si irrégulier
comme une compagnie
rompant le pas
pour passer sur
un nouveau pont
comme un chœur
d’horloges sur pied
sonnant l’heure
de chacun
de nous
et nous ne pouvons entendre
laquelle
même quand elle s’arrête
est la nôtre
Cinq femmes
Elle s’appuie
sur sa canne
lourdement
ses gants de cuir noir
serrent aux articulations
Elle est grande
dans le cone de son long manteau noir
une espèce nouvelle de feuillage
pour l’hiver
Elle
même ici
cueille ses mots
comme des plantes rares
là où les autres
ne trouvent que roc
Elle est prête
à élever la voix
bien que si souvent silencieuse
pour s’assurer
que même les feuilles mortes
comprendraient
si elles en étaient capables
et elle
est penchée en avant
pour laisser le moins d’angles possible
par où pourrait s’introduire
le chagrin
Une Trinité
ni un trou
perçant les cieux
ni le ciel entier
son cercle complet ouvert à l’œil
mais au-delà des nuages
au-delà du bleu
au-delà de la géographie
de la nuit
pas une chose
hêtre
canopée de saule
saison
ou pluie
mais la terre
ses créatures
et comment former
le puzzle
à partir de notre unique pièce
invisible
peut-être
impossible à dépasser
à lire
sur des pierres tombales
nos ancêtres
eux tous
et tout ce qu’ils ont fait
ou laissé
en nous
Une visite aux vieux et aux malades
elle est toute or
et cymbales
sauf le mouchoir
rouge qu’elle serre
sur sa poitrine
il est déjà
neige
sur les draps
l’angle de son visage
qui était gentillesse
semble désormais
absence de force
entre sa lumière à elle
et son ombre à lui
deux immobilités
la femme bride
pour l’instant
sa force physique
l’homme
est arrivé ailleurs
s’y repose
les bras
pas tout à fait étendus
mais soutenus par des oreillers
chaque main
séparée
à tenir ou soulever
plus capable
d’étreindre
Une question de lumière et d’ombre
tout est question de lumière et d’ombre
où la lumière tombe
où l’ombre s’accroche
et jusqu’où
et vers qui
et combien pénétrable
même l’éclat le plus brillant
rend l’ombre alentour
et combien
l’ombre peut
non pas aider
mais céder
parfois
même la moindre lueur
la couleur la plus infime
même fanée
c’est tout ce qui importe
mais parfois
il y a la plus éblouissante
des lumières
et le noir absolu
Les morts paisibles
ils sont bordés
dans de plus fines
robes de nuit
que jamais
ils n’auraient choisies
dans des bateaux
en planches
trop étroits
pour jamais
voguer
leur poids
désormais
est un poids mort
leur visage
fermé
pour qui connaît
les morts
les détails révélateurs
doivent révéler
toujours la même histoire
pour ceux qui connaissaient
leurs habitudes
l’apparence même
de cette statue humaine
prouve qu’ils sont partis
ils ont disparu
absorbés dans l’éther
envolés
seule certitude
ils ne sont pas ici
Une question d’échelle
pas d’équilibre
mais de proportion
grand
ou petit
tout ce qui est
tient dans le creux
d’un doigt
tout ce qui se passe
pas plus que poussière
au bord de la route
si grands nos visages
vus dans les miroirs
si petits
quand nous partons
pas besoin d’ajuster
l’échelle
elle se forme autour
il suffit de regarder
et savoir
si vous pouvez
combien de temps
le regard se pose
et quand
se détourner
Ce qui importe
si vous croyez comprendre
ce qui est important
retournez
au moment
avant le début
vous ne saurez pas
d’où ça venait
ni comment
ni ce qui
exactement
l’a provoqué
vous saurez
qu’auparavant
ce n’était pas là
qu’auparavant
tout
paraissait en ordre
l’échelle du changement
maintenant
vous devez la calculer
et ce qui importe
avant
que quoi qu’il arrive
puisse se produire
Un aperçu des cieux
deux serrures seulement
les clefs
dans un coffre-fort
mais il vous faut d’abord
demander à un étranger
puis attendre
qu’un autre étranger
se présente
avec des exigences impossibles
ce n’est pas
le sphinx
vous n’avez pas à répondre
ils partageront un rire peut-être
ou sérieusement
voudront aider
vous devrez revenir
quand tout le monde
sera parti
décider alors
d’attendre
encore
il ne faut que
de la persévérance
et peut-être la volonté de dieu
et ce que vous verrez
de vos propre yeux
vous pouvez le dire aux autres
bien que ce que vous avez vu
ne serait visible
sous aucun autre éclairage
vous pouvez leur dire
comment vous l’avez trouvé
comment la demeure
s’est ouverte
porte après porte
et vous avez vu
et le guide a attendu
patiemment
sans vous embarrasser
pendant que vous pleuriez
Au lieu de guérison
personne ne sait
ce qui se passe
surtout pas ceux
qui sont encore debout
si une main fait le geste
de montrer, explicative,
la personne à côté
bras croisés dans le doute
ce qui pourrait être arrière-plan ou myopie
est cafouillage
pas un de nous qui semble capable
de se remettre debout
mais nous tirons quand même
de toutes nos forces
les mains autour de la taille
de celui devant nous
dans l’espoir d’en redresser
au moins un
un poème pour dire merci nous devons assumer nos dettes comme ceux qui apprennent remercient leur maître comme je dois
non des remerciements pour un refuge non des remerciements si consciemment exprimés tout à vous tellement plus grand
mais non le silence là où le silence prend en charge les questions sans réponse et les dissout dans un repos béat
mieux vaut essayer de toucher en passant comme un sourire montre que l’on reconnait ou des yeux baissés en disent tout autant et si vous devez en dire davantage excusez-vous
Notes
Nous sommes au début des années 1950, quand le Shah (Mohammad Reza Palhavi) évince Mossadegh en Iran (1953) et le roi Farouk d’Égypte est démissionné par Nasser (1952).
Hussein est devenu roi de Jordanie à 17 ans, en 1952. ‘Jordan’ en anglais désigne à la fois le roi et le pays ; ni l’un ni l’autre ne sont bien grands.
Learie Constantine (1901-1971), originaire de Trinité-et-Tobago, était tout à la fois joueur de cricket, juriste, politicien, écrivain et militant contre les discriminations raciales (il a publié Colour Bar en 1954). (Note de l’auteur)
Le Nabab de Pataudi (né en 1941), qui a étudié à Winchester et Balliol college, Oxford, a été le capitaine de l’équipe internationale indienne de cricket dans les années 1960. (Note de l’auteur)
Cristobal de Morales (1500-1553), compositeur espagnol de musique sacrée ; Jacob Clemens non Papa (né entre 1510 et 1515, mort en 1555), compositeur franco-flamand très prolifique.
Il s’agit de sa célèbre messe de 1807.
Un over au cricket est une série de six lancers.
William Grace (1848-1915) et Victor Trumper (1877-1915) sont des joueurs de cricket entrés dans la légende.
Il s’agit de Francis Barber (1735-1801), qui avait vécu esclave en Jamaïque, et à qui Samuel Johnson a légué ses terres. (Note de l’auteur)
Noms d’avions militaires.
Günter Podola (1929-1959), accusé du meurtre d’un agent de police, avait plaidé l’amnésie ; il fut le dernier condamné à mort en Angleterre et fut pendu le 5 novembre 1959.
Les Mau Mau, ou plus exactement les combattants de la liberté dans la lutte du Kenya pour son indépendance, étaient présentés comme des sauvages sanguinaires massacrant les familles de colons britanniques ; c’est seulement récemment que les atrocités commises par le pouvoir colonial ont été reconnues (sur cette période de l’histoire du Kenya, lire Ngugi Wa Thiong’o, notamment Dreams in a Time of War, 2010). (Note de l’auteur)
Albert Pierrepoint (1905-1992) est souvent erronément présenté comme le dernier bourreau officiel de Sa Majesté. (Note de l’auteur)
Hawley Harvey Crippen (1862-1910), médecin étatsunien établi à Londres qui a empoisonné sa femme et a caché ses reste dans la cave.
La maison de Fed et Rosemary West, au 25 Cromwell Street à Gloucester, un couple de tueurs en série façon Marc Dutroux et Michèle Martin avec encore davantage de jeunes victimes ; les faits se sont déroulés entre 1967 et 1987.Ils ont été arrêtés en 1994. (En partie note de l’auteur)
Gerrard Winstanley (1609-1676) s’est trouvé à la tête d’un mouvement pour l’égalité des droits appelé the Diggers (les Bêcheux). Ils ont voulu cultiver des terres communales sur St George’s Hill près de Cobham, au nom du droit de tous à posséder la terre qu’ils travaillent (1649). Ils sont considérés comme des précurseurs du communisme. (Note de l’auteur)
John Lilburne (1614-1657), penseur radical, à la tête du mouvement pour les droits des ‘nés-libres’, étant entendu que pour lui tous les hommes naissent libres, dont les membres ont été moqués sous le nom de ‘Niveleurs’ (Levellers). (Note de l’auteur)
Le titre et la formulation du premier paragraphe sont repris au site officiel de l’école en 2010.
Désigne la Literary and Philosophical Society fondée à Newcastle en 1793 et accueillant des femmes comme membres dès 1804, s’inscrit dans la lignée d’une société similaire qui avait apporté son soutien à la Révolution américaine.
Paraphrase de la question de W. B. Yeats dans le poème ‘Les statues’ : ‘When Pearse summoned Cuchulain to his side / What stalked through the post Office?’ (Quand Pearse a convoqué Cuchulaínn, qui hantait la grand poste ?) (Note de l’auteur) Patrick ou Pádraic Pearse (1879-1916), instituteur, avocat, poète et militant pour l’indépendance de l’Irlande.
Allusion à la lampe de mineur inventée par George Stevenson en 1815.
Easington Colliery, un village proche de Newcastle, était peuplé de mineurs, comme son nom l’indique. Ceux-ci ont dû partir après les grèves et les fermetures des années 1980.
Thomas Bewick (1753-1828), graveur et ornithologue de la région de Newcastle-upon-Tyne.
Prince Monolulu, un pronostiqueur des années 30 et 40, plein de verve et de gouaille, dont on a pu dire qu’il était le noir le plus célèbre en Angleterre à l’époque. De son vrai nom Peter Carl Mackay (1881-1961), il était originaire des Caraïbes et a adopté ce nom flamboyant en assurant qu’il était prince d’Abyssinie ; le titre de son autobiographie reprend son slogan ‘I Gotta Horse’ (J’ai un cheval, 1950). (Note de l’auteur)
Bleu (blue) dans le contexte de ces deux anciennes universités désigne un athlète récompensé (généralement lors des régates d’aviron). Mais bleu est aussi la couleur du parti conservateur.
Yorkshire County Cricket Club, fondé en 1863, champion national et mondialement connu… dans le monde du cricket.
Allusion aux deux partis dans la Guerre civile au 17e siècle : les Cavaliers, partisans du Roi, arboraient une chevelure longue et bouclée, alors que les Têtes rondes, partisans du Parlement, portaient des cheveux courts et plats.
Ces deux clubs de football renvoient à la même opposition, aristocratie vs. Plèbe.
Ici ce sont deux figures politiques de l’immédiat après-guerre : Sir Winston Churchill, qui menait le parti conservateur et Clément Attlee, à la tête du parti travailliste, qui a remporté les élections de 1945.
Les lieux mentionnés à la strophe précédente sont tous associés à une forme de pouvoir et d’aisance ; cette dernière strophe fait écho, en creux, à la parole de Jésus (Matthieu 19 : 24) : “il est plus facile à un chameau de passer par le chas d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume des Cieux“.
Alexander Pope (1688-1744) écrivait dans son ‘Épître à Lord Bathurst’ (‘De l’utilisation des richesses’) : Béni soit le papier-monnaie ! source en dernier ressort ! Qui donne à la Corruption un bien meilleur essor ! Un billet isolé transporte des armées . . . Un billet, tel la Sibylle, éparpille fortunes et sorts Selon que les vents soufflent ou non de tribord
Le chef d’orchestre Henry Wood a fondé les Proms en 1895.
Nous sommes à Liverpool, la référence aux Beatles s’imposait.
Jour de grandes célébrations populaires en Angleterre.
La ‘Royal Society for the Prevention of Cruelty to Animals’, notre SPA ; ces vers énumèrent, en en cassant les noms, différents magasins de charité, plus nombreux encore outre-Manche que chez nous.
Amoureux d’une Française, dont il a eu une fille, Wordsworth (1770)1850) faisait des allers et retours entre l’Angleterre et la France révolutionnaire, mais comme la révolution laissait la place à la Terreur, il appréciait les retours sur le sol anglais, où, comme il l’écrivait dans son poème ‘Composé dans la Vallée près de Douvres le jour de mon débarquement’, il pouvait à nouveau respirer. (Note de l’auteur)
Écho du poème de Matthew Arnold (1822-1888), ‘On Dover Beach’.
Écho à l’‘Hymne à la joie’ de Schiller, utilisée par Beethoven dans sa 9e symphonie. (Note de l’auteur)
Voir le livre de Daniel, chapitre 5.
Desmond Graham a réagi auprès de sa traductrice à la publication de ses poèmes dans wallonica.org, dès le lendemain. Nous partageons avec vous ses commentaires, dans la langue de Shakespeare et des Pussycat Dolls : “Dear Christine, That is lovely – I love the impressive St Pauls and the words that follow. Thank you both/all so much. I have read your good words of introduction too and Trude and I were struck by how much more accurately they describe the poems than criticisms here generally ! […] It really feels good to read words that say what I had hoped would be perceived. I’ve also started on your translations, and apart from being astonished about how riddlingly allusive those opening poems were, I am really impressed by how well you have made them come across. I have made a first glance at the de Gelder too, and I am delighted ith what you have achieved. I’ll keep in touch as I delve further, but thank you – it is really quite wonderful to read one’s work in another language and especially one I know something of, however little. The Wallonica publication is also impressive and elegant. Yours, a happy Desmond“
Quatre femmes de Trikomo m’ont croisé dans la ruelle Et des rayons d’or pur luisaient des ceintures à leur taille
Distique de la tradition orale chypriote
Qu’est-ce que cette vie ? Une illusion Une ombre, une fiction
Calderón de la Barca, La vie est un songe (dans le monologue de Sigismond)
Et cette île : qui la connaît ? J’ai passé ma vie à entendre des noms que je n’avais jamais entendus
Georges Seferis, Hélène
J’ai échappé à la guerre de 1974 par un curieux hasard du sort. Je n’habitais plus l’île depuis 1957, l’année où Démosthène m’a subtilisé et voilà que pour la première fois depuis lors, Démosthène a suggéré que nous allions visiter l’île ensemble. « Nous irons passer un bon moment à Trikomo, disait-il. Nous habiterons chez Elengou. » Je ne me tenais plus de joie. Démosthène savait que je lui en voulais de m’avoir arraché à l’île dans la Mer du Milieu sans un mot d’explication, de m’avoir ravi à l’amor matris sans promesse de retour. Je n’étais retourné sur l’île que deux fois dans les années 60, quand j’étais adolescent. Katerina m’avait acheté les billets. Il avait été saisi de panique quand j’avais reçu les billets la première fois et nous nous étions disputés parce qu’il ne voulait pas que je parte. La deuxième fois, Katerina était venue me chercher. Nous nous étions retrouvés à Londres pour voyager ensemble. Elle avait voulu que je me fasse couper les cheveux et m’avait acheté de nouveaux habits pour que je ne me fasse pas trop vite traiter d’Anglais en entrant au village. « Tu parles grec comme un Turc, et je ne peux pas t’emmener voir ta grand-mère habillé comme un Anglais. » Démosthène restait perturbé par mon désir de retourner sur l’île et avait l’air de considérer comme une menace mon attachement obstiné à mes souvenirs d’enfance. C’était comme si mon retour avait été un parricide. Il sous-estimait la force de l’étreinte dans laquelle l’île m’avait tenu et se disait que j’aurais dû oublier tout ça. La famille de Katerina racontait toujours l’histoire de Démosthène m’emmenant dans l’île dans la mer du nord comme une forme de pedomazema ou de devşirme, comme disait sa mère Milia, qui disait à Katerina : « Va me chercher l’enfant. Je veux le revoir avant de mourir. Chrisostomos est mort le cœur brisé parce qu’il ne l’a jamais revu. » À la fin de ma deuxième visite, elle a pleuré en disant qu’elle ne me reverrait pas. Elle est morte dix jours après notre départ.
Démosthène s’énervait quand il entendait cette histoire de kidnapping. Il expliquait qu’il était mon père, pas un janissaire, et qu’il avait le droit de m’emmener où il voulait. Je me souvenais du moment où il m’avait emprisonné dans une maison humide mal chauffée par un poêle à charbon dans l’obscurité de Manchester comme si j’étais une sorte de Sigismond et qu’il me fallait apprendre que la vie est un songe et que les songes sont seulement les songes de songes. Il m’avait largué à Manchester chez Nona, Nina et Tantine Noreen et était retourné seul à Bristol. Theios Georgios pouvait me parler dans ma langue, mais je ne l’ai jamais vu dans la maison. Il était toujours dans un endroit appelé Didsbury où il était propriétaire d’un hôtel appelé ‘El Morocco’. « Comment est-ce que je peux leur parler ? », avais-je demandé à Démosthène, au désespoir. « Tu devras apprendre l’anglais ! », avait-il répondu sur un ton péremptoire. Voulait-il m’empêcher d’hériter de l’île dans la Mer du Milieu ? Pourquoi est-ce que ça le tracassait ? Si c’était son royaume, il l’avait abandonné. Qu’avait-il fait pour être écorché par le vent et la déesse Isis ? Pourquoi m’avait-il arraché au monde qui était le mien pour prendre la mer avec lui ?
Peu après notre arrivée à Douvres et notre entrée sur l’île par un tunnel qui était comme la bouche d’une baleine, je me suis mis à faire de la résistance. Je refusais de m’intégrer dans la vie de cette autre île pour y rester, ce qui semblait bien être l’intention de Démosthène. Il ne savait comment s’y prendre. Il n’avait pas la sagesse des sibylles. Son savoir était différent. Je comprenais les mystères à la façon dont les sibylles me les avaient enseignés, mais Démosthène, je le comprenais maintenant, était devenu imprévisible. En tout cas pour moi. Je ne sais pas à quand remontait l’intention de Démosthène de m’abandonner à Manchester. Je ne connaissais rien de ses intentions. Avait-il préparé mon exil à Manchester ? Les Anglais avaient exilé Monseigneur Makarios eux Seychelles parce qu’il menaçait de prendre le pouvoir à leur place. Mais pourquoi Démosthène m’avait-il envoyé à Manchester ? Je n’étais pas archevêque, je n’étais qu’un enfant. Tout ce que j’avais fait c‘était refuser de parler anglais. À Chypre, ils voulaient interdire l’anglais dans les écoles. Pourquoi fallait-il que je l’apprenne et pourquoi fallait-il que je reste ici ? Et où était Katerina et quand est-ce que j’allais la revoir ? Croyait-il que j’étais dangereux parce que j’avais lancé du vinaigre sur le portrait de la Reine à l’école où il m’avait placé les quelques semaines que j’ai passées à Bristol ? C’était lui qui m’avait dit que la Reine était allemande, tout comme celle de Grèce, alors pourquoi réclamer l’enosis quand nous pourrions être indépendants ? Là il me disait que maintenant nous étions chez eux et que nous devions respecter leur reine. Il m’a emmené à Manchester après le solstice d’hiver au moment le plus sombre de l’année quand les kallikanjaroi sont très occupés à jouer des tours aux gens. Les sibylles auraient préparé des lokmades pour les attirer sur le toit la nuit avant l’épiphanie et les empêcher de rentrer dans la maison. Elles me gardaient quelques lokmades à manger dans la maison et le lendemain elles demandaient au prêtre de venir bénir la maison en l’aspergeant avec une branche de basilic consacré, qui d’après Elengou avait été importé d’Inde par Ayia Eleni, la mère de l’Empereur Constantin. Ici il n’y avait pas de toit en terrasse et tantine Noreen ne savait pas faire les lokmades¸ alors je devais dormir dans une maison toute noire et toute froide habitée par des Kallikanjaroi et des gens qui ne parlaient qu’anglais, et un prêtre ne viendrait pas bénir la maison le jour de l’épiphanie. Démosthène avait dit que je devais apprendre l’adresse par cœur parce que si je me perdais personne ne saurait où j’habitais si je leur donnais seulement le nom de mon oncle et de mon grand-père. J’avais donc appris à réciter 97 Egerton Road North, Walley Range avec un accent qui pourrait être compris par les habitants de Manchester. Rona est devenue mon Ariane sur cette île, elle m’a appris à suivre le bord du trottoir pour arriver à l’école de l’Oswald Road quand le brouillard était si dense que je n’y voyais rien. Et au fil du temps, comme Roumi, j’ai compris que l’obscurité peut aussi être ma bougie. Les visionnaires et les poètes anglais que j’allais lire à l’école, John Milton et Gerard Manley Hopkins, m’apprendraient que l’obscur pense la lumière quand je m’éveille et me cognent les coups du noir, Noir, noir, noir dans l’éclat du midi’, et un jour je voudrais devenir un « poeta de la noche » comme Lorca.
Quand, au début du printemps 1974 Démosthène a suggéré que nous retournions ensemble à Trikomo, j’ai senti que ça marquait une nouvelle étape dans notre relation. Et Elengou, le seul grand-parent encore en vie, avait eu quatre-vingts ans l’été précédent. Elle voulait nous revoir avant de mourir. Quand j’étais enfant, c’était elle qui ordonnait le monde, m’apprenait les rites de la nature, les cycles e la vie, les généalogies et histoires familiales. Mais voilà que le 25 avril 1974 a eu lieu la révolution des œillets au Portugal. J’étais très excité. Les deux étés précédents j’étais allé à Lisbonne, et m’étais imaginé le voyage de la seconde Odyssée et des continents au-delà de l’océan plus loin que les Hespérides. Pratiquement tous les étudiants de la résidence universitaire où je logeais venaient de provinces d’outre-mer – c’était ainsi que les Portugais appelaient leur colonies – et se désespéraient de la guerre coloniale.
Ils attendaient la chute du régime dans une impatience inquiète et me disaient à qui parler et devant qui se taire car il y avait des espions dans la résidence. Il fallait que je retourne à Lisbonne pour participer à la fête de la révolution. J’utiliserais une partie de ma bourse de recherche à étudier la poésie portugaise aux archives de Lisbonne pendant quelques semaines en été. « Allons plutôt à Chypre en septembre », avais-je dit à Démosthène. Je voulais aller à Lisbonne mais en même temps j’attendais dans une impatience fébrile le début septembre et mon retour à Trikomo. Démosthène a accepté, donc début juillet à la fin de l’année universitaire, je suis parti pour Lisbonne et pas pour Trikomo.
La première fois que je m’étais rendu dans la péninsule ibérique, c’était quatre ans auparavant, et les mers les oranges l’odeur de l’huile d’olives avaient adouci ma nostalgie pour une enfance perdue. Mon rêve était d’embrasser toute la Méditerranée, de l’Andalousie à Istanbul, de Tanger à Alexandrie, Beyrouth, Damas. Il me fallait d’abord trouver le jardin des Hespérides et voir quelles routes se dessinaient au-delà. Les auteurs de l’Antiquité situaient le Jardin des Hespérides en Ibérie et j’ai décidé que j’allais le découvrir. Il me fallait trouver le fruit doré. Je me demandais quel genre de fruit j’allais trouver et de quelle couleur. Serait-ce une orange ou une grenade ? Un vieil instituteur m’avait raconté que les portokali avaient atteint les Ottomans à partir de Portogalia et que c’est pour ça que nous les appelons portokali. Mais après j’ai appris que les Portugais avaient ramené ce fruit d’Asie et que les oranges n’étaient pas connues des peuples de la Méditerranée à l’Antiquité. Le fruit doré pourrait-il être la grenade ? Les sibylles en mélangeaient les grains avec des graines de sésame, des amandes blanchies et de la semoule de blé bouilli pour fabriquer les kolypha à manger lors de la fête de la commémoration des morts. Un fruit pour un requiem, pour le deuil et le renouveau. Elengou me racontait que Stephanos vendait des grenades aux marchands arabes qui accostaient à Famagusta. Il aimait leur parler dans leur langue de la vie dans sa ville d’Alexandrie. Ils utilisaient les grenades pour faire de la mélasse, comme nous avec la caroube ou le raisin. J’ai aussi appris qu’à Malte on appelle la grenade Fruit de l’Éclair parce que quand elle est mûre et qu’elle éclate, les marques sur la peau de la grenade ressemblent à des éclairs. Et en espagnol, elle porte le même nom que la ville de Grenade. Orange ou grenade, le fruit doré devait se révéler à moi au moment où je m’y attendais le moins, comme le monde révèle ses secrets. Il mettra la lumière dans l’ombre et la lumière brillera dans les ténèbres. Il ouvrira de la densité dans l’espace et de nouvelles voies pour l’esprit. Des gens de partout m’ont emmené dans différentes parties du monde pour y trouver le fruit doré. Au début du printemps, Isa m’a fait rêver du fruit mystérieux à filer entre Tyana en Capadocce et Tiana en Catalogne. Je suis allé à Valence en auto-stop avec Javier de Blas et nous avons dormi sous les orangers. La nuit, j’y grelottais même dans mon sac de couchage. J’ai appris que la couleur des oranges était une réaction au froid des hivers en Méditerranée alors que sous les Tropiques elles restent vertes. En avril, j’ai fait un interminable trajet en train pour aller voir fleurir les orangers dans les patios de Séville. Les guitares et les battements de main s’associaient à leur parfum. Mais Lluísa Marí pensait que le meilleur moment pour voir le Jardin des Hespérides, c’était janvier, sur l’île de Majorque. Alors nous avons pris le bateau de nuit pour la ville de Soller. Nous mangions des ensaimadas avec le café du petit déjeuner et escaladions un sentier de montagne pour voir les fruits dorés miroiter là en bas dans la lumière hivernale, jusqu’à la mer.
J’avais passé les années soixante à voyager entre trois îles, qui étaient comme trois fragments de moi-même dont je n’arrivais pas à faire un tout. Ma vie semblait complètement incohérente. J’avais étendu le sens de mon identité et de mon appartenance d’une seule île dans ma petite enfance à trois îles dans mon adolescence. C’est ainsi que je suis devenu Solo Trismegistus. Je partageais l’héritage d’Hermès Trismégiste, qui venait d’Alexandrie comme mon grand-père. Je serais donc Seul et trois fois puissant. C’était mieux que d’être seul une seule fois. Dans une multiplicité de solitudes, vous n’êtes jamais vraiment seul. Trois voix solitaires qui parlaient en moi cherchaient de nouvelles voix. La voix de chaque île me rapprochait de moi-même d’une façon différente, et là le Jardin des Hespérides ouvrait de nouvelles voies et de nouvelles promesses. Mais je portais toujours le deuil de l’île dans la Mer du Milieu et je ne voulais pas que sa beauté et sa sensualité s’effacent de ma mémoire. Et Katerina régnait toujours telle la Reine Maya sur l’Ilha Formosa dans la Mer de Chine. J’y passais mes étés près d’elle et m’y suis initié au bouddhisme etau monde dans le monde. Avec le temps, je me suis attaché à l’île dans la mer du nord, quand dans les années 60 elle s’est mise à déployer une flamboyante sensualité. Adolescent, je me suis épanoui avec l’époque, sans jamais oublier l’île que j’avais d’abord perçue dans un voile d’obscurité embrouillardée qui enveloppait des rangées de maisons glaciales. Mais j’y avais trouvé des dieux et des muses et des poètes. Par les longs soirs d’été je me baladais à travers champs et par des chemins de campagne, à manger des baies sauvages, boire à ses ruisseaux et dormir dans les prairies. Parfois, à pied ou à vélo, j’allais à Oldland Common par les champs pour y retrouver Sally près de sa ferme. Nous nous embrassions derrière les écuries où se trouvaient ses chevaux. Elle était la première au cours de littérature et aimait parler de livres et parfois elle nous achetait des billets pour un spectacle au Bristol Old Vic. Je lui ai dit qu’elle me rappelait Helen Schlegel dans Howards End. Elle m’a répondu que j’aimerais encore mieux Passage to India. D’autant que je venais d’une colonie. Elle avait raison pour la qualité des romans, mais elle ne ressemblait en rien à Adela Quested. Son père avait été officier de l’Armée britannique et avait été en poste sur l’île dans la Mer du Milieu dans les années ’50. Nous nous demandions ce qui se serait passé si nous nous étions rencontrés quand nous étions enfants.
Chacune des îles m’a causé son lot de chagrin et m’a procuré de grands moments de joie. Je les portais en moi comme un agrégat de karmas qui attendait d’être libérés. Chaque île me disait les secrets du monde autrement. Si je voulais en savoir davantage, il me fallait briser le triangle des îles. Quand je me sentais mélancolique ou nostalgique, cela ne me réduisait pas à l’inertie. Au contraire, ça me mettait en mouvement, et sans bien comprendre mon objectif, je partais en sac à dos dans un excès de libido, je m’étendais n’importe où sur le sol, me rendais poreux et vulnérable aux doigts du monde, me laissant dériver dans le désir de mon âme.
Si j’écris « âme » et non « cœur », c’est que j’entends la voix de ma grand-mère qui me parlait dans sa langue : oti i psyche sou lachtara, tout ce que ton âme désire. Psyché, prononcé psi chi, signifie âme dans le dialecte de l’île. Quand je demandais aux sibylles « qu’allons-nous faire maintenant ? », elles prononçaient parfois cette phrase comme incantation magique qui éveillait de multiples possibles dans mon imagination et ouvrait un dilemme de désirs et de choix impossibles. D’où venait ma psi chi ? C’était la mienne, mais comment est-ce que je le savais et comment me décider ? Ou était-ce mon esprit qui décidait ? L’écho de psi chi psi chi c’était comme murmurer des secrets dans un chuchotement de voix imprégné du désir de se déployer en une mer d’espérance. Comment cela se passait-il et pourquoi ? Parfois elle vous emmenait dans un sens et parfois dans un autre. Le monde entier est un secret caché en nous, qui se révèle quand nous nous y attendons le moins ; plus la révélation est grande, plus puissant est l’élan, comme les acacias devant la fenêtre qui montent et descendent la colline tout secoués de jaune et de vert. Ou comme courir dans la mer encore chaude en octobre sous l’église d’Ayios Filon et la sentir sur la peau douce comme le miel de la ruche de Tatlou ou la soie tissée par Alisavou du fil de vers nourris aux feuilles de ses mûriers. Quand elle nous enveloppe, c’est comme l’étreinte d’une déesse et votre psi chi s’en va flottant là où elle veut. Mais la psi chi peut aussi rester prisonnière du corps et changer de couleur. J’avais observé le caméléon – le lion de la terre – passer du brun au vert en montant dans l’arbre de la cour d’Elengou et je me roulais sur le sol en terre qui venait d’être aspergé d’eau pour voir si ma peau allait changer de couleur.
C’était une coïncidence significative que ce soit au début septembre 1974 que Démosthène et moi allions retourner à Trikomo. C’était au même moment de l’année que nous étions allés au village pour la dernière fois en 1957, avant qu’il ne m’arrache à l’île. Août était terminé et l’été aussi, mais je n’avais pas l’impression que l’été était fini. Les gens en sentaient la fin parce qu’ils devaient reprendre le travail ou l’école. Moi je résistais à ce sentiment de fin dans l’attente d’un commencement sans la moindre idée de ce qu’il serait, car je voulais toujours vivre dans un état d’heureuse incertitude, ondoyante et sans fin. Nous roulions vers Trikomo, vers un commencement ou une fin ou un carrefour d’éternel retour. Les champs avaient changé de couleur. Quand nous étions partis au printemps ils étaient verts tachetés du rouge des coquelicots, du jaune des pissenlits, du bleu-mauve des iris sauvages. Je me demandais quelles couleurs flottaient sur mon école, rouge, blanc et bleu ou bleu et blanc, si les Anglais avaient imposé le couvre-feu et si l’école serait ouverte ou fermée. Démosthène n’avait pas parlé d’école. Il s’informait du déroulement de la lutte et recevait des informations sur ceux que les Anglais avaient arrêtés et ceux qu’ils avaient tués. Il parlait beaucoup au kafeneio pendant qu’il jouait au backgammon mais il ne m’avait quasi rien dit de ses conversations. Et je ne m’étais pas soucié d’école. Je préférais pas. Pas d’urgence. Je n’étais en rien impatient de rentrer dans une école où qu’elle soit. Il me dirait bien un jour ce qu’il avait en tête. Là comme nous roulions vers Trikomo, il m’a fait regarder le vol des hirondelles et la plongée du soleil, le vouttiman iliou, comme il disait en citant un vers de Lipertis, un des poètes qui écrivaient dans le dialecte de l’île. Je n’avais aucune idée de ses plans ou de ses rêves, ni qu’il avait déjà tracé sa propre migration quand il m’a dit de regarder le ciel où s’amoncelaient les nuages de septembre. Les hirondelles se rassemblaient pour partir vers le sud. Si j’avais su que Démosthène préparait aussi une migration – vers le nord pas le sud – je lui aurais dit qu’il prenait la mauvaise direction. Ou d’ailleurs pourquoi partir du tout ? Les journées étaient encore chaudes et il n’y avait pas de raison de déjà partir. Où nous étions c’était parfait. Sur la route de la côte, en venant de Salamis, j’ai passé la tête par la fenêtre ouverte pour sentir les vagues des journées changeantes s’étendre sur les champs jaunissants, se dérouler devant moi et en moi sous le soleil mûr et rouge qui sombrait entre les montagnes, s’embrasait joyeusement aux braises du crépuscule comme en un dernier instant d’illumination ou d’hallucination. Je me posais la question : pourquoi le soleil plongeait-il en silence ? Ou peut-être produisait-il un bruit là-bas très loin que je n’entendais pas ? Quel bruit produirait-il en embrasant les montagnes ou en éteignant ses propres feux dans les flots ? Le soleil pouvait-il être réduit au silence ? Mes oreilles étaient bouchées d’eau de mer et c’était peut-être pour ça que je n’entendais pas. Les sibylles savaient comment déboucher les oreilles avec des mots d’huile d’olives soufflés bien chaud dans l’oreille, comme la magie de leur langue. J’ai sorti la tête par la fenêtre ouverte pour saisir la sensualité de mes pensées dans la douceur poussiéreuse qui me léchait comme une langue de mer et d’air chaud, s’accrochant jusqu’à – jusqu’aussi loin aussi longtemps que je pouvais étendre les limites de mon été pieds nus – jusqu’aussi loin, aussi longtemps… Démosthène m’a dit sèchement de rentrer la tête avant de la perdre tout en obliquant vers la gauche de l’asphalte brûlante pour laisser passer une voiture arrivant en sens inverse, puis il a quitté la route, soulevé des nuages de poussière sur la piste qui menait au village par des champs de blé bruissant. J’ai rentré la tête dans l’habitacle, désormais recouverte d’une membrane de paille et particules de poussière. Heureux d’avoir une couche de crasse par-dessus le sel et le sable qui me couvraient la peau. Mon corps exsudait le nectar de la mer. J’ai replié les jambes sur le cuir craquelé, brûlant du siège et ai dirigé mon attention vers la plante de mes pieds, calleuse et durcie, contemplant les secrets qu’ils avaient absorbés tout au long de l’été au contact de la peau de la terre inégale qui crissait dans l’euphorie de la chaleur. Je savais que la chaleur allait persister jusqu’à la chape poisseuse d’octobre et la fête d’Ainakoufos – Démosthène l’appelait Ayios Iakovos – mais je ne voulais dire que Ainakoufos parce que c’est ainsi que je l’entendais appeler par les gens de Trikomo. Il guérissait les problème d’ouïe, alors si vous étiez sourd, koufos, ou aviez mal à l’oreille, vous alliez faire une offrande ou une prière à l’église et vous receviez des gouttes d’huile d’olive chaude dans l’oreille et écoutiez alors les bruits du monde et même disait-on, la musique des sphères si vous priiez les yeux fermés. Sa fête tombait le 23 octobre. Le jour après mon anniversaire. Lalla aux pieds ailés, qui était présente le jour de ma naissance dans la maison au balcon vert, juste à côté de l’église d’Ayios Iakovos, disait que j’étais venu au monde accompagné des odeurs et des sons de pana’yri qui montaient de la place. On entendait crépiter les raisins quand leur peau éclatait de joie et les coques d’amandes cassées et les odeurs intoxicantes de loukoumades frits, dégoulinants de miel, les amandes rôties, les raisins mûris de douceur concentrée métamorphosée dans toutes les formes imaginables, epsima, petimezi, palouze, sucré et puis crémeux, et puis les soujouko sur leur fil, et les pana’yrkotes qui faisaient danser les cœurs dans la plénitude des sons du luth et du violon, les pieds qui sautillaient et les tailles qui virevoltaient dans les vapeurs du zivania versé dans des petits verres. Mon nez s’approchait du bord d’un de ces petits verres, dans l’attente du moment où je pourrais pénétrer dans cet ordre d’intoxication clandestine qui m’était encore interdit. Dans quelques années, je pourrais siroter du vin doux dilué avec de l’eau. Le monde adulte m’était transmis sous forme diluée, et je ne savais pas que ce retour à Trikomo était un adieu pour Démosthène. Et pour moi aussi d’ailleurs, même s’il ne m’en avait rien dit. Le mois suivant, je serais sous un ciel nuageux et je ne retrouverais pas l’opulence d’octobre dans la Mer du Milieu avant bien des années.
C’est peut-être pour cela que Démosthène voulait que notre entrée au village soit discrète. Il avait dit que la voiture ne pourrait pas passer dans la foule des promeneurs du dimanche sur la route bordée d’acacias et d’eucalyptus, ni par la piste du bord de mer qui traversait les vergers de figuiers. Si nous avions poursuivi sur la route venant de Famagusta, nous serions arrivés à la petite église d’Ayios Iakovos en face du cinéma « Hellas » et du kafeneio de l’association « Anagenesis ». C’est là que Démosthène retrouvait ses copains, pour bavarder et apprendre qui les Anglais avaient attrapés, tués ou jetés en prison, les résultats de son équipe de football, qui avait quitté le village ou l’île. Si nous prenions cette route, nous arriverions au milieu de l’animation de l’après-midi. Quand les gens avaient fini leur promenade, ils allaient au cinéma « Hellas » ou ils rentraient chez eux en s’arrêtant pour parler à quiconque ils rencontraient en chemin.
Je connaissais toutes les entrées et les sorties du village selon le mode de transport, à pied, à dos d’âne ou à bicyclette. Il y avait des sentiers rocailleux dans les champs alentour, des chemins de terre dans des vergers et des bosquets. Si vous vouliez une route asphaltée, il n’y en avait que deux. Je m’étais déplacé de toutes les façons imaginables, mais le plus souvent à pied, sauf si j’allais plus loin que les limites du village. Je suivais Elengou à pied partout, au cimetière, à la petite église en pierre d’Ayia Anastasia qui s’élevait solitaire sur un promontoire au milieu d’un champ ou chez sa sœur Tlallou pour aller chercher du miel, à l’enclos à moutons de Lefkou pour du lait, halloumi, anari.
Si je n’accompagnais pas Elengou, je partais dans les oliveraies avec des grands quand ils passaient devant chez Milia et Chrisostomos où j’habitais. Je criais « Attendez ! Attendez ! Je viens avec vous. » Milia se tenait à la porte et nous criait dessus, son arthrite l’empêchant de courir derrière moi, qui échappais au plus vite à sa voix et faisais semblant de ne pas l’entendre quand elle me demandait de rentrer. Les champs menaient à la mer et je savais que si nous marchions assez loin, nous sentirions l’odeur de sel. Milia criait aux garçons de veiller sur moi : « Prenez garde aux serpents ! Ne le laissez pas marcher pieds nus ! Ne le perdez pas ! Ramenez-le- moi – entier ! » Les grands m’ont expliqué pour les serpents. Le serpent noir, il ne fallait pas en avoir peur, il n’était pas venimeux. Pappou Ksharis en attirait un avec du lait pour qu’il empêche les rats de manger son blé. Par contre, le koufi était venimeux. Et il était sourd. C’est pour ça qu’on l’appelait koufi. Ça ne servait à rien de crier pour lui faire peur. Je me suis trouvé un grand bâton comme les autres gamins et nous en battions le sol en marchant par les sentiers pour que les vibrations fassent fuir les vipères.
Quand nous sommes entrés au village ce jour-là début septembre 1957, j’étais parti depuis la fin du printemps et j’étais tout excité de revoir la foule qui s’adonnait à la promenade dominicale, allait au cinéma ou au café. Je voulais courir partout, apprendre ce qui s’était passé au village, raconter mes voyages partout dans l’île. Les gens marchaient en rangées de trois, quatre ou plus, se tenant par le bras, s’arrêtaient et bavardaient et faisaient demi-tour au bout de la rue, et j’adorais les accompagner en sautant comme une sauterelle, saisissant la main de l’un ou de l’autre et marchant avec un groupe avant de courir en rejoindre un autre. Mais je n’ai pas émis d’objection à l’entrée discrète qu’avait choisi Démosthène. Elle était pourtant plus forte l’attraction exercée par le bout de rue où je courais librement entre les maisons, entrant et sortant de porches et de passages couverts, de cours ouvertes avec des enclos pour des poules, des lapins, des chèvres. Yaya Elengou et Yaya Milia, telles des piliers de sagesse minés par l’âge et des vigies fatiguées, étaient mes pierres angulaires dans ce morceau de rue qui était mon berceau – le cocon de ma chrysalide. J’appelais thkeia toutes les voisines dans les maisons entre celles de mes grands-mères, non qu’elles aient été de véritables tantes, mais à cause de la parenté que créait le voisinage. Chaque fois que je revenais, je voulais que toute la rue le sache. J’entrais sans vergogne dans les maisons en criant « Thkeia ! » aussi fort que possible – il y avait thkeia Maritsou, thkeia Rikkou tou Koutoumba, thkeia Niki tou pappou Kshari. Aujourd’hui je vais crier en entrant « Thkeia. C’est moi. Je suis là. Je suis revenu. »
Elengou avait été prévenue de notre arrivée imminente par le garçon au kafeneio envoyé par le chauffeur de bus que nous avions rencontré sur la route près de Salamis la veille et à qui nous avions demandé de lui annoncer notre venue. Je l’imaginais en train de m’attendre, comme toujours, avec un seau d’eau du puits et une tasse en aluminium prête à me laver en me déversant l’eau sur la tête, ce qui me faisait frissonner jusqu’à ce que la chaleur de ses mains, telles du bois aromatique, fasse à nouveau courir le sang dans mes veines. Elle m’enlevait des incrustations marines de la plante des pieds, me décapant comme un bateau, et moi je brillais comme un navire tout neuf prêt à prendre la mer. J’apercevais des souvenirs pas encore écoutés dans ses cheveux fragiles sous la kouroukla, nouée pour les travaux ménagers sans la skoufoma qu’elle portait pour cacher la moindre mèche quand elle partait plus loin que les maisons avoisinantes, faire des courses ou rendre visite dans une autre partie du village. Elle gardait le foulard le plus sombre pour les veillées et les enterrements, et moi je la suivais telle une étoile présidant aux rites nocturnes et aux rêves de parents, d’ancêtres, de sœurs et de saints évoqués dans un murmure de voix rocailleuses comme le sol en terre battue des maisons. La voix d’Elengou gardait la trace inéluctable de la pénombre couverte de rosée adoucissant les contours de ce paradis austère et épineux, sage comme Pherepapha qui touchait tout ce qui se meut, transformant la douleur en délice par l’exubérance du chant. Ses enfants me racontaient que quand elle était jeune sa voix dégageait les mondes souterrains quand la pleine lune de Pâques passait au zénith, craquant la coquille du monde dans l’élan du printemps et la mélancolie des fleurs d’oranger.
« Tu veux bien encore chanter, yaya ? », lui avais-je demandé quand elle me séchait. Alors elle avait lancé quelques vers. « Ton regard m’a transpercé, mais je le soutiens fièrement, si des jours passent sans le revoir, je pleure amèrement. »
Et puis elle s’est interrompue brusquement et m’a dit « va jouer » et moi je répétais joyeusement la rime kamarono-merono, en filant aussi vite qu’un lézard de septembre détalant dans la douceur dorée d’un été débordant vers le refuge de mon enfance. Ma maison c’était chez Chrisostomos et Milia. J’y dormais toujours dans mon lit à courtines en cuivre sous une moustiquaire qui me protégeait comme une tente. Ils m’attendraient, tout doux comme le crépuscule quand avait faibli l’intensité de la lumière du jour. Chrisostomos montait sur le toit par l’échelle branlante et y accueillait le magma en fusion de sa tribu d’étoiles. Il n’y resterait pas toute la nuit comme au mois d’août mais redescendrait dans les ombres de la nuit, apparition fugitive à la lueur incertaine de la lampe à paraffine dans un ravissement hésitant, pendant que l’effervescence de la vie glissait dans le rêve et les noms des sibylles se faisaient litanie dans mon sommeil : « elengou, marikkou, stassou, ttallou, koullou, lefkou, rikkou, maritsou » jusqu’à ce que le ou devienne oummm, et que je tombe dans ce sommeil sans rêve qui survient au moment de la nuit où le rossignol cesse de chanter, quand un voile épais de ténèbres scelle la mémoire derrière des volets clos et des portes fermées. L’aube allait à nouveau briser les sceaux avec l’aide du bruit des balais dans la rue. Chrisostomos se livrait à ses ablutions matinales sur une bassine d’aluminium dans la cour, cherchant la mélodie en lui pour respirer la lumière :
ni pa vou ga di ke zo ni doxasi to deixanti to phos pa di pa ni pa terirem terirem
J’aimais écouter la litanie de la nuit à l’église de Panayia. Si les psaltes étaient bons, ils capturaient le mystère des anges et des rossignols et le terirem vous faisait tourner la tête comme un derviche.
Nous n’étions à Trikomo que depuis quelques jours quand Démosthène a annoncé qu’il m’emmenait à Engomi, un village à l’ouest de la capitale, où j’habiterais chez mon oncle Pheidias et sa famille, et que je pourrais aller à l’école là-bas pour un temps. Je n’imaginais pas que ce ne serait que pour trois semaines et qu’après, nous quitterions les rives de l’île. Chrisostomos et Milia étaient au bord des larmes quand j’ai empaqueté mes vêtements. Ils ne connaissaient pas les plans de Démosthène, mais il est certain qu’ils comprenaient que c’était la fin de ma vie chez eux. J’étais leur premier petit-fils et ils s’étaient occupé de moi depuis que j’étais tout petit quand Katerina et Démosthène s’étaient séparés. J’ai affirmé que je serais bientôt de retour. « Je ne veux rater les pan’yri d’Ainakoufos pour rien au monde. »
Le dernier jour, Elengou m’a emmené chez Chrysanthi, sa vieille institutrice. Elle avait quinze ans de plus qu’elle. Elle avait été la première institutrice désignée pour la première école de filles du village, fondée à la fin du 19e siècle. Chrysanthi était arrivée de la capitale et elle avait épousé Alexandros, l’oncle de Chrisostomos, le propriétaire du Han. La plus ancienne photo de famille que j’ai trouvée est une photo d’école, de Chrysanthi et sa classe, dont Elengou à dix ans. Chrysanthi vivait au premier étage. Au rez-de-chaussée il y avait les écuries pour les chameaux, les chevaux, les ânes et les mules. J’étais fasciné par les chameaux, comme s’ils étaient des sages et des saints aux genoux calleux. Ils étaient agenouillés en méditation tels Ainakoufos, à attendre patiemment d’entendre les sons d’un monde invisible à venir. Je suis monté quatre à quatre de la cour à la cuisine pour dire à Elengou et Chrysanthi que je voulais de l’anari rapé sur une moitié des macaronis et de la saltsa sur l’autre, mais pas d’anari par-dessus la saltsa. J’aimais les goûter séparément. Après le repas, Chrysanthi m’a donné un loukoumi et une gorgée de café pour pouvoir lire le marc comme elle aimait le faire pour Elengou et toutes ses anciennes élèves quand elles lui rendaient visite. Elle ne portait pas de fichu comme les autres femmes du village alors qu’elle était veuve. Ses cheveux étaient noués en tresses ou en chignon. Elle m’a regardé dans les yeux en me parlant, ne jetant qu’à l’occasion un regard dans la tasse où elle voyait une belle dame, encore plus belle que Rita Hayworth, qui me donnerait de nouveaux habits et peut-être un nouveau jouet. Jusque-là c’était évident. Rien d’exceptionnel. Katerina me donnait quelque chose de nouveau chaque fois que nous nous voyions. Si elle hésitait entre deux chemises, elle les achetait toutes les deux. Après, il y avait une grand-route et des voyages dans des endroits où je n’étais pas encore allé. Elle voyait un train. Je n’avais jamais pris le train. Le réseau de chemins de fer sur l’île était à l’arrêt.
***
Donc en 1974 mon élan révolutionnaire m’a emmené à Olissibona, mais Trikomo et Elengou étaient toujours présents dans mes pensées. Nous avions tellement parlé de révolution et voilà qu’une se produisait par surprise ; il fallait que j’aille voir comment ça se passait. J’avais cru que Franco mourrait d’abord et que ça induirait un changement au Portugal et aussi, en croisant les doigts, la fin de la dictature en Grèce. Mais il n’en avait pas été ainsi. Peu après mon arrivée au Portugal, mon île du Levant s’est retrouvée en première page. L’archevêque Makarios, le président, avait été renversé par un coup d’état organisé par le mouvement d’extrême-droite EOKA B soutenu par la junte au pouvoir à Athènes. En réaction, la Turquie avait envahi et occupé une partie du territoire de l’île autour de Kyrenia sur la côte nord. L’Archevêque avait disparu et était supposé mort mais il avait réapparu, comme Raspoutine. Il a dit qu’il avait lu sa notice nécrologique dans le Daily Telegraph. Il avait été emmené par un hélicoptère britannique et a été rétabli dans ses fonctions quelques jours après le coup d’état. Je ne savais pas trop ce que tout cela signifiait pour l’île. Il y avait eu des affrontements violents en 63, 64, 67 ; les casques bleus étaient intervenus en 64, et maintenant, depuis 67, il y avait l’ombre de la junte militaire grecque qui menaçait l’Archevêque d’autant qu’il avait formé une coalition avec la gauche. Je communiquais par cartes postales à l’époque, donc j’ai écrit à Démosthène en lui promettant de téléphoner dès que je trouverais un moment pour aller à la telefónica pour passer un appel international et qu’il pourrait me donner son avis sur la situation. Je n’ai jamais passé cet appel et j’ai reçu une réponse laconique et assez pessimiste qui conseillait d’attendre pour voir comment les choses allaient évoluer. Les jours passaient et je ne recevais pas de nouvelles. Le matin j’étais absorbé par les recherches dans les archives et l’après-midi et le soir je prenais le pouls de la ville. Je rejoignais parfois des rassemblements politiques animés de discours révolutionnaires et puis je partais à la recherche de poésie et de chansons, buvant du vinho verde et mangeant des sardines grillées en chemin. J’étais souvent en compagnie d’un ami gallois nommé Richard Rees, que j’appelais Ricardo Reis, du nom d’un des hétéronymes de Fernando Pessoa, dont nous suivions les traces dans Lisbonne. Il avait suggéré que je m’invente trois hétéronymes pour raconter mes trois identités sur les trois îles. Il y avait aussi des amis de pays colonisés par le Portugal, dont Linda De Souza, née à Goa, et Alvaro Araújo, un journaliste et professeur de littérature originaire de la province de Para, au Brésil. Il arborait un grand sourire, de longs cheveux noirs et brillants et des pommettes saillantes. Quand je l’ai rencontré, je lui ai demandé s’il était Tupí et il avait répondu : « Tupí or not Tupí. That is the question. » Je n’avais qu’en partie compris la plaisanterie littéraire à l’époque et plus tard il m’a offert le Manifeste anthropophage d’Oswald de Andrade, où l’expression est utilisée. Nous nous rendions au barrio alto pour écouter du fado et parler de saudade. Un Andalou dans notre groupe nous disait que c’était la même chose que la solea, un nom qui vient de soledad. Je leur ai parlé des amanes d’Asie mineure et voulais leur chanter Ah, Aman Aman, mais je ne sais plus chanter comme quand j’étais enfant. Alvaro m’a appris les paroles de la chanson Chega de saudade (ça suffit la tristesse) se ela voltar, se ela voltar, que coisa linda, que coisa louca, si elle revenait si elle revenait, comme ce serait doux, comme ce serait fou, la tristesse se dissolvant dans le rythme et le verbe du retour, qui en portugais est au subjonctif futur. Peut-être que le futur devrait toujours être au subjonctif.
C’était le lendemain du 15 août que nous sommes allés sur la plage rejoindre une foule de Brésiliens qui équipés de leurs instruments chantaient, dansaient et buvaient leurs caiperinhas. Quand je suis arrivé, l’un d’eux m’a demandé « O meu Cipriota, voce liu as noticias? » Sais-tu ce qui se passe dans ton île ? Il m’a montré le journal. Depuis la première occupation en juillet dans la région de Kyrenia, l’armée turque avait effectué une nouvelle avancée. Le journal montrait une carte avec une ligne tracée à travers qui montrait où était arrivée l’armée turque. L’île était coupée en deux. Avant de m’abîmer dans le silence de la tristesse, j’ai quitté le groupe pour prendre un train et appeler Démosthène pour obtenir des détails. Mon séjour à Lisbonne se terminait et il me fallait régler deux ou trois choses avant de partir. Mes amis m’ont réservé un adieu chaleureux en me souhaitant de pouvoir retourner dans mon île dans la Mer du Milieu à la fin de guerre, et que quand je serai prêt pour une autre Odyssée, ils seraient heureux de m’accueillir au Brésil. Je suis retourné à Bristol pour passer quelques jours avec Démosthène.
Je voulais toujours retourner sur l’île en septembre et il s’est moqué de ma naïveté. J’étais fou ou quoi ? « Pour faire quoi ? Qu’est-ce que tu crois que tu peux faire ? Combattre les Turcs ? » Il terminait toutes ses phrases par « Écoute, fils. Utilise ta bourse, termine ta thèse et le monde est à toi. Trikomo c’est fini. L’île est maudite. » Démosthène parlait comme si les évènements justifiaient la façon dont il m’avait arraché à l’île quand j’étais enfant. Si j’étais resté, je risquais fort d’être parmi les morts ou les disparus ou prisonnier en Turquie. Mais je voulais revoir Elengou, même si Trikomo était dans la zone d’occupation turque et que nous ne pouvions pas franchir la ligne de cessez-le-feu. « Elengou ne se souvient sans doute même pas de toi. Elle vit dans les années 30 et elle croira que tu es ton grand-père Stephanos qui arive d’Alexandrie. » Je ne voulais pas croire qu’elle ne se souviendrait pas de moi. Elle était devenue sénile et ne se rappelait même pas qu’il y avait une guerre et que l’île était divisée. Elle habitait chez theia Pheidias au village d’Engomi où ils l’avaient emmenée après le coup d’état de juillet. Quand elle était seule, elle essayait de retourner à Trikomo à pied jusqu’à ce que la police le ramène à Engomi. Pheidias lui avait aussi raconté que leur sœur Maroulla avait quitté Trikomo en marchant à travers champs, emportant tout ce qu’elle avait pu dans un baluchon pour fuir l’avancée turque, qu’elle était arrivée à Larnaca et avait pris un bateau pour le Pirée. Nous nous disions qu’elle était sans doute chez sa fille aînée Elli qui était professeure de musique à Athènes, où elle habitait avec son mari, un Grec qui était musicien rock.
J’étais désespéré en rentrant à Cardiff et j’ai essayé de m’absorber dans la rédaction de ma thèse. Il me fallait d’abord écrire un rapport sur les recherches effectuées à Lisbonne, à remettre à Alexandre Pinheiro Torres, mais je n’avançais pas. Il en fallait peu pour me distraire. Je me suis pris d’amitié pour Roberto d’Amico, un acteur et metteur en scène argentin, qui m’a fait jouer dans ses pièces au théâre universitaire, et je passais finalement plus de temps à apprendre de longs monologues qu’à travailler à ma thèse. Il y avait tout le temps des gens qui passaient, en route vers ici ou là, et qui dormaient par terre dans leur sac de couchage. Eugeni Navarro a partagé un logement avec moi pendant quelques temps et c’était une autre source de distraction. Il venait de Gran Canaria ; comme moi il habitait l’île du nord depuis qu’il avait huit ans et il était impatient de partir. Nous chantions ensemble la chanson de Bob Dylan There must be some way out of here.
En mars 1975, j’ai appris avec surprise qu’Henry Kissinger allait venir à Cardiff. Pourquoi diable à Cardiff ? Il venait rencontrer son ami et homologue anglais James Callaghan, ministre des Affaires étrangères et originaire de Cardiff. J’ai été entraîné dans l’action par un certain Mike, un trotskiste convaincu. Nous prenions parfois un verre à la cafèt’ de la Student Union et il essayait de me faire participer à leurs réunions, que je trouvais ennuyeuses et pleines de suffisance. Je sais qu’ils pensaient que j’étais trop bohême ou lumpen pour me consacrer entièrement à la lutte révolutionnaire et que je m’intéressais sans doute davantage à la relation de Trotski avec Frieda Kahlo qu’à la portée de la 4e Internationale. Pourtant, chaque fois qu’ils organisaient un déplacement gratuit pour une manifestation à Londres, je m’inscrivais ; j’étais toujours prêt à aller manifester, surtout si quelqu’un comme Tariq Ali était parmi les orateurs. Cette fois-ci, Mike voulait que je les aide à mobiliser les victimes de la politique étrangère des États-Unis dans le bassin méditerranéen oriental ; il s’agissait d’organiser une manifestation de protestation. Il me demandait de rassembler les réfugiés arrivés de mon île. Je lui ai dit que ma compatriote Aydin Mehmet Ali ferait ça beaucoup mieux que moi – elle était la Pasionaria ou une Rosa Luxemburg de la Mer du Levant. Mais elle devait avoir quitté Cardiff car ça faisait des années que je ne la voyais plus. Mike se souvenait d’elle quand elle avait été candidate au poste de président du syndicat étudiant au début des années 70. Il trouvait qu’elle avait un genre Vanessa Redgrave. Il se fait que Vanessa était une de mes actrices préférées, mais pour Mike c’était un commentaire désobligeant vu son affiliation au Workers Revolutionary Party, un groupe trotskiste rival. Je me suis donc porté volontaire pour aider comme je pourrais, réaliser des affiches, distribuer des tracts, bref, essayer d’impliquer les gens.
Alors que nous manifestions en scandant Ki-ssin-ger Mur-de-rer, j’ai avisé quelqu’un qui portait ce qui ressemblait à la longue robe d’un prêtre grec orthodoxe. De loin, je me suis dit que c’était peut-être Theio Panayiotis, mais il me fallait aller voir de plus près. Quelques années plus tôt, Démosthène avait annoncé non sans un certain amusement et son scepticisme habituel à l’égard du clergé que son ami avait été ordonné prêtre sous le nom de papa-Loukas. Je ne l’avais plus vu depuis des années et je me rappelais du jour où je l’avais vu pour la première fois le jour de notre arrivée sur l’île dans la mer du nord. À l’époque, c’était un patriarche imposant, avec de grandes moustaches. Là, avec sa barbe et ses longs cheveux, de loin, il ne se ressemblait guère mais de près, c’était bien lui. D’abord, je ne savais trop que faire – l’appeler theie et l’embrasser sur les deux joues ou l’appeler pater et lui baiser la main comme ma grand-mère m’avait appris à le faire au prêtre qui m’offrait le pain de la communion. J’ai hésité un peu et puis j’ai opté le choix le plus sûr et l’ai embrassé sur les joues comme il s’y serait attendu de la part d’un jeune parent. C’était le choix le plus sûr pour plus d’une raison. Si les camarades avec qui je manifestais me voyaient l’embrasser sur les joues, ça aurait l’air d’un geste entre camarades et que c’était sans doute un prêtre rouge comme en Amérique latine. En revanche, lui baiser la main aurait été manifestement orthodoxe ; d’un autre côté, c’était aussi un geste théâtral, et j’aimais le théâtre. Theio Panayiotis avait aussi un goût certain pour le théâtre dans la liturgie qu’il mettait en scène. Il m’avait fait aimer le rituel de l’église avant d’être ordonné prêtre, quand il était premier psaltis à l’église orthodoxe d’Ashley Road à Bristol. Il m’avait désigné pour lire le Notre Père dans la litanie le dimanche. J’entrais de façon solennelle face à l’assemblée puis je retournais vers l’autel comme si j’allais m’adresser à dieu en personne et commençais Pater imon. Il avait aussi un grand sens du rythme pour mener les processions et le Jeudi Saint il me plaçait à la tête de la procession à porter la croix, d’autres jeunes derrière moi portant d’autres instruments ecclésiastiques, tandis que lui ponctuait le rythme et le sens du théâtre dans la procession avec talent et savoir-faire. Le prêtre disait que j’étais un enfant marqué par la grâce tandis que Démosthène se moquait gentiment. En examinant l’attirail de theio Panayiotis et sa nouvelle identité de prêtre, j’ai eu une soudaine vision de mon enfance perdue. Il me dévisageait lui aussi, jugeant sans doute sans complaisance mes cheveux mal peignés, mes habits certes lavés toutes les semaines mais sans la moindre attention pour les couleurs, la température ou le type de tissu. Mon pull était plein de trous causés par la cendre de cigarettes. Il avait dû se dire que Démosthène m’avait dévoyé vers la gauche, voire l’athéisme, mais Démosthène lui s’habillait toujours avec distinction. Toujours un leventis. Malgré le moment de malaise manifeste dans le langage de nos corps quand nous nous étions reconnus et avions dû nous adapter aux changements dans notre apparence, notre taille, nos vêtements, nous étions très contents de nous revoir et avons parlé d’agona, d’epistrofe et d’anastasi – lutte, retour, résurrection. « Viens à l’église pour Pâques ! Prends soin de ton père, il se fait vieux ! » Nous avons été brusquement séparés quand la voiture de Kissinger approchait et que les manifestants essayaient de passer les cordons de police. Je ne l’ai pas revu avant les funérailles de Katerina vingt-cinq ans plus tard. Nous étions tous les deux revenus vivre sur l’île dans la Mer du milieu. Il m’a embrassé comme un proche parent en disant eonia tis i mnimi, que son souvenir soit éternel.
En quittant la manifestation, je me souvenais de la première fois que je l’avais rencontré le jour de notre arrivée sur l’île dans la mer du nord. Au début, nous dormions dans une chambre au-dessus d’un de ses restaurants. Tout jeune, il avait été formé comme cordonnier et sa voix suave lui avait valu d’être recruté comme psaltis. Il avait émigré en Angleterre au milieu des années 30, avait d’abord habité Cardiff, puis à Southampton et s’était finalement installé à Bristol. Quand nous sommes arrivés, il était déjà un prospère propriétaire de restaurants : il possédait toute une chaîne et faisait venir du personnel pour les cuisines. Il s’agissait souvent de jeunes femmes de Trikomo ou d’autres villages de la Mesorée comme Lefkonoko, Angorou et des hameaux alentours. Il avait ainsi rassemblé tout un clan de gens de la Mésorée et se comportait comme un archontas et mukhtar à moustaches dans son village. Son archontiko était une grande maison victorienne de plusieurs étages quelque part sur Gloucester Road ou peut-être Cheltenham Road. J’étais d’abord for impressionné par la maison et je courais d’un étage à l’autre. Le terrain était en pente et l’entrée était beaucoup plus haut que la route. Il fallait escalader vingt ou trente marches de ciment pour arriver à la porte d’entrée, où il avait écrit ‘Trikomo House’ en souvenir de notre village. Il y avait un sous-sol, plusieurs étages et un grenier, et j’aimais l’explorer de haut en bas et de bas en haut et y rencontrer toutes ces femmes de Trikomo qui y habitaient en plus de sa famille. Elles travaillaient nuit et jour et toute la semaine dans les cuisines de ses restaurants et sinon restaient à la maison. Contrairement au personnel de cuisine, le personnel de salle était anglais. Ils appelaient mon oncle ‘le Parrain’, et sinon les Anglais disaient Mr Michael parce que Michaelides c’était trop compliqué. Il n’est devenu pappa-Loukas que quand il a été ordonné prêtre.
Il s’est avéré que même s’il était un ami d’enfance de Démosthène, si nous étions parents c’était par Katerina. Dès notre arrivée, il s’est mis en devoir d’expliquer nos liens familiaux par le menu. Il a mentionné des tas de noms que je n’avais encore jamais entendus. Les Britanniques ont essayé d’imposer des noms de famille, mais avant on appelait les gens par le nom de leur père ou de leur grand-père, ou par un surnom, parfois avec des préfixes comme Hadji ou Papa, s’ils s’étaient rendus en terre sainte ou s’ils étaient devenus prêtres.Il fallait donc connaître la généalogie pour s’y retrouver dans les relations familiales. Son père était le vieil oncle Styllakos, m’a-t-il expliqué, qui avait épousé Aphrodite, la fille d’Euphrosyne, la sœur cadette de la vieille Kakoullou, qui était la fille de Papalouka. Ces digressions généalogiques irritaient Démosthène, qui s’apprêtait à changer le sujet de conversation quand moi j’ai été soudain intrigué par la mention de la vieille Kakoullou, l’arrière-grand-mère de Katerina, qui avait vécu jusque cent-dix ans ou même plus puisqu’on ne connaissait pas son année de naissance. Je savais tout sur elle, alors j’ai relancé la conversation. Les gens attribuaient sa longévité à un petit verre de zivania ou de vin tous les matins au petit déjeuner, ai-je dit. Je savais aussi qu’elle était la fille de notre ancêtre révéré Papaloukas, le prêtre et professeur qui était parti à Smyrne pour apprendre la musique byzantine avec le grand maître Nikolaos, et qui, à son retour, avait parcouru l’île d’église en église pour y enseigner le chant liturgique. Theio Panayiotis m’en a appris davantage sur Papalouka. Il était né à Lefkoniko et c’était pendant qu’il aidait à la moisson à Trikomo qu’il avait rencontré une jeune femme appelée Marikkou, venue battre le grain avec son frère Achileas. Il l’avait courtisée et épousée, et s’était installé au village, où il était devenu Doyen de l’Église et une des figures les plus éminentes du village. Quand l’île était devenue un Protectorat britannique en 1878, il était à la tête d’une délégation qui avait rencontré le nouveau gouverneur de Famagusta, le Lieutenant Swaine. Ils lui avaient demandé de l’aide pour nourrir la population dont les récoltes avaient souffert de la sécheresse. Nous avions donc fièrement retracé notre généalogie, en mentionnant surtout ceux qui étaient prêtres ou professeurs comme s ‘il s’agissait de la famille royale. J’aurais voulu qu’il me parle davantage de Kakoullou, de son mari Menoikos Liasis et de leurs six fils, dont l’un était mon arrière-grand-père Dimitris, mais Démosthène a changé de sujet et ils se sont mis à parler affaires. Il était évident qu’une forme d’allégeance les rapprochait en temps de crise ou de besoin. Cela pouvait sembler bizarre que cet homme qui était un pilier de l’église et un propriétaire de restaurant tende ainsi la main à quelqu’un de gauche, laïque, et très probablement athée. Mais il avait demandé à Démosthène de venir l’aider à tenir sa comptabilité et à s’occuper des autorisations de séjour pour les filles qu’il faisait venir de l’île dans la Mer du Milieu. Il se sentait dépassé par toutes ces formalités et voulait que ce soit un homme de confiance qui s’en occupe. Démosthène était comme un koumbaro, avait une bonne éducation pour l’époque, parlait bien l’anglais, et avait l’expérience de la comptabilité. Je ne sais pas lequel avait été au départ de cette allégeance mêlant amitié et affaires. Était-ce Panayiotis qui avait proposé du travail à Démosthène au moment où celui-ci cherchait à quitter l’île dans la Mer du Milieu ? Ou était-ce Démosthène qui avait écrit à Panayiotis au moment où il avait besoin d’aide ? Je ne savais rien des motifs derrière ce voyage. Mais dans les années à venir, j’apprendrais que ce n’était pas la première fois que Démosthène s’en allait sur un coup de tête et que chaque fois Panayiotis avait été là pour l’aider.
Il avait toujours l’air austère et m’intimidait fort, mais quand nous allions à ‘Trikomo House’ le dimanche j’allais retrouver les filles qui bavardaient et s’amusaient dans la cuisine. Là c’était comme si je me retrouvais au village ; elles parlaient toutes le dialecte local et m’appelaient par mon diminutif comme le faisaient les sibylles. Un dimanche, il m’a fait venir de la cuisine. Je me suis dit que peut-être il voulait me réconforter puisqu’il avait appris que je ne m’adaptais pas à ma nouvelle vie. Il voulait me donner une occasion de montrer mes talents d’orateur et d’acteur, talents qu’il devait savoir que je possédais puisqu’il m’avait inscrit dans la descendance de Papaloukas. Lui-même était, disait-on, un digne représentant de cet héritage grâce à sa belle voix de basse qui le destinait à l’Église. Il avait entendu dire que j’avais du talent pour chanter et réciter des poèmes et m’a demandé si je voulais bien les montrer à la tablée. J’ai d’abord voulu chanter une de mes chansons préférées, du film Stella, ‘O minas exei dekatris’, le treizième jour du mois. Il ne s’attendait pas à ce que je propose une chanson d’amour contrarié. « Peut-être quelque chose de plus patriotique ? » J’avais l’impression que des années plutôt que des semaines s’étaient écoulées depuis que nous étions sur cette autre île, et je ne chantais ni ne récitais des poèmes tous les jours à l’école comme quand j’étais sur l’île dans la Mer du Milieu, alors je me sentais un peu rouillé. Il m’a hissé sur une chaise pour que tout le monde puisse me voir pendant que je déclamais à voix haute et claire, en insistant sur des mots comme andreiomeni pour montrer que je pouvais prononcer des mots compliqués que je comprenais à peine. J’ai récité les deux premières strophes de l’Hymne à la Liberté de Dionysios Solomos, jusqu’à Haire, o haire, Eleftheria presque sans reprendre mon souffle et bien conscient de chanter le glaive terrible et la terre et les os des Hellènes morts il y a longtemps se relevant et saluant la liberté. Il a applaudi bien fort en criant bravo bravo et m’a serré contre lui en disant que si je m’entrainais à dire le Pater imon avec autant d’éloquence il me le ferait réciter pendant la liturgie le dimanche suivant. « Oui, theie », avais-je acquiescé, impatient de retourner à la cuisine, mais il m’a fait signe de m’asseoir à côté de lui à la table avec les hommes. Je ne savais que j’allais très vite oublier ce poème de l’écrivain national romantique hellène dans cet environnement nouveau, ni que ce soir-là était peut-être la dernière fois que je le récitais ou chantais. Des décennies plus tard, j’ai trouvé une traduction anglaise par Kipling, une version qui prenait pas mal de liberté, ne parlait pas d’Hellènes et ignorait l’émotion romantique qui coulait dans le grec de Solomos.
We knew thee of old, O, divinely restored, By the klights of thine eyes, And the light of thy Sword. From the graves of our slain, Shall thy valour prevail, As we greet thee again, Hail, Liberty, Hail.
[Nous te savions d’antan, O, divinement relevée, Par la lumière de tes yeux, Par la lumière de ton Épée. De la tombe de nos martyrs, Prévaudra ton Courage, Quand à nouveau nous te saluons, Salut, Liberté, Salut.]
Pendant ce temps-là, Démosthène taquinait son ami religieux de plaisanteries anticléricales. Il racontait l’histoire de l’Anglais qui s’adressait à un prêtre de village en prononçant le ai de ha-ire en diphtongue comme il l’avait appris à Oxford. Le prêtre qui ignorait cette prononciation croyait qu’il le traitait d’âne ga’ire ga’ire dans le dialecte de l’île. L’Anglais était-il bête et le prêtre stupide ? Je ne comprenais pas bien. On versa encore du vin et Démosthène déclara que Solomos, ce poète patriotique, parlait italien avant d’apprendre le grec, et que même le poème qui était devenu l’hymne national grec était en fait inspiré par un grand poète anglais appelé Lordos Vyronas. Je ne comprenais pas de quoi il était question puisqu’ils étaient d’accord tous les deux qu’il fallait se débarrasser du joug colonial. Mais Démosthène se demandait qui serait capable de diriger l’île. Je ne comprenais pas que ce qu’il disait c’était que nos prêtres qui voulaient libérer les Hellènes de Chypre en savaient moins sur l’Hellénisme que nos dirigeants britanniques qui avaient étudié les Classiques. Mon oncle restait austère et inébranlable face à ces piques sur les prêtres et le patriotisme ; il se mit à expliquer que les Européens étaient nos amis et que suite à une plainte de la Grèce devant la Cour des droits de l’homme, elle allait enquêter sur des atteintes aux droits de l’homme par les Britanniques qui tuaient et emprisonnaient des jeunes qui combattaient pour la liberté. J’en avais assez de ces discussions politiques. Je m’étais mis à penser à Katerina. Chaque fois que j’entendais le nom de Dionysios Solomos je pensais à Katerina qui se faufilait comme une rivière, traçant son itinéraire de son appartement donnant sur les murailles vénitiennes, par les douves où elle disparaissait pour reparaître de l’autre côté, passant d’un pas léger à côté de la statue de Solomos qui tournait la tête et la saluait Haire, Haire. J’ai dit que j’allais chercher un verre d’eau et me suis éclipsé à la cuisine, où la conversation était bien plus amusante et où je pouvais parler avec les femmes comme si j’étais chez moi au village. Je me souviens de Georgina, Lola, Loulla, Maroulla, Koula, la femme de mon oncle, sa sœur Kyriakou, et sa fille Niki, toutes rassemblées autour de la table et s’amusant beaucoup à l’idée que j’avais voulu chanter ‘O minas exei dekatris’ à theio Panayiotis. Elles m’ont demandé quelles autres chansons de films je connaissais. J’ai proposé ‘Ti einai afto pou to lene agape’ du film Ombres sous la mer. Je l’avais vu au cinéma Hellas, en plein air, l’été précédent. Après l’avoir vu une fois au cinéma, nous l’avions revu tous les soirs du toit de l’un ou de l’autre, trop loin pour bien suivre les dialogues, que de toute façon la plupart d’entre nous ne comprenions pas puisque c’était en anglais. Nous ne pouvions pas non plus lire les sous-titres. Mais nous connaissions l’histoire et nous expliquions ce qui se passait à ceux qui ne l’avait pas vu. Sophia Loren jouait une courageuse paysanne grecque appelée Phèdre, qui gagnait sa vie en plongeant pour aller chercher des éponges. Un vilain collectionneur anglais, joué par Clifton Webb, la payait pour aller chercher la statue d’un garçon sur un dauphin échouée sur le fond marin après un naufrage, mais elle déjouait ses plans et restituait la statue au gouvernement grec, son propriétaire légitime. Un Américain joué par Alan Ladd tombait amoureux d’elle et l’aidait à sauver la statue. Le rôle de l’Américain suscitait des débats enflammés. Certains acceptaient sans plus qu’il aimait la culture grecque. Les communistes disaient que les Américains étaient tout autant des impérialistes que les Anglais. Les nationalistes trouvaient que le rôle du jeune premier aurait dû revenir à un Grec. Mais pas à Giogos Fountas, me récriais-je. C’est lui qui avait tué Stella, et s’il était jaloux, il allait tuer aussi Phèdre. Mais nous étions tous amoureux de Sophia Loren et quand elle se mettait à chanter en grec et que son visage emplissait l’écran, nous cessions de nous disputer, nous nous levions et nous chantions avec elle, portés par la passion, surtout à la répétition du refrain s’agapo, s’agapo, s’agapo.
***
Je crois que c’est au moment de la manifestation contre Kissinger que Toni Rumbau et sa femme Mariona Masgrau m’ont rendu visite. Ils avaient quitté Copenhague pour rejoindre Lisbonne. Le Danemark avait accordé l’asile politique à Mariona pour échapper aux poursuites pour avoir distribué de la propagande illégale dans l’Espagne de Franco. Maintenant que le Portugal était une démocratie, ils se rendaient à Lisbonne et attendraient la mort de Franco pour rentrer en Espagne. Ils avaient l’intention de créer un théâtre de marionnettes. Elle fabriquerait les marionnettes et lui écrirait les histoires. J’étais en train de lire Le château des destins croisés, d’Italo Calvino, où les personnages racontent leur histoire avec les cartes du Tarot. Toni est allé acheter un jeu de Tarot pour que nous puissions nous raconter des histoires. Il espérait trouver de l’inspiration pour les aventures de son personnage Malic qui allait voyager partout en Méditerranée et dans le monde. Nous nous demandions quelles histoires les cartes racontaient à notre sujet. Mariona voyait Eugenio chevaucher un cheval dans une nudité innocente, illuminé de soleil, alors qu’elle me voyait entouré des ombres trompeuses de la lune, et percevait la figure d’un ermite qui s’avançait avec une lanterne dans l’espoir d’une révélation pour trouver par où aller. Il faudrait que je prenne patience et le moment de la libération viendrait, me disais-je. Depuis la guerre, le village hantait mon imagination. Le monde m’attirait toujours, mais où aller dans le vaste monde ? Peut-être au-delà des Hespérides. Je pouvais bien sûr être pratique et appliqué : terminer ma thèse et aller là où il y aurait un poste universitaire, comme l’espéraient Démosthène et mon directeur de thèse.
En octobre de cette année-là, Lluisa Mari est arrivée de Barcelone. Elle voulait accoucher à Londres pour ne pas devoir déclarer un père sur le certificat de naissance de sa fille, comme ça aurait été le cas dans l’Espagne de Franco. Eugenio et moi l’avons ramenée de l’hôpital londonien à Cardiff où elle est restée un moment avec sa fille. Lluisa nous a nommés parrains même s’il n’était pas question de père. Nous avons inventé un rituel et avons baigné la petite dans un grand plat en céramique que j’avais dans ma chambre. Je leur ai dit que dans mon île le parrain devait laver les langes pendant au moins trois jours pour sceller son engagement, et nous l’avons fait. Nous sommes ainsi devenus koumbaroi. Lluisa est retournée à Barcelone et quelques semaines plus tard, en novembre, Franco a fini par mourir.
Peu après, Eugenio a décidé d’aller voir comment ça se passait à Barcelone. La ville débordait de vie nouvelle. Il est parti en donnant à peu près un jour de préavis et en laissant, comme d’habitude, une ribambelle d’engagements non tenus, me laissant répondre comme je pouvais aux gens qui le cherchaient. Le lendemain quelqu’un est venu s’enquérir de lui, un violon dans une main et une raquette de squash dans l’autre. Je lui ai dit qu’il était parti à Barcelone la veille. Il m’a regardé d’un air incrédule. « Mais nous avions convenu de jouer au squash à la Students’ Union il y a trois jours. » « C’est un Canari impétueux, ai-je répondu. Si la porte de la cage reste ouverte, il s’envole. Et lui vient de Gran Canaria. » « Vous les connaissez bien, vous, les Canaris ? Vous en êtes un ? » « Non, moi, je suis d’une autre île dans la Mer du Milieu. C’est triste, mais là-bas, ils mangent les oiseaux chanteurs. Je n’y vis plus depuis des années. Et vous, de quelle île venez-vous ? », ai-je demandé, car j’avais perçu à son intonation qu’il venait de la Caraïbe. « Du Guyana, dit-il, et ce n’est pas une île. » « vous n’êtes pas de la Caraïbe ? » Si, je suis Caribéen d’Amérique du Sud. » J’ai essayé de lui faire expliquer comment la Caraïbe se retrouvait en Amérique du Sud, mais lui voulait juste jouer au squash. « Je ne peux pas vous aider. Je n’y ai jamais joué. » « Et quand Eugenio va-t-il revenir ? » « Probablement la semaine prochaine, mais peut-être jamais. On ne sait jamais avec les Canaris. Ils ne retrouvent pas toujours leur chemin. » Il ne savait que penser, étais-je sérieux ? Est-ce que je le menais en bateau ? En fait, je faisais juste de l’humour facile, impatient de devoir sans cesse expliquer les décisions imprévisibles d’Eugenio à des amis et des amantes qui espéraient le trouver. Mais j’étais curieux moi aussi. Je n’avais jamais rencontré de Guyanais. J’ai posé une question sur son violon et ainsi appris qu’il étudiait au département de musique, mais il n’avait pas envie de poursuivre la conversation. Il paraissait agacé, peut-être par les remarques frivoles ou parce qu’Eugenio lui avait posé un lapin ou parce qu’il avait envie de jouer au squash.
Il s’est avéré que j’avais raison quand j’ai dit qu’Eugenio ne reviendrait peut-être pas. Ses décisions avaient toujours été imprévisibles. J’ai reçu une carte postale où il me disait qu’il ne reviendrait pas. Je n’étais pas vraiment surpris, même si j’étais sans voix devant la soudaineté et l’irrévocabilité de la décision. Il avait rejoint nos amis Toni et Mariona et ils avaient fondé une troupe de théâtre de marionnettes appelée ‘La Fanfarra’. Ils avaient beaucoup de succès dans les rues de Barcelone et étaient fort demandés. Il avait décidé que sa vocation était d’être titiritero – une sorte de karagkiozliki catalan, me disais-je. Il allait écrire à l’université pour signaler qu’il mettait fin à ses études. Il me demandait d’empaqueter ses affaires et de les garder jusqu’à ce qu’il puisse venir les chercher. Je pouvais garder son sommier et son matelas si je voulais. Il savait que j’en avais toujours eu envie. C’était un immense matelas sur un sommier en bois près du sol, comme un radeau sur une mare d’eau sale qui serait le tapis bleu-gris tout usé et maculé de taches de vin et de café. Quand nous nous sommes appelés au téléphone, j’ai pris un ton paternaliste pour lui reprocher l’abandon de ses études, comme si j’étais un frère aîné qui essayait de lui faire comprendre son erreur. J’étais plus âgé de quelques années et un assistant. Je lui avais déjà donné des séminaires alors je lui parlais comme un enseignant. « Tu seras diplômé dans un an et demi. Pourquoi ne termines-tu pas et tu pourras partir après ? » Peine perdue. C’était le moment, il ne pouvait pas le rater. Il avait pris sa décision et il était sûr que c’était la bonne. J’étais secrètement envieux de l’audace effrontée dans cette expression de liberté et d’indépendance. J’essayais de ne pas le montrer. Milia m’avait enseigné à faire attention à l’envie des autres et à ne pas permettre que mon envie touche ceux que j’aime. Alors je lui ai souhaité le meilleur. Mashallah ai-je dit pour conjurer le mauvais sort et pour me mettre du bon côté avec le divin, comme me l’avait appris Milia. J’ai scellé le pacte du signe de croix de droite à gauche à la façon orthodoxe. Milia disait toujours « si tu te signes en invoquant Allah, tu es protégé côté chrétien et côté musulman ». Elle avait appris ça de parents dans le village d’Ayios Sozomenos, où Chrétiens et Musulmans se côtoyaient. Je ne voulais pas jeter un regard d’envie sur mon ami. J’attendrais le moment opportun pour suivre l’appel quand il se ferait entendre en moi. Ce sont des choses qui arrivent quand on ne s’y attend pas, me disais-je, j’essayais donc de ne pas l’attendre. Mais j’étais très sensible à la moindre suggestion.
Quelques semaines plus tard, je crois que c’était toujours l’hiver, des étudiants hellènes m’ont soudain contacté à la Student Union. J’étais fort surpris – je ne savais pas d’où ils sortaient – et inquiet de la façon dont j’allais m’en tirer en grec. Leur débit était rapide et fluide, ponctué de re malaka. Moi je parlais à l’occasion le grec chypriote dans les cuisines de Bristol, me rappelais des chants et des prières du temps où gamin je me produisais à l’église, et j’avais quelques notions de grec classique que m’avait inculquées Mr Sykes, mon professeur de latin en 6e année. Il m’avait dit, « puisque tu es hellène et que tu veux étudier la littérature à l’université, tu devrais apprendre à lire Platon et Homère dans leur langue ». Mais je n’avais entendu parler kalamaristika – comme nous disions sur l’île – que dans les films que je regardais enfant. En fait, eux ne s’intéressaient guère à ma façon de parler. Mike, de l’IMG, leur avait dit que j’étais un Hellène aux idées progressistes qui parlait anglais comme si c’était ma langue maternelle. L’un d’eux se rappelait m’avoir vu embrasser un prêtre à la manifestation contre Kissinger. Ils voulaient que je rejoigne le conseil d’administration de l’Hellenic Society. Ma maîtrise de l’anglais me permettrait de les représenter à la Student Union. J’hésitais. Encore une distraction. Je n’allais jamais finir cette thèse, ni quitter cette île dans la mer du nord, me disais-je. Mais leur énergie était contagieuse et j’aimais bien l’idée de devenir une sorte de dragoman, de truchement et d’apprendre à imiter leur rhétorique et leur façon de parler. Je pourrais toujours parler à Elengou si je la revoyais, mais il me faudrait lire Gramsci en grec pour débattre avec ces camarades. Avant de m’en être bien rendu compte, je me suis retrouvé entraîné dans un maelstrom d’activités – à débattre interminablement de positions politiques, cuisiner, manger, danser, chanter. La plupart n’étaient là que pour un an ; ils terminaient leur Master avant de retourner en Grèce. Vassilis, un fervent partisan du parti communiste, mais un peu fêlé, tout à fait charmant, très beau gosse avec de longs cheveux de rock-star, avait acheté une Land Rover qu’il avait l’intention de ramener à Athènes. Ils étaient quatre et il y avait place pour un cinquième. « Viens avec nous, re malaka. Tu peux loger chez mes vieux tout l’été. Tu aimes la poésie et nous arriverons à temps pour écouter Ritsos réciter ses poèmes au festival du Parti communiste. » J’ai dit que j’allais y réfléchir. J’y ai réfléchi. C’était tout réfléchi. Quelques jours plus tard, je leur ai dit que je les accompagnais. Et je ne reviendrai pas, ai-je ajouté. Je vais me trouver du travail là-bas. Vassilis m’a regardé avec étonnement et admiration pour ma détermination. Il m’a dit de n’emporter que le strict nécessaire. J’ai pris un sac à dos avec mes vêtements, une boîte où j’avais rangé des fiches de références pour ma thèse, une machine à écrire et quelques livres et microsillons. Le matelas-radeau que j’avais hérité d’Eugenio entrait tout juste à l’arrière de la voiture pour nous y installer à trois. Le reste, je l’ai laissé dans le garage de Démosthène. Il était abasourdi par ma décision soudaine, comme d’ailleurs aussi mon directeur de thèse. Si je ne déposais pas de thèse, je devrais rembourser ma bourse. « Pas de souci. La thèse est toute prête dans ma tête. » « Il nous la faut tapée sur papier A4, pas juste dans ta tête. » « Je l’aurais écrite d’ici un an », ai-je affirmé avec aplomb sous son regard incrédule. Je me suis assis à l’arrière de la voiture et j’ai regardé la route qui filait derrière nous, comme je le faisais enfant quand j’étais assis sur un char à bœufs qui nous emmenait vers les champs de pommes de terre près de la mer. J’allais bientôt aussi traverser la mer et revoir Elengou, pensais-je. Mais peu après mon arrivée à Athènes, j’ai appris qu’elle était morte un peu après son quatre-vingt-troisième anniversaire. Je ne l’ai jamais revue, mais sa voix continue de m’accompagner.
Je ne suis jamais retourné vivre sur l’île dans la mer du nord, et j’allais passer des années en une autre Odyssée dans les Amériques avant de retourner sur l’île dans la Mer du Milieu. Et il faudrait encore bien des années pour que j’aille revoir Trikomo, que ses nouveaux habitants appelaient Yeni Iskele. Au printemps de 2003, le 23 avril, deux jours avant le 29e anniversaire de la révolution des œillets, les checkpoints sur la ligne qui divisait l’île ont été ouverts pour la première fois. Personne ne savait pour combien de temps, ni si cette ouverture présageait une réunification. Des milliers de personnes sont passés du sud au nord et du nord au sud. Je n’ai jamais pu croire qu’Elengou était morte. Elle était devenue toute petite et invisible comme la sibylle de Cumes. Je l’entends me parler quand elle caresse les feuilles de mes plantes de basilic lorsque je les arrose. Elle chante et me raconte des histoires. Parfois elle me parle des quatre femmes de Trikomo en distiques rimés. Elle s’arrête après le premier vers « Tessiris Trikomitisses mes sto stenon me kopsan » et elle attend de voir si je me souviens du second. Je me demande si elle va me rappeler le vers manquant quand j’arriverai à sa maison à Trikomo. Sa maison sera-t-elle encore là ?
Demeure
Nunc fluens facit tempus, nunc stans facit aeternitateum
Boethius
Un coq chante Le matin avance doucement Un néflier Se presse de secouer Ses fruits une lourde rosée
Calme de midi Un bourdonnement inquiet Une attente de nectar Rien que le bourdon
Silence le guetteur Du temps bariolé, D’un tour de main Libère des papillons jaunes
La cour à la charmille de pierre Murmure nunc fluens nunc stans Grince et secoue Dans un tremblement d’ailes Un murmure d’étourneaux Sillonne l’air
Cloches des Vêpres Soir en deuil Dans la lumière endormie Soudain Un chien aboie
Des milliers d’yeux Au ciel brillent sur La nuit qui cascade Dans la vallée Un âne brait.
(Lefkara, 2016)
Rêve de notes de terrain
Comme tu aimes la terre brûlée j’ai fait de mon cœur une terre brûlée que la Déesse des Ténèbres qui vit parmi les morts puisse toujours y danser
Ramprasad Sen
Ici nous te faisons place. La lune agite les nuages et moi je prends des notes dans la lumière pâle. Est-ce que j’écris ma passion comme j’imagine la tienne ? Je nettoie la page l’efface avec du colorant et j’allume le camphre. Ce lieu est-il sacré ? Ma plume ouvre comme ta machette divise Le temps, la noix de coco, le coq, la chèvre, nous. Mais le feu brûle encore et Cris et bêlements parviennent par les interstices. Me faut-il aussi apporter de l’eau pour apaiser la fureur de ton histoire et de la mienne ? Que l’eau coule. L’eau avec du neem et du safran adoucit l’encre Démêle les tournures ampoulées Ta langue comme une page blanche Est purifiée par le feu du camphre avant de me parler Ainsi ensemble nous pouvons réécrire nos morts Notre chair se tord et se dissout dans les eaux boueuses. Nous nous reformons réimaginons. Cette nuit est rouge et noire. À l’aube nous nous baignons dans l’eau du fossé Demain de nouveaux esprits apparaissent dans la lumière, brûlants, brillants. Stephanides demande : si tu es la mayin Donnes-tu corps par le rêve à ces notes de terrain ?
(Berbice, Guyana, années 1980)
Lune sur le champ de cannes I
Une lune pleine sur le champ de cannes baratte les nuages les ciels, le toit du temple, fracture Dans mon hamac je rumine des visions J’ai exclu le sel et la viande pour laisser entrer les rêves Noirs bleus reptiliens simiesques Odorants spongieux bruns humides Si je t’imite dans la vénération Mes dieux redeviendront-ils mouillés et vibrants de chaleur Mes pieds nus touchent la terre peau endurcie et assombrie Mamoo dit Dionysos sur la panthère est un frère de Durga Le temple est ton cœur Les voix de la mère et des frères me disent partout où tu iras tu l’emporteras avec toi Les contours de la chèvre et du coq sont fracturés tandis que la pluie nettoie le sang pour que prospère le sang nouveau alors que l’observateur de lune monte entre lune nouvelle et lune débordante
Nous parlerons d’un nouveau feu et d’une histoire nouvelle avant que la lune ne devienne à nouveau sombre
(Berbice, Guyana, années 1980)
Lune sur le champ de cannes II : le ciel du cœur
Tu es le matériau premier (praktri) de tout, te manifeste dans la triade, des fils qui se nouent, La nuit de la destruction, la grande nuit, et la nuit terrible de l’illusion.
Tiré de Devi-Mahatmya
Pleine lune sur champ de cannes qui baratte des nuages rouges Esprit des morts laissant leur linceul Remuant de la passion morte dans la nuit noire Observateur de lune dans sa lueur pâle
Homme brun brisé par le temps dénude la machette Mène la chèvre bêlante au sacrifice Machette d’acier brillant dans la nuit noire Tes yeux en feu observe la nuit rouge
Esprit vibrant cherche le feu Cœur du fidèle cherche le ciel Furie des morts déchirant leur linceul Ballots de linceul lavés dans ton feu
O Grande Kali, ma douleur devient ta victoire Ciel du Cœur Laurier au bord du fleuve Qui m’observe à jamais
(Berbice, Guyana, années 1980)
Le lotus des marais
C’est pour toi, bhai. Frère Stef
Vénère-là en secret que nul ne sache Quel est ton gain d’images en métal, pierre ou terre ? Fabrique ses images dans la matière de l’esprit Et place-là sur le trône-lotus de ton cœur.
Ramprasad Sen
me débattant dans mon chagrin incertain furieux et impatient contre le monde sans savoir si victime d’un choix ou du destin
je me demande si je suis condamné à brûler dans le déchirement du crépuscule tandis que j’erre misérable marchant de par le monde cherchant forme pour ma passion
un jour révolutionnaire un jour rasta un jour mystique un jour personne aujourd’hui perdu
mais je te célèbre encore bhai toi dont les ancêtres pions d’un rêve de planteur tombèrent des entrailles d’un navire dans l’arrière-cour de cet étrange pays où au coucher du soleil tes enfants ramènent encore les chèvres le long du canal et toi mon frère le dos brûlé dans le champ de cannes le cœur serré par l’histoire reste inflexible dans la mémoire de toi-même fermement enraciné dans l’univers tel une étoile tu t’abandonnes à la Mère du Temps qui transforme la sueur de ton front en lait parfumé et te fait fleurir comme un lotus sur ces marécages
et ceux qui cherchent ta sagesse par-delà la mort oncles et tantes frères et sœurs fils et filles font ce que je fais viennent à toi avec des guirlandes de jasmin et d’hibiscus quand tu touches de cendre ton front tourmenté
(Berbice & Washington D.C., 1988)
Sacrifice
Pour toi, ma sœur, Frère Stef
assoiffé d’espoir neuf je remue des cendres laissées par le temps et je te vois ma Sœur m’apparaître en vision le bras nus oints de safran les mains ensanglantées écorchant la chèvre morte distendant la peau du cœur antique tambour battant à jamais la vie nouvelle trophée d’un jour nouveau et moi j’écris des mots à la fois bourreau levant la machette et chèvre éperdue parfois chair cherchant l’esprit ou esprit cherchant la chair je te regarde au pays des vivants qui écarte la peau de mon cœur
(Berbice & Washington D. C., 1988)
Deux blaireaux vus en Ligurie
faccia a faccia
Stupéfaits en arrivant sur eux Nous les avons vu trotter dans la nuit S’en aller gaiement leur chemin Bien habillés de leurs manteaux de fourrure Nous deux ne bougions pas sur le sentier En manteaux de cuir et chapeaux en laine. Ils se sont arrêtés Nous ont regardés Nous les avons regardés Et sans un mot Ils ont tourné les talons Et disparu sans laisser de trace Nous laissant debout Au pied des escaliers À nous demander ! Que pouvaient-ils bien faire ? Et au milieu des escaliers !
Le soir suivant au dîner En manteau et cravate À la villa dans les pins Nous avons déclaré sirotant notre vin : Il y avait deux blaireaux Au milieu des escaliers Il y avait deux blaireaux !
(Bogliasco, Ligurie, 2009)
Cartes postales de Chypre (made in India)
Il était une fois Il y aura une île Il y a très longtemps
Les mots sont en deuil de leur sens Dans leur désir de si longtemps Célébrer leur nostos En un détour de ce qui pourrait être Dans tout ce qui aurait-pu-être En un regard qui trahit une autre vie Dans l’œil insomniaque de la pieuvre Avec des yeux comme des livres ouverts sur le devenir
Ou l’écholocalisation des chauve-souris Dans l’instant où s’entend Le silence des sirènes Qui menace d’effacer les bords de l’imagination Et ainsi parle un chœur de poètes Niki me dit les larmes amères de cet homme Qui a regardé Google Earth et a vu le caroubier où il laissait le tracteur gamin de huit ans et courait d’abord au buisson de lentisque puis dans la mer pour ne pas se brûler les pieds
Je salue une amie au loin Anandana la bien-heureuse, Qui m’envoie des visions d’une terre île Broutée et brillante de mer Ombres sombres et suaves Qu’elle encadre en cartes postales (made in India) Recueillant la lumière tamisée D’un côté ou de l’autre De frontières embarbelées et de pare-brise
Traduction phosphorique Épaissie dans une lumière aveuglée Réfléchissant à Theoria Qui devient Darshan La langue vouée à la chute Sauvant l’apparence de son être Comme la terre qui jaunit Précipitant sa sensualité Vers l’éclat lointain du bleu Berçant la sérénité de l’oubli Est-ce la via negativa ? La mer est encore une question Comme la chute des oranges Cascadant vers la mort En transe comme des derviches tourneurs Scellée dans Et seulement par Une thanatographie de voir Quelle joie Pour toujours à jamais
Quelles apparitions Déesses assiégées Et autres créatures étranges As-tu glanées en chemin ? Une pléthore de revenantes d’Aphrodite Abandonnées par la mer, desséchées, Grises et pétrifiées Chacune avec son prix Compte soigneusement ton argent Treize livres cinquante pour être exact Certaines en bois verni Des mannequins debout en sous-vêtements Souvenirs de révélation mais Sans iris même pour déceler les frontières Et il y en a même un sans tête Pour regarder au-delà De la poubelle municipale barrant le passage Et voyez-vous ça – la revoici Réincarnée sous une poudre poisseuse Trop gluante pour les vieux fatigués Qui se réfugient dans la pénombre Et cherchent avec moi la lumière des jeux Où se cousent des destins de fines mailles Patiemment éternellement À la recherche de prémonitions Dans les yeux sombres et opaques de marc de Girne
Kyrie eleison ! Il y a du nouveau ? Pourriez-vous demander. Ça suffit les dentelles et les cafés On se bouge on se bouge Les migrations sont dans notre ADN Nous sommes tous des grives C’est pour ça qu’on les mange Regarde la jeune femme de l’Orient Qui tend un doigt À saisir par la main de nos filles Les migrations nous parlent Comme le parfum hiératique de tulsi Ramené du voyage en Inde de notre Sainte Mère Hélène Traduit en basilicum sanctifié ! Assez de tribut ! Il n’y a jamais assez de tribut ! Prenez garde aux prédateurs ! Où sont partis tous les chameaux ? La nation toute entière a-t-elle émigré, ou Été déportée, envoyée en exil ? Ou simplement hachée menu et dégustée avec du vin rouge en pastourma ?
Et la Liberté ?
Quo vadis ? Suivez les signes comme la femme en shalwar kammez Qui parcourt les rues de notre ville Vers un monument veillé par un spectre Tandis que pas trop loin Qui s’étend dans le territoire de qui ? Quels monstres sommeillent dans les ruines ? Sont-ils devenus trop paresseux pour Même se bouger ? Et pourquoi ne s’envolent-ils pas Par-delà les plaines et les mers Laissant le Minaret et le Cyprès se dresser vers le ciel Enclos et liés dans la réconciliation par les barbelés et Petromin Nous laissant tranquilles (peut-être en paix) à trouver notre paradis Dans des communautés perdues Et les fleurs sauvages sur la colline Ou juste rester là parmi Ces maisons qui se bousculent dans leur ruine Se poussent dans des jeux de gamins Guettent leurs mouvements pour s’écrouler et renaître ?
(Mais s’il vous plaît, ne me dites plus que je suis moi aussi Un Prédateur et un Parasite d’images et de mots ! Pas d’insulte ! Je suis un ϑεωρός de l’île.)
’Αληθη διηγήματα – une histoire vraie – par Stephanos D. Stephanides, αδροπος τουΤρικομου, qui écrit en anglais, tel son mentor, le Syrien Lucianos de Samosata, qui écrivait en grec ; Lucianos avait constaté que les philosophes professionnels ne s’encombraient guère du souci de la vérité, ou comme il l’écrivait
Mais je suis un menteur plus honnête, puisque je vous dis là maintenant que je n’ai aucune intention de vous dire la vérité, suivant le conseil de mon mentor, qui disait […] κάν εν ράρ
Je vous le confesse, je me méfie des mots, surtout au milieu de l’après-midi. Ou peut-être devrais-je dire je professe et non je confesse. Je suis un professeur pas un confesseur puisque ma façon de vivre n’a en rien été un témoignage de foi chrétienne et que je n’ai aucun espoir de trouver le salut en tant que martyr comme mon saint patron. Je ne fais que professer l’art et l’agencement et le sens des mots mais les mots me donnent souvent le vertige et j’aspire au silence. Si j’étais dentiste je me lasserais de regarder des caries toute le journée. Si nous étions en plein été, je sombrerais dans le sommeil – peut-être sous les pales d’un ventilateur ou sur une couverture parmi les eucalyptus près de la mer – et je pénétrerais dans un monde de mythes et de symboles et tous les mots s’évaporeraient dans le bourdonnement des insectes et le battement des vagues. Mais nous ne sommes pas en août. Nous sommes une après-midi de février et ce sont bientôt mes « heures de permanence » et je vais ouvrir la porte à un cortège hétéroclite d’étudiants qui vont m’assourdir de la cacophonie de leurs plaintes à propos de leurs résultats de janvier et de leurs questions sur les examens de fin d’année. « Kyrie, qu’est-ce qui n’allait pas ? » J’inspire profondément avant de répondre. J’ai une longue expérience quand il s’agit d’avancer masqué lorsque c’est nécessaire. Mon objectif était de les faire sortit au plus vite. Je me suis retenu de leur expliquer que leur style était plat, leurs idées banales et que c’était un effet de ma grande générosité s’ils avaient quand même obtenu une note passable. Non, j’ai arboré un léger sourire pour cacher mon impatience et je leur ai parlé gentiment sur un ton encourageant, leur ai recommandé d’autres lectures et exprimé ma certitude qu’ils pouvaient réussir brillamment tout en les poussant vers la porte pendant que l’autre moitié de mon cerveau s’occupe de parcourir et effacer des courriels dans un mépris pompeux et professoral pour tout qui viendrait me faire perdre mon temps et m’empêcher de rêver en silence.
Les mots sortent du silence et y retournent. Je vais écrire ça sur ma porte. Il faut que je m’en aille. Comme toujours, je néglige des demandes urgentes de l’Administration, je les confine au bas de la pile jusqu’au dernier moment. Jusqu’à ce que je reçoive un rappel personnel intitulé « Dernier avertissement », qui est une façon de me faire savoir que si je ne remplis pas toutes les petites cases pour indiquer combien de pages de mes mots ont été publiées ces trois dernières années, chez quel éditeur, qui m’a cité etc. etc. je n’aurai droit ni à une bourse de recherche ni à un assistant ni au financement de ma prochaine recherche anthropologique de terrain au Bengale ou au Rajasthan. Il me reste un jour, donc je décide de remettre la réponse au lendemain. Je vais encore lire un courriel et puis fermer boutique. Je lis d’abord la ligne sujet :
ADROPE MOU
Je m’arrête dans un mélange d’étonnement et à vrai dire d’un peu de nostalgie à entendre le mot « adropos ». Mais ma première réaction était l’étonnement. Ces derniers temps, je suis devenu assez sourcilleux sur la façon dont on s’adresse à moi. Quand j’étais jeune, les gens me hélaient de bien des manières et ça m’était égal. En fait, j’aimais observer comment ils négociaient l’espace qui nous séparait, s’ils disaient Re File, Mastre, Syntrofe, Bro’, Mate, Buddy, Dude. Quand j’étais jeune enseignant au Guyana, j’étais ravi (et me disais que j’étais vachement cool) quand mes étudiants – qui étaient tous I-dren ou Sis-tren à dreadlocks – me hélaient dans la rue avec un sonore « Hail Doc ! » ou « Hail Prof ! » et que je leur répondais « Hail my yout’ ». Quand j’étais à Athènes, j’ai déployé des merveilles de tolérance quand les copains m’appelaient re malaka plus de cent fois sur une brève conversation. Ça me plaisait ce sentiment de solidarité, que nous étions tous des malakes, des camarades. C’était l’âge d’or de la jeunesse. Une époque où je pouvais dormir n’importe où – lit, sofa, parquet, champ. Je pouvais étaler mon sac de couchage sur des cailloux au milieu d’une oliveraie et sombrer dans un profond sommeil. Aujourd’hui je peux dormir que sur le côté droit d’un matelas en latex avec ma femme sur le côté gauche. Les gens m’appellent Kyrie ou Professor ou Kyrie Professor ou Kyrie Stephane, quand je suis en Inde je deviens Professor Sahib et quand je suis à Istanbul, je suis Hocam, même si je suis un infidèle. Je m’attends à ce qu’on n’utilise pas la forme familière sans m’en avoir demandé la permission, et seuls quelques privilégiés ont le droit de m’appeler Stephane mou, et ceux-là en savent le prix. Si un collègue américain écrit « Dear Stephanos » pour démontrer sa cordialité collégiale, à la mode étatsunienne, je m’attends à ce qu’ils ajoutent entre parenthèses « (si je peux me permettre) ». Et il n’y a probablement plus que deux ou trois personnes en vie qui m’appellent encore Stefoulli. Une d’elles est la vieille Maritsou – la voisine de ma grand-mère à Trikomo. Je la vois au mieux une fois par an aux réunions de l’association des réfugiés de Trikomo. C’est sans doute la seule qui me dit encore Yioka mou Stefoulli en me pinçant les joues et me couvrant de baisers en disant « ta grand-mère serait fière de voir que tu es devenu un adropos mes stin koinonia » – un honnête homme dans la société. Un instant je me souviens avec tendresse du petit garçon appelé Stefoulli. La pointe de nostalgie s’attarde un peu et pendant quelques heures je me sens léger comme un gamin, mais l’impression se dissipe dès que je pénètre sur le campus et retrouve mon identité maussade. Alors n’allez pas me donner du re koumbare (sauf si vous êtes né avant 1960 et de préférence à Trikomo). Hier quand le caissier de la station-service m’a interpellé sur ce mode, j’ai eu le plus grand mal à ne pas répliquer « Je ne me souviens pas vous avoir déjà rencontré, et encore moins avoir baptisé votre enfant. »
Or voilà que m’arrive un message d’un parfait étranger appelé Peter Eramian qui m’appelle Adrope mou.
Était-ce un compliment ou une provocation ? J’ai continué à lire et me suis aperçu que j’avais été un peu rapide à m’indigner. Le corps du message était tout à fait courtois et m’invitait sur la recommandation d’une collègue à participer à un projet universitaire sur l’étude d’adropos. Mon étonnement initial est devenu perplexité. Qui diable pouvait s’imaginer que j’avais quoi que ce soit à dire sur adropos ? Pourquoi quiconque m’aurait-il recommandé ? Je sais que j’ai la mauvaise habitude de prendre la parole quand je ferais mieux de me taire et que je me retrouve ainsi pris au piège de situations où je ne veux absolument rien faire, ce qui m’amène à dépenser une précieuse énergie à m’en dépêtrer. Je me suis soudain rappelé l’Institut d’Études de Genre. Peut-être que c’était là que travaillait mon Arménien. J’avais apporté un sérieux soutien à la création de l’Institut quand il en avait été question à la Commission de planification universitaire, mais j’avais sans doute exhibé assez stupidement combien j’étais politiquement correct en ajoutant que je pourrais participer à un module sur la Construction de la masculinité sur l’île. Je me disais que mes paroles imprudentes tomberaient dans l’oubli dès la fin de la réunion, mais voilà qu’elles me rattrapaient. J’ai décidé d’appeler le Directeur de l’Institut pour trouver une façon élégante de m’en sortir. Je m’en tirerais avec quelques flatteries : j’avais admiré leur critique pertinente de la façon dont des séries télévisées en vernaculaire restauraient l’humiliation patriarcale des femmes en leur retirant le nom et le statut d’adropos. Après, je leur dirais de poursuivre sur cette voie et que je les rejoindrais plus tard etc. etc. Comme d’habitude, j’avais agi trop vite. J’ai parlé à l’administratrice de l’Institut qui m’a dit qu’elle n’avait jamais entendu parler d’un Peter Eramian, qu’il ne faisait pas partie de leur personnel et que personne à l’Institut ne m’avait envoyé de message. Mais qu’ils étaient très heureux de l’intérêt que je leur portais etc. Et que le Directeur allait m’appeler pour concrétiser notre collaboration. J’aurais mieux fait de m’abstenir. J’essaie de résoudre un problème et j’en crée deux. J’avais sur les bras l’Institut d’Études de Genre et le mystérieux Eramian. Les commissions et les projets, c’est comme l’hydre de Lerne. Vous lui coupez une tête et il en repousse deux. Où sont les héros ? N’y a-t-il pas un Hercule pour nous en débarrasser ? Faut-il que je les affronte jusqu’à la retraite ?
J’ai décidé que j’allais expliquer à Eramian que j’étais certes anthropologue mais pas pour autant adropologue ; néanmoins, son projet était admirable et ambitieux bla bla bla et je trouverais un collègue mieux à même de le seconder. Là je me dis que la dernière proposition, c’est une mauvaise idée. J’essayais de me débarrasser de la patate chaude mais je ne voyais personne que je pourrais convaincre de s’impliquer. Il n’y a qu’un autre adropos indigène dans notre département et il était en année sabbatique. La plupart des autres étaient des kalamarades avec des noms se terminant en « –opoulos ». Si des Opouloi s’en occupaient, il faudrait qu’ils trouvent des informateurs locaux sensibles aux nuances du vernaculaire. Là vous pouvez bien poser la question de comment il se fait que la population locale soit ainsi en minorité, et n’est-ce pas une source d’inquiétude ? Ont-ils réussi le rite de passage d’anthropos à adropos ?
Un jour un agent de police est venu me trouver au bureau pour une amende suite à un stationnement sur une double ligne jaune, deux roues sur le trottoir devant un Starbuck’s où je m’étais arrêté un matin pour prendre un double expresso histoire de me réveiller avant le premier cours. L’agent semblait moins concerné par ce qu’il appelait mon ‘délit mineur’ d’avoir obstrué le trafic de l’heure de pointe (après c’était juste de l’adropino) que par le fait que tout le monde dans le corridor parlait soit kalamaristika soit englizika. J’ai fait de mon mieux pour restaurer les apparences. Je l’ai assuré que nous recrutions dans l’intérêt de la science et de la méritocratie universitaire et que tout notre personnel avait réussi le test prouvant qu’ils pouvaient s’exprimer comme des adropoi avant d’être confirmés dans leur poste. Nous vérifiions que leur ouïe et leur base d’articulation pouvaient distinguer les valeurs phonétiques des consonnes jumelées, voisées ou sourdes, fricatives inter-dentales et surtout palatales. Je lui ai expliqué la technique de la palatographie. Comment nous plaçons un mélange d’huile d’olive et de charbon de bois sur le palais et leur demandons de prononcer certains mots, puis que nous photographions le palais pour repérer le mouvement de la langue. L’agent en restait bouche bée. Je ne lui ai pas dit toute la vérité évidemment. Je ne voulais pas laver notre linge sale en public. Le projet avait lamentablement échoué le jour où une candidate, stressée, avait perdu les pédales avec des conséquences désastreuses. L’examinateur a éclaté de rire quand elle a articulé « Chat va mal » et « Che beux santé ». Elle est sortie en pleurs et a introduit une plainte. La candidate suivante a refusé de passer le test : elle était une femme, athénienne de surcroît et ne voyait nulle raison de devenir adropos ou de jamais dire shasharo ou shoujouko. Alors aujourd’hui, sur conseil juridique d’une médiatrice gouvernementale sur la protection des données, le service des Ressources humaines garde secrets les résultats de l’expérience. En fait la palatographie était un cheval de Troie introduit dans l’université par les Opouloi eux-mêmes. Certains affirment que c’était une façon de s’infiltrer te de coloniser les populations indigènes. Mais pour se défendre les Opouloi déclarent que le seul objectif était la connaissance scientifique. J’essaie de rester impartial et de ne rien dire quand le sujet est abordé. Quoi qu’il en soit, je ne parle pas de cette affaire, histoire de ne pas attiser de controverse inutile sur ma complicité coupable quand j’ai ouvert la porte à ce cheval de Troie. Non seulement tout l’équipement a été amené en ma présence mais j’ai singé l’autorisation de paiement. D’aucuns disent que c’est par paresse que j’ai laissé les Opouloi s’installer dans le département. Les Opouloi peuvent parler pendant des heures aux réunions de commissions ou du Conseil d’administration, me laissant libre de rêver parmi les eucalyptus devant mon bureau, à convoquer des mots ou à essayer de les oublier. Ou qui sait ce que je pouvais fabriquer ? D’autres avancent que le motif de mon action était l’envie et que ça m’amusait de leur remplir la bouche de charbon de bois et d’huile d’olive sous prétexte d’expérience scientifique alors que j’aurais pu l’éviter en utilisant un électro-palatographe. Les opinions étaient partagées quant à savoir si mes motivations étaient académiques ou politiques, mais de toutes façons, j’étais accusé de Misadropy.
Je sais qu’il y a un fond de vérité dans toutes ces rumeurs, même si elles sont teintées d’hyperbole. Le remords s’installe. Je me mets à chercher des façons de me racheter et de rétablir mon statut d’adropos. Alors je me suis demander si nous ne pourrions pas reterritorialiser l’étude scientifique d’adropos dans notre école et peut-être la rebaptiser : au lieu de « Anthropistikes Epistemes », ce serait « Adropistikes Epistemes ». Ma motivation pour la recherche renaît. Toute la nuit des pensées me traversent l’esprit sur cette nouvelle entreprise. Nous pourrions vendre le palatographe à un magasin d’éléphants blancs et faire des expériences en laryngographie à la place. Le mystère d’adropos résidant dans la vibration des cordes vocales. Si nous pouvons établir la stimulation émotive ressentie par adropos à l’écoute de la transition glottale voisée, nous pourrons constituer une ‘Communauté affective d’Adropos’. Une fois les sujets identifiés, nous pouvons étudier leur habitat, leurs habitudes alimentaires, leurs rituels et croyances, leur système de parenté, leurs divinités, leurs schémas de migration et de sédentarisation, et quelles relations affectives ils entretiennent avec d’autres communautés. Il fallait que je mette au point ma nouvelle théorie et méthodologie pour étudier adropos. J’ai passé la semaine suivante à pomper des idées chez tous les Opouloi du département qui s’y connaissaient en Théorie. L’un recommandait une approche en terme de créature en notre époque de post-humanisme. Pense à la Métamorphose de Kafka, m’a-t-il dit. Un autre me conseillait de méditer sur la compresser spatio-temporelle des ophiolites du du massif des Troodos afin d’apprécier le temps profond et d’envisager adropos dans un avenir de développement durable. Il y avait aussi un partisan de l’action sociale. Lui, c’était un filadropiste qui voulait « embrasser » tous les adropoi affectés par la crise économique.
Dans mon enthousiasme, je n’avais pas pris la peine de rencontrer Eramian avant de lui répondre. Cela pouvait tout aussi bien être un virus ou un pourriel, et j’allais me ridiculiser à nouveau comme avec le palatographe. J’ai envoyé un autre message pour proposer une rencontre. La réponse était signée Entafianos A. Entafianos et disait qu’Eramian était en « voyage », mais que lui, Entafianos, serait heureux de me rencontrer pour parler de ce projet. Ce devait être une invention d’Eramian, me suis-je dit. Entafianos Entafianos c’est aussi vraisemblable comme nom que Humbert Humbert. Quelqu’un est en train de me mener en bateau. Mais bon, si Eramian était le pendant insulaire de Vladimir Nabokov, allais-je me détourner de Nabokov parce qu’il voulait me faire rencontrer Humbert Humbert ? Entafianos était peut-être la créature imaginaire de quelqu’un, mais il avait un numéro de téléphone. Je l’ai appelé en proposant de passer à son bureau. Il a insisté pour venir plutôt dans le mien puisque le projet adropos n’était encore localisé nulle part. J’aurais bien voulu explorer son habitat pour voir si je pouvais le rattacher à une réalité reconnaissable qui serait plus qu’un personnage nomade de l’imaginaire d’Eramian portant un nom fictif et cryptique. J’ai néanmoins accepté une rencontre sur le campus, comme il répétait qu’il ne voulait surtout pas me déranger, ce qui flattait ma vanité professorale. Je lui ai délibérément donné des explications embrouillées pour être sûr qu’il se perde, m’appelle sur mon portable et que j’aille à sa rencontre. Rien ne me fait davantage plaisir que d’errer dans les cours de l’université pendant que mes collègues sont en train de débattre en Conseil d’administration si par exemple il ne faut pas déplacer le cours de Pensée critique en deuxième année pour donner aux étudiants un an pour penser avant de leur demander penser de façon critique. J’étais donc sous l’horloge à attendre son appel. Comme prévu il était de l’autre côté de la cour près du dattier. J’ai décidé d’appliquer les théories post-lacaniennes sur le langage et le désir à la méthodologie de terrain de Malinowski sur l’observateur/participant. Bref, j’ai décidé de m’approcher sans me faire voir et d’observer sa façon de marcher et de s’habiller avant qu’il ne puisse me voir.
Tout en devisant avec un café, j’ai prêté une attention particulière à la fricative voisée dans adropos. Je suis reparti avec de vagues indices et des notes sur un village Au-Delà et une église de Tous les Saints du 14e siècle. Des indices qui étaient autant source de confusion que d’éclaircissement. Je ne savais toujours pas s’il était Eramian qui faisait semblant d’être Entafianos ou si Eramian était une sorte de Nabokov qui nous inventait tous les deux d’une chambre d’hôtel à Glasgow voire en Australie. Entafianos était habillé en avocat et parlait du droit comme fiction et de fiction comme droit. Je me demandais s’il avait appris cette approche de cette autre école derrière l’University College London qui enseignait le droit à partir des fictions de Jorge Luis Borges. Ou étions-nous en présence de transfert et contre-transfert entre interlocuteurs ? Se projetait-il dans mon imagination ? Il disait qu’il avait étudié à Warwick. J’étais intrigué, mais je commençais aussi à me sentir mal par rapport au projet dans son ensemble et à l’obligation que je venais de m’imposer. Je n’allais pas poursuivre et peut-être bien qu’ils allaient eux aussi oublier. Mais des messages continuaient à affluer et je ne pouvais me dérober. Une voix en moi disait An en’ tipote en’ o lo’os tou adropou. La parole d’un homme, c’est tout ce qu’il a. Alors j’ai décidé de continuer ma recherche et de rédiger un texte, comme promis. J’ai fait des plans pour deux pistes d’investigation. Un, j’allais rencontrer des connaissances dont le nom se terminait par –ian et tenter de résoudre le mystère d’Eramian, et deux je me rendrais dans les villages Au-Delà, si possible le Vendredi Saint, et chercher des adropoi appelés Entafianos en lien avec des églises des Saints Apôtres.
J’ai dressé une courte liste de gens que je connaissais avec un suffixe en –ian, passant donc des Opouloi aux Ianian. J’ai éliminé les politiciens parce qu’ils risquaient de déclencher mon trouble du déficit de l’attention et je n’entendrais pas un mot de ce qu’ils me raconteraient. J’ai placé en tête Ruth Kesheshian. Elle est libraire à Sofouli Street et si elle ne disposait pas de l’information cherchée, elle savait où la trouver. Mais il me fallait dégager plusieurs heures parce que nos conversations partaient toujours dans tellement de directions différentes que j’oubliais fréquemment ce qui m’avait amené. Un jour, je suis allé chercher des renseignements sur les oiseaux migratoires et endémiques à Chypre. Nous avons parlé d’adropoi qui mangent des oiseaux et d’oiseaux qui mangent des vers à soie, et sans nous en rendre compte, nous suivions la route de la soie et je suis reparti avec un livre sur Samarkand. Quand j’avais un peu de temps, je me suis rendu dans sa librairie pour lui demander si elle connaissait Peter Eramian. « Bien sûr, dit-elle en préparant du thé. Tu parles du traducteur de Corpora Hermetica en arménien à partir de la traduction latine de Marcilio Ficino. » « Et il existe là sur l’île ? » « Ah non pas du tout, il vivait à Florence au 16e siècle et il a pris le nom de Pietro Eremita. »
À ce moment-là, notre conversation a été interrompue par des clients qui n’arrêtaient pas d’entrer et de sortir et j’écoutais les conversations de la mezzanine où Ruth m’avait envoyé avec ma tasse de thé. Ils parlaient surtout de pierres et de tablettes. Une femme appelée Elizabeth était embarquée dans une quête qui impliquait de retrouver des graffiti sur de vieilles pierres partout dans l’île et elle voulait savoir comment et par qui les pierres d’Amathus avaient été transportées pour construire le canal de Suez. Un jeune artiste appelé Constantinos cherchait une Tablette d’Émeraude pour y étudier les images qui feraient passer l’esprit de monde d’en bas à des mondes d’en haut.Il en avait entendu parler par un moine franciscain à Assise, où il avait passé quelque temps en contemplation et à pendre les images de ses visions. Entre-temps Ruth poursuivait son récit sur Pietro, comment il avait étudié l’alchimie avec Pic de la Mirandole et Giordano Bruno. Quand l’Église a condamné Bruno pour hérésie, Eremita a disparu. Certains érudits pensent qu’il est allé à Venise et que de là il a pris un bateau pour l’Égypte ou le Levant, ou qu’il s’est peut-être installé à Chypre. Là j’étais tout à fait scotché par cet Eremita-Eramian et je lui ai demandé ses sources. Elle ne savait plus où elle avait lu tout ça. Elle m’a parlé d’orfèvres et d’une recherche Google, et m’a renvoyé aux livres de Frances Yates, de l’Université de Cambridge, qui avait écrit Giordano Bruno and the Hermetic Tradition. J’ai trouvé une référence à une traduction de Corpora Hermetica en arménien (sans mention de traducteur). J’ai découvert un Pietro Eremita associé à la Première Croisade, mais n’en ai pas trouvé à la Renaissance florentine.
Je suis rentré chez moi et j’expliquais à ma femme qu’un alchimiste du 16e siècle m’envoyait des courriels et que notre amie Ruth était au centre d’un cercle de magiciens dont les membres fréquentaient sa librairie. Elle n’arrivait pas à suivre le fil de mon récit et a suggéré d’aller voir le médecin pour demander si mes médicaments pouvaient avoir des effets hallucinogènes. Après, elle a téléphoné à une amie pour lui dire que ça l’inquiétait, que je manifestais peut-être les premiers signes de démence sénile et que je ne savais plus à quelle époque nous vivions. Son amie l’a rassurée : une expérience de compression spatio-temporelle était un symptôme courant chez les habitants de l’île. Ma femme venait des Amériques et était souvent perplexe devant nos mœurs insulaires. Il n’y avait pas lieu de se tracasser, lui a dit son amie. Les gens de l’île passaient leur temps à chercher une solution.
Le lendemain, Eramian m’a envoyé un courriel demandant un résumé de cent mots pour présenter ma recherche sur adropos. J’étais un homme de paroles, pas seulement un homme de parole, mais des mots, voilà que je n’en avais pas. J’ai été saisi par l’angoisse du silence. Ça allait mal finir, et ça pas à cause d’un palatographe mais d’une pierre d’ermite. J’allais dormir et me suis réveillé en pleine sueur froide, dans la panique du mystère d’adropos et d’Eremita. Je n’avais pas un seul malheureux mot, alors vous pensez, cent ! J’en ai finalement trouvé cinq et j’ai écrit à Eramian : les voies d’Adropos sont impénétrables. Je pensais que cette réponse mettrait un terme à ma participation. Celui qui envoyait ces messages, qui qu’il soit, en conclurait que je n’avais rien à dire sur rien. Mais non, pas du tout, j’ai reçu au contraire une réponse enthousiaste à la fois d’Eramian alias Eremita et/ou d’Entafianos alias Eramian (s’ils ne sont pas une seule et même personne) : ils parlaient de mon projet en termes superlatifs et proposaient d’organiser une rencontre avec un certain MM. Je me suis demandé s’il s’agissait d’une sorte de deus in machina qui pourrait me guider par les voies impénétrables d’adropos.
Je ne pouvais plus me dégager désormais. En’ o lo’os tou adropou o ,ti tze na ‘ne, la parole d’un homme, c’est une obligation. Je me le répétais. J’ai appelé un ami dans un des villages Au-delà pour lui dire ma détresse. Il m’a suggéré de commencer mon étude de terrain par une visite à Anti dans le village d’Ayia Barbara. C’était une vieille sibylle que se souvenait de tout qui avait habité dans les villages alentour ces cent dernières années. Comme toujours, elle lirait le marc dans ma tasse et me donnerait un plante de basilic et un pot d’écorces d’orange enrobées de chocolat – le parfum et le goût renforçaient la réaction affective déclenchée par l’action vibratoire des cordes vocales, et alors l’essence unique d’Adropos se révélerait dans toute sa splendeur. Elle a lu ma tasse en dodelinant de la tête et en musant la fricative nasale MM. Il y avait deux chemins mais je prendrais le troisième. Tous les chemins étaient justes et tous les chemins étaient faux. Ils menaient quelque part et nulle part. Partout c’était nulle part. Je lui ai dit que je ne comprenais pas ce qu’elle me tu ne racontais. Elle m’a dit δ έγώ ποιώ σύ ούκ οίδας άρτι, γνώση δέ μετά ταυτα. (Tu ne comprends pas ce que je fais mais plus tard tu verras.) Je me demandais si elle citait l’évangile de Saint Jean ou les Poimandres d’Hermès Trismégiste alias Hermès le trois fois grand. Elle a juste dodeliné la tête d’un air énigmatique sans rien expliquer.
Après, elle m’a dit qu’elle voyait un aspirant oiseau sous forme d’âne à auréole dorée. Elle voyait des métamorphoses et peut-être la préparation d’une initiation. Ce que j’attendais c’était une révélation sur Entafianos alors je lui ai donné son nom. Elle l’a immédiatement répété sous sa forme vernaculaire. « Antafkyanos Antafkyanos, le divin passeur de frontières, héritier des psychopompes, né un Vendredi Saint à pera chorio. » Le village au-delà ? Je n’avais pas tout de suite compris que le village au-delà était vraiment appelé Village Au-Delà, Pera Chorio, pas du tout la même chose que le village appelé juste Au-Delà, Pera. « Reviens le Vendredi Saint, m’a-t-elle dit en m’appelant mon chéri – Ghrouse mou en vocalisant le gh initial. Je t’y conduirais. »
À mon retour à Engomi, j’ai reçu un texto de MM qui voulait me rencontrer à la demande d’Eramian, qu’il appelait Eremita. Il a proposé de se rencontrer dans un café à Engomi ou à l’église des Douze Apôtres au village Au-Delà (qu’il appelait Pera Chorio) ou bien nous pourrions suivre la troisième voie pour débattre du mystère de Lo’os et Adropos. J’ai choisi la troisième voie comme l’avait prédit la sibylle. J’ai vu le mystère. J’ai vu ce que je sais sans savoir ce que je vois. Ma femme dit que j’ai développé une habitude malsaine de falsifier ou d’exagérer tout. Et je suis prêt à confesser et à professer que je suis perdu, peut-être irrémédiablement. Est-ce que j’attends juste qu’adropos se manifeste pour me permettre d’écrire une page de plus ? Ou Eremita va-t-il m’apparaître et me montrer la sortie ?
Rhapsodie du Drogman
Pour Susan et Harish, υψίστοus διδασκάλους
1ère partie
Je suis un drogman un courtisan du mot je me pince les yeux pour entendre habile et improvisateur de mots-mondes aux bords acérés, révélateur traître et loyal d’obsessions tous n’entendent pas ma parole
dans la nuit je plonge en compagnie de derviches et apprends pourquoi les cyclamens poussent dans les fentes des pavés et marmonnent des promesses, dans la poussière, de ce qui est beau et invisible je demande le sens de pré munir pré venir pré luder pinson des îles posé sans querelle ou hirondelle dans sa ligne de fuite zigzaguant avec détermination conscient que la route se perd en débris à la dérive de choix fortuits de décisions précipitées
dans ma sagacité impulsive je tournoie et prends le large contrarié dans mon état de grâce drogman le jour derviche la nuit
2ème partie
Quand les cœurs musent dans le bourdon de la lumière du matin si vive qu’elle fait silence, la dame arriva à la Porte de la Ville et attendit le tarjuman qu’elle avait demandé dans une lettre envoyée d’Égypte, quelqu’un qui comprenne son idiome pour l’accompagner à la Sublime Porte. Moi seul parmi les rayahs parlait la langue de cette île dansla mer au nord. Là j’ai suivi le conseil de mon compagnon j’ai laissé kaftan et jubbeh, et me présente en boyunbagi et gilet à la mode des Français.
Je m’incline et avant qu’elle ne s’enquière de l’étendue de mon savoir si je suis serviteur borné ou savant érudit je ne monte pas dans la voiture mais prestement sur le siège à côté du cocher en expliquant au gamin porteur que s’il reçoit un bakshish il doit dire “thank you” comme elle s’y attend et ne montrer ni gratitude ni mécontentement, elle ne doit pas savoir comment nous mesurons sa générosité, ne compter que le profit de la journée dans nos murs ; nous ne savons pas si elle désire la douceur des sultanes ou autre douceur de l’île. Quand le ciel veut parler il lui faut peu de mots pour ouvrir les portails ici, là et ailleurs. Les arbres poussent en silence comme les dattiers le long du fleuve à l’intérieur des murs de la ville.
Sur le sentier d’Hermès le vent débusque la langue comme nous débusquons la poussière d’amour dans l’odeur de mausolée du deuil jasmin en train de pourrir.
Quand le soir tombera à la dérobée je me retirerai dans la maison du Drogman où la pierre brûlante changera mon corps en vapeurs absorbant les contours du cyprès en de longues ombres de nuit dans une transe violette qui pénètre par la lucarne du hammam sans rechercher joie ou mélancolie. Le temps d’apaiser ma conscience vagabonde. Sur le divan je traduirai pour mes compagnons des vers du Tarjuman al-ashwaq d’Ibn Arabi Mon cœur peut prendre toute forme…
Stephanos Stephanides, Nicosie 2012
Linceul
Sylphe de ma souvenance Un trésor de jeunesse Douloureux et divin Étend un linceul de lin De renoncules jaune soleil La plus sublime des couleurs Enveloppe la terre Un pré pour ceux qui disparaissent Un deuil de départ Au goût piquant de curcuma Flamme vacillante Élixir du regard d’un voyant.
Le jour viendra où la longueur du temps rétrécira mon corps
Et peu restera ou rien du temps de mes membres rabougris
Voix de la Sibylle de Cumes dans les Métamorphoses d’Ovide
Je ne comprenais pas tout ce que me disaient les sibylles mais je perçois leurs paroles. J’étais un apprenti d’Hermès, qui m’a appris à écouter et interpréter leurs aphorismes et à entendre leurs messages derrière le sens des mots en tournant l’oreille vers la terre et les yeux vers les étoiles et les cieux, et à ressentir dans mon corps les mouvements des vents. Mais quand trop tôt j’ai quitté l’île dans la Mer du Milieu, les messages qu’elles me transmettaient se sont estompés, pourtant ils résonnent encore en moi sous formes d’énigmes de rébus dans des langues que je parlais jadis et que je traduis maintenant en mots nouveaux de même que j’apprends de nouveaux mystères des devins de l’île dans la mer nordique. Et au fil des inversions et conversions des années, leurs paroles résonneraient en moi de sorte que les voix des sibylles, Elengou et Marikkou, se feraient entendre dans les voix des visionnaires anglais, Alan Alexander Milne et Wystan Hugh Auden :
D’où le vent vient
Où va le vent
Il vient de quelque part
Et va si rapidement
Que je ne peux le suivre
Même en courant
J’ai appris avec le temps que oui les vents viennent de quelque part quand ils soufflent, et que le temps ne dira rien que c’est bien ce que je disais. Donc si vous vous demandez pourquoi Démosthène m’a soudain emmené sur un grand bateau… Qui peut savoir ce qu’il avait en tête et pourquoi ? C’est tout ce que je peux vous dire. Il ne m’avait pas expliqué pourquoi là au milieu de sa vie il voulait quitter son île alors que jusque-là de toute sa vie, il n’avait même pas exploré les îles alentours pour découvrir les rivages de l’autre côté. Brusquement il s’est tout retourné renversé inversé mis sens dessus dessous a hissé la grande voile et pris la mer en m’emportant avec lui.
Supposons que les lions tout d’un coup s’en allaient
Que rivières et soldats eux aussi s’encouraient ;
Le temps dira-t-il rien que c’est bien ce que je disais
Ainsi parlait le visionnaire Wynstan H. Auden.
Et c’est ainsi que pendant des années j’allais m’interroger sur ces derniers jours ces derniers mois de mes années d’enfance dans la Mer du Milieu pendant qu’inlassables se retournaient les vagues, et si elles ne savaient rien de l’embarquement avant que le commencement ne finisse ou avant que la fin ne commence, et comment j’allais aller venir partir avec le mystère de mon arrivée sur une île en passant le seuil du ventre de Katerina et puis sur une autre par le ventre d’un bateau et sur une autre encore tandis que la question « D’où venez-vous ? » devenait de plus en plus complexe et le temps ne dira rien. S’ils devaient parler en oracles, les visionnaires m’en diraient-ils davantage ? Comment et pourquoi j’ai quitté l’ombre du vieil olivier pour devenir voyageur par-dessus la houle endeuillée de la mer éternellement jeune et généreuse, et pourtant plus vieille que le vieil olivier dont l’ombre planerait sur moi à mon insu, telle une auréole.
Avant mon départ de l’île, la vie autour de moi était sans doute pleine d’agitation et de turbulence, mais elle regorgeait aussi de merveilles et de surprises, me révélant des perspectives magiques par des retournements soudains. Quand les événements sur l’île ébranlaient le sol sous mes pas, j’étais emporté par une divinité prompte et fatale qui me déposait dans l’éternité du moment dans l’espace de l’environnement insulaire. Car me venaient soudain une intuitive capacité d’éluder et la volatilité enracinée propre de l’enfant mercurial qui vit au cœur du conflit sans trop se poser de question.
Certaines visions de cet été-là allaient perdurer. Katerina et Démosthène s’étaient irrémédiablement séparés bien avant l’été 1957 et j’habitais au village de Trikomo chez les parents de Katerina, pappou Chrisostomos et yaya Milia. J’allais voir yaya Elengou, tous les jours ; c’était la mère de Démosthène qui habitait juste un peu plus loin. En plus des querelles familiales, l’île était plongée dans une guerre coloniale dont l’intensité et la violence ne cessaient d’augmenter. La bourgade où j’étais né était devenue un véritable incubateur de confrontations. D’aucuns l’appelaient « le village du Général », en parlant de celui qui menait la lutte armée contre l’occupant britannique, combattant pour l’ENOSIS, ou union avec la Grèce. L’EOKA, l’organisation qui servait cet objectif, avait été formée en 1955, l’année où j’étais entré à l’école. Nous passions le plus clair de nos journées scolaires à défiler en scandant enosis-eleftheria. Et parfois les combattants de l’EOKA hissaient le drapeau grec sur l’école et les Anglais la fermaient. L’année où j’entrais à l’école, un nouveau gouverneur avait déclaré l’état d’urgence : il instaurait la peine de mort pour la possession d’armes, l’exil ou la prison pour les meneurs politiques, des coups de fouet pour des adolescents qui se rassemblaient illégalement et suscitaient des troubles, et le couvre-feu. Pour moi, le couvre-feu, c’était une occasion de réjouissance. J’avais une perception naïve de la violence dans laquelle je baignais. Cela m’était bien égal si les Britanniques fermaient définitivement toutes les écoles. Quand un couvre-feu était proclamé, ça nous invitait à jouer à un nouveau jeu : courir en zigzag d’une maison à l’autre, en calculant minutieusement pour éviter les passages des jeeps britanniques. Une fois, nous nous sommes trompés. La jeep nous a vus courir et nous nous sommes précipités dans une maison quand quelqu’un dans la jeep a crié « Restez chez vous » dans un grec maladroit. Pappou Chrisostomos s’est mis dans une belle colère quand il a compris les jeux auxquels je jouais pendant le couvre-feu. J’ai dit que j’avais presque huit ans, presque l’âge de m’engager dans la lutte de l’EOKA. « British Go Home ». Je me disais que ça lui ferait plaisir mais il a retiré sa ceinture et déclaré que si je sortais encore pendant le couvre-feu, il me battrait comme plâtre. J’étais sidéré et terrifié et je me suis mis à pleurer rien que d’y penser. Ma grand-mère m’a dit qu’il m’aimait et qu’il valait mieux que ce soit lui qui me batte plutôt que les soldats anglais. Après, je ne suis plus sorti pendant le couvre-feu. Un des copains m’a dit que c’était un petit turc qui nous avait trahi parce que les Turcs voulaient que les Anglais restent à Chypre et ne voulaient pas que nous soyons libres. Je ne l’ai pas cru. Chaque fois que je revenais de la mer avec Démosthène, nous passions par les vergers où Démosthène avait plein d’amis parmi les Chypriotes turcs et nous nous arrêtions souvent chez eux. Je me souviens d’une vieille sibylle qui m’appelait « yioka mou » et me pinçait la joue comme mes grands tantes, et moi je l’appelais theia Emine ? Si j’avais le visage brûlé de soleil, elle y disposait des épluchures de concombre qui absorberaient la chaleur et rendraient ma peau toute fraiche et lisse. Et elle nous donnait des fruits à manger avant que nous ne repartions. Quand c’était la saison des figues de Barbarie, elle les pelait avec une habileté qu’il était bien rare qu’une épine se plante dans ses mains guérisseuses et nourricières.
Il n’était pas facile d’entamer mon esprit frondeur et mon imagination toute neuve alors que je jouais à la marelle parmi dans les conflits du monde adulte. Katerina arrivait à l’improviste et m’emmenait parfois dans sa voiture. Elle était très fière d’être la sixième femme de l’île à obtenir son permis de conduire, mais cela inquiétait mon pappou Chrisostomos, aussi appelé Ottomos, qui, quand elle m’installait dans son auto, criait « tu vas me tuer mon petit-fils ! ». Moi, je m’installais bien vite, prêt au départ. Au fil du temps, son père s’est habitué à la voir conduire, mais un autre conflit est apparu avec sa belle-mère Elengou, qui ne voulait pas que je sois à la garde de Katerina. Un jour que Katerina venait m’emmener à la plage, elle me trouva chez la sibylle Elengou, qui refusait de me laisser partir sans l’autorisation de Démosthène. Grosse dispute. Je suis allé m’asseoir dans la voiture, à attendre d’un air dégagé tandis que Katerina giflait sa belle-sœur et bousculait sa belle-mère pour les empêcher de venir me rechercher. L’oncle Michalis gloussait dans sa barbe en regardant sa femme et sa belle-mère se défendre contre Katerina. « Donne-leur une bonne pâtée ! », criait-il en riant. J’ai très vite tout effacé en bondissant dans les vagues et n’allais plus penser à cette querelle pour m’emmener à la mer pendant bien longtemps. Cela m’est revenu plus tard quand j’étais sur l’autre île, dans la Mer du Nord et que je me demandais où était Katerina. Peut-être allait-elle venir me chercher à l’improviste, comme elle en avait l’habitude. Des années allaient passer avant que je ne reçoive une lettre. Les conflits traversent le temps comme des nappes phréatiques et prennent de nouvelles formes selon les densités et les transparences, s’engagent dans des virages, s’expriment différemment. C’est Wilson, un vieux sage guyanais, qui me l’a expliqué un jour et je m’en souviens encore.
Donc en 1957 ma vie est devenue encore plus imprévisible et mes déplacements plus erratiques et je glissais à travers les obstacles comme un ruisseau joyeux, prêt à prendre des virages imprévus. Quand j’étais en deuxième année, l’école était plus souvent fermée qu’ouverte à cause des couvre-feux. Quand je n’étais pas assigné à résidence par les soldats en patrouille, je gambadais dans les champs avec tout qui voulait m’emmener. Aux premiers signes du printemps, je rejoignais des amis et parents pour aller cueillir et ramener de pleins paniers de verdure ; j’insistais pour revenir sur le dos d’un âne chargé de bourraches, d’artichauts, d’asperges et d’autres plantes sauvages.
Or soudain un beau matin de mai, voilà Démosthène qui débarque au village et déclare que je resterais illettré si je restais ici où l’école était presque tout le temps fermée. Il voulait m’emmener à la capitale. Peut-être avait-il d’autres raisons, mais c’est ce qu’il m’a dit. Il devait pourtant savoir que j’en apprenais davantage en dehors de la classe, qu’il s’agisse de lire et d’écrire, de compter, de chanter ou de tout le reste. Le monde entier était mon instituteur. Généralement, en classe, quand l’école était ouverte, nous répétions des choses que je savais déjà ou nous défilions en agitant des drapeaux bleus et blancs jusqu’à ce que les soldats anglais la ferment à nouveau. Peut-être qu’il avait entendu parler des jeux que nous jouions pendant le couvre-feu et s’inquiétait de ma sécurité. Ses conceptions politiques étaient différentes. D’aucuns disaient que c’était un communiste. Quand je lui ai dit que des garçons plus âgés m’avaient dit que notre reine n’était pas à Londres mais à Athènes avec le roi de Grèce, il avait répondu que ces deux reines, Elizabeth et Frederica, étaient en fait allemandes. Il n’était pas monarchiste et ne pensait pas que l’union avec la Grèce nous donnerait la liberté. Mais bon ses raisons pour m’emmener avec lui n’avaient peut-être rien à voir avec ma scolarité ou la politique. Il y avait peut-être une autre raison qu’il n’a pas mentionnée. Je ne lui ai guère posé de questions. J’étais prêt à de nouvelles aventures dans un autre cadre pour une journée ou une semaine ou un mois. Les heures se succédaient. Est-ce que je partais pour toujours ? Je ne comprenais pas ‘pour toujours’. Chrisostomos et Milia me regardaient tristement alors que mon âme s’envolait avec chaque saute de vent et les déplacements de Démosthène. Ils se demandaient si moi, leur petit prince, le premier enfant de leur premier enfant, reviendrait jamais habiter chez eux. M’appelleraient-ils encore jamais par mon nom, la voix chargée de toute leur affection ?
Et donc, je suis parti, j’ai pris la route avec Démosthène pour une zone tampon de quelques semaines où j’allais terminer ma deuxième année. Au sud de la vieille ville, bien loin des murailles vénitiennes qui l’entourent, dans un grand terrain vague où se dressait la Terra Santa School. C’était l’ancienne école de la communauté latine récemment érigée sur un terrain à l’abandon et dans ses longs corridors je regardais, fasciné, les moines qui déambulaient dans leur robe de bure. Mais en fait les cours des premières années e donnaient en grec, comme dans les écoles publiques et je n’ai jamais parlé à ces mystérieux moines venus d’Italie. Pour rejoindre ma nouvelle demeure temporaire, je traversais des champs hantés par des nécropoles et habitations souterraines néolithiques. Je me frayais un chemin dans un mélange d’inquiétude et d’excitation joyeuse. J’entendais des fantômes qui me parlaient. Démosthène se moquait et disait que ça n’existait pas. J’avais envie de m’arrêter pour leur parler mais j’avais peur aussi alors je pressais le pas pour rentrer. La maison où nous nous étions installés appartenait à un lointain cousin de Démosthène. Je l’appelais theios Panos. Il avait une ribambelle d’enfants, et ça me plaisait d’être parmi eux et les copains du voisinage. Le fils aîné m’adorait à l’instar de mon theios Phoevos, et il m’emmenait lui aussi en amazone sur sa bicyclette. La maison se situait dans un nouveau quartier sur ce paysage lunaire que recouvre maintenant toute cette zone de Nicosie qui comprend le Hilton et la Banque centrale. Quand je la traverse aujourd’hui, je me demande si les fantômes que j’entendais sont étouffés, recouverts de ciment, s’ils errent dans des parkings souterrains mal aérés. Me parleraient-ils encore si je m’arrêtais pour écouter ? Parfois il me semble que je les entends me parler : Te souviens-tu de nous, Petit Sage ? C’est le pays des morts.
L’année scolaire s’est terminée en un rien de temps et s’étalait devant moi l’infini de l’été à passer sur le toit de la mer de jour et sur le toit des maisons du soir à l’aube. Le dernier jour d’école, l’institutrice – kyria Loulla – m’a félicité pour mes connaissances et mes résultats alors que j’avais tant raté l’école à cause des couvre-feux imposés par les colonisateurs qui ne voulaient pas nous accorder la liberté. Elle attribuait ma force de volonté à l’indomptable esprit de liberté qui régnait dans notre village, qu’elle appelait le village de Digenis – le nom-de-guerre du Général qui menait la lutte armée. J’étais à la fois très fier et un peu confus. Certes, je proclamais la liberté à tous vents : haire, o haire, Eleftheria, mais l’indomptable me laissait sans voix. Je me demandais quel genre de liberté était indomptable. Les mois qui suivirent, je n’ai pas arrêté de me déplacer, entre ville et village, entre mer et montagne, de maison en maison, de tante à oncle, de cousin à koumbaro, toute sorte de parentèle. C’était peut-être ça une liberté indomptable. Partout j’étais accepté comme enfant, frère, cousin, compagnon de jeu ; chacun me montrait de nouvelles façons de jouer, m’entraînait dans la ronde, m’emmenait voir les marionnettes karaghiozi sur la place, jouer au backgammon en criant et en frappant plus fort que les hommes dans les cafés, toujours si rapides dans mes déplacements qu’on aurait dit le rival de Mercure, je dansais chantais, haranguais, imitais tout ce que j’observais autour de moi. Les cousines étaient les meilleures imitatrices et je me suis vite mis à leur école, reproduisant les voix et les accents des voyous du Pirée, le parler rustique des villageois, le grec ridicule des notables anglais. Et quand nous dansions personne ne voulait danser le kalamatiano que nous apprenions à l’école – ou alors pour nous moquer et parodier la voix de l’instituteur quand il montrait les pas. C’était le Rock ‘n Roll la nouvelle danse venue tout droit d’Amérique. Pas de pas à suivre, juste du rythme et du mouvement, me disait ma cousine quand nous essayions de nous déhancher comme Elvis Presley. Et tout le monde applaudissait quand je montais sur une table et imitais ma grand-tante Mariakou la Koursarou en train de danser le karjilama. Une fête n’en était pas une si elle n’égayait pas le cœur de chacun par ses mouvements soyeux malgré son âge et son veuvage. Cette vieille sibylle, plus âgée que sa sœur Elengou, m’a montré que le monde était jeu et que par l’ondulation des mains et du corps tu l’attires à toi et le relâche. Chaque fois qu’Elengou m’emmenait la voir, elle sautillait de joie comme si elle allait danser, me pinçait la joue en m’appelant yioka mou et cherchait quelque chose de plus doux que le miel à me donner à manger.
Pendant les vacances, j’étais souvent chez Katerina dans son appartement de Nicosie qui donnait sur les remparts vénitiens entourant la vieille ville. Je ne connaissais pas les immeubles à appartements. Il n’y en avait guère. Celui-là n’était pas très haut mais j’aimais le vertige de la vue panoptique quand, le menton appuyé sur la balustrade, je regardais la rue en bas et plus bas encore les douves aménagées dans les murs de la ville. J’adorais explorer le parc qui les couvrait et les traverser dans les deux sens entre l’appartement de Katerina et le ‘Chez nous’, le bar-café dont elle était propriétaire au coin de Solomos Square. Parfois je m’attardais à jouer dans les douves si je trouvais des copains de jeu et quand j’en avais assez, j’allais au ‘Chez Nous’. Démosthène travaillait tout près, dans les bureaux de la Royal British Legion, mais ni lui ni Katerina ne se voyaient jamais. Les bureaux de la Légion avaient de hauts plafonds où tournaient les grandes pales de ventilateurs. Son chef, M. Armstrong, était britannique et parlait grec comme un Athénien – du moins c’est ce que me disait Démosthène, moi je ne connaissais que le parler de l’île et il fallait que je me concentre pour le comprendre. Démosthène m’a expliqué que M. Armstrong avait étudié le grec ancien dans une université célèbre appelée Oxford et qu’il connaissait mieux le grec que nous. M. Armstrong souriait et me parlait gentiment, sur un tout autre ton que les soldats anglais au village qui lançaient des ordres incompréhensibles pour faire respecter le couvre-feu. Il m’a appris quelques expressions anglaises et je retournais au ‘Chez Nous’ pour m’amuser à les lancer aux clients américains ou britanniques, sinon je m’ennuyais quand Katerina était absorbée par une partie d’échecs. Elle était la seule femme membre du club d’échecs de Nicosie et pouvait tenir tête à n’importe qui ; des membres du club venaient s’entraîner au ‘Chez Nous’ à déplacer les figurines de terre cuite dans la lumière changeante de l’après-midi. Elle semblait toujours anticiper le mouvement suivant, rayonnant de la confiance qui l’habitait dans la vie, comme si elle ne pouvait pas se tromper. Elle avait déjà quitté deux maris et aux yeux de certains, c’était regrettable, mais pour d’autres, c’était au contraire une manœuvre audacieuse. Elle était impressionnante, et pleine de grâce, même si sa langue pouvait être acérée. Aucun homme ne la croisait sans se retourner pour mieux la voir – même la statue du poète Solomos tournait la tête pour la regarder passer, c’est ce qui était écrit dans le journal anglais qui avait aussi publié une photo d’elle, ce qui avait mis son père en colère. Il disait qu’une mère ne devrait pas avoir de photo dans les journaux où l’on voit qu’elle est belle. « Je m’en fiche, » disait-elle. « Et moi aussi, » ajoutais-je en écho.
Je ne me souviens pas de la dernière fois où je l’ai vue cet été 1957. C’était peut-être le jour où je me suis disputé avec le gamin sur la balançoire dans la plaine de jeux des douves en face du ‘Chez Nous’. Je lui ai dit que la reine Frederica de Grèce était allemande tout comme la reine Elizabeth d’Angleterre, et lui a dit que mon père ça devait être un sale communiste si c’est ce qu’il te raconte, alors moi j’ai traité son père de pesevengis sans vraiment savoir ce que ça voulait dire. Il s’est emporté et a calé son côté de la balançoire en bas et refusait de me laisser descendre si je ne présentais pas des excuses et criais Zeto Enosis. Je refusais dans l’obstination de l’orgueil et criais OXI comme si j’étais un résistant grec qui disait NON aux troupes de Mussolini prêtes à envahir la Grèce et lui me secouait comme un prunier sur mon siège là en l’air en menaçant de me laisser tomber d’un coup. Katerina est venue à ma rescousse quand elle a entendu un long hurlement mais elle nous a demandé de nous serrer la main et m’a laissé avec mon ressentiment. J’aurais voulu me jeter sur lui, mais il était plus grand et un peu plus âgé, et Katerina me tenait fermement. Je trouvais que Katerina aurait dû le gifler comme elle avait giflé ma tante qui voulait l’empêcher de m’emmener à la plage quelques semaines plus tôt. Je boudais en rentrant à son appartement. Je me suis assis sur le bacon et elle a posé devant moi une assiette de macaroni cuit au boillon de poulet avec une cuisse de poulet à côté. J’étais toujours en rogne, alors je ne voulais pas regarder moins encore toucher cette cuisse avant qu’elle n’enlève la peau avec ses petites bosses là où les plumes avaient été enlevées et qu’elle ne détache la viande de l’os et ne presse du jus de citron dessus comme sa mère le faisait pour moi. Elle n’avait pas de citron. Il n’y en avait guère en été, ce n’était pas la saison. Alors elle hélait sa voisine sur le balcon d’à-côté, sur une modulation ironique très caractéristique : « Le petit prince veut du citron. » « Que ne ferait-on pour le petit prince ! », répondit-elle en allant en chercher un dans son frigo pour le lancer comme un balle de balcon à balcon. Katerina a pressé le citron sur mon poulet après l’avoir pelé et découpé en quartiers. Elle m’a promis de m’emmener au cinéma ce soir-là. Elle espérait que ça me remettrait de bonne humeur.
Elle savait que j’adorais le cinéma autant que la mer. Elle m’emmenait dans des cinémas de plein air voir les derniers films, surtout ceux qui me faisaient rêver de lieux exotiques. Cet été-là, je me souviens d’avoir vu Le tour du monde en quatre-vingts jours et Le Roi et moi. De temps en temps, Katerina me résumait l’histoire en grec parce que les sous-titres défilaient trop vite. Je n’arrêtais pas de poser des questions parce que je comprenais de l’action et des dialogues qu’elle avait omis des détails et je voulais connaître toutes les informations pertinentes. Où était-ce, le Siam et pourquoi le roi devait-il faire venir une gouvernante d’Amérique accompagnée de son jeune fils, et combien de temps fallait-il pour faire le tour du monde en 1957 ? Ce soir-là nous sommes allés voir L’Homme qui en savait trop. Ce film parlait d’un petit garçon qui se fait kidnapper au Maroc et à la fin quand il est retenu en otage à Londres, sa mère, jouée par Doris Day, lui chante une chanson pour lui faire savoir où elle se trouve. Je voulais connaître les paroles de la chanson, que j’avais déjà entendue à la radio, et je me demandais pourquoi elle y saluait César. Katerina m’a expliqué qu’elle ne chantait pas Kaesara, Kaesara mais « Que sera, sera », de l’espagnol pour dire que ce qui doit advenir adviendra. J’ai demandé ce que ça voulait dire Advenir. « Ti tha ginei », et elle a ajouté « Ti tha ginei mazi sou paidi mou ? » en marquant des mains le rythme de la phrase, dans une exaspération enjouée face au feu roulant de mes questions. Et je restais là tout interloqué jusqu’à ce que je comprenne qu’en fait elle me donnait la traduction tout en me demandant ce qu’il allait advenir de moi.
Mais je ne me souviens pas de ce qui m’a traversé l’esprit ce soir-là au cinéma ni si je me suis demandé ce qu’il allait advenir de moi. J’étais tout au plaisir du rythme de la chanson et des mots étrangers que j’essayais de répéter comme un mantra sans comprendre ce qu’ils voulaient dire. Je ne pense pas que ce soir-là Katerina savait ce qu’il allait advenir de moi et j’étais loin de m’imaginer qu’après cet été-là six longs étés allaient s’écouler avant que je ne la revoie, sur une autre île dans la lointaine Mer de Chine. Le plus long voyage de ma jeunesse ! Mais c’est quoi long et comment mesurer la distance comprimée dans le temps de l’imaginaire sinon par l’infection du souvenir ? Peut-être que le voyage était aussi long que mon désir d’échapper à l’île du nord dans le ventre de la baleine et de bondir tel un poisson volant vers la Mer de Chine et l’île de Formose dont le nom était l’écho du mot pour les prunes jaunes dans la langue de mes parents, qui dans la langue des Portugais, qui lui avaient donné son nom, signifie belle et qui luisait comme cinabre dans l’alchimie de mon âme. Dans ses lettres de Californie Katerina me parlait de l’île de Formose – le nom qu’elle portait encore en grec à l’époque et ce n’est que plus tard, quand elle m’a fait venir, que j’ai appris qu’on l’appelait Taiwan. Mais la vision de Formose est restée en moi comme la promesse d’un avenir encore en devenir. Katerina, qui avait disparu comme la reine Maya – ou c’était moi qui avais disparu, tout dépend de qui raconte l’histoire – était réapparue sur une île à la beauté magique – une troisième voie. Le son du mot ‘Formose’ allait continuer à résonner dans mon esprit et pendant des années je resterais captif d’une chanson où Formose est chantée par un Brésilien qui en grattant sa guitare m’a appris à répéter les mots sur le bon air et m’a expliqué ce qu’ils veulent dire :
Formosa não faz assim,
carinho não é ruim,
a gente nasce, a gente cresce,
a gente quer amar,
mulher que nega,
nega o que não é para negar,
a gente entrega a gente quer morrer,
ninguém tem nada de bom
sem sofrer –
Formosa mulher.
L’Île de Beauté m’a été révélée l’été 1963 et je n’ai pas fini de vous raconter l’été 1957 ni ne vous ai dit ce qui s’était passé pendant les six longs hivers entre les deux. Mais mon histoire est prise dans un jeu de cache-cache et se laisse entraîner dans les bourrasques de l’imagination. Une vraie marelle ! Longtemps en fait, ma quête ressemblait à la question sur laquelle s’ouvre le jeu de marelle qu’invente le romancier argentin Julio Cortazar dans son roman Rayuela : « Encontraria a la Maga ? » « Vais-je retrouver la Sibylle ? ». Après avoir perdu la Sibylle sur une île, des années plus tard, je la retrouve sur une autre et nous nous parlons une autre langue. Mais au fil du temps la question clef allait devenir : Qui peut bien être la Sibylle ? Et du coup quel genre de créature étais-je donc moi ? J’étais jadis une cigale, un ziziros qui se nourrissait d’air et de rosée, comme me le disaient les sibylles quand je vrombissais autour d’elle perturbant le silence de midi et dérangeant le sommeil des habitants de l’île dans la Mer du Milieu. Étais-je toujours un ziziros ou bien étais-je devenu un insecte des profondeurs dont la grotte était une maison mitoyenne dans une banlieue à attiser le feu de charbon pour se réchauffer l’hiver ? Peut-être que si j’avais choisi de rester sur l’Île de Beauté je serais devenu un merle chanteur de Formose, perché sur un cyprès hinoki parlant chinois. Katerina avait suggéré que je reste près d’elle sur l’île de beauté et que j’apprenne le chinois. Cela me tentait, « mais là maintenant j’apprends le français » lui avais-dit. Je ne savais pas quelle créature j’étais ni où j’allais. À ce moment-là j’ai choisi de retourner sur l’île dans la Mer du Nord, mais je reviendrai, lui ai-je dit, si elle m’envoyait les billets d’avion. Katerina m’a raccompagné vers l’ouest jusque Bangkok. Et je me suis dit : me voici au Siam avec Katerina la Sibylle, à lui dire au revoir le cœur déchiré. Que sera sera, me suis-je dit, en regardant mon assiette sans le moindre appétit. « Fae re zizire », m’a-t-elle dit en me passant des sushis, la façon, m’expliquait-elle, dont les Japonais mangent le poisson. Si j’étais encore un ziziros, est-ce que je mangerais du poisson cru ? Je n’étais ni ici ni là – neti neti deviendrait ma devise – ici, là et toujours ailleurs, appartenant à un autre lieu où
‘Twas brillig, and the slithy toves
Did gyre and gimble in the wabe
et mon imagination s’élançaient dans des récits d’autres îles où
All mimsy were the borogroves
And the mome raths outgrabe [1]
Je n’avais plus besoin de Katerina pour me traduire la langue anglaise et je pouvais même la parler d’une façon qu’elle ne comprenait pas.
Katerina la Sibylle pourrait bien être la Reine Maya qui fait surgir des Îles de Beauté et m’y accueille sur un tapis rouge comme le petit prince perdu qui est enfin retrouvé. Mais les îles qui apparaissent soudain peuvent tout aussitôt disparaître. Cette idée m’inquiétait. Des sorties et des entrées tout exprès pour des mystérieux désirs – il y a toujours la libération de la sortie et la promesse d’une nouvelle entrée. Je sautais entre les trois îles dans l’étonnement de mes métamorphoses adolescentes. Les nouvelles forces en moi éveillaient des énergies qui avaient sommeillé en de longs hivers de sédimentation silencieuse sur l’ile du nord et tout mon être aspirait de mon corps qui baratait des résidus se métamorphosait de poils et de fluides et d’autres signes d’être et de devenir à traduire et comprendre. Quelles curieuses autres créatures étaient tapies en moi et déchaînaient maintenant un chaos auquel il me fallait donner un sens. Mais avant de me laisser distraire par les dilemmes de l’adolescence et de la puberté, permettez que je revienne à l’enfant du mois d’août 1957 et à la passion qui s’imposait à moi pour le chant et les rêves sur les toits en terrasse et pour le jeu de marelle. Et c’était bien avant que je ne découvre un des maîtres de mon imaginaire en la personne de Julio Cortazar, qui m’a fait sautiller bondir sauter dans son récit marelle.
Peu après cette soirée au cinéma avec Katerina où j’ai entendu Doris Day chanter Que sera, Démosthène a annoncé que j’allais aller à Kato Drys, le village de montagne juste en dessous de Lefkara réputé pour sa dentelle. Il s’est mis à parler de la richesse du village, à raconter que jadis c’étaient des caravanes de mules et de chameaux qui portaient des bâts de dentelle aux navires en partance pour Venise. Kato Drys était le village de mon theios Michalis, qui avait épousé Maroulla, la sœur de Démosthène. Ils s’étaient rencontrés et mariés à Liverpool, puis étaient revenus vivre chez Elengou à Trikomo quand leurs deux filles Elli et Despina étaient encore toutes petites. Nous les avons attendus au village d’Engomi, juste à l’ouest de la capitale, dans la maison de Phidias, le frère de Démosthène, où il vivait avec sa femme et ses trois filles. Ils allaient m’emmener à Kato Drys, mais nous allions d’abord nous arrêter chez lui pour la nuit, et cette nuit-là je l’ai passée à chanter, danser et jouer la comédie avec mes cinq cousines. Evroulla s’occupait de la mise en scène parce qu’elle était la plus âgée, et Lenia était chorégraphe parce que c’était elle qui dansait le mieux. J’ai dit que je devais être le chef parce que j’étais un garçon, mais elles s’en fichaient. Le lendemain matin nous sommes partis à l’aube pour Kato Drys. Démosthène nous rejoindrait quelques jours plus tard avec Elengou. Aussi le lendemain dans un vieux camion nous avons commencé à monter par de sinueuses pistes de montagne qui s’ouvraient sur des panoramas splendides pour une auguste méditation en l’honneur de la fête de la Dormition de la Saint Vierge, Mère de Dieu. Comme beaucoup d’autres sur l’île, nous montions vers le ciel à cette occasion. Beaucoup étaient à dos d’âne pour accompagner la sainte mère au moins une partie du chemin vers son repos dans le ciel. Une fois à destination, je dormirais plus près du ciel avec ma tante et mes cousines sur le toit en terrasse, à côté des fruits étalés à sécher au soleil. C’était la première fois que je dormais sur un toit. Gloire à la nuit ! J’avais toujours eu peur de monter sur le toit avec mon pappou dans mon village à moi parce que le seul accès c’était une échelle branlante. Par de solides marches de pierre et un mur où s’appuyer, j’étais plus rassuré. Je suis monté prudemment les premières fois et puis de plus en plus vite, tout excité par ma capacité à atteindre de nouveaux sommets. Mes cousins montaient d’un air dégagé pour bien montrer qu’elles n’avaient pas peur du vide même si elles étaient des filles.
Dans la fraîcheur de la brise et l’obscurité des montagnes, nous attendions tout excités les averses de Perséides et les histoires de la façon dont il avait sauvé Andromède. Toutes ses histoires se mélangeaient dans ma tête et je ne me rappelais pas pourquoi ces pluies d’étoiles étaient les larmes d’un saint italien comme l’avait dit quelqu’un à l’école Terra Santa. Comme l’attente durait trop longtemps nous avons demandé à theia Maroulla de nous chanter quelque chose. Tout le monde disait qu’elle était une véritable Sophia Vembo et les voisins le lendemain demanderaient si nous avions entendu chanter le rossignol la nuit précédente. Je voulais qu’elle chante Que sera sera et j’ai commencé à me faire remarquer en faisant semblant que je savais chanter en anglais et en couinant les mots « Gwotever gwilbee gwilbee ». Pour moi Que sera sera était devenu un mantra obsédant, mais ça tapait sur les nerfs à tout bout de champ depuis le soir où je l’avais entendu au cinéma avec Katerina. Ma cousine Elli répliquait en criant « SHATAP » : elle voulait montrer qu’elle en savait plus en anglais comme elle était née à Liverpool et qu’on l’appelait « i englezou », même si ce qu’elle avait pu connaître d’anglais en arrivant dans l’île, elle l’avait vite oublié. Elli a proposé que nous chantions « To dikopo mahairi » – le couteau à double tranchant – affichant l’expression d’une amoureuse éperdue dès les premiers mots. C’était une des chansons les plus populaires du film Stella et nous y étions tous accros, à la chanson et à Mélina Mercouri, mais bon, je ne voulais pas non plus la laisser faire. Alors j’ai aussi crié « SHATAP » et nous nous sommes mis à nous lancer le mot à la tête « SHATAP, SHATAP » jusqu’à ce que theia Maroulla ne nous interrompe pour nous expliquer que les étoiles mouraient comme les gens et se lancer dans la chanson de son choix à elle, une de son idole Sophia Vembo. Démosthène et Kassiani l’avaient emmenée l’écouter chanter en concert à Famagusta quand elle était encore gamine. Pendant qu’elle chantait mia fora monaha zoume, oloi erhomaste kai grigora pernoume – nous ne vivons qu’une fois, vite arrivés, vite partis – je me suis endormi et n’ai rien vu de la pluie d’étoiles cette nuit-là. Le matin je n’étais pas content et Maroulla m’a dit de dormir l’après-midi au lieu de m’affairer comme un ziziros et qu’alors je pourrai rester éveillé la nuit suivante. J’étais bien décidé à essayer de faire la sieste.
Le matin, des groupes d’enfants se retrouvaient pour jouer dans la rue ou entre les maisons ou dans les champs avoisinants. Certains gamins voulaient toujours avoir le rôle de héros de l’EOKA luttant contre les Anglais. Ils avaient trouvé des coques d’obus dans une maison abandonnée et ils voulaient que nous fassions semblant d’être des rebelles de l’EOKA dans un repaire. Personne ne savait si c’était des soldats britanniques ou des combattants de l’EOKA qui avaient laissé les obus et les gamins se disputaient comme s’ils avaient tous accès à une source d’information secrète, inconnue des autres. De toute façon, ma tante m’a dit de ne pas aller jouer par là, et d’ailleurs j’étais bien plus attiré par la marelle et n’avais guère envie de jouer à ces jeux guerriers. Ils voulaient tous être des héros grecs et personne ne voulait être un soldat anglais puisqu’il était acquis que les Anglais allaient perdre. Le camp dans lequel on se retrouvait dépendait du degré d’autorité et de la force d’intimidation déployés. Je me souvenais de ma dispute avec le garçon sur la balançoire et je préférais m’abstenir. Alors quand les filles criaient « qui joue à vasilea », je les rejoignais en courant. Les gamins se moquaient : je venais du village de Digénis et j’étais le seul à jouer à la marelle avec les filles. Mais la meneuse parmi les filles, Pantelitsa, était un vrai garçon manqué et aussi dure à cuire que n’importe quel garçon. Elle s’est avancée comme si elle jouait dans un film de cowboys, elle a marché sur les orteils du plus grand des garçons et les mains sur les hanches lui a lancé « alors c’est qui la fille ? » La marelle, c’était pour moi le plus chouette des jeux. Sauter glisser sauter tourner sur soi-même et puis la même chose dans l’autre sens pour revenir au point de départ. Et puis il y avait toute la passion rituelle avec laquelle nous préparions le bout de terrain, définissions les distances, l’espaces, les limites des carrés, choisissions la bonne pierre à lancer. Parfois on pouvait partager une pierre avec un autre joueur vous étiez très liés. Nous jouions pieds nus. C’était le plus grand bonheur. J’adorais sentir la plante de mes pieds faire un avec la terre et se durcir à l’instar de la terre au mois d’août. J’avais perdu l’habitude de courir pieds nus les quelques mois que j’avais passés en ville. Katerina ne me permettait pas de marcher pieds nus comme je le faisais au village chez mes grands-parents.
Alors je me délectais des joies des épines, orties, pierres et poussière le jour et la nuit je me blottissais dans l’obscurité entre les prunes et les abricots mis à sécher. Je sentais le sol sous mes pieds le matin et le soir je montais vers le ciel prêt à voir des pluies d’étoiles qui tombaient, filaient, s’éteignaient. Expiraient. Tous les jours de la terre au ciel ! Les étoiles se préoccupaient-elles de ce que j’allais devenir ? Je me le demandais. Là j’étais sous le ciel du mois d’août sur un toit dans le village de Kato Drys sur les pentes des montagnes. Là-bas sur les hauteurs le jour glissait dans la nuit et la nuit dans le jour, éternellement. Gloire soit rendue à la nuit ! Je ne savais pas où j’irai à l’école quelques semaines plus tard et je ne m’en préoccupais guère. Je ne savais pas, et ne pouvais m’imaginer que dans deux mois j’habiterai un autre pays, mais je savais ce qui se passerait le surlendemain. Démosthène allait arriver avec sa mère Elengou à temps pour la fête de la Dormition. J’attendais Elengou dans un état d’excitation impatiente. Elle avait toujours tant à raconter et il y avait toujours tant de détails dont se souvenir et à ajouter, alors je lui demandais souvent de raconter les mêmes histoires. Elle était toujours ravie quand je disais : « Raconte-moi quand Stephanos est arrivé d’Alexandrie et qu’il est tombé amoureux de toi et raconte-moi le jour où il est mort ». Et elle me racontait l’histoire en ajoutant des dates et des noms. Que Stephanos était né en 1878, l’année où l’île était devenue un protectorat britannique au sein de l’Empire ottoman, qu’il était parti en Égypte encore enfant, avec son frère Vavas avant qu’elle-même ne naisse en 1893. Qu’il était revenu en 1912 parce que son frère Vavas souffrait d’amnésie après un accident. Je ne sais pas ce qui est arrivé à Vavas, mais Stephanos, lui, est tombé amoureux d’Elengou quand il l’a entendue chanter pour les fêtes de Pâques. Sur les vingt-cinq années qui allaient suivre, elle lui a donné dix enfants. Deux sont morts en bas âge et elle était enceinte du dixième quand il est mort inopinément. Le matin du jour où il est mort il lui avait reproché de soulever un sac de blé sur le dos de l’âne qui le portait au moulin pour faire du bourkouri alors qu’elle attendait un enfant. Avant la fin du jour, son cœur avait cessé de battre, il était parti. Elle me racontait ça en me servant du bourkouri le jour de la fête des morts, avant de m’emmener à la crypte familiale conçue dans le style des Grecs d’Alexandrie comme il l’avait souhaité, ou quand elle préparait du kolypha pour les services commémoratifs, des gâteaux que je mangeais avec appétit. Elle regrettait que ses enfants se soient dispersés à la surface du globe et me montrait des lettres et des photos envoyées de Liverpool, Manchester, et du Tanganyika. C’était comme si j’avais été choisi comme gardien de sa mémoire, son premier petit-fils, porteur du nom de son disparu, celui qui transmettrait ses histoires. J’avais décidé de ne pas parler de la dispute avec Katerina. Je ne l’avais plus vue depuis mon départ de Trikomo au printemps alors qu’avant, au village, je la voyais tous les jours. Je trottinais à ses côtés, comme l’ombre de ses habits de deuil, suivant le rythme de sa démarche vive. Elle est arrivée le 14 août et m’attendais dans la maison quand je suis rentré d’une partie de marelle. Je savais qu’elle respectait un jeûne de pain et d’olives jusqu’au lendemain et je voulais le partager. Ce soir-là je suis resté dans la cour intérieure et j’ai dormi à côté d’elle au lieu de monter sur le toit. Je serais le seul à me réveiller avec elle et la lumière du jour et à l’accompagner par les champs du mois d’août desséchés dans l’or de l’aube jusqu’à la petite église perchée au-dessus du village pour célébrer la Dormition de la Vierge. Quand le prêtre parlait trop longtemps, je m’agitais et me balançais d’un pied sur l’autre ; j’attendais impatiemment le seul passage dramatique et mélodieux dans la liturgie qui m’émouvait et m’intoxiquait de sons et d’odeurs alors que je répétais comme une formule magique l’incantation kyrie eleison, eleison imas, Seigneur aie pitié, aie pitié de nous, des mots que j’entendais proférer par Démosthène et d’autres sur un ton tout différent pour exprimer leur exaspération ou leur incrédulité. Lorsque la Mère de Dieu était physiquement ressuscitée au ciel, ne laissant planer dans l’église que son parfum intense, I vacillais et tombais pratiquement en trance dans la chaleur estivale comme si celle qui avait porté Dieu allait m’emporter avec elle. Après le service, les rayons du soleil étaient devenus intenses, mais le retour en descente était plus facile. Je gambadais devant Elengou, m’arrêtant de temps en temps pour l’attendre, ou je remontais lui prendre la main, me souvenant des mystères qu’elle partageait avec moi.
À la fin de cette journée de jeune, Démosthène a annoncé avec enthousiasme que le lendemain, lui et moi partirions en excursion. Nous verrions le reste de la famille en temps et en heure, mais le reste du mois d’août nous allions le passer à sillonner l’île. Je ne comprends le dernier détour qu’a posteriori, mais peut-être que même lui ne savait pas encore avec certitude s’il m’emmènerait à la fin de notre ‘excursion’. Nous nous arrêtions dans des bourgades et des villages, sans trop savoir à l’avance où nous allions dormir. Il connaissait du monde partout et parfois nous emmenions des amis et des parents. Nous suivions les lacets de routes de montagne, savourant la lourde impulsion qu’il fallait donner au volant de sa vieille Hillman, dans un sens, dans l’autre – haletant dans les montées, filant dans les descentes dans une succession infinie de virages serrés, saisissant toutes les occasions d’escapade arrêtons-nous dans tel village, voyons si un tel n’est pas au kafeneio, et puis soudain nous échappions vers la côte et sautions dans la mer. Nous allions partout et il en a gardé la trace en noir et blanc, dans ces photos à côté de moines en robe qui vivaient une vie d’ermites au sommet de montagnes ou de statues qui avaient perdu la tête et leurs parties génitales. S’il prenait congé c’était en silence ou hors de ma présence. Peut-être prenait-il aussi congé de moi ou peut-être savait-il qu’il allait m’emmener. Qui sait ? Le savait-il ? Peut-être se disait-il qu’il me sauvait de mon destin sur l’île ou voulait-il que je fasse partie de son destin quel qu’il soit ? À l’époque, je n’en avais pas la moindre idée.
Moi j’avais une autre raison de me sentir triste. Le glorieux mois d’août tirait à sa fin. Août chantait ses adieux en s’éteignant dans une brume cramoisie. Les vents changeants éparpillaient des bribes de nuages et les bergers scrutaient le ciel jour après jour pour prévoir quelles pluies l’année à venir apporterait mois après mois. Et je voulais chanter pour que le mois d’août ne parte pas : viens mois d’août ne t’en va pas, ne t’en va jamais, Août, ne pars pas s’il te plaît. Mais il allait partir. Pour nos adieux nous sommes allés nager à Salamis, juste dix kilomètres au sud de notre village de Trikomo par la route côtière. Nous avons parcouru la cité antique qui jusqu’il a peu avait été recouverte de dunes et de forêt d’acacias sauvages. Démosthène m’a raconté que jadis c’était la plus grande ville de l’île, celle aussi qui avait la plus longue histoire, et puis elle était tombée en ruines et avait été recouverte jusqu’à ce que kyrios Vassos ne devienne obsédé par la nécessité de la mettre au jour couche après couche et ne loue les services de villageois des alentours pour remplir de sable une noria de brouettes et ainsi découvrir peu à peu les couches de la cité antique. Pour moi kyrios Vassos c’était theios Vassos parce que c’était un ami d’enfance de Katerina au village et à l’école. Il était là avec son équipe, surtout des filles et des femmes de tous âges, qui creusaient et partageaient sa fascination pour la découverte de mondes sous les mondes. En déambulant, nous sommes tombés sur le koumbaro de Démosthène, Sotiris. C’était un maître maçon et il aidait l’équipe dans leurs fouilles, reconstruisait des fragments de ses mains et de son imagination. Cela faisait des années qu’ils étaient koumbaroi ? Sotiris était son koumbaro quand Démosthène avait épousé Kassiani et puis Démosthène avait baptisé le premier fils de Sotiris. Et puis quand Démosthène avait épousé Katerina, il leur avait construit une maison où nous avions habité tous les trois avant de devenir trois îles. Nous l’avions quittées si vite que je n’en avais presque aucun souvenirs, juste quelques photos en noir et blanc. C’est comme si elle était venue et repartie sur une bourrasque.
Ainsi liés par des attaches personnelles et rituelles, les deux koumbaroi ont longuement parlé de mondes oubliés et remémorés et de gens qui s’en allaient et revenaient d’autres terres d’autres mondes. Sotiris parlait de la damnatio memoriae, une expression qu’il avait apprise de theios Vassos, et de ce que les flots de la fortune pouvaient engloutir et recracher. Par les trous de la mémoire je traduis ici ce dont ils parlaient, dans le dialecte de l’île scandé des rythmes et gestes des gens de Trikomo, ponctué ça et là de l’exclamation « re koumbaro ».
Maisons confisquées
balayées par le vent
et les peines d’amour perdues
Amoureux éperdus saisis par
dieux ou démons lunatiques
Les vents qui t’amènent
ou qui t’emportent
au-delà des mers
et que se passerait-il si
– une étincelle pourrait
embraser cette île –
Si dans les herbes desséchées
et la chaleur implacable
ou dans les discours prophétiques
des Généraux et des prêtres
Tous ont exprimé leur attente
et le temps est venu si
des chasseurs attrapent des poèmes
avec des bâtons
comme des grives
à manger
et sur l’île encore à venir
quels poèmes et quelles fortunes
et quand s’éteint le désir –
Je me suis glissé dans le trou
Creusé par leur souffle
Et la mer m’a salué de sa voix bleue
Qui m’a rempli les oreilles
Et j’ai saisi l’instant
Et ai crié
En éclaboussant l’éclat du bleu
ХАІΡΕ ΘΑΛΑΣΣΑ, ХАІΡΕ ΘΑΛΑΣΣΑ !
De doux zéphyrs ont tamisé la lumière
Obscurci au loin un groupe de filles
De ma rue au village
Dont les voix cadencées
M’invitaient à manger
Des patates chaudes retirées
Du sable brûlant
Viens manger, viens manger
Ela fae, Stefoulli, ela fae
Ελα φάε, Στεφουλλή, έλα φάε
chair jaune
sous la peau brûlée
où court l’huile d’olive sombre
plus sombre que notre regard
dans la brume de l’été
alors qu’août prend congé
où nous prenons congé d’août
l’instant sera-t-il jamais pareil
et août sera-t-il encore auguste
peut-être un jour peut-être jamais
Dead zone
Sombre dévotion à la perte
Un cimetière bondé
Souvenirs enterrés
De perfidie et trahison
En quête de beauté
Je voudrais être Perséphone
Touchant tout ce qui bouge
Le transformant d’un
Regard aiguisé ou
Du son d’une conque
Je charmerais un fantôme
Dans la rumeur lointaine de la mer
Un écho mortel que sera sera
Un homme qui en savait trop
Trahit son secret en silence
Trouver la paix
Aussi vite que quand l’été t’emporte
Tu déboules
Dans un débordement d’écume
Hésitant au bord du paradis
Tu restes dans un ciel qui file
En cumulus grondants
Le touches
Des tentacules de tes doigts
À l’odeur de varech
Tu entendras une voix
Qui rugit bienveillante dans les vagues
Secrétant un lignage poisseux
D’une pierre où coulent peu de fleuves
Puis aperçois les tiens
Bien loin déjà
Des prunes de Damas sur des toits en terrasse
Leurs peaux roussies protégeant leur chair d’or en fusion
Goûte leur sang
Épais comme mélasse de raisins
C’est la première fois
Et la dernière fois
Un instant, et puis un autre
Tu es bousculé
Avec douce férocité
Par une terre qui tourne
Tandis que l’histoire se referme
Carpasia
Pour equus asinus, caretta caretta, et les autres
espèces rares qui m’ont accompagné
ou que j’ai rencontrées en chemin
Te rappelles-tu
quand le soleil passa en Vierge
et que nous fûmes attirés contre la gravité
Dans un lieu ténu
attentifs à ne pas marcher sur les rhizomes
de calaments près du rocher
Où le Saint Ami trouva ce sol sacré
et où il y a trop de ciel
quand la mer avale le soleil
Et dans des teintes violettes
des tortues accoucheuses viennent de loin
amener la science de la nature
À la nature de départs protégés quand
les écailles en spirale dans la turquoise liquide
embrassent de tendres tissus verts
Et quand la nuit tomba dans un torrent de pluie
quand l’éclair frappa
le tambour daf
Tandis que la flamme de la bougie
dansait le leilalim
et qu’en répond
Nos corps se balançaient
tandis que la coque de l’île tournait
jusqu’à ce que le jour nettoie les champs
Pour les ânes sauvages aux yeux écarquillés
quand timides ils nous chantent à nous leurs parents
Olmaz Olmaz να με πεθαίνεις πολεμά
Et avec gravité nous nous tournons pour demander
est-ce par-là chez nous
vers une Mésorée fertile en friche
L’air, dense à couper au couteau
et des maisons abandonnées comme le temps
ou ces vaisseaux spatiaux qui ont perdu la terre
Sans savoir si en ce lieu
leur durée est longue ou courte
cette plaine était jadis
Cette mer ancienne
entre deux îles
était jadis
Chez moi
avant que l’horizon se lève
pour nous laisser passer
Alors je me demande encore
comment écrire une poésie dense ?
comment chanter un lieu ténu ?
Octobriana
Je chanterai pour toi avant la fin de la nuit
mois de poussière et de douceur souillée
mère du rosaire et de la place rouge
moment où le Père Benedictus entonne
Rosarium virginis Mariae
Apologetica pour les infidèles
Et pour Octobriana qui baise Vladimir
sur la place Lénine
parti populaire du peuple
qui devient pornographie politique progressiste
Et je me rappelle cet été indien où
Gurgench pissait dans tous les fleuves
De Rome à Rimini
Laissait des graffiti sous tous les ponts
Trans Tiberis
Erranti eretici erotici fredonnait-il
Une fête pour l’oeil de Fellini
Mon octobre
Les tyrans Iulius et Augustus
T’ont changé en dixième mois
Et là comme toi je constate
Mes jours caniculaires sont révolus
Alors cette année faisons une trêve
Mois et mère de calendula et tourmaline
Mon cerveau a perdu sa trajectoire
Scorpion me chasse encore la queue
Et je convoie encore les étoiles dans le ciel
Préserve ma vitalité pour un autre été indien
Pleurant un manque mais osant espérer
Entre une montagne trop placide
Et une mer trop agitée
Les jours sont trop brefs
Nous serons tous
Ce qu’est ceci à présent
Le temps n’existe que dans le coeur
En ce temps mien de vendange
Alors laissez-moi vous dire
Iulius
Augustus
Vladimirus
Benedictus
Le monde est toujours fou
Octobriana signifie plus
Que je ne puis encore
Ou jamais imaginer
A la veille d’octobre 2006
[1] Premiers vers du Jabberwocky de Lewis Carroll, dans la traduction d’Henri Parisot :
Il était grilheure ; les slictueux toves
Sur l’alloinde gyraient et vriblaient ;
Tout flivoreux étaient les borogoves
Les vergons fourgus bourniflaient.
Si c’était possible je dirais les mots que chacun pense les énoncerais sur le rythme scandé qui ouvre les volets laisse entrer la brise qui te caresse du bout des doigts plus douce que pétales d’églantine Ou j’évoquerais le vent qui secoue et arrache les carreaux pour t’emporter au loin toutes voiles déployées ne fût-ce qu’un moment être grand parmi les grands petit parmi les petits être le poème que tu es…
Dans l’attente des rossignols
Aux très petites heures Je m’éveille et me tends Dans l’attente Le rossignol va chanter. Le grondement de la mer Qui engloutit le sifflet Des trains de passage Me rendort à mon insu, Alors je ne perçois même pas Le chant du coq Ni le rose de l’aurore Qui glisse par les persiennes Pour adoucir le sommeil de Kathy Et j’entends le fumet de focaccia fraîche Quand Raffaella sonne à la porte.
(Villa Rincon, Bogliasco, Ligurie, mars 2009)
Le vent sous mes lèvres
De naissance, étrangers, dit-il, je suis chypriote. J’ai quitté ma terre natale avec mon fils . . . sur un grand navire, et nous avons été avalés dans le gosier de la baleine.
Lucien de Samosate, Une histoire vraie
L’été 1957 était le huitième de ma vie et il est gravé dans mon souvenir et dans mon imagination avec toute la vivacité de la ferveur. Ce devait être mon dernier été sur l’île dans la Mer du Milieu avant bien des années. C’était l’année du plus long voyage de mon enfance. Je ne sais pas vraiment quand s’arrêtent les voyages. Avec le temps ils se superposent et se confondent. Une fois qu’ils commencent, impossible de savoir où ils nous emmènent. Ils ne s’arrêtent pas quand nous descendons du bateau ou du train ou de l’avion ; ils se poursuivent aussi longtemps que nous les portons en nous. Il n’est pas plus facile de déterminer le début d’un voyage. Je pourrais dire avec incertitude que mon voyage à moi débuta quand j’apparus sur l’île la plus orientale dans la Mer du Milieu, quand je vins au monde à l’automne avant la décennie qui marquait le milieu du siècle, résultat de la chimie particulière entre mes géniteurs. Mais parfois il me semble qu’il y a quelque chose de déroutant dans la façon dont j’ai franchi ce seuil. J’amenais avec moi des ombres, comme si j’avais déjà été ailleurs. Ou quelque part ou nulle part ou toujours ici. Mais nous dirons, cette fois-ci, pour la clarté de l’histoire, que j’étais tout neuf quand le nouveau siècle atteignait la cinquantaine alors que ma petite ville était très vieille ou vieillissante, sage à bien des égards, mais pas à tous. Pas plus que moi, elle ne pouvait prévoir sa propre transition violente, sa réincarnation sous un nouveau nom, avec de nouveaux habitants. Pour beaucoup, ou pour tout le monde, cela allait advenir à l’improviste, comme le vent qui tourne. Une forte bourrasque m’avait emporté quelques années avant. Les symptômes qui allaient produire ce changement soudain étaient déjà bien là, mais nul ange annonciateur ne m’avait dit quoi que ce soit. Je ne sais si je les entends toujours. J’entends la voix des sibylles mais souvent leurs messages sont énigmatiques. De toute façon, j’étais déjà parti et je n’ai pas assisté à son agonie. Je ne sais d’ailleurs s’il s’agit de mort ou de coma. Peu importe, je sens que son überleben me réclame – une métempsychose qui s’est répandue un peu partout – il est sombre et collant comme le pekmez, il s’insinue comme un virus. Il me faut une méthodologie pour le retrouver. À tout hasard, j’explore maisons et lieux de vie, je retourne pierres et caveaux, je le renifle, effleure ses moisissures du bout des doigts. Les sibylles me murmurent à l’oreille avant l’aube, de leurs voix contradictoires. Laquelle suivre ? Quel chemin emprunter ?
Parfois je me sens plus vieux que le siècle et la petite ville. Je ne suis pas toujours certain de ce que cela signifie, être vieux ou être jeune. Et les commencements ne peuvent qu’être entrevus dans l’obscurité. Parfois j’ai toujours la fraicheur et la légèreté qui animaient mon corps d’enfant l’été 1957, et parfois je suis lourd de millénaires. La date s’est incrustée dans ma mémoire. Il y a des dates qui vous marquent comme des convergences complexes. Quand je pataugeais dans l’eau boueuse d’un pays lointain pour cueillir des fleurs de lotus à déposer aux pieds de la déesse, les anciens et les sages me disaient que mes commencements n’étaient pas aussi récents que je croyais, et ils m’amenaient à m’interroger sur la mémoire d’avant la naissance. Enfin bon, peut-être que là je devrais arrêter de me demander comment trouver un chemin des commencements vers les centres dans les labyrinthes de mes voyages. C’est aux carrefours que je vais m’intéresser maintenant, pas aux chemins, et parmi les carrefours, à celui de l’année 1957.
Mes géniteurs étaient encore bien jeunes à l’époque, ou disons qu’ils avaient gardé la fraîcheur et l’enthousiasme de la jeunesse. En fait, ils avaient tous les deux déjà été mariés avant de se rencontrer, donc ils n’étaient plus si jeunes que ça. Et pour tout dire, Démosthène était un veuf qui avait à peu près douze ans de plus que Katerina, alors oui peut-être qu’il était un peu vieux, mais il avait encore en lui l’audace d’élans fougueux, qui allait s’estomper avec l’âge. Lorsqu’ils se sont rencontrés, lui était en deuil de sa première épouse et elle était en colère contre son premier mariage, qui avait été arrangé ainsi que c’était la coutume. Épouse par correspondance en quelque sorte, elle avait laissé son mari à Charing Cross Road où elle avait vécu à ses côtés pendant moins d’un an. Elle était revenue sur son île avec une cicatrice au menton. Quand j’étais adolescent, elle me l’a montrée comme un témoin de son passé.
Je me demandais pourquoi elle avait si vite accepté ce fiancé. Les mariages étaient généralement arrangés, mais Katerina ne manquait pas de prétendants. Beaucoup s’étaient présentés et d’autres suivraient. Elle n’avait pas grand-chose comme dote, mais elle avait dix-huit ans, elle était belle, sortait d’une école huppée pour les hellénophones de l’île : elle attirerait des prétendants assez riches pour ne pas se préoccuper de la dote. Beaucoup se souvenaient d’elle rayonnante, dressée en caryatide soutenant le Parthénon sur un char de l’école lors de la fête nationale, le 25 mars 1946. L’Aphrodite chypriote qui jouait à être Athéna pour un jour, avait dit quelqu’un. Juste pour l’occasion. Elle n’avait pas dix-huit ans. Son père avait emmené la famille au village au début de la guerre, la laissant, elle, sa fille aînée dans la capitale pour y poursuivre ses études en internat. Quand elle a obtenu son diplôme en 1946, elle est revenue au village avec comme perspective de devenir institutrice et d’être envoyée, les premières années, dans des villages reculés, mais il semble que le mariage outre-mer était plus attirant, en tout cas pour un temps. Après la guerre, le village était une cage trop étroite pour son esprit qui déployait ses ailes comme un oiseau prêt à s’envoler. Elle ne savait pas où elle allait, mais elle y allait. L’idée de Charing Cross Road a balayé son âme comme un grand vent. Elle a donc accepté d’épouser ce paysan de Karpasia qui s’était enrichi dans la restauration à Londres et qui, passé la cinquantaine, avait décidé d’aller quérir une épouse sur son île natale. Sur la route menant à son village de Tavrou, les gens se pressaient pour voir la belle prise qu’il paradait avant de l’emmener de cette île colonie dans la capitale de l’empire où elle a trouvé une autre étroitesse d’après-guerre, perçue au travers d’un autre prisme, et elle a commencé à découvrir l’expansion et la contraction du monde.
Au moment où Katerina quittait l’île, Démosthène enterrait sa première femme, Kassiani. Son cœur s’était arrêté de battre, comme ça, d’un coup, à trente ans, alors qu’elle transportait je ne sais quoi sur une mule d’une partie du village à une autre. Katerina était à peine arrivée à Londres qu’elle découvrait que son mari avait un enfant de sa maîtresse anglaise et qu’en prime elle devenait l’objet de sa jalousie et de sa violence. Elle n’était pas du genre oiseau sans plume à garder en cage, alors elle a décidé de retourner chez son père. Un peu abîmée mais toujours pleine d’énergie. Une fois rentrée sur son île colonie dans la Mer du Milieu, elle n’a pas pu s’installer chez son père mais est allée vivre chez sa belle-mère comme exigé par la coutume de l’époque. Mais elle était bien trop princesse pour rester longtemps dans ce petit village de Karpasia et après quelques semaines elle est retournée chez son père, très en colère, bien décidée à obtenir le divorce et pleine de mépris pour le mode de vie et la cuisine de sa belle-mère : « des paysans nantis qui mangeaient des courges écrasées couvertes d’origan avec du pain, des olives et des oignons crus ».
C’est donc dans ce mélange de chagrin et de colère et d’amour myope que je suis venu au monde. Katerina et Démosthène avaient tous les deux l’esprit vif, une volonté bien trempée, ce qui les amenait à prendre des décisions rapides, mais il semble peu probable qu’à l’époque ils aient anticipé leurs voyages à venir ou aient même jamais pensé quitter leur île tourmentée au moment où ils sont tombés amoureux. Bien que lui fût un comptable scrupuleux et elle une joueuse d’échec et de bridge avisée, ils n’avaient guère réfléchi à ce dont leurs rêves étaient fait, ni pensé que le cortège éthéré de leur monde allait s’effacer et que ce que j’allais hériter de leurs amours se dissoudrait trop vite dans le creuset du souvenir. Ou peut-être que les deux hémisphères de leur cerveau ne communiquaient pas l’une avec l’autre, un syndrome de la culture dans laquelle ils baignaient, je ne sais. Ou encore ils ne savaient pas de quoi sont faits les rêves, de simples mortels sans contrôle sur la fugacité de leurs sentiments, tombant en désamour aussi vite qu’en amour :
Est-ce un crime de changer ? Si l’amour porte des ailes, N’est-ce pas pour voltiger ?
C’est sans doute ainsi qu’il en est allé car je ne me souviens guère de les avoir jamais vus ensemble. Les gens de la bourgade me disent que leur amour brisait toutes les conventions comme sol à labourer. Alors que Katerina attendait encore son divorce, ils ont vécu ensemble dans la maison au balcon vert qui donnait sur la place avec les cafés et la petite église médiévale d’Ayos Iakovos. Pourtant les gens ne le leur reprochaient pas ainsi qu’on aurait pu s’y attendre dans la société rurale et insulaire de l’époque. Peut-être que cela tenait à une certaine grâce ou charisme qui leur permettait de flouer ainsi les bonnes moeurs. On me racontait leur histoire avec la coloration romantique qui en faisait un sujet de pièce ou de chanson populaire. Ou peut-être qu’à leur instar, les habitants n’étaient pas aussi conformistes qu’il y semblait. Parfois on croit que les gens sont aussi impassibles que les montagnes de Kantara, mais leurs passions peuvent s’enflammer comme les broussailles dans la chaleur de l’été. Parfois ils peuvent avaler du feu comme des fakirs mais à d’autres moments ils se brûlent et courent chercher de l’eau.
Les familles de Katerina et Démosthène fréquentaient des cafés différents. Celle de Démosthène était plutôt à gauche et celle de Katerina à droite, mais ce n’était pas un problème. Démosthène avait déjà mauvaise réputation quand il est tombé amoureux de Kassiani, la nièce du Général. La famille du Général n’était pas du tout d’accord. Le père de Démosthène était arrivé ‘de Aegypto’ vers 1912 en disant, dans les mots d’un poète contemporain :
Moi, moi-même je suis celui qui connaît les routes Par le ciel et le vent est façonné mon corps.
Il était polyglotte et amenait avec lui un libéralisme cosmopolite qu’il a développé dans l’‘Association du siècle nouveau’, dont il était membre fondateur. Cela lui plaisait d’être une épine dans l’éthos familiale du Général, toute imprégné d’Hellénisme et de monarchisme. Aussi mon grand-père d’Alexandrie était-il ravi du flirt entre son fils et la nièce du Général. La famille du Général ne leur a donné l’autorisation de se marier qu’après que Démosthène et Kassiani étaient partis à vélo au village d’Ayos Sergis. Jusqu’à leur retour deux jours plus tard, personne ne savait où ils étaient. Le mariage n’a pas tardé. Ils venaient à peine de sortir du lycée.
Il y avait de la science dans ce socialisme, aurait affirmé Démosthène, pourtant ses amours avec des femmes de familles conservatrices semblaient inspirées moins par son rationalisme que par une autre partie de son cerveau, pleine d’un brio admiré par certains et source de ressentiment pour d’autres. Il les avait sincèrement aimées et était prêt à soutenir que les allégeances de leur famille n’étaient que hasard ou coïncidence. Il avait lu Zola, mais ne connaissait manifestement pas Borges et les auteurs argentins même s’il aimait danser le tango avec Kassiani. À moi il ne parlait guère de son passé mais les villageois adoraient me raconter des histoires et j’en savais beaucoup plus sur sa vie qu’il ne le soupçonnait ou bien s’il le soupçonnait il n’en a jamais rien dit. Après Kassiani et Katerina, il a quitté l’île. Je porte en héritage le mystère de KA. Je suis toujours à sa recherche. Les astrologues et les mythographes m’ont fourni quelques indices.
Quoi qu’il en soit, Démosthène et Katerina se sont donc mariés avec la bénédiction de l’église mais pas en blanc quelques mois avant ma naissance, ainsi c’est le corps de Katerina qui fut mon seuil pour pénétrer dans cette chambre au balcon vert. C’était peut-être ma première entrée dans le monde. Je n’en suis pas tout à fait sûr. J’en doute. Je m’interroge souvent. J’ai tendance à tourner en rond parce que les débuts et les fins me posent problème, alors peut-être que mon entrée dans la maison au balcon vert n’était qu’un carrefour de plus. Ma mémoire n’est pas toujours très précise quant aux allées et venues. Ce que je sais, c’est que je suis toujours en chemin, en train d’advenir. Et pas encore prêt à m’en aller, même si je suis toujours en train d’aller quelque part – y compris quand je ne bouge pas. Je ne me souvenais pas de l’intérieur de la pièce au balcon vert puisque nous avions déménagé alors que j’étais encore bébé. J’y suis retourné en 2003 quand les checkpoints qui divisent cette île dans la Mer du Milieu se sont en partie ouverts et que je les ai franchis avec bien d’autres pour la première fois depuis presque trente ans. Je suis entré dans un café et ai parlé à deux vieux Chypriotes turcs – Mehmet et Hussein. Ils s’étaient établis là un an après la guerre qui avait mis en fuite les Chypriotes grecs. « Avant nous habitions Skala, » m’ont-ils dit en désignant l’autre village sur un fond de musique où résonnaient les accents de mon parler chypriote grec.
J’ai montré le balcon vert et leur ai expliqué que j’aimerais voir l’intérieur. Soucieux de satisfaire mon souhait, ils m’ont emmené à travers le village à la recherche de la personne qui aurait la clé. En passant de maison en maison, je me voyais offrir de la limonade fraichement pressée et des douceurs – tous voulaient savoir pourquoi je m’intéressais à la maison, si j’avais un titre de propriété et si mes parents qui y avaient vécu étaient artistes ou musiciens parce qu’ils y avaient trouvé un piano et des toiles lorsqu’ils avaient ouvert la maison abandonnée après la guerre. Tandis que je répondais par la négative à toutes ces questions et cherchais des mots pour expliquer l’instinct surnaturel ou naturel qui m’attirait vers cette chambre, l’étranger muni de la clé est arrivé et m’a fait entrer, me suivant discrètement pendant que mon regard embrassait le plancher en bois et les poutres des hauts plafonds. Je suis sorti sur le balcon et ai regardé le village et la route bordée d’acacias qui partait vers la mer et suivait les méandres de la côte jusque Salamis. L’étranger à la clé restait en retrait pour ne pas déranger ma communion avec les revenants que j’étais venu chercher. En sortant, il m’a offert un porte-clés aux initiales de son parti politique, m’a fait comprendre par mots et par gestes qu’il appréciait ma visite, m’a embrassé sur les deux joues et souhaité « güle güle » tout en souhaitant la paix. Muni de ce message et de ce souhait, je suis parti à l’aventure dans ma méditation spectrale, à me demander si l’amour n’est pas comme une répétition pour un départ vers un ailleurs inconnu – un lieu dont nous ne savons rien quand commence l’amour.
Katerina et Démosthène ont disparu de ma vie et de la vie de l’autre tellement vite que je me souviens à peine du moment où s’est arrivé. J’ai rapidement appris l’art d’arriver et de repartir, d’être accueilli et de dire au revoir. Je n’ai qu’un souvenir de nous trois réunis. Rien qu’une image floue sur une plage rocailleuse. Nous regardons tous dans la même direction, le dos tourné aux terres, à regarder la mer à longueur de journée. Pourtant, paradoxalement, sur la seule photo dont je dispose, nous regardons dans l’autre sens. On pourrait dire que nous regardons dans le mauvais sens, vers l’appareil photo, vers la terre, avec la mer derrière. C’est une photo qui date sans doute du début des années 50, mais je ne l’ai vue qu’à la fin des années 2000, alors que Katerina et Démosthène étaient tous les deux morts à peu près en même temps que le siècle précédent. Lalla-aux-pieds-légers me l’a donnée, la retirant, comme une révélation sortie de l’ombre, d’une boîte rangée sous son lit dans sa maison à Brookmans Park. Elle figure aussi sur la photo, le regard au loin, ses pieds aux sandales ailées presque au-dessus de moi. C’était peut-être la dernière fois que nous regardions ensemble les terres, le passé, le dos tourné à la mer, à la brise ondoyante, à l’avenir que nous ne pouvions voir et qui nous emmèneraient dans des directions différentes, vers d’autres îles. Lui, dans la froide mer du nord, et elle, dans la Mer de Chine, et moi je ferais la navette entre ces îles, ne me posant jamais qu’au passage sur cette île dans la Mer du Milieu dont nous étions tous partis. Et c’est ainsi qu’à ma majorité, je voyageais entre trois îles, et tous les trois nous étions devenus trois îles, comme préfiguré sur cette photo en noir et blanc où Lalla monte le guet.
Même avant que nous ne quittions l’île, comme mes parents s’étaient séparés, j’étais pris dans un va-et-vient de déplacements. Ils étaient ici là ailleurs parfois avec moi parfois sans moi et mes horizons n’arrêtaient pas de changer, dans le miroir de la mer, dans le ressac de plages secrètes, dans les échos de cités en ruines, les spires de châteaux moyenâgeux, un paysage qui défilait sans cesse au gré des tournants. Les montagnes me retournaient comme les édredons de mes grands-mères, des routes qui nous invitaient à descendre de l’autre côté et les voir, aguicheuses, réapparaître plus loin. L’île n’était jamais immobile. Je flottais avec elle et découvrais de nouveau reliefs à chaque voyage tandis que Katerina et Démosthène allaient et venaient. Quand ni l’un ni l’autre n’était là, ce n’était pas bien grave car je savais que l’un ou l’autre reviendrait. Entre-temps, j’étais l’enfant de tout le monde et il y avait toujours place pour moi lors de la moisson, d’une fête, d’un pèlerinage, j’étais toujours prêt à me hisser sur un âne, une bicyclette, un char à bœufs, une caravane de chameaux, un bus de village ou une carriole à pastèques. Je n’étais encore jamais monté dans un avion ou un navire. Seulement dans des bateaux à moteur qui filaient vers l’horizon où par temps clair nous discernions les contours des montagnes de Syrie et de Turquie, mais nous n’abordions en Anatolie ou au Levant que par l’imagination. Ces autres lieux étaient pour moi comme des mirages quand je flottais sur le dos dans la mer en me demandant si, quand je me retournerais, je serais sur l’autre rive. Ou peut-être ces lieux étaient-ils toujours déjà en nous – des implosions dans notre imaginaire, comme ces îles qui explosent dans la mer dérivant çà et là.
Il ne fallait pas manquer une occasion de dériver çà et là. Parfois Phoevos l’aurige m’emmenait en amazone sur sa bicyclette. Il était comme un grand frère adolescent mais je l’appelais oncle parce qu’il était le petit frère de Katerina. Il pédalait à toute allure sur les cahots de pistes poussiéreuses dans le parfum des buissons de lentisque, des pins, des cyprès et des eucalyptus, dans le bourdonnement des insectes jusqu’à ce que nous atteignions la mer et nous y précipitions en sautillant comme des échassiers sur le sable chaud pour ne pas nous y brûler les pieds. Il n’y avait pas de touristes à l’époque et les gens du village travaillaient aux champs et n’avaient pas le temps d’aller à la mer. C’était différent pour ma famille, de gauche ou de droite, la mer y était illumination et source de renouveau comme la moisson. Et pour certains, comme pour beaucoup, c’était un départ espéré, généralement en aller simple.
Et il y avait d’autres voyages sur l’écran du cinéma. Le village comptait deux cinémas qui disposaient de leur propre générateur avant l’arrivée de l’électricité. Beaucoup de villages n’en avaient même pas un seul. Nous étions en quelque sorte un centre cosmopolite. En été, quand ils étaient en plein air, nous regardions d’en haut, comme des dieux, perchés sur les terrasses et les balcons de nos maisons d’où le regard plongeait sur le monde de l’écran : des ombres et des lumières et des bruits qui nous arrivaient assourdis. J’adorais me perdre dans la sensualité ondoyante du grand écran sous le vaste ciel, Melina à la voix voilée et Sophie au regard voilé et l’abondance des amples mouvements de leur corps sur un écran qui bougeait dans la brise du soir, tel la mer, nous éclaboussant les pieds pour faire tomber la poussière juste pour un moment pendant que nous mangions des passatempo et buvions nos bouteilles de Coca. Nous regardions en tremblant l’audacieuse sensualité du milieu du siècle toujours menacée par un péril fatal qui pourrait ou non être surmonté. Je sanglotais désespérément quand Melina Mercouri était tuée d’un coup de poignard à la fin de Stella. Pourquoi fallait-il que Melina meure ? Il m’a fallu longtemps pour me consoler : une vieille sibylle a fini par me convaincre que ce n’était qu’illusion, rien qu’un film et que l’été suivant Melina reviendrait dans un autre film et que nous quitterions tous le cinéma en riant au lieu de pleurer. Je baignais dans ces images et elles m’ont imprégné comme des visions qui transformaient le monde autour de moi – à la fois un spectacle et une participation intime au même titre que les activités et festivités rituelles qui revenaient avec la même régularité que le cycle des saisons qui débordaient dans l’excès de grenades mûres dont la peau en éclatant révélait les grains rouge sang.
Le grand tournant du voyage ce fut en octobre 1957. Avant la fin de l’année, j’allais quitter une condition joyeuse et familière de nomadisme pour un état de nomadisme effrayant d’inconnu. J’avais perdu mes repères. Je n’avais jamais imaginé que je me retrouverais dans le ventre de la baleine sur une autre île.
Le déplacement était une constante mais les circonstances et le contexte avaient changé. Ma vie sur l’île de la Mer du Milieu était devenue tout à fait imprévisible. Il n’a pas fallu ruser beaucoup pour m’emmener sur un grand bateau sans avertissement. Ma vie et mes trajets étaient déjà une série d’ellipses et là Démosthène m’a emmené pour une traversée que je n’allais jamais oublier, de la Mer du Milieu à une autre île dans la mer du nord. Katerina semblait avoir disparu. Je sais que ça peut paraître paradoxal, puisque c’est moi qui avais disparu ou avais été escamoté, mais dans ma perspective les géniteurs ne disparaissent pas. Si l’enfant disparaît, ils doivent venir le chercher. Pendant des années sa voix et son visage allaient me hanter comme un fantôme. Et d’après Démosthène c’était sa faute à elle si j’avais disparu, même s’il me semblait que c’était lui qui m’avait escamoté sans préavis. Démosthène ne m’a pas imposé le choix de savoir si je voulais partir avec lui ou pas. Je ne sais toujours pas si c’était lui ou moi qu’il voulait ménager. S’il m’avait posé la question, je ne sais pas ce que j’aurais dit. Peut-être avait-il peur de la poser. Il savait sans doute qu’il aurait eu du mal à susciter mon assentiment. Ce n’est pas que je ne l’aimais pas, mais j’aimais aussi plein de gens et de lieux sur l’île, et surtout les sibylles de Trikomo qui avaient toujours une histoire à raconter et quelque chose de doux ou de frais à me mettre en bouche, et qui m’envoyait en mission comme si j’étais leur petit prince et Hermès.
L’étranger (variation sur le poème ‘L’étranger’ de Baudelaire)
Étrange étranger, qui aimes-tu le mieux, dis ? Ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère ? Je n’ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère. Ta patrie ? Je viens d’un pays qui n’existe pas. Aimes-tu la Beauté, étranger ? Je l’aimerais volontiers – cette déesse immortelle. Et aimes-tu l’or ? Je le hais comme vous haïssez Dieu. Eh ! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ? J’aime les nuages – mes amis les nuages qui passent… Ces merveilleux nuages, là-bas !
Le poids de la vie
Combien pèse la vie ? Elle est parfois aussi lourde Que le moment où tu as enfoui Le corps de ta mère dans la terre Plus lourde que ce dernier baiser glacé Avant de lui fermer les yeux à jamais Où tu enfouis le fardeau du souvenir En répétant les gestes de la vie Quand une voix te dit De laver la boue sur la pastèque Avant de la couper De disposer les tomates côté mûr vers le haut D’attendre que l’eau bouille pour y jeter les légumes verts
Tu te rappelles qu’un jour quelqu’un t’a dit Que toutes les mères sont folles Et qu’il y a toujours une solution S’il faut que les enfants aient une mère Des rituels devraient exister pour enfouir le cordon ombilical Battre le tambour et faire tournoyer la flamme Jusqu’à faire se lever le corps en transe Le ramener au monde En luciole Qui bat des ailes et s’envole Les pieds qui tourbillonnent Tu émerges l’abandon de la nuit sur le visage Comme si le souvenir n’avait jamais existé Comme si tu n’appartenais pas à une île perdue Dont tu avais léché les eaux De tous les recoins et ruisseaux Une île qui n’existe plus N’a peut-être jamais existé Et tout ce qui importe est cet instant Dans un pays lointain Dans l’oscillation du hamac Et tu entends un bruissement sous le sternum Et ton cœur s’envole plus haut que le sommet des cocotiers Et la femme coolie t’apporte un bol de riz et de dal La porte de la cage se referme et la noix de coco tombe avec un bruit sourd Tandis que tu entends le labeur dans ses pieds nus Qui résonne des pas de ta grand-mère Et tu penses à sa maison et te demandes Combien de gravats tu dois ramasser Pour la reconstruire de la branche émondée Ou s’il faut la laisser aux étrangers qui l’habitent Et qui dans leur étrangeté ressemblent à tes proches Couchés sur la terrasse par les nuits d’août Et s’envolant dans l’excitation des étoiles filantes Et cela pourrait suffire de sentir le hamac T’envelopper comme la coiffe du nouveau-né Quand tu regardes glisser les nuages nomades Prêts à éclater en averse liquide informe Que tu veux recueillir à pleins seaux Pour te rappeler ta propre nature torrentielle Et la douceur de ta peau Trouvant le point d’équilibre Entre réalité et souvenir
Entre joie et solitude La vie est légère quand on s’y attend le moins Au début de la folie d’amour Et quand des amis sourient et te touchent Ouvrant et comblant des trous Qui te font te demander combien de vies Tu as vécues et si l’identité c’est rien qu’une vie Ou plusieurs vies qui te regardent de myriades d’yeux Et nous des étoiles qui nous consumons Dans notre intoxication Et tu te poses la question Qui voit qui écoute Et tu pourrais tout aussi bien fermer les yeux Et souffler les bougies Dans l’abandon De la chair sans souvenir
(décembre 2004)
Ars poetica : Sacré ou démoniaque
À tel prix apaiser Ma chaleur cyprienne.
Élégie XIX. Pierre de Ronsard (1524-85)
Ne t’y trompe pas J’ai une langue fourchue Qui se meut entre soupirs réticents Et pouls inaudible articulant la paix Tu le sais jamais tu ne trouveras Dans l’absence de tes muses mortes Et le lambda platonique Comment atteindre au son pur ?
Peu importe que les pancartes soient en grec ou en turc Je m’égare Même quand il n’y a qu’un seul chemin Les policiers reniflent et me disent Que mes hallucinations sont déplacées Et leur chiens m’étiquètent “sous contrôle” Je me dérobe cherchant un soulagement Dans l’été éternel ou la mort éternelle Et quand je te trouve Je te dénude En un désir imprudent de ton mal (Ou n’était-ce qu’en rêve ?) Je ne sais si c’est ta maladie que je veux Ou si je suis malade de ton désir Je négocie le mirage pullulant Et mon corps grésille dans ma chaleur chypriote Et roule en flammes jusqu’au bleu de la mer Les braises s’évaporent dans la clarté lunaire Et la tempête des étoiles Tisse des halos en concoctant des contes De fantômes errants dans une superposition de villes Avec des statues de ton imagination dévoyée Qui ont perdu la tête ou leurs parties Dans une impétueuse imprudence Ou dans l’idéologie tourmentée du monde Et je pétris tes mots Chassant la poésie du seul intellect ou de la sexualité nue Deux purs papillons blancs Payant ce manque en pierre brisée
Alors ne me crois pas Car bien des démons parlent en moi Tous à la recherche de ce qui leur manque
Ars poetica : de l’eau comme poésie
Pour Saraswati – la déesse des flots
Trop de poésie pour une si petite île s’il vous plaît arrêtez d’écrire et plantez des arbres de l’eau…
Gür Genç
J’ajoute la voix à l’occlusive Sans savoir si elle est implosive ou pas Et une liquide suit g l g l g l L’air passe et je plisse les lèvres Et avance la langue pour donner forme au souffle Attraper la vision cachée dans la syllabe Ni u ni i Ni antérieure ni postérieure Dans un rêve qui s’évanouit Tu me donnes un code pour te trouver Mais un des numéros s’efface dans l’obscurité. Une main invisible offre le lien perdu Sans que je le demande Mais je tends la main et appelle Est-ce que je sais quelles langues parler ? J’envoie plutôt mes messagers te chercher Quand il te ramène Je ne connais pas ton visage Seulement l’émotion Et caressant tes cheveux Je vérifie que c’est bien l’algue de ton amante la mer Si tu es vraiment venu pourquoi restes-tu silencieux ? Je sais maintenant que tu n’es pas genç – les noms mentent Tu es aussi vieux que la mer Et le shiv Le danseur antique Tu appelles le silence Qui parle avant et après le aa Le uu Et le mm J’attends la poésie. Ou est-ce qu’en vrai j’attends l’eau ? Je ferme les yeux Je récite le mantra gür – gür – gür
Ars poetica : Kaala
Sur le métier du temps Je serais Kali Das
Serviteur du temps profond Qui étire l’espace
Sur la feuille blanche Y inscrit le monde
En un monument De rêves distendus
Dans des rues qui bredouillent Quand elles parlent
J’écris Je rends hommage
Lune bleue au Rajasthan
À Priya, qui me lança sur les routes
(Le seul temple en Inde consacré à Brahma (le créateur) se trouve à Pushkar, près d’un lac qui apparut quand le dieu a laissé tomber un lotus du ciel sur cet état désertique. Une histoire raconte que Brahma est tombé amoureux de sa fille et création Saraswati, la déesse de la poésie, et pour le punir de cet acte incestueux, aucun temple ne lui est dédié à part celui-là. Depuis des siècles, à onze kilomètres, Ajmer attire des pèlerins sur la tombe du saint soufi Khawaja Moinuddin Chiti, aussi appelé Khawaja Saheb ou Sharif. Comme dans toutes les darghas soufi, toutes les communautés religieuses sont les bienvenues, ce qui est particulièrement important en Inde actuellement et représente un symbole d’espoir et d’harmonie face à la violence entre communautés.)
Une fois seulement j’ai vu la lune bleue Diffusant une clarté aussi pure que le regard d’une déesse Dans les cieux du Rajasthan. Son bleu chatoie et insiste Apportant des ravages d’un autre royaume Au-delà des certitudes de la vie Me prêtant son ouïe Pour entendre la chair en flux perpétuel Sur les routes cassées d’un pèlerinage Camions en file derrière vaches léthargiques chameaux efflanqués Des chauffeurs éteignent l’amour dans les huttes des bas-côtés Je m’arrête pour des samosas chauds et un capuccino instantané À côté d’un étalage de Kama Sutras en anglais et en français Où la moksha se cache-t-elle? Dans la décomposition, la poussière et la saleté Ou dans le lac de mon parcours né d’un lotus Qu’un créateur distrait aurait laissé tomber Afin que nos mains en coupe recueillent des histoires Avant d’y ajouter graines et pétales puis les disperser Pendant que des singes blancs se disputent les restes En hurlant pour participer à la conversation Par besoin ou pour accompagner les autres Ou cherchant l’aubaine Un jeune Brahmine éteint son portable Pour m’inciter à la prière près du lac Et un débat sur d’où viennent savoir et libre-arbitre L’aubaine est-elle dans la volonté tirée au hasard ? Ou bien dans le hasard attiré par la volonté ? Mon jour est glorifié par Cinq sœurs frères cousins M’entourant avec crainte et jubilation Ai-je apporté le parfum de la mer? Ils me serrent la main Mai et mami sourient timidement à l’écart De quelle terre venez-vous demandent-elles Je commence à parler d’une île lointaine dans une mer Dont certains disent qu’elle est le milieu de la terre Pendant qu’ils attendent d’autres révélations je pense À l’improbable de ma naissance Viens-je vraiment d’une quelconque terre me demandé-je L’Union européenne, avancé-je Ils approuvent de la tête La rencontre est-elle leur aubaine ou bien la mienne? Nos adieux pleins d’allégresse Distraient l’homme qui pissait derrière nous contre le mur Le retour en voiture passe entre des cochons vautrés dans la boue Nourriture de parias ou d’exportation on se le demande.
Une route sombre descend vers Ajmer Au son des timbales Guidé par Sayyed Irfan je fais mes offrandes de calendulas Et de soies puis ayant récité des couplets persans Lors de la prière du Vendredi soir Je reçois des sucreries de paix Et une chandelle de cire pour mon île Flanqué de prêtres juvéniles calotte sur tête Je suis entraîné pour une célébration vers le wallah du thé Encore des mains serrées des sourires des enfants Cherchant la splendeur d’un Présent, d’une roupie, d’un geste Qui va transfigurer Un don qui apportera l’aubaine de donner des dons Les douceurs dargha me collent aux dents avec des histoires À avaler et excréter Et avec le murmure de la route Et la fragilité d’une bougie dans la main Je me dissous dans les brumes hivernales du désert Défiant la nuit des ciels aléatoires
Je ne puis détourner mon regard Voile tes yeux déesse sinon je deviens fou Ne laisse filtrer qu’un résidu de bleu Et du sol ne suinter que peu de divinations Vers les fluides de mon corps Que je puisse un moment seulement sentir L’intangible par ton contact visible et sensuel
(après un voyage à Pushkar et Ajmer, janvier 2004)
Yaya Devi
Déesse, tu es terrible ce soir Hier soir tu m’attirais Dans tes bleus mouillés Même la lune était bleue
Pourquoi cette nuit me secouer et pomper le corps À en extraire l’immondice par tous les orifices À genoux nauséeux et vomissant Je te supplie de me rincer De tièdes liquides Corsés de neem et de curcuma Au lieu de quoi tu m’inondes D’un déluge froid et cruel Je tremble et tu me jettes à terre Coque vide Pourquoi Devi? Je suis ton tout petit je sais Ne connais-je pas ta pestilence et ta puanteur? Et combien de fois t’ai-je vue danser dans les cimetières? Je connais aussi ta caresse de lotus Guéris et laisse-moi dormir. Demain je parlerai. Si tu veux je change de voix Ne me montre pas toute ma merde et mon ordure Prends-moi donc plus gentiment Et de nouveau te chanterai louange Jaya Devi Jaya
Delhi (après la lune bleue), janvier 2004
Ville fantôme
O
Hippocrate
S’effritant en une résolution muette Vanosha me fait signe et me Murmure tout bas à l’oreille Par la clôture en fils barbelés Ars longa, vita brevis est
Dans mon désir fragile et défaillant Nous nous tournons vers les flots Prêts à nous envoler Dauphin dans le nectar D’une mer à la fois imago et mirage Quelles ombres guettent Sur l’autre rive
Requiem pour Trikomo
pour les créatures et démons qui errent en Mesaoria surtout entre Trikomo et Salamis : ceux qui ont des noms et ceux qui n’en ont pas
Est-ce que je viens chanter ton requiem ? Au checkpoint je ne vois pas flotter les cinq drapeaux l’histoire n’a jamais eu lieu Rien que des créatures qui planent Avec l’instinct de sept colibris M’attirant Légères comme une apparition
Pardonne-moi si tu t’es cru éternel Il y avait trois bourgades ici où trois routes se croisent Et une église entre cinéma et café Saluant départs et arrivées En vieilles caravanes de chameaux pour Karpas lentes comme des bus Au-dessus du han Chrysanthi la vieille institutrice Lit mon voyage dans le marc de café
Petit garçon j’aperçois Des Aphrodites brisées et des Madones dolentes, Et sur des écrans que fait ondoyer la brise de la nuit Je m’empare de bribes du sacré en passion dévastatrice Mélodie rauque de Melina en noir et blanc Sophia mouillée et surgissant du bleu Sauvant mon totem le dauphin Et le garçon prêt à partir à cheval Je m’étendais dans toutes les directions Déboulais dans les plaines Escaladais les monts et les cieux Puis les mers M’ont emporté Sans avertissement ni adieux Rien que des contes À emporter Eleni répétant Comment elle avait séduit Stephanos d’Alexandrie De son chant chaloupé Lui donna dix enfants Moulut le blé le jour de sa mort Le temps dissous dans son désir
Dans son silence j’ai voyagé avec le nom Disposé mon corps dans l’immensité de la terre L’exposant aux oracles Cherchant une divination spéciale Des voix disaient n’oublie pas Laisse le souvenir se décomposer Se répandre comme un virus Dans le regard intense d’étrangers Remplir les fentes mouiller les protubérances Se préparer à absorber et expulser le monde Ressentir sa chair infinie en dehors des mots Dégénérer dans l’éparpillement Chercher l’ablution avec les multitudes Dans des rivières éclairées de l’odeur du camphre Déshabiller la divinité En humant ses sécrétions Et en l’étouffant d’hibiscus multicolores Éprouver le sens de son reliquat Dans le son de tes excès
Aujourd’hui Kathy prend des photos pour l’autopsie Pour saisir dans ma voix la maison perdue Respire-t-elle encore ? Les derniers sacrements se sont échappés et Je me trouve dépouillé Inerte dans mon oubli Sentant les doigts du vent Qui me touchent de diesel et de jasmin Et la chaleur des pierres Qui me fait courir Vers la sensualité aléatoire des mers Tanju et Jenan En prêtrise jumelle d’une pureté ivre Font circuler la conche Et montrent son rêve et sa géométrie extravagante Vie explosant de la pierre Tandis qu’un ami regarde de loin Yeux vert citron jaunissant avec le blé Et les fleurs sauvages de la Mesaoria Jaillissant comme des poils du ventre au cou Désir de mon corps en deuil Qui s’étend dans toutes les directions
Sentience
Pour Ashik Mene
Que ferons-nous donc pour les morts, ceux dont les tumuli bordés de conques exercent sur nous une attraction de toute une vie comme un empire magnétique,
Derek Walcott, Midsummer XVI
Je sais que ce jour de mai sera le jour Où les morts s’éveillent juste une fois Au printemps suivant il sera trop tard Le mois suivant le parfum du printemps Se dissipera dans la sécheresse estivale Même les morts n’attendent pas à jamais Nous avons prié une fois de trop Et si c’est le jour, c’est le jour Nous le sentons dans le frisson de la peau Dans le rouge des coquelicots Partout les morts envoient leurs messagers Mais beaucoup détournent la tête apeurés Nous n’avons pas de passeport Pour passer la barrière disent-ils Mais je dois prendre la route pour te trouver Les yeux ouverts Aujourd’hui je sais que tu ne viendras pas Dans mon sommeil ni dans la méditation silencieuse Mais à cet endroit exact de la mer Où nous sentons le sein sensuel de notre mère morte Dans l’arôme des broussailles que brûlait notre grand-mère Pour cuire le pain dans le four en argile Aujourd’hui tu m’enverras un étranger pour me raconter mon histoire D’abord il me donnera de la limonade fraîche pour étancher ma soif Et d’une clé ouvrira la porte de la chambre Où je suis né et où tu as rêvé tes rêves Debout sur ce balcon vert Le vent de la mer dans tes cheveux Regardant par-dessus clochers bulbeux et minarets La route bordée d’acacias et d’eucalyptus Et je t’entendrais parler dans le mouvement du vent Ta voix tracée par une main absente Ashik m’embrassera sur les joues Pour me dire que lui aussi a vu les morts Et d’une pression de la main Je saurai que j’ai trouvé le frère De lait et de sang Que j’avais pris soin d’oublier.
Archéologie d’une dent
À la mémoire de Giorghos Taramidès, mon dentiste
Nouvelle dent cramponnée à la forte mâchoire Brisée dans l’exubérance d’un enfant Qui saute de l’araignée Un jour de soleil dans Manchester la sombre Charnière de souvenirs aux bords déchiquetés Soigneusement limée et bien dissimulée Couronnée et protégée Armée pour mordre les mots qui l’ont maudite
Des années plus tard Giorghos la tapote de ses instruments Contemplant son archéologie, sa destinée Fortes racines alimentées à l’eau de source Aux jours bénis de Trikomo dit-il Je ne voudrais pas être celui qui devra les arracher Je cherche des mots pour écrire Mais la douleur s’estompe en putréfaction muette Scellant son deuil discret jusqu’à revanche de la mémoire En un kyste criant délivrance Giorghos fantôme à l’avenant sourire Dépêche des émissaires qui annoncent l’extraction Dégagent la puanteur retirent la racine La douleur doit s’arrêter Je songe au sourire édenté de ma grand-mère Aux joues caves de mon père Gisant horizontal lors de la veillée
Où donc est la mémoire ? Si ce n’est dans l’ombre d’une ombre Et où son commencement ? Dans le morcellement et le déracinement ? Les douleurs de l’enfantement les affres de la mort ? Dans le cadeau d’Élisabeth, effigie d’une énorme Dent de cire – à consacrer sur un autel Ou accrocher à un arbre pendant que je répète les mots Qui combleront le trou où ma langue glisse Cherchant à tâtons les mots qui dérobent l’air.
Je suis en quête d’un monument Un sourire de porcelaine pour cacher les trous de la mémoire Fixer l’air en mots qui mordent et sifflent Apaiser la douleur en un mémorial à l’absence
Deux fois Né
Quand je serai mort, disposez le cadavre. Vous voudrez peut-être m’embrasser les lèvres, commençant tout juste à se décomposer. Ne soyez pas effrayé si j’ouvre les yeux –
Jelaluddin Rumi
Olumu op! Op ki açelyalar açsin dudaklarinda.
Gür Genç
Ta beauté est aussi solitaire que cette île Et dans ton corps je hume la mer Et goûte le raisin Dont tu as pris soin pendant des millénaires Mais lorsque je m’apprête à te toucher Tu te dérobes Et me conduis sur Le chemin des vingt mille spectres et un sentier où les statues s’effritent dans le sable. Dans les fissures de ciment Poussent des cyclamens tenaces d’un espoir fragile aussi ténu que le croissant effleuré de la lune nouvelle en ce Lundi Pur. Moi aussi je suis mort dites-vous Pour m’aimer il vous faut vous joindre au carnaval Et embrasser mon cadavre Oui, ölümü öp dites-vous. Mais si j’osais Ouvririez-vous vos yeux de pierre ? Ou bien me laisseriez dans le froid Et mon désir sombrer au fond de la baie de Salamis ? Sur le parvis de Saint Nicolas Le cümbez fleurit deux fois l’an, dites-vous et votre vie et la mienne sont le prix du baiser. Partageons ce demi-pain Et tous les jours allumons cette chandelle de cire Si ne nous embrassons à la fête de Mai Nos corps brûleront sur le bûcher funéraire Et nos cendres seront dispersées en mer Là où même les mots l’un l’autre ne comptent pas.
Lundi Pur (fête au début du Carême), Famagouste 2004
Note : Le plus ancien représentant du monde vivant à Chypre est le figuier sycomore ou ficus sycamorus (connu en turc sous le nom de cümbez), qui se trouve devant la cathédrale de Saint Nicolas à Famagouste, construite sous la dynastie des Lusignans. Il avait été planté lors de la construction de la cathédrale, vers l’an 1220.
Pas l’heure des prières
alors ne t’arrête pas pour prier à l’église de la mère de dieu attrape juste la vision fugitive sur les mains des femmes qui t’ont touché le visage et les cheveux ont cherché les sources sous les pierres laissé la porte ouverte de l’aube au crépuscule mesurant leur passion dans de grandes cruche en argile d’eau, de vin, d’huile glissant entre vergers et cimetières des rêves se languissent au sein d’anémones de mer jusqu’à la nuit où ils gisent dans la lueur de lampes à paraffine pelvis maternel résonnant dans les plafonds arc de triomphe frêle épiphanie irradiant d’une conflagration momentanée le don de l’incarnation
Rythmiques religieuses
Pour Elizabeth Hoak Doering, qui a traduit tes souvenirs en formes sculptées et m’a demandé de leur trouver des mots
Le passé semble survivre dans le goût de certains plats et de dates entourées en rouge sur le calendrier, mais sans nous en apercevoir nous avons laissé grandir en nous une distance que ne peut compenser aucun voyage éclair.
Antonio Muñoz Molinas, Sepharad
souvenir apportés par la mer des œufs rouges enveloppés d’algues vierge fertile pur luxuriant odeur de feuilles d’olivier et de cire d’abeille qui enflamme le souvenir caché derrière avec le fabricant de bougies dans les doigts parfumés du vieillard qui mouche la flamme avant qu’elle ne submerge
les souvenirs dans les Églises pour l’Imagination les cent églises d’Inia qui seraient cent-et-une mais on n’en a trouvé que six la première vacillant dans les collines de Droushia vers Lara
les souvenirs enveloppent les églises les enroulent en processions tapis serrés entre les maisons cachés dans les citrons unis aux lis un peu partout unis aux tombes là-dessous dans les forêts aux eaux sacrées sur la piste en satin blanc bien propre les tamata des navires sur les plafonds pour écarter les naufrages les sept sœurs et leurs rubans assortis
les souvenirs ardents comme des pétards acérés comme des ongles dans le feu printanier des arbres de Judée frais comme les dalles d’intérieurs sombres les entrailles de la fête de la vierge dans la chaleur d’août des souvenirs mouillés qui nous détrempe comme déluge cataclysmes d’enfance souvenirs qui s’envolent cerfs-volants dans le ciel souvenirs verts et clairs qui annoncent le printemps couvant la terre pour faire naître la vie nouvelle s’émouvant dans le sol avec le raisin mûr pendant que nos souvenirs s’étirent sur les ficelles tels des soujoukos pour les fêtes d’octobre qui vont et viennent comme l’ombre et la lumière
souvenirs des reliques de deux saints disparus comme mon mari et mon fils l’histoire jamais entendue et que je voudrais entendre pour pouvoir l’oublier
ou est-ce que je connaîtrais les souvenirs de ceux qui m’ont volé mes souvenirs et les échangerions comme des cadeaux cadeaux perdus avec les icônes magiques de mon enfance miraculeuses et fières St Georges sur son cheval redressé jusqu’à la queue
souvenirs de rétribution éclat de dynamite tel la lumière des auréoles qui aveugle le pêcheur
souvenirs de restitution qui vacillent et guident Philos, vieillard aveugle qui te guide vers des souvenirs oubliés dont tu ne savais pas qu’ils étaient à toi des souvenirs ridés antiques et vivaces comme de vieilles icônes et le visage de tes grands-mères qui t’ont appris comment les embrasser en te signant d’abord et en ouvrant ton cœur pour accueillir la grâce du souvenir
souvenirs disloqués
apportés sur des cassettes dans des bouteilles et des boîtes en argent pleines de romarin et d’eau bénite souvenirs persistants laissés sur le chemin mais qui te rattrapent à Ashley Road, Bristol au fish ‘n chips londonien dans ta galerie à New York à l’Astoria à l’Agia Sophia de Washington Northwest souvenirs de tes premiers frissons sacrés à dix ans transportés des Akamas à ton bureau au New Jersey et ta souvenance du prêtre qui vous demandait à tous d’être présents avant de vous rappeler vos propres souvenirs
souvenirs qui surgissent en visions et en rêves visions comme des icônes de lions au visage de saint icônes de rêves et rêves d’icônes le rêve de la Turque de Morphou qui rêvait l’icône dont ses voisins grecs avaient besoin pour changer le cours du destin et des rêves aussi poisseux que la baie du térébinthe qui gardent l’icone du village des térébinthes
rêves de la main fraîche qui guérit quand ça ne va pas et de mains aux doigts aussi bizarres que des bougies de cire en train de fondre visions que tu attends en te glissant par les trois portes sur la route près d’Apostolou Andreas vision de la fête après le jeûne douce comme l’eau du puits partagée par les Grecs et les Turcs de Komi-Kepir et de Livadi qui parlaient de sources miraculeuses et tout pareil de reine et de chien guérisseur
et histoires de visions d’icônes dans la mer et le sable et de grottes marines où périrent des saints en y laissant leurs os que nous les mettions dans des boîtes avec l’image de l’oreille qui guérit quand nous entendons les sons des souvenirs
carillons et simple bruit du fer frappant le fer voix harmonieuses qui apportent la myrrhe en processions endeuillées et Sotiris à la voix douce évoque des souvenirs de souvenirs de l’arrière-grand-père de mon grand-père qui est parti de Trikomo à Smyrne pour ramener la voix du souvenir et alléger la peine
souvenirs interrompus souvenirs dévastés lambeaux de souvenirs vite balayés dans un coin enterrés dans un tas de déchets menacés d’extinction souvenirs troubles et douloureux qui se cachent dans des trous se tapissent dans les buissons souvenirs qui se terrent de peur d’une embuscade blessés et engourdis menaçant assombris dans l’attente de la main qui tirera la ficelle la main qui cassera l’œuf la main qui te guide à l’endroit même du baiser la main dont le toucher rayonne du parfum unique de l’écorce d’Antiphonitis qui répandra sa grâce sur le cœur noir du souvenir
STEPHANOS DE TRIKOMO
Ultima multis – le dernier jour pour beaucoup
Une tempête souffle du paradis, elle gonfle ses ailes avec une telle violence que l’ange ne peut plus les fermer.
Walter Benjamin, à propos de la peinture de Paul Klee, Angelus Novus
Nous récoltons des nouvelles du monde tous les matins Pourtant nous nous protégeons Nous retirons dans des demeures Que ne touche pas la mort Et qui ne racontent pas d’histoires Nous sommes devenus des résidents desséchés d’éternité Nos mères et pères proprement évacués Dans des hôpitaux et des sanatoriums.
Walter Benjamin, Où est l’ange nouveau de l’Histoire ? Nous regardons les débris à nos pieds Et les anges s’envolent Leurs ailes lestées de poussière Quand la tempête les emporte au ciel Le jour est venu d’aller piller Les restes de maisons en ruine Et dans les cimetières Nous nous rassemblons pour retourner Les pierres tombales À la recherche des inscriptions Qui empêcherons l’avenir de se changer en temps vide Nos pieds trébuchent sur les os Pour retrouver les contes de fées Entailler le temps d’aujourd’hui Que les morts se réveillent Bouche ouverte Ailes déployées Regard éberlué Nous cherchons les nouveaux anges de l’Histoire Pour sauver la flamme de vie Toucher les étincelles qui rougeoient Et les histoires qui se bousculent Contre toute attente Par la porte étroite À chaque seconde qui passe
Les oranges de Larnaca
de la mer de Larnaca il y a bien des années tu t’es embarqué dans un rêve pour moi et toi et tu m’as emmené par la main sur un bateau pour ma première traversée ; et voilà qu’à cette même mer tu es retourné pour ton dernier rêve mon père naguère tu reviens et deviens mon enfant alors maintenant je dois rêver ton rêve à ta place te convoyer dans un cercueil quand tu quittes pour la dernière fois la ville de Lazare et de Zénon et traverse la mer vers ton bûcher funéraire Avant de te préparer au départ tu m’as dit de trouver des oranges de Larnaca. Pourquoi sont-elles tardives cette année ? as-tu demandé impatient de te sucrer le sang et de devenir le gamin d’autrefois qui courait sur la promenade aux dattiers ; pas de deuil pas de crêpe pas de prêtre barbu disais-tu souvent ; laissez les fenêtres ouvertes qu’entre la lumière répétais-tu ; et voilà que tu m’as confié ta mémoire ton dernier cadeau ; ton corps dégradé redevient un rythme dans le ventre de ta mère alors que je poursuis le goût de tes oranges disloquées.
Entre l’eau douce du puits et la mer salée
Sur le sable chaud et les sentiers poussiéreux je voudrais chevaucher en amazone emmené par Phoevo l’aurige en bicyclette sur des pistes à l’ombre rare de quelques pins secoués de terre et de pierres corps assoiffés de la houle marine victoire ailée vers où l’horizon encercle un mirage de jour pointant à l’Est
sous midi aride nous retournions dans la chaleur immobile et le bruissement de milliers d’insectes fraîches sur la peau les épluchures de concombre sur les lèvres les tranches de pastèque
le contact humide des souvenirs de l’île qui traîne telles de veilles ombres de déesses qui ont plongé leur seau profond dans l’eau fraîche des puits gardant propres les corps et les dieux du foyer ou celui qui chevauchait l’écume vers le lointain capturant les rêves en teck bois de rose porcelaine en buvant de l’Evian pour se rappeler les sources de l’île déesses figées en statuettes les Aphrodites de Trikomo au Louvre et les fantômes translucides que je commémore aujourd’hui avec des poignées de raisins secs amandes sésame et graines de grenades
Mars 2002
Haïkus pour Celal
À Saint Théodore de Larnaca Je converse avec Celal Kadir Celal
Au commencement avant le commencement Avant qu’une Cassandre ne ressente la douleur de choses à venir
Une gémellité en miroirs incandescents Images de Kali et de Quetzalcoatl
Parcourant les ombres des morts Des furies agitent voix et échos dans la poussière
Le fleuve est silencieux et le cavalier s’éloigne Des spectres de mouton traînent dans l’enclos
Des gestes brisés s’emparent des asperges sauvages Des regards qui traduisent en mots les verts et les oranges
Du fenouil bâtard se répand sur le lit asséché du fleuve Concentre l’odeur de la langue cachée
À Saint Théodore de Larnaca Je converse avec Celal Kadir Celal
Une gémellité en miroirs incandescents Images de Kali et de Quetzalcoatl
Cœur brisé
pour la vieille ville
en un pèlerinage à la brune je franchis les remparts vénitiens je m’avance vers l’intérieur en quête d’une langue qui pleure un murmure étouffé de vieux cœur graffiti sur de vieux murs nos rêves sont dans les tombes et les tombes sont dans nos rêves yeux aveugles et avides jalousies cachant la lumière de cours blanches fantômes d’hommes moustachus à califourchon sur des chaises en osier destinées boueuses au fond de tasses à café ombres de grand-mères dans le souvenir des citronniers mains arthritiques qui assemblent toujours mon couvre-lit pièce à pièce protégeant mon corps utérus de pierre d’icônes en pleurs saints byzantins dont je ne retiens pas le nom rien qu’un souvenir un ancien parfum de feuilles qui partent en fumée et les psalmodies de hodjas invisibles vers le nord allure ardente de jeunes en casque froid c’est là la ligne de vie de ce cœur meurtri bannières palpitantes qui me bannissent d’artères sectionnées et je m’avance vers l’extérieur par les portes de la ville en rêvant d’est et de nord d’apparitions de communauté communion de citrons de mer de lait de brebis et d’olives sur une terre qui s’efface à l’aube trophée fragile de ma quête
Lieu d’enfance
le sang versé à l’accouchement par la mère de ma fille évoque une sombre divinité de l’aube ancestrale Eleni (pas l’Hélène de Troy) un autre spectre vêtu de noir protégé de chair et d’os là-bas sous un foyer de pierre désormais hors d’atteinte
le seul souvenir du contact léger avec le corps menthe et basilique sur ma peau d’enfant ; mains de ma grand-mère caresses vénérées l’eau qui lave la poussière de l’été
des mains dur bois d’olivier qui ne plie pas face au temps ; partis des fils des filles éparpillés dans leur quête Europe, Afrique, les chimères des Amériques
des mains qui allument la mémoire de mon cœur pas encore atteint par un avenir non remémoré
Nostalgie
Une maladie divine Qui cache son aspiration Dans un excès de mots La répétition d’une arrivée Un éternel ressassement De vies déjà vécues
Dans le bosquet de cyprès Une jubilation de criquets Débranche ses éclats de joie Et la maison de pierres Transpirant de sel et cendres S’enfonce dans un voile plus sombre Tandis que je m’endors M’éveille à la rose du matin Ouvre les yeux pour voir ce que la mer A pu amener, des algues des calamars Pleins d’encre fraîche pour ma plume
Fille
Ta naissance fougueuse retombe en bruine claire Par cette aube de janvier ennuitée et je M’éclaire au corps de ta mère Pendant que la flamme de tes cheveux Retrace les filaments de printemps Que nous touchions par les lucarnes de Paris Après des nuits d’amour Nous retenant euphoriques à des toits en pente Prêts à nous déposer au tournant du fleuve ou au café du coin
Ton petit poing retient mon doigt Et tu me fixes du regard clair d’un étranger Qui me connaît depuis plus longtemps que l’olivier de ma grand-mère
Avant de m’effacer J’attends tes révélations dans le soleil et la pluie Et dans le mystère de la syllabe KA
Février 2005
Jours augustiens
Le premier au revoir pour Katerina (d’après Derek Walcott)
Des jours augustes et grands comme la mer Et des nuits aussi vastes que nos toits plats
Je suis couché ici
Pas besoin de chemise sur mon dos Ni des murs de ma maison Étalé face à un ciel implacable Qui va couver et gonfler Une velléité ou promesse de pluie Le lion dressé vers les étoiles Un éblouissement de lumière féroce Alors que Persée grimpe au firmament, ou prostré pleure les jours que nous perdrons les jours – soleil incandescent de lune
Et le mois passe Le chat s’éclipse Les soucis fanent Ne laissant qu’une trace Comme une poussière tendre Et une fille prête à s’envoler
Et je chante avec Derek Des jours nous avons tenus Des jours nous avons perdus Des jours qui s’échappent comme nos filles de mes bras protecteurs
Type de chant populaire exprimant une grande intensité d’émotion et des sentiments de deuil et de perte. Originaire des traditions musicales byzantine et ottomane, sur des paroles qui reprennent l’exclamation Aman Aman (de l’arabe, Seigneur prends pitié !).
anari
Fromage chypriote qui rappelle la ricotta.
archontas/ archontiko
Respectivement un riche notable connu pour sa générosité et le manoir où il réside.
bhai
(Hindi) frère.
darsana
(darshan, sanskrit) Voir ou regarder, de la racine drs voir, vision. Souvent utilisé pour des visions du divin ; l’étymologie le rapproche du grec theoria, qui signifie aussi voir, regarder, un theoros est un spectateur, thea une vue, un panorama. (En grec moderne, thoro, voir) .
ensaimadas
Un petit pain sucré mangé à Majorque souvent au petit déjeuner.
epsima
Moût de raisin.
fado
Musique portugaise empreinte de nostalgie (fado = destin).
halloumi
Fromage chypriote traditionnellement fabriqué à partir de lait de chèvre ou de brebis, mais aujourd’hui souvent avec du lait de vache.
Hermes Trismegistus
(Hermès le trois fois grand) se trouve mentionné dans des écrits du 2e et du 3e siècles de notre ère dans l’Égypte hellénique.
IMG – International Marxist Group
Groupe trotskiste influent dans le milieu étudiant pendant les années 1970.
kalamaras
Nom que donnent les Chypriotes grecs aux Grecs de Grèce et à la façon dont il parle la langue (kalamaristika) par opposition au parler de l’île.
kafeneio
Café (celui où l’on se retrouve, pas celui qu’on boit), bistrot.
kallikanjaroi
Lutins malveillants qui vivent sous terre où ils scient l’arbre du monde ; ils sortent au solstice d’hiver et restent jusqu’à l’épiphanie, quand le soleil bouge à nouveau.
Karaghiozi
Personnage principal dans la tradition grecque de marionnettes d’ombre, qui vient de la tradition turque du karagoz (ce qui veut dire ‘les yeux noirs’). Le suffixe –liki en fait un nom collectif ou abstrait.
(au fém. koumbara ou koumera) une forme de parenté acquise en devenant parrain/ marraine lors d’un baptême ou garçon / demoiselle d’honneur lors d’un mariage. Koumbare est aussi une façon courante de s’adresser à un ami.
kouroukla
(ou mantila ou tsemperin) fichu ou foulard porté par toutes les femmes. Les couleurs et les motifs changent avec l’âge et l’état civil. Aujourd’hui il n’est plus porté que par quelques vieilles dames dans les campagnes.
leventis
Homme élégant, terme dérivé de l’italien Levanti qui désigne les gens du Levant, c’est-à-dire la Méditerranée orientale et peut avoir des connotations péjoratives.
loukoumades
Pâte frite trempée dans du miel et de la cannelle (du turc lokma).
re malaka
Re est une interjection courante. Littéralement, malaka (pl. malakes)signifie ‘branleur’, mais est couramment utilisé entre amis. C’est une insulte s’il est utilisé pour un étranger et peut aussi servir à se moquer.
loukoumi
Friandise faite de gelée et de sucre, parfumée à l’eau de rose, à la bergamote, à l’orange ou au citron (du turc lokum) – loukoum.
mukhtar
Chef élu d’un village ou d’un quartier
nostos
Mot grec pour le retour chez soi, un des thèmes de l’Odyssée. La dernière partie de l’Ulysse de Joyce est intitulée Nostos. Le mot ‘nostalgie’ était d’abord, au 17e siècle un terme médical combinant nostos et algos (la peine, la douleur, cf. Heimweh), le désir douloureux de retrouver son foyer, et aujourd’hui plus généralement le regret du passé.
palouze
Dessert fait de moût de raisin épaissi de farine.
pana’yiri
Prononciation chypriote de panigyri une fête ou célébration publique ou jour d’un saint. Les participants, les pana’yrkotes, vendent des produits de saison, de la nourriture, des boissons, et l’ambiance de fête est soulignée par de la musique, des chants et des danses.
pappou
Grand-père
pastourma
Produit de boucherie que l’on trouve dans des pays de tradition ottomane et qui est le plus souvent à base de chameau – c’est de la viande séchée.
pedomazema
Pratique dans l’empire ottoman d’enlever de jeunes chrétiens pour les convertir à l’islam et en faire des janissaires .
petimezi
Mélasse de raisin.
Pherepapha
Une des variantes du nom de Perséphone.
psaltis
(pl. psaltes) membre du chœur dans l’église orthodoxe.
saltsa
Sauce
shalwar kameez
(punjabi) une chemise-tunique et un pantalon qui ressemble à un pantalon de pyjama, costume porté par les hommes et les femmes en Inde du nord et en Asie centrale.
skoufoma
Kouroukla qui couvre les cheveux, le front et les oreilles. Elle est noire pour les femmes âgées, les veuves et les personnes en deuil. Une blanche peut servir de protection si l’on travaille dans les champs sous le soleil.
soujoukos / shoushoukos
Friandise en forme de bougie faite d’amandes enfilées sur un fil, plongées dans le moût de raisin épaissi (palouze) et mises à sécher.
theios / theia
Oncle, tante, et façon familière de s’adresser à des personnes plus âgées. En grec chypriote souvent prononcé thkeios, thkeia.
terirem
Mélodie sur des syllabes dépourvues de signification, comme de répéter un mantra : te-ti-rem te-ri-rem.
titiritero
(espagnol) marionnettiste
tulsi
Basilic sacré des Hindous, que Sainte Hélène, mère de l’empereur Constantin aurait ramené d’inde .
yaya
Grand-mère
zivania
Alcool à base de raisin traditionnellement fabriqué à la maison ou dans des monastères chypriotes.
Pour naviguer dans Le vent sous mes lèvres [en construction] :
Lasagne de souvenirs en prose poétique et de poèmes écrits ces trente dernières années, ce livre inclassable permet une plongée au cœur de l’histoire tourmentée de l’île de Chypre dans la seconde moitié du XXe siècle en même temps qu’il nous fait vivre, de digression en digression à l’instar du Tristram Shandy de Sterne, l’extraordinaire aventure de ce Chypriote grec qui, d’île en île, se retrouve coupé de sa langue maternelle et livré en quelque sorte à la langue impériale.
Né au milieu du siècle dernier, il est kidnappé par son père en 1957 et laissé à Manchester, chez des parents qui ne parlent qu’anglais. Il rejoint ainsi la grande confrérie littéraire d’auteurs venant d’anciennes colonies britanniques : son anglais sera mâtiné d’hellénismes dans une joyeuse tradition créole. Un poste d’enseignant le mène au Guyana, ce morceau continental de la Caraïbe, et de là vers la multiplicité fascinante de l’Inde. Les visites à sa mère le conduisent dans l’île de Beauté en Mer de Chine. La quête du Jardin des Hespérides et ses contacts révolutionnaires le détournent vers la péninsule ibérique.
Si le récit du héros de Sterne tourne longtemps autour du moment de sa conception, celui de Stephanides est captif de l’été ’57, son dernier été sur l’île dans la Mer du Milieu. Dans les deux cas, c’est une captivité féconde, puisque chaque page ajoute en profondeur à notre compréhension de l’univers du narrateur. Les poèmes qui s’interposent entre les quatre sections en prose leur font un écho où la densité de la langue est plus perceptible encore. Où nous nous rapprochons encore davantage de ce “lieu ténu” où s’effacent les frontières entre nos modes de perception, entre nos mondes.
STEPHANIDES Stephanos, The Wind under my Lips (Athènes : Rodakio, 2018, bilingue anglais-grec), est traduit en français par Christine Pagnoulle. Pour en savoir plus sur l’auteur (si vous lisez l’anglais), le mieux est de visiter son blog. Stephanides est un Chypriote né en 1949 ; il est auteur, poète, traducteur, critique et, parmi d’autres choses encore, cinéaste documentariste. Après de longues années de voyage, il est rentré à Chypre et enseigne dans son université depuis 1991. Sur son blog, il partage le texte original de la traduction que nous publions ici :
le Fragment 1, publié en anglais (2009) sous le titre The Wind under my Lips, dans le journal littéraire chypriote Cadences, pour être ensuite traduit en grec par Despina Pirketti dans l’ouvrage Our Fathers, conçu par le photographe Menelaos Pittas ;