En 1958, Paul DIEL a prononcé une série de six conférences dans l’émission radiophonique L’Heure de culture française de la radiotélévision française de l’époque. L’ensemble visait à fournir une Introduction à la Psychologie de la Motivation. C’est Jane DIEL qui les propose dans la biographie qu’elle a consacrée à son époux en 2018 (éditions MA-ESKA). Nous avons regroupé les six textes dans wallonica.org, les voici :
“Arrivé au terme de cette étude synoptique, il convient de la résumer et d’en tirer la conclusion.
Le comportement humain est l’effet d’une cause, généralement appelée motif. Le tout est de savoir si les motifs d’action sont exclusivement les excitations qui proviennent du milieu ambiant. Dans ce cas, il suffirait d’étudier le milieu pour être à même d’expliquer sciemment tous les aspects du comportement.
Cette manière de voir oblige d’admettre que l’homme serait une sorte de mécanisme qui, sans intentions individuelles, répondrait automatiquement à l’influence du milieu. Certaines écoles de la psychologie moderne inclinent à soutenir cette hypothèse et même à en faire un dogme.
L’objectivité sur le plan des sciences humaines consisterait à nier l’authentique existence de l’esprit, moyen de la recherche, à réduire la vie à un épiphénomène de la matière…
Le fonctionnement de la psyché, sujet de la recherche, se trouve ainsi dégradé au niveau d’une illusion. À la vérité, une position aussi restrictive ferait croire aisément à une aberration imaginative, à une sorte de maladie de l’esprit qui se serait emparée des sciences humaines, s’il n’était évident que le mécanicisme est une réaction excessive contre un spiritualisme qui s’est trop complu à négliger l’influence indiscutable du milieu (climat, traditions culturelles, situation économique, etc.).
Il importe donc de souligner que le comportement humain dépend, en effet, du milieu, mais non point d’une manière mécanique. Le comportement est le résultat d’une double détermination motivante. L’une, extérieure, est formée par les mobiles, les agents moteurs provenant du milieu. L’autre, par les raisons internes d’agir, les motifs intimes, élaborés à partir des images par le raisonnement, par l’esprit valorisant.
L’étude du comportement se partage ainsi en deux domaines : la psychologie socialeet la psychologie intime.
La psychologie, pour devenir science de la vie, devrait se compléter d’une méthode introspective capable de saisir les motivations intimes. Ces motivations sont nécessairement ambiguës, car l’esprit valorisant est susceptible d’erreurs qui ne lui sont pas conscientes. L’erreur possible détermine une motivation faussée, dérobée au conscient, cause intime d’actions et d’interactions vitalement insatisfaisantes. Toutes les activités humaines étant sous-tendues par des motifs intimes, conscients ou inconscients, le domaine de la psychologie introspective se trouve être aussi vaste que la vie. La psychologie appliquée à l’étude des motifs intimes se propose donc comme but de présenter les résultats de sa recherche introspective en vue de leur utilisation, non seulement pour l’observation clinique, mais aussi-et même avant tout -pour l’explication de la vie quotidienne. Or, toutes les activités humaines et, partant, toutes leurs motivations secrètes, se laissent diviser en deux groupes: le sensé et l’insensé. Il est donc indispensable -par raison d’ économie -de choisir cette division fondamentale comme point de départ. Il en résulte l’obligation de parler-plus qu’il n’est usuel en psychologie -du sens de la vie, approfondissement qui pourrait faire croire qu’il s’agit de présenter une sorte de systématisation philosophique. Or, la psychologie introspective s’honore d’une certaine parenté de son thème avec celui de la philosophie. Elle doit pourtant insister sur une différence fondamentale de méthode qui la conduit vers une solution dont il importe de souligner la nouveauté et la portée : l’étude des motivations extra-conscientes démontre que l’insensé est le pathologique, conséquence néfaste de la désorientation à l’égard de la conduite sensée et, par là même, éthique.
Il en résulte une conclusion d’une importance éminemment pratique et qui éclaire d’une nouvelle lumière tout le problème de la vie et de son sens : il n’est pas sans danger d’abandonner la conduite éthique, car il s’ensuit la destruction de la santé psychique. De la formulation de cette loi fondamentale naît une technique curative. Il n’a pas été possible d’en faire ici l’exposé ; il convient du moins d’en indiquer le principe : rien ne sert, comme on a toujours voulu le faire, de changer les actions insensées en négligeant les motifs mensongers, les motivations d’évasion et de justification. L’imagination d’évasion exalte les désirs et s’oppose ainsi à leur maîtrise ; l’imagination de justification exalte vaniteusement l’ego et s’oppose ainsi à la connaissance de soi. Les deux aspects de l’imagination exaltative constituent la non-valeur ; ils se conjuguent et empêchent la réalisation de la valeur vitale, produisant ainsi leur propre sanction : la déformation pathologique.
Du rapport d’inversion existant entre l’éthique et le pathologique résulte l’immanence des valeurs. Les valeurs sont immanentes au fonctionnement psychique, qui peut être vitalement valable ou non valable, satisfaisant ou insatisfaisant. L’immanence, tant qu’elle n’est pas sciemment comprise, demeure extraconsciente. Ainsi la non-valeur -la tentation subconsciente avec ses fausses promesses de satisfaction -l’emporte-t-elle trop aisément sur la vision surconsciente des valeurs, ancestralement condensées en des rêves mythiques et en leurs images-guides.
Seule la compréhension de la loi d’immanence qui régit le fonctionnement psychique pourrait permettre aux sciences humaines de combler leur retard. Cette compréhension créerait de nouvelles déterminantes capables de guider l’activité et de maîtriser le progrès technique, car elle permettrait de hiérarchiser sainement les valeurs matérielles par rapport aux valeurs éthiques, et de recréer ainsi sciemment l’échelle des valeurs, fondement des cultures. Le pouvoir suggestif des ancestrales images surconscientes fut fondé sur leur beauté significative. Mais ce pouvoir suggestif ne serait-il pas retrouvé et décuplé s’il pouvait être possible de formuler clairement et sciemment la vérité que les images mythiques ont préfigurée et qui concernait de tout temps les conditions de l’équilibre ou du déséquilibre psychique ? Aucune force suggestive n’est égale à celle de la vérité comprise. L’ère scientifique n’exigerait-elle pas que la connaissance des lois physiques et des techniques d’application qui en sont issues fût complétée par la connaissance des lois qui régissent la vie psychique, et par l’élaboration des techniques capables d’endiguer les insidieux dangers subconscients ?
Il est, certes, nécessaire de lier le comportement à l’influence du milieu et de tâcher d’améliorer le conditionnement extérieur grâce à l’organisation du milieu. Mais comment pourrait-il être superflu de remonter également, à partir du comportement, vers le plan de l’imagination où s’élaborent les motifs des actions ? La falsification subconsciente des motifs ne risquerait-elle pas de rendre injuste même l’activité amélioratrice la mieux intentionnée? La loi d’ambivalence régit sans exception tous les motifs pseudo-sublimes. Elle divise les idéologies, et avec elles l’humanité, en camps adverses. Les meilleures intentions -d’où qu’elles viennent -relèvent par trop du domaine de l’imagination exaltative et subissent le renversement pathogène.
Seule la juste valorisation, fonction de l’esprit, crée les valeurs véridiques. Seule la compréhension du rapport d’inversion qui existe entre l’éthique et le pathologique, permet de définir sciemment la raison d’être des valeurs: leur règne immanent et la sanction qui frappe l’aberration. Seule cette compréhension rendra les valeurs enseignables, transmissibles par éducation. De la compréhension des lois psychiques pourrait résulter, dès lors, une technique prophylactique dont l’importance dépasse de loin la portée thérapeutique de la psychologie intime.
En 1958, Paul DIEL a prononcé une série de six conférences dans l’émission radiophonique L’Heure de culture française de la radiotélévision française de l’époque. L’ensemble visait à fournir une Introduction à la Psychologie de la Motivation. C’est Jane DIEL qui les propose dans la biographie qu’elle a consacrée à son époux en 2018 (éditions MA-ESKA). Nous avons regroupé les six textes dans wallonica.org, les voici :
“En psychologie introspective, il est fondamental de comprendre le rôle prédominant que joue l’imagination dans l’élaboration des motifs.
Les motifs déterminent l’action, et les motifs faussés déterminent l’activité malsaine. Il importe donc d’insister davantage sur les méfaits de l’imagination exaltative, afin de comprendre la déformation caractérielle et le comportement malsain qui en résulte.
Nous cultivons tous les jeux imaginatifs, car ils nous consolent et nous enchantent. Ils nous permettent de triompher de toutes les adversités de la vie. (Encore que l’imagination pathologique se délecte souvent d’imageries angoissantes.) L’imagination est considérée comme le domaine le plus privé de chacun, l’enclos où il peut se retirer pour se conforter, se réconforter ou pour se plaindre. Il est généralement admis que ces auto-consolations sont sans aucune importance pour la vie réelle. Mais la vérité est que la force suggestive des images que nous chérissons forme ou déforme le caractère de chacun. L’imagination détermine le comportement satisfaisant ou insatisfaisant, car c’est à partir d’elle que se forment les intentions sensées ou insensées.
Dans nos jeux imaginatifs, nous sommes les justiciers de nos semblables. Nous les condamnons et nous nous justifions nous-mêmes. Ces auto-justifications imaginatives nous paraissent d’autant plus objectivement véridiques que nos semblables, agissant à partir de leurs fausses motivations, émettent, en effet, des réactions injustes à notre égard. La vexation vaniteuse, la rancœur accusatrice, la plainte sentimentale, finissent par envahir toutes les interréactions humaines. Chacun constate avec indignation les fausses réactions d’autrui et oublie volontairement ses propres fausses motivations. Il les refoule. Il est juste de voir la faute d’autrui, car elle existe ; mais il est injuste de ne pas voir sa faute propre, car elle existe aussi.
Aussitôt que nous réfléchissons sur nous-mêmes -c’est-à-dire que nous faisons un acte introspectif -l’amour-propre tente de déformer tous nos jugements. La sagesse du langage le constate : le terme je pense est, en matière d’auto-contemplation, synonyme des termes je crois, j’estime, j’imagine, je songe. Notre réflexion à l’égard de nous-mêmes et d’autrui n’est pas, la plupart du temps, un jugement, mais un préjugé. Elle n’est que croyance inobjective, estimation vaniteuse, imagination vaine, songerie.
Mais cette songerie est auto-satisfaisante. Elle est la consolation pour les insatisfactions réelles. La vie psychique est un incessant calcul de satisfaction. Le tout est de comprendre pourquoi et comment ce calcul peut être vitalement valable ou non valable. Le psychisme est défini par sa tendance à transformer toute insatisfaction en satisfaction. S’il n’est pas en état d’obtenir ou de créer des satisfactions réelles, il se contentera de satisfactions imaginatives, fussent-elles nocives, voire auto-destructives. Tout comme, pour le sens optique, chaque excitation -même un choc mécanique qui lèse l’œil- se traduit en impression lumineuse, le psychisme, lui, traduira en auto-satisfaction imaginative chaque excitation, même choquante et blessante.
Cependant, le besoin biologique de satisfaction détermine également la genèse évolutive des fonctions dites supérieures. Ces fonctions sont le frein à l’excès des auto-satisfactions imaginatives. Elles tendent à introduire dans la délibération des déterminantes capables de créer des satisfactions réelles.
Mais l’amour-propre, lorsqu’il est vaniteusement exalté, s’oppose au freinage lucide des auto-satisfactions perverses. Le vaniteux, imaginativement satisfait de lui-même, se coupe ainsi des satisfactions réelles. L’excès d’amour de soi, trop facilement vexable, prédispose à la haine d’autrui. L’autre devient l’ennemi à redouter. Mais l’homme vaniteusement épris de lui-même, perversement déterminé, faussement motivant, préfère même encore son angoisse haineuse aux satisfactions réelles. Il se délecte de son angoisse d’indignation, car elle lui permet de soutenir son besoin de supériorité imaginative. Les autres étant pour lui les méchants qui le poursuivent injustement, il se croit le meilleur, le seul juste. Lui seul satisfait donc à l’impératif éthique. Le reproche accusateur et la plainte sentimentale deviennent le soutien du triomphe vaniteux, aboutissant au refoulement de toute faute et de toute culpabilité, ce qui, en cercle vicieux, renforce de nouveau la vanité. La délibération ainsi pervertie n’est plus que rumination. L’enchaînement imaginatif devient auto-encerclement pervers. Cependant, ces délices angoissées demeurent un tourment. La délectation morose est à double tranchant et confirme ainsi la loi d’ambivalence : la duplicité de la valorisation faussement motivée. Sans cesse, l’angoisse se transforme en délectation et la délectation en angoisse. La production d’angoisse n’infirme par la légalité du fonctionnement psychique gouverné par la recherche de satisfaction. Elle montre seulement que cette loi suprême gouverne la vie psychique jusque dans son pervertissement. La délectation angoissée est une perversion du besoin authentique de satisfaction.
Le jeu des motivations perverses est passible d’aggravation. Le sujet profondément atteint provoquera l’hostilité du monde par sa propre animosité fréquemment déguisée en pose d’amour: il aura tendance à s’évader de plus en plus de la réalité insatisfaisante dans le monde irréel de ses pseudo-satisfactions autistes. Il aboutira non plus seulement à transformer les agressions réelles en auto-délectation angoissée, mais, poussé par le besoin de se prouver sa supériorité à l’égard d’un monde injuste, il inventera imaginativement des agressions inexistantes. La rumination imaginative, en se dégradant davantage, se transforme en interprétation morbide. Dans ces états d’aggravation névrotique, toutes les réactions d’autrui, même les p lus inoffensives sont suspectées d’être sous-tendues d’une intentionnalité vexante et menaçante. Le sujet s’enkyste dans son angoisse afin d’en pouvoir tirer le profit de sa supériorité éthique et de son auto-admiration. L’ambivalence pathologique le rejette dans l’auto-condamnation coupable. Dans des cas plus rares, l’évasion de la réalité et l’égarement dans l’auto-justification peuvent atteindre des degrés psychotiques où l’interprétation morbide devient délirante et hallucinante.
Les comportements psychopathiques ne sont que l’état d’aggravation d’un calcul de satisfaction faussement motivé qui, utilisé à de moindres degrés d’intensité, forme le tissu de la vie quotidienne.
Tous les degrés du comportement malsain possèdent en commun le besoin de triomphe vaniteux sur autrui, la recherche de la supériorité morale. Mais la satisfaction supérieure n’est accessible qu’à l’authentique dépassement qui tend vers l’auto-domination. Les tentatives de dépasser et de dominer autrui n’en sont que le pervertissement. Déjà, sous sa forme prépathologique et quotidienne, la fausse rationalisation ruine l’immanent principe éthique, le frein de la raison. Le frein que la raison tente d’opposer aux exaltations imaginatives à seule fin d’établir l’équilibre satisfaisant de l’ego et de son rapport à autrui.
L’élan de dépassement éthique domine la vie jusque dans ses manifestations quotidiennes. Mais il ne s’y trouve habituellement que sous une forme pervertie, décomposée en deux pôles contradictoires : moralisme excessif, amoralisme banal.
Sous son aspect conventionnel, le moralisme cherche la supériorité par la condamnation calomnieuse d’autrui. Le frein de la raison s’exalte et condamne la sexualité et la matérialité jusque dans leurs exigences naturelles. La valorisation ambiguë produit de bonnes intentions d’élévation, suivies de chute, trait caractéristique de nervosité. Mais il arrive aussi que l’ambivalence se trouve condensée en un seul acte. Le sujet veut accomplir l’acte chargé de culpabilité et le sabote en même temps, pour se préserver de l’insatisfaction coupable. Inhibé sur tous les plans de la vie (sexuel et matériel), le nerveux se charge de sentiments d’infériorité qui s’opposent à sa supériorité vaniteuse. Il ne cesse de produire quotidiennement, par excès de fausse justification, l’accusation sentimentale d’autrui, du monde entier, de la vie qui se refuse à lui.
À l’opposé de la nervosité se trouve l’autre comportement prépathologique : la banalisation. Son projet pervers est de tirer la satisfaction, non plus de la pseudo-spiritualité, mais du dépassement et de la domination matérielle ou sexuelle d’autrui. La banalisation est l’amoralisme, parce qu’au lieu d’exalter morbidement le frein de la raison, elle tente de l’éliminer, détruisant ainsi la sphère surconsciente et éthique. Les désirs imaginativement exaltés se déchargent sans scrupule au détriment d’autrui. L’état prépathologique cherche sa fausse justification idéologique dans la contre-morale arriviste.
La maladie de l’esprit tire son origine d’un double enracinement dans la vie quotidienne : d’une part, convulsion nerveuse aboutissant à la décomposition de l’ego ; d’autre part, relâchement banal dont la conséquence est la décomposition de la vie sociale.
Nervosité et banalisation, avec leurs attitudes de haine agressive et de plainte sentimentale, se conjuguent pour semer la méfiance entre les hommes et pour entretenir l’intrigue des uns contre les autres.
Insuffisamment diagnostiqué comme conséquence de l’insanité de l’esprit, le comportement prépathologique est considéré comme norme même de la vie. Le malaise reste irrémédiable tant qu’il ne sera pas compris jusque dans le faux calcul de ses motivations intimes.”
En 1958, Paul DIEL a prononcé une série de six conférences dans l’émission radiophonique L’Heure de culture française de la radiotélévision française de l’époque. L’ensemble visait à fournir une Introduction à la Psychologie de la Motivation. C’est Jane DIEL qui les propose dans la biographie qu’elle a consacrée à son époux en 2018 (éditions MA-ESKA). Nous avons regroupé les six textes dans wallonica.org, les voici :
“Depuis la découverte de la pensée symbolisante de l’extra-conscient, la psychologie des profondeurs s’est développée par des doctrines qui semblent être contradictoires. L’histoire de la psychologie des profondeurs est liée aux noms prestigieux de Freud, d’Adler et de Jung. Freud découvre l’onirisme névropathique du subconscient : crises convulsives, paralysie des membres, dysfonction des organes, idées obsédantes, actions symboliques de purification, etc. Ces symptômes expriment symboliquement les désirs insatisfaits et refoulés.
En complétant la découverte freudienne de l’onirisme subconscient, Jung entrevoit l’existence du symbolisme surconscient. Les archétypes jungiens sont des images-guides apparentées aux symboles mythiques. Voici comment Jung définit les archétypes: “…ils forment, d’une part, le plus puissant préjugé instinctif et, d’autre part, ils sont les auxiliaires les plus efficaces qu’on puisse imaginer des adaptations instinctives.” Il en résulte que ces images ancestrales et collectives tentent de guider la vie de chacun en direction sensée.
Adler, de son côté, commença l’étude d’un phénomène psychique radicalement opposé à la conduite sensée : la fausse rationalisation, déjà passagèrement constatée par Freud. Ce phénomène, habituellement dérobé au conscient, forme le lien dynamique entre les deux instances extraconscientes découvertes par Freud et Jung. La fausse rationalisation tente d’embellir les intentions pathogéniques et inavouables du subconscient, en y greffant des motifs pseudo-sublimes conformes en apparence à l’impératif éthique archétypique du surconscient.
Adler dénommera politique de prestige ce phénomène de rationalisation erronée et de fausse auto-justification. Dans ce terme nouveau pointe déjà la compréhension qu’à la base du raisonnement morbide se trouve une fausse auto-estimation, une survalorisation mensongère de soi-même, destinée à procurer une illusoire satisfaction vaniteuse.
Adler découvre ainsi la fausse motivation. Mais l’étude demeure empirique. Le phénomène pourrait bien être d’une importance beaucoup plus étendue que ne le laisse soupçonner l’investigation adlérienne. La falsification du raisonnement serait-elle la cause primaire de la maladie de l’esprit sous toutes ses formes ?
Les œuvres respectives de Freud, d’Adler et de Jung contiennent d’importants éléments de vérité. L’apparence d’une contradiction provient des erreurs doctrinales (pansexualité chez Freud, instinct de domination chez Adler, spiritualisme trop exclusif chez Jung). Ces œuvres sont pourtant complémentaires. Leur trait d’union est la recherche de la connaissance de soi-même jusque dans les tréfonds de l’extraconscient. Leur commun but curatif se fonde sur le contrôle conscient, assurant une relative maîtrise des désirs.
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, on est en droit de dire que l’effort commun qui traverse les doctrines, qui les unit en dépit de leur apparente contradiction, consiste dans l’élaboration d’une méthode introspective de prise de connaissance de soi, malgré l’existence du fonctionnement extraconscient. On trouvera aussi bien chez Freud que chez Adler et Jung de nombreux passages qui attestent la valeur de l’introspection et soulignent la nécessité d’y recourir.
L’esprit ne peut parvenir à diminuer la tension affective des désirs qu’en trouvant la valorisation juste, donc en éliminant la fausse motivation. La réussite curative ne peut résulter que de l’orientation sensée. Or, il n’existe qu’une seule direction sensée de la vie, et c’est uniquement l’impératif éthique du surconscient qui l’indique. Son exigence immanente consiste à chercher la satisfaction, non pas dans l’exaltation des désirs et dans la fausse justification de cette exaltation, pas plus d’ailleurs que dans la suppression des désirs naturels (d’ordre sexuel et matériel), mais dans leur satisfaction harmonieusement ordonnée.
Dans cette perspective, on constate un accord complet entre l’ancien problème de la philosophie et celui de la psychologie moderne.
Mais alors que la philosophie s’est intéressée en premier lieu à l’aspect éthique, la psychologie est issue de l’étude de l’aspect pathologique. Son interrogation première concerne le mal, la maladie psychique, l’exaltation imaginative cause de la rupture d’équilibre. L’exaltation malsaine est diamétralement opposée à l’harmonisation saine. L’homme crée lui-même le bien et le mal ; il est responsable de la valeur ou de la non-valeur, par sa valorisation juste ou fausse. La voie est libre pour aborder le problème essentiel, non plus par voie d’intuition, mais par l’analyse des fonctions psychiques.
Pour l’analyse psychologique, le problème le plus ancien se pose d’une manière entièrement renouvelée. Mais il se présente sous la forme d’un dilemme dont l’acuité exige une solution d’urgence. D’un côté se trouve mise en lumière la cause subconsciente de la déformation pathologique et de ses conséquences néfastes : l’élucidation des tréfonds devient une nécessité vitale. De l’autre côté, cette élucidation semble être plus impossible que jamais. Comment l’introspection pourrait-elle sonder les tréfonds qui se dérobent au conscient ?
Or, la fausse rationalisation est le mensonge à l’égard de ses propres intentions motivantes. Cesser de se mentir, c’est commencer à se connaître. Du fait que la fausse rationalisation, mi-aveuglément imaginative, mi-raisonnante, s’opère, par là même, à la frontière du conscient, elle devrait nécessairement être accessible à la prise de connaissance. L’analyse doit donc se concentrer sur la fonction imaginative susceptible de fausser le raisonnement.
Nous savons tous, par voie d’introspection immédiate, que, pour former un projet, nous enchaînons nos désirs en un jeu imaginatif. L’imagination tente de prospecter les conditions réelles de réussite. Sous cette forme, l’imagination est une fonction naturelle, indispensable à la délibération mi-affective, mi-réflexive. Le jeu imaginatif nous procure une présatisfaction, capable de stimuler la recherche de la satisfaction réelle et active.
Cependant, le jeu imaginatif, pour peu que l’affectivité l’emporte sur la réflexion, devient malsain. Au lieu de prospecter les conditions de réalisation satisfaisante, l’imagination se contente de présatisfaction. Elle n’est plus alors qu’un vain jeu, exaltant parce que libéré de toute entrave réelle, mais dangereuse précisément en raison de l’évasion dans l’irréel et de l’égarement dans l’irréalisable.
Le danger est d’autant plus grand qu’à l’imagination d’évasion correspond nécessairement l’imagination de justification. L’évasion imaginative est la faute vitale par excellence, dénoncée comme coupable par la vision surconsciente de la vérité. La fausse justification, en refoulant la faute, perd de vue non plus seulement la réalité ambiante, mais elle prépare la désorientation la plus décisive et la plus nocive qui soit : la perte de la vérité à l’égard de soi-même et de sa propre valeur.
L’exaltation imaginative sous ses deux formes complémentaires -évasion de la réalité ambiante et fausse justification de soi-même- est une faiblesse de la fonction valorisante de l’esprit. Or, l’erreur de la valorisation ne peut se manifester que de deux manières : survalorisation ou sous-valorisation. Ainsi s’introduit dans l’esprit la cause même de son insanité : l’ambiguïté de la fonction valorisante. La valorisation contradictoire prive l’esprit de sa lucidité et la volonté de sa force de décision. L’ambivalence n’est pas un phénomène qui se manifesterait de-ci de-là de manière sporadique : elle est la loi qui régit la progressive décomposition morbide du moi conscient. Elle crée la désorientation subconsciente. La valorisation faussement justificatrice est une erreur essentielle, nuisible pour toutes les interrelations humaines, car elle se manifeste sur le plan de la vie pratique sous la forme d’une fausse estimation de soi-même et d’autrui. À l’auto-surestime vaniteuse, moyen de refouler sa propre culpabilité, correspond infailliblement l’inculpation excessive d’autrui. Le sujet se considère comme exempt de toute faute, et la faute pour tout ce qui lui arrive de désagréable et d’angoissant se trouve projetée sur autrui. L’autre devient l’ennemi redoutable, injuste en principe : le sujet ne cessera plus de se plaindre sentimentalement pour tant d’injustice à subir.
Vanité, accusation, sentimentalité sont les moyens de refouler l’insatisfaction coupable. Tout le cortège des ressentiments humains se trouve inclus dans ce cadre catégoriel formé par l’imagination faussement justificatrice.
Les maladies de l’esprit sont la conséquence d’une aggravation de la fausse motivation justificatrice, laquelle se trouve à divers degrés d’intensité en tout homme. Chacun pourrait s’en rendre compte s’il voulait se donner la peine de scruter ses délibérations intimes. Ces ressentiments d’apparence normale sont jugés sans gravité. En raison de leur fréquence, ils sont pourtant bien plus dangereux pour la conduite sensée de la vie humaine que les manifestations spectaculaires de la psychopathie, qui n’en sont que des états d’aggravation.
Toutes les interactions humaines sont insidieusement perturbées par les ressentiments secrets. Il importe donc d’envisager l’étude du comportement à partir des motivations intimes.”
En 1958, Paul DIEL a prononcé une série de six conférences dans l’émission radiophonique L’Heure de culture française de la radiotélévision française de l’époque. L’ensemble visait à fournir une Introduction à la Psychologie de la Motivation. C’est Jane DIEL qui les propose dans la biographie qu’elle a consacrée à son époux en 2018 (éditions MA-ESKA). Nous avons regroupé les six textes dans wallonica.org, les voici :
“La psychologie de l’extraconscient date de la découverte d’un fonctionnement psychique dérobé à la pensée logique, opérant au-dessous du seuil du conscient. Freud a fait cette découverte des réactions subconscientes en cherchant une explication au comportement illogique, d’apparence absurde et dépourvue de tout sens, que présentaient certaines maladies mentales en état de crise aiguë. L’histoire de cette découverte est connue, tout comme le sont le système théorique et la méthode thérapeutique que Freud en a tirés. Il importe de démontrer que Freud, alors même que l’on conteste son système, a donné le signal de départ à un approfondissement radical de la pensée humaine.
Freud – on le sait – avait supposé que certaines crises convulsives servaient aux malades à exprimer des désirs sexuels, chargés de honte et refoulés. La crise ou plus généralement le symptôme psychopathique fut pour la première fois reconnu comme étant d’origine psychique. La crise était expliquée comme un moyen de satisfaire oniriquement le désir interdit en l’exprimant symboliquement. Le processus, du fait qu’il est inconnu du malade et indépendant de sa volonté, révélerait donc l’existence d’un fonctionnement psychique subconscient à tendance morbide.
Freud constata ainsi, dans le comportement humain, un facteur déterminant auparavant insoupçonné. Mais en même temps, s’efforçant d’éclaircir ce facteur déterminant, il introduisait dans le domaine de la pensée humaine un principe d’explication demeuré complètement inconnu : l’explication symbolique.
L’explication symbolique est radicalement différente de l’explication logique jusqu’alors exclusivement utilisée. Elle ne cherche pas, pour un effet extérieurement donné, une cause extérieurement constatable (principe d’explication commun aux autres sciences). L’explication symbolique cherchera, pour une réaction humaine manifeste et cliniquement observable, le désir latent. Elle suppose que la réaction manifeste exprime, d’une manière oniriquement déformée, la cause latente, la motivation, dont l’homme ne sait rien et ne veut rien savoir. Ce nouveau mode d’explication permettra de comprendre les productions du psychisme, productions illogiques par excellence : le rêve nocturne, la fabulation mythique et le symptôme psychopathique.
Mais la découverte du symbolisme eut des conséquences plus importantes encore. Elle contient en elle-même l’exigence de dépasser les conclusions théoriques que Freud a voulu en tirer. Une interrogation s’impose : comment se peut-il que la réflexion sur le symptôme manifeste parvienne à reconstituer son lien avec le désir latent ? L’extraconscient doit avoir auparavant établi ce lien. Si ce lien est symboliquement véridique, force est d’admettre qu’il existe une sorte de pensée extraconscient, laquelle, bien qu’elle s’exprime oniriquement, est néanmoins significative et sensée. Il est donc indispensable de diviser l’extraconscient en un subconscient oniriquement insensé et un surconscient oniriquement sensé (nommé, par Jung, le “soi“). Le terme “extraconscient” est précisément choisi pour désigner, d’un seul mot, les deux aspects complémentaires : surconscient-subconscient. (Afin de faciliter la compréhension de la terminologie, il n’est peut-être pas superflu de rappeler ici que l’extraconscient est préconscient, et qu’il englobe aussi l’inconscient primitif et purement instinctif). Le surconscient est le siège d’une sorte d’esprit préconscient, producteur des mythes ; le subconscient, en revanche, siège de l’aveuglant débordement affectif, produit le symptôme psychopathique. Il importe donc de comprendre que le conflit essentiel du psychisme humain – la lutte entre l’affect aveugle et l’esprit prévoyant – se poursuit sans relâche dans le tréfonds de l’extraconscient. Dans l’état de veille, il déborde vers le conscient qui délibère à la recherche d’un apaisement. Mais la délibération, dans la mesure où elle reste inachevée, se poursuit au sein du rêve nocturne où elle s’exprime par images symboliques.
Ainsi voit-on que le conflit essentiel, la lutte entre l’esprit et l’affect, la lutte entre le conscient et le subconscient, envahit la vie entière. Le conflit est la vie, et la vie exige la solution.
Il faut bien se rendre compte de l’immense portée révolutionnaire contenue en germe dans la découverte freudienne du symbolisme subconscient. La force explosive de cette découverte est telle qu’elle risque de démolir toutes les constructions explicatives élaborées jusqu’ici par la pensée humaine et admises pour vérité. L’erreur contenue dans ces constructions est imputable au fait qu’elles ignoraient l’existence d’une pensée extraconsciente.
Freud lui-même n’a pas implicitement prévu la pensée extraconsciente. Une part d’erreur doit donc se trouver également dans les conclusions qu’il a tirées de sa découverte du symbolisme subconscient. Freud ne s’interrogeait que sur le contenu refoulé du subconscient : le désir chargé de culpabilité. Il néglige de poser la question concernant l’instance véridiquement symbolisante, et il ne put découvrir le surconscient et sa pensée prélogique.
Toute la théorie freudienne est marquée par une erreur initiale. Freud explique la vie entière à partir de sa découverte du subconscient. Les manifestations culturelles apparaissent dans sa théorie comme le produit du refoulement des désirs, de préférence sexuels. Freud explique la vie normale à partir du subconscient pathogène, au lieu d’expliquer la déformation pathologique à partir de la vie normale.
La norme, dans la vie humaine, est indiscutablement la pensée logique et consciente. C’est à partir d’elle qu’il faudrait expliquer le fonctionnement subconscient, car on ne peut comprendre l’inconnu qu’en fonction du connu. Le fonctionnement nouvellement décelé ne peut-être radicalement séparé du conscient : entre la pensée illogique du subconscient et la pensée logique du conscient doit exister un rapport génétique. Il importe, en premier lieu, de ne pas prendre pour une réalité l’image linguistique qui présente la psyché sous la forme d’un réservoir spatial dans lequel on distinguerait les instances comme des tiroirs superposés. L’image ici n’est qu’une fiction indispensable, et les instances ne sont, à la vérité, que les diverses formes interdépendantes du fonctionnement psychique.
Afin d’entrevoir la nature du rapport génétique entre le conscient et le subconscient, qu’on se rappelle le rôle prédominant que joue, dans la thérapie freudienne, la mémoire. Toute cette thérapie est fondée sur l’évocation associative des souvenirs oubliés. Le matériel ainsi reproduit est symboliquement interprété, absolument de la même façon que l’est le symptôme psychopathique.
Freud, pour les besoins de sa thérapie, se voyait obligé d’admettre l’aspect onirique de la mémoire. Pourquoi n’a-t-il point fondé toute sa théorie sur la mémoire, phénomène naturel et pourtant mi-conscient, mi-extraconscient ? Quelle énorme chance de simplification. Pourquoi ne l’a-t-il pas saisie ? La raison en est sans doute que la mémoire est un dynamisme qui joue entre
oubli et évocation, tandis que, pour Freud, l’oubli refoulant est un phénomène statique qui ne concerne que les traumatismes passés, une fois pour toutes enfouis dans la boîte du subconscient. Mais le refoulement concernerait-il, au contraire, en premier lieu, le dynamisme des désirs actuels chargés de culpabilité ? Existe-t-il des motifs qui détournent constamment l’intérêt de certains désirs, les tenant ainsi dans l’oubli sans possibilité d’évocation? Dans l’affirmative, l’oubli touchant ces désirs ne sera plus exclusivement passif, comme il en va généralement des innombrables matériaux tenus à la disposition de l’intérêt évocateur. L’oubli sera actif, il possédera ainsi le trait caractéristique du contenu refoulé. Le motif refoulant sera nécessairement un sentiment actuel de pénibilité excessive, à l’endroit d’un désir surchargé de honte. Le dynamisme de l’ensemble des désirs, en tant qu’ils sont coupés de leur communication avec le conscient, exercera son influence morbide en créant le subconscient.
Ainsi compris, le subconscient, loin d’être préétabli, n’est que le fonctionnement perverti de l’ extraconscient. Mais le dynamisme pervers affectera également la capacité d’évocation. L’intense surcharge d’énergie affective obligera les désirs refoulés à chercher leur issue dans une décharge active. Dans l’impossibilité d’accéder au conscient qui les passerait au crible du contrôle délibérant, les désirs coupables se déchargeront directement au moyen du subconscient onirique. L’onirisme présentera les désirs coupables et refoulés sous une forme déguisée, mais symboliquement significative pour l’originaire intention honteuse.
Un désir d’ordre sexuel, ou matériel, chargé de honte, sera, par exemple, tiré de l’oubli forcé, symboliquement évoqué et satisfait par un acte de boulimie, de kleptomanie, mais aussi par une crise convulsive parétique ou agitée, passagère ou durable ; cependant, il se peut tout aussi bien que le symptôme symbolique exprime, à la place du désir, sa charge de culpabilité. Afin de contenir l’angoisse coupable, le sujet accomplira un acte symbolique de purification : il se lavera, par exemple, les mains ou une quelconque partie du corps; dans d’autres cas, il se trouvera empêché de toucher certains objets jugés impurs. N’importe quel objet peut se trouver chargé d’interdit, tout comme n’importe quelle action ou omission pourra être utilisée comme symbole de purification. Mais, quels que soient ces actes symboliques, tous auront en commun leur trait d’illogisme : le fait qu’ils sont accomplis et obsessivement répétés d’une manière insensée, sans aucune nécessité logique.
Toutes les conditions de la constitution du symptôme psychopathique se trouvent ainsi réunies. Le symptôme s’avère explicable à partir de la mémoire et de ses fonctions d’oubli et d’évocation, manifestations psychiques d’origine naturelle et saine.
Le problème crucial se pose ainsi clairement : d’où vient l’angoisse coupable qui rend la mémoire morbide et activement refoulante .
Le désir étant un phénomène trop naturel pour être en soi honteux et coupable, l’interdit ne peut venir que de l’esprit. Il importe donc de déceler la cause qui dresse l’esprit contre le désir. Normalement, l’esprit devrait s’employer à le satisfaire. L’exigence de satisfaction met, dès l’origine, toutes les fonctions psychiques au service du désir. La mémoire liant le passé au futur (que l’homme aime s’imaginer chargé de promesses), qu’est-elle en premier lieu, sinon l’attente prolongée, la tension insatisfaisante des désirs en quête de satisfaction ? Seulement, voilà : tous les désirs ne peuvent être sans cesse présents à l’esprit valorisant, d’où la fonction d’oubli, nécessairement complétée par la capacité d’évocation. Les
fonctions conscientes – pensée, volonté, sentiments – apportent à leur tour leur concours à la quête de satisfaction du désir évoqué. Bien plus, elles sont créées par cette quête.
Ainsi toute la gamme des sentiments, variant entre attirance et aversion, espoir et déception, se constitue à partir d’une mémoire affective qui n’est autre que la tension énergétique des désirs. La pensée, par contre, est une mémoire réflexive capable de tirer du passé une expérience utilisable pour la future satisfaction des désirs. La décision volontaire résulte de la délibération qui confronte la mémoire affective et la mémoire réflexive, à seule fin de préparer la décharge satisfaisante des désirs.
La compréhension des fonctions conscientes, selon leur origine et leur but, permettra-t-elle de résoudre l’énigme de l’extraconscient ?
La délibération, parce que co-déterminée par le subconscient, n’aboutit pas nécessairement à sa fin satisfaisante. L’affectivité aveuglante peut déborder la réflexion lucide. Cette perte de lucidité, vitalement dangereuse, serait-elle à l’origine du sentiment de culpabilité ? L’esprit indiquerait-il par l’angoisse coupable la faute vitale, l’exaltation des désirs ? Le tourment de la culpabilité serait alors un sentiment à portée positive. Il serait l’appel de l’esprit qui tentera d’obtenir l’aveu conscient de la faute, son contrôle et son
élimination. Sentiment vague, la culpabilité ne pourrait émaner que de la sphère surconsciente. Le conscient devrait transformer l’appel vague en un savoir précis et contrôlable, seul moyen de se libérer de l’insatisfaction coupable. Mais le conscient, au lieu d’écouter l’esprit, peut se laisser entraîner par l’affect. Il se rend ainsi complice de la faute, qui est précisément l’exaltation de l’affect. Le conscient affectivement aveuglé tentera de se libérer de la faute en la désavouant. La conséquence de ce désaveu est le refoulement. Sans désaveu, pas de refoulement ; sans refoulement, pas de symptôme. Le refoulement découvert par Freud n’est qu’un effet ; sa cause primaire réside dans le désaveu de l’appel de l’esprit. S’il en est ainsi, il est clair que le procédé thérapeutique, tel que Freud l’a prévu, serait passible d’une simplification décisive ; la thérapie, pour être pleinement efficace, devrait s’attaquer à la cause primaire de la morbidité. Elle devrait combattre la tendance humaine à nier en toutes circonstances toute faute.
Cette tendance, la fausse auto-justification, est toujours présente et actuelle en chacun. Elle est l’erreur de l’esprit, incarnée dès l’enfance : la fausse valorisation de soi-même et du monde ambiant. En s’attaquant à cette cause essentielle toujours actuelle, la thérapie évitera un détour considérable à travers la remémoration du passé et de son contenu refoulé. Le désaveu de toute faute, l’auto-justification, falsifie sans cesse les motifs actuels de l’activité. Elle les rationalise faussement et crée ainsi la fausse motivation. Freud lui-même a constaté ce processus de “fausse rationalisation“. Il a omis de l’étudier, car son étude exige le recours à la méthode introspective.
Le moindre acte d’introspection lucide enseignera que la transformation de l’auto-accusation coupable en auto-justification s’opère sans cesse sur le plan de l’imagination. L’imagination se contente de jouer avec les désirs et de se délecter de leurs promesses de satisfaction. Perdant ainsi de vue les exigences de la réalité, elle finit par rendre les désirs insensés en les exaltant démesurément, tout en continuant à justifier leurs exigences irréelles. L’exaltation imaginative est la faute vitale en principe. Elle crée les innombrables fautes accidentelles, car son insuffisante évaluation de la réalité pleine d’obstacles, tout comme son appréhension angoissée des obstacles réels, préparent les réactions d’échec. À travers toutes ces vaines promesses, l’imagination exaltée n’aboutit qu’à l’insatisfaction coupable. Le psychisme – selon sa loi qui est la recherche de la satisfaction – tentera de se débarrasser de l’angoisse d’insatisfaction en refoulant les désirs devenus coupables. Le refoulement, passagèrement libérateur, conduira finalement, par accumulation, à l’explosion des symptômes.
La maladie psychique ne débute pas – comme Freud l’avait pensé – avec les manifestations subconscientes du refoulement, producteur des symptômes névrotiques. Sa cause première se trouve dans l’exaltation imaginative, dans la rêverie les yeux ouverts, état psychique des plus fréquents, dont la nocivité est insuffisamment reconnue. L’imagination morbidement exaltée se trouve être à la frontière du conscient et du subconscient. Ses méfaits doivent donc être accessibles à la compréhension introspective. C’est elle, l’exaltation morbide de l’imagination, qui détermine l’état initial de l’insanité de l’esprit, et c’est elle qu’il importe d’étudier pour comprendre la maladie de l’esprit, sous toutes ses possibilités d’aggravation. Cet état initial – d’ailleurs souvent stationnaire – est la nervositéavec ses sautes d’humeur, ses caprices et ses irritations, ses délectations vaniteuses et ses tourments coupables. Pour l’homme atteint de nervosité, la vie risque de n’être qu’une continuelle déception.
Confrontée avec le sens de la vie, l’exaltation imaginative est le contraire de l’ethos harmonisant. Constante préoccupation égocentrique, l’imagination exaltée n’est rien d’autre que l’introspection sous sa forme subjective et morbide, qu’il faut combattre afin d’accéder à une observation méthodique et objectivante.
Mais aussi importe-t-il de ne pas confondre l’imagination morbide avec l’imagination sous sa forme créatrice, qui, elle, marque la frontière entre le conscient et le surconscient, d’où sa force inspiratrice.”
En 1958, Paul DIEL a prononcé une série de six conférences dans l’émission radiophonique L’Heure de culture française de la radiotélévision française de l’époque. L’ensemble visait à fournir une Introduction à la Psychologie de la Motivation. C’est Jane DIEL qui les propose dans la biographie qu’elle a consacrée à son époux en 2018 (éditions MA-ESKA). Nous avons regroupé les six textes dans wallonica.org, les voici :
“J’ai tâché de démontrer que le but de la délibération intime est la libération qui réside dans l’harmonie des désirs, dans la maîtrise de soi, dans l’objectivation du sujet à l’aide d’un effort introspectif de prise de connaissance de soi.
Or, depuis les temps les plus reculés, l’effort essentiel de l’esprit humain a été la lutte contre l’affectivité aveuglante. Le thème de la maîtrise des désirs et de la connaissance de soi traverse les siècles. Unissant les époques, il fonde l’effort évolutif et culturel de l’homme, l’histoire de l’humanité, sous son aspect essentiel. La psychologie retrouve actuellement ce thème, non point par hasard, mais par une immanente nécessité historique. Comment n’aurait-elle pas le souci de mettre en relief son lien avec les efforts précédents envers lesquels elle s’éprouve redevable, si pré-scientifiques soient-ils ?
La connaissance intime n’a jamais été cherchée dans un but purement théorique, mais au contraire, dans un dessein éminemment pratique, comme en témoigne l’idéal de sagesse des Anciens. La sagesse est l’harmonie des désirs. L’amour de la sagesse, la philosophie, a cherché les conditions de l’harmonisation non par idéalisme exalté, ni même par devoir extérieurement imposé, mais uniquement parce que les Anciens y reconnaissaient la condition ultime de satisfaction. La satisfaction ultime est la joie, et le désir essentiel de tout homme est de vivre dans la joie. Depuis que l’homme vit, et tant qu’il vivra, il cherchera la joie et les conditions de son accomplissement. Son effort essentiel consistera à valoriser les désirs selon leur promesse de satisfaction, à les hiérarchiser et à créer ainsi l’échelle des valeurs.
La psychologie moderne a passagèrement abandonné la recherche essentielle. La psychologie ne fut longtemps qu’une branche de la philosophie, mais qui nécessairement a gagné de plus en plus en importance, du fait que le thème essentiel de sa recherche -la maîtrise satisfaisante des désirs- était un problème psychique. Voulant se constituer en science indépendante, la psychologie a pris soin de rendre la séparation radicale. Elle a rejeté non seulement la forme de l’ancienne recherche jugée trop intuitive, mais aussi son contenu : le problème essentiel. Mais la psychologie pourrait-elle à jamais renoncer au contenu essentiel de toute recherche ?
Les conditions de satisfaction et d’insatisfaction sont inscrites dans le fonctionnement psychique. Parce qu’elles y sont inscrites, elles doivent être psychologiquement définissables. Ce n’est que de la définition claire des conditions immanentes de satisfaction vitale que pourra résulter une valorisation sensée (la compréhension du sens et de la valeur de la vie), savoir enseignable dont le pouvoir formateur sera amplifiable de génération en génération. Transmissibilité et amplification sont les traits caractéristiques de toute science. C’est dans ce trait, et non point dans l’abandon du problème essentiel, que la psychologie devrait chercher le renouveau.
Afin de mettre en évidence le lien essentiel unissant les époques, il importe de tracer la ligne évolutive conduisant des croyances primitives à la philosophie et à la psychologie comprises dans toute leur ampleur.
Le thème commun à la philosophie et à la psychologie –la maîtrise des désirs à l’aide de la connaissance de soi– est le problème éthique. La philosophie intuitive, ne pouvant formuler clairement l’origine immanente des valeurs, se perdait dans les spéculations métaphysiques. Ce penchant est fatal, car la réflexion philosophique a hérité de la figuration éthique de la mythologie, qui plaçait les valeurs sous une forme personnifiée dans une région transcendante. Ces personnages surhumains, les divinités, représentant les valeurs, ont été originairement imaginés comme vivant éternellement dans une sphère céleste, imposant à l’homme la conduite éthique -la maîtrise des désirs- comme condition de son salut.
Personnages mythologiques, les divinités des Anciens étaient les créations d’une imagination à force sublimante. Elles figuraient symboliquement les qualités psychiques de l’homme portées à la perfection. Elles imposaient (symboliquement parlant) la conduite sensée, parce qu’elles signifiaient (psychologiquement parlant) un appel à l’effort de perfectionnement que l’homme, créateur des mythes, s’adressait à lui-même par une sorte de prescience surconsciente des conditions psychiques de sa propre libération. Sur le plan de la délibération réelle et intime, les images des divinités étaient, de ce fait, des déterminantes immanentes de l’accomplissement sensé.
Personne ne croirait plus à l’heure actuelle que les divinités grecques, par exemple, Zeus, l’esprit, Héra, l’amour, Athéné, la sagesse, Apollon, l’harmonie, etc., aient réellement, c’est-à-dire physiquement, existé. Elles existaient cependant dans un sens psychologique : images-guides, elles étaient des centres suggestifs qui, parce qu’immanents à la psyché, aidaient l’homme à trouver la solution juste de ses conflits psychiques.
À cet égard, il est instructif de constater que toute la sagesse de la prescience mythologique des Grecs a été condensée dans l’inscription qui se trouvait au fronton du temple d’Apollon, dieu de l’harmonie : “Connais-toi toi-même“. Connaître soi-même, c’est connaître les motifs de ses actions. La prescience mythique indique donc par cette inscription que la connaissance des motifs intimes permet d’accéder à l’esprit harmonisateur. Cette sous-jacente vérité psychologique se trouve encore renforcée par le récit mythique qui souligne le pouvoir libérateur d’Apollon : l’homme qui, conformément à la prescription, cherchait la connaissance de soi, qui symboliquement parlant se réfugiait dans le sanctuaire de l’harmonie, qui soumettait ses désirs exaltés à l’exigence de l’esprit harmonisant, était – d’après l’ancienne prescience – sauvé de la poursuite par les Érinnyes (symboles de la culpabilité). Psychologiquement parlant : l’homme, ayant rempli les conditions saines de la délibération, se trouve libéré du désaccord avec lui-même et du tourment coupable qui en résulte.
Les symboles mythiques formaient une terminologie psychologique exprimée par image.
Mais, peu à peu, la foi en les images perdait sa force vivifiante. Le doute se réveillait à mesure que la divinité, immanente force suggestive existant dans l’intra-psychique, n’était plus prise que pour une réalité extra-psychique vivant réellement dans une région transcendante. La statue, représentation symbolique de la divinité, en vint à être prise pour une divinité réelle qu’on implorait dans l’espoir d’obtenir d’elle la satisfaction des désirs matériels.
L’erreur dans la valorisation décidait ainsi du déclin de la culture.
C’est alors que dans la culture grecque-exemple ici du destin de toutes les cultures- la réflexion philosophique prit le pas sur les croyances. Afin de sauvegarder les valeurs éthiques, la philosophie s’efforça d’expliquer leur raison d’être, qui ne se dégage des images mythiques qu’après en avoir rejeté l’enveloppe symbolisante.
Rien n’est plus instructif à cet égard que la philosophie de Platon. Dans ses Dialogues, le conflit d’origine intrapsychique ne se trouve plus représenté par le combat des héros contre les monstres et les démons, mais par la discussion entre Socrate et les Sophistes. Le héros de Platon, Socrate, défend les valeurs-guides sous leur forme réelle -la connaissance de soi et la maîtrise des désirs- contre l’assaut des Sophistes. Afin de dérober l’affect et ses promesses de jouissance au contrôle de la pensée consciente, les Sophistes se faisaient forts de démontrer que la pensée n’est qu’un moyen bon à prouver n’importe quoi par n’importe quel argument. (C’est là un procédé de fausse justification que tout homme emploie à son insu dans sa propre délibération intime, afin de soustraire au contrôle de l’esprit élucidant les promesses de l’imagination exaltée.) Socrate s’oppose à la rhétorique des Sophistes. Il démontre l’exigence immanente de l’esprit : la nécessité de définir clairement les termes qui désignent les qualités psychiques, seul moyen d’éviter la confusion entre le juste et le faux, confusion dangereuse parce que génératrice de l’activité faussée.
Les dialogues platoniciens sont une tentative d’établir une terminologie psychologique clairement définie, capable de remplacer la terminologie symbolique et imagée de la prescience mythique.
Les thèmes des dialogues seront les qualités psychiques que les divinités, figures symboliques, ont représentées: l’esprit, l’amour, la sagesse, l’harmonie, etc. Sans cesse le Socrate de Platon s’efforce de définir ces termes. Afin de démontrer leur immanente valeur, il les présente comme seuls garants de satisfaction vitale.
La maïeutique de Socrate est une analyse des motivations à base introspective, fondée sur une tentative de prise de connaissance de soi-même.
Mais si, par l’emploi de cette méthode, Platon défend l’origine immanente des idées-guides (vérité, beauté, bonté, sagesse, harmonie, amour), il les détache néanmoins d’une façon insuffisante de l’ancienne figuration mythique. Pareilles aux divinités olympiennes symboliquement immortelles, les idées-guides résident éternellement dans une sphère inaccessible à l’homme. Sans doute Platon a-t-il voulu donner à entendre par là que l’idéal éthique existe en dehors de l’usure du temps, qu’il demeure vrai et valable à travers tous les temps. Il n’empêche que, par la tentative d’assurer aux valeurs une portée absolue et transcendante, la philosophie fut condamnée à ne rester qu’une sorte de psychologie spéculative, vénérable par l’ampleur de ses problèmes, mais dont les tentatives de solution s’échelonnent en une succession de systèmes contradictoires.
Peut-on, de ce résumé succinct, conclure à la situation de l’époque actuelle ?
Ce qui est certain, c’est que la contradiction à l’égard des valeurs et de leur origine culmine à l’heure actuelle dans un degré de désorientation jamais atteint auparavant au cours de l’histoire.
Si l’on admet que toutes les cultures ont été fondées sur leur vision des valeurs, guide essentiel de la conduite humaine tant individuelle que sociale, on ne peut s’empêcher de penser que la cause la plus secrète du désarroi de l’époque présente est due à la scission intervenue entre la survivante métaphysique spiritualiste et le matérialisme mécaniciste, fondement idéologique des sciences. La psychologie elle-même est à la remorque d’une idéologie rationaliste pour laquelle, paradoxalement, la raison n’est qu’un épiphénomène et le raisonnement une illusion.
L’avènement de la psychologie des profondeurs est l’une des conséquences de cette situation conflictuelle.
Il importe dès lors de démontrer que l’étude de l’extra-conscient apporte, en effet, un élément nouveau à la recherche essentielle qui traverse l’histoire.
Mais la psychologie de l’extra-conscient risque de demeurer inefficace si elle ne s’avise pas que les maladies de l’esprit, qui à des degrés divers d’intensité assaillent tous les individus, résultent en premier lieu du malaise de l’esprit incapable de valorisation pondératrice, permettant de maîtriser l’exubérance des désirs matériels, sexuels et spirituels et d’établir ainsi une juste hiérarchie des valeurs.”
En 1958, Paul DIEL a prononcé une série de six conférences dans l’émission radiophonique L’Heure de culture française de la radiotélévision française de l’époque. L’ensemble visait à fournir une Introduction à la Psychologie de la Motivation. C’est Jane DIEL qui les propose dans la biographie qu’elle a consacrée à son époux en 2018 (éditions MA-ESKA). Nous avons regroupé les six textes dans wallonica.org, les voici :
“Depuis plusieurs années déjà, on constate en psychologie un mouvement qui tend à se déployer dans divers pays. Il s’efforce de réviser les assises mêmes de cette science afin de lui assurer une portée dépassant les limites qui lui furent assignées par les méthodes en usage.
Voici comment s’exprime à cet égard, pour ne citer qu’un seul auteur, le Dr A.H. Maslow, professeur à la Brandeis University, aux États-Unis, dans un récent article intitulé Toward a Humanistic Psychology : “Je crois que tous les problèmes de grande importance, guerre et paix, exploitation de l’homme et fraternité humaine, haine et amour, maladie et santé, mésentente et harmonie, bonheur et malheur de l’humanité, ne trouveront leur solution que dans une meilleure compréhension de la nature humaine…” Et, plus loin : “Elle (la psychologie) se préoccupe beaucoup trop de ce qui est objectif, manifeste, extérieur, en un mot de la conduite… Elle devrait étudier davantage ce qui est intérieur, subjectif, méditatif, secret. L’introspection, utilisée comme technique, devrait être réintroduite dans les recherches de la psychologie.“
Dans divers ouvrages et études, l’auteur du présent exposé a défendu une position qui, bien que conçue en pleine indépendance de pensée, s’apparente à celle qu’expriment ces citations, on n’aurait cependant pas osé l’exprimer avec cette franchise un rien naïve qui caractérise, souvent tout à son honneur, le savant américain.
Et de fait, il me serait impossible, aujourd’hui, d’exprimer ces idées en évitant toute polémique. Ma meilleure excuse est que je me sens uni -même avec les psychologues auxquels il m’advient de m’opposer- dans le souci d’une commune recherche de la vérité.
Longtemps avant que la psychologie ait pu se constituer en science, sa terminologie avait été préétablie par la sagesse du langage. Des termes comme sentiment, volonté, pensée étaient couramment employés ; le terme de psyché signifiait l’ensemble de toutes ces fonctions, et de bien d’autres depuis toujours plus ou moins clairement distinguées.
Cette constatation pourrait paraître bien simple, sinon simpliste. À y réfléchir, ne renfermerait-elle pas un problème grave, le problème crucial de la psychologie, celui de sa méthode ?
Bien sûr, toutes les sciences se sont constituées à partir d’une terminologie préétablie. La physique n’utilise-t-elle pas des termes comme vitesse, accélération, etc., qui se sont formés à partir d’une observation ancestrale ? Mais la physique n’est devenue science qu’en définissant clairement sa terminologie grâce à l’emploi de la formule mathématique.
La psychologie, obligée de se contenter des formulations, devrait avoir le souci de les préciser. Est-elle parvenue à formuler clairement ce que sont les fonctions, pour ne citer que les plus fondamentales, de pensée, de volonté, d’affect ?
Pour la psychologie du comportement, la psyché est inexistante. Ses fonctions ne seraient que des épiphénomènes illusoires. Il suffirait donc d’étudier les phénomènes manifestes, constatables par observation extérieure : les actions qui, par voie de conséquence, seraient exclusivement déterminées par l’influence du milieu. Bien entendu, l’étude du comportement ne peut s’abstenir d’utiliser l’ancienne terminologie. Elle continue à parler des pensées, des volitions, etc. Mais elle traite ces phénomènes intrapsychiques avec un souverain mépris. Pour les étudier, il faudrait les observer, et par quelle méthode pourrait-on le faire ?
Il ne s’agit point de contester la valeur des méthodes employées par l’étude du comportement, à savoir l’observation clinique et l’observation à l’aide de tests. Mais ces méthodes n’épuisent pas les instruments de la recherche.
N’est-il pas indéniable que la terminologie élaborée par la sagesse du langage n’a pu être établie qu’à partir de l’observation de la vie intime ? La vie humaine consiste essentiellement en une incessante délibération intime à laquelle toutes les fonctions psychiques apportent leur concours. Le comportement n’en est que le résultat final. Chacun sait intimement et pertinemment qu’il délibère avant de répondre activement aux excitations du milieu. Est-ce possible que ce travail intrapsychique ne soit qu’un leurre,
qu’une illusion dépourvue de toute importance pour la vie ?
La sagesse du langage, qui a su déceler les facteurs les plus élémentaires de la délibération intime, constituant ainsi sa terminologie à partir d’une introspection révélatrice, sans cesse renouvelée par tout être humain, n’aurait-elle pas une fois pour toutes prescrit à la psychologie sa voie d’investigation ? Pour être science, la psychologie ne devrait-elle pas parvenir à rendre de plus en plus lucide la méditation qui se poursuit inlassablement en nous à l’endroit de cette affection immédiate que sont nos désirs et leur exigence de satisfaction, laquelle, sensée ou insensée, décide de la valeur des hommes, du destin de l’humanité ?
Voici comment William James résumait la situation dans son Précis de Psychologie : “…nous ignorons jusqu’aux termes entre lesquels les lois fondamentales, que nous n’avons pas, devraient établir des relations. Est-ce là une science ? C’en est tout juste l’espoir. Nous n’avons que la matière dont il faudra extraire cette science.“
Cette matière que nous possédons, qu’est-elle sinon la terminologie anciennement et introspectivement préétablie par la sagesse du langage ? Si, après l’effort des siècles, nous ne sommes pas parvenus à extraire de cette matière des lois capables de constituer une science, ne serait-ce point parce que la voie d’investigation prescrite par la sagesse du langage a été abandonnée?
Une science se définit par sa méthode et elle s’expose par ses lois. Les lois du psychisme concerneraient-elles le désir et ses exigences de satisfaction sensée ou insensée déterminant la situation conflictuelle de l’homme et même de la société ? Le désir n’est-il pas à la base de tout effort humain, même de la science ? La science pure désire posséder la vérité, satisfaction de l’esprit. La société en fait un usage technique en vue de satisfaire les désirs matériels ; mais la loi essentielle de la vie stipule que la véritable satisfaction, le triomphe sur toutes les tentations insensées, ne peut être trouvée que dans la maîtrise des désirs. Comment réaliser les conditions de cette satisfaction essentielle, si la science s’obstine à exclure l’étude du désir du domaine de sa recherche? Bien qu’il soit utopique de penser à une solution à courte échéance, il n’en demeure pas moins vrai que l’esprit humain ne devrait reculer devant aucun problème que la vie et ses exigences inéluctables lui imposent. Ce sont précisément les merveilles de l’invention technique qui démontrent, ou qui pourraient du moins susciter l’espoir, qu’aucun problème n’est insoluble à condition qu’il soit sciemment posé.
Mais le problème essentiel ainsi posé, sa solution est-elle réalisable ? Le désir est une affection subjective. De par sa nature même, il semble s’opposer à la prise de connaissance, qui ne pourra s’opérer que par voie d’introspection objective. Se faire défenseur de l’introspection, n’est-ce point s’engouffrer dans une impasse ?
N’est-il pas connu et reconnu que l’introspection est dépourvue de toute objectivité et que son emploi n’est pas seulement inefficace, mais au plus haut degré nuisible ?
La vérité, c’est que tout le désarroi actuel de la psychologie est dû précisément au fait que seule l’introspection sous sa forme morbide est reconnue, sans toutefois être étudiée dans ses conditions et ses aboutissements. Elle consiste dans la rumination complaisante des moindres fluctuations de l’affectivité, sans aucun effort de valorisation lucide. Elle transforme les sentiments en ressentiments, et aboutit ainsi à l’interprétation morbide des intentions propres du sujet et des motifs d’autrui à son égard. Produisant l’hypostase vaniteuse et rancunière de l’ego trop auto-complaisant, elle conduit vers l’égocentrisme. Le cortège des déformations psychiques est la conséquence de cette rumination faussement introspective. C’est elle qui détruit la pensée logique et objective par suite d’un aveuglant débordement affectif, conséquence de l’exaltation égocentrique des désirs. L’introspection morbide est la maladie de l’esprit par excellence. Mais n’en résulterait-il pas que la santé psychique est précisément fonction d’un esprit lucidement valorisant, capable de s’opposer aux ressentiments égocentriques et aux désirs désordonnés ? Comment cette valorisation élucidante et objectivante pourrait-elle s’opposer aux méfaits de l’introspection morbide, si elle n’était pas elle-même de nature introspective ?
La psychologie intime n’invente rien en constatant que le conflit des motifs est l’objet d’une constante introspection. Mais elle rappelle à l’évidence. Elle souligne que rien n’est plus important que de comprendre sciemment les motivations secrètes du conflit intime. Seule une prise de connaissance scientifique permettra d’élaborer une méthode objective, capable de soutenir l’introspection saine dans sa lutte contre l’introspection nocive.
Sous le bénéfice de cette distinction se désigne clairement le thème de cette série d’exposés.
La maîtrise des désirs, c’est la maîtrise de soi. La condition indispensable en est la lucidité à l’endroit de ses propres motifs intimes, qui déterminent l’activité dans son ensemble et, par là même, le caractère. Se connaître jusque dans ses intentions secrètes, c’est comprendre la nature humaine en général, c’est connaître également autrui. L’introspection méthodique, loin de conduire à un égarement subjectif, est au contraire la condition de toute véritable objectivité. Le thème commun de ces exposés sera donc l’étude des motivations intimes, qui se dérobent souvent au conscient parce que inavouées et jugées inavouables. Ce sont les motifs inavoués qui s’opposent à la connaissance du fonctionnement psychique, but de la psychologie.
Mais avant d’aborder en détail l’étude des motivations, il est utile de souligner toute l’importance historique du problème.”
DIEL est orphelin à 14 ans et termine ses études secondaires grâce à l’appui matériel d’un tuteur. Il entreprend ensuite de lui-même des études de philosophie. Inspiré notamment par Platon, Kant et Spinoza, mais aussi par les découvertes de Freud, Adler et Jung, il approfondit sa propre recherche psychologique en établissant les bases d’une méthode d’introspection qu’il expérimentera d’abord sur lui-même.
Au départ psychologue à l’hôpital central de Vienne, il part en France après l’Anschluss, travaille à Saint-Anne jusqu’à la guerre, durant laquelle il connaîtra la dure vie des camps de réfugiés étrangers. Puis il entre en 1945 au CNRS où il travaillera comme psychothérapeute auprès d’enfants dans le laboratoire d’Henry Wallon, soutenu par Albert Einstein, avec lequel il a correspondu pendant de longues années.
Einstein lui écrivait d’ailleurs en 1935: “J’admire la puissance et la conséquence de votre pensée. Votre œuvre est la première qui me soit venue sous les yeux tendant à ramener l’ensemble de la vie de l’esprit humain, y compris les phénomènes pathologiques, à des phénomènes biologiques élémentaires. Elle nous présente une conception unifiante du sens de la vie.“
Fondateur de la psychologie de la motivation (ou science des motifs), il travailla également à l’explication des mythes grecs et chrétiens au départ de sa méthode. A une époque dominée par le comportementalisme à l’américaine (‘Behaviourism’ : l’homme est une boîte noire et on ne travaille que sur la base de son comportement), il s’inscrit en faux et réhabilite l’introspection, en avançant qu’elle est une fonction naturelle chez l’homme, dont la maturation donne son sens à l’évolution humaine.
Le présent exposé ne propose pas en premier lieu une théorie, mais une expérience à faire et à refaire, d’où résulte secondairement une synthèse théorique.
Jusqu’à sa mort, survenue en 1972, Diel poursuivra inlassablement son travail de chercheur et de psychanalyste, formant un groupe d’élèves et publiant de nouveaux livres de sujets variés (l’éducation, le symbolisme, l’évolution, etc.) mais tous liés par une même utilisation de la méthode introspective.
Dans une biographie parue en 2018, Jane Diel résume ainsi les découvertes de son mari : “Depuis longtemps, il avait compris l’importance fondamentale des désirs. Dès sa jeunesse, […] il avait souffert de leur multiplication et de leur anarchie culpabilisante ; c’est sans doute la raison pour laquelle il en fait le point de départ de ses recherches. Il relie les désirs aux trois pulsions(matérielle, sexuelle et spirituelle) et il s’attache à trouver un remède à leur emprise, il propose leur choix et leur tri en valeur de satisfaction et en regard des possibilités de leur réalisation ou alors de leur mise en attente jusqu’à un moment favorable. S’ils s’avèrent irréalisables, il n’est d’autre issue que de les dissoudre par sublimation, ce qui en conséquence les libère de la culpabilité qui s’y attache, seul moyen de trouver la paix intérieure, la joie.“
En 1958, Paul DIEL a prononcé une série de six conférences dans l’émission radiophonique L’Heure de culture française de la radiotélévision française de l’époque. L’ensemble visait à fournir une Introduction à la Psychologie de la Motivation. Jane DIEL (ou son éditeur) les propose en annexe de la biographie de son époux. Nous avons regroupé les six textes dans wallonica.org, les voici :
Biographie détaillée de Paul DIEL (en moins bref)…
Les premières années
Paul Diel vient au monde le 11 juillet 1893 à Vienne, d’une mère allemande institutrice de français, Marguerite, et de père inconnu. L’enfant est tout d’abord placé en famille d’accueil puis, à quatre ans, dans un orphelinat religieux près de Lainz, établissement dont Diel se souviendra comme d’une ‘maison de tortionnaires’. Sa mère vient le voir chaque fois qu’elle le peut, mais pas assez souvent. L’enfant, se sentant terriblement seul, évite le désespoir et la révolte en s’accrochant à la certitude que cette mère, dont l’amour est l’unique soutien, viendra le rechercher un jour.
À onze ans, il entre au lycée, dévorant avidement nombre de romans d’aventures dont les héros, modèles de courage et de combativité, embrasent son imagination. En juin 1906, peu avant son treizième anniversaire, son rêve se réalise enfin : sa mère l’arrache à l’orphelinat. C’est alors une année de liberté et de jeux qui s’arrête subitement peu après la rentrée scolaire 1907, avec le décès de sa mère succombant à un cancer. Paul Diel se retrouve seul au monde.
Le jeune adolescent est hébergé par la famille d’un camarade, avant d’être pris en charge par un avocat ami de sa mère, qui devient son tuteur et le place à nouveau dans un foyer. Diel s’y lie d’amitié avec un garçon qui l’initie à la physique et aux mathématiques, et influence fortement ses choix ; bien plus tard, le souvenir de cet ami servira de modèle à l’une des catégories de la fausse motivation, l’accusation.
N’étudiant que les matières qui l’intéressent, Paul Diel échoue au bac. Lassé des études, il parvient à trouver un emploi d’aide-comptable avec l’aide de son tuteur mais, piètre employé, est congédié après quelques mois. Ne voulant pas décevoir son tuteur, il le lui cache, quitte le foyer et se retrouve à la rue.
La rue et la philosophie
À dix-huit ans, vagabond, il erre dans Vienne dont il fréquente les cafés et les bibliothèques. Il exerce occasionnellement de petits travaux et trouve à l’hôpital, lorsque sa santé flanche, un lit, des repas chauds et la tranquillité nécessaire à ses lectures.
Un an plus tard, en 1912, il revient vers son tuteur, se représente au bac et passe l’épreuve avec mention. Ne se sentant néanmoins pas capable de travailler de manière imposée, il refuse de s’inscrire à l’université et s’oriente vers la poésie. Son tuteur lui obtient un emploi administratif à Hitzing, mais Diel choisit la liberté et disparaît, retournant à son existence marginale.
En 1914, gravement blessé au cours d’un duel par un étudiant l’ayant offensé, Paul Diel refuse de se faire soigner, mais est finalement hospitalisé d’urgence suite à une septicémie. En ce début d’été, tandis que les chirurgiens sont déjà mobilisés, Diel est opéré par un médecin incompétent. Suite à des complications, plusieurs interventions sont nécessaires. L’hospitalisation se prolonge, que Diel met à profit pour acquérir une grande connaissance de la philosophie, particulièrement marqué par Kant et Spinoza. Il écrit également de la poésie. Mais lui apparaît, de plus en plus clairement maintenant, la question essentielle, à laquelle rien de ce qu’il lit n’apporte de réponse satisfaisante : “comment vivre pour trouver ma satisfaction ?“
Il ne sort de l’hôpital qu’un an et demi plus tard, à vingt-deux ans, le coude paralysé. Déclaré inapte au service, il est rendu à la vie civile. Ne pouvant plus pratiquer de sport, il découvre le théâtre et décide d’écrire davantage que de la poésie.
Le théâtre, Jane, la psychologie
Paul Diel devient figurant et parvient à gagner de quoi subsister. Ses écrits témoignent déjà de ses préoccupations majeures : le sens de la vie, l’amour, la sainteté, la dualité esprit-matière, l’opposition entre réussite extérieure et élan essentiel. Peu à peu, il acquiert un statut d’acteur professionnel, souvent en tête d’affiche, et intègre une troupe malheureusement dissoute après un an, faute d’argent. Diel se fait alors engager en province et poursuit son œuvre littéraire : traité d’art dramatique, pièce de théâtre, roman, poèmes…
En 1922, lors d’une tournée dans le nord de l’Italie, il rencontre Jane Blum, une jeune française d’origine juive. Tous deux tombent amoureux et décident de ne plus se séparer. Après un début de vie commune marqué par la précarité, le couple parvient à rejoindre Paris et se marie. Paul Diel, rejeté à cause de ses origines, ne parvient pas à placer ses pièces de théâtre et sa femme tombe malade. Le couple repart pour l’Autriche. Diel y découvre les psychologues modernes, et notamment Alfred Adler. Ses futurs thèmes de prédilection se mettent en place : le désir, les motifs inconscients, la vanité et l’exaltation, la recherche d’harmonie intérieure.
La situation du couple en Autriche n’est pas plus brillante qu’à Paris. Tandis que Paul Diel obtient un poste d’agent d’assurance, sa femme repart à Paris, hébergée par une amie. Séparations et retrouvailles se succèdent jusqu’en 1930, date à laquelle Jane Diel rejoint son mari.
Freud près Adler, les premiers travaux
Dès 1928, Paul Diel suit des cours de psychiatrie. Il élargit la notion de refoulement de Sigmund Freud et reprend la notion de besoin d’estime d’Adler comme élément central de construction de la personnalité, et les intègre à sa propre vision. Il a trouvé sa voie et, renonçant alors à l’expression littéraire artistique, commence à rédiger, en allemand, son premier ouvrage de psychologie, Phantasie Und Realität (Imagination et réalité), où se trouvent déjà les fondements de la future Psychologie de la motivation : la démarche introspective, le désir comme élément central des pulsions, l’exaltation imaginative, la culpabilité, la sublimation.
Le manuscrit de Phantasie Und Realität est terminé en 1933, et adressé à plusieurs éditeurs autrichiens, allemands et suisses. Tandis que la situation politique se dégrade, les réponses tardent à venir ou sont négatives, l’ouvrage étant jugé “trop éloigné des problèmes de l’actualité“. Freud lui-même, surchargé de travail, refuse de lire le texte d’un inconnu.
En 1934, la guerre civile éclate à Vienne. Diel, qui a commencé son second ouvrage de psychologie, Geist Und Güte (Esprit et bonté), perd son emploi d’agent d’assurance, tombe malade et se retrouve hospitalisé. En 1935, il adresse Phantasie Und Realität à Albert Einstein qui, admiratif, n’hésite pas à le soutenir. Un échange épistolaire de vingt ans s’en suivra entre les deux hommes.
Sur recommandation d’Einstein, Diel contacte le Professeur Moritz Schlick, philosophe, membre du Cercle de Vienne et fondateur du néo-positivisme. Schlick, enthousiasmé par le manuscrit, propose à Diel de l’aider à se faire publier. Les deux hommes ont rendez-vous le 22 juin 1936 afin de convenir des ultimes démarches auprès des éditeurs. Le soir même, Schlick est assassiné, l’attestation destinée à accompagner le manuscrit de Paul Diel dans l’une de ses poches.
Malgré l’aide d’Einstein, Diel ne parvient toujours pas à publier son ouvrage. Ses compétences sont néanmoins reconnues par le Professeur Emil Froeschels, de l’hôpital principal de Vienne, où Paul Diel entre en 1936 comme psychologue et où il connaît ses premiers succès professionnels, allant jusqu’à prendre Froeschels lui-même en analyse.
Anti-nazi de la première heure, le couple Diel perçoit vite combien cette position, avantageuse dans un premier temps, devient dangereuse depuis le meurtre de Dollfus. En 1938, les troupes allemandes envahissent l’Autriche. Il est temps de partir. À la dégradation de la situation politique s’ajoute les difficultés financières.
Exil, retour à Paris, de Sainte-Anne à Gurs
Toujours aussi démuni, le couple reconnaît finalement ne plus pouvoir rester à Vienne et parvient à quitter le pays sous prétexte de rendre visite pour deux mois à la famille de Jane à Paris. Il n’emporte que deux valises, quelques effets personnels, les manuscrits de Phantasie Und Realität et de Geist Und Güte, la somme « réglementaire » de trente marks et l’espoir secret d’obtenir de la France le statut de réfugié politique.
En 1939, Paul Diel, âgé de quarante-cinq ans, obtient un poste de psychologue dans le service du Professeur Henri Claude, à Sainte-Anne, grâce aux recommandations d’Einstein et de Froeschels. Mais ses théories sont mal vues et sa situation est inconfortable. La guerre éclate.
Diel s’engage dans l’armée française et, attendant d’être appelé, poursuit son travail à Sainte-Anne, cette fois grâce à l’appui d’Irène Joliot-Curie.
Il rédige en français, à l’intention du Professeur Maxime Laignel-Lavastine, succédant à Henri Claude, un exposé sur le traitement des névroses et des psychoses :Thérapie.
Suite à l’offensive allemande de mai 1940, Paul Diel se retrouve parmi les étrangers d’origine allemande regroupés au stade de Colombes, près de Paris, sur décret de Vichy. Quelques jours plus tard, une nouvelle décision libère les maris de femmes françaises. Malheureusement inattentif, Diel ne saisit pas cette opportunité et se voit déporté au camp de Gurs, dans les Pyrénées Atlantiques, l’un des camps français, où il écrit un court texte sur les relations humaines empoisonnées par les provocations impondérables, Le coup d’épingle.
Entrée au CNRS, publications
C’est dans ces conditions inhumaines que Diel élabore son travail sur le langage symbolique des mythes et sur la signification psychologique de Dieu, La Divinité et le héros, qui aboutira plus tard à La Divinité. En 1943, il développe son exposé Thérapie, qui deviendra bientôt Psychologie de la motivation. Mais il tombe gravement malade.
Rejoint quelque temps par sa femme, qu’il n’a plus vue depuis trois ans, il obtient un régime de faveur, un peu de liberté et un logement délabré et sans chauffage. Les conditions de vie s’adoucissent cependant, et Diel en profite pour approfondir sa théorie du calcul psychologique et le principe de fausse motivation.
Après la Libération, Paul Diel retourne à Paris et y retrouve sa femme. Une nouvelle fois grâce à Joliot-Curie, Diel entre au CNRS sous la direction d’Henri Wallon. Au Laboratoire de psychobiologie de l’enfant, il applique ses idées aux enfants et adolescents en difficulté, tout en reprenant son poste à Sainte-Anne et poursuivant, trois années durant, son travail sur le texte de Psychologie de la motivation.
Son poste au CNRS et, plus que jamais, le soutien d’Einstein et de Wallon — lequel considère Diel comme le quatrième psychanalyste après Freud, Adler et Jung —, permettent enfin à Paul Diel de publier son premier ouvrage : Psychologie de la motivation paraît en 1948 dans la Collection de philosophie contemporaine dirigée par Maurice Pradines, aux Presses Universitaires de France. D’autres vont suivre. Diel a cinquante-cinq ans. Cette première publication lui amène auditeurs et élèves à qui il enseigne sa méthode sous forme de thérapies, de conférences, de séminaires et de cours.
La Divinité et le héros se scinde en La Divinité et Le Symbolisme dans la mythologie grecque, respectivement publiés en 1950 aux PUF et en 1952 chez Payot, ce dernier ouvrage élogieusement préfacé par Gaston Bachelard. Chez Payot désormais paraissent : La Peur et l’angoisse en 1956, puis Les Principes de l’éducation et de la rééducation en 1961, Le Journal d’un psychanalysé en 1964, Psychologie curative et médecine en 1968, et enfin Le Symbolisme dans la Bible et Le Symbolisme dans l’Évangile de Jean, respectivement en 1975 et 1983. Paul Diel reçoit un prix de l’Académie française pour La Peur et l’angoisse grâce à André Chamson, et correspond avec Adolphe Ferrière, cependant qu’une chaire au Collège de France lui est refusée. En 1968, alors que les institutions universitaires et médicales méprisent son travail, Paul Diel ne parvient pas à se faire entendre des étudiants. Son décès, le 5 janvier 1972, passe quasiment inaperçu dans le public (ce que regrette André Chamson à la une du Figaro).”
Fondée sur la théorie rigoureuse développée par Diel, la méthode introspective permet à chacun de découvrir objectivement son propre psychisme, grâce à une analyse guidée par la connaissance des lois présidant aux évasions et fausses justifications. L’analyse consiste ainsi à prendre peu à peu connaissance des évasions et fausses justifications, détectables par leurs manifestations stéréotypées, et à leur opposer des contre-valorisations, pensées et réflexions contrecarrant la pente naturelle de la vanité et de ses métamorphoses. Le sujet est ainsi amené à harmoniser ses désirs selon l’exigence de son élan de dépassement individuel. L’énergie psychique dispersée dans les conflits intérieurs peut alors s’investir positivement dans les nécessités de la vie journalière, libérant ainsi le sujet du poids de ses tourments et le conduisant vers un meilleur développement de ses capacités.
Psychologie des profondeurs, elle se propose d’assainir le psychisme. Le rôle de l’analyste est alors de guider le sujet dans sa recherche introspective. Au-delà de l’analyse des pensées, sentiment et actions, la méthode permet de traduire en langage conceptuel le contenu symbolique des rêves.
Psychologie du présent, elle libère le patient des effets des traumatismes passés grâce à un travail introspectif qui ne s’appesantit pas sur le déroulement rétrospectif des événements.
Psychologie de la responsabilité, elle est fondée sur l’idée que l’homme est responsable de ses réactions face à ce qui lui arrive.
Méthode analytique et thérapeutique, elle ouvre sur la dimension éthique de l’existence, le sens de la vie étant défini comme la recherche de l’harmonie (entente profonde) entre les différents plans de satisfaction (matériel, sexuel et spirituel). Son fondement est biologique, car la recherche de satisfaction constitue le moteur évolutif à l’œuvre depuis des millénaires. Le bien-être intérieur est ainsi moralement établi et la méthode permet de se libérer progressivement du conflit interne entre moralisme et amoralisme, entre spiritualisme exalté et matérialisme excessif. Elle replace l’être humain au centre de sa finitude et du mystère de la vie.
Par la généralité de son approche, elle concerne toutes les formes de déviation de la pensée, des sentiments, et des actes.
La traduction des rêves
Prolongement de la délibération diurne, nos rêves sont l’expression du conflit entre les désirs subconscients refoulés, parce que irréalisables ou insensés, et l’appel de l’élan de dépassement (le surconscient). Le rêve se présente sous la forme d’un langage à déchiffrer. La méthode de traduction des rêves développée par Diel consiste à traduire en langage clair le contenu psychologique des symboles du rêve. Ces symboles universels figurent dans les mythes de tous les peuples et se retrouvent dans les rêves de tous les êtres humains. Les mythes grecs traduits par Diel sont l’expression, comme tout mythe, du combat du héros contre les monstres, symboles de ses tentations perverses. Il est aidé dans ce combat par les divinités, symboles de ses forces surconscientes.” (d’après API)
Infos qualité | sources : Association de psychanalyse introspective ; collection privée ; Payot-Rivages ; wikipedia.org ; youtube.be | texte original et compilation | première publication dans walloniebruxelles.org repris dans agora.qc.ca | dernière révision 2019 | Remerciements à Jeanine Solotareff (FR) et Hervé Toulhoat (FR)
Romaniste, Vincent RAHIR écrit depuis l’adolescence. Son écriture sensible et visuelle est inspirée par le langage cinématographique et le roman américain. Depuis plusieurs années, il accompagne des entrepreneurs responsables et les conseille notamment en storytelling. “La Beauté sûre de nos vies” est son premier roman.
Alors qu’elle passe quelques jours en famille, Christine meurt accidentellement. C’est dans ces circonstances que son petit ami Antoine rencontre Fabienne et Franck, ceux qui auraient pu devenir ses beaux-parents. À l’enterrement, il croise l’énigmatique Nora, qui se tient à l’écart. Insaisissable, la jeune femme s’immisce lentement dans la vie qu’il tente de reconstruire. Mais malgré le soutien de ses amis, Antoine est incapable de faire son deuil. Il se rapproche alors des parents de Christine et, peu à peu, devine des ombres sous les apparences de leurs petites vies tranquilles. Que cache la jolie maison de banlieue ? Quel rôle joue Nora ? Et qui était réellement Christine ? Hanté par ses propres fantômes, jusqu’où ira-t-il pour comprendre ?
Par un délicat mélange de suspense et d’introspection, Vincent Rahir explore la fragile frontière qui sépare le confort du quotidien de l’ivresse des passions. Ses personnages touchants, malmenés par la violence de leurs émotions, nous rappellent qu’à travers l’adversité, nous restons maîtres de nos choix.
La force de Vincent Rahir est là, dans cette écriture visuelle, cinématographique, qui nous plonge dans son univers comme s’il nous était déjà familier. Mais, mieux encore, il réussit à rendre visible l’invisible : les sentiments, les émotions de ses personnages qu’ils partagent avec nous, ou nous avec eux, ces sentiments dont la sincérité nous dit qu’ils ne sont sans doute pas totalement fictifs et nous renvoient à nos propres fêlures. Mais, que l’on ne s’y trompe pas, ce roman n’a rien du film noir, il reste lumineux comme peut l’être la vie, fût-elle parfois acidulée.
“Quand la tonalité continue tinte dans le combiné, Antoine raccroche le téléphone comme un somnambule, incapable d’assimiler l’information qu’il vient d’entendre. Des images traversent sa mémoire, glissent devant son regard flou. Des mots, des rires émergent de ses souvenirs. Sa main retombe le long de son corps et Antoine prend conscience du poids de sa chair. Ses os, ses organes, sa tête. Ses jambes refusent de le porter et cependant, il reste là, debout devant le guéridon, à côté du sofa, devant la fenêtre au regard clos par un reste de nuit sombre. Il voudrait vaciller, se laisser basculer dans le canapé ou s’avachir sur le sol, mais ses muscles se contredisent. Certains se liquéfient quand d’autres se resserrent ; certains le lâchent quand d’autres se contractent. Antoine reste immobile, les yeux dans le vide, l’esprit accroché aux paroles de Franck, le père de Christine, ce père qu’il n’a jamais rencontré et dont elle ne lui a, pour ainsi dire, jamais parlé. Franck. Ce père qui d’une voix rauque s’est armé de courage ce matin pour prendre le téléphone et appeler Antoine ; ce père détruit qui affronte l’espace et le vide d’entre deux téléphones et murmure à un inconnu, du bout des lèvres (mais que peut-on faire d’autre en de pareils instants ?), qui murmure simplement, la voix gonflée de larmes : “Elle est morte.”
Cet exposé propose une introduction à la thérapie diélienne, associant principes et déroulement concret. La différence fondamentale entre cette psychanalyse introspective méthodique et toutes les autres appellations psychanalytiques est mise en exergue : le refoulement pathogène est actuel, et concerne l’avertissement surconscient des limites individuelles, la coulpe vitale.
Pourquoi entreprendre une thérapie?
De nos jours, dans nos sociétés occidentales, depuis Freud, l’idée que l’insatisfaction intime, l’absence de ce paradis terrestre que nous croyions nous être dû, puisse trouver un soulagement auprès d’un “psy” est bien établie. Les troubles de l’humeur, de la personnalité, du comportement, de l’adaptation, manifestés par un individu, déclenchent chez son entourage dérangé une pression pour qu’il “consulte”. Dans certains milieux intellectuels, ne pas être engagé dans un “travail sur soi” est même devenu une marque de banalité, voire d’arriération, qu’il convient d’éviter à tout prix.
S’il y a bien des motifs conventionnels, et bien des motifs exaltés, pour chercher une telle assistance, il y aussi des motifs authentiques : authentiques car la désorientation actuelle est grande, et les souffrances qu’entraîne cette dernière bien réelles, multiformes et omniprésentes.
Il y a un profond progrès évolutif en principe, dans la confiance accordée à une science du psychisme, supposée sous-tendre les conseils du praticien, comparée à la confiance accordée naguère au prêtre de sa religion de naissance, porte-parole et interprète d’un dogme. Mais quel “psycho-praticien” choisir parmi l’offre foisonnante ? Et ce foisonnement d’écoles n’est-il pas le signe, le symptôme patent de l’absence d’une science unificatrice?
On s’en remettra aux recommandations d’un parent ou ami (le bouche à oreille) peut-être, au hasard le plus souvent (je vais là parce que le cabinet est situé commodément pour moi). On se fiera à la réputation, et si on en a les moyens financiers, on acceptera de la payer très cher, dans une naïve survalorisation matérialiste.
Et l’on continuera de traîner son mal de vivre et son angoisse, le psy contemporain n’ayant ni plus ni moins d’efficacité que le prêtre d’autrefois ou d’aujourd’hui en son confessionnal : en partie soulageant selon le degré de bon sens qu’aura su conserver le gourou de notre choix, mais le plus souvent aggravant, car psys et prêtres sont des catégories particulièrement exposées à la perte du bon sens.
Qu’est ce qui différencie la thérapie diélienne de toutes les autres ?
Elle est une psychanalyse, car voyant dans le refoulement la cause dynamique de l’angoisse pathologique, conformément à l’intuition fondatrice de Freud, elle cherche le soulagement libérateur dans une analyse des profondeurs extra-conscientes de la psyché, le travail de défoulement.
Elle se distingue de toutes les formes de psychanalyse qui ont rapidement divergé à partir du freudisme originel, en définissant que ce qui est pathologiquement refoulé de manière dynamique n’est ni le souvenir d’un traumatisme accidentel, ni des désirs sexuels ou matériels socialement inavouables, mais la vérité sur soi et sur les conditions de l’existence.
Diel a nommé coulpe vitale ou culpabilité essentielle la lucidité de l’individu à l’égard de ses propres limites et du sens de la vie. Il a identifié une instance extra-consciente inspiratrice en chacun de sa relative lucidité, qu’il a appelée surconscient, et dont il a montré la nécessité vitale. Le surconscient-guide est en effet l’analogue évolué de l’instinct animal. Le refoulement de la coulpe vitale crée le subconscient, instance caractérisée par les ambivalences de la valorisation. C’est le processus pathogène fondamental : en abrégé, c’est la vanité dans sa signification profonde (le vide).
La psyché, la vie psychique, notre monde intérieur, notre intentionnalité, est constituée de l’ensemble de nos désirs retenus et valorisés, en attente de leur satisfaction, devenus ainsi les motifs de notre comportement (de nos actions futures). Chacun de nos motifs est un centre énergétique qui se situe dans le “cadre pulsionnel”, c’est à dire une réponse à l’incitation nutritive élargie (matérialité), propagative élargie (sexualité), ou orientatrice élargie (spiritualité). La psyché est libre d’angoisse dans la mesure où ces trois pulsions à fondement biologique peuvent être satisfaites en harmonie, c’est à dire sans préjudice de l’une sur l’autre. Cet état n’est possible que dans la mesure où les motifs eux-mêmes sont harmonisés.
Il en résulte que notre activité psychique essentielle consiste en une constante délibération : si notre intellect conscient est la forme d’imagination représentative tournée vers le monde extérieur, par laquelle nous délibérons pour surmonter les obstacles que ce dernier oppose à la satisfaction de nos désirs, un plan de délibération plus profond nous est indispensable pour trier les motifs, les revaloriser, les dissoudre ou les renforcer, de sorte à re-concentrer notre énergie intentionnelle vers les promesses de satisfaction les plus valables. Cette délibération profonde organisatrice de notre intentionnalité constitue l’activité valorisatrice de l’esprit. Elle définit ce qu’est l’esprit humain.
Toute psychanalyse invite implicitement à observer notre vie intérieure, autrement dit à une introspection. Diel reconnaissait à Freud un grand talent introspectif, car comment le psychologue peut-il deviner ce qui se passe dans le for intérieur d’autrui, sinon par projection de ce qu’il trouve dans sa propre délibération ? L’erreur de Freud a été de dogmatiser jusqu’à l’absurde sa théorie pansexuelle.
Diel a “élevé l’introspection au rang d’une méthode” pour reprendre l’appréciation d’Einstein. C’est cette méthode introspective qui engendre la technique analytique diélienne : grâce à elle, l’introspection peut éviter en principe le danger de la morbidité subjective, et atteindre l’objectivité assainissante.
Cette méthode, Diel l’a construite de définition en définition, ce qui est tout à fait caractéristique de la démarche scientifique qui découvre peu à peu les contenus de son champ de recherche, et comprend la nécessité de les cerner le plus précisément et concisément possible, en termes d’un langage conceptuel communicable et par là transmissible. Les contenus sont dans ce cas ceux de notre monde intérieur, les éléments de notre incessante délibération. Diel a pu d’autant mieux découvrir simultanément les articulations légales entre ces éléments, les lois du fonctionnement psychique, qu’il pouvait s’appuyer sur des définitions claires. Toutes ces découvertes de Diel ont été le fruit de son introspection systématique, mais aussi le fait d’un génie scientifique extraordinairement puissant.
Ainsi, en thérapie diélienne, le patient est assez tôt invité à reconnaître ce qui meuble son monde intérieur, grâce au puissant éclairage de cette terminologie, et à comprendre peu à peu les rouages, les tenants et les aboutissants, qui déterminent son “humeur” fluctuante entre profondeurs de l’angoisse et sommets de la joie.
La thérapie ne consiste pas en l’administration d’une “pilule” magique assortie d’exercices quasi-rituels, ni en la recherche d’un hypothétique “abréaction” des traumatismes enfouis. La thérapie consiste à apporter au patient le moyen expérimental théoriquement bien établi, de l’assainissement progressif de sa délibération profonde. Le dialogue entre le thérapeute et son apprenti est un combat contre les résistances subconscientes qui s’opposent au défoulement de la coulpe vitale, et l’adhésion peu à peu renforcée par l’expérience répétée du profond soulagement éprouvé à ce défoulement responsable. C’est une véritable ré-éducation de l’esprit, le plus souvent au long cours, visant l’autonomie dans l’auto-contrôle introspectif.
L’acquis psychologique devient peu à peu une seconde nature positive qui s’exprime spontanément dans les circonstances de la vie, sans que le travail conscient d’analyse et dissolution des faux-motifs n’ait plus à s’interposer entre excitation et réaction. Par contre, cet acquis s’est forgé peu à peu à travers ce travail analytique supervisé par le thérapeute. Il est encore définissable comme une capacité développée à trouver la solution juste au calcul de satisfaction. Il accroît la satisfaction essentielle, satisfaction de l’élan avec la solution du grand calcul, en y subordonnant sans la négliger la satisfaction accidentelle, solution du petit calcul.
La thérapie diélienne conduit effectivement vers la santé psychique, terrain le plus favorable au maintien de la santé somatique. Mais il ne s’agit pas d’un état statique : d’une part chacun doit faire face quotidiennement au flux des circonstances accidentelles qui s’opposent à sa quiétude; d’autre part, notre psychisme recherche l’intensité, l’éveil intensif, solution juste à l’inquiétude fondamentale devant la mort. La santé psychique se fonde dans l’acceptation du combat difficile inhérent à la vie, laquelle nous met au défi d’harmoniser les excitations comme les incitations.
Nous acceptons ce combat d’autant mieux que nous mesurons notre force, c’est à dire que nous défoulons notre coulpe vitale (que nous diminuons notre vanité). Nous constatons alors que nos forces se développent dans cette même mesure (l’exercice développe la musculature et sa coordination, le fonctionnement crée l’organisation). Nous récupérons l’énergie précédemment bloquée dans la tâche exaltée, et nous re-concentrons celle que nous avions dispersée dans la banalisation. Notre pulsion spirituelle se satisfait réellement dans cette supervision régulatrice de nos pulsions matérielle et sexuelle.
La joie de vivre est la récompense de ce déploiement de notre élan. C’est un état d’âme détaché des circonstances heureuses ou malheureuses, fondé dans l’auto-estime pour notre accomplissement de la tâche vitale. Cet état d’âme n’est jamais établi une fois pour toutes, mais plus nous l’avons goûté, plus nous le regretterons : notre assurance-vie (essentielle) c’est la méthode acquise, car ce fil d’Ariane nous guidera à nouveau vers le défoulement de notre coulpe vitale.
Le déroulement d’une séance
Idéalement, chaque séance devrait se solder pour le patient par un sentiment de soulagement relatif. C’est l’expérience répétée de ce soulagement qui peu à peu confortera l’adhésion et débordera la résistance. La cause angoissante actuelle étant un faux motif refoulant et refoulé, ce soulagement résulte de la sublimation de l’exaltation qui entretient ce faux motif, rectification du calcul de satisfaction du patient rendue possible par sa compréhension des explications de l’analyste, c’est à dire le travail commun de spiritualisation.
La première séance consacre nécessairement une bonne partie du temps à l’information du thérapeute sur la biographie du patient, et à l’indispensable initiation du patient à la méthode (le choc de surprise préconisé par Diel). Mais cette séance comme les suivantes entrera dans “le vif du sujet” avec l’écoute de la plainte dominante du patient au moment présent.
C’est là le “matériau brut”, subjectif, sur lequel peut travailler l’analyste, et qu’il cherchera à préciser en conduisant un interrogatoire qui a pour but de démêler réalité et interprétation dans le récit des situations intriquées, contraintes ou provocations réellement subies, et fausses réactions typiques.
Dans un deuxième temps, l’analyste proposera à son patient une révision plus objective de la situation irritante et/ou angoissante, en faisant la part de la responsabilité de ce dernier dans la dramatisation, l’amplification affective de sa réaction. Il y réussira en s’appuyant sur sa connaissance longuement éprouvée des lois du fonctionnement psychique, et en particulier du cadre catégoriel de la fausse motivation : l’analyste doit maîtriser le calcul psychologique pour arriver à expliquer séance après séance à l’analysé comment les errements subconscients de son calcul de satisfaction déterminent les états dont il souffre.
En effet, l’affectivité du patient s’exprime nécessairement selon l’un des quatre pôles ambivalents de la décomposition de sa valorisation de lui-même et de son ambiance : sur-valorisation vaniteuse et dévalorisation coupable de lui-même, dévalorisation accusatrice et survalorisation sentimentale de l’autre, de l’ambiance. “L’essentiel n’est pas ce qui nous arrive, mais la façon dont nous le vivons” répétait Diel. Le but de l’analyste est donc d’attirer l’attention introspective du patient sur l’essentiel de sa réaction, quand ce dernier est conforté par toutes les conventions à rester fixé sur les circonstances accidentelles, et à l’interprétation affective qu’il se croit justifié à en faire.
Le combat est souvent difficile à mener pour gagner la réceptivité du patient : c’est là que l’analyste doit puiser toute sa force de conviction dans l’expérience du bien qu’il a pu se faire lui-même en défoulant sa coulpe vitale, en attaquant et en diminuant sa propre vanité. Comme Diel l’a formulé : “Quiconque voudrait s’arroger la compétence [de thérapeute] sans cette sincérité, sans l’effort d’auto-objectivation, serait vitalement puni pour son manque de sentiment de responsabilité, il serait tenu pour responsable par la vie.”
L’analyse complète des faux-motifs ayant envenimé la situation du patient, met en effet en évidence la déficience essentielle de ce dernier. Pour que la culpabilité essentielle réveillée ne s’exalte pas, pour que Méduse ne pétrifie pas d’angoisse l’introspecteur novice, les explications doivent jouer le rôle du miroir de la vérité, et à ce titre inlassablement montrer le lien légal entre vanité et culpabilité exaltée, entre l’euphorie de l’exaltation imaginative sur soi, et les affres elles aussi imaginatives du désespoir envers soi.
La parade la plus efficace à ce risque d’effondrement coupable en séance est la chaleur d’âme du thérapeute, fondée dans la certitude que c’est le côté le plus authentique du patient qui l’a conduit à entreprendre l’aventure de l’analyse, dans l’espoir de surmonter ce mal-être vital qui l’accompagne depuis l’enfance, parce qu’il est depuis l’enfance perturbé par sa vanité. Fondée également dans le souvenir de ses propres affres, surmontées en connaissance de cause, ce qui est le véritable sentiment de compassion.
Mais l’erreur capitale à éviter par le thérapeute est d’entrer dans une relation sentimentale avec son patient, échange secret, subconscient, de flatteries, qui se renversera immanquablement en déception mutuelle haineuse : ce renversement ambivalent de motifs vaniteusement falsifiés, est la véritable cause du phénomène que la psychanalyse conventionnelle a appelé “contre-transfert”.
Chaque séance consiste donc pour une part à démontrer ainsi “sur le terrain”, au patient, par l’analyse au moyen du calcul psychologique, des situations vécues, l’intérêt fondamental qu’il y a à diminuer ses évasions vaniteuses et leurs fausses justifications, car c’est la clé du soulagement de ses angoisses coupables, le chemin unique de la reconstruction d’une estime de soi pondérée.
Mais un temps suffisant doit aussi être consacré à la traduction d’un ou plusieurs rêves du patient, selon la productivité de ce dernier. En effet, d’une part le rêve contient pour le thérapeute une information directe sur l’état de la délibération extra-consciente du patient, qui lui permet d’apprécier les progrès ou les reculs de l’acquis, d’anticiper les rechutes, mais aussi les franchissements d’étapes. D’autre part le patient se retrouvant deviné en profondeur, y reçoit chaque fois une démonstration de la puissance de pénétration de la méthode, et un contact émouvant avec son moi essentiel, partagé entre séductions de la vanité, et appels de l’élan, résistance et adhésion, négatif et positif.
La traduction des rêves : principe et exemple
La traduction méthodique des rêves, une des plus grandes découvertes de Diel, est l’un des aspects les plus originaux et captivants de la thérapie diélienne: elle donne un accès direct, pour qui se laisse émouvoir, au sentiment du mystère de la vie et de son sens immanent. Rappelons en brièvement le principe : le rêve est une fonction vitale pour notre psychisme qui ne peut se ressourcer, se ré-harmoniser, sans assimiler, “digérer” les excitations apportés par la vie diurne, mais aussi valoriser ses propres incitations pour arriver à sélectionner ses réactions. Les neurophysiologues ont montré que le rêve intervient durant les phases de sommeil appelé “paradoxal” car alors que tous les autres paramètres physiologiques caractérisent l’endormissement le plus profond, l’encéphalogramme indique une intense activité corticale. Les sujets réveillés systématiquement pendant ces phases, ne tardent pas à présenter des troubles de l’humeur.
Diel a postulé que le rêve est une poursuite de la constante délibération diurne mi-consciente de l’individu à la recherche de sa satisfaction : de l’accalmie non seulement par rapport aux excitations accidentelles, mais encore de l’inquiétude vitale essentielle. Pendant le sommeil profond, la motricité est complètement inhibée, de même que les perceptions sensorielles. L’être est entièrement retranché dans son monde intérieur. Sa délibération se poursuit dans le mode archaïque du langage symbolique : il la met en scène avec les décors, les objets, les personnages du monde extérieur qu’il a intériorisés. De cette pièce de théâtre il est le héros, et tous les acteurs à la fois. Le scénariste est le moi extra-conscient tour à tour subconscient ou surconscient, selon que l’emporte la tendance innée au refoulement vaniteux de la coulpe vitale (le “péché originel de la nature humaine“) ou l’appel non moins inné de l’élan vital à l’élucidation.
Au réveil, nous gardons un souvenir plus ou moins fugitif de ces aventures nocturnes, de ces mythes individuels selon l’expression de Diel, et nous pouvons en restituer un récit tout comme si nous l’avions réellement vécu dans le monde extérieur. Ce récit énigmatique a de tout temps fasciné l’homme, défié son esprit avide d’explications. Aux époques pré-scientifiques le rêve était considéré comme un message des dieux, indiquant au rêveur comment s’orienter face aux circonstances de sa vie. La croyance en un caractère prémonitoire du rêve est tardive, plutôt caractéristique de la décadence post-mythique, et son angoisse nerveuse ou banale devant l’avenir. Freud inaugura l’approche scientifique du rêve avec son intuition que ce dernier reflète les conflits intrapsychiques inconscients. Il considère l’interprétation des rêves comme “la voie royale vers l’inconscient”. Mais sa méthode associative laisse une trop grande place à l’arbitraire, et notamment il l’assujettira entièrement à sa théorie pansexuellle. Ses suiveurs continuent cette laborieuse gymnastique, ou bien le plus souvent abandonnent l’ambition de comprendre le rêve.
Diel assoit quant-à lui une méthode de traduction, et non plus d’interprétation, en comprenant que le langage symbolique est le mode primitif d’expression du psychisme humain, évolutivement antérieur au langage conceptuel. Ce langage est commun aux mythes, rêves collectifs fondateurs des cultures, aux rêves individuels, et finalement aux symptômes psychopathiques caractéristiques de la gamme des états individuels involués, régressés à force de refoulement. Diel munit sa méthode de critères très rigoureux, et notamment celui de la signification universelle et intemporelle d’un symbole authentique, de sorte qu’une fois dégagée cette signification “archétypale”, elle reste la même dans n’importe quel mythe ou rêve (pied > âme ; serpent > vanité…) . Une image symbolique est formée par un emprunt analogique au monde extérieur, pour exprimer un élément du dynamisme intra-psychique.
La traduction méthodique commence par une définition de l’objet extérieur et de sa fonction, au plan de la réalité. Cette définition permet d’induire la signification au plan symbolique. Le plan linguistique apporte souvent une nuance complémentaire, et permet généralement de confirmer la transposition symbolique. L’examen des images sur les trois plans permet en principe d’extraire toute l’information contenue dans le rêve, ce témoignage introspectif extraconscient du rêveur à l’usage de lui-même. La méthode diélienne de traduction scrute le récit image après image, phrase après phrase. En effet, ce récit exprime le fil de la délibération du sujet, fluctuant en général entre erreur et vérité, exaltation aveuglante et spiritualisation-sublimation, résistance et adhésion enfin, dans le cas d’un psychisme exposé aux propositions de la vérité scientifique sur le fonctionnement psychique et le sens de la vie. Le fonctionnement psychique est un incessant calcul de satisfaction. Les inconnues de ce calcul largement dérobé au contrôle conscient peuvent être reconstituées avec certitude grâce au calcul psychologique. C’est aussi le calcul psychologique qui fournit le guide sûr de la traduction des rêves. L’exemple suivant en donnera un aperçu.
Exemple de traduction
Femme, 72 ans, début d’analyse. Dépressive : “Je suis au bord de la mer. Je marche le long de la plage. Il y a devant moi un homme et une femme que je connais.”
Sur le plan de la réalité, l’étendue et la profondeur de la mer ne sont pas perceptibles. La mer est donc symbole de la vie dont l’origine et la finalité nous dépassent, dont nous ne pouvons sonder la profondeur. La rêveuse est mise par l’analyse devant la proposition d’approfondissement, c’est à dire de prendre connaissance de ses motivations extra-conscientes. Mais elle est au bord de cet approfondissement : elle n’a pas pour l’instant embarqué pour le “voyage d’Ulysse”, ou plongé dans l’exploration sous-marine, l’exploration de son subconscient. Elle “ne se mouille pas”, se contentant de marcher le long de la plage, comme en promenade sur le plan de la réalité. La plage est une étendue sablonneuse, limite de la terre ferme, périodiquement couverte par la marée, battue par les vagues, dénuée de végétation. Elle symbolise le sablonneux des désirs multiples et par là inféconds, caractérisant l’état de banalisation auquel elle se cantonne (relativement à l’exigence de son élan). La rêveuse reste ainsi partagée entre la proposition d’approfondissement et la relative sécurité douillette de son état actuel. Pourtant, elle suit un couple : symboliquement le couple mythique esprit (l’homme) – matière (la femme). Ce couple elle le connaît surconsciemment, elle le connaît aussi consciemment et conceptuellement en tant qu’elle est exposée par son analyse à la théorie du fonctionnement psychique. Percevoir ce couple devant elle, la devançant, marchant devant, est donc l’expression symbolique d’un début d’adhésion aux explications proposées qui pourraient la guider dans la vie.
“La mer a un aspect insolite et menaçant. Je vois venir au loin un énorme vague noire qui s’enroule et retombe. Elle s’élève très haute. J’ai peur.”
Sur le plan de la réalité, la mer peut en effet devenir menaçante sous l’effet d’une tempête, ou en propageant un raz de marée. Mais à ce stade de sa délibération la rêveuse commence à s’angoisser devant son propre monde intérieur, angoisse qu’elle projette sur la vie entière. Le phénomène qu’elle décrit est illogique, car même l’onde solitaire d’un tsunami n’est pas noire : c’est son propre “vague à l’âme” , le vague de ses imaginations exaltées qui l’assaille en angoisse coupable. Sur le plan linguistique cette vague est “énorme”, hors-normes, car elle déborde ses valorisations conventionnelles. La couleur noire symbolise la perversion. L’enroulement évoque le serpent, symbole constant de la vanité. C’est la pseudo-élévation qui retombe de haut en elle : l’image symbolise le renversement de ses supériorités imaginatives en culpabilité exaltée selon la loi d’ambivalence. L’image condense ainsi l’accès d’angoisse dépressive, d’angoisse sans nom, sans cause extérieure.
“Tout à coup le couple se précipite dans l’eau au secours de quelqu’un qui se noie et que je n’avais pas aperçu.”
En réalité, dans une telle situation il serait peu probable que les deux partenaires d’un couple se portent simultanément au secours d’un tiers en danger : l’image exprime donc le caractère indissociable de ce couple esprit/matière et théorie/expérience qui figure son adhésion confiante en la psychologie. Comme tous les personnages du rêve, celui qui se noie représente un aspect d’elle-même, son élan, qui menace de sombrer dans les profondeurs subconscientes, d’être englouti par cette vague d’angoisse : il reste anonyme pour elle (quelqu’un), et inaperçu. Le problème n’était pas monté au niveau conscient, jusqu’à l’intervention des valorisations salvatrices de la psychologie, qui semble la surprendre, la réveiller de son auto-hypnose angoissée.
“J’hésite à aller les assister mais ils sortent le noyé sur la plage.”
Sur le plan de la réalité cette hésitation révèle un manque de courage, une sorte de frilosité égocentrique. Sur le plan symbolique, c’est toute son hésitation devant l’invite de l’analyse à se prendre en charge, à se responsabiliser devant la menace essentielle de mort de l’élan: elle voudrait bien que l’analyste armé de la théorie et de l’expérience la tire d’affaire, comme si elle s’adressait passivement à un médecin, mais elle hésite à nouveau à “se mouiller”. Et pourtant sa culpabilité essentielle lui indique bien ce qu’elle aurait à faire, c’est à dire collaborer activement avec l’analyste. Le rêve se termine cependant sur un soulagement puisque l’image implique que le noyé a été sorti de l’eau, avec un “mais” d’opposition qui suggère que malgré son hésitation le sauvetage est accompli. Sorti sur la plage, c’est encore un “noyé” qu’il faut encore probablement ranimer.
Ce sera tout le travail ultérieur de cette très longue analyse, par laquelle cette patiente parviendra à une réelle autonomie pour surmonter dynamiquement par l’introspection méthodique sa tendance dépressive chronique, dont elle souffrait depuis le début de l’âge adulte, s’étant laissé écraser par une mère abusive et très conventionnelle.
Le travail personnel : bonne pratique et écueils
Chez certains, l’analyse répond à une demande ponctuelle, un état angoissé causé par une perte momentanée de leur bon sens naturel, sous l’influence des conventions ambiantes, ou d’une menace extérieure pour leur base matérielle ou sexuelle. Un nombre relativement réduit de séances suffira à contre-valoriser les faux-motifs sous-tendant cette désorientation, et rétablir une combativité autonome, sans plus d’approfondissement.
Mais chez le nerveuxou le névrosé, qui n’ont pas eu le bon sens en partage, le travail à investir pour véritablement acquérir l’autonomie introspective est bien plus considérable. Il est au moins comparable à celui que l’on consent couramment pour acquérir une spécialisation professionnelle. En sus des séances régulières d’analyse, au delà des premiers mois généralement nécessaires à un relatif soulagement et le cas échéant à une réadaptation extérieure, il sera préconisé à ces patients l’ouverture d’un cahier d’auto- analyse, et d’y consacrer un temps de travail “quotidien” qui deviendra, si certains écueils sont évités, synonyme d’un profond plaisir de ressourcement.
C’est cette pratique du cahier d’exercices qui développera véritablement chez ceux qui en comprennent l’importance, l’acquisition de “l’esprit du calcul psychologique”, tout comme la résolution de nombreux exercices reste le seul moyen authentique de maîtriser les disciplines scientifiques comme les mathématiques ou la physique.
Les exercices introspectifs sont les mêmes que ceux qu’orchestre le thérapeute en séance. Ils consistent en la remémoration puis l’analyse des impondérables: vexations, irritations, ruminations accusatrices, angoisses d’opinion, sentiments d’infériorité, euphories, obsessions… La méthode d’analyse est le calcul psychologique, qui revient à resituer ces ressentiments persistants dans le cadre des quatre catégories, et à discerner leurs transformations fluctuantes de l’un à l’autre de chacun des pôles.
Le calcul psychologique bien mené nous fournit ainsi chaque fois une nouvelle preuve du refoulement agissant de notre coulpe vitale, et rétablissant notre objectivité nous incite à cesser de nous justifier faussement. Loin d’un ressassement stéréotypé, c’est en réalité à chaque fois une redécouverte surprenante des subtilités et de la légalité de notre fausse motivation. Ce grand calcul nous permet de nous représenter clairement le prix que nous payons à continuer de caresser imaginativement de fausses promesses de satisfaction, et de découvrir le soulagement résultant de leur abandon : il est le cheminement de spiritualisation préparatoire à la sublimation, laquelle rétablit l’harmonie intime (accord avec soi et l’ambiance, acceptation de l’inchangeable et regain d’énergie pour changer le changeable).
L’écueil principal à éviter est de faire de ce travail personnel une poursuite perfectionniste. L’introspection redevient alors morbide. Le motif central en est la tâche exaltée principielle, la tâche exaltée de perfection, devenue tâche exaltée de psychologie. Le thérapeute y sera particulièrement attentif, tout en acceptant que cette mécompréhension soit presque inévitable.
En effet, comme Diel l’a clairement indiqué, le nerveux confronté à la formulation du sens de la vie mais restant insuffisamment conscient de l’emprise de sa tâche exaltée d’incarner l’idéal, sacrifie plus ou moins rapidement ses tâches exaltées secondaires (artistique, politique, religieuse, altruiste…) mais “condense” sa tâche exaltée sur le travail analytique. Ce faisant il en souffre plus intensément encore, d’une part, et d’autre part, se coupant du soutien des conventions régnantes par l’estime conventionnelle qu’il pouvait auparavant en espérer, il facilite la tâche de contre-valorisation au thérapeute.
Ce dernier s’attachera patiemment à rectifier la pratique introspective de son patient en revenant toujours sur le motif juste pour s’analyser (se libérer des ruminations, de la culpabilité exaltée, retrouver sa bonne humeur), et sur la règle d’or qui consiste à ne chercher les faux-motifs que devant des illogismes.
Ainsi, déconseiller l’auto-analyse au patient de crainte qu’il ne s’exalte serait une erreur profonde du thérapeute, qui risque fort de faire tourner court la thérapie: si la vanité vexée du patient en porterait probablement une part de responsabilité, c’est une fausse- justification trop facile pour le thérapeute, qui aurait alors en vérité dénié au patient son espoir le plus profond, celui de racheter son échec vital passé par le redéploiement de son élan.
C’est là une gestion très délicate, car dans les phases initiales de l’analyse, ou des phases de rechute, l’exaltation à “extirper” la vanité peut en effet prendre des proportions alarmantes, et une “diète” au moins temporaire du travail personnel peut s’imposer. Mais les séances devront en prendre le relais avec d’autant plus d’intensité, visant prioritairement à déraciner la culpabilité exaltée du patient et la surtension vaniteuse ambivalente. Le contrôle régulier du cahier personnel, et la correction amicale mais sans complaisance des auto-analyses constituent bien évidemment le moyen de surveillance et de prévention de telles exaltations, tout comme le moyen naturel du suivi des progrès.
Puisque ne s’adressent à la psychanalyse introspective que presque exclusivement des nerveux et des névrosés, et que leur guérison est synonyme de prise de conscience et abandon de leur tâche exaltée, il faut considérer cette phase de fixation de la tâche exaltée sur le travail analytique comme une étape nécessaire à franchir. Le calcul psychologique judicieusement employé en tirera parti, même si le degré de vanité du patient retarde la maturation durablement libératrice.
Tout comme ce premier écueil est déterminé par le pôle coupable (culpabilité exaltée) du cadre catégoriel, les autres écueils prévisibles par le calcul psychologique ressortent des trois autres catégories : ce sont les risques de voir l’introspection insuffisamment méthodique et authentique dévier vers une euphorisation en supériorité vaniteuse, vers une interprétativité accusatrice, ou vers de bonnes intentions sentimentales…
Un écueil fréquemment introduit par la vanité de l’intellectuel est par exemple l’analyse formelle : il s’agit alors de montrer à l’analyste que l’on maîtrise la théorie et le calcul psychologique. Ces analyses donnent une impression de pertinence et de cohérence psychologique. Mais ce pseudo-introspecteur n’est pas sincère. Il donne le change. Ces personnes généralement sont plus promptes à analyser les autres, leur entourage, et en fait à manipuler envers eux le scalpel de la psychologie, qu’à se faire un bien authentique. Toutefois, si elles produisent des rêves, ces faux-motifs seront révélés. L’absence de rêves prolongée sera comme toujours l’indice d’une résistance qui alertera le thérapeute.
Ce cahier est donc en principe un outil très utile pour la conduite des séances, le thérapeute venant alors évaluer l’auto-analyse et la corriger si nécessaire: c’est évidemment nécessaire au début, et de moins en moins à mesure que l’acquis se consolide.
Les phases de l’analyse
Une analyse passe généralement par des “hauts et des bas”, une alternance d’élévations et de chutes : mais pour prendre une image mathématique, une analyse bien menée, avec un parient réceptif, se traduira pour ce dernier par une “courbe d’état d’âme” ressemblant à un “sinusoïde amortie” dont la valeur médiane tendrait à croître continûment avec le temps, tandis que la période d’oscillation diminuerait. Autrement dit, avec les progrès de l’analyse l’exaltation se greffera moins sur l’enthousiasme et donc ne s’égarera plus dans des “hauts” vertigineux, tandis que les désespoirs ambivalents à de telles exaltations et leur succédant forcément seront de moins en moins profonds et durables à mesure que la technique d’élucidation et contre-valorisation s’affine. Le psychisme de plus en plus libéré des exaltations nerveuses et banales devient une “demeure” de plus en plus agréable à vivre.
Le tableau qui suit est schématique et ne doit pas être pris à la lettre. Chaque thérapie se déroulera en réalité selon une séquence spécifique, dépendant de la constellation du patient, de son âge, des conditions extérieures, des accidents de sa vie…. Pourtant, un tel schéma de référence garde un sens, car il est dans ses grandes lignes déterminé par la légalité du fonctionnement psychique. En ce sens, le connaître présente une utilité pour les thérapeutes comme pour les patients.
Ces derniers sont bien sûr les premiers concernés par les progrès de leur thérapie: ils le sont de tout leur être, conscient et extra-conscient. En témoignent ce que l’on appelle les “rêves de bilan” qui émaillent le cours de toute thérapie diélienne. Du reste, c’est la traduction des rêves qui fournit le “baromètre psychologique” le plus sûr à travers toute une thérapie.
La rencontre avec les conceptions théoriques et les valorisations concrètes de la psychanalyse introspective est un choc profond pour quiconque. La vanité peut arc-bouter, créant toutes sortes de réactions de fuite et leurs fausses-justifications. Mais si l’élan emporte, surtout au point de s’engager dans la thérapie, c’est porté par l’espoir responsable : l’individu entrevoit l’ampleur de sa faute essentielle, et donc la possibilité de surmonter une souffrance qui dépend avant tout de lui-même. Ce choc d’espérance induit ainsi un état initial d’élévation.
Mais les idéologies conventionnelles, spiritualistes ou matérialistes, règnent sur la psyché du débutant bien plus qu’il ne veut l’admettre : elle induiront une première vague de résistance, et donc une chute dans des doutes angoissés. Le travail analytique s’attachera alors à démontrer les erreurs de ces conventions, et toutes leurs conséquences insatisfaisantes. Si l’adhésion l’emporte, le patient éprouvera un regain d’élan, une nouvelle phase d’élévation.
Cependant, la tâche exaltée est profondément ancrée dans la constellation du nerveux. Comme déjà évoqué, s’il a déjà suffisamment évolué pour désinvestir dans les promesses fallacieuses de la politique, des religions ou de la scène artistique (les tâches exaltées secondaires), il devra généralement traverser cette phase assez longue dans laquelle sa tâche exaltée principielle (devenir un saint) se reconstitue et s’intensifie en tâche exaltée de psychologie: les obsessions coupables, les symptômes, les accès de déchaînement banalisant vont se présenter comme échappatoires subconscients à l’imposition écrasante elle aussi subconsciente d’incarner l’idéal de lucidité et de sublimité. C’est une rechute.
Mais la souffrance coupable s’intensifie tant, et l’intervention thérapeutique s’y attache avec une telle précision, que le poids absurde de la tâche exaltée devient plus conscient, et le patient commence à la dissoudre plus authentiquement : c’est à nouveau une élévation, et cette fois sur un plan plus profond et durable.
Le nerveux relativement libéré de la tâche exaltée d’esprit et de l’ascétisme prend goût à la réalisation de ses désirs matériels et sexuels naturels. Mais le désir de rattraper le temps perdu peu s’exalter au point que ces désirs terrestres en viennent peu à peu à occuper tout le “terrain” car les véritables satisfactions de la spiritualisation-sublimation sont encore mal conçues. Le sujet se disperse dans une chute banale.
Le regret de l’harmonie perdue, ou une difficulté accidentelle, ou la traduction des rêves si l’analyse se poursuit, réveillent à nouveau l’élan du patient, qui se reprend dans un effort de re-concentration de ses sentiments, et de limitation de ses désirs terrestres pour mieux les intensifier. Il revient à une phase d’élévation.
Sa délibération s’oriente de plus en plus vers la réussite intérieure, limitant l’investissement dans la réussite extérieure au juste nécessaire pour maintenir le niveau d’aisance matérielle jugé suffisant. Les avantages de la limitation à cet égard en termes de temps et liberté gagnés deviennent plus clairs. Sa vie d’esprit réactivée lui permet de voir la vie plus largement et profondément. Éventuellement, Il reconstruit ou amplifie sélectivement sa culture, non plus pour en faire étalage ou assurer sa supériorité sur les autres, mais pour mieux asseoir sa nouvelle maturité, nourrir sa capacité à valoriser juste et à ressentir profondément.
L’autonomie méthodique étant acquise, la personne poursuit son harmonisation à travers les inévitables accidents de sa vie… Le regret de l’harmonie perdue activera chaque fois que nécessaire l’analyse consciente des faux motifs, qui se seront manifestés par une symptomatique désormais bien connue : l’hygiène intérieure active et consciemment délibérée est devenue un motif central.
Le vieillissement et l’approche de la fin de vie exigeront toujours plus de force d’acceptation : jusqu’au bout de la route la thérapie réussie nous aura armés pour le combat essentiel qui vise à toujours retrouver la joie de vivre, à éprouver toujours mieux le sens de la vie.
La durée de l’analyse
L’intensification des résistances, soutenues par toutes les conventions déterminent malheureusement souvent une fuite prématurée. L’angoisse d’abandonner la tâche exaltée , la béquille, pseudo-adaptation vitale du nerveux ou névrosé l’emporte.
Pour ce qui est de l’analyse qui réussit, la durée est très variable selon l’individu et sa demande : quelques semaines ou mois s’il s’agit seulement de rétablir l’orientation perturbée chez un être de bon sens, quelques années chez un nerveux pour se libérer de la tâche exaltée, se réadapter socialement et au plan familial, et acquérir une autonomie de l’auto-contrôle, a priori plus longtemps chez un névrosé.
L’analyse d’approfondissement pour qui envisage d’aider autrui, si tant est qu’il ou elle en a le goût et le talent psychologique, demande au moins d’accéder au stade de dissolution de la tâche exaltée, et une maîtrise avérée de la traduction des rêves. Cependant, la supervision par un analyste plus expérimenté reste indispensable.
Conclusion
Dans le cadre limité de cette présentation je n’ai pu bien sûr traiter mon sujet de manière exhaustive. Par exemple, j’ai très peu évoqué la variété des symptômes névrotiques. Ce n’est pas qu’ils n’aient pas à être pris au sérieux par le thérapeute : au contraire le calcul psychologique permet à ce dernier d’en comprendre la signification symbolique et de diagnostiquer avec précision les faux-motifs qui les entretiennent. Mais Diel a montré qu’il n’est pas nécessaire de les attaquer “de front” sachant qu’ils disparaîtront à mesure que le calcul de satisfaction du patient s’assainit. La démonstration expérimentale répétée de la justesse de la théorie est la voie la plus sûre d’induire cet assainissement.
Après l’oeuvre fondatrice, puis les contributions de Jeanine Solotareff[2], Il reste bien des livres à écrire pour documenter d’un point de vue diélien la variété des pathologies individuelles, leur évolution favorable grâce à la thérapie, ainsi que les erreurs à éviter : espérons que les générations futures de thérapeutes diéliens, y pourvoiront. Soyons confiant qu’un jour, la méthode sera tellement comprise et universellement pratiquée qu’il ne sera même plus nécessaire de préciser “diélien” ou “introspectif“. Les dinosaures ont bien disparu…
Jeanine Solotareff, La conquête de soi (Paris, Ellebore, 2006)
Issu d’un milieu artistique, Hervé Toulhoat est né à Quimper en 1954. Ingénieur chimiste, il a été Directeur-adjoint de la Direction Scientifique d’un grand organisme de recherche public. Chercheur réputé en catalyse, il est auteur de nombreuses publications scientifiques. Élève de Jeanine Solotareff, il est aussi depuis de longues années un praticien averti de la méthode introspective de Paul Diel, le fondateur de la psychologie de la motivation. Hervé Toulhoat est une des chevilles ouvrières de l’Association de Psychanalyse Introspective (API).
A propos et autour de Paul Diel, ailleurs dans la wallonica…
Les modèles psychologiques de développement personnel
Annexe 1 : Les erreurs de pensée
Les états d’âme négatifs nous incitent à nous focaliser sur ce qui nous semble dangereux ou problématique. L’imagination détournant la pensée, s’apparente alors à un virus qui nuit au traitement efficace de l’information, en provoquant la dégradation de nos motifs. Ses effets ne se produisent que dans certaines conditions. Il peut être inoffensif pendant des années, puis soudain un ordre bousculé, une information aberrante déséquilibre tout le système et le fait basculer.
Il est possible de repérer les pensées nuisibles et les modes de raisonnement erronés, pour tenter de les corriger. Connaître ses erreurs les plus fréquentes peut contribuer à choisir un style pour y remédier. Les Thérapies Comportementales et Cognitives (TTC), une autre branche éprouvée du développement personnel, distinguent notamment :
Catastrophisme : S’imaginer toutes sortes de désastres à partir d’un événement négatif relativement peu important. Les scénarios catastrophe doivent être tués dans l’œuf en les considérant à leur juste valeur. Quel que soit l’ampleur du travestissement de la réalité par votre imagination, le monde ne va pas s’arrêter de tourner pour autant.
Principe du tout ou rien : Voir tout en noir ou tout en blanc. La vie ne se résume pas à une réussite ou un échec. Il faut s’efforcer de développer une aptitude au raisonnement nuancé.
Divination : Prendre ses prédictions pour la réalité en se réfugiant dans l’immobilisme. Ce qui compte, n’est pas de découvrir l’avenir, mais de tester des scénarios. Cela implique souvent quelques risques calculés, qu’il faut assumer pour progresser.
Télépathie : Être persuadé de savoir ce que pensent les autres, en se référant généralement à des intentions nuisibles. La correction de cette déformation passe par la recherche du dialogue et de la preuve objective.
Raisonnement émotionnel : S’écarter de la réalité sur la simple base des sentiments et de l’émotion. Pour éviter le piège de la pensée affective, il est nécessaire de rechercher, à froid, des informations contradictoires ou des faits pouvant confirmer ou infirmer une opinion.
Surgénéralisation : Tirer des conclusions d’ordre général à partir d’un nombre insuffisant d’événements. Il faut dans ce cas, replacer les situations dans leur contexte, arrêter de juger et être suffisamment précis en évitant les conclusions trop hâtives.
Étiquetage : Erreur consistant à juger globalement des éléments trop complexes pour leur accoler une étiquette définitive. Lorsque vous mettez une étiquette à quelqu’un ou à un aspect du monde, vous excluez toute éventualité de changement et de progression. Il faut au contraire, se réjouir de la complexité et accepter les preuves qui ne correspondent pas aux étiquettes.
Rigidité des obligations : Elles traduisent souvent une adaptation insuffisante à la réalité. Il faut faire preuve de flexibilité en comprenant que le monde ne fonctionne pas selon nos croyances et remplacer le « je dois » par « je souhaite » dans nos pensées.
Filtre mental : Les informations incompatibles avec le filtre tendent à être ignorées. Si vous n’assimilez que des informations conformes à votre mode de fonctionnement, vous allez très facilement finir par toujours penser de la même façon. Là encore, il faut rechercher la preuve allant à l’encontre des pensées négatives et sortir des scénarios parasites.
Disqualification du positif : Transformer un événement positif en événement neutre ou négatif. Prenez conscience de vos réponses à des remarques positives pour être certain de ne pas tomber dans ce travers, très décevant pour autrui.
Faible tolérance à la frustration : Erreur de pensée amplifiant le désagrément et l’incapacité à le supporter temporairement, alors que cela peut représenter un intérêt à moyen terme. Ne pas sous-estimer sa propre faculté à faire face.
Personnalisation : Interpréter les événements en les rapportant de préférence à sa propre personne et en occultant les autres facteurs. Vous n’êtes pas le centre de l’univers. Recherchez également les explications qui ne vous impliquent pas ou peu.
*L’article original a été posté, avant révision, sur SCRIBD.COM par Jefferson F. Dos Santos sans mention de l’auteur. Plus d’infos ? Contactez notre contributeur. Source : scribd.com
Pour en savoir plus sur Paul DIEL et la Psychologie de la motivation :
le site de l’Association de psychanalyse introspective qui travaille à “étudier, faire connaître, et enseigner la théorie introspective et ses applications pratiques, élaborées par Paul Diel, et contribuer à leur déploiement.”