[RTBF.BE, 26 novembre 2019] Durant la deuxième guerre mondiale, des soldats wallons, engagés aux côtés des Allemands ont commis un crime contre l’humanité. Ils ont massacré plus de 6.000 femmes juives, détenues dans le camp de Stuthof, en Pologne. Un dossier de la justice allemande prouve leur participation. Ce sont les interrogations d’un fils de SS wallon, qui nous ont menés à la découverte de ce crime de la collaboration.
Tout commence par une émission sur la Première. Elle est consacrée à l’ouvrage “Papy était-il un nazi ?” Antoine en profite pour contacter la RTBF. Le sujet le touche profondément. Son père s’est engagé en 1941, dans la Légion wallonne. Ils seront plusieurs milliers de Belges à se battre, comme lui, aux côtés des Allemands. Ils veulent s’attaquer au communisme. Leur chef est le plus connu d’entre eux, c’est Léon Degrelle, leader du parti d’extrême droite Rex.
Antoine se pose de nombreuses questions sur le passé de son père. Il est persuadé que son parcours militaire en Russie fait planer une ombre sinistre sur sa famille. Son père lui a confié, lorsqu’il avait 14 ans, son passé de collaborateur. “Je lui ai demandé comment il avait pu s’engager aux côtés des Allemands quand on sait ce qu’ils ont fait aux juifs. Mais il m’a toujours répondu qu’il n’en savait rien lorsqu’il se battait en Russie.“
Le problème c’est que l’histoire de la famille d’Antoine s’est emballée de manière tragique. “Mon père s’est suicidé. Il s’est tiré une balle dans la tête, ce qui ressemblait un peu à une exécution. Cinq ans plus tard, mon frère s’est aussi suicidé. Il s’est gazé dans sa voiture. Et j’ai souvent fait le rapprochement avec ces camions, dont les nazis détournaient les gaz d’échappement, pour tuer les juifs qu’ils transportaient, au début de la Shoah. J’avais l’intuition que mon père ne m’avait peut-être pas tout dit. Qu’il avait peut-être des remords, et que cette culpabilité a imprégné la vie de ma famille en profondeur et de manière tragique.”
Mais Antoine a des doutes. Quand il confie ses peurs à ses proches, certains lui disent qu’il va trop loin, que rien dans les ouvrages historiques consacrés à la Légion wallonne ne permet de prouver que des Wallons ont commis des crimes de guerre ou contre l’humanité, même s’ils seront intégrés à la Wafen SS, les soldats les plus fanatiques d’Hitler, en 1943. Antoine a donc des doutes. Et il nous demande de les lever.
Le début de l’enquête
Pour répondre aux demandes d’Antoine, nous commençons par contacter les historiens belges, les plus pointus. Ceux qui ont le plus écrit sur la collaboration militaire sur le front de l’Est. Dans un premier temps, le message est toujours le même : “Tout laisse à penser, que les Wallons ont fait une guerre propre en Russie. Il n’y a aucun indice de crime de guerre ou contre l’humanité.”
Nous contacterons d’autres historiens, français cette fois. Ils ne tiendront pas tout à fait le même discours, Jean Lopez notamment, l’auteur de Mythes de la seconde guerre mondiale avoue ne pas avoir d’information particulière concernant les Wallons sur le front de l’Est, mais ajoute “que considérer que des soldats se sont battus dans un pays, où il y a 20 millions de civils tués sans avoir rien vu, rien su, rien fait est impossible.“
Cette déclaration nous encourage à poursuivre les investigations. Paradoxalement, alors que nous enquêtons sur des collaborateurs wallons, c’est de Flandre que viendra la première réponse. Frank Seberechts, un historien du Cegesoma, le centre d’étude des conflits, à Bruxelles, publie, début 2019, un ouvrage qui fait date. Drang naar Oosten, la marche vers l’est, décrit par le détail les exactions commises par les collaborateurs flamands engagés dans l’armée allemande, sur le front de l’est. Il ne manque rien. Il évoque des massacres de civils, l’élimination de prisonniers de guerre ou encore la pendaison d’enfants soupçonnés d’être des résistants.
Mais il nous donne surtout un nom qui va prendre une importance considérable dans notre enquête : Palmnicken. C’est le nom d’une petite ville des bords de la mer Baltique, non loin de Kaliningrad. Aujourd’hui c’est en Russie. Mais à l’époque, c’était l’Allemagne, la Prusse Orientale. Kaliningrad s’appelait Königsberg. La zone sera annexée à la Russie après la deuxième guerre mondiale.
Le massacre de Palmnicken
En janvier 1945, les Russes avancent. Et les Allemands comprennent qu’ils ont perdu la guerre. Il faut donc faire disparaître les traces de leurs crimes, et notamment vider les camps de concentration de leurs détenus.
A Stuthof, en Pologne, 6.000 femmes juives sont gardées par des soldats flamands. Ce ne sont pas des SS, mais des soldats de l’organisation Todt. C’est un service de génie civil chargé de bâtir aussi bien des routes que des bunkers ou des camps de concentration… Les chefs sont des Allemands, des SS. Les hommes viennent de différents pays : France, Russie, Belgique. Il y a plusieurs dizaines de gardes flamands.
Mais ce que Frank Seberechts, nous précisera aussi lorsque nous le rencontrerons, “c’est qu’il y a aussi des francophones, venus de Wallonie mais aussi de Bruxelles. Il n’y a vraiment pas que des Flamands…”
Fin janvier, les gardiens du camp de concentration reçoivent l’ordre d’éliminer les 6000 femmes juives qui y sont détenues. Ils partent, à pied, vers la ville de Königsberg, une centaine de kilomètres plus loin. Il fait extrêmement froid, 20 degrés sous zéro et les détenues sont peu vêtues. Elles meurent tout au long de la route, à petit feu. Une fois arrivé à Königsberg, le convoi bifurque vers la côte, vers le village de Palmnicken. Il est connu pour ses mines d’ambre, et les chefs du convoi envisagent d’y enfermer les survivantes et de tout faire sauter. Arrivées sur place, les autorités locales s’y opposent. Les cadavres risquent de polluer la nappe phréatique.
Les gardiens de ce sinistre convoi prennent donc une autre décision. Ils emmènent les détenues jusqu’à la plage. Et là ils les précipitent dans une mer froide, partiellement recouverte de glace.
Selon Frank Seberechts, “ils les mitraillent, ils leur lancent des grenades. Certains ne tireront pas, mais d’autres, en revanche, décrivent le plaisir qu’ils ont éprouvé à exécuter ces femmes, dans leurs écrits d’après-guerre. Leur haine n’a pas de limite.“
Ce témoignage réoriente notre enquête. Pour la première fois nous avons des indices montrant que des Wallons ont participé à un massacre de masse. Ces collaborateurs wallons sont bel et bien allés au bout du cauchemar nazi.
Tout cela nous pousse à nous rendre à Palmnicken en Russie. Antoine est avec nous. Arrivés sur place, nous sommes reçus par David Shevik, grand rabbin de Kaliningrad. Chaque année, en janvier, il organise une petite cérémonie commémorative sur la plage de Palmnicken. Il a fait construire un moment en souvenir du massacre qui s’y est déroulé. Il trône au milieu des dunes, derrière les bars de la petite station balnéaire.
“Nous n’avons redécouvert ce massacre qu’en 1998, nous confie le rabbin. Jusque-là personne n’en avait gardé le souvenir. Ce massacre avait disparu de la mémoire collective. C’est un journaliste Alexey Chabounine qui va l’exhumer du passé. A la fin de son article décrivant la redécouverte de ce massacre, il écrit que personne ne dépose jamais de fleurs sur la plage, en souvenir de ces femmes. Nous l’avons pris au mot, nous avons construit le monument, et nous organisons chaque année une petite marche commémorative. Mais ce qui reste difficile pour nous, précise le rabbin, c’est que nul ne sait vraiment où sont enterrées ces femmes. Elles sont mortes tout au long du parcours. Les dernières ont été tuées sur la plage. Quand ils sont arrivés sur place quelques semaines plus tard, les soldats russes ont obligé les Allemands à les enterrer. Mais nul ne sait où exactement…”
Après cet entretien, nous essayons évidemment de rencontrer le journaliste. Le rendez-vous est fixé à notre hôtel. Au cours de la conversation, Alexys Chabounine mentionne un document qui nous apparaît immédiatement crucial pour notre enquête. Il est parvenu à se procurer un dossier de 1600 pages, rédigé par la justice allemande dans les années 60. Les enquêteurs de l’époque ont minutieusement compilé les témoignages de villageois qui ont vu passer le convoi, mais aussi de survivantes du massacre. Des policiers sont allés les interroger en Israël, où elles se sont installées après la guerre. Et elles confirment bien la présence des tueurs wallons.
Les Belges du convoi
“Selon ce qu’elles décrivent, explique le journaliste, il y avait une vingtaine d’officiers allemands mais aussi entre 120 et 150 gardiens étrangers, venus de pays occidentaux. Elles précisent que ceux qui ont tiré parlaient Allemand, russe, lituanien mais aussi français et flamand. Pour nous c’était une découverte incroyable. Comment des gens pouvaient être venus de si loin pour tuer, à l’autre bout du continent, des femmes juives innocentes ? Il était clairement indiqué dans ces documents officiels que des Belges, des Wallons avaient bien participé au massacre.”
Le travail de compilation des faits, réalisé par la justice allemande, est précis et rigoureux. Et pourtant, personne ne sera jugé pour le crime de Palmnicken…
Selon Alexey Chabounine, “personne n’a été condamné. L’accusé principal, Fritz Weber, le SS qui dirigeait le convoi, a été arrêté. Mais, en 1965, il se suicidera en prison avant d’être jugé. On n’a pas trouvé d’autres suspects. Mais cet immense rapport ne débouchera sur aucune condamnation. Ni chez les Allemands, ni chez les Russes, ni chez les Flamands, ni chez les Wallons…”
A la fin du voyage le bilan est mitigé pour Antoine. On n’a trouvé nulle mention du nom de son père dans le rapport allemand ou ailleurs. Nous n’avons donc pas progressé de ce côté-là.
En revanche, il peut maintenant affirmer à tout le monde, que sa peur de découvrir que son père a commis des crimes de guerre, n’a rien d’une lubie. Nous avons dorénavant la preuve que des Wallons ont été capables du pire… Des Wallons qui ressemblent à son père. Ils ont le même âge et ont un parcours de collaboration militaire, auprès des Allemands, de longue durée aussi. En fait, il a maintenant toutes les raisons du monde de continuer son enquête. Et d’un jour, peut-être, se débarrasser de son écrasant secret de famille.
[FACEBOOK.COM/jeanpaul.mahoux] ‘Wokisme totalitaire’, ‘génocide ukrainien’, ‘handicap salarial’, ‘retour du maccarthysme’, ‘idéologie transgenre’, ‘théorie LGBT’… Aujourd’hui, rien de plus malmené que la sémantique. Médias et politiciens rivalisent pour mal nommer les choses et ajouter au malheur du monde. La politique étant l’art de désigner l’adversaire, tous les coups à la vérité sont permis, on s’autorise toutes les outrances sémantiques, tous les contre-sens historiques, toutes les généralités abusives.
Jeudi, contre l’avis des historiens et des spécialistes de droit international, notre Parlement a approuvé une résolution qui reconnaît comme ‘génocide’, la famine dont le peuple ukrainien a été victime en 1932-33, sous le régime de Staline, une famine connue sous le nom d’Holodomor. Le texte a reçu un soutien unanime, moins l’abstention du PTB. C’est l’extrême-droite flamande, le Vlaams Belang, qui avait, en premier, déposé un texte proclamant le caractère génocidaire de l’Holodomor.
Cependant, beaucoup d’Ukrainiens et de Russes le disent depuis longtemps : l’Holodomor fût un crime de masse causé par la politique stalinienne mais pas un génocide au sens propre. La Révolution de 1917 avait donné accès à la terre à des dizaines de millions de paysans sur le territoire de l’URSS et notamment en Ukraine. La collectivisation forcée, ultra violente, ordonnée par Staline en 1929 (la bolchoïproryv), fût un désastre total qui amena la famine, particulièrement en Ukraine mais aussi au Kazakhstan, au Kouban, en Moldavie et en Biélorussie.
Les victimes ukrainiennes représentent entre trois et quatre millions des six millions de gens morts de faim en URSS en 1932-33. Avec des épisodes (parfois très embarrassants) comme l’Hetmanat cosaque du 17e siècle, l’émergence de la littérature ukrainienne au 19e siècle, les expériences nationalistes de 1918-1919 et de 1941-1944, la Grande Famine de 1932-1933 est un support mémoriel essentiel de l’identité ukrainienne.
Pourquoi ? En raison de l’ampleur terrible d’une famine criminelle, sans aucun doute. En raison de sa négation par l’URSS durant 50 ans également. Mais aussi parce que la politique soviétique très favorable à l’identité culturelle ukrainienne entre 1917 et 1930, qui se traduisait par un effort d’enraciner (korenizacija) la langue et l’histoire ukrainiennes dans l’enseignement, prit fin brutalement dans le sillage de la famine de 1932-33.
Nombre d’intellectuels, d’enseignants et de cadres d’Ukraine furent alors victimes des purges staliniennes. Une russification intensive de toutes les sphères de la vie ukrainienne s’opéra sous Staline. Mais s’agissait-il d’un génocide ? Les historiens répondent non. Mais pas seulement eux. Et c’est là que le Parlement belge a commis une double faute en méconnaissant qu’une partie importante de la société ukrainienne elle-même conteste le caractère génocidaire de l’Holodomor et dénonce son utilisation par un ultra-nationalisme ukrainien, peu soucieux de vérité historique et porteur d’une vision ethnique de l’état.
Le Parlement belge aurait du examiner les débats qui eurent lieu en Ukraine en 2006 au sujet de l’Holodomor. Cela aurait rendu nos parlementaires plus prudents avec la sémantique, avec l’histoire et avec le sens de la responsabilité dans un processus de paix déjà si plombé par les évènements.
e 28 novembre 2006, le Parlement ukrainien votait, à la très courte majorité de 233 voix contre 217, la Loi n° 376-V reconnaissant l’Holodomor comme ‘génocide’ envers le Peuple ukrainien. Cette loi qui criminalisait toute négation du caractère génocidaire de la famine, a aussitôt suscité une profonde controverse dans la société ukrainienne, où partis de l’opposition, historiens, politologues, philosophes, journalistes de tous horizons ont pu exprimer leur désaccord sur la qualification génocidaire et leurs réticences sur l’instrumentalisation politique de la loi.
Le déroulement houleux des débats parlementaires, montre l’opposition des partis représentant surtout l’est et le sud de l’Ukraine (le Parti des Régions, le Parti Communiste) face aux partis majoritaires ‘oranges’, représentant surtout l’ouest et le centre du pays (Bloc Notre Ukraine, Bloc Youlia Tymochenko). Deux projets de loi étaient soumis : l’un présenté par le Président Viktor Iouchtchenko, l’autre par le Parti des Régions, dans l’opposition.
Le texte présidentiel était porteur d’un rejet des Ukrainiens russophones perçus comme des acculturés, sources de “pertes qualitatives du génotype national“. Les Ukrainiens ethniques qui avaient abandonné l’usage de l’ukrainien – parfois depuis le 19e siècle – ou les Russes ukrainiens, descendants des migrants vers les régions industrielles du Dombast et d’Azov et vers la Crimée, étaient pratiquement perçus comme des insultes vivantes à la tragique mémoire de l’Holodomor. La loi contredisait toutes les estimations historiques y compris celles des historiens ukrainiens, en procédant au calcul saugrenu triplant le nombre de victimes estimées. Selon la loi, après un calcul basé sur la croissance démographique moyenne de toute l’URSS des années 1930, 8 millions d’Ukrainiens auraient disparu dans les affres du crime stalinien. Les autres causes possibles de mortalité n’étaient prises en compte, aucune précision géographique n’était donnée, aucun lien n’était fait avec le processus migratoire, au sein de l’Union Soviétique ou vers l’extérieur, aucune mention des millions de morts soviétiques non-ukrainiens n’était faite. Il s’agissait clairement de faire de ‘l’ethnie ukrainienne’ l’unique victime d’un génocide.
Pour les communistes ukrainiens, le projet de loi était juridiquement incorrect et basé sur des faits historiques falsifiés. Comme le soutenait Olexandre Holoub, une telle loi empêchait la liberté d’expression, son nationalisme chauvin constituait une provocation mettant en danger la sécurité nationale. Le discours communiste ukrainien sur la Famine de 1932-1933 se caractérisait par trois accents récurrents : la négation du caractère ethnique du crime, la solidarité envers toutes ses victimes, indépendamment de leur appartenance ethnique, le refus de déclarer la famine comme une action planifiée par Moscou.
Pour le Parti des Régions, la loi mémorielle sur l’Holodomor devait éviter le terme de génocide et de facto, éviter la criminalisation de sa négation. Les régionalistes préféraient la qualification de “crimes du régime stalinien contre l’humanité“. La référence incontournable était l’O.N.U., qui reconnaissait l’Holodomor comme une tragédie nationale ukrainienne mais ne l’avait pas qualifié de génocide.
Les modifications proposées par le socialiste Olexandre Moroz calmèrent un peu le jeu au Parlement ukrainien. Dans la proposition de loi, le terme de nation (natsia) fut remplacé par celui de peuple (narod) employé en russe et en ukrainien pour désigner toutes les personnes vivant sur un territoire. La seconde modification au préambule exprima une compassion envers les autres peuples de l’ex-U.R.S.S., victimes des famines provoquées par la collectivisation forcée. C’est cette version amendée qui sera votée à une faible majorité par seulement 7 voix de plus que nécessaires : 233 voix pour et 217 abstentions et délibérément absents.
Les parlementaires et l’opinion ukrainienne étaient et sont partagés entre deux regards sur l’Holodomor. Il est consternant que le Parlement belge n’ait pas pris en compte le second regard ukrainien et se soit rangé du côté ultra-nationaliste. Cela s’appelle mettre de l’huile sur un feu qui a déjà consumé 200.000 vies humaines en un an. Il est consternant que le Parlement se soit placé dans le sillage de la proposition du Vlaams Belang, un parti qui puise ses racines dans la collaboration avec le régime nazi, auteur de la Shoah, un génocide exécuté surtout sur le territoire ukrainien d’ailleurs. Il est consternant que le Parlement n’ait pas vu, qu’en votant cette résolution, la Belgique fragilise sa position face aux négationnistes des génocides arménien ou tutsi qui auront beau jeu de nous dire que nous votons des textes contestés par la plupart des historiens et des juristes. Décidément, la première victime de la guerre est la vérité…
Sur ce, je vous laisse avec cette vision, celle de l’écocide stalinien de la mer d’Aral, autre crime. J’ai choisi cette photo car il me semble que la raison politique s’est totalement ensablée en Europe. Et avec elle, le sens des mots et le poids des morts. Ceux d’aujourd’hui.
Jean-Paul MAHOUX
Sources
OLHA OSTRIITCHOUK, Deux mémoires pour une identité en Ukraine Post-Soviétique (thèse de doctorat présentée à l’Université Laval, Québec, Département d’histoire, 2010) ;
Ukraine, renaissance d’un mythe national (actes publiés sous la direction de Georges Nivat, Vilen Horsky et Miroslav Popovitch, Institut européen de l’Université de Genève).
[AUSCHWITZ.BE, octobre 2022] En juillet 1925 paraît le premier volume de Mein Kampf rédigé par Adolf Hitler. Une traduction française est publiée en 1934 par les Nouvelles Éditions Latines, un éditeur proche de l’Action française. En Allemagne, le livre est interdit de réédition dès 1945 et ses droits sont octroyés au ministère bavarois des Finances. À l’échéance de la propriété intellectuelle en janvier 2016, il tombe dans le domaine public. Au même moment, sort en Allemagne une édition critique en deux volumes de près de 2 000 pages : Hitler, Mein Kampf: Eine kritische Edition sous la direction de Christian Hartmann, chercheur à l’Institut für Zeitgeschichte de Munich.
En juin 2021, sort aux éditions Fayard : Historiciser le mal. Une édition critique de Mein Kampf, fruit du travail minutieux et rigoureux d’une douzaine de chercheurs français et allemands, historiens ou germanistes spécialistes du national-socialisme. Florent Brayard, historien du nazisme et de la Shoah, directeur de recherche au CNRS, et Andreas Wirsching, directeur de l’Institut für Zeitgeschichte de Munich, ont dirigé cette édition critique d’un millier de pages. La traduction a, quant à elle, été confiée à Olivier Mannoni.
Florent Brayard, ainsi que Marie-Bénédicte Vincent, professeure à l’Université de Franche-Comté, spécialiste de l’histoire de l’Allemagne contemporaine, et Olivier Baisez, maître de conférences en études germaniques à l’Université Paris 8, ont participé à son élaboration.
Pouvez-vous nous parler de la genèse de ce projet considérable ?
Florent Brayard : Tout part du constat qu’un certain nombre d’institutions et d’historiens, en France, en Allemagne et ailleurs en Europe, ont fait à partir de 2010 : Mein Kampf allait tomber dans le domaine public dans quelques brèves années, en janvier 2016. Cela signifiait qu’il allait être enfin possible de proposer une édition critique intégrale de l’ouvrage de Hitler. Jusqu’alors en effet, le ministère bavarois des Finances, dépositaire des droits du dictateur nazi, avait refusé toute nouvelle édition, même scientifique. L’Institut für Zeitgeschichte de Munich, qui a une grande expérience en termes de publication de sources historiques, y compris de l’époque nazie, s’est engouffré dans la brèche en constituant une équipe permanente de quatre historiens, appuyée par un réseau d’experts. Quatre années de travail intensif leur ont été nécessaires, mais ils ont tenu leur pari et ont publié leur impressionnante édition critique à la date prévue, en janvier 2016.
Du côté français, c’est une vénérable maison d’édition, Fayard, qui a lancé le projet en commandant une nouvelle traduction intégrale à Olivier Mannoni et en réunissant une première équipe d’historiens. Le dispositif scientifique et éditorial a été totalement repensé en 2015 et l’équipe s’est trouvée considérablement élargie, jusqu’à compter une dizaine de chercheurs et enseignants-chercheurs. À partir de là, il nous a fallu plus de cinq ans pour mener à bien notre projet : notre ouvrage est paru en juin 2021. Entretemps, d’autres éditions critiques, plus ou moins savantes ou satisfaisantes, ont paru en Italie, aux Pays-Bas ou en Pologne. Il s’agit ainsi
d’une tendance lourde dont il est à prévoir qu’elle va se poursuivre dans d’autres grandes langues. Un siècle après la sortie de l’ouvrage, il n’est plus possible de se contenter d’éditions non scientifiques : Mein Kampf est une source majeure pour la compréhension du XXe siècle et doit être traité en conséquence. Mais il s’agit également d’un livre compliqué qui nécessite de nombreuses explications pour être compris, c’est-à-dire déconstruit. D’où la nécessité d’une édition critique.
Qu’est-ce qui distingue l’édition française “Historiciser le mal” de l’édition allemande “Hitler, Mein Kampf: Eine kritische Edition” ?
Marie-Bénédicte Vincent : Le projet est à la fois parent et différent. Parent au sens où ces ouvrages comportent tous deux un établissement scientifique du texte (à travers la traduction, dans le cas français), un ensemble de notes infrapaginales très développé permettant de contextualiser et critiquer ce texte et, enfin, une bibliographie à jour sur les sujets divers et variés abordés par Hitler.
Différent au sens où l’édition française, en un volume, adapte les notes rédigées par les collègues allemands pour leur édition en deux volumes en réduisant leur longueur et en les reformulant à l’intention d’un public francophone, mais moins spécialisé : côté français, les spécialistes ont d’ores et déjà la possibilité de se reporter à l’édition allemande. La très riche
bibliographie a de même été complètement retravaillée ; la très grande majorité de nos lecteurs ne lisant pas l’allemand, cela n’aurait eu aucun sens de les renvoyer à des ouvrages ou des articles dans cette langue. On a donc cherché des références bibliographiques en français aussi souvent que possible, ou en anglais.
Dernière différence majeure : notre édition comporte non seulement une introduction générale très développée, mais aussi une introduction fournie pour chacun des vingt-sept chapitres. Ce choix n’était pas évident au départ, en raison de l’importance du travail supplémentaire à fournir, mais il nous a semblé que c’était faire preuve de responsabilité que de guider le lectorat francophone dans la contextualisation et l’analyse critique du texte hitlérien. La parenté entre ces deux éditions explique que l’ouvrage soit dirigé non seulement par le coordinateur français, Florent Brayard, mais aussi par Andreas Wirsching, le directeur de l’institut de Munich qui a élaboré l’édition allemande. En ce sens, on peut véritablement parler d’un « transfert culturel » au sens précis donné à ce concept : il y a eu tout à la fois exportation ET adaptation.
Quelles différences fondamentales la traduction d’Olivier Mannoni offre-t-elle par rapport à celle de 1934 ?
Olivier Baisez : L’approche est radicalement différente. En 1934, il s’agissait de rendre accessible au public français le programme politique du nouveau dirigeant d’une puissance voisine et traditionnellement hostile. L’éditeur Fernand Sorlot, lui-même fasciste et farouchement nationaliste, considérait l’idéologie de Hitler avec un mélange de sympathie fascinée, mais aussi d’inquiétude quant à ce qui, dans ce programme, concernait la France. Les deux traducteurs, André Calmettes et Jean Godefroy-Demombynes, avaient donc entre les mains un document d’actualité, un texte du présent jugé éclairant pour l’avenir, et ils ont travaillé dans une certaine précipitation. Notre projet était tout autre : nous étions en présence
d’un texte du passé qui est aussi une source historique majeure. Dégagés des enjeux de l’actualité, nous avons décidé d’en fournir une version française aussi exhaustive et exacte que possible, dans une démarche « sourciste », au plus près donc de la source, du texte original.
Le caractère redondant, souvent maladroit, du livre de Hitler a donc été conservé. Par rapport à la traduction de 1934, il se trouve même accentué, puisque nous avons renoncé à toutes les recettes traditionnelles d’amélioration du texte et aux règles du bien-écrire à la française. Dans notre version, les répétitions sont conservées ; aucune phrase trop longue n’est scindée en deux ou en trois ; les problèmes de syntaxe ne sont pas gommés et les niveaux de langue sont respectés. Notre traduction est aussi plus systématique, puisque nous nous sommes efforcés d’harmoniser le rendu de certains concepts idéologiques nazis qui ont ultérieurement joué un rôle important. En ce sens, notre travail sur la traduction était pleinement informé de l’histoire du IIIe Reich, ce qui ne pouvait évidemment pas être le cas pour les contemporains.
Mais il y a une autre singularité : la traduction de 2021 est le résultat d’un effort collectif, même si – et c’est bien normal – c’est Olivier Mannoni qui la signe. Notre équipe scientifique a relu, mot à mot, ligne à ligne, la traduction volontairement inélégante qu’il a produite en la comparant avec l’original allemand, mais aussi avec la traduction française de 1934 et même avec une traduction anglaise publiée en 1939. De nombreuses modifications ont été suggérées, allant presque toujours dans le sens d’une littéralité maximale. Olivier Mannoni a accepté de voir son travail décortiqué par l’équipe, puis de partager avec elle la décision finale sur certains points de traduction particulièrement délicats : il faut vraiment l’en remercier. Cette dimension collective et coopérative de la traduction proposée est vraiment unique et cela a constitué une expérience extraordinairement enrichissante.
Ce livre ne s’adresse-t-il qu’à un public averti ?
Marie-Bénédicte Vincent : Nous sommes partis du principe que peu de gens allaient lire intégralement Mein Kampf ; le texte est d’une grande densité, son contenu très souvent nauséeux et son style particulièrement rebutant par endroits. Il fallait donc fournir aux lecteurs différentes portes d’entrée et leur apporter un ensemble très conséquent d’informations et d’analyses, susceptibles de se substituer au texte lui-même. D’où l’importance de l’appareil critique qui, composé dans un caractère différent, encadre, enserre littéralement la prose hitlérienne. D’où également les introductions qui fournissent aux lecteurs des armes intellectuelles pour aborder le texte de manière critique et leur proposent aussi un résumé leur permettant d’identifier les passages susceptibles de les intéresser. Même les différents index sont conçus pour frayer dans le texte en fonction de ses intérêts propres. Nous visons ainsi une lecture de consultation et donc un public spécifique : des enseignants, bien sûr, ou des étudiants souhaitant approfondir certaines thématiques, mais aussi des lecteurs cherchant, par exemple, des éclairages scientifiques sur l’idéologie nazie. Au final, on lira cette édition au moins autant pour l’appareil critique que pour la traduction de l’ouvrage de Hitler !
L’ouvrage n’a pas été distribué en librairie suivant les modalités habituelles : il ne peut s’acquérir que sur commande. Quelle en est la raison ?
Olivier Baisez : Sophie de Closets et Sophie Hogg, respectivement PDG et directrice éditoriale de Fayard, souhaitaient montrer qu’il ne s’agissait pas d’une opération commerciale classique. D’habitude, l’éditeur recherche une exposition maximale de son « produit » pour générer le plus possible de ventes. Mettre Mein Kampf trop en avant, c’était cependant risquer de heurter la sensibilité de certains publics, mais aussi de se voir reprocher de contribuer encore plus à la diffusion d’un ouvrage déjà très facilement disponible en version non critique, en particulier sur le web. En privilégiant la commande, on subordonne l’achat à une démarche active et réfléchie de l’acquéreur et on met en valeur le rôle de conseil du libraire, dont on ne soulignera jamais assez l’importance. Ainsi, puisqu’il n’est pas physiquement présent en librairie, ni a fortiori en vitrine ou sous forme de pile, personne ne se trouve confronté au livre de Hitler par hasard, sans l’avoir décidé par soi-même.
Fayard a déclaré que les bénéfices des ventes seront reversés intégralement à la Fondation Auschwitz-Birkenau. Qu’est-ce qui a motivé cette démarche ?
Olivier Baisez : Ni Fayard ni les membres de l’équipe scientifique ne souhaitaient faire de cette publication une opération lucrative. Pour autant, c’est une opération commerciale : l’ouvrage est vendu, ce qui permet à l’éditeur de rembourser les frais très importants engagés pour mener à bien ce projet de longue haleine, techniquement complexe, et de supporter les coûts de fabrication. Mais il n’est pas question de gagner de l’argent. Les droits et bénéfices vont donc être reversés à une institution œuvrant à la préservation de la mémoire de la Shoah, en l’occurrence la Fondation Auschwitz-Birkenau qui assure le financement des travaux de conservation des vestiges de ce camp de concentration et centre d’extermination en veillant à préserver leur authenticité. C’est une sorte de paradoxe, dont on ne sait s’il est ironique ou vertueux : les recettes générées par la commercialisation du livre de Hitler contribuent à maintenir intact le site sur lequel ont été commis ses pires crimes.
Dans la grande majorité, les historiens sont favorables à cette publication. Certaines voix se sont cependant élevées déclarant que sa lecture pourrait encourager l’hitlérocentrisme. Que leur répondez-vous ?
Marie-Bénédicte Vincent : L’historiographie du nazisme est en constante évolution. Pour simplifier, on peut dire que les recherches historiques se sont, dans un premier temps, centrées sur les plus hauts dirigeants du régime nazi, à commencer par Hitler, dont les « intentions » ont été scrutées pour comprendre en quoi elles avaient dicté l’évolution de sa dictature. Dans les années 1960, dans le sillage de l’histoire sociale, un nouveau courant de recherche a attiré l’attention sur les « structures » du régime nazi : parti, bureaucratie, armée, grandes organisations. Il s’agissait alors de décentrer le regard vers d’autres facteurs d’évolution et de transformation du régime. Depuis les années 1990, le déploiement de l’histoire culturelle a mis l’accent sur les représentations en circulation à l’époque et sur leur rôle dans l’émergence d’hommes nouveaux, endoctrinés et fanatiques et donc capables de commettre le pire. La recherche sur les « bourreaux », actuellement très dynamique, se situe dans cette continuité. C’est pourquoi se pencher à nouveaux frais sur le manifeste idéologique hitlérien a du sens : ce n’est nullement régresser vers la première phase – de fait dépassée – de l’historiographie, mais au contraire approfondir notre compréhension des processus de radicalisation des masses sous le nazisme.
Serait-il opportun que d’autres livres de cette période fassent à leur tour l’objet d’une édition critique ?
Florent Brayard : Deux questions se posent, en réalité, qui sont de nature différente. D’abord, nous devons nous demander collectivement s’il est nécessaire de republier toutes les sources nazies, fascistes ou collaborationnistes : a-t-on vraiment besoin de remettre en circulation cette littérature infâme ? Pour Mein Kampf, la question ne se posait pas en ces termes : le livre n’a jamais cessé d’être distribué en France depuis 1934 et il est plus facile que jamais de s’en procurer une version électronique sur internet ; nous devions donc en proposer une édition critique. Mais, pour les autres livres, très franchement, il faut s’interroger au cas par cas.
Une fois que la décision est prise, alors se pose une deuxième question, celle de la forme de cette republication. Et ici, on peut espérer que notre travail ait fixé un standard particulièrement élevé pour les publications futures. Ce sera en particulier le cas pour les pamphlets de Louis-Ferdinand Céline : ils tomberont dans le domaine public dans une dizaine d’années et on voit mal, en raison de la célébrité de leur auteur, pourquoi ils ne seraient pas republiés. Mais l’éditeur qui prendra cette responsabilité devra aussi respecter, sauf à ternir durablement sa réputation, un cahier des charges sévère : composer une équipe scientifique de premier plan, respecter son indépendance et lui donner les moyens de travailler et, enfin, renoncer à tirer le moindre bénéfice financier de la publication de ces ouvrages qui, par la violence extrême de leur antisémitisme, n’ont pas grand-chose à envier à Mein Kampf.
Entretien avec Marie-Bénédicte Vincent, Florent Brayard et Olivier Baisez, par Nathalie Peeters, Mémoire d’Auschwitz ASBL
“Depuis 2003, l’action de l’ASBL Mémoire d’Auschwitz s’inscrit dans le champ de l’Éducation permanente. À travers des analyses et des études, l’objectif est de favoriser et de développer une prise de conscience et une connaissance critique de la Shoah, de la transmission de la mémoire et de l’ensemble des crimes de masse et génocides commis par des régimes autoritaires. Par ce biais, nous visons, entre autres, à contrer les discours antisémites, racistes et négationnistes. Persuadés que la multiplicité des points de vue favorise l’esprit critique et renforce le débat d’idées indispensable à toute démocratie, nous publions également des analyses d’auteurs extérieurs à l’ASBL.”
“Historiciser le mal, une édition critique de Mein Kampf”, le livre d’Hitler, republié : “C’est essentiel de le remettre à la bonne distance, de le rendre accessible”
[RTBF.BE, 2 JUIN 2021] Mein Kampf, le brûlot d’Adolf Hitler, est republié aujourd’hui par la maison d’édition Fayard dans une version contextualisée et retitrée, Historiciser le mal, une édition critique de Mein Kampf. Les notes et les critiques représentent deux tiers de l’ouvrage. Il aura fallu dix ans de recherches pour élaborer ce livre. Chantal Kesteloot, historienne et responsable de l’histoire publique au Cegesoma, les archives de l’État, était invitée ce mercredi matin sur La Première.
Ce n’est pas la première fois que Mein Kampf est édité en français. Le livre est dans le domaine public.
Oui, il y a eu une première traduction en 1934 des Éditions Latines. La Belgique, par exemple, ne l’a jamais formellement interdit, donc on le trouvait, non pas en tête de gondole, mais de manière discrète ou dans les bouquineries. Il continuait donc d’exister, les Éditions Latines continuaient de vendre quelques centaines d’exemplaires chaque année.
Qu’est-ce que cet ouvrage qui sort aujourd’hui amène en plus ? Pourquoi est-il si important ?
Je crois qu’il fait toute la différence. Là où les Éditions Latines se sont contentées d’une traduction, qui est apparemment aussi contestable par certains aspects, ici, on a toutes une remise en contexte. Historiciser le mal, c’est au fond reprendre ce document et le confronter aux éléments de recherche historique. On a donc une introduction substantielle et on a des notes d’identification qui sont intégrées dans le corps même du texte. Ce ne sont pas des notes renvoyées en fin de volume, comme c’est le cas dans l’édition allemande, mais dans l’édition française, elles sont véritablement au cœur de la page. Chacun des 27 chapitres est précédé d’une introduction, donc on a véritablement les outils pour décoder cet ouvrage.
Est-ce que c’est un texte qui peut encore servir aujourd’hui aux extrémistes ?
C’est quand même un texte très daté qui représente l’ultranationalisme, le pangermanisme, l’antisémitisme tel qu’on l’exprimait en Allemagne dans les années 20, avec toute la radicalité. Ce ne sont pas des éléments neufs, mais je dirais que le discours d’Hitler y apporte une radicalité héritée de la Première Guerre mondiale. Alors, bien évidemment, ça peut toujours servir. On sait que dans le monde arabe, ce livre est encore utilisé. On le trouve de manière relativement facile sur Internet, il n’y a aucun problème d’accès, donc il est essentiel aujourd’hui qu’on puisse continuer à se le procurer, mais dans une édition qui permette justement cette lecture critique.
Mettre uniquement le focus sur cet ouvrage ou sur la personnalité d’Hitler ne permet pas de comprendre le nazisme dans son ensemble
On trouve déjà tout en germe dans ce texte d’Adolf Hitler de ce qui va se passer par la suite, la guerre et le génocide des Juifs ?
Le génocide comme tel, non. C’est une réflexion qu’il se fait alors qu’il est détenu en 1924-1925. C’est donc l’état de sa pensée, son antisémitisme virulent, son pangermanisme, son rejet du diktat de Versailles, qui annonce effectivement ce revanchisme allemand. Je dirais que le nazisme ne se comprend pas uniquement sur base de la lecture de Mein Kampf, il y a toute une évolution qui va se faire. Et donc, au fond, mettre uniquement le focus sur cet ouvrage ou sur la personnalité d’Hitler ne permet pas de comprendre le nazisme dans son ensemble, ni son évolution, ni sa radicalisation à travers la Seconde Guerre mondiale.
Est-ce que c’est un livre qui a eu du succès lors de sa sortie ?
Lors de sa sortie, le succès est relativement modeste. Mais avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir, parce que là on va en faire un instrument de propagande et on va l’offrir à tous les foyers allemands qui se marient. On estime qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, il y a eu un tirage de 12,5 millions, ce qui a d’ailleurs considérablement enrichi Hitler qui avait conservé les droits d’auteur. Est-ce que les gens l’ont lu ? Ça, c’est une autre question. Mais ça a effectivement été un succès. Il a été interdit en Allemagne à partir de 1945, et donc en 2016, les droits retombaient dans le domaine public, ce qui a amené des historiens allemands à une première édition critique, édition critique qui a également servi pour cette nouvelle publication en langue française.
Churchill, de Gaulle l’ont lu
En quoi ce livre est-il si symbolique par rapport aux autres ? Parce qu’il y a eu d’autres livres écrits par d’autres dignitaires nazis, notamment par Joseph Goebbels.
Il attire tant l’attention d’abord parce que c’est un livre écrit avant. On peut donc dire qu’on a une espèce de catalogue d’intentions. Hitler, à ce moment-là, est quelqu’un de relativement inconnu. Le livre paraît, et on sait à ce moment-là qu’il a circulé, que certains l’ont lu, et on sait que des gens comme Churchill, de Gaulle, qui sont des personnalités importantes pour l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, l’ont lu également. C’est en quelque sorte la bible du nazisme. Donc, à ce titre, évidemment, à partir du moment où le nazisme a à ce point bouleversé l’histoire de l’Europe au XXe siècle, c’est un ouvrage fondamental. Le fait qu’il ait été interdit lui a aussi donné un parfum de scandale. C’est un ouvrage auquel on n’avait plus accès selon les voies officielles, même si, je le répète, en Belgique, pas d’interdiction formelle, interdiction d’en faire la promotion.
Le fait d’avoir interdit cet ouvrage, ça l’a renforcé ?
Je crois que le fait de l’avoir interdit a fait naître toute une série de parfums de légende, de même que l’idée de savoir si Hitler s’est véritablement suicidé. On a là toute une série d’éléments qui ont entraîné des fake news relatives à l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Hitler disparu dans des circonstances mystérieuses, comment l’Allemagne a à ce point pu s’effondrer, et cette bible du nazisme devenue inaccessible… Tout ça sont des éléments qui ont pu contribuer à certains mythes. Et ce mythe, effectivement, nourrissait cette curiosité un peu malsaine par rapport à cet ouvrage.
Selon vous, il ne faut pas faire tomber ce livre dans l’oubli, comme certains voudraient le faire ?
Je crois que c’est essentiel. C’est essentiel de le remettre à la bonne distance, de le rendre accessible. D’ailleurs, les éditions Fayard ont annoncé que les bibliothèques pourraient se le procurer gratuitement. Il ne sera pas disponible en librairie, mais uniquement sur commande. Donc, il y a une espèce de non-commercialisation de l’événement qui a été organisé par les éditions Fayard. Mais je crois qu’on a là quelque chose de tout à fait fondamental, un outil critique de réflexion. Ce texte continue d’être important pour comprendre la genèse du nazisme. Il n’est pas le seul à devoir être utilisé, il ne permet pas la compréhension totale du phénomène, mais il n’en demeure pas moins qu’il reste un des outils fondamentaux pour comprendre la pensée d’Hitler en 1924-1925 et voir comment celle-ci va évoluer durant les 20 années jusqu’à sa mort en 1945.
Même le prix est dissuasif.
Absolument, le prix est de 100 euros. Mais ce qui est aussi intéressant, c’est de se dire que les bénéfices générés par la vente seront versés à la Fondation Auschwitz-Birkenau, qui permet l’entretien du camp de concentration et d’extermination qu’a été Auschwitz. Donc, je crois que les éditions Fayard ont pris tous les garde-fous. Ce qui est intéressant, c’est qu’en 1938, les éditions Fayard avaient déjà une première fois publié Mein Kampf, et là à l’initiative des autorités allemandes, dans une version spécialement destinée au public français et qui avait été quelque peu expurgée des prises de position très antifrançaise.
[LEVIF.BE, n°16, 19 avril 2018] Il y a septante-cinq ans, le 19 avril, l’attaque libératrice d’un train de déportés juifs signe, en Belgique, un acte de résistance unique en Europe nazie. Pourtant, les héros de la guerre ont plus mal résisté à l’épreuve du temps que les collabos. Autopsie d’une défaite…
Action. 19 avril 1943, il est 23 h 30…
…un convoi ferroviaire, le vingtième d’une infernale cadence, file pour une ‘destination inconnue’ qui s’appelle en réalité Auschwitz. A bord de la trentaine de wagons sous bonne escorte allemande, 1631 déportés juifs embarqués à la caserne Dossin, à Malines. Tapis dans un taillis à hauteur d’une courbe montante qu’emprunte la voie ferrée, un toubib bruxellois et deux amis sortis de l’athénée d’Uccle. Ils ont entre 21 et 25 ans, n’ont pour attirail qu’un revolver et une lampe-tempête. Le convoi ralentit, le trio s’élance. Parvient à faire coulisser la lourde porte d’un wagon : des cris, des tirs, des gens qui tombent ou refusent de sauter, dix-sept autres qui s’échappent avant que le train ne reparte tandis que le trio s’évanouit à vélo. Avant d’atteindre la frontière, 231 déportés s’évaderont encore du convoi, ils seront 131 qui échapperont à la mort.
On n’est pas à Hollywood. Cela s’est vraiment passé près de chez nous, dans un coin du Brabant flamand, il y a tout juste septante-cinq ans. Ce dimanche 22 avril, la commune de Boortmeerbeek se souviendra une fois encore de cet acte unique dans les annales de la Résistance européenne. En présence de représentants de la communauté juive et d’associations patriotiques, en l’absence officielle d’autorités fédérales ou régionales.
Hommage sera rendu en toute simplicité à Youra Livchitz, Robert Maistriau et Jean Franklemon, les héros disparus. Loin des projecteurs plus volontiers braqués sur les faits et gestes des collabos. 2017 fut même un grand cru pour leurs descendants. Ils ont eu droit à une série documentaire diffusée par la chaîne flamande VRT / Canvas, belle tribune médiatique offerte au vécu des enfants de ces Flamands qui avaient choisi d’embrasser la cause nazie. Ils ont aussi eu droit à un remarquable guide pratique au titre accrocheur, Papy était-il un nazi ? (éd. Racine), une invitation à s’orienter dans les archives de guerre, sur les traces d’un père ou d’un grand-père qui aurait servi l’occupant en 40-45.
Visibilité maximale, audience garantie. 500 000 téléspectateurs en moyenne, scotchés sept soirs durant devant le petit écran pour ne rien rater de la plongée dans l’intimité des foyers “noirs” de Flandre. Quant à Papy possiblement nazi, il connaît un joli succès de librairie, tant francophone que néerlandophone.
Honneur aux vaincus. Les descendants de résistants n’ont pas eu de telles marques d’attention. Patience, leur tour viendra. Eux aussi décrocheront, en 2019, un temps d’antenne sur la VRT / Canvas qui leur prépare une série documentaire. Et après Papy était-il un nazi ?, c’est un Papy était-il un héros ? qui est en chantier sous les auspices du Cegesoma (Centre d’études et documentation guerre et sociétés contemporaines).
Juste retour de balancier. On finirait par croire qu’on a davantage servi l’ennemi qu’on ne lui a résisté en Belgique, entre 1940 et 1945. Les héros ont visiblement plus de mal à s’imposer que les salauds. Quand on évoque la Wallonie sous la botte nazie, une image saute aux yeux : le visage télégénique d’un homme casqué, sanglé dans un uniforme SS, bras tendu et
sourire carnassier. Degrelle superstar, le pape de la collaboration rexiste au sud du pays est le centre d’attraction régulier de documentaires télévisés quand il n’est pas le triste héros de nombreuses biographies. Quelle figure de la Résistance capable de voler la vedette au “beau Léon” ?
Il y a une certaine logique à cela. Pendant que le collabo s’affichait sans retenue au bras de l’occupant, prenait la pose au milieu de ses maîtres et discourait à la tribune de meetings, le résistant se terrait, obligé d’effacer toute trace de son passage pour se faufiler sous les radars de l’ennemi.
Question de vie ou de mort. Alors, forcément, il a produit moins d’écrits, laissé derrière lui moins de pellicule à sa gloire. Mais le poids des mots et le choc des photos n’expliquent pas tout.
Le résistant aux oubliettes
La Résistance a toujours peiné à se faire entendre. Le temps de sa célébration, au sortir de la Libération, aura été bref, couronné en 1948 par un livre d’or. “C’est une histoire qui colle à l’air du temps, non pas magnifiée mais présentée comme le souffle de l’épopée“, analyse l’historien Fabrice Maerten, spécialiste de la Résistance au Cegesoma. Passé cet hommage, l’armée des ombres quitte les feux de la rampe. L’attend alors une traversée du désert d’un quart de siècle, avant un lent retour à la lumière. C’est pour découvrir, non sans stupeur, que son combat n’avait pas laissé indifférent un ex-officier de l’armée américaine nommé George K. Tanham. Mais sa remarquable Contribution à l’histoire de la Résistance belge, publiée outre-Atlantique en 1951, était restée parfaitement ignorée en Belgique. “Victime d’une conspiration du silence“, prolonge Fabrice Maerten. Il faut attendre 1977 pour que ce travail scientifique fasse enfin surface. Et les années 1990 pour assister à la véritable sortie du résistant belge de la clandestinité.
Entre-temps, le collabo avait pris quelques longueurs d’avance et su s’imposer comme objet de curiosité. En 1982, il remue les tripes dans les chaumières de Flandre, à l’occasion d’une série télévisée, De Nieuwe Orde, présentée par le journaliste Maurice De Wilde : avec près de 800 000 téléspectateurs, l’électrochoc est tel que la RTBF relaie le documentaire historique de sa consœur flamande deux ans plus tard, à l’intention des foyers francophones.
Le résistant, ce combattant encombrant
D’emblée, la lutte s’annonçait inégale. Tout concourt à contrarier l’entretien du souvenir. “C’est la Résistance elle-même qui a préparé sa non-existence dans l’historiographie », estime José Gotovitch (ULB), qui lui a consacré la première thèse francophone, en 1988 : “Elle sort de la guerre profondément divisée, sans poids moral, sans l’aura du libérateur.“
Renseignement, filières d’évasion, sabotages, attentats : le résistant belge n’a pourtant pas à rougir de ses actes. Le bilan de son action est considérable et le tribut qu’il a payé à la lutte est lourd : plus de 30 000 arrestations, près de 15 000 morts, trois fois plus de victimes que les collabos. Mais la progression rapide des troupes alliées en Belgique le prive de titres de gloire, à l’heure suprême de la délivrance. Et c’est aux libérateurs américains et britanniques que la population exprime avant tout sa gratitude. “Le seul véritable acquis qu’on veut bien reconnaître à la Résistance, c’est d’avoir limité l’engagement de certains dans une collaboration active avec l’occupant allemand.” Palmarès trop peu flamboyant pour susciter l’admiration.
La Libération tourne vite à la sortie de piste. Sur la touche, le résistant se trouve confiné à la garde des camps d’inciviques, cantonné dans un rôle peu glorieux de geôlier.
Surtout, il devient un personnage encombrant, a fortiori s’il est communiste, et trop remuant au goût des autorités gouvernementales décidées à liquider politiquement cette puissance armée. Sa neutralisation se fait non sans mal. La grande mobilisation protestataire de la Résistance, organisée à Bruxelles le 26 novembre 1944 à l’instigation des communistes, dégénère. “Deux mois seulement après la Libération, des gendarmes tirent sur des résistants. L’image est déplorable“, poursuit l’historien de l’ULB.
Ce gros incident ne fait qu’alimenter une réputation déjà peu flatteuse. Celle du résistant terroriste, de l’irresponsable pointé comme la cause de représailles sur des innocents, quelque 300 otages exécutés sous l’Occupation. Celle du résistant brigand, braqueur de banques ou de bureaux de poste pour son enrichissement personnel et resté souvent impuni à la Libération. “Des faits de banditisme ont été commis sous couvert d’actions de résistance. Un arrêté-loi d’amnistie, pris à la Libération, couvre les actes commis par la Résistance pendant une période de quarante et un jours après la Libération», relate l’historien Pieter Lagrou (ULB). Un “mur du silence” inciterait la justice non militaire à détourner le regard sur des dérapages. Et, par-dessus tout, s’ancre l’image du résistant de “la vingt-cinquième heure”, que l’on moque pour avoir pris le train en marche.
“La Résistance est mal aimée, méprisée, souvent déconsidérée, parfois tournée en ridicule», prolonge José Gotovitch. C’est un injuste procès qui lui est vite intenté. “Il est absolument indispensable de relever combien les résistants ont été des héros. Ils ont osé, dans un régime d’oppression terrifiant, poser des actes qui mettaient automatiquement leur vie et celle de leurs proches en danger de mort. Et ces actes étaient motivés par des convictions de divers ordres, mais en aucune façon par un intérêt quelconque ! Il faut souligner combien la vie d’un clandestin était taraudée par la peur permanente, l’inconfort, les difficultés matérielles et psychologiques. Alors que le collaborateur se mettait à l’abri d’un pouvoir dominant, sans règles, le résistant choisissait la précarité et la détention, la torture ou la mort au bout du chemin…”
Trop de résistants nuit à la Résistance
Celles et ceux qui peuvent revendiquer ce parcours du combattant de l’ombre ont été résistants civils, ont œuvré dans la presse clandestine, opéré comme agents de renseignement et d’action : à la Libération, ceux-là sont triés sur le volet, font l’objet d’enquêtes rigoureuses et n’obtiennent une reconnaissance de leur statut que preuves de leur engagement à l’appui. Mais cette élite de 40 000 hommes et femmes se retrouve victime de la loi du nombre.
La poignée de résistants qui a tôt émergé de l’apathie générale issue de la défaite de mai 1940 s’était naturellement étoffée à mesure que la fortune des armes changeait de camp. Mais, rappelle Fabrice Maerten, “même en 1943-1944, la Résistance reste un phénomène largement minoritaire, touchant tout au plus 2 à 3 % de la population de 16 à 65 ans.” A l’été 1944, elle rassemble néanmoins entre 100 000 et 150 000 hommes et femmes.
A la Libération, on se bouscule donc au portillon. On se presse pour récolter une miette de reconnaissance nationale et pouvoir épingler un brevet de résistant armé à sa carte de visite. “On jette aux “résistants” des grades et des décorations, comme on jetterait un os. De manière arbitraire”, pointe José Gotovitch. Il suffit d’un formulaire type à remplir, d’un parrainage à obtenir, et le tour est souvent joué.
L’historien Pieter Lagrou (ULB) a minutieusement étudié ces grandes manœuvres d’un goût parfois douteux. “Il incombait à chaque mouvement de délivrer les certificats de ses propres adhérents. Non seulement aucun contrôle n’était exercé sur la procédure de reconnaissance des membres des mouvements, mais chacun d’entre eux avait intérêt à gonfler ses effectifs pour apparaître comme le plus important et atteindre les quotas ouvrant aux grades d’officier supérieur. Les responsables des mouvements qui contrôlaient ces procédures en étaient d’ailleurs les principaux bénéficiaires. Ils recrutaient ouvertement, par voie de presse, de nouveaux candidats pour le titre de “résistant armé“.”
Malsaine émulation et vraie incitation à “faire du chiffre”. C’est la porte ouverte au copinage, au clientélisme, à des combines et des bavures. “La reconnaissance du statut de résistance armé donne lieu à des scandales politiques.” Certains qui se sont compromis sous l’Occupation s’infiltrent dans les brèches en s’inventant une conduite de combattant clandestin, protections politiques aidant.
Moralité: sur plus de 141 000 demandes de certificat d’appartenance à un mouvement de résistance armée, 12 000 seulement seront déboutées. Au final, la Belgique aligne un peu plus de 200 000 résistants reconnus. Alain Colignon, historien au Cegesoma, rapporte que l’énormité du chiffre, parvenue aux oreilles du général Alexander von Falkenhausen, aurait fait beaucoup ricaner l’ex-chef militaire de la Belgique occupée… Trop de résistants nuit à la Résistance, submergée “par une vague de scepticisme”, poursuit Pieter Lagrou : “Le milieu de la Résistance est saturé par le poids de la suspicion, y compris à l’égard de ceux qui avaient été torturés. Car, et c’est là aussi un point toujours sensible à soulever aujourd’hui, pratiquement tout qui a résisté a fini par parler sous la torture.” Rares sont ceux, même s’ils sont exaltés comme des héros, à ne pas avoir aussi “craqué”.
La Résistance, affaire royalement classée
A la guerre comme à la guerre. Les organisations de résistance se sont mises en ordre de bataille pour affronter la Question royale, la grande affaire qui déchire le pays à la Libération et achève de brouiller les cartes. L’unanimité de façade de la Résistance se fracasse sur la personne du roi et son attitude ambiguë sous l’Occupation. Léopold III, roi prisonnier et premier des résistants ? Certains tentent de le faire croire. “Par ricochet, la coalition anti-royaliste, au pouvoir d’août 1945 à mars 1947, se présente comme ‘le gouvernement de la résistance’. Elle s’approprie la postérité de la résistance et de l’antifascisme“, relève Pieter Lagrou.
Voter ‘résistance’ ou taper ‘collaboration’ : tel est un des enjeux de la campagne électorale du premier scrutin national de l’après-guerre, en février 1946. Le divorce se consommera dans les urnes de la consultation populaire organisée en 1950 sur le maintien ou non de Léopold III sur le trône. La messe est un peu vite dite : La Flandre se rallie au ‘roi collabo’, tandis que la Wallonie se voit et se croit résistante.
La nébuleuse de la Résistance vient de faire étalage de ses multiples visages : ils vont de l’extrême gauche à l’extrême droite. Elle a rappelé au passage que les grands résistants ne sont pas forcément de grands démocrates mais peuvent afficher des penchants autoritaires, voire fascisants. Et que sous la
botte allemande, la résistance de droite envisageait le système politique de la Belgique d’après-guerre dans le cadre d’un Ordre nouveau, à construire autour de la personne du roi Léopold III. Rideau, on choisit d’en rester là.
“Le malaise engendré par l’Affaire royale conduit à un accord tacite entre tous les partis pour faire l’impasse sur l’histoire de la guerre et donc de la Résistance“, reprend José Gotovitch. Le voile pudiquement jeté l’est avec d’autant moins de scrupules que rares sont ces partis à pouvoir prétendre entretenir la flamme du souvenir. “L’image globale de la Résistance a souffert de l’attitude des forces politiques traditionnelles. Elles s’étaient peu impliquées dans le mouvement résistant ou alors à la fin de la guerre, par opportunisme. Elles étaient restées au balcon“, indique Fabrice Maerten.
Les communistes, les seuls à s’être investis sans retenue dans la lutte contre l’occupant nazi à dater de l’invasion allemande de l’Union soviétique en juin 1941, pourraient capitaliser sur cet engagement qui leur vaut un éphémère prestige à la Libération. La peur du rouge, sur fond de début de guerre froide, les écarte vite de l’avant-scène politique.
Le résistant, ce ringard
Le résistant se sent vite seul. Il vieillit mal, plus mal que le collabo. Parce que la roue de l’histoire en fait un orphelin de la patrie pour laquelle il a risqué sa vie. “A partir des années 1960, sa référence principale, le patriotisme, devient malaisée à utiliser“, enchaîne Fabrice Maerten. Le musée de la Résistance qu’on lui avait promis ne verra pas le jour car “dès 1946, sa dotation est supprimée“. José Gotovitch abonde : “Le résistant apparaît comme un homme du passé, qui s’accroche au drapeau belge“, à ces couleurs nationales de plus en plus passées. “La Résistance échoue à se doter d’une com adaptée. Son vocabulaire patriotique est jugé ringard. On n’a pas su lui donner autre chose que des petits drapeaux à agiter et les grands sentiments de noblesse et de courage à transmettre.“
La Belgique n’est pas non plus la France : elle n’a ni Chant des partisans, ni figure magnifiée pour incarner véritablement sa Résistance et continuer à exalter son combat. Son héritage est trop composite, trop disputé, pour avoir su engendrer comme dans la République, un Jean Moulin, le couple Raymond et Lucie Aubrac, un Stéphane Hessel. Côté francophone, le liégeois Arthur Haulot, prisonnier politique disparu en 2005, a été souvent seul à offrir un visage à la lutte clandestine et à la déportation en camp de concentration.
On est en Belgique, ce pays qui préfère cultiver ce qui le divise. “La commémoration de la guerre devient un des champs de bataille des conflits linguistiques en Belgique“, épingle Pieter Lagrou. C’est le coup de grâce. L’identité wallonne en construction aime se ranger sous la bannière de l’antifascisme et de la Résistance pour mieux renvoyer implicitement à une Flandre “noire” et collaboratrice. Les chiffres ne mentent pas toujours : les Flamands, 54 % de la population belge sous l’Occupation, n’ont été que 30 à 35 % à entrer en résistance.
Un héros de plus en plus inaudible
Et pendant que le résistant sent le sol de la Belgique unitaire se dérober sous ses pieds, son meilleur ennemi redresse la tête au nord du pays. Là où on a largement tourné le dos à la Résistance, jusqu’à lui tenir rigueur de ses actes. Le collabo ne se cache plus, ne se tait plus en Flandre. Il peut s’épancher sur l’injuste sort qu’il prétend lui avoir été réservé, sans encourir de réprobation. Bien au contraire, le tam-tam actionné par une poignée d’intellectuels qui s’étaient fourvoyés dans la collaboration trouve un écho favorable au sein de leurs réseaux catholiques et nationalistes flamands. Ils en usent comme d’un mégaphone pour se mettre à réclamer l’amnistie, cet effacement de leurs condamnations qui serait synonyme d’oubli pur et simple des actes punis. Dès les élections de 1958, un nouveau parti nationaliste fait campagne sur la promesse d’œuvrer en ce sens.
C’est une gifle au visage du résistant, qu’assume sans états d’âme une majorité de l’opinion flamande, surtout si elle est catholique. “Cette opinion finit par choisir la cause de la collaboration flamande, qui aurait été victime d’une épuration partisane et démesurée“, expose Pieter Lagrou. Elle se conforme en cela à la ligne du parti dominant en Flandre, le CVP. Lequel opte délibérément pour “l’accommodement raisonnable avec la collaboration plutôt que pour l’héroïsme de la Résistance“, complète Bruno De Wever, historien à l’université de Gand. Tout est affaire de stratégie politique et de calcul électoraliste : faute d’avoir pu se réapproprier l’auréole des résistants, le parti catholique s’empresse de récupérer l’électorat orphelin du VNV fasciste et collaborationniste.
Longue vie au collabo flamand. VU hier, N-VA aujourd’hui, des élus se chargent de le ramener épisodiquement sur le devant de la scène politico-médiatique. En ne dédaignant pas s’afficher en sa présence, en ne rechignant pas à justifier à mots plus ou moins couverts son engagement passé.
Il y a belle lurette que le résistant, lui, a cessé de faire les gros titres des journaux et de défrayer la chronique. Parfois par volonté farouche de se faire oublier. Comme parmi ces ex-agents des services de renseignement et d’action, les as des coups durs sous l’Occupation. Robin Libert, président de leur royale Union (Rusra), s’emploie à les sortir de l’anonymat. Le temps presse, les rangs se dégarnissent : “Sur les 18 000 agents reconnus, ils ne sont plus que 37 en vie. Mais plusieurs d’entre eux conservent le drill de garder le silence.” Jusque dans la tombe. Fidèles à la consigne : “Nous avons vécu dans l’ombre. Restons dans l’ombre. »
[RTBF.BE, 5 juillet 2018] Le film Shoah du Français Claude LANZMANN (1925-2018) est entré dans l’histoire du cinéma, par sa durée (9h30), sa forme (pas d’images d’archives) et son propos : raconter ‘l’indicible’, l’extermination systématique des Juifs par les nazis.
Le mot ‘Shoah’ -il apparaît dans la Bible et signifie en hébreu ‘anéantissement’– s’est désormais imposé dans le langage courant. “On s’est mis partout à dire ‘la Shoah’, ce nom a supplanté ‘Holocauste‘, ‘Génocide‘ ou ‘Solution finale‘“, selon le réalisateur.
Des milliers d’articles, d’études, de débats ont été consacrés à ce documentaire, sorti en 1985 et maintes fois récompensé -notamment par un César d’honneur en 1986-, vu par des dizaines de millions de spectateurs dans le monde entier, enseigné dans les écoles. Shoah traite uniquement des camps d’extermination en Pologne (ce qui a longtemps été dénoncé par les autorités de ce pays) : Chelmno, Treblinka, Auschwitz-Birkenau. Il raconte aussi le processus d’élimination du ghetto de Varsovie.
Durant dix campagnes de tournage, le cinéaste a méthodiquement suivi les traces de l’infamie, identifiant les lieux du génocide et écoutant des survivants et des témoins des camps. Peu de séquences ont été rejouées ou préparées. Claude Lanzmann a parfois été contraint d’utiliser un faux nom, des faux papiers et une caméra cachée pour interroger d’anciens nazis : “Shoah est, à beaucoup d’égards, une investigation policière, et même un western dans certaines parties.“
Ce film d’histoire au présent, selon lui, ne comprend aucun commentaires d’experts ou d’historiens. “Il n’y a aucune voix off pour dire quoi penser, pour relier de l’extérieur les scènes entre elles. Ces facilités, propres à ce qu’on appelle classiquement un documentaire, ne sont pas autorisées dans Shoah”, a-t-il expliqué.
‘Course de relais’ de 12 ans
Sa réalisation fut une aventure de longue haleine puisque la préparation et le tournage s’échelonnèrent de 1974 à 1981 et que le montage (il y eut 350 heures de prises de vues !) dura presque 5 ans.
“Je n’ai jamais cessé de me battre avec et pour ce film, qui était une course de relais de douze interminables années. J’ai eu la force et la folie de prendre mon temps, c’est ce dont je suis le plus fier, je n’ai obéi qu’à ma propre loi“, a expliqué Claude Lanzmann, en allusion aux divers problèmes (notamment financiers) rencontrés.
Parmi plusieurs scènes d’anthologie, figure celle de ce coiffeur, visage plein cadre, racontant avec peine comment il coupait les cheveux des femmes avant d’entrer dans la chambre à gaz. Sans pouvoir leur dire ce qui les attendait, sous peine de partir dans la mort avec elles. Claude Lanzmann a recherché cet homme pendant des années, avant de le retrouver en Israël et d’avoir l’idée de le filmer en train de raconter son histoire… dans un salon de coiffure près de Tel-Aviv. “On m’a souvent reproché mon sadisme dans les questions. C’est faux, c’est un accouchement fraternel. Les larmes du coiffeur sont pour moi le sceau de la vérité“, a souligné le réalisateur.
Le film a été présenté en 2012 en Turquie. Selon l’association Projet Aladin (qui milite notamment pour un rapprochement entre juifs et musulmans), c’est la première fois qu’il a été diffusé sur une chaîne publique dans un pays musulman.
Claude Lanzmann a reçu un Ours d’or d’honneur à la Berlinale en 2013 pour l’ensemble de son oeuvre, récompense qui eut bien sûr un retentissement particulier : “j’ai toujours pensé que Shoah aiderait profondément les Allemands à se confronter à ce terrible passé.“
[FRANCECULTURE.FR] Claude Lanzmann est né le 27 novembre 1925 dans une famille d’origine juive d’Europe de l’Est. Pendant la guerre il s’engage dans les Jeunesses communistes et dans la Résistance à Clermont-Ferrand. A la sortie de la guerre, il suit des études de philosophie puis il décide de partir enseigner à Berlin. De retour en France il se lance dans une carrière de journaliste et rencontre en 1952 Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre qui lui propose de participer au comité de rédaction des Temps modernes. Il devient le compagnon de Simone de Beauvoir durant sept ans. Dans les années 70, Claude Lanzmann s’ouvre au cinéma avec des films documentaires comme Pourquoi Israël (1973) et le monumental Shoah d’une durée de 9 heures 30, sorti en 1985, fruit de douze années de travail autour de la parole des protagonistes des camps de concentration. Il tourne également Tsahal en 1994 ou encore Le dernier des injustes en 2013. En 2017 il s’éloigne de la question juive et consacre un film à la Corée du Nord, Napalm. En 2009, il publie un livre de mémoire Le Lièvre de Patagonie (Gallimard). Il est mort le 5 juillet 2018, à Paris.
[LEMONDE.FR, 5 juillet 2018] Claude Lanzmann, à propos de « Shoah », en 2005 : “Si j’avais pu ne pas nommer mon film, je l’aurais fait.” Comment nommer l’innommable ? Le cinéaste expliquait, en 2005 au journal Le Monde, comment il avait finalement choisi d’utiliser ce mot de Shoah pour son film qui retrace les horreurs nazies :
(…) Au cours des onze années durant lesquelles j’ai travaillé à sa réalisation, je n’ai donc pas eu de nom pour le film. Holocauste, par sa connotation sacrificielle et religieuse, était irrecevable ; il avait en outre déjà été utilisé. Mais un film, pour des raisons administratives, doit avoir un titre. J’en ai tenté plusieurs, tous insatisfaisants.
La vérité est qu’il n’y avait pas de nom pour ce que je n’osais même pas alors appeler “l’événement”. Par-devers moi et comme en secret, je disais “la Chose”. C’était une façon de nommer l’innommable. Comment aurait-il pu y avoir un nom pour ce qui était absolument sans précédent dans l’histoire des hommes ? Si j’avais pu ne pas nommer mon film, je l’aurais fait.
Le mot Shoah s’est imposé à moi tout à la fin parce que, n’entendant pas l’hébreu, je n’en comprenais pas le sens, ce qui était encore une façon de ne pas nommer. Mais, pour ceux qui parlent l’hébreu, Shoah est tout aussi inadéquat. Le terme apparaît dans la Bible à plusieurs reprises. Il signifie “catastrophe”, “destruction”, “anéantissement”, il peut s’agir d’un tremblement de terre ou d’un déluge.
Des rabbins ont arbitrairement décidé après la guerre qu’il désignerait “la Chose”. Pour moi, Shoah était un signifiant sans signifié, une profération brève, opaque, un mot impénétrable, infracassable, comme un noyau atomique.
Quand Georges Cravenne, qui avait pris sur lui l’organisation de la première du film au Théâtre de l’Empire, m’a demandé quel était son titre, j’ai répondu : Shoah.
– Qu’est-ce que cela veut dire ?
– Je ne sais pas, cela veut dire ‘Shoah’.
– Mais il faut traduire, personne ne comprendra.
– C’est précisément ce que je veux, que personne ne comprenne.
Je me suis battu pour imposer Shoah sans savoir que je procédais ainsi à un acte radical de nomination, puisque presque aussitôt le titre du film est devenu, en de nombreuses langues, le nom même de l’événement dans son absolue singularité. Le film a été d’emblée éponyme, on s’est mis partout à dire la Shoah. L’identification entre le film et ce qu’il représente va si loin que des téméraires parlent de moi comme de ‘l’auteur de la Shoah’, ce à quoi je ne puis que répondre : “Non, moi, c’est Shoah, ‘la Shoah’, c’est Hitler.”
SHOAH
Réalisation : Claude Lanzmann | Image : Dominique Chapuis, Jimmy Glasberg, William Lubtchansky | Son : Bernard Aubouy | Montage : Ziva Postec, Anna Ruiz | Coproduction : Les Films Aleph, Historia Films, Ministère de la Culture | France, 1985, 570′
[CCLJ – 13.12.2021] Ça deviendrait presque une habitude. Une question de société, un nouveau décret, l’application d’une loi… et les opposants sortent le slogan des heures les plus sombres. Le point Godwin se muerait presque en virgule, tant il a tendance à rythmer les manifestations et les débats depuis quelques années.
Une période de crise est, on le sait, toujours un révélateur des questions qui agitent une société. Les fantômes resurgissent plus forts et la crise crée un effet loupe. La pandémie que nous vivons depuis début 2020 n’échappe pas à cette règle. Tout le monde voit midi à sa porte. On a sous-entendu que les hommes portant mal le masque (c’est-à-dire sous le nez) le faisaient par machisme. On a vu gonfler, lors de la première vague, le racisme à l’égard des personnes d’origine asiatique. Les complotistes s’en sont, eux aussi, donné à cœur joie. Quant aux spécialistes de la révolte permanente, persuadés que la colère n’est pas une émotion mais une valeur, ils étaient, quoi qu’il arrive, contre chaque décision politique, puisque, par définition, le dirigeant a toujours tort et que, lui donner tort, c’est être plus malin. Et puis, comme on est gâtés, […] les antisémites et leurs idiots utiles, se sont, bien évidemment, joints à la fête du grand n’importe quoi.
La cohue, les chiffres déversés tous les soirs, le décompte des réas et des morts, une situation folle qui a pris toute la planète de court. Nous avons tous cherché des réponses dans ce magma d’informations angoissantes et contradictoires. Il est donc normal que beaucoup se soient jetés dans les explications les plus tentantes. […] Le plus croustillant est arrivé avec le vaccin, charriant inévitablement son lot de théories conspirationnistes et de fausses informations. […] Ce qui a, à juste titre, retourné les sangs de nombre de personnes, ce sont les comparaisons absurdes entre mesures sanitaires et étoile jaune.
Combien de fois les Juifs ne se sont-ils vus reprocher que le récit du drame de la Shoah prenait trop d’ampleur dans la société ? Que c’était triste mais qu’ils “en faisaient trop” ? “Oui, c’est horrible, mais vous n’êtes pas les seuls à avoir souffert. Ça va, on le sait maintenant !” Ces phrases et leurs variantes, grossières ou évasives, on les a tous entendues ou lues. Réseaux sociaux, conversations avec des “inconnus ou des amis, sketchs. Vient toujours le moment du reproche, frontal ou sous-entendu : les Juifs se plaignent, les Juifs ressassent, les Juifs parlent trop de la Shoah, il est temps de passer à autre chose !“
Fort bien. Le problème, c’est qu’à la moindre occasion, cet épisode tragique de l’Histoire est tiré d’un chapeau pour accentuer, souvent de façon ridicule, la gravité d’un sujet. On est en désaccord avec quelqu’un, on le traite de nazi, on le trouve trop tendre ou nuancé, c’est un collabo. Un Etat qui prend une décision et s’y tient est dictatorial et son chef est grimé en Hitler (en témoignent les affiches, placardées cet été en France, représentant le président Emmanuel Macron en Führer). Pour certains, le conflit israélo-palestinien n’est pas un conflit ou une guerre mais un génocide, où Israël n’est plus un Etat critiquable (au même titre que n’importe quel pays), mais le IIIe Reich, son drapeau étant, d’ailleurs, régulièrement mixé avec un swastika.
« Un éternel Treblinka »
Dans un tout autre registre, il arrive également que l’antispécisme amène à comparer les abattoirs et, plus largement, la consommation de viande, à la Shoah. En 2013, en Belgique, une polémique avait, d’ailleurs, émaillé une campagne de Gaïa autour de l’abattage sans étourdissement. Le spot publicitaire, prêtant conscience et voix à un mouton dans un camion, avait laissé planer un doute, parmi certains auditeurs, quant à une volonté de faire un parallèle avec un train roulant vers Auschwitz. L’association s’en était vivement défendue, et l’agence de pub en charge de ladite campagne avait affirmé que l’idée était plutôt de faire penser à la série Homeland. Et en effet, peut-être ne s’agissait-il que d’une maladresse. Mais si cette maladresse a fait bondir, c’était probablement en raison des précédents qui existaient sur le sujet. Car quand ces questions sont évoquées, la comparaison revient ponctuellement, et s’appuie notamment sur l’expression Un Éternel Treblinka, titre d’un ouvrage sur la condition animale, écrit par l’historien Charles Patterson et paru en 2002.
Toutefois, le pompon du parallèle douteux revient à l’étoile jaune. C’est désormais une manie. Lorsqu’un sujet met en balance la collectivité, le droit commun, et le droit individuel, il y a toujours quelque Nobel de l’analyse politique pour brandir cet odieux symbole historique. En novembre 2019, lors de la manifestation à Paris contre l’islamophobie, la situation des Français musulmans a ainsi été comparée par quelques participants, à rien de moins que porter l’étoile jaune ! Interdire les signes religieux dans des circonstances spécifiques reste un sujet épineux chez nos voisins, comme chez nous. Et visiblement, pour certains, forcer les citoyens à être identiques dans la fonction publique ou à l’école, reviendrait au même que les marquer pour savoir qui devra être exécuté à la fin du mois.
Dernière référence en date mais non des moindres, le pass sanitaire – pass nazitaire, comme on a pu lire, en France, sur certaines pancartes de manifestants – “c’est l’étoile jaune” ! Car ne vous y trompez pas, messieurs-dames : carnet de vaccination ou chambre à gaz, c’est du pareil au même. En octobre dernier, l’Italie a même vu des militants anti-pass se déguiser en prisonniers de camps de concentration, et s’affubler de numéros… parce que tatouage ou QR code, c’est kif-kif. À de tels niveaux de rhétorique, l’hyperbole se mue en discipline olympique.
Au-delà de la non-pertinence et du manque flagrant de mesure et de décence dans le propos, ce qui heurte ici, c’est évidemment la banalisation engendrée. Si à chaque nouvelle contrainte légale ou à chaque débat de société, des indignés de comptoir brandissent l’étoile jaune en slogan ou en hashtag boiteux, comment espérer que la mémoire collective se souvienne que ce sigle n’était pas une contrainte mais une condamnation à mort ? Et que cette condamnation avait pour seul motif la détestation d’un groupe humain ?
Mémoire contre tout victimaire
On l’a souvent dit, si le racisme est surtout fait de condescendance et de sentiment de supériorité, l’antisémitisme, lui, comporte une étrange composante : la jalousie. Gorgé de fantasmes, l’antisémite prête un pouvoir et, même, parfois, des capacités (le “génie juif”) démesurés aux Juifs : “ils sont si puissants, si riches, ils contrôlent tout, d’ailleurs, ils sont intouchables…” Or, à l’ère du tout victimaire, même leurs souffrances passées semblent aujourd’hui enviées.
L’histoire des Juifs n’est plus si encombrante que cela lorsqu’elle peut servir d’outil de com. On se bouscule pour entrer dans le club prestigieux des persécutés. Dans ces esprits tordus, l’étoile deviendrait presque un badge VIP pour obtenir gain de cause et même – parce que oui, nous sachons – des traitements de faveur. Il n’est pas question de jouer la carte malsaine de l’exclusivité de la douleur et de la persécution, d’autant que regarder le vécu des uns et des autres est toujours instructif pour savoir où l’on va. La mémoire et l’Histoire appartiennent à tous, et la Shoah engage et oblige toute l’humanité. Mais ce réflexe pavlovien du point Godwin est usant. Donnant l’impression que tout est aussi grave qu’un génocide, on amène à penser qu’un génocide, finalement, n’est pas grand-chose…
En ces temps où la discrimination est pensée comme étalon premier de l’identité, nous devons tous nous garder de nous enfermer dans les drames du passé. Se définir seulement par ces tragédies serait une terrible erreur. Pour autant, cette période de crise sanitaire nous aura également rappelé combien il reste fondamental de faire mémoire de ces événements historiques et de tous ces morts, car d’autres ne se gêneront pas pour se les accaparer.
De ses propres termes : “Situé à St Gilles (B-1060 Bruxelles), le Centre Communautaire Laïc Juif David Susskind (CCLJ) ouvre ses portes à la communauté juive de Bruxelles croyante ou non, mais aussi à tous les curieux de cette culture qui ont envie de s’intéresser à un pan de son histoire, ancienne ou contemporaine ou à sa mémoire, et au-delà, à tous ceux et celles intéressés par l’une des activités culturelles et récréatives du CCLJ. Les missions du CCLJ sont multiples. Il veille notamment à l’affirmation et à la transmission de l’identité juive laïque dans le respect des différences, il est engagé contre toutes formes de racisme. Le CCLJ promeut le dialogue par le biais d’actions éducatives et d’un programme culturel ouvert à tous. Tout au long de l’année, de nombreux événements sont organisés et des espaces de dialogue sont ménagés. Les activités s’adressent à toutes les générations. Le CCLJ accueille des auteurs tel que Boris Cyrulnik, Anne Sinclair ou Guillaume Ancel, des conférenciers, des réalisateurs tels que les frères Dardenne, des essayistes comme Rachel Kahn, Raphaël Glucksman, Raphaël Enthoven et tant d’autres. Via son département “La haine, je dis NON !“, le CCLJ sensibilise et fait comprendre à des publics intergénérationnels, venant d’horizons divers, les faits liés à la Shoah et aux autres crimes de génocide.”
Petit rappel. Le “point Godwin” est dérivé d’une loi empirique énoncée par un certain Mike GODWIN, avocat américain et figure importante des réseaux depuis longtemps. En 1990 à partir des conversations auxquelles il assiste sur Usenet (on est là avant la naissance du web sur un des réseaux qui composent l’Internet), il énonce la loi suivante : “Plus une discussion en ligne dure, plus la probabilité d’y trouver une comparaison impliquant les Nazis ou Hitler s’approche de 1.“
En fait, Mike Godwin applique aux conversations en ligne un phénomène identifié dès le début des années 1950 par le philosophe Léo Strauss sous le nom de reductio ad hitlerum (réduction à Hitler), et qui consiste à disqualifier l’argumentation de l’adversaire en l’associant à Hitler, au Nazi ou à toute autre idéologie honnie de l’Histoire.
Aujourd’hui, en français, on parle plus volontiers de “point Godwin” que de “loi Godwin” pour désigner ce moment de la conversation où se manifeste la reductio ad hitlerum. On dit donc d’une conversation en ligne (on le dit aussi parfois des conversations hors ligne, mais c’est récent), qu’elle a “atteint le point Godwin” quand l’un des interlocuteurs en réfère au nazisme, à Hitler, à la Shoah, pour disqualifier l’argumentation de son adversaire. [FRANCECULTURE.FR]
Né à Ougrée en 1965, Philippe RAXHON est docteur en histoire, professeur ordinaire à l’Université de Liège et chercheur qualifié honoraire du Fonds National de la Recherche scientifique (FNRS). Il dirige l’Unité d’histoire contemporaine de l’Université de Liège.
Il a publié une quinzaine de livres historiques comme auteur, coauteur, ou directeur éditorial, ainsi que deux recueils de poèmes et un roman épistolaire en 1989, Les Lettres mosanes, d’abord décliné en épisodes radiophoniques sur la RTBF.
Il enseigne notamment la critique historique, l’histoire des conceptions et des méthodes de l’histoire, et l’histoire contemporaine. On lui doit de nombreuses publications sur les relations entre l’histoire et la mémoire, sur des thèmes divers, de la Révolution française à la Shoah, en passant par Liège et la Wallonie, soit près de 150 articles de revues historiques et d’actes de colloques.
Il a participé à de multiples rencontres et colloques internationaux, et a développé des liens en particulier avec l’Amérique latine, dont il a enseigné l’histoire à l’Université de Liège. Il a été et est également membre d’une série d’institutions scientifiques au niveau national et international.
Il fut l’un des quatre experts de la commission d’enquête parlementaire “Lumumba“, une expérience dont il a tiré un livre : Le débat Lumumba. Histoire d’une expertise (Bruxelles : Espace de Libertés, 2002).
Il est aussi le concepteur historiographique du premier parcours de l’exposition permanente des Territoires de la Mémoire (Liège), et l’auteur du Catalogue des Territoires de la Mémoire (Bruxelles : Crédit communal, 1999).
Il fut également membre de la commission scientifique du Comité “Mémoire et Démocratie” du Parlement wallon, et du comité d’accompagnement scientifique pour la rénovation du site de Waterloo (Mémorial).
Il est le coauteur, en tant que scénariste et dialoguiste, des docu-fictions pour la télévision Fragonard ou la passion de l’anatomie réalisé en 2011 par Jacques Donjean et Olivier Horn, et de Les Trois Serments réalisé en 2014 par Jacques Donjean.
Conférencier, accompagnateur de voyages mémoriels, conseiller historique pour des manuels scolaires, des expositions et autres manifestations, membre de jury de prix, chroniqueur dans la presse, présent régulièrement dans les médias, il conçoit son activité d’historien dans l’espace public comme un complément indispensable à l’exercice de la citoyenneté.
Ses derniers livres sont :
Centenaire sanglant. La bataille de Waterloo dans la Première Guerre mondiale (Bruxelles : Editions Luc Pire, 2015) ;
Mémoire et Prospective. Université de Liège (1817-2017), en collaboration avec Veronica Granata, (Liège : Presses Universitaires de Liège, 2017) ;
La Source S (Paris : Librinova, 2018) ; La Source S a été éditée sous le titre Le Complot des Philosophes par City Editions en 2020 et est parue en édition de poche en avril 2021 ;
La Solution Thalassa (Paris : Librinova, 2019) ; La Solution Thalassa est parue en avril 2021 chez City Editions ;
Le Secret Descendance (Paris : Librinova, 2020) ; Le Secret Descendance est la suite du Complot des Philosophes et de La Solution Thalassa, les trois volumes constituent la trilogie de la mémoire mettant en scène Laura Zante et François Lapierre, des historiens confrontés à des sources qui imposent des défis à leur esprit critique.
Il écrit désormais des thrillers pour donner du plaisir à réfléchir, des romans à ne pas lire si vous êtes satisfait de vos certitudes…
Mieux connaître l’extrême droite pour mieux la combattre : la cavale de Jürgen Conings, terroriste d’extrême droite, et l’invraisemblable mouvement de soutien dont il fait l’objet montrent à quel point le danger de l’extrême droite reste présent. Encore une fois, l’actualité nous rappelle aux réalités. Les récents sondages électoraux également: en Flandre, si nous votions demain, un électeur sur quatre soutiendrait le Vlaams Belang. L’entrisme du fascisme dans les rouages des institutions censées défendre la démocratie (police, armée…) ou l’incarner (Parlements…) est profondément préoccupant.
Le Centre d’Action Laïque et l’une de ses associations constitutives, les Territoires de la Mémoire, ont de tous temps milité pour l’implication citoyenne dans la construction d’une société démocratique garante des droits et libertés fondamentales. Combattre l’extrême droite et résister aux dangers et à la propagation des idées liberticides passe notamment par le travail de Mémoire, pour éviter de reproduire les erreurs commises dans le passé, pour comprendre et décoder le monde qui nous entoure. Mais les deux associations appellent aussi à la vigilance et à la résistance. Et il y a urgence.
Afin de conscientiser à l’ampleur que prend l’extrême droite chez nous comme ailleurs en Europe, le Centre d’Action Laïque et les Territoires de la Mémoire ont conjointement développé un site internet didactique pour faire l’état des lieux de l’extrême-droite en Europe (extreme-droite-europe.be). Il s’agit en effet d’inviter chacun à mieux connaître l’extrême droite pour mieux la combattre.
Les projets d’extrême-droite comportent trois caractéristiques clés simultanées: l’inégalité, le nationalisme, et le radicalisme. Cette grille d’analyse simple et éprouvée sert à évaluer le niveau liberticide d’un discours politique.
Ce site, qui sera réactualisé régulièrement en fonction des évolutions politiques en Europe, offre aussi des pistes pour résister et agir, notamment en arborant le Triangle Rouge. Le Triangle Rouge est le symbole de la résistance aux idées qui menacent les libertés fondamentales depuis de nombreuses années. Porté sous forme d’un pin’s, il permet à chacun de rappeler discrètement que la plupart des citoyens refusent de céder aux idées haineuses, racistes, sexistes ou liberticides.”
“C’est le best-seller de la fin de l’année 2010 [l’article date du 30-12-2010]. Indignez-vous, de l’ancien résistant Stéphane HESSEL, s’est vendu à plus de 300.000 exemplaires. Quelles sont les raisons d’un tel succès ? Son prix attractif de trois euros ? La longueur de l’ouvrage, soit une vingtaine de page ? Un concours de circonstances : sortie du livre avant Noël ? L’engouement, même inexpliqué, est réel et vire au phénomène de société. On se l’arrache et les libraires peinent à alimenter leurs stocks […] cet appel à l’indignation qui provoque espoir chez certains et déchaîne les passions chez d’autres”
Il nous appartient de veiller tous ensemble à ce que notre société reste une société dont nous soyons fiers : pas cette société des sans-papiers, des expulsions, des soupçons à l’égard des immigrés, pas cette société où l’on remet en cause les retraites, les acquis de la Sécurité sociale, pas cette société où les médias sont entre les mains des nantis, toutes choses que nous aurions refusé de cautionner si nous avions été les véritables héritiers du Conseil National de la Résistance.
On ose nous dire que l’État ne peut plus assurer les coûts de ces mesures citoyennes. Mais comment peut-il manquer aujourd’hui de l’argent pour maintenir et prolonger ces conquêtes alors que Ia production de richesses a considérablement augmenté depuis la Libération, période où l’Europe était ruinée ? Sinon parce que le pouvoir de l’argent, tellement combattu par la Résistance, n’a jamais été aussi grand, insolent, égoïste, avec ses propres serviteurs jusque dans les plus hautes sphères de l’État. Les banques désormais privatisées se montrent d’abord soucieuses de leurs dividendes, et des très haut salaires de leurs dirigeants, pas de l’intérêt général. L’écart entre les plus pauvres et les plus riches n’a jamais été aussi important ; et la course à l’argent, la compétition, autant encouragée. Nous leur disons : prenez le relais, indignez-vous ! Les responsables politiques, économiques, intellectuels et l’ensemble de la société ne doivent pas démissionner, ni se laisser impressionner par l’actuelle dictature internationale des marchés financiers qui menace la paix et la démocratie.
Nous n’avons plus affaire à une petite élite dont nous comprenons clairement les agissements. C’est un vaste monde, dont nous sentons bien qu’il est interdépendant. Nous vivons dans une interconnectivité comme jamais encore il n’en a existé. Mais dans ce monde, il y a des choses insupportables. Pour le voir, il faut bien regarder, chercher. Je dis aux jeunes : cherchez un peu, vous allez trouver. La pire des attitudes est l’indifférence, dire je n’y peux rien, je me débrouille. En vous comportant ainsi, vous perdez l’un des composantes essentielles qui fait l’humain. Une des composantes indispensables : la faculté d’indignation et l’engagement qui en est la conséquence.
II faut comprendre que la violence tourne le dos à l’espoir. Il faut lui préférer l’espérance, l’espérance de la non-violence. C’est le chemin que nous devons apprendre à suivre. Aussi bien du côté des oppresseurs que des opprimés, il faut arriver à une négociation pour faire disparaître l’oppression ; c’est ce qui permettra de ne plus avoir de violence terroriste. C’est pourquoi il ne faut pas laisser s’accumuler trop de haine.
Comment conclure cet appel à s’indigner ? En rappelant encore que, à l’occasion du soixantième anniversaire du Programme du Conseil national de la Résistance, nous disions le 8 mars 2004, nous vétérans des mouvements de Résistance et des forces combattantes de la France libre (1940-1945), que certes, le nazisme est vaincu, grâce au sacrifice de nos frères et sœurs de la Résistance et des Nations unies contre la barbarie fasciste. Mais cette menace n’a pas totalement disparu et notre colère contre l’injustice est toujours intacte. Non, cette menace n’a pas totalement disparu. Aussi, appelons-nous toujours à une véritable insurrection pacifique contre les moyens de communication de masse qui ne proposent comme horizon pour notre jeunesse que la consommation de masse, le mépris des plus faibles et de la culture, l’amnésie généralisée et la compétition à outrance de tous contre tous.
À ceux et celles qui feront le XXIe siècle, nous disons avec notre affection : CRÉER, C’EST RÉSISTER. RÉSISTER, C’EST CRÉER.
“Stéphane Hessel (1917-2013), auteur d’Indignez-vous (Editions Indigène) un petit pamphlet vendu à plus de 2 millions d’exemplaires (Source Edistat) depuis sa parution fin octobre 2010, est l’objet d’une polémique. Pour ses détracteurs, ce vieil homme, passé par le camp de concentration allemand de Buchenwald et farouche défenseur des droits de l’homme, aurait “joint sa voix à celle des pires antijuifs” en critiquant l’action de l’armée israélienne menée à Gaza en décembre 2008 et en appelant au boycott des produits israéliens. Pour justifier ce reproche, son action au cours de la guerre 39-45 et sa participation à la rédaction de la déclaration universelle des Droits de l’homme en 1948 ont même été mis en doute. Que sait-on exactement de lui?
Stefan Hessel naît à Berlin le 20 octobre 1917. Son père, Franz Hessel, est issu d’une famille juive convertie au luthéranisme. C’est un homme de lettres francophile qui traduira, dans les années 1920, Proust en allemand en compagnie du philosophe Walter Benjamin.
Franz et Helene Grund, sa femme, ont inspiré le triangle amoureux du roman d’Henri-Pierre RochéJules et Jim (1953), adapté ensuite par François Truffaut (1962). Franz est l’amant allemand, Henri-Pierre est Jim, le Français, Helene est Catherine. Helene Grund rejoint Henri-Pierre Roché en France en 1925, suivie quelques mois après par son mari et leurs deux enfants, pour former le ménage anticonformiste qui fit rêver les années 1960.
Stéphane Hessel fait de brillantes études en France et il est naturalisé en 1937. En 1939, il est reçu à l’Ecole normale supérieure, où il poursuit des études de philosophie. Il épouse en 1939 Vitia Mirkine-Guetzévitch, une jeune russe d’origine juive, avec laquelle il aura trois enfants.
Il rejoint le Général de Gaulle à Londres en mars 1941. Il y reste jusqu’en 1944 où il revient en France pour une mission, et où il est arrêté. Déporté à Buchenwald, il n’échappe à la peine de mort par pendaison que grâce à une usurpation d’identité organisée par la résistance interne du camp.
Il est admis en 1945 au concours des Affaires étrangères et occupe le poste de directeur administratif au secrétariat général des Nations Unies à New York de 1946 à 1950. En 1948, il est nommé secrétaire de la Commission des Droits de l’Homme des Nations Unies quand celle-ci entreprend la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’homme. S’il n’est pas directement rédacteur, il participe donc bien aux travaux de la Commission, et donc à l’élaboration du texte.
C’est sur les valeurs de cette déclaration de 1948, ainsi que sur celles du Conseil National de la Résistance, qu’il va fonder ses engagements d’après-guerre en faveur d’une “véritable démocratie économique et sociale, impliquant l’éviction des grandes féodalités économiques et financières” (Indignez-vous, p. 10).
Il est attaché au cabinet de Pierre Mendès France en 1955. Sa carrière diplomatique le mène ensuite de poste en poste à Saïgon, Alger, New York et Genève où il représente la France aux Nations Unies.
A l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand, en 1981, il est “élevé à la dignité d’Ambassadeur de France“. En 1988, il soutient la candidature de Michel Rocard à l’élection présidentielle. Il voit en lui un nouveau Mendès France, avant d’être déçu par son “Nous ne pouvons pas accueillir toute la misère du monde“.
En 1996, il est médiateur dans l’affaire des “sans-papiers” réfugiés dans l’église Saint-Bernard. “Immigré moi-même, le sort des travailleurs immigrés ne pouvait que m’intéresser“, précise-t-il dans ses Mémoires parus en 1997, Danse avec le siècle.
Le 15 juin 2010, à la suite de l’attaque de la flottille d’aide à Gaza par l’armée israélienne, il appelle au boycott des produits israéliens dans le cadre de la campagne “Boycott, désinvestissement et sanctions” lancée par des associations palestiniennes en 2005.
En octobre 2010 à Gaza, il rencontre en compagnie de Régis Debray le chef du HamasIsmaël Haniyeh. Indignez-vous ! paraît le 22 octobre…” [LEXPRESS.FR]
“Certes, les raisons de s’indigner dans le monde complexe d’aujourd’hui peuvent paraître moins nettes qu’au temps du nazisme. Mais « cherchez et vous trouverez » : l’écart grandissant entre les très riches et les très pauvres, l’état de la planète, le traitement fait aux sans-papiers, aux immigrés, aux Roms, la course au « toujours plus », à la compétition, la dictature des marchés financiers, jusqu’aux acquis bradés de la Résistance – retraites, Sécurité sociale… Pour être efficace, il faut, comme hier, agir en réseau : Attac, Amnesty, la Fédération internationale des Droits de l’homme… en sont la démonstration. Alors, on peut croire Stéphane Hessel, et lui emboîter le pas, lorsqu’il appelle à une « insurrection pacifique ».” [INDIGENE-EDTIONS.FR]
“La libération du camp de concentration d’Auschwitz par les troupes soviétiques a marqué le début de la libération des camps où les Allemands ont exterminé 6 millions de Juifs. France 3 revient sur cette histoire tragique à l’occasion des commémorations des 70 ans de l’évènement.
Il y a 70 ans, le 27 janvier 1945, le camp de concentration d’Auschwitz était libéré par l’armée soviétique. C’est le premier grand camp d’extermination et de déportation libéré par les Alliés. 300 survivants se recueilleront sur place. À l’époque, les Soviétiques tombent presque par hasard sur le camp, cerclé de barbelés, où ils trouvent 7.000 personnes décharnées, au bord de la mort.
6 millions de Juifs exterminés
Au fur et à mesure de leur progression, les Alliés libèrent une vingtaine de camps. Dachau près de Munich, Buchenwald, Ravensbrück, Mauthausen entre autres. “C’est la fin d’une horreur sans nom. Il faut ouvrir les yeux et serrer les dents“, expliquaient à l’époque les médias. En tout, six millions de Juifs ont été victimes de la barbarie nazie dont Auschwitz est devenu le lieu emblématique, ainsi qu’un lieu de mémoire…” [FRANCETVINFO.FR]
Carte blanche à Stéphane DADO :
À l’heure du 76e anniversaire de la libération des camps de concentration, beaucoup se demandent ce que deviendra la transmission de la mémoire une fois que les derniers déportés auront disparu. Mon essai en cours depuis maintenant six ans sur les musiques et les musiciens des camps m’a permis de rencontrer quelques survivants de l’Holocauste – dont l’extraordinaire Paul Sobol qui vient de nous quitter – et de récolter une matière historique qui, si elle équivaut à un grain de sable dans l’immense édifice du savoir concentrationnaire, m’a toutefois permis de faire preuve d’empathie et de vibrer par sympathie avec ces différents témoins, un phénomène qui prévaut aussi à la lecture des écrits d’anciens déportés (ceux de Primo Levi, Simon Laks, Germaine Tillion ou encore Léon Halkin pour ne prendre que les plus marquants). Ces récits ont un pouvoir de persuasion tellement considérable qu’ils font de nous – au départ très involontairement – les dépositaires de ces événements et de ces témoignages.
Certes, aucun historien qui évoque aujourd’hui la Shoah n’a vécu dans sa chair l’immense douleur provoquée par la disparition des siens dans une chambre à gaz, la peur de lendemains plus qu’improbables, les affres de la souffrance provoquée par le froid, la faim et la maladie, l’agression continue des kapos et leur domination sadique, l’effroyable odeur suspendue en continu de ceux partis en fumée. Malgré ce “savoir” dont nous sommes dispensés, une conscience des faits s’installe en nous et nous aide à estimer la gravité de l’horreur, en même temps qu’elle nous permet de mesurer l’immense courage (et la formidable pulsion de vie) qui a maintenu debout ceux qui ont lutté, elle nous permet de sentir ces ressources insoupçonnées que certain(e)s hommes et femmes eurent au plus profond d’eux-mêmes, fussent-ils plongés dans les situations d’horreur les plus insoutenables.
Le jour où les derniers survivants auront disparu, leur mémoire sera à jamais la nôtre si l’on accepte de dédier une partie de sa vie à cet indispensable travail de transmission que l’on nomme maladroitement le devoir de mémoire. À mon sens, il n’y a aucun devoir qui tienne. Les humains sont libres de ne pas transmettre, de ne pas écouter, d’ignorer les faits. La mémoire n’est pas un devoir qui s’impose – toute obligation ou contrainte ne ferait rien d’autre que trahir partiellement l’histoire – mais un droit que l’on s’octroie. Il s’agit même d’une vocation qui répond à ce que nous avons de plus profondément humain et éthique en nous. D’une certaine façon, ce droit à la mémoire est un sacerdoce qui nous transforme en gardien(ne) du Temple, en nous dotant d’une force de conviction telle qu’elle nous permettra un jour de prendre le relais de ceux qui ne seront plus. Cette appropriation de l’expérience d’autrui nous donne la force de convaincre (j’allais presque écrire « convertir ») les générations qui n’auront plus droit aux témoignages de première main. Il m’est arrivé de rencontrer dans certains camps (notamment à Auschwitz, Belzec ou à Mauthausen) de jeunes historiens extraordinairement bien informés sur les crimes nazis et qui avaient « digéré » à la perfection les témoignages des anciens déportés au point d’évoquer et d’assimiler dans les moindres détails les mécanismes psychologiques et le ressenti de ceux qui les avaient exprimés. Cette énergie de la transmission, si elle s’effectue à partir de documents d’une incontestable véracité, pourra entretenir la flamme du souvenir intacte, et être à la source de narrations fiables que l’on transmettra sans rien y changer, de génération en génération. Lorsque les derniers déportés auront disparu, le patrimoine qu’ils auront légué sera si marquant qu’il paraîtra impossible d’effacer la puissance de leur expérience tout comme il sera impensable d’oublier la nature abjecte des crimes commis par leurs tortionnaires nazis.
Ce qui importe avant tout, c’est que le sens gouverne le choix des mots et non l’inverse. En matière de prose, la pire des choses que l’on puisse faire avec les mots est de s’abandonner à eux.
La novlangue de George Orwell,
un instrument de domination
“Comment la langue peut-elle devenir un instrument de domination ?” C’est la question que se pose George Orwell dans “1984” avec la [le ?] novlangue imposée par le pouvoir. Jean-Jacques Rosat, professeur de philosophie et éditeur, explique comment Orwell tente de nous prévenir des dangers du prêt-à-parler.
Il y a 70 ans paraissait le roman 1984, de George Orwell, l’un des récits les plus bouleversants du XXe siècle. Dans ce livre, un régime totalitaire modifie le langage pour s’assurer du contrôle des masses. George Orwell y montre comment les mots peuvent devenir un instrument de domination.
Afin de s’assurer le contrôle des esprits, les autorités ont créé cette novlangue (newspeak), censée remplacer l’anglais traditionnel (oldspeak).
Jean-Jacques Rosat, professeur de philosophie, éditeur et spécialiste d’Orwell : “Il y a deux volets dans cette entreprise. Le premier concerne le langage courant. Il est extrêmement appauvri, il n’y a plus de distinction entre les mots et les verbes. On déshabille les mots de toutes les significations secondaires. C’est presque un monosyllabe, une idée.
Et puis un deuxième volet, plus intéressant, l’invention d’un certain nombre de mots qu’Orwell appelle des “blanket words”, des mots-couvertures. Ce sont des mots très généraux comme par exemple “crimethink”, “pensée criminelle”ou “oldthink”, ”vieille pensée” qui vont recouvrir tout un ensemble de concepts anciens pour pouvoir les étouffer et les remplacer. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que ce n’est pas de la censure. La censure ça consiste à interdire de prononcer un mot. Le but là, c’est de vous enlever cette pensée de la tête.“
Socialiste libertaire, George Orwell est proche du parti travailliste. Il s’engage aux côté des brigades internationales lors de la guerre civile espagnole. Pour écrire 1984, Orwell s’inspire de l’expérience stalinienne en URSS et de la propagande du IIIe Reich en Allemagne. Mais il regarde aussi chez lui au Royaume-Uni, à son époque. Dans un essai publié en 1946, La Politique et la langue anglaise, il montre comment le discours politique ambiant appauvrit la langue et en corrompt le sens.
Jean-Jacques Rosat : “En politique, on voit très bien à quoi ça s’applique, c’est les phrases toutes faites. Un journaliste vous pose une question et vous avez des éléments de langage tout faits qui vont constituer un acte de communication mais certainement pas un acte de pensée, de réflexion. Les jargons, les phrases toutes faites, les métaphores toutes faites. Tout ce vocabulaire-là empêche de penser, c’est un vocabulaire automatique.“
Orwell est un écrivain, pas un théoricien politique. Mais la novlangue qu’il invente dans 1984 est une mise en garde universelle contre l’instrumentalisation du langage. Il donne des conseils au lecteur pour ne pas se laisser manipuler par les mots.
Jean-Jacques Rosat : “Pensez à ce que vous dites, essayez de ne dire que des choses que vous pensez et qui ont du sens. Défiez-vous farouchement de toutes les mécaniques de langage dans lesquelles c’est la langue qui pense à votre place, donc d’autres que vous qui pensent à votre place. Si vous faites ce travail sur vous-même, ça ne changera pas la société du jour au lendemain mais c’est une condition pour la démocratie et pour une société humaine.“
(Appendice à 1984, Paris : Gallimard, 1950 pour la traduction française)
Le novlangue a été la langue officielle de l’Océania. Il fut inventé pour répondre aux besoins de l’Angsoc, ou socialisme anglais.
En l’an 1984, le novlangue n’était pas la seule langue en usage, que ce fût oralement ou par écrit. Les articles de fond du Times étaient écrits en novlangue, mais c’était un tour de force qui ne pouvait être réalisé que par des spécialistes. On comptait que le novlangue aurait finalement supplanté l’ancilangue (nous dirions la langue ordinaire) vers l’année 2050.
Entre-temps, il gagnait régulièrement du terrain. Les membres du Parti avaient de plus en plus tendance à employer des mots et des constructions grammaticales novlangues dans leurs conversations de tous les jours. La version en usage en 1984 et résumée dans les neuvième et dixième éditions du dictionnaire novlangue était une version temporaire qui contenait beaucoup de mots superflus et de formes archaïques qui devaient être supprimés plus tard.
Nous nous occupons ici de la version finale, perfectionnée, telle qu’elle est donnée dans la onzième édition du dictionnaire.
Le but du novlangue était, non seulement de fournir un mode d’expression aux idées générales et aux habitudes mentales des dévots de l’angsoc, mais de rendre impossible tout autre mode de pensée.
Il était entendu que lorsque le novlangue serait une fois pour toutes adopté et que l’ancilangue serait oublié, une idée hérétique – c’est-à-dire une idée s’écartant des principes de l’angsoc – serait littéralement impensable, du moins dans la mesure où la pensée dépend des mots.
Le vocabulaire du novlangue était construit de telle sorte qu’il pût fournir une expression exacte, et souvent très nuancée, aux idées qu’un membre du Parti pouvait, à juste titre, désirer communiquer. Mais il excluait toutes les autres idées et même les possibilités d’y arriver par des méthodes indirectes. L’invention de mots nouveaux, l’élimination surtout des mots indésirables, la suppression dans les mots restants de toute signification secondaire, quelle qu’elle fût, contribuaient à ce résultat.
Ainsi le mot libre existait encore en novlangue, mais ne pouvait être employé que dans des phrases comme « le chemin est libre ». Il ne pouvait être employé dans le sens ancien de « liberté politique » ou de « liberté intellectuelle ». Les libertés politique et intellectuelle n’existaient en effet plus, même sous forme de concept. Elles n’avaient donc nécessairement pas de nom.
En dehors du désir de supprimer les mots dont le sens n’était pas orthodoxe, l’appauvrissement du vocabulaire était considéré comme une fin en soi et on ne laissait subsister aucun mot dont on pouvait se passer. Le novlangue était destiné, non à étendre, mais à diminuer le domaine de la pensée, et la réduction au minimum du choix des mots aidait indirectement à atteindre ce but.
Le novlangue était fondé sur la langue que nous connaissons actuellement, bien que beaucoup de phrases novlangues, même celles qui ne contiennent aucun mot nouveau, seraient à peine intelligibles à notre époque.
Les mots novlangues étaient divisés en trois classes distinctes, connues sous les noms de vocabulaire A, vocabulaire B (aussi appelé mots composés) et vocabulaire C. Il sera plus simple de discuter de chaque classe séparément, mais les particularités grammaticales de la langue pourront être traitées dans la partie consacrée au vocabulaire A car les mêmes règles s’appliquent aux trois catégories.
Vocabulaire A. – Le vocabulaire A comprenait les mots nécessaires à la vie de tous les jours, par exemple pour manger, boire, travailler, s’habiller, monter et descendre les escaliers, aller à bicyclette, jardiner, cuisiner, et ainsi de suite… Il était composé presque entièrement de mots que nous possédons déjà, de mots comme : coup, course, chien, arbre, sucre, maison, champ. Mais en comparaison avec le vocabulaire actuel, il y en avait un très petit nombre et leur sens était délimité avec beaucoup plus de rigidité. On les avait débarrassés de toute ambiguïté et de toute nuance. Autant que faire se pouvait, un mot novlangue de cette classe était simplement un son staccato exprimant un seul concept clairement compris. Il eût été tout à fait impossible d’employer le vocabulaire A à des fins littéraires ou à des discussions politiques ou philosophiques. Il était destiné seulement à exprimer des pensées simples, objectives, se rapportant en général à des objets concrets ou à des actes matériels.
La grammaire novlangue renfermait deux particularités essentielles. La première était une interchangeabilité presque complète des différentes parties du discours. Tous les mots de la langue (en principe, cela s’appliquait même à des mots très abstraits comme si ou quand) pouvaient être employés comme verbes, noms, adjectifs ou adverbes. Il n’y avait jamais aucune différence entre les formes du verbe et du nom quand ils étaient de la même racine.
Cette règle du semblable entraînait la destruction de beaucoup de formes archaïques. Le mot pensée par exemple, n’existait pas en novlangue. Il était remplacé par penser qui faisait office à la fois de nom et de verbe. On ne suivait dans ce cas aucun principe étymologique. Parfois c’était le nom originel qui était choisi, d’autres fois, c’était le verbe.
Même lorsqu’un nom et un verbe de signification voisine n’avaient pas de parenté étymologique, l’un ou l’autre était fréquemment supprimé. Il n’existait pas, par exemple, de mot comme couper, dont le sens était suffisamment exprimé par le nom-verbe couteau.
Les adjectifs étaient formés par l’addition du suffixe able au nom-verbe, et les adverbes par l’addition du suffixe ment à l’adjectif. Ainsi, l’adjectif correspondant à vérité était véritable, l’adverbe, véritablement.
On avait conservé certains de nos adjectifs actuels comme bon, fort, gros, noir, doux, mais en très petit nombre. On s’en servait peu puisque presque tous les qualificatifs pouvaient être obtenus en ajoutant able au nom-verbe.
Aucun des adverbes actuels n’était gardé, sauf un très petit nombre déjà terminés en ment. La terminaison ment était obligatoire. Le mot bien, par exemple, était remplacé par bonnement.
De plus, et ceci s’appliquait encore en principe à tous les mots de la langue, n’importe quel mot pouvait prendre la forme négative par l’addition du préfixe in. On pouvait en renforcer le sens par l’addition du préfixe plus, ou, pour accentuer davantage, du préfixe doubleplus. Ainsi incolore signifie « pâle », tandis que pluscolore et doublepluscolore signifient respectivement « très coloré » et « superlativement coloré ».
Il était aussi possible de modifier le sens de presque tous les mots par des préfixes-prépositions tels que anté, post, haut, bas, etc.
Grâce à de telles méthodes, on obtint une considérable diminution du vocabulaire. Étant donné par exemple le mot bon, on n’a pas besoin du mot mauvais, puisque le sens désiré est également, et, en vérité, mieux exprimé par inbon. Il fallait simplement, dans les cas où deux mots formaient une paire naturelle d’antonymes, décider lequel on devait supprimer. Sombre, par exemple, pouvait être remplacé par inclair, ou clair par insombre, selon la préférence.
La seconde particularité de la grammaire novlangue était sa régularité. Toutes les désinences, sauf quelques exceptions mentionnées plus loin, obéissaient aux mêmes règles. C’est ainsi que le passé défini et le participe passé de tous les verbes se terminaient indistinctement en é. Le passé défini de voler était volé, celui de penser était pensé et ainsi de suite. Les formes telles que nagea, donnât, cueillit, parlèrent, saisirent, étaient abolies.
Le pluriel était obtenu par l’adjonction de s ou es dans tous les cas. Le pluriel d’œil, bœuf, cheval, était, respectivement, œils, bœufs, chevals.
Les adjectifs comparatifs et superlatifs étaient obtenus par l’addition de suffixes invariables. Les vocables dont les désinences demeuraient irrégulières étaient, en tout et pour tout, les pronoms, les relatifs, les adjectifs démonstratifs et les verbes auxiliaires. Ils suivaient les anciennes règles. Dont, cependant, avait été supprimé, comme inutile.
Il y eut aussi, dans la formation des mots, certaines irrégularités qui naquirent du besoin d’un parler rapide et facile. Un mot difficile à prononcer ou susceptible d’être mal entendu, était ipso facto tenu pour mauvais. En conséquence, on insérait parfois dans le mot des lettres supplémentaires, ou on gardait une forme archaïque, pour des raisons d’euphonie.
Mais cette nécessité semblait se rattacher surtout au vocabulaire B. Nous exposerons clairement plus loin, dans cet essai, les raisons pour lesquelles une si grande importance était attachée à la facilité de la prononciation.
Vocabulaire B. – Le vocabulaire B comprenait des mots formés pour des fins politiques, c’est-à-dire des mots qui, non seulement, dans tous les cas, avaient une signification politique, mais étaient destinés à imposer l’attitude mentale voulue à la personne qui les employait.
Il était difficile, sans une compréhension complète des principes de l’angsoc, d’employer ces mots correctement. On pouvait, dans certains cas, les traduire en ancilangue, ou même par des mots puisés dans le vocabulaire A, mais cette traduction exigeait en général une longue périphrase et impliquait toujours la perte de certaines harmonies.
Les mots B formaient une sorte de sténographie verbale qui entassait en quelques syllabes des séries complètes d’idées, et ils étaient plus justes et plus forts que ceux du langage ordinaire.
Les mots B étaient toujours des mots composés. (On trouvait, naturellement, des mots composés tels que phonoscript dans le vocabulaire A, mais ce n’étaient que des abréviations commodes qui n’avaient aucune couleur idéologique spéciale.)
Ils étaient formés de deux mots ou plus, ou de portions de mots, soudés en une forme que l’on pouvait facilement prononcer. L’amalgame obtenu était toujours un nom-verbe dont les désinences suivaient les règles ordinaires. Pour citer un exemple, le mot « bonpensé » signifiait approximativement « orthodoxe » ou, si on voulait le considérer comme un verbe, « penser d’une manière orthodoxe ». Il changeait de désinence comme suit : nom-verbe bonpensé, passé et participe passé bienpensé ; participe présent : bonpensant ; adjectif : bonpensable ; nom verbal : bonpenseur.
Les mots B n’étaient pas formés suivant un plan étymologique. Les mots dont ils étaient composés pouvaient être n’importe quelle partie du langage. Ils pouvaient être placés dans n’importe quel ordre et mutilés de n’importe quelle façon, pourvu que cet ordre et cette mutilation facilitent leur prononciation et indiquent leur origine.
Dans le mot crimepensée par exemple, le mot pensée était placé le second, tandis que dans pensée-pol (police de la pensée) il était placé le premier, et le second mot, police, avait perdu sa deuxième syllabe. À cause de la difficulté plus grande de sauvegarder l’euphonie, les formes irrégulières étaient plus fréquentes dans le vocabulaire B que dans le vocabulaire A. Ainsi, les formes qualificatives : Miniver, Minipax et Miniam remplaçaient respectivement : Minivéritable, Minipaisible et Miniaimé, simplement parce que véritable, paisible, aimé, étaient légèrement difficiles à prononcer. En principe, cependant, tous les mots B devaient recevoir des désinences, et ces désinences variaient exactement suivant les mêmes règles.
Quelques-uns des mots B avaient de fines subtilités de sens à peine intelligibles à ceux qui n’étaient pas familiarisés avec l’ensemble de la langue. Considérons, par exemple, cette phrase typique d’un article de fond du Times : Ancipenseur nesentventre Angsoc. La traduction la plus courte que l’on puisse donner de cette phrase en ancilangue est : « Ceux dont les idées furent formées avant la Révolution ne peuvent avoir une compréhension pleinement sentie des principes du Socialisme anglais. »
Mais cela n’est pas une traduction exacte. Pour commencer, pour saisir dans son entier le sens de la phrase novlangue citée plus haut, il fallait avoir une idée claire de ce que signifiait angsoc. De plus, seule une personne possédant à fond l’angsoc pouvait apprécier toute la force du mot : sentventre (sentir par les entrailles) qui impliquait une acceptation aveugle, enthousiaste, difficile à imaginer aujourd’hui ; ou du mot ancipensée (pensée ancienne), qui était inextricablement mêlé à l’idée de perversité et de décadence.
Mais la fonction spéciale de certains mots novlangue comme ancipensée, n’était pas tellement d’exprimer des idées que d’en détruire. On avait étendu le sens de ces mots, nécessairement peu nombreux, jusqu’à ce qu’ils embrassent des séries entières de mots qui, leur sens étant suffisamment rendu par un seul terme compréhensible, pouvaient alors être effacés et oubliés. La plus grande difficulté à laquelle eurent à faire face les compilateurs du dictionnaire novlangue, ne fut pas d’inventer des mots nouveaux mais, les ayant inventés, de bien s’assurer de leur sens, c’est-à-dire de chercher quelles séries de mots ils supprimaient par leur existence.
Comme nous l’avons vu pour le mot libre, des mots qui avaient un sens hérétique étaient parfois conservés pour la commodité qu’ils présentaient, mais ils étaient épurés de toute signification indésirable.
D’innombrables mots comme : honneur, justice, moralité, internationalisme, démocratie, science, religion, avaient simplement cessé d’exister. Quelques mots-couvertures les englobaient et, en les englobant, les supprimaient.
Ainsi tous les mots groupés autour des concepts de liberté et d’égalité étaient contenus dans le seul mot penséecrime, tandis que tous les mots groupés autour des concepts d’objectivité et de rationalisme étaient contenus dans le seul mot ancipensée. Une plus grande précision était dangereuse. Ce qu’on demandait aux membres du Parti, c’était une vue analogue à celle des anciens Hébreux qui savaient – et ne savaient pas grand-chose d’autre – que toutes les nations autres que la leur adoraient de « faux dieux ». Ils n’avaient pas besoin de savoir que ces dieux s’appelaient Baal, Osiris, Moloch, Ashtaroh et ainsi de suite… Moins ils les connaissaient, mieux cela valait pour leur orthodoxie. Ils connaissaient Jéhovah et les commandements de Jéhovah. Ils savaient, par conséquent, que tous les dieux qui avaient d’autres noms et d’autres attributs étaient de faux dieux.
En quelque sorte de la même façon, les membres du Parti savaient ce qui constituait une bonne conduite et, en des termes excessivement vagues et généraux, ils savaient quelles sortes d’écarts étaient possibles. Leur vie sexuelle, par exemple, était minutieusement réglée par les deux mots novlangue : crimesex (immoralité sexuelle) et biensex (chasteté).
Crimesex concernait les écarts sexuels de toutes sortes. Ce mot englobait la fornication, l’adultère, l’homosexualité et autres perversions et, de plus, la sexualité normale pratiquée pour elle-même. Il n’était pas nécessaire de les énumérer séparément puisqu’ils étaient tous également coupables. Dans le vocabulaire C, qui comprenait les mots techniques et scientifiques, il aurait pu être nécessaire de donner des noms spéciaux à certaines aberrations sexuelles, mais le citoyen ordinaire n’en avait pas besoin. Il savait ce que signifiait biensex, c’est-à-dire les rapports normaux entre l’homme et la femme, dans le seul but d’avoir des enfants, et sans plaisir physique de la part de la femme. Tout autre rapport était crimesex. Il était rarement possible en novlangue de suivre une pensée non orthodoxe plus loin que la perception qu’elle était non orthodoxe. Au-delà de ce point, les mots n’existaient pas.
Il n’y avait pas de mot, dans le vocabulaire B, qui fût idéologiquement neutre. Un grand nombre d’entre eux étaient des euphémismes. Des mots comme, par exemple : joiecamp (camp de travaux forcés) ou minipax (ministère de la Paix, c’est-à-dire ministère de la Guerre) signifiaient exactement le contraire de ce qu’ils paraissaient vouloir dire.
D’autre part, quelques mots révélaient une franche et méprisante compréhension de la nature réelle de la société océanienne. Par exemple prolealiment qui désignait les spectacles stupides et les nouvelles falsifiées que le Parti délivrait aux masses.
D’autres mots, eux, étaient bivalents et ambigus. Ils sous-entendaient le mot bien quand on les appliquait au Parti et le mot mal quand on les appliquait aux ennemis du Parti, de plus, il y avait un grand nombre de mots qui, à première vue, paraissaient être de simples abréviations et qui tiraient leur couleur idéologique non de leur signification, mais de leur structure.
On avait, dans la mesure du possible, rassemblé dans le vocabulaire B tous les mots qui avaient ou pouvaient avoir un sens politique quelconque. Les noms des organisations, des groupes de gens, des doctrines, des pays, des institutions, des édifices publics, étaient toujours abrégés en une forme familière, c’est-à-dire en un seul mot qui pouvait facilement se prononcer et dans lequel l’étymologie était gardée par un minimum de syllabes.
Au ministère de la Vérité, par exemple, le Commissariat aux Archives où travaillait Winston s’appelait Comarch, le Commissariat aux Romans Comrom, le Commissariat aux Téléprogrammes Télécom et ainsi de suite.
Ces abréviations n’avaient pas seulement pour but d’économiser le temps. Même dans les premières décennies du XXe siècle, les mots et phrases télescopés avaient été l’un des traits caractéristiques de la langue politique, et l’on avait remarqué que, bien qu’universelle, la tendance à employer de telles abréviations était plus marquée dans les organisations et dans les pays totalitaires. Ainsi les mots : Gestapo, Comintern, Imprecorr, Agitprop. Mais cette habitude, au début, avait été adoptée telle qu’elle se présentait, instinctivement. En novlangue, on l’adoptait dans un dessein conscient.
On remarqua qu’en abrégeant ainsi un mot, on restreignait et changeait subtilement sa signification, car on lui enlevait les associations qui, autrement, y étaient attachées. Les mots « communisme international », par exemple, évoquaient une image composite : Universelle fraternité humaine, drapeaux rouges, barricades, Karl Marx, Commune de Paris, tandis que le mot « Comintern » suggérait simplement une organisation étroite et un corps de doctrine bien défini. Il se référait à un objet presque aussi reconnaissable et limité dans son usage qu’une chaise ou une table. Comintern est un mot qui peut être prononcé presque sans réfléchir tandis que Communisme International est une phrase sur laquelle on est obligé de s’attarder, au moins momentanément.
De même, les associations provoquées par un mot comme Miniver étaient moins nombreuses et plus faciles à contrôler que celles amenées par ministère de la Vérité.
Ce résultat était obtenu, non seulement par l’habitude d’abréger chaque fois que possible, mais encore par le soin presque exagéré apporté à rendre les mots aisément prononçables.
Mis à part la précision du sens, l’euphonie, en novlangue, dominait toute autre considération. Les règles de grammaire lui étaient toujours sacrifiées quand c’était nécessaire. Et c’était à juste titre, puisque ce que l’on voulait obtenir, surtout pour des fins politiques, c’étaient des mots abrégés et courts, d’un sens précis, qui pouvaient être rapidement prononcés et éveillaient le minimum d’écho dans l’esprit de celui qui parlait.
Les mots du vocabulaire B gagnaient même en force, du fait qu’ils étaient presque tous semblables. Presque invariablement, ces mots – bienpensant, minipax, prolealim, crimesex, joiecamp, angsoc, veniresent, penséepol… – étaient des mots de deux ou trois syllabes dont l’accentuation était également répartie de la première à la dernière syllabe. Leur emploi entraînait une élocution volubile, à la fois martelée et monotone. Et c’était exactement à quoi l’on visait. Le but était de rendre l’élocution autant que possible indépendante de la conscience, spécialement l’élocution traitant de sujets qui ne seraient pas idéologiquement neutres.
Pour la vie de tous les jours, il était évidemment nécessaire, du moins quelquefois de réfléchir avant de parler. Mais un membre du Parti appelé à émettre un jugement politique ou éthique devait être capable de répandre des opinions correctes aussi automatiquement qu’une mitrailleuse sème des balles. Son éducation lui en donnait l’aptitude, le langage lui fournissait un instrument grâce auquel il était presque impossible de se tromper, et la texture des mots, avec leur son rauque et une certaine laideur volontaire, en accord avec l’esprit de l’angsoc, aidait encore davantage à cet automatisme.
Le fait que le choix des mots fût très restreint y aidait aussi. Comparé au nôtre, le vocabulaire novlangue était minuscule. On imaginait constamment de nouveaux moyens de le réduire. Il différait, en vérité, de presque tous les autres en ceci qu’il s’appauvrissait chaque année au lieu de s’enrichir. Chaque réduction était un gain puisque, moins le choix est étendu, moindre est la tentation de réfléchir.
Enfin, on espérait faire sortir du larynx le langage articulé sans mettre d’aucune façon en jeu les centres plus élevés du cerveau. Ce but était franchement admis dans le mot novlangue : canelangue, qui signifie « faire coin-coin comme un canard ». Le mot canelangue, comme d’autres mots divers du vocabulaire B, avait un double sens. Pourvu que les opinions émises en canelangue fussent orthodoxes, il ne contenait qu’un compliment, et lorsque le Times parlait d’un membre du Parti comme d’un doubleplusbon canelangue, il lui adressait un compliment chaleureux qui avait son poids.
Vocabulaire C. – Le vocabulaire C, ajouté aux deux autres, consistait entièrement en termes scientifiques et techniques. Ces termes ressemblaient aux termes scientifiques en usage aujourd’hui et étaient formés avec les mêmes racines. Mais on prenait soin, comme d’habitude, de les définir avec précision et de les débarrasser des significations indésirables. Ils suivaient les mêmes règles grammaticales que les mots des deux autres vocabulaires.
Très peu de mots du vocabulaire C étaient courants dans le langage journalier ou le langage politique. Les travailleurs ou techniciens pouvaient trouver tous les mots dont ils avaient besoin dans la liste consacrée à leur propre spécialité, mais ils avaient rarement plus qu’une connaissance superficielle des mots qui appartenaient aux autres listes. Il y avait peu de mots communs à toutes les listes et il n’existait pas, indépendamment des branches particulières de la science, de vocabulaire exprimant la fonction de la science comme une habitude de l’esprit ou une méthode de pensée. Il n’existait pas, en vérité, de mot pour exprimer science, toute signification de ce mot étant déjà suffisamment englobée par le mot angsoc.
On voit, par ce qui précède, qu’en novlangue, l’expression des opinions non orthodoxes était presque impossible, au-dessus d’un niveau très bas. On pouvait, naturellement, émettre des hérésies grossières, des sortes de blasphèmes. Il était possible, par exemple, de dire : « Big Brother est inbon. » Mais cette constatation, qui, pour une oreille orthodoxe, n’exprimait qu’une absurdité évidente par elle-même, n’aurait pu être soutenue par une argumentation raisonnée, car les mots nécessaires manquaient.
Les idées contre l’angsoc ne pouvaient être conservées que sous une forme vague, inexprimable en mots, et ne pouvaient être nommées qu’en termes très généraux qui formaient bloc et condamnaient des groupes entiers d’hérésies sans pour cela les définir. On ne pouvait, en fait, se servir du novlangue dans un but non orthodoxe que par une traduction inexacte des mots novlangue en ancilangue. Par exemple la phrase : « Tous les hommes sont égaux » était correcte en novlangue, mais dans la même proportion que la phrase : « Tous les hommes sont roux » serait possible en ancilangue. Elle ne contenait pas d’erreur grammaticale, mais exprimait une erreur palpable, à savoir que tous les hommes seraient égaux en taille, en poids et en force.
En 1984, quand l’ancilangue était encore un mode normal d’expression, le danger théorique existait qu’en employant des mots novlangues on pût se souvenir de leur sens primitif. En pratique, il n’était pas difficile, en s’appuyant solidement sur la doublepensée, d’éviter cette confusion. Toutefois, la possibilité même d’une telle erreur aurait disparu avant deux générations.
Une personne dont l’éducation aurait été faite en novlangue seulement, ne saurait pas davantage que égal avait un moment eu le sens secondaire de politiquement égal ou que libre avait un moment signifié libre politiquement que, par exemple, une personne qui n’aurait jamais entendu parler d’échecs ne connaîtrait le sens spécial attaché à reine et à tour. Il y aurait beaucoup de crimes et d’erreurs qu’il serait hors de son pouvoir de commettre, simplement parce qu’ils n’avaient pas de nom et étaient par conséquent inimaginables.
Et l’on pouvait prévoir qu’avec le temps les caractéristiques spéciales du novlangue deviendraient de plus en plus prononcées, car le nombre des mots diminuerait de plus en plus, le sens serait de plus en plus rigide, et la possibilité d’une impropriété de termes diminuerait constamment.
Lorsque l’ancilangue aurait, une fois pour toutes, été supplanté, le dernier lien avec le passé serait tranché. L’Histoire était récrite, mais des fragments de la littérature du passé survivraient çà et là, imparfaitement censurés et, aussi longtemps que l’on gardait l’ancilangue, il était possible de les lire. Mais de tels fragments, même si par hasard ils survivaient, seraient plus tard inintelligibles et intraduisibles.
Il était impossible de traduire en novlangue aucun passage de l’ancilangue, à moins qu’il ne se référât, soit à un processus technique, soit à une très simple action de tous les jours, ou qu’il ne fût, déjà, de tendance orthodoxe (bienpensant, par exemple, était destiné à passer tel quel de l’ancilangue au novlangue).
En pratique, cela signifiait qu’aucun livre écrit avant 1960 environ ne pouvait être entièrement traduit. On ne pouvait faire subir à la littérature prérévolutionnaire qu’une traduction idéologique, c’est-à-dire en changer le sens autant que la langue. Prenons comme exemple un passage bien connu de la Déclaration de l’Indépendance :
« Nous tenons pour naturellement évidentes les vérités suivantes : Tous les hommes naissent égaux. Ils reçoivent du Créateur certains droits inaliénables, parmi lesquels sont le droit à la vie, le droit à la liberté et le droit à la recherche du bonheur. Pour préserver ces droits, des gouvernements sont constitués qui tiennent leur pouvoir du consentement des gouvernés. Lorsqu’une forme de gouvernement s’oppose à ces fins, le peuple a le droit de changer ce gouvernement ou de l’abolir et d’en instituer un nouveau. »
Il aurait été absolument impossible de rendre ce passage en novlangue tout en conservant le sens originel. Pour arriver aussi près que possible de ce sens, il faudrait embrasser tout le passage d’un seul mot : crimepensée. Une traduction complète ne pourrait être qu’une traduction d’idées dans laquelle les mots de Jefferson seraient changés en un panégyrique du gouvernement absolu.
Une grande partie de la littérature du passé était, en vérité, déjà transformée dans ce sens. Des considérations de prestige rendirent désirable de conserver la mémoire de certaines figures historiques, tout en ralliant leurs œuvres à la philosophie de l’angsoc. On était en train de traduire divers auteurs comme Shakespeare, Milton, Swift, Byron, Dickens et d’autres. Quand ce travail serait achevé, leurs écrits originaux et tout ce qui survivait de la littérature du passé seraient détruits.
Ces traductions exigeaient un travail lent et difficile, et on pensait qu’elles ne seraient pas terminées avant la première ou la seconde décennie du XXIe siècle.
Il y avait aussi un nombre important de livres uniquement utilitaires – indispensables manuels techniques et autres – qui devaient subir le même sort. C’était principalement pour laisser à ce travail de traduction qui devait être préliminaire, le temps de se faire, que l’adoption définitive du novlangue avait été fixée à cette date si tardive : 2050.
Le mythe voulait que “le Chant des partisans” soit né dans les maquis. Mais la plus célèbre chanson française de la Seconde guerre a été composée à Londres par une Russe fière des exploits de partisans soviétiques […].
Compositrice, guitariste, danseuse et chanteuse dans les cabarets parisiens, elle prend le nom de scène Marly. La guerre la contraint à un nouvel exil, en Angleterre, où elle tourne dans les cercles russophones résistants et s’engage comme cantinière dans les Forces françaises libres.
C’est en 1942 à Londres, après avoir lu le récit de la bataille de Smolensk qui a marqué l’arrêt de l’offensive allemande sur le front de l’Est en 1941, qu’elle écrit la musique et les paroles en russe de la “La Marche des partisans” qu’elle interprétera elle-même et qui deviendra “Le Chant des partisans“.
Marly, Kessel, Druon
En 1943, Joseph Kessel (1898-1979), fils de Juifs de culture russe, aviateur et romancier et son neveu Maurice Druon (1918-2009) écrivent les paroles en français, poussés par le résistant Emmanuel d’Astier de la Vigerie (1900-1969). “Un peuple qui n’a pas de chanson est un peuple qui ne peut pas se battre“, disait Joseph Kessel qui a combattu pendant les deux guerres. Emmanuel d’Astier de la Vigerie qui avait pour sa part écrit les paroles pour une autre chanson d’Anna Marly, la “Complainte des partisans“, réinterprétée en 1969 en anglais par Leonard Cohen (1934-2016), voulait que les auteurs gardent l’anonymat. “Marly, Kessel, Druon qui ont écrit cela à Londres autour du thé et des sandwichs, cela n’apporterait pas beaucoup de crédibilité au chant des maquis. Il faut qu’on s’imagine qu’il surgit de la France occupée et appartient à tous les maquisards“, souligne Lionel Dardenne, commissaire de l’exposition. En 1945, les paroles sont imprimées avec leurs noms, mais cette ‘fausse image d’Épinal‘ persiste et les auteurs n’ont jamais été vraiment mis en avant, ajoute-t-il.
Adopté par les Viet Minh
Le Chant des partisans a rythmé les émissions de la France libre sur la BBC de Londres et le succès de ce chant de lutte et de résistance ne s’est jamais démenti. Depuis 1943, il a été repris, imité et réarrangé de nombreuses fois par Joséphine Baker, Yves Montand, les choeurs de l’Armée rouge, Johnny Hallyday, Claude Nougaro, Zebda, Camélia Jordana ou encore Noir Désir… Aujourd’hui le Chant des partisans est joué lors de cérémonies officielles “sans que les gens sachent d’où il vient“, souligne le commissaire. Accompagnant les cérémonies au Mont Valérien, haut lieu de la mémoire nationale ou en hommage des victimes du terrorisme, “il est chanté de façon presque funèbre alors qu’au contraire c’est un chant de marche et de mobilisation“, ajoute-t-il.
Ironiquement, le Chant des partisans a été adopté par le Viet Minh, l’armée pour l’indépendance du Viet Nam qui luttait contre la domination française.
Ces carnets sont le récit d’un jeune officier de 30 ans, marié, père d’un petit garçon de 4 ans, envoyé au front puis retenu en captivité, loin des siens. L’envoi de courrier étant strictement limité, ces cahiers sont destinés à consigner, régulièrement et parfois longuement, souvenirs, pensées, états d’âme, avant qu’ils ne s’estompent dans la mémoire, et ceci avec l’espoir avoué de les donner à lire à son épouse au jour du retour.
Écrits entre l’hiver 1941 et le printemps 1943, dans une promiscuité souvent difficile et avec une santé défaillante, malgré les moments de découragement, ces textes restent porteurs d’espérance. Et, on le verra, d’une ouverture fraternelle au monde et à l’autre.
A une époque où certains oublient trop facilement que la guerre peut être à nos portes (la Yougoslavie, c’était il y a 30 ans déjà), oublient qu’un jour les “réfugiés” furent leurs parents, leurs grands-parents, dans ces temps d’obscure mémoire sélective, les témoignages de ceux qui ont vécu l’horreur d’une guerre prennent toute leur dimension.
“Quant aux souvenirs de la “campagne”, je m’aperçois qu’ils se sont déjà bien estompés. Ce dont je me rappelle surtout, c’est d’avoir ressenti des émotions ne correspondant nullement à celles que j’avais imaginées avant. Sentiment de soulagement – et non de tristesse, à nous voir précipités dans l’action ; impression de sécurité – et non d’isolement, à se sentir le rouage d’une immense machine qui ne fonctionnait pas si mal que beaucoup l’ont dit, et surtout la sensation d’être soutenu – et non abandonné, par des forces inconnues et insoupçonnées qui vous donnent confiance et courage.
Des impressions de tristesse et de désolation, j’en ai eu comme tout spectateur de cette chose monstrueuse qu’est la guerre et je déplorerai toujours d’avoir été le témoin de cette grande misère humaine. J’ai vécu l’affolement des pauvres gens abandonnant leurs foyers dans un grand déchirement, la souffrance des longues caravanes de “réfugiés” dépourvus de tout, l’angoisse des femmes, la triste fatigue des enfants et des vieillards ; j’ai vu les villages et les petites villes abandonnés, déserts, parfois en ruines, toujours meurtris, et je n’ai jamais pu entrer dans l’une ou l’autre maison sans avoir l’impression de violer une sépulture ou de commettre un sacrilège.”
“C’est l’hiver – et quel hiver ! On est encore relativement chauffé, mais c’est la vie de chambrée – et quelle chambrée ! – dans toute sa fatigante et énervante atmosphère… 32 m2, 6 lits doubles, 4 armoires, 3 tables et 12 tabourets, et 10 occupants en moyenne qui discutent, et rediscutent, et disputent et redisputent, et cuisinent, et jouent aux cartes et ne savent pas me f… la paix ! On est crispé, tendu, les nerfs à fleur de peau, et il faut – il le faut absolument – il faut se taire. (…) Mais pourquoi diable alourdir encore une situation déjà si pénible ? “
“Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ce long exil et emprisonnement a développé chez moi un désir fou et extrêmement vif de voyager dès que ce sera possible. Il y a trop de belles choses à voir et on ne peut vraiment ignorer les richesses qui sont le patrimoine de toute l’humanité. Quand on a entrevu ce qu’on ignore, quand on a un peu ouvert son esprit, on se rend compte qu’on n’est pas un homme, un “humaniste”, si l’on se cantonne à son petit village. (…) Je voudrais côtoyer ces peuples différents, sentir battre leurs pouls, connaître un peu leurs mœurs, apprécier les richesses de leur architecture et de leurs musées. (…) il ne me paraît pas possible de finir ma vie sans avoir été m’émouvoir devant les chefs-d’œuvre de la Renaissance italienne. Rome, Florence, on ne peut tout de même pas ignorer cela ! Non, ce n’est pas possible. Et c’est peut-être cette ignorance des masses, cette absence de communion des âmes dans l’espace et dans le temps, qui permet des catastrophes comme celle qui sévit maintenant. “
“(…) somme toute, je suis aussi heureux que possible, surtout quand je considère les grandes misères qui sévissent, et dont certains remous viennent jusqu’à moi : misères physiques et morales des pauvres soldats prisonniers pour qui la captivité n’a pas été tendre, ni même simplement supportable ! D’autres décriront certainement mieux que je ne pourrais le faire la grande pitié et la longue souffrance de ceux-là ! Si au moins, leur sacrifice pouvait ne pas être inutile, et servir à l’enfantement d’un monde moins cruel et moins égoïste ! “
Par-delà l’incommunicable émotion de cette Passion où tout fut consommé, que doit-on et que peut-on transmettre vingt ans après sous forme d’enseignement ? Rappeler à nouveau le difficile destin juif et le raidissement de notre nuque ? Exiger une justice sans passion ni prescription et se méfier d’une humanité dont les institutions et les techniques seules conditionnent le progrès ? Certes. Mais on peut, peut-être, tirer de l’expérience concentrationnaire et de cette clandestinité juive qui lui conférait l’ubiquité, trois vérités transmissibles et nécessaires aux hommes nouveaux. Pour vivre humainement, les hommes ont besoin d’infiniment moins de choses que les magnifiques civilisations où ils vivent – voilà la première vérité. On peut se passer de repas et de repos, de sourires et d’effets personnels, de décence et du droit de tourner la clef de sa chambre, de tableaux et d’amis, de paysages et d’exemption de service pour cause de maladie, d’introspection et de confession quotidiennes. Il ne faut ni empires, ni pourpre, ni cathédrales, ni académies, ni amphithéâtres, ni chars, ni coursiers – c’était déjà notre vieille expérience de juifs. L’usure rapide de toutes les formes entre 1939 et 1945 rappelait plus que tous les autres symptômes la fragilité de notre assimilation. Dans ce monde en guerre, oublieux des lois mêmes de la guerre, la relativité de tout ce qui nous semblait indispensable depuis notre entrée dans la cité apparut brusquement. Nous sommes revenus au désert, à un espace sans paysage ou à un espace tout juste fait – comme le tombeau – pour nous contenir ; nous sommes revenus à l’espace-réceptacle. Le ghetto est cela aussi et non seulement séparation d’avec le monde. Mais, deuxième vérité, et elle aussi rejoint une antique certitude et un antique espoir – aux heures décisives où la caducité de tant de valeurs se révèle, toute la dignité humaine consiste à croire à leur retour. Le suprême devoir quand “tout est permis” consiste à déjà se sentir responsables à l’égard de ces valeurs de paix. Ne pas conclure, dans l’univers en guerre, que les vertus guerrières sont seules certaines ; ne pas se complaire dans la situation tragique aux vertus viriles de la mort et du meurtre désespéré, ne vivre dangereusement que pour écarter les dangers et pour revenir à l’ombre de sa vigne et de son figuier. Mais – troisième vérité – il nous faut désormais dans l’inévitable reprise de la civilisation et de l’assimilation enseigner aux générations nouvelles la force nécessaire pour être fort dans l’isolement et tout ce qu’une fragile conscience est alors appelée à contenir. Il nous faut – en rappelant la mémoire de ceux qui, non-juifs et juifs, surent, sans même se connaître ni se voir, se comporter en plein chaos comme si le monde n’avait pas été désintégré, en rappelant la Résistance des maquis, c’est-à-dire précisément celle qui n’avait d’autres sources que ses propres certitudes et son intimité – il faut, à travers de tels souvenirs, ouvrir vers les textes juifs un accès nouveau et restituer à la vie intérieure un nouveau privilège. La vie intérieure, on a presque honte de prononcer, devant tant de réalismes et d’objectivismes, ce mot dérisoire.
Quand les temples sont debouts, quand les drapeaux flottent sur les palais et que les magistrats ceignent leur écharpe – les tempêtes sous les crânes ne menacent d’aucun naufrage. Ce ne sont peut-être que les remous que provoquent, autour des âmes bien ancrées dans leur havre, les brises du monde. La vraie vie intérieure n’est pas une pensée pieuse ou révolutionnaire qui nous vient dans un monde bien assis, mais l’obligation d’abriter toute l’humanité de l’homme dans la cabane, ouverte à tous les vents, de la conscience. Et certes, il est fou de rechercher la tempête pour elle-même, comme si “dans la tempête résidait le repos” (Lermontov). Mais que l’humanité installée puisse à tout moment s’exposer à la situation dangereuse où sa morale tienne toute entière dans un “for intérieur”, où sa dignité reste à la merci des murmures d’une voix subjective et ne se reflète ni ne se confirme plus dans aucun ordre objectif – voilà le risque dont dépend l’honneur de l’homme…
Ce qui est caressé n’est pas touché à proprement parler. Ce n’est pas le velouté ou la tiédeur de cette main donnée dans le contact que cherche la caresse. C’est cette recherche de la caresse qui en constitue l’essence, par le fait que la caresse ne sait pas ce qu’elle cherche. Ce “ne pas savoir”, ce désordonné fondamental en est l’essentiel. Elle est comme un jeu absolument sans projet ni plan, non pas avec ce qui peut devenir nôtre et nous, mais avec quelque chose d’autre, toujours autre, toujours inaccessible, toujours à venir. Et la caresse est l’attente de cet avenir pur sans contenu.
Biographie succincte : Emmanuel LEVINAS est né en janvier 1906 à Kaunas, en Lituanie. Études secondaires en Lituanie et Russie. Etudes de philosophie à Strasbourg de 1923 à 1930. Séjour à Fribourg en 1928-1929 auprès de Husserl et de Heidegger. Naturalisé français en 1930. Professeur de philosophie, directeur de l’Ecole normale israélite orientale. Professeur de philosophie à l’Université de Poitiers (1964), de Paris-Nanterre (1967), puis à la Sorbonne (1973). Emmanuel Levinas décède le 25 décembre 1995 à Paris (FR). Quelques extraits choisis de son oeuvre ici…
“Le bourgmestre de Bruxelles, Philippe Close, a annoncé mardi son intention de faire inaugurer le 30 juin 2018 dans sa commune une place Patrice Lumumba, qui sera le premier lieu public en Belgique rendant hommage à cette figure du combat de l’ex-Congo belge pour son indépendance.
Le conseil municipal doit voter lundi prochain une résolution en ce sens, a déclaré M. Close à la radio publique La Première (RTBF).
Patrice LUMUMBA fut l’éphémère premier Premier ministre du jeune Congo indépendant – l’actuelle RDC (ex-Zaïre) – au sortir de la colonisation belge en 1960.
Patriote perçu comme pro-soviétique par les Américains et désavoué par les milieux d’affaires belges, il avait été assassiné le 17 janvier 1961 dans la province du Katanga, avec la complicité présumée de la CIA, du MI6 britannique et de la Belgique.
A Bruxelles, des membres de la diaspora africaine regroupés dans diverses associations réclamaient depuis plusieurs années qu’une rue, une place ou un lieu public célèbre la mémoire de celui qui est surnommé “le père de l’indépendance“, tué à l’âge de 35 ans.
Et mardi, le bourgmestre socialiste (PS) de la capitale belge s’est dit “extrêmement fier” de leur donner enfin gain de cause, une décision qu’il a présentée comme la fin d’un tabou en Belgique. “Le 30 juin, Bruxelles, pour la première fois, aura une place Patrice Lumumba, ça passe lundi au conseil communal et on est extrêmement fiers de reconnaître ça“.
Il ne s’agit pas de débaptiser une place existante, mais de donner le nom de Lumumba et de fixer une plaque commémorative dans un square bruxellois marquant l’entrée de Matongé, le quartier de la communauté congolaise de la capitale.
“C’est un quartier que tout le monde connaît, qui a une signification très affective pour notre communauté (…) C’est une très grande victoire“, a dit à l’AFP Lydia Mutyebele, conseillère communale PS qui a porté le projet.
Pour cette élue de 39 ans née au Congo, venue en Belgique à l’âge de six ans, Lumumba est “une figure emblématique” pour tout le continent noir, symbolisant pour de nombreux jeunes “l’attachement à une Afrique qu’ils connaissent peu parce qu’ils sont nés ici“.
L’annonce de ce geste politique intervient le jour du 60e anniversaire de l’inauguration de l’Exposition universelle à Bruxelles, le 17 avril 1958, où un village congolais aux allures de zoo humain était censé évoquer la puissance de la Belgique du temps des colonies.”
“Le violon d’exception est un objet transitionnel: il passe d’époque en époque, de musicien en musicien, de drame en estrade, de père en fils. Des fantômes jouent les funambules sur le chant de ses cordes raides. C’est donc un objet romanesque. En 1994, la Catalane Maria Angels Anglada publiait le Violon d’Auschwitz (Stock). Un luthier juif fabriquait dans le camp d’extermination un faux Stradivarius pour sauver un violoniste de génie, également juif. Succès. En 1998, un film de François Girard, le Violon rouge, suit le destin d’un instrument de 1681 qui atterrit dans la Chine éradicatrice de Mao. Echec. Dans les deux cas, le violon fait danser la beauté du diable, la mélodie intime et la sanglante fanfare de l’histoire, l’art et le mal.
Jaume Cabré, 66 ans, romancier catalan confirmé, met à son tour en scène cette dialectique dans Confiteor. Le roman a été un succès en Espagne, en Allemagne. Celui dont on suit la vie est un écrivain obscur doublé d’un philologue, Adriá Ardevol. Il a grandi à Barcelone, sous Franco. Sa mère voulait en faire un violoniste virtuose. Son père un surdoué des langues, dans le genre Roman Jakobson. Ce père a racheté pour presque rien un violon Storioni du XVIIIe siècle à un médecin nazi en fuite, qui lui-même l’avait pris à Auschwitz à une vieille Juive assassinée sur la rampe. Felix Ardevol dénonce ceux qu’il a volés, qu’ils soient antifranquistes ou anciens nazis. Il finit décapité. On assiste à l’enterrement du brocanteur sans tête.
Toutes les histoires sortent du cercueil : celles du violon, de la Catalogne sous Franco, du père monstrueux, des inquisiteurs médiévaux et des luthiers baroques, des nazis et des Juifs, des filières clandestines du Vatican, celle d’Adriá qui porte la culpabilité de tout ce qui l’a précédé. Il est même question de la Syrie, où sont réfugiés quelques bourreaux germaniques. D’autres objets importants circulent dans la boutique de son père, des manuscrits antiques, la dernière page du Temps retrouvé, comme dans un livre d’Umberto Eco. Le vieux violon fait du bois des forêts catalanes unit tout. Il est mi-Chagall mi-Picasso : la narration, éclatée, fuit sous l’œil comme une truite sous la main – passant sans cesse du «je» au «il», d’une tragédie à l’autre, de Barcelone à Rome et de Rome à Auschwitz, comme dans les arpèges d’une Chaconne de Bach ou dans les cris mélancoliques du Concerto à la mémoire d’un ange, d’Alban Berg, auquel Cabré rendit hommage, en 1996, dans l’Ombre de l’eunuque (Bourgois). Le résultat est ce gros livre étrange : une saga familiale et historique par fragments, un best-seller cubiste…”
“Barcelone années cinquante, le jeune Adrià grandit dans un vaste appartement ombreux, entre un père qui veut faire de lui un humaniste polyglotte et une mère qui le destine à une carrière de violoniste virtuose. Brillant, solitaire et docile, le garçon essaie de satisfaire au mieux les ambitions démesurées dont il est dépositaire, jusqu’au jour où il entrevoit la provenance douteuse de la fortune familiale, issue d’un magasin d’antiquités extorquées sans vergogne. Un demi-siècle plus tard, juste avant que sa mémoire ne l’abandonne, Adrià tente de mettre en forme l’histoire familiale dont un violon d’exception, une médaille et un linge de table souillé constituent les tragiques emblèmes. De fait, la révélation progressive ressaisit la funeste histoire européenne et plonge ses racines aux sources du mal. De l’Inquisition à la dictature espagnole et à l’Allemagne nazie, d’Anvers à la Cité du Vatican, vies et destins se répondent pour converger vers Auschwitz-Birkenau, épicentre de l’abjection totale.
Confiteor défie les lois de la narration pour ordonner un chaos magistral et emplir de musique une cathédrale profane. Sara, la femme tant aimée, est la destinataire de cet immense récit relayé par Bernat, l’ami envié et envieux dont la présence éclaire jusqu’à l’instant où s’anéantit toute conscience. Alors le lecteur peut embrasser l’itinéraire d’un enfant sans amour, puis l’affliction d’un adulte sans dieu, aux prises avec le Mal souverain qui, à travers les siècles, dépose en chacun la possibilité de l’inhumain – à quoi répond ici la soif de beauté, de connaissance et de pardon, seuls viatiques, peut-être, pour récuser si peu que ce soit l’enfer sur la terre.”