Deuxième Guerre mondiale : des soldats wallons ont participé au massacre de 6.000 femmes juives

Temps de lecture : 7 minutes >

[RTBF.BE, 26 novembre 2019] Durant la deuxième guerre mondiale, des soldats wallons, engagés aux côtés des Allemands ont commis un crime contre l’humanité. Ils ont massacré plus de 6.000 femmes juives, détenues dans le camp de Stuthof, en Pologne. Un dossier de la justice allemande prouve leur participation. Ce sont les interrogations d’un fils de SS wallon, qui nous ont menés à la découverte de ce crime de la collaboration.

Tout commence par une émission sur la Première. Elle est consacrée à l’ouvrage “Papy était-il un nazi ?” Antoine en profite pour contacter la RTBF. Le sujet le touche profondément. Son père s’est engagé en 1941, dans la Légion wallonne. Ils seront plusieurs milliers de Belges à se battre, comme lui, aux côtés des Allemands. Ils veulent s’attaquer au communisme. Leur chef est le plus connu d’entre eux, c’est Léon Degrelle, leader du parti d’extrême droite Rex.

© belgiumwwii.be

Antoine se pose de nombreuses questions sur le passé de son père. Il est persuadé que son parcours militaire en Russie fait planer une ombre sinistre sur sa famille. Son père lui a confié, lorsqu’il avait 14 ans, son passé de collaborateur. “Je lui ai demandé comment il avait pu s’engager aux côtés des Allemands quand on sait ce qu’ils ont fait aux juifs. Mais il m’a toujours répondu qu’il n’en savait rien lorsqu’il se battait en Russie.

Le problème c’est que l’histoire de la famille d’Antoine s’est emballée de manière tragique. “Mon père s’est suicidé. Il s’est tiré une balle dans la tête, ce qui ressemblait un peu à une exécution. Cinq ans plus tard, mon frère s’est aussi suicidé. Il s’est gazé dans sa voiture. Et j’ai souvent fait le rapprochement avec ces camions, dont les nazis détournaient les gaz d’échappement, pour tuer les juifs qu’ils transportaient, au début de la Shoah. J’avais l’intuition que mon père ne m’avait peut-être pas tout dit. Qu’il avait peut-être des remords, et que cette culpabilité a imprégné la vie de ma famille en profondeur et de manière tragique.”

Mais Antoine a des doutes. Quand il confie ses peurs à ses proches, certains lui disent qu’il va trop loin, que rien dans les ouvrages historiques consacrés à la Légion wallonne ne permet de prouver que des Wallons ont commis des crimes de guerre ou contre l’humanité, même s’ils seront intégrés à la Wafen SS, les soldats les plus fanatiques d’Hitler, en 1943. Antoine a donc des doutes. Et il nous demande de les lever.

Le début de l’enquête

Pour répondre aux demandes d’Antoine, nous commençons par contacter les historiens belges, les plus pointus. Ceux qui ont le plus écrit sur la collaboration militaire sur le front de l’Est. Dans un premier temps, le message est toujours le même : “Tout laisse à penser, que les Wallons ont fait une guerre propre en Russie. Il n’y a aucun indice de crime de guerre ou contre l’humanité.”

Nous contacterons d’autres historiens, français cette fois. Ils ne tiendront pas tout à fait le même discours, Jean Lopez notamment, l’auteur de Mythes de la seconde guerre mondiale avoue ne pas avoir d’information particulière concernant les Wallons sur le front de l’Est, mais ajoute “que considérer que des soldats se sont battus dans un pays, où il y a 20 millions de civils tués sans avoir rien vu, rien su, rien fait est impossible.

Cette déclaration nous encourage à poursuivre les investigations. Paradoxalement, alors que nous enquêtons sur des collaborateurs wallons, c’est de Flandre que viendra la première réponse. Frank Seberechts, un historien du Cegesoma, le centre d’étude des conflits, à Bruxelles, publie, début 2019, un ouvrage qui fait date. Drang naar Oosten, la marche vers l’est, décrit par le détail les exactions commises par les collaborateurs flamands engagés dans l’armée allemande, sur le front de l’est. Il ne manque rien. Il évoque des massacres de civils, l’élimination de prisonniers de guerre ou encore la pendaison d’enfants soupçonnés d’être des résistants.

Mais il nous donne surtout un nom qui va prendre une importance considérable dans notre enquête : Palmnicken. C’est le nom d’une petite ville des bords de la mer Baltique, non loin de Kaliningrad. Aujourd’hui c’est en Russie. Mais à l’époque, c’était l’Allemagne, la Prusse Orientale. Kaliningrad s’appelait Königsberg. La zone sera annexée à la Russie après la deuxième guerre mondiale.

Le massacre de Palmnicken

En janvier 1945, les Russes avancent. Et les Allemands comprennent qu’ils ont perdu la guerre. Il faut donc faire disparaître les traces de leurs crimes, et notamment vider les camps de concentration de leurs détenus.

A Stuthof, en Pologne, 6.000 femmes juives sont gardées par des soldats flamands. Ce ne sont pas des SS, mais des soldats de l’organisation Todt. C’est un service de génie civil chargé de bâtir aussi bien des routes que des bunkers ou des camps de concentration… Les chefs sont des Allemands, des SS. Les hommes viennent de différents pays : France, Russie, Belgique. Il y a plusieurs dizaines de gardes flamands.

Mais ce que Frank Seberechts, nous précisera aussi lorsque nous le rencontrerons, “c’est qu’il y a aussi des francophones, venus de Wallonie mais aussi de Bruxelles. Il n’y a vraiment pas que des Flamands…”

Fin janvier, les gardiens du camp de concentration reçoivent l’ordre d’éliminer les 6000 femmes juives qui y sont détenues. Ils partent, à pied, vers la ville de Königsberg, une centaine de kilomètres plus loin. Il fait extrêmement froid, 20 degrés sous zéro et les détenues sont peu vêtues. Elles meurent tout au long de la route, à petit feu. Une fois arrivé à Königsberg, le convoi bifurque vers la côte, vers le village de Palmnicken. Il est connu pour ses mines d’ambre, et les chefs du convoi envisagent d’y enfermer les survivantes et de tout faire sauter. Arrivées sur place, les autorités locales s’y opposent. Les cadavres risquent de polluer la nappe phréatique.

Les gardiens de ce sinistre convoi prennent donc une autre décision. Ils emmènent les détenues jusqu’à la plage. Et là ils les précipitent dans une mer froide, partiellement recouverte de glace.

Selon Frank Seberechts, “ils les mitraillent, ils leur lancent des grenades. Certains ne tireront pas, mais d’autres, en revanche, décrivent le plaisir qu’ils ont éprouvé à exécuter ces femmes, dans leurs écrits d’après-guerre. Leur haine n’a pas de limite.

Ce témoignage réoriente notre enquête. Pour la première fois nous avons des indices montrant que des Wallons ont participé à un massacre de masse. Ces collaborateurs wallons sont bel et bien allés au bout du cauchemar nazi.

Tout cela nous pousse à nous rendre à Palmnicken en Russie. Antoine est avec nous. Arrivés sur place, nous sommes reçus par David Shevik, grand rabbin de Kaliningrad. Chaque année, en janvier, il organise une petite cérémonie commémorative sur la plage de Palmnicken. Il a fait construire un moment en souvenir du massacre qui s’y est déroulé. Il trône au milieu des dunes, derrière les bars de la petite station balnéaire.

Nous n’avons redécouvert ce massacre qu’en 1998, nous confie le rabbin. Jusque-là personne n’en avait gardé le souvenir. Ce massacre avait disparu de la mémoire collective. C’est un journaliste Alexey Chabounine qui va l’exhumer du passé. A la fin de son article décrivant la redécouverte de ce massacre, il écrit que personne ne dépose jamais de fleurs sur la plage, en souvenir de ces femmes. Nous l’avons pris au mot, nous avons construit le monument, et nous organisons chaque année une petite marche commémorative. Mais ce qui reste difficile pour nous, précise le rabbin, c’est que nul ne sait vraiment où sont enterrées ces femmes. Elles sont mortes tout au long du parcours. Les dernières ont été tuées sur la plage. Quand ils sont arrivés sur place quelques semaines plus tard, les soldats russes ont obligé les Allemands à les enterrer. Mais nul ne sait où exactement…”

Après cet entretien, nous essayons évidemment de rencontrer le journaliste. Le rendez-vous est fixé à notre hôtel. Au cours de la conversation, Alexys Chabounine mentionne un document qui nous apparaît immédiatement crucial pour notre enquête. Il est parvenu à se procurer un dossier de 1600 pages, rédigé par la justice allemande dans les années 60. Les enquêteurs de l’époque ont minutieusement compilé les témoignages de villageois qui ont vu passer le convoi, mais aussi de survivantes du massacre. Des policiers sont allés les interroger en Israël, où elles se sont installées après la guerre. Et elles confirment bien la présence des tueurs wallons.

Les Belges du convoi

Selon ce qu’elles décrivent, explique le journaliste, il y avait une vingtaine d’officiers allemands mais aussi entre 120 et 150 gardiens étrangers, venus de pays occidentaux. Elles précisent que ceux qui ont tiré parlaient Allemand, russe, lituanien mais aussi français et flamand. Pour nous c’était une découverte incroyable. Comment des gens pouvaient être venus de si loin pour tuer, à l’autre bout du continent, des femmes juives innocentes ? Il était clairement indiqué dans ces documents officiels que des Belges, des Wallons avaient bien participé au massacre.”

Le travail de compilation des faits, réalisé par la justice allemande, est précis et rigoureux. Et pourtant, personne ne sera jugé pour le crime de Palmnicken…

Selon Alexey Chabounine, “personne n’a été condamné. L’accusé principal, Fritz Weber, le SS qui dirigeait le convoi, a été arrêté. Mais, en 1965, il se suicidera en prison avant d’être jugé. On n’a pas trouvé d’autres suspects. Mais cet immense rapport ne débouchera sur aucune condamnation. Ni chez les Allemands, ni chez les Russes, ni chez les Flamands, ni chez les Wallons…”

A la fin du voyage le bilan est mitigé pour Antoine. On n’a trouvé nulle mention du nom de son père dans le rapport allemand ou ailleurs. Nous n’avons donc pas progressé de ce côté-là.

En revanche, il peut maintenant affirmer à tout le monde, que sa peur de découvrir que son père a commis des crimes de guerre, n’a rien d’une lubie. Nous avons dorénavant la preuve que des Wallons ont été capables du pire… Des Wallons qui ressemblent à son père. Ils ont le même âge et ont un parcours de collaboration militaire, auprès des Allemands, de longue durée aussi. En fait, il a maintenant toutes les raisons du monde de continuer son enquête. Et d’un jour, peut-être, se débarrasser de son écrasant secret de famille.

Gérald Vandenberghe, rtbf.be


[INFOS QUALITÉ] statut : validé | mode d’édition : partage, décommercialisation, iconographie et correction par wallonica | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © jewsineastprussia.de


Plus de presse…

 

Historiciser le mal : une édition critique de Mein Kampf

Temps de lecture : 14 minutes >

[AUSCHWITZ.BE, octobre 2022] En juillet 1925 paraît le premier volume de Mein Kampf rédigé par Adolf Hitler. Une traduction française est publiée en 1934 par les Nouvelles Éditions Latines, un éditeur proche de l’Action française. En Allemagne, le livre est interdit de réédition dès 1945 et ses droits sont octroyés au ministère bavarois des Finances. À l’échéance de la propriété intellectuelle en janvier 2016, il tombe dans le domaine public. Au même moment, sort en Allemagne une édition critique en deux volumes de près de 2 000 pages : Hitler, Mein Kampf: Eine kritische Edition sous la direction de Christian Hartmann, chercheur à l’Institut für Zeitgeschichte de Munich.

En juin 2021, sort aux éditions Fayard : Historiciser le mal. Une édition critique de Mein Kampf, fruit du travail minutieux et rigoureux d’une douzaine de chercheurs français et allemands, historiens ou germanistes spécialistes du national-socialisme. Florent Brayard, historien du nazisme et de la Shoah, directeur de recherche au CNRS, et Andreas Wirsching, directeur de l’Institut für Zeitgeschichte de Munich, ont dirigé cette édition critique d’un millier de pages. La traduction a, quant à elle, été confiée à Olivier Mannoni.

Florent Brayard, ainsi que Marie-Bénédicte Vincent, professeure à l’Université de Franche-Comté, spécialiste de l’histoire de l’Allemagne contemporaine, et Olivier Baisez, maître de conférences en études germaniques à l’Université Paris 8, ont participé à son élaboration.

Pouvez-vous nous parler de la genèse de ce projet considérable ?

Florent Brayard : Tout part du constat qu’un certain nombre d’institutions et d’historiens, en France, en Allemagne et ailleurs en Europe, ont fait à partir de 2010 : Mein Kampf allait tomber dans le domaine public dans quelques brèves années, en janvier 2016. Cela signifiait qu’il allait être enfin possible de proposer une édition critique intégrale de l’ouvrage de Hitler. Jusqu’alors en effet, le ministère bavarois des Finances, dépositaire des droits du dictateur nazi, avait refusé toute nouvelle édition, même scientifique. L’Institut für Zeitgeschichte de Munich, qui a une grande expérience en termes de publication de sources historiques, y compris de l’époque nazie, s’est engouffré dans la brèche en constituant une équipe permanente de quatre historiens, appuyée par un réseau d’experts. Quatre années de travail intensif leur ont été nécessaires, mais ils ont tenu leur pari et ont publié leur impressionnante édition critique à la date prévue, en janvier 2016.

Du côté français, c’est une vénérable maison d’édition, Fayard, qui a lancé le projet en commandant une nouvelle traduction intégrale à Olivier Mannoni et en réunissant une première équipe d’historiens. Le dispositif scientifique et éditorial a été totalement repensé en 2015 et l’équipe s’est trouvée considérablement élargie, jusqu’à compter une dizaine de chercheurs et enseignants-chercheurs. À partir de là, il nous a fallu plus de cinq ans pour mener à bien notre projet : notre ouvrage est paru en juin 2021. Entretemps, d’autres éditions critiques, plus ou moins savantes ou satisfaisantes, ont paru en Italie, aux Pays-Bas ou en Pologne. Il s’agit ainsi
d’une tendance lourde dont il est à prévoir qu’elle va se poursuivre dans d’autres grandes langues. Un siècle après la sortie de l’ouvrage, il n’est plus possible de se contenter d’éditions non scientifiques : Mein Kampf est une source majeure pour la compréhension du XXe siècle et doit être traité en conséquence. Mais il s’agit également d’un livre compliqué qui nécessite de nombreuses explications pour être compris, c’est-à-dire déconstruit. D’où la nécessité d’une édition critique.

Qu’est-ce qui distingue l’édition française “Historiciser le mal” de l’édition allemande “Hitler, Mein Kampf: Eine kritische Edition” ?

Marie-Bénédicte Vincent : Le projet est à la fois parent et différent. Parent au sens où ces ouvrages comportent tous deux un établissement scientifique du texte (à travers la traduction, dans le cas français), un ensemble de notes infrapaginales très développé permettant de contextualiser et critiquer ce texte et, enfin, une bibliographie à jour sur les sujets divers et variés abordés par Hitler.

Différent au sens où l’édition française, en un volume, adapte les notes rédigées par les collègues allemands pour leur édition en deux volumes en réduisant leur longueur et en les reformulant à l’intention d’un public francophone, mais moins spécialisé : côté français, les spécialistes ont d’ores et déjà la possibilité de se reporter à l’édition allemande. La très riche
bibliographie a de même été complètement retravaillée ; la très grande majorité de nos lecteurs ne lisant pas l’allemand, cela n’aurait eu aucun sens de les renvoyer à des ouvrages ou des articles dans cette langue. On a donc cherché des références bibliographiques en français aussi souvent que possible, ou en anglais.

Dernière différence majeure : notre édition comporte non seulement une introduction générale très développée, mais aussi une introduction fournie pour chacun des vingt-sept chapitres. Ce choix n’était pas évident au départ, en raison de l’importance du travail supplémentaire à fournir, mais il nous a semblé que c’était faire preuve de responsabilité que de guider le lectorat francophone dans la contextualisation et l’analyse critique du texte hitlérien. La parenté entre ces deux éditions explique que l’ouvrage soit dirigé non seulement par le coordinateur français, Florent Brayard, mais aussi par Andreas Wirsching, le directeur de l’institut de Munich qui a élaboré l’édition allemande. En ce sens, on peut véritablement parler d’un « transfert culturel » au sens précis donné à ce concept : il y a eu tout à la fois exportation ET adaptation.

Quelles différences fondamentales la traduction d’Olivier Mannoni offre-t-elle par rapport à celle de 1934 ?

Olivier Baisez : L’approche est radicalement différente. En 1934, il s’agissait de rendre accessible au public français le programme politique du nouveau dirigeant d’une puissance voisine et traditionnellement hostile. L’éditeur Fernand Sorlot, lui-même fasciste et farouchement nationaliste, considérait l’idéologie de Hitler avec un mélange de sympathie fascinée, mais aussi d’inquiétude quant à ce qui, dans ce programme, concernait la France. Les deux traducteurs, André Calmettes et Jean Godefroy-Demombynes, avaient donc entre les mains un document d’actualité, un texte du présent jugé éclairant pour l’avenir, et ils ont travaillé dans une certaine précipitation. Notre projet était tout autre : nous étions en présence
d’un texte du passé qui est aussi une source historique majeure. Dégagés des enjeux de l’actualité, nous avons décidé d’en fournir une version française aussi exhaustive et exacte que possible, dans une démarche « sourciste », au plus près donc de la source, du texte original.

Le caractère redondant, souvent maladroit, du livre de Hitler a donc été conservé. Par rapport à la traduction de 1934, il se trouve même accentué, puisque nous avons renoncé à toutes les recettes traditionnelles d’amélioration du texte et aux règles du bien-écrire à la française. Dans notre version, les répétitions sont conservées ; aucune phrase trop longue n’est scindée en deux ou en trois ; les problèmes de syntaxe ne sont pas gommés et les niveaux de langue sont respectés. Notre traduction est aussi plus systématique, puisque nous nous sommes efforcés d’harmoniser le rendu de certains concepts idéologiques nazis qui ont ultérieurement joué un rôle important. En ce sens, notre travail sur la traduction était pleinement informé de l’histoire du IIIe Reich, ce qui ne pouvait évidemment pas être le cas pour les contemporains.

Mais il y a une autre singularité : la traduction de 2021 est le résultat d’un effort collectif, même si – et c’est bien normal – c’est Olivier Mannoni qui la signe. Notre équipe scientifique a relu, mot à mot, ligne à ligne, la traduction volontairement inélégante qu’il a produite en la comparant avec l’original allemand, mais aussi avec la traduction française de 1934 et même avec une traduction anglaise publiée en 1939. De nombreuses modifications ont été suggérées, allant presque toujours dans le sens d’une littéralité maximale. Olivier Mannoni a accepté de voir son travail décortiqué par l’équipe, puis de partager avec elle la décision finale sur certains points de traduction particulièrement délicats : il faut vraiment l’en remercier. Cette dimension collective et coopérative de la traduction proposée est vraiment unique et cela a constitué une expérience extraordinairement enrichissante.

Ce livre ne s’adresse-t-il qu’à un public averti ?

Marie-Bénédicte Vincent : Nous sommes partis du principe que peu de gens  allaient lire intégralement Mein Kampf ; le texte est d’une grande densité, son contenu très souvent nauséeux et son style particulièrement rebutant par endroits. Il fallait donc fournir aux lecteurs différentes portes d’entrée et leur apporter un ensemble très conséquent d’informations et d’analyses, susceptibles de se substituer au texte lui-même. D’où l’importance de l’appareil critique qui, composé dans un caractère différent, encadre, enserre littéralement la prose hitlérienne. D’où également les introductions qui fournissent aux lecteurs des armes intellectuelles pour aborder le texte de manière critique et leur proposent aussi un résumé leur permettant d’identifier les passages susceptibles de les intéresser. Même les différents index sont conçus pour frayer dans le texte en fonction de ses intérêts propres. Nous visons ainsi une lecture de consultation et donc un public spécifique : des enseignants, bien sûr, ou des étudiants souhaitant approfondir certaines thématiques, mais aussi des lecteurs cherchant, par exemple, des éclairages scientifiques sur l’idéologie nazie. Au final, on lira cette édition au moins autant pour l’appareil critique que pour la traduction de l’ouvrage de Hitler !

L’ouvrage n’a pas été distribué en librairie suivant les modalités habituelles : il ne peut s’acquérir que sur commande. Quelle en est la raison ?

Olivier Baisez : Sophie de Closets et Sophie Hogg, respectivement PDG et directrice éditoriale de Fayard, souhaitaient montrer qu’il ne s’agissait pas d’une opération commerciale classique. D’habitude, l’éditeur recherche une exposition maximale de son « produit » pour générer le plus possible de ventes. Mettre Mein Kampf trop en avant, c’était cependant risquer de heurter la sensibilité de certains publics, mais aussi de se voir reprocher de contribuer encore plus à la diffusion d’un ouvrage déjà très facilement disponible en version non critique, en particulier sur le web. En privilégiant la commande, on subordonne l’achat à une démarche active et réfléchie de l’acquéreur et on met en valeur le rôle de conseil du libraire, dont on ne soulignera jamais assez l’importance. Ainsi, puisqu’il n’est pas physiquement présent en librairie, ni a fortiori en vitrine ou sous forme de pile, personne ne se trouve confronté au livre de Hitler par hasard, sans l’avoir décidé par soi-même.

Fayard a déclaré que les bénéfices des ventes seront reversés intégralement à la Fondation Auschwitz-Birkenau. Qu’est-ce qui a motivé cette démarche ?

Olivier Baisez : Ni Fayard ni les membres de l’équipe scientifique ne souhaitaient faire de cette publication une opération lucrative. Pour autant, c’est une opération commerciale : l’ouvrage est vendu, ce qui permet à l’éditeur de rembourser les frais très importants engagés pour mener à bien ce projet de longue haleine, techniquement complexe, et de supporter les coûts de fabrication. Mais il n’est pas question de gagner de l’argent. Les droits et bénéfices vont donc être reversés à une institution œuvrant à la préservation de la mémoire de la Shoah, en l’occurrence la Fondation Auschwitz-Birkenau qui assure le financement des travaux de conservation des vestiges de ce camp de concentration et centre d’extermination en veillant à préserver leur authenticité. C’est une sorte de paradoxe, dont on ne sait s’il est ironique ou vertueux : les recettes générées par la commercialisation du livre de Hitler contribuent à maintenir intact le site sur lequel ont été commis ses pires crimes.

Dans la grande majorité, les historiens sont favorables à cette publication. Certaines voix se sont cependant élevées déclarant que sa lecture pourrait encourager l’hitlérocentrisme. Que leur répondez-vous ?

Marie-Bénédicte Vincent : L’historiographie du nazisme est en constante évolution. Pour simplifier, on peut dire que les recherches historiques se sont, dans un premier temps, centrées sur les plus hauts dirigeants du régime nazi, à commencer par Hitler, dont les « intentions » ont été scrutées pour comprendre en quoi elles avaient dicté l’évolution de sa dictature. Dans les années 1960, dans le sillage de l’histoire sociale, un nouveau courant de recherche a attiré l’attention sur les « structures » du régime nazi : parti, bureaucratie, armée, grandes organisations. Il s’agissait alors de décentrer le regard vers d’autres facteurs d’évolution et de transformation du régime. Depuis les années 1990, le déploiement de l’histoire culturelle a mis l’accent sur les représentations en circulation à l’époque et sur leur rôle dans l’émergence d’hommes nouveaux, endoctrinés et fanatiques et donc capables de commettre le pire. La recherche sur les « bourreaux », actuellement très dynamique, se situe dans cette continuité. C’est pourquoi se pencher à nouveaux frais sur le manifeste idéologique hitlérien a du sens : ce n’est nullement régresser vers la première phase – de fait dépassée – de l’historiographie, mais au contraire approfondir notre compréhension des processus de radicalisation des masses sous le nazisme.

Serait-il opportun que d’autres livres de cette période fassent à leur tour l’objet d’une édition critique ?

Florent Brayard : Deux questions se posent, en réalité, qui sont de nature différente. D’abord, nous devons nous demander collectivement s’il est nécessaire de republier toutes les sources nazies, fascistes ou collaborationnistes : a-t-on vraiment besoin de remettre en circulation cette littérature infâme ? Pour Mein Kampf, la question ne se posait pas en ces termes : le livre n’a jamais cessé d’être distribué en France depuis 1934 et il est plus facile que jamais de s’en procurer une version électronique sur internet ; nous devions donc en proposer une édition critique. Mais, pour les autres livres, très franchement, il faut s’interroger au cas par cas.

Une fois que la décision est prise, alors se pose une deuxième question, celle de la forme de cette republication. Et ici, on peut espérer que notre travail ait fixé un standard particulièrement élevé pour les publications futures. Ce sera en particulier le cas pour les pamphlets de Louis-Ferdinand Céline : ils tomberont dans le domaine public dans une dizaine d’années et on voit mal, en raison de la célébrité de leur auteur, pourquoi ils ne seraient pas republiés. Mais l’éditeur qui prendra cette responsabilité devra aussi respecter, sauf à ternir durablement sa réputation, un cahier des charges sévère : composer une équipe scientifique de premier plan, respecter son indépendance et lui donner les moyens de travailler et, enfin, renoncer à tirer le moindre bénéfice financier de la publication de ces ouvrages qui, par la violence extrême de leur antisémitisme, n’ont pas grand-chose à envier à Mein Kampf.

Entretien avec Marie-Bénédicte Vincent, Florent Brayard et Olivier Baisez, par Nathalie Peeters, Mémoire d’Auschwitz ASBL


“Depuis 2003, l’action de l’ASBL Mémoire d’Auschwitz s’inscrit dans le champ de l’Éducation permanente. À travers des analyses et des études, l’objectif est de favoriser et de développer une prise de conscience et une connaissance critique de la Shoah, de la transmission de la mémoire et de l’ensemble des crimes de masse et génocides commis par des régimes autoritaires. Par ce biais, nous visons, entre autres, à contrer les discours antisémites, racistes et négationnistes. Persuadés que la multiplicité des points de vue favorise l’esprit critique et renforce le débat d’idées indispensable à toute démocratie, nous publions également des analyses d’auteurs extérieurs à l’ASBL.”

Auschwitz-Birkenau

“Historiciser le mal, une édition critique de Mein Kampf”, le livre d’Hitler, republié : “C’est essentiel de le remettre à la bonne distance, de le rendre accessible”

[RTBF.BE, 2 JUIN 2021] Mein Kampf, le brûlot d’Adolf Hitler, est republié aujourd’hui par la maison d’édition Fayard dans une version contextualisée et retitrée, Historiciser le mal, une édition critique de Mein Kampf. Les notes et les critiques représentent deux tiers de l’ouvrage. Il aura fallu dix ans de recherches pour élaborer ce livre. Chantal Kesteloot, historienne et responsable de l’histoire publique au Cegesoma, les archives de l’État, était invitée ce mercredi matin sur La Première.

Ce n’est pas la première fois que Mein Kampf est édité en français. Le livre est dans le domaine public.

Oui, il y a eu une première traduction en 1934 des Éditions Latines. La Belgique, par exemple, ne l’a jamais formellement interdit, donc on le trouvait, non pas en tête de gondole, mais de manière discrète ou dans les bouquineries. Il continuait donc d’exister, les Éditions Latines continuaient de vendre quelques centaines d’exemplaires chaque année.

Qu’est-ce que cet ouvrage qui sort aujourd’hui amène en plus ? Pourquoi est-il si important ?

Je crois qu’il fait toute la différence. Là où les Éditions Latines se sont  contentées d’une traduction, qui est apparemment aussi contestable par certains aspects, ici, on a toutes une remise en contexte. Historiciser le mal, c’est au fond reprendre ce document et le confronter aux éléments de recherche historique. On a donc une introduction substantielle et on a des notes d’identification qui sont intégrées dans le corps même du texte. Ce ne sont pas des notes renvoyées en fin de volume, comme c’est le cas dans l’édition allemande, mais dans l’édition française, elles sont véritablement au cœur de la page. Chacun des 27 chapitres est précédé d’une introduction, donc on a véritablement les outils pour décoder cet ouvrage.

Chantal Kesteloot (CEGESOMA) au micro de la RTBF © rtbf.be
Est-ce que c’est un texte qui peut encore servir aujourd’hui aux extrémistes ?

C’est quand même un texte très daté qui représente l’ultranationalisme, le pangermanisme, l’antisémitisme tel qu’on l’exprimait en Allemagne dans les années 20, avec toute la radicalité. Ce ne sont pas des éléments neufs, mais je dirais que le discours d’Hitler y apporte une radicalité héritée de la Première Guerre mondiale. Alors, bien évidemment, ça peut toujours servir. On sait que dans le monde arabe, ce livre est encore utilisé. On le trouve de manière relativement facile sur Internet, il n’y a aucun problème d’accès, donc il est essentiel aujourd’hui qu’on puisse continuer à se le procurer, mais dans une édition qui permette justement cette lecture critique.

Mettre uniquement le focus sur cet ouvrage ou sur la personnalité d’Hitler ne permet pas de comprendre le nazisme dans son ensemble

On trouve déjà tout en germe dans ce texte d’Adolf Hitler de ce qui va se passer par la suite, la guerre et le génocide des Juifs ?

Le génocide comme tel, non. C’est une réflexion qu’il se fait alors qu’il est détenu en 1924-1925. C’est donc l’état de sa pensée, son antisémitisme virulent, son pangermanisme, son rejet du diktat de Versailles, qui annonce effectivement ce revanchisme allemand. Je dirais que le nazisme ne se comprend pas uniquement sur base de la lecture de Mein Kampf, il y a toute une évolution qui va se faire. Et donc, au fond, mettre uniquement le focus sur cet ouvrage ou sur la personnalité d’Hitler ne permet pas de comprendre le nazisme dans son ensemble, ni son évolution, ni sa radicalisation à travers la Seconde Guerre mondiale.

Le belge Léon Degrelle (1906-1994), fondateur du mouvement rexiste pro-nazi
Est-ce que c’est un livre qui a eu du succès lors de sa sortie ?

Lors de sa sortie, le succès est relativement modeste. Mais avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir, parce que là on va en faire un instrument de propagande et on va l’offrir à tous les foyers allemands qui se marient. On estime qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, il y a eu un tirage de 12,5 millions, ce qui a d’ailleurs considérablement enrichi Hitler qui avait conservé les droits d’auteur. Est-ce que les gens l’ont lu ? Ça, c’est une autre question. Mais ça a effectivement été un succès. Il a été interdit en Allemagne à partir de 1945, et donc en 2016, les droits retombaient dans le domaine public, ce qui a amené des historiens allemands à une première édition critique, édition critique qui a également servi pour cette nouvelle publication en langue française.

Churchill, de Gaulle l’ont lu

En quoi ce livre est-il si symbolique par rapport aux autres ? Parce qu’il y a eu d’autres livres écrits par d’autres dignitaires nazis, notamment par Joseph Goebbels.

Il attire tant l’attention d’abord parce que c’est un livre écrit avant. On peut donc dire qu’on a une espèce de catalogue d’intentions. Hitler, à ce moment-là, est quelqu’un de relativement inconnu. Le livre paraît, et on sait à ce moment-là qu’il a circulé, que certains l’ont lu, et on sait que des gens comme Churchill, de Gaulle, qui sont des personnalités importantes pour l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, l’ont lu également. C’est en quelque sorte la bible du nazisme. Donc, à ce titre, évidemment, à partir du moment où le nazisme a à ce point bouleversé l’histoire de l’Europe au XXe siècle, c’est un ouvrage fondamental. Le fait qu’il ait été interdit lui a aussi donné un parfum de scandale. C’est un ouvrage auquel on n’avait plus accès selon les voies officielles, même si, je le répète, en Belgique, pas d’interdiction formelle, interdiction d’en faire la promotion.

Le fait d’avoir interdit cet ouvrage, ça l’a renforcé ?

Je crois que le fait de l’avoir interdit a fait naître toute une série de parfums de légende, de même que l’idée de savoir si Hitler s’est véritablement suicidé. On a là toute une série d’éléments qui ont entraîné des fake news relatives à l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Hitler disparu dans des circonstances mystérieuses, comment l’Allemagne a à ce point pu s’effondrer, et cette bible du nazisme devenue inaccessible… Tout ça sont des éléments qui ont pu contribuer à certains mythes. Et ce mythe, effectivement, nourrissait cette curiosité un peu malsaine par rapport à cet ouvrage.

Selon vous, il ne faut pas faire tomber ce livre dans l’oubli, comme certains voudraient le faire ?

Je crois que c’est essentiel. C’est essentiel de le remettre à la bonne distance, de le rendre accessible. D’ailleurs, les éditions Fayard ont annoncé que les bibliothèques pourraient se le procurer gratuitement. Il ne sera pas disponible en librairie, mais uniquement sur commande. Donc, il y a une espèce de non-commercialisation de l’événement qui a été organisé par les éditions Fayard. Mais je crois qu’on a là quelque chose de tout à fait fondamental, un outil critique de réflexion. Ce texte continue d’être important pour comprendre la genèse du nazisme. Il n’est pas le seul à devoir être utilisé, il ne permet pas la compréhension totale du phénomène, mais il n’en demeure pas moins qu’il reste un des outils fondamentaux pour comprendre la pensée d’Hitler en 1924-1925 et voir comment celle-ci va évoluer durant les 20 années jusqu’à sa mort en 1945.

Même le prix est dissuasif.

Absolument, le prix est de 100 euros. Mais ce qui est aussi intéressant, c’est de se dire que les bénéfices générés par la vente seront versés à la Fondation Auschwitz-Birkenau, qui permet l’entretien du camp de concentration et d’extermination qu’a été Auschwitz. Donc, je crois que les éditions Fayard ont pris tous les garde-fous. Ce qui est intéressant, c’est qu’en 1938, les éditions Fayard avaient déjà une première fois publié Mein Kampf, et là à l’initiative des autorités allemandes, dans une version spécialement destinée au public français et qui avait été quelque peu expurgée des prises de position très antifrançaise.

Interview de Chantal Kesteloot par la rédaction de la rtbf.be


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : auschwitz.be ; rtbf.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête © Fayard ; © rtbf.be.


Savoir-traduire en Wallonie et à Bruxelles…

WILLIAMS : thème de La Liste de Schindler par Itzhak Perlman

Temps de lecture : 2 minutes >

Le 21 mars 1994, il y a 28 ans, La Liste de Schindler triomphait lors de la 66e cérémonie des Oscars en recevant de nombreux prix dont celui de la meilleure musique originale. Une partition composée par John Williams, interprétée par Itzhak Perlman et l’Orchestre Symphonique de Boston.

A chaque fois que je joue, que ce soit sur n’importe quel continent, c’est toujours la même histoire ! On me demande systématiquement de jouer la musique de La Liste de Schindler

Ces mots d’Itzhak Perlman nous renseignent sur l’immense popularité et l’aura particulière qui entoure le thème musical de John Williams. Mais n’allez pas croire que ce succès dérange le violoniste israélien. Au contraire, chacun de ses entretiens dit la même chose. Il est fier que Williams ait pensé au violon et qu’il ait fait appel à lui pour interpréter cette musique pensée comme un symbole de l’espoir et un hommage à la tradition musicale juive.

Itzhak Perlman a toujours été admiratif de ce thème musical. Dans un entretien donné au Los Angeles Times en 2018, le violoniste confiait son respect pour John Williams. Au compositeur qui avait demandé spécifiquement à Perlman de jouer sa partition il demandait : “John, comment as-tu fait ça ? Tu n’es pas juif, comment as-tu fait pour que ce thème soit si parfait ?

La beauté de cette mélodie est à la mesure de l’émotion qui a pris John Williams la toute première fois qu’il a vu des images de La Liste de Schindler. C’est à Los Angeles, au domicile de Steven Spielberg que Williams a vu le premier montage du film. Il se souvient que sa première réaction fut le silence puis après avoir fait quelques pas dans la pièce, il aurait dit à Spielberg : “Je pense vraiment que tu as besoin d’un meilleur compositeur que moi pour ce film”, à quoi Spielberg aurait répondu avec malice : “Je sais bien… mais ils sont tous morts !”

Quant à Itzhak Perlman et l’Orchestre Symphonique de Boston, la première fois qu’ils ont pu voir le film de Spielberg ce fut juste avant d’enregistrer la partition de John Williams. Comme Prokofiev face au film Alexandre Nevsky de Serguei Eisenstein, Miles Davis devant Ascenseur pour l’échafaud, il faut imaginer Itzhak Perlman et l’orchestre interpréter cette musique en synchronisant leur jeu, leurs notes, leurs émotions en direct avec les séquences du film.

C’est peut-être ça qui donne autant de force à cette musique : les émotions procurées par le film de Spielberg ont été interprétées en direct par les musiciens ! Cette musique est l’expression de leurs émotions, de leurs sentiments, elle s’accorde avec celles de chaque spectateur qui découvrirait ce chef d’œuvre de Spielberg.

Max Dozolme


[INFOS QUALITÉ] statut : validé | sources  : radiofrance.fr (21 mars 2022) | mode d’édition : partage, correction et iconographie | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © DR.


Ecouter encore…

LANZMANN : Shoah (1985)

Temps de lecture : 5 minutes >

[RTBF.BE, 5 juillet 2018] Le film Shoah du Français Claude LANZMANN (1925-2018) est entré dans l’histoire du cinéma, par sa durée (9h30), sa forme (pas d’images d’archives) et son propos : raconter ‘l’indicible’, l’extermination systématique des Juifs par les nazis.

Le mot ‘Shoah’ -il apparaît dans la Bible et signifie en hébreu ‘anéantissement’– s’est désormais imposé dans le langage courant. “On s’est mis partout à dire ‘la Shoah’, ce nom a supplanté ‘Holocauste‘, ‘Génocide‘ ou ‘Solution finale“, selon le réalisateur.

Des milliers d’articles, d’études, de débats ont été consacrés à ce documentaire, sorti en 1985 et maintes fois récompensé -notamment par un César d’honneur en 1986-, vu par des dizaines de millions de spectateurs dans le monde entier, enseigné dans les écoles. Shoah traite uniquement des camps d’extermination en Pologne (ce qui a longtemps été dénoncé par les autorités de ce pays) : Chelmno, Treblinka, Auschwitz-Birkenau. Il raconte aussi le processus d’élimination du ghetto de Varsovie.

Durant dix campagnes de tournage, le cinéaste a méthodiquement suivi les traces de l’infamie, identifiant les lieux du génocide et écoutant des survivants et des témoins des camps. Peu de séquences ont été rejouées ou préparées. Claude Lanzmann a parfois été contraint d’utiliser un faux nom, des faux papiers et une caméra cachée pour interroger d’anciens nazis : “Shoah est, à beaucoup d’égards, une investigation policière, et même un western dans certaines parties.

Ce film d’histoire au présent, selon lui, ne comprend aucun commentaires d’experts ou d’historiens. “Il n’y a aucune voix off pour dire quoi penser, pour relier de l’extérieur les scènes entre elles. Ces facilités, propres à ce qu’on appelle classiquement un documentaire, ne sont pas autorisées dans Shoah”, a-t-il expliqué.

‘Course de relais’ de 12 ans

Sa réalisation fut une aventure de longue haleine puisque la préparation et le tournage s’échelonnèrent de 1974 à 1981 et que le montage (il y eut 350 heures de prises de vues !) dura presque 5 ans.

Je n’ai jamais cessé de me battre avec et pour ce film, qui était une course de relais de douze interminables années. J’ai eu la force et la folie de prendre mon temps, c’est ce dont je suis le plus fier, je n’ai obéi qu’à ma propre loi“, a expliqué Claude Lanzmann, en allusion aux divers problèmes (notamment financiers) rencontrés.

Parmi plusieurs scènes d’anthologie, figure celle de ce coiffeur, visage plein cadre, racontant avec peine comment il coupait les cheveux des femmes avant d’entrer dans la chambre à gaz. Sans pouvoir leur dire ce qui les attendait, sous peine de partir dans la mort avec elles. Claude Lanzmann a recherché cet homme pendant des années, avant de le retrouver en Israël et d’avoir l’idée de le filmer en train de raconter son histoire… dans un salon de coiffure près de Tel-Aviv. “On m’a souvent reproché mon sadisme dans les questions. C’est faux, c’est un accouchement fraternel. Les larmes du coiffeur sont pour moi le sceau de la vérité“, a souligné le réalisateur.

Le film a été présenté en 2012 en Turquie. Selon l’association Projet Aladin (qui milite notamment pour un rapprochement entre juifs et musulmans), c’est la première fois qu’il a été diffusé sur une chaîne publique dans un pays musulman.

Claude Lanzmann a reçu un Ours d’or d’honneur à la Berlinale en 2013 pour l’ensemble de son oeuvre, récompense qui eut bien sûr un retentissement particulier : “j’ai toujours pensé que Shoah aiderait profondément les Allemands à se confronter à ce terrible passé.


Lanzmann, Sartre et de Beauvoir à table…

[FRANCECULTURE.FR] Claude Lanzmann est né le 27 novembre 1925 dans une famille d’origine juive d’Europe de l’Est. Pendant la guerre il s’engage dans les Jeunesses communistes et dans la Résistance à Clermont-Ferrand. A la sortie de la guerre, il suit des études de philosophie puis il décide de partir enseigner à Berlin. De retour en France il se lance dans une carrière de journaliste et rencontre en 1952 Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre qui lui propose de participer au comité de rédaction des Temps modernes. Il devient le compagnon de Simone de Beauvoir durant sept ans. Dans les années 70, Claude Lanzmann s’ouvre au cinéma avec des films documentaires comme Pourquoi Israël (1973) et le monumental Shoah d’une durée de 9 heures 30, sorti en 1985, fruit de douze années de travail autour de la parole des protagonistes des camps de concentration. Il tourne également Tsahal en 1994 ou encore Le dernier des injustes en 2013. En 2017 il s’éloigne de la question juive et consacre un film à la Corée du Nord, Napalm. En 2009, il publie un livre de mémoire Le Lièvre de Patagonie (Gallimard). Il est mort le 5 juillet 2018, à Paris.


[LEMONDE.FR, 5 juillet 2018] Claude Lanzmann, à propos de « Shoah », en 2005 : “Si j’avais pu ne pas nommer mon film, je l’aurais fait.” Comment nommer l’innommable ? Le cinéaste expliquait, en 2005 au journal Le Monde, comment il avait finalement choisi d’utiliser ce mot de Shoah pour son film qui retrace les horreurs nazies :

(…) Au cours des onze années durant lesquelles j’ai travaillé à sa réalisation, je n’ai donc pas eu de nom pour le film. Holocauste, par sa connotation sacrificielle et religieuse, était irrecevable ; il avait en outre déjà été utilisé. Mais un film, pour des raisons administratives, doit avoir un titre. J’en ai tenté plusieurs, tous insatisfaisants.

La vérité est qu’il n’y avait pas de nom pour ce que je n’osais même pas alors appeler “l’événement”. Par-devers moi et comme en secret, je disais “la Chose”. C’était une façon de nommer l’innommable. Comment aurait-il pu y avoir un nom pour ce qui était absolument sans précédent dans l’histoire des hommes ? Si j’avais pu ne pas nommer mon film, je l’aurais fait.

Le mot Shoah s’est imposé à moi tout à la fin parce que, n’entendant pas l’hébreu, je n’en comprenais pas le sens, ce qui était encore une façon de ne pas nommer. Mais, pour ceux qui parlent l’hébreu, Shoah est tout aussi inadéquat. Le terme apparaît dans la Bible à plusieurs reprises. Il signifie “catastrophe”, “destruction”, “anéantissement”, il peut s’agir d’un tremblement de terre ou d’un déluge.

Des rabbins ont arbitrairement décidé après la guerre qu’il désignerait “la Chose”. Pour moi, Shoah était un signifiant sans signifié, une profération brève, opaque, un mot impénétrable, infracassable, comme un noyau atomique.

Quand Georges Cravenne, qui avait pris sur lui l’organisation de la première du film au Théâtre de l’Empire, m’a demandé quel était son titre, j’ai répondu : Shoah.
– Qu’est-ce que cela veut dire ?
– Je ne sais pas, cela veut dire ‘Shoah’.
– Mais il faut traduire, personne ne comprendra.
– C’est précisément ce que je veux, que personne ne comprenne.

Je me suis battu pour imposer Shoah sans savoir que je procédais ainsi à un acte radical de nomination, puisque presque aussitôt le titre du film est devenu, en de nombreuses langues, le nom même de l’événement dans son absolue singularité. Le film a été d’emblée éponyme, on s’est mis partout à dire la Shoah. L’identification entre le film et ce qu’il représente va si loin que des téméraires parlent de moi comme de ‘l’auteur de la Shoah’, ce à quoi je ne puis que répondre : “Non, moi, c’est Shoah, ‘la Shoah’, c’est Hitler.”


SHOAH

Réalisation : Claude Lanzmann | Image : Dominique Chapuis, Jimmy Glasberg, William Lubtchansky | Son : Bernard Aubouy | Montage : Ziva Postec, Anna Ruiz | Coproduction : Les Films Aleph, Historia Films, Ministère de la Culture | France, 1985, 570′


[INFOS QUALITÉ] statut : validé | mode d’édition : compilation, correction et documentation | sources : RTBF.BE | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Les Films Aleph


Voir encore…

CCLJ : L’étoile jaune n’est pas un hashtag

Temps de lecture : 7 minutes >

[CCLJ – 13.12.2021] Ça deviendrait presque une habitude. Une question de société, un nouveau décret, l’application d’une loi… et les opposants sortent le slogan des heures les plus sombres. Le point Godwin se muerait presque en virgule, tant il a tendance à rythmer les manifestations et les débats depuis quelques années.

Une période de crise est, on le sait, toujours un révélateur des questions qui agitent une société. Les fantômes resurgissent plus forts et la crise crée un effet loupe. La pandémie que nous vivons depuis début 2020 n’échappe pas à cette règle. Tout le monde voit midi à sa porte. On a sous-entendu que les hommes portant mal le masque (c’est-à-dire sous le nez) le faisaient par machisme. On a vu gonfler, lors de la première vague, le racisme à l’égard des personnes d’origine asiatique. Les complotistes s’en sont, eux aussi, donné à cœur joie. Quant aux spécialistes de la révolte permanente, persuadés que la colère n’est pas une émotion mais une valeur, ils étaient, quoi qu’il arrive, contre chaque décision politique, puisque, par définition, le dirigeant a toujours tort et que, lui donner tort, c’est être plus malin. Et puis, comme on est gâtés, […] les antisémites et leurs idiots utiles, se sont, bien évidemment, joints à la fête du grand n’importe quoi.

La cohue, les chiffres déversés tous les soirs, le décompte des réas et des morts, une situation folle qui a pris toute la planète de court. Nous avons tous cherché des réponses dans ce magma d’informations angoissantes et contradictoires. Il est donc normal que beaucoup se soient jetés dans les explications les plus tentantes. […] Le plus croustillant est arrivé avec le vaccin, charriant inévitablement son lot de théories conspirationnistes et de fausses informations. […] Ce qui a, à juste titre, retourné les sangs de nombre de personnes, ce sont les comparaisons absurdes entre mesures sanitaires et étoile jaune.

Combien de fois les Juifs ne se sont-ils vus reprocher que le récit du drame de la Shoah prenait trop d’ampleur dans la société ? Que c’était triste mais qu’ils “en faisaient trop” ? “Oui, c’est horrible, mais vous n’êtes pas les seuls à avoir souffert. Ça va, on le sait maintenant !” Ces phrases et leurs variantes, grossières ou évasives, on les a tous entendues ou lues. Réseaux sociaux, conversations avec des “inconnus ou des amis, sketchs. Vient toujours le moment du reproche, frontal ou sous-entendu : les Juifs se plaignent, les Juifs ressassent, les Juifs parlent trop de la Shoah, il est temps de passer à autre chose !

Fort bien. Le problème, c’est qu’à la moindre occasion, cet épisode tragique de l’Histoire est tiré d’un chapeau pour accentuer, souvent de façon ridicule, la gravité d’un sujet. On est en désaccord avec quelqu’un, on le traite de nazi, on le trouve trop tendre ou nuancé, c’est un collabo. Un Etat qui prend une décision et s’y tient est dictatorial et son chef est grimé en Hitler (en témoignent les affiches, placardées cet été en France, représentant le président Emmanuel Macron en Führer). Pour certains, le conflit israélo-palestinien n’est pas un conflit ou une guerre mais un génocide, où Israël n’est plus un Etat critiquable (au même titre que n’importe quel pays), mais le IIIe Reich, son drapeau étant, d’ailleurs, régulièrement mixé avec un swastika.

« Un éternel Treblinka »

Dans un tout autre registre, il arrive également que l’antispécisme amène à comparer les abattoirs et, plus largement, la consommation de viande, à la Shoah. En 2013, en Belgique, une polémique avait, d’ailleurs, émaillé une campagne de Gaïa autour de l’abattage sans étourdissement. Le spot publicitaire, prêtant conscience et voix à un mouton dans un camion, avait laissé planer un doute, parmi certains auditeurs, quant à une volonté de faire un parallèle avec un train roulant vers Auschwitz. L’association s’en était vivement défendue, et l’agence de pub en charge de ladite campagne avait affirmé que l’idée était plutôt de faire penser à la série Homeland. Et en effet, peut-être ne s’agissait-il que d’une maladresse. Mais si cette maladresse a fait bondir, c’était probablement en raison des précédents qui existaient sur le sujet. Car quand ces questions sont évoquées, la comparaison revient ponctuellement, et s’appuie notamment sur l’expression Un Éternel Treblinka, titre d’un ouvrage sur la condition animale, écrit par l’historien Charles Patterson et paru en 2002.

Toutefois, le pompon du parallèle douteux revient à l’étoile jaune. C’est désormais une manie. Lorsqu’un sujet met en balance la collectivité, le droit commun, et le droit individuel, il y a toujours quelque Nobel de l’analyse politique pour brandir cet odieux symbole historique. En novembre 2019, lors de la manifestation à Paris contre l’islamophobie, la situation des Français musulmans a ainsi été comparée par quelques participants, à rien de moins que porter l’étoile jaune ! Interdire les signes religieux dans des circonstances spécifiques reste un sujet épineux chez nos voisins, comme chez nous. Et visiblement, pour certains, forcer les citoyens à être identiques dans la fonction publique ou à l’école, reviendrait au même que les marquer pour savoir qui devra être exécuté à la fin du mois.

Dernière référence en date mais non des moindres, le pass sanitaire – pass nazitaire, comme on a pu lire, en France, sur certaines pancartes de manifestants – “c’est l’étoile jaune” ! Car ne vous y trompez pas, messieurs-dames : carnet de vaccination ou chambre à gaz, c’est du pareil au même. En octobre dernier, l’Italie a même vu des militants anti-pass se déguiser en prisonniers de camps de concentration, et s’affubler de numéros… parce que tatouage ou QR code, c’est kif-kif. À de tels niveaux de rhétorique, l’hyperbole se mue en discipline olympique.

Au-delà de la non-pertinence et du manque flagrant de mesure et de décence dans le propos, ce qui heurte ici, c’est évidemment la banalisation engendrée. Si à chaque nouvelle contrainte légale ou à chaque débat de société, des indignés de comptoir brandissent l’étoile jaune en slogan ou en hashtag boiteux, comment espérer que la mémoire collective se souvienne que ce sigle n’était pas une contrainte mais une condamnation à mort ? Et que cette condamnation avait pour seul motif la détestation d’un groupe humain ?

Mémoire contre tout victimaire

On l’a souvent dit, si le racisme est surtout fait de condescendance et de sentiment de supériorité, l’antisémitisme, lui, comporte une étrange composante : la jalousie. Gorgé de fantasmes, l’antisémite prête un pouvoir et, même, parfois, des capacités (le “génie juif”) démesurés aux Juifs : “ils sont si puissants, si riches, ils contrôlent tout, d’ailleurs, ils sont intouchables…” Or, à l’ère du tout victimaire, même leurs souffrances passées semblent aujourd’hui enviées.

L’histoire des Juifs n’est plus si encombrante que cela lorsqu’elle peut servir d’outil de com. On se bouscule pour entrer dans le club prestigieux des persécutés. Dans ces esprits tordus, l’étoile deviendrait presque un badge VIP pour obtenir gain de cause et même – parce que oui, nous sachons – des traitements de faveur. Il n’est pas question de jouer la carte malsaine de l’exclusivité de la douleur et de la persécution, d’autant que regarder le vécu des uns et des autres est toujours instructif pour savoir où l’on va. La mémoire et l’Histoire appartiennent à tous, et la Shoah engage et oblige toute l’humanité. Mais ce réflexe pavlovien du point Godwin est usant. Donnant l’impression que tout est aussi grave qu’un génocide, on amène à penser qu’un génocide, finalement, n’est pas grand-chose…

En ces temps où la discrimination est pensée comme étalon premier de l’identité, nous devons tous nous garder de nous enfermer dans les drames du passé. Se définir seulement par ces tragédies serait une terrible erreur. Pour autant, cette période de crise sanitaire nous aura également rappelé combien il reste fondamental de faire mémoire de ces événements historiques et de tous ces morts, car d’autres ne se gêneront pas pour se les accaparer.

Sarah Borensztein


Le CCLJ, c’est qui ?

De ses propres termes : “Situé à St Gilles (B-1060 Bruxelles), le Centre Communautaire Laïc Juif David Susskind (CCLJ) ouvre ses portes à la communauté juive de Bruxelles croyante ou non, mais aussi à tous les curieux de cette culture qui ont envie de s’intéresser à un pan de son histoire, ancienne ou contemporaine ou à sa mémoire, et au-delà, à tous ceux et celles intéressés par l’une des activités culturelles et récréatives du CCLJ. Les missions du CCLJ sont multiples. Il veille notamment à l’affirmation et à la transmission de l’identité juive laïque dans le respect des différences, il est engagé contre toutes formes de racisme. Le CCLJ promeut le dialogue par le biais d’actions éducatives et d’un programme culturel ouvert à tous. Tout au long de l’année, de nombreux événements sont organisés et des espaces de dialogue sont ménagés. Les activités s’adressent à toutes les générations. Le CCLJ accueille des auteurs tel que Boris Cyrulnik, Anne Sinclair ou Guillaume Ancel, des conférenciers, des réalisateurs tels que les frères Dardenne, des essayistes comme Rachel Kahn, Raphaël Glucksman, Raphaël Enthoven et tant d’autres. Via son département “La haine, je dis NON !“, le CCLJ sensibilise et fait comprendre à des publics intergénérationnels, venant d’horizons divers, les faits liés à la Shoah et aux autres crimes de génocide.”


Petit rappel. Le “point Godwin” est dérivé d’une loi empirique énoncée par un certain Mike GODWIN, avocat américain et figure importante des réseaux depuis longtemps. En 1990 à partir des conversations auxquelles il assiste sur Usenet (on est là avant la naissance du web sur un des réseaux qui composent l’Internet), il énonce la loi suivante : “Plus une discussion en ligne dure, plus la probabilité d’y trouver une comparaison impliquant les Nazis ou Hitler s’approche de 1.

En fait, Mike Godwin applique aux conversations en ligne un phénomène identifié dès le début des années 1950 par le philosophe Léo Strauss sous le nom de reductio ad hitlerum (réduction à Hitler), et qui consiste à disqualifier l’argumentation de l’adversaire en l’associant à Hitler, au Nazi ou à toute autre idéologie honnie de l’Histoire.

Aujourd’hui, en français, on parle plus volontiers de “point Godwin” que de “loi Godwin” pour désigner ce moment de la conversation où se manifeste la reductio ad hitlerum. On dit donc d’une conversation en ligne (on le dit aussi parfois des conversations hors ligne, mais c’est récent), qu’elle a “atteint le point Godwin” quand l’un des interlocuteurs en réfère au nazisme, à Hitler, à la Shoah, pour disqualifier l’argumentation de son adversaire. [FRANCECULTURE.FR]


Débattons-en…

RAXHON, Philippe (né en 1965)

Temps de lecture : 3 minutes >

Né à Ougrée en 1965, Philippe RAXHON est docteur en histoire, professeur ordinaire à l’Université de Liège et chercheur qualifié honoraire du Fonds National de la Recherche scientifique (FNRS). Il dirige l’Unité d’histoire contemporaine de l’Université de Liège.

Il fut président du Conseil de la transmission de la mémoire de la Fédération Wallonie-Bruxelles entre 2009 et 2019. L’historien s’est interrogé sur les processus mémoriels, sur les relations entre l’histoire et la mémoire, sur la présence du passé dans les sociétés, dès sa thèse de doctorat, dont l’ouvrage qui en est issu, La Mémoire de la Révolution française en Belgique (Bruxelles : Labor, 1996), préfacé par l’historien français Michel Vovelle, a reçu plusieurs prix, notamment de l’Académie royale de Belgique et de l’Académie française.

Il a publié une quinzaine de livres historiques comme auteur, coauteur, ou directeur éditorial, ainsi que deux recueils de poèmes et un roman épistolaire en 1989, Les Lettres mosanes, d’abord décliné en épisodes radiophoniques sur la RTBF.

Il enseigne notamment la critique historique, l’histoire des conceptions et des méthodes de l’histoire, et l’histoire contemporaine. On lui doit de nombreuses publications sur les relations entre l’histoire et la mémoire, sur des thèmes divers, de la Révolution française à la Shoah, en passant par Liège et la Wallonie, soit près de 150 articles de revues historiques et d’actes de colloques.

Il a participé à de multiples rencontres et colloques internationaux, et a développé des liens en particulier avec l’Amérique latine, dont il a enseigné l’histoire à l’Université de Liège. Il a été et est également membre d’une série d’institutions scientifiques au niveau national et international.

Il fut l’un des quatre experts de la commission d’enquête parlementaire “Lumumba“, une expérience dont il a tiré un livre : Le débat Lumumba. Histoire d’une expertise (Bruxelles : Espace de Libertés, 2002).

Il est aussi le concepteur historiographique du premier parcours de l’exposition permanente des Territoires de la Mémoire (Liège), et l’auteur du Catalogue des Territoires de la Mémoire (Bruxelles : Crédit communal, 1999).

Il fut également membre de la commission scientifique du Comité “Mémoire et Démocratie” du Parlement wallon, et du comité d’accompagnement scientifique pour la rénovation du site de Waterloo (Mémorial).

Il est le coauteur, en tant que scénariste et dialoguiste, des docu-fictions pour la télévision Fragonard ou la passion de l’anatomie réalisé en 2011 par Jacques Donjean et Olivier Horn, et de Les Trois Serments réalisé en 2014 par Jacques Donjean.

Conférencier, accompagnateur de voyages mémoriels, conseiller historique pour des manuels scolaires, des expositions et autres manifestations, membre de jury de prix, chroniqueur dans la presse, présent régulièrement dans les médias, il conçoit son activité d’historien dans l’espace public comme un complément indispensable à l’exercice de la citoyenneté.

Ses derniers livres sont :

  • Centenaire sanglant. La bataille de Waterloo dans la Première Guerre mondiale (Bruxelles : Editions Luc Pire, 2015) ;
  • Mémoire et Prospective. Université de Liège (1817-2017), en collaboration avec Veronica Granata, (Liège : Presses Universitaires de Liège, 2017) ;
  • La Source S (Paris : Librinova, 2018) ; La Source S a été éditée sous le titre Le Complot des Philosophes par City Editions en 2020 et est parue en édition de poche en avril 2021 ;
  • La Solution Thalassa (Paris : Librinova, 2019) ; La Solution Thalassa est parue en avril 2021 chez City Editions ;
  • Le Secret Descendance (Paris : Librinova, 2020) ; Le Secret Descendance est la suite du Complot des Philosophes et de La Solution Thalassa, les trois volumes constituent la trilogie de la mémoire mettant en scène Laura Zante et François Lapierre, des historiens confrontés à des sources qui imposent des défis à leur esprit critique.

Il écrit désormais des thrillers pour donner du plaisir à réfléchir, des romans à ne pas lire si vous êtes satisfait de vos certitudes…


S’engager encore…

RAXHON : Quand le croire est aussi fort que le voir, publier “Mein Kampf” reste dangereux (2021)

Temps de lecture : 3 minutes >

Quelle fut l’importance de Mein Kampf dans l’avènement du IIIe Reich et son  cortège d’horreurs ? Ce livre est-il toujours dangereux, telle une vieille grenade déterrée ? William Bourton [LESOIR.BE] a interrogé Philippe RAXHON, professeur d’histoire et de critique historique à l’Université de Liège.

Comment est né Mein Kampf et comment a-t-il été reçu à sa sortie ?

Hitler l’a rédigé en prison, en 1924-1925. À l’époque, d’un point de vue politique, il n’est encore pratiquement rien. Quand on ne connaît pas la suite de l’histoire, ce n’est qu’un récit halluciné. C’est un ouvrage qui n’est pas bien écrit, une suite de pulsions expressives où l’auteur déverse une série de critiques et de dénonciations, où il s’en prend particulièrement aux Juifs, mais également aux Anglais et aux Français. Lors de sa publication, peu d’observateurs soulèvent sa dimension prophétique. Mais au fur et à mesure que l’ascension politique d’Hitler gagne en popularité, forcément, on associe ce personnage à son livre. Et lorsqu’il accède au pouvoir (en 1933), ça devient un ouvrage officiel. À partir de ce moment-là, en Allemagne, il devient impossible d’échapper à Mein Kampf. C’est alors que sa postérité va prendre un autre sens.

Tous les crimes du régime nazi sont-ils annoncés dans Mein Kampf ?

Il y a effectivement une dimension programmatique, même si ce n’est pas non plus une prophétie : il ne donne pas la date de la création d’Auschwitz… Mais au fond, il est conçu comment, cet ouvrage ? Il ne vient pas de nulle part. Il rassemble tous les délires antisémites qui pouvaient exister depuis le dernier tiers du XIXe siècle, teintés d’un racisme biologique.

C’est l’idée qu’une nation, c’est comme un être vivant, qui est destiné à croître ou à périr s’il n’y a pas de croissance, qui peut être agressé de l’extérieur ou de l’intérieur par des virus : les Juifs et d’autres minorités. L’antisémitisme est par ailleurs très virulent au début du XXe siècle, avec l’affaire Dreyfus en France, les pogroms en Russie, le Protocole des Sages de Sion, etc. Hitler est nourri de cela. Il identifie donc tous les maux de l’Allemagne à la fois à “l’engeance juive éternelle” mais aussi à toute une série de trahisons conditionnées par la Première Guerre mondiale et le Traité de Versailles. Et il fait une synthèse des préjugés qui existent déjà en y ajoutant un regard qu’il porte sur le présent, alors que l’Allemagne est dans une misère noire, malgré l’allègement des dettes de guerre.

Au début des années 30, Hitler se persuade qu’il avait raison lorsqu’il écrivait Mein Kampf. Et lorsqu’il prend le pouvoir, il va mettre en pratique les lignes de force qui sont dans son ]ivre.

Cet ouvrage peut-il encore inspirer certains extrémistes aujourd’hui ?
Philippe RAXHON

Ce qui est fascinant, c’est que le mensonge a une saveur plus forte que la vérité… Il n’y a donc aucun moment où ce genre de texte devient dérisoire. Et singulièrement de nos jours, où l’irrationnel est en train de faire une poussée en force, où les analyses scientifiques et ]es principes de base de la conviction critique sont remis en question.

Dans une époque comme la nôtre, où il n’y a plus de hiérarchisation des discours, où le croire est aussi fort que le voir, oui, un texte comme Mein Kampf reste dangereux.

Dans ces conditions, le remettre en lumière, même lesté d’un appareil critique implacable, n’est-il pas risqué ?

Non. C’est faire le constat que Mein Kampf est là, qu’il a encore une très longue vie devant lui, et c’est faire le pari d’opposer des résistances. Et aujourd’hui, l’arc de résistance, c’est de convoquer l’historiographie, la science historique, l’apparat critique, pour dire: “OK, lisez-le, mais voici ce que la discipline historienne vous propose comme interprétation, en toute sincérité et en toute crédibilité scientifique.


Débattons encore, il en restera toujours quelque chose…

HESSEL : textes

Temps de lecture : 6 minutes >

“C’est le best-seller de la fin de l’année 2010 [l’article date du 30-12-2010]. Indignez-vous, de l’ancien résistant Stéphane HESSEL, s’est vendu à plus de 300.000 exemplaires. Quelles sont les raisons d’un tel succès ? Son prix attractif de trois euros ? La longueur de l’ouvrage, soit une vingtaine de page ? Un concours de circonstances : sortie du livre avant Noël ? L’engouement, même inexpliqué, est réel et vire au phénomène de société. On se l’arrache et les libraires peinent à alimenter leurs stocks […] cet appel à l’indignation qui provoque espoir chez certains et déchaîne les passions chez d’autres”

Mieux s’indigner aujourd’hui selon Hessel :
      1. Trouver un motif d’indignation ;
      2. Changer de système économique ;
      3. Mettre fin au conflit israélo-palestinien ;
      4. Choisir la non-violence ;
      5. Endiguer le déclin de notre société.
[d’après LEXPRESS.FR]
Extraits de Indignez-vous ! :

Il nous appartient de veiller tous ensemble à ce que notre société reste une société dont nous soyons fiers : pas cette société des sans-papiers, des expulsions, des soupçons à l’égard des immigrés, pas cette société où l’on remet en cause les retraites, les acquis de la Sécurité sociale, pas cette société où les médias sont entre les mains des nantis, toutes choses que nous aurions refusé de cautionner si nous avions été les véritables héritiers du Conseil National de la Résistance.

 

On ose nous dire que l’État ne peut plus assurer les coûts de ces mesures citoyennes. Mais comment peut-il manquer aujourd’hui de l’argent pour maintenir et prolonger ces conquêtes alors que Ia production de richesses a considérablement augmenté depuis la Libération, période où l’Europe était ruinée ? Sinon parce que le pouvoir de l’argent, tellement combattu par la Résistance, n’a jamais été aussi grand, insolent, égoïste, avec ses propres serviteurs jusque dans les plus hautes sphères de l’État. Les banques désormais privatisées se montrent d’abord soucieuses de leurs dividendes, et des très haut salaires de leurs dirigeants, pas de l’intérêt général. L’écart entre les plus pauvres et les plus riches n’a jamais été aussi important ; et la course à l’argent, la compétition, autant encouragée. Nous leur disons : prenez le relais, indignez-vous ! Les responsables politiques, économiques, intellectuels et l’ensemble de la société ne doivent pas démissionner, ni se laisser impressionner par l’actuelle dictature internationale des marchés financiers qui menace la paix et la démocratie.

 

Nous n’avons plus affaire à une petite élite dont nous comprenons clairement les agissements. C’est un vaste monde, dont nous sentons bien qu’il est interdépendant. Nous vivons dans une interconnectivité comme jamais encore il n’en a existé. Mais dans ce monde, il y a des choses insupportables. Pour le voir, il faut bien regarder, chercher. Je dis aux jeunes : cherchez un peu, vous allez trouver. La pire des attitudes est l’indifférence, dire je n’y peux rien, je me débrouille. En vous comportant ainsi, vous perdez l’un des composantes essentielles qui fait l’humain. Une des composantes indispensables : la faculté d’indignation et l’engagement qui en est la conséquence.

 

II faut comprendre que la violence tourne le dos à l’espoir. Il faut lui préférer l’espérance, l’espérance de la non-violence. C’est le chemin que nous devons apprendre à suivre. Aussi bien du côté des oppresseurs que des opprimés, il faut arriver à une négociation pour faire disparaître l’oppression ; c’est ce qui permettra de ne plus avoir de violence terroriste. C’est pourquoi il ne faut pas laisser s’accumuler trop de haine.

 

Comment conclure cet appel à s’indigner ? En rappelant encore que, à l’occasion du soixantième anniversaire du Programme du Conseil national de la Résistance, nous disions le 8 mars 2004, nous vétérans des mouvements de Résistance et des forces combattantes de la France libre (1940-1945), que certes, le nazisme est vaincu, grâce au sacrifice de nos frères et sœurs de la Résistance et des Nations unies contre la barbarie fasciste. Mais cette menace n’a pas totalement disparu et notre colère contre l’injustice est toujours intacte. Non, cette menace n’a pas totalement disparu. Aussi, appelons-nous toujours à une véritable insurrection pacifique contre les moyens de communication de masse qui ne proposent comme horizon pour notre jeunesse que la consommation de masse, le mépris des plus faibles et de la culture, l’amnésie généralisée et la compétition à outrance de tous contre tous.

 

À ceux et celles qui feront le XXIe siècle, nous disons avec notre affection : CRÉER, C’EST RÉSISTER. RÉSISTER, C’EST CRÉER.

Stéphane HESSEL, Indignez-vous !

© lepoint.fr

“Stéphane Hessel (1917-2013), auteur d’Indignez-vous (Editions Indigène) un petit pamphlet vendu à plus de 2 millions d’exemplaires (Source Edistat) depuis sa parution fin octobre 2010, est l’objet d’une polémique. Pour ses détracteurs, ce vieil homme, passé par le camp de concentration allemand de Buchenwald et farouche défenseur des droits de l’homme, aurait “joint sa voix à celle des pires antijuifs” en critiquant l’action de l’armée israélienne menée à Gaza en décembre 2008 et en appelant au boycott des produits israéliens. Pour justifier ce reproche, son action au cours de la guerre 39-45 et sa participation à la rédaction de la déclaration universelle des Droits de l’homme en 1948 ont même été mis en doute. Que sait-on exactement de lui?

Stefan Hessel naît à Berlin le 20 octobre 1917. Son père, Franz Hessel, est issu d’une famille juive convertie au luthéranisme. C’est un homme de lettres francophile qui traduira, dans les années 1920, Proust en allemand en compagnie du philosophe Walter Benjamin.

Franz et Helene Grund, sa femme, ont inspiré le triangle amoureux du roman d’Henri-Pierre Roché Jules et Jim (1953), adapté ensuite par François Truffaut (1962). Franz est l’amant allemand, Henri-Pierre est Jim, le Français, Helene est Catherine. Helene Grund rejoint Henri-Pierre Roché en France en 1925, suivie quelques mois après par son mari et leurs deux enfants, pour former le ménage anticonformiste qui fit rêver les années 1960.

TRUFFAUT, Jules et Jim (1962)

Stéphane Hessel fait de brillantes études en France et il est naturalisé en 1937. En 1939, il est reçu à l’Ecole normale supérieure, où il poursuit des études de philosophie. Il épouse en 1939 Vitia Mirkine-Guetzévitch, une jeune russe d’origine juive, avec laquelle il aura trois enfants.

Il rejoint le Général de Gaulle à Londres en mars 1941. Il y reste jusqu’en 1944 où il revient en France pour une mission, et où il est arrêté. Déporté à Buchenwald, il n’échappe à la peine de mort par pendaison que grâce à une usurpation d’identité organisée par la résistance interne du camp.

Il est admis en 1945 au concours des Affaires étrangères et occupe le poste de directeur administratif au secrétariat général des Nations Unies à New York de 1946 à 1950. En 1948, il est nommé secrétaire de la Commission des Droits de l’Homme des Nations Unies quand celle-ci entreprend la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’homme. S’il n’est pas directement rédacteur, il participe donc bien aux travaux de la Commission, et donc à l’élaboration du texte.

C’est sur les valeurs de cette déclaration de 1948, ainsi que sur celles du Conseil National de la Résistance, qu’il va fonder ses engagements d’après-guerre en faveur d’une “véritable démocratie économique et sociale, impliquant l’éviction des grandes féodalités économiques et financières” (Indignez-vous, p. 10).

Il est attaché au cabinet de Pierre Mendès France en 1955. Sa carrière diplomatique le mène ensuite de poste en poste à Saïgon, Alger, New York et Genève où il représente la France aux Nations Unies.

A l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand, en 1981, il est “élevé à la dignité d’Ambassadeur de France“. En 1988, il soutient la candidature de Michel Rocard à l’élection présidentielle. Il voit en lui un nouveau Mendès France, avant d’être déçu par son “Nous ne pouvons pas accueillir toute la misère du monde“.

En 1996, il est médiateur dans l’affaire des “sans-papiers” réfugiés dans l’église Saint-Bernard. “Immigré moi-même, le sort des travailleurs immigrés ne pouvait que m’intéresser“, précise-t-il dans ses Mémoires parus en 1997, Danse avec le siècle.

Le 15 juin 2010, à la suite de l’attaque de la flottille d’aide à Gaza par l’armée israélienne, il appelle au boycott des produits israéliens dans le cadre de la campagne “Boycott, désinvestissement et sanctions” lancée par des associations palestiniennes en 2005.

En octobre 2010 à Gaza, il rencontre en compagnie de Régis Debray le chef du Hamas Ismaël Haniyeh. Indignez-vous ! paraît le 22 octobre…” [LEXPRESS.FR]


EAN 9782911939761

“Certes, les raisons de s’indigner dans le monde complexe d’aujourd’hui peuvent paraître moins nettes qu’au temps du nazisme. Mais « cherchez et vous trouverez » : l’écart grandissant entre les très riches et les très pauvres, l’état de la planète, le traitement fait aux sans-papiers, aux immigrés, aux Roms, la course au « toujours plus », à la compétition, la dictature des marchés financiers, jusqu’aux acquis bradés de la Résistance – retraites, Sécurité sociale… Pour être efficace, il faut, comme hier, agir en réseau : Attac, Amnesty, la Fédération internationale des Droits de l’homme… en sont la démonstration. Alors, on peut croire Stéphane Hessel, et lui emboîter le pas, lorsqu’il appelle à une « insurrection pacifique ».” [INDIGENE-EDTIONS.FR]


S’engager plus avant…

27 janvier 1945 : le camp d’Auschwitz est libéré

Temps de lecture : 3 minutes >

La libération du camp de concentration d’Auschwitz par les troupes soviétiques a marqué le début de la libération des camps où les Allemands ont exterminé 6 millions de Juifs. France 3 revient sur cette histoire tragique à l’occasion des commémorations des 70 ans de l’évènement.

Il y a 70 ans, le 27 janvier 1945, le camp de concentration d’Auschwitz était libéré par l’armée soviétique. C’est le premier grand camp d’extermination et de déportation libéré par les Alliés. 300 survivants se recueilleront sur place. À l’époque, les Soviétiques tombent presque par hasard sur le camp, cerclé de barbelés, où ils trouvent 7.000 personnes décharnées, au bord de la mort.

6 millions de Juifs exterminés

Au fur et à mesure de leur progression, les Alliés libèrent une vingtaine de camps. Dachau près de Munich, Buchenwald, Ravensbrück, Mauthausen entre autres. “C’est la fin d’une horreur sans nom. Il faut ouvrir les yeux et serrer les dents“, expliquaient à l’époque les médias. En tout, six millions de Juifs ont été victimes de la barbarie nazie dont Auschwitz est devenu le lieu emblématique, ainsi qu’un lieu de mémoire…” [FRANCETVINFO.FR]


Carte blanche à Stéphane DADO :

À l’heure du 76e anniversaire de la libération des camps de concentration, beaucoup se demandent ce que deviendra la transmission de la mémoire une fois que les derniers déportés auront disparu. Mon essai en cours depuis maintenant six ans sur les musiques et les musiciens des camps m’a permis de rencontrer quelques survivants de l’Holocauste – dont l’extraordinaire Paul Sobol qui vient de nous quitter – et de récolter une matière historique qui, si elle équivaut à un grain de sable dans l’immense édifice du savoir concentrationnaire, m’a toutefois permis de faire preuve d’empathie et de vibrer par sympathie avec ces différents témoins, un phénomène qui prévaut aussi à la lecture des écrits d’anciens déportés (ceux de Primo Levi, Simon Laks, Germaine Tillion ou encore Léon Halkin pour ne prendre que les plus marquants). Ces récits ont un pouvoir de persuasion tellement considérable qu’ils font de nous – au départ très involontairement – les dépositaires de ces événements et de ces témoignages.

© DR

Certes, aucun historien qui évoque aujourd’hui la Shoah n’a vécu dans sa chair l’immense douleur provoquée par la disparition des siens dans une chambre à gaz, la peur de lendemains plus qu’improbables, les affres de la souffrance provoquée par le froid, la faim et la maladie, l’agression continue des kapos et leur domination sadique, l’effroyable odeur suspendue en continu de ceux partis en fumée. Malgré ce “savoir” dont nous sommes dispensés, une conscience des faits s’installe en nous et nous aide à estimer la gravité de l’horreur, en même temps qu’elle nous permet de mesurer l’immense courage (et la formidable pulsion de vie) qui a maintenu debout ceux qui ont lutté, elle nous permet de sentir ces ressources insoupçonnées que certain(e)s hommes et femmes eurent au plus profond d’eux-mêmes, fussent-ils plongés dans les situations d’horreur les plus insoutenables.

Le jour où les derniers survivants auront disparu, leur mémoire sera à jamais la nôtre si l’on accepte de dédier une partie de sa vie à cet indispensable travail de transmission que l’on nomme maladroitement le devoir de mémoire. À mon sens, il n’y a aucun devoir qui tienne. Les humains sont libres de ne pas transmettre, de ne pas écouter, d’ignorer les faits. La mémoire n’est pas un devoir qui s’impose – toute obligation ou contrainte ne ferait rien d’autre que trahir partiellement l’histoire – mais un droit que l’on s’octroie. Il s’agit même d’une vocation qui répond à ce que nous avons de plus profondément humain et éthique en nous. D’une certaine façon, ce droit à la mémoire est un sacerdoce qui nous transforme en gardien(ne) du Temple, en nous dotant d’une force de conviction telle qu’elle nous permettra un jour de prendre le relais de ceux qui ne seront plus. Cette appropriation de l’expérience d’autrui nous donne la force de convaincre (j’allais presque écrire « convertir ») les générations qui n’auront plus droit aux témoignages de première main. Il m’est arrivé de rencontrer dans certains camps (notamment à Auschwitz, Belzec ou à Mauthausen) de jeunes historiens extraordinairement bien informés sur les crimes nazis et qui avaient « digéré » à la perfection les témoignages des anciens déportés au point d’évoquer et d’assimiler dans les moindres détails les mécanismes psychologiques et le ressenti de ceux qui les avaient exprimés. Cette énergie de la transmission, si elle s’effectue à partir de documents d’une incontestable véracité, pourra entretenir la flamme du souvenir intacte, et être à la source de narrations fiables que l’on transmettra sans rien y changer, de génération en génération. Lorsque les derniers déportés auront disparu, le patrimoine qu’ils auront légué sera si marquant qu’il paraîtra impossible d’effacer la puissance de leur expérience tout comme il sera impensable d’oublier la nature abjecte des crimes commis par leurs tortionnaires nazis.

Stéphane DADO


Débattre encore…

LEVINAS : textes

Temps de lecture : 3 minutes >

Par-delà l’incommunicable émotion de cette Passion où tout fut consommé, que doit-on et que peut-on transmettre vingt ans après sous forme d’enseignement ? Rappeler à nouveau le difficile destin juif et le raidissement de notre nuque ? Exiger une justice sans passion ni prescription et se méfier d’une humanité dont les institutions et les techniques seules conditionnent le progrès ? Certes. Mais on peut, peut-être, tirer de l’expérience concentrationnaire et de cette clandestinité juive qui lui conférait l’ubiquité, trois vérités transmissibles et nécessaires aux hommes nouveaux.
Pour vivre humainement, les hommes ont besoin d’infiniment moins de choses que les magnifiques civilisations où ils vivent – voilà la première vérité. On peut se passer de repas et de repos, de sourires et d’effets personnels, de décence et du droit de tourner la clef de sa chambre, de tableaux et d’amis, de paysages et d’exemption de service pour cause de maladie, d’introspection et de confession quotidiennes. Il ne faut ni empires, ni pourpre, ni cathédrales, ni académies, ni amphithéâtres, ni chars, ni coursiers – c’était déjà notre vieille expérience de juifs. L’usure rapide de toutes les formes entre 1939 et 1945 rappelait plus que tous les autres symptômes la fragilité de notre assimilation. Dans ce monde en guerre, oublieux des lois mêmes de la guerre, la relativité de tout ce qui nous semblait indispensable depuis notre entrée dans la cité apparut brusquement. Nous sommes revenus au désert, à un espace sans paysage ou à un espace tout juste fait – comme le tombeau – pour nous contenir ; nous sommes revenus à l’espace-réceptacle. Le ghetto est cela aussi et non seulement séparation d’avec le monde.
Mais, deuxième vérité, et elle aussi rejoint une antique certitude et un antique espoir – aux heures décisives où la caducité de tant de valeurs se révèle, toute la dignité humaine consiste à croire à leur retour. Le suprême devoir quand “tout est permis” consiste à déjà se sentir responsables à l’égard de ces valeurs de paix. Ne pas conclure, dans l’univers en guerre, que les vertus guerrières sont seules certaines ; ne pas se complaire dans la situation tragique aux vertus viriles de la mort et du meurtre désespéré, ne vivre dangereusement que pour écarter les dangers et pour revenir à l’ombre de sa vigne et de son figuier.
Mais – troisième vérité – il nous faut désormais dans l’inévitable reprise de la civilisation et de l’assimilation enseigner aux générations nouvelles la force nécessaire pour être fort dans l’isolement et tout ce qu’une fragile conscience est alors appelée à contenir. Il nous faut – en rappelant la mémoire de ceux qui, non-juifs et juifs, surent, sans même se connaître ni se voir, se comporter en plein chaos comme si le monde n’avait pas été désintégré, en rappelant la Résistance des maquis, c’est-à-dire précisément celle qui n’avait d’autres sources que ses propres certitudes et son intimité – il faut, à travers de tels souvenirs, ouvrir vers les textes juifs un accès nouveau et restituer à la vie intérieure un nouveau privilège. La vie intérieure, on a presque honte de prononcer, devant tant de réalismes et d’objectivismes, ce mot dérisoire.
Quand les temples sont debouts, quand les drapeaux flottent sur les palais et que les magistrats ceignent leur écharpe – les tempêtes sous les crânes ne menacent d’aucun naufrage. Ce ne sont peut-être que les remous que provoquent, autour des âmes bien ancrées dans leur havre, les brises du monde. La vraie vie intérieure n’est pas une pensée  pieuse ou révolutionnaire qui nous vient dans un monde bien assis, mais l’obligation d’abriter toute l’humanité de l’homme dans la cabane, ouverte à tous les vents, de la conscience. Et certes, il est fou de rechercher la tempête pour elle-même, comme si “dans la tempête résidait le repos” (Lermontov). Mais que l’humanité installée puisse à tout moment s’exposer à la situation dangereuse où sa morale tienne toute entière dans un “for intérieur”, où sa dignité reste à la merci des murmures d’une voix subjective et ne se reflète ni ne se confirme plus dans aucun ordre objectif – voilà le risque dont dépend l’honneur de l’homme…

extrait de Noms propres (1976)

Ce qui est caressé n’est pas touché à proprement parler. Ce n’est pas le velouté ou la tiédeur de cette main donnée dans le contact que cherche la caresse. C’est cette recherche de la caresse qui en constitue l’essence, par le fait que la caresse ne sait pas ce qu’elle cherche. Ce “ne pas savoir”, ce désordonné fondamental en est l’essentiel. Elle est comme un jeu absolument sans projet ni plan, non pas avec ce qui peut devenir nôtre et nous, mais avec quelque chose d’autre, toujours autre, toujours inaccessible, toujours à venir. Et la caresse est l’attente de cet avenir pur sans contenu.

 extrait de Ethique et infini (1982)


Biographie succincte : Emmanuel LEVINAS est né en janvier 1906 à Kaunas, en Lituanie. Études secondaires en Lituanie et Russie. Etudes de philosophie à Strasbourg de 1923 à 1930. Séjour à Fribourg en 1928-1929 auprès de Husserl et de Heidegger. Naturalisé français en 1930. Professeur de philosophie, directeur de l’Ecole normale israélite orientale. Professeur de philosophie à l’Université de Poitiers (1964), de Paris-Nanterre (1967), puis à la Sorbonne (1973). Emmanuel Levinas décède le 25 décembre 1995 à Paris (FR). Quelques extraits choisis de son oeuvre ici…

    • Illustration de l’en-tête © Bracha Ettinger

Citons, citons, il en restera toujours quelque chose en Wallonie…