VIENNE : Sérénade d’automne (2024)

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Le problème, c’est le chien. Et les souvenirs, aussi. Surtout, peut-être. A cause de tout cela, même si souvent l’envie lui est venue, il ne l’a jamais fait. Ce soir encore, il hésite. Il était pourtant presque décidé. Se lève, se sert un Talisker dont la chaleur tourbée le rassure. Un verre, juste un, pour y puiser le courage, pas davantage, surtout ne pas tomber dans une torpeur nostalgique. De quoi d’ailleurs ? Ce n’est pas de nostalgie qu’il s’agit, plutôt d’une curiosité teintée de tristesse. Un peu d’inquiétude aussi, une forme de culpabilité sans doute.

Le moteur de la voiture a été moins hésitant que lui à démarrer. Au dehors, il pleut. Il déteste ça mais, pour ce qu’il a à faire, cela lui semble préférable. La route, il la connaît, de toute manière. Ce n’est pas qu’il l’a repérée, non, répétée plutôt, tant de fois, avant et après, maintes fois, comme aujourd’hui, il a pris la route avant de rebrousser chemin. Ce soir, ce sera différent, c’est différent, il le sent bien. Même s’il la parcourt dans le silence, pas de musique, contrairement à son habitude. Il est déjà presque arrivé. Deuxième sortie dans le rond-point, ensuite première à droite, et puis. Garer la voiture plus loin, même s’il faut marcher cent mètres sous la pluie, ne pas attirer l’attention, surtout, en aucun cas. Il verrouille les portières et se met en marche.

La rue est calme, il y a généralement peu de trafic, surtout à cette heure, pas de piétons non plus, par ce temps qui voudrait. Il longe les façades des maisons, toutes du même côté, le trottoir d’en face borde un parc d’où émanent des odeurs d’humus, les feuilles mortes en décomposition, l’automne est déjà bien avancé. Trois maisons sont légèrement en retrait, précédées d’un jardinet, c’est celle de droite qui l’intéresse. D’où se découpe le rectangle jaunâtre d’une fenêtre éclairée. Il s’approche doucement. Il sait qu’à moins d’un bruit intempestif, d’une sonnerie ou d’un chat, le chien ne réagira pas. Il sait que personne ne se lèvera pour baisser le volet dont le mécanisme est depuis si longtemps grippé qu’il faudrait le remplacer. Il sait qu’en choisissant le bon angle, entre le coin du mur et les rideaux, il pourra embrasser du regard la quasi totalité de la pièce sans risquer d’être vu. Il hésite une dernière fois.

Assise à la table, elle lui tourne le dos. Il en était certain d’avance. Lui n’aurait jamais pu s’asseoir dos à la fenêtre, imaginer des regards pesant sur lui à son insu. Elle, si, absorbée par l’écran de son laptop tandis qu’elle écrit. Pour peu, il la verrait sourire. De cela aussi, il est persuadé. Parce que pendant si longtemps, quand même, c’est à lui qu’elle a écrit. En souriant. Et pas seulement écrit. De cette maison, il n’y a pas grand-chose qu’il a oublié. Si ce n’est l’odeur, peut-être. La décoration a changé, forcément. C’était un besoin aussi, sans doute. Mais il reconnaît encore ce vase qu’il détestait. Et un dessin d’enfant au mur. Il se demande si. Mais justement, la voilà qui entre.

Il a un brusque mouvement de recul. Pourtant, la porte du salon est dans l’angle mort, en entrant, elle ne peut l’apercevoir. Ce n’est pas de cela qu’il a peur, il en est bien conscient. Elle a changé, plus que tout le reste, évidemment à cet âge-là. Il l’observe attentivement alors qu’elle s’assoit à côté de sa mère. Il la voit rire, les sent complices, sourit pour lui-même dans l’obscurité humide. Elles sont bien, se dit-il, elles ont l’air heureuses. Il s’écarte de la fenêtre. De la pointe du pied, il efface l’empreinte de ses chaussures dans la terre meuble, la dernière trace de lui. Dans la voiture, il allume l’autoradio.

Philippe VIENNE


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : rédaction | source : inédit | commanditaire : wallonica | auteur : Philippe Vienne | crédits illustrations : Spa, chemin des Fontaines © Philippe Vienne


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VIENNE : Aura (nouvelle, 2015)

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Aura, c’est quand même étrange comme prénom, se dit-il, parcourant du regard son visage, son corps, comme une Laura sans aile mais ça lui convient assez, l’idée qu’elle ne puisse s’envoler, qu’en cet instant où il est occupé à la découvrir, elle ne puisse fuir, lui échapper, lui qui si souvent, trop souvent, a vu partir celles qu’il aimait. Aura, il y a forcément quelque chose de précieux dans ce prénom qui lui évoque l’or, il veut s’en persuader, en fait non, il en est certain mais, derrière le sourire qu’elle lui adresse, demeure un mystère et comme une douleur, il la ressent, par empathie sans doute ou bien, non, c’est moi qui projette sur elle mes vieilles blessures, songe-t-il, elle, elle est juste souriante et blonde, comme il sied à son prénom, et il l’observe encore, caressant du regard comme il voudrait le faire du bout des doigts, le galbe de son front, les pommettes hautes, rosies par le vin, l’arête un peu trop prononcée de son nez et puis ses lèvres, délicieusement charnues, ces lèvres-là dont il va rêver, dont il rêve déjà, dans l’attente des mots qu’elle va prononcer,

les paroles qu’il attend, elle l’espère en tout cas, ne voudrait pas le décevoir, pas lui, pas ce soir, je ne peux pas me tromper, tout gâcher, prendre le risque de le perdre avant même de l’avoir conquis. Elle l’observe attentivement, elle voit bien qu’elle lui plaît, elle sait de toute manière l’effet qu’elle fait aux hommes, en a payé le prix, mais lui c’est différent, elle doit le rassurer sans toutefois l’effrayer, elle y a songé déjà tout à l’heure, chez elle, quand elle a choisi la tenue qu’elle allait porter, non pas la robe rouge, trop provocante tant dans la couleur que le décolleté, ni la petite jupe noire, qui, assise, remonte trop haut sur les cuisses, quand même pas le tailleur marine, austère aux yeux d’un homme, alors la robe achetée pour le mariage d’Emma, sobre, suggestive juste ce qu’il faut, c’est dommage les bras nus, elle n’aime pas ses bras nus, quelle femme les aime, mais avec l’étole, ça devrait aller. Étole qu’enhardie et réchauffée par le vin, elle laisse doucement glisser, attirant son attention, consciente de l’effet produit, elle imagine, en cet instant qu’il pense à ce jour,

il y a quelques jours, dans ce snack où il se rend habituellement à midi, quand il l’a aperçue, distraitement tout d’abord, de la même manière qu’il parcourait son journal et le quittait de temps à autre des yeux afin d’observer ce qui, autour de lui, se passait. Ainsi l’avait-il vue, sa longue chevelure blonde en premier lieu, de ce blond qu’ont les femmes au sud de l’Europe, des rivages de la Méditerranée jusqu’à ceux de la Mer Noire, puis ensuite les livres posés sur la table, dont celui qu’elle lisait en mangeant sa salade. Il aurait voulu en voir le titre mais c’était impossible à cette distance, surtout sans lunettes, mais déjà, une fille qui lisait sur son temps de midi, c’était quelque chose qui pouvait bien l’attirer, qu’elle fût jolie ne pouvait qu’accroître son intérêt évidemment, il faudrait juste une occasion, un prétexte que le hasard, ou le destin, on le nomme comme l’on veut, n’allait pas tarder à lui donner. Quand, regardant l’heure à sa montre, elle s’était levée précipitamment, ramassant ses livres et fuyant sans un regard en arrière, avant de revenir, quelques instants plus tard, anxieuse, quelque peu affolée même. Il avait saisi sa chance, excusez-moi, je peux vous aider, vous avez perdu quelque chose ? Oui, mon portable, je ne le trouve plus, vous ne l’avez pas vu ? Non, dit-il calmement, mais on peut utiliser le mien pour l’appeler, si vous voulez. Et d’ainsi le localiser à quelques mètres de là, posé sur l’évier des toilettes, elle de n’en plus finir de le remercier tout en s’excusant d’être à ce point pressée qu’elle ne peut y mettre les formes et lui, réalisant seulement qu’en procédant de la sorte, ils ont échangé leurs numéros, proposant alors de se revoir

– Théo, s’était-il présenté. Elle avait accepté et n’avait cessé de se demander pourquoi. Se le demande encore d’ailleurs, non sans certaines craintes, davantage vis-à-vis d’elle-même et de son passé que de lui. Sentant son regard peser sur elle, quand elle aspire à davantage de légèreté, elle observe à la dérobée son visage au teint mat, marqué au plus profond de ses rides par le temps et peut-être d’autres excès ou douleurs, il en émane pourtant une douceur bienveillante à son égard, elle en est certaine, elle ne peut pas se tromper, pas cette fois, pas encore, elle a changé, elle a appris de la vie, au prix fort mais elle sait. Devra-t-elle lui dire un jour, le pourra-t-elle seulement, ou devra-t-elle jusqu’à la fin garder son secret comme elle porte à jamais les traces de ses blessures ? Face à elle, assis de l’autre côté de la table, il lui semble loin de ce restaurant,

il est plongé dans ses pensées quand c’est dans les yeux verts d’Aura qu’il devrait se noyer. Mais le flot des souvenirs est là, angoissant, le passé est comme un zombie qui surgit toujours au moment où on le croit définitivement enterré. Cette histoire d’amour dans laquelle si longtemps il a cru et crû, qu’il a vu s’effondrer en un instant, l’espoir avorté d’autres possibles, puis le doute, monstrueux, corrosif, qui surgit alors et qu’il sent revenir en ce moment. Le plus douloureux n’est pas de perdre espoir, non, au contraire, c’est l’espoir qui fait souffrir, la souffrance cesse dès lors que l’on n’attend plus rien. Le désespoir, c’est le passage douloureux de l’espérance à la résignation. Et ce désespoir, il avait cherché à l’anesthésier de toutes les manières, usant et abusant d’alcool, de certaines drogues mêmes, dans des nuits écarlates, tantôt gommant les visages aimés dans une abstinence excessive, et parfois contrainte, tantôt dans la succession et la superposition effrénées de faces quasi anonymes, auxquelles correspondaient autant de sexes. Jusqu’à ce que cela s’apaise et cesse un jour.

Un jour, elle devait avoir seize ans, il était revenu chez elle. Ils avaient été ensemble, avant, enfin comme on est ensemble à cet âge-là, mais ils avaient couché, ce n’était même pas la première fois, puis avaient rompu. Et ce jour-là, il avait sûrement remarqué que ses parents étaient absents, il était revenu. Elle savait pourquoi, elle avait dit non, il avait insisté, elle avait dit non encore, mais il n’avait pas renoncé, s’était montré pressant, menaçant, du moins l’avait-elle ressenti ainsi. Alors elle avait cédé. Donne-lui ce qu’il veut, avait-elle pensé, et qu’on en finisse. Elle avait refusé de se poser la question du viol, avait même fait preuve d’initiative, tant qu’à faire, histoire de reprendre le dessus ou de se persuader, ainsi qu’il le disait, que c’était ce qu’elle souhaitait, en définitive. Il n’avait pas été long à jouir, tant mieux, elle avait tout fait pour aussi, et l’instant d’après, il était parti, évidemment. C’était fini, elle ne voulait plus y penser, n’y penserait plus, il y aurait tant de choses de cette époque qu’elle oublierait, il lui faudrait des années avant de mesurer les conséquences, de comprendre à quel point cette brûlure de son adolescence était responsable du mélanome qui corrompait sa vie d’adulte. Entretemps, il y en aurait d’autres, tellement d’autres auxquels elle s’offrirait, s’abandonnerait, qu’elle utiliserait aussi, incapable de résister à la lueur qu’elle allumait dans leurs yeux, allant jusqu’à en faire payer certains quand, d’une certaine manière, ils payaient pour tous, excitée et dégoûtée à la fois, d’eux comme d’elle-même, au point d’un jour ne plus pouvoir supporter aucun regard, pas même celui de sa famille, surtout pas, alors partir loin de chez elle, pour ici réapprendre à se regarder elle-même. Aura.

Philippe VIENNE


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : rédaction | source : inédit | commanditaire : wallonica | auteur : Philippe Vienne | crédits illustrations : ROEDEL Auguste, Nuque Blonde (1895) © domaine public.


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VIENNE : Dit-elle (2017)

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Je ne sais pas, dit-elle.

Mais elle est toujours là, cependant, assise nue au bord du lit, belle, forcément belle. Un peu d’une lumière crue filtre à travers les rideaux, qui rend sa peau plus blanche encore et, dans le même temps, confère à sa chevelure une blondeur retrouvée. Troublé, il l’observe à la dérobée, s’attarde à ses seins tandis qu’elle aussi fuit son regard gris. Il hésite, se rapproche, voudrait la prendre dans ses bras, va le faire sans doute, pour la rassurer ou se rassurer lui-même. Son parfum emplit ses narines. Souvent, cédant à la mode, toutes les femmes ont la même odeur, elle non, cette fragrance est personnelle, unique, intime. Ses lèvres effleurent sa nuque. Je ne sais pas, dit-elle, alors il l’embrasse, avidement, lui évitant de prononcer des mots qu’elle cherche encore, qu’il devine déjà, qu’aucun n’a envie d’entendre. Ils feront donc l’amour, c’est ainsi qu’il a toujours fait taire ses angoisses.

Plus tard, sortant de la salle de bain, elle se tient à nouveau nue, face à lui, avec un naturel dénué de toute provocation, ce qui d’ailleurs lui plaît davantage. Il la contemple longuement, attentivement, ne pouvant la photographier (elle s’y refusera toujours), il enregistre cette image qui le poursuivra longtemps, il le sait déjà. Avec une tendresse particulière pour son ventre, émouvant dans son imperfection, sur lequel il y a peu reposait sa tête après qu’en elle il s’était abandonné, se demandant comment il a pu alors que toujours il s’y est refusé, pourquoi cette soudaine confiance ou bien en a-t-il fini avec la peur d’une paternité ? Il se souvient comment et combien de fois il a essayé de repousser le sommeil qui l’envahissait, voulant la contempler, une fois au moins, endormie, paisible, infantile et vulnérable. Mais il n’y parviendra jamais et s’étonnera, chaque matin, de la découvrir à ses côtés, comme une promesse miraculeusement renouvelée.

Tout à l’heure ils marchaient, ils marcheront encore dans les rues de cette ville étrangère qui, désormais, intégrée à leur histoire, ne l’est plus. Il lui tiendra la main qu’en même temps il caressera, non qu’il veuille la retenir mais la permanence du contact physique lui est nécessaire. Ils croiseront d’autres couples qui leur souriront, croyant se reconnaître en eux, alors que. La traversée du parc lui rappellera une promenade faite ensemble dans un jardin, au pied des murailles de leur ville, parmi des senteurs florales qu’exacerbait la proximité d’un orage, je ne sais pas si tu te souviens, lui dira-t-il, sachant sa mémoire parfois défaillante, mais oui bien sûr et même que, tous les deux, nous étions vêtus de mauve. C’est exact, et jusqu’à ses paupières qu’elle avait ainsi exceptionnellement fardées. Je commence à fatiguer, dit-elle, alors ils s’assoient côte à côte à une terrasse, poursuivant une conversation à peine entamée, mais ce dont on parle importe peu, c’est dans les silences que l’on se reconnaît.

Elle frissonne, malgré la proximité d’un brasero, c’est vrai que le soleil reste froid, puis il la sait frileuse de toute manière. Elle allume une cigarette, lui sourit. Personne ne fume jamais dans tes histoires, dit-elle. Non, en effet, personne, jamais, il ne s’en était même pas aperçu tiens, il fallait qu’elle débarque dans sa vie pour ajouter des volutes à la volupté. Mais quelle drôle de remarque quand même, se dit-il, est-ce donc là tout ce qu’elle a retenu de ce que j’ai écrit ? C’est bien elle de s’attarder à un détail aussi futile, pour peu il la croirait superficielle s’il ne la savait capable de bien plus de profondeur et de sensibilité, se protégeant probablement derrière une apparente légèreté qui, par ailleurs, l’apaise lui. Une mouette est là, qui récolte quelques mies de pain, puis s’envole. Il se revoit chez elle, assis dans le sofa, observant par la fenêtre le vol des hirondelles tandis qu’il lui caresse le dos, la nuque, les cheveux. Sous la couverture, il pose la main sur sa cuisse, ne peut l’embrasser à cause de la cigarette, pardon dit-elle, et il a le sentiment que c’est de bien davantage de choses qu’elle s’excuse mais, par avance, il lui a déjà tout pardonné.

Il imagine quels peuvent être ses doutes et tous ces mots s’entrechoquent, l’incertitude, l’instabilité des sentiments, du désir, comment ils naissent et disparaissent, la crainte de ne pas aimer assez, de l’être trop, étouffé, enfermé dans une relation dont on ne pourrait s’échapper qu’au prix de blessures, comme celles qui aujourd’hui encore, et les différences, toutes ces différences que l’on veut ignorer et qui pourtant, immanquablement, à commencer par la différence d’âge d’ailleurs. Il devine tout cela, lui dont la vie n’a, en définitive, été qu’un long questionnement et pourtant, là, il ne doute plus, il sait, croit savoir à tout le moins, a atteint avec elle une légèreté qui, jusqu’ici, lui était inconnue. Il lui laissera entrevoir cette évidence qui nécessite d’être partagée, pas trop cependant pour ne pas l’effrayer davantage.

Ils se lèveront et repartiront, main dans la main, puis impromptu elle éclatera de rire, parce qu’elle est ainsi, ne pouvant persister dans la mélancolie, joyeuse somme toute, de la même manière écrit-elle sa vie tandis que lui s’arrête d’écrire pour la regarder vivre. Il se dit qu’en définitive, les hommes de cinquante ans sont bien vulnérables. Ensuite, au musée, ils parcourront les salles à contresens des touristes, échangeant leurs impressions, se découvrant au travers de la peinture. Parfois, il osera une explication, ne voulant ni l’ennuyer ni la vexer, il lui dissimulera une partie de son savoir ainsi qu’il le fait de la profondeur de ses sentiments. Et moi, dit-elle soudain, si j’étais un tableau, lequel choisirais-tu ? Il dirait bien un Mondrian, pour l’apaisement qu’il lui procure, mais ce serait trop long à expliquer, alors il évoque un préraphaélite, le Lady Godiva de Collier, et ils rient de ce qu’il est convenu d’appeler un private joke.

Plus tard, ils iront manger à une terrasse où elle aura froid, une fois encore, mais où elle pourra fumer, un asiatique, oui, un thaï ce serait bien. Ils boiront quelques Singha pour étancher une soif attisée par les épices, se toucheront par-dessus, par-dessous la table, riront encore de leurs souvenirs, préservant une complicité à laquelle ils ne voudraient pas, ne voudront pas renoncer. Jamais, sans doute. Puis, le regard troublé par la bière peut-être, elle lui dira. Ces mots que tu attends, je voudrais sincèrement pouvoir les prononcer mais te mentir, nous mentir, ça je ne le veux pas.

Je sais, dit-il.

Philippe VIENNE

Ce texte faisait partie du tapuscrit original de “Comme je nous ai aimés“, mais n’a pas été repris dans le recueil. C’est donc un inédit qui est offert aux lecteurs de wallonica.org


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : rédaction | source : inédit | commanditaire : wallonica | auteur : Philippe Vienne | crédits illustrations : John Collier, Lady Godiva (1897) © domaine public


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VIENNE : La nuit bleu écarlate (2023)

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Vous avez, je crois, embrassé trop de gens,
De là cette tristesse.

Marina Tsvétaïeva

Comment j’ai rencontré Lola n’est sans doute pas l’épisode le plus glorieux de mon existence. Il y a même quelque chose d’un peu honteux là-dedans. Enfin, certains n’en conçoivent aucune gêne, moi j’étais plutôt mal à l’aise avec ça – et c’est un euphémisme. C’était un peu le fruit (défendu) du hasard. Du genre : “je passais par là quand je l’ai aperçue”. Sauf que l’on ne passe pas par là par hasard, justement. En tout cas pas à cette allure, ni à plusieurs reprises. Donc il me fallait assumer cela aussi. Que je circulais sur cette route, bordée de ce que d’aucuns appellent pudiquement “bars à champagne”, alors que l’on y sert généralement un infect cava. Et que personne ne s’y trouve pour le champagne, évidemment.

Moi, dans la nuit noire, je voyais ces vitrines comme autant de scènes de théâtre en réduction. C’est une vision éminemment littéraire et romantique des choses, j’en conviens. Quoi qu’il s’y joue drames et comédies, à n’en pas douter. J’étais certainement en mal d’inspiration, ce n’est pas une excuse, à peine une explication. Dans ce théâtre aux éclairages colorés, les actrices étaient jeunes et fort peu vêtues – rarement avec goût, de surcroît. Je n’aurais pas engagé le costumier. C’est ainsi que j’ai repéré Lola. Jeans et t-shirt, elle se tenait aux côtés d’une autre fille en vitrine, à qui elle parlait. Je me suis demandé ce qu’elle faisait là, si elle y travaillait. C’était tellement la girl next door que cela ne me paraissait pas vraisemblable, les préjugés ont la vie dure.

Alors je suis repassé un peu plus tard. Elle avait enfilé une autre tenue. Et pourtant, elle continuait à me sembler différente. Etait-ce parce que je l’avais vue habillée précédemment ? Je ne le pensais pas. J’avais envie de savoir et en même temps non, j’avais peur de gâcher cette image. Peur, tout simplement, de pousser la porte et de me retrouver dans une situation inconnue, embarrassante. Mais je l’ai fait. Je suis entré et la première chose qui m’a frappé ce n’est pas cette quasi nudité, que j’avais déjà pu entrevoir, mais la violente odeur de cigarette. Nulle part on ne fume encore sauf là, pas seulement là d’ailleurs, dans ces bars en général, je le sais à présent. Toutes les filles fument. Ensuite Lola m’a souri, elle a senti mon embarras certainement, elle s’est approchée de moi. J’ai entendu sa voix pour la première fois, plus douce encore que je ne l’aurais imaginée, moins rauque aussi malgré la fumée ambiante.

C’est là qu’elle m’a dit qu’elle s’appelait Lola. J’en doutais fortement. Vu son âge, il y avait plus de chances qu’elle s’appelle Virginie ou Stéphanie. C’était trop évident, ça puait le pseudo autant que la cigarette, mais ça m’était égal. La suite, tout le monde peut l’imaginer. Ceux qui sont vraiment curieux n’ont qu’à pousser la porte, ainsi que je l’ai fait. Je suis là pour raconter ma rencontre avec Lola, pas pour écrire un roman pornographique. D’ailleurs, je n’écris plus. C’était mon métier, pourtant. J’avais publié cinq romans, dont un primé, un prix appréciable, pas le Goncourt, mais une belle reconnaissance néanmoins qui m’avait procuré une petite notoriété – éphémère, comme l’inspiration. Elle s’était tarie un jour, évaporée comme l’amour dans le quotidien.

Je n’écrivais plus, mais je retournais régulièrement voir Lola. Nous ne parlions pas de littérature évidemment. Je parlais peu d’ailleurs, je parle peu en général. Et puis je pensais que ça devait saouler Lola d’entendre tous ces gens raconter leur vie, leurs déboires sentimentaux, leurs mariages boiteux, ratés – cela, en plus du reste. Mon presque silence était, à mes yeux, une forme de respect. Un jour, elle m’a dit “toi, tu es différent” et ça m’a fait plaisir d’y croire parce que, moi aussi, je la trouvais différente – et depuis le début. Donc, nous ne parlions pas de littérature jusqu’au jour où.

Lola avait été distraite, imprudente, je ne sais trop, peut-être était-elle arrivée en retard comme la première fois, toujours est-il qu’elle avait laissé traîner son sac dans le couloir qui mène aux chambres. Et j’ai aperçu, qui dépassait, un livre au format poche. Ce livre, je l’ai reconnu parce que je le possédais également. C’était un recueil de poèmes de François Cheng. Je lui ai demandé si c’était elle qui lisait ça et je l’ai un peu vexée. “Pourquoi ? Tu penses que parce que je fais ce job, je ne peux pas aimer la poésie ?” C’est ce jour-là, en fait, que j’ai vraiment rencontré Lola. Pour une fois, nous avons parlé. En fait, nous n’avons fait que cela. C’est là que je lui ai dit que, du temps où j’étais vivant, j’étais écrivain. Ça a paru l’attrister. Pas que je sois écrivain, ou que je l’aie été, mais que je ne me sente plus vivant. “J’ai une vie, tu sais, en dehors d’ici. Et je m’y sens bien vivante”. Je le comprenais, surtout quand elle souriait.

Un jour, j’ai risqué “Lola, ce n’est pas ton vrai prénom, n’est-ce pas ?” “Non, en effet, mon vrai prénom je le garde pour ma vie d’ailleurs, c’est mon secret, ma protection”. Au fil du temps, nos rencontres devenaient plus intellectuelles qu’autre chose – un peu sensuelles, quand même. Cela me semblait tellement improbable, quoique je l’avais pressenti au premier regard : Lola était particulière. J’ai eu envie de lui offrir un cadeau, je lui ai amené un livre de Karel Logist. Elle était émue aux larmes. “Garde tes larmes pour la lecture”, ai-je dit. Moi, ça me faisait cet effet-là. Quoique, avec Karel, parfois je souriais également. “Je vais te faire un cadeau aussi”, dit-elle. “Tu vas me dire ton prénom ?” lançai-je en boutade. “Non, mais c’est un secret également. Et il n’y a qu’avec toi que je peux le partager.”

Et de me tendre un petit carnet. Je l’ai ouvert, avec curiosité. Quand j’ai vu qu’il contenait des lignes d’écriture, ma curiosité s’est transformée en appréhension. Lola écrivait et, de toute évidence, voulait que je prenne connaissance de ce qui ressemblait bien à des poèmes. Qu’allais-je pouvoir lui dire, si je trouvais ça médiocre, banal, adolescent ? Je n’avais évidemment aucune envie de la décevoir. J’ai lu. Un poème, deux, trois. Lola scrutait les réactions sur mon visage, elle était un peu habituée à ça – une sorte de déformation professionnelle. Je demeurais muet, me contentant de tourner les pages.

Ce soir-là, j’ai pris une des plus grandes claques de ma vie. Ce soir-là, le ciel était “bleu écarlate”, comme disait Lola – la pute qui écrivait des poèmes, ainsi qu’elle s’est elle-même surnommée plus tard. J’ai pris une grande leçon d’humilité et je ne me suis, évidemment, jamais remis à l’écriture. Jusqu’à ce jour où, au bar, je n’ai pas trouvé Lola. Eva (ou était-ce Elena ?) m’a accueilli en me disant : “Lola est partie, elle a arrêté”, puis elle m’a tendu une enveloppe. J’attendais une lettre d’explication, un possible au revoir – un adieu me paraissait difficilement envisageable. J’ai ouvert l’enveloppe d’une main forcément tremblante. La fumée de cigarette m’a paru plus insupportable que jamais. Il n’y avait pas de lettre, juste un carton : “Je m’appelle Emilie”.

Philippe VIENNE


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NIHOUL : Le témoin silencieux (2023)

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Recension de NIHOUL Arnaud, Le témoin silencieux (Genèse, 2023) :

Arnaud Nihoul
Arnaud Nihoul © lavenir.net

À côté de son métier d’architecte, Arnaud NIHOUL consacre tout son temps à l’écriture. Après quelque quinze nouvelles très remarquées et deux romans plusieurs fois primés, Caitlin (Prix Saga Café du meilleur premier roman belge en 2019 que wallonica.org avait été un des premiers à vous présenter) et Claymore, ce passionné des mots nous entraîne au cœur de Manhattan dans les arcanes du monde de l’art.

New York. Elena Tramonte, une célèbre galeriste, disparaît et le peintre qu’elle représentait est retrouvé assassiné le jour du vernissage. Trois mois plus tard, Lawrence Mason, le compagnon d’Elena, homme d’affaires et grand collectionneur, meurt à son tour d’une crise cardiaque dans son appartement de Central Park. Dans son testament, celui-ci lègue à la fille d’Elena, Kerry, jeune photographe, trois magnifiques tableaux figurant sa mère. Peu à peu, Kerry va noter un lien singulier entre ces portraits et trois peintures d’Edward Hopper retrouvées à Cape Cod cinquante ans après la mort du peintre. Y a-t-il un rapport entre Hopper et la disparition d’Elena ? Avec l’aide de Julian Taylor, expert en art, Kerry démontera l’incroyable machination dans laquelle sa mère a été piégée.

Après deux romans situés en Ecosse, Arnaud Nihoul nous fait traverser l’Atlantique sur les traces d’Edward Hopper. Qu’importe le lieu, on notera au passage que ses romans sont toujours en lien avec le monde de la création (littéraire, artistique, artisanale), comme une mise en abyme. Ce n’est sans doute pas anodin.

New York © Philippe Vienne

Une fois la lecture achevée – ce qui est assez rapide vu la fluidité de l’écriture et les rebondissements de l’intrigue qui en font un page-turner – on a le sentiment que, consciemment ou non, Hopper a inspiré bien plus que le sujet du roman. Les personnages principaux sont, comme ceux de Hopper, des solitaires, empreints d’une forme de mélancolie issue de blessures que l’on devine, puis découvre au fil du récit. L’un d’eux reprend d’ailleurs à son compte la citation de Wim Wenders selon laquelle “on a toujours l’impression, chez Hopper, que quelque chose de terrible vient de se passer ou va se passer”. A ce titre, le roman est, en quelque sorte, un ultime tableau de Hopper :

En plus, je suis un fan absolu de Hopper ! Ce type était un génie. Et un original. Il a capturé depuis le métro aérien des scènes théâtrales magnifiques. Et peint des toiles horizontales dans une ville résolument verticale. On retrouve un peu de la grammaire du cinéma dans ses peintures, ce sont de véritables décors de films … Il y a énormément d’atmosphère  dans ses tableaux.
– C’est vrai, approuva Julian .
– On disait que les silences de Hopper n’étaient pas vides, continua Harry, ceux de ses toiles pas davantage. Il ne jugeait pas, il observait et révélait. Certains le surnommaient d’ailleurs le témoin silencieux.

Philippe VIENNE

Arnaud NIHOUL est également documenté dans Objectif Plumes, le portail Wallonie-Bruxelles des littératures belges…

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : rédaction, illustration | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations :  © éditions Genèse ; © Philippe Vienne ; © lavenir.net.


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CREHAY, Jules (1858-1934) : pièces de théâtre en wallon

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Membre d’une illustre dynastie spadoise d’artistes et d’artisans, Jules Crehay demeure cependant fort peu connu. Troisième fils de Gérard-Jonas Crehay (les deux premiers étant Gérard-Antoine et Georges, le quatrième Maurice), il n’atteint pas la renommée de son père ni de ses frères aînés. Né à Spa, le 9 décembre 1858, sa biographie reste lacunaire ; on sait qu’il a été élève de l’Ecole de Dessin (cours supérieur et cours d’application), mais on ignore en quelle année. Artiste peintre et publiciste, il a également été secrétaire du Casino.

Le 27 mai 1884, il épouse Marie-Antoinette Baudinet dont il aura deux enfants : Marcel (1884) et Jules Marius (1888). En 1914, lors du séjour à Spa du Kronprinz, les Allemands exigent des otages afin de garantir sa sécurité. Ceux-ci sont tirés au sort, deux par deux et pour une durée de vingt-quatre heures. Jules Crehay fait partie du lot. Tout au long de sa vie, il se partagera entre ses deux passions: la peinture et l’écriture. Il meurt à Spa, le 24 mai 1934, à l’âge de septante-cinq ans.

Son œuvre picturale reste à découvrir : le Musée de la Ville d’Eaux ne possède aucun tableau de sa main. Sans doute un certain nombre d’oeuvres est-il resté dans la famille ; de plus, en ce qui concerne la décoration des Bois de Spa, les boîtes ne sont généralement pas signées. Dans le domaine de l’écriture, Jules Crehay publie en 1889, dans L’Avenir de Spa, un article intitulé “De l’organisation des Ecoles de Dessin et de Peinture au point de vue des industries locales”.  Il y critique de manière assez virulente l’enseignement artistique prodigué alors à Spa, lui reprochant notamment de ne pas répondre aux besoins de l’artisanat local et d’avoir des visées trop artistiques. Il s’exprime en ces termes: “Il (l’enseignement) ne doit pas vouloir faire des artistes, mais bien de bons dessinateurs ; l’enseignement aura atteint le summum de ce qu’il doit donner, s’il forme, de plus, d’habiles coloristes pour l’industrie spéciale des ouvrages de Spa.”

Jules Crehay, “Vue de Spa depuis le chemin Henrotte”

Mais c’est l’œuvre de Jules Crehay, auteur wallon, qui, en définitive, a le mieux assuré sa postérité. En fait, il existait un précédent, en matière de théâtre dialectal, dans la famille Crehay. En effet, Albin Body rapporte que, durant l’hiver 1865-1866, une société s’était formée “A l’effet de représenter les chefs-d’œuvre dramatiques écrits dans notre pittoresque patois.” Cette société a joué pendant trois hivers, soit jusqu’en 1868, et recruté de nouveaux membres avant d’aborder le répertoire français. Parmi ceux-ci, un Crehay, sans aucune précision de la part d’Albin Body. Il ne peut évidemment s’agir de Jules, alors âgé d’à peine dix ans, mais le fait que l’on retrouve dans cette société trois membres de la famille Istace à laquelle Gérard-Antoine (né en 1844) s’est justement allié en 1866 pourrait laisser supposer qu’il s’agit de ce dernier.

Quoi qu’il en soit, deux pièces de Jules Crehay sont parvenues jusqu’à nous et sont conservées à Liège, à la Bibliothèque des dialectes de Wallonie. Il s’agit de On mais’cop d’fier (non daté) et de On mariège èmakralé (1891). Publiée à Spa, par l’imprimerie Engel-Lievens, On mais’cop d’fier n’est donc pas datée. Le fait qu’Albin Body ne la mentionne pas dans Le Théâtre et la Musique à Spa peut donner à penser qu’elle est postérieure à la date de l’achèvement de cet ouvrage, soit 1884 (publication de 1885). D’autre part, la pièce est plus courte, moins achevée que On mariège èmakralé ce qui peut passer pour caractéristique d’une œuvre de jeunesse et la daterait des alentours de 1885-1890.

“Comèdèe en ine acte avou des tchants”, On mais’cop d’fier compte six personnages: Bietmé (Barthélemy), le chapelier (“tchaplî”) ; Marèe, sa femme ; Houbert, le frère de Marèe ; Hinri, le locataire de Bietmé ; un agent de police et un touriste anglais. Houbert vient rendre visite à son beau-frère, Bietmé, afin qu’il “donne on cop d’fier” à son chapeau qui n’est plus très présentable (il doit se rendre à un baptême). Bietmé, comme à son habitude, remet à plus tard son travail pour se rendre au café. Marèe le lui reproche, mais il prétend y traiter des affaires: “J’y vind ciet’pus d’tchepais ki ji beus’du verres !” Après le départ de Bietmé, son locataire, Henri, reste seul dans le magasin. Arrive un Anglais avec lequel il a justement eu maille à partir peu de temps auparavant et dont il a écrasé le chapeau d’un coup de poing. Henri s’éclipse, l’Anglais entre dans la boutique, s’étonne de n’y voir personne, découvre le chapeau de Houbert qu’il trouve à son goût ; il l’emporte et abandonne le sien, se promettant de revenir payer plus tard.

De retour du café, Bietmé s’étonne de l’état de ce qu’il croit être le chapeau de Houbert: “On cop d’fier a ine parêe klikotte ! Ca sereut piette su timps ! Ottant voleure rustinde li sofflet d’ine armonika !” Entre un agent qui demande à Bietmé où se trouve le propriétaire du chapeau car il est accusé d’avoir assassiné sa femme et d’avoir caché son corps dans une malle. Bietmé est consterné, croyant qu’il s’agit de Houbert. Marèe revient, après le départ de l’agent, et Bietmé ne sait comment lui annoncer que son frère est un meurtrier. Elle fond en larmes tandis qu’apparaît justement Houbert. S’ensuit un quiproquo émaillé de jeux de mots: Bietmé : “Allons, fré ! …ni blangans nin ! … vos esté d’couvrou !” Houbert : “Awet ! Jè l’sé. C’est bin po çoulà ki j’vins r’kwéri m’tchapai !” Tout s’arrange lorsque l’agent confesse s’être trompé : il n’y a pas eu de meurtre, la femme trouvée dans une malle était une attraction foraine. Bietmé s’étonne alors auprès de Houbert de l’état de sa buse, Houbert découvre qu’il ne s’agit pas de la sienne. Arrive l’Anglais qui vient payer son chapeau. Après quelques discussions, Houbert finit par récupérer le sien et part au baptême tandis que Bietmé va fêter cela au café. On le voit, l’ensemble est fort pauvre, souvent cousu de fil blanc et dépasse rarement le niveau des spectacles de patronage.

Gérard Jonas Crehay, “Ferme à Berinzenne”

On mariège èmakralé est, en revanche, plus dense et plus intéressante : “Comèdeie ès treus ack, avou dè chant, da M. J.Crehay. Riprésintèe po l’prîmi co à Spa li 31 dès meu d’Mâss’ 1891, par li Section dramatique dê Cerk artistique ès littéraire di Spa”, l’œuvre a été publiée la même année, à Liège, par l’imprimerie Camille Couchant. Mieux écrite, mieux construite, la pièce présente également des personnages à la psychologie mieux définie qui constituent des charges assez réussies. En outre, elle fait intervenir un élément des croyances locales: les macrales et leur ennemi, le “macrê r’crêyou” ou “r’crêyou macrê”, c’est-à-dire le sorcier repenti, spécialiste du désenvoûtement. Le décor est planté par Jules Crehay dans un village d’Ardenne, en voici les acteurs : Colas, le fermier (“sincî”) ; Houbert, son fils ; Rokèe (Jules Crehay attribue à son personnage, qui ne dédaigne pas la bouteille, un nom désignant une petite mesure de genièvre – une rokèye), le “ricrèou makrai” ; Madame Picolet, bourgeoise de Liège, au sujet de laquelle Jules Crehay précise que “ce rôle doit être tenu par un homme” ; Ludwige, sa fille ; Trinette, la servante de la ferme.

Colas accourt, au lever de rideau, effrayé et en colère. Il appelle Houbert et Trinette pour leur annoncer que la “makrale” lui a encore volé six œufs. Elle s’était déjà manifestée à son encontre, la veille. Trinette propose à Colas de marier son fils pour conjurer le mauvais sort: “Ki n’marièf’ Houbert ? Vos savez k’tant k’Houbert serè jône homme les makrales habit’ront l’since…” En fait, Trinette et Houbert se marieraient volontiers, mais Colas voit d’un mauvais œil son fils, héritier de la ferme, épouser une fille sans dot. Il compte plutôt sur Rokèe pour maîtriser la “makrale”.

En effet, il attend la visite d’une amie d’enfance, Madame Picolet, à qui son époux, en mourant, a légué une belle fortune et qui a une fille de l’âge de Houbert. Appelé par Trinette, Rokèe vient proposer ses services et part à la chasse aux “makrales” avec Colas. Après leur départ, Trinette confesse au public que c’est elle qui fait la “makrale” : elle vole les oeufs et les donne à Rokèe ; en échange, celui-ci soutient à Colas que le seul moyen d’en finir est de marier Houbert. L’arrivée de Madame Picolet risque de compromettre son plan, mais Trinette n’est pas disposée à se laisser faire.

De· retour, Colas explique à Houbert ses projets de mariage le concernant, puis il part à la rencontre de la diligence venant de Liège et revient avec Madame Picolet et sa fille, Ludwige. Celle-ci est le seul personnage de la pièce à s’exprimer en français, ainsi que le fait remarquer Colas :  “Elle jas, Mme Picolet, comme ine avocat, voss’demoiselle. Ji sèreus kasi bin honteux dè springlé noss’ vix patwet po l responte !” Mme Picolet: “Awet, Colas, elle ni pous s’habituer à jaser l’wallon. I fât l’excuser. Es d’ine ôte costé, c’est meyeu po ses cours…” Colas est abasourdi d’apprendre qu’elle étudie la médecine à l’Université (“Est-ce qui les feumes fiè l’docteur astheur !”) et fait remarquer qu’il doit être bien agréable de se faire soigner à Liège.

Trinette entre dans la pièce, sous un faux prétexte, pour voir les nouvelles arrivantes. Ludwige l’interroge et la traite avec condescendance. Trinette se met en valeur, rabaissant Colas et Houbert, avant de dévoiler l’existence de la “makrale” : espérant effrayer les visiteuses. Au contraire, Ludwige s’en réjouit (“Oh ! délicieux ! adorable ! la naïveté villageoise existe donc encore ?”). Elle demande plus de détails à Trinette qui l’invite à questionner Houbert. Ce dernier arrive précisément avec son père. Colas présente les jeunes gens l’un à l’autre et, sous prétexte de faire visiter la ferme à Madame Picolet, les laisse seuls. Houbert entreprend sa cour et, impressionné, essaye de parler français, mélangeant pitoyablement les deux langues : “Ma foi jè troufe què vous avez un trop malahî nom à dire.”

Trinette entr’ouvre la porte pour les observer et entend Houbert déclarer sa flamme à Ludwige qui joue le jeu. Trinette est bien décidée à se venger ; sur ces entrefaites, Colas et Madame Picolet reviennent. Ludwige supplie Colas de lui raconter l’histoire de la “makrale”. Embêté, celui-ci promet de le faire durant le souper. Les deux invitées regagnent leur chambre pour se préparer à une promenade. A sept heures et demie du soir, Trinette a dressé la table pour le souper, mais les promeneurs ne sont pas encore revenus. Elle en profite pour échafauder un plan avec Rokèe, destiné à faire fuir les intruses.

Durant le repas, Trinette cherche à dégoûter les deux femmes, tandis que Rokèe, légèrement éméché, jette de l’huile sur le feu. Les invitées se retirent dans leur chambre. Rokèe fait alors observer à Colas que l’on est la nuit du jeudi au vendredi (“Komprindéf, verdi, li jou des makrales !”). Colas s’inquiète aussitôt de ce que les “makrales” puissent tourmenter ses invitées. Rokèe se propose de rester là toute la nuit pour monter la garde. Il met un plan au point : lorsqu’il sifflera, Houbert et Colas devront arriver avec leurs cannes de néflier (“mespli”) et frapper de toutes leurs forces sur la “makrale” qu’il aura préalablement domptée avec sa formule magique.

Resté seul, Rokèe se déguise en “makrale” et attend que les femmes se relèvent, chose qui ne saurait tarder car Trinette a placé des fourmis dans leur literie. En effet, Madame Picolet entre dans la pièce ; elle trébuche contre une chaise, tombe. Rokèe en profite pour l’affubler de la coiffe de “makrale”, donne le coup de sifflet convenu et s’enfuit par la fenêtre. Colas et Houbert accourent aussitôt avec leurs cannes et rouent Madame Picolet de coups, croyant s’en prendre à la “makrale”. Ludwige arrive et leur enjoint d’arrêter, ayant reconnu sa mère. Madame Picolet écume de rage et injurie ses hôtes: “(…) vos estez deux fîs sots… deux sots, ko pu sots k’les sots k’on mine à Lierneux !” Elles s’en vont aussitôt, malgré les suppliques de Houbert et Colas. Rokèe revient innocemment. Colas et Houbert lui racontent leur tragique méprise, mais Rokèe, astucieusement, l’explique comme étant un mauvais tour joué par la “makrale”. Il insiste sur la nécessité de marier Houbert au plus vite pour mettre fin à ses agissements, avant qu’elle ne devienne encore plus agressive. Colas consent alors au mariage de Houbert et Trinette, dans sa générosité, il cède même la ferme à son fils et l’histoire finit par une chanson.

Si l’on note, à la lecture de ces deux pièces, une différence de qualité, on constate également des variantes dans l’orthographe des mots (“comèdèe / comèdeie ; tchants / chants”…). C’est la preuve, si besoin en était, que la vocation de la langue est avant tout d’être parlée, mais également que ces œuvres ont été rédigées avant la généralisation du système de transcription du wallon, proposé par Jules Feller en 1900. Tout comme pour la peinture, ces deux œuvres ne fournissent vraisemblablement qu’une connaissance lacunaire de la production de Jules Crehay auquel on attribue également l’écriture de poésies.

L’œuvre de Jules Crehay n’est pas celle d’un grand auteur, pas plus qu’elle n’est celle d’un grand peintre. Elle est néanmoins intéressante dans la mesure où elle constitue le témoignage d’une époque en un lieu donné. Sortir de l’oubli l’œuvre dialectale de Jules Crehay, c’est aussi contribuer à garder vivante la mémoire du wallon et former le vœu que plus personne ne prononce la réplique de Colas : “Ji sèrous kasi bin honteux dè springlé noss’ vix patwet.”

Philippe Vienne


[INFOS QUALITE] statut : validé| mode d’édition : rédaction | commanditaire : wallonica | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Philippe Vienne | cet article est une version remaniée et augmentée d’un article publié dans Histoire & Archéologie spadoises n°75 (1993), où l’on trouvera les notes et références bibliographiques.


Plus de littérature…

VIENNE : Elise et la neige (nouvelle, 2022)

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Un peu de vent s’est levé et il a recommencé à neiger doucement. La pelouse est blanche, déjà, que foule délicatement un homme en gris, l’urne à bout de bras. Puis, d’un geste qui nous échappe à tous, il en laisse échapper une poudre noire, des cendres, les cendres, d’un noir insoutenable sur ce blanc, et qui ne cessent de se répandre, portées par le vent, c’est juste interminable. Alors je sens Elise se rapprocher de moi et sa main, humide comme ses yeux, saisir puis serrer la mienne.

Je ne sais plus à quel moment précisément la journée a mal commencé. Au réveil probablement, quand le chat, affamé, réclamant ses croquettes, a fait tomber dans la cuisine la vaisselle de la veille qui n’attendait que cela, à défaut d’être lavée. Ou bien au moment où la radio, programmée pour s’allumer à sept heures, m’a sorti de ma torpeur au son de la voix nasillarde de Phil Collins. Je me suis levé en sentant que quelque chose était différent, pas en moi, non, dans mon environnement plutôt. La lumière, sans doute mais pas seulement. Et puis, quand enfin le batteur britannique s’est tu, j’ai perçu un chuintement provenant de la rue, que j’ai vite identifié comme étant celui de pneus dans la neige. En soi, j’aimais plutôt ça, la neige. C’est juste que là, cela me contrariait parce que les bus ne rouleraient pas et que j’avais un rendez-vous à neuf heures. Et que j’allais devoir m’y rendre à pied alors que, déjà, je n’avais aucune envie d’y aller.

Entrer dans un hôpital, c’est tutoyer la mort. C’est du moins le sentiment que j’ai. En fait, je me refuse généralement à y mettre les pieds car, convaincu d’être en bonne santé, je suis persuadé que j’en ressortirai malade. Un peu comme du bus, mais en pire. Alors je ne sais plus très bien comment et pourquoi je me suis laissé convaincre d’y aller passer cet examen – parce que quand même, à votre âge, ce serait prudent et que. La neige crisse sous mes pas, enfin c’est ce que l’on dit généralement, moi je n’entends rien que le bruit des voitures dont celui, caractéristique, de celles équipées de pneus à clous, et puis des cris d’enfants qui arriveront en retard à l’école, constellés de traces de boules de neige.

En revanche, ce n’est pas tellement dans mes habitudes, à moi, d’arriver en retard. Je suis plutôt du genre à procéder à un décompte minutieux du temps. Ainsi, pour un rendez-vous à neuf heures, trente minutes de trajet plus, disons, dix minutes de battement – on ne sait jamais, avec la neige – font huit heures vingt, moins vingt minutes pour le petit déjeuner – non, il ne faut pas être à jeun – égale huit heures, moins vingt minutes pour s’habiller, sept heures quarante. Avec un réveil à sept heures, fût-il sonné par Phil Collins, j’ai donc de la marge. Et, de fait, il est à peine huit heures quarante quand j’arrive aux abords de l’hôpital. Je ne peux me résoudre à y entrer en avance, sachant que j’aurai encore à attendre. Aucun horaire de rendez-vous n’étant jamais respecté, il me faudra respirer davantage de cet air plombé de relents de maladie, non, je vais faire le tour du pâté de maison ou peut-être davantage même.

Parfois, enfants, jeunes adolescents, nous jouions à cela, mon frère et moi : suivre une personne en rue, collecter à son insu un maximum d’informations sur sa vie puis, au départ de ce canevas, tisser le récit imaginaire de son existence. Cela m’est revenu quand je l’ai aperçue, cette tache fauve dans la neige, tout d’abord, puis elle, en entier, comme une apparition préraphaélite, une Vénus de Rossetti par exemple. J’ai retrouvé ce vieux réflexe, enfoui au fond de mon histoire, d’instinct je l’ai suivie, je la suis, longeant les murs des maisons tout d’abord, du cimetière ensuite, jusqu’à retrouver un petit groupe aussi sombre qu’elle peut être lumineuse, au seuil d’un bâtiment dans lequel tous s’engouffrent, et moi sur leurs pas, notant au passage, sans pour autant me raviser, qu’il s’agit d’un crématorium. Je ne risque plus de les perdre, les laisse donc entrer, s’installer dans la salle 4, je refais un tour jusqu’à l’accueil où un tableau affiche les cérémonies du jour – salle 4 Anne Degivre. Je souris, je ne devrais pas évidemment mais je suis seul après tout et Anne Degivre, un jour comme aujourd’hui… Je retourne vers la salle 4.

Ils sont un petit nombre à être arrivés, que ma rousse accueille. Elle est visiblement une proche parente de la défunte, sa fille j’imagine, les observant de loin jusqu’à ce que tous soient rentrés dans la pièce. Alors, je pénètre discrètement à mon tour et m’assois au dernier rang. Un cercueil de bois clair gît au milieu d’un parterre de fleurs blanches. Dans un cadre, une photo d’une femme jeune, trop, d’une blondeur qui n’atteint pas la flamboyance de notre hôtesse avec laquelle, pourtant, elle présente une certaine ressemblance. Un homme se lève, fait face à l’assemblée. Elise, dit-il, m’a demandé de lire ce texte qu’elle a rédigé en hommage à sa sœur mais que, vous le comprendrez aisément, elle n’a pas la force de vous lire. A ce moment les regards convergent vers moi dont le portable se met à sonner. Evidemment, n’ayant pas prévu d’être là, j’ai omis la fonction silence, je quitte précipitamment la salle et décroche. Mon rendez-vous ? Oublié ou bien la neige ? Non, pas du tout, un décès dans la famille. Inopiné. Je ne peux donc pas me rendre à l’hôpital aujourd’hui. Oui, merci. Excusez-moi encore. Je rappellerai pour prendre un autre rendez-vous. Entretemps, je n’ai rien appris ni d’Anne ni d’Elise.

Ils sortent de la salle, déjà. Je ne peux même pas leur échapper. M’apercevant, Elise marche dans ma direction, pour m’admonester j’imagine. Je prends les devants, excusez-moi, je suis sincèrement désolé pour tout à l’heure, j’aurais dû. Oh, ce n’est pas grave, ça aurait certainement amusé Anne, vous savez comment elle était. Vous êtes un ami d’Anne, n’est-ce pas, ajoute-t-elle d’un ton empli de sous-entendus tandis que ses yeux verts, si verts bien que rougis, plongent en moi tellement profondément que j’en oublie qui je suis – si tant est que je l’ai jamais su. Et donc, être un ami d’Anne, oui, pourquoi pas mais quand même, on s’était un peu perdus de vue ces derniers temps. Ah bon, dit-elle, on en reparlera plus tard, enfin si vous restez pour la dispersion, là je dois rejoindre les autres. Oui, bien sûr, je réponds. A tout de suite alors, dit-elle, et je comprends qu’il y a méprise sur ma réponse. Je suis donc encore ici pour deux heures.

C’est interminable une crémation. Alors, on dispose les gens dans une salle et ils attendent. Pour les faire patienter, on leur sert de la tarte et des sodas ou bien de la bière et des chips, c’est un peu comme si toute la vie était résumée en ces deux heures, on boit et on mange en attendant la mort. Il ne manque que le sexe. Moi, ça me plairait encore bien de faire l’amour avec Elise, en attendant, mais évidemment je ne suis pas en deuil. Je m’installe un peu à l’écart, j’observe ceux qui restent : une vieille tante apparemment – j’en déduis qu’Anne et Elise ont perdu leurs parents, le lecteur de tout à l’heure – un cousin ou un ami proche sans doute – accompagné de sa femme, des amis et amies de l’une ou des deux sœurs. Elise porte son attention sur tous et converse avec chacun, de temps à autre elle joue avec les pointes de ses cheveux ou même les porte à sa bouche, puis se reprend, comme un enfant pris en défaut.

Excusez-moi, dit-elle, d’être si directe mais Anne avait depuis longtemps une liaison avec un homme marié, je le sais, elle me l’avait confié, même si elle n’avait rien voulu me dire de plus et donc, vu que vous ne connaissez personne ici et que vous restez en retrait, j’ai pensé que c’était vous – enfin, si c’est vous, vous pouvez bien me le dire à présent qu’elle est morte. Non, absolument pas, moi, ma femme aussi est morte. Ce n’était pas tout à fait vrai, en fait elle m’avait quitté, mais c’était un peu la même chose quand même, sauf que des funérailles m’auraient coûté moins cher qu’un divorce. Oh, excusez-moi, je suis désolée. Ce n’est pas grave, Elise. Je peux vous appeler Elise n’est-ce pas ? Et d’ailleurs, je ne me suis même pas présenté, Pierre Delaunois. Si, dit-elle, c’était vraiment maladroit de ma part. Pas plus que la sonnerie de mon téléphone tout à l’heure, je réponds, et elle sourit.

Vous savez, la solitude, je connais. Anne et moi, on était très différentes sur ce plan-là. Elle, elle faisait tourner la tête de tous les hommes, c’était plus fort qu’elle de toute manière, alors que moi. Moi, je suis celle que l’on abandonne. Mais quand même, dit-elle, il n’aurait jamais quitté sa femme, Anne me l’a dit, alors je ne comprends pas ce qu’elle attendait, elle perdait, elle a perdu son temps toutes ces années. Et à présent… C’est peut-être justement cela qu’elle recherchait. Quoi donc ? Quelqu’un qui ne soit pas libre, ne pas s’engager, du moins pas au-delà d’un certain point, garder une forme de liberté et de mystère qui lui assurait aussi son pouvoir de séduction. Vous croyez ? Mais si on aime, on ne peut pas se contenter de cela. Si on aime, Elise, on n’est de toute façon jamais satisfait.

Un homme en gris vient nous interrompre. La cérémonie de dispersion des cendres va commencer. Nous remettons nos manteaux. Elise frissonne néanmoins. Nous marchons côte à côte, en silence. Un peu de vent s’est levé et il a recommencé à neiger doucement.

Philippe Vienne


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1CHAT1CHAT : En marche (2022)

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“Un homme, tout investi de son travail, le perd. Sa fonction sera désormais automatisée. Privé de ce qui donnait sens à sa vie, cet homme part en vrille. L’histoire est classique, si ce n’est que cet homme, dernier facilitateur humain avant l’automatisation, avait pour métier de contrôler, et parfois d’exclure, les chômeurs.

Reprenant les rushes d’un documentaire d’entreprise avorté, le film retrace les derniers jours de Martin Grenier au sein du Service Emploi Chômage. À travers une suite d’entretiens de contrôle, se révèle un personnage coincé entre sa volonté d’empathie et la procédure. L’algorithme sera-t-il plus juste ? Plus efficace ?

Ce théâtre absurde et cruel est commenté en parallèle par une série de philosophes, sorte de reportage sur un futur en train de s’écrire.

En marche, disaient-ils…

En montrant la manière dont notre société contrôle les chômeurs, nous avons voulu décrire un monde en mutation, à marche forcée.

Le trajet du dernier contrôleur humain emprunte à la tragédie l’issue fatale et annoncée. Les scènes d’entretiens sont autant de stations, comme un chemin de croix, chaque étape enfonçant davantage le personnage. Notre facilitateur est une “âme capturée“, pour reprendre la belle expression d’Isabelle Stengers : quelqu’un placé dans l’impossibilité de penser et qui va pourtant recevoir, comme autant de coups de boutoir, une suite d’injonctions à la pensée. Un homme-machine, souffrant pour rien.

Nos personnages de chômeurs sont inspirés de la vie réelle mais avec une forme de synthèse et débarrassés d’effets qui les rendraient risibles ou folkloriques comme, par exemple, un mauvais usage de la langue. Nous nous sommes inspirés des échanges bien réels du documentaire Bureau de Chômage pour proposer des situations de jeu à des comédiens – ce qui nous permettait aussi de nous détacher de toute considération d’ordre déontologique par rapport aux regards désagréables qui risquaient d’être portés sur des individus précarisés.

Nous avons soumis les scènes pré-montées à des personnalités engagées, porteuses d’une parole forte, en leur demandant d’analyser le cadre dans lequel ces contrôles s’insèrent, et d’exprimer toute l’étrangeté d’un tel système. Par ce biais, en jouant leur propre rôle, les philosophes apportent un éclairage personnel sur le monde et, simultanément, valident notre dispositif fictionnel en s’y insérant. Toutes et tous nous ont fait confiance et ont accepté de jouer le jeu sans aucune vision d’ensemble du film, en train de se faire. Nous les en remercions vivement.”

d’après le dossier de presse du film

©1chat1chat.be

Le film oscille sans cesse entre documentaire et fiction. Les situations présentées, tantôt drôles, tantôt touchantes, ne forcent même pas le trait. Quiconque a fait l’expérience de ce type d’administration verra à quel point elles sont proches de la réalité, voire même, selon l’expression consacrée, comment cette dernière peut dépasser la fiction.

La période de confinement que nous avons vécue, en accélérant et généralisant le recours au virtuel, a montré à quel point notre réalité se rapproche dangereusement de cette vision dystopique. Évitant le manichéisme, ce film est empreint d’une profonde humanité. Celle-là même qui, seule, peut nous sauver.

Philippe Vienne

Un film du collectif 1chat1chat, réalisé par Alain Eloy, Pierre Lorquet, Luc Malghem, Sabine Ringelheim et Pierre Schonbrodt | 80′, 2021

    • Avec Alain Eloy, Catherine Salée, Sabine Ringelheim, Jean-Benoit Ugeux, Livia Dufoix, Sylvie Landuyt, Frédéric Lubansu, Farah Ismaïli, Edgar Szoc, Isabelle De Bruyne, Guillaume Vienne, Aurélien Ringelheim, David Courier
    • Avec les interventions de Dominique Méda, Miguel Benasayag, Antoinette Rouvroy et Isabelle Stengers
    • Une production Eklektik avec Zorobabel et le Gsara et la collaboration du Centre Librex
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[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation et rédaction | sources : dossier de presse | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © 1chat1chat


Plus de cinéma

VANRIET : beige fracas (2022)

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Marie-Jo VANRIET est bruxelloise et née en 1983, nous dit sa (courte) biographie. Scénariste, plasticienne, elle est également auteure de nouvelles.  Nous avons partagé, elle et moi, quelques pages, en 2014, dans le recueil du Grand concours de nouvelles de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Elle s’y retrouvait encore, en 2017, avant de publier une autre nouvelle, Les Pommes, en 2018 aux Editions Lamiroy.

beige fracas est son premier recueil de poésies. Ses textes, une quarantaine, sont autant de moments simples, sensibles. Marie-Jo écrit comme elle dessine (car elle dessine, aussi) : avec finesse, et la même omniprésence de la nature. Dit comme cela, on pourrait craindre une certaine mièvrerie. Il n’en est rien, le fracas est dans la chute.

“A qui voler le temps de nous taire ensemble ?”  demande la quatrième de couverture. Je me tais. Lisez-la.

Philippe Vienne

quand on n’aime pas les chansons d’amour
il ne reste rien pour pleurer après
rien pour pleurer après
et puis recommencer
sans chanson d’amour
il ne reste rien pour danser
rien pour danser
les chansons d’amour
on se rappelle
les mains sur la taille
et les yeux sur la bouche
le ventre essoufflé
le cœur embardé
on se rappelle
c’était cette chanson
cette nuit
ce genou frôle
ce cou parfumé
les sanglots longs
les mots des violons
mais quand on n’aime pas les chansons d’amour
il ne reste rien pour aimer après

 


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction ; partage | source : Marie-Jo Vanriet, beige fracas, Dancot-Pinchart. ISBN 978-2-9602796-2-7 | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne.


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SPA : les visites en province de Liège du shah de Perse Naser ed-Din (1873)

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Issu de la dynastie des Kadjars, fondée en 1794 par Agha Mohammed, qui n’était alors qu’un chef de tribu, Naser ed-Din est né à Téhéran en 1831. Il succède à son père le 10 septembre 1848. Il entreprend aussitôt la répression du babisme (1849-1852) ; ce mouvement, créé par Sayid Ali Mohammed, tire son nom d’un mot arabe “bab”, signifiant “porte”. Son fondateur se proclame, en effet, “la Porte qui donne accès aux Vérités éternelles.” Il prône une doctrine plus libérale, se référant davantage à l’esprit qu’à la lettre de la loi, s’opposant au pouvoir du clergé et prêchant l’abolition de la répudiation de la femme.

Cette répression est probablement due à l’instigation des chefs religieux, des mollahs dont le pouvoir va croissant. En effet, si sous le règne du shah des progrès ont été fait sur la voie de la modernisation (télégraphe, poste, routes), le gouvernement central s’est toutefois affaibli, l’administration locale s’est détériorée, tout cela au profit du pouvoir religieux, mais aussi des grandes puissances européennes.  Il faut nuancer l’image édulcorée du monarque telle que donnée par certains qui ne parlent que du développement de l’instruction et de la lutte contre la corruption. Le shah aime excessivement les bijoux et les femmes, ses extravagances le laissent toujours à court d’argent et, pour renflouer ses caisses, il accorde aux puissances étrangères d’importantes concessions.

Ainsi Amin Maalouf décrit-il celles accordées aux Russes et aux Anglais : “les Russes, qui avaient déjà le monopole de la construction des routes, venaient de prendre en charge la formation militaire. Ils avaient créé une brigade de cosaques, la mieux équipée de l’armée persane, directement commandée par les officiers du tsar ; en compensation, les Anglais avaient obtenu pour une bouchée de pain le droit d’exploiter toutes les ressources minières et forestières du pays comme d’en gérer le système bancaire ; les Autrichiens avaient, quant à eux, la haute main sur les postes.”

Le Shah avec la royauté britannique et russe au Royal Albert Hall de Londres © DP

Si les intellectuels iraniens admirent les progrès techniques occidentaux, ils s’opposent à l’octroi de telles faveurs aux Européens, faveurs qui permettent à ces derniers d’influencer fortement la politique intérieure du pays. Ainsi, “le mécontentement de la bourgeoisie urbaine s’exprima dans des révoltes contre les concessions étrangères et par la formation d’un mouvement constitutionnaliste.” Le 1er mai 1896, Naser ed-Din est assassiné par un jeune nationaliste religieux.

Durant le demi-siècle que dure son règne, Naser ed-Din se rend trois fois en Europe : en 1873, 1878 et 1889. Le voyage de 1873 est intéressant parce que, à côté de la relation qu’en fait la presse locale, nous possédons également le récit du shah lui-même, dans son Journal de voyage en Europe, aujourd’hui traduit en français.

C’est en juin 1873 qu’il vient pour la première fois en Belgique, après avoir quitté Wiesbaden. Dès le passage de la frontière, le shah note que “en un instant, les gens, la langue, la religion, l’aspect du sol et des eaux, des montagnes et du terrain ont changé, et n’ont aucune ressemblance avec ceux de l’Allemagne. Les montagnes sont plus hautes et plus boisées ; il fait plus froid. Les gens sont plus pauvres. (…) Les gens de ce pays sont plus libres qu’en Allemagne.”

Spa, la Sauvenière © De Graeve geneanet.org

Il arrive à Spa, “une jolie petite ville, située au milieu de montagnes et de vallées”, le vendredi 13, à 7 heures du soir, et est accueilli à la gare par le bourgmestre, M. Peltzer, et le directeur des fêtes, M. Kirsch. Une voiture découverte l’emmène à l’Hôtel d’Orange au son du canon et parmi la foule qui l’acclame. A son arrivée à l’hôtel, une aubade lui est donnée par l’harmonie du Casino, qui sera suivie d’un concert au kiosque de la Promenade de Sept-Heures donné par les Montagnards Spadois“. Le shah rentre ensuite à pied, entrant dans les magasins dont il ne sort jamais les mains vides. Il est étonné par les vitrines : “Le devant des boutiques est fait d’une plaque de vitre d’un seul morceau, à travers laquelle on peut voir tous les objets exposés.”

Le lendemain, samedi 14 juin, le shah fait le tour des fontaines, en commençant par la Sauvenière. “Là, une femme avec des verres offre de l’eau aux gens. Ceux qui sont malades de l’estomac, ou trop maigres, surtout les femmes, viennent y boire de l’eau avant de déjeuner. (…) Beaucoup d’étrangers viennent ici, surtout des Anglais. J’ai bu un peu de cette eau. Elle a très mauvais goût. Dehors, à côté de la source, on voit une grande empreinte de pas sur une pierre. Le gouverneur me dit : “C’est une trace de pas de saint Marc [en fait, saint Remacle]“. C’est un des saints des Européens. “Si une femme qui ne peut être enceinte vient ici poser son pied dans cette empreinte de pas, elle devient enceinte !” C’est vraiment curieux. En Perse aussi, ces croyances sont fréquentes.” Le shah reprend sa promenade : “En sortant de là, nous sommes partis à cheval par une avenue différente pour nous rendre un autre hôtel et à une autre source. Je montais mon propre cheval et galopai pendant quelque temps dans la forêt et dans les allées. C’est ainsi que j’arrivai à l’hôtel. L’eau de cette source avait encore plus mauvais goût que la première.”

Le dimanche 15 juin, “le temps est nuageux et il pleut. On ne voit jamais le soleil dans cette région.” C’est également le jour de la Fête-Dieu, ce qui retient l’attention de Naser ed-Din. “Toutes les rues étaient décorées de lampes et d’arbustes dans des pots. Le sol était tapissé de feuillages et le prêtre principal était conduit à l’église en grande pompe. J’ai vu passer trois groupes : tout d’abord deux cents jolies jeunes filles, toutes vêtues de blanc, coiffées de dentelle blanche, des fleurs à la main ; puis deux ou trois cents autres plus jeunes, tenant chacune un bâton à l’extrémité duquel était attaché un bouquet de fleurs ; enfin des petits enfants, filles ou garçons, tous jolis et bien vêtus, portant des cierges ou de petit drapeaux de velours et d’or avec le visage de Sa Sainteté Maryam [la Vierge Marie].”  Le soir, le shah assiste, au théâtre, à un spectacle de prestidigitation qui l’impressionne fortement.

Naser ed-Din © DR

Le lendemain, Naser ed-Din quitte Spa pour se rendre à Liège, en train. “On avait amené les wagons du roi des Belges [Léopold II]. Ce sont de forts beaux wagons. (…) Les trains belges sont excellents et très confortables. On y est un peu secoué, mais ils sont très rapides. Une heure plus tard nous sommes arrivés à Liège , qui possède d’importantes manufactures de fusils et de wagons de chemin de fer. De Spa jusqu’à Liège, on ne traverse que des montagnes, des vallées et des forêts. Nous sommes passés dans trois ou quatre trous [tunnels], dont l’un avait trois cents zar de long. Mais au-delà de Liège, c’est la plaine. (…) Liège est une grande ville, très peuplée, fort belle, tout entière construite à flanc de colline ou dans la vallée. Elle possède de beaux jardins avec des parterres de fleurs. Toutes les routes de Belgique sont pavées. Les plaines sont verdoyantes, cultivées et peuplées.”

Le shah se rend ensuite à Bruxelles où il est accueilli par Léopold II, “un homme de trente-huit ans, grand, assez maigre, avec une longue barbe blonde.” De là, il se rendra à Ostende où il embarquera pour l’Angleterre. Son passage dans notre pays inspirera la verve satirique du revuiste bruxellois Flor O’Squarr, également habitué de la ville d’eaux. Le premier acte de Quel plaisir d’être Bruxellois !, folie-vaudeville éditée en 1874, s’intitule Les Persans à Bruxelles et l’on y retrouve un monarque amateur de bijoux et de danseuses.

Naser ed-Din revient en Europe en 1878, mais il se rend uniquement à Paris. Il reviendra encore en 1889, pour assister à l’Exposition universelle de Paris, celle du centenaire de la Révolution. Il arrive à Spa le mercredi 27 juin où il est accueilli par une sérénade avant d’arpenter les rues, entrant dans les magasins comme à son habitude et à la grande joie des commerçants. Il loge cette fois à l’Hôtel Britannique, plutôt qu’à l’Hôtel d’Orange comme lors de son séjour précédent, parce qu’il souhaite occuper le même hôtel que le roi des Belges lorsqu’il se rend à Spa. Le lendemain, le shah consacre la journée à la visite des usines Cockerill en compagnie du roi Léopold II. De retour à Spa, il assiste le soir à la fête de nuit donnée en son honneur où l’on tire un imposant feu d’artifice. Il quitte la ville d’eaux le 1er juillet pour se rendre à Anvers où l’attend le roi, qui va le conduire au bateau. Ce sera son dernier voyage en Belgique.

Philippe Vienne


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      • NASER ED-DIN QAJAR, Journal de voyage en Europe (1873) du shah de Perse, Actes Sud, 2000 ;
      • VIENNE P., Naser ed-Din, un persan à Spa (in Histoire et Archéologie spadoises, n° 66, 1991).

Découvrir le monde…

Splendeur et misère du hula

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L’histoire du hula est intimement mêlée à celle de Hawaii, son évolution suit celle du pouvoir politique ainsi que les mutations de la société. La situation de la danse avant la découverte des îles par les Européens demeure bien évidemment inconnue, faute de témoignages écrits ou iconographiques. Seuls les récits des premiers explorateurs, dont James Cook qui découvrit l’archipel en 1778, permettent d’appréhender la réalité. Cook lui-même n’a pu assister à une cérémonie de hula, il écrit : “Nous ne vîmes pas les danses dans lesquelles ils se servent de leurs manteaux et bonnets garnis de plumes ; mais les gestes des mains que nous vîmes à d’autres occasions, quand ils chantaient, nous montrèrent qu’elles doivent ressembler à celles des îles méridionales,  bien qu’il y ait moins d’art dans leur exécution. “

Ce n’est qu un demi-siècle plus tard, avec Willlam Ellis, que vont apparaître les premières descriptions de la danse et que le terme de hula, alors transcrit “hura“, va faire son apparition dans la langue anglaise. La danse et le chant, qui composent le hula, forment un tout indissociable, à caractère sacré. La danse ne constitue donc pas un divertissement, accessible à tous, mais bien un rite, confié à un corps de danseurs spécialement éduqués et entraînés, soumis à la stricte observance de tabous (kapu, en hawaiien). Si, à l’origine, les interprètes étaient aussi bien des hommes que des femmes, seuls les hommes pouvaient pratiquer le hula durant les cérémonies du culte au temple. Ce n’est que plus tard, lorsque les guerres, puis les cultures, occupèrent trop les hommes pour leur permettre de consacrer les années d’entraînement rigoureux nécessaires à la formation d’un danseur de hula, que les femmes prirent leur place.

Nathaniel B. Emerson fait le récit d’une scène d’initiation de danseurs de hula ; ainsi découvre-t-on que, le jour précédent son admission dans la corporation, peu avant minuit, le danseur se plongeait, en compagnie des autres, dans l’océan. Ce “bain de minuit” était soumis à un rituel bien particulier : la nudité totale, considérée comme “l’habitat des dieux“, était requise et, à l’aller comme au retour, il n’était permis que de regarder devant soi; se retourner, regarder à gauche ou à droite était formellement proscrit.

Les dieux auxquels les danses étaient consacrées, dans l’espoir de se les concilier, étaient nombreux mais, parmi ce panthéon, Laka était considérée comme la protectrice (“au-makua“) du hula ; des sacrifices lui étaient offerts, des prières et des chants lui étaient dédiés qui révèlent l’étendue de son domaine : “Dans les forêts, sur les crêtes des montagnes se tient Laka, Séjournant à la source des brumes, Laka, maîtresse du hula…”

Le terme de hula est en fait un terme générique, regroupant une variété de styles dont le nom évoque généralement les gestes ou les instruments utilisés. Ainsi, par exemple, en est-il du hula kala’au, les kala’au étant des bâtons de bois, de longueurs inégales, que l’on frappe l’un contre l’autre. William Ellis en donne une description précise : “Cinq musiciens avancèrent d’abord, chacun avec un bâton dans la main gauche, de cinq ou six pieds de long, environ trois ou quatre pouces de diamètre à une extrémité et se terminant en pointe de l’autre. Dans sa main droite, il tenait un petit bâton de bois dur, de dix à neuf pouces de long, avec lequel il commença sa musique, en frappant le petit bâton sur le grand, battant la mesure tout le temps avec son pied droit sur une pierre, placée sur le sol, à côté de lui, dans ce but. “

Autre danse décrite par Ellis, le hula solennel ou hula ‘ala’apapa est accompagné du ipu huta, “une grande calebasse, ou plutôt deux, une de forme ovale d’environ trois pieds de haut, l’autre parfaitement ronde très soigneusement attachée à celle-ci, ayant aussi une ouverture d’environ trois pouces de diamètre au sommet”, toujours selon Ellis. On peut encore citer le hula noho i lalo (danse assise), le hula pa’i umauma (où l’on frappe sur une caisse), le hula pahu (danse du tambour), le hula kuolo (danse agenouillée), le hula’uli ‘uli…

Les instruments le plus couramment utilisés sont donc les bâtons de bois (kala’au), la calebasse (ipu hula), le tambour (pahu hula) composé d’un rondin évidé sur lequel est tendue une peau de requin, la gourde-hochet (‘uli’uli), les bracelets en dents de chiens (kupe’e niho ‘ilio), le bambou (pu’ili)… En fait, les trois grandes familles d’instruments sont représentées par les quelque dix-sept instruments dénombrés par les musicologues.

Le roi David Kalakaua devant Iolani Palace (Honolulu) © fr.m.wikipedia.org

Intimement liée à la religion, la danse va suivre son déclin. La société hawaiienne, soumise à un système de kapu strict, va progressivement connaître une mutation. Kamehameha Ier avait réussi pour la première fois l’unification de l’archipel (vers 1795), accroissant son prestige et celui de la fonction royale. À un système politique fort et autoritaire correspondait une religion omniprésente aux mains d’un clergé puissant ; le roi est alors assimilé aux divinités. À la mort de Kamehameha Ier, en 1819, son fils Liholiho règne sous le nom de Kamehameha II. Le jeune roi est soumis à la pression de sa mère et de l’épouse favorite du roi défunt, Kaahumanu, qui cherchaient à affaiblir le pouvoir des prêtres. En effet, la religion est un obstacle à l’ambition de ces femmes, puisque les kapu les excluent, notamment, des débats politiques. Ainsi Kamehameha II décidera-t-il l’abandon de la religion de ses ancêtres et ceci avant même l’installation des premiers missionnaires. Ces derniers, à leur arrivée, trouveront donc une société en pleine mutation, à la recherche de nouvelles valeurs et s’implanteront d’autant plus facilement.

Les missionnaires vont introduire les chants religieux, les hymnes qui vont séduire les Hawaiiens pour qui ce type d’harmonie est inconnu. Les hommes d’église vont jouer de cette fascination pour mieux introduire leur religion ; les Hawaiiens vont apprendre ces hymnes (appelés par eux himeni) par cœur, avec l’influence que l’on devine sur leurs compositions musicales ultérieures et même sur l’orchestration des hula traditionnels. De plus, les missionnaires vont user de leur influence pour interdire le hula, jugé obscène en raison de la lascivité de certains de ses gestes.

A partir de cet instant, l’occidentalisation de la musique hawaiienne est inéluctable : de nouveaux instruments sont introduits par les immigrants (la guitare, venant de la côte ouest des États-Unis, la braguinha, venant de Madère, et désormais appelée ukulele) Cet instrument, qui passe pour typiquement hawaiien, est donc une importation récente. Le roi Kamehameha V lui-même décide de s’attribuer un orchestre royal à l’instar des souverains européens ; il demande au gouvernement prussien de lui envoyer un chef-d’orchestre confirmé : c’est ainsi que Heinrich Wilhelm Berger débarque à Hawaii, en 1872. Berger, naturalisé Hawaiien en 1879 et surnommé le “Père de la musique hawaiienne”, va arranger à l’occidentale de nombreux chants hawaiiens et composer bon nombre d’œuvres “dans le style hawaiien”, achevant le processus d’occidentalisation de la musique.

C’est également dans la seconde moitié du XIXe siècle que va affluer la main-d’oeuvre d’origine étrangère, en raison notamment de l’essor de la production du sucre. En effet, les Hawaiiens considéraient qu’ils avaient assez de terres pour satisfaire leurs propres besoins. Le labeur monotone des plantations ne les attirait nullement ; ainsi décida-t-on de faire venir des Chinois en leur offrant des contrats de travail à long terme. Il en ira de même des Japonais, des Philippins, des Portugais… Les mariages mixtes vont très vite se multiplier et Hawaii va devenir une société pluri-culturelle, perdant aussi de son identité.

Le règne de David Kalakaua (1874-1891) se caractérise par une “renaissance hawaiienne”. Le roi, soucieux de ses prérogatives, fait promulguer une nouvelle constitution qui restaure l’autorité royale. De même, il suscite un retour aux valeurs hawaiiennes traditionnelles. Sous son règne, le hula, agonisant parce que jugé obscène par les missionnaires, ressuscite. Un pan entier de la culture hawaiienne est néanmoins à jamais perdu et, malheureusement, cette renaissance finira avec la disparition du souverain.

La reine Liliuokalani et la couverture de son oeuvre © homeyhawaii.com

Sa soeur, la reine Liliuokalani, est elle-même compositrice, mais elle opère une sorte de synthèse entre les thèmes hawaiiens anciens et les influences occidentales qui aboutit à une production assimilable à de la variété. Sa création la plus célèbre, Aloha Oe est un “hit” à Hawaii depuis plus de quatre-vingts ans. Malgré les conseils de son entourage, la reine Liliuokalani cherchera à poursuivre, sur le plan politique, le projet de son frère : renforcer le pouvoir royal. Les Américains, dont les intérêts financiers dans le royaume sont d’importance, voient cela d’un mauvais œil. En janvier 1893, avec l’aide des marines, un groupe de citoyens américains renverse la reine et la contraint à abdiquer. Un gouvernement provisoire est constitué par des citoyens américains, qui proclame la république. Le 14 juin 1900, Hawaii devient, malgré elle, un territoire américain.

L’américanisation achèvera l’acculturation : désormais, c’est le jazz qui domine la scène musicale et les airs traditionnels sont accommodés à cette sauce. Sur le continent américain, les danseurs de hula se produisent en attraction dans les music-halls et les cirques. Hollywood récupère le hula, dont elle fait un accessoire de sa machine à fabriquer du rêve. Elvis Presley interprétera le Aloha Oe de la reine Liliuokalani et, dans les années ’50, le hula va inspirer une nouvelle mode, celle du hula hoop (le terme fait son entrée dans la langue anglaise en 1958). Le 21 août 1959, Hawaii devient le cinquantième état des Etats-Unis.

Il faut attendre les années ’70 pour voir se dessiner une réaction à cette acculturation massive. De jeunes Hawaiiens cherchent à retrouver les chants et les gestes de leurs ancêtres et, en quête d’authenticité, questionnent les anciens. C’est seulement à cette époque que les mouvements corporels retrouvent de cette lascivité qui les avait fait proscrire par les missionnaires. Mais faute de témoignages suffisants, ces reconstitutions, comme celles de l’époque de Kalakaua, sont hypothétiques. Aussi d’aucun préfèrent-ils créer de nouvelles chorégraphies, inspirées de la tradition ; par exemple, une nouvelle version de la cérémonie d’initiation est instituée, basée en partie sur les récits d’Emerson. Cela atteste néanmoins d’une volonté, de la part d’une population jeune, devenue minoritaire sur le territoire de ses ancêtres, de retrouver son identité et d’en assurer la pérennité.

Parallèlement, le développement du tourisme, devenu la première source de revenu de l’archipel, favorise l’éclosion de spectacles soi-disant traditionnels ; on assiste ainsi à une évolution paradoxale : d’une part des spectacles “grand public” livrant une imagerie hollywoodienne et, d’autre part, de nouvelles écoles de hula cherchant à retrouver une gestuelle et, partant, une philosophie proches de la tradition.

Philippe Vienne

  • Image en tête de l’article : danseuse hawaiienne, années ’60 © Alan Houghton
  • Cet article est une version remaniée d’un article publié dans la revue “Art&fact” n°11 (1992), sous le titre “Le Hula, splendeur et misère de la danse à Hawaii“, où l’on trouvera les notes et références bibliographiques.
  • Plus de Hawaii sur wallonica.org…

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Plus d’arts de la scène…

DEGEY, Emile (1920-2021)

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Alors que la Commission Historique et Culturelle de Cointe, Sclessin, Fragnée et du Bois d’Avroy (CHiCC en abrégé) s’apprêtait à fêter son 35e anniversaire, disparaissait son premier président, M. Emile DEGEY, à l’âge de 101 ans  (Sclessin, 6 juin 1920 – Liège, 19 septembre 2021). En guise d’hommage, nous vous proposons de retrouver ci-dessous le texte écrit par l’actuelle présidente, Claire Pirlet, à l’occasion de son centenaire, ainsi que la liste des publications d’Emile Degeÿ disponibles sur wallonica.org

Qui est Emile Degeÿ ?

Le 23 septembre 1986, naissait la Commission Historique de Cointe avec Emile DEGEY pour président. Or, le 6 juin 2020, Monsieur Degey a eu 100 ans et la Commission Historique et Culturelle de Cointe, devenue la CHiCC en septembre 2019, lui souhaite un bon anniversaire.

D’abord instituteur puis directeur de l’école Saint-Louis à Sclessin, Emile Degey a profondément marqué certains de ses élèves et de ses collègues. Ainsi, Gilda Valeriani, une de ses anciennes élèves qui alimente aujourd’hui la page Facebook Sclessin d’hier et d’aujourd’hui, parle de lui en ces termes, dans un texte qu’elle a écrit à l’occasion de son anniversaire : “Il fut notre instituteur et ensuite notre directeur, il est aussi notre passeur de mémoire grâce à toutes les recherches historiques qu’il a accomplies tout au long de sa vie. Il est, pour ma part, une source d’inspiration.”

Qu’a-t-il fait pour que la CHiCC lui rende hommage aujourd’hui ?

Outre le fait qu’il a été le premier président de la Commission Historique de Cointe, il faut rappeler pourquoi ses amis lui ont demandé d’assumer cette fonction. Pour ce faire, sans aucune prétention à l’exhaustivité, nous retiendrons ici quelques éléments parmi tant d’autres qui rappellent le “passeur de mémoire” rigoureux et “l’inspirateur” actif, stimulant et bienveillant qu’a été Monsieur DEGEY.

Passeur de mémoire :

En mars 1979, Emile Degey publie un mémoire de 38 pages agrafées, tapé à la machine et illustré de nombreux croquis, intitulé “Il était une fois… Sclessin !” dont l’écriture claire et précise fait revivre Sclessin : sa terre, ses eaux, son château, la vie sclessinoise, la cité industrielle. C’est le premier essai général approfondi consacré à ce quartier ; il reste une source importante aujourd’hui pour Gilda Valeriani qui continue son œuvre via Facebook et aussi pour quiconque veut aborder ce sujet.

Inspirateur actif et stimulant :

En 1997, Olivier HAMAL, alors président de la Commission Historique devenue entre-temps Commission Historique ET Culturelle, écrivait ceci dans sa préface de l’album “Images de notre passé”:

“A l’occasion de son dixième anniversaire, la Commission Historique et Culturelle, en ce début de l’année 1997, a décidé d’éditer ce bel album de cartes postales et de photographies anciennes des quartiers à parcourir comme une promenade, partant du Bois d’Avroy et conduisant par Cointe et Sclessin jusqu’à Fragnée. Certaines de ces “Images de notre passé” ont déjà été présentées dans différentes expositions. Cependant, pour assurer la plus large diffusion possible de cette documentation remarquable, il a paru intéressant (…) de procéder à sa publication.
Je terminerai en adressant mes plus vifs remerciements à Messieurs Emile Degey et Pol Schurgers pour tout le travail qu’ils ont accompli afin de permettre la réalisation et la sortie de presse de cet album.” 

Inspirateur stimulant et bienveillant

Si Emile Degey, auteur de nombreuses brochures publiées dans la série “Altitude 125” sous l’égide de la Commission, fut une source d’inspiration pour ses élèves, il l’a été aussi pour Pol SCHURGERS, auteur en 2006 du remarquable “Cointe au fil du temps…” (ouvrage malheureusement épuisé aujourd’hui) qui le cite abondamment dans sa bibliographie et introduit sa publication par ces mots :

“J’ai rassemblé ici et complété les informations de toutes sources fiables. De très nombreux extraits proviennent des ouvrages publiés par notre Commission Historique et Culturelle de Cointe, Sclessin, Fragnée et du Bois d’Avroy. Plusieurs de ces ouvrages ont été écrits par Monsieur Emile DEGEY. Je le remercie ici très chaleureusement de m’avoir communiqué un grand nombre de documents et épaulé amicalement dans mes recherches.”

Passeur de mémoire rigoureux :

En 2006 encore, la journaliste Lily PORTUGAELS , informée par Olivier HAMAL alors président de la Commission historique et culturelle dont Emile Degey était devenu président d’honneur, écrira dans un article sur Lambert Lombard pour “La Libre Belgique” ( dans “La Gazette de Liège”) :

“Grâce aux recherches de M. Emile Degey, président d’honneur de cette commission, il semble bien que l’on puisse localiser avec certitude la maison que le prince Erard de la Marck avait offerte à Lambert Lombard qui était son peintre attitré. (…) Emile Degey a retrouvé, aux archives de l’Etat, à Liège, l’acte de vente par lequel Jean-Théodore de Bavière, le 16 août 1762, cédait “en emphytéose et à toujours au dit conseiller Henri Lambert de Groutars, pour lui et ses successeurs, notre maison, prairies, terres, biens et vignobles de la Chèvre d’or”.

On savait que la maison devait être flanquée d’une tour hexagonale. Du coup, quatre possibilités d’habitations pouvaient correspondre à la maison du prince offerte à Lambert Lombard : la Thorette, l’ancienne maison de campagne d’une abbesse, la maison Spineux et le vide-bouteille de la rue Côte d’Or. Ce n’est aucune des quatre, affirme Emile Degey qui le démontre grâce à une carte des vignobles du prince dressée par l’arpenteur C.F. Dervaux et datée du 9 août 1762. On y voyait une seule habitation sans nom que M. Degey a fini par identifier comme étant bien la maison, sous-les-vignes, qui fut celle de Lambert Lombard d’abord, du conseiller Groutars ensuite. On relèvera à ce sujet que la limite entre Sclessin et Tilleur passait entre les deux cheminées de la maison !”

A découvrir tous ces travaux, à lire tous ces remerciements, la nouvelle présidente que je suis depuis un an, après la présidence de Jean-Marie DURLET lequel a prêté sa plume et organisé les conférences de la Commission Historique et Culturelle pendant tant d’années, moi qui n’ai pas pu rencontrer Monsieur DEGEY à cause du confinement dans la maison de repos où il réside aujourd’hui, je pense spontanément aux belles paroles de Jean-Jacques Goldman :

“C’était un professeur, un simple professeur
Qui pensait que savoir était un grand trésor
Que tous les moins que rien n’avaient pour s’en sortir
Que l’école et le droit qu’a chacun de s’instruire

Il y mettait du temps, du talent et du cœur
Ainsi passait sa vie au milieu de nos heures
Et loin des beaux discours, des grandes théories
À sa tâche chaque jour, on pouvait dire de lui …

Qu’il changeait la vie… !”

Merci, Monsieur Degey, d’avoir accepté, avec une bande d’amis, d’inaugurer la Commission Historique de Cointe, Fragnée, Sclessin et Bois d’Avroy ! Merci d’avoir stimulé autour de vous le goût de la culture et de la vie intellectuelle qui permet d’enjamber avec respect les siècles dont on connaît mieux les espoirs et les efforts !

Si, en septembre 2019, la Commission Historique et Culturelle est devenue la CHiCC par facilité,- un acronyme un peu kitsch sans doute, mais notre époque aime les sons qui claquent et qui se retiennent facilement – soyez assuré que l’équipe d’aujourd’hui n’oublie pas ses racines et ce que nous devons à tous ceux qui nous ont précédés. Nous nous emploierons à faire de notre mieux pour continuer à faire vivre ce que vous avez semé et qui existe depuis 34 ans déjà, même s’il nous faut aussi nous adapter à notre époque ludique et technologique et déployer nos ailes sur les réseaux sociaux (page Facebook) et sur les sites internet (wallonica.org) (…).

Claire PIRLET

Mes remerciements à Corinne Collard, fille d’Albert Collard, grâce à laquelle j’ai pu lire “Il était une fois… Sclessin !” et “Cointe au fil du temps” aujourd’hui épuisés, à Olivier Hamal, à Alexandrine Lebire, à Gilbert Lox, à Agnès Mabon et à Philippe Vienne qui, chacun à leur manière, m’ont permis de découvrir la personnalité d’Emile Degey et son importance pour la Commission Historique et Culturelle de Cointe.”

Les publications d’Emile DEGEY disponibles sur wallonica.org :


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Plus de CHiCC ?

VIENNE : Élégie (poème, 2021)

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Souvent je marchais immobile au bord de tes yeux
Retenu par tes cils, parfois heureux

Caressant dans un épais silence
Les blessures amères des amants
Les contours de ton absence
L’ombre pourpre des baisers

J’espérais encore quelque soir
Être le peintre de ma vie
Les ailes bleuies d’espoir
Voler comme l’on danse

Souvent je marchais immobile au bord de tes yeux
Retenu par tes cils, parfois heureux

Le temps s’écoulait comme une larme
Et je rêvais d’être mort

Philippe Vienne

Philippe VIENNE est dans la POETICA…

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Lire encore…

MOREAU Christiana, La Dame d’argile (Paris : Préludes, 2021)

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Christiana MOREAU est une artiste autodidacte, peintre et sculptrice belge. Elle vit à Seraing et a été nommé citoyenne d’honneur de la ville. Après La Sonate oubliée (2017), dont l’action se situe entre Seraing et Venise, et Cachemire rouge (2019), La Dame d’argile est son troisième roman.

EAN 9782253040507

“Sabrina est restauratrice au musée des Beaux-Arts de Bruxelles. Elle vient de perdre sa grand-mère, Angela, et a découvert, dans la maison de celle-ci, une magnifique sculpture en argile représentant un buste féminin, signée de la main de Costanza Marsiato. Le modèle n’est autre que Simonetta Vespucci, qui a illuminé le quattrocento italien de sa grande beauté et inspiré les artistes les plus renommés de son temps.

Qui était cette mystérieuse Costanza, sculptrice méconnue ? Comment Angela, Italienne d’origine modeste contrainte d’émigrer en Belgique après la Seconde Guerre mondiale, a-t-elle pu se retrouver en possession d’une telle oeuvre ? Sabrina décide de partir à Florence pour en savoir plus. Une quête des origines sur la terre de ses ancêtres qui l’appelle plus fortement que jamais…”

Immobile sur sa chaise, Sabrina semble hypnotisée par la sculpture posée devant elle, sur la grande table d’atelier. C’est un buste féminin.
Une terre cuite d’une belle couleur chaude, rose nuancé de blanc. Un visage fin et doux au sourire mélancolique, regard perdu au loin, si loin dans la nuit des temps. La chevelure torsadée emmêlée de perles et de rubans modelés dans la matière entoure la figure d’une façon compliquée à la mode Renaissance. La gorge est dénudée. Le long cou, souple et gracile, est mis en valeur par un collier tressé entortillé d’un serpent sous lequel apparaît une énigmatique inscription gravée : “La Sans Pareille”.
Depuis cinq ans qu’elle travaille pour le musée des Beaux-Arts de Bruxelles, c’est la première fois que la restauratrice a entre les mains un objet aussi fascinant et parfait. Le plus incroyable est qu’il lui appartient. À elle ! Une jeune femme d’origine plus que modeste, naturalisée belge, mais italienne de naissance.
L’excitation fait trembler sa lèvre inférieure qu’elle mordille de temps à autre. Son immobilité n’est qu’un calme de façade ; en elle grondent les prémices d’un orage sans cesse réprimé, dont les nuages noirs ne parviennent pas à déchirer le ciel de sa vie devenue trop sage. Elle s’est peu à peu accommodée de sa situation et semble, en apparence, avoir fait la paix avec elle-même. Elle n’éprouve plus ce désir destructeur qui l’a si longtemps rongée, et pourtant la menace couve. Des picotements désagréables tentent d’attirer son attention sur le risque imminent. Elle repousse ces pensées dérangeantes et tend la main vers la statue pour caresser la joue ronde et polie, sentir sous ses doigts la finesse du grain de la terre cuite, le lissé impeccable de la surface.

D’une écriture claire et fluide, “La Dame d’argile” est un beau roman pour l’été. Ce serait néanmoins réducteur de le limiter à cela. Dans ce récit choral à quatre voix, Christiana Moreau évoque la destinée de femmes de différentes époques et de différents statuts, mais aussi la place qui leur est réservée dans la société (et contre laquelle, parfois, elle se révoltent). En parallèle, elle partage avec le lecteur son amour de l’art, et particulièrement du Quattrocento, dans lequel on sent également poindre sa connaissance pratique de la  sculpture. En cette année de commémoration des 75 ans de l’immigration italienne en Belgique, on retrouve aussi, dans le roman, une description sensible de cette page, souvent sombre, de notre histoire. Tout cela confère de la profondeur au récit sans rien lui retirer de sa légèreté.

Philippe Vienne


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MOYANO, Louis (1907-1994)

Temps de lecture : 7 minutes >

Louis MOYANO naît à Liège le 18 avril 1907. Fils de Joseph Moyano (Liège, 1869 – 1935) et de Elisabeth Bayaux (Liège, 1875 – 1938), mariés le 18 août 1904, à Jupille (Liège). Il s’inscrit à l’Académie des Beaux-Arts de Liège, le 19 novembre 1923, en classe de Dessin, pour l’année scolaire 1923-1924. A l’issue de celle-ci, il arrêtera pour ne reprendre que de 1926 à 1928. En 1927, il est le créateur et l’organisateur du premier Salon des Indépendants à Liège.

Son fils Léopold naît le 15 janvier 1931, il sera légitimé par le mariage de Louis Moyano avec Germaine Van Borren (1905-2002), le 9 avril de la même année. Fernand Steven est un des témoins. Le fait que Fernand soit le second prénom de Léopold Moyano pourrait indiquer, suivant la tradition, que Fernand Steven était son parrain, mais rien ne permet de le confirmer.

“Nu” © Philippe Vienne

En 1939, il s’inscrit à nouveau à l’Académie des Beaux-Arts, en classe de Gravure cette fois. Mais il est mobilisé fin 1939 et effectue la campagne de 1940 en qualité d’agent de liaison motocycliste (2e Division des Chasseurs Ardennais). Prisonnier de guerre du 1er juin 1940 au 15 décembre 1940, il s’évade du Stalag XIIIA et revient en Belgique d’où il tente, en vain, de rejoindre l’Angleterre.

En janvier 1941, il entre au Service de restauration des collections liégeoises de gravures. Il se réinscrit également à l’Académie des Beaux-Arts, toujours en classe de  Gravure (années académiques 1941-1942 et 1942-1943). Dans le même temps (juin 1941), il crée et dirige le réseau de résistance “Pierre Artela“, service de renseignements et d’action. Le nom de Pierre Artela est celui de l’un de ses ancêtres né au XVIIIe siècle dans le Tessin. Moyano est, en effet, le descendant d’un maître-verrier tessinois arrivé en Belgique en 1832 et établi à Welkenraedt.

En 1942, il reçoit le prix “Outreloux de Trixhe” de Gravure. Le 14 octobre 1942, sur dénonciation, il est arrêté par la Gestapo dans son atelier de la Cour des Mineurs (sa dénonciatrice sera ultérieurement condamnée à mort par le Conseil de Guerre de Liège). Il est incarcéré à la Citadelle de Liège, puis à la prison d’Essen avant d’être transféré vers les camps de concentration d’Esterwegen, de Burgermoor, d’Ichtershausen (où il se livre au sabotage), soit 32 mois en prison et camp de concentration. En , il participe à une marche de la mort, s’en évade à Pössneck et est ensuite rapatrié par l’aviation américaine.

“Orientale” © Philippe Vienne

A son retour en Belgique, il retrouve son domicile liégeois entièrement détruit par une “bombe volante” ; il ne subsiste rien de ses biens ni de ses œuvres. A partir de 1945, et jusqu’en 1949, il se réinscrit en classe de Gravure à l’Académie des Beaux-Arts. En 1947, il reçoit le Prix de la Province de Liège et, en 1948, la Médaille du Gouvernement pour la Gravure. En 1949, il reçoit du Gouvernement belge une bourse de voyage qui lui permettra de suivre un perfectionnement en technique de la gravure aux Ateliers de chalcographie du Louvre et de faire un voyage d’étude en Afrique du Nord (Kabylie et région saharienne) dont il ramènera de nombreux dessins (série des “Orientales”). La même année, il est nommé chevalier de l’Ordre de Léopold avec palme, reçoit la Croix de guerre avec palme et la médaille de la Résistance. A la même époque, vraisemblablement, Moyano se lie d’amitié avec Armand Nakache, ce qui lui permet d’exposer à plusieurs reprises à Paris et ailleurs en France. Il compte également Ianchelevici au nombre de ses amis.

Par la suite, les renseignements biographiques se font plus rares. Il est attaché au Cabinet des Estampes de Liège à partir de 1962 (?) et jusqu’à sa pension (le 1er mai 1972). En 1964, il fait partie des membres du Comité d’organisation de l’exposition du 125e anniversaire de l’Académie des Beaux-Arts de Liège. A partir de 1972, année de sa retraite, Moyano quitte Liège pour s’établir à Ampsin (Amay). De certaines correspondances privées, il ressort que sa santé semble se dégrader à partir de cette époque. Il décède au Centre Hospitalier de Huy, le 29 novembre 1994. Il est enterré à Liège, au cimetière de Robermont (concession familiale, parcelle 64-A/2-19).

Pour les raisons énoncées précédemment, il subsiste peu d’œuvres de Moyano antérieures à 1945. En revanche, pour la période allant de 1945 à 1955, de nombreux dessins, esquisses et gravures sont conservés (j’en ai personnellement consulté plusieurs centaines). Le sujet principal, et quasi exclusif, est la représentation du corps féminin, souvent des nus (à l’exception des “Orientales” – et encore), dans une grande variété de poses. Les corps sont parfois juste évoqués par quelques traits, toujours d’une grande finesse.

“Pour le surplus, ce qui ajoute au charme des œuvres de M. Moyano d’où se dégage une impression de pureté, c’est leur étonnante et magnifique sobriété car tout ici est dans le trait, ne pourrait on dire, de la seule démarche de la pointe ou du crayon. C’est en vain, en effet, qu’on chercherait dans les planches de M. Moyano qui est la spontanéité même, des hésitations, des recherches et des repentirs.

Que l’artiste soit parvenu par des moyens aussi naturels et aussi simples à rendre à la fois la consistance des volumes et la souplesse des chairs, qu’il nous donne, par surcroît, sans jamais sombrer dans un académisme fade, l’impression du mouvement et de la vie suffit à démontrer que M. Moyano est un maître en son art et qu’il se classe parmi les meilleurs graveurs d’aujourd’hui” (La Gazette de Liége, 3-4 avril 1951)

“Les nus de Louis Moyano révèlent surtout des soucis plastiques. Équilibre des formes, pureté des lignes, recherches de rythmes, voilà ce qu’ils dénotent d’abord. Et c’est très bien. Louis Moyano suit ainsi la voie qui le conduira sûrement à la synthèse, à l’expression ou à la pure arabesque. On le pressent sous ces dessins encore soumis à la vision objective. Des têtes de femmes très contenues et très simples sont fort sensibles ; l’ensemble d’ailleurs exprime beaucoup de délicatesse et d’élégance.” (Léon Koenig, Le Monde du Travail, 12 mars 1948)

“Chez lui, le dépouillement est total. Le trait plus plastique joue, s’incurve, s’assouplit et cerne des formes idéales… La volonté souveraine dicte sa loi et la forme naît élégante, suggestive où  la rigueur décorative est parfois tempérée par une pointe narquoise (…)” (La Meuse, 1948)

Par la suite, il semble bien que Louis Moyano se soit essayé à la peinture, dans une veine proche du surréalisme avec quelques essais dans le domaine de l’abstraction également. Mais peu d’œuvres sont encore visibles, seul le Musée des Beaux-Arts de Liège (“La Boverie”) en possède quelques témoignages, tandis que le Cabinet des Estampes de Liège et le Musée des Beaux-Arts de Verviers conservent des gravures. Piron renseigne des œuvres au Musée d’Ixelles, mais il s’agit d’une confusion (fréquente, et qui ne facilite pas la recherche) avec le peintre Luis Moyano (1929-1965).

(sans titre) © Philippe Vienne
Expositions
  • 1927 : Créateur et organisateur du premier Salon des indépendants à Liège
  • 1928 : Expose au Studio liégeois
  • 1929 : Expose au Cercle anglo-belge à Liège
  • 1930 : Expose au Cercle des Beaux-Arts de Liège
  • 1931 : Invité au Salon des artistes wallons, Galerie Giroux à Bruxelles
  • 1931 : Invité au Cercle d’Art de Tournai
  • 1931 : Expose au Salon quatriennal de Belgique
  • 1932 : Expose au Salon d’art contemporain à Liège
  • 1933 : Expose au Salon du Centenaire à Liège
  • 1933 : Expose au Cercle d’art de Tournai
  • 1936 : Expose au Salon quadriennal de Liège
  • 1942 : Expose au Cercle des Beaux-Arts de Liège.
  • 1942 : Expose à la galerie Gillot de Liège (ensemble des graveurs liégeois)
  • 1945 : Expose au “Salon 1945”, Société royale des Beaux-Arts de Liège
  • 1945 : Expose au Salon des artistes vivants à Liège
  • 1947 : Expose à l’APIAW
(sans titre, 1950) © Philippe Vienne
  • 1948 : Expose à l’APIAW, Liège
  • 1948 : Expose au Salon quadriennal de Belgique, Bruxelles
  • 1948 : Expose au Salon d’art moderne de Liège
  • 1949 : Expose au salon du groupe “Contraste”
  • 1949 : Expose au Salon international de Lyon
  • 1950 : Expose au Salon international de Rouen
  • 1951 : Expose au Cercle des Beaux-Arts de Liège
  • 1951 : Expose à l’exposition belge en Afrique du Sud
  • 1955 : Expose à la Galerie d’Egmont, Bruxelles
  • 1955 : Expose au Salon des artistes indépendants à Paris
  • 1956 : Expose au Salon des artistes indépendants à Paris
  • 1956 : Expose au Salon du Trait, à Liège et Verviers
  • 1956 : Expose au Salon du Trait, au Musée d’Art moderne à Paris
  • 1957 : Expose au Salon des artistes indépendants à Paris
  • 1957 : Expose à la bibliothèque de Reims
  • 1957 : Expose à “Le Trait” à Charleville
  • 1958 : Expose au Salon des artistes indépendants à Paris
  • 1958 : Expose à la Galerie d’Orsay, Paris
  • 1959 : Expose au Salon des artistes indépendants à Paris
  • 1959 : Expose à la galerie Europe à Bruxelles
  • 1961 : Expose au Musée d’Art Wallon, Liège

Philippe VIENNE

  • illustration en tête de l’article : Louis Moyano, Nu couché © Philippe Vienne
Sources
  • notes et archives personnelles de Louis Moyano (collection privée)
  • archives de l’Académie des Beaux-Arts
  • PIRON, P., Dictionnaire des artistes plasticiens de Belgique des XIXe et XXe siècles, 2003

Plus de 100 dessins et gravures sont également téléchargeables dans notre DOCUMENTA…

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : rédaction | source : inédit | commanditaire : wallonica | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Philippe Vienne | remerciements à Alain Sohet et Philippe Delaite


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VIENNE : L’ennui (nouvelle, 2021)

Temps de lecture : 3 minutes >

Il pleut. La pluie frappe les carreaux. Sous la couette, Léo la ressent comme une gifle. Il tend le bras cherche, à ses côtés, le corps de Valentine, trouve Pedro, le chat. Se souvient. Valentine est loin, quelque part hors lui, en quarantaine. Une quarantaine qui dure plus que de raison, sans doute, ou qui, justement, a ses raisons de durer. Il aimerait autant ne pas y penser, pour l’instant. Alors, il revient au regard vert de Pedro.

Pedro se moque de ce que l’on appelle “le confinement”, il sort, va et vient à sa guise. Pedro ne connaît pas l’ennui – il dort vingt heures par jour, Léo voudrait l’imiter. Dans quinze ou vingt ans, cette période sera vraisemblablement le souvenir marquant d’une génération traumatisée, mais Pedro s’en fiche, même s’il n’en a pas conscience, Pedro sera mort. Nous aussi d’ailleurs, probablement, se dit Léo.

La maison s’est remplie de vide, les murs semblent peints de morosité. Pedro a beau se faufiler dans une jungle de plantes vertes, cela ne suffit pas à ramener le supplément de vie que demande Léo. Il s’assoit dans son divan, pour un instant de lecture qui durera quelques heures. Parce qu’il n’y a rien d’autre à faire. A part écouter de la musique, ce qu’il fera également, bien sûr. Mais il n’est pas certain que Cigarettes After Sex apporte la sérénité à laquelle il aspire.

Quelquefois aussi, Léo parle. Enfin, il écrit. A des hommes, des femmes qui, comme lui, tuent le temps avant qu’il ne les tue. Il écrit comme il parle : peu, brièvement. Il ne sait trop que dire de la monotonie. Parfois, il se raconte, c’est plus facile avec de nouvelles connaissances, évidemment. Les autres ont déjà entendu ses histoires. C’est d’ailleurs ainsi que naît parfois, de la nouveauté, l’illusion de l’amour.

Mais souvent il écoute les autres parler d’eux-mêmes. Les gens aiment ça, en général, parler d’eux. Ce qui le surprend toujours, c’est qu’il ne leur faut pas plus de deux minutes pour évoquer leur métier. Comme si c’était celui-ci qui donnait de la consistance à leur existence, voire la justifiait. En même temps, il ne peut pas leur donner tout à fait tort : en cette période de désœuvrement généralisé, Léo voit bien comment un travail peut donner un sens à une vie qui, fondamentalement, n’en a aucun.

Au fond d’un tiroir, Léo a trouvé un paquet ouvert de Winston, planqué là un jour par Valentine du temps où elle fumait en cachette. Léo, lui, ne fume jamais. Pourtant il se surprend à allumer une cigarette. L’ennui, encore. Il ne fume pas vraiment, en fait, tire de grosses bouffées, “il paftèye” dirait son voisin.

Dans la fumée de ses souvenirs, il revoit une ruelle plutôt glauque de San Sebastian, un soir qu’il errait, ne sait plus trop pourquoi ni comment. Et cette fille qui traçait à la bombe des slogans de liberté sur des murs décrépis, arborant le drapeau multicolore d’Herri Batasuna sur sa parka. Refusant l’espagnol, elle s’adressait à lui en basque, il ne comprenait évidemment pas, mais quand elle avait pris son sexe en bouche, tout était immédiatement devenu plus clair – par la force des choses, elle avait cessé de parler. Les mots ne facilitent pas forcément la communication.

Pourquoi le souvenir érotique de cette aventure, somme toute insignifiante, lui revient-il ? Aucune raison apparente, un stratagème de son esprit destiné à tromper l’ennui, probablement. Léo aimerait pouvoir voyager à nouveau. Avoir une vie sexuelle aussi, d’ailleurs. En fait, d’être ainsi posé, contraint au silence et à la solitude, ne lui déplairait pas tout à fait. Parfois, il se dit que c’est davantage la liberté de décider que la liberté de se mouvoir qui lui manque. Ce sentiment d’être spectateur de sa propre vie, Léo l’a déjà ressenti en d’autres circonstances – il déteste ça.

Ce soir, il n’y aura peut-être pas de message de Valentine.
Ce soir, Pedro dormira encore sur le lit.
Ce soir sera la veille d’un jour d’une terrible similitude.

Philippe VIENNE


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Plus de littérature…

 

PETTERSSON, Joel (1892-1937)

Temps de lecture : 2 minutes >

Joel PETTERSSON est né le 8 juin 1892, à Norrby (Lemland), dans l’archipel d’Åland. Ses parents sont des paysans pauvres et déjà âgés – son père a plus de 50 ans au moment de sa naissance. C’est durant son parcours scolaire que Pettersson commence à écrire et à dessiner. Même s’il s’agit encore d’un travail d’amateur, son talent attire l’attention. On ne conserve cependant aucune œuvre de cette époque.

En 1913, alors âgé de 21 ans, Pettersson quitte Åland et entre à l’école de dessin de Turku. Le directeur en est Victor Westerholm qui est à l’origine de l’Önningebykolonin, un groupe de peintres finlandais qui se réunissait à Åland entre 1886 et 1892. Le maître et l’élève n’en ont pas d’affinités pour autant, au contraire. Bien qu’il ne se sente pas à l’aise dans une ville comme Turku – ou peut-être pour cette raison, justement – Pettersson se montre particulièrement productif, tant sur le plan de l’écriture que de la peinture.

En 1915, Pettersson abandonne ses études et retourne à Åland. Etant donné l’âge avancé de ses parents (plus de 70 ans), il est contraint de les aider à la ferme, d’autant plus que son frère cadet, Karl, meurt en mer en 1916. Ses projets de mariage sont brisés lorsque sa fiancée décide de quitter Åland pour les Etats-Unis, à la recherche d’une vie meilleure. Durant la période 1915-1920, Pettersson est malgré tout très actif dans plusieurs domaines, poussé par le désir d’être reconnu en tant qu’écrivain tout autant que comme artiste. L’essentiel de sa production littéraire date d’ailleurs de cette période.

Le peintre finlandais Mikko Carlstedt qui se rend à Åland pour y peindre, en compagnie du peintre Ilmari Vuori, rencontre Pettersson dont il dira : “les gens le tiennent pour fou, mais nous l’aimons beaucoup” ; ils resteront en contact de nombreuses années. Durant les années 20, Pettersson a moins le loisir de se consacrer à son art, l’essentiel de son temps étant occupé par la ferme de ses parents vieillissants qui meurent en 1928.

Petterson espère alors vivre de son art, mais c’est un échec. Endetté, il vend tous les animaux et une grande partie de la propriété. Sa santé mentale se dégrade et il tente de se suicider. Il se remet pourtant à peindre fiévreusement et expose en 1936 à Åland. Mais sa santé physique et mentale continue de se détériorer, il est interné au Grelsby Asylum où il mourra le 5 janvier 1937.

Son œuvre littéraire, écrite en suédois, n’a pas été appréciée de son vivant, peut-être en partie à cause d’une certaine naïveté et de ses emprunts au dialecte local. Elle n’a été redécouverte et publiée que dans les années 1970. De même, ses peintures, que l’on peut qualifier d’expressionnistes, n’ont-elles connu qu’un succès posthume. Son style et sa fin tragique lui ont valu le surnom de “Van Gogh d’Åland”. Le guitariste rock Nikolo Kotsev a composé un opéra, “Joel“, inspiré de sa vie.

Philippe VIENNE

Sources

  • Illustration de l’article : Joel Pettersson, “Höstlandskap med Lemlands kyrka”

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Plus d’arts visuels…

VIENNE : L’équilibre (nouvelle, 2017)

Temps de lecture : 8 minutes >

Je suis parti pour ne pas te perdre. J’ai fui avant d’avoir trop mal, de faire trop mal, j’ai fui avant la rancœur, la haine, l’indifférence mortifère. J’ai fui parce que je t’aime. La voiture était là, elle me tendait les portes et la route était facile, alors j’ai roulé à en perdre haleine. J’ai pleuré les kilomètres comme d’autres les avalent, j’ai cherché le soleil sans même le savoir, peut-être parce que j’y avais des souvenirs, peut-être parce que j’y voyais une rédemption, peut-être parce que je n’en sais rien. Et puis il y avait Rachmaninov, toujours.

Je devais partir. Je devais quitter cette maison emplie de nos rires et de nos cris de plaisir, effacer ton regard bleu jusque dans la nuit, les lieux imprégnés de nous, je devais fuir les témoins de notre complicité. Le fleuve dans ma ville est une blessure trop profonde pour jamais pouvoir cicatriser. La nuit m’a rattrapé. A vrai dire, cela ne m’a même pas surpris. Je me suis laissé faire, comme trop souvent sans doute. La nuit était là, je devais m’en accommoder. Je me suis arrêté dans une de ces villes empreintes d’une histoire qui n’est définitivement pas la mienne. Je me suis couché, sans réelle fatigue, j’ai cherché le sommeil, sans vraiment le trouver, j’ai cherché le repos, je n’ai trouvé que la confusion. Quand le jour s’est levé, les draps étaient remplis de ton absence.

J’avance et je n’explique rien, je le sais. Ne m’en veuille pas, le temps viendra. Où je comprendrai moi-même. Où j’admettrai, où je pardonnerai. Ce temps viendra. Parce qu’il le faut. Parce qu’il faut que la douleur se calme, que je maîtrise cette violence qui est en moi, que je me souvienne pourquoi et combien je t’aimais, combien je t’aime assurément. Parce qu’il faudra nécessairement que cesse cette souffrance, par n’importe quel moyen. J’avance donc, et la route est monotone. Il ne manquerait plus que De Palmas à la radio. Mais je n’écoute pas la radio, encore moins De Palmas. Rachmaninov, seulement. Parfois, j’ai le sentiment que tu la voyais ainsi, la vie. Pas comme De Palmas, non, heureusement, mais monotone comme l’autoroute. D’ailleurs, à ma place, tu n’aurais pas pris l’autoroute, c’est une évidence. Tu aurais choisi une de cette nationales, voire départementales, sinueuses, traversant des bleds pourris auxquels tu aurais trouvé du charme, une de ces routes où l’on peste derrière un camion qui empeste mais tu m’aurais dit qu’on n’était pas pressés d’arriver, que la route c’était déjà le voyage et j’aurai senti ta main sur ma cuisse. Putain, comme je l’aurai sentie. En cet instant, l’absence de ta main pèse une tonne.

Mais, évidemment, j’ai fait le mauvais choix, celui de la facilité, de la route qui se déroule, sans trop de résistance, sans trop de nids de poules, de virages cachés, et qui vous mène, inchangé, indifférent, à destination. Tiens, pour le compte, j’aurais pu prendre l’avion. Et pourtant, à quoi bon aller vite quand on ne sait même pas où l’on va ? L’autoroute cependant suscite quelque chose d’hypnotique par son défilé de pylônes et de bandes blanches, par sa rectitude, par la griserie de la vitesse, l’autoroute peut-être comme une vie facile et enivrante, une fille facile qui se laisse prendre. Une sorte de drogue futuriste, qu’importe le flacon pourvu que l’on ait la vitesse. Et puis tout s’arrête, l’élan se brise : au bout de la route, il y a le péage. On finit toujours par payer. A quel endroit, à quel moment me suis-je trompé ? J’essaie de remonter le fil de mes souvenirs, de nos souvenirs, mais peut-être même cela date-t-il d’avant, avant que tu n’apportes ce courant d’air dans ma vie. Ou bien le mal était-il dans des blessures que nous portions en secret ? Nous sommes-nous apprivoisés sans nous parler, n’avons connu l’un de l’autre qu’une image déformée, transformée, rendue conforme à de supposées espérances ? Ce corps que je croyais caresser du bout des doigts y ai-je trop fort laissé mon empreinte, me suis-je perdu à vouloir te sauver ou t’ai-je étouffée de mes étreintes amoureuses ?

La nuit est revenue et j’ai allumé les phares. Je n’allais plus m’arrêter, tant qu’à ne pas dormir, autant avancer. J’ai allumé les phares et j’ai découvert un hérisson avant de l’écraser. On ne peut sans doute pas avancer sans écraser de hérissons, fussent-ils en vain bardés de picots, mais j’ai quand même pleuré. La nuit porte conseil, dit-on. Foutaises, bien évidemment. Autant croire que Dieu est amour. La nuit n’apporte que douleur et angoisse, la souffrance du remords et des questionnements, forcément sans réponse, la nuit amplifie le désarroi, comme les ombres projetées transforment d’innocentes silhouettes en monstres grimaçants, la nuit est une fouteuse de merde. Elle n’est intéressante que lorsqu’on la passe à baiser ou à faire l’amour (c’est forcément mieux), n’est supportable que si on l’alcoolise fortement, à moins que la cocaïne ne la fasse blanchir. Cette putain de nuit n’était définitivement pas mon alliée.

Le jour s’est levé sur une scène d’accident. Au bord de l’autoroute, une camionnette avait versé dans le fossé, un Indien, mort selon toute vraisemblance, encore au volant. Une femme, vêtue d’un sari, était couchée dans l’herbe et se tenait le ventre où s’élargissait une tache rouge. Quelques mètres plus loin, un enfant, quatre ou cinq ans peut-être, était immobile, prostré, pleurant en silence. Dès qu’elle m’a vu approcher, la femme s’est exclamée “my son, my son, how is my son ?” Je me suis assis à côté de l’enfant, je l’ai examiné, il ne semblait pas blessé, juste en état de choc. “He’s OK, j’ai dit, everything will be alright” et immédiatement, de la manière la plus incongrue, cette chanson d’Iggy Pop m’est venue en tête, où il est question d’une jeune fille qui va mourir et à qui on veut faire croire que tout ira bien ce soir.

Et cette femme-là, elle devait bien s’en rendre compte qu’elle allait mourir, que je ne pouvais rien faire, que les secours allaient arriver trop tard, alors pourquoi s’inquiétait-elle de son gosse ? Je la regardais, elle avait pourtant l’air rassurée par mes paroles ou bien de me voir à côté de son fils, que sais-je ? J’observais la vie la fuir et j’avais l’impression que mon désarroi était plus grand que le sien. Puis il s’est produit cette chose inattendue, qui m’a paru presque obscène : l’enfant a pris ma main et l’a serrée. Ses grands yeux mouillés plongeant dans les miens qui cherchaient à s’échapper. Il ne faut pas faire ça, tu ne peux pas me demander ça mon garçon, je ne peux rien faire pour toi, je suis aussi paumé que tu peux l’être, moi aussi j’ai perdu celle que j’aime, je n’ai plus rien à donner et d’ailleurs que ferais-je d’un enfant ? Sa main serrait toujours la mienne et je me suis surpris à lui caresser les cheveux. “Everything will be alright”, j’ai dit.

La route m’a repris, pendant des heures où j’ai vainement essayé de me souvenir de l’enfant que j’avais été. Puis, comme la lame d’un couteau, dans un éclat métallique, la mer est apparue. Alors, je me suis arrêté, parce qu’il faut bien s’arrêter un jour et j’ai marché, senti le sable sous mes pieds nus, y traçant un chemin instable, comme un rêve qui sans cesse m’échappe puis toujours me revient. Au début, j’ai cru que la mer me fascinait, m’apaisait même. Mais à nouveau l’angoisse m’a saisi, immense comme cette masse visqueuse dont on ne perçoit ni le début ni la fin, agitée d’un mouvement perpétuel, contre laquelle le combat est sans cesse à recommencer alors que l’on sait qu’il est perdu d’avance, que même la roche la plus résistante aura peut-être pour seule chance de devenir une sculpture admirable avant de finir par s’effondrer.

Je ne t’ai pas dit non pour cette raison à laquelle tu crois et à laquelle, sans doute, il voudrait te faire croire. Les hommes mentent toujours aux femmes pour obtenir d’elles ce qu’ils veulent, les femmes se mentent à elles-mêmes pour accomplir leurs rêves, probablement. Je n’ai pas dit non à cet enfant que tu voulais par refus de m’engager ou pire, parce que je ne t’aimais pas. Je t’ai dit non, au contraire, parce que je t’aime trop, que je tiens trop à nous, à ce que nous sommes à deux, l’un pour l’autre, les yeux dans les yeux, la main dans la main, le sexe dans le sexe. Je tiens à cette passion, à ce partage, à cette liberté de créer et se mouvoir ensemble, dépourvus d’autre responsabilité que celle de se rendre mutuellement heureux mais cela est tellement facile quand je te regarde, quand ton corps empli le vide de mes sens et que tu feins d’admirer mon esprit pour mieux me faire comprendre à quel point tu es digne d’être aimée. Je ne t’ai pas dit non pour te blesser, comment le voudrais-je, je t’ai dit non pour nous sauvegarder, pour nous éviter le destin d’une vie ordinaire à laquelle nous n’aspirons ni l’un ni l’autre.

Pour le coup, j’avais besoin d’une ville, de ses trépidations, besoin de croiser des gens pour qui je resterais encore un temps anonyme, de poser mon regard sur les filles dénudées par l’été pour voir si j’étais encore capable de désirer, besoin d’alcool, de drogue peut-être, d’étourdissement certainement. Alors j’y suis allé. La ville était d’ocre et de poussière. Comme les filles d’ici, elle s’offrait au soleil, qui la faisait dorée, en entretenant l’illusion que cet or était récompense de sa valeur quand elle n’était que le jouet des caprices d’un astre. J’ai erré longtemps au hasard des rues, des bistrots, j’ai enchaîné les mauresques, chancelé comme le dieu déchu de leur cathédrale mais j’ai continué, titubant, ceint d’une couronne dont les épines étaient nos trahisons.

Et quand je suis tombé, elle m’a ramassé. Du moins, je le suppose. Je me suis réveillé dans une chambre inconnue, dans cette ville qui l’était tout autant et, décidément, la nuit n’était pas mon alliée. Il n’y avait pas Rachmaninov, il y avait toujours ton absence. Et puis cette fille, nue, pâle, colorée par ses seuls tatouages et je voyais trop bien ce qu’elle attendait. Elle m’offrait son dos, sa cambrure, sa chute de reins et, tournant la tête, me disait par-dessus son épaule : “vas-y, fouette-moi !”. “Je ne peux pas”, j’ai dit. “Fouette-moi, n’aie pas peur de me faire mal, j’en ai envie” “Ce n’est pas ça, j’ai répondu, ce n’est pas de cette peur-là qu’il s’agit”. Je n’ai pas peur de te faire mal, non, j’en ai bien trop envie, il y a bien de trop de rage et de violence en moi, je ne peux pas te fouetter, te frapper, j’aimerais ça, oui j’aimerais ça et tu aurais vraiment mal, tu souffrirais plus que tu ne le veux, plus que tu ne peux l’imaginer et tu ne sais pas à quel point j’aurais encore plus mal que toi parce que ma souffrance est infinie, inextinguible, ce n’est pas un claquement de fouet qui pourrait l’apaiser ou la faire taire, pas même ton sang, non, là il me semble que même mort, je souffrirais encore.

Je suis parti, à nouveau. Pas loin, juste un peu plus, là où certains font rimer azur et luxure, où la débauche, facile, est presqu’un mode de vie, là où il est indécent de se couvrir le corps et de faire l’amour à deux. Oubliant qu’il s’agissait d’un leurre, j’ai fait confiance à la douceur de la nuit qui, une fois encore, m’a trahi. Elle a mis sur mon chemin ce Parisien dont la fort belle Maserati nous a conduit à la fort belle villa avec piscine qu’il occupait et que squattaient, par ailleurs, outre son dealer, de forts jolies copines tantôt mannequins, tantôt actrices X, toujours un peu putes. Et pendant qu’il sniffait sur la raie des fesses de sa compagne métisse avant de la sodomiser, c’était Captagon pour moi sachant que ladite copine serait bientôt double-pénétrée et qu’il faudrait tenir jusqu’au bout de la nuit dans la moiteur de l’air marin et des corps enchevêtrés, insatiables parce que forcément insatisfaits. On se donne l’illusion de l’envie et du plaisir, l’illusion d’être en vie quand on est seulement désespéré.

Le matin, il pleuvait. C’était comme le souvenir d’une autre vie, d’un ailleurs avec toi, et je ne savais qu’en faire. Alors, comme nous l’avons si souvent fait ensemble, j’ai poussé la porte d’un musée. A vrai dire, je n’étais pas vraiment dans la disposition d’esprit pour m’y rendre et l’exubérance de l’art baroque ne faisait qu’ajouter à ma confusion. Dans le silence, j’ai cherché les salles d’art contemporain, je suis tombé sur l’inévitable Monet, puis, dans une toile de Lucio Fontana, j’ai reconnu mes blessures. Je m’y suis longuement arrêté avant de reprendre mon parcours. Et je l’ai vu. Un Mondrian. Dans un équilibre improbable de formes instables, ces à-plats rouges, jaunes, bleus, enchâssés dans des lignes noires, sans antagonisme, sans la douloureuse sensualité d’une courbe, tellement harmonieux, tellement musical dans le silence, tellement beau. J’ai pleuré. J’ai pleuré devant un Mondrian, oui. Peut-être suis-je le seul être humain à pleurer devant Mondrian.

Alors, j’ai fait cette chose incroyable, dont je ne pensais plus qu’elle fût possible : j’ai cherché un morceau de papier, comme si ma vie en dépendait mais, en cet instant précis, c’était bien de cela qu’il s’agissait, et j’ai écrit. Pour Mondrian, pour toi, pour moi.

Au rêve bleu
Qui fuit en silence

Ligne noire
Enserrée d’absence

Au rêve bleu
Qui fuit en silence

Rouge rectangle
En résonnance

Au rêve bleu
Qui fuit en silence

L’écume jaune
Est abondance

L’instant fragile
Où l’humain est équilibre

Je reviens. Je reviens et nous aurons cet enfant, qui te ressemblera. Forcément.

Philippe VIENNE


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés) | source : “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017) | commanditaire : wallonica | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Gemeentemuseum Den Haag


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VIENNE : Le mariage (nouvelle, 2014)

Temps de lecture : 7 minutes >

Dans le parc devant la mairie, une statue représente un couple nu, enlacé dans une étreinte fougueuse. D’aucuns, tels les censeurs du dix-neuvième siècle, la jugent obscène. D’autres s’en amusent. Les couples les plus audacieux, parmi ceux qui en face se marient, viennent s’y faire photographier. Au soleil de ce début d’après-midi, on distingue clairement que le bronze des rotondités, fesses et seins, luit davantage. On ne peut voir, en revanche, la femme qui, à l’ombre de la statue, rattache la bride de ses escarpins. Lui non plus ne peut l’apercevoir. Jusqu’à ce qu’elle avance en pleine lumière. L’éblouissement est total. Non pas en raison de la clarté, ni de sa beauté, quoiqu’il s’agisse d’une belle femme assurément, non mais cette femme, il la connaît, il l’a connue, aimée même, cette femme c’est la sienne. Ca l’était du moins, jusqu’au divorce, il y a cinq ans, six peut-être, là il ne sait plus très bien et puis il vit en Espagne à présent, on n’y a pas la même notion du temps.

Elle ne se doute de rien, ne l’a pas vu, lui tournant le dos, rajuste son tailleur, sobre, assez strict mais pas trop quand même, on devine que c’est là le maximum de fantaisie qu’elle puisse s’autoriser. Lui s’adjuge un instant de répit, quelque peu voyeur l’observe, se disant qu’elle n’a pas tellement changé, quelques kilos de plus sans doute, là, aux hanches, mais à leur âge. Tandis qu’elle, ignorant ces considérations, s’est remise en marche en direction de la mairie, mal à l’aise dans des chaussures dont on sent qu’elles n’appartiennent pas à son quotidien. Je le savais que je n’aurais pas dû les mettre pour la première fois aujourd’hui, se dit-elle. Elle le savait mais n’avait pas eu le courage de s’imposer ce supplice un autre jour. Il connait tout cela d’elle qu’il va figer, l’appelant par son nom. Léa.

Elle sursaute, évidemment. Ne peut croire ce que sa mémoire lui dit avoir reconnu, se retourne alors pour mieux s’en assurer. Franz. Franz répète-t-elle encore, considérant cet homme qu’elle se souvient avoir aimé, devenu plus grisonnant, barbu, davantage d’embonpoint lui semble-t-il, la cuisine méditerranéenne sans doute. Il lui paraît plus hispanique que jamais, pourrait se faire appeler Francisco, peut-être le fait-il d’ailleurs, je n’en sais rien. Mais que fait-il là, que fais-tu là, lui dit-elle. Mes parents sont morts, je suis revenu, forcément, et puis mon frère, seul, ne pouvait pas. Morts ? Oui, morts, un accident de voiture, mon père n’aimait plus trop conduire d’ailleurs mais ma mère, tu sais comment était ma mère, si peu autonome et toujours à le presser, enfin ma mère avait insisté pour aller chez une amie et mon père, ne pouvant rien lui refuser, avait pris la route, puis un camion et on ne sait pas très bien, le chauffeur n’a pas compris non plus mais voilà, ils sont morts et je vais à la mairie, donc. Et toi ?

Moi, dit-elle et, en cet instant, elle réalise seulement ce qu’elle va lui annoncer à cet ex-époux revenu d’Espagne, frappé par le deuil, hésite encore un instant comme pour l’épargner. Moi, je vais me marier. Il ne semble pas marquer le coup, elle en serait presque déçue, il lui sourit, avec bienveillance ou ironie, elle ne saurait dire, n’a jamais su en fait et cela l’a toujours agacée. Là, maintenant ? Dans une demi-heure oui, d’ailleurs il serait temps mais, s’il le veut, ils peuvent faire le chemin ensemble. Bien sûr, dit-il, et l’heureux élu, je le connais ? Non, il ne l’a jamais rencontré, il pourrait le connaître s’il s’intéressait un tant soit peu à l’art contemporain, ce qui n’a jamais été le cas et elle doute que cela ait changé, ses œuvres sont néanmoins appréciées, un musée allemand même et. C’est bien, coupe-t-il, je suis heureux pour toi.

Un caillou qui s’est introduit dans son escarpin ralentit à nouveau sa marche. Elle peste tandis qu’il observe le soleil donner de l’éclat à la blondeur de sa chevelure, une blondeur dont il ne sait plus rien là-bas, au cœur de la noiraude et poussiéreuse Andalousie. Un instant, ainsi penchée, elle a offert à sa vue le galbe d’un sein, il aurait pu s’en émouvoir mais non, se demande s’il est guéri ou, au contraire, encore trop blessé. Il se doute que la question va surgir, alors va au devant. Je vis seul avec deux chats, Garcia et Lorca, je sais c’était facile mais je n’ai pas trouvé mieux. Il réussit à la faire sourire cependant, c’est tellement lui, se dit-elle. C’est dommage, je trouve, enfin ce ne sont pas mes affaires, mais seul, tu ne devrais pas. Cela me convient, je t’assure et déjà lui manque le parfum du jasmin.

Je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi tu n’as jamais voulu d’enfant. Ce coup-là, il ne l’a pas vu venir. Il lui semblait justement qu’à présent ils cheminaient paisiblement, de concert, vers la mairie et leurs destins respectifs, lui enterrant ses parents et son passé, elle scellant son avenir. Et cette question il l’avait entendue encore, deux ans auparavant, dans une autre langue certes, de la bouche de MariCarmen, mais il n’en parlerait pas à Léa. Il ne répondra rien à Léa, n’ayant aucune envie de raviver des douleurs qu’il croyait par ailleurs endormies, elle se marie aujourd’hui quand même, quel besoin de revenir là-dessus. Arrête, Léa, s’il te plaît, ce n’est vraiment pas le moment, je te rappelle que tu vas rejoindre ton mari, là. Tu fuis, tu fuis toujours dit-elle, combien de temps crois-tu pouvoir fuir encore et jusqu’où vas-tu aller, après c’est l’Afrique tu sais. Eh bien l’Afrique, c’est parfait, si cela peut m’éviter que tu m’agresses avec ce genre de question, et si je suis parti, je te rappelle que c’est toi qui m’as quitté. Non, Franz, non, c’est cela que tu n’as pas compris. Il y a longtemps que nous nous étions quittés.

Elle pleure, à présent. C’est exactement cela que je voulais éviter, dit-il, lui tendant un mouchoir. Tu vas faire couler ton maquillage, en plus. Elle se refuse à sourire. Il devrait la prendre dans ses bras peut-être, ne sait pas quelle intimité ils peuvent encore se permettre et s’il ne ferait pas qu’aggraver les choses, ne fera rien donc. Comme d’habitude, dirait-elle. Un couple de mariés, accompagné de sa suite, sortant de la marie, pénètre dans le parc et marche dans leur direction. Il consulte sa montre, tu vas finir par être en retard, fait-il, alors qu’une mélodie s’échappe de son sac à main. Qu’elle ouvre fébrilement, plongeant la main dans un fatras de produits de maquillage pour en extirper un portable rose…oui, je sais, je suis en chemin, j’arrive ne t’inquiète pas…non, il n’y a pas de problème, c’est juste que…je t’expliquerai plus tard, ce serait trop long, je me dépêche là…oui, moi aussi, bien sûr. Je t’aime.

Un instant, à l’écoute d’une conversation qu’il n’était pas supposé entendre, il a éprouvé un sentiment de malaise. Comme un mauvais casting, une erreur de distribution, songe-t-il, ce “je t’aime” si longtemps m’était destiné. Et puis les choses reprennent leur cours. Léa a retrouvé de l’aplomb. Remets-toi à la guitare, Franz, et pas seul dans ton salon, trouve-toi un groupe, un public, mais joue et accepte le risque de faire des fausses notes. La vie, ce n’est pas ce que tu es occupé à en faire, il y a des hauts et des bas, de grandes douleurs et de petits bonheurs peut-être, ou l’inverse, on tombe, on se relève, on avance. Un encéphalogramme plat, Franz, c’est la mort et rien d’autre.

Un jour, dit-il avant de s’interrompre. Léa l’interroge du regard, dans lequel il plonge, éclaboussé d’images de leur passé commun, contraint au silence par un tel flot d’émotions. Un jour qu’il était assis à la terrasse d’un café de son village andalou, un homme l’avait apostrophé, un de ces petits vieux rabougris qui restent là des heures à regarder le temps passer et les jeunes filles. L’homme lui avait demandé s’il habitait bien la petite maison près de l’ancienne mosquée, celle où un figuier s’épanchait par-dessus le mur d’enceinte, récemment repeint. En effet, oui, et ce figuier lui occasionnait même quelque souci, qui occupait tant d’espace et lui gâchait partiellement la vue. Cette maison, disait le vieux, avait été celle de son grand-père. Lui, à seize ans, était parti pour Cadix, travailler au chantier naval puis, rêvant d’un ailleurs plus lointain, embarquant sur quelque navire. Revenu au pays, vieillissant, nostalgique, toute sa famille morte, la maison vendue. Mais ce figuier, disait-il, il l’avait planté lui-même, enfant, en compagnie de son grand-père. Et il me demandait de ne jamais l’abattre, voilà comment, Léa, je suis dépositaire de l’arbre des Ramirez.

En cet instant, elle le déteste d’avoir aussi peu changé et l’aime tout autant pour la même raison. Voudrait lui dire que, mais le téléphone sonne à nouveau. Je sais, je sais, excuse-moi…C’est Franz…oui, il est ici, c’est un hasard bien sûr… ses deux parents, morts…un accident…j’arrive…excuse-moi, je t’en prie. Elle tire à nouveau sur la jupe de son tailleur, je n’aurais jamais dû accepter de la raccourcir à ce point, tout cela pour faire plaisir à Cyril et elle maudit dans le même élan ses escarpins et toutes les concessions faites à une féminité d’apparat. Lui l’observe, cette femme qui fut sienne, restant néanmoins un mystère et ne cessant de lui échapper, d’autant plus en cet instant où elle hâte le pas.
Ne crois-tu pas qu’à ta manière, Léa, tu fuis aussi, dit-il.

Elle a ressenti la gifle, ne veut rien répondre, surtout ne pas ralentir l’allure. Mais ses foulées, à lui, sont plus grandes, il est à ses côtés, s’aperçoit de son trouble, du moins le croit-elle, alors il lui faut se défendre. Mais elle n’en a pas le temps. Je te laisse là, dit Franz, l’embrassant sur la joue tandis qu’il la retient par les épaules. Puis, allez, Léa, file rejoindre celui qui t’attend depuis trop longtemps, vas-y, va dire oui. Elle se détourne de lui, de son regard posé sur elle qu’en cet instant elle ne pourrait soutenir et, malgré les souliers, se met à courir. Court, ralentit soudain, s’arrête, se retourne.
Si maintenant je dis non, Franz, que feras-tu ?

Philippe VIENNE


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VIENNE : Nina (Le voyage à Piran) (nouvelle, 2015)

Temps de lecture : 5 minutes >

Tu verras comme la ville est belle, ouverte sur la mer, c’est un peu de Venise en terre slovène, tu aimeras, j’en suis sûre. Voilà ce que tu m’as dit, Nina, cela et bien d’autres choses, quand tu m’as confié cette mission qui m’a jeté sur la route. Un voyage d’une monotonie que seules peuvent engendrer les autoroutes, allemandes de surcroît. Il me tarde d’être arrivé, à vrai dire, même si je ne connais rien des lieux où je me rends, je sais que, d’une certaine manière, j’y vais avec toi.

Comme nous avons été insouciants et heureux, Nina. Stupides et égoïstes sans doute aussi un peu, jaloux de notre indépendance certainement. Je nous revois couchés dans les pelouses de ce parc à Amsterdam, moi ébloui par ta blondeur slave et toi, tour à tour moqueuse et boudeuse, feignant d’ignorer mes sentiments ainsi que tu le faisais des tiens. Je revois tes dessins et mes textes, nos ambitions créatrices, nous étions trop bien ancrés dans nos vies et nos rêves respectifs pour avoir le courage de les partager, croyant que ce serait y renoncer alors que, en définitive, notre amour nous aurait sans doute permis d’aller là où, séparément, nous ne sommes jamais arrivés. Nous avons vécu de beaux moments, Nina, mais je reste persuadé que nous sommes passés à côté d’une grande histoire.

C’est au bout d’un tunnel qu’avec la lumière apparaît la Slovénie. Il faudra bien que je m’arrête pour manger alors, à l’instar des touristes, je choisis Bled, pic-nic face à l’île au milieu du lac turquoise. L’image se superpose à l’évocation de tes souvenirs, quand tu me racontais avoir faite halte ici, petite fille, avec tes parents, sur la route de Piran. Et avoir insisté pour prendre une de ces barques qui mènent à l’île dont même un enfant fait le tour en cinq minutes. Te refuser quelque chose a toujours été difficile, Nina. Surtout quand, mutine, ta voix retrouvait les accents de l’enfance. Cette voix était bien différente de celle qui, un jour, au téléphone, a réclamé de me voir d’urgence, après des mois de silence.

On ne meurt pas à quarante ans, Nina. C’est une insulte à la vie, à la justice, un coup à ne plus croire en Dieu si jamais on en avait été capable, et puis d’abord le plus vieux des deux, c’est moi. Alors non, tu ne peux pas mourir, pas même de cette putain de maladie qui t’a déjà enlevé tes deux parents et certainement pas en été. D’ailleurs nous avons encore trop de choses à partager parce que, quand même, au fil du temps, notre complicité, nous avons réussi à la préserver. Bien sûr, me dis-tu, et c’est bien pour cela que je t’ai appelé et que je te demande d’accomplir cette mission, si difficile, j’en suis désolée et sur ce coup, j’ai été un peu lâche, pardon. Mais voilà, la seule famille qu’il me reste, c’est ma grand-mère de quatre-vingt-cinq ans qui habite encore là-bas, à Piran. Il faudra bien que quelqu’un lui annonce, en la ménageant autant que possible, en fait je pense que le mieux serait de se rendre sur place parce que lui annoncer par téléphone… Oui, bien sûr, Nina, je comprends, et tu as pensé à moi ? Oui, en réalité, et c’est là que j’ai été un peu lâche, cela ne peut être que toi parce qu’à ma grand-mère, je ne lui ai jamais dit. Tu ne lui as jamais dit quoi, Nina ? Je ne lui ai jamais dit que nous avions rompu, elle trouvait que nous allions si bien ensemble, elle avait déjà perdu sa fille et son gendre, je ne voulais pas ajouter à sa tristesse et puis. Et puis ? Et puis, franchement, je crois que cela me plaisait à moi aussi qu’il reste une trace de nous quelque part, l’illusion du couple que nous aurions pu être.

J’ai quitté l’autoroute à Koper. La route, bordée sur un côté de pins parasol, longe la mer avant de rentrer, monter dans les terres. La Slovénie est ici différente, plus méditerranéenne, plus italienne. Je baisse la vitre, je sens déjà les embruns de l’Adriatique puis, au terme d’une descente, face à moi, s’offre Piran, dominée par un campanile vénitien. Bientôt, ayant abandonné ma voiture, je suis sur une place circulaire où des gamins jouent au foot tandis que des jeunes filles laissent admirer leur sveltesse, le tout sous le regard des plus âgés et des touristes, assis aux terrasses. Une ruelle à proximité du phare, m’avais-tu expliqué en notant l’adresse, mais il n’y a que cela, Nina, des ruelles aux couleurs vives, où parfois pend du linge ou somnole un chat. La maison est d’ocre doré, devant laquelle je me trouve à présent, et les volets soigneusement fermés. Il n’y a pas de sonnette à la porte, seulement un heurtoir. Pourquoi est-ce à moi qu’il appartient de frapper comme un coup du destin, comment vais-je oser, Nina, pourquoi m’as-tu laissé une fois encore ?

La porte s’ouvre sur une vieille dame au visage gravé par la mer et la vie, à qui je rends son dober dan avant de poursuivre dans un italien médiocre, le mien. Je suis Paul, le compagnon de Nina, non, elle n’est pas là, elle n’a pas pu venir, elle est malade, c’est grave oui, en fait elle est même morte et. Voilà, c’est moi qui pleure, elle ne semble pas vraiment réaliser. Moi non plus, à vrai dire. Jusqu’à ce que j’aperçoive sur une commode une photo encadrée, celle d’une petite fille que la mer et le soleil ont blondi, riant aux éclats. Cette photo, je la connais, je l’ai déjà vue ailleurs, il y a longtemps, dans un album de famille que tu m’as un jour montré. Alors, instantanément, le lien se crée entre ici et là-bas, cette vieille femme et toi, moi, nous.  La vieille a suivi mon regard, elle éclate en sanglots, je la prie de s’asseoir, nous parlons de toi, encore et encore. Au dehors, une nuit orangée tombe sur Piran que l’on entend toujours vibrer de la vie des autres. La nôtre est endolorie mais, progressivement, je comprends qu’en effet, nous existons toujours dans ce couple rêvé par ta grand-mère, j’oublie l’épreuve que tu m’infliges pour ne plus voir que le cadeau que tu m’offres.

Ta grand-mère est morte avant-hier, Nina, trois ans après que je me sois installé à Piran. Je l’accompagnerai au cimetière tout à l’heure. Elle m’a légué la maison. Tu es ma seule famille à présent, a-t-elle dit, mais si tu veux la vendre et rentrer au pays, je comprendrais. Mais je ne partirai plus de Piran, Nina. J’en suis certain. Cette fois, je ne nous quitterai plus.

Philippe VIENNE


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VIENNE : Gitta (nouvelle, 2017)

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J’ai toujours préféré les enterrements aux mariages. Non pas que les sentiments y exprimés soient plus sincères, il y a quantité d’hypocrites pleureuses, mais la mort a sur l’amour l’avantage que lui confère son caractère définitif. Donc quand mon ami Vincent m’a annoncé son mariage prochain, outre le fait que je trouvai la chose fort précipitée (je savais juste qu’il avait rencontré une collègue allemande lors d’un séminaire quelques mois auparavant), j’envisageai déjà la journée de week-end gâchée. Avec un peu de chance il pleuvrait, ce qui estomperait ma déception, sans compter le temps perdu à la recherche d’un costume car oui, forcément, il me faudrait un costume, à moins que Vincent ne tolère que je porte jeans et veste, après tout nous étions amis, pas parents, et Vincent n’était pas très formaliste. Je lui en parlerais lors de notre prochaine réunion.

Un jeudi sur deux, selon une alternance et un rythme immuables (Vincent est ingénieur), nous nous retrouvons autour d’une table de jeux, jeux de stratégie ou de gestion, la plupart du temps. Nous, c’est Vincent, François le physicien, Damien l’informaticien, Paul, dont plus personne ne sait ce qu’il fait tant il a de fois, selon ses dires, “réorienté sa carrière” et puis Pierre et moi, Philippe, qualifiés de “littéraires de la bande”. La moitié d’entre nous est célibataire, l’autre divorcée, bref nous n’avons pas d’heure pour rentrer. En ce qui me concerne, je n’ai sans doute pas rencontré suffisamment de femmes pour trouver celle qui me correspondrait, mais trop néanmoins pour conserver quelque illusion.

Au fait, Vincent, dis-je en décapsulant une trappiste, ça t’ennuie si, au mariage, je suis en jeans, enfin tu me connais et. Ah, c’est que, justement, j’allais t’en parler mais, en fait, je voulais te demander d’être mon témoin et donc, si tu pouvais, rien qu’une fois. Bien sûr, Vincent, je comprends et merci, ça me touche franchement que tu aies pensé à moi, es-tu sûr cependant que, dans la famille. Vincent est certain de son choix, je n’y échapperai pas. Et je compte sur tes talents littéraires pour le discours, ajoute-t-il comme un clou à mon cercueil. Les autres plussoient, y compris Pierre que je sens lâche et soulagé sur ce coup. Mais quand même, fait Damien, nous ne l’avons jamais vue cette fiancée, pas même une photo, est-ce que. Non, répond Vincent, Gitta n’aime pas trop être prise en photo, la seule que je pourrais vous montrer est une photo professionnelle qui ne l’avantage pas et donc, non, définitivement je préfère vous laisser la surprise. Sur ce, et d’un air entendu, ayant vidé sa trappiste, la partie peut commencer dit-il.

Parfois j’aime ne rien faire. De plus en plus souvent, à vrai dire, depuis que j’avance en âge. C’est un peu comme si, le temps semblant accélérer de manière inexorable, l’occuper à ne rien faire permettait de le ralentir. Ou bien est-ce une habitude que j’ai conservée du peu de temps où j’ai partagé la vie de Doris. En cet instant où, assis dans mon divan, je visionne un filme coréen, le temps me semble particulièrement long qu’anime fort à propos la sonnerie de mon téléphone. Avant de décrocher, je vérifie qu’un nom inopportun n’apparaît pas, mais c’est Vincent qui s’affiche. Phil, fait-il, trop excité pour ne pas amputer mon prénom, je suis vraiment dans la merde là, il faut que tu m’aides. Bien sûr, si je peux, mais que ? Gitta arrive dans quatre heures à l’aéroport, on me colle en dernière minute cette visite avec des fournisseurs japonais et putain il n’y a même pas un autre ingénieur de libre dans cette boîte, enfin j’ai pensé que toi, tu parles allemand en plus. Oh ça, je fais, mes notions d’allemand ont à peu près le même âge que Christiane F. et sont dans le même état, c’est dire. Mais pour le reste, Vincent, pas de problème, j’y serai.

Si je n’aime pas les mariages, j’aime les aéroports. Comme un point d’où l’on peut apercevoir le monde, puis partir vers une autre vie ou revenir à ses premières amours. Dans le hall d’arrivée, j’attends, une pancarte portant le nom de Gitta Hübner entre les mains, j’attends une femme que je ne pourrais même pas reconnaître, celle d’un ami de surcroît. Puis Gitta arrive, très simplement vêtue d’un jeans et d’un t-shirt blanc qui, sous sa veste en cuir, peine à contenir sa poitrine. Elle est brune, auburn plutôt, quand on l’aurait imaginée blonde, les clichés ont la vie dure quand même. Gitta débarque du vol de Berlin, scrute la foule à la recherche de son nom, de toute évidence trop coquette pour porter ses lunettes mais, à vrai dire, elle n’en a nul besoin. Parce que Gitta, je la connais, je l’ai reconnue.

Il y a vingt ou vingt-cinq ans, trente peut-être déjà, ce séjour de trois mois en Allemagne qui m’avait laissé les séquelles linguistiques auxquelles Vincent faisait allusion, ce n’était pas à Berlin pourtant, et Gitta, la petite Gitta, je n’avais aucun doute, forcément, même à travers le t-shirt je revoyais encore ses seins qui, comme au ralenti, dansaient au dessus de mon visage au rythme de cette musique délicieusement ringarde qu’elle écoutait (Mud ?). Mais quand même, depuis la réunification, il devait bien y avoir quarante millions de femmes en Allemagne, pourquoi donc fallait-il que Vincent aille épouser la seule (à deux ou trois près) avec laquelle j’aie couché ?

Gitta est presque sur moi à présent, confirmant sa myopie ou que je ne lui ai pas laissé un souvenir impérissable, elle me reconnaît seulement, effarée, affolée presque, sa bouche s’arrondit d’où s’échappe un “Du ?” à peine intelligible. Oui, moi, Gitta, plus seul, plus vieux, moins chevelu, moi qui cherche mes mots dans ta langue, excuse-moi, mais quand même à Berlin comment cela se fait-il alors que nous, c’était à Cologne, tu habitais cette bourgade improbable de Rhénanie, comment encore ? Zülpich, oui, et puis maintenant Vincent, le mariage et tout ça. Gitta m’observe en silence, s’approche encore, sourit, touche mon visage du bout des doigts, tu as quand même changé, dit-elle, et c’est mieux. Mon monde s’écroule, en cet instant j’ai fini d’aimer les aéroports.

J’ai envoyé un texto à Vincent pour le rassurer, quand même. J’aimerais qu’il en aille de même pour moi, submergé par les souvenirs et les émotions, qui sent encore ses doigts sur ma peau comme tout à l’heure les seins. Il me semble que, paradoxalement, j’ai plus envie de l’aimer aujourd’hui qu’à l’époque, je veux dire l’aimer vraiment, il ne s’agit pas que de sexe, d’ailleurs même alors, c’est parce que nous savions que cela ne pouvait durer, mais des sentiments, entre nous, il y en avait, le sexe sans sentiments, c’est juste misérable. Gitta est assise à côté de moi dans la voiture, muette elle aussi, seule la radio nous fait la conversation, la route, une heure de route, semble interminable et pourtant je n’ai pas envie d’arriver. J’observe subrepticement Gitta, croise néanmoins son regard que je ne savais plus si vert. Sa main se pose sur ma cuisse.

Il faut le dire à Vincent, je fais. Je ne sais pas, dit-elle. Si, bien sûr, c’est mon ami, je suis son témoin, tu vas être sa femme, on ne peut pas lui cacher notre passé. Je ne sais pas, répète-t-elle, je ne sais pas si le passé n’est pas encore présent. Je trouve qu’elle parle vachement bien français, tout à coup. Ca n’a aucun sens Gitta, cela fait quoi, trente ans que l’on ne s’est plus vus, on ne sait rien l’un de l’autre. Mêlant le français et l’allemand, elle me parle de sensations, de sentiments (Gefühle), c’est juste l’émotion des retrouvailles et le jaillissement des souvenirs, dis-je. Elle retire sa main, qui déjà me manque.

Vincent nous a pris de vitesse. Il est là, sur le trottoir, à guetter l’arrivée de la voiture, se précipite, ouvre la portière, embrasse Gitta, tu as fait bon voyage mon amour, puis se tournant vers moi, alors vous avez eu le temps de faire connaissance, et Gitta, oui Philippe est charmant, ah ah fait Vincent, attention je vais être jaloux. Je suis piégé, Gitta et moi sommes à présent irrémédiablement unis dans le mensonge, je lui envoie un regard de détresse, elle me répond par un haussement de sourcils. Vincent m’invite à entrer, boire un verre, après cette attente et toute cette route, pour te remercier et te détendre, dit-il, mais pour me détendre, il en faudrait bien plus, la bouteille, par exemple, que je viderai chez moi avant d’entamer la seconde, puis de m’effondrer en songeant à Faust.

Le lendemain, je suis chez Vincent pour régler les détails de la cérémonie. J’espère que tu as bien avancé dans ton discours, dit-il, sinon tu peux y réfléchir ici, tu tiendras compagnie à Gitta, ça lui fera plaisir de pouvoir un peu parler allemand parce que pour l’instant, avec la famille, les amis, tu vois. Moi, il faut que je m’absente une heure ou deux, quelques trucs à régler à la salle et puis on mange un morceau ensemble, ça te va ? Gitta m’a fait un clin d’œil, j’en suis certain, je n’ai pas eu le temps de répondre que Vincent est parti et Gitta passée dans la pièce voisine, je vais essayer ma robe, dit-elle. Puis, excuse-moi, j’ai besoin d’aide, dans mon dos le zip est-ce que tu pourrais ? oui, bien sûr et je remonte la fermeture. Gitta, dans sa robe de mariée, fait quelques tours sur elle-même face au miroir ensuite, merci, tu peux la descendre à présent, je m’exécute, d’un geste de la main Gitta dégage ses épaules puis, d’une torsion du corps, se débarrasse de la robe qui tombe à ses pieds comme une corolle, devant moi Gitta est nue.

L’instant d’après, elle est contre moi, ses seins sont une telle évidence que je ne peux les ignorer, sa bouche est sur la mienne, sa langue dans ma bouche, je ne sais quoi faire de mes mains alors je les pose sur ses fesses, ce n’est pas la meilleure idée. Non, Gitta, non, on ne peut pas faire ça. Et si, pourtant, les sentiments étaient toujours là, ou à nouveau, si le moment dans nos vies était cette fois opportun, mais non elle va se marier, oui, mais à part cela, à notre âge peut-on encore se permettre de laisser passer, le peut-on jamais d’ailleurs ? Faisons-le, dit-elle, puisque tu doutes, faisons-le et on saura. “Il faut s’aimer pour se connaître”, je songe à Pieyre de Mandiargues et sourit un instant, elle y voit un acquiescement. Tu mens, Gitta, tu sais déjà. Toi aussi, tu le sais, répond-elle, alors qu’attends-tu ?

Philippe VIENNE


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés) | source : “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017) | commanditaire : wallonica | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Musée Henner


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VIENNE : Le concert (nouvelle, 2017)

Temps de lecture : 8 minutes >

Ce n’est pas encore la nuit. Bientôt, ce sera l’heure d’appeler son fils mais, en attendant, il va écouter un disque. Qu’il sélectionne parmi le millier qu’il a soigneusement classé, par ordre alphabétique évidemment, sur des étagères qui n’ont pas l’occasion de prendre la poussière mais ondulent un peu sous le poids. Il hésite, parcourant l’alphabet, se décide, insère le CD dans le lecteur, sans attendre monte déjà le son parce que cet enregistrement, il le sait, gagnerait à être remasterisé et puis voilà, il s’assoit.

Son regard se pose sur les choses alentour, comme si la musique les lui faisait découvrir sous un jour nouveau, peut-être est-ce précisément le cas. Sur le tablier de la cheminée, entre une orchidée et un portrait de son père, trône le chat qui l’observe d’un regard bienveillant, davantage que celui de son père en tout cas, du moins se plaît-il à le croire. Juste à côté, la bibliothèque, remplie de livres qu’il ne lit pas, qu’il ne lira pas. Il ne lit plus, peut-être l’a-t-il trop fait par le passé, s’en est-il lassé, comme d’écrire d’ailleurs.

Puis il aperçoit la seule photo de sa femme qu’il ait conservée. Un peu comme la couverture des livres dans sa bibliothèque, l’image lui rappelle une histoire, de plus en plus vaguement à mesure que le temps passe. Un jour il en viendra à se demander si, ce livre, il l’a seulement jamais ouvert. D’ailleurs, sa femme, tellement dans le mouvement qu’elle n’a jamais pris le temps de divorcer, il ne sait plus très bien où elle vit actuellement. Mais son fils, qui ressemble tant à la photo de sa mère, habite en Norvège, loin, là-haut, à Tromso. De cela il est certain, puisqu’il attend l’heure de lui parler, sur Skype, à ce fils nordique, partageant avec lui une même passion – sa dernière passion, dirait-il – pour la musique.

La voix de son fils, il ne la reconnaît pas toujours. Ce ne sont pas seulement la distance et le media qui la transforment, non, il lui semble bien qu’elle est devenue plus grave et rugueuse, peut-être l’influence du norvégien ou du climat, d’ailleurs dans quelle mesure ce dernier n’influence-t-il pas la langue ? Cela l’étonne et le bouleverse néanmoins à chaque fois que cet enfant, pour lequel il s’est si souvent relevé la nuit, soit aujourd’hui un presqu’étranger à la voix polaire.

Et c’est encore le cas ce soir. Il s’enquiert d’abord de sa santé, tu vas bien, oui, vraiment ? puis du chat qui, forcément, vieillit aussi, avant de parler brièvement de sa vie à lui, c’est l’été, il fait enfin beau, et de lui raconter ce concert qu’il a vu, extraordinaire, vraiment impressionnant, quelle technique et quelle émotion en même temps, j’ai regardé sur leur site, leur tournée passe par chez toi, tu dois aller les voir, tu vas aimer, j’en suis certain. Bien sûr, j’irai, dit-il, trop heureux d’avoir cela à partager avec ce fils lointain, j’irai et nous en reparlerons.

Alors, il parcourt internet, cherchant des informations sur ce groupe qu’il ne connaissait pas, découvre le bien que l’on en dit, écoute quelques morceaux qui achèvent de le décider. Se met en quête de places pour le concert, se souvenant du même coup avec nostalgie d’une époque où l’on achetait dans des magasins spécialisés les tickets, ces petites choses colorées, illustrées quelquefois, qu’il conservait précieusement et dont il avait tapissé un mur de son bureau. Que feras-tu le jour où on déménagera ? avait une fois demandé sa femme, le prenant au dépourvu. Pourquoi déménagerait-on ? avait-il répondu, il n’avait même jamais envisagé cette éventualité. Les choses sont faites pour durer, pensait-il. Il le pense toujours, mais ce n’est plus tellement dans l’air du temps. Qui compose encore des morceaux de plus de quatre minutes qui ne soient formatés pour la radio ?

Le concert est déjà sold out. Cela non plus, il ne l’avait pas envisagé, ne mesurant pas la réputation dont jouissait d’ores et déjà ce groupe. Il est contrarié, évidemment, et cela le fait sourire, pourtant. Se rendant compte à quel point il est absurde d’être contrarié pour une chose dont, la veille encore, il ne connaissait pas l’existence – comment on crée des besoins artificiels ! Mais, en vérité, ce qui le contrarie, c’est la rupture de ce fil qui le relie encore à son fils, la crainte qu’à force d’effilochement, le lien ne soit plus assez fort, qu’il dérive là-haut, dans son océan arctique, si loin de son regard de père.

Sur Facebook, il trouve un groupe intitulé Cherche places de concerts, se dit pourquoi pas, y poste son annonce puis s’en va nourrir le chat. Qui, pourtant, préfère sortir au jardin, c’est l’été, la nuit est chaude. Lui se retrouve seul, un peu plus encore. L’idée d’ouvrir un livre l’effleure pour la première fois depuis longtemps, finalement il préfère écouter Arvo Pärt. Il a envie de simplicité, de lignes épurées qui lui rappellent un tableau de Barnett Newman, Midnight Blue, où la nuit est traversée, verticalement, d’un rai de clarté bleutée, comme en cet instant le silence par trois notes de piano. Il se couchera avec ce rêve, que la nuit est une œuvre d’art.

Le lendemain, le message est là, qui l’attend, d’une certaine Héloïse. De cela, déjà, il est content. Héloïse avec H, c’est mieux, se dit-il, un peu comme une échelle qui permet d’accéder à son prénom, Eloïse, c’est abrupt. Mais peu importe, au fond, ce qui compte c’est le message, bien sûr. Elle revend une place, Héloïse, destinée à une amie qui malheureusement ne viendra pas et donc, si cela peut faire plaisir et, elle, récupérer son argent… Le billet a déjà été imprimé et ne peut l’être qu’une seule fois, impossible par conséquent de lui envoyer le lien, mais on convient de se retrouver là-bas, elle n’y est jamais allée, lui plus depuis longtemps, il n’est plus trop sûr de l’agencement des lieux, lui donne son numéro de portable et, sur place, on s’arrangera. Il se demande à quoi ressemble Héloïse, ce serait plus facile aussi pour la reconnaître, mais d’elle il ne peut voir qu’un avatar stylisé aux couleurs improbables, vaguement pop art – cela pourrait être pire, finalement.

Quelquefois, les jours suivants, il s’est essayé à l’imaginer, Héloïse, rousse, la petite quarantaine, un peu bobo sans doute. Il se fait peu à peu à cette image, se prépare à la reconnaître sur base de cette représentation mentale. Il la range dans un coin de son esprit, soigneusement, comme les livres et les disques, y revient dans les moments d’ennui de la même manière que, souvent, il finit ses soirées en écoutant Archive, le chat sur les genoux. Alors, parfois, des souvenirs reviennent, d’un temps révolu, quand il voyageait à travers l’Europe, noircissait encore des carnets, prenait en photo des fragments de villes, des gens plus rarement, ou alors de jeunes femmes, puis revenait, immanquablement, chez lui, chez eux, dans sa famille dont il ne se séparait que difficilement mais avec détermination car il savait, avec certitude, le sentiment de plénitude que lui conférerait le retour.

Au jour dit, il part tôt, il veut être en avance, s’imprégner de l’atmosphère, repérer les lieux, préparer l’arrivée d’Héloïse, ne pas être pris au dépourvu, surtout, ce hasard qui fait si bien les choses a rarement été son allié, il s’en méfierait plutôt, s’il ne peut tout maîtriser, laisser le moins de place à l’aléatoire. La foule de jeunes gens qui se masse devant les portes d’une entrée qui a changé de place depuis sa dernière visite le conforte dans ses certitudes. Pourquoi, depuis deux ans, a-t-on modifié ce qui, en vingt ans, n’avait pas changé ? Il s’éloigne quelque peu en direction d’un marchand de dürüms dont l’enseigne bariolée lui semble constituer un bon point de repère. Au fond de sa poche, son portable a vibré, il découvre le texto : “où puis-je vous retrouver ?” Il le relit, songeur. Une femme qui écrit “où puis-je” a déjà fait la moitié du chemin, se dit-il.

Il a dressé un bref portrait de lui-même ainsi que de la boutique sous l’enseigne de laquelle il se tient seul, en cet instant, l’erreur n’est pas possible donc, Héloïse le trouvera immanquablement. Le trouve, d’ailleurs. Décontenancé. Parce que, bien sûr, pas un instant il n’avait imaginé qu’Héloïse puisse être noire. Enfin, pas vraiment noire mais quand même fort métissée. Bien plus que le public, en général, le rock est plutôt une affaire de blancs, se dit-il, comme pour s’excuser vis-à-vis de lui-même, se dédouaner de tout sentiment de racisme, évidemment il y aurait bien Jimi Hendrix et même Phil Lynott ou Slash, mais bon. Sa femme, qui voyage de New-York à Shanghaï, se moquerait de lui, assurément. A vivre dans un monde aussi terne, on finit par en oublier que les gens puissent avoir des couleurs.

Mais il sourit à Héloïse, ne voulant rien laisser transparaître de sa surprise. J’ai la place, dit-elle, qu’elle agite à bout de bras tout en lui rendant son sourire. Il lui tend l’argent, l’échange se fait en même temps que les regards se croisent, il y décèle un éclat qui lui rappelle le Barnett Newman de l’autre soir. Héloïse semble un peu embarrassée, toutefois. Vous ne connaissez pas quelqu’un qui rachèterait la mienne, parce que là, avec tout ce monde et sans mon amie, je ne sais pas si je vais oser, je suis un peu agoraphobe et…  Mais non, ce serait idiot de rater ça, vraiment, si tu veux, tu n’as qu’à m’accompagner. Il regrette aussitôt son tutoiement, craignant qu’elle le trouve trop familier, mais il lui est naturel, il a déjà tellement de problèmes avec les distances dans sa vie qu’il se refuse à en ajouter davantage. Elle ne semble pas s’en formaliser, proteste un peu pour la forme, je ne voudrais pas déranger, puis accepte finalement. Il la sent rassurée et cela lui convient bien, il se veut rassurant justement, en vérité cela le rassure lui-même de se sentir rassurant.

Ils prennent leur temps pour entrer, évitant la bousculade des premiers instants, mais cependant, une fois dans la salle, la masse est compacte, dans laquelle il faut s’immiscer. Elle demande si elle peut, puis lui prend la main. La sensation est étrange, il avait oublié que l’on pouvait serrer dans la sienne la main d’une femme, comme celle d’un enfant que l’on aurait peur de perdre. Ils se frayent ainsi un passage dans la foule jusqu’à trouver une place qui leur convienne, celle-ci, suffisamment près de la scène et puis les gens devant ne sont pas trop grands, les mains se séparent alors, s’excusant presque de cette intimité provisoire, retour à la normale.

La salle, brusquement plongée dans le noir, se transforme, sous des sons répétitifs, en une cathédrale de projections colorées. Avant que les musiciens entrent véritablement en scène, basse-batterie, guitare, puis le chant. C’est une longue plainte, une élégie dans laquelle il s’immerge comme dans une eau froide, se remémorant une baignade marine un jour qu’il avait rendu visite à son fils, là-bas, en Norvège. Il le sent en lui, ce froid, en même temps que le jaillissement des souvenirs qu’il ne contrôle plus. Le rythme s’accélère, il est fasciné, impressionné, mon fils avait raison, en oublierait presque Héloïse qu’il regarde furtivement, découvre dans la pénombre la finesse de ses traits. Revient à la scène, retourne à Héloïse qui, justement, l’observe, lui sourit. A son paroxysme, la musique rend tout dialogue impossible, il faut se contenter du regard, mais un regard comme le sien en cet instant, si intense, peut être également assourdissant.

La voix, comme la guitare, se fait plaintive, évoquant une douleur avec laquelle lui-même est habitué à cohabiter désormais, il la sent sourdre en lui au son de la basse, la regarde, elle, captivée par le spectacle, qui semble indemne, pour peu il craindrait que ses blessures soient contagieuses. Le solo de guitare est limpide. Il se demande, lui qui n’écrit plus, s’il pourrait susciter autant de sentiments avec une telle économie de moyens. En poésie, oui, certainement. Mais en amour, non, en amour il faut sans cesse réinventer les mots et les prononcer, que de fois ne lui a-t-on reproché l’absence de ces paroles qu’il conservait par devers lui, comme en cet instant précis encore où, porté par la musique, il rédige mentalement un texte qui ne verra jamais le jour. Sauf que.

Sa main est à nouveau dans la sienne alors qu’ils sont côte à côte, ne risquant plus de se perdre. Plus de prétexte, sa main est là parce qu’elle le souhaite sans doute, parce qu’elle aussi a ressenti l’émotion, peut-être. Il est déstabilisé, forcément. Cette fille, il ne la connaissait pas il y a deux heures, déjà qu’il l’avait imaginée autrement, et puis il ne sait plus. N’a vraiment jamais su, probablement, mais là, quand même, cela fait quelques années qu’il est seul à vieillir avec le chat. Il n’ose pas croiser son regard, se souvenant à la fois du bruit et de Barnett Newman, alors il se concentre sur le jeu du guitariste, pour se donner un peu de répit ou de courage. Puis, constatant combien est pâle sa main dans celle d’Héloïse, il la relâche pour cependant aussitôt la prendre dans ses bras, avant qu’elle ne se méprenne, elle a compris, pose la tête sur son épaule, un éclair vert jaillit quand la Gibson geint, il l’embrasse.

Le concert s’achève dans une clameur, le public, subjugué, en réclame davantage. Pas lui. Viens, on y va. Et les rappels, dit-elle, tu ne veux pas attendre la fin ? Non, répond-il, non, cela fait bien trop longtemps que j’attends la fin.

Philippe VIENNE


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VIENNE : L’octodon (nouvelle, 2017)

Temps de lecture : 6 minutes >

Le chat est mort. Ou bien ma mère. Je ne sais plus. Ca n’a pas d’importance. Il y a toujours quelqu’un qui sort de ma vie. Bientôt ils seront tellement nombreux à l’avoir quittée que je ne serai plus sûr de l’habiter moi-même. D’ailleurs, je n’en suis plus certain. Je suis comme ces édifices improbables qui défient les lois de l’architecture et dont on dit qu’ils tiennent par la force de l’habitude. Je sais que demain, je me lèverai à sept heures comme hier. Et que je me coucherai vers vingt-trois heures. Seul, comme tous les jours. Entre les deux, je ferai bruire le silence. S’agiter donne de la consistance au vide.

Un jour ma femme est partie. Du moins, je pense. Je n’en garde pas un souvenir précis. Je ne peux donc pas lui en vouloir. Un jour elle était là, dans mon lit. Le lendemain, le lit était vide. En pareilles circonstances, certains se suicident. C’est une solution radicale, évidemment, que je n’envisage pas vraiment. Sans toutefois l’écarter. Vivre n’est pas un devoir et si la vie devient insupportable, il faut bien en finir, tout de même. Marie – Marie c’était le nom de ma femme, ça l’est sans doute encore d’ailleurs, je dis sans doute parce qu’une femme qui change d’homme et de vie peut aussi bien changer de nom, n’est-ce pas, il n’y aurait rien d’absurde ni même d’étonnant à cela – Marie donc n’avait pas le même attachement que moi aux choses et aux lieux. Parfois, je la surnommais tumbleweed, moquant ainsi son absence de racines. Il était logique qu’elle poursuive sa route.

Tu ne dois pas rester seul, me disent mes amis, tout emplis de sollicitude comme si, à un moment donné, j’avais eu le choix. Tel me présentant une excellente amie dont on se demande pourquoi, si elle est à ce point parfaite, il n’en a pas voulu pour lui-même, tel autre une ex aux prouesses sexuelles avérées mais au cerveau d’huître – on ne peut tout avoir, c’est une évidence. Quant à Patrick (oui, j’appartiens à une génération où des gens portent encore ce prénom fort peu commode pour les dyslexiques – peu pratique, pour tout dire – qui contraint la bouche à une contorsion désagréable), Patrick donc a carrément résolu de m’inscrire sur un site dont il me vante les mérites, faisant défiler quantité de photos fort avenantes, voilà, c’est fait, je t’ai inscrit parce que sinon, je te connais hein.

Passant devant une animalerie, je me dis que, finalement, un chat pourrait être un bon compromis. Voire même un gabarit un peu plus petit. Peut-être pas un poisson rouge, non, mais je ne sais pas moi. Alors je pousse la porte. Il y a là, en effet, chatons, lapins, rats qui se côtoient dans de fort peu encourageants remugles. Et puis de petites boules de poils, des sortes d’écureuils à la queue chétive, que je découvre pour la première fois. Lorsque je croise le regard d’une vendeuse, je me rends compte à quel point certains de ces animaux peuvent avoir l’air intelligent, mais le contact est établi, elle vient vers moi, je peux vous renseigner monsieur. Certainement, ces petits animaux-là, je n’en avais jamais vu. Ce sont des octodons, monsieur, ils s’apprivoisent facilement mais il est préférable d’en prendre deux parce que seul, il s’ennuie tant qu’il peut dépérir. Ah bon, cet animal serait donc fait pour vivre en couple ?

De retour chez moi, ma curiosité piquée au vif, je me connecte à internet, à la recherche d’autres informations. L’octodon a sa notice sur Wikipedia, comme tant de choses ou de gens à peine connus mais dont on mesure la notoriété à ce seul fait. Notez au passage que l’on figure sur Wikipedia mais dans le Larousse, comme on est sur internet mais dans un livre, il me semble que ce contraste de prépositions est révélateur de la superficialité du média. Mais soit. L’octodon ou dègue du Chili est donc un rongeur originaire d’Amérique du Sud, vivant en petit clan et supportant, en effet, fort mal la solitude. J’hésite. Comme souvent. L’hésitation est le tempo de ma vie, en somme.

Alors, je surfe et me retrouve sur ce site, là où justement Patrick m’avait inscrit. Des filles me sourient, dont je n’ai que faire. Leur multiplication ne fait qu’accroître ma solitude. Je vais me déconnecter, écouter Joe Pass en lisant Christian Gailly, par exemple, cela me semble presque cohérent. Sauf que. J’ai croisé deux yeux bleus dont je ne peux soutenir l’intensité. Je minimise la fenêtre et l’émotion. Me lève, revient, la reprend et reçoit le même choc. Laura est tout ce que j’arrive encore à déchiffrer puis je contemple les yeux de Laura et comme ils me regardent. Je vois bien la promesse qu’ils contiennent, l’espoir que je pourrais y enfouir. Et je me fiche, en cet instant, de savoir que c’est l’objectif qu’ils fixent et non moi, que ce bleu doit davantage à Photoshop qu’à l’hérédité. Moi, je vois combien je pourrais l’aimer, combien je l’aime déjà, Laura.

Je dors peu, je dors mal. Dans mes rêves Laura et les octodons sont dans des cages contiguës et, tel le peuple hébreu entre Jésus et Barabbas, il me faut choisir qui je vais sauver. Je m’éveille fatigué, plus que jamais en proie au doute. Car, de Laura, je sais bien moins que de l’octodon. N’en veut rien savoir tout d’abord, ou pas trop ni trop vite. Parce que la dépendance va s’installer, inexorablement. Elle sera dans la musique que j’écoute et dans mes livres plus sûrement qu’un intercalaire, elle surgira au milieu d’un film, intempestive comme un écran publicitaire, je la croiserai mille fois en rue mais ce ne sera jamais elle et elle hantera mes rêves, forcément érotiques, plus sûrement que Maria Ozawa. Car des seins de Laura, il faut bien parler, la manière dont, volumineux, ils emplissent l’espace, un peu comme une sculpture de Jef Koons, en moins rutilant évidemment. Une œuvre d’art, en quelque sorte, du moins s’agissant des seins de Laura.

Il faudra en finir avec le désir, le tuer pour mieux le ressusciter, tant il est vrai que l’excès de désir tue les couples aussi sûrement que son absence. Il faudra contrôler ce désir, trop présent et trop pressant, dira-t-elle, et cet autre qui point ainsi que l’aube, avec la même lenteur quelquefois. Puis viendra l’heure des questions. Elle me demandera ce qui, en elle, m’a attiré et je répondrai, trop sincèrement, quelque chose dans ton regard et le grain de beauté sur ton sein gauche. Elle voudra savoir si je serais prêt à avoir un enfant avec elle, parce que, forcément, elle voudra un enfant (et même un c’est bien peu), et j’éluderai, invariablement.

Peut-être même que Laura a déjà un enfant. Cela existe, n’est-ce pas, des femmes qui ont un enfant jeune et que le père a fui – oui, je sais, dit ainsi on ne sait si c’est l’enfant ou la femme que le père a fui mais, justement, lui-même ne le sait pas trop non plus. Or donc Laura aurait un enfant et serait-ce mieux pour autant ? Il faudrait que je sois pour lui comme un père de substitution ou que je m’en occupe en tout cas, ce serait bien la moindre des choses à partir du moment où je couche avec sa mère, comme une manière de déculpabiliser l’un et l’autre et puis peut-être que j’en aurais envie, que je trouverais cet enfant adorable, que je ne pourrais résister au charme de ses fossettes, je ne peux déjà pas résister à sa mère, comment voudriez-vous que je résiste à un enfant ?

Et puis, il faudrait lui dire que je l’aime, par exemple. Et le lui répéter encore. Et nonobstant cela, il ne faudrait pas que mon regard me trahisse, qu’il faiblisse d’intensité, qu’il regarde ailleurs, non, mon regard devrait rester rivé sur la ligne bleue de son horizon. Et quand bien même. Peut-être, sans doute, comme Marie, me quitterait-elle un jour, sur la pointe des pieds ou avec fracas, je ne saurais dire, tellement traumatisé une fois encore que je ne m’en souviendrais pas. Alors, oui, j’hésite à me connecter, je sais qu’elle est là, qu’elle attend. Cependant m’espère-t-elle davantage que je ne l’espère, a-t-elle besoin de moi de la même manière que je ne veux pas avoir besoin d’elle ? Je redoute ce que je lirai encore dans ses yeux.

Je sors prendre l’air. Mes pas me ramènent à l’animalerie. Dans une des cages en verre, un octodon est seul, dressé sur ses pattes arrière, il me regarde. Son museau remue à peine, ses moustaches frémissent. Je m’approche de la vendeuse. Excusez-moi mais je pensais que vous m’aviez dit, les octodons, seuls, jamais. En effet, monsieur, celui-là, c’est un cas à part, avec les autres, ce n’est pas possible. Ah bon, je fais, je pourrais le voir de plus près. Bien sûr, dit-elle, en ouvrant la cage. Et ce mouvement produit quelque chose d’inouï : la porte vitrée fait miroir, reflétant, qui se tient dans l’allée, à deux ou trois mètres, Laura, que j’aperçois à ma gauche et à ma droite, dédoublée, omniprésente. Je pourrais l’approcher, lui parler, la toucher peut-être tandis que la vendeuse, à l’opposé, me tend l’octodon. L’espace d’un instant, à mes côtés, il y a Laura. Puis, plus rien.

Philippe VIENNE

Cette nouvelle est extraite du recueil “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017)

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VIENNE : Un autre jour (2017)

Temps de lecture : 5 minutes >
© Philippe Vienne

C’est le chat qui, miaulant, grattant à la porte pour réclamer sa pitance, l’a réveillé. Neuf heures, sans doute est-ce une heure décente pour commencer une journée, un autre jour sans elle, sans elles peut-être tant l’absence est plurielle.

Parcourant le journal déplié sur la table, il prend son petit-déjeuner, deux tranches de pain grillé, qu’il tartine de confiture de fraises, ou de figues, accompagnées d’une tasse de thé, qu’il aura préalablement choisi parmi les huit variétés soigneusement rangées dans la cuisine, thé vert, thé noir, à moins qu’un oolong. Le monde n’a pas changé durant la nuit, ni sa vie, il referme le journal, condamné à envelopper les épluchures, et ouvre son ordinateur portable. Alain propose qu’ils aillent prendre un verre, ce soir ou demain, aux Beaux Dégâts par exemple, tu sais où j’ai rencontré Stéphanie, parce que les filles, là-bas, tout de même. Hélène s’inquiète un peu de ne plus avoir de ses nouvelles, j’espère que tout va bien pour toi et que tu n’es pas fâché sur moi. Non, bien sûr, comment le pourrait-il, dès le matin surtout. Finalement, c’est un jour comme les autres.

En attendant, mais en attendant quoi, il va poursuivre la lecture d’un roman islandais, s’installe dans le fauteuil où le chat l’a précédé, qui apprécie fort peu d’être délogé. Leur cohabitation ne s’en ressentira pas trop, néanmoins. Dans le silence dont il s’est entouré, le robinet qui goutte fait un écho assourdissant. Chez elle aussi, le robinet retentissait, goutte après goutte, sur le fond de l’évier en inox. Et, invariablement, il songe à Robert Smith, « waiting for the telephone to ring / and I’m wondering where she’s been / and I’m crying for yesterday / and the tap drips / drip drip drip drip drip drip drip… » Mais il n’attend plus rien, le sait pertinemment bien, s’en accommode même, enfin parfois, quand le soleil donne sur sa terrasse par exemple. Ce qui n’est pas le cas pour l’instant, il est encore trop tôt.

Ce staccato le gêne à présent, l’empêchant de se concentrer, il ne perçoit plus que lui, se lève, s’acharne en vain sur le mitigeur puis renonce au silence comme à la lecture. Passant devant la bibliothèque, il observe les quelques albums photo qui, doucement, se couvrent de poussière. Il ne les ouvre plus, depuis qu’il a cessé de figer l’instant en images parce que le vide, dans son existence, a ralenti le temps. C’est un peu étrange, par ailleurs, cette vie qui se déroule, lentement, jour après jour, sans objectif précis, sans un regard vers un passé sans doute trop douloureux et un avenir trop incertain, cette forme de détachement à laquelle il s’habitue peu à peu, allant parfois jusqu’à la trouver agréable. Pourtant, il avait dû être un enfant heureux dans une famille aimante, un adolescent rebelle, un homme marié qui avait fondé une famille avant qu’elle ne se disperse, il avait sans doute été tout cela, ou peut-être pas, ce n’était plus que réminiscence, voire l’appropriation du passé d’un autre, à moins bien sûr que cet autre ne fût lui-même, avant.

D’elle, il parle parfois, y pense souvent, avec déception, tristesse, tendresse, indifférence, c’est selon, ou tout à la fois. Et ce qui lui manque, quand elle lui manque, ce n’est pas tant sa présence charnelle – quoique – mais une infinité de petits détails de sa vie à elle qu’il avait intégrés à la sienne, davantage et plus vite qu’il ne l’aurait cru, ou voulu, lui qui tenait jalousement à une indépendance dont il mesure, aujourd’hui, pleinement le prix. Il y songe encore en glissant une tranche de fromage dans la baguette qu’il s’apprête à tremper dans son potage, sourit malgré lui. Avant elle, j’ai vécu quand même, se dit-il, j’ai bien dû être amoureux l’une ou l’autre fois, Anne ou Mathilde peut-être, il appelle prénoms et souvenirs à la rescousse pour se rassurer quant à un possible avenir, mais ce ne sont plus que des mots qu’il égrène, espérant vainement réveiller des sensations éteintes. Il va plutôt couper les orchidées fanées.

Lui vient l’envie, le besoin, de sortir, de quitter ces lieux frappés d’amnésie afin d’emmagasiner de nouvelles images, se construire lentement un présent qui remplacerait avantageusement le passé perdu. Tant pis pour la terrasse, où le soleil donne à présent, il la laissera au chat qui s’y prélassera, sans pour autant témoigner la moindre reconnaissance. Il sait où aller, il est parti, la porte claque. Dans la gare blanche et démesurée, tellement ouverte que l’on ne fait jamais que la traverser, un peu comme sa vie à lui, il prend un train usé, tagué, qui l’emmènera en une demi-heure au-delà d’une frontière inexistante que seule la langue concrétise.

Au sortir de la gare, il marche, plutôt lentement, sans but, un peu d’ennui l’accompagne. Délaissant l’artère principale, ses pas le conduisent, par d’étroites ruelles, jusque de l’autre côté du fleuve, au bord d’un bassin où sont amarrées quelques barques qui se rêvent sloops. Au bout de la jetée, un cormoran déploie ses ailes, scrute la surface de l’eau mais ne s’envole pas. Plus loin, auprès d’un marché où fleurs et poissons se côtoient, il s’assoit à une terrasse, commande une bière et observe les passants. Il pourrait aussi bien l’apercevoir, elle, qui serait venue ici, changer un peu d’air, s’offrir quelque dépaysement ou shopping, se dit-il. Mais ce seront indéfiniment des couples, des touristes, des groupes d’étudiants en Erasmus ou des lycéennes aux tonalités tantôt gutturales tantôt chuintantes. C’est la vie qu’il observe, celle-là même qui lui échappe, ou dont il ne sait plus trop quoi faire, il songe qu’elle, elle saurait ou du moins comment prendre plaisir à ne rien en faire d’autre qu’en jouir.

C’est un parc qu’il lui faut, pour encore profiter quelque peu du soleil, il s’en trouve un non loin de remparts qui lui rappellent ceux de sa ville, leur ville, auprès desquels ils allaient se coucher dans l’herbe. Ici, il se contentera de s’asseoir, regrettant de ne pas avoir emporté son roman islandais, il finira donc par s’allonger, s’assoupir peut-être même tandis que les effluves douceâtres de fumeurs de joints voisins titillent ses narines. Il rêvera dans une langue étrangère, sans doute à cause des murmures avoisinants, d’un impossible dialogue avec elle, puis d’une plage méditerranéenne où, sous une lumière dorée, des filles, nues ou presque, regardent passer, dans une gerbe d’écume, une harde de chevaux, blancs pour la plupart. Des cris d’enfants le réveilleront, ce sont toujours les enfants qui nous ramènent à la réalité, se dit-il.

Debout, il se remet en marche, passant devant une église, il y pénètre, attiré par la multitude de cierges allumés qui semblent embraser la voûte et éclairent le visage d’une vierge encore gothique dont la sérénité des traits le surprend. Et la jeunesse, par comparaison avec cet adulte en réduction qu’elle tient dans ses bras et qui semble vouloir lui échapper, pour fuir vers son destin, pourtant funeste, sans doute. Il y a, pour lui, dans la religion comme dans l’amour trop de choses qui ne s’expliquent pas. Alors, il poursuit son chemin, toujours aléatoire, comme peut l’être l’existence, il continue toutefois d’éviter les rues surpeuplées, quitte à faire de multiples détours, n’ayant de toute manière d’autre but que d’arriver à l’heure à la gare pour y prendre son train.

Lorsqu’il passe près du bassin, le cormoran est toujours là, ailes déployées, qui se refuse à prendre son envol. Plus loin, la vitrine d’une petite galerie d’art attire son attention, présentant des œuvres abstraites dont les larges mouvements font exploser la couleur, il songe à Zao Wou-Ki mais à son train aussi, hésite donc à pousser la porte, y renonce finalement. Ce n’est rien, se dit-il, car il sait qu’il reviendra. Un autre jour.

Philippe VIENNE

Cette nouvelle est extraite du recueil “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017)

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VIENNE : Bismarck Hotel (2017)

Temps de lecture : 8 minutes >
© Thomas Ruff

Des villes allemandes, il ne retient plus que la grisaille. Il en a connu de colorées pourtant, dont le ciel, en été, faisait bleuir les eaux et verdir les parcs et qu’incendiaient, à la tombée de la nuit, les néons publicitaires. Il en a beaucoup visité, pour le travail souvent, y a aimé, quelquefois, et de tout cela il se souvient comme d’une vie antérieure. Aujourd’hui, il ne sait trop ce qu’il fait là. Il connaît son métier, bien sûr, après autant d’années, mais il n’en saisit plus la finalité, perdue quelque part entre le profit immédiat et les incohérences du management. Alors il est ici, dans cette chambre d’hôtel, assez confortable somme toute, ce qui n’offre aucune garantie contre l’ennui, au contraire peut-être. Il pourrait sortir, éventuellement, mais il pleut. Ne se voit pas ouvrir un parapluie, qu’il refermerait ensuite tout aussi ruisselant que son imper dans un quelconque Stube enfumé. Le bar de l’hôtel ferait aussi bien l’affaire où, entre deux alcools, le guetterait quelque pute balte ou slovaque. Mais de cela il ne veut pas davantage que de la pluie et de la fumée de cigarette. Bref, il ne quittera pas sa chambre ce soir.

Dès lors se déshabille, pliant soigneusement ses vêtements dans la penderie, s’assoit sur un lit trop grand pour lui seul et, de dépit, allume la télévision. Où, entre cadavres et émeutes, s’agitent d’hypothétiques starlettes aux poitrines improbables, cherchant les quinze minutes de célébrité promises par Andy Warhol dont elles ignorent, par ailleurs, jusqu’au nom. Il y aurait bien une chaîne musicale, où les mêmes filles (ou leurs sosies) encadrent de grands noirs sortant de limousines ou de piscines mais, ne voyant pas en quoi il s’agit de musique, il poursuit sa promenade cathodique. Découvrant ainsi la promesse faite par la chaîne payante de l’hôtel d’un “porno vintage” et, aussitôt, gratuitement, les premières minutes dudit film. Songeant aux putes du bar, quelques étages plus bas, il sourit. Sourire qui se fige soudain lorsqu’il lui semble reconnaître un visage, lequel disparaît instantanément, dans un chuintement aussi persistant que le brouillage de l’image. Embrouillé, son esprit l’est et cependant. Ce visage, il le connaît.

Un jour, en été, dans cette même ville où il venait apprendre l’allemand. Couché dans un parc qu’une foule de lapins peuplait, il lisait Tonio Kröger. L’orage l’avait surpris, tout comme elle. A peine protégés par le toit d’un cabanon, elle lui avait demandé du feu qu’il n’avait pu lui offrir, déjà cette horreur de la cigarette. Elle ne lui en avait pas tenu rigueur, le prenant par la main et l’entraînant vers un hôtel à la réception duquel elle travaillait, parfois, comme étudiante. Visiblement amusée, elle fredonnait un air improbable (Fall In Love Mit Mir, de Nina Hagen, il s’en souvenait assez précisément maintenant) tandis qu’il la voyait se déshabiller. La pluie avait trempé ses cheveux blonds qui gouttaient à présent sur ses seins, elle ne semblait s’en soucier ni vouloir les sécher. Lui restait englué dans son regard bleuté, fasciné par sa nudité ainsi exposée, ruisselante. “Serais-tu timide ?” avait-elle demandé, et il avait répondu “peut-être” parce qu’il ne savait pas encore comment dire “bien sûr”.

Vingt ans plus tard, dans cette chambre d’hôtel, il ne peut y croire. Il a dû se tromper, certainement, à peine l’a-t-il entrevu, ce visage, la neige est arrivée trop vite. Se lève, ouvre le mini-bar, décapsule une bière qu’il engloutit en même temps que ses doutes. Il sait qu’il ne se trompe pas mais n’en veut rien savoir, avale une deuxième bière, revient devant la télé qui chuinte toujours et découvre le prospectus de la Pay TV. Il a le titre du film à présent (Fick Hunter) et peut donc se livrer à une recherche sur internet, ouvre son portable ainsi qu’une nouvelle bouteille, se souvient qu’il a un rendez-vous d’affaires le lendemain matin, ne devrait donc pas mais. Candi Rain est le nom de l’actrice dont le visage illumine à présent l’écran de son portable, il fait défiler toutes les photos disponibles, les portraits du moins, où il retrouve toujours les mêmes yeux bleus, les mêmes mèches blondes et cette bouche gourmande qui chantonnait Fall In Love Mit Mir. Et qui hantera son sommeil, si tant est qu’il puisse le trouver, ne le trouvera pas, évidemment, car il lui faut savoir (comprendre, il ne le pourra pas), quand, combien de temps après leur rencontre et pourquoi. Forcément, pourquoi ?

Les lignes de biographies s’ajoutent les unes aux autres, inexorablement, l’allemand lui paraît plus que jamais une langue impitoyable. Candi Rain, actrice pornographique allemande (de son vrai nom Helena …), repérée à 19 ans par un photographe de charme à la réception de l’hôtel où elle travaillait, elle fera assez vite carrière dans le cinéma pornographique. Victime de mauvaises rencontres, elle devient dépendante de drogues dures qui l’amèneront sans doute à accepter certaines scènes extrêmes et lui vaudront plusieurs cures de désintoxication et tentatives de suicides. Elle disparaît ensuite plusieurs années à l’étranger (Espagne ?), avant de revenir en Allemagne où elle vit à l’heure actuelle dans l’anonymat le plus complet, refusant d’évoquer encore son passé.  Il est deux heures à présent, se pourrait-il qu’il pleure dans son sommeil ?

Il a expédié son rendez-vous comme il l’avait fait de son petit-déjeuner un peu auparavant, son esprit est évidemment ailleurs, occupé par un visage juvénile plein écran que tentent d’envahir des scènes pornographiques qu’il refoule invariablement. Alors, il marche. Traversant le parc, oubliant les lapins, négligeant un Bismarck logiquement de bronze, ses pas le ramènent intuitivement vers l’hôtel où, il y a vingt ans. Le crépi est plus coloré, lui semble-t-il, mais en définitive rien n’a vraiment changé et pourtant le monde est tellement différent aujourd’hui. Le monde et la vie. Une Agnieszka rousse l’accueille à la réception, je peux vous aider, c’est gentil merci, je voudrais juste jeter un coup d’œil, je cherche un hôtel pour mon prochain séjour et peut-être. Agnieszka, tout sourire, lui tend un dépliant publicitaire et espère avoir bientôt le plaisir de l’accueillir, ce qui, pour l’instant, lui suffit. Il en a, pour aujourd’hui, fini avec la nostalgie.

Il y retourne néanmoins, le lendemain, ne s’en étonne même pas, il se sait prévisible. Comme l’était le crachin qui l’accompagne, dont il ne se soucie cependant plus. Pas de rousse polonaise à la réception mais un homme âgé, né avec la paix probablement, beaucoup moins prompt à l’accueillir. Ce qui l’arrange, lui permettant d’encore s’imprégner des lieux tout en préparant un discours qu’il sait par avance fort peu convaincant parce que lui-même, depuis longtemps, n’est plus convaincu. Excusez-moi, Monsieur, ma question est peut-être bizarre mais vous travaillez ici depuis longtemps, demande-t-il au vieux. Bien sûr, plus de trente ans, c’est que j’en ai vu et connu des gens, et même j’ai reçu Helmut Kohl, originaire de la ville d’en face, vous savez. Oui, il sait. Lui-même, moins célèbre évidemment, a séjourné ici il y a une vingtaine d’années. Se souvient d’ailleurs d’une étudiante blonde qui travaillait là, Helena, cela vous dit quelque chose. La mémoire du vieux se fait incertaine, ou bien le feint-il, il faut donc appeler le passé à la rescousse, l’étudiant en séjour linguistique, les amours de jeunesse, la jeune fille blonde dont aujourd’hui il se demande ce qu’elle a pu devenir. Vous n’êtes pas journaliste au moins ? Non, répond-il comme insulté, alors le vieux se détend, évoque l’Allemagne d’avant, quand le Mur permettait encore d’engager des étudiantes allemandes, parce que maintenant, avec l’euro et puis tous ces gens qui viennent de l’Est, vous comprenez. Beaucoup de choses étaient mieux avant, conclut, péremptoire, le vieux. Quant à lui, il n’en est pas tout à fait convaincu que les choses étaient mieux avant, non, c’est plutôt qu’il redoute qu’elles soient pires à l’avenir. Mais Helena, insiste-t-il, est-ce que vous sauriez ? Oui, Helena, pour elle aussi la vie d’avant avait été meilleure, elle avait beaucoup souffert mais à présent elle allait mieux, elle va mieux dit-il avec conviction. Après une heure de conversation, en souvenir sans doute d’un monde disparu (“je ne sais pas pourquoi je vous fais confiance”), il s’en va, enfouissant dans sa poche un papier à en-tête de l’hôtel sur lequel, en lettres cahotantes, figure l’adresse. L’adresse d’Helena.

Il monte jusqu’à son appartement, vérifie le nom sur la sonnette, fixe la porte décolorée, et même un peu taguée, ne peut pas, ne va pas, redescend quelques marches, jusqu’à l’étage inférieur en fait, hésite encore. Il a toujours été ainsi, pesant le pour et le contre, à ce point hésitant que, dans une sorte de bégayement, sa femme et lui avaient conçu des jumelles. Desquelles il se trouve loin, en cet instant, dans cette cage d’escalier qui sent la pisse et la sueur, quoique pour la sueur, ça doit être lui, qui s’est quand même enfilé trois étages à pied, quatre si on compte la marche arrière, et maintenant qu’il se dit qu’en plus de ne savoir quoi lui dire, il va sentir la transpiration, il hésite davantage. Un “suchen Sie ‘was ?” prononcé d’une voix de rogomme met fin à ses atermoiements, le voilà obligé de décliner le nom d’Helena à la mégère qui se propose de l’aider, le surveille aussi sans doute, l’envoyant à l’étage supérieur dont il vient, mais elle ne le sait pas, du moins l’espère-t-il. Elle ne quittera le palier que lorsqu’il aura sonné à la porte, c’est évident, alors il sonne. Avec l’impression que son propre corps fait caisse de résonnance, c’est véritablement en lui qu’il la sent vibrer cette sonnette, il regrette à peine que déjà la porte s’ouvre.

Sur les dernières photos, elle avait vingt-quatre ou vingt-cinq ans. En a donc quinze de plus aujourd’hui, ses cheveux sont plus courts, plus gris aussi, ainsi que ses yeux d’ailleurs, lui semble-t-il. Il voit bien comme la drogue a transformé son visage, enlevé de son éclat, puis, songeant à lui-même, se reprend : c’est la vie qui nous abîme, se dit-il, la vie seulement. Mais elle attend, évidemment, qu’il se présente et s’explique, rien de tout cela ne le surprend, il a répété chaque mot qu’il lui dirait, de peur de ne pas les trouver, d’hésiter, ce qu’il fait quand même, évoque le jeune homme qui lisait Thomas Mann, avait des cheveux plus longs ou même avait des cheveux, tout simplement, et puis l’orage et donc. Elle semble atterrée ou bouleversée, peut-être juste surprise, cela paraît plus violent néanmoins, l’observe en silence puis, enfin, lui propose d’entrer.

Pourquoi venir après toutes ces années, il ne sait pas non plus, le lui dit, peut-être parce qu’il a conscience qu’à leur âge le passé est plus consistant que l’avenir. Et que de son passé à lui, il aime à se souvenir, maintenant que le futur lui paraît incertain. Mais elle n’aime rien de son passé, son présent l’indiffère et l’avenir, elle n’y croit pas davantage qu’en Dieu ou en Merkel (et, avec de tels exemples, il ne peut lui donner tort). De son passé, il veut l’exonérer, lui disant qu’il est au courant, du moins qu’il en sait plus qu’il ne le voudrait, c’est de la personne qu’elle est aujourd’hui qu’il se soucie. Elle n’a pas envie d’en parler mais, de lui, veut en apprendre davantage : est-il marié, a-t-il des enfants ? Deux filles, oui, des jumelles mais pas de garçon, non, ce n’est pas vraiment un regret. Quant à sa femme, partie un jour, lassée de ses tergiversations. J’ai quand même mis vingt ans pour venir te voir, dit-il, on peut la comprendre. Elle ne peut s’empêcher de sourire et lui, alors, se sent agréablement léger.

Il y a de la douceur dans ton regard, lui dit-elle, il y en a toujours eu, je m’en souviens maintenant, mais si c’est de la pitié, je n’en veux pas. Ce n’en est pas, de la tristesse sans doute, mais, en cet instant précis, il revoit la jeune fille dont le regard bleu intense dardait au travers des mèches blondes collées à son front, de cela seulement il lui parlera. Arrachant un nouveau sourire tandis qu’à lui les larmes viennent aux yeux, qu’il ferme ainsi qu’il le fait de son cœur désormais. Et pourtant.

Cette femme le bouleverse, plus qu’il ne l’avait imaginé, davantage qu’il ne le voudrait. Il pourrait. Lui effleure la joue du revers de la main et se mord la lèvre inférieure, s’empêchant de proférer la moindre parole, inutile par ailleurs. La douceur, toujours, dit-elle, saisissant son poignet pour écarter la main caressante. Il faut partir maintenant, ajoute-t-elle, et aussitôt : j’attends quelqu’un. Puis, comprenant sa méprise et le désarroi qui se peint sur son visage : quelqu’un de ma famille, on s’occupe bien de moi, ne t’inquiète pas, mais je n’ai pas envie que l’on te trouve là. Je comprends, dit-il, lui qui, de sa vie, n’a fait que des aller-retour.

Alors, il s’en va, ne croisant jamais, au coin de la rue, le jeune homme échevelé dans lequel il se serait reconnu, assurément.

Philippe VIENNE

Cette nouvelle est extraite du recueil “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017)

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A propos des photos de Thomas Ruff…


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VIENNE : La tache (nouvelle, 2017)

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Il n’aurait sans doute pas dû mais à quoi bon les remords, à présent. Il était en route depuis le lever du jour quand la carrosserie de sa voiture, d’un blanc pourtant sale, s’était irisée de violet et d’orange. La musique dans les oreilles, il avait déjà parcouru quelques centaines de kilomètres, il en restait bien davantage, sans doute. Il ne savait pas exactement, cela lui était égal à vrai dire. Ce qui importait pour l’instant, c’était de s’éloigner de sa vie, qui lui était devenue aussi intolérable que cette tache dans le canapé qu’il n’était jamais parvenu à effacer. Il avait eu beau frotter, frotter, il lui semblait même qu’elle s’étalait plutôt que de disparaître. Alors, il était parti. Sa femme n’apprécierait pas, c’est sûr, elle se mettrait à hurler même et son chien, son insupportable chien, l’imiterait – à moins que ce ne fût l’inverse.

De tout cela, il était loin déjà. Pas assez, sans doute, mais suffisamment toutefois pour commencer à jouir d’une certaine forme d’amnésie. Il se demandait s’il ne serait pas préférable de quitter l’autoroute à présent, histoire de rompre une certaine monotonie, mais peut-être pas avant d’avoir fait le plein – on ne sait jamais. Quant à modifier le rythme, il en profiterait pour changer de CD, quelque chose de moins énervé que Parkway Drive conviendrait mieux. Alors il s’arrête à la première station, sort de sa voiture, ayant quelque peu perdu la notion du temps, s’étonne que ses jambes soient à ce point engourdies. Je vais peut-être faire une pause plus longue, se dit-il, après avoir rempli le réservoir, range sa voiture sur le côté et marche un peu sur l’aire à l’herbe rare et aux papiers gras. Songe qu’il a soif, et faim probablement aussi, prend la direction de la boutique dont les portes s’ouvrent avant qu’il ait eu l’occasion d’hésiter.

L’intérieur lui évoque une prison. Tout est emballé sous cellophane, les magazines comme la nourriture, enfermé dans des distributeurs ou des frigos, les boissons, et jusqu’à la caissière, derrière une vitre blindée, à qui il remettra un maigre sandwich et un Red Bull, et dont l’accent slave, à travers l’hygiaphone, confirmera ce qu’affiche le badge sur sa poitrine, Danuta est Polonaise, certainement, mais sa poitrine, bon dieu, sa poitrine, il en prend plein les yeux, n’a pas la tête à ça pourtant, mais les seins de Danuta, il s’en souviendra assurément. Il est toujours un peu perturbé lorsqu’il rejoint sa voiture, un chien aboie quelque part, il aurait encore préféré entendre pleurer un bébé, s’enferme dans son auto pour y manger le pain spongieux au fromage caoutchouteux. Lorsqu’il regarde au-dehors, il lui semble apercevoir une tache sur le pare-brise, ferme les yeux, inspire profondément et caresse en rêve les seins de Danuta.

Avant de se souvenir de Julie. Sa femme lui reprochait souvent sa maladresse, notamment quand, voulant remplacer un robinet qui fuyait, il avait inondé la salle de bain, tout comme elle lui reprochait son manque d’ambition. Pas Julie. Julie était stagiaire, avait sur lui un regard neuf, avec elle il n’était pas maladroit et pouvait nourrir sa seule ambition, être lui-même et non ce qu’elle attendait qu’il soit. Leur relation avait duré le temps du stage puis Julie était retournée au néant provincial d’où elle venait, lui laissant la fragrance d’un parfum italien et le goût d’une possible liberté. Il est temps de reprendre la route, se dit-il, et il démarre le moteur. Le soleil, comme l’espoir, est encore haut sur l’horizon. A la prochaine sortie, il empruntera les nationales jusqu’à la tombée de la nuit.

Il faudrait bien que je m’arrête quelque part, alors il jette son dévolu sur une petite auberge à colombages, au bord de la grand’route, qui lui semble hospitalière et rassurante. Le mobilier de sa chambre, mansardée, est sobre, fonctionnel, la literie confortable, il n’en attendait pas davantage. Par la fenêtre, il distingue, à l’arrière du bâtiment, un étang qui scintille encore sous les dernières lueurs du jour. Plus tard, au restaurant, il choisit une petite table, dans un coin, d’où il peut apercevoir tout le monde, ceux qui entrent et sortent, et du monde, il s’étonne même qu’il y en ait autant. Se demande ce qui a amené chacun en ces lieux, pour certains c’est évident, comme ce couple visiblement illégitime ou ce routier dont, tout à l’heure, il a aperçu le rutilant camion customisé. Aux autres, en guise de passe-temps, il inventera une vie comme il tente, désormais, de recréer la sienne. Puis il ira dormir tôt parce que, en définitive, il n’a rien de mieux à faire.

Au petit-déjeuner, qui fait salle comble, un homme demandera à partager sa table, ce qu’il ne pourra refuser. Tandis qu’il étale de la confiture de fraises sur sa tranche de pain grillé, l’autre se sent obligé de lui faire la conversation, un monologue en l’occurrence, je m’appelle A.D., je suis retraité, doublement dirais-je même – sourire – parce que j’effectue ici, loin de chez moi, une retraite pour me consacrer à l’écriture, j’écris oui, pas un roman, non plutôt un récit de vie. Ah bon, fait-il, il ne pensait même pas que cela puisse exister, ne trouve déjà pas sa propre existence plus ou moins passionnante qu’une autre, alors lire le récit de la vie d’un autre, quel intérêt ? Il hésite à se resservir une tasse de thé, craignant d’ainsi prolonger la discussion. Prend congé, donc. Avant de reprendre la route.

Il n’a pas emporté suffisamment de CD, allume la radio. Surfe entre les spots publicitaires pour trouver de la musique, une chaîne diffuse du jazz, pourquoi pas ? En fait c’est la présence de la musique qui lui importe, davantage que son style, pour insuffler un rythme à son voyage. Au fond, il n’aurait jamais dû accepter ce chien, c’était une concession, une de plus, une de trop. Mais il avait cédé lorsque sa femme avait appris qu’elle ne pourrait jamais avoir d’enfant. Il n’avait pas prévu qu’ils s’aigriraient mutuellement. Quelle importance, finalement, je suis loin de tout cela, à présent. Et il augmente le volume de la radio.

Une fois encore, une tache apparait. Celle-ci est bleutée. Un panneau indicateur mentionne “plage”. Entre deux hôtels, derrière une dune, c’est en effet la mer qui s’étale. Il pourrait encore la longer, pendant une centaine de kilomètres sans doute, ou s’arrêter là, ce qu’il va faire. Garer la voiture, ôter ses chaussures, gravir la dune. Le soleil lui brûlerait presque la peau et il aurait plutôt tendance à s’en foutre. Il descend sur la plage qui commence à se peupler, à cette heure-ci. S’assoit au pied de la dune, de manière à conserver le plus grand angle de vue. La mer est immense et calme, qui chuchote à peine. Quelques masochistes courent sur l’estran. Des filles en bikini, se font bronzer, certaines topless, aucune ne peut cependant rivaliser avec Danuta. Il tourne son visage vers le soleil, ferme les yeux, distingue encore une tache à travers ses paupières, mais ça lui est égal. Définitivement. Il se sent bien, juste bien, empli de la légèreté du sable.

Tandis que là-bas, chez lui, dans le canapé, sa femme et son insupportable chien continuent, lentement, à se vider de leur sang.

Philippe VIENNE


Ce texte, extrait du recueil “Comme je nous ai aimés”, a été lu publiquement lors de la “Hot Lecture” du 16 novembre 2017, à Liège (BE).

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HOUBRECHTS : Home, sweet home…
Les villas de Spa (2020)

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“Le Neubois” (1901) © David Houbrechts
La gestation d’un nouveau genre d’habitation : la villa (1855-1890)

“(…) dans tous les temps, l’homme a recherché, pour édifier l’habitation de plaisance (la villa), un lieu sain et élevé, accidenté et pittoresque, où, à l’ombre des grands bois, il pût entendre le murmure de la source et oublier et les tracas du trafic et les soucis de la vie publique”  (Léon de Vesly, L’architecture pittoresque du 19e siècle, 1877)

“Après la funeste Révolution française qui avait chassé la clientèle aristocratique , et le terrible incendie de 1817 qui avait ravagé le centre de la ville, Spa offrait un aspect assez désolant à l’aube du 19e siècle. En quelques décennies pourtant, sous l’impulsion de quelques Spadois et notamment du créatif bourgmestre Jules Servais, la cité prend un nouveau départ en s’orientant vers le thermalisme et la villégiature.

Dans leur allure générale, les premières villas s’apparentent aux bâtiments existants dans le centre de la ville et en particulier aux abords de l’avenue Reine Astrid. Au cours d’une première phase qui s’étend du milieu du 19e siècle jusqu’aux environs de 1890, les architectes se contentent en effet de reprendre le bâti des hôtels, meublés et châteaux tout en les singularisant par une décoration teintée d’éclectisme ou de détails empruntés à diverses constructions étrangères, en particulier les chalets.

Quelques villas s’inspirent ainsi des petits châteaux et des grandes demeures qui fleurirent dans la principauté de Liège au 18e siècle. En témoignent des villas telles que La Roseraie (1875), la Villa Clémentine (avant 1882, démolie), la Villa Bollette (1887) et la Villa Madeleine (1890) par exemple. Ces maisons recourent au même canevas : un volume unique carré ou rectangulaire souvent flanqué d ‘une tour carrée, le tout élevé en brique et recourant à la pierre de taille en certains points précis (encadrements de fenêtres, chaînages d’angle, cheminées, larmiers). L’ordonnance générale est symétrique mais, à la différence de leurs modèles qui privilégiaient les principes néo-classiques, ces villas affectionnent d’emblée le style éclectique.

Dans la seconde moitié du 19e siècle, cette esthétique à la fois internationale et ancrée dans le passé rencontre un énorme succès en Belgique. Les architectes y revisitent le passé avec une certaine fantaisie en mélangeant des détails de styles différents et en les intégrant dans une forme générale d’allure contemporaine . À Spa, un certain nombre de propriétaires se font construire des demeures bourgeoises dans cet esprit, tandis que d’autres se contentent d’adapter les façades de bâtiments plus anciens, jugées désuètes, en les recouvrant d’enduits. Cette manière de souscrire “à petit prix” à l’air du temps rencontre un grand succès à Spa, où les investissements privés importants sont encore difficiles.

“Ma Jacquy” (1907) © Spa, Musée de la Ville d’Eaux

L’évolution de l’allure du centre de la ville induite par la vogue de l’éclectisme témoigne d’une mutation sans précédent. Jusque-là, en effet, la maison spadoise était ancrée dans son terroir : qu ‘il s’agisse de colombages ou de maçonneries, l’architecture avait une apparence régionale, “mosane”. Avec l’éclectisme, Spa renonce à cette identité séculaire et choisit de s’aligner sur un certain “goût belge”, éclectique, qui est la variante nationale d ‘un style international.

Le même processus est perceptible dans les villas spadoises, à ceci près que la mode de l’éclectisme y est tempérée par des habitudes régionales puis supplantée par une variante : le régionalisme. Cet autre mouvement artistique international se distingue de l’éclectisme par sa référence clairement revendiquée à une esthétique régionale, volontiers populaire, plutôt qu’aux grands styles classiques. Toutefois, en s’inspirant de modèles parfois fort éloignés, le régionalisme délocalise en quelque sorte une esthétique vernaculaire, ancrée dans un terroir, en la recréant avec une certaine distanciation, voire une fantaisie pleinement assumée.

C’est ainsi qu’à Spa, dès le milieu du 19e siècle, apparaissent des villas évoquant les “chalets suisses “. Le Chalet Quisisana (1855), le Chalet du Parc (1863) ou le Chalet Marguerite (1869) sont parmi les premiers exemples de cette tendance à la fois rustique et pittoresque qui se rencontre en France au même moment. Certes la référence est encore discrète : ce sont plutôt des détails, tels que les toitures débordantes ou l’ornementation en bois, qui évoquent l’architecture des montagnes alors que le reste du bâtiment n’y ressemble que de très loin… ou pas du tout.

Si l’influence des chalets de haute montagne est parfois à peine perceptible, comme pour le Chalet des Bruyères (1873), elle se fait plus évidente dans la Villa d’Hoctaisart (1871) , le Chalet des Hirondelles (1882) , le Chalet de Préfayhai (1883) ou encore la villa située avenue Marie-Henriette 3 (1886). Ces bâtiments ne se contentent plus d’évoquer leurs modèles par une vague décoration exotique, mais bien par leur allure générale. Dans certains cas l’ancrage local, un autre marqueur du régionalisme , s’affirme dans le choix de matériaux tels que les moellons qui évoquent la construction rurale ardennaise.

“La Hastienne” (1909) © David Houbrechts

Dans un premier temps tributaire des manières de construire du passé, l’architecture de villégiature spadoise s’individualise peu à peu en recourant à des volumes et des aménagements inédits, à une ornementation plus ou moins développée et à des couleurs variées. Si la Villa des Glaïeuls (1873) évoque encore la maison bourgeoise éclectique, la Villa Saint-Hubert (1882), Santa Maria (1882) et la Villa des Lauriers (1884) se distinguent déjà par une alternance de briques de couleurs différentes pour souligner les chaînages et les encadrements de fenêtres et de portes.

De son côté, la villa Les Ormes (1873) montre un certain changement à la fois dans la volumétrie (un volume sur pignon accolé à une tour de plan carré), dans la décoration (avec l’apparition des faux colombages) et dans les éléments rapportés : des balcons en bois évoquant les chalets, un auvent précédant l’entrée, une serre. Il est cependant possible qu’une partie de ces éléments soient postérieurs au programme initial. Légèrement plus récentes, la Villa Hortense (1882) , la Villa Madona (1882) et Mount Vernon (1883) sont les premiers exemples aboutis d’une forme promise à un bel avenir, le plan en forme de “L” : une aile principale augmentée d’une petite aile en retour.

Parmi les nouveautés appréciées des architectes, notons l’apparition du bow-window. Sorte de loggia à trois côtés vitrés, le bow-window est une fenêtre en saillie, une “fenêtre combinée de telle sorte qu’elle forme un avant-corps sur la façade”. C’est un “moyen pratique pour augmenter à la fois la surface et la clarté d’une pièce”, précise-t-on dans la littérature spécialisée, pour bénéficier d’une vue panoramique sur le jardin et pour enrichir la composition de la façade. Si l’on ajoute un prix “fort accessible”, on comprend le succès de cet “accessoire” qui devint presque incontournable dans l’architecture de villégiature.

À côté de ces tendances générales , on trouve aussi un certain nombre d’ “unica”, des exemples uniques qui témoignent du goût croissant pour la variété et la singularité : le propriétaire veut se distinguer par une maison différente , et qui lui ressemble. Ainsi les façades à rue de la villa Bel Respiro(1881) et de sa jumelle Vista Hermosa (1876) étaient-elles recouvertes de mosaïques, exemples uniques à Spa. Sorte de “show-room” avant la lettre, la villa Vista Hermosa fut dessinée par l’ingénieur Michel Body, frère de l’historien Albin Body, qui tenta de relancer la production de poteries et céramiques artistiques à Spa. Bel Respiro, sa voisine, appartenait à son frère, Octave Body. Ces deux villas témoignent du goût naissant pour une ornementation foisonnante , colorée et variée, alors que les volumes restent encore très classiques.

Maison à Sart-lez-Spa (1926), collection privée © David Houbrechts

Parmi les exemples atypiques, citons encore Byron Castle (vers 1880), curieuse union d ‘un château et d ‘une maison à colombages , la Villa Reussens (1875-1899) et le Château des Genêts (1876), qui puisent tous deux leur inspiration dans le Moyen Âge , et la Villa Spalemont (1882) , étrange et rarissime exemple de construction “néo-gothico-renaissance”. Outre les volumes et leur agencement, les baies à croisées et la maçonnerie associant lits de briques de couleur claire et de couleur naturelle évoquent clairement des modèles liégeois du début du 16e siècle. La période “gothico-renaissance” restera longtemps une source d’inspiration importante des architectes, comme nous le verrons plus loin.

Les toitures, à l’image des volumes, restent très classiques dans leur disposition, à deux pans en bâtière ou à la Mansard. Ici encore la référence au Moyen Âge est perceptible, par exemple dans les épis de faîtage en plomb ou en zinc qui rencontrent un franc succès à côté de quelques exemples de couronnements en ferronnerie de style éclectique (La Roseraie, Villa Spalemont), ou encore dans le recours aux lucarnes pour assurer l’éclairage et la ventilation des combles, à côté de petites ouvertures.

Le matériau privilégié est l’ardoise, autre référence régionale, plutôt que la tuile ou le zinc qui sont malgré tout attestés (Villa d’Hoctaisart, Villa de la Chapelle). Deux types principaux de couverture se dégagent : les ardoises de petites dimensions disposées en lits horizontaux et celles de grandes dimensions posées sur pointe.

D’une manière générale, ces bâtisses aux volumes souvent conventionnels et rehaussés d’une décoration discrète semblent peu impressionnantes face aux exemples de la Belle Époque. Pourtant une large part de ce qui fera plus tard le succès des villas est déjà perceptible, à des degrés divers. L’importance de la décoration, l’influence de l’architecture vernaculaire, le goût du Moyen Âge et du 18e siècle, les éléments rapportés tels que bow-windows, balcons et logettes, et la volonté de personnaliser la villa selon les goûts du propriétaire sont autant de signes annonciateurs du programme qui va s’imposer au tournant du 20e siècle.” [extrait de l’ouvrage de David HOUBRECHTS sur les villas de Spa]

Voici un ouvrage qui devrait faire l’unanimité : d’une lecture facile, abondamment illustré – et d’illustrations de qualité, la plupart de l’auteur – il est accessible à tous. Bien documenté, précis sans être rébarbatif, il intéressera également les spécialistes amateurs d’architecture, d’art ou d’histoire en général. Et, bien sûr, les amoureux de Spa. Au terme de la lecture, une seule petite frustration : on aimerait avoir la localisation de ces villas. Mais c’est la preuve que notre intérêt est éveillé et que l’on en souhaite davantage. A quand une suite, sur la période de l’entre-deux-guerres par exemple ?

Philippe Vienne

ISBN 9782390101666

“Depuis longtemps réputée pour ses sources aux vertus curatives, Spa devient au 19e siècle un lieu de villégiature prisé : on y vient désormais autant pour se divertir, se détendre et se ressourcer que pour se soigner. Devant tant d’atouts, nombreux sont les étrangers qui choisissent alors de s’y faire construire une villa. En quelques décennies, les abords de la ville se couvrent de maisons de plaisance variées et pittoresques : châteaux, cottages, bungalows, manoirs et autres chalets remodèlent un paysage encore largement vierge.

Au fil des cinq chapitres de cet ouvrage, le lecteur découvrira ces villas par le biais d’un séjour fictionnel pendant la Belle époque. Outre les dimensions techniques et artistiques, ce sont en réalité l’histoire et les coutumes d’une époque que nous racontent les villas spadoises au moment où la Belgique est au faîte de sa puissance industrielle. La très riche iconographie éclaire de manière significative ce patrimoine encore largement méconnu. “[EDPLG.BE]


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VIENNE : Violaine (nouvelle, 2017)

Temps de lecture : 5 minutes >
Louise Brooks © multiglom.com

Ils ne viendraient peut-être pas, ou pas tous, ou alors trop tard. Il s’était préparé à cette éventualité, bien plus qu’à la disparition de Violaine qu’il refusait toujours d’envisager. Il connaissait, bien sûr, les obstacles que chacun aurait à affronter pour pouvoir se libérer mais, plus encore, les barrières qu’ils avaient érigées, les fossés qui, entre eux, s’étaient irrémédiablement creusés. Comment est-ce possible, nous étions, nous sommes une famille quand même, se dit-il. Et pourtant. Il avait le sentiment d’être le dernier lien entre ces diverses pièces qui, ensuite, s’égailleraient aux quatre vents, indifférents sans doute à la parenté qui aurait dû les unir ou, plus vraisemblablement, trop occupés à poursuivre leurs rêves ou trop blessés, marqués par des événements, parfois anodins en apparence, qui ne cessaient de les poursuivre.

Jeanne, au téléphone, le lui avait dit. Jeanne, la petite dernière, la rebelle, qui n’avait jamais cessé de l’étonner. Je sais bien que c’est ma mère, mais je ne peux pas lui pardonner. Et, même si elle détesterait le reconnaître, Jeanne était aussi butée que Violaine. Deux ans qu’elle ne se parlaient plus, pas même une carte, ni à Noël, ni à son anniversaire, une absence douloureuse pour Violaine et pour Jeanne aussi, sans doute, du moins en était-il persuadé. Ils avaient tout passé à Jeanne, l’avaient toujours soutenue dans ses choix, lui semblait-il, depuis les études d’architecture abandonnées en dernière année parce que non, ce n’est définitivement pas là que je pourrai exprimer au mieux ma créativité, jusqu’aux écoles d’art, fréquentées épisodiquement, où elle avait néanmoins découvert ou assumé son homosexualité. Et puis la rencontre avec Clémence, sa compagne, aujourd’hui enceinte, une procréation amicalement assistée, sujet de la dispute avec Violaine, tu n’y penses pas sérieusement, Jeanne, enfin c’est n’importe quoi, tu te rends compte, deux mères pour cet enfant et puis cet homme,  qui sait si un jour il ne voudra pas, ou bien votre enfant, et moi, grand-mère, comment voudrais-tu que je trouve ma place ? Il n’y a pas de place à trouver, maman, Clémence et moi nous aimons, quoi de plus normal que de vouloir un enfant, tu préférerais peut-être que je me marie, sans amour, avec un mec et que je le laisse me baiser jusqu’à ce que. Tu la trouverais, là, ta place, merde, maman, c’est ma vie, tu es vraiment trop conne parfois.

Lui qui a horreur des conflits, ressentant déjà la moindre hausse de ton comme une gifle, est intervenu, évidemment, mais trop tard, le mal était fait, la blessure béante qui, depuis deux ans, ne peut cicatriser. C’est dommage, avait un jour concédé Violaine, elles me manquent, mes filles, parce que malheureusement Thymiane aussi. Thymiane vivait à New-York, traductrice aux Nations-Unies, une carrière rectiligne comme l’avait été la filière de ses études et toute sa vie de trente ans, sans doute, une enfant intelligente, obéissante, ainsi qu’il sied généralement aux aînés. Elle avait pourtant été, bien malgré elle, l’objet d’une de leurs rares disputes de couple. Quand il avait fallu lui choisir un prénom, il avait dû batailler ferme pour imposer Thymiane, c’est bien toi, ça, d’aller chercher un prénom inconnu pour faire étalage de tes connaissances littéraires et cinématographiques, avait raillé Violaine. Et pareillement avec l’officier d’état-civil qui l’écoutait avec effarement citer Le journal d’une fille perdue, alors que Pabst et Louise Brooks quand même, Louise Brooks surtout. Thymiane, la plupart du temps, se résumait donc à une voix sur Skype.

Arthur, lui, avait aisément creusé son trou entre ses deux sœurs, peut-être parce qu’il était le seul garçon. Arthur viendrait, il en était certain, là n’était pas la question. Arthur était toujours quelque part avec quelqu’un, ou seul, en partance, sur le retour, en tournée, en mission, en vacances. Arthur arriverait, avec un jour ou deux de retard peut-être, parce qu’il aurait raté son avion ou son train, parce qu’en chemin il aurait rencontré Mathieu ou Valentin, bu quelques bières ou fumé un joint, parce qu’on l’aurait appelé pour déménager en catastrophe un pote qui venait de se faire larguer ou pour faire le soundcheck d’un groupe dont l’ingé son avait disparu, Arthur serait désolé, évidemment, mais tu comprends, je ne pouvais pas faire autrement, Arthur ne savait pas dire non, ne le voulait pas d’ailleurs, sa vie était rock’n’roll, il se retrouvait en lui, en plus jeune, en mieux ou en pire c’était selon, Arthur était son fils, il n’y avait aucun doute. Et puis, plus ou moins épisodiquement lui semblait-il, il y avait Luna, la lune rousse, rencontrée lors d’un concert, immanquablement, bassiste-chanteuse des Erect Nipples, et tu devrais voir, p’pa, comment elle assure. De fait, l’ayant vue sur scène, il devait reconnaître qu’elle s’en sortait plutôt bien. Mais, surtout, ayant observé tant sa gestuelle que sa tenue en latex limite SM, il ne doutait pas que cette assertion fût valable en d’autres lieux et d’autres circonstances. Arthur aurait bien des excuses pour arriver en retard, mais il viendrait.

Thymiane leur avait déjà reproché le laxisme post-soixante-huitard dont, estimait-elle, ils faisaient preuve à l’égard de ses cadets, en tolérant leurs errances et certains aspects d’une vie qu’elle jugeait par trop dissolue. Parfois, il se demandait d’où lui venait cette rigueur, cet esprit carré, lui qui cherchait toujours à arrondir les angles – de sa mère certainement. Thymiane était à l’opposé de l’héroïne homonyme, prouvant, si besoin en était, que les prénoms n’ont aucune incidence sur la personnalité de ceux qui les portent. Elle avait, avec ses frères et sœurs, encore moins de contacts qu’avec ses parents. Arthur et Jeanne, en revanche, étaient proches mais ne se voyaient jamais. Il se souvenait, non sans une certaine nostalgie, de l’époque où tous vivaient sous le même toit, partageaient leurs repas qu’animaient discussions, rires et disputes, et combien la maison lui semble vide à présent, emplie de silence, plus encore aujourd’hui évidemment.

Hier, ils avaient vingt ans, lui du moins, elle un peu moins, il revoyait Violaine dans sa petite jupe à fleurs, courte, trop courte sans doute, sentait encore l’émotion et ses mains, ses mains à elle sur lui, et sa bouche, et puis, les années, la naissance de Thymiane, Violaine allaitant Arthur, Jeanne enfin, née en siège, imprévisible déjà, la maison qu’on agrandit, Violaine toujours, lui encore, et le temps, les enfants à l’école, au lycée, diplômés, ou pas, qui se cherchent et avec eux leurs parents, en proie au doute forcément, s’éloignant parfois mais pour lui, même dans les silences, Violaine restait une évidence. Et le temps. Il l’avait ressenti très vite, comment à cinquante ans le monde des possibles se restreint, l’avait dit à Violaine. Et elle : tu sais je ne suis plus en âge d’avoir d’enfants alors le possible, cela me connaît, c’est idiot ce que tu dis, d’une vie nous pouvons en écrire plusieurs, tout reste possible jusqu’à la fin. La fin qui pour elle, justement, arrivait peut-être, quelle ironie, c’est injuste, elle si vivante, toujours pleine de projets, ce serait plus logique que moi, enfin, je n’ai plus grand chose à attendre,  me semble-t-il, à moi la mort ne fait même plus peur, alors que Violaine.

Pronostic vital engagé. Sur son lit d’hôpital, Violaine a l’air sereine cependant. Il observe son visage reposé, presque rajeuni malgré les quelques fils gris dans la frange de cheveux qui dissimule son front. Il guette le moindre signe sur le visage de cette femme avec laquelle il a vécu tant de choses, qu’il aime toujours, différemment certes, mais pas forcément moins. Non, pas forcément. Il s’assoit à ses côtés lorsque son téléphone vibre pour l’informer de l’arrivée d’un texto. Sur l’écran, il lit JEANNE et appréhende la confirmation de ce qu’il redoute depuis tout à l’heure. Ils vont arriver, Violaine, dit-il. Ils vont arriver et ce sera un peu comme les noëls d’avant.

Philippe VIENNE

Cette nouvelle est extraite du recueil “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017)

Pour suivre la page de Philippe Vienne – auteur


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés) | source : “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017) | commanditaire : wallonica | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : multiglom.com


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VIENNE : Aida (nouvelle, 2017)

Temps de lecture : 7 minutes >
Maillol, “La Rivière” © Philippe Vienne

“Les femmes aussi ont perdu la guerre” (Curzio Malaparte)

Quand j’ai ouvert la porte, il n’y avait plus rien que ton absence. Rien n’avait changé de place, pas même le chat, et pourtant je savais déjà que plus rien ne serait comme avant. Je n’ai pas compris, Aida, mais j’ai su. Su que tu étais partie, comme un fait inéluctable, inscrit au plus profond de ton histoire.

J’aurais dû m’y attendre, j’aurais pu le sentir, mais non, j’étais aveuglé par ma confiance en notre amour, que je croyais si évident. Au point probablement d’en négliger les mots qui rassurent, de me réfugier derrière des gestes de tendresse convenus. Je t’aime, tu ne peux pas l’ignorer. Hier encore, nous faisions l’amour et j’y mettais cette rage qui masque mes blessures et m’affirme en vie.

Sans doute est-ce ma faute, de n’avoir pu accomplir nos rêves. Il y avait, comment te dire, ce poids sur mes épaules. Celui de la responsabilité de la réussite, oh pas seulement de la réussite de notre amour, le poids de la réussite attendue par les générations qui m’ont précédé. Tu le sais, j’ai deux sœurs et je suis l’aîné. C’est donc à moi de tout porter, toutes les espérances et jusqu’au nom. C’est à moi, l’enfant si beau et intelligent, d’accomplir la destinée grandiose qui m’attend. Pour mes parents, pour toi, pour l’enfant que nous n’avons pas.

Et j’ai cru pouvoir répondre à vos attentes. J’ai cru pouvoir être fils, père, amant, Dieu, et avec quel talent ! Vous m’avez fait croire que j’en avais les capacités et je marchais sur l’eau de vos rêves. Je me suis vu auréolé de votre amour ou nimbé de vos frustrations, c’est selon. Qu’importe, l’attente était immense, quel espoir vous avez mis en moi et, partant, quelle désespérance. C’est un poids, terrible, Aida, qui pèse sur les épaules des aînés.

Je me souviens de notre rencontre. Tu portais une veste rouge et tes cheveux bruns ruisselaient sous la pluie. Il pleut toujours dans ce pays, contrairement à celui dont tu étais arrivée quelques années auparavant et dont l’accent donnait de sombres inflexions à ta voix. Je te regardais avec une telle fascination que j’en oubliais que j’avais un parapluie. Ce jour-là, déjà, je n’ai pas su te protéger. Tu n’as jamais voulu parler de la guerre dans ton pays : ce qui compte, c’est l’avenir, disais-tu. Et l’avenir c’était nous. Dans une découverte l’un de l’autre, tantôt hésitante, tantôt frénétique. C’était nous et seulement nous.

Que sais-je de toi, finalement ? Fort peu de choses de ton passé : une enfance heureuse que tu évoquais cependant rarement, la guerre, une famille perdue, l’exil. Je ne connais de toi que ton sourire qui effleure ma bouche, l’heure bleue de tes yeux, les nuits dessinées par nos étreintes et le galbe de tes seins, tes rires mêlés de larmes, le sel sur ta peau cuivrée, tes hésitations en français mais avec quel charme et quelle vivacité d’esprit, les jours passés côte à côte à se regarder, cette merveilleuse connivence, tout ce que nous avons construit ensemble et, aujourd’hui, la brûlure de l’absence.

Combien de noëls avons-nous passé ensemble, Aida, en tête à tête ou avec ma famille, ma petite sœur qui était presque devenue la tienne. Et comment tu la prenais sur tes genoux, comment tu retrouvais avec elle les jeux de ton enfance et tes yeux brillaient de cette flamme qui ne devait rien aux bougies. Dans ces moments-là, je t’imaginais parfois comme la mère de mes enfants, tant il me semblait déceler en toi une tendresse que tu semblais ignorer, ou refouler que sais-je, le reste du temps. Et tu riais, toi dont le rire était si rare, et quand ton regard croisait le mien, j’y voyais l’amour, tout l’amour que nous nous portions, cet amour si fort, si unique, cet amour qui a rempli ma vie à m’en faire oublier le reste.

La nuit va bientôt arriver, Aida. L’heure où l’on ne distingue plus le fil blanc du fil noir. Cet instant magique, sacré pour ainsi dire où, m’as-tu un jour expliqué, finit le jeûne. Mais la nuit m’a toujours fait peur. Enfant, je ne pouvais dormir dans le noir. Si je me réveillais, je ne pouvais laisser à mes yeux le temps de s’accommoder à l’obscurité, l’angoisse me saisissait immédiatement. L’angoisse est toujours là. Et, comme les adultes, je l’étouffe dans les leurres de la nuit, les fêtes mélancoliques, les alcools douceâtres. Je suis toujours cet enfant et j’ai besoin de sentir ton corps auprès de moi.

J’ai besoin de savoir, de comprendre. Je ne peux pas me résigner à te perdre, pas ainsi, laisse-moi une lettre, appelle-moi, ne me traite pas par le silence du mépris. Ne me laisse pas à mes angoisses nocturnes. Je t’imagine cherchant le réconfort dans le lit d’un autre. Qu’a-t-il manqué à notre couple ? Peut-être aurions-nous dû avoir un enfant, en effet, nous en avons parlé quelquefois, tu semblais éluder le sujet. Quant à moi, je suis un homme et les hommes ne sont jamais pressés de reproduire leurs erreurs.

Un jour d’automne je t’ai emmenée à la campagne, revoir la maison où j’avais passé les plus belles années de ma vie. C’était une petite maison blanche, aux volets verts, perdue au bout d’un chemin de terre, à l’orée du bois. Les nouveaux occupants semblaient absents, nous avons doucement poussé la barrière. Et je t’ai montré, là, la mansarde qui était ma chambre, et le portique à balançoires où jouaient mes sœurs, et ces grands bouleaux majestueux, chétifs à l’époque où ils me servaient de but pour jouer au foot, et ici le grand mélèze sur lequel je m’étais tant de fois écorché les genoux, et tu as vu les larmes dans mes yeux ou tu les as senties dans ma voix, tu m’as caressé la joue comme je caressais tes cheveux, nous nous sommes embrassés et, une fois rentrés à l’appartement, tu m’as fait l’amour avec une tendresse infinie.

C’est étrange mais, en rêve, je suis souvent revenu dans la maison de mon enfance. J’y ai retrouvé les objets à leur place, les odeurs inchangées. J’y ai senti la présence de ceux que j’aimais. Naturellement, je m’y suis senti chez moi et, pourtant, avec la conscience d’y être un intrus. Je suis souvent revenu dans la maison de mon enfance, à la nuit tombée, en cambrioleur de mes propres souvenirs.

Comme tous les enfants, j’ai un jour ramené un oiseau blessé que je voulais sauver. Je lui ai créé un petit nid dans une boîte à chaussures, lui ai amené à boire et caressé la tête du bout des doigts, lui prodiguant des paroles d’encouragement. Le lendemain, l’oiseau était mort. Je n’en ai rien su. Mes parents, pleins de bienveillance, ont fait disparaître le petit corps et, lorsque je me suis trouvé face au nid vide, ils m’ont dit : “tu vois comme tu l’as bien soigné, il a pu s’envoler à nouveau”. J’en ai conçu une intense sensation de bonheur. Depuis, je conserve l’illusion de pouvoir réparer toutes les blessures, toutes les fêlures – sauf les miennes, il va sans dire.

Parfois je te regardais vivre, simplement, et c’était mon plus grand bonheur. Quand tu démêlais tes cheveux le matin, avec agacement parfois, mais le geste restait toujours sensuel, quand tu marchais en rue, dans une petite robe légère, au soleil d’été, attirant irrémédiablement le regard des hommes, quand assise dans le divan, tu lisais un de ses romans français que je détestais, peut-être parce qu’ils te creusaient une ride au milieu du front, quand nous marchions, main dans la main, en forêt et que tu angoissais toujours un peu de t’y perdre. Je te regardais et, dès que tu t’en apercevais, tu me demandais invariablement : “tu m’aimes ?” Et cette question me paraissait purement rhétorique tant ma présence de tous les instants me semblait une réponse évidente. Mais peut-être attendais-tu une autre réponse, Aida ?

Contrairement à moi, tu détestes Caspar David Friedrich – tous ces romantiques qui se repaissent de leurs propres blessures, dis-tu –  et cela n’a aucune importance, d’ailleurs. C’est juste qu’en cet instant précis, par la fenêtre de notre appartement, je vois flamboyer la ville comme jamais. Je voudrais te serrer dans mes bras, Aida, te répéter combien je t’aime – s’il en est encore temps. Et tu me répondrais combien je suis stupide, que tu le sais, que toi aussi tu m’aimes évidemment, que ferions-nous là ensemble sinon, quel sens cela aurait-il, et d’ailleurs tu n’as pas oublié comment nous avons fait l’amour, hier. Non, Aida, je n’ai rien oublié.

Le téléphone a sonné et il y avait ta voix. Un peu plus métallique, un peu moins rocailleuse, un peu plus lointaine aussi. Il y avait ta voix, il y avait l’espoir donc. “Aida, où es-tu, qu’est-ce qu’il y a ?” “Pardon” a été la seule réponse. “Pardon” as-tu répété. Pardon de quoi, Aida, tu n’as pas à me demander pardon ou bien est-ce si grave ? Je n’ai rien à te pardonner parce que je n’ai aucune raison de t’en vouloir, je t’aime, je veux juste comprendre ce qui se passe, ce qui nous arrive. “Pas au téléphone, ce n’est pas possible” et tu as raccroché.

Il a encore fallu plusieurs heures avant que j’entende tourner la clé dans la serrure. Tu étais là, tremblante, hésitante, j’ai voulu te prendre dans mes bras mais tu t’es écartée de moi, il y avait quelque chose dans ton regard que je ne pouvais interpréter. “Aida, je t’aime” j’ai répété. Et tu m’as tout balancé, jeté au visage, sans un cri, sans une larme, sans amour peut-être et sans haine visiblement, juste une immense lassitude et une étrange indifférence. Non, m’as-tu dit, je ne veux pas de ton amour, de ta pitié, de ta bienveillance. Je n’en veux pas car ils me font mal, ils me rappellent à quel point je n’en suis pas digne. Ils me rappellent que je suis incapable de t’aimer comme tu m’aimes et que tu ne sais rien de cette blessure qui est en moi. Tu ne sais rien et tu n’en pourras jamais rien savoir parce que tu ne la portes pas dans ta chair, non, tu ne pourras pas en faire l’expérience. Jamais tu ne verras assassiner sous tes yeux toute ta famille. Jamais tu ne te feras baiser comme ils m’ont baisée, et quand bien même, il n’y aurait pas cette haine dans le regard de tes violeurs. Jamais tu ne verras ta mère aller au-devant d’eux, en victime quasi consentante pour qu’ils épargnent ta petite sœur, alors que de toute façon il n’y a plus d’espoir pour personne. Jamais tu n’entendras hurler ton père, hurler de l’impuissance la plus terrible pour un homme, celle de ne pouvoir protéger sa famille, et ce cri emplit encore ma tête. Tu ne te verras jamais couvert du sang des autres et coupable d’être encore en vie quand ils sont tous morts, pourquoi toi et pas ta petite sœur ? C’est ta faute sans doute, peut-être les as-tu trop bien satisfaits ces charognes, peut-être même y as-tu trouvé du plaisir ? Non, tu ne sauras jamais, car tu n’as pas connu cette guerre-là, ni aucune autre d’ailleurs, et c’est tant mieux pour toi, mon amour, c’est tant mieux mais c’est pour cela que je ne peux t’aimer.

Philippe VIENNE

Cette nouvelle est extraite du recueil “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017)

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BALTHUS : La Rue (1933)

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“La Rue”, 1933, huile sur toile, 195 x 240 cm © Balthus / lesechos.fr

Balthus s’est toujours refusé au commentaire de son œuvre : “Les tableaux, on n’en parle pas, on les peint. J’ai toujours pensé que si on me demande d’en parler, c’est qu’ils ne remplissent pas leur mission. A toute question, la réponse se trouve dans les tableaux.” [interview à Paris-Match, 1992] C’est donc dans le tableau, et ceux qui l’ont sans doute influencé, que nous chercherons des réponses.

Pour être plus précis, il faudrait parler des tableaux, car il existe deux versions de “La Rue” : la première date de 1929, la seconde, plus aboutie, de 1933. La toile représente une rue d’une ville pré-haussmannienne dans laquelle l’artisanat trouve encore sa place. Il s’agit de la rue de Bourbon-le- Château à Paris, rue qui menait à l’atelier de Balthus situé place Furstenberg. La palette est sombre, dominée par les ocres ; bon nombre de personnages sont mis en place que l’on retrouvera dans la version “définitive”, d’autres vont disparaître. Ainsi, les passants dont le charpentier cache le visage, ou le triporteur et la charrette. En revanche, des enfants apparaissent. Les contours des formes se font plus nets, les tons plus chauds avec l’apparition du rouge.

Un personnage est mis en évidence, il s’agit justement du charpentier. En effet, non seulement il est entièrement vêtu de blanc qui le rend plus visible encore, mais la planche qu’il porte se superpose à la diagonale du tableau qu’il traverse comme un fantôme sans visage, indifférent à ce qui l’entoure. S’agissant d’un métier de la construction, on peut dire qu’il est la matérialisation de l’architecture même de la toile. Architecture solidement établie, constituée d’horizontales et de verticales déterminant des formes rectangulaires conférant à l’ensemble un aspect stable, solide.

Cette organisation du tableau en architecture rappelle évidemment Piero della Francesca, tout comme la géométrisation des formes et les aplats évoquant la fresque. On connaît l’admiration de Balthus pour Piero dont il est allé copier les fresques à Arezzo. C’est donc tout naturellement dans le cycle d’Arezzo, “La Légende de la Vraie Croix“, qu’il faut aller chercher le modèle de Balthus pour son charpentier. Il existe d’ailleurs un dessin de Balthus, antérieur d’une dizaine d’années, qui en est directement inspiré.

A gauche, un garçon tente de retenir une jeune fille qui, visiblement, cherche à échapper à son emprise. Son vêtement est rouge, couleur de la fougue, de la passion. Cette scène traduit les rapports ambigus, complexes, des adolescents tourmentés par l’éveil de leur sexualité. Un thème récurrent, qui traverse tout l’œuvre de Balthus, et qu’il traitera également deux ans plus tard en illustrant “Les Hauts de Hurlevent” d’Emily Brontë.

Devant eux, la petite fille, se livre à un jeu bien plus innocent. Mais son mouvement fait écho à celui de l’adolescente, le préfigurant peut-être. De même, la balle – rouge – avec laquelle elle joue peut symboliser le fruit défendu. Comme souvent chez Balthus, à l’instar des artistes médiévaux, les enfants ont l’air d’adultes en réduction. L’adolescent, ou le jeune homme, en costume brun clair qui vient à la rencontre du spectateur a une tête ronde et des yeux écarquillés qui rappellent un personnage d’un autre artiste de la Renaissance italienne, Masaccio. Ce jeune homme regarde ailleurs, il semble indifférent au monde qui l’entoure. Il se dirige vers l’atelier de Balthus, peut-être est-il son double (Balthus n’a encore que 25 ans quand il peint cette toile) ?

La femme de dos, en noir, le croise ; on a même l’impression qu’elle va le bousculer. Ce duo de personnages peut être mis en parallèle avec celui qui figure plus loin dans le tableau : la femme qui porte un enfant dans les bras, enfant qui semble vouloir lui échapper et regarde lui aussi le spectateur. On peut imaginer que le jeune homme du premier plan est la même personne, devenue adulte, prenant son indépendance et partant dans une direction opposée à celle de la figure maternelle.

Tous les personnages sont, selon les termes de Camus, “pétrifiés, non pas pour toujours mais pendant un cinquième de seconde, après lequel le mouvement reprendra”, comme un arrêt sur image. Il est à noter que toutes ces figures se partagent la rue, se croisent comme autant de destins, mais n’interagissent pas. Il n’est pas interdit d’y voir une discrète dénonciation de l’indifférence, de l’égoïsme, dans une société des années ’30 qui n’est pas sans rappeler la nôtre à bien des égards.

Antonin Artaud écrivait que “Balthus peint d’abord des lumières et des formes”. Nous nous sommes beaucoup occupés des formes, voyons un peu la lumière. Comme chez Piero della Francesca, les ombres portées sont quasiment inexistantes. D’une manière plus générale, dans l’œuvre de Balthus, la lumière semble sourdre de partout : les objets et les corps (les paysages même quelquefois) sont comme phosphorescents. La lumière cependant ne scintille pas : les toiles de Balthus se caractérisent par leur matité, évoquant la fresque (on y revient toujours).

La fascination exercée par son œuvre provient sans doute, comme l’écrit Camus, du fait que “cette peinture dépayse d’autant plus qu’elle est plus réaliste”.

Philippe  VIENNE

Bibliographie
  • Balthus (catalogue d’exposition), Centre Pompidou, Paris, 1983
  • DE BEAUVAIS, P., Balthus chez Courbet, dans Paris-Match Spécial Arts, 1992
  • LEYMARIE, J., Balthus, Genève, 1982
  • VIRCONDELET, A., Mémoires de Balthus, 2016
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VIENNE : Anne (Loin de Berlin) (nouvelle, 2017)

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Berlin © Philippe Vienne

Avant, il aimait prendre l’avion, parce qu’il était pressé d’arriver. Maintenant qu’il est revenu de tout, cela lui semble futile. Il ne prendrait plus l’avion pour aller à Berlin par exemple, d’ailleurs il n’irait plus à Berlin depuis que Sigrid n’y vit plus, au sens premier, c’est-à-dire depuis qu’elle a cessé de vivre et que ses cendres y sont quelque part dispersées. C’est donc malgré lui qu’il se retrouve dans ce hall d’aéroport et, même, plus précisément, qu’il s’y perd, ne voyant pas son vol s’afficher, ne trouvant donc pas le comptoir d’enregistrement. Il traîne sa valise qu’une roulette déficiente rend cahotante  et cette irrégularité l’amuse cependant plus qu’elle ne le contrarie. Finalement, il aura encore bien le temps de chercher, on fait toujours venir les passagers trop tôt, comme pour les punir d’avoir choisi un moyen de transport si rapide, pour rétablir une forme d’équité, bref il va s’arrêter quelque part. Et fait le choix d’un Starbucks Coffee pour y consommer un thé, c’est un des paradoxes de sa personnalité, il en est conscient et cela le réjouit même. La serveuse parle anglais avec un délicieux accent arabe, ses yeux sont verts comme le logo du gobelet. Il boit le thé bouillant, comme à son habitude et, ce faisant, observe la théorie de passagers qui défile devant lui. Il cherche à deviner leur provenance ou leur destination, leur invente une vie, sauf aux touristes en shorts et t-shirts bariolés, non, de ceux-là il ne veut rien savoir.

Il est temps pour lui, à présent, de trouver son chemin. Enfin, d’une manière générale, il le sait depuis longtemps mais, là, précisément, vers le comptoir d’enregistrement, il commence à y avoir urgence, surtout qu’il sait pertinemment bien qu’il ne le demandera à personne, même perdu, sauf à entendre le last call for passenger. Mais son vol est affiché maintenant, il sait où se rendre et s’y rend aussi vite, d’un tempo marqué par la roulette déficiente, et se retrouve face à une hôtesse à peine moins rugueuse que le comptoir, le rappelant à l’ordre parce que, chemin faisant, il n’a même pas préparé son passeport. Il regarde partir sa valise, vérifie d’un dernier coup d’œil que l’hôtesse l’a bien étiquetée, un vieux réflexe, puis se dirige vers la porte d’embarquement. Il sait qu’il lui faudra se défaire de sa ceinture, de sa montre, de ses chaussures même peut-être avant de passer dans le portique qui sonnera de toute façon et, de fait, il sonne. Monsieur, vous êtes sûr que vous avez bien vidé vos poches ? Vous voulez bien me suivre ? et il ira à la fouille dans cette espèce de cabine d’essayage, incongrue en ce lieu, il y restera jusqu’à ce que le fonctionnaire, lassé de ne rien trouver et de n’y rien comprendre, le laisse partir et arriver à la porte d’embarquement au moment où, justement, tout le monde embarque et, bien entendu, durant ce temps, il n’aura préparé ni son passeport ni son boarding pass.

Il a expressément demandé le siège 13A, car de la rangée 13 personne ne veut jamais, ce qui lui laisse ses aises généralement, et A pour le hublot qui constitue une de ses exigences de base lorsqu’il voyage en avion, il peut s’accommoder de l’indigence des repas mais pas de ne pas être assis à la fenêtre. Il s’y installe, étend ses jambes, prépare de la lecture, il a longtemps hésité entre relire un roman japonais (qu’il y aurait-il de mieux que Mishima ?), mais l’environnement lui semblait peu propice, et découvrir un auteur turc, pour lequel il a finalement opté, de manière très pragmatique, parce qu’il lui a semblé que le temps de lecture requis correspondrait mieux à la durée du vol.

Il en est là donc, c’est-à-dire nulle part encore, assis dans un avion qui attend pour décoller, quand une jeune femme l’apostrophe. Enfin, jeune, peut-être pas tant que cela finalement, car il lui semble distinguer quelques fils gris dans sa belle chevelure auburn mais, après tout, on peut avoir des cheveux gris à trente ou trente-cinq ans, ce qui la ferait quand même considérablement plus jeune que lui. Bref, elle est là, debout, se penchant vers lui qui scrute son regard (assez doux, finalement) plutôt que d’écouter ses paroles, je m’excuse, Monsieur, répète-t-elle, je pense que vous êtes assis à ma place. Je ne pense pas, non, répond-il, j’ai le 13A, j’ai toujours le 13A, c’est bien ici, à la fenêtre. Vous êtes sûr, dit-elle, et sa voix se fait plus douce encore que son regard tout à l’heure, vous êtes sûr parce que j’ai la 13C et j’avais demandé une fenêtre car je ne prends pour ainsi dire jamais l’avion et, vous comprenez. Je comprends bien mais regardez, dit-il montrant le dessin juste au dessus des sièges, qui n’est pas très clair, concède-t-il par ailleurs, le 13C, c’est bien le couloir. Ah, c’est embêtant, fait-elle, avec la mine d’une enfant déçue par le cadeau déballé au soir de Noël. Et lui d’être embêté que cela soit embêtant pour elle mais demandez à l’hôtesse, lui recommande-t-il, il y a peut-être une fenêtre de libre ailleurs. C’est une idée, merci, lui sourit-elle avant de s’en aller et de sortir de sa vie comme elle venait d’y passer, pense-t-il.

Mais de la vie, il a encore des leçons à prendre et la voici qui revient, se recoiffant d’une main et chassant son dépit de l’autre, s’assoit à présent presqu’à côté de lui et, comme s’excusant, l’avion est complet dit-elle. Son visage, fort peu ridé (elle ne doit pas avoir plus de trente-cinq ans, songe-t-il), est triste à présent, il la sent contrariée, angoissée même mais, après tout, cela ne le concerne pas. Sa ceinture est bouclée, les consignes de sécurité l’indiffèrent, il se saisit de son roman turc. Une dernière fois, il la regarde à la dérobée, et se félicite que le passager du siège 13B ne se soit visiblement pas présenté à l’embarquement, leur évitant une trop grande promiscuité. L’avion en est encore à prendre de la vitesse qu’il est déjà sur les rives du Bosphore et, s’y trouvant bien, ne réalise pas immédiatement qu’on lui parle.

Excusez-moi, dit-elle, mais puisque le siège entre nous n’est pas occupé, cela vous dérange si je m’y installe, ainsi, vous comprenez, je serai plus près du hublot et donc. Il comprend, bien sûr, et d’ailleurs, si lui-même ne tenait pas tant à ses habitudes, peut-être qu’il lui cèderait sa place, mais lui disant que, sans fenêtre, il est malade, il s’en tirera à bon compte. Merci, dit-elle, et d’ajouter aussitôt “Anne”. Anne, c’est bien, songe-t-il. C’est simple, c’est court, comment une femme ainsi prénommée pourrait-elle être encombrante ? Il se présente à son tour, puisqu’il suppose que c’est ce que l’on attend de lui, avant de replonger dans sa lecture. L’avion a pris de l’altitude, Anne semble respirer mieux, du moins sa poitrine se soulève-t-elle à intervalles plus réguliers. C’est ainsi qu’il prend conscience que son regard est posé sur la poitrine de sa voisine, le chemisier blanc que tendent les seins d’Anne, suffisamment en tout cas pour laisser entrevoir une dentelle parme qui en épouse le galbe. Ce n’est pas qu’il soit troublé, mais quand même. L’espace d’un instant il a senti au bout des doigts la douceur des seins de ses souvenirs, puis il a repris sa lecture.

C’est la première fois ? demande-t-elle, le tirant d’une torpeur qu’il trouvait assez agréable. Non, pas vraiment, il y est déjà allé plusieurs fois pour le travail mais là, ce sont des vacances en quelque sorte et il s’étonne de lui avoir livré cette confidence. Elle, forcément, qui ne voyage presque jamais en avion, n’y est jamais allée mais des amis l’attendent, qui s’y sont expatriés, et cela la rassure, à n’en pas douter, comme de pouvoir regarder par la fenêtre. Lui ne connaît plus personne là-bas, un peu comme à Berlin, comme dans sa vie en général sans doute, mais il avait envie d’y retourner alors, voilà, il y retourne et puis on verra bien, c’est aussi simple que cela. En fait, non, évidemment, ce n’est jamais aussi simple, la perte de ceux que l’on aime, l’attente d’autre chose, l’ailleurs impossible. Lui aussi a besoin d’une fenêtre par laquelle regarder.

Le plateau repas interrompt une conversation qui n’a jamais vraiment commencé, leurs regards se croisent, les coudes se cognent quelquefois, excusez-moi on a vraiment très peu de place dans ces avions. Il délaisse son yaourt aux cerises, il a toujours eu horreur des cerises, pardon, dit Anne, si vous ne le mangez pas, est-ce que je peux. Bien sûr, et elle sourit, elle a l’air enfin détendue, se dit-il et elle, cela me décontracte de parler avec vous, vous avez un effet apaisant sur moi, puis elle rit. Sa bouche est petite, sauf en cet instant, où persistent quelques traces de yaourt. Il la dévisage et s’étonne. De ce qu’il peut ressentir. Ou pourrait.

Le voyage arrive à son terme, on le devine avant même que les oreilles ne se bouchent car les hôtesses se sont remaquillées. Il délaisse son roman turc, dont il n’aura lu que trois chapitres, puis se tourne vers elle qui, en cet instant, le regarde lui avec un sourire un peu forcé, crispé dirait-on, parce que l’atterrissage, c’est stressant quand même, surtout que. Il songe que dans quelques instants ils vont se quitter sans s’être vraiment jamais rencontrés. Les roues touchent le tarmac, le choc n’est même pas brutal. Ils ont passé les contrôles de sécurité sans encombre, il a eu plus de chance ici que là-bas. Il avait préparé son passeport cette fois, non qu’il y ait pensé, mais Anne si, qu’il avait imité.

Ils se retrouvent devant les tapis roulants qui tournent au rythme des pales de ventilateur. J’ai toujours peur que ma valise n’arrive pas, dit-elle. Je comprends, moi aussi, avant. Il avait cette crainte, d’où la vérification de l’étiquetage à l’aéroport, mais depuis il a perdu bien plus qu’une valise, il est libéré de cette peur à présent, qui l’indiffère comme l’indiffère la roulette déficiente. J’y pense, dit-elle, puisque vous êtes seul ici, peut-être qu’avec mes amis, un soir, on pourrait. Oui, pourquoi pas, répond-il. Notez-moi votre numéro, dit-elle, voilà ma valise, je ne veux pas la rater, je vous appelle, c’est promis. Très bien, à bientôt peut-être, alors. Et il la regarde, elle, Anne, s’éloigner d’une démarche nonchalante comme une promesse mais il sait, lui, que les promesses ne sont jamais tenues.

Philippe VIENNE

Cette nouvelle est extraite du recueil “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017). Pour suivre la page de Philippe Vienne – auteur


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VIENNE : Paul (nouvelle, 2017)

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© pointculture.be

Si Paul n’avait pas pris l’avion, il ne serait rien arrivé. Si je n’avais pas connu Paul non plus, d’ailleurs. Si je n’avais pas connu Paul, qui prenait l’avion ce jour-là, lequel avion allait s’abîmer en mer quelques heures plus tard, je n’aurais rien su de son secret, ni de sa mort d’ailleurs. Bref, ma vie serait restée ce qu’elle était : une suite de jours aussi similaires qu’équidistants, ce que certains, de l’extérieur, perçoivent comme monotone mais qui, de l’intérieur, c’est-à-dire de mon point de vue (le seul qui compte, après tout), constitue une forme d’harmonie.

Cet équilibre n’avait pas été facile à atteindre, que l’on ne s’y trompe pas. J’avais été journaliste dans un grand quotidien mais ce travail était évidemment impossible pour moi, je ne pouvais quand même pas gérer l’urgence et son stress, commencer sans  savoir quand je finirais, écrire pour ne pas être lu et, pire, voir jeter ce que j’avais écrit de meilleur pour n’en conserver que le plus consensuel ou le plus sensationnel, c’était selon, mais dans tous les cas ce n’était pas moi. J’avais finalement trouvé un hebdomadaire où je publiais une rubrique suffisamment peu liée à l’actualité pour que je puisse même me permettre de prendre quelque avance.

J’avais dû renoncer aux enfants. C’était une évidence. Il n’y a pas d’éléments plus perturbateurs, imprévisibles et instables par nature, que les enfants. Et puis, le monde étant ce qu’il est, il me semblait qu’avoir des enfants relevait davantage d’un choix égoïste. Offrir le monde actuel à ses enfants, c’est leur faire cadeau du pessimisme. Une fois réglée la question de la descendance, Irène cessa d’être un problème. Que l’on ne se méprenne pas : Irène était une femme adorable, la mienne qui plus est, mais il lui était impossible de concevoir la vie sans enfant et même plus précisément sans concevoir d’enfant, ce qui excluait l’adoption et garantissait donc ma tranquillité. J’eus un peu de peine à me séparer d’Irène, je le reconnais, mais je redécouvris le plaisir d’écouter Boards Of Canada sans casque sur les oreilles.

Paul était mon ami depuis l’université. Enfin, au début, ce n’était pas à proprement parler mon ami, c’est plutôt que nous nous partagions les faveurs de Zoé. Alternativement tout d’abord, je veux dire à l’insu l’un de l’autre, puis ensemble une fois l’hypocrisie vaincue, ce qui me convenait mieux, ce qui me convenait parfaitement même, il me semblait qu’à trois notre relation était plus stable, c’est une évidence d’ailleurs, un vélo doit être en mouvement pour tenir sur deux roues, pas un tricycle. Zoé n’était pas du même avis, Paul était meilleur amant ou, plus vraisemblablement, sa carrière était plus prometteuse, Paul et Zoé se marièrent donc. Et divorcèrent, inévitablement. Paul et moi sommes restés amis, l’élément stable du couple c’était nous.

Paul se rendait régulièrement en Australie. Il avait une espèce de fascination pour les populations aborigènes, quelque chose que je m’expliquais mal, ou pas du tout même. Ce n’est pas parce qu’il était mon ami, et que nous avions partagé Zoé, que nous étions semblables. C’est donc ainsi que Paul a pris l’avion, une fois encore. Alors quand j’ai appris qu’un avion pour Sydney avait explosé en plein vol, j’ai immédiatement pensé à lui. Pas que j’aie su qu’il se trouvait à bord, non, ni même que j’en aie eu la prémonition, simplement c’était une association d’idées qui, au fil des années, était devenue naturelle : Australie égale Paul, Paul égale Australie. J’ai pensé à lui, puis j’ai lu un roman américain et je me suis endormi. Il y a même eu simultanéité, je me suis endormi en le lisant, ce n’est pas très charitable pour l’auteur mais il en va souvent ainsi chez moi avec les romans américains que je me force à lire, je m’endors, globalement je trouve d’ailleurs la culture américaine assez soporifique.

C’est un appel téléphonique qui m’a réveillé. Habituellement, je ne décroche pas, ou du moins je ne décroche que si j’attends un appel ou si le moment est opportun, mais un appel intempestif me dérange et je préfère alors l’ignorer. Cet appel-ci m’a paru particulièrement strident, il introduisait un certain désordre dans mon existence, qui n’était cependant rien à côté de celui qui allait naître une fois que j’aurais décroché, mais pourquoi ai-je décroché me suis-je dit, reproche inutile puisque l’appel aurait été renouvelé et c’est justement pour éviter cette persistance du chaos que je décrochai.

Mon interlocutrice s’exprimait en anglais. Cela aurait pu être pire, elle aurait pu parler allemand ou japonais, ou même un français de call-center mais non, elle s’exprimait en anglais et s’en excusait d’ailleurs, s’inquiétant de savoir si j’avais bien compris ses propos. Lesquels étaient de me demander, d’abord, si j’étais bien Pierre Dautun – oui, c’était bien moi et ce depuis près de cinquante ans – et si je connaissais un dénommé Paul Delage – oui, en effet, c’était un ami, un vieil ami même, peut-on dire à notre âge. Alors Vicky (mon interlocutrice se prénommait Vicky, cela ne me paraissait pas essentiel mais elles sont tenues de se présenter, paraît-il : “I’M Vicky from *** Airways”), Vicky m’annonça que Paul Delage, mon ami Paul, était au nombre des passagers portés disparus dans l’accident, qu’elle était désolée, qu’une cellule de soutien psychologique se mettait en place, qu’on allait me recontacter car c’était mon nom et mon numéro que Paul avaient fourni comme contact “in case of emergency”. Et à cet instant, de manière tout à fait incongrue, je me demandai si Vicky était rousse et avait de gros seins, un bonnet D au moins.

Le lendemain, je reçus une lettre de Paul. Je reçois habituellement fort peu de courrier. Encore plus rarement d’un mort. J’examinai l’enveloppe, de toute évidence elle avait été postée avant son départ. J’hésitai à l’ouvrir. Ce n’était pas seulement de l’appréhension, car j’ignorais encore les conséquences de ce geste, il y avait aussi une certaine retenue, comme l’envie de faire durer un moment que l’on sait par avance précieux parce que, quand même, ce message c’était la dernière parole que Paul, mon ami Paul, m’adresserait.

Paul s’excusait de ne pas m’avoir appelé mais il était parti un peu précipitamment, les choses n’étaient pas toujours aussi simples et n’allaient pas toujours comme on le voulait n’est-ce pas, bref il avait quitté dans l’urgence mais serait vite de retour, une dizaine de jours tout au plus – du moins Paul le pensait-il, l’espérait-il même au moment où il écrivait ces lignes, Paul qui ne savait pas qu’il ne reviendrait plus. Il me demandait un service, un peu plus même : il me confiait une mission en son absence, et son ton devenait aussitôt celui d’un conspirateur (“je ne peux t’en écrire plus mais voici un double de ma clé, tu trouveras les instructions nécessaires dans mon appartement”). Bien sûr il comptait sur ma totale discrétion, faisait appel à notre vieille amitié, évoquant au passage Zoé comme un gage de celle-ci.

L’appartement de Paul étant situé à l’autre bout de la ville, je résolus de prendre le métro. En chemin, je commençai à formuler des hypothèses quant à cette mission secrète et j’en éprouvai, je dois bien l’avouer, une certaine excitation. S’agissait-il, comme au temps de Zoé, de satisfaire une maîtresse à ce point exigeante qu’elle ne pût patienter dix jours ? Y avait-il de l’argent à retirer, déposer, transporter – un trésor quelconque sur lequel veiller ? Je n’étais nulle part lorsque je pénétrai dans l’appartement. J’allumai et en fit rapidement le tour, pour me réapproprier les lieux. Il se composait d’une pièce de séjour, une cuisine, une salle de bains et deux chambres dont une faisait office de bureau. Je notai au passage que la porte de cette dernière était fermée à clé. Puis je revins à mon point de départ et trouvai, bien en évidence, une lettre de la main de Paul.

Parfois, la vie vous réserve des surprises. Ainsi, la première fois qu’Irène m’a embrassé, je ne m’y attendais pas. Cela m’est tombé dessus, comme ça, sa bouche s’est collée à la mienne, je crois qu’elle a passé la main dans mes cheveux, puis j’ai senti sa langue. Parfois, il y a des choses auxquelles on ne parvient pas à croire. Ainsi en est-il de Dieu. La lettre de Paul tenait de tout cela à la fois mais avait cet avantage sur Dieu qu’il me suffisait d’ouvrir la porte pour me convaincre de sa réalité. Ce que je fis. Et je ne vis rien. D’abord parce qu’il faisait noir. Mais de cela, Paul m’avait prévenu, qui m’écrivait que la pénombre était l’écrin qui seyait le mieux à notre secret. Je laissai donc à mes yeux le temps de s’accommoder à ce nouvel environnement.  Alors, je le vis.

Je n’en avais jamais vu, autrement qu’en photo je veux dire. Je n’avais donc aucune idée de ce que pouvait être sa taille, je l’aurais imaginé plus grand : il devait faire quarante centimètres tout au plus. Il paraissait d’autant plus petit que le bureau de Paul, dans sa quasi totalité, avait été transformé en une sorte de terrarium, reproduisant au mieux, je l’imaginais, l’habitat naturel de son hôte. Son pelage était encore luisant, parce qu’il sortait de l’eau sans doute, je ne pouvais dire s’il s’était aperçu de ma présence mais il émit un soufflement dont je ne sus jamais s’il était de mécontentement ou si, plus prosaïquement, il expulsait l’eau de ses narines. Si Paul n’avait pas pris l’avion deux jours plus tôt, je n’aurais sans doute jamais vu d’ornithorynque.

Paul avait tout prévu, sauf la mort. C’est amusant – enfin, amusant est évidemment un adjectif fort mal choisi – que cette chose, la mort, qui est la seule certitude que nous puissions posséder est justement celle que nous nous efforçons d’oublier. Paul donc avait prévu l’essentiel, à savoir de quoi nourrir son ornithorynque pendant dix jours. Ce qui me laissait un peu de répit en même temps que fort désemparé car dix jours, ce n’est en définitive qu’une semaine et demi, c’est donc fort vite passé et puis l’appartement de Paul, je l’ai dit, est assez éloigné du mien, ce qui me faisait perdre du temps et, il faut bien le dire, désorganisait ma vie. Et de cela, on le sait, je m’accommode fort mal.

De Dieu, comme des femmes, je savais à peu près tout mais je ne croyais rien. De l’ornithorynque, en revanche, je ne savais rien. Je passai donc une bonne partie de la nuit sur internet à collecter un maximum d’informations. Je découvris que cet animal improbable, au bec de canard et à la queue de castor, dévorait tous les jours l’équivalent de vingt pour cent de son poids en nourriture ce qui, ramené à mon échelle, me parut effrayant. Dans sa lettre, Paul m’avait également mis en garde contre l’aiguillon venimeux dont est doté l’animal, même si, farouche, l’ornithorynque ne se laisserait certainement pas approcher. Je résolus finalement d’appeler, le lendemain, le zoo de L*** sous un prétexte fallacieux pour voir si je pouvais y glaner d’autres informations, davantage d’ordre pratique.

Il me fut répondu que l’ornithorynque était un animal protégé, que le gouvernement australien interdisait strictement l’exportation de ce mammifère semi-aquatique et que, par conséquent, aucun zoo européen n’en possédait. Par ailleurs, l’espèce se reproduisait difficilement en captivité même si, en revanche, il pouvait vivre jusqu’à vingt ans dans ces conditions. Paul m’ayant confié dans sa lettre que le sien était encore tout jeune, deux ans à peine, un rapide calcul me donna le vertige et me fit prendre conscience du poids de notre secret. Je retournai à son appartement.

J’y retournai le lendemain encore, et les jours qui suivirent. Jusqu’à l’épuisement des stocks de nourriture. Dans un premier temps, je renouvelai les provisions de larves, écrevisses et autres crevettes d’eau douce. Je repoussai doucement le moment où il me faudrait prendre une décision. Peut-être que j’espérais secrètement que la solution viendrait d’elle-même ou du moins de l’extérieur mais, dans ce cas, ce ne pouvait être que la mort du pauvre animal car Paul, lui, c’était une certitude, ne reviendrait pas à la vie. Entretemps, l’ornithorynque semblait commencer à me reconnaître, du moins sortait-il de son terrier lorsque je venais le nourrir. Un jour, quelques mois s’étaient écoulés, je sus que je n’avais plus le choix. Je ne dormis pas pendant une semaine. Puis je fis ce que je redoutais : je quittai mon appartement pour celui de Paul, l’appartement de Paul qui était donc le mien à présent, muni de son ornithorynque, nous partagions cela par delà la mort, comme nous avions partagé Zoé, Paul, mon ami Paul et moi.

Philippe VIENNE

Cette nouvelle est extraite du recueil Comme je nous ai aimés (Liège, 2017)


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VIENNE : La tempête (2014)

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© Philippe Vienne

Le couple, au regard absent, est puissamment enlacé, si fort à vrai dire qu’à défaut de pouvoir lire dans leurs yeux, on ne sait trop s’il s’agit d’une étreinte amoureuse ou si l’un lutte désespérément pour retenir l’autre. Mais, finalement, ne s’agit-il pas de la même chose ? Les traits épais, noirs, accentuent l’impression de force comme le rouge, inondant la toile de grande taille, évoque la violence de la passion. Il contemple à présent le sein, volumineux, qu’empoigne une main avide et se sent lui-même agressé. Il y a dans cette lutte un sentiment contradictoire qu’en lui il perçoit très précisément, sans trop savoir pourquoi, le destin des couples le concernant fort peu depuis fort longtemps.

Enfin il découvre le Musée. Tant de séjours dans cette ville, toujours pour affaires, et jamais il n’en a eu le loisir. Pourtant l’envie existait, comme de bien d’autres choses, mais son temps était précieux, du moins le lui faisait-on comprendre et il se plaisait à le croire, y trouvant non pas une satisfaction orgueilleuse mais le simple apaisement de n’avoir pas à se poser davantage de questions. La pression était devenue routinière et donc, somme toute, assez confortable. Néanmoins, la veille, animé d’une audace dont il s’étonne lui-même, il avait appelé la compagnie aérienne pour repousser son retour de deux jours. Qu’il comptait mettre à profit pour visiter, entre autres, le Musée.

La silhouette est belle, qui sort de l’ombre pour contempler le tableau, gracile en regard de la pesanteur des corps, de l’épaisseur des traits sur la toile. La femme blonde, les cheveux relevés en une sorte de chignon qui dégage la nuque, s’approche de l’œuvre dont les couleurs jurent à présent atrocement avec son manteau turquoise. Lui se demande ce qui la captive le plus, du regard de ce couple qui ne se voit plus à trop se regarder ou de l’impossibilité d’échapper l’un à l’autre. Mais cette femme a certainement sa propre histoire, sa propre perception des choses ou, simplement, est-elle juste sensible au graphisme et aux couleurs. Alors il l’abandonne à sa contemplation, reprenant le fil de sa visite autant que celui de ses pensées, déambulant de salle en salle jusqu’à ressentir le trop-plein d’émotions qui le pousse dehors. Où la moiteur de l’air le surprend, au sortir de salles à l’hygrométrie soigneusement mesurée. Il fait anormalement chaud pour la saison, se dit-il, mais cela lui convient puisqu’il se dirige vers le parc avec la ferme intention d’y achever la journée, avant de rejoindre l’hôtel.

Sa chambre est spacieuse, une suite en fait, qu’il occupe seul, naturellement, c’est-à-dire qu’espace et confort lui semblent à ce point naturels qu’il ne les remarque même plus, sa vie elle-même, en définitive, est assez confortable, tout comme la solitude qu’il partage avec un vieux siamois strabique, nourrit en cet instant par une voisine probablement un peu amoureuse. Il connecte son ordinateur portable, découvre la quantité de messages, la plupart de son employeur et, pour une fois, en ressent de la contrariété. Décide donc de ne pas les lire, allume la radio qui inonde la pièce d’un vieux morceau de hard rock, ouvre le minibar et décapsule une canette de bière. Se ravise finalement et lit tout de même le dernier message reçu. Es-tu déjà à l’aéroport, ton vol pourra-t-il décoller ce soir malgré tout, lui demande-t-on et, dans le même temps, il prend conscience qu’il a omis de prévenir la Société de son retour postposé et qu’un fragment de réalité lui échappe, rendant ce message surréaliste.

Alors, il allume la télé quand il lui suffirait de surfer un peu, réflexe archaïque, et une carte météo apparaît en même temps qu’un texte, en bandeau, dans le bas de l’écran. Puis l’information partout se répète, à mesure qu’il zappe, la tempête approche des côtes qu’elle n’évitera visiblement pas, on l’attend en fin de soirée ou cette nuit, il faut s’y préparer, ne pas sortir surtout, d’ailleurs les transports en commun ont cessé de rouler, l’aéroport est fermé. Il comprend mieux le message maintenant, et tous ceux dont il prend connaissance, s’inquiétant de sa possible absence pour la signature du contrat avec ou la finalisation du dossier de. De lui, de sa sécurité, jamais. Ca ne devrait pas le surprendre et pourtant. Est-ce à cause du rock, il sent monter en lui une sorte de révolte adolescente, l’envie de saccager sa suite peut-être ou de bousculer les gens dans le métro, à les faire tomber. Il quitte sa chambre, quitte l’hôtel, trouve la nuit dehors.

Il marche droit devant, la touffeur rend l’atmosphère quasi irrespirable, il est en nage. Au loin ou très haut, giflant la cime des gratte-ciels, le sifflement est sonore, presqu’assourdissant, et il se demande comment on peut à ce point entendre le vent et, au sol, n’en rien ressentir. Les rues sont désertes, qu’il parcourt à vive allure, arrivant pour ainsi dire hors d’haleine sur la Place, le cœur de la ville, grouillant de vie et de lumières jour et nuit, à présent étrangement vide et silencieuse, hormis là-haut le souffle ininterrompu de la tempête qui arrive. Et puis la pluie. De grosses gouttes éparses quelques instants, drues ensuite, l’averse tropicale en somme dont la violence couvre tout autre bruit. Quand surgit un agent de police, vous ne pouvez pas rester là, Monsieur, il faut rentrer vous abriter au plus vite, oui, bien sûr, c’est ce que je fais, dit-il, se mettant à courir, croisant seulement un SDF qui n’aura pas la même chance, courant encore, arrivant, dégoulinant, dans le lobby de l’hôtel où il l’aperçoit.

En fait, c’est son manteau turquoise qu’il reconnaît tout d’abord dans la foule des voyageurs anxieux, avant même sa chevelure blonde que le chignon défait laisse ruisseler, au propre comme au figuré, sur ses épaules. Curieux, il se fraye un chemin, s’approche suffisamment pour entendre à son anglais lamentable qu’elle est Française. Sourit, avec indulgence. Hésite sur l’attitude à adopter puis, la voyant fondre en larmes, opte pour l’empathie. Excusez-moi, dit-il, je crois comprendre que vous avez un problème, puis-je vous aider, je viens souvent ici et peut-être. C’est que, dit-elle, c’est gentil mais non, je ne crois pas que vous puissiez, mon avion n’a pu décoller ce soir mais comme ce matin l’aéroport était toujours ouvert, des gens sont arrivés qui ont loué ma chambre, l’hôtel affiche complet et donc je n’ai plus ni avion ni logement et je ne peux même pas dormir dehors puisque. Il la regarde, cette femme à laquelle il ne parvient pas à donner un âge mais dont il perçoit, à travers les larmes, qu’elle a assorti son manteau à la couleur de ses yeux. Ecoutez, dit-il, j’occupe seul une suite, il y a donc un divan-lit et si cela peut vous dépanner. Non, encore une fois, c’est très aimable mais avec un inconnu, vous comprenez, je ne peux pas. Bien sûr, mais nous ne sommes pas vraiment des inconnus, vous savez, ce matin, au Musée, je vous ai croisée. Et si nous avons partagé le même tableau, nous pouvons bien partager ma suite.

Ils y sont à présent installés, enfin pas vraiment, elle a déposé sa valise, ôté son manteau humide, il lui a laissé l’usage de la salle de bains, du sèche-cheveux précisément, probablement en profitera-t-elle pour retoucher son maquillage, pendant ce temps il ouvre le bar, il leur faudra bien un alcool fort, se dit-il. Elle revient, s’assied dans le fauteuil tendu de velours rouge, lui songe au tableau, elle non qui murmure un remerciement lorsqu’il il lui tend un verre de gin. C’est effrayant, cet ouragan, dit-elle, je n’ai jamais rien connu de semblable. Oui, sans doute, je n’en sais rien à vrai dire. A vrai dire, il se sent davantage spectateur qu’acteur d’un événement sur lequel il n’a, forcément, aucun contrôle. Alors il attend. N’a pas à le faire longtemps car, d’une tension trop longtemps contenue, elle se libère, entamant le récit de sa vie dans un ordre que les écueils ou la tempête rend chaotique. Les enfants, un garçon et une fille, des jumeaux pourtant, qui l’attendent chez sa mère, l’anxiété de ne pas savoir quand elle va pouvoir rentrer, et puis leur père, à cause duquel elle est là, après tant d’années d’attente, de combat pour qu’enfin il signe les documents nécessaires au divorce et maintenant qu’elle les a, libérée, captive de cette ville, dans cette chambre et tout cela à cause d’un homme qu’un jour on a aimé, oui tellement, il était brillant, un musicien remarquable, l’est toujours d’ailleurs, mais quel connard, excusez-moi, dit-elle, je ne devrais pas.

Et vous ? Moi, dit-il, leur resservant à boire pour faire diversion, car de lui, il ne voit pas ce qu’il aurait à raconter, quelques petites choses, comme des touches de tableaux impressionnistes, qu’il n’aime pas cependant, leur préférant des peintres plus actuels, celui de ce matin justement. Ou bien la musique, mais il devine que c’est un sujet sensible, et la littérature. Ni divorce, ni mariage, pas d’enfant par conséquent, et le siamois strabique. Elle paraît intriguée, il aimerait pouvoir satisfaire sa curiosité mais ne voit rien à ajouter, se souvient des entretiens d’embauche où l’on semblait également attendre de lui qu’il mette en avant de supposées qualités et se dit qu’en définitive, les choses n’ont pas changé, il participe d’un jeu dont il n’a toujours pas saisi l’ensemble des règles. Elle bâille, il mettra cela sur le compte de la fatigue et de l’émotion, l’ennui peut-être mais, en fait, cela lui est égal. Je vous laisse, dit-il, faites à votre aise, je suis à côté, forcément, donc si vous aviez besoin de quelque chose, vous n’avez qu’à frapper à la porte et puis. Bonne nuit.

Il s’éveille tôt, trop tôt, le décalage horaire évidemment. Se lève, curieux, écarte les tentures, l’éclairage public sème un peu de clarté, cependant, quelques rues plus loin, le reste de la ville semble plongé dans l’obscurité. Il allume la télé, pas d’image, son ordinateur, pas de signal, se sent coupé du monde, sentiment étrange, il imagine l’angoisse de sa voisine quand elle apprendra mais, lui, paradoxalement, se sent bien dans cet isolement, libre en dépit du confinement. Il ne se rendormira pas. Décide alors de sortir, discrètement, voir ce qu’il se passe là où l’obscurité persiste dans l’attente du crépuscule. La nuit agonisante rend plus dramatique le spectacle de désolation, ce n’est qu’au lever du jour que les formes menaçantes se transformeront en débris de toiture, poubelles, branches et troncs d’arbre qui, partout, jonchent rues et trottoirs. Et le silence. Comme si les gens avaient disparu avec la tempête, comme si la ville était morte avec l’électricité.

De retour à l’hôtel, il trouve Emilie, car c’est son nom, à peine éveillée, déjà affolée, parce qu’enfin, c’est impossible, vous comprenez, je ne peux même pas joindre mes enfants ni mon travail, je dois rentrer à Paris, je ne peux pas rester ici, prisonnière, indéfiniment. Je comprends, dit-il, compatissant, pour couper court plutôt car, en cet instant, ce sont Paris et le travail qui lui semblent une prison. En définitive, ce chaos généré par une nature qui reprend ses droits l’amuserait plutôt, lui que l’on tient pour un modèle d’organisation et d’efficacité. Et si, dit-il, nous allions prendre le petit-déjeuner ?

La nouvelle a tôt fait de supplanter les œufs au bacon : l’aéroport va rouvrir, l’aéroport a rouvert, les vols reprennent bientôt. Emilie roule des yeux affolés, excitée et angoissée à la fois, comment vont-ils faire, dit-elle, pour recaser les passagers de tous ces vols annulés, pensez-vous que j’aurai une place ou vais-je rester bloquée sur une liste d’attente, coincée ici pour combien de temps encore et mes enfants qui à Paris m’attendent. Il faut partir, maintenant, oui, tout de suite, être les premiers à l’enregistrement et alors peut-être que. Calmez-vous, dit-il, regardant son assiette qu’il n’a nulle intention d’abandonner, laissez-moi m’occuper de cela, je vais appeler la compagnie, j’ai l’habitude et puis, avec ma carte gold, on ne sait jamais. Elle se sent un peu rassurée, lui aussi de pouvoir finir son repas.

Elle attend, assise dans le même fauteuil de velours rouge que la veille. Il la considère un peu différemment à présent qu’avec elle il a partagé une certaine intimité, voit en elle tout à la fois la mère anxieuse et la femme enfin libre, celle du tableau qui voulait échapper à une étreinte par trop étouffante. Lui-même a changé, il en a conscience, quelque chose avec la tempête en lui s’est brisé ou s’est ouvert, il ne saurait dire, il est trop tôt sans doute. Venez, fait-il, un taxi attend en bas. Elle est déjà debout, la main crispée sur la poignée de sa valise. Oh, c’est formidable, s’exclame-t-elle, vous avez réussi à nous avoir deux places. Non, dit-il. Non, vous rentrez à Paris, moi je reste encore un peu.

Philippe VIENNE

Cette nouvelle a obtenu le 10e prix du concours de textes de la Maison de la Francité (Bruxelles) 2014 et est extraite du recueil “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017).


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés) | source : “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017) | commanditaire : wallonica | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Philippe Vienne


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