2h de cours de philosophie et citoyenneté par semaine : un impératif !

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[LALIBRE.BE, 15 juin 2024] L’extension à une deuxième heure d’éducation politique, philosophique et aux médias pour tous les élèves, en primaire et en secondaire, doit être une priorité politique.

L’éducation politique n’est pas assez enseignée et de nombreux jeunes estiment ne pas être préparés, certains exprimant même un désintérêt voire une vraie méconnaissance de la politique © ÉdA Mathieu Golinvaux

Pour la première fois en Belgique, tous les jeunes de 16 et 17 ans ont pu faire entendre leur voix dans les urnes ce 9 juin [2024]. C’était une opportunité pour eux, mais aussi pour la démocratie. En tant que société civile, notre devoir est de les former à faire un choix éclairé et citoyen.

Malgré les initiatives d’enseignants, l’éducation politique n’est pas assez enseignée et de nombreux jeunes estiment ne pas être préparés, certains exprimant même un désintérêt voire une vraie méconnaissance de la politique. Exercer son esprit critique, décoder les fake news, résister aux passions haineuses… sont autant de compétences qui s’apprennent et s’exercent collectivement.

Pour y arriver, deux heures par semaine de cours philosophie et citoyenneté (CPC) sont un minimum afin d’apprendre à forger ses opinions au moyen d’outils philosophiques, à bien comprendre le fonctionnement de notre démocratie et à opérer en conscience des choix éclairés.

Le statu quo intenable

Après les élections de 2019, il semblait exister un consensus politique pour avancer vers une deuxième heure pour tous les élèves de CPC dans l’enseignement obligatoire. Le second rapport parlementaire de décembre 2021 était clair à ce sujet, et renforçait d’ailleurs celui de 2015 : il faut aller vers une extension de l’éducation à la philosophie et la citoyenneté. Cependant, en août 2023, ce projet d’extension fut reporté à la prochaine législature…

Or, au manque de formation citoyenne des élèves s’ajoute une situation sur le terrain qui est intenable. Autant les directions que les enseignants dénoncent des difficultés organisationnelles absurdes qui participent à la précarité des conditions de travail de ces derniers. Tous demandent l’extension urgente du cours à une 2e heure, sa pérennisation et une revalorisation significative de la fonction.

Du côté des élèves, le nombre d’inscrits à la deuxième heure de CPC ne cesse de progresser. Le Forum des Jeunes, porte-parole officiel des 16-30 en Fédération Wallonie-Bruxelles, affirmait en 2022 que “70 % ⌈des jeunes⌉ estiment que recevoir une meilleure éducation à la citoyenneté dans les écoles est l’un des moyens les plus importants pour que les jeunes aient davantage d’influence sur les politiques publiques et sur les processus de décisions.” Ils sont rejoints par de nombreux parents qui, depuis la création du cours, sont convaincus que son extension est une priorité.

Enfin, au niveau politique, des points restent à trancher : neutralité budgétaire, accessibilité confortable à l’éducation religieuse… Mais tout ceci peut être réglé, en accordant notamment une attention particulière à la préservation de l’emploi des professeurs de cours philosophiques si ces deux heures de CPC sont appliquées. C’est une question de volonté politique. Il y a urgence !

Une priorité politique

Pour le CEDEP (Centre d’Etude et de Défense de l’Ecole Publique), la formation actuelle à une éducation politique, philosophique et aux médias est insuffisante et ne permet pas d’outiller tous les jeunes face aux défis actuels et futurs. L’extension à une deuxième heure de philosophie et citoyenneté pour tous les élèves, en primaire et en secondaire, doit être une priorité politique et une question d’intérêt public.

Au vu de la montée des extrémismes, des inégalités hommes/femmes, des défis environnementaux et de la fragmentation du corps social, il est prioritaire d’offrir aux enfants deux heures hebdomadaires de philosophie et citoyenneté dans tout l’enseignement obligatoire durant lesquelles ils apprennent ensemble à échanger leurs points de vue dans le respect réciproque, et à élaborer une pensée complexe.

Si ces éléments font l’unanimité : qu’attendons-nous pour passer à deux heures du cours de philosophie et citoyenneté ?

Lionel Rubin, chargé d’études au CAL


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Plus de prise de parole libre en Wallonie…

Intolérance, violence : il n’y a pas d’équivalence entre extrême droite et extrême gauche

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[THECONVERSATION.COM, 30 juin 2024] La recherche en psychologie sociale et en génétique comportementale montre que les individus ont une position idéologique stable, c’est-à-dire une position sur le continuum politique allant de l’extrême gauche à l’extrême droite qui varie peu au cours du temps. Cette position peut être objectivée notamment avec l’échelle de conservatisme Wilson-Patterson ou une échelle simple allant de “très à gauche” à “très à droite”.

Plusieurs décennies de recherche en psychologie sociale montrent invariablement que plus les personnes sont de droite, plus elles sont intolérantes (par exemple, racisme, sexisme, homophobie, antisémitisme). À l’inverse, plus les personnes sont de gauche, plus elles sont tolérantes.

Cette différence entre les personnes de gauche et de droite s’observe jusqu’au phénomène de déshumanisation, un mécanisme psychologique par lequel des personnes sont perçues comme moins “humaines” et, par conséquent, ne sont pas pleinement prises en compte sur le plan moral.

Déshumanisation flagrante

Nour Kteily (chercheur en psychologie sociale à l’université Northwestern) et ses collègues ont développé une mesure de la déshumanisation basée sur la représentation populaire de l’évolution humaine (c.-à-d., un primate courbé qui avance vers la droite et se redresse progressivement pour “finir” en Homo sapiens redressé). Les participantes et participants doivent placer différents groupes sur cette représentation.

Les résultats des premières études menées aux États-Unis (2 293 participantes et participants), en Angleterre et en Hongrie (1 181 participantes et participants) montrent que les personnes tendent à juger les groupes dominants comme “pleinement évolués” (Étasuniens, Français, Australiens, notamment) et les groupes subordonnés comme “moins évolués” (personnes arabes, musulmanes, migrantes, notamment). Ces résultats ont été répliqués dans plus d’une dizaine de pays auprès de plusieurs dizaines de milliers de personnes.

Cette différenciation hiérarchique entre groupes est non seulement réfutée par la recherche scientifique, mais elle explique un large ensemble d’attitudes hostiles, notamment les préjugés racistes, le rejet du soutien aux personnes migrantes, la justification des injustices, le militarisme, le soutien à la torture, le soutien à des représailles violentes après une attaque, un moindre souci pour les victimes civiles d’un conflit quand elles appartiennent à un groupe de faible statut.

Les attitudes autoritaires, plus précisément l’autoritarisme de droite et l’orientation à la dominance sociale, sont les prédicteurs les plus robustes de la déshumanisation : plus les personnes ont des scores élevés aux échelles de mesure de ces attitudes, plus elles présentent une propension à la déshumanisation, une préférence pour la droite politique, et une inclination à la violence intergroupe.

Hypothèse de la symétrie idéologique

Le consensus scientifique voulant que l’autoritarisme, l’intolérance soient plus répandus à droite qu’à gauche semble s’éroder depuis les années 2010. Des chercheurs ont récemment soutenu que les personnes de gauche sont aussi autoritaires et intolérantes envers les individus qui ne partagent pas leurs valeurs que les personnes de droite. Cette “hypothèse de la symétrie idéologique” a depuis été réfutée notamment par Vivienne Badaan et John T. Jost.

Asymétrie dans les préjugés

Vivienne Badaan (chercheuse en psychologie sociale à l’université américaine de Beyrouth) et John T. Jost (chercheur en psychologie sociale à l’université de New York) ont pointé deux problèmes. Premièrement, des asymétries dans la force des préjugés sont fréquemment observées même dans les études qui prétendent fournir des preuves de symétrie. Une récente étude montre que l’hostilité des personnes de droite envers les personnes de gauche est plus importante que l’hostilité des personnes de gauche envers les personnes de droite. L’hostilité la plus forte est observée chez les personnes d’extrême droite.

Deuxièmement, les études qui prétendent fournir des preuves de symétrie reposent sur une procédure qui consiste à demander aux personnes de rapporter sur un thermomètre symbolique le degré de “froideur” ou de “chaleur” ressentie à l’égard de certains groupes. Les personnes de gauche expriment généralement des attitudes “tièdes” envers les personnes de droite, rarement “froides”. Or le fait d’avoir des attitudes “tièdes” à l’égard de certains groupes de personnes, de ne pas être enthousiaste à l’égard de leurs activités politiques est loin d’exprimer des préjugés, du moins si l’on se réfère à la définition de la notion de préjugé qui prévaut en psychologie sociale.

En 1954, Gordon Allport a défini les préjugés comme une hostilité injustifiée qui se manifeste par la discrimination, l’exploitation, et des crimes de haine. Il n’y a pas de préjugés “inoffensifs”, les préjugés sont des réponses viscérales émotionnelles négatives provoquant des comportements hostiles.

Vivienne Badaan et John T. Jost rappellent que, dans cette tradition de la psychologie sociale, “les préjugés sont un problème social sérieux qu’il convient d’analyser et de traiter – avec de vraies victimes, telles que les victimes de crimes de haine – et ce n’est pas une notion à utiliser à la légère ni un phénomène à banaliser […] Il ne s’agit pas d’une notion qui peut être assimilée, par exemple, à des attitudes tièdes ou à un discernement critique.

Ces chercheurs estiment qu’il est important de ramener l’étude des préjugés à ses racines en psychologie sociale, en tant que tentative de comprendre et d’atténuer les problèmes sociaux associés à l’hostilité, l’agression, la violence dirigées contre les membres d’un groupe. Cela implique que toute étude sérieuse des préjugés prenne en compte leurs conséquences dans le monde réel, notamment les crimes de haine.

Asymétrie dans les crimes de haine

Les crimes de haine sont des actes violents commis contre des personnes en raison de leur appartenance (réelle ou supposée) à un certain groupe social. Si l’intensité des préjugés est équivalente à gauche et à droite du continuum politique, les crimes de haine commis contre les minorités ethniques, religieuses et sexuelles (qui sont détestées de manière disproportionnée par les personnes de droite) devraient être aussi fréquents que les crimes de haine commis contre les groupes avantagés (que les personnes de gauche sont supposées détester de manière disproportionnée). Vivienne Badaan et John T. Jost ont analysé les statistiques sur les crimes de haine commis aux États-Unis sur la période 1996-2018 :

© theconversation.com

Or, les données montrent que les crimes de haine contre les minorités sont beaucoup plus fréquents que les crimes de haine contre les groupes favorisés. Si l’on part du principe que les crimes de haine sont la conséquence directe de préjugés extrêmes, il apparaît que les individus de droite sont beaucoup plus enclins à des formes extrêmes de préjugés (infra-humanisation, déshumanisation animalistique, déshumanisation flagrante notamment) que les personnes de gauche.

Empathie, autoritarisme, intolérance

Martin Bäckström et Fredrik Björklund (chercheurs en psychologie sociale à l’université de Lund) ont examiné la relation entre l’empathie, l’autoritarisme de droite, l’orientation à la dominance sociale, et le préjugé généralisé.

L’empathie désigne la capacité à ressentir et comprendre les émotions des autres individus. Cette compétence est centrale pour le souci pour autrui, la prise de perspective, les émotions morales (comme la compassion, la culpabilité), le comportement d’aide, l’altruisme, la coopération. Le préjugé généralisé désigne la tendance à avoir une attitude défavorable à l’encontre des personnes perçues comme dissimilaires à soi (racisme, sexisme, homophobie, etc.)

Les participants ont complété un questionnaire comprenant l’indice de réactivité interpersonnelle, une échelle souvent utilisée pour évaluer la tendance spontanée des personnes à l’empathie, ainsi que l’échelle d’autoritarisme de droite, l’échelle d’orientation à la dominance sociale, et plusieurs échelles de préjugés (par exemple, racisme, sexisme, validisme).

Les résultats montrent que moins les personnes sont dotées d’empathie, plus elles ont un niveau élevé d’autoritarisme, et plus leur niveau de préjugé généralisé est élevé.

Modèle proposant qu’un déficit d’empathie favorise l’autoritarisme, qui détermine ensuite le niveau de préjugé généralisé. Les signes – et + précisent la relation entre les variables : relation négative entre l’empathie et l’autoritarisme, relation positive entre l’autoritarisme et le préjugé généralisé. L’étude de Martin Bäckström et Fredrik Björklund est corrélationnelle, les relations entre variables ont été testées par la modélisation d’équations structurelles © theconversation.com

De manière cohérente, la recherche en neurosciences montre que les réponses neurophysiologiques d’empathie sont plus faibles chez les personnes de droite par rapport aux personnes de gauche.

D’autres travaux soutiennent l’idée que l’empathie exerce une influence causale sur les attitudes autoritaires, le conservatisme et les préjugés intergroupes. Notamment, des chercheurs ont observé que des lésions cérébrales dans des zones importantes pour l’empathie provoquent une augmentation du niveau d’autoritarisme chez les personnes. Attention, ce résultat ne signifie pas que l’autoritarisme soit la conséquence de lésions cérébrales : les études lésionnelles permettent de compléter les données disponibles, de clarifier les relations de causalité entre variables.

Aucune équivalence entre “les extrêmes”

La recherche en psychologie sociale sur les relations intergroupes (préjugés, stéréotypes, discrimination) a débuté dans les années 1930. Les études ont souvent porté sur les pays occidentaux, cependant la recherche montre que les phénomènes présentés ici (orientation à la dominance sociale, autoritarisme de droite, conservatisme, préjugés, déshumanisation) sont universels.

Dans leur ensemble, les travaux présentés dans cet article montrent qu’il n’y a aucune équivalence entre “les extrêmes”. Plus les personnes présentent un déficit d’empathie, un niveau élevé d’autoritarisme, de préjugés, de déshumanisation, de violence intergroupe, plus elles se situent à droite ; plus les personnes présentent un souci empathique, un niveau faible d’autoritarisme, de préjugés, de déshumanisation, de violence intergroupe, plus elles se situent à gauche. “Les extrêmes” s’opposent dans leur conception de la justice sociale, leur souci pour autrui, les non-humains, et l’environnement.

Ces traits s’objectivent dans la surreprésentation de l’extrême droite dans les crimes de haine et le terrorisme (des années de plomb à aujourd’hui) ; et dans la surreprésentation de l’extrême gauche dans les initiatives de lutte pour la justice sociale, de solidarité envers les personnes les plus vulnérables (comme les personnes migrantes), les initiatives de défense des droits, des libertés, de l’environnement.

Une critique consiste à pointer les exactions commises au XXe siècle au nom de certaines idéologies de gauche. Toutefois la recherche en psychologie sociale suggère que cette violence soit le fait de personnes “de droite”. Par exemple, une série d’études menée en Union soviétique montre que plus les personnes ont un score élevé à l’échelle d’autoritarisme de droite, plus elles soutiennent le régime soviétique, rejettent les dissidents politiques, et sont intolérantes (sexisme, racisme, antisémitisme notamment). Les résultats montrent également que les membres du parti communiste russe ont des scores plus élevés à l’échelle d’autoritarisme de droite que les membres des autres organisations politiques.

Selon Bob Altemeyer (chercheur en psychologie sociale à l’université du Manitoba), l’alliance entre des leaders à forte orientation à la dominance sociale et des subordonnés autoritaires de droite représente une “union létale” car elle augmente fortement le risque de violence politique, les premiers appelant à l’action violente, les seconds passant à l’acte. La montée du RN nous confronte directement à cette menace, en sus d’une augmentation des inégalités sociales et d’une intensification de la crise environnementale.

Les travaux présentés dans cet article ont été menés par des chercheuses et chercheurs en psychologie sociale, mais aussi en sciences politiques, en neurosciences, en génétique comportementale, en primatologie. Toutes et tous partagent la conviction que le comportement politique ne saurait être expliqué par une seule discipline de recherche.

Johan Lepage, Université Grenoble-Alpes


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Plus de discours (entre autres, politiques) en Wallonie…

SEYS : Une philosophe répond à Georges-Louis Bouchez

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[LALIBRE.BE, 18 juin 2024] Dans “La Libre”, le président du MR [parti libéral en Belgique francophone] a déclaré vouloir “gérer le pays comme des ingénieurs, pas comme des poètes“. Or en prenant le temps d’écouter le “pourquoi” des choses qui se murmure et qui se travaille dans les couches profondes, le poète n’a rien du rêveur inutile.

Une opinion de Pascale Seys, philosophe

© rtbf

Permettez-moi tout d’abord, Monsieur Bouchez, de vous féliciter, vous et vos équipes, à l’occasion de l’éclatante victoire qu’a remportée votre parti lors des élections du 9 juin dernier. J’espère que cette lettre vous trouve en bonne forme, après ces mois de campagne, et que vous êtes impatient de passer à l’action afin d’accomplir la grande tâche que vous vous êtes fixée : une cure de gestion dont notre pays aurait, selon vous, besoin, ce que les élections ont confirmé en vous donnant mandat pour réaliser le rêve et les ambitions que vous nourrissez pour notre pays.

Incompatibilité

J’aimerais, si vous me le permettez, m’attarder sur le projet que vous avez récemment décrit dans les colonnes de La Libre Belgique. En estimant qu’il est opportun de “gérer le pays comme des ingénieurs, pas comme des poètes“, vous semblez souligner une incompatibilité entre deux manières d’être au monde, valorisant la première au détriment de la seconde. Nous avons bien pris la mesure de l’urgence de la situation : “Nous voulons un Etat plus efficace“, dites-vous. Il faut donc avancer, vite marcher, courir, vite de l’avant, vers l’avenir, vite. Mais vers quoi ? Pour attraper quoi ? Le temps perdu ? Et pour gagner quoi ? Plus d’argent ? Mais pour acheter quoi ? Plus de biens ? Ce que vous interrogez, au fond, je crois, Monsieur Bouchez, en opposant l’ingénieur au poète, c’est la condition d’une vie réussie, si je puis me permettre, en brouillant la sémantique.

Certes, la rigueur, la précision et l’efficacité sont des qualités essentielles pour une bonne gouvernance. Mais lorsqu’il s’agit de choses humaines, il ne saurait être question de gestion ou de management, loin s’en faut, mais bien de politique, c’est-à-dire de prises de décisions et d’actions au service de destins humains qui s’arriment à une vision des “fins“. L’ingénieur fabrique des objets techniques (des avions, des fibres optiques, des ponts, des ordinateurs et des immeubles) ou, s’il est économiste, applique des grilles d’évaluations basées sur des plans prévisionnels. Le politique prend des décisions qui affectent la société tout entière et le gestionnaire administre.

Mais que fait le poète ? Une tâche souveraine. Il invente le monde qui vient en questionnant le sens. En prenant le temps d’écouter le “pourquoi” des choses qui se murmure et qui se travaille dans les couches profondes et que recouvre le bruit, le poète, Monsieur Bouchez, n’est pas un rêveur inutile. Il crée des mondes visibles, des mondes possibles avec des mots qui deviennent des représentations, puis des valeurs, qui se muent en actions réelles et parfois, en action politique. Parce qu’il dispose de la faculté rare de vivre plusieurs vies en imagination, parce qu’il est “mieux voyant” et “mieux disant“, le poète inspire et rassemble, plus universellement que n’importe quel discours, celles et ceux qui le lisent autour d’une vision commune. En réalité, le politique devrait humblement s’incliner devant le poète parce que le poète courageux autant qu’insatisfait, qui travaille jour et nuit, lui aussi, voit plus loin et mieux que lui. C’est ainsi que, par la vérité de ses mots libres, le poète rappelle au ministre qu’il est un “minister” c’est-à-dire, un serviteur.

Libres et heureux

L’enjeu serait donc moins de “gérer” efficacement un pays à coups de novlangue managériale et de punchlines, Monsieur Bouchez, que de cultiver une société au sein de laquelle les citoyens se sentent valorisés, inspirés, responsables et, pour le dire simplement, libres et heureux : libres d’appartenir à une société solidaire et heureux de vivre, d’aimer, d’apprendre et de faire des enfants capables d’admirer, à leur tour, grâce aux mots des poètes, ce qui, dans le monde et dans la nature, les dépasse, qu’ils n’ont pas pu voir seuls et qui nous est gracieusement “donné.” Eugène Ionesco avait exprimé cette idée à travers un paradoxe qui réveille : l’utilité de l’inutile.

Regardez les gens courir affairés, dans les rues. Ils ne regardent ni à droite, ni à gauche, l’air préoccupé, les yeux fixés à terre, comme des chiens. Ils foncent tout droit, mais toujours sans regarder devant eux, car ils font le trajet, connu à l’avance, machinalement. Dans toutes les grandes villes du monde c’est pareil. L’homme moderne, universel, c’est l’homme pressé, il n’a pas le temps, il est prisonnier de la nécessité, il ne comprend pas qu’une chose puisse ne pas être utile ; il ne comprend pas non plus que, dans le fond, c’est l’utile qui peut être un poids inutile, accablant. Si on ne comprend pas l’utilité de l’inutile, l’inutilité de l’utile, on ne comprend pas l’art ; et un pays où l’on ne comprend pas l’art est un pays d’esclaves et de robots, un pays de gens malheureux, de gens qui ne rient pas ni ne sourient, un pays sans esprit ; où il n’y a pas l’humour, où il n’y a pas le rire, il y a la colère et la haine.

Eugène Ionesco

C’est cela, monsieur Bouchez, avoir une vision. La leçon d’Ionesco nous rappelle qu’il y a des choses dans la vie qui méritent d’être défendues, sous peine de perdre la raison même pour laquelle la politique et nous-mêmes existons.

L’arbre de la liberté

Proust ne courait pas. Il a écrit les quatre mille pages de La Recherche allongé dans son lit. En fait, il a retrouvé le temps perdu – ce que nous oublions d’essentiel – dans des détails infimes auxquels lui seul a prêté attention et sur lesquels son regard a attiré ensuite l’attention de ses lecteurs : le pavé irrégulier d’un trottoir, une madeleine trempée dans une tasse de tilleul, une petite musique entendue lors d’une soirée particulière, ont eu le pouvoir d’éveiller en lui, l’écrivain, et en nous, ses lecteurs, un souvenir qui nous connecte à notre vie intérieure, sensible, humaine. Cette expérience est universelle mais il fallait un poète pour la traduire en sens. Pour citer d’autres exemples, ancrés dans une réalité que vous connaissez bien, de grandes figures inspirantes de la politique, des collègues à vous, somme toute, ont compris le caractère vital – au sens de ce qui rend vivant – d’un destin humain sur une planète menacée. En plus de faire de la politique, ils ont offert au monde une immense œuvre poétique, en mettant leur vision au service d’un idéal : combattre les injustices et, comme vous, promouvoir la liberté et l’émancipation de leur pays.

Léopold Sédar Senghor était président du Sénégal et poète en pleine tourmente décoloniale ; il a su, grâce à sa sensibilité, parler à son peuple en attisant l’espérance plutôt que la violence. Nelson Mandela, écrivain et poète, a connu la prison parce qu’il défendait la liberté de son peuple, victime de l’apartheid, qui n’est jamais qu’une version connue de la domination et de la violence exercée par des dominants sur des dominés. En France, au milieu du XIXe siècle, Victor Hugo, député républicain, laïc convaincu, comme vous et défenseur de l’union européenne, dénonçait la misère du peuple dans des discours vibrants d’humanité. Le 2 mars 1848, il avait participé à un évènement public hautement symbolique, place des Vosges à Paris, auquel vous auriez peut-être aimé, il me plaît de l’imaginer, participer : la plantation d’un arbre de la liberté.

S’ensuivit un discours fédérateur dans lequel Hugo s’est adressé conjointement, sans les opposer, aux travailleurs “par le bras” et “par l’intelligence“, réconciliant les classes de travailleurs et les exclus, en même temps que les deux facultés en nous que sont la raison et la sensibilité, sans les exclure. Travailleur acharné, qui polissait chaque phrase, Victor Hugo était surnommé “l’homme océan“. À ses funérailles, une des plus grandes processions funéraires de l’histoire de France, deux millions de personnes de tous horizons, touchées au cœur, lui ont rendu hommage parce qu’en poète, l’homme politique avait trouvé des mots simplement humains, qui disent la précarité, la souffrance, la joie, la peur du lendemain et pour nous en consoler, la fraternité. Voyez-vous, c’est avec le secours de la poésie qu’Hugo a rendu courage et espoir à celles et à ceux, parmi les démunis du genre humain, qui l’avaient, l’un et l’autre, perdus.

Fabriquer, produire, inventer, innover

Victor Hugo avait interpellé la jeunesse pressée en un vers prompt, efficace : “Prenez garde, aux choses que vous dites. Tout peut sortir d’un mot qu’en passant vous perdîtes.” En suggérant, en passant, que l’ingénieur serait supérieur au poète, permettez-moi, Monsieur Bouchez, de porter à votre connaissance que le mot “ingénieur” est un terme issu de l’ancien français “engigneor” qui signifie à l’origine un “constructeur d’engins de guerre” et le que le mot “poète” est issu d’une racine grecque qui signifie “fabriquer, produire, inventer, innover“. Aussi, il est possible, me dis-je, à l’appui de votre héritage, de la vision politique et des ambitions constructives que vous nourrissez pour notre beau pays, que vous vous soyez tout simplement trompé et que ce que vous vouliez dire, en passant, c’est que notre pays devrait être gouverné plutôt par des poètes que par des ingénieurs.

En vous souhaitant un plein succès dans votre entreprise, qui soit à la hauteur de votre responsabilité, je me permets de relayer la crainte d’un jeune poète belge, Noé Preszow, porte-parole de sa génération, qui, fixant la lune et écoutant l’océan “entrevoit trop de vagues brunes par le hublot juste devant” et vous prie d’accepter, Monsieur Bouchez, mes salutations distinguées.

Pascale SEYS, philosophe


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Plus de parole libre en Wallonie ?

Démocratie participative : votations ?

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Les micro-trottoirs -par définition impromptus- de la RTBF aident-ils la démocratie directe ou…

Plus de démocratie directe, c’est le souhait de nombreux mouvements citoyens. Et pour y parvenir, certains ont mis en place un site de vote en ligne. Une vingtaine de questions sont actuellement proposées sur le site. Cela va d’une éventuelle taxe sur le kérosène à la baisse des dotations royales… [en savoir plus sur RTBF.BE/AUVIO]


We government – Nous gouvernement – Wij regering

“Nous-sommes-le-gouvernement est un réseau bilingue de mouvements de citoyens et de citoyens individuels qui souhaitent une démocratie plus directe en Belgique. La démocratie directe signifie le droit de faire référendum contraignant à l’initiative de la population. Les outils sont le référendum ou la votation et le droit d’initiative.

POURQUOI ?

Le but de ces votations est de donner au public une voix claire et de renforcer la culture de la participation publique afin de gagner l’opinion publique pour une démocratie plus directe.

COMMENT ?

En organisant notre propre participation au moyen de votations sur internet avec la carte d’identité électronique. La méthode est inspirée du système référendaire suisse…” [lire la suite sur WE-GOV.BE…]


Le modèle suisse a une histoire…

“L’histoire de la démocratie, en tant que système de gouvernement reposant sur les décisions d’une élite de la population, remonte à l’Antiquité. Le premier parlement élu en Europe après notre ère est le Parlement de Montfort en Angleterre, en 1265. Mais là aussi, seule une petite minorité dispose d’une voix : le Parlement est élu par une élite représentant sans doute 2-3 % de la population et sa convocation dépend du bon vouloir du roi ou de la reine.

La démocratie citoyenne, en tant que système de gouvernement reposant sur les choix de la majorité de tous les citoyens, trouve ses racines e.a. dans les serments que les hommes libres de vallées suisses (Uri, Unterwald, Schwytz, Valais) concluent entre eux au XIII et XIVème siècles pour rejeter toute domination d’un pouvoir féodal qu’ils n’approuvent pas. Ces hommes libres sont des paysans, bergers, bûcherons, vignerons…

La Suisse est une référence pour les droits politiques car c’est le seul pays au Monde qui les utilise intensément à tous les niveaux de pouvoir, local (communal), régional [au sens large : canton, ensemble de cantons, ensemble de communes] et fédéral.

Les Confédéras de la Massa

Dans les mythes fondateurs de la démocratie Suisse, Guillaume Tell est le héros de la lutte des habitants de la vallée d’Uri pour la liberté contre l’oppression des baillis envoyés par les Habsbourgs. Mais les historiens s’accordent aujourd’hui pour dire que Guillaume Tell est très probablement un personnage de légende qui n’a jamais existé.

Tout le contraire de Guillaume Perronet, berger devenu physicus (médecin) originaire des alpages de Louc (aujourd’hui le village de Saint-Luc, Anniviers) et qui s’était installé au hameau de Thel près de Loèche (Leuk). Guillaume Perronet, de Thel, a été à l’origine de la confédération de la Massa, rassemblant les représentants des communes valaisannes voulant s’émanciper de la tyrannie. Selon l’historien suisse Philippe Favre dans son livre « 1352, un médecin contre la tyrannie », voici ce qui se serait passé :

Octobre 1355. Guillaume, Guillaume de Thel avait convoqué les représentants de toutes les communes du Valais épiscopal au confluent de la Massa, une rivière qui prend sa source dans le glacier d’Aletsch. Les procureurs syndics se tenaient au centre près d’un méandre de la rivière. Quant aux autres, ils s’étageaient en arc de cercle sur la pente. Ils étaient venus nombreux car la crainte de représailles savoyardes s’estompait au fur et à mesure que le capitaine impérial envoyé par le Roi des Romains, Bourcard Moench, reprenait les châteaux du Valais. Guillaume de Thel pris la parole : J’entends certains parmi vous qui disent que la confiance est revenue. C’est bien. Ils ont sans doute raison car nos marmites sont à nouveau pleines … mais le seront-elles toujours demain ? Si oui, la confiance demeurera, si non, elle s’en ira à nouveau. Alors, est-ce à dire que c’est l’état de nos marmites qui régit notre confiance ? Tout dépend à qui nous l’accordons ! A l’Evêque qui a livré le pays à un bailli étranger ? Aux nobles qui se rangent toujours du côté du plus fort ? Nous avons fait appel à l’Empereur pour nous libérer du joug savoyard. Mais combien de temps cela durera-t-il? Quand apprendrons-nous à accorder notre confiance à nous-mêmes ? Qui, mieux que ceux des communes voisines, partage les mêmes intérêts, les mêmes craintes et les mêmes espoirs que nous? N’y-a-t-il pas mieux à faire que de nous laisser emporter au gré des courants, que de nous laisser malmener d’un rive à l’autre, et nous laisser diviser, par ceux qui veulent diriger le cours de nos vies !? Le temps est venu d’inverser l’ordre des choses !!” s’exclama Guillaume de Thel en soulevant un arbrisseau déraciné qui avait été charrié par la rivière. Il trancha net sa pointe et ficha le petit arbuste à l’envers dans le sable, suffisamment profondément pour qu’il tienne à la verticale, les racines ballottant vers le haut. “Que ceux qui veulent inverser le cours des choses viennent lever ce bois de la Massa !”. Les représentants des communes vinrent les uns après les autres et brandirent l’arbrisseau devant la foule ! Les citoyens venus nombreux répondirent par une clameur.

En Octobre 1355, 64 années après l’exemple des Waldtsätten (cantons d’Uri, de Schwytz et d’Unterwald), le peuple du Vallais conclut un pacte qui l’émancipait de la justice féodale, en outrepassant la loi du major et du vidomme. Un acte révolutionnaire car, désormais, tout ceux qui gouverneraient leur terre ne pourraient le faire sans eux.” [source : WE-GOV.BE…]


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation, partage  | sources : RTBF.BE/AUVIO, WE-GOV.BE | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : RTBF | remerciements à Eric Rozenberg


Plus de contrats pour le vivre-ensemble…

Pourquoi les Wallons adorent et suivent de près la présidentielle française

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“Tout un pays” sera bientôt suspendu aux résultats d’une élection particulièrement décisive. La France ? Non, la Belgique, où la lutte entre Emmanuel Macron, Marine Le Pen, François Fillon ou encore Jean-Luc Mélenchon attise les passions.

L’issue de la présidentielle, qui aura lieu les 23 avril et 7 mai, est attendue par les Belges, en particulier côté francophone, “comme si leur propre sort en dépendait”, assure Henri Goldman, le rédacteur en chef de la revue “Politique”.

C’est que l’attrait pour la chose politique française, pour des Belges qui se perdent souvent dans les méandres de leur propre système fédéral, vire parfois à “l’obsession”, observe M. Goldman, dont le magazine a publié en mars un numéro spécial sur la France sous le titre “Cette république que nous avons tant aimée”.

En Belgique, le Premier ministre émerge de délicates négociations entre une demi-douzaine de partis, qui peuvent durer des mois, après l’élection du Parlement au scrutin proportionnel. Au contraire de l’élection présidentielle française au suffrage universel direct.

En 2017, les multiples péripéties de la campagne renforcent encore la passion des Belges pour la politique française qui remonte à des décennies…

Lire la suite de la dépêche de l’AFP sur la LALIBRE.BE du 14 avril 2017