2021 : Inondations et barrages dans la Vallée de la Vesdre – L’aménagement du territoire en question

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[TERRESTRES.ORG, 5 juin 2023] A mesure que le dérèglement climatique s’intensifie et l’artificialisation des sols se poursuit, les inondations dévastatrices s’enchaînent à travers le monde. A l’été 2021, la Belgique a connu des pluies torrentielles qui ont entraîné 100 000 sinistrés. Cette enquête historique retrace 150 ans de projets de transformation et de modernisation de la vallée belge de la Vesdre. A travers l’histoire des barrages, c’est bien plus qu’un objet technique qui est examiné : c’est une “machine organique” où la technique, la géographie, la biologie, le politique et le social interagissent constamment.

ÉTÉ 2021 : LE DÉLUGE

Entre le 14 et le 16 juillet 2021, 209 communes du sud-est de la Belgique ont connu des pluies diluviennes entraînant des inondations d’une ampleur et d’une intensité exceptionnelles. En quelques heures à peine, les habitants de Verviers, Trooz, Pepinster, Chaudfontaine… ont vu le niveau de l’eau de la Vesdre, de l’Ourthe et de la Meuse monter à vue d’œil, engloutir les voitures, les jardins ; encercler les habitations ; envahir les rez-de-chaussée. Des maisons s’effondrent sous la vigueur du courant, sous les chocs des objets qu’il charrie. Les routes sont impraticables et imposent d’interminables détours. Les habitants qui n’ont pas fuit à temps sont assiégés. Les lignes de téléphone sont coupées ou saturées. L’angoisse monte. Les services de secours, de soin, les relais d’information sont débordés et mal outillés. Alors déjà les premières interventions de solidarité s’organisent, entre voisins, avec les moyens du bord (les tracteurs, les embarcations de fortune, les compétences de chacun·e). Malgré tout, c’est souvent l’économie de toute une vie que les flots emportent sans pitié. Le bilan est lourd, les conséquences sont traumatiques : 100.000 sinistrés. 39 décès officiels. Des dégâts matériels estimés à plus de deux milliards d’euros. Les populations les plus touchées sont souvent déjà les plus précaires, habitants d’anciens centres industriels et de zones inondables.

Les lendemains sont difficiles. Les traces matérielles de ces vies englouties s’entassent à tous les coins de rue, sur les bretelles d’autoroute réquisitionnées, en bordure des rivières. Une atmosphère d’apocalypse règne. Chacun·e tente d’évacuer l’eau, de sauver ce qui peut encore l’être, de faire une première estimation des pertes. Des bénévoles affluent de tout le pays pour prêter main forte aux victimes. La Croix Rouge, l’armée tentent d’organiser les renforts. Il y a de la solidarité, mais aussi de la confusion et des premières frustrations. C’est aussi le moment des controverses [1].

[1] Pour un récit complet des événements, voir le magazine belge Wilfried (numéro 17, automne 2021, et hors série 2021 : Mémoires vives). Pour un recueil d’images et de témoignages, voir le travail de Caroline Lamarche et Françoise Deprez : Toujours l’eau (juillet 2021, Tavier : éditions du Caïd).

De nombreux témoins expliquent que la montée des eaux sur le cours de la Vesdre n’a pas été linéaire, mais marquée par deux vagues, emportant tout sur leur passage. Très vite, une corrélation est supposée avec la présence de barrages hydrauliques situés en amont des zones inondées. Quel a été leur rôle ? Les vannes ont-elles été ouvertes pour empêcher la ruine des structures ? L’ouverture des vannes a-t-elle aggravé la situation en provoquant les raz-de-marée observés par certains témoins directs ? Aujourd’hui un rapport d’analyse sur le sujet – commandé par le ministère du Climat, de l’Énergie et de la Mobilité – conclut à la décharge des gestionnaires d’infrastructures. Le barrage de la Vesdre n’aurait jamais rejeté un débit plus important que celui qu’il recevait en amont. Il aurait même permis de stocker 6 des 12,4 millions de m³ d’eau tombés sur son bassin versant. Sans ce barrage, la situation aurait été donc encore plus catastrophique à l’aval [2].

[2] Fränz Zeimetz et al., Analyse indépendante sur la gestion des voies hydrauliques lors des intempéries de la semaine du 12 juillet 2021 (2021)

ALORS,  LA QUESTION EST-ELLE CLOSE ?

D’une part, le rapport laisse de grandes zones d’ombre sur le déroulé exact des événements. Les rédacteurs en énoncent eux-même les limites : planning trop serré pour une reconstitution hydrologique complète, utilisation exclusive de données transmises par les services publics incriminés, défaillance des capteurs enregistrant les débits entrant pour le réservoir de la Gileppe. A la lecture du rapport, il est certain que les barrages n’ont pas aggravé les effets des inondations. Mais aucune explication alternative n’est donnée à l’effet de vague qui a pourtant été observé par des nombreux témoins. Le devoir d’enquête semble avoir été pris à la légère par le Gouvernement. Il en résulte de l’incrédulité et un sentiment d’injustice parmi les citoyen·ne·s concernés.

D’autre part, le débat, relayé par les médias et encadré par le rapport du gouvernement n’offre qu’une marge de manœuvre étroite : approuver ou contester les décisions et gestes de quelques techniciens et experts. Ouvrir les vannes ou risquer l’effondrement du mur de retenue ? En voilà une alternative infernale [3] ! En parallèle du devoir d’enquête, une responsabilité plus large devrait être invoquée si nous voulons nous saisir de cette catastrophe pour penser les territoires que nous habitons, et leur résilience face aux catastrophes de plus en plus fréquentes que nous annoncent les climatologues. Pourquoi les barrages sont-ils là ? Que doivent-ils devenir ? Quel mode de gouvernance désirons-nous mettre en place pour affronter les difficiles prises de décision qui s’annoncent ?

[3] La notion d’alternative infernale est développée par Isabelle Stengers et Philippe Pignarre dans La sorcellerie capitaliste (Paris : La Découverte, 2005)

L’objectif de cet article est d’alimenter ces réflexions, à partir d’une lecture historique. Il propose de retracer l’histoire des barrages de la vallée de la Vesdre et de leur ancrage territorial. Il propose d’essayer de mieux comprendre leurs modes de production, leurs effets et les aménagements du territoire qu’ils les ont accompagnés pour pouvoir réfléchir collectivement à la manière de les gérer demain. Mais avant d’entamer le récit, deux précisions sont à apporter pour expliquer la démarche.

LA MACHINE ORGANIQUE ET LE PALIMPSESTE

L’étude des infrastructures pose une question de cadrage et d’échelle. Jusqu’où doit-on regarder ? Quels dessins produire pour parler d’un barrage ? Les documents d’archives contiennent le plus souvent les dessins des ingénieurs qui s’en tiennent aux murs de retenue, zones excavées, turbines et postes de commande. Pourtant, un barrage ne se réduit pas à sa seule emprise construite, ni même au périmètre de son chantier. Il s’agit aussi – comme nous le rappelle les inondations dans la Vallée de la Vesdre, d’une entité qui transforme profondément le territoire dans lequel elle s’inscrit, parfois à très grande échelle. L’historien de l’environnement américain Richard White appelle ce nouveau territoire transformé par la présence du barrage une “machine organique”, pour insister sur les relations entre l’ouvrage d’art et l’environnement géographique et social dans lequel il est construit. La machine comprend aussi les nouveaux modes d’extraction des ressources naturelles, les nouvelles activités humaines et non-humaines que le territoire transformé accueille [4]. De surcroît, ce territoire transformé, comme le démontre Donald Worster, reconfigure aussi les rapports de domination qui y prennent place. La construction des grands barrages s’accompagnent presque toujours de conflits territoriaux entre leurs initiateurs privés ou publics et les habitants des régions menacées d’inondation [5]. Raconter l’histoire des barrages demande d’intégrer aussi une série de choix de nature politique, sociale et environnementale qui prennent forme dans le vaste territoire concerné. Ce ne sont donc pas les barrages de la Vesdre qui sont étudiés ici, mais bien la machine organique qu’ils ont participé à construire dans cette vallée.

[4] Richard White, The Organic Machine: The Remaking of the Columbia River (New-York : Hill & Wang Pub, 1995).
[5] Donald Worster, The Hoover dam : a study in domination, The Social and Environnemental Effects of Large Dams (1984).

Par ailleurs, l’étude des transformations multiples d’un territoire pose la question de leur sédimentation. L’historien de l’architecture André Corboz compare le territoire à un palimpseste, ces parchemins grattés et ré-employés, sur lesquels chaque nouvel écrit se superpose aux antérieurs partiellement effacés. Le territoire n’est, en effet, jamais une page blanche, ni une page définitivement écrite. Il est – au contraire – façonné par une accumulation de traces matérielles, témoins des usages et aménagements présents et passés cumulés, et malgré tout, toujours ouvert aux transformations futures [6]. Ainsi, comme nous le verrons, le bassin de la Vesdre est parsemé des traces matérielles de ses usages successifs. Certaines traces subsistent à l’état de ruines, d’autres se sont vues assignées de nouvelles fonctions et de nouveaux récits au fil du temps. Toutes s’accumulent jusqu’à constituer un prolifique stock de matières “mises en œuvre”. Ainsi, le récit qui est développé ici est constitué de trois étapes qui ne se succèdent pas mais se sédimentent et participent à dresser le portrait de la situation contemporaine avec laquelle les architectes, les urbanistes, les décideurs et les habitants du 21e siècle devront bien composer.

[6] André Corboz, Le territoire comme palimpseste et autres essais (Besançon : Éd. de l’imprimeur, 2001)

PRINTEMPS 1868 : DES DRAPS, DES ÉPICÉAS ET DES ÉTATS-NATIONS EN ÉBULLITION

La Belgique est une jeune nation – à peine 38 ans – en plein essor industriel. L’ingénieur des mines Eugène Bidaut, jusqu’alors surtout reconnu pour ses études géologiques dans les régions charbonnières, a pris rendez-vous avec le Ministre libéral des Travaux Publics, Alexandre Jamar. Il vient lui présenter le résultat de onze années d’études l’amenant à proposer la construction du premier grand barrage du pays. L’objectif de l’étude visait à “améliorer le régime de la Vesdre“. La formule est laconique… Améliorer ? Oui, mais pourquoi et surtout pour qui ?

Travaux du barrage de la Gileppe. Vue du mur barrage amont (ca. 1867–1875) © KBR

Au 19e siècle, la région de la Vesdre, au Sud-Est du pays, est le foyer d’une industrie textile florissante. Pour laver la laine en économisant les matières dégraissantes, il est intéressant de disposer d’une eau douce, peu chargée en calcaire. Et c’est précisément ce que les industriels ont trouvé dans cette vallée. L’eau provient principalement du haut-plateau des Fagnes, un paysage de tourbières où les précipitations sont fréquentes et abondantes. L’eau qui s’y infiltre ne traverse que des roches siliceuses (sans calcium) avant de rejoindre les pôles industriels de Verviers et Eupen. La localisation semble donc idéale. Mais, avec l’essor industriel et la multiplication des usines, une pression sur la qualité de l’eau s’opère. Les établissements situés en aval sont mécontents de travailler avec l’eau souillée par leurs voisins en amont. Les rejets de chaque usine s’additionnent, la pollution se concentre dans les cours d’eau, et devient problématique, surtout pendant la saison sèche, en été. Dans les mémoires du barrage de la Gileppe, publiés en 1877, il est question d’”une infection parfois intolérable, des boues qui fermentent sur le lit de la rivière, emportées par de soudaines crues et véhiculant leurs miasmes jusqu’aux portes de Liège“. Une diminution drastique de la population de poissons est également mentionnée. Les ingénieurs concluent : “Le mal grandit tous les jours, à mesure que l’industrie étend sa production et multiplie ses déchets” [7].

[7] M. Bodson, E. Detienne, and F. Leclercq, Le barrage de la Gileppe : Mémoire rédigé à la demande de la Section de Liège de l’Association des Ingénieurs sortis de l’École de Liège (Liège : De Thier, 1877).

L’étude d’Eugène Bidaut est réalisée au frais de l’État mais à la demande de la Ville de Verviers, poussée dans le dos par les industriels locaux. Elle vise à remédier à cette situation conflictuelle générée par leur exploitation cumulée de l’eau. L’étude promeut la construction du barrage sur la Gileppe, un affluent de la Vesdre, couplée à l’installation d’un réseau de canalisation et distribution d’eau (dont subsiste l’aqueduc de Goé). Le barrage permet de garantir un débit constant en aval, et de pouvoir ainsi “diluer” la pollution tout au long de l’année en s’affranchissant des variations saisonnières naturelles du cours d’eau. La canalisation permet d’approvisionner toutes les industries en eau de qualité identique, quelle que soit leur position dans la vallée. A ce titre, le plan de Bidaut offre une solution toute relative aux problèmes de la vallée de la Vesdre : les pollutions ne sont certes pas évitées, mais elles sont diluées grâce au maintien d’un débit constant de la rivière, ce qui permet de réduire sinon leurs effets, au moins leurs visibilités.

La construction du barrage de la Gileppe constitue donc une intervention financée par des fonds publics en soutien du secteur privé industriel. Les usines textiles ne sont pas portées responsables de la pollution du cours d’eau. Il ne leur est pas demandé de réduire la nocivité de leurs rejets ou d’en assumer les conséquences. Au contraire, une infrastructure publique est construite pour non seulement prendre en charge leurs externalités négatives mais également leur offrir un meilleure approvisionnement en eau. En cela, le projet est parfaitement aligné avec les ambitions libérales du jeune état belge, telles qu’elles ont été décrites par l’historien Alexis Zimmer : “fonder infrastructurellement un nouvel ordre économique, affirmer matériellement l’émergence d’une nouvelle nation” [8]. L’infrastructure publique soutient le développement de l’industrie qui – en retour – assure le prestige et l’autorité du jeune état. Sans surprise, le plan de M. Bidaut est chaleureusement accepté et rapidement mis en œuvre. Les travaux démarrent un an à peine après la présentation du projet, tandis que le barrage est inauguré en 1875, après seulement six années de chantier.

[8] Alexis Zimmer, Brouillards toxiques. Vallée de la Meuse, 1930, contre-enquête (Bruxelles : Zones sensibles, 2017).

Le chantier du barrage s’implante dans un paysage déjà lui-même en proie à des transformations radicales. La loi de 1848 sur le défrichement donne un cadre légal favorisant la mise en culture des anciens terrains communs. Sur le plateau des Hautes Fagnes, en amont du barrage, cela se concrétise par un remplacement des usages traditionnels associés aux tourbières – notamment le pâturage et le fauchage – par une nouvelle pratique : la plantation intensive d’épicéas. Les tourbières sont drainées, découpées en une grille orthogonale de 250m par 250m. Les drains, de petits fossés qui bordent les parcelles, forment un réseau artificiel d’écoulement de l’eau et se connectent à plusieurs fossés d’évacuation, court-circuitant souvent la géographie originelle des bassins versants. L’effet de ces aménagements forestiers sur l’hydrologie de la région est controversé. Les trois ingénieurs rédacteurs du mémoire sur la construction du barrage de la Gileppe, relatent – sans toutefois y accorder beaucoup de foi – que, d’après l’opinion générale, le défrichement de la forêt d’Hertogenwald serait responsable d’une diminution du débit d’étiage de la Vesdre. Le barrage de la Gileppe serait ainsi devenu nécessaire en partie pour compenser les nouvelles pratiques forestières, en amont du barrage. Une hypothèse similaire sera plus tard développée dans les travaux de Raymond Bouillenne, botaniste et professeur à l’Université de Liège : la brusquerie des crues de 1894, 1936, 1952 serait expliquée par la suppression des tourbières qui constituaient auparavant un réservoir-tampon naturel en amont d’Eupen et Verviers. La couche organique poreuse des tourbières fonctionne, en effet, comme une éponge, capable de se gorger d’eau et d’ainsi différer et réguler l’effet d’une crue ou d’une période sèche en aval [9].

[9] R. Bouillenne, P. Deuse, and M. Streel, Introduction historique à l’étude des tourbières de la Fagne des Deux Séries, Bulletin de la Société Royale des Sciences de Liège 5 (1956).

Le drainage des tourbières, à l’inverse, entraîne une diminution de l’inertie du système : chaque crue, chaque sécheresse dans le Haut-Plateau se fait plus rapidement sentir à l’aval, à moins d’être compensée par le réservoir du barrage, dont les vannes doivent être ouvertes ou fermées par les gestionnaires de l’infrastructure, en fonction des prévisions météorologiques.

La vallée de la Vesdre occupe une position frontalière, à proximité du Royaume Prusse, qui deviendra l’Allemagne quelques années plus tard. Une première tentative échoue de construire un barrage transfrontalier, profitant aux deux pôles industriels voisins d’Eupen et Verviers. A l’aune de la guerre franco-prussienne de 1870-1871, les tensions entre les deux nations augmentent progressivement et la question de l’eau devient l’un des terrains de ces tensions. L’eau drainée est convoitée de chaque côté de la frontière. Du côté de la Prusse, le fossé d’Eupen est creusé. Il achemine artificiellement l’eau drainée des tourbières vers la Soor en direction d’Eupen. Du côté belge, le fossé de Bovy conduit l’eau des tourbières vers la Gileppe au profit de l’agglomération de Verviers. Chacun tire la couverture de son côté. Dans le contexte de ce bras de fer, le projet du barrage de la Gileppe représente une démonstration de force dont témoigne la statue de Lion qui trône fièrement en son sommet. Ainsi, si les cours d’eau sortent des lits qu’ils se sont patiemment construits, c’est aussi pour répondre aux contours et contraintes des frontières administratives de deux états-nations en ébullition.

Un homme posant devant la statue du Lion de la Gileppe (photographie anonyme, 1878-1890) © Rijksmuseum

Le drainage et les plantations d’épicéa, la canalisation de l’eau et la construction du barrage de la Gileppe se révèlent être finement interconnectés. Ensembles, ils transforment la vallée de la Vesdre en une première version de la “machine organique“, qui elle-même constitue l’ancrage matériel d’un travail politique mené par le jeune Etat Belge pour fonder sa légitimité dans le paysage européen.

ÉTÉ 1939 : DES CHÔMEURS, DES FÊTARDS ET DES NATURALISTES

A la veille de l’entrée en guerre de la Belgique contre le 3e Reich, Joséphine Baker et sa troupe sont en représentation sur le bord de la Meuse, dans la Ville de Liège. Il y règne une atmosphère festive de cabaret, de joutes navales et de feux d’artifice. L’exposition internationale de l’Eau bat son plein. Elle célèbre l’inauguration du Canal Albert reliant Liège au Port d’Anvers. Ce nouveau canal est d’une grande importance stratégique pour la Ville, car il assure aux produits de son industrie sidérurgique un accès direct vers la mer, sans passer par les Pays-Bas voisins [10]. Mais ce n’est pas tout. Le canal Albert est aussi le fruit d’un plan de relance économique et de lutte contre le chômage, le “plan du travail”, introduit par le socialiste Henri de Man, en réaction aux effets de la Grande Dépression. En effet, l’industrie belge souffre des effets de l’inflation. Le chômage augmente. Les grèves, les manifestations et leur répression souvent violente se multiplient. Le plan de Monsieur de Man – une sorte de New Deal belge – repose sur la construction d’infrastructures publiques permettant d’offrir des débouchés aux producteurs de matière première mais aussi de générer un besoin de main d’œuvre [11]. L’exposition de l’eau, c’est aussi la célébration de ce nouveau modèle : une économie planifiée, encadrée et soutenue par l’État, qui vient au secours d’un système capitaliste en crise.

[10] Voir les revues d’architecture belges Bâtir 73 (1938) et 78 (1939).
[11] Guy Vanthemsche, De mislukking van een vernieuwde economische politiek in Belgïe vóór de Tweede Wereldoorlog : de OREC (Office de Redressement Economique), Revue belge d’Histoire contemporaine 2-3 (1982). Henri de Man, Les travaux publics et la résorption du chômage (Bruxelles : Ministère des travaux publics, 1936)

Mais puisque le Canal Albert est achevé, où iront les ouvriers et leurs pelleteuses ? Quel sera le prochain grand chantier ? Pour le savoir, les visiteurs de l’exposition doivent se rendre à la Rotonde Centrale du Palais du Génie Civil pour y découvrir la maquette du réservoir d’Eupen, un deuxième barrage dans la région de la Vesdre, implanté sur les territoires récemment acquis par la Belgique en faveur du traité de Versailles [12]. Sa construction a démarré 3 ans plus tôt, en 1936. Le barrage trône fièrement au centre d’un diorama évoquant le paysage qui l’entoure et que nous connaissons déjà : les plantations d’épicéas.

[12] Selon le «guide plan officiel de l’exposition de l’Eau à Liège» (1939).

En ce qui concerne le projet lui-même, rien de neuf sous le soleil. Le second barrage est situé à une dizaine de kilomètres à peine de celui de la Gileppe. Il en constitue le complément : il permet d’alimenter en eau potable et industrielle la région d’Eupen, tout comme le barrage de la Gileppe alimente le pôle verviétois. A l’instar de son voisin, il augmente le débit d’étiage et limite l’effet des crues. Les deux barrages jouent ainsi un rôle symétrique. La construction de cette deuxième retenue s’accompagne aussi de la poursuite du processus de drainage. Les plantations d’épicéas remplacent petit à petit les tourbières. L’eau drainée du plateau est convoitée par les gestionnaires de barrages en aval. A la fin des années 1940 (le chantier du barrage est interrompu pendant la guerre mais repris dès 1946), deux tunnels de captage sont réalisés pour envoyer respectivement les eaux de la Soor vers la Gileppe et les eaux de la Helle vers le barrage de la Vesdre [13].

[13] Le barrage de la Vesdre, Architecture Urbanisme Habitation, revue mensuelle des éditions Art de bâtir 3 (1948).

L’objectif est d’agrandir artificiellement les bassins versants et ainsi augmenter les volumes de réserve des barrages. Puis, en 1962, c’est le lit de la Vesdre elle-même qui est modifié. Afin de garantir sa potabilité, le tracé du cours d’eau est partiellement détourné pour lui faire rejoindre le lit de la rivière Steinbach. Cela permet de lui faire traverser un territoire moins urbanisé et donc moins pollué. Ce choix demande toutefois d’exproprier deux hameaux situés au bord de la Steinbach : Reinartzhof et Petergensfeld [14]. L’ajout d’une deuxième retenue – dont le volume est tout de même deux fois supérieur à celui du barrage sur la Gileppe – et ses accessoires – canalisations, détournements, captages – constitue ainsi un pas supplémentaire dans le mouvement d’artificialisation de l’hydrographie du bassin versant de la Vesdre, tel qu’il fut entamé au 19e siècle.

[14] 9000000, Reinartzhof, reportage télévisé dirigé par Jean Allaert, Jean-Marie Delmée, et René Henoumont, 1962.

Pourtant, dès 1935, le site retient l’attention des naturalistes. Une association sans but lucratif “les amis de la Fagne” est créée, avec pour première action la contestation victorieuse d’un autre projet de barrage sur la Hoegne, qui aurait définitivement inondé le haut-plateau. L’association milite ensuite pour l’obtention d’un statut de “réserve naturelle” et pour la conservation des tourbières. Ce combat contre la plantation d’épicéas se poursuit avec vigueur jusqu’au début des années 1970. Mais il est intéressant de constater que l’intérêt des naturalistes se limite au Haut-Plateau, sans considération pour l’acheminement de l’eau vers l’aval, où la rationalité des gestionnaires de barrage semble incontestée. De même, ils ne s’opposent pas aux expropriations de Reinartzhof et Petergensfeld et au détournement du cours de la Vesdre. Au contraire, une convergence d’intérêts entre les naturalistes et les gestionnaires du réseau apparaît. Comme en témoigne Roger Herman, président d’honneur des “Amis de la Fagne”, les naturalistes ne voient pas l’expropriation des villages d’un mauvais œil, car elle participe pour eux à transformer la région en une zone de protection naturelle, c’est-à-dire, selon l’acceptation la plus usuelle, en une zone dépeuplée, préservée (en apparence seulement) des usages anthropiques. Protéger le riche biotope des Hautes-Fagnes et garantir la qualité de l’eau potable des réservoirs de la Vesdre et de la Gileppe deviennent ainsi des objectifs compatibles [15].

[15] Interview de Roger Herman, Les amis de la Fagne par l’auteure en 2022.

La “machine organique” se complète et se diversifie. Elle comprend maintenant deux barrages et leurs tunnels de déviation et de captage, les plantations de sapins restantes mais aussi un parc naturel en création, et toutes les activités touristiques, scientifiques et didactiques que cela implique. Sa signification politique, elle aussi évolue. A l’exposition de l’Eau, le barrage, tout comme le canal Albert, est un objet de fierté et de réjouissance. Il symbolise toujours le progrès technique et industriel mais également le progrès social : la capacité de l’État belge à gérer les effets d’une crise mondiale du système capitaliste, tout comme il gère activement les flux hydrauliques et les ressources forestières.

HIVER 1969 : LE PROBLÈME DE L’EAU, LES TRENTE «GLORIEUSES» ET LES VOIX QUI S’OPPOSENT

Dans les années d’après-guerre, en Belgique comme dans le reste du monde occidental, la vie quotidienne se transforme au gré du déploiement de nouveaux modes de consommation. A cette époque, pour l’État belge, l’eau est devenue un “problème” et même une “question royale”. En 1966, le Roi ordonne la création d’une Commission Spéciale, chargée d’analyser la situation relative à la gestion de l’eau, sous toutes ses coutures : transport fluvial, consommation en eau domestique et industrielle, aspects récréatifs, politiques et énergétiques. Trois ans plus tard, la Commission publie son rapport final. Le document est extrêmement synthétique [16]. Il se base sur des prévisions à la hausse des besoins dans tous les secteurs et fixe un objectif principal : il faudra imposer, en toute saison, un débit minimal de la Meuse de 50 m³ par seconde en aval de Liège, ce qui, selon les estimations alors en vigueur, entraîne la nécessité de construire des barrages pour atteindre une réserve d’eau d’environ 200 millions de m³. Le rapport prévoit la construction de trois nouvelles retenues : sur le cours de l’Eau d’Heure, de la Lesse et en un troisième site dont la localisation n’est pas encore fixée. Il entérine également le surhaussement du barrage de la Gileppe, qui passe entre 1967 et 1971 d’une retenue de 13 millions de m³ à 27 millions de m³.

[16] Archives du Ministère des Travaux Publics, Région Wallonne, Namur : Commission royale au problème de l’eau, Rapport final (1969).

Les causes du surhaussement du barrage de la Gileppe ne sont donc plus confinées à la région de Vesdre mais s’envisagent à l’échelle du territoire national voire européen. Les barrages des années 1960-70 doivent – comme le révèle le rapport de la Commission de l’Eau – permettre de répondre aux prévisions de besoins croissants en eau domestique. Mais ils alimentent aussi le système de refroidissement de la future centrale nucléaire de Tihange, alors en construction. Ils assurent le remplissage des canaux qui ont été modernisés, c’est-à-dire élargis, pour intensifier le transport fluvial des marchandises. Ils garantissent un débit d’étiage minimal pour diluer les pollutions des industries lourdes du sillon Sambre-et-Meuse. Et enfin, ils répondent à une autre contrainte, née quelques années plus tôt, suite à la mise au point d’un accord bilatéral avec les Pays-Bas.

Au début des années 1960, un des projets phares du Ministre libéral des Travaux Publics et de la Reconstruction est la construction d’un nouveau canal, qui doit permettre d’étendre le port d’Anvers tout en lui offrant un débouché sur l’estuaire du Rhin, au Pays-Bas [17]. Or, à cette même époque, les Pays-Bas construisent le Deltaplan, une réserve d’eau douce à l’embouchure de la Meuse et du Rhin. Le canal projeté par la Belgique se marie mal avec les ambitions du Deltaplan, puisqu’il menace d’y amener de l’eau salée par éclusage. Un processus de négociation s’initie alors, qui mènera au Traité Escaut Rhin en 1963. Ce traité, parfois décrit comme un des premiers jalons de l’intégration Européenne, stipule qu’en guise de compensation pour la construction du canal, la Belgique devra garantir un débit minimal de la Meuse à son arrivée aux Pays-Bas, en aval de Liège. Ce premier traité est complété et précisé en 1975 par le traité Meuse, dans lequel se retrouve le chiffre clé de 50m³ par seconde comme débit minimal à la frontière, ce qui correspond également aux conclusions de la Commission de l’Eau [18]. Les grands projets d’infrastructures hydrauliques et énergétiques belges et néerlandais sont donc interdépendants. Et, à nouveau, les motifs économiques, politiques et techniques s’entremêlent.

[17] Michael Ryckewaert, Building the economic backbone of the Belgian welfare state, Infrastructure, planning and architecture 1945-1973 (Rotterdam : 010 Publishers, 2011).
[18] Charles Christians, Le problème de l’eau et la liaison Escaut-Rhin, Hommes et Terres du Nord 2, no. 1 (1965).

Dans les années 1960 et 1970, la construction de barrages en Haute-Belgique, en amont de la Meuse, devient un sujet de passions et de controverses. Les barrages suscitent l’admiration et l’enthousiasme des architectes et urbanistes modernistes, comme en témoigne le plan d’aménagement du Sud-Est du pays, réalisé en 1963 par les urbanistes du Groupe l’Équerre. Dix projets de barrages sont repris sur le périmètre de l’étude. Aux yeux des urbanistes, les retenues d’eau constituent surtout des opportunités pour planifier et moderniser le sud du pays, en y créant des pôles d’attraction touristique [19].

[19] L’Équerre, Programme de développement et d’aménagement du Sud-Est : atlas et projet (Bruxelles, 1963).

De l’autre côté du spectre, les barrages font au contraire l’objet de vives contestations. Certains industriels wallons craignent que la Meuse devienne “un aqueduc pour les Pays-Bas” en faveur du développement du Port d’Anvers mais au détriment des intérêts régionaux. Les habitants des régions menacées de mise sous eau par les projets de barrages sur la Lesse, la Semois, l’Eau-Noire protestent. Ils vivent ces projets fédéraux comme une dépossession territoriale et clament leur attachement aux vallées et aux pratiques rurales qui s’y exercent. Évoquant le droit d’un peuple à disposer de lui-même, certaines localités organisent des référendums. Dans la région de Couvin, un groupe de militants s’organisent et s’opposent, par tous les moyens (radios pirate, sabotage des machines…) aux interventions préparatoires du barrage de l’Eau Noire, qui – à leur grand bonheur – ne verra jamais le jour [20].

[20] Benjamin Hennot, La bataille de l’Eau Noire (Belgique : Ere doc, 2015) ; Omer Marchal, Lesse, le village qui ne voulait pas mourir (Bruxelles : Pierre de Meyere, 1967) ; Barrage de la Semois : la colère des habitants, reportage télévisé dirigé par Henri-François Van Aal (1965).

Enfin, aux oppositions des industriels wallons et des habitants des localités menacées d’inondation, s’ajoutent les doutes des milieux scientifiques. L’écologue Paul Duvigneaud estime que les études préalables aux projets de barrages sont lacunaires et négligent l’apport des sciences du vivant. Selon lui, il faut intégrer l’agriculture et la foresterie dans l’équation, car ces pratiques jouent un rôle clé dans la capacité à retenir les eaux en amont du lit des rivières. Il suggère – en guise d’alternative aux grands barrages – de construire un réseau décentralisé de petits barrages pour une “régularisation diffuse du bassin mosan” [21]. Dans les années 1970, l’association inter-environnement édite également un rapport sur le sujet. L’auteur, Jean-Claude Micha, membre de la faculté d’écologie de l’université de Namur, y fait une lecture critique de la rhétorique pro-barrage. Selon lui, les enjeux de l’alimentation en eau domestique sont artificiellement gonflés : basés sur la prévision d’une croissance future non avérée et ne tenant pas compte de solutions simples pour éviter le gaspillage de l’eau. A ses yeux, les arguments officiels camouflent l’enjeu réel des barrages qui est d’alimenter les centrales électriques et, plus particulièrement, les centrales nucléaires [22].

[21] Paul Duvigneaud and Martin Tanghe, Des ressources naturelles à préserver in La Wallonie, le pays et les hommes. Histoire-économies-sociétés, tome II, de 1830 à nos jours (ed. Hervé Hasquin, Bruxelles : La renaissance du livre, 1977).
[22] J-C Micha, Le problème des barrages-réservoirs en Belgique, Environnement, revue de l’asbl Inter-Environnement-Wallonie 4 (1978).

La “machine organique” change d’échelle, se complexifie et s’auto-alimente. Ici, les experts du Gouvernement anticipent de nouveaux besoins qu’ils participer ainsi à créer, en leur donnant une base matérielle. Là, ce sont de nouvelles infrastructures – la centrale nucléaire de Tihange, le Deltaplan et la modernisation du réseau de canaux – qui justifient la construction d’autres nouvelles infrastructures – les barrages – en les “rendant nécessaires”, dans une réaction en chaîne auto-entretenue.

Finalement, sur les quatre interventions prévues par le rapport final de la Commission de l’Eau, seules deux ont été réalisées : le surhaussement de la Gileppe et la construction des barrages de l’Eau d’Heure. Le projet hydraulique des “Trente Glorieuses” reste donc inabouti : sur les 240 millions de m³ annoncés, seulement 163 millions de m³ sont aujourd’hui effectifs [23]. La cause de la mise au placard progressive des projets de barrages reste à élucider : résultat des mouvements citoyens d’opposition, conséquence de la fédéralisation progressive de l’État ou des crises économiques des années 1970 ? Quoi qu’il en soit, ce non achèvement du projet confirme rétrospectivement les doutes quant à l’exactitude des calculs prévisionnels qui avaient poussé à son élaboration.

[23] Ce calcul a été effectué sur base des données d’une note pour le ministre des affaires Wallonnes, de l’aménagement du territoire et du logement, 18 août 1976, consultée aux archives du Ministère des Travaux Publics de Namur.

ÉTÉS 2022, 2023, 2024… ENVISAGER LE FUTUR ?

Aujourd’hui, de nouvelles questions émergent, dans la foulée des inondations de l’été 2021 et dans le contexte du changement climatique. Un nouveau chapitre de la vie des infrastructures hydrauliques de la vallée de la Vesdre est en train de s’écrire sur le palimpseste de son territoire. Notamment un Schéma Stratégique y est en cours d’élaboration par une équipe interdisciplinaire composée du Studio Paola Viganò (architecture, urbanisme, paysage), de l’Université de Liège (hydrologie, géologie, biodiversité, climat, économie) et Yellow Window (communication, participation citoyenne). Une première phase de diagnostic a été présentée dans le courant de l’été 2022.

© rtbf

D’emblée, le volet climatologique révèle un paradoxe : “l’événement de juillet 2021 devrait se répéter avec une période de retour de 10-20 ans, si le réchauffement climatique est limité à +1,5-2,5°C. Mais, si ce réchauffement est plus important, il fera trop sec en été après 2050 pour avoir ce type d’événement“. C’est donc à un double défi qu’est confronté le territoire : d’abord un risque accru de crue, puis si la température continue à monter, une augmentation des périodes de sécheresse. A l’instabilité du climat, l’étude répond par une approche visant la résilience : redonner de l’espace aux lits des cours d’eau et à la variation de leur flux, restaurer les tourbières pour que le plateau des Hautes-Fagnes retrouve son rôle d’éponge. L’étude aborde ces enjeux en lien avec leurs conséquences économiques et sociales : quelles nouvelles activités, quels nouveaux usages et mode d’habitation seront associées à ces profondes transformations territoriales ? Comment éviter l’expulsion, la stigmatisation et la marginalisation des habitants des zones qui seront prochainement labellisée «inondables» ou «inhabitables».

De leur côté, les gestionnaires des barrages qualifient rétrospectivement leur expérience de juillet 2021 de “moment dur, humainement“, parce qu’ils se sont “sentis ciblés alors qu’ils faisaient leur travail”. Ils cherchent eux aussi des solutions, mais ne semblent pas prêts pour autant à remettre en question leur mode de gestion. Les barrages et leur réservoir sont exclus du cahier des charges et du périmètre du Schéma Stratégique. L’inspecteur général du département des voies hydrauliques siège au comité d’accompagnement de l’étude. Il a le droit de commenter, mais, il n’offre en retour aucun levier d’action sur les barrages, qui restent donc la chasse gardée de l’administration régionale. Les solutions sont proposées en interne au sein de l’administration et sont discutées en huis-clos. Elles sont d’ordre purement technique : doubler les ingénieurs de garde, améliorer la coordination entre les cellules d’expertise et complexifier les modélisations mathématiques qui permettent de décider à l’avance s’il faut pré-vider les réserves pour faire face à une crue. Il ne semble pas il y avoir de suite prévue pour approfondir l’enquête sur les événements de juillet 2021 toujours inexpliqués, ni de stratégies à plus long terme permettant d’anticiper – par exemple – les conséquences de sécheresses futures. Quel est le risque de prolifération d’algues (comme cela avait déjà été constaté en 1978 pour le barrage de Nisramont dans les Ardennes belges) ou de cyanobactérie (comme ça a été le cas pour les lacs de l’Eau d’Heure dans le Hainaut cet été) [24] ? L’augmentation de la température représente aussi un défi de taille pour la viabilité des barrages. Ce défi ne semble pas – publiquement du moins – actuellement abordé.

[24] Micha, Le problème des barrages-réservoirs en Belgique.

L’opacité des gestionnaires d’infrastructure ne date pas d’hier. Dans les mémoires du barrage de la Gileppe, en 1877 déjà, celui-ci est qualifié de “triomphe commun des ingénieurs des ponts et chaussées et des ingénieurs des mines“. La valorisation de l’expertise des ingénieurs s’y accompagne de l’omission et de l’exclusion d’autres modes de connaissances et d’appréhension du territoire. Les sciences du vivant ne sont que superficiellement abordées dans les études officielles. Les savoirs et usages de la vallée de la Vesdre par ses habitants reçoivent peu de considération. Le lien avec le défrichement des forêts et le drainage des tourbières n’est jamais pris au sérieux. L’étude des barrages se réduit à une approche mécanique, à l’aune du volume d’eau retenus et des débits libérés. Le tout est exprimé en m³ et litres par seconde, dans un univers lexical qui invisibilise le contexte géographique, biologique et social avec lequel les barrages interagissent pourtant directement.

Aujourd’hui, un même mode de gestion, un même rapport à l’environnement et aux acteurs impactés se répète. Les techniciens responsables des barrages se focalisent sur une analyse mécanique et mathématique de la situation. Ils proposent de nouvelles méthodes de modélisation et de surveillance qui font à nouveau reposer le bon fonctionnement du système sur les seules compétences techniques des gestionnaires, sur une approche instrumentale et un contrôle centralisé des ressources hydrauliques. Ils semblent faire la sourde oreille aux avertissements émanant des sciences du vivant (hier les biologistes et écologues, aujourd’hui les climatologues et hydrologues). Ils ne semblent pas accorder foi aux témoignages des sinistrés. et à leur légitime demande de transparence quant au fonctionnement précis des barrages pendant les inondations.

Pourtant, les barrages, comme en témoigne leur histoire, ne sont pas réductibles au statut d’objets techniques. Ils sont – au contraire – des éléments constitutifs d’une “machine organique” où la technique, la géographie, la biologie, le politique et le social interagissent constamment. De ce fait, ils n’ont jamais fait consensus. Leur devenir, tout comme leur passé, n’est ni prédéterminé par une approche scientifique, ni figé dans une rationalité immuable. Les questions qu’ils soulèvent débordent du cercle des cabinets ministériels et des rapports des experts. Ils peuvent et doivent alimenter un débat public, comme ce fut déjà le cas dans les années 1960 et 1970.

Les habitants de la Vallée de la Vesdre ont entamé un lent et difficile travail de reconstruction. Ils sont riches d’un réseau de solidarité puissant et du processus réflexif qui a été enclenché après la catastrophe. Il me semble important que la technicité des infrastructures hydrauliques ne servent pas d’alibi pour les faire échapper aux débats à venir. C’est le moment de reconnaître l’existence de la “machine organique”, d’intégrer les infrastructures à l’étude territoriale et d’accepter des remises en question radicales. Devrons-nous un jour démanteler les barrages ? Avec quels coûts et quels effets ? Devrons-nous prochainement travailler avec les ruines d’une infrastructure rendue obsolète par la sécheresse ? Quels nouveaux usages pourront-nous alors lui inventer ? Comment ouvrir la gouvernance des barrages à une plus grande pluralité d’acteurs, notamment les citoyen·ne·s et, les pouvoirs locaux et les associations environnementales ?

Marie Pirard


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition, correction et iconographie | sources : terrestres.org (l’article original est rédigé en écriture inclusive ; il propose des illustrations et des références complémentaires) | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © delcampe.net ; © KBR ; © Rijksmuseum ; © rtbf.


Plus de presse en Wallonie-Bruxelles…

DESPRET : Le merle et la philosophe

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[TERRESTRES.ORG, 19 décembre 2020] Penser différemment le territoire grâce aux oiseaux : à rebours de la fascination des scientifiques pour la compétition animale, Vinciane Despret propose une conception du territoire attentive aux assemblages et relations d’interdépendance qui s’y jouent. Le savoir, nous dit-elle, doit devenir l’allié des vivants qu’il étudie.

Tout commence avec un merle. Ou bien, tout commence avec le printemps, et une philosophe insomniaque. Réveillée à l’aube, “capturée” nous dit-elle, par un chant, Vinciane Despret s’est laissé toucher par la métamorphose qui, à chaque fin d’hiver, transporte les oiseaux. C’est le passage du silence au chant, de la discrétion à la performance, qui soulève initialement sa curiosité. “Chantait-il sa joie d’exister, de se sentir revivre ? […] Les scientifiques ne pourraient sans doute pas l’énoncer de cette manière.” (p.17) Ce sont pourtant bien les scientifiques que Despret fait parler dans cet ouvrage, où, déroulant l’histoire foisonnante des interprétations appliquées à cette métamorphose, elle déconstruit pas à pas l’omniprésence d’une représentation fixiste et compétitive du territoire. L’histoire racontée ici n’est pas linéaire, mais bien “en plis” (p.55), marquée d’hypothèses poliment falsifiées, de découvertes exclues tout d’abord du domaine reconnu de la science puis invitées à refaire surface. Une histoire où naturalistes, éthologues, géographes, philosophes et acousticiens sont tour à tour convoqués.

EAN9782330176433

Philosophe des sciences, observatrice fidèle des éthologues, Vinciane Despret interroge depuis plusieurs années la manière dont les scientifiques scrutent le monde, en particulier le monde animal. Dans Habiter en oiseau, elle décortique avec pédagogie les débats scientifiques les plus tenaces au sujet du territoire chez les oiseaux, renouant au passage avec nombre de ses questionnements habituels. Comment, tout d’abord, faire place à ce qui importe, pour les humains comme pour les autres vivants ? Attentive aux changements de perspective qui occupent les sciences sociales et naturelles depuis un certain temps, Despret fait valoir l’apport d’une recherche curieuse du ressenti de ceux qui ont longtemps été réduits au simple statut d’objets d’étude. Ce mouvement est intimement lié à son approche écologique et politique de la science : à quelles conditions le savoir peut-il se faire l’allié des vivants qu’il étudie ? À bien des égards, la bibliographie de Vinciane Despret est un traité pour une science attentive au monde dans lequel nous vivons — Habiter en oiseau ne fait pas ici figure d’exception — or ce monde-là “gronde” (p.181) autant qu’il est menacé par le silence. Dès 1962, Rachel Carson dénonçait dans Printemps Silencieux les effets dévastateurs des pesticides sur le vivant, menant entre autres à la disparition des oiseaux et de leur chant. Indirectement, Despret répond à son appel et rajoute que la sensibilité est bien l’alliée de celles et ceux qui reconnaissent dans la crise écologique actuelle la marque d’une inhabitabilité du monde contemporain. Nous connaissions le territoire comme arme de l’appropriation de la terre, il s’y déploie ici comme moyen d’une nouvelle attention aux vivants, à leur diversité, et à leur faculté, si nous les laissons seulement, de nous toucher. La philosophie, dans ce cadre, se fait l’outil d’une remise en question lente, soucieuse de l’impact des concepts, mais consciente aussi de leur portée créatrice. Notre conception du territoire s’y trouve transformée ce qui ne veut pas dire évacuée : chez Despret, on “multiplie les mondes“, on ne les police pas.

PENSER PAR LE MILIEU

Heinrich raconte qu’il est difficile, lorsqu’il veut observer des roitelets, de les trouver : ils sont rares, très discrets, et souvent invisibles dans les forêts. Aussi le chercheur fait-il confiance aux mésanges et à leurs talents pour le compagnonnage et les recherche-t-il pour retrouver ses roitelets — élargissant de ce fait le réseau interspécifique que convoquent les mésanges, cooptant à présent un scientifique humain. (p.175)

Comme à son habitude, Despret réfléchit ici “par le milieu“, par ce qui fait “tenir” ensemble les oiseaux qui chantent le territoire, ceux qui les observent, et la philosophe qui les raconte. Penser par le milieu, c’est refuser tout d’abord que le discours scientifique puisse se construire de manière indépendante, désengagée, et sans la participation active du monde vivant. Le territoire n’est pas un objet construit en laboratoire, tout au mieux s’impose-t-il comme une énigme formulée par les oiseaux en direction des humains qui, dès lors, ne cesseront de multiplier les hypothèses. Il y a là, selon la formule de Stéphane Durand dans sa postface, une “écologie des idées” (p.199). Écologie, parce que les théories vivent et meurent aussi, que quand certaines s’imposent, voire écrasent, refusent à leurs pairs les conditions de la coexistence, d’autres au contraire contribuent à “articuler” la diversité du monde vivant. “Au fur et à mesure des découvertes, on le voit, d’autres territoires apparaissent […] d’autres manières d’habiter, de faire monde” (p.77). Si le territoire est d’abord un concept, il peut aussi être le lieu manifeste de notre violence sur les autres habitants de la terre. Aussi le dispositif d’enquête doit-il se montrer attentif “à l’invraisemblable diversité des manières d’être” (p.37), refuser la négligence, bref, construire un cadre ouvert à la prolifération des différences et des hypothèses. Ainsi l’hypothèse longtemps dominante en ornithologie, qui veut que le territoire borne de manière fixe l’espace où l’oiseau accapare manière exclusive les ressources, se trouve-t-elle confrontée à d’autres, plus discrètes. Chez David Lack, il est un “un siège social à partir duquel parader et chanter” (p.59), un “site de rendez-vous” (p.67) chez Howard, un “lieu de protection” et de “rupture avec le régime d’activité” (p.73) chez Clyde Allee.

Habiter en oiseau, loin de dicter la vérité du territoire, est donc une invitation à composer différemment avec le monde qui nous entoure et les entités qui le peuplent. L’ambition est donc politique, dans la mesure où elle prolonge le pari d’opposer au paradigme du conflit et de l’exploitation celui de la cohabitation. Il y a quelques années, prolongeant l’interrogation de Donna Haraway, Elsa Dorlin et Eva Rodrigues s’interrogeaient de la manière suivante : si la nature “est un collectif à proprement parler, dans le sens où nous participons à sa constitution, au même titre que d’autres entités partenaires […] comment prendre en compte et rendre compte de nos conditions de partenaires“ ? Despret dirait qu’il faut déjà se demander ce qui compte pour eux, les oiseaux, c’est-à-dire sortir des paradigmes scientifiques qui se bornent à réduire “la subjectivité de l’animal à des notions comme celles de la motivation ou de l’instinct“. Ce travail minutieux de déconstruction du grand partage — cette approche moderne de l’univers, longuement critiquée par Descola, qui réduit tout à des catégories binaires, humain/non-humain, culturel/naturel, etc. — passe en premier lieu par un renversement du sujet principal. Ce sont les oiseaux qui génèrent la curiosité ici, eux qui proposent de nouvelles pistes. Les tentatives, dominantes à partir des années 1960, de ramener la pulsion territoriale à un modèle économique d’intérêt pour l’accaparement des ressources s’y trouvent réfutées par les oiseaux eux-mêmes. Contre l’idée, par exemple, que le territoire garantit l’exclusivité de la nourriture disponible, les huîtriers pies partagent, au-delà d’une aire familiale, une “aire alimentaire […] où tous les oiseaux du district viennent se nourrir sans être inquiétés” (p.57). Au postulat qui veut que la délimitation d’un territoire ne soit que l’apanage des mâles, femelles pouillots, moqueurs et phalaropes résistent, construisent elles-mêmes ou en couple leur territoire, le revendiquent et le défendent. Ce sont les oiseaux, donc, qui enseignent à l’être humain l’infinie diversité du monde, où, comme le dit Baptiste Morizot dans sa postface : “le comportement le plus stéréotypé, le chant le plus fruste, est déjà toujours plus compliqué à interpréter que nous en sommes capables” (p.204).

Encore faut-il renoncer à l’idée que la nature est toujours là pour nous apprendre quelque chose sur nous. Loin de chercher une loi qui dicterait tout comportement vivant, ou une manière d’habiter que nous pourrions d’emblée, sans réflexion, appliquer à l’humain, il faut au contraire cultiver l’art des versions. Or les ornithologues sont riches d’enseignements en la matière, eux qui, pour beaucoup, ont renoncé aux approches généralisantes au profit d’études comparatives, plus à même de faire valoir la diversité. Troglodytes, pinsons des arbres et mésanges charbonnières chantent en chœur ? Le rouge-gorge, à l’inverse, “attend le silence pour entamer son chant” (p.179). Et puis, de l’éthologie en général, Vinciane Despret tire la certitude que la science est avant tout affaire de curiosité, c’est pourquoi elle sait faire valoir l’intérêt des savoirs qualifiés de “non-scientifiques“. C’est par exemple Henry Eliot Howard, “naturaliste passionné” (p.20), qui par son observation des mâles bruants des roseaux, incitera finalement la communauté scientifique à faire du territoire un véritable champ de recherche. De manière identique, Despret s’engage dans la valorisation des méthodes d’enquête qui, sans manquer souvent de nous surprendre, témoignent d’un souci nouveau pour l’état des relations entre humains et animaux qu’il s’agit précisément de cultiver. À l’instar de Margaret Nice, qui, par le baguage des pattes des bruants chanteurs qu’elle observe depuis son jardin, octroie la place nécessaire à l’étude de leurs trajectoires individuelles de vie, ou de Jared Verner, qui un jour rattache un nid “pour éviter qu’il ne tombe“, et devient acteur malgré lui du dispositif d’expérimentation. Le savoir, nous dit encore Despret, ce sont bien sûr des idées, des hypothèses que l’on formule, mais aussi des techniques et des “dispositifs” qui “constituent une autre façon de s’organiser avec les animaux” (p.46).

LA PHILOSOPHIE POUR UN MONDE ABÎMÉ

Histoire bien déroutante qui nous est proposée ici, où les oiseaux jouent un jeu d’acteurs, où les scientifiques rattachent maladroitement des nids, et où tous les sens du lecteur sont mobilisés tour à tour. Cette approche par le sensible permet de rappeler que penser le territoire, c’est aussi complexifier la manière dont nous admettons que ce qui nous entoure, ce qui nous touche, est signifiant. Car la pensée moderne n’est pas seulement celle d’une appropriation de la terre, elle est un langage contractuel qui isole l’individu et le pousse à concevoir ses relations aux autres de manière défensive. En 2011, la philosophe américaine Anne Phillips soulignait par exemple le danger qui existe à défendre l’intégrité corporelle par la voie de métaphores territoriales. La propriété de soi, territorialisation du corps, risquerait alors de “construire des murs métaphoriques autour du soi“. Si l’ouvrage de Despret n’entend pas tirer de force des leçons des oiseaux, elle invite tout de même à réfléchir à nos propres manières de penser la relation entre nos corps et les territoires. À commencer par nos oreilles.

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C’est pourquoi la pensée du territoire implique un travail d’élargissement sémantique : “Penser les territoires, c’est également réactiver d’autres sens associés aux mots, […] les déterritorialiser pour les re-territorialiser ailleurs” (p.168). En ce sens, Despret renoue avec une approche tout à fait deleuzienne de la philosophie. Malgré la “méfiance irritée” (p. 105) qu’elle garde à l’encontre d’un penseur dont Donna Haraway considérait que le travail était la “plus claire manifestation […] de l’absence de curiosité à l’égard des animaux», elle s’en inspire en effet tant méthodologiquement que conceptuellement. Au sujet du rôle joué par la philosophie tout d’abord. Deleuze abordait cette dernière “à la manière des vaches». Despret rumine ici avec lui : penser le territoire, c’est bien y goûter cent fois, presser le concept contre ses présupposés et le désarticuler encore, jusqu’à en multiplier finalement la portée. Irritée par les théories trop pressées d’expliquer le territoire pour et au nom des oiseaux, Despret nous pousse à ralentir. Il faut en premier lieu questionner l’impact d’un imaginaire moderne sur nos propres modes de pensée, imaginaire où “l’environnement est d’abord et avant tout […] une ressource à exploiter” (p.105), où la terre se divise et se possède unilatéralement. L’anthropocentrisme de cette lecture satisfait d’ailleurs rarement les ornithologues, dont “très peu […] véhiculent une conception en termes de “propriét锓. (p.27) Déterritorialiser, c’est déjà désaccorder le concept de ses “habitudes de pensées tenaces” (p.94), pour l’articuler à d’autres choses.

On récusera donc non seulement le présupposé qui veut faire du territoire une donnée universelle du vivant, mais on questionnera surtout le sens même de la territorialisation, en le déliant de ses corollaires non questionnés : l’exclusivité, la nécessité, l’agressivité, et l’utilité. Comment procéder alors ? Attentive aux leçons de Donna Haraway, Despret admet volontiers qu’aucun concept n’est innocent. Réfléchir au territoire, c’est porter avec soi une histoire faite de “violences appropriatives et [de] destructions” (p.26) qui, dans le monde de l’ornithologie, prend parfois le visage d’un meurtre organisé : en 1949, Robert Steward et John Alrich proposent de tuer l’ensemble des oiseaux d’une aire donnée de la forêt du Maine pendant la période de reproduction, afin de mesurer la part d’oiseaux non accouplés faute de territoire. “Plus du double des mâles présents au premier recensement, toutes espèces confondues, ont fini par être éliminés” (p.98). Mais l’art pratiqué par Vinciane Despret ne consiste pas à abandonner les concepts à leur histoire problématique, il est celui d’une écoute patiente, d’une sélection minutieuse, moins attachée aux courants et aux groupes d’appartenance des locuteurs qu’à la force de leur proposition. La sélection d’un corpus de recherches publiées dans leur grande majorité entre le XXe et le XXIe siècle permet ainsi de suivre de près la circulation d’une idée et sa réappropriation, parfois malhabile, par d’autres. La structure de l’ouvrage soutient également cette démarche, oscillant avec musicalité entre des moments “d’accords” — où différentes études sont réunies par la thèse qu’elles entretiennent — et des “contrepoints“, séquences d’ouvertures où l’autrice prend le temps du ralentissement, convoque d’autres disciplines et d’autres perspectives.

Vinciane Despret sur son territoire…

Dans la lignée de Bruno Latour ou d’Isabelle Stengers, Despret réaffirme ici la dimension politique de toute épistémologie : les scientifiques, si nous savons en faire les alliés de la dénonciation du réchauffement climatique, peuvent aussi par leurs registres, leurs schémas, leurs postulats, reproduire l’idée d’un conflit inévitable pour les ressources entre les humains et les autres entités vivantes. Il n’existe donc pas d’espace extérieur à la réflexion sur notre manière de faire du collectif, de cohabiter avec ceux dont le capitalisme prédateur considère encore qu’ils ne sont que des moyens. Despret nous le rappelle notamment dans la conclusion : philosopher dans un “monde abîmé“, “c’est ne pas oublier non plus que ces chants sont en train de disparaître, mais qu’ils disparaîtront d’autant plus si on n’y prête pas attention.” (p.181). Voilà qui donne un sens tout particulier à l’objectif affiché de l’ouvrage. Se demander ce qu’est habiter en oiseau, ce n’est pas (seulement) répondre à la curiosité que suscite le chant d’un merle, c’est encore chercher la manière la plus délicate de composer avec lui, de le maintenir en vie, et de l’honorer. Il faut donc procéder avec intelligence, “au sens latin“, disait-elle ailleurs, “où intelligere implique d’abord la capacité d’apprécier, d’être connaisseur, de développer un goût et un discernement.” Du tact. L’ampleur de la crise écologique n’invite ici ni au désespoir ni au désintérêt, bien au contraire ; et la “solastologie” — cet état de souffrance causé par les désastres environnementaux actuels — offre un visage actif : c’est précisément, nous dit Despret, à partir de ces affects tout contemporains que nous saurons nous rendre “attentifs à la perte” (p.101). Certains regretteront que cette dimension ne soit pas plus développée : si l’inattention est un problème, l’utilisation des pesticides en est certainement un plus grand. Mais la proposition est avant tout méthodologique.

On apprendra par conséquent à distinguer d’une part les questions qui suscitent des réponses, et d’autre part, les questions qui rendent la nature “mutique” (p.51). Ainsi les approches fonctionnalistes, qui visent à réduire le territoire à l’octroi d’une seule ressource — nourriture, femelles (faut-il encore s’en étonner), sécurité — sont progressivement battues en brèche. Certes, le territoire “assure la subsistance de ceux qui le défendent” (p.57), certes il apparaît central dans l’organisation de la conjugalité, certes il protège contre les prédateurs. Les carouges de Californie occupent ainsi une végétation dense et basse qu’elles défendent contre tout intrus, mais tout ce qui est au-dessus est partagé avec les autres sans conflit. “Le ciel est à tout le monde chez les carouges” (p.117). Mais il y a plus. “Pas plus que le besoin n’explique l’institution, la pulsion n’explique le territoire.” (p.151) Plutôt que de chercher à réduire le comportement des oiseaux à une seule loi universelle, un seul besoin, une seule pulsion, peut-on au contraire l’envisager d’un point de vue environnemental, en pensant la manière dont les oiseaux s’associent au monde ? L’alliance ancienne entre territorialisation, nécessité et agressivité s’y efface progressivement sous l’hypothèse que le territoire, loin d’être soumis à des individus, est plutôt une “extension du corps de l’animal dans l’espace” (p.36). Il pourrait donc évoluer avec, par, et pour les oiseaux. Le 31 décembre 1933, le gel d’un étang dans le Worcestershire semble avoir un temps neutralisé toute démarche séparatiste. Les oiseaux occupent l’étang sans plus chercher à se distinguer les uns des autres. La territorialisation n’est donc pas qu’affaire d’instinct, elle répond et joue avec l’environnement. “La transformation du milieu effectuée par des créatures va elle-même susciter chez ces créatures des modifications d’habitudes, de manières de faire, de façons de vivre et de s’organiser” (p.157).

LA LUTTE POUR LE TERRITOIRE

Il faut ainsi détacher le territoire de son corollaire moderne, l’idée d’une appropriation unilatérale de l’espace, pour l’envisager autrement. Beaucoup ont en effet cherché à faire de ce dernier le lieu d’une violence colportée par les mâles. Despret suppose au contraire qu’il est “au service de la rencontre” (p.68), un “piège à attractions” (p.125), voire une manière “d’organiser la conjugalité“, une “forme à partir de laquelle les oiseaux vont composer” (p.159). Cela explique pourquoi les pratiques de défense du territoire paraissent si singulières aux yeux des théoriciens de l’agressivité, tels que Konrad Lorenz. À y regarder de plus près en effet, le territoire, ce “n’importe quel lieu défendu” (p.27), étonne par les modalités de sa protection. Des combats “plus formels que réels” (p.134), une violence purement démonstrative donc et peu blessante, presque systématiquement “menée à l’initiative de l’oiseau résident” (p.134) sans pour autant empêcher réellement le partage du territoire. Les oiseaux font-ils semblant ? Il ne s’agit pas de dire ici que la vie collective des oiseaux est dénuée “d’intérêts conflictuels” (p.131), seulement que la réduction de tous les comportements au seul conflit ne permet pas de faire valoir ce qui compte pour eux, soit la recherche permanente du voisinage. Nous y voilà, le territoire n’est pas tant l’espace de “l’habiter” que du “cohabiter” (p.41), tout ici est affaire d’assemblages qui soutiennent des relations d’interdépendance. D’ailleurs les frontières qui dessinent l’espace lient davantage qu’elles ne séparent, le territoire se distingue par la promesse d’un voisin, “l’apport d’une périphérie” nous dit Despret, où s’exprime alors tout “l’enthousiasme” des oiseaux (p.143). L’importance de la nourriture ou des violences s’y trouve subvertie par un paysage composite où le chant, les couleurs, les parades et les cohabitations s’exercent de manière multiforme. C’est bien en désenclavant le concept du territoire que l’on s’autorise à percevoir ce que l’on avait jusqu’alors minimisé. À l’unilatéralité du paradigme de la compétition pour les ressources s’articule alors progressivement celui de la coopération. Et si les territoires étaient en fait “des formes qui génèrent des relations sociales, voire qui donnent forme à une société” (p.159) et le chant, l’une des modalités de cette “composition“, si bien que, progressivement, certains oiseaux vont jusqu’à s’accorder à la mélodie de leurs voisins ? Les bruants à couronne blanche de la région de San Francisco, territoriaux à l’année, “ont quatre chants différents au départ, mais au fur et à mesure, ils vont en privilégier deux types, qui s’accordent avec celui des voisins avec qui ils interagissent.” (p.168) On comprend bien dans ce cadre que ce n’est pas l’espace qui prime dans le territoire, ou du moins, que “cet espace n’a pas grand-chose à voir avec ce que nous, qui sommes attachés à la terre, appelons “étendue”” (p.117). Car la manière d’être des oiseaux répond davantage de la temporalité, de l’action, de la “spectacularisation” (p.34) : le chant est une manière comme une autre d’affecter, à distance, ses congénères ; mais affecter n’est ni nécessairement violenter, ni nécessairement exclure…

© DP

De ce voyage dans les territoires chantés, nous gardons donc l’assurance que l’attention n’est pas une mesure superficielle, mais bien une manière d’être au monde politique. Il s’agit de se considérer soi-même comme partie prenante d’une certaine intelligibilité du monde, briser le narcissisme de ce que Baptiste Morizot appelle parfois nos “cartographies ontologiques“, ces “représentations intériorisées des frontières et des ponts qui nous articulent aux autres êtres rencontrés”. Si nous voulons construire de nouvelles modalités de cohabitation de la terre, il faudra d’abord savoir écouter, regarder, sentir la diversité qui nous entoure, admettre que nous y sommes très physiquement et directement liés, et que le destin qui nous engage n’est jamais uniquement le nôtre. Une fois la lecture achevée, un sentiment d’insuffisance persiste néanmoins. Oui, ralentir pour mieux écouter paraît bien nécessaire, mais le monde n’est pas qu’”abîmé“, il s’effondre, et tandis que certains ralentissent, d’autres travaillent au contraire activement à renforcer ces processus de destruction, d’extraction, de dévitalisation.

Il ne faut pourtant pas minimiser la radicalité du propos. En pensant le territoire du point de vue des oiseaux, Despret réinvestit de manière tout à fait créative le triptyque être-habiter-posséder. À rebours de pensées individualisantes qui veulent que ce qui est occupé par l’un ne soit pas habité par d’autres, pour qui les ressources ne sont pas ce qui nous permet de tenir, mais ce qui doit faire l’objet d’une lutte exclusive, Despret cherche entre les êtres des modalités de relations “non dramatiques” (p.73). Le territoire sépare ? Autant qu’il est le lieu de l’activité sociale. Habiter, c’est s’approprier ? D’accord, si l’on admet que l’on ne s’approprie jamais un territoire sans que lui-même ne nous affecte, que l’appropriation n’est pas une mesure d’objectivation, mais d’instauration, au sens que Despret emprunte à Etienne Souriau, c’est-à-dire “participer à une transformation qui mène […] à plus d’existence.” L’ouvrage n’honore donc pas seulement les pensées d’un rapport écologique au monde, même si c’en est certainement l’apport le plus évident. Après sa lecture, il est vrai qu’on n’écoute plus les oiseaux chanter de la même manière.

Camille Colin

Recension de : DESPRET Vinciane, Habiter en oiseau (Arles : Actes Sud, 2019)


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction, édition et iconographie | sources : terrestres.org | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, merle (Turdus Merula) © Benoit Naveau.


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