HORN, Rebecca (1944-2024)

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[CONNAISSANCEDESARTS.COM, 10 septembre 2024] Elle avait fait du corps la matière première de son art. L’artiste allemande, performeuse et plasticienne Rebecca HORN, née en 1944, est décédée le 6 septembre à l’âge de 80 ans dans sa résidence de Bad König, en Allemagne, où elle avait installé sa Fondation. Profondément influencée par le dadaïsme et le surréalisme, l’univers du cinéma et des automates, elle était célébrée internationalement depuis plus de quarante ans pour ses performances et ses sculptures hybrides où le vivant et l’inerte, le corps et la machine, se mêlent en de singulières métamorphoses. En 2014, à l’occasion de son exposition à la galerie Lelong, Connaissance des Arts  l’avait rencontrée dans sa Fondation, un lieu pluridisciplinaire à l’image de son oeuvre mêlant arts plastiques, poésie et musique.

Une longue bataille

On ne s’attend pas à trouver, dans ce petit village de Bad König, au sud de Francfort, un vaste ensemble architectural aux tuiles de céramique bleue comme au Japon. L’artiste allemande Rebecca Horn y avait installé en 2010 son atelier et un musée présentant ses œuvres, accompagné d’un espace d’exposition pour les jeunes artistes et d’un lieu de résidence pour les musiciens et les poètes. L’ensemble, baptisé The Moontower Foundation, accueille depuis chaque été des performances, des récitals de poésie, des films et des concerts.

C’était le résultat d’une longue bataille pour Rebecca Horn, chevelure rousse flamboyante et yeux verts : Mon grand-père a fondé ici une laiterie en 1890 et plus tard mon père y a construit une usine de textile, racontait-elle. Je suis née à cet endroit et j’y suis restée jusqu’à mes 9 ans avec une gouvernante roumaine qui était peintre, mon père et ma grand-mère. Après mes études, je suis partie à New York en 1972 et je ne suis revenue ici qu’en 1990, quand j’ai hérité de l’un de ces bâtiments dont j’ai fait mon atelier. Pendant plus de vingt ans, ma biographie indiquait que j’étais “en voyage”. Là, je pouvais commencer une nouvelle aventure”.

Peu à peu avait émergé l’idée d’une fondation qui exposerait en permanence son travail d’installations, systématiquement démonté au terme de chaque exposition ou conservé dans les réserves des musées, dans l’esprit de la Chinati Foundation de l’artiste Donald Judd à Marfa (États-Unis). Progressivement, elle avait racheté et fait rénover les bâtiments en ruine de l’usine de son père et les jardins en friche alentour, avec le soutien de mécènes. En 2010, elle avait ouvert un lieu qui lui ressemble : lumineux, ordonné, apaisant. Les lieux d’exposition, répartis autour d’une rivière, alternent avec des espaces de méditation pourvus de petites statues de Bouddha.

Des sculptures corporelles aux installations spectaculaires

Je suis devenue bouddhiste il y a vingt ans pour être en paix avec moi-même”, racontait Rebecca Horn, habillée de vêtements amples à la japonaise. Née en Allemagne à la fin de la guerre, j’ai été atteinte en 1967 d’une grave intoxication pulmonaire en réalisant mes premières sculptures en polyuréthane et fibre de verre, durant mes études d’art à Hambourg. Alitée durant près d’un an dans un sanatorium, capable seulement de dessiner et d’imaginer des stratégies de survie, j’ai commencé à créer mes premières sculptures corporelles, dans le but de dialoguer avec le monde extérieur. Mes parents sont morts à cette époque. Dans mes premiers travaux, on retrouve toujours l’idée d’un cocon dans lequel je cherchais à me protéger, comme par exemple les éventails dans lesquels je pouvais m’enfermer et m’isoler (Éventail corporel blanc, 1972).

De ses premières “extensions du corps” (Toucher les murs simultanément avec les deux mains, 1974-75) portées lors de performances dans les années 1970, Rebecca Horn était passée à la réalisation de films (Le Danseur mondain, 1978, La Ferdinanda, 1981) et aux sculptures cinétiques, machines motorisées dotées d’une vie propre comme autant d’acteurs mélancoliques : La Machine-Paon, 1982, Les Âmes flottantes, 1990, etc. Depuis le milieu des années 1980, elle créait de spectaculaires installations dans des lieux chargés d’histoire, comme au Naschmarkt de Vienne en 1994, avec La Tour des Sans Nom où des violons mécaniques jouaient seuls en hommage aux réfugiés des Balkans ; ou dans l’ancien dépôt de tramways du camp de concentration nazi de Buchenwald à Weimar, où un wagon venait heurter violemment des murs de cendres aux côtés d’instruments de musique éventrés (Concert pour Buchenwald, 1999).

Rebecca Horn, Concert for Buchenwald (Installation, 1999). © Attilio Maranzano
Une œuvre d’art totale

Rebecca Horn écrivait de la poésie, dessinait, peignait, créait des sculptures et des installations, mettait en scène des films et des opéras. Elle inventait les décors et les costumes et dirigeait les acteurs, comme au Festival de Salzbourg en 2008 pour Luci mie traditrici de Salvatore Sciarrino. Certaines personnes pensent que je saute d’un médium à un autre, mais mon langage de signes et mon langage secret ne changent pas”, déclarait-elle à l’artiste et philosophe Démosthènes Davvetas en 1995. À 70 ans, elle affirmait vouloir faire émerger un Gesamtkunstwerk, une œuvre d’art totale.

En 2019, dans son atelier blanc méticuleusement rangé de la Moontower Foundation, elle mettait la dernière main, avec l’aide d’un assistant, à une sculpture motorisée : Between the Knives the Emptiness (Entre les couteaux, le vide), qui avait donné son nom à une exposition à la galerie Lelong à Paris. L’œuvre, constituée de trois couteaux et d’un gros pinceau japonais, fait référence à la notion bouddhiste de vacuité, “le degré le plus élevé de l’énergie” selon Rebecca Horn. Le concept d’énergie est essentiel dans l’œuvre de l’artiste. En 2002, elle avait transformé la piazza del Plebiscito à Naples en un espace traversé par l’énergie magnétique, en plaçant en hauteur des anneaux lumineux exactement au-dessus de crânes en fonte enchâssés dans les pavés, sur le modèle de ceux que l’on trouve dans les catacombes de la ville (Spiriti di Madreperla). Ainsi, l’énergie négative des crânes s’élève vers la lumière et la mort devient un apaisement”, pensait-elle.

Énergies invisibles et mécanique des fluides

Sur le sol de la cour intérieure de la Fondation, elle avait fait tracer un grand cercle afin que les énergies de la terre puissent se concentrer”. Il fait écho au cercle lumineux qu’elle avait fait apposer sur la cheminée d’usine de la Moontower Foundation comme un emblème. On retrouve la forme symbolique du cercle et de la lune dans toute son oeuvre, de High Moon (1991) à Moon Mirror (2003), où elle avait mis en place une colonne invisible d’énergie entre un miroir tournant sur le sol et un tourbillon de lumière en haut de la coupole de l’église du couvent Sant-Domingo à Pollença (Majorque).

À Bad König, l’ensemble des oeuvres exposées joue avec l’ombre et la lumière, à commencer par le Bain des larmes, un grand cube de verre contenant de l’eau dont la condensation crée des “perles de verre” en surface, reflétées par un miroir. La sculpture marque l’entrée du musée dédié aux installations de Rebecca Horn et à sa collection personnelle d’oeuvres d’artistes qu’elle admire: Joseph Beuys, Yannis Kounellis, Henri Cartier-Bresson, Marcel Duchamp. L’auteur du Grand Verre a profondément influencé l’artiste dans la genèse de ses machines hybrides. L’une d’elles, accrochée dans le musée baigné de lumière et de sons, est un hommage au livre de Kafka, Amerika (1990) : Il y a le parapluie qui tremble, les chaussures qui vibrent, le vieux violon juif avec sa triste mélodie – le passé de Karl Rossmann – la valise qui vole…”, expliquait-elle. La valise appartient à sa grand-mère maternelle, Rebecca Baelstein, dont elle portait le prénom.

Osmose musicale

Un peu plus loin, Hydra Piano (1990) met en oeuvre une mécanique des fluides : un long filet de mercure serpente dans un caisson de métal. Le mercure ou vif-argent est une référence à l’alchimie, pour laquelle Rebecca Horn se passionne depuis la lecture dans sa jeunesse des Noces Chymiques de Christian Rosenkreutz, du théologien Johann Valentin Andreae. De la sculpture L’Androgyne (1987) – composée d’une autre substance alchimique, le soufre – au film La Ferdinanda, l’artiste avait truffé ses œuvres de références à la transmutation. L’esprit de la transformation a toujours été un élément central dans le travail de Rebecca Horn”, souligne le jeune compositeur Hayden Chisholm dans le catalogue consacré à la Moontower Foundation. L’une de ses créations inspirée des chants mongols accompagne une installation de Rebecca Horn, The Warriors (2006), métamorphosant les espaces du musée en un lieu de recueillement. Une véritable osmose s’est opérée entre les compositions vocales et instrumentales de Hayden Chisholm et les installations de Rebecca Horn depuis le début de leur collaboration en 2003, date où il intervient dans la plupart de ses installations in situ. Nous travaillons depuis des années de façon intuitive. Je suis très fier d’être un couplet dans cette chanson le long de la rivière, avec les machines et les autres voix qui forment une part de sa vision.

Myriam Boutoulle


Rebecca Horn, “Bees Planetary Map” (2021) © kunstleben-berlin.de

[BILAN.CH, 09 septembre 2024] Elle était très connue sans être devenue pour autant une star populaire. Morte le 6 septembre à Bad König, Rebecca Horn conservait quelque chose de trop difficile d’approche pour cela. Quand on interrogeait l’Allemande sur les influences littéraires subies, elle répondait James Joyce, Franz Kafka, Samuel Beckett ou Jean Genet. Au cinéma, pour lequel elle avait donné plusieurs films de fiction, c’était Luis Buñuel ou Pier Paolo Pasolini. Très intellectuelle, la femme avait quelque chose d’intimidant. L’interlocuteur sentait qu’elle avait étudié en plus de l’art la philosophie. La création germanique garde volontiers un caractère cérébral quand il ne se veut pas expressionniste, et donc spontané. Or tout semblait très réfléchi tant dans les œuvres que les performances de l’artiste.

Née en mars 1944…

Rebecca Horn était née dans un moment difficile, mars 1944. Elle subira ainsi les séquelles de la guerre. Ne pas parler allemand en dehors du territoire national, par exemple. “Les gens nous détestaient.” Sa position ne se révélait pourtant pas si inconfortable, même si la plasticienne préférait en évoquer les côtés sombres. L’adolescente était l’héritière d’une fabrique de textiles qui se trouvait dans sa famille depuis des générations. Il lui aurait logiquement fallu la reprendre, ce qui ne l’intéressait guère. La fillette dessinait déjà sous l’impulsion d’une gouvernante roumaine. Elle commencera donc des études d’art, fâcheusement interrompues en 1964. Cette année-là, à Barcelone, la jeune femme contracta une infection pulmonaire l’obligeant à passer une année entière dans un poumon d’acier. Tout est parti de là. Du corps ennemi et contraint. De l’immobilité forcée. D’une solitude en pays étranger.

Dans les années 1970, l’artiste se fait ainsi connaître par ses premiers travaux. Coup de chance, ils se révèlent dans l’air du temps. La performance occupe, sans jeu de mots, le devant de la scène. Rebecca se produit avec des ajouts de sa création qui forment autant de prothèses. Ces extensions constituent autant des gênes que des aides pour son corps imparfait. Apparaît du coup l’éventail, qui tantôt cache tantôt révèle. Rien à voir avec le “truc en plumes” de Zizi Jeanmaire, bien que la forme soit la même. Aucun élément ludique ou joyeux ici. Il y a toujours quelque chose de grave chez Rebecca Horn. Elle est “todernst”, pour reprendre un mot n’existant que dans sa langue maternelle. Autrement dit d’un sérieux mortel [ou ‘sérieuse à mourir‘]. Tout en sa personnalité évoque la difficulté. L’effort. La douleur. Le mal-être. Elle n’est pas pour rien la contemporaine et la compatriote de la danseuse Pina Bausch.

Succès mondial

Rebecca se voit vite remarquée. En 1972, elle fait partie à Kassel de la Documenta5 que réalise le Suisse Harald Szeemann. Une sorte de gourou de la modernité. Szeemann adoube autant qu’il expose. On verra dès lors la femme un peu partout, que ce soit en personne, par ses œuvres ou grâce à ses films. Elle tâte en effet de l’ensemble des arts, y compris la mise en scène d’opéra. Le public pourra ainsi juger à Wiesbaden sa vision de l’Elektra de Richard Strauss. Ses œuvres (qui sont parfois les restes de ses performances) se vendent bien, y compris aux Etats-Unis. C’est du reste son galeriste new-yorkais Sean Kelly qui vient d’annoncer son décès. Les collectionneurs et les musées d’outre-Atlantique ont dû se voir travaillés au corps, si j’ose dire vu les caractéristiques de la production de Rebecca Horn. Elle deviendra la première à recevoir en 1993 une exposition en solo au Guggenheim Museum. C’était alors bien plus difficile pour une femme de se voir exposée.

Rebecca a traversé sans peine les décennies, même si le monde de l’art est peu à peu revenu à des médias plus classiques, comme cette peinture un peu trop vite annoncée comme morte. Cette rousse flamboyante (je ne vois que la couturière Vivienne Westwood, à qui elle ressemblait en plus physiquement, pour l’égaler) recevait ainsi des hommages, des rétrospectives et des distinctions. La liste des prix obtenus possède quelque chose d’impressionnant. Ce doit être la femme la plus galonnée de l’art contemporain. Ses œuvres se retrouvent donc logiquement aujourd’hui partout, même si elles ne se voient en général pas mises en avant. Il ne faut pas aller bien loin pour en trouver. Le MCB-a de Lausanne en détient via la galeriste Alice Pauli. A Genève, où le Mamco vient d’inaugurer son accrochage d’automne dont je vous parlerai bientôt, il y a aussi un Rebecca Horn dans une salle en ce moment. Avec des plumes bien sûr, même si celles-ci ont perdu leur fraîcheur originelle. Comme le corps, dont Rebecca a tant montré les limites, les parures des volatiles se fatiguent.

Pour l’instant, la disparition de l’artiste à 80 ans ne soulève pas les rédactions comme un seul homme (ou une seule femme). Ce n’est pas qu’il y ait gêne vis-à-vis de la personne, comme avec Carl Andre qui a peut-être défenestré son épouse. C’est que Rebecca Horn reste, en dépit de tout une artiste pour happy few, difficile à expliquer. Ses performances historiques sont par ailleurs demeurées discrètes. Rien à voir avec Marina Abramović et son spectacle parfois grand-guignolesque. Nous sommes avec elle entre gens bien élevés, qui ont si possible eux aussi étudié la philosophie… J’ai failli écrire “entre élus”. Après tout, pourquoi pas ? Nous sommes finalement avec Rebecca dans une chapelle. J’en resterai là. La messe est dite.

Etienne Dumont


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation, correction et décommercialisation par wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : image en tête de l’article : vue d’ensemble, exposition Haus der Kunst 2024 © VG-Bild Kunst ; © Attilio Maranzano ; © kunstleben-berlin.de


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WISMANN : Et voilà pourquoi l’allemand met le verbe à la fin

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[LETEMPS.CH, 12 décembre 2016] C’est dans la syntaxe que se joue le choc, jubilatoire, des univers mentaux. La démonstration de Heinz Wismann, philosophe allemand à Paris, auteur de Penser entre les langues. Dans un français parfait.

Le Temps : Dans votre livre Penser entre les langues, vous écrivez, à propos du ‘Hochdeutsch’: “Cette langue qui, pour être parlée, suppose que les locuteurs soient libérés de la contingence des affects.” C’est exactement l’argument avancé par les Alémaniques pour défendre leur emploi du dialecte. Les Allemands parlent-ils donc aussi le dialecte en famille ?

Heinz Wismann : Par ‘Hochdeutsch’, on désigne la langue allemande codifiée, imposant le respect strict de ses règles syntaxiques. Et j’observe qu’à partir du moment où, entre deux locuteurs, l’affect s’en mêle, où la tonalité de l’échange devient plus familière, la syntaxe est malmenée. Mais cela ne veut pas dire que tous les Allemands parlent en famille un dialecte comme en Suisse. De fait, la plupart du temps, ils parlent une langue intermédiaire, volontiers teintée d’inflexions dialectales mais, surtout, syntaxiquement en rupture avec le carcan du pur Hochdeutsch, qui est terriblement contraignant.

– Pourquoi l’est-il ?

– Le français place le déterminant après le déterminé : Une tasse à café. En allemand, c’est l’inverse: Eine Kaffeetasse. Si vous appliquez ce principe à la structure de la phrase, vous obtenez une accumulation d’éléments chargés de déterminer quelque chose qui n’est formulé que plus tard. De la part du locuteur, cela demande une discipline de fer. C’est pourquoi les présentateurs des informations télévisées lisent en général leur texte : il est malaisé d’improviser correctement en Hochdeutsch. Par ailleurs, cette structure syntaxique limite la spontanéité de l’échange car elle oblige l’interlocuteur à attendre la fin de la phrase pour savoir de quoi il est question. D’où les remarques critiques de Madame de Staël sur l’impossibilité d’avoir une conversation en allemand…

– … parce qu’on ne peut pas interrompre un Allemand qui parle. Est-ce cela, le propre de la conversation : interrompre son vis-à-vis ?

– Aux oreilles d’un Allemand, les Français sont des gens qui parlent tous en même temps. Mais s’ils peuvent se permettre de s’interrompre, c’est parce qu’ils évoluent dans une structure syntaxique où l’essentiel est posé d’emblée et l’accessoire suit. Ainsi, le ‘gazouillis’ des salons français vanté par Madame de Staël consiste à emboîter le pas à celui qui parle comme on relance un ballon, à faire circuler la parole dans un esprit de connivence.

– Mais d’où vient la rigidité de l’allemand ? Est-ce du fait que, contrairement à la plupart des idiomes européens devenus langues nationales, le ‘Hochdeutsch’ n’était pas, à l’origine, une langue parlée ?

– L’histoire du Hochdeutsch est compliquée. Elle puise son origine dans la traduction des Evangiles par Luther. On a bien affaire à la grammaticalisation d’un dialecte, mais à l’aide du grec ancien. On peut dire, pour faire court, qu’avant d’être adopté comme langue nationale, le Hochdeutsch a été une langue littéraire, puis administrative, mais pas vraiment parlée.

– Chaque langue, écrivez-vous, véhicule un rapport particulier au réel. Et l’instrument privilégié de ce ‘vouloir dire’, c’est la syntaxe. Que ‘veut dire’ cette bizarrerie allemande qui consiste à placer le verbe à la fin de la phrase?

– Elle dit que le verbe est essentiel. Elle indique que l’action verbale, élément ultime de la chaîne des déterminations successives, porte l’ensemble de l’énoncé. Par contraste, la phrase latine est conçue à partir du sujet, sur lequel s’appuie le reste de l’énoncé. Il y a un rapport d’équivalence avec l’attribut, qui s’accorde en genre et en nombre : La femme est grande. Entre les deux, l’’auxiliaire’ joue un rôle subalterne de copule. En allemand, le verbe est beaucoup plus puissant. On dit La femme est grand, ce qui suppose quelque chose comme un verbe grand être où ce qui en français est attribut revêt une fonction adverbiale. On retrouve cette différence fondamentale dans la notion même de ‘réalité’ : la res latine est une entité nettement circonscrite, distincte, à la limite immobile. La Wirklichkeit provient du verbe wirken, agir. Elle correspond à une réalité essentiellement dynamique. Certes, on peut aussi dire Realität en allemand, mais seulement pour constater un état de fait, le plus souvent assorti d’une nuance de regret : les rides qui se creusent sur mon front sont une Realität, pas une Wirklichkeit. On a affaire à deux univers mentaux, qui mettent l’accent l’un sur le mouvement, l’autre sur la localisation.

– Mais la langue ne crée pas ex nihilo notre rapport au réel : d’où vient cette différence ?

– Schématiquement, on peut dire que le principe de spatialisation est central dans les régions où le soleil est mâle et la vue dégagée. C’est le cas des pays latins. En Allemagne, au nord en général, la brume voile la perception visuelle. Dans la forêt profonde surtout, c’est l’ouïe qui domine. L’oreille guette les bruits, qui évoluent d’un instant à l’autre.

– Toutes les langues du nord ne mettent pas le verbe à la fin…

– Disons que l’allemand est la langue qui a poussé à l’extrême son propre principe de cohérence. Prenez l’horizon métaphorique du mot appartenance : en français, il évoque un appartement. En allemand Zugehörichkeit contient le verbe hören, entendre : on appartient à un groupe si l’on est capable d’entendre son appel. Le rapport au réel passe par l’ouïe. C’est pourquoi la musique constitue l’une des contributions principales des germanophones à la culture universelle. Avec la philosophie spéculative, qui est son corollaire. La ‘logique’ hégélienne peut en effet être lue comme l’équivalent d’une phrase allemande ininterrompue alignant tous les éléments possibles du verbe être. On retrouve le même souci d’exhaustivité dans le traitement du thème musical (Durchführung) de la sonate clas­sique.

– Les Allemands seraient plus portés sur l’action que les Français ?

– Ils ont vraiment, je crois, une plus grande capacité à se projeter vers l’ailleurs. On le voit sur la scène économique mondiale, où ils sont très présents. Pourquoi les industriels français sont-ils si faibles à l’exportation ? Ils sont trop bien dans l’Hexagone, cet espace parfait !

– Vous dites également du français que c’est une langue ‘allusive’ et ‘compactée’. En cela, elle est donc sœur jumelle de l’anglais, qui devrait pourtant être plus proche de l’allemand…

– L’anglais a en commun avec le français d’avoir été façonné par l’usage de cour. D’où son caractère idiomatique : lorsqu’on demande pourquoi, en anglais, telle chose se dit de telle manière, on vous répond “parce que c’est comme ça”. Il n’y a pas de règle, il faut maîtriser la convention, laquelle change selon le milieu où se reflète la hiérarchie sociale. Le français, à un degré moindre, a ce même caractère idiomatique, l’allemand pas du tout : socialement, c’est une langue nettement plus égalitaire.

– Mais pourquoi dites-vous que le français est ‘compacté’ ?

– Le propre du courtisan, c’est de parler des choses ‘à bon entendeur’. La grande prouesse de la Princesse de Clèves consiste à évoquer une passion amoureuse sans jamais la désigner explicitement. La conséquence de cette culture du demi-mot est que, de Montaigne à Madame de La Fayette, des dizaines de milliers de vocables ont été abandonnés. Racine écrit ses tragédies avec mille cinq cents mots. Ardeur lui sert à désigner une foule de choses différentes, de l’amour à la haine en passant par le courage au combat. C’est ce qui fait dire à certains que le français est la langue européenne la plus proche du chinois.

– Quand on colle aux choses, on ne voit rien, seule la distance rend lucide, écrivez-vous : être bilingue, ça rend intelligent ?

– Chaque langue portant en elle un reflet du réel, quand je décolle de la mienne pour aller vers une autre, j’enrichis ma capacité à percevoir de la réalité. Je me donne une chance de développer une intelligence réflexive, c’est-à-dire d’aller voir ailleurs et de revenir enrichi de ce que j’ai compris en m’écartant de moi. J’oppose cette attitude au syndrome identitaire, qui est la forme la plus stupide de l’affirmation de soi : on est fier de n’être que ce que l’on est. C’est très appauvrissant.

– Mais rassurant, car pour prendre de la distance, il ne faut pas avoir peur de tomber…

– Bien sûr que c’est rassurant, et les populismes de toutes espèces exploitent aujourd’hui honteusement cette tendance naturelle à vouloir rester entre soi. S’éloigner est toujours “une petite douleur“, comme dit Hegel dans ses récits pédagogiques. Mais il insiste sur les gratifications bien plus grandes, à la fois intellectuelles et affectives, que procure l’expérience du retour. Il recommande donc de fonder l’enseignement sur l’approfondissement de cette expérience, pour laquelle les langues étrangères, y compris les langues mortes, jouent un rôle essentiel.

– Mais pourquoi une telle régression identitaire aujourd’hui ?

– C’est comme si les gens ne trouvaient pas d’autre moyen de résister à la mondialisation. On vit dans un monde très ouvert, mais c’est une fausse ouverture car notre perception de l’ailleurs passe généralement par un filtre unique: celui du globish, cette langue de service, dénuée de toute dimension connotative, qui réduit à la portion congrue notre rapport au réel. L’anglais international ne reflète guère que l’univers des marchandises.

– Vous êtes contre toute idée de langue unique ?

– Oui. La nostalgie d’un paradis pré-babélique est très régressive. Le principe de vie, c’est la différenciation : vive la prolifération des langues !

– Le plurilinguisme n’est-il pas le privilège d’une élite ?

– C’est un privilège auquel tout le monde a droit. Sous prétexte de démocratisation, l’école d’aujourd’hui abaisse son niveau d’exigence et, ce faisant, creuse l’écart social. Elle n’a aucune excuse pour ne pas jouer son rôle, qui est d’arracher les enfants au monolinguisme infantile afin de leur donner accès à d’autres univers mentaux.


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, décommercialisation, édition et iconographie | sources : letemps.ch | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustration : Lucas Lenglet, “untitled (frei)”, 2019 © Lucas Lenglet / Philippe Vienne.


Plus de tribunes en Wallonie…

EILENBERGER W., Le temps des magiciens (2019)

1919. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, un élan de créativité sans précédent se produit dans l’histoire de la philosophie. Les ouvrages majeurs de Ludwig Wittgenstein, Martin Heidegger, Ernst Cassirer et Walter Benjamin, marquent un tournant de la pensée occidentale qui va façonner la philosophie moderne. Critique de la technologie, crise de la démocratie, repli identitaire, développement durable : pour comprendre et interpréter les grandes questions contemporaines, il faut revenir sur les traces de ces quatre grands penseurs. De l’Autriche à la Forêt-noire en passant par Paris et Berlin, entre biographie et analyse philosophique, Wolfram Eilenberger, qui a été longtemps rédacteur en chef de Philosophie Magazine en Allemagne, retrace de manière très vivante les chemins de réflexion de ces quatre philosophes essentiels.

LIBREL.BE

GÖTTSCHING, Manuel (1952-2022)

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Avec E2-E4, longue pièce minimaliste d’une heure, au carrefour de la “kosmische musik”, du psychédélisme et de l’ambient, le compositeur et guitariste allemand Manuel Göttsching (…) posait, en 1981, les bases de la house et de la techno telles qu’on les connaît aujourd’hui. Le tout sans le faire exprès.

[LESINROCKS.COM, 13 décembre 2022] Dans l’histoire de la musique populaire, il existe tellement de morceaux involontairement légendaires, improvisés sur un coin de table comme si de rien n’était, qu’il serait a priori presque superflu d’en recenser ici une énième occurrence.

Pourtant, il y a quelque chose de tellement spontané, de si irrésistiblement évident et d’un enthousiasme si fortement communicatif à l’écoute de E2-E4 de Manuel Göttsching, qu’il est difficile de passer ses conditions de création sous silence, tant cette longue pièce improvisée d’une heure donne encore aujourd’hui l’impression de se construire sous nos yeux, au moment où on l’écoute.

Deux notes et un solo de guitare

L’histoire est désormais connue : en décembre 1981, peu après être rentré de tournée avec son compatriote et ex-acolyte de groupe, Klaus Schulze, avec lequel il créa l’entité krautrock Ash Ra Tempel, active jusqu’au milieu des années 1970, le guitariste et compositeur Manuel Göttsching se posa tranquillement dans son home studio pour y improviser une pièce musicale afin de se faire la main sur ses synthétiseurs et séquenceurs flambant neufs, et se constituer, en passant, une petite cassette à écouter prochainement sur la route.

Construit autour de deux seules notes répétées à l’envi et d’un solo de guitare recouvrant presque entièrement la seconde demi-heure, E2-E4 est devenu, bon an mal an, un jalon essentiel et indéboulonnable de la musique électronique. D’abord, en ne s’écoulant qu’à quelques milliers d’exemplaires, puis, en devenant un des morceaux favoris du DJ pionnier Larry Levan, résident du mythique et ô combien influent club new-yorkais Paradise Garage, dans lequel, au début des années 1980, ses sets extended ne ressemblaient plus tout à fait à du disco, et pas encore exactement à de la house.

E2-E4 a connu ensuite une seconde jeunesse, à la fin de la décennie, en se faisant retravailler sur Sueño Latino, l’hymne ultime de la house balearic par le groupe italien du même nom. Et afin de boucler la boucle, il s’est ensuite fait remixer par Derrick May, déité de la techno des origines, puis par le duo germanique Basic Channel, en 1995, avant de largement inspirer LCD Soundsystem pour son EP 45:33 dans les années 2000. Ce qui peut sembler de prime abord étonnant, lorsqu’on pense au peu d’intérêt que portait alors Göttsching à la chose dance, étonné lui-même que des gens puissent se trémousser sur son propre disque, mais aussi à quel point il improvisa E2-E4 avec une facilité et une décontraction déconcertantes, sans vraiment y réfléchir une seconde, se repassant tout de même le morceau en boucle après coup, afin d’en comprendre toutes les subtilités qui lui avaient à lui-même échappé.

Construit autour de deux seules notes répétées à l’envi et d’un solo de guitare recouvrant presque entièrement la seconde demi-heure, E2-E4 est devenu, bon an mal an, un jalon essentiel et indéboulonnable de la musique électronique.

Le seul problème avec ce type d’histoire (belle) serait de n’y voir qu’une expérimentation ex nihilo, partie de rien et arrivant à tout, comme si ce genre de tentative musicale ne s’inscrivait pas dans une histoire, un lieu, de multiples contextes d’émergence. Et E2-E4 ne déroge pas à la règle de la réalité matérielle : s’il serait aisé de n’y voir que le fruit du génie et du hasard, la vérité est que sa prouesse d’exécution ne vient pas exactement de nulle part.

Manuel Göttsching © thevinylfactory.com
Le nouvel âge

Rembobinons donc un peu le cours des événements. A l’orée des années 1980, alors que cela fait désormais plusieurs années que l’aventure Ash Ra Tempel a pris fin, que ses principaux membres sont partis et que Manuel Göttsching évolue désormais seul sous le nom de Ashra, l’homme a des envies d’ailleurs. Et cet ailleurs, il va le trouver dans les longues plages minimalistes des maîtres new-yorkais en la matière, Terry Riley, Steve Reich et Philip Glass en tête. Épris de new age, de space rock, des signatures rythmiques sous influence latine qu’il peut entendre dans les clubs new-yorkais, Göttsching est également féru de tous ces instruments et machineries électroniques qui paraissent alors, se faisant la main sur les séquenceurs, boîtes à rythmes, cordes synthétiques, bref, tout ce qui est à portée de main pour poursuivre ses trips psychédéliques entamés sous Ash Ra Tempel.

E2-E4 peut donc être vu comme le prolongement pur et radical de tout ce que le guitariste a entrepris jusqu’ici, le croisement entre la révolution technologique naissante et les hallucinations soniques dont le guitariste se fait un spécialiste depuis le début des années 1970, période où Timothy Leary, pape déclaré et théoricien du LSD, était invité à chanter en 1973 sur l’album Seven Up de Ash Ra Tempel, E2-E4 pourrait être vu comme une sorte de pendant ralenti de la rêverie synthétique de New Age of Earth, disque paru en 1977 sous le nom de Ashra, ou encore une version dénudée de son premier album solo, intitulé Inventions for Electric Guitar, disque absolument inouï, dans lequel son instrument de prédilection agit comme un continuum de notes, bien aidé en cela par cet effet si hypnotique et obsédant du tape echo, pour lequel la guitare n’apparaît plus comme le meneur de jeu, mais plutôt comme une bande magnétique environnante permettant à son auteur de s’adonner plus avant à l’exploration de formes nouvelles.

Épris de new age, de space rock, des signatures rythmiques sous influence latine qu’il peut entendre dans les clubs new-yorkais, Göttsching est également féru de tous ces instruments et machineries électroniques qui paraissent alors, se faisant la main sur les séquenceurs, boîtes à rythmes, cordes synthétiques, bref, tout ce qui est à portée de main pour poursuivre ses trips psychédéliques entamés sous Ash Ra Tempel.

Tout entière dédiée à l’avant-garde sonore, l’œuvre discographique de Manuel Göttsching trouve en E2-E4 sans doute son point d’ancrage, mais le fait bien involontairement, alors même que le disque est plutôt globalement ignoré lors de sa parution, et que des critiques allemands n’hésitent pas à le comparer à de la musique d’ascenseur, décrétant que Göttsching ne comprend rien à la musique électronique. Sans doute ne voient-ils pas, alors, tout ce que ce disque comporte de trouées hypnotiques et de boucles en lévitation qui inspireront bien des héritier·es par la suite, bien décidé·es à poursuivre ce geste cosmique avec ce qu’il faut de transe, de danse et d’extase. Soit une certaine idée de ce que l’on appelle plus communément, aujourd’hui, la dance music.

Marc-Aurèle Baly


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Historiciser le mal : une édition critique de Mein Kampf

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[AUSCHWITZ.BE, octobre 2022] En juillet 1925 paraît le premier volume de Mein Kampf rédigé par Adolf Hitler. Une traduction française est publiée en 1934 par les Nouvelles Éditions Latines, un éditeur proche de l’Action française. En Allemagne, le livre est interdit de réédition dès 1945 et ses droits sont octroyés au ministère bavarois des Finances. À l’échéance de la propriété intellectuelle en janvier 2016, il tombe dans le domaine public. Au même moment, sort en Allemagne une édition critique en deux volumes de près de 2 000 pages : Hitler, Mein Kampf: Eine kritische Edition sous la direction de Christian Hartmann, chercheur à l’Institut für Zeitgeschichte de Munich.

En juin 2021, sort aux éditions Fayard : Historiciser le mal. Une édition critique de Mein Kampf, fruit du travail minutieux et rigoureux d’une douzaine de chercheurs français et allemands, historiens ou germanistes spécialistes du national-socialisme. Florent Brayard, historien du nazisme et de la Shoah, directeur de recherche au CNRS, et Andreas Wirsching, directeur de l’Institut für Zeitgeschichte de Munich, ont dirigé cette édition critique d’un millier de pages. La traduction a, quant à elle, été confiée à Olivier Mannoni.

Florent Brayard, ainsi que Marie-Bénédicte Vincent, professeure à l’Université de Franche-Comté, spécialiste de l’histoire de l’Allemagne contemporaine, et Olivier Baisez, maître de conférences en études germaniques à l’Université Paris 8, ont participé à son élaboration.

Pouvez-vous nous parler de la genèse de ce projet considérable ?

Florent Brayard : Tout part du constat qu’un certain nombre d’institutions et d’historiens, en France, en Allemagne et ailleurs en Europe, ont fait à partir de 2010 : Mein Kampf allait tomber dans le domaine public dans quelques brèves années, en janvier 2016. Cela signifiait qu’il allait être enfin possible de proposer une édition critique intégrale de l’ouvrage de Hitler. Jusqu’alors en effet, le ministère bavarois des Finances, dépositaire des droits du dictateur nazi, avait refusé toute nouvelle édition, même scientifique. L’Institut für Zeitgeschichte de Munich, qui a une grande expérience en termes de publication de sources historiques, y compris de l’époque nazie, s’est engouffré dans la brèche en constituant une équipe permanente de quatre historiens, appuyée par un réseau d’experts. Quatre années de travail intensif leur ont été nécessaires, mais ils ont tenu leur pari et ont publié leur impressionnante édition critique à la date prévue, en janvier 2016.

Du côté français, c’est une vénérable maison d’édition, Fayard, qui a lancé le projet en commandant une nouvelle traduction intégrale à Olivier Mannoni et en réunissant une première équipe d’historiens. Le dispositif scientifique et éditorial a été totalement repensé en 2015 et l’équipe s’est trouvée considérablement élargie, jusqu’à compter une dizaine de chercheurs et enseignants-chercheurs. À partir de là, il nous a fallu plus de cinq ans pour mener à bien notre projet : notre ouvrage est paru en juin 2021. Entretemps, d’autres éditions critiques, plus ou moins savantes ou satisfaisantes, ont paru en Italie, aux Pays-Bas ou en Pologne. Il s’agit ainsi
d’une tendance lourde dont il est à prévoir qu’elle va se poursuivre dans d’autres grandes langues. Un siècle après la sortie de l’ouvrage, il n’est plus possible de se contenter d’éditions non scientifiques : Mein Kampf est une source majeure pour la compréhension du XXe siècle et doit être traité en conséquence. Mais il s’agit également d’un livre compliqué qui nécessite de nombreuses explications pour être compris, c’est-à-dire déconstruit. D’où la nécessité d’une édition critique.

Qu’est-ce qui distingue l’édition française “Historiciser le mal” de l’édition allemande “Hitler, Mein Kampf: Eine kritische Edition” ?

Marie-Bénédicte Vincent : Le projet est à la fois parent et différent. Parent au sens où ces ouvrages comportent tous deux un établissement scientifique du texte (à travers la traduction, dans le cas français), un ensemble de notes infrapaginales très développé permettant de contextualiser et critiquer ce texte et, enfin, une bibliographie à jour sur les sujets divers et variés abordés par Hitler.

Différent au sens où l’édition française, en un volume, adapte les notes rédigées par les collègues allemands pour leur édition en deux volumes en réduisant leur longueur et en les reformulant à l’intention d’un public francophone, mais moins spécialisé : côté français, les spécialistes ont d’ores et déjà la possibilité de se reporter à l’édition allemande. La très riche
bibliographie a de même été complètement retravaillée ; la très grande majorité de nos lecteurs ne lisant pas l’allemand, cela n’aurait eu aucun sens de les renvoyer à des ouvrages ou des articles dans cette langue. On a donc cherché des références bibliographiques en français aussi souvent que possible, ou en anglais.

Dernière différence majeure : notre édition comporte non seulement une introduction générale très développée, mais aussi une introduction fournie pour chacun des vingt-sept chapitres. Ce choix n’était pas évident au départ, en raison de l’importance du travail supplémentaire à fournir, mais il nous a semblé que c’était faire preuve de responsabilité que de guider le lectorat francophone dans la contextualisation et l’analyse critique du texte hitlérien. La parenté entre ces deux éditions explique que l’ouvrage soit dirigé non seulement par le coordinateur français, Florent Brayard, mais aussi par Andreas Wirsching, le directeur de l’institut de Munich qui a élaboré l’édition allemande. En ce sens, on peut véritablement parler d’un « transfert culturel » au sens précis donné à ce concept : il y a eu tout à la fois exportation ET adaptation.

Quelles différences fondamentales la traduction d’Olivier Mannoni offre-t-elle par rapport à celle de 1934 ?

Olivier Baisez : L’approche est radicalement différente. En 1934, il s’agissait de rendre accessible au public français le programme politique du nouveau dirigeant d’une puissance voisine et traditionnellement hostile. L’éditeur Fernand Sorlot, lui-même fasciste et farouchement nationaliste, considérait l’idéologie de Hitler avec un mélange de sympathie fascinée, mais aussi d’inquiétude quant à ce qui, dans ce programme, concernait la France. Les deux traducteurs, André Calmettes et Jean Godefroy-Demombynes, avaient donc entre les mains un document d’actualité, un texte du présent jugé éclairant pour l’avenir, et ils ont travaillé dans une certaine précipitation. Notre projet était tout autre : nous étions en présence
d’un texte du passé qui est aussi une source historique majeure. Dégagés des enjeux de l’actualité, nous avons décidé d’en fournir une version française aussi exhaustive et exacte que possible, dans une démarche « sourciste », au plus près donc de la source, du texte original.

Le caractère redondant, souvent maladroit, du livre de Hitler a donc été conservé. Par rapport à la traduction de 1934, il se trouve même accentué, puisque nous avons renoncé à toutes les recettes traditionnelles d’amélioration du texte et aux règles du bien-écrire à la française. Dans notre version, les répétitions sont conservées ; aucune phrase trop longue n’est scindée en deux ou en trois ; les problèmes de syntaxe ne sont pas gommés et les niveaux de langue sont respectés. Notre traduction est aussi plus systématique, puisque nous nous sommes efforcés d’harmoniser le rendu de certains concepts idéologiques nazis qui ont ultérieurement joué un rôle important. En ce sens, notre travail sur la traduction était pleinement informé de l’histoire du IIIe Reich, ce qui ne pouvait évidemment pas être le cas pour les contemporains.

Mais il y a une autre singularité : la traduction de 2021 est le résultat d’un effort collectif, même si – et c’est bien normal – c’est Olivier Mannoni qui la signe. Notre équipe scientifique a relu, mot à mot, ligne à ligne, la traduction volontairement inélégante qu’il a produite en la comparant avec l’original allemand, mais aussi avec la traduction française de 1934 et même avec une traduction anglaise publiée en 1939. De nombreuses modifications ont été suggérées, allant presque toujours dans le sens d’une littéralité maximale. Olivier Mannoni a accepté de voir son travail décortiqué par l’équipe, puis de partager avec elle la décision finale sur certains points de traduction particulièrement délicats : il faut vraiment l’en remercier. Cette dimension collective et coopérative de la traduction proposée est vraiment unique et cela a constitué une expérience extraordinairement enrichissante.

Ce livre ne s’adresse-t-il qu’à un public averti ?

Marie-Bénédicte Vincent : Nous sommes partis du principe que peu de gens  allaient lire intégralement Mein Kampf ; le texte est d’une grande densité, son contenu très souvent nauséeux et son style particulièrement rebutant par endroits. Il fallait donc fournir aux lecteurs différentes portes d’entrée et leur apporter un ensemble très conséquent d’informations et d’analyses, susceptibles de se substituer au texte lui-même. D’où l’importance de l’appareil critique qui, composé dans un caractère différent, encadre, enserre littéralement la prose hitlérienne. D’où également les introductions qui fournissent aux lecteurs des armes intellectuelles pour aborder le texte de manière critique et leur proposent aussi un résumé leur permettant d’identifier les passages susceptibles de les intéresser. Même les différents index sont conçus pour frayer dans le texte en fonction de ses intérêts propres. Nous visons ainsi une lecture de consultation et donc un public spécifique : des enseignants, bien sûr, ou des étudiants souhaitant approfondir certaines thématiques, mais aussi des lecteurs cherchant, par exemple, des éclairages scientifiques sur l’idéologie nazie. Au final, on lira cette édition au moins autant pour l’appareil critique que pour la traduction de l’ouvrage de Hitler !

L’ouvrage n’a pas été distribué en librairie suivant les modalités habituelles : il ne peut s’acquérir que sur commande. Quelle en est la raison ?

Olivier Baisez : Sophie de Closets et Sophie Hogg, respectivement PDG et directrice éditoriale de Fayard, souhaitaient montrer qu’il ne s’agissait pas d’une opération commerciale classique. D’habitude, l’éditeur recherche une exposition maximale de son « produit » pour générer le plus possible de ventes. Mettre Mein Kampf trop en avant, c’était cependant risquer de heurter la sensibilité de certains publics, mais aussi de se voir reprocher de contribuer encore plus à la diffusion d’un ouvrage déjà très facilement disponible en version non critique, en particulier sur le web. En privilégiant la commande, on subordonne l’achat à une démarche active et réfléchie de l’acquéreur et on met en valeur le rôle de conseil du libraire, dont on ne soulignera jamais assez l’importance. Ainsi, puisqu’il n’est pas physiquement présent en librairie, ni a fortiori en vitrine ou sous forme de pile, personne ne se trouve confronté au livre de Hitler par hasard, sans l’avoir décidé par soi-même.

Fayard a déclaré que les bénéfices des ventes seront reversés intégralement à la Fondation Auschwitz-Birkenau. Qu’est-ce qui a motivé cette démarche ?

Olivier Baisez : Ni Fayard ni les membres de l’équipe scientifique ne souhaitaient faire de cette publication une opération lucrative. Pour autant, c’est une opération commerciale : l’ouvrage est vendu, ce qui permet à l’éditeur de rembourser les frais très importants engagés pour mener à bien ce projet de longue haleine, techniquement complexe, et de supporter les coûts de fabrication. Mais il n’est pas question de gagner de l’argent. Les droits et bénéfices vont donc être reversés à une institution œuvrant à la préservation de la mémoire de la Shoah, en l’occurrence la Fondation Auschwitz-Birkenau qui assure le financement des travaux de conservation des vestiges de ce camp de concentration et centre d’extermination en veillant à préserver leur authenticité. C’est une sorte de paradoxe, dont on ne sait s’il est ironique ou vertueux : les recettes générées par la commercialisation du livre de Hitler contribuent à maintenir intact le site sur lequel ont été commis ses pires crimes.

Dans la grande majorité, les historiens sont favorables à cette publication. Certaines voix se sont cependant élevées déclarant que sa lecture pourrait encourager l’hitlérocentrisme. Que leur répondez-vous ?

Marie-Bénédicte Vincent : L’historiographie du nazisme est en constante évolution. Pour simplifier, on peut dire que les recherches historiques se sont, dans un premier temps, centrées sur les plus hauts dirigeants du régime nazi, à commencer par Hitler, dont les « intentions » ont été scrutées pour comprendre en quoi elles avaient dicté l’évolution de sa dictature. Dans les années 1960, dans le sillage de l’histoire sociale, un nouveau courant de recherche a attiré l’attention sur les « structures » du régime nazi : parti, bureaucratie, armée, grandes organisations. Il s’agissait alors de décentrer le regard vers d’autres facteurs d’évolution et de transformation du régime. Depuis les années 1990, le déploiement de l’histoire culturelle a mis l’accent sur les représentations en circulation à l’époque et sur leur rôle dans l’émergence d’hommes nouveaux, endoctrinés et fanatiques et donc capables de commettre le pire. La recherche sur les « bourreaux », actuellement très dynamique, se situe dans cette continuité. C’est pourquoi se pencher à nouveaux frais sur le manifeste idéologique hitlérien a du sens : ce n’est nullement régresser vers la première phase – de fait dépassée – de l’historiographie, mais au contraire approfondir notre compréhension des processus de radicalisation des masses sous le nazisme.

Serait-il opportun que d’autres livres de cette période fassent à leur tour l’objet d’une édition critique ?

Florent Brayard : Deux questions se posent, en réalité, qui sont de nature différente. D’abord, nous devons nous demander collectivement s’il est nécessaire de republier toutes les sources nazies, fascistes ou collaborationnistes : a-t-on vraiment besoin de remettre en circulation cette littérature infâme ? Pour Mein Kampf, la question ne se posait pas en ces termes : le livre n’a jamais cessé d’être distribué en France depuis 1934 et il est plus facile que jamais de s’en procurer une version électronique sur internet ; nous devions donc en proposer une édition critique. Mais, pour les autres livres, très franchement, il faut s’interroger au cas par cas.

Une fois que la décision est prise, alors se pose une deuxième question, celle de la forme de cette republication. Et ici, on peut espérer que notre travail ait fixé un standard particulièrement élevé pour les publications futures. Ce sera en particulier le cas pour les pamphlets de Louis-Ferdinand Céline : ils tomberont dans le domaine public dans une dizaine d’années et on voit mal, en raison de la célébrité de leur auteur, pourquoi ils ne seraient pas republiés. Mais l’éditeur qui prendra cette responsabilité devra aussi respecter, sauf à ternir durablement sa réputation, un cahier des charges sévère : composer une équipe scientifique de premier plan, respecter son indépendance et lui donner les moyens de travailler et, enfin, renoncer à tirer le moindre bénéfice financier de la publication de ces ouvrages qui, par la violence extrême de leur antisémitisme, n’ont pas grand-chose à envier à Mein Kampf.

Entretien avec Marie-Bénédicte Vincent, Florent Brayard et Olivier Baisez, par Nathalie Peeters, Mémoire d’Auschwitz ASBL


“Depuis 2003, l’action de l’ASBL Mémoire d’Auschwitz s’inscrit dans le champ de l’Éducation permanente. À travers des analyses et des études, l’objectif est de favoriser et de développer une prise de conscience et une connaissance critique de la Shoah, de la transmission de la mémoire et de l’ensemble des crimes de masse et génocides commis par des régimes autoritaires. Par ce biais, nous visons, entre autres, à contrer les discours antisémites, racistes et négationnistes. Persuadés que la multiplicité des points de vue favorise l’esprit critique et renforce le débat d’idées indispensable à toute démocratie, nous publions également des analyses d’auteurs extérieurs à l’ASBL.”

Auschwitz-Birkenau

“Historiciser le mal, une édition critique de Mein Kampf”, le livre d’Hitler, republié : “C’est essentiel de le remettre à la bonne distance, de le rendre accessible”

[RTBF.BE, 2 JUIN 2021] Mein Kampf, le brûlot d’Adolf Hitler, est republié aujourd’hui par la maison d’édition Fayard dans une version contextualisée et retitrée, Historiciser le mal, une édition critique de Mein Kampf. Les notes et les critiques représentent deux tiers de l’ouvrage. Il aura fallu dix ans de recherches pour élaborer ce livre. Chantal Kesteloot, historienne et responsable de l’histoire publique au Cegesoma, les archives de l’État, était invitée ce mercredi matin sur La Première.

Ce n’est pas la première fois que Mein Kampf est édité en français. Le livre est dans le domaine public.

Oui, il y a eu une première traduction en 1934 des Éditions Latines. La Belgique, par exemple, ne l’a jamais formellement interdit, donc on le trouvait, non pas en tête de gondole, mais de manière discrète ou dans les bouquineries. Il continuait donc d’exister, les Éditions Latines continuaient de vendre quelques centaines d’exemplaires chaque année.

Qu’est-ce que cet ouvrage qui sort aujourd’hui amène en plus ? Pourquoi est-il si important ?

Je crois qu’il fait toute la différence. Là où les Éditions Latines se sont  contentées d’une traduction, qui est apparemment aussi contestable par certains aspects, ici, on a toutes une remise en contexte. Historiciser le mal, c’est au fond reprendre ce document et le confronter aux éléments de recherche historique. On a donc une introduction substantielle et on a des notes d’identification qui sont intégrées dans le corps même du texte. Ce ne sont pas des notes renvoyées en fin de volume, comme c’est le cas dans l’édition allemande, mais dans l’édition française, elles sont véritablement au cœur de la page. Chacun des 27 chapitres est précédé d’une introduction, donc on a véritablement les outils pour décoder cet ouvrage.

Chantal Kesteloot (CEGESOMA) au micro de la RTBF © rtbf.be
Est-ce que c’est un texte qui peut encore servir aujourd’hui aux extrémistes ?

C’est quand même un texte très daté qui représente l’ultranationalisme, le pangermanisme, l’antisémitisme tel qu’on l’exprimait en Allemagne dans les années 20, avec toute la radicalité. Ce ne sont pas des éléments neufs, mais je dirais que le discours d’Hitler y apporte une radicalité héritée de la Première Guerre mondiale. Alors, bien évidemment, ça peut toujours servir. On sait que dans le monde arabe, ce livre est encore utilisé. On le trouve de manière relativement facile sur Internet, il n’y a aucun problème d’accès, donc il est essentiel aujourd’hui qu’on puisse continuer à se le procurer, mais dans une édition qui permette justement cette lecture critique.

Mettre uniquement le focus sur cet ouvrage ou sur la personnalité d’Hitler ne permet pas de comprendre le nazisme dans son ensemble

On trouve déjà tout en germe dans ce texte d’Adolf Hitler de ce qui va se passer par la suite, la guerre et le génocide des Juifs ?

Le génocide comme tel, non. C’est une réflexion qu’il se fait alors qu’il est détenu en 1924-1925. C’est donc l’état de sa pensée, son antisémitisme virulent, son pangermanisme, son rejet du diktat de Versailles, qui annonce effectivement ce revanchisme allemand. Je dirais que le nazisme ne se comprend pas uniquement sur base de la lecture de Mein Kampf, il y a toute une évolution qui va se faire. Et donc, au fond, mettre uniquement le focus sur cet ouvrage ou sur la personnalité d’Hitler ne permet pas de comprendre le nazisme dans son ensemble, ni son évolution, ni sa radicalisation à travers la Seconde Guerre mondiale.

Le belge Léon Degrelle (1906-1994), fondateur du mouvement rexiste pro-nazi
Est-ce que c’est un livre qui a eu du succès lors de sa sortie ?

Lors de sa sortie, le succès est relativement modeste. Mais avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir, parce que là on va en faire un instrument de propagande et on va l’offrir à tous les foyers allemands qui se marient. On estime qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, il y a eu un tirage de 12,5 millions, ce qui a d’ailleurs considérablement enrichi Hitler qui avait conservé les droits d’auteur. Est-ce que les gens l’ont lu ? Ça, c’est une autre question. Mais ça a effectivement été un succès. Il a été interdit en Allemagne à partir de 1945, et donc en 2016, les droits retombaient dans le domaine public, ce qui a amené des historiens allemands à une première édition critique, édition critique qui a également servi pour cette nouvelle publication en langue française.

Churchill, de Gaulle l’ont lu

En quoi ce livre est-il si symbolique par rapport aux autres ? Parce qu’il y a eu d’autres livres écrits par d’autres dignitaires nazis, notamment par Joseph Goebbels.

Il attire tant l’attention d’abord parce que c’est un livre écrit avant. On peut donc dire qu’on a une espèce de catalogue d’intentions. Hitler, à ce moment-là, est quelqu’un de relativement inconnu. Le livre paraît, et on sait à ce moment-là qu’il a circulé, que certains l’ont lu, et on sait que des gens comme Churchill, de Gaulle, qui sont des personnalités importantes pour l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, l’ont lu également. C’est en quelque sorte la bible du nazisme. Donc, à ce titre, évidemment, à partir du moment où le nazisme a à ce point bouleversé l’histoire de l’Europe au XXe siècle, c’est un ouvrage fondamental. Le fait qu’il ait été interdit lui a aussi donné un parfum de scandale. C’est un ouvrage auquel on n’avait plus accès selon les voies officielles, même si, je le répète, en Belgique, pas d’interdiction formelle, interdiction d’en faire la promotion.

Le fait d’avoir interdit cet ouvrage, ça l’a renforcé ?

Je crois que le fait de l’avoir interdit a fait naître toute une série de parfums de légende, de même que l’idée de savoir si Hitler s’est véritablement suicidé. On a là toute une série d’éléments qui ont entraîné des fake news relatives à l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Hitler disparu dans des circonstances mystérieuses, comment l’Allemagne a à ce point pu s’effondrer, et cette bible du nazisme devenue inaccessible… Tout ça sont des éléments qui ont pu contribuer à certains mythes. Et ce mythe, effectivement, nourrissait cette curiosité un peu malsaine par rapport à cet ouvrage.

Selon vous, il ne faut pas faire tomber ce livre dans l’oubli, comme certains voudraient le faire ?

Je crois que c’est essentiel. C’est essentiel de le remettre à la bonne distance, de le rendre accessible. D’ailleurs, les éditions Fayard ont annoncé que les bibliothèques pourraient se le procurer gratuitement. Il ne sera pas disponible en librairie, mais uniquement sur commande. Donc, il y a une espèce de non-commercialisation de l’événement qui a été organisé par les éditions Fayard. Mais je crois qu’on a là quelque chose de tout à fait fondamental, un outil critique de réflexion. Ce texte continue d’être important pour comprendre la genèse du nazisme. Il n’est pas le seul à devoir être utilisé, il ne permet pas la compréhension totale du phénomène, mais il n’en demeure pas moins qu’il reste un des outils fondamentaux pour comprendre la pensée d’Hitler en 1924-1925 et voir comment celle-ci va évoluer durant les 20 années jusqu’à sa mort en 1945.

Même le prix est dissuasif.

Absolument, le prix est de 100 euros. Mais ce qui est aussi intéressant, c’est de se dire que les bénéfices générés par la vente seront versés à la Fondation Auschwitz-Birkenau, qui permet l’entretien du camp de concentration et d’extermination qu’a été Auschwitz. Donc, je crois que les éditions Fayard ont pris tous les garde-fous. Ce qui est intéressant, c’est qu’en 1938, les éditions Fayard avaient déjà une première fois publié Mein Kampf, et là à l’initiative des autorités allemandes, dans une version spécialement destinée au public français et qui avait été quelque peu expurgée des prises de position très antifrançaise.

Interview de Chantal Kesteloot par la rédaction de la rtbf.be


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Savoir-traduire en Wallonie et à Bruxelles…

ANDERS : textes

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Les considérations de Le Bon [auteur de La psychologie des foules en 1895] sur la transformation de l’homme par les situations de masse sont désormais caduques, puisque l’effacement de la personnalité et l’abaissement de l’intelligence sont déjà accomplis avant même que l’homme ne sorte de chez lui.
Diriger les masses dans le style Hitler est désormais inutile : si l’on veut dépersonnaliser l’homme (et même faire en sorte qu’il soit fier de n’avoir plus de personnalité), on n’a plus besoin de le noyer dans les flots de la masse ni de le sceller dans le béton de la masse.
L’effacement, l’abaissement de l’homme en tant qu’homme réussissent d’autant mieux qu’ils continuent à garantir en apparence la liberté de la personne et les droits de l’individu. Chacun subit séparément le procédé de “conditioning” qui fonctionne tout aussi bien dans les cages où sont confinés les individus, malgré leur solitudes, malgré leurs millions de solitudes. Puisque ce traitement se fait passer pour “fun” ; puisqu’il dissimule à sa victime le sacrifice qu’il exige d’elle ; puisqu’il lui laisse l’illusion d’une vie privée ou tout du moins d’un espace privé, il agit avec une totale discrétion.
Il semble que le proverbe allemand “un chez-soi vaut de l’or“, soit à nouveau vrai ; mais dans un tout autre sens. Si un chez-soi vaut aujourd’hui de l’or, ce n’est pas du point de vue du propriétaire qui y mange de la soupe conditionnée, mais du point de vue des propriétaires du propriétaire, de ce chez-soi, ces cuisiniers et fournisseurs qui lui font croire que sa soupe est faite maison

Günther Anders, L’obsolescence de l’homme (1956)


Pourquoi il faut (re)lire “L’Obsolescence de l’homme” de Günther Anders

[USBEKETRICA.COM, 8 juillet 2019] Soixante-trois ans après sa publication, l’essai du philosophe allemand n’a pas pris une ride. On peut même affirmer qu’Anders était plutôt extralucide…

L’été est une saison idéale pour ralentir, se déconnecter de l’actualité et, pour les plus téméraires d’entre nous, (re)lire des classiques. L’Obsolescence de l’homme de Günther Anders (1902-1992) en est un. Dans ce texte magistral de 1956, le philosophe allemand s’alarmait de l’idolâtrie pour le progrès technologique au service d’une civilisation des loisirs où les machines auraient retiré aux hommes toute la pénibilité de l’existence.

C’est un livre qui n’a pas la postérité qu’il mérite. À sa publication, en 1956, il connut pourtant un très grand succès, comme en témoignent les nombreux retirages et nouvelles éditions de l’essai à l’époque, avec des ajouts de l’auteur justifiant la réimpression de ses thèses écrites plusieurs années auparavant. Bravache, Anders écrit même ceci, en préface à la cinquième édition de L’Obsolescence de l’Homme : “Non seulement ce volume que j’ai achevé il y a plus d’un quart de siècle ne me semble pas avoir vieilli, mais il me paraît aujourd’hui encore plus actuel.” Et pourtant, peu de nouvelles éditions sont à signaler depuis le début du XXIe siècle – surtout aucune en livre de poche permettant de démocratiser ce texte essentiel.

Même si l’occasion se présente d’entrer en relation avec des personnes véritables, nous préférons rester en compagnie de nos copains portatifs.

Songeons aux économistes, sociologues et philosophes du progrès et des loisirs qui sont tombés en désuétude parce que leurs analyses de la télévision ne résistaient pas à l’arrivée d’Internet, tandis que celles les analyses sur Internet étaient rendues caduques par l’invasion des réseaux sociaux… L’obsolescence de leurs thèses était indexée sur les objets qu’ils observent. Avec le livre d’Anders, ça n’est pas du tout le cas.

Faites l’exercice honnêtement. Lisez ces quelques lignes sans chercher à savoir qui a pu les écrire et quand : “Rien ne nous aliène à nous-mêmes et ne nous aliène le monde plus désastreusement que de passer notre vie, désormais presque constamment, en compagnie de ces être faussement intimes, de ces esclaves fantômes que nous faisons entrer dans notre salon d’une main engourdie par le sommeil – car l’alternance du sommeil et de la veille a cédé la place à l’alternance du sommeil et de la radio – pour écouter les émissions au cours desquelles, premiers fragments du monde que nous rencontrons, ils nous parlent, nous regardent, nous chantent des chansons, nous encouragent, nous consolent et, ne nous détendant ou nous stimulant, nous donnent le la d’une journée qui ne sera pas la nôtre. Rien ne rend l’auto-aliénation plus définitive que de continuer la journée sous l’égide de ces apparents amis : car ensuite, même si l’occasion se présente d’entrer en relation avec des personnes véritables, nous préférons rester en compagnie de nos portable chums, nos copains portatifs, puisque nous ne les ressentons plus comme des ersatz d’hommes mais comme de véritables amis.

Impossible de ne pas être percuté par l’incroyable actualité de ces lignes… écrites en 1956. Remplacez “radio” par “smartphone“, “émissions” par “podcasts“, rajoutez “Netflix” et “réseaux sociaux” à l’ensemble, et observez comme ce texte correspond à la perfection à notre temps. La puissance de ce texte visionnaire est sans égale. Déjà, à l’époque, Anders voyait que la croyance dans un salut par le progrès technologique était vaine si cela ne nous permettait pas de nous resocialiser, de nous rapprocher les uns des autres. Pire, en consommant des loisirs de masse, le travailleur contribue lui même à la standardisation des goûts, des usages, nous dit le philosophe allemand. Les appareils de transmission et les émissions (ou les “contenus” pour être plus moderne) aliènent la singularité de chacun dans un mouvement qui nous rend interchangeables – et donc obsolètes.

Le problème de la “honte prométhéenne”

Anders est conscient des critiques que son propos peut susciter, et il se défend par avance contre ceux qui voudraient le dépeindre en réactionnaire en rétorquant que le problème est rhétorique : les défenseurs du progrès jugent ce dernier bon par essence et défendent un bloc, celui du up to date : tant que l’on peut avoir la dernière version de l’homme, on doit le faire, et honte à ceux qui ne s’adaptent pas ! C’est ce qu’Anders appelle “la honte prométhéenne.

Pour appuyer sa démonstration sur le progrès inutile et même “mortifère“, il ajoute une seconde partie intitulée : Sur la bombe et les raisons de notre aveuglement face à l’apocalypse avec des analyses qu’il développera dans d’autres livres, notamment La Menace nucléaire : Considérations radicales sur l’âge atomique. Ses thèses sont saisissantes et implacables sur l’insuffisante remise en question de notre rapport à la technique après Auschwitz et Hiroshima.

Aux États-Unis, on peut affirmer que la mort est déjà devenue introuvable.

En tirant le fil de la “honte prométhéenne“, Anders tire des conclusions pleines de prescience. Ainsi, à la fin du livre, il prédit l’émergence du courant transhumaniste en ces termes : “De la croyance au progrès découle donc une mentalité qui se fait une idée tout à fait spécifique de “l’éternité”, qu’elle se représente comme une amélioration ininterrompue du monde ; à moins qu’elle ne possède un défaut tout à fait spécifique et qu’elle soit simplement incapable de penser à une fin (…). Aux États-Unis, on peut affirmer que la mort est déjà devenue introuvable. Puisqu’on y considère que seul existe “réellement” ce qui toujours s’améliore, on ne sait que faire de la mort, si ce n’est la reléguer en un lieu où elle puisse indirectement satisfaire à la loi universelle du perfectionnement.” La boucle est alors bouclée. Disciple de Husserl, premier mari de Hannah Arendt, Anders a fréquenté les plus grands esprits du siècle et signait en 1956 un livre de leur niveau. Si ce n’est déjà fait, lisez donc L’Obsolescence de l’homme pour comprendre notre époque.

Vincent EDIN


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Sengager en Wallonie-Bruxelles…

SCHULZE, Klaus (1947-2022)

Temps de lecture : 5 minutes >

Klaus SCHULZE, l’un des pères fondateurs de la musique électronique allemande, est mort. De nombreux artistes, de Brian Eno à David Bowie, en passant par Damon Albarn et Kanye West, se sont réclamés de son héritage.

Pionnier de la musique électronique allemande, inspiration de nombreux musiciens, Klaus Schulze, est mort à l’âge de 74 ans, a annoncé, jeudi 28 avril 2022, son fils sur Facebook. Il s’est éteint mardi, de façon soudaine et inattendue” bien qu’il luttait contre une maladie, écrit Maximilian Schulze.

Né le 4 août 1947 à Berlin, Schulze est considéré comme l’un des pères fondateurs de la musique électronique allemande, dont l’influence peut être décelée sur quantité d’enregistrements contemporains.

Dans les années 1970, ce colosse de 2 mètres est un des principaux ambassadeurs du rock planant, partageant la scène avec Mike Oldfield ou encore le groupe anglais Pink Floyd. Il est un temps membre du groupe de krautrock allemand Tangerine Dream.

Guitariste, puis batteur, il s’est frotté à tous les exercices : musique de film, interprétation détournée de thèmes du répertoire classique, et même à la production de vedettes de variétés (le groupe allemand Alphaville). Ses morceaux, qui pouvaient dépasser trente minutes, sont devenus des classiques de la musique électronique.

d’après LEMONDE.FR


Klaus Schulze, figure de proue du krautrock et de la musique électronique allemande, est décédé à l’âge de 74 ans. La cause exacte du décès n’a pas été révélée, mais il était malade depuis quelques années.

D’abord percussionniste, mais également multi-instrumentiste, ce futur virtuose des synthétiseurs a fondé Ash Ra Tempel et milité au sein de Tangerine Dream avant de se lancer dans une carrière solo. Il a marqué l’ère des synthés analogiques.

Influencé par Wagner, la musique stochastique de Xenakis et probablement par Stockhausen, même s’il a toujours nié ces références avant-gardistes, mais également le psychédélisme, il a créé un nouveau genre musical auquel vont se rallier de nombreux disciples.

En introduisant des sequencers et percussions électroniques dans sa musique, il est devenu, un peu avant Kraftwerk, le grand pionnier de la musique entièrement électronique et reste le principal artiste du courant de musique dite “planante”, à l’origine essentiellement germanique, une musique qui a souvent été assimilée au rock progressif. Il a aussi tracé la voie de la New Age et de la techno. Et tout comme Brian Eno, à l’ambient. Prolifique, il a publié plus d’une soixantaine d’albums (sans compter les “live”) sous son nom et celui du pseudo Richard Wahnfried et on ne compte plus ses collaborations. Parmi lesquelles on épinglera celles qu’il a réalisées pour Steve Winwood, le percussionniste japonais Stomu Yamash’ta ainsi que l’ex-drummer de Santana, Michale Shrieve. Notamment. Et on en oublierait presque son rôle de producteur (Alphaville, Lisa Gerrard, Schiller…)

d’après MUSICZINE.NET

Klaus Schulze et Lisa Gerrard © last.fm

Klaus Schulze, pionnier de la musique électronique, qui a contribué à façonner le genre du krautrock avec Tangerine Dream tout en menant une carrière solo prolifique, est décédé à l’âge de 74 ans. L’influent musicien allemand Klaus Schulze a sorti plus de 60 albums aux côtés de Tangerine Dream, Ash Ra Tempel et Cosmic Jokers.

La famille du multi-instrumentiste a annoncé sa mort mercredi, ajoutant que Schulze est décédé de manière inattendue” le 26 avril après une longue bataille contre une maladie. Sa musique continuera à vivre et nos souvenirs aussi, a déclaré la famille de Schulze dans un communiqué. Il y avait encore tant de choses à écrire sur lui en tant qu’homme et artiste, mais il aurait probablement dit : nuff said !. Les adieux auront lieu dans le cercle familial le plus proche, comme il le souhaitait. Vous savez comment il était : sa musique compte, pas sa personne…”

Nous avons été choqués et attristés d’apprendre la nouvelle de la mort soudaine de Klaus Schulze, a ajouté son représentant Frank Uhle dans un communiqué. Nous perdons et nous regretterons un bon ami, l’un des compositeurs les plus influents et les plus importants de la musique électronique, un homme de conviction et un artiste exceptionnel… Sa nature toujours joyeuse, son esprit d’innovation et son impressionnant corpus d’œuvres restent indélébilement ancrés dans nos mémoires.”

Au cours d’une carrière qui s’est étendue sur plus de 50 ans et 60 albums, Schulze a joué un rôle essentiel dans le mouvement musical qui a donné naissance au krautrock ainsi qu’à la scène révolutionnaire de la musique électronique de “l’école de Berlin”, précurseur des genres ambient, New Age et Space Rock.

Schulze n’est resté au sein de Tangerine Dream que pour un seul album (en tant que batteur sur leur premier album Electronic Meditation en 1970) avant qu’il ne parte cofonder son propre groupe, l’influent groupe de krautrock Ash-Ra Tempel, aux côtés de son collègue Manuel Göttsching.

Après la sortie de l’album éponyme d’Ash Ra Tempel en 1971, Schulze quitte le groupe (bien qu’il y revienne sporadiquement au cours des décennies suivantes) pour se lancer dans une carrière solo, qui voit le claviériste-percussionniste sortir de la musique presque chaque année à partir de l’album Irrlicht en 1972.

Après le succès de Cyborg en 1973, sorti sur le label allemand Cosmic Couriers, Schulze et ses partenaires de label ont formé le supergroupe Cosmic Jokers, avec un premier album éponyme. Cette collaboration a débouché sur la période la plus importante de la carrière solo de Schulze, puisque le milieu et la fin des années 1970 ont vu la sortie de classiques de la musique électronique comme Timewind en 1975, Moondawn en 1976 et en 1978.

Schulze a continué à repousser les limites de la musique électronique au cours des décennies suivantes, en solo, dans des groupes comme Go, en collaboration avec des artistes comme Rainer Bloss et Pete Namlock (avec qui il a enregistré 11 volumes de réinterprétations de Pink Floyd sur le Moog), et sous son pseudonyme Richard Wahnfried.

Plus récemment, Klaus Schulze a collaboré avec le compositeur et innovateur électronique Hans Zimmer sur “Grains of Sand”, un morceau de la bande sonore de Dune, nominée aux Oscars. Klaus Schulze a ensuite enregistré un album inspiré de Dune, Deus Arrakis, une sorte de suite à son album Dune de 1979, également inspiré du classique de la science-fiction.

La musique de Klaus Schulze n’a jamais été aussi pertinente qu’aujourd’hui. Le monde a enfin rattrapé un véritable pionnier, a déclaré Zimmer en décembre dernier.Plus que jamais, le travail de Klaus est l’équilibre parfait entre l’âme et la technologie… Un maître, une influence et un influenceur pour d’innombrables autres, qui nous connecte encore tous avec un sens profond de l’humanité et du mystère.”

d’après ROLLINGSTONE.FR


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Selon des experts en armes à feu, l’artiste expressionniste allemand Kirchner ne se serait pas suicidé

Temps de lecture : 2 minutes >

Jusqu’à récemment, les spécialistes s’accordaient à dire qu’Ernst Ludwig Kirchner, l’un des fondateurs du mouvement expressionniste allemand Die Brücke, s’était suicidé de deux balles dans la poitrine. De nouvelles analyses suggèrent qu’il aurait plutôt été assassiné.

Lors du décès d’Ernst Ludwig KIRCHNER? en juin 1938, le rapport médical suisse a conclu à un suicide de deux balles dans la poitrine, tirées avec un pistolet Browning fabriqué en Belgique. Pourtant, plus de 80 ans après ce verdict, plusieurs spécialistes en armes à feu remettent en cause cette expertise, et suggèrent que le peintre aurait été assassiné. D’après eux, cette arme était dotée d’un système de sécurité qui rendait nécessaire d’appuyer fermement sur la gâchette ; Kirchner aurait donc eu d’énormes difficultés à tirer le deuxième coup, une fois blessé au thorax ou à l’épaule.

Des indices étudiés de nouveau

Les chercheurs, étudiant le rapport effectué en 1938, ont également relevé l’absence de mention de brûlures autour de la plaie ou sur les vêtements de Kirchner, ce que l’on trouve souvent autour de blessures par balle tirées d’aussi près. De même, le rapport ne mentionne que deux trous de petite dimension dans la poitrine du peintre, ce qui évoque plutôt des coups portés à distance. Andreas Hartl, l’un des experts en armes à feux, affirme enfin qu’ “il est plus commun pour les personnes qui se suicident de se tirer une balle dans la tête”.

Un état dépressif récurrent

On sait que l’artiste est passé au cours de sa vie par plusieurs phases de dépression, couplées à des épisodes d’addiction à la drogue, tandis qu’un de ses amis explique qu’il lui arrivait de détruire certains de ses propres dessins et sculptures, et même d’utiliser plusieurs de ses peintures comme “”cible”. La réelle raison de cette mort précoce demeure donc en débat pour le moment, des arguments existant pour appuyer chacune des deux hypothèses. Quant aux suppositions de meurtre, la question de son auteur demeure. [d’après CONNAISSANCEDESARTS.COM]


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KLASEN, Peter (né en 1935)

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L’artiste peintre, photographe et sculpteur allemand Peter KLASEN naît à Lübeck en 1935. Maître des contrastes, il est fasciné par l’hostilité de la ville moderne et par les représentations du corps à l’état de marchandise.

“Peter Klasen grandit au sein d’une famille sensible aux arts : son oncle Karl Christian Klasen, élève d’Otto Dix, est un peintre expressionniste de paysages et de portraits et son grand-père, mécène et collectionneur. Peter Klasen commence ainsi très jeune à dessiner et à peindre. Il s’initie aux techniques de la lithographie et de l’aérographe. La lecture de Dostoïevski, Kafka et Thomas Mann le marque profondément.

De 1956 à 1959, Peter Klasen étudie à l’École Supérieure des Beaux-Arts de Berlin, alors école d’avant-garde, et devient l’ami de Georg Baselitz. En 1959, lauréat du prix du Mécénat de l’industrie allemande, il obtient une bourse d’étude et s’installe à Paris. Là, Klasen s’intéresse aux cinéastes de la Nouvelle Vague (Godard, Truffaut, Chabrol,…). Il fait la relecture des écrits théoriques de Dada et du Bauhaus, et développe le concept de l’intégration de la photographie dans son travail pictural.

Peter Klasen est, dans les années 60, un des fondateurs du mouvement artistique nommé Nouvelle Figuration ou Figuration Narrative. Il élabore alors un langage plastique personnel : il explore et réinterprète les signes de notre environnement urbain et, plus généralement, de notre société. Il s’intéresse aux images exploitées par les mass média et dénonce, par ses métaphores picturales, l’uniformisation du cadre de vie occidental. Ses peintures et œuvres graphiques invitent à une réflexion critique sur le monde qui nous entoure.

Peter Klasen réalise ses premiers “tableaux-rencontres” où s’opposent des images découpées et leur représentation peinte à l’aérographe. C’est aussi le moment où apparaît sur ses toiles l’image morcelée du corps féminin tirée d’affiches publicitaires, de cinéma et de magazines : ce sera une constante dans son œuvre jusqu’en 1973. Klasen se fait l’écho d’une réalité déchirée où se mêlent des objets de consommation courante (téléphone, appareil électrique…), des objets de séduction (rouge à lèvres), des objets liés au corps et à la maladie (thermomètre, stéthoscope, seringue, pilule…).” [d’après ARTCOMOEDIA.FR]


L’atelier de Peter Klasen à Vincennes © Jean Picon

“L’artiste a installé son atelier dans un havre de paix de près de 500 mètres carrés, niché entre deux petites forêts de bambous, à Vincennes. Un lieu où les conditions de travail ont été créées “pour y voir un peu plus clair“. La première sensation, une fois la porte franchie, est celle d’une grande bouffée d’air frais. À l’image des toiles pluridimensionnelles du peintre allemand, le lieu est scindé en plusieurs espaces de vie et de travail parfaitement compartimentés, mais cohabitant dans une harmonie quasi japonisante. Du mur d’entrée donnant sur rue au bout du jardin jouxtant le haut espace exclusivement dédié à l’atelier, c’est un parcours de près de soixante mètres de long qui attend les hôtes de l’artiste.

Pour rejoindre le saint des saints, l’impétrant traverse d’abord un premier sas, à l’air libre, puis un second, derrière de grandes baies vitrées, garni de hauts bambous dialoguant avec de mystérieuses sculptures africaines. Son regard se perd en hauteur, cherchant la canopée au son des chants d’oiseaux, avant que la voix de Peter Klasen ne le ramène sur terre. L’artiste, disponible et chaleureux, raconte avec passion l’histoire de cette ancienne usine à métaux qu’il a transformée en atelier, en 1983, avec son épouse disparue il y a huit ans : “Nous l’avons découverte par une petite annonce parue dans Le Figaro. Il en fallait 450.000 francs, une somme relativement dérisoire à l’époque pour tout cet espace.”

La ville de Vincennes s’étant très tôt embourgeoisée, peu d’usines s’y sont implantées au tournant du XXe siècle, laissant la part belle aux spectaculaires réhabilitations d’anciens locaux industriels en ateliers ou lofts aux villes de Montrouge ou Châtillon, au sud de Paris. “Ce type de volume est rare et, par conséquent, je n’ai pas beaucoup de confrères dans les environs proches.” Pendant plusieurs mois, l’artiste et sa femme réinventent le lieu de fond en comble pour le rendre habitable : suppression d’un ancien pont roulant, démolition de certains murs, restructuration des pièces… “Il y avait tellement de lumière qu’il a fallu condamner des fenêtres zénithales, un comble !”, se souvient encore Peter Klasen, d’un ton amusé ; l’artiste s’offre pourtant chaque été des bains de lumière méridionale dans son atelier de Châteauneuf-Grasse, à une vingtaine de kilomètres au nord de Cannes, où il retrouve sa “bande parisienne“.

Dans son atelier vincennois, qu’il dit “dépouillé mais ordonné”, le peintre, filant décidément la métaphore, assure avoir créé les conditions de travail idéales “pour y voir un peu plus clair”. Le précédent atelier que Peter Klasen a occupé entre 1973 et 1983 était situé place Falguière, à Montparnasse, au cœur de la vie artistique parisienne. “C’était un endroit très agréable mais bien trop petit et plutôt pensé pour des peintres de chevalet travaillant à l’ancienne.” Par chance, l’artiste occupe le premier étage de ce bâtiment de douze ateliers et peut ainsi faire passer ses grands formats… par la fenêtre !

Dialogue avec les maîtres
Peter Klasen en 2013 © peterklasen.com

Si ses études aux Beaux-Arts de Berlin l’ont préparé, dans les années 1950, à se mesurer à la peinture classique, l’enseignement d’avant-garde, encore mâtiné de cet esprit pionnier directement issu du Bauhaus, privilégiait l’émancipation des futurs créateurs. “J’y ai été formé à la construction de l’image, quel que soit le médium utilisé, car c’est bien la technique qui est à la disposition des artistes et non l’inverse”, résume-t-il. Guère étonnant dès lors que l’exposition personnelle dont il fait actuellement l’objet à la galerie Eva Hober, à Paris, soit titrée “Dialogue avec les maîtres”, le peintre de 82 ans tenant à préciser qu’il prend cet événement “très au sérieux”.

À son arrivée à Paris en 1959, le jeune homme rencontre les peintres de sa génération, dont Corneille avec qui il se lie d’amitié et qui devient vite l’un de ses mentors. “Je suis venu en France pour me nourrir de ces échanges. C’était fascinant de pouvoir croiser Picasso, Breton, Giacometti et parfois leur parler…” Sa collection personnelle plus de deux cents œuvres anciennes ou tridimensionnelles, stockées dans des entrepôts à Cergy-Pontoise et Noisy-le-Sec, mais également des créations d’autres artistes  est pour l’essentiel inaccessible aux néophytes.

À Vincennes, les amateurs n’ont accès qu’à des pièces relativement récentes. Impossible toutefois de ne pas citer ces grands maîtres du design dont Peter Klasen possède quelques pépites dans son atelier : une applique à deux bras de Serge Mouille au-dessus du bar de la cuisine, deux fauteuils iconiques modèles “670” et leur ottoman de Charles Eames, les célébrissimes fauteuils “LC3” du Corbusier datant de 1959 “parmi les premiers à avoir été numérotés !”  et un spectaculaire bureau de Jean Prouvé perché à l’entresol, surplombant l’atelier. Autant de souvenirs liés à son épouse, née à Saigon d’un père français, militaire de carrière dans la coloniale, et qui a longtemps tenu à Lille un magasin d’ameublement spécialisé dans les années 1930-1950.

Sur des tables ou des étagères, quelques sculptures animalières aux formes art déco et des céramiques des années 1950-1960 complètent élégamment le décor. Peter Klasen, au demeurant parfaitement ambidextre, travaille debout et à plat sur une table où s’amoncellent pochoirs et découpages lestés de poids. La technique de l’aérographe, qu’il emploie depuis toujours, le fait plus ressembler à un chirurgien armé d’un bistouri qu’à un peintre traditionnel. Le plus étonnant, lorsqu’on le rejoint dans son espace de travail, est qu’aucune odeur de peinture n’est perceptible ! En effet, un générateur d’air comprimé propulse de la peinture acrylique ou vinylique inodore à travers un stylet que l’artiste manipule pour composer ses zones de couleurs. “Il m’arrive parfois d’utiliser une impression numérique comme trame de fond. Mais le plus important reste l’intervention manuelle, plus subtile que le procédé sérigraphique. Et c’est justement la modulation de l’aérographe qui donne toute sa force à cet effet de trois dimensions qui ressort de mes tableaux.”

Archéologie du présent
“La Rêveuse” © artgallerydesign-letouquet.fr

Fasciné depuis toujours par la technologie, Peter Klasen assure être un homme de son temps, “un sismographe, un archéologue du présent parfaitement conscient de la liberté qui nous est donnée aujourd’hui, après un XXe siècle dramatique”. Depuis le début des années 1960, il emprunte, détourne et raille l’iconographie du monde de la consommation et de la publicité. Ayant volontairement tourné le dos à une abstraction alors dominante, le peintre avoue avoir eu très tôt une “fascination ambiguë pour les États-Unis”, tout en assurant se sentir plus proche du pop anglais antérieur au pop art d’Andy Warhol et Roy Lichtenstein et bien plus transgressif de ses amis Allen Jones ou Peter Blake.

“Pop”, le mot est lâché ! Lorsqu’il évoque la figuration narrative, qu’on qualifie parfois d’équivalent français du pop art, Peter Klasen parle toujours à la première personne du pluriel, disant de lui-même et de ses compagnons d’alors : “Nous étions les anticorps de l’omniprésence américaine sur la scène culturelle.” L’artiste, “vrai passionné de classique”, travaille en musique. Mais il lui arrive aussi de peindre en écoutant… de la pop.” [d’après GAZETTE-DROUOT.COM]


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PHILOMAG.COM : SIMMEL Georg, Les grandes villes et la vie de l’esprit (extraits, 1902)

Temps de lecture : 17 minutes >

Georg SIMMEL (1858-1918) voit naître, avec Berlin, les métropoles telles que nous les connaissons aujourd’hui. Centres d’échanges, de brassage et de stimulations sensorielles et intellectuelles, elles sont aussi des lieux de la nervosité permanente pour leurs habitants. Mais pour le sociologue,  l’un ne va pas sans l’autre !


Philosophie Magazine n°151 (été 2021)

Le texte suivant est extrait d’un cahier central de PHILOMAG.COM, préparé par Victorine de Oliveira. Ce numéro d’été de 2021 est consacré à L’étrange gravité du sexe : “Nous vivons une drôle d’époque du point de vue des mœurs. D’un côté, avec les applications de rencontre, la mode des sex friends et des plans cul, le succès des conseils des sexperts, nous n’avons jamais été aussi près d’une démystification de l’érotisme qui facilite sa consommation effrénée. De l’autre, avec le phénomène #metoo mais aussi la publication de livres comme La Familia Grande de Camille Kouchner, une prise de conscience de la violence de la domination masculine est en cours, qui empêche de prendre l’acte sexuel à la légère. Alors, voulons-nous tout à la fois plus de liberté et plus d’éthique au lit ? Est-ce seulement possible ?

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Introduction

Ça vous avait manqué… ou du moins vous le pensiez : votre voisin de terrasse qui parle trop fort ou vous colle la fumée de sa cigarette sous le nez, alors même que la jauge des places assises est toujours réduite, ce type qui vous passe tranquillement devant, alors que vous attendez sagement dans la file pour acheter votre premier ticket de cinéma depuis des lustres… Retrouver le plaisir d’un verre en terrasse ou d’un film dans une salle obscure, c’est aussi se coltiner tous les anonymes venus jouir en même temps que vous du même lieu et de la même distraction. Subitement, vous retrouvez ces sensations et ces réflexes que vous pensiez oubliés depuis presque un an : accélération du rythme cardiaque, légère excitation devant l’animation, désir de vous saper un peu histoire d’attirer les regards, en même temps qu’une légère distance à la limite de l’indifférence pour votre prochain.

Autant de caractéristiques de la vie urbaine que le sociologue allemand Georg Simmel a relevées dans son court essai Les Grandes Villes et la Vie de l’esprit. Il y remarque que “la base psychologique, sur laquelle repose le type des individus habitant la grande ville, est l’intensification de la vie nerveuse, qui résulte du changement rapide et ininterrompu des impressions externes et internes“. Les sens du citadin sont sans cesse sollicités, c’est pourquoi, paradoxalement, les villes sont le lieu de la “vie de l’esprit” : l’esprit est l’élément de stabilité qui permet de ménager une sensibilité toujours en mouvement, toujours accaparée de stimuli nouveaux – le bruit d’un moteur qui démarre, les différentes odeurs qui s’échappent d’une rue pleine de restaurants, une conversation attrapée au vol – , “il est la force la plus capable d’adaptation de nos forces intérieures“. Au point qu’il génère le fameux “caractère blasé des citadins“. Haut lieu de la sensibilité sur-sollicitée, la grande ville est donc aussi un terrain propice au développement de l’activité intellectuelle.

Cette activité, Simmel l’entend en un sens assez large. Il ne s’agit pas seulement de la production d’œuvres d’art mais aussi des échanges économiques, de la conversation et des tentatives de se distinguer que développent certaines personnes afin de ne pas avoir le sentiment d’être emportées par le flux de la masse, soit toutes “les extravagances spécifiques de la grande ville“. Il s’agit d’un comportement citadin endémique qui vise “à être autrement, à se distinguer, et par là à se faire remarquer – unique moyen finalement pour beaucoup de natures de gagner en passant dans la conscience des autres une certaine estime de soi-même et la conscience d’occuper une place“. Le portrait urbain que dresse Simmel est surprenant. D’abord, parce qu’il semble toujours d’actualité, d’autant plus à l’heure où les villes reprennent un semblant d’activité normale après de longs mois de demi-sommeil. Ensuite, parce que le sociologue considère de façon positive une donnée que nous avons tendance à regarder d’un mauvais œil : l’excitation nerveuse. Plutôt synonyme de fatigue, d’encombrement et de trop-plein, la frénésie des villes semble être devenue un repoussoir, sans parler du comportement de ses habitants, perçus comme arrogants, snob et sûrs d’eux-mêmes. Simmel rappelle au contraire que la ville et son grondement permanent sont le creuset d’un mode de vie qui a donné naissance aussi bien à la philosophie qu’à la sociologie, soit autant de tentatives non pas “d’accuser ou de pardonner, mais seulement de comprendre“.


L’auteur

Georg SIMMEL (1858-1918)

Le développement de Berlin […] coïncide avec mon propre développement intellectuel le plus fort et le plus large“, confie Georg Simmel, une fois la ville de son enfance devenue quasi méconnaissable. Né en 1858 dans la capitale prussienne qui compte alors un peu moins de 800.ooo habitants, il la voit s’étendre au point d’atteindre les 4 millions d’habitants à la veille de la Première Guerre mondiale. Simmel étudie la philosophie et l’histoire, et consacre sa thèse à Kant, avant d’obtenir un poste de professeur à l’université de Berlin en 1885, d’abord non rémunéré – mais l’héritage de son père lui permet de vivre confortablement. Cette relative aisance le laisse libre d’orienter ses recherches vers des sujets assez éclectiques et peu académiques pour l’époque. Il publie son premier essai en 1890, La Psychologie des femmes, qui justifie de façon maladroite l’infériorité des femmes et leurs prétendues prédilections pour le mensonge et la coquetterie par leur moindre “différenciation“, c’est-à-dire par leur évolution moins achevée. Vingt ans plus tard, il reviendra sur son point de vue : “En aucun cas, tout ce que fait l’être humain ne se déduit de l’ultima ratio que constituerait le fait qu’il est homme ou femme” (Le Relatif et l’absolu dans le problème des sexes, 1911). Entre-temps, il s’intéresse aussi à l’argent (Philosophie de l’argent, 1900), à la religion, à la mode, à l’amour, toujours en croisant philosophie (inspirée de Hegel) et sociologie, une discipline qu’il contribue à fonder. Autant d’intérêts qui reflètent la stimulation intellectuelle d’un penseur qui voit naître ce qu’on n’appelle pas encore une métropole. Il meurt en 1918 à Strasbourg, où il enseigne depuis quatre ans.


Le texte

Les Grandes Villes et la Vie de l’esprit est un court texte que Simmel prononce d’abord lors d’une conférence à Dresde en 1902. Son originalité tient surtout à la faculté d’observation de son auteur, qui remarque que l’environnement urbain fabrique un type d’homme nouveau, à la fois nerveux et intellectuellement épanoui. Si ses sens continuellement sollicités deviennent peu à peu blasés, son intellect, seul élément de stabilité, prend le relais.


Les extraits

[…] L’intellectualité de la vie dans la grande ville

La base psychologique, sur laquelle repose le type des individus habitant la grande ville, est l’intensification de la vie nerveuse, qui résulte du changement rapide et ininterrompu des impressions externes et internes. L’homme est un être différentiel, c’est-à-dire que sa conscience est stimulée par la différence entre l’impression du moment et la précédente ; des impressions persistantes, !’insignifiance de leurs différences, la régularité habituelle de leur cours et de leurs oppositions ont besoin de beaucoup moins de conscience que la poussée rapide d’images changeantes, ou l’écart frappant entre des objets qu’on englobe d’un regard, ou encore le caractère inattendu d’impressions qui s’imposent. Tandis que la grande ville crée justement ces conditions psychologiques – à chaque sortie dans la rue, avec le rythme et la diversité de la vie sociale, professionnelle, économique -, elle établit dès les fondements sensibles de la vie de l’âme, dans la quantité de conscience qu’elle réclame de nous en raison de notre organisation comme être différentiel, une profonde opposition avec la petite ville et la vie à la campagne, dont le modèle de vie sensible et spirituel a un rythme plus lent, plus habituel et qui s’écoule d’une façon régulière.

C’est pour cette raison que devient compréhensible avant tout le caractère intellectuel de la vie de l’âme dans la grande ville, par opposition à cette vie dans la petite ville, qui repose plutôt sur la sensibilité et les relations affectives. Car celles-ci s’enracinent dans les couches les moins conscientes de l’âme et s’accroissent le plus dans l’harmonie tranquille d’habitudes ininterrompues. Le lieu de l’intellect au contraire, ce sont les couches supérieures, conscientes, transparentes de notre âme ; il est la force la plus capable d’adaptation de nos forces intérieures ; pour s’accommoder du changement et de l’opposition des phénomènes, il n’a pas besoin des ébranlements et du retournement intérieur, qui seuls permettraient à la sensibilité, plus conservatrice, de se résigner à suivre le rythme des phénomènes. Ainsi, le type de l’habitant des grandes villes – qui naturellement existe avec mille variantes individuelles – se crée un organe de protection contre le déracinement dont le menacent les courants et les discordances de son milieu extérieur : au lieu de réagir avec sa sensibilité à ce déracinement, il réagit essentiellement, avec l’intellect, auquel l’intensification de la conscience, que la même cause produisait, assure la prépondérance psychique. Ainsi la réaction à ces phénomènes est enfouie dans l’organe psychique le moins sensible, dans celui qui s’écarte le plus des profondeurs de la personnalité.

L’impersonnalité des échanges

Pour autant que l’intellectualité est reconnue comme une protection de la vie subjective à l’encontre du pouvoir oppresseur de la grande ville, elle se ramifie en de multiples manifestations particulières et par leur moyen. Les grandes villes ont toujours été le siège de l’économie monétaire dans laquelle la multiplicité et la concentration des échanges économiques confèrent aux moyens d’échange eux-mêmes une importance que la limitation du commerce rural n’aurait pu permettre. Mais l’économie monétaire et la domination exercée par l’intellect sont en intime corrélation. Elles ont en commun la pure objectivité dans la façon de traiter les hommes et les choses, et, dans cette attitude, une justice formelle est souvent associée à une dureté impitoyable. L’homme purement rationnel est indifférent à tout ce qui est proprement individuel parce que les relations et les réactions qui en dérivent ne peuvent être entièrement épuisées par l’intellect logique – exactement de la même façon que l’individualité des phénomènes n’intervient pas dans le principe économique. L’argent n’implique de rapport qu’avec ce qui est universellement commun et requis pour la valeur d’échange, et réduit toute qualité et toute individualité à la question : combien ? Toutes les relations affectives entre les personnes se fondent sur leur individualité, tandis que les relations rationnelles traitent les êtres humains comme des nombres, des éléments indifférents par eux-mêmes, dont l’intérêt n’est que dans leur rendement objectif et mesurable – c’est ainsi que l’habitant de la grande ville traite ses fournisseurs, ses clients, ses domestiques et même les personnes envers qui il a des obligations sociales; au contraire, dans un milieu plus restreint, l’inévitable connaissance des individualités engendre tout aussi inévitablement une tonalité plus affective du comportement, un dépassement de la simple évaluation objective de ce qu’on produit et de ce qu’on reçoit en contrepartie.

Du point de vue de la psychologie économique, l’essentiel est ici que, dans les rapports primitifs, on produit pour le client qui commande la marchandise, de sorte que production et client se connaissent mutuellement. Mais la grande ville moderne se nourrit presque complètement de ce qui est produit pour le marché, c’est-à-dire pour des clients tout à fait inconnus qui ne sont jamais vus par le producteur lui-même. C’est pourquoi une objectivité impitoyable affecte l’intérêt des deux parties ; leur égoïsme économique qui fait des calculs rationnels n’a nullement à craindre d’être dévié par les impondérables des relations personnelles. Et manifestement l’économie monétaire qui domine dans les grandes villes, qui en a chassé les derniers restes de la production personnelle et du troc et qui réduit de jour en jour le travail à la demande, est en corrélation si étroite avec cette objectivité rationnelle que personne ne saurait dire si ce fut d’abord cette conception issue de l’âme, de l’intellect, qui exerça son influence sur l’économie monétaire, ou si celle-ci fut le facteur déterminant pour la première. Il est seulement sûr que la forme de la vie des grandes villes est le sol le plus fécond pour cette corrélation ; j’en veux encore pour preuve le plus important historien anglais des constitutions ; dans le cours de toute l’histoire anglaise, Londres ne s’est jamais comporté comme le cœur de l’Angleterre, mais souvent comme sa raison et toujours comme son porte-monnaie !

L’exactitude des rapports

D’une façon non moins caractéristique, les mêmes courants de l’âme s’unissent à la surface de la vie en un trait apparemment insignifiant. L’esprit moderne est devenu de plus en plus calculateur. À l’idéal des sciences de la nature, qui est de faire entrer le monde dans un modèle numérique, de réduire chacune de ses parties en formules mathématiques, correspond l’exactitude calculatrice de la vie pratique, que lui a donnée l’économie monétaire ; c’est elle qui a rempli la journée de tant d’hommes occupés à évaluer, calculer, déterminer en chiffres, réduire les valeurs qualitatives en valeurs quantitatives. L’essence calculable de l’argent a fait pénétrer dans le rapport des éléments de la vie une précision, une sécurité dans la détermination des égalités et des inégalités, une absence d’ambiguïté dans les accords et les rendez-vous, ce qui est manifesté par la diffusion universelle des montres. Or, ce sont les conditions de la grande ville qui sont aussi bien cause qu’effet de ce trait. Les relations et les affaires de l’habitant type de la grande ville sont habituellement si diverses et si compliquées, et avant tout la concentration d’hommes si nombreux avec des intérêts si différenciés fait de ses relations et de ses actions un organisme si complexe, que, sans la ponctualité la plus exacte dans les promesses et dans leurs réalisations, tout s’écroulerait en un inextricable chaos. Si toutes les horloges de Berlin se mettaient soudain à indiquer des heures différentes, ne serait-ce que pendant une heure, toute la vie d’échange économique et autre serait perturbée pour longtemps. A cela s’ajoute, plus extérieure encore apparemment, la longueur des distances, qui fait de toute attente et de tout déplacement inutile une perte de temps irrattrapable. La technique de la vie dans la grande ville est globalement impensable, si toutes les activités et les relations d’échange ne sont pas ordonnées de la façon la plus ponctuelle dans un schéma temporel stable et supra subjectif.

Or ici aussi intervient ce qui peut être le seul but de toutes ces considérations : de chaque point situé à la surface de l’existence, pour autant qu’il s’est développé en elle et à partir d’elle, on peut envoyer une sonde dans la profondeur des âmes, et toutes les manifestations extérieures les plus banales sont finalement liées par des lignes directrices aux décisions ultimes sur le sens et le style de la vie. La ponctualité, la fiabilité, l’exactitude que lui imposent les complications et les grandes distances de la vie dans la grande ville, ne sont pas seulement en très étroite connexion avec son caractère financier et intellectuel, mais doivent aussi colorer les contenus de la vie et favoriser la disqualification de ces élans et traits irrationnels, instinctifs et souverains, qui veulent déterminer la forme de la vie à partir d’eux-mêmes, au lieu de l’accueillir de l’extérieur comme une forme universelle, d’une précision schématique. Quoique les personnes qui, dans l’existence, se suffisent à elles-mêmes, avec de telles caractéristiques, ne soient nullement impossibles dans la ville, elles sont pourtant opposées au citadin type, et ainsi s’explique la haine passionnée de la grande ville chez des natures comme Ruskin ou Nietzsche – natures qui trouvent la valeur de la vie dans ce qui est sommairement original et ne peut être précisé d’une façon équivalente pour tous, et natures en qui, pour cette raison, cette haine a la même source que la haine contre l’économie monétaire et contre l’intellectualisme de l’existence.

Le caractère blasé des citadins

Les mêmes facteurs qui, dans l’exactitude et la précision extrêmes de la forme de vie, sont ainsi coulés ensemble en un modèle d’une extrême impersonnalité agissent, d’un autre côté, dans un sens au plus haut point personnel. Il n’y a peut-être pas de phénomène de l’âme qui soit plus incontestablement réservé à la grande ville que le caractère blasé. Il est d’abord la conséquence de ces stimulations nerveuses qui changent sans cesse, étroitement enfermées dans leurs contradictions, et nous sont apparues comme les raisons du progrès de l’intellectualité dans la grande ville : c’est pourquoi aussi les hommes sots qui a priori n’ont pas de vie spirituelle ne sont pas blasés habituellement. De même qu’une vie de jouissance sans mesure rend blasé parce qu’elle excite les nerfs jusqu’aux réactions les plus fortes, si longtemps que finalement ils n’ont plus aucune réaction, chez eux les impressions, les plus anodines comprises, provoquent des réponses si violentes par leurs changements rapides et contradictoires, les bousculent si brutalement qu’ils donnent leur dernière réserve de forces et que, restant dans le même milieu, ils n’ont pas le temps d’en rassembler une nouvelle. L’incapacité qui en résulte, de réagir aux nouvelles stimulations avec l’énergie qui leur est appropriée, est justement ce caractère blasé que montre déjà tout enfant de la grande ville en comparaison des enfants de milieux plus tranquilles et moins changeants.

À cette source physiologique du caractère blasé de la grande ville s’ajoute l’autre source qui a cours dans l’économie monétaire. L’essence du caractère blasé est d’être émoussé à l’égard des différences entre les choses, non pas au sens où celles-ci ne seraient pas perçues comme c’est le cas pour les crétins, mais au contraire de telle sorte que l’on éprouve comme nulles l’importance et la valeur des différences entre les choses, et, par-là, des choses elles-mêmes. Aux yeux du blasé, elles apparaissent d’une couleur uniformément terne et grise, indignes d’être préférée à l’autre. Cette attitude d’âme est le reflet subjectif fidèle de la parfaite imprégnation par l’économie monétaire ; pour autant que l’argent évalue de la même façon toute la diversité des choses, exprime par des différences de quantité toutes les différences respectives de qualité, pour autant que l’argent avec son indifférence et son absence de couleurs se pose comme le commun dénominateur de toutes les valeurs, il devient le niveleur le plus redoutable, il vide irrémédiablement les choses de leur substance, de leur propriété, de leur valeur spécifique et incomparable. Elles flottent toutes d’un même poids spécifique dans le fleuve d’argent qui progresse, elles se trouvent toutes sur le même plan et ne se séparent que par la taille des parts de celui-ci qu’elles occupent. Dans le détail, cette coloration ou plutôt cette décoloration des choses par leur équivalence avec l’argent peut être imperceptible ; mais dans le rapport que le riche a aux objets qui peuvent être acquis pour de l’argent et même peut-être déjà dans le caractère global que l’esprit public attribue maintenant partout à ces objets, il est amoncelé à une hauteur très remarquable.

C’est pourquoi les grandes villes, qui, en tant que sièges par excellence de la circulation de l’argent, sont les lieux où la valeur marchande des choses s’impose avec une ampleur tout autre que dans les rapports plus petits, sont aussi les lieux spécifiques où l’on est blasé. En elles culminent dans une certaine mesure ce succès de la concentration des hommes et des choses, qui pousse l’individu jusqu’à sa plus haute capacité nerveuse ; par l’accroissement seulement quantitatif des mêmes conditions, ce succès s’inverse en son contraire, en ce phénomène spécifique d’adaptation qu’est le caractère blasé, où les nerfs découvrent leur ultime possibilité de s’accommoder des contenus et de la forme de la vie dans la grande ville, dans le fait de se refuser à toute réaction à leur égard – mesure d’auto-conservation chez certaines natures au prix de la dévaluation de tout le monde objectif, ce qui, à la fin, entraîne irrémédiablement la personnalité spécifique dans un sentiment de dévaluation identique.

La réserve de l’habitant des grandes villes

Tandis que le sujet doit mettre cette forme d’existence en accord avec lui-même, son auto-conservation à l’égard de la grande ville réclame de lui un comportement de nature sociale qui n’est pas moins négatif. L’attitude d’esprit des habitants des grandes villes les uns à l’égard des autres pourra bien être désignée d’un point de vue formel comme un caractère réservé. Si la rencontre extérieure et continuelle d’un nombre incalculable d’êtres humains devait entraîner autant de réactions intérieures que dans la petite ville, où l’on connaît presque chaque personne rencontrée et où l’on a un rapport positif à chacun, on s’atomiserait complètement intérieurement et on tomberait dans une constitution de l’âme tout à fait inimaginable. Ce sont en partie cet environnement psychologique, en partie le droit de se méfier que nous avons à l’égard des éléments qui affleurent dans le contexte passager de la vie dans la grande ville, qui nous contraignent à cette réserve. Et, par suite, nous ne connaissons souvent pas, même de vue, nos voisins de palier, des années durant, et nous apparaissons comme froids et sans cœur à l’habitant des petites villes.

Si je ne me trompe, l’aspect interne de cette réserve extérieure n’est pas seulement l’indifférence, mais, plus souvent que nous n’en avons conscience, une légère aversion, une hostilité et une répulsion réciproques qui, à l’instant d’une occasion quelconque de proche rencontre, tourneraient aussitôt en haine et en combat. Toute l’organisation interne d’une vie d’échange aussi différenciée repose sur une pyramide de sympathies, d’indifférences et d’aversions d’une espèce très courte ou très durable. Mais, par-là, la sphère d’indifférence n’est pas aussi grande qu’il y paraît au coup d’œil superficiel ; l’activité de notre âme répond presque à chaque impression que produit sur nous un autre être humain par un sentiment déterminé en un certain sens, sentiment qui a une inconscience, une légèreté et une mobilité que l’âme ne dépasse apparemment que par l’indifférence. En fait, cette dernière serait pour nous contre-nature, de même que nous ne pouvons pas supporter la confusion d’une suggestion dans les deux sens opposés sans en choisir un. Et nous sommes préservés de ces deux types de danger liés à la grande ville par l’antipathie, antagonisme latent et phase préliminaire de l’antagonisme de fait ; elle produit les distances et les éloignements sans lesquels nous ne pourrions tout bonnement pas mener ce genre de vie : leur intensité et leur dosage, le rythme de leur apparition et de leur disparition, les formes qui nous satisfont – cela constitue avec les raisons d’uniformité au sens restreint un ensemble indivisible de la figure de la vie dans la grande ville : ce qui apparaît immédiatement en celle-ci comme dissociation n’est ainsi en réalité qu’une de ses formes élémentaires de socialisation. Ce caractère réservé avec dominante d’aversion cachée paraît à son tour être une forme ou un revêtement d’une essence spirituelle beaucoup plus universelle de la grande ville. Elle accorde effectivement à l’individu une liberté personnelle d’une espèce et d’une quantité dont il n’y a pas du tout d’analogue dans les autres rapports sociaux : elle ramène ainsi, somme toute, à l’une des grandes tendances de développement de la vie sociale, à l’une des rares tendances pour lesquelles on peut trouver une formule presque générale. […]

Le sens de l’individualité

Cela invite déjà à ne pas comprendre la liberté individuelle, élément complémentaire logique et historique d’une telle étendue, en un sens seulement négatif, comme simple liberté de mouvement, et suppression des préjugés et des étroitesses d’esprit ; son élément essentiel est que la particularité et le caractère incomparable que possède en définitive toute nature quelle qu’elle soit parviennent à s’exprimer dans la conformation de la vie. Que nous suivions les lois de notre nature propre – et c’est là la liberté – devient tout à fait évident et convaincant pour nous et pour les autres dès que les expressions de cette nature se distinguent de celles des autres ; c’est seulement le fait de ne pas être interchangeable avec autrui qui prouve que notre manière de vivre n’est pas contrainte par autrui.

Les villes sont enfin le siège de la plus haute division du travail économique ; elles montrent à ce propos des phénomènes aussi extrêmes que, à Paris, le métier lucratif de Quatorzième : des personnes indiquées par des panneaux à leurs maisons, qui, à l’heure du dîner, se tiennent prêtes dans un costume convenable pour qu’on vienne vite les chercher là où on se trouve treize à table dans une réunion. C’est justement en proportion de son étendue que la ville offre de plus en plus les conditions décisives de la division du travail : un cercle qui, par sa grandeur, peut admettre une pluralité extrêmement diverse de productions, tandis qu’en même temps la concentration des individus et leur combat pour le client contraignent le particulier à une spécialisation de la production dans laquelle il ne peut pas être supplanté trop facilement par un autre.

L’élément décisif est que la vie citadine a transformé la lutte pour la subsistance en une lutte pour l’être humain, si bien que le gain pour lequel on se bat n’est pas accordé par la nature mais par l’homme. Car, à ce sujet, ce n’est pas seulement la source indiquée plus haut de la spécialisation qui a cours, mais la source plus profonde : celui qui propose doit chercher à susciter sans cesse chez celui auquel il fait la cour des besoins toujours nouveaux et toujours plus originaux. La nécessité de spécialiser la production pour trouver une source de revenus qui ne soit pas encore épuisée, et de trouver une fonction qui ne soit pas facilement remplaçable, contraint à la différenciation, à l’affinement, à l’enrichissement des besoins du public, ce qui doit manifestement conduire, à l’intérieur de ce public, à des différences croissantes entre les personnes.

Ce phénomène produit, en son sens restreint, une individualisation spirituelle des propriétés de l’âme ; la ville en fournit l’occasion en proportion de sa grandeur. Une série de causes saute aux yeux. Tout d’abord, la difficulté de faire valoir la personnalité propre dans les dimensions de la vie dans une grande ville. Là où la progression quantitative de l’importance et de l’énergie atteint sa limite, on a recours à la particularisation qualitative pour obtenir à son avantage, par l’excitation de la sensibilité aux différences, la conscience du cercle social d’une façon ou d’une autre: ce qui conduit finalement aux bizarreries les plus systématiques, aux extravagances spécifiques de la grande ville, excentricité, caprice, préciosité, dont le sens ne se trouve pas dans les contenus d’un tel comportement, mais seulement dans la forme qui consiste à être autrement, à se distinguer, et par là à se faire remarquer – unique moyen finalement pour beaucoup de natures de gagner en passant dans la conscience des autres une certaine estime de soi-même et la conscience d’occuper une place. C’est dans le même sens qu’agit un facteur inapparent, mais qui a cependant une somme d’effets très remarquable : la brièveté et la rareté des rencontres qui sont accordées par chacun aux autres – comparées avec les contacts dans la petite ville. Car ici la tentation de se présenter d’une façon mordante, condensée et la plus caractéristique possible, se trouve extraordinairement plus présente que là où les rencontres longues et habituelles veillent déjà à donner à l’autre une image sans équivoque de la personnalité. […] [d’après PHILOMAG.COM]


EAN9782228920643

Aujourd’hui, 55% de la population mondiale vit dans une ville ; dans trente ans, ce sera 75%. Notre rapport à la ville est donc une question de plus en plus pressante à l’heure de la globalisation et des mégapoles. D’où l’utilité de lire Simmel, pionnier de l’écologie urbaine et fondateur, avec Durkheim et Weber, de la sociologie moderne. Quelle est la psychologie de l’habitant des grandes villes ? Son rythme de vie est-il à l’origine de son individualisme ? Comment s’adapte-t-il aux normes de la société ? Et surtout : que ressent-il ? Pourquoi le regard, l’ouïe, l’odorat sont-ils si importants pour comprendre les interactions sociales dans un environnement urbain ?” [LIBREL.BE]


Lire pour mieux comprendre…

 

RAXHON : Quand le croire est aussi fort que le voir, publier “Mein Kampf” reste dangereux (2021)

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Quelle fut l’importance de Mein Kampf dans l’avènement du IIIe Reich et son  cortège d’horreurs ? Ce livre est-il toujours dangereux, telle une vieille grenade déterrée ? William Bourton [LESOIR.BE] a interrogé Philippe RAXHON, professeur d’histoire et de critique historique à l’Université de Liège.

Comment est né Mein Kampf et comment a-t-il été reçu à sa sortie ?

Hitler l’a rédigé en prison, en 1924-1925. À l’époque, d’un point de vue politique, il n’est encore pratiquement rien. Quand on ne connaît pas la suite de l’histoire, ce n’est qu’un récit halluciné. C’est un ouvrage qui n’est pas bien écrit, une suite de pulsions expressives où l’auteur déverse une série de critiques et de dénonciations, où il s’en prend particulièrement aux Juifs, mais également aux Anglais et aux Français. Lors de sa publication, peu d’observateurs soulèvent sa dimension prophétique. Mais au fur et à mesure que l’ascension politique d’Hitler gagne en popularité, forcément, on associe ce personnage à son livre. Et lorsqu’il accède au pouvoir (en 1933), ça devient un ouvrage officiel. À partir de ce moment-là, en Allemagne, il devient impossible d’échapper à Mein Kampf. C’est alors que sa postérité va prendre un autre sens.

Tous les crimes du régime nazi sont-ils annoncés dans Mein Kampf ?

Il y a effectivement une dimension programmatique, même si ce n’est pas non plus une prophétie : il ne donne pas la date de la création d’Auschwitz… Mais au fond, il est conçu comment, cet ouvrage ? Il ne vient pas de nulle part. Il rassemble tous les délires antisémites qui pouvaient exister depuis le dernier tiers du XIXe siècle, teintés d’un racisme biologique.

C’est l’idée qu’une nation, c’est comme un être vivant, qui est destiné à croître ou à périr s’il n’y a pas de croissance, qui peut être agressé de l’extérieur ou de l’intérieur par des virus : les Juifs et d’autres minorités. L’antisémitisme est par ailleurs très virulent au début du XXe siècle, avec l’affaire Dreyfus en France, les pogroms en Russie, le Protocole des Sages de Sion, etc. Hitler est nourri de cela. Il identifie donc tous les maux de l’Allemagne à la fois à “l’engeance juive éternelle” mais aussi à toute une série de trahisons conditionnées par la Première Guerre mondiale et le Traité de Versailles. Et il fait une synthèse des préjugés qui existent déjà en y ajoutant un regard qu’il porte sur le présent, alors que l’Allemagne est dans une misère noire, malgré l’allègement des dettes de guerre.

Au début des années 30, Hitler se persuade qu’il avait raison lorsqu’il écrivait Mein Kampf. Et lorsqu’il prend le pouvoir, il va mettre en pratique les lignes de force qui sont dans son ]ivre.

Cet ouvrage peut-il encore inspirer certains extrémistes aujourd’hui ?
Philippe RAXHON

Ce qui est fascinant, c’est que le mensonge a une saveur plus forte que la vérité… Il n’y a donc aucun moment où ce genre de texte devient dérisoire. Et singulièrement de nos jours, où l’irrationnel est en train de faire une poussée en force, où les analyses scientifiques et ]es principes de base de la conviction critique sont remis en question.

Dans une époque comme la nôtre, où il n’y a plus de hiérarchisation des discours, où le croire est aussi fort que le voir, oui, un texte comme Mein Kampf reste dangereux.

Dans ces conditions, le remettre en lumière, même lesté d’un appareil critique implacable, n’est-il pas risqué ?

Non. C’est faire le constat que Mein Kampf est là, qu’il a encore une très longue vie devant lui, et c’est faire le pari d’opposer des résistances. Et aujourd’hui, l’arc de résistance, c’est de convoquer l’historiographie, la science historique, l’apparat critique, pour dire: “OK, lisez-le, mais voici ce que la discipline historienne vous propose comme interprétation, en toute sincérité et en toute crédibilité scientifique.


Débattons encore, il en restera toujours quelque chose…

VIENNE : Gitta (nouvelle, 2017)

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J’ai toujours préféré les enterrements aux mariages. Non pas que les sentiments y exprimés soient plus sincères, il y a quantité d’hypocrites pleureuses, mais la mort a sur l’amour l’avantage que lui confère son caractère définitif. Donc quand mon ami Vincent m’a annoncé son mariage prochain, outre le fait que je trouvai la chose fort précipitée (je savais juste qu’il avait rencontré une collègue allemande lors d’un séminaire quelques mois auparavant), j’envisageai déjà la journée de week-end gâchée. Avec un peu de chance il pleuvrait, ce qui estomperait ma déception, sans compter le temps perdu à la recherche d’un costume car oui, forcément, il me faudrait un costume, à moins que Vincent ne tolère que je porte jeans et veste, après tout nous étions amis, pas parents, et Vincent n’était pas très formaliste. Je lui en parlerais lors de notre prochaine réunion.

Un jeudi sur deux, selon une alternance et un rythme immuables (Vincent est ingénieur), nous nous retrouvons autour d’une table de jeux, jeux de stratégie ou de gestion, la plupart du temps. Nous, c’est Vincent, François le physicien, Damien l’informaticien, Paul, dont plus personne ne sait ce qu’il fait tant il a de fois, selon ses dires, “réorienté sa carrière” et puis Pierre et moi, Philippe, qualifiés de “littéraires de la bande”. La moitié d’entre nous est célibataire, l’autre divorcée, bref nous n’avons pas d’heure pour rentrer. En ce qui me concerne, je n’ai sans doute pas rencontré suffisamment de femmes pour trouver celle qui me correspondrait, mais trop néanmoins pour conserver quelque illusion.

Au fait, Vincent, dis-je en décapsulant une trappiste, ça t’ennuie si, au mariage, je suis en jeans, enfin tu me connais et. Ah, c’est que, justement, j’allais t’en parler mais, en fait, je voulais te demander d’être mon témoin et donc, si tu pouvais, rien qu’une fois. Bien sûr, Vincent, je comprends et merci, ça me touche franchement que tu aies pensé à moi, es-tu sûr cependant que, dans la famille. Vincent est certain de son choix, je n’y échapperai pas. Et je compte sur tes talents littéraires pour le discours, ajoute-t-il comme un clou à mon cercueil. Les autres plussoient, y compris Pierre que je sens lâche et soulagé sur ce coup. Mais quand même, fait Damien, nous ne l’avons jamais vue cette fiancée, pas même une photo, est-ce que. Non, répond Vincent, Gitta n’aime pas trop être prise en photo, la seule que je pourrais vous montrer est une photo professionnelle qui ne l’avantage pas et donc, non, définitivement je préfère vous laisser la surprise. Sur ce, et d’un air entendu, ayant vidé sa trappiste, la partie peut commencer dit-il.

Parfois j’aime ne rien faire. De plus en plus souvent, à vrai dire, depuis que j’avance en âge. C’est un peu comme si, le temps semblant accélérer de manière inexorable, l’occuper à ne rien faire permettait de le ralentir. Ou bien est-ce une habitude que j’ai conservée du peu de temps où j’ai partagé la vie de Doris. En cet instant où, assis dans mon divan, je visionne un filme coréen, le temps me semble particulièrement long qu’anime fort à propos la sonnerie de mon téléphone. Avant de décrocher, je vérifie qu’un nom inopportun n’apparaît pas, mais c’est Vincent qui s’affiche. Phil, fait-il, trop excité pour ne pas amputer mon prénom, je suis vraiment dans la merde là, il faut que tu m’aides. Bien sûr, si je peux, mais que ? Gitta arrive dans quatre heures à l’aéroport, on me colle en dernière minute cette visite avec des fournisseurs japonais et putain il n’y a même pas un autre ingénieur de libre dans cette boîte, enfin j’ai pensé que toi, tu parles allemand en plus. Oh ça, je fais, mes notions d’allemand ont à peu près le même âge que Christiane F. et sont dans le même état, c’est dire. Mais pour le reste, Vincent, pas de problème, j’y serai.

Si je n’aime pas les mariages, j’aime les aéroports. Comme un point d’où l’on peut apercevoir le monde, puis partir vers une autre vie ou revenir à ses premières amours. Dans le hall d’arrivée, j’attends, une pancarte portant le nom de Gitta Hübner entre les mains, j’attends une femme que je ne pourrais même pas reconnaître, celle d’un ami de surcroît. Puis Gitta arrive, très simplement vêtue d’un jeans et d’un t-shirt blanc qui, sous sa veste en cuir, peine à contenir sa poitrine. Elle est brune, auburn plutôt, quand on l’aurait imaginée blonde, les clichés ont la vie dure quand même. Gitta débarque du vol de Berlin, scrute la foule à la recherche de son nom, de toute évidence trop coquette pour porter ses lunettes mais, à vrai dire, elle n’en a nul besoin. Parce que Gitta, je la connais, je l’ai reconnue.

Il y a vingt ou vingt-cinq ans, trente peut-être déjà, ce séjour de trois mois en Allemagne qui m’avait laissé les séquelles linguistiques auxquelles Vincent faisait allusion, ce n’était pas à Berlin pourtant, et Gitta, la petite Gitta, je n’avais aucun doute, forcément, même à travers le t-shirt je revoyais encore ses seins qui, comme au ralenti, dansaient au dessus de mon visage au rythme de cette musique délicieusement ringarde qu’elle écoutait (Mud ?). Mais quand même, depuis la réunification, il devait bien y avoir quarante millions de femmes en Allemagne, pourquoi donc fallait-il que Vincent aille épouser la seule (à deux ou trois près) avec laquelle j’aie couché ?

Gitta est presque sur moi à présent, confirmant sa myopie ou que je ne lui ai pas laissé un souvenir impérissable, elle me reconnaît seulement, effarée, affolée presque, sa bouche s’arrondit d’où s’échappe un “Du ?” à peine intelligible. Oui, moi, Gitta, plus seul, plus vieux, moins chevelu, moi qui cherche mes mots dans ta langue, excuse-moi, mais quand même à Berlin comment cela se fait-il alors que nous, c’était à Cologne, tu habitais cette bourgade improbable de Rhénanie, comment encore ? Zülpich, oui, et puis maintenant Vincent, le mariage et tout ça. Gitta m’observe en silence, s’approche encore, sourit, touche mon visage du bout des doigts, tu as quand même changé, dit-elle, et c’est mieux. Mon monde s’écroule, en cet instant j’ai fini d’aimer les aéroports.

J’ai envoyé un texto à Vincent pour le rassurer, quand même. J’aimerais qu’il en aille de même pour moi, submergé par les souvenirs et les émotions, qui sent encore ses doigts sur ma peau comme tout à l’heure les seins. Il me semble que, paradoxalement, j’ai plus envie de l’aimer aujourd’hui qu’à l’époque, je veux dire l’aimer vraiment, il ne s’agit pas que de sexe, d’ailleurs même alors, c’est parce que nous savions que cela ne pouvait durer, mais des sentiments, entre nous, il y en avait, le sexe sans sentiments, c’est juste misérable. Gitta est assise à côté de moi dans la voiture, muette elle aussi, seule la radio nous fait la conversation, la route, une heure de route, semble interminable et pourtant je n’ai pas envie d’arriver. J’observe subrepticement Gitta, croise néanmoins son regard que je ne savais plus si vert. Sa main se pose sur ma cuisse.

Il faut le dire à Vincent, je fais. Je ne sais pas, dit-elle. Si, bien sûr, c’est mon ami, je suis son témoin, tu vas être sa femme, on ne peut pas lui cacher notre passé. Je ne sais pas, répète-t-elle, je ne sais pas si le passé n’est pas encore présent. Je trouve qu’elle parle vachement bien français, tout à coup. Ca n’a aucun sens Gitta, cela fait quoi, trente ans que l’on ne s’est plus vus, on ne sait rien l’un de l’autre. Mêlant le français et l’allemand, elle me parle de sensations, de sentiments (Gefühle), c’est juste l’émotion des retrouvailles et le jaillissement des souvenirs, dis-je. Elle retire sa main, qui déjà me manque.

Vincent nous a pris de vitesse. Il est là, sur le trottoir, à guetter l’arrivée de la voiture, se précipite, ouvre la portière, embrasse Gitta, tu as fait bon voyage mon amour, puis se tournant vers moi, alors vous avez eu le temps de faire connaissance, et Gitta, oui Philippe est charmant, ah ah fait Vincent, attention je vais être jaloux. Je suis piégé, Gitta et moi sommes à présent irrémédiablement unis dans le mensonge, je lui envoie un regard de détresse, elle me répond par un haussement de sourcils. Vincent m’invite à entrer, boire un verre, après cette attente et toute cette route, pour te remercier et te détendre, dit-il, mais pour me détendre, il en faudrait bien plus, la bouteille, par exemple, que je viderai chez moi avant d’entamer la seconde, puis de m’effondrer en songeant à Faust.

Le lendemain, je suis chez Vincent pour régler les détails de la cérémonie. J’espère que tu as bien avancé dans ton discours, dit-il, sinon tu peux y réfléchir ici, tu tiendras compagnie à Gitta, ça lui fera plaisir de pouvoir un peu parler allemand parce que pour l’instant, avec la famille, les amis, tu vois. Moi, il faut que je m’absente une heure ou deux, quelques trucs à régler à la salle et puis on mange un morceau ensemble, ça te va ? Gitta m’a fait un clin d’œil, j’en suis certain, je n’ai pas eu le temps de répondre que Vincent est parti et Gitta passée dans la pièce voisine, je vais essayer ma robe, dit-elle. Puis, excuse-moi, j’ai besoin d’aide, dans mon dos le zip est-ce que tu pourrais ? oui, bien sûr et je remonte la fermeture. Gitta, dans sa robe de mariée, fait quelques tours sur elle-même face au miroir ensuite, merci, tu peux la descendre à présent, je m’exécute, d’un geste de la main Gitta dégage ses épaules puis, d’une torsion du corps, se débarrasse de la robe qui tombe à ses pieds comme une corolle, devant moi Gitta est nue.

L’instant d’après, elle est contre moi, ses seins sont une telle évidence que je ne peux les ignorer, sa bouche est sur la mienne, sa langue dans ma bouche, je ne sais quoi faire de mes mains alors je les pose sur ses fesses, ce n’est pas la meilleure idée. Non, Gitta, non, on ne peut pas faire ça. Et si, pourtant, les sentiments étaient toujours là, ou à nouveau, si le moment dans nos vies était cette fois opportun, mais non elle va se marier, oui, mais à part cela, à notre âge peut-on encore se permettre de laisser passer, le peut-on jamais d’ailleurs ? Faisons-le, dit-elle, puisque tu doutes, faisons-le et on saura. “Il faut s’aimer pour se connaître”, je songe à Pieyre de Mandiargues et sourit un instant, elle y voit un acquiescement. Tu mens, Gitta, tu sais déjà. Toi aussi, tu le sais, répond-elle, alors qu’attends-tu ?

Philippe VIENNE


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés) | source : “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017) | commanditaire : wallonica | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Musée Henner


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VIENNE : Bismarck Hotel (2017)

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© Thomas Ruff

Des villes allemandes, il ne retient plus que la grisaille. Il en a connu de colorées pourtant, dont le ciel, en été, faisait bleuir les eaux et verdir les parcs et qu’incendiaient, à la tombée de la nuit, les néons publicitaires. Il en a beaucoup visité, pour le travail souvent, y a aimé, quelquefois, et de tout cela il se souvient comme d’une vie antérieure. Aujourd’hui, il ne sait trop ce qu’il fait là. Il connaît son métier, bien sûr, après autant d’années, mais il n’en saisit plus la finalité, perdue quelque part entre le profit immédiat et les incohérences du management. Alors il est ici, dans cette chambre d’hôtel, assez confortable somme toute, ce qui n’offre aucune garantie contre l’ennui, au contraire peut-être. Il pourrait sortir, éventuellement, mais il pleut. Ne se voit pas ouvrir un parapluie, qu’il refermerait ensuite tout aussi ruisselant que son imper dans un quelconque Stube enfumé. Le bar de l’hôtel ferait aussi bien l’affaire où, entre deux alcools, le guetterait quelque pute balte ou slovaque. Mais de cela il ne veut pas davantage que de la pluie et de la fumée de cigarette. Bref, il ne quittera pas sa chambre ce soir.

Dès lors se déshabille, pliant soigneusement ses vêtements dans la penderie, s’assoit sur un lit trop grand pour lui seul et, de dépit, allume la télévision. Où, entre cadavres et émeutes, s’agitent d’hypothétiques starlettes aux poitrines improbables, cherchant les quinze minutes de célébrité promises par Andy Warhol dont elles ignorent, par ailleurs, jusqu’au nom. Il y aurait bien une chaîne musicale, où les mêmes filles (ou leurs sosies) encadrent de grands noirs sortant de limousines ou de piscines mais, ne voyant pas en quoi il s’agit de musique, il poursuit sa promenade cathodique. Découvrant ainsi la promesse faite par la chaîne payante de l’hôtel d’un “porno vintage” et, aussitôt, gratuitement, les premières minutes dudit film. Songeant aux putes du bar, quelques étages plus bas, il sourit. Sourire qui se fige soudain lorsqu’il lui semble reconnaître un visage, lequel disparaît instantanément, dans un chuintement aussi persistant que le brouillage de l’image. Embrouillé, son esprit l’est et cependant. Ce visage, il le connaît.

Un jour, en été, dans cette même ville où il venait apprendre l’allemand. Couché dans un parc qu’une foule de lapins peuplait, il lisait Tonio Kröger. L’orage l’avait surpris, tout comme elle. A peine protégés par le toit d’un cabanon, elle lui avait demandé du feu qu’il n’avait pu lui offrir, déjà cette horreur de la cigarette. Elle ne lui en avait pas tenu rigueur, le prenant par la main et l’entraînant vers un hôtel à la réception duquel elle travaillait, parfois, comme étudiante. Visiblement amusée, elle fredonnait un air improbable (Fall In Love Mit Mir, de Nina Hagen, il s’en souvenait assez précisément maintenant) tandis qu’il la voyait se déshabiller. La pluie avait trempé ses cheveux blonds qui gouttaient à présent sur ses seins, elle ne semblait s’en soucier ni vouloir les sécher. Lui restait englué dans son regard bleuté, fasciné par sa nudité ainsi exposée, ruisselante. “Serais-tu timide ?” avait-elle demandé, et il avait répondu “peut-être” parce qu’il ne savait pas encore comment dire “bien sûr”.

Vingt ans plus tard, dans cette chambre d’hôtel, il ne peut y croire. Il a dû se tromper, certainement, à peine l’a-t-il entrevu, ce visage, la neige est arrivée trop vite. Se lève, ouvre le mini-bar, décapsule une bière qu’il engloutit en même temps que ses doutes. Il sait qu’il ne se trompe pas mais n’en veut rien savoir, avale une deuxième bière, revient devant la télé qui chuinte toujours et découvre le prospectus de la Pay TV. Il a le titre du film à présent (Fick Hunter) et peut donc se livrer à une recherche sur internet, ouvre son portable ainsi qu’une nouvelle bouteille, se souvient qu’il a un rendez-vous d’affaires le lendemain matin, ne devrait donc pas mais. Candi Rain est le nom de l’actrice dont le visage illumine à présent l’écran de son portable, il fait défiler toutes les photos disponibles, les portraits du moins, où il retrouve toujours les mêmes yeux bleus, les mêmes mèches blondes et cette bouche gourmande qui chantonnait Fall In Love Mit Mir. Et qui hantera son sommeil, si tant est qu’il puisse le trouver, ne le trouvera pas, évidemment, car il lui faut savoir (comprendre, il ne le pourra pas), quand, combien de temps après leur rencontre et pourquoi. Forcément, pourquoi ?

Les lignes de biographies s’ajoutent les unes aux autres, inexorablement, l’allemand lui paraît plus que jamais une langue impitoyable. Candi Rain, actrice pornographique allemande (de son vrai nom Helena …), repérée à 19 ans par un photographe de charme à la réception de l’hôtel où elle travaillait, elle fera assez vite carrière dans le cinéma pornographique. Victime de mauvaises rencontres, elle devient dépendante de drogues dures qui l’amèneront sans doute à accepter certaines scènes extrêmes et lui vaudront plusieurs cures de désintoxication et tentatives de suicides. Elle disparaît ensuite plusieurs années à l’étranger (Espagne ?), avant de revenir en Allemagne où elle vit à l’heure actuelle dans l’anonymat le plus complet, refusant d’évoquer encore son passé.  Il est deux heures à présent, se pourrait-il qu’il pleure dans son sommeil ?

Il a expédié son rendez-vous comme il l’avait fait de son petit-déjeuner un peu auparavant, son esprit est évidemment ailleurs, occupé par un visage juvénile plein écran que tentent d’envahir des scènes pornographiques qu’il refoule invariablement. Alors, il marche. Traversant le parc, oubliant les lapins, négligeant un Bismarck logiquement de bronze, ses pas le ramènent intuitivement vers l’hôtel où, il y a vingt ans. Le crépi est plus coloré, lui semble-t-il, mais en définitive rien n’a vraiment changé et pourtant le monde est tellement différent aujourd’hui. Le monde et la vie. Une Agnieszka rousse l’accueille à la réception, je peux vous aider, c’est gentil merci, je voudrais juste jeter un coup d’œil, je cherche un hôtel pour mon prochain séjour et peut-être. Agnieszka, tout sourire, lui tend un dépliant publicitaire et espère avoir bientôt le plaisir de l’accueillir, ce qui, pour l’instant, lui suffit. Il en a, pour aujourd’hui, fini avec la nostalgie.

Il y retourne néanmoins, le lendemain, ne s’en étonne même pas, il se sait prévisible. Comme l’était le crachin qui l’accompagne, dont il ne se soucie cependant plus. Pas de rousse polonaise à la réception mais un homme âgé, né avec la paix probablement, beaucoup moins prompt à l’accueillir. Ce qui l’arrange, lui permettant d’encore s’imprégner des lieux tout en préparant un discours qu’il sait par avance fort peu convaincant parce que lui-même, depuis longtemps, n’est plus convaincu. Excusez-moi, Monsieur, ma question est peut-être bizarre mais vous travaillez ici depuis longtemps, demande-t-il au vieux. Bien sûr, plus de trente ans, c’est que j’en ai vu et connu des gens, et même j’ai reçu Helmut Kohl, originaire de la ville d’en face, vous savez. Oui, il sait. Lui-même, moins célèbre évidemment, a séjourné ici il y a une vingtaine d’années. Se souvient d’ailleurs d’une étudiante blonde qui travaillait là, Helena, cela vous dit quelque chose. La mémoire du vieux se fait incertaine, ou bien le feint-il, il faut donc appeler le passé à la rescousse, l’étudiant en séjour linguistique, les amours de jeunesse, la jeune fille blonde dont aujourd’hui il se demande ce qu’elle a pu devenir. Vous n’êtes pas journaliste au moins ? Non, répond-il comme insulté, alors le vieux se détend, évoque l’Allemagne d’avant, quand le Mur permettait encore d’engager des étudiantes allemandes, parce que maintenant, avec l’euro et puis tous ces gens qui viennent de l’Est, vous comprenez. Beaucoup de choses étaient mieux avant, conclut, péremptoire, le vieux. Quant à lui, il n’en est pas tout à fait convaincu que les choses étaient mieux avant, non, c’est plutôt qu’il redoute qu’elles soient pires à l’avenir. Mais Helena, insiste-t-il, est-ce que vous sauriez ? Oui, Helena, pour elle aussi la vie d’avant avait été meilleure, elle avait beaucoup souffert mais à présent elle allait mieux, elle va mieux dit-il avec conviction. Après une heure de conversation, en souvenir sans doute d’un monde disparu (“je ne sais pas pourquoi je vous fais confiance”), il s’en va, enfouissant dans sa poche un papier à en-tête de l’hôtel sur lequel, en lettres cahotantes, figure l’adresse. L’adresse d’Helena.

Il monte jusqu’à son appartement, vérifie le nom sur la sonnette, fixe la porte décolorée, et même un peu taguée, ne peut pas, ne va pas, redescend quelques marches, jusqu’à l’étage inférieur en fait, hésite encore. Il a toujours été ainsi, pesant le pour et le contre, à ce point hésitant que, dans une sorte de bégayement, sa femme et lui avaient conçu des jumelles. Desquelles il se trouve loin, en cet instant, dans cette cage d’escalier qui sent la pisse et la sueur, quoique pour la sueur, ça doit être lui, qui s’est quand même enfilé trois étages à pied, quatre si on compte la marche arrière, et maintenant qu’il se dit qu’en plus de ne savoir quoi lui dire, il va sentir la transpiration, il hésite davantage. Un “suchen Sie ‘was ?” prononcé d’une voix de rogomme met fin à ses atermoiements, le voilà obligé de décliner le nom d’Helena à la mégère qui se propose de l’aider, le surveille aussi sans doute, l’envoyant à l’étage supérieur dont il vient, mais elle ne le sait pas, du moins l’espère-t-il. Elle ne quittera le palier que lorsqu’il aura sonné à la porte, c’est évident, alors il sonne. Avec l’impression que son propre corps fait caisse de résonnance, c’est véritablement en lui qu’il la sent vibrer cette sonnette, il regrette à peine que déjà la porte s’ouvre.

Sur les dernières photos, elle avait vingt-quatre ou vingt-cinq ans. En a donc quinze de plus aujourd’hui, ses cheveux sont plus courts, plus gris aussi, ainsi que ses yeux d’ailleurs, lui semble-t-il. Il voit bien comme la drogue a transformé son visage, enlevé de son éclat, puis, songeant à lui-même, se reprend : c’est la vie qui nous abîme, se dit-il, la vie seulement. Mais elle attend, évidemment, qu’il se présente et s’explique, rien de tout cela ne le surprend, il a répété chaque mot qu’il lui dirait, de peur de ne pas les trouver, d’hésiter, ce qu’il fait quand même, évoque le jeune homme qui lisait Thomas Mann, avait des cheveux plus longs ou même avait des cheveux, tout simplement, et puis l’orage et donc. Elle semble atterrée ou bouleversée, peut-être juste surprise, cela paraît plus violent néanmoins, l’observe en silence puis, enfin, lui propose d’entrer.

Pourquoi venir après toutes ces années, il ne sait pas non plus, le lui dit, peut-être parce qu’il a conscience qu’à leur âge le passé est plus consistant que l’avenir. Et que de son passé à lui, il aime à se souvenir, maintenant que le futur lui paraît incertain. Mais elle n’aime rien de son passé, son présent l’indiffère et l’avenir, elle n’y croit pas davantage qu’en Dieu ou en Merkel (et, avec de tels exemples, il ne peut lui donner tort). De son passé, il veut l’exonérer, lui disant qu’il est au courant, du moins qu’il en sait plus qu’il ne le voudrait, c’est de la personne qu’elle est aujourd’hui qu’il se soucie. Elle n’a pas envie d’en parler mais, de lui, veut en apprendre davantage : est-il marié, a-t-il des enfants ? Deux filles, oui, des jumelles mais pas de garçon, non, ce n’est pas vraiment un regret. Quant à sa femme, partie un jour, lassée de ses tergiversations. J’ai quand même mis vingt ans pour venir te voir, dit-il, on peut la comprendre. Elle ne peut s’empêcher de sourire et lui, alors, se sent agréablement léger.

Il y a de la douceur dans ton regard, lui dit-elle, il y en a toujours eu, je m’en souviens maintenant, mais si c’est de la pitié, je n’en veux pas. Ce n’en est pas, de la tristesse sans doute, mais, en cet instant précis, il revoit la jeune fille dont le regard bleu intense dardait au travers des mèches blondes collées à son front, de cela seulement il lui parlera. Arrachant un nouveau sourire tandis qu’à lui les larmes viennent aux yeux, qu’il ferme ainsi qu’il le fait de son cœur désormais. Et pourtant.

Cette femme le bouleverse, plus qu’il ne l’avait imaginé, davantage qu’il ne le voudrait. Il pourrait. Lui effleure la joue du revers de la main et se mord la lèvre inférieure, s’empêchant de proférer la moindre parole, inutile par ailleurs. La douceur, toujours, dit-elle, saisissant son poignet pour écarter la main caressante. Il faut partir maintenant, ajoute-t-elle, et aussitôt : j’attends quelqu’un. Puis, comprenant sa méprise et le désarroi qui se peint sur son visage : quelqu’un de ma famille, on s’occupe bien de moi, ne t’inquiète pas, mais je n’ai pas envie que l’on te trouve là. Je comprends, dit-il, lui qui, de sa vie, n’a fait que des aller-retour.

Alors, il s’en va, ne croisant jamais, au coin de la rue, le jeune homme échevelé dans lequel il se serait reconnu, assurément.

Philippe VIENNE

Cette nouvelle est extraite du recueil “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017)

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Tangerine Dream, le rock allemand et la “musique cosmique”

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Tangerine Dream en concert © Melanie Reinisch

“Ce segment du rock allemand, souvent très apprécié par les amateurs de “beau son” et de “grandiose”, trouve ses racines à Berlin. Le groupe fondateur en est Tangerine Dream, né en 1967 mais qui ne prendra le virage de l’électronique que quelques années plus tard. Le groupe a toujours été à géométrie variable, mais ses membres essentiels dans les premières années, aux côtés d’Edgard Froese, sont Klaus Schulze et Conrad Schnitzler.

Schulze, très marqué par les opéras de Richard Wagner, prendra sa liberté dès 1970 et sera le véritable inventeur du rock spatial ou “space rock” dans la première moitié des années soixante-dix, avec ses albums comme le double “Cyborg”, “Picture Music”, “Blackdance” et “Timewind”. Tangerine Dream, reconfiguré autour d’Edgard Froese lui emboîtera le pas, comme en témoignent des disques tels “Phaedra” et “Rubycon”.

Cette musique est liée par une sorte de pacte technologique à toutes les évolutions des nouveaux instruments électroniques de l’époque, les synthétiseurs bien sûr mais aussi les boîtes à rythmes et les séquenceurs, augmentés d’effets et de machines de toutes sortes, les instruments prenant à ce moment-là beaucoup de place et exigeant une manutention délicate et un câblage sophistiqué.

Schulze et Tangerine Dream sont très prolifiques, le premier avec une approche plus rythmique (il est batteur à la base) et les seconds de façon plus romantique, à tel point que l’on peut parfois se demander s’ils ne font pas de la musique au kilomètre… Schulze sous son nom et sous le pseudonyme (wagnérien !) de Richard Wahnfried, Tangerine Dream avec un groupe qui n’arrête pas de changer autour du pilier Edgard Froese, ont chacun à leur actif des dizaines d’albums, des “live”, des coffrets, et nombre de musiques de films puisque le style s’y adapte plutôt bien, jusque dans des superproductions type “Body Love” pour Schulze ou plus tard “Risky Business” et “Red Nights” pour Tangerine Dream. Les qualificatifs de “spatiale” et de “planante” ont souvent été employés pour décrire cette musique que les critiques ont tout de suite nommée, à cause de son aspect futuriste, “kosmische Muzik” ou “musique cosmique”.

Moins médiatiques, deux autres créateurs ont aussi très largement participé à l’avènement des nouvelles esthétiques électroniques. D’abord, Conrad Schnitzler ; peintre de formation, il a étudié avec l’artiste plasticien avant- gardiste et performer Joseph Beuys et c’est un musicien autodidacte. Avec Hans-Joachim Roedelius, il a fondé le Zodiac Free Arts Lab, un lieu important de Berlin qui n’a connu qu’une existence de quelques mois, en 1969. Artistes de free jazz, de nouveau rock et pionniers des machines s’y retrouvaient pour des concerts fleuves propices à des rencontres et à une émulation entre groupes et musiciens. Schnitzler y a croisé Schulze et Edgard Froese et tous trois ont été Tangerine Dream pendant un temps, laissant même un album à la postérité, “Electronic Meditation”. C’est ensuite que Schnitzler a initié Kluster avec Roedelius et Moebius, avant de poursuivre une carrière solo jusqu’à sa mort en 2011. Bruitiste autant qu’électronicien, il a résumé à la fois l’esprit de cette période et ses propres théories en expliquant : “Nous sommes des artistes anti-mélodistes, nous nous concentrons sur une musique de sons et de bruits.”

Klaus Schulze © echoes.org

Le guitariste Manuel Göttsching, au moment où il fonde Ash Ra Tempel en 1970, gravite lui aussi dans la nébuleuse de musiciens qui fréquentent le Zodiac. Schulze en est le premier batteur, mais c’est Wolfgang Mueller qui lui succède. Lui et Göttsching mettent au point un “space rock” inventif, un temps proche de ce que fait Pink Floyd dans “Ummagumma”. “Schwingungen” est un grand album de rock planant, publié en 1972, la même année que “Seven Up” qui lui est enregistré avec la complicité de l’écrivain et philosophe américain Timothy Leary, célèbre pour ses préceptes qui prônent la consommation de L.S.D.

Edgard Froese a souvent raconté que l’un des facteurs qui l’avaient poussé à faire la musique de Tangerine Dream était sa rencontre avec Salvador Dali à Cadaqués en Espagne. Âgé de vingt ans, avec son groupe The Ones dont il était le guitariste et qui jouait du rock et du rhythm’n’blues, il avait été invité à jouer dans la villa du Maître au cours d’une soirée artistique où la musique voisinait avec la poésie et avait été profondément marqué par la liberté de création qui régnait. On retrouve l’influence de l’univers surréaliste de Dali dans la musique de Tangerine Dream, dans les visuels de ses pochettes d’albums, jusque dans le nom du groupe… Sous son nom, Edgard Froese publiera d’ailleurs en 2004 le disque “Dalinetopia”, décrit par le musicien comme “un voyage sonore surréaliste dans le monde fantastique de Dali”.

L’influence des psychotropes est notable chez plusieurs formations allemandes de l’époque. Elle a parfois mené à des expériences restées sans lendemain voire des impasses (les sessions improvisées d’Amon Düül I qui étaient ouvertes à toute personne, musicien ou non, qui voulait se joindre au groupe…), à un rock extrémiste (voir le travail de Klaus Dinger avec ou sans Neu !), et a coloré nombre de travaux qui restent importants aujourd’hui, d’Ash Ra Tempel à Guru Guru en passant par Amon Düül II.

Un peu plus tard, avant de commencer une période “space pop” à la fin des années soixante-dix, Manuel Göttsching réalisera, seul mais toujours sous le nom d’Ash Ra Tempel, l’un des albums les plus passionnants de cette décennie allemande des années soixante-dix. Il s’agit de “Inventions For Electric Guitar” (1974), qui est un peu le pendant pour guitare et machines de ce que fait à l’époque le minimaliste Terry Riley avec un orgue électrique et une chambre d’écho.

Si toutes ces musiques possèdent des parfums d’évasion et de science-fiction qui proviennent bien sûr du pouvoir de l’électronique (synthétiseurs, effets, etc.) et de son potentiel à faire rêver, on peut risquer une hypothèse : Klaus Schulze et Tangerine Dream, comme d’ailleurs un Jean-Michel Jarre ou un Vangelis, s’écouteraient plutôt de manière passive, alors que Conrad Schnitzler et Ash Ra Tempel exigeraient plutôt une écoute active.” [JEUDELOUIE.COM]


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