NAN MADOL, la cité mystérieuse

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[LIBERATION.FR, 30 décembre 2003] Il fallait attendre. Que la mer revienne, que la marée monte vers la terre, s’infiltre entre les racines des palétuviers et gonfle les canaux où les pirogues pourraient naviguer sans racler leur coque sur la vase. Au loin, la cité de Nan Madol n’était qu’un trait d’encre, une promesse diluée entre le vert de la mangrove et l’ondulation des vagues. Une histoire oubliée.

Une histoire pourtant racontée jusqu’à plus soif dans les années 1830 par James O’Connell mais personne alors ne l’avait cru. Son navire avait fait naufrage en Micronésie et, sur l’île de Pohnpei, le marin avait épousé la fille du chef. A son retour aux Etats-Unis, il écrivit un livre et se produisit dans les cirques où il exhibait ­ ce qui faisait forte impression les tatouages infligés par les autochtones. Mais quand il en venait à décrire Nan Madol, les spectateurs secouaient la tête d’incrédulité. Comment ? Une cité de pierre désertée par ses habitants, posée sur les flots comme un bouchon sur la rivière, aux murs aussi noirs que les entrailles de l’enfer, aussi hauts que les élégantes demeures de Boston ? O’Connell n’était décidément qu’un menteur d’Irlandais !

L’existence de Nan Madol reste inconnue de la plupart des gens. A défaut d’avoir visité les statues de l’île de Pâques, les geysers bouillonnants de Nouvelle-Zélande ou l’immense roche rouge d’Uluru plantée au coeur de l’Australie, chacun, dans le Pacifique, connaît l’existence de ces sites étranges. Mais la cité lacustre de Nan Madol semble se soustraire aux regards.

À se tordre les chevilles

Non, la femme n’avait pas de cartes postales de Nan Madol. Dans sa boutique de planches et de tôles, où les poissons pêchés le matin pendaient en grappe ruisselante, elle offrait des tortues de bois sculpté, des friandises japonaises et des bouquets de noix de bétel. Elle pouvait même, pour quelques billets américains, vous emmener chez son frère qui recouvrait les incisives de ses clients d’une couche d’or. Ça fait joli sourire, disait-elle, en montrant ses dents qui brillaient d’une lumière de pépite. Descendre la rue principale de Kolonia, capitale de Pohnpei, prend quelques minutes avant d’arriver à la mer. Bredouille. Pas une seule carte postale, pas un seul dessin de la cité lacustre. “Pourquoi faire ? Il y a des endroits qu’il faut laisser dormir. Nan Madol est tabou…” A l’ombre du manguier où il prenait le frais, le chauffeur de taxi avait refusé la course. Lui-même, comme beaucoup à Pohnpei, ne s’était jamais rendu sur place mais, jurait-il, la route était mauvaise, s’effondrait en ornières et il fallait achever le chemin à pied dans une caillasse à se tordre les chevilles. Restait la voie des mers. A condition que la marée soit haute.

Assis sur le moteur de son bateau, où il trônait dans les vapeurs d’essence, l’homme attendait le retour des vagues. Nan Madol ne l’effrayait pas et il avait pour métier d’emmener les voyageurs d’île en île. Il avait ancré son embarcation dans le courant qui traverse le lagon d’une eau rapide à laquelle les particules de plancton accrochent d’infimes étoiles. Originaire de Pohnpei dont il connaissait chaque récif, il était capable, dans le miroitement aveuglant, de discerner une tête de tortue à plus de cent mètres. Le premier, il vit les flaques sombres qui avançaient sous la surface. Comme des fragments de nuit tombés à la mer, les raies mantas déployaient leurs ailes noires et naviguaient, impassibles vaisseaux de velours.

Marée haute. A nouveau, la mer court dans les veines de Nan Madol et le canot glisse sur une eau brune qui se fragmente en un labyrinthe silencieux bordé de murailles et de jungle, ancien royaume de la dynastie des Saudeleurs. Au XIe siècle, ils avaient déjà commencé la construction de leur cité lacustre sur le lagon situé au large de l’île de Temwen, et de celle de Pohnpei, comme s’il fallait sans jamais la perdre de vue s’écarter au plus loin de la terre ferme. Des milliers de vies et plusieurs siècles expirèrent avant que Nan Madol, le lieu qui se trouve entre les lieux, surgisse de l’eau, citadelle entre mer et terre. Les fondations furent de cailloux et de corail, maintenus par des barres de basalte. Sur ces plateformes émergèrent 92 îles artificielles où la vie s’organisa avec la régularité des marées, cloisonnée selon les castes et les fonctions de chacun. Une île pour les soldats, une autre pour les serviteurs. Des hangars pour les pirogues et une piscine pour les tortues qui, l’heure venue, seraient offertes en sacrifice à la grande anguille de mer, messagère entre les dieux et les hommes. Le tunnel qui s’enfonçait dans les entrailles de Nan Madol où les prêtres emportaient les ossements des disparus pour méditer dans l’obscurité. Le gros rocher contre lequel les femmes enceintes frottaient leur ventre pour que l’enfant vienne sans peine et la fenêtre magique, le bassin où les Saudeleurs se penchaient pour surveiller Pohnpei.

Encastrés dans le corail

Le canot s’égare dans le dédale des canaux où les lianes ont tissé leur toile sur les temples effondrés dont les colonnes gisent sur la rive. La plupart des bâtiments se sont désarticulés au fil du temps, mais demeure l’île fortifiée de Nan Douwas où furent enterrés les maîtres de la cité à l’abri des murailles qui dépassent la cime des cocotiers. La pierre a des reflets si métalliques que l’on s’étonne presque de ne pas l’entendre résonner quand on la frappe. La rouille de la mousse s’y accroche comme les algues sur les flancs des navires naufragés mais toujours debout, à jamais encastrés dans le corail des récifs, condamnés à une course immobile. Beaux et désespérés comme la carcasse de Nan Douwas qui, bien longtemps après que les hommes l’ont abandonnée, résiste encore à la furie des typhons et à la morsure du sel.

Magistrale leçon d’architecture pour les colonisateurs qui se succédèrent à une rapide cadence dès 1886 sur Pohnpei et dont les vestiges de la présence se résument à peu de chose. Un pan de mur espagnol contre lequel les gamins jettent leurs sacs avant d’aller courir dans le parc de Kolonia, une tour allemande et branlante près du port, quelques bunkers japonais en bord de mer. Les bâtiments ne résistèrent ni au temps ni aux bombardements de la guerre du Pacifique qui permit aux Américains de prendre possession de l’île avant que les Etats fédérés de Micronésie n’accèdent à l’indépendance en 1978. Les administrations coloniales ouvrirent les entrailles de Nan Madol. En 1907, le gouverneur allemand mourut subitement après avoir excavé une tombe à Nan Douwas et bien que la version officielle fît état d’une violente insolation, la population y vit la confirmation que la cité lacustre était maudite.

Brutale disparition

Mais comment les archéologues auraient-ils pu résister au mystère de Nan Madol ? A cette parenthèse de pierre qui s’étire sur un kilomètre et demi de long et couvre 80 hectares, construite avec des aiguilles de basalte dont la première carrière se trouve à des kilomètres de là, sur l’autre versant de Pohnpei ? Les bâtisseurs certes n’eurent pas à tailler la roche. En se refroidissant, la lave se fissure avec une rigueur géométrique pour former des colonnes à pans coupés, mais il fallut les extraire de la montagne, transporter ces poutrelles de pierre dont certaines pèsent jusqu’à 50 tonnes et qui furent soigneusement ajustées les unes aux autres, un peu comme les rondins de bois que l’on empile pour se prémunir des rigueurs de l’hiver. Si les hommes de science rejetèrent toute intervention divine, qui reste l’évidence pour beaucoup d’habitants de Pohnpei, ils ignorent par quels moyens fut construite la cité lacustre. Mais ils ne purent qu’admettre que tous les détails de la vie quotidienne sur Nan Madol, récités de génération en génération, furent confirmés par les résultats des fouilles archéologiques. La mémoire a traversé les siècles et les gens de l’île ont conservé intacte l’histoire des Saudeleurs bien que leur savoir-faire n’ait pas été transmis. Pas un édifice à Pohnpei pour évoquer l’architecture d’une civilisation qui a brutalement disparu. Nan Madol fut désertée sans que l’on sache pourquoi. Est-ce que la maladie, la famine ou l’inexorable montée des eaux, qui aujourd’hui a balayé les îles les plus basses, avait poussé les habitants à s’enfuir ?

Quand James O’Connell s’aventure à Nan Madol, la cité lacustre avait été abandonnée depuis plus d’un siècle et, déjà, avait la réputation d’un lieu où il ne fallait pas s’aventurer. Y résonne toujours l’écho d’une civilisation dont l’ampleur échappa aux grands navigateurs qui explorèrent le Pacifique. De la femme lascive au cruel cannibale, les images qu’ils ramenèrent en Europe furent celles d’une culture primitive sans suspecter que les îles océaniques avaient abrité des civilisations magistrales. Pourtant, toute la Micronésie porte la marque de ces peuples disparus.

A Kosrae, sur la petite île de Lelu, derrière les jardins du village reposent les ruines basaltiques d’une autre cité abandonnée. A Babeldoab, dans la république de Palau, où les flancs des collines portent encore la trace d’un entrelacs de terrasses et d’escaliers construits au XIe siècle, sont alignées 37 immenses pierres qui pèsent chacune plus de cinq tonnes et dont on ignore toujours l’origine et la fonction. Peut-être les piliers d’une maison assez vaste pour accueillir plusieurs milliers d’habitants. Nombreux sont les indices de ces cultures mégalithiques qui ont élevé des monuments de pierre sur les îles de Micronésie puis, sans que l’on sache pourquoi, se sont évanouies dans l’océan.

La légende raconte que Nan Madol ne serait que le reflet d’une autre cité qui repose au fond du lagon. Intacte alors que Nan Madol se désagrège sans que les habitants de l’île s’en émeuvent, comme s’il était inutile de retenir à flot ces radeaux de pierre. Trop étranges pour y trouver de quoi s’enorgueillir. Trop différents de leur propre culture pour ne pas s’effrayer de cette dépouille abandonnée par d’autres. C’est peut-être pour cette raison que Nan Madol s’effacera sans avoir été révélée. Personne ne l’a reçue en héritage.

Florence Decamp


Ruines de Nan Madol © Shutterstock

[DAILYGEEKSHOW.COM, 15 octobre 2024] À l’ère moderne, les défis climatiques que nous affrontons sont sans précédent. L’élévation des températures, l’intensification des phénomènes météorologiques extrêmes et la montée des océans menacent les sociétés contemporaines. Cependant, l’histoire offre un exemple frappant d’une civilisation autrefois prospère qui a été terrassée par des bouleversements climatiques. Il s’agit de la dynastie Saudeleur sur l’île Pohnpei, dans l’océan Pacifique, qui régna depuis la capitale de Nan Madol. L’étude est publiée dans la revue PNAS Nexus.

Pohnpei et la gloire de Nan Madol

Pohnpei, une île située entre Honolulu et Manille, fait partie des États fédérés de Micronésie. Avec une superficie comparable à celle de la ville de Philadelphie, elle est aujourd’hui principalement dépendante de l’agriculture et des aides financières des États-Unis. Pourtant, il y a environ un millénaire, cette île abritait une société florissante. Vers le Xe siècle, la dynastie Saudeleur établit la ville de Nan Madol, un complexe monumental composé de structures mégalithiques qui servaient de centre politique et religieux pour la dynastie.

Cette capitale se distinguait par son architecture impressionnante, avec plus de 100 îlots artificiels construits à partir de blocs de basalte et de débris coralliens, séparés par des canaux navigables et entourés de digues. À son apogée, Nan Madol était un vibrant centre de pouvoir, reflétant la prospérité de la dynastie. Cependant, au début du XVe siècle, cette dynamique s’est soudainement interrompue. La construction dans la ville a cessé brusquement, et Nan Madol a été progressivement abandonnée.

La chute de Nan Madol

L’abandon de Nan Madol coïncide avec une période de bouleversements climatiques appelée le Petit Âge glaciaire, qui s’est installé vers 1300. Ce changement climatique a profondément modifié le climat du Pacifique tropical, rendant la région plus froide et plus sèche. Ces transformations ont provoqué des tempêtes plus fréquentes, ainsi qu’une baisse significative du niveau de la mer. Selon les chercheurs, cela a gravement perturbé les sociétés insulaires de la région, réduisant les ressources disponibles, notamment alimentaires.

Le professeur Patrick Nunn, géographe à l’université de Sunshine Coast en Australie, explique que cet événement a marqué un tournant pour les sociétés insulaires du Pacifique. Une baisse du niveau de la mer de 70 à 80 centimètres aurait réduit les ressources côtières vitales pour la subsistance des habitants, les forçant à repenser leur organisation sociale et économique.

En plus du refroidissement global, les événements climatiques extrêmes liés à l’oscillation australe El Niño (ENSO) ont probablement joué un rôle crucial dans la déstabilisation de la société de Pohnpei. L’ENSO est un phénomène climatique qui provoque des variations spectaculaires du niveau de la mer, des sécheresses, des tempêtes violentes et une baisse des récoltes, avec des conséquences sociales dévastatrices. Ces événements, encore mal compris aujourd’hui, ont sans doute eu un impact similaire sur les habitants de Nan Madol, compliquant encore la gestion des ressources locales.

L’équipe de chercheurs a daté les matériaux retrouvés sur le site de Nan Madol en utilisant des techniques avancées, comme la datation à l’uranium-thorium et au carbone. Ils ont découvert que la population locale investissait beaucoup d’efforts dans la réparation des infrastructures endommagées par les catastrophes naturelles et dans la protection contre les futures inondations. Cependant, ces efforts constants n’ont pas suffi à empêcher la chute de la société. Les phénomènes climatiques imprévisibles et les pressions environnementales ont conduit à l’effondrement de la dynastie Saudeleur et à l’abandon progressif de la capitale.

Une leçon pour notre avenir

À une époque où les effets du réchauffement climatique se font de plus en plus sentir, l’histoire de cette cité perdue nous offre un miroir inquiétant de notre propre avenir. Alors que le niveau des mers continue de monter et que les événements climatiques extrêmes se multiplient, les îles du Pacifique, tout comme d’autres régions côtières à travers le monde, sont confrontées à des défis similaires à ceux auxquels les habitants de Pohnpei ont dû faire face il y a des siècles.

Les décennies à venir devraient voir davantage d’îles inondées et une augmentation du nombre de réfugiés climatiques en raison de l’intensification actuelle de la variabilité ENSO dans l’océan Pacifique et de son pendant, le dipôle de l’océan Indien, dans l’océan Indien, ainsi que de l’élévation du niveau de la mer supérieure à 3 mm/an “, écrit l’équipe.

La résilience des sociétés humaines face aux bouleversements climatiques a toujours été mise à l’épreuve, mais comme le montre l’exemple de Nan Madol, cette résilience a ses limites. Aujourd’hui, les communautés insulaires doivent choisir entre investir massivement dans des infrastructures pour se protéger contre les marées montantes, ou bien abandonner leurs terres ancestrales. Les chercheurs soulignent que la montée des réfugiés climatiques, les inondations massives et la disparition de villages entiers sont des réalités auxquelles nous serons confrontés dans un avenir proche.

Eric Rafidiarimanana