Du carbone, des renouvelables et des pétrodollars : le mirage de la transition dans le Golfe

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[TERRESTRES.ORG, 12 décembre 2023] Comment peut-on tirer des profits faramineux des hydrocarbures et promettre de vendre jusqu’à la dernière goutte de pétrole tout en organisant la COP28 et en promouvant les renouvelables et l’hydrogène ? En conclusion de la COP de Dubaï, quelques leçons d’écoblanchiment géopolitique depuis les États pétroliers du Golfe.

La capacité des États du Golfe à faire face au changement climatique a fait ces dernières années l’objet de spéculations dans les médias occidentaux. Dans certains cas, c’est la survie même de ces pays qui est mise en question. Selon un article paru dans le journal anglais The Guardian, la région du Golfe risque d’être confrontée à une “apocalypse” dans un avenir proche, en raison de l’augmentation des températures et de la montée du niveau de la mer. L’article dépeint des pays confrontés à un environnement hostile, avec des sociétés fragiles qui seront profondément bouleversées par la crise climatique. Outre les défis imposés par celle-ci, l’article laisse entendre qu’une baisse de la demande en pétrole et en gaz pourrait provoquer l’effondrement des pays du Golfe, en raison de leur dépendance aux exportations d’hydrocarbures.

Au-delà de leur ton dramatique, ces articles présentent de sérieuses lacunes. Ils ont tendance à supposer que les États du Golfe restent passifs face au changement climatique. Plutôt que de constituer une source de puissance, leur contrôle de 30 à 40 % des réserves pétrolières connues est présenté comme une vulnérabilité. On sous-entend que l’utilisation accrue des énergies renouvelables marginalisera ces pays au sein de l’économie mondiale, à mesure que celle-ci se convertira à des sources d’énergie vertes. Ce cadre analytique repose sur l’hypothèse selon laquelle les conditions environnementales et climatiques seraient homogènes dans toute la région de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, rendant les pays du Golfe aussi vulnérables que les autres pays de la région face à la crise climatique et au défi d’une supposée transition énergétique.

Je montre dans ce texte comment, loin d’être de simples producteurs impuissants, les pays du Golfe s’emploient en réalité à demeurer au cœur du régime énergétique mondial. Cela implique la formulation d’une double politique, pour bénéficier à la fois de l’exploitation des combustibles fossiles et de celle des énergies renouvelables. Les États membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG) ont l’intention d’extraire, de produire et de vendre du pétrole et du gaz, ainsi que leurs sous-produits en aval, aussi longtemps que la demande le permettra. Mais dans le même temps, ces pays s’imposent sur le marché des énergies renouvelables et dans le développement des secteurs d’autres combustibles, tels que l’hydrogène, et utilisent leurs capitaux pour investir dans l’installation de parcs éoliens et solaires dans toute la région de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Concernant l’hypothèse selon laquelle les pays du Golfe seraient soumis aux mêmes dangers socioécologiques que les autres pays de la région, j’argumenterai au contraire que certains États membres du CCG investissent massivement dans des infrastructures d’adaptation aux changements climatiques, et que leurs capacités de gestion de l’alimentation, de l’eau et de l’énergie sont bien supérieures aux autres pays de la région.

Les capitaux des pays du Golfe sont investis dans les économies des pays arabes, ce qui leur donne un rôle de supervision de la politique intérieure de ces États.

Il est essentiel de comprendre cette dynamique pour bien comprendre à la fois ce qui se joue dans la “transition actuelle”, et ce qui serait nécessaire pour un autre type de transition dans le monde arabe, égalitaire et politiquement juste. Les flux énergétiques, l’extraction et le développement dans cette région ont été déterminés par le schéma traditionnel de domination du Nord sur le Sud. La période coloniale a conduit à l’intégration subordonnée de nombreuses sociétés régionales dans l’économie mondiale. Les économies d’Afrique du Nord, par exemple, se sont développées autour de l’extraction de produits agricoles et de ressources naturelles, un rôle qui perdure encore aujourd’hui. Mais cette hiérarchie se manifeste désormais également au niveau régional. Le pouvoir politique et économique des pays du Golfe crée une dynamique régionale très polarisée. Les capitaux des pays du CCG sont investis dans les économies de certains des pays arabes les plus peuplés ; ainsi, le Golfe constitue l’une des principales sources de capitaux étrangers dans des pays comme la Jordanie, l’Égypte et le Soudan. En parallèle, les pays du Golfe jouent également un rôle dans la supervision de la politique intérieure de ces États, car leurs aides et investissements soutiennent leurs dirigeant·es, ce qui leur permet de résister aux aléas économiques et de réprimer les dissensions politiques internes. Par conséquent, le pouvoir des États du Golfe fait obstacle aux progrès sociaux et démocratiques qui seraient nécessaires à une transition énergétique plus juste.

2022 – Coupe du monde au Qatar © AFP

Cette dynamique régionale très polarisée a aussi des répercussions au niveau mondial. L’un des objectifs politiques des pays du CCG est de veiller à ce que les préoccupations sociales croissantes concernant la crise climatique n’aboutissent pas à des réglementations gouvernementales qui restreignent la demande en combustibles fossiles. Cet objectif est partagé avec des entreprises, des marchés et des classes dirigeantes de l’économie mondiale. Le pouvoir des économies du Golfe se manifeste par leurs investissements dans les marchés mondiaux, la publicité, les événements sportifs ainsi que diverses institutions, telles que l’actuelle conférence des Nations unies sur le climat (COP) qui se tient aux Émirats arabes unis.

VERS UNE TRANSITION ÉNERGÉTIQUE VERTE DANS LE GOLFE ?

Ces dernières années, on a beaucoup parlé de “durabilité” et d’”économie verte”, dans les pays du Golfe comme partout ailleurs. Les pays du CCG cherchent à se présenter comme des acteurs enthousiastes de la transition énergétique. C’est particulièrement le cas pour l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Qatar. Ces pays ont fait la promotion de leurs investissements dans les énergies renouvelables, et ont rendu public leurs programmes de modernisation des systèmes de protection de l’environnement, notamment des projets de “pétrole et gaz décarbonés”, une économie circulaire, une agriculture verticale ainsi que toute une panoplie de solutions basées sur la technologie. En réalité, ces pays n’ont pas l’intention de réduire leur production de pétrole, et se sont même engagés à augmenter leur production aussi longtemps que la demande le permettra. En ce sens, la position des économies du Golfe est totalement alignée sur celle de la plupart des autres exportateurs d’hydrocarbures et des compagnies pétrolières.

“Nous serons là jusqu’au bout, chaque molécule d’hydrocarbure sera extraite.” (Abdelaziz ben Salmane Al-Saoud, ministre saoudien de l’Énergie)

Cette position a été exprimée sans détour par les dirigeant·es des États du Golfe. Au cours de l’été 2021, le ministre saoudien de l’Énergie, le prince Abdelaziz ben Salmane Al-Saoud, a été clair sur ce point. Selon un rapport de Bloomberg, lors d’une réunion privée, le prince a fait part de l’intention de son pays de continuer à produire et à vendre du pétrole, quoi qu’il arrive. “Nous serons là jusqu’au bout, a-t-il déclaré, et chaque molécule d’hydrocarbure sera extraite.” En 2022, Mariam Al Mheiri, ministre émiratie chargée du climat et de la sécurité alimentaire, a déclaré que “tant que le monde aura besoin de pétrole et de gaz, nous lui en donnerons.” Cette intention de protéger la valeur des actifs d’hydrocarbures et de répondre à la demande se reflète dans les stratégies développées par tous les États du Golfe pour augmenter leur production de pétrole et de gaz.

À la lumière de cet engagement résolu en faveur des hydrocarbures, comment les énergies renouvelables s’intègrent-elles dans les politiques énergétiques des pays du Golfe ? Tout d’abord, il convient de souligner que les progrès actuels en matière de transition vers les énergies renouvelables dans ces pays sont très lents. En 2019, les Émirats arabes unis ont produit la plus grande quantité d’énergie renouvelable parmi tous les États membres du CCG, qui représentait 0,67 % de la consommation nationale totale d’énergie du pays. Ce chiffre est bien inférieur à celui de nombreux autres pays non membres du CCG. Toutefois, certains pays du Golfe ont déclaré qu’ils avaient l’intention de remédier à la situation. Les Émirats arabes unis ont annoncé qu’ils s’engageaient à satisfaire 50 % de leur demande nationale en électricité avec des “énergies propres”, en combinant énergies renouvelables, nucléaire et “charbon propre”, d’ici 2050. L’Arabie saoudite a fait part de son intention d’atteindre le même objectif dès 2030.

Les pays du Golfe ne parviendront sans doute pas à la transition rapide à laquelle ils se sont engagés ; en revanche, les énergies renouvelables sont susceptibles de s’implanter au cœur de l’extraction pétrolière mondiale. Étant donné leur environnement chaud et aride, ces pays sont caractérisés par des niveaux très élevés de consommation d’énergie domestique. L’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Qatar ont une consommation d’électricité par habitant·e parmi les plus élevées au monde, et tous les États du CCG ont une consommation par habitant·e supérieure à la moyenne des pays à revenu élevé. L’une des causes de cette consommation considérable est la l’utilisation d’énergie pour la climatisation domestique. Une autre cause de cette demande est la production d’eau dessalée, très énergivore. En Arabie saoudite, par exemple, le dessalement de l’eau représente environ 20 % de la consommation d’énergie, et les usines de dessalement des pays du Golfe représenteraient 0,2 % de la consommation mondiale d’électricité.

Dans les pays du Golfe, le passage à l’énergie verte est en réalité motivé par la nécessité de réserver le pétrole à l’exportation.

L’électricité dans ces pays est principalement fournie par des centrales alimentées au pétrole et au gaz. En raison de l’augmentation de la demande intérieure, des quantités croissantes de pétrole sont détournées de l’exportation. La demande intérieure de pétrole ne montre aucun signe de fléchissement, et certaines estimations suggèrent que la consommation domestique de pétrole pourrait continuer à augmenter de 5 % par an. Ces tendances stimulent le développement de la production d’énergie renouvelable dans les États du Golfe. Dans ces pays, le passage à l’énergie verte est en réalité motivé par la nécessité de réserver le pétrole à l’exportation.

UN NOUVEAU MARCHÉ

Les économies du Golfe considèrent les énergies renouvelables et les carburants tels que l’hydrogène comme une nouvelle opportunité de marché. L’énergie verte sert d’investissement pour les capitaux excédentaires des pays du Golfe. Le secteur est peu risqué, car il bénéficie du soutien des institutions de financement du développement et des garanties des gouvernements hôtes. De nouvelles entreprises énergétiques ont vu le jour, et bénéficient souvent d’un soutien et de financements non négligeables de la part de l’État. Propriété de l’État émirati, Masdar s’est d’abord fait connaître pour son projet de construction d’une ville “durable” à Abou Dhabi qui fonctionnerait entièrement grâce aux énergies renouvelables. L’entreprise dispose également d’une importante branche d’investissement détenant environ 20 milliards de dollars d’actifs dans le domaine des énergies renouvelables, sur de nombreux marchés à travers le monde. Un autre cas est celui d’Acwa, qui appartient en partie à l’État saoudien. Implantée dans le monde entier, cette société possède 75 milliards de dollars d’actifs, mais seule une minorité d’entre eux appartiennent à la catégorie des énergies renouvelables.

© L’Express

Ces entreprises sont très actives en Afrique du nord et au Moyen-Orient. Des économies telles que celles du Maroc, de la Jordanie et de l’Égypte sont accessibles aux entreprises du Golfe grâce à des relations bilatérales étroites. Les acquisitions dans le domaine des énergies renouvelables sont souvent incluses dans les programmes d’aide et d’investissement des États du Golfe aux autres pays de la région, ce qui garantit aux entreprises de bénéficier d’un fort soutien politique dans les pays hôtes. Cet élan s’accompagne d’investissements dans d’autres secteurs, tels que la production alimentaire et les infrastructures, ainsi que de l’octroi d’une aide gouvernementale directe aux alliés régionaux. Le cas de l’Égypte en est le parfait exemple. En effet, on estime qu’entre 2014 et 2016, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Koweït ont accordé au gouvernement d’Abdel Fattah al-Sisi une aide d’environ 30 milliards de dollars. Ce financement a joué un rôle essentiel pour permettre au dirigeant égyptien de gouverner et de stabiliser le pays pendant la période contre-révolutionnaire qui a suivi la révolution de 2011. Il a été déterminant dans la restauration du régime autoritaire actuellement au pouvoir dans le pays le plus peuplé du monde arabe.

L’énergie verte est une nouvelle opportunité de marché : elle sert d’investissement pour les capitaux excédentaires des pays du Golfe.

La COP27, qui s’est tenue à Charm el-Cheikh en novembre 2022, a révélé une autre facette du soutien d’État à État dans le secteur des énergies renouvelables. Le cheikh Mohammed ben Zayed, président des Émirats arabes unis, et Abdel Fattah el-Sisi, président de l’Égypte, ont tous deux assisté en personne à la signature d’un accord entre Masdar et Infinity, la plus grande entreprise d’énergies renouvelables en Égypte, pour l’installation du plus grand parc éolien de ce type dans le pays. L’accord signé entre les gouvernements des Émirats arabes unis, de l’Égypte et de la Jordanie en 2022, intitulé Partenariat industriel pour une croissance économique durable et qui comprend des plans visant l’amélioration de la production d’énergie renouvelable, constitue un autre exemple.

Ces accords se caractérisent notamment par un financement par les banques de développement. Des institutions telles que la Banque mondiale, la Banque européenne pour la reconstruction et le développement et la Banque africaine de développement ont financé des projets dans lesquels les États du Golfe ont investi. Les gouvernements et les institutions internationales impliqué·es dans ces projets en deviennent donc de puissantes parties prenantes, ce qui permet de minimiser les risques. Ce type de soutien a permis aux investisseur·euses du Golfe de devenir des acteur·trices majeur·es des politiques d’énergie renouvelable développées par certains gouvernements dans la région Afrique du nord et au Moyen-Orient. Au Maroc, le complexe solaire de Ouarzazate est l’une des plus grandes centrales solaires à concentration du monde, et constitue un exemple éloquent de la puissante association de partenaires gouvernementaux et institutionnels dans ce type de projets.

Une proposition signée entre les Émirats arabes unis, Israël et la Jordanie illustre la façon dont les capitaux des États du CCG sont introduits dans le développement des énergies renouvelables et dans la gouvernance des ressources à l’œuvre dans la région. Ces trois pays se sont mis d’accord sur un plan permettant à Masdar, la société émiratie, d’investir dans une installation solaire en Jordanie qui vendra toute l’électricité produite à Israël. En retour, Israël vendra de l’eau dessalée à la Jordanie. L’électricité produite par une ferme solaire installée sur le territoire jordanien sera détournée vers le marché israélien. Les réseaux de production d’eau et d’électricité seront livrés aux consommateur·trices les plus riches, excluant les populations démunies et soumises à l’occupation militaire. S’il se concrétise, cet accord illustrera comment les capitaux des Émirats arabes unis et la technologie israélienne parviennent à s’imposer dans la région. Cet accord normalisera et renforcera également l’occupation israélienne des territoires palestiniens, et le système d’apartheid imposé à la population palestinienne.

L’hydrogène pourrait également jouer un rôle dans la transition en tant que carburant alternatif et vecteur d’énergie. Plusieurs pays du Golfe, comme l’Arabie saoudite, le Qatar, Oman et les Émirats arabes unis, conçoivent des projets pour répondre à la demande mondiale croissante d’hydrogène. Reste à savoir si ces projets produiront de l’hydrogène dit “vert” (à partir d’énergies renouvelables), de l’hydrogène “bleu” (à partir de gaz avec capture du carbone) ou de l’hydrogène “gris” (à partir de combustibles fossiles sans capture du carbone). Il est difficile de déterminer dans quelle mesure le produit fini sera un carburant “décarboné”, ou à faible teneur en carbone. L’avantage concurrentiel de ces pays réside dans le gaz naturel : en utilisant ce combustible, ils seront en mesure de produire de l’hydrogène à un coût bien moindre qu’en utilisant des énergies renouvelables et d’énormes quantités d’eau dessalée (qui nécessiteraient une plus grande consommation d’énergie).

La croissance du marché de l’hydrogène permet de participer à ce que l’on présente comme la “transition énergétique” tout en maintenant la valeur des réserves de gaz.

Les investisseurs des pays du Golfe acquièrent également des actifs étrangers dans le secteur de l’hydrogène. L’Égypte cherche à devenir l’épicentre de la production d’hydrogène vert (et bleu), et les entreprises du CCG comptent bien tirer parti de ces projets. Masdar a par exemple signé une proposition d’investissement dans deux sites de production d’hydrogène vert en Égypte. L’accord comprend également un projet de production d’ammoniac vert, qui peut être utilisé pour fabriquer des engrais “neutres en carbone”.

Si ces projets se concrétisent, ils aboutiront à un système similaire au développement des projets d’énergie renouvelable (solaire et éolienne), avec l’investissement de capitaux du Golfe et de l’Occident dans des projets dirigés par l’État qui seront ensuite intégrés dans les réseaux énergétiques européens. Pour les économies du Golfe, la croissance du marché de l’hydrogène constitue une opportunité doublement gagnante de participer à ce que l’on présente comme la “transition énergétique” tout en maintenant la valeur de leurs réserves de gaz.

UNE RÉGION MARQUÉE PAR LES INÉGALITÉS

Les ressources des États du Golfe les placent au sommet de la hiérarchie politique et économique régionale, caractérisée par une polarisation croissante. Les inégalités entre les pays pauvres et les pays riches de la région sont criantes. Par exemple, le PIB par an et par habitant·e au Yémen est de 701 dollars, alors qu’il s’élève à 44 315 dollars aux Émirats arabes unis. Ce différentiel est observable partout dans la région ; ainsi, le PIB par an et par habitant·e de la Syrie est de 533 dollars, contre 66 000 dollars au Qatar. En raison de ce déséquilibre, les pays arabes ne sont pas sur un pied d’égalité en ce qui concerne leurs possibilités d’adaptation aux effets du changement climatique.

Les enjeux de sécurité alimentaire dans les pays du Golfe illustrent bien ces inégalités régionales. Les États du CCG importent 80 à 90 % de leurs produits de base. Cette situation les rend vulnérables aux perturbations géopolitiques susceptibles d’affecter la logistique et les chaînes d’approvisionnement. Néanmoins, ces pays utilisent leur capital pour atténuer ce risque, en investissant massivement dans les infrastructures de transport et de stockage. Ils peuvent ainsi importer des denrées alimentaires d’une grande diversité de provenances, ce qui réduit d’autant leur vulnérabilité à des ruptures d’approvisionnement locales.

Les pays du Golfe importent des denrées alimentaires depuis toutes les régions du monde, et ont acquis des terres en Afrique du Nord, dans la région de la mer Noire, ainsi qu’aux États-Unis et en Amérique latine. Ils ont également mis en place de vastes opérations de transformation alimentaire, d’élevage de volailles et de production laitière. Ces installations desservent les marchés du Golfe et assurent une certaine autosuffisance, mais elles nécessitent toujours l’importation de matières premières, telles que les aliments pour le bétail. Plus récemment, les pays du Golfe ont commencé à investir dans des dispositifs agro-technologiques qui leur permettent de cultiver des aliments dans des environnements fermés et entièrement contrôlés. Ces projets, très gourmands en énergie, bénéficient d’un approvisionnement en électricité subventionné par les États, comme le sont les nombreux intrants nécessaires à ces cultures agro-technologiques. Par le contrôle drastique des conditions environnementales de production, cette hypermodernisation des pratiques agricoles tend ainsi à réduire la vulnérabilité aux aléas climatiques, au moins dans un premier temps.

À l’inverse, les pays qui dépendent fortement de la petite agriculture et de la paysannerie comme sources de subsistance et de revenus sont très fragiles face aux changements climatiques. Au Yémen, en Égypte et au Maroc, l’agriculture emploie entre 20 et 35 % des travailleur·euses, alors qu’elle représente moins de 5 % de l’emploi dans les pays du Golfe.

Au Soudan, les investisseurs du Golfe ont acquis plus de 500 000 hectares de terres fertiles, dont l’usage est revendiqué par de petit·es agriculteur·ices.

Les inégalités régionales se manifestent également dans les investissements des économies du Golfe dans l’agro-industrie à l’étranger. Les États du Golfe ont acquis de vastes étendues de terres en Égypte, au Soudan et en Éthiopie pour y installer des plantations, qui consomment de l’eau et d’autres ressources nécessaires à la production de denrées alimentaires et qui sont ensuite directement exportées vers les pays du Golfe. On y cultive principalement de la luzerne destinée au bétail des grandes exploitations laitières dans le Golfe, accaparant des terres arables et accentuant l’insécurité alimentaire de pays déjà touchés par des famines. Au Soudan, par exemple, les investisseurs du Golfe ont acquis plus de 500 000 hectares de terres, souvent dans des zones agricoles très fertiles proches du Nil, et dont l’usage est revendiqué par de petit·es agriculteur·ices.

© Orient XXI

Les inégalités régionales se manifestent également au niveau de la capacité de stockage des céréales, qui permet d’amortir la hausse des prix et les crises d’approvisionnement. Les pays du Golfe ont massivement investi dans les silos à grains et les entrepôts alimentaires, et ces infrastructures ont été incluses dans des projets portuaires et aéroportuaires. Leur capacité de stockage dépasse ainsi de loin celle des autres pays de la région. Par exemple, l’Arabie saoudite dispose d’une capacité de stockage de céréales d’environ 3,5 millions de tonnes pour une population de 35 millions d’habitant·es, alors que la capacité de stockage de céréales de l’Égypte est d’environ 3,4 millions de tonnes pour une population trois fois plus importante. La capacité de stockage du Qatar est d’environ 250 000 tonnes pour 2,6 millions d’habitant·es, tandis que le Yémen dispose d’une capacité similaire pour 30 millions d’habitant·es.

Outre les silos, les États du Golfe investissent également dans d’autres infrastructures qui leur permettront de sécuriser leurs ressources de première nécessité face aux effets du changement climatique. L’Arabie saoudite, le Qatar et les Émirats arabes unis ont récemment achevé la construction d’installations de stockage d’eau. Ces installations font partie des plus importantes du monde ; ainsi, le réservoir d’eau du Qatar, d’une capacité de 6,5 millions de mètres cubes, est suffisant pour assurer sept jours de consommation dans le pays.

PEUT-IL Y AVOIR UNE TRANSITION JUSTE DANS LE GOLFE ?

En investissant dans les énergies renouvelables, l’agro-industrie et la modernisation des infrastructures, les pays du Golfe poursuivent un programme technologique et capitalistique de modernisation environnementale. Cette stratégie repose sur des solutions basées sur la technologie et sur une accumulation par dépossession au nom de la “durabilité” de leur propre modèle, aux dépens d’autres pays et sans considération de justice ou de respects des droits fondamentaux.

Cette forme injuste de “transition” a des ramifications régionales. L’influence des États du Golfe à l’échelle régionale se manifeste de nombreuses façons : par des investissements dans les énergies renouvelables, notamment en Égypte, en Tunisie, au Maroc et en Jordanie ; par un soutien financier à différents gouvernements auxquels les États du Golfe accordent des prêts ; mais également par un soutien militaire, notamment lorsque l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont lancé une intervention militaire au Yémen, ou que le Qatar et l’Arabie saoudite ont soutenu des forces réactionnaires en Syrie. Ces interventions obstruent l’espace démocratique nécessaire à ce que pourrait être une transition plus juste ; elles entravent l’émergence de mouvements sociaux pour revendiquer une utilisation plus équitable et durable des ressources nationales.

Au niveau régional, l’influence des États du Golfe entrave l’espace démocratique et l’émergence de mouvements sociaux.

En outre, comme nous l’avons vu plus haut, l’accaparement de vastes étendues de terre pour la production d’énergie renouvelable et l’enclosure de l’agro-industrie reposent souvent sur la dépossession des autres usager·es de la terre, une appropriation qui s’opère par le biais de formes de gouvernance autoritaires et répressives. Pour qu’une transition juste puisse prendre forme dans de nombreux pays du monde arabe, la question de la justice sociale et environnementale doit prendre en compte cette dimension régionale. Les dynamiques de lutte des classes au niveau national ne peuvent à elles seules suffire à engager un tournant social et révolutionnaire ; le poids de l’influence des pays du Golfe dans l’économie politique régionale doit également être inclus dans l’équation.

Ces obstacles peuvent également s’observer à l’échelle mondiale. Les pays du CCG sont actifs dans la gestion politique du changement climatique, et utilisent leurs profits pour blanchir leur image d’économies basées sur le pétrole. Cela se manifeste par l’écoblanchiment et l’image de marque de la durabilité diffusée par ces pays, jusqu’à la nomination d’un patron du secteur pétrolier pour présider la COP28. Ce marketing est également largement apparent dans les investissements réalisés par les États du Golfe dans des actifs qui bénéficient d’une notoriété et d’une visibilité accrues en Occident. L’exemple le plus flagrant est celui des équipes de football, et certains des plus grands clubs de football d’Europe appartiennent à des pays du Golfe, ou ont signé des accords publicitaires avec des compagnies aériennes et autres entreprises de la région. Des clubs tels que le Paris Saint-Germain, Barcelone, Newcastle et Manchester City appartiennent à des États du Golfe qui les utilisent pour blanchir leur réputation, et injecter leurs pétrodollars dans ces emblèmes de la fierté et de l’identité de la classe ouvrière. Cela s’inscrit dans une démarche pour continuer à normaliser les combustibles fossiles à travers la culture, et assurer ainsi leur demande continue sur le marché mondial.

Mais les pays du Golfe ne sont pas les seuls à vouloir préserver un climat politique favorable aux émissions de carbone provenant du pétrole et du gaz. Leur engagement en faveur des combustibles fossiles s’aligne sur le système capitaliste mondial, et cet objectif est partagé avec les multinationales, les marchés financiers et les États. Les pays du Golfe sont indispensables pour garantir leur toute-puissance, en raison de leurs exportations de pétrole et de gaz, mais aussi grâce à leurs capitaux, qui sont investis dans l’économie à l’échelle mondiale. Ces pays vont donc rester au sommet de la pyramide du pouvoir pendant encore un certain temps. En outre, la demande croissante en énergie des économies émergentes d’Asie va permettre aux États du Golfe de conserver leur suprématie.

Et pourtant, malgré leur puissance, un certain nombre d’incertitudes se profilent à l’horizon pour ces pays. Comme toutes les sociétés, celles des pays du Golfe ne pourront pas se mettre totalement à l’abri des changements climatiques. Leur dépendance économique au pétrole et au gaz signifie que ceux-ci doivent diversifier leurs économies afin d’assumer le coût croissant de leurs importations alimentaires, de leur production d’énergie et de leur consommation d’eau. La hausse des températures peut affecter les rendements agricoles à l’échelle mondiale et provoquer des ruptures dans les chaînes de production de denrées alimentaires, et ces perturbations pourraient affecter ces économies. À l’échelle régionale, leur capacité à consolider des alliances autoritaires, sur lesquelles reposent en partie leur pouvoir, et l’accaparement de denrées alimentaires, pourrait également être mise à l’épreuve. Les tensions qui ont conduit aux révolutions arabes de 2010 et 2011 ne se sont pas apaisées, et une reconfiguration structurelle profonde est plus que jamais nécessaire. Il est encore trop tôt pour prévoir l’évolution de ces enjeux, mais les États du Golfe ne sont pas à l’abri des aspirations populaires à la démocratie, à l’équité et à la redistribution, qui sont au cœur de toute transition juste.

Christian Henderson, terrestres.org

ISBN 9780745349213

Cet article est une version traduite et largement remaniée d’un chapitre qui figure dans le livre Dismantling Green Colonialism: Energy and Climate Justice in the Arab Region coordonnée par Hamza Hamouchene et Katie Sandwell (Pluto Press, Octobre 2023).
Le blog terrestre.org fait partie de nos sources de presse priorisées. L’article original propose des notes bibliographiques intéressantes que nous n’avons pas reprises, pour faciliter votre première lecture. Plus d’infos sur terrestres.org


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction et iconographie | sources : terrestres.org | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © cop28 ; © AFP ; © L’Express ; © Orient XXI ; © Pluto Press.


Plus de presse en Wallonie-Bruxelles…

BRY : On ne peut plus ne plus rien dire…

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[DIACRITIK.COM – 16.11.2021] Mais par quel truchement en sommes-nous arrivés en 2021 à ce qu’un quarteron de cuistres abondamment médiatisées dicte l’agenda politique, impose sa présence inopportune à longueur de plateaux, commande au discours des uns et des autres et s’immisce jusque dans les conversations les plus anodines ?

L’omniprésence émétique des Zemmour, Ménard, Finkielkraut, Onfray et consorts dans les médias pose question bien au-delà des idées qu’ils professent. Leurs passages télévisés ou radiophoniques, leurs sorties numériques et leurs reprises par des fidèles appointés aux motivations discutables sont davantage les causes que les conséquences de l’appauvrissement du débat public. Bien aidés par certains organes trop heureux de surfer sur le lisier des opinions rances en mode “ne tirez pas sur le messager“, ces fâcheux s’en donnent à cœur joie et déversent leurs idées aussi rances sans aucune contradiction. Quand ils ne sont pas purement et simplement aidés par des séides d’un nouveau genre : les Pascal Praud, Elizabeth Lévy, Ivan Rouffiol, Mathieu Bock-Côté, chantres mous de la réaction, pas objectifs pour deux sous, se drapant dans leur indignation professionnelle, gardiens auto-proclamés d’une liberté d’expression faisandée qui entend pourfendre une bien-pensance qui n’existe que dans leurs cerveaux de boutiquiers cathodiques.

L’un des gros problèmes de cette séquence est qu’à force de passivité, de complaisance, voire de connivence, on vient à tolérer que le mensonge devienne un moindre mal sinon la norme, on en arrive à laisser s’installer des vérités alternatives là où jadis l’intelligence et le bon sens suffisaient à éviter de choper deux ulcères pour le prix d’une dépression. Face à ce déferlement d’inepties et de contre-vérités jamais remises en cause, il faut affronter l’évidence, quitter sa réserve et ne plus se taire : on ne peut plus ne plus rien dire !

On ne peut plus ne plus rien dire quand le premier raciste venu peut aisément faire carrière à la télévision, sur Internet, à longueurs de livres ou lors de séances de dédicaces transformées en conférences à côté desquels les rassemblements organisées par Bygmalion ressemblent à des kermesses d’écoles primaires. On ne doit plus se taire devant les injonctions des sycophantes qui pleurent à longueur d’antenne qu’on les musèle et que l’on vit dans une dictature qui les empêche de s’exprimer. Mais face à ces Caliméro de comptoirs, que faire ? Les contredire ? Ils vous opposent invariablement une phraséologie primaire sur fond de “qui veut noyer son chien l’accuse de la rage” et vous renvoient des sophismes en rafales. Les ignorer ? Ce serait trop simple et quand bien même leurs audiences sont plutôt confidentielles si on décortique les chiffres de médiamétrie, on peut compter sur les réseaux sociaux, Twitter en tête, pour relayer à nos corps virtuels défendants les morceaux choisis de leurs provocations frelatées. Les fact-checker ? Ils vous rétorqueront que la doxa officielle est suspecte. Parce qu’en plus de vous prendre pour des cons, ils sont complotistes. Traquer leurs mensonges ? Ils vous diront que c’est celui qui le dit qui l’est…

A l’instar du Covid qui phagocyte l’actualité et régente nos vies depuis bientôt deux ans, cet autre virus ne quitte plus les unes des journées après avoir circulé à bas bruit pendant des années. Entre l’omniprésence croissante (dans les sujets des JT et les esprits) d’un non-candidat et la lente installation des discours racistes, on a aujourd’hui le sentiment (et c’est malheureusement bien plus qu’une impression) que la jeunesse n’emmerde plus tellement le Front National ni n’élève la voix contre les fascistes. On constate amèrement qu’on ne sait plus faire la différence entre un pamphlétaire auto-édité et un homme politique, entre un ex-journaliste sportif et un débouche-évier, entre un complotiste et un opportuniste… Et l’on voudrait nous faire prendre des lanternes pour des messies. Alors que c’était plus facile avant, même si je ne suis pas de ceux qui cèdent aux sirènes d’une nostalgie contrefaite qui fait regretter telle ou telle époque si belle soit-elle, quand c’était le bon temps, ce moment idéalisé qui n’existe que dans les cerveaux embrunis des cafardeux qui aimeraient réécrire une histoire qu’ils n’ont pas connue en profitant d’une amnésie citoyenne et d’une culture générale devenue homéopathique.

Image extraite du film “1984” de Michael Anderson, sorti en 1956 © Mary Evans

La conséquence de tout cela est que l’on ne sait plus reconnaître un facho quand on en croise un. Il est loin le temps où ils avançaient le bras en l’air en de longues processions millimétrées dans un fracas de bruits de bottes à talons en bois, regardant l’horizon de leurs yeux azur par-delà un nez aquilin et fiers de leur ascendance pure comme l’eau d’un lac bavarois. Avouez que c’était quand même plus simple : ceux-là, on savait ne pas les confondre avec un quinquagénaire en chemise bien repassée et veste de tweed qui explique benoîtement vouloir supprimer l’état de droit ou avec une passionaria aux imprécations excluantes, ressemblant à s’y méprendre aux jappements compulsifs d’un chihuahua d’influenceuse.

C’est la quadrature du cercle de l’intelligence collective, le problème de l’œuf médiatique et de la poule politique sacrifiés sur l’autel du clic. C’est la mithridatisation des idées infusées dans la course à l’audience. Tous responsables, tous coupables : pointer tel média ou tel réseau n’est qu’un paravent à une paresse intellectuelle savamment entretenue par des années de morgue politicienne. Nul besoin de remonter bien loin dans le temps. Il suffit de se rappeler le débat sur l’identité nationale orchestré par Nicolas Sarkozy. Il suffit de se souvenir de la question de la déchéance de la nationalité envisagée par François Hollande. Il suffit de penser aux pains au chocolat de Jean-François Copé à la sortie des écoles, le bruit et l’odeur de Jacques Chirac, “l’amie plus noire qu’une Arabe” de Nadine Morano ; la liste des ignominies est longue et loin d’être exhaustive. Sans verser dans le tous pourris bien trop commode car il conduit à l’avènement du national-populisme et au totalitarisme sémantique ambiant, on peut néanmoins pointer les responsabilités successives des un.e.s et des autres et se souvenir que “le fascisme ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire” (Roland Barthes).

Devant ce point que l’on n’espère pas être de non-retour où les bélitres font la loi dans leur entreprise de ripolinage de l’histoire, il faut se forcer à ne plus simplement se lamenter sur l’état passé de l’intelligence française sur lequel poussaient jadis des vertus cardinales, telles des herbes folles réparatrices sur les friches du passé. On ne doit plus contempler, désabusé, les constructions populistes en préfabriqué repoussant qui s’érigent chaque jour un peu plus nombreuses. Un peu comme dans ces villes champignons où des centres commerciaux démesurés et clinquants ont remplacé les échoppes à taille humaine des centres-villes riants et grouillants. Il faut se souvenir des combats que nos aïeux ont menés, et retrouver dans les livres et dans nos mémoires les enseignements perdus, les souvenirs oblitérés, la vérité sur laquelle crachent volontiers les révisionnistes et les négationnistes qui pervertissent le langage, rhétorisent comme ils respirent, jouent avec les malentendus, nos peurs et l’ignorance coupable de leurs éventuels contradicteurs.

Non, il ne faut plus se taire face à ce combo mortifère pour la démocratie : l’apathie journalistique et le dédain citoyen combinés avec un certain opportunisme éditorial, la course permanente à la provocation et au buzz planifié, la mise en coupe réglée du langage au nom d’une liberté d’expression à sens unique. Sinon, on ne pourra que constater notre échec collectif de vivre dans ce beau pays de France où les fascistes courent toujours (les plateaux de télévision).

Dominique BRY (FR)

  • D’après l’article original de Domminique BRY sur DIACRITIK.COM ;
  • L’illustration de l’article est © Philippe Clément / Arterra.

Tribunons librement…

HASQUIN : “Avec la cancel culture, on finira par interdire Voltaire” (L’Echo, 2021)

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Dans une interview de Jean-Paul Bombaerts datée du Hervé Hasquin épingle, dans les termes choisis par L’Echo, “les complaisances intellectuelles et les indignations sélectives d’une partie de la gauche.” Libéral affirmé, l’historien règle ses comptes en politique mais ouvre également le débat sur les nouveaux puritanismes et la “cancélisation” (Cancel Culture). En bon colporteur qu’il est, l’obscurantisme qu’on s’efforçait de chasser par la porte revient par la fenêtre, sous la forme d’une nouvelle pensée unique, totalisante et fort peu ouverte à la critique…

“Dans son nouveau livre “Les œillères rouges“, Hervé HASQUIN, historien de l’ULB et figure politique libérale bien connue, dénonce une certaine gauche européenne qui a toujours eu du mal à condamner les totalitarismes de gauche, qu’il s’agisse de Staline, de Mao ou de Pol Pot.

En remontant à 1917, Hervé Hasquin passe en revue un siècle d’errements, de mauvaise foi et de contorsions intellectuelles pour tenter de justifier l’injustifiable. Il épingle aussi les “reports de foi” à répétition qui, telles des modes intellectuelles, font que l’on passe allègrement du stalinisme au castrisme, puis au maoïsme, ensuite au tiers-mondisme et à l’altermondialisme. “Nous vivons encore avec des reliquats de ces attitudes doctrinaires qui s’accaparent le monopole de la vérité“, constate-t-il. Ces reliquats ont pris aujourd’hui les habits de la gauche racialiste et décoloniale.

Pour un intellectuel, bâtir un monde meilleur est un projet exaltant. Le problème surgit lorsque la fin justifie les moyens.

Comment expliquer cet aveuglement d’une partie de la gauche?

On promet des lendemains qui chantent, un avenir radieux. Pour un intellectuel, bâtir un monde meilleur est un projet exaltant. Le problème surgit lorsque la fin justifie les moyens. Et ce quel qu’en soit le prix humain, puisqu’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, comme on dit. Durant la guerre d’Espagne, les phalangistes de Franco ont commis des atrocités, mais ce fut également le cas des républicains qui ont liquidé 15.000 religieux et religieuses. Des intellectuels en sont arrivés à mettre en valeur des régimes qui leur interdisent d’être des esprits libres. Alors que dès 1938, ceux qui avaient envie de voir et de savoir, disposaient de tous les instruments, comme en attestent les écrits de George Orwell et Arthur Koestler. Mais l’intelligentsia occidentale était tétanisée par la peur de faire le jeu de la droite, de donner des armes aux ennemis de classe. “Il ne faut pas désespérer Billancourt“, clamait Sartre.

Si la gauche occidentale s’est égarée au sujet des dictatures communistes, qu’en est-il du tiers-mondisme de René Dumont ou de Jean Ziegler qui défendent au départ une cause louable? Où cela a-t-il dérapé?

Ziegler part de la vision caricaturale du sud “mis à sac” par le nord. On en viendrait presque à oublier que Ziegler a également été le conseiller de Mugabe et de Mengistu et qu’il a participé à la mise en place du prix des droits de l’homme de Kadhafi. La même dérive intellectuelle se retrouve chez l’ancien directeur du Monde Diplomatique Ignacio Ramonet, fer de lance des altermondialistes et qui continue de vanter les mérites de Chavez et de Maduro.

La droite n’a-t-elle pas, elle aussi, connu des errements avec le  néolibéralisme des années Reagan et Thatcher?

Je ne sais pas trop ce que veut dire le néolibéralisme. Je connais le libéralisme. Le libéral n’a pas à être l’avocat d’un régime d’extrême-droite même si ce dictateur prétend gouverner au nom du libéralisme. Je me suis toujours opposé aux totalitarismes, quels qu’ils soient.

Le PTB est-il communiste ou simplement populiste?

C’est un parti qui ne cache pas ses sympathies communistes. Même le PS a fini par admettre que le PTB est d’obédience communiste. En attendant, le PTB met le PS en difficulté, ce qui conduit ce dernier à pratiquer la surenchère. J’étais atterré lorsque j’ai entendu Paul Magnette, que j’apprécie par ailleurs pour son intelligence, indiquer qu’il soutenait à 200% la grève du 29 mars dernier dans le secteur privé, comme si toutes les entreprises roulaient sur l’or depuis le début de la pandémie.

Beaucoup de gens de gauche sont gênés aux entournures par l’islamo-gauchisme.

Dans une carte blanche parue dans la presse belge en 2019, certains refusent de mettre sur le même pied nazisme et communisme. Sommes-nous face à un deux-poids-deux-mesures?

La résolution du Parlement européen du 19 septembre 2019 mettant sur le même pied les crimes commis par le nazisme et par le communisme passe en effet très mal chez certains intellectuels, universitaires et artistes belges, nostalgiques d’un communisme qui a baigné leur jeunesse. Dans une carte blanche parue dans Le Soir et La Libre, ils n’hésitent pas à assimiler cette initiative européenne à du “révisionnisme historique“. Le parallélisme entre les deux totalitarismes avait pourtant été établi dès 1951 par Hannah Arendt. La question est pourtant simple: en quoi la liquidation d’individus en raison de leur classe serait-elle moins condamnable que la liquidation d’individus en raison de leur race ou de leur religion?

L’accusation d’islamo-gauchisme est-elle fondée ou s’agit-il d’un faux procès?

Beaucoup de gens de gauche sont gênés aux entournures par l’islamo-gauchisme, mais ils hésitent à s’exprimer par peur de faire le jeu de l’extrême-droite. L’islamo-gauchisme est un héritage du tiers-mondisme qui s’appuie sur l’idéologie décoloniale, indigéniste et racialiste. Le discours racialiste se revendique antiraciste, mais de manière trompeuse. Le paradoxe est que cette extrême gauche prône la tolérance, mais tient un discours sans nuances qui s’en prend violemment à ses contradicteurs. L’essayiste française Caroline Fourest en a fait les frais en étant empêchée de s’exprimer lors d’un débat à l’ULB. Dans les universités américaines, le discours militant l’emporte de plus en plus souvent sur le savoir académique. Ceci étant, l’islamo-gauchisme est aussi détestable que les professions de foi anti-arabes ou antimusulmanes.

La cancel culture est une nouvelle forme d’intolérance au nom de la bonne conscience.

Qu’une traductrice néerlandaise d’une poétesse noire américaine, en l’occurrence Amanda Gorman, soit écartée parce que n’étant pas noire vous choque-t-il ?

On ne peut pas accepter cela. Ces pressions sur les réseaux sociaux émanent de mouvements qui mettent en accusation la blanchité. Le blanc est vu comme responsable de tous les maux de la planète. Dans les milieux académiques également, certains remettent en question l’opportunité de confier à des professeurs blancs l’enseignement de certaines thématiques à connotation raciale. Être blanc n’est plus seulement vu comme une couleur de peau, mais comme un statut politique. Ces gens-là font la chasse après ceux qui ne s’alignent pas. C’est ce qui s’est passé récemment avec deux professeurs à Sciences Po Grenoble. Ce sont les mêmes qui pratiquent la Cancel Culture, importée des États-Unis et qui est une nouvelle forme d’intolérance au nom de la bonne conscience. Si on continue dans cette voie, on finira par interdire Voltaire, sous prétexte que ses écrits comportent l’un ou l’autre terme à connotation antisémite. Le meilleur rempart contre ces dérives intellectuelles, c’est l’État libéral et laïque.

Le concept de “laïcité inclusive” qui promeut le port du voile dans les écoles et les administrations peut-il promouvoir l’émancipation?

Quelqu’un peut-il m’expliquer ce que recouvre le terme de laïcité inclusive? En ce qui me concerne, je suis pour une laïcité ouverte, pas pour une laïcité fermée à tout courant spiritualiste. Pour le reste, il est important dans nos sociétés multiculturelles de pouvoir disposer d’un cadre éthique minimum respectueux de la liberté et sur lequel il n’est pas question de transiger. Si on va plus loin, on prend le risque de sombrer dans l’intolérance. La laïcité se transforme alors en Inquisition. Cessons de vouloir imposer une société uniforme et corsetée.”

  • Source : LECHO.BE
  • L’illustration de l’article est © Kristof Vadino

HASQUIN Hervé, Œillères rouges (préface de Richard Miller ; Bruxelles : La Pensée et les Hommes et CEP, 2021 ; 212 pages, 18,50 euros) est disponible dans la boutique wallonica

 


Parlons contrat social…

LESOIR.BE (Carte blanche) | Coronavirus : la légitimité démocratique du pouvoir d’exception remise en question par des chercheurs

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Des chercheur.e.s de toutes les universités francophones s’interrogent sur les conséquences démocratiques de la crise et la question de la légitimité du pouvoir d’exception.

“Il y a plus de 10 mois, les premières mesures de confinement étaient prises en Belgique. Ces dispositions inédites et impensables encore quelques semaines auparavant ont bouleversé nos vies et notre société. Elles ont été adoptées dans l’urgence, face à un phénomène, l’épidémie de covid-19, qu’il était difficile de prévoir. L’absence de débat démocratique pouvait à l’époque se comprendre au vu de l’urgence et du caractère exceptionnel des mesures. Une large coalition de partis démocratiques créait alors un consensus autour d’un gouvernement minoritaire. A situation inédite, réactions politiques inédites.

A l’automne dernier, un gouvernement de plein exercice était mis en place. Moins d’un mois après son installation, le second confinement a eu lieu. Il diffère fondamentalement du premier sur deux points. Tout d’abord, il est désormais impossible d’invoquer la surprise. Par ailleurs, le caractère temporaire et exceptionnel du confinement n’a plus rien d’évident.
 
Les mesures covid-19 sont donc maintenues depuis des mois pour des périodes déterminées à répétition qui se transforment de facto en période indéterminée. Récemment, la prolongation jusqu’au 1er mars des mesures de confinement témoigne d’une nouvelle dégradation préoccupante de la situation. Jusqu’à présent, les autorités prenaient à tout le moins la peine d’avertir les citoyens et citoyennes de leurs décisions lors de conférences de presse. Désormais, elles agissent en catimini. Ainsi, nous ne sommes plus dans le cas de l’urgence mais d’un régime d’exception qui s’installe dans la durée. Trois mois après le début du 2e confinement, le gouvernement ne communique toujours aucune perspective de sortie.

© generation libre
Des dégâts économiques, sociaux et psychologiques considérables

Malgré la durée de la crise, la communication est toujours celle de l’urgence. Les médias reçoivent leur dose quotidienne de chiffres Covid, sans aucun recul ou analyse ni, sauf cas rares, modération critique. De même, le nouveau feuilleton de la course entre la vaccination et la dissémination des nouveaux variants est censé nous tenir en haleine. Surtout, les données fournies sont incomplètes pour qui veut se faire une idée réelle des implications du confinement. Quid de la santé mentale, des tentatives de suicide, du décrochage scolaire, de la paupérisation, de l’augmentation des violences intra-familiales ? Il semble en tout cas que ces dimensions n’influent que de manière marginale sur les décisions prises. Probablement parce que les effets concrets ne se font ici ressentir qu’avec retard, alors que les contaminations se voient chaque jour avec une publicité maximale. Est-ce dès lors une raison pour ne pas prendre en compte ces réalités au moins aussi importantes ? 

Or, c’est bien ce tableau global des conséquences de la gestion de cette crise qu’il convient urgemment de dresser. Avec des étudiants ou adolescents en mal-être grave, des professions en déroute et sans perspectives, des usages normalisés des limitations de libertés, peu d’évaluations rendues publiques de l’efficacité de certaines mesures liberticides… Il est plus que temps de se poser la question du vivre ensemble en pandémie dans une société où le risque zéro n’existe pas.

Actuellement, on tente toujours de minimiser un double risque très étroit : la saturation des hôpitaux couplée aux décès des personnes vulnérables, sans s’interroger vraiment sur l’équilibre à trouver avec les autres risques et les dommages causés aux autres catégories de citoyens et citoyennes. Or ces risques explosent en ce moment de toutes parts, comme des dizaines de chercheurs et chercheuses en sciences humaines et sociales le prédisent depuis des mois, et dont les propositions ne semblent pas entendues par les autorités politiques.

A Grenoble, une fresque de Street Art de l’artiste Goin © goinart.net
Des restrictions massives des libertés publiques

La gestion covid-19 soulève aussi un problème fondamental de respect de la légalité et de l’Etat de droit. Depuis plusieurs mois, les constitutionnalistes et les politologues dénoncent la gestion de la crise par simple arrêté ministériel et réclament une loi Corona (lire aussi). Au-delà du simple respect de la Constitution, l’État de droit assure la limitation de l’action de l’État envers les citoyens et citoyennes en lui imposant un cadre juridique et en lui interdisant l’arbitraire. En un mot comme en cent : l’Etat ne peut pas agir comme bon lui semble, aussi impérieuse et légitime lui semble la finalité qu’il poursuit.

Chaque jour, nous pouvons constater les graves conséquences de l’estompement de ce principe. La lutte contre le covid-19 sauve sans doute des vies. Mais elle étouffe nos droits et libertés. L’état d’exception qui s’installe permet à la police de pénétrer de nuit dans les domiciles, de tracer les GSM sans ordonnance de juge, de restreindre le droit de manifestation, de suspendre le droit au travail, de maltraiter le droit à l’enseignement, de s’emparer de nos données médicales à des fins de contrôle, de limiter nos déplacements, de faire disparaître les droits culturels… Cette rétrogradation a lieu sans débat ni décision parlementaire et en contournant trop souvent les autorités de contrôle (section de législation du Conseil d’Etat, Autorité de la protection des données).

Des mesures de contrôle incontrôlées

La démocratie belge est aujourd’hui atone. Le confinement et ses modalités ne font pas l’objet d’un débat démocratique public, pluraliste et ouvert. Les positions et arguments en contradiction avec la parole officielle n’ont pas droit au chapitre. Comme le démontre Amartya Sen, le débat public est la condition incontournable de toute décision légitime et raisonnable, sur la base de positions parfois toutes défendables quoique contradictoires.

Le contrôle de l’application des règles par les citoyens et citoyennes fait l’objet d’une sévérité de plus en plus grande. Mais dans le même temps, le contrôle des règles par les autorités fait l’objet de plus en plus d’inattentions. La piste est glissante : ne basculons-nous pas dans une gestion autoritaire de la pandémie ?

Il est donc indispensable d’avoir un débat démocratique et ouvert sur au moins trois éléments. Premièrement, la définition de l’objectif poursuivi par ces mesures : s’agit-il d’éviter la saturation des services hospitaliers ou d’éradiquer le virus en éludant la question des moyens pour renforcer les dispositifs médicaux ? Deuxièmement, le degré de risque que nous sommes collectivement prêts à accepter au regard de tous les autres risques. Et troisièmement, les mesures légitimes et proportionnées prises pour atteindre ces objectifs.

Un débat éclairé nécessite d’avoir des données fiables et des avis partagés. Il faut dès lors au plus vite un partage des données en open data afin que tout chercheur ou chercheuse puisse les vérifier, les compléter, les discuter et les analyser. Il est également nécessaire de rendre publics tous les avis exprimés par les divers organes d’expert.e.s, afin que chaque citoyen et citoyenne puissent être informé.e et comprendre les mesures.

© irefeurope.org
De graves conséquences à moyen et long termes

Le basculement que nous observons entraîne de graves conséquences à moyen et long termes que les autorités ne peuvent ignorer : perte d’adhésion des citoyens et citoyennes dans les mesures, décrédibilisation des dirigeants déjà en perte de vitesse, mouvements de désobéissance civile qui peuvent entraîner la division et le conflit. En outre, la création d’un tel précédent est un danger pressant dans un contexte de montée des populismes et des régimes autoritaires, ainsi que dans la perspective scientifiquement envisagée d’épidémies ultérieures. Comment les démocrates pourront-ils.elles faire barrage à des poussées illibérales si l’Etat libéral ouvre la brèche ? La classe politique actuelle prépare-t-elle à son insu, par manque de vision et de courage, la fin de la démocratie telle que nous la connaissons ? Il est encore temps d’un sursaut.”

Signataires : Diane Bernard (USL-B), juriste et philosophe ; Anne-Emmanuelle Bourgaux (UMons), juriste ; Marie-Sophie Devresse (UCLouvain), criminologue ; Alain Finet (UMons), management ; François Gemenne (ULiège), politologue ; Christine Guillain (USL-B), juriste ; Chloé Harmel (UCLouvain), juriste ; Vincent Laborderie (UCLouvain), politologue ; Irène Mathy (USL-B), juriste ; Anne Roekens, (UNamur), historienne ; Damien Scalia (ULB), juriste ; Olivier Servais (UCLouvain), anthropologue et historien ; Dave Sinardet (VUB- USL-B), politologue ; Nicolas Thirion (ULiège), juriste ; Erik Van Den Haute (ULB), juriste.


S’informer et débattre encore…

La jeune poétesse Amanda Gorman vole la vedette à Joe Biden

Temps de lecture : 8 minutes >

“[Au cours de la cérémonie d’investiture du nouveau président des Etats-Unis, Joe BIDEN,] la poétesse noire-américaine Amanda GORMAN a captivé le public avec ses vers appelant à l’unité des Etats-Unis. Agée de 22 ans, la jeune femme originaire de Los Angeles a récité un poème de sa composition, “The Hill We Climb” (“La colline que nous gravissons“).

“The Hill We Climb”… Une colline gravie faisant référence à la colline du Capitole, où des partisans de Donald Trump ont envahi le siège du Congrès le 6 janvier 2021.

Ce texte, Amanda Gorman l’avait commencé avant cet événement et l’a fini d’une traite après l’assaut meurtrier. Il évoque “une forêt qui briserait notre Nation, plutôt que la partager“. “Cet effort a presque réussi / mais si la démocratie peut-être par instants retardée, elle ne peut pas être définitivement supprimée“.

D’une voix calme, elle a scandé ses rimes, en les accompagnant de mouvements graciles, ne laissant pas percer le problème de langage qui l’affectait dans son enfance. Un problème de prononciation, la parole empêchée, comme pour Joe Biden qui, enfant, souffrait d’un bégaiement. Cette différence a poussé la jeune Californienne à écrire, pour compenser.

A 22 ans, Amanda Gorman est la plus jeune poétesse dans l’Histoire des États-Unis à avoir été choisie pour marquer l’investiture d’un président ; c’est John Fitzgerald Kennedy qui a initié cette pratique en 1961. A travers une performance époustouflante, elle a offert une vision pleine d’espoir à un pays profondément divisé, s’exprimant deux semaines à peine après que des drapeaux confédérés, des bombes artisanales et un nœud coulant ont surgi sur la colline du Capitole. La poétesse a proclamé que les Américains pouvaient s’élever au-dessus de la haine.

Hillary Clinton s’est fendue d’un tweet pour dire son admiration : “Le poème d’Amanda Gorman n’était-il pas éblouissant? Elle a promis de se présenter pour la présidentielle de 2036 et, pour ma part, je ne peux attendre“, a-t-elle écrit.

Quant à Barack Obama, citant la conclusion-même du texte d’Amanda Gorman, il a souligné que “des jeunes gens comme elle sont une preuve ‘qu’il y a toujours de la lumière, si seulement nous sommes suffisamment brave pour la voir ; si seulement nous sommes suffisamment brave pour l’être’.”

Une œuvre engagée

Son œuvre traite de thèmes tels que la justice sociale, l’oppression, le féminisme, l’ethnie, la marginalisation et la diaspora africaine. A l’âge de 17 ans, Amanda Gorman publie un recueil de poèmes titré “The One for Whom Food Is Not Enough” (“La personne pour laquelle la nourriture ne suffit pas“).

En 2017, elle est la première personne à remporter le Prix national de Poésie de la Jeunesse, the National Youth Poet Laureate. Elle a obtenu un diplôme en sociologie cum laude à l’Université d’Harvard.

Mercredi, Amanda Gorman a rejoint les rangs des autres hommes et femmes de poésie qui l’ont précédée, comme Robert Frost, à l’investiture de John F. Kennedy en 1961, Maya Angelou, à celle de Bill Clinton en 1993, et Elizabeth Alexander, pour Barack Obama en 2009.

Après la cérémonie, la jeune femme a rendu hommage sur Twitter à ses prédécesseuses: “Je ne serais nulle part sans les empreintes de pas des femmes dans lesquels je danse. Aux femmes qui ont déjà escaladé mes collines“. Elle a expliqué porter une bague, offerte par Oprah Winfrey, symbolisant Maya Angelou. Un bijou à la forme d’un oiseau dans une cage.

Des mots d’espoir salués

Une maigre jeune fille noire, descendante d’esclaves et élevée par une mère célibataire, peut rêver de devenir présidente, et se retrouver à réciter un poème à un président. Et oui, nous sommes loin d’être lisses, loin d’être immaculés, mais cela ne veut pas dire que nous nous efforçons de former une union parfaite. Nous nous efforçons de forger notre union avec détermination, de composer un pays qui s’engage à respecter toutes les cultures, les couleurs, les caractères et les conditions de l’être humain“. Des mots d’espoir qui résonneront longtemps sur les marches du Capitole.

Des mots forts salués par des critiques enthousiastes affluant de tout le pays, en provenance de tout le spectre politique. Joe Biden désire rassembler le peuple américain; en invitant Amanda Gorman, il a déjà réussi à l’unir autour de la poétesse.”

La colline que nous gravissons” (traduction)

Le jour vient où nous nous demandons où pouvons-nous trouver la lumière dans cette ombre sans fin? La défaite que nous portons, une mer dans laquelle nous devons patauger. Nous avons bravé le ventre de la bête. Nous avons appris que le calme n’est pas toujours la paix. Dans les normes et les notions de ce qui est juste n’est pas toujours la justice.

Et pourtant, l’aube est à nous avant que nous le sachions. D’une manière ou d’une autre, nous continuons. D’une manière ou d’une autre, nous avons surmonté et été les témoins d’une nation qui n’est pas brisée, mais simplement inachevée. Nous, les successeurs d’un pays et d’une époque où une maigre jeune fille noire, descendante d’esclaves et élevée par une mère célibataire, peut rêver de devenir présidente, et se retrouver à réciter un poème à un président.

Et oui, nous sommes loin d’être lisses, loin d’être immaculés, mais cela ne veut pas dire que nous nous efforçons de former une union parfaite. Nous nous efforçons de forger notre union avec détermination, de composer un pays qui s’engage à respecter toutes les cultures, les couleurs, les caractères et les conditions de l’être humain.

Ainsi, nous ne regardons pas ce qui se trouve entre nous, mais ce qui se trouve devant nous. Nous comblons le fossé parce que nous savons que, pour faire passer notre avenir avant tout, nous devons d’abord mettre nos différences de côté. Nous déposons nos armes pour pouvoir tendre les bras les uns aux autres. Nous ne cherchons le mal pour personne mais l’harmonie pour tous. Que le monde entier, au moins, dise que c’est vrai. Que même si nous avons fait notre deuil, nous avons grandi. Que même si nous avons souffert, nous avons espéré; que même si nous nous sommes fatigués, nous avons essayé; que nous serons liés à tout jamais, victorieux. Non pas parce que nous ne connaîtrons plus jamais la défaite, mais parce que nous ne sèmerons plus jamais la division.

L’Écriture nous dit d’imaginer que chacun s’assoira sous sa propre vigne et son propre figuier, et que personne ne l’effraiera. Si nous voulons être à la hauteur de notre époque, la victoire ne passera pas par la lame, mais par tous les ponts que nous avons construits. C’est la promesse de la clairière, la colline que nous gravissons si seulement nous l’osons. Car être Américain est plus qu’une fierté dont nous héritons; c’est le passé dans lequel nous mettons les pieds et la façon dont nous le réparons. Nous avons vu une forêt qui briserait notre nation au lieu de la partager, qui détruirait notre pays si cela pouvait retarder la démocratie. Et cet effort a presque failli réussir.

Mais si la démocratie peut être périodiquement retardée, elle ne peut jamais être définitivement supprimée. Dans cette vérité, dans cette foi, nous avons confiance, car si nous avons les yeux tournés vers l’avenir, l’histoire a ses yeux sur nous. C’est l’ère de la juste rédemption. Nous la craignions à ses débuts. Nous ne nous sentions pas prêts à être les héritiers d’une heure aussi terrifiante, mais en elle, nous avons trouvé le pouvoir d’écrire un nouveau chapitre, de nous offrir l’espoir et le rire.

Ainsi, alors qu’une fois nous avons demandé: “Comment pouvons-nous vaincre la catastrophe?” Maintenant, nous affirmons: “Comment la catastrophe pourrait-elle prévaloir sur nous?”

Nous ne reviendrons pas à ce qui était, mais nous irons vers ce qui sera: un pays meurtri, mais entier; bienveillant, mais audacieux; féroce et libre. Nous ne serons pas détournés, ni ne serons interrompus par des intimidations, car nous savons que notre inaction et notre inertie seront l’héritage de la prochaine génération. Nos bévues deviennent leur fardeau. Mais une chose est sûre, si nous fusionnons la miséricorde avec la force, et la force avec le droit, alors l’amour devient notre héritage, et change le droit de naissance de nos enfants.

Alors, laissons derrière nous un pays meilleur que celui qui nous a été laissé. À chaque souffle de ma poitrine de bronze, nous ferons de ce monde blessé un monde merveilleux. Nous nous élèverons des collines de l’Ouest aux contours dorés. Nous nous élèverons du Nord-Est balayé par les vents où nos ancêtres ont réalisé leur première révolution. Nous nous élèverons des villes bordées de lacs des États du Midwest. Nous nous élèverons du Sud, baigné par le soleil. Nous reconstruirons, réconcilierons et récupérerons dans chaque recoin connu de notre nation, dans chaque coin appelé notre pays; notre peuple diversifié et beau en sortira meurtri et beau.

Quand le jour viendra, nous sortirons de l’ombre, enflammés et sans peur. L’aube nouvelle s’épanouit alors que nous la libérons. Car il y a toujours de la lumière. Si seulement nous sommes assez braves pour la voir. Si seulement nous sommes assez braves pour l’être.

Amanda Gorman (trad. RTS.CH)


“The Hill we Climb” (texte original)

When day comes, we ask ourselves, where can we find light in this never-ending shade?
The loss we carry. A sea we must wade.
We braved the belly of the beast.
We’ve learned that quiet isn’t always peace, and the norms and notions of what “just” is isn’t always justice.
And yet the dawn is ours before we knew it.
Somehow we do it.
Somehow we weathered and witnessed a nation that isn’t broken, but simply unfinished.
We, the successors of a country and a time where a skinny Black girl descended from slaves and raised by a single mother can dream of becoming president, only to find herself reciting for one.
And, yes, we are far from polished, far from pristine, but that doesn’t mean we are striving to form a union that is perfect.
We are striving to forge our union with purpose.
To compose a country committed to all cultures, colors, characters and conditions of man.
And so we lift our gaze, not to what stands between us, but what stands before us.
We close the divide because we know to put our future first, we must first put our differences aside.
We lay down our arms so we can reach out our arms to one another.
We seek harm to none and harmony for all.
Let the globe, if nothing else, say this is true.
That even as we grieved, we grew.
That even as we hurt, we hoped.
That even as we tired, we tried.
That we’ll forever be tied together, victorious.
Not because we will never again know defeat, but because we will never again sow division.
Scripture tells us to envision that everyone shall sit under their own vine and fig tree, and no one shall make them afraid.
If we’re to live up to our own time, then victory won’t lie in the blade, but in all the bridges we’ve made.
That is the promise to glade, the hill we climb, if only we dare.
It’s because being American is more than a pride we inherit.
It’s the past we step into and how we repair it.
We’ve seen a force that would shatter our nation, rather than share it.
Would destroy our country if it meant delaying democracy.
And this effort very nearly succeeded.
But while democracy can be periodically delayed, it can never be permanently defeated.
In this truth, in this faith we trust, for while we have our eyes on the future, history has its eyes on us.
This is the era of just redemption.
We feared at its inception.
We did not feel prepared to be the heirs of such a terrifying hour.
But within it we found the power to author a new chapter, to offer hope and laughter to ourselves.
So, while once we asked, how could we possibly prevail over catastrophe, now we assert, how could catastrophe possibly prevail over us?
We will not march back to what was, but move to what shall be: a country that is bruised but whole, benevolent but bold, fierce and free.
We will not be turned around or interrupted by intimidation because we know our inaction and inertia will be the inheritance of the next generation, become the future.
Our blunders become their burdens.
But one thing is certain.
If we merge mercy with might, and might with right, then love becomes our legacy and change our children’s birthright.
So let us leave behind a country better than the one we were left.
Every breath from my bronze-pounded chest, we will raise this wounded world into a wondrous one.
We will rise from the golden hills of the West.
We will rise from the windswept Northeast where our forefathers first realized revolution.
We will rise from the lake-rimmed cities of the Midwestern states.
We will rise from the sun-baked South.
We will rebuild, reconcile, and recover.
And every known nook of our nation and every corner called our country, our people diverse and beautiful, will emerge battered and beautiful.
When day comes, we step out of the shade of flame and unafraid.
The new dawn balloons as we free it.
For there is always light, if only we’re brave enough to see it.
If only we’re brave enough to be it.

Amanda Gorman


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Donald Trump et le scénario du coup d’État

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“Analystes et commentateurs se sont récemment émus des limogeages, des nominations contestables mais aussi des démissions forcées intervenues au sein du ministère de la Défense et du secrétariat de l’Intérieur qui ont suivi le 3 novembre.

Les explications proposées par les médias pour justifier cette série de remaniements de dernière minute – hormis le remerciement de Christopher Krebs pour avoir, depuis son poste, considéré les élections comme « les plus sûres » de l’histoire des États-Unis –, tiendraient à la volonté de Donald Trump de mettre fin à la présence militaire américaine en Afghanistan, en Irak et en Somalie, malgré l’avis contraire et répété de l’état-major, et d’exercer une pression maximale sur l’Iran.

Les conditions potentielles d’un pronunciamiento

La Constitution des États-Unis fournit les conditions idéales d’un coup d’État militaire. Tous les pays qui ont répliqué son texte fondamental sont passés par la dictature : les « républiques-sœurs » d’Amérique latine, les Philippines, mais aussi la France de la IIᵉ République (1848-1852), dont la loi fondamentale reproduisait l’organisation de sa cousine d’outre-Atlantique. On sait comment le prince-président Louis-Napoléon Bonaparte obtint par référendum la présidence à vie, séduisit l’armée, emprisonna la majorité parlementaire royaliste et réprima dans le sang le soulèvement ouvrier et républicain (400 morts et 27 000 interpellations). Il transforma la Constitution républicaine en Empire par un simple senatus-consulte.

Outre la légitimité présidentielle tirée du suffrage universel, une particularité du système présidentiel américain procède de l’alliage, datant de 1787, entre des principes démocratiques et les ressorts profonds de la monarchie britannique, pourtant honnie : le discours sur l’État de l’Union reproduit le discours du trône et, surtout, la Constitution reprend la fonction royale de Commander in Chief – équivalent du Princeps imperator romain – qui fait du président des États-Unis, même le plus inculte dans l’art militaire, un vrai généralissime sans étoiles qui, comme le roi d’Angleterre, peut diriger directement les troupes.

George Washington passe les troupes en revue pendant la « Rébellion du Whisky » (attribué à Frederick Kemmelmeyer, 1795) © Metropolitan Museum of Art

Washington commande à cheval sa cavalerie contre les insurgés de la Whiskey Rebellion (1791-1794). Madison ordonne lui-même de tirer au canon contre la flotte britannique, lors de la seconde guerre d’indépendance (1814). De nos jours, le Chief Executive ordonne régulièrement frappes aériennes et exécutions extra-judiciaires. Rappelons les très nombreuses attaques par drones approuvées par Barack Obama.

Après la proclamation des États-Unis, les pouvoirs de guerre du président ont été décuplés. En 1798, lors de la « quasi-guerre » franco-américaine, le président John Adams fait passer la loi contre la « sédition » et les « étrangers » (Alien and Sedition Act). Il y gagne le droit d’expulser toute personne « dangereuse pour la paix et la sécurité des États-Unis ». Lors de la guerre civile, Lincoln permet par un simple executive order au général Scott de suspendre l’habeas corpus entre Philadelphie et Washington. Certains civils passent devant des juridictions militaires, sans droit de recours. Lincoln fait ensuite voter une loi générale qui lui donne le droit de suspendre l’habeas corpus, n’importe où pendant toute la rébellion.

Plus tard, sur la base de l’Espionage Act de 1917 – toujours en vigueur et en vertu duquel Edward Snowden a été inculpé –, Roosevelt signera seul l’executive order n° 9066 (février 1942), qui a permis l’internement sans recours de quelques 120 000 citoyens d’origine japonaise et 11 000 citoyens d’origine allemande, fraîchement naturalisés.

Par ailleurs, l’Insurrection Act voté en 1807 donne au président le droit de déployer l’armée sur tout le territoire des États-Unis pour mettre un terme aux incursions (indiennes à l’époque), aux troubles civils, à l’insurrection et à la rébellion.

Il a été invoqué une vingtaine de fois depuis lors, soit à la demande d’un gouverneur quand sa garde nationale ne suffisait pas à ramener l’ordre, soit à l’initiative directe du gouvernement fédéral. Au XXe siècle L’Insurrection Act a servi à réduire les émeutes racistes au Mississippi et dans l’Alabama en 1962-1963 et à contenir les émeutes raciales de Detroit en 1967, de Washington, Baltimore et Chicago en 1968 après la mort de Martin Luther King, et enfin de Los Angeles en 1992. Donald Trump a menacé de déployer l’armée, en juin 2020, face aux débordements qui ont suivi la mort de George Floyd.
Cedant Arma Togae

Pour l’instant, et jusqu’à preuve du contraire, aucune des lois d’exception américaines, si elles ont pu restreindre considérablement les libertés individuelles, n’a servi à un coup d’État d’origine présidentielle.

Tout d’abord, l’état-major a intériorisé, depuis le temps exemplaire de George Washington, l’antimilitarisme à la romaine des Pères fondateurs (Cedant Arma Togae, c’est-à-dire “les armes cèdent à la toge“), comme le montre une résolution du Congrès adoptée le 2 juin 1784 :

Les armées constituées en temps de paix sont incompatibles avec les principes de gouvernement républicain. Elles sont dangereuses pour les libertés d’un peuple libre. Elles sont généralement utilisées comme un appareil de destruction pour installer la dictature.

Ainsi, autant l’opinion et la classe politique américaines considèrent l’armée comme un acteur à part entière de la politique publique, autant elles ne lui octroient aucune primauté institutionnelle. Ce n’est pas une armée de métier qui a fondé la Nation américaine, mais bien celle des volontaires patriotes. Le refus, jusqu’en 1947, d’une vraie armée de terre permanente en temps de paix, et la phobie d’un « Grand état-major général » à la prussienne, totalement indépendant, tout-puissant et capable de décider d’une entrée en guerre, illustrent ce rejet d’un établissement militaire complètement institutionnalisé.

Comme la Constitution américaine a été pensée contre l’absolutisme royal et l’existence d’une armée à son seul service, l’activité militaire est soumise au double contrôle du Congrès et du président. Ainsi, en 1917-1918, Wilson imposera à Pershing la nécessité de conclure l’armistice de novembre. Fin 1950, Truman interdira à MacArthur de porter la guerre contre la Chine pendant le conflit coréen et le relèvera de ses fonctions en avril 1951. Le général devenu président Dwight Eisenhower a écarté le modèle du garrison state (l’État spartiate), qui aurait pu conduire à une économie de guerre permanente, dictée par le conflit est-ouest.

Outre le président, le Congrès américain surveille à la loupe les moindres modifications internes du Pentagone. L’état-major interarmées se voit très limité par le nombre total de ses officiers – quelques dizaines selon la loi de sécurité nationale de 1947 – tandis que la loi Goldwater-Nichols de 1986 lui enlève tout commandement opérationnel à l’exception du feu nucléaire, sous la responsabilité technique du général présidant l’état-major.

L’armée, rempart de la démocratie américaine

La dernière raison qui rend impossible l’utilisation de l’armée pour un éventuel coup d’État relève d’une loi universelle non écrite. Le sens profond et la destinée des régimes se jouent durant leur première décennie. La République américaine a pu naître grâce au sacrifice de ses patriotes, face à une armée coloniale implacable et dirigée par un souverain dominateur. Cette naissance garantit la passation de pouvoir au nom d’un peuple qui se gouverne librement. Dès le départ, ni Washington, ni Madison, ni même le bouillonnant général-président Andrew Jackson ne profitèrent de leurs extraordinaires ressources militaires pour imposer une lecture autoritaire de leur fonction. La loi martiale, édictée le cas échéant, s’évanouit une fois le danger passé. De facto et de jure, le caractère sacré de la volonté du peuple, volonté qui s’impose par le vote, l’a toujours emporté.

Un président souhaitant abuser de l’Insurrection Act pour établir un pouvoir arbitraire ou se maintenir à la Maison Blanche aurait même à faire face à l’Armée de cette Union qui n’est pas « son » armée. Lorsque Trump caressa l’idée d’utiliser les instruments de l’Insurrection Act pour mater les troubles de Portland, son secrétaire à la Défense, Mark Esper, et derrière lui tout le haut commandement, s’y opposa publiquement.

Donald Trump en novembre 2020 © Brendan Smialowski – AFP

En matière de prise de décision politico-militaire, il existe une liberté de parole considérable accordée aux généraux et aux subordonnés civils du secrétaire à la Défense. Ils doivent avoir leur propre opinion sur la politique de défense et ne pas hésiter à la donner. Cela s’explique par les principes de décentralisation et de subsidiarité qui régissent la gouvernance américaine. Enfin, le caractère comminatoire des convocations aux commissions du Congrès a habitué les officiers généraux à dévoiler le fond de leur pensée.

De façon générale, à travers l’histoire du pays, on ne peut que souligner le peu d’appétence des généraux américains, et pour la guerre, et pour le pouvoir autoritaire, encore plus lorsqu’ils deviennent présidents à la faveur des circonstances. C’est bien malgré lui qu’Ulysses S. Grant – qui avait obtenu le pouvoir d’intervention militaire en 1871, à travers le Third Enforcement Act, pour réduire les atrocités du Ku Klux Klan dans le Sud – se retrouva obligé de sécuriser les résultats de l’élection la plus controversée en 1876. Grant dut envoyer les forces armées en Louisiane, en Caroline et en Floride, où, pour le coup, des fraudes patentes et des obstructions électorales avaient faussé les résultats. La paix civile fut rétablie au prix d’une transaction funeste entre Républicains (finalement vainqueurs) et Démocrates : la Reconstruction (1865-1877) fut abandonnée dans le Sud.

Quand « Ike » Eisenhower employa à nouveau la force armée dans le Sud en 1956, ce fut pour forcer la déségrégation. Il ordonna à la Garde nationale partisane de l’Arkansas de regagner ses cantonnements et la remplaça par un régiment de la prestigieuse 101e Aéroportée, pour permettre à des élèves noirs d’accéder à une école de Little Rock. On est loin du jour où César imperator, consul et dictateur – fonctions temporaires – accepta du Sénat la dictature à vie, hors de toute règle républicaine.

Ainsi donc, la tentation dictatoriale d’un perdant mégalomane et mauvais joueur ne serait pas servie par les pouvoirs autorisés par les lois d’exception. Peut-être ce pays pourrait-il connaître un jour – comme d’autres – une dictature militaire, sous l’effet malheureux d’une implosion de son impérialisme informel et global. Mais ce temps paraît loin, très loin des hypothèses trumpiennes.”


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Investir (dans) les coopératives, une autre forme de résilience de la société

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© toggltrack

“Même en période de crise sanitaire, les coopératives restent ouvertes à l’épargne et à la participation citoyenne. L’opportunité de s’investir dans des projets positifs et collectifs qui participent d’un renouveau démocratique, affirment dans une carte blanche plusieurs coopératives…

A l’heure où les citoyens apprennent à vivre en mode coronavirus et que l’ensemble des secteurs économiques est affecté par les contraintes et changements de comportement imposés par la pandémie, il est une sphère dont on parle peu mais qui tente aussi de faire face, celle des coopératives. Et elles sont nombreuses (24.500 en 2015) et extrêmement diverses : il en existe dans à peu près tous les métiers. De plus en plus, les coopératives adoptent une vision commune de l’entreprise qui se marie avec une visée plus sociale de la relation au travail et une prise en compte des impacts de l’activité sur l’environnement au sens large tout en s’assurant une viabilité économique. Beaucoup d’entre elles –à commencer par celles dont l’activité touche à l’alimentation– nous ont aidés et nous aident encore à surmonter ces périodes de confinement successives.

Pas d’aide spécifique aux coopératives, donc, et c’est normal : chacune se plie aux règles de son propre secteur d’activité. Mais ce qui fait la spécificité de toutes ces coopératives c’est qu’elles sont nées avec la volonté de changer la société et de se préparer à être plus résilients dans un monde où précarité grandissante et changement climatique vont modifier la donne pour tous, y compris les plus nantis. A cet égard, la récente pandémie ne fait qu’accentuer un dilemme : d’un côté, elle renforce l’importance d’émerger d’une telle crise avec des solutions réellement innovantes, que les coopératives entendent porter, parfois en partenariat avec les pouvoirs publics. D’autre part, cette crise va probablement fragiliser encore plus des projets qui ne visent pas à maximiser leur bénéfice immédiat et égoïste mais qui cherchent à maximiser leur impact sur la société et le bénéfice collectif, ce qui requiert souvent du temps. Et le temps… c’est de l’argent.

Basées sur des principes de gestion saine et d’égalité entre tous leurs supporters, à savoir leurs coopérateurs, les coopératives naissent, grandissent, et transforment la société grâce au soutien, notamment financier, desdits coopérateurs. Pour plus de transparence, un nombre grandissant d’entre elles se fait agréer, par le Conseil National de la Coopération et/ou par un label de finance éthique tel que celui de Financité/Fairfin. Elles invitent régulièrement des citoyens et des citoyennes à soutenir leur projet en y investissant, parfois 20 euros, parfois 300… Mais, contrairement à d’autres formes de financement participatif, tel le crowdfunding, point de gadgets en rétribution de votre don, vous devenez coopérateur·rice, collectivement propriétaire, et à ce titre avez le pouvoir de vous engager dans l’évolution du projet, sa gouvernance, sa transparence, son organisation.

Vous avez sans doute déjà entendu parler de coopératives : qu’il s’agisse du projet de banque NewB soutenu par plus de 100.000 coopérateurs avec un fort engouement l’année dernière, de Smart, coopérative de travailleurs autonomes née en Belgique et présente aujourd’hui dans huit pays en Europe, ou d’une coopérative d’énergie dans votre commune, d’investissement à impact, d’habitat solidaire, de journalisme alternatif, d’une coopérative maraîchère, d’une épicerie collaborative, ou d’un projet de revalorisation citoyenne d’un lieu désaffecté… Toutes dotées d’ambitions citoyennes claires et affichées, elles varient dans leur impact et la visibilité qu’elles génèrent en fonction de leur mission. Mais elles fonctionnent toutes grâce à l’énergie des citoyen·nes qui les supportent, les challengent, les aident à avancer dans leur projet, s’y investissent en temps et y investissent financièrement. Cette année, la fin de l’année sera un moment clé pour nombre d’entre elles qui réaliseront leur Appel à (nouveaux) coopérateurs pour se donner les moyens de leurs ambitions et faire progresser la société.

Alors, quel accueil va leur être réservé en ces temps de Covid ? Comment vont-elles surmonter cette crise et poursuivre leurs projets ? Impliqués dans une ou plusieurs coopératives, les signataires du présent message formulent un souhait : que chaque citoyen qui en a l’occasion trouve une (ou plusieurs) coopérative qui lui parle, proche géographiquement de son lieu de vie et de ses valeurs, dont l’ambition correspond à sa sensibilité. Une coopérative qui par son modèle économique œuvre à un avenir souhaitable. Et qu’il décide de la soutenir : outre la satisfaction que cela apporte et les belles rencontres qui en découlent, c’est sans doute le meilleur investissement qui puisse répondre aux 3D proposés par le manifeste lancé par la politologue Isabelle Ferreras : “Travail : Démocratiser. Démarchandiser. Dépolluer.” Point de spéculation financière là derrière. Les coopératives sont un lieu de réinvestissement de la démocratie, notamment par leur principe une personne = une voix, un lieu de relocalisation d’emploi et de production locale, qui relocalise aussi le contrôle et la gouvernance en la mettant dans les mains des coopérateurs.

Il existe de tels lieux d’initiatives qui répondent avec solidarité et résilience à nos crises, présentes et à venir, partout en Belgique : nous ne doutons pas qu’il en existe près de chez vous.”

Les signataires de cette carte blanche parue dans LESOIR.BE le 27 novembre 2020 avec pubs : Usitoo (coopérative qui réinvente la location d’objets), Urbike (coopérative accélératrice du changement en matière de logistique urbaine), Smart (coopérative qui permet aux travailleur·ses autonomes de développer leurs activités), CitizenFund (fonds d’investissement à impact citoyen et participatif), Coop Us (BRUSOC) (soutien au développement d’une économie respectueuse et positive), Champs d’Energie (coopérative visant à la réappropriation de l’énergie par les citoyen·ne·s), Agricovert (coopérative agricole éco-logique de producteurs et consom’acteurs), NewB (coopérative qui travaille à la construction d’une banque éthique et durable), F’inCommon (coopérative de financement pour les entreprises d’économie sociale), Médor (coopérative qui défend un journalisme d’intérêt public), La Brasserie de la Lesse (brasserie coopérative à finalité sociale), Emmanuel Mossay, professeur-invité dans plusieurs universités, expert en économie circulaire.


D’autres contrats…

KIRKPATRICK : “Facebook est conçu pour diffuser la peur et la colère”

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Mark Zuckerberg, le patron de Facebook © EPA

Auteur de “The Facebook Effect“, le seul ouvrage dans lequel Mark Zuckerberg s’est exprimé et a ouvert les portes de son groupe lors des toutes premières années du réseau social, l’Américain David Kirkpatrick porte aujourd’hui un regard différent et sévère sur l’évolution du géant de Menlo Park. Cet ancien chef de la rubrique internet et technology du magazine Fortune, […], estime que le réseau social représente un danger majeur pour les démocraties.

Interview de Johann HARSCOËT parue dans LECHO.BE (13.04.2019)

Vous avez connu Mark Zuckerberg dès 2006, alors que Facebook n’était encore qu’un phénomène universitaire américain. Avez-vous anticipé que ce réseau social deviendrait ce qu’il est aujourd’hui?

Je pense que personne, pas même Mark Zuckerberg, n’avait vraiment envisagé que cette société deviendrait aussi extraordinairement importante, avec 2,3 milliards d’utilisateurs. Facebook a été créé au meilleur moment (2004) et a pu bénéficier d’un parfait timing avec l’arrivée de l’iPhone en 2007. Cela dit, même s’il était impossible de prévoir une telle évolution, on a su que des difficultés graves allaient naître lorsque le réseau a commencé à atteindre une taille critique. D’autant plus que Mark Zuckerberg s’est toujours totalement désintéressé des questions relatives aux conséquences sociales et politiques de son réseau. Je me souviens avoir échangé à ce sujet avec un employé de Facebook, qui m’avait confié que sa principale inquiétude était de voir que Mark Zuckerberg fuyait ces problématiques.

Mark Zuckerberg a-t-il changé par rapport au jeune homme qu’il était il y a une douzaine d’années?

Je dirais, au contraire, qu’il ressemble encore trop à celui qu’il était à l’époque. Il est toujours aussi sûr de lui, de façon presque inquiétante. Il n’écoute pas les autres, sans doute parce qu’il a acquis un tel pouvoir qu’il peut se permettre de se passer des avis différents du sien. Il continue de diriger Facebook comme si cette société n’avait pas atteint une taille inédite dans l’histoire, avec une présence dans chaque pays et un contrôle direct aux citoyens. Il refuse toujours délibérément de s’engager sur des questions éthiques…

Facebook communique pourtant beaucoup sur sa responsabilité, sur sa lutte contre les “fake news” et les discours de haine. Il a même récemment engagé l’ancien vice-premier ministre du Royaume-Uni, Nick Clegg, pour lui confier le titre de directeur de la communication…

Je ne pense pas que le fait d’engager un RP de haut niveau — qui est en l’occurrence un ancien homme politique — va régler le problème. Facebook communique beaucoup, de façon très contrôlée, mais cela ne signifie pas qu’il s’engage vraiment pour les citoyens.

Lors de mon plus récent entretien avec Mark Zuckerberg, sur la scène d’une conférence Techonomy, il y a deux ans, je lui ai demandé exactement six fois si Facebook avait une responsabilité spécifique du fait de sa taille, et le cas échéant comment il comptait s’y prendre pour assumer cette responsabilité unique. De façon tragique, Mark Zuckerberg a totalement évité de répondre à cette question. Depuis l’élection du président Trump en 2016, l’ingérence des Russes, le phénomène des “fake news” et le scandale Cambridge Analytica, il utilise tout le temps le mot “responsabilité” mais uniquement par stratégie de communication. Il n’a jamais utilisé ce mot avant d’être forcé à le faire.

Quel a été l’événement le plus dommageable pour Facebook ces dernières années?

Au niveau de l’image, il est difficile de définir quel scandale a été le plus dommageable. L’impact le plus grave de Facebook dans le monde n’a peut-être pas été celui dont on a le plus parlé. On peut plutôt évoquer le fait que ce réseau a facilité les violences, tueries et génocides dans les pays où l’incapacité de Facebook à contrôler les messages haineux et manipulateurs a été dramatiquement mise en évidence.

Vous avez écrit que Facebook représente une menace pour la démocratie. Sa politique d’éradication des “fake news” et des discours de haine est-elle insuffisante?

Facebook a fait beaucoup de progrès, mais principalement en langue anglaise et aux Etats-Unis. Le problème, c’est qu’il y a, chaque jour des élections dans le monde entier. Dans les 180 pays où il opère, chaque personnalité ou mouvement politique cherche à profiter du système, voire à en abuser.

Facebook reste hautement manipulable dans les autres pays que les États-Unis, des pays où il fait moins face aux menaces de réglementation ou de restriction. C’est ce qui explique les vagues de violences qui ont été déclenchées en Inde, au Sri Lanka, en Birmanie, en Indonésie, aux Philippines, en Afrique du Sud ou au Brésil. D’ailleurs, le problème ne concerne pas seulement le site Facebook mais aussi ses filiales Instagram ou WhatsApp.

Le père de la réalité virtuelle, Jaron Lanier, a affirmé que le modèle économique de Facebook reposait sur la “modification des comportements”, une déviance par rapport aux principes de bases de l’industrie publicitaire, qui consistent selon lui à convaincre sans tromper. Partagez-vous son analyse?

Jaron Lanier connaît très bien Facebook et a compris le caractère toxique de son modèle, qui place l’attention des utilisateurs au-dessus de tout. Celui-ci consiste à capter à tout prix l’attention des utilisateurs pour générer des revenus publicitaires.

À cette fin, les algorithmes conçus spécifiquement pour retenir l’attention misent essentiellement sur les seules émotions qui permettent de le faire de façon très efficace: la peur et la colère. Malheureusement Facebook n’a jamais voulu renoncer à ce design intrinsèque.

La réputation de Facebook était excellente jusqu’à la fin des années 2000. Quel a été le tournant? L’enrôlement de Sheryl Sandberg en tant que Chief Operating Officer? L’introduction en bourse? L’explosion de l’utilisation des smartphones?

L’arrivée de Sheryl Sandberg (2008). C’est elle qui a fait transformer Facebook en machine à capter l’attention. C’est à partir de là que les algorithmes de diffusion de la colère et de la peur ont été prioritaires. Elle a brillamment transformé cette machine, sans anticiper le moment fatidique où cette machine deviendrait hors de contrôle. Et maintenant que cette machine est cassée, elle ne sait pas comment la réparer. Mais comme rien d’autre ne l’intéresse que de générer des profits et écrire ses livres personnels…

L’ironie de l’histoire, c’est que Facebook a cessé d’être un réseau social et s’est égaré au moment même où Sheryl Sandberg a écrit ses deux livres et que Mark Zuckerberg a fait le tour des Etats-Unis pour promouvoir sa fondation. Facebook est devenu hors de contrôle au moment où ses deux leaders ont pris leurs distances avec leurs responsabilités.

L’action Facebook a enregistré une chute spectaculaire l’été dernier mais se reprend quelque peu depuis le début de l’année. Peut-on s’attendre à ce que son modèle économique devienne plus agressif?

Il est très difficile de prédire ce qui va se passer mais j’ai du mal à imaginer que les choses évoluent dans le bon sens. Facebook a un choix à faire entre les profits et l’éthique. Deux choix contradictoires et inconciliables au vu de la nature de ce groupe. On sait que Wall Street n’a aucune appétence pour l’éthique et va demander que Facebook génère toujours plus de croissance, quels que soient les outils.

Facebook aura du mal à croître en renonçant aux algorithmes de captation de l’attention. De l’autre côté, il risque de perdre sa légitimité dans les pays où il exerce de façon trop prononcée sa logique de profits. Mais il est clair que le cours de l’action est désormais voué à décliner.

De nombreuses démocraties ont été déstabilisées au cours de la décennie écoulée. N’y a-t-il pas un souci plus global, qui concerne l’ensemble des réseaux sociaux?

Instagram a en effet un impact très négatif, est très facilement manipulable. Mais YouTube réagit plus rapidement face aux contenus sensibles. Twitter est relativement petit par rapport à Facebook, et le leadership a été plus honnête et engagé dans sa volonté de corriger certains problèmes similaires à ceux de Facebook. En outre, Twitter génère moins de profits et peut donc moins investir dans la modération et la surveillance des contenus.
Facebook dispose de moyens quasiment illimités pour surveiller les discours de haine, de “fake news”, etc. Mais il ne le fait qu’a minima, sous la contrainte.

Interview de Johann HARSCOËT parue dans LECHO.BE (13.04.2019)


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Démocratie participative : votations ?

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Les micro-trottoirs -par définition impromptus- de la RTBF aident-ils la démocratie directe ou…

Plus de démocratie directe, c’est le souhait de nombreux mouvements citoyens. Et pour y parvenir, certains ont mis en place un site de vote en ligne. Une vingtaine de questions sont actuellement proposées sur le site. Cela va d’une éventuelle taxe sur le kérosène à la baisse des dotations royales… [en savoir plus sur RTBF.BE/AUVIO]


We government – Nous gouvernement – Wij regering

“Nous-sommes-le-gouvernement est un réseau bilingue de mouvements de citoyens et de citoyens individuels qui souhaitent une démocratie plus directe en Belgique. La démocratie directe signifie le droit de faire référendum contraignant à l’initiative de la population. Les outils sont le référendum ou la votation et le droit d’initiative.

POURQUOI ?

Le but de ces votations est de donner au public une voix claire et de renforcer la culture de la participation publique afin de gagner l’opinion publique pour une démocratie plus directe.

COMMENT ?

En organisant notre propre participation au moyen de votations sur internet avec la carte d’identité électronique. La méthode est inspirée du système référendaire suisse…” [lire la suite sur WE-GOV.BE…]


Le modèle suisse a une histoire…

“L’histoire de la démocratie, en tant que système de gouvernement reposant sur les décisions d’une élite de la population, remonte à l’Antiquité. Le premier parlement élu en Europe après notre ère est le Parlement de Montfort en Angleterre, en 1265. Mais là aussi, seule une petite minorité dispose d’une voix : le Parlement est élu par une élite représentant sans doute 2-3 % de la population et sa convocation dépend du bon vouloir du roi ou de la reine.

La démocratie citoyenne, en tant que système de gouvernement reposant sur les choix de la majorité de tous les citoyens, trouve ses racines e.a. dans les serments que les hommes libres de vallées suisses (Uri, Unterwald, Schwytz, Valais) concluent entre eux au XIII et XIVème siècles pour rejeter toute domination d’un pouvoir féodal qu’ils n’approuvent pas. Ces hommes libres sont des paysans, bergers, bûcherons, vignerons…

La Suisse est une référence pour les droits politiques car c’est le seul pays au Monde qui les utilise intensément à tous les niveaux de pouvoir, local (communal), régional [au sens large : canton, ensemble de cantons, ensemble de communes] et fédéral.

Les Confédéras de la Massa

Dans les mythes fondateurs de la démocratie Suisse, Guillaume Tell est le héros de la lutte des habitants de la vallée d’Uri pour la liberté contre l’oppression des baillis envoyés par les Habsbourgs. Mais les historiens s’accordent aujourd’hui pour dire que Guillaume Tell est très probablement un personnage de légende qui n’a jamais existé.

Tout le contraire de Guillaume Perronet, berger devenu physicus (médecin) originaire des alpages de Louc (aujourd’hui le village de Saint-Luc, Anniviers) et qui s’était installé au hameau de Thel près de Loèche (Leuk). Guillaume Perronet, de Thel, a été à l’origine de la confédération de la Massa, rassemblant les représentants des communes valaisannes voulant s’émanciper de la tyrannie. Selon l’historien suisse Philippe Favre dans son livre « 1352, un médecin contre la tyrannie », voici ce qui se serait passé :

Octobre 1355. Guillaume, Guillaume de Thel avait convoqué les représentants de toutes les communes du Valais épiscopal au confluent de la Massa, une rivière qui prend sa source dans le glacier d’Aletsch. Les procureurs syndics se tenaient au centre près d’un méandre de la rivière. Quant aux autres, ils s’étageaient en arc de cercle sur la pente. Ils étaient venus nombreux car la crainte de représailles savoyardes s’estompait au fur et à mesure que le capitaine impérial envoyé par le Roi des Romains, Bourcard Moench, reprenait les châteaux du Valais. Guillaume de Thel pris la parole : J’entends certains parmi vous qui disent que la confiance est revenue. C’est bien. Ils ont sans doute raison car nos marmites sont à nouveau pleines … mais le seront-elles toujours demain ? Si oui, la confiance demeurera, si non, elle s’en ira à nouveau. Alors, est-ce à dire que c’est l’état de nos marmites qui régit notre confiance ? Tout dépend à qui nous l’accordons ! A l’Evêque qui a livré le pays à un bailli étranger ? Aux nobles qui se rangent toujours du côté du plus fort ? Nous avons fait appel à l’Empereur pour nous libérer du joug savoyard. Mais combien de temps cela durera-t-il? Quand apprendrons-nous à accorder notre confiance à nous-mêmes ? Qui, mieux que ceux des communes voisines, partage les mêmes intérêts, les mêmes craintes et les mêmes espoirs que nous? N’y-a-t-il pas mieux à faire que de nous laisser emporter au gré des courants, que de nous laisser malmener d’un rive à l’autre, et nous laisser diviser, par ceux qui veulent diriger le cours de nos vies !? Le temps est venu d’inverser l’ordre des choses !!” s’exclama Guillaume de Thel en soulevant un arbrisseau déraciné qui avait été charrié par la rivière. Il trancha net sa pointe et ficha le petit arbuste à l’envers dans le sable, suffisamment profondément pour qu’il tienne à la verticale, les racines ballottant vers le haut. “Que ceux qui veulent inverser le cours des choses viennent lever ce bois de la Massa !”. Les représentants des communes vinrent les uns après les autres et brandirent l’arbrisseau devant la foule ! Les citoyens venus nombreux répondirent par une clameur.

En Octobre 1355, 64 années après l’exemple des Waldtsätten (cantons d’Uri, de Schwytz et d’Unterwald), le peuple du Vallais conclut un pacte qui l’émancipait de la justice féodale, en outrepassant la loi du major et du vidomme. Un acte révolutionnaire car, désormais, tout ceux qui gouverneraient leur terre ne pourraient le faire sans eux.” [source : WE-GOV.BE…]


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation, partage  | sources : RTBF.BE/AUVIO, WE-GOV.BE | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : RTBF | remerciements à Eric Rozenberg


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Le Washington Post se dote d’un slogan fort : “La démocratie meurt dans l’obscurité”

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“Le quotidien de référence américain, qui n’avait pas de slogan jusqu’à présent, se pare d’une devise qui lui a sûrement été inspirée par les relations plus que conflictuelles entre la presse et ses contradicteurs.

Depuis quelques jours, le Washington Post a garni sa une et ses réseaux sociaux d’un slogan fort : “Democracy dies in darkness” [la démocratie meurt dans l’obscurité].

Le grand quotidien américain n’avait, jusqu’à présent, pas de devise accolée à son nom, qui, à lui seul, assurait la réputation du journal à l’origine des révélations du Watergate – pour ne citer qu’elles.

Selon Kris Coratti, sa porte-parole, cette expression n’est pas neuve au sein du journal : “C’est quelque chose que nous nous disons depuis longtemps en interne quand nous parlons de notre mission, explique-t-elle à CNN. Nous avons pensé que ce serait une déclaration efficace et concise pour dire qui nous sommes aux millions de lecteurs qui nous ont rejoint pour la première fois au cours de l’an passé.” En 2016, les abonnés ont effectivement augmenté de 75 %.

La devise tombe à point nommé puisque le jour de la révélation de ce slogan, Donald Trump a déclaré la presse comme “ennemie du peuple américain“. Une énième attaque dans un climat d’extrême tension entre le président et les médias de son pays.

Le Washington Post, créé en 1877, rejoint ainsi la longue liste des journaux qui mettent en avant une phrase censée représenter leurs valeurs. Comme le recense le site Open Writing, citons aussi le New York Times et son “All the News That’s Fit to Print” [Toutes les nouvelles qui méritent d’être imprimées], le modeste Chicago Tribune, “World’s Greatest Newspaper” [Le plus grand journal du monde], le Post de Zambie qui se définit comme “Le journal qui creuse plus profondément” ou le Sydney Daily Telegraph, qui clame être “Le journal que vous pouvez croire“. En France, Le Figaro a son “Sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur“, Le Canard enchaîné rappelle que “La liberté de la presse ne s’use que quand on ne s’en sert pas“, le quotidien local Sud Ouest soutient que “Les faits sont sacrés, les commentaires sont libres“, ou, plus délirant, le site satirique Le Gorafi revendique “Toute l’information selon des sources contradictoires“… Une profession de foi presque plausible…”

Lire l’article original de Jérémie MAIRE sur TELERAMA.FR (article du 22 février 2017)


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