Depuis quand offre-t-on des jouets aux enfants à Noël ?

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[THECONVERSATION.COM, 8 décembre 2024] Les cadeaux de Noël sont-ils une invention de la société de consommation ? Dans la Grèce antique déjà, les enfants recevaient des jouets en fin d’année. Petit voyage historique.

Le retour des fêtes de Noël amène beaucoup d’entre nous à se lancer à la recherche de jouets à offrir aux enfants, les nôtres, ou ceux de nos proches et amis. Nous avons souvent entendu dire que, “dans le temps”, certains ne recevaient à Noël qu’une orange. Alors, les jouets à Noël, ce serait tout récent, et réservé aux plus riches ?

Pour répondre à cette question, il faut la décomposer en plusieurs points. Depuis quand offre-t-on des jouets en fin d’année, et à quel moment, pour quelles fêtes ? Qui donnait les jouets avant qu’on ne crée le Père Noël ? Et pourquoi – et comment – celui-ci est-il devenu le principal distributeur de cadeaux ?

Si nous voulons y voir plus clair, il faut revenir plus de deux millénaires en arrière, et refaire le parcours de l’offrande de jouets, de la Grèce antique à nos jours.

Dès l’Antiquité, des jouets en fin d’année

Lorsqu’on était enfant à Athènes, au Ve siècle avant J.-C., on pouvait recevoir des jouets en fin d’année, c’est-à-dire en février dans le calendrier de l’époque. Les jouets étaient offerts à l’occasion de deux fêtes, les Anthestéries (fête de Dionysos) et les Diasies (fête de Zeus), en souvenir de ces dieux ayant reçu des jouets dans leur enfance. Dès cette époque, il s’agissait de jouets du commerce comme l’atteste Aristophane, dans Les Nuées, pièce jouée en 423 avant J.-C.

Les petits Romains en recevaient au mois de décembre dans une journée des Saturnales appelée les Sigillaria. On jouait aux noix, ancêtres de nos billes, pendant cette période. Pour les étrennes, ce sont des cadeaux d’argent qui accompagnent les vœux pour la nouvelle année, fête sociale et non familiale.

Le christianisme antique n’est pas à l’origine du don de jouets aux enfants lors de la fête de la Nativité dont la date n’est fixée qu’au IVe siècle, période où le 25 décembre reste en concurrence avec le 6 janvier, l’Épiphanie. Le caractère sacré de ces fêtes s’accommoderait mal de la frivolité des joujoux. Pour que l’enfant devienne important, il faudra de longs siècles d’humanisation de la “Sainte Famille” qui réduira l’écart entre le sacré et le profane. En témoigne l’émergence d’un culte de Saint Joseph, devenant au XVe siècle un père “moderne”, lavant les langes de son fils et faisant la cuisine.

À la Renaissance, les fêtes de fin d’année font une plus grande place aux enfants, lors de la fête des Saints Innocents (28 décembre), celle de Saint Nicolas (6 décembre), et lors des étrennes.

Des jouets aux étrennes

C’est au XVIe siècle que semble se mettre en place un élément fondamental : des donateurs sacrés, extérieurs à la famille, offrent des jouets aux enfants, et les parents s’effacent derrière eux. Il faut bien comprendre l’importance de ce fait : en s’effaçant, les parents déchargent les enfants du fardeau de la reconnaissance, ils procèdent à un don “pur”, qui n’attend rien en échange.

N’allons pas croire que le phénomène se généralise et existe partout au XVIe siècle, il vient juste de poindre, et les donateurs sacrés sont loin de concurrencer les parents qui font leurs cadeaux essentiellement aux étrennes. Mais commençons d’abord par Saint Nicolas et l’Enfant Jésus.

STEEN Jan, La Fête de Saint Nicolas (1660-1665) © Domaine public

Dès la première moitié du XVIe siècle, des témoignages nous apprennent que Saint Nicolas apportait jouets et friandises aux enfants, et même Martin Luther, qui s’oppose au culte des saints, note dans ses dépenses de décembre 1535 l’achat de cadeaux pour ses enfants et ses domestiques le jour de la fête de Saint Nicolas. Même en pays protestant, comme la Hollande, le culte de ce saint persiste et quatre tableaux de Jan Steen et Richard Brackenburg, situés entre 1665 et 1685 témoignent d’une fête familiale où nous trouvons déjà une parte des rituels de Noël : famille réunie, chaussures dans la cheminée par où arrivent les jouets.

D’autres pays protestants, comme l’Allemagne et la Suisse, et une région comme l’Alsace, font de l’Enfant Jésus le donateur. Des archives à Strasbourg le montrent dès 1570, dans un sermon de Johannes Flinner, et la ville supprime la Saint-Nicolas tout en gardant le marché des 5-6 décembre avant d’établir le marché de Noël, le Christkindelmarkt, sur la place de la cathédrale.

Le pasteur Joseph Conrad Dannhauer évoque ces cadeaux aux enfants comme “une belle poupée et des choses semblables“, et il atteste la présence du sapin “on y suspend des poupées et des sucreries“, s’indignant du fait que les prières des enfants sont remplies de demandes très matérielles. La fête familiale plus profane que religieuse n’est pas loin !

Mais dans la France catholique des XVIIe et XVIIIe siècle, ce sont les étrennes qui sont le moment privilégié d’offrandes de cadeaux au bénéfice de la famille et des enfants. Les comptes royaux l’attestent, comme ceux de Maris de Médicis en 1556, et le témoignage d’Héroard sur les étrennes reçues par le petit Louis XIII.

La coutume existait aussi dans la petite bourgeoisie, et à Paris, à la fin de l’année, des baraques sur les trottoirs offrent à la convoitise des enfants de petits jouets et des sucreries. Ainsi, le don de jouets aux étrennes va de pair avec le commerce de jouets, et celui-ci augmente en suivant la progression de la sensibilité à l’enfance.

Au XVIIIe siècle, la production de jouets monte en puissance, atteignant des millions d’objets par an dans les années 1770-1780 comme nous l’avons montré à partir des archives. À partir de 1760, les “Annonces, Affiches et Avis divers de la Ville de Paris” nous font connaître les meilleures boutiques de jouets de la capitale. Un passage de L’Ami des Enfants d’Arnauld Berquin nous montre, la veille du Jour de l’An, une table couverte de jouets et brillamment éclairée, ce qui est proche de la mise en scène allemande des étrennes décrite par E.T.A. Hoffmann en 1816 dans Casse-Noisette et le roi des rats. Ainsi se met en place une ritualisation familiale de la fête des étrennes en faveur des enfants qui préfigure la future fête de Noël.

Au XIXe siècle, de nombreux donateurs

Le don de jouets aux enfants reste majoritairement situé aux étrennes, même si Saint Nicolas est présent dans le nord et nord-est de la France mais de nouveaux donateurs apparaissent, liés à des cultures populaires, comme la Befana, sorcière qui vient à l’Épiphanie, et les Trois Rois Mages à la même date en Sardaigne et en Espagne.

Des personnifications profanes apparaissent, peu documentées par des travaux sérieux : le Père Janvier pour les étrennes, le Bonhomme Noël ou Père Noël en France, le Father Christmas anglais et le Weihnachtsmann allemand, qui surgissent avant le Père Noël américain issu de Santa Claus.

Décoration de Noël

C’est un petit homme grassouillet, doté d’une houppelande rouge à revers de fourrure blanche, habitant le pôle Nord, très humain, serein, rassurant, joyeux, porteur de valeurs positives, familières, universelles, qui invitent à la fête toutes les couches sociales. Son image s’impose fin XIXe siècle en Angleterre, au début du XXe siècle en France et va l’emporter sur les anciens donateurs car elle permet un syncrétisme efficace.

Sa réussite ne se comprend que parce qu’elle s’appuie sur l’évolution de la place de l’enfant dans la famille et dans la société, et sur la croissance de l’industrie du jouet confortée par la révolution commerciale des Grands Magasins. Ainsi, les étrennes sont devenues une fête commerciale des jouets, depuis le marché du Pont-Neuf (1815-1835) jusqu’à l’apparition des rayons spécialisés de jouets dans les Grands Magasins à partir de 1880.

C’est dans ces années 1880-1885 que Noël s’impose vraiment comme fête où l’on offre des jouets aux enfants, même si les commerçants visent une période plus large, incluant Noël et les étrennes. Les affiches, les catalogues des Grands Magasins diffusés à des centaines de milliers d’exemplaires, les mises en scène de Noël dans leurs vitrines, tout cela pénètre la culture enfantine, contribuant à faire l’éducation des jeunes consommateurs. Il y a là une démocratisation du modèle bourgeois de consommation, proposé comme un nouvel art de vivre, une “shopping culture”.

La consommation de jouets s’intègre dans la mise en scène de la fête religieuse transformée en mythe, mais cette fête commerciale ne remplace pas la fête familiale, elle y contribue, car sans le système du commerce, le système du don ne pourrait se développer.

Pour que le don de jouets aux enfants soit devenu le cœur du Noël moderne, il a fallu une transformation de notre imaginaire, qu’on doit en grande partie au romantisme allemand relayé en France par Baudelaire et Victor Hugo. Quand Jean Valjean offre à Cosette la plus belle poupée de la baraque de jouets, c’est le plaisir de l’enfant qui est au centre de ce Noël.

Michel Manson, Sorbonne Paris Nord


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Apprendre à traduire : à l’ère de l’IA, faut-il encore faire des exercices de thème et de version ?

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[THECONVERSATION.COM, 4 décembre 2024] “Si les outils de traduction font des miracles, pourquoi s’exercer à transposer des textes d’une langue à une autre ?”, se demandent les étudiants. Loin d’être anodin, cet apprentissage permet de se sensibiliser réellement aux subtilités et au fonctionnement de la langue qu’on apprend.

DeepL fait des miracles, pourquoi devrais-je alors apprendre à traduire ?“, s’interroge un étudiant dans un cours de version. Les cours de thème (traduire un texte du français vers la langue étudiée) et de version (traduire un texte d’une langue étudiée en français) occupent une place importante au sein de la formation universitaire française, en licence de langues jusque dans les épreuves des concours du second cycle. Au lycée déjà, les élèves découvrent les subtilités inhérentes au fait de passer d’une langue à une autre et, dans le cadre des enseignements de langues et cultures de l’Antiquité, ils s’exercent régulièrement à la traduction.

Dans un contexte général où la traduction neuronale, alimentée par l’intelligence artificielle, rivalise de plus en plus avec la traduction humaine, l’intérêt de cet apprentissage peut susciter une remise en question.

Des objectifs de cours à clarifier

Sans aborder les débats historiques qui jalonnent l’évolution de la traduction en tant que pédagogie et de la traductologie en tant que discipline, on notera que de nombreuses recherches ont souligné le “statut étrange de la traduction à l’université, souvent fondé sur une mauvaise appréhension de son intérêt“, selon les mots de l’universitaire Fayza El Qasem.

Bien que les enseignants établissent des objectifs pédagogiques précis aux cours de thème et de version, de nombreux étudiants peinent encore à en percevoir les finalités. Il n’échappe à personne que la phrase “Attention, n’utilisez surtout pas de traducteur automatique !” a longtemps fait partie des consignes transmises aux étudiants, sous prétexte que la qualité de la traduction y est déplorable. Seuls les dictionnaires étaient autorisés.

© Shutterstock

Aujourd’hui, les enseignants des cours de thème et de version peuvent-ils encore éviter les traducteurs automatiques malgré leur amélioration évidente ?

On rappellera que les compétences visées dans les cours de thème et de version vont de la compréhension d’un texte et du fonctionnement des langues à travers les analyses linguistiques (grammaire, vocabulaire, procédés de traduction) jusqu’à la traduction d’un paragraphe, comme moyen d’évaluation des acquis en langues. L’extrait à traduire est généralement issu du registre littéraire ou journalistique et ne s’ouvre que rarement à la traduction dite pragmatique (textes quotidiens, professionnels).

Au cours des dernières années, les critiques n’ont pas manqué. Des études récentes ont insisté sur l’intérêt croissant d’intégrer des outils technologiques dans l’enseignement de la traduction.

Au-delà de la traduction, comprendre et analyser les subtilités linguistiques
Les cours de thème et de version constituent cependant de véritables laboratoires linguistiques. On y pratique l’analyse approfondie d’un texte source en invitant les apprenants à décortiquer les structures linguistiques et extralinguistiques que les logiciels de traduction peinent encore à saisir. En thème ou en version, il ne s’agit pas simplement de traduire des segments isolés, mais d’en saisir le sens global, de repérer les figures de style ou encore, la tonalité, etc.

Chaque niveau d’analyse permet une traduction “acceptable”, certes, mais favorise surtout une manipulation fine de la langue, transposable à d’autres contextes. Tel est le cas de la traduction des ambiguïtés syntaxiques ou des jeux de mots, de l’humour ou encore des néologismes.

Les travaux de la linguiste Natalie Kübler et de ses collègues en langue de spécialité montrent davantage “les limites de ces systèmes de [traduction automatique][…] notamment dans le traitement des syntagmes nominaux complexes, aussi bien au niveau du syntagme lui-même (variations possibles dans la juxtaposition des constituants, identification des constituants coordonnés…) comme au niveau du texte (instabilité des choix de traduction, identification adéquate du domaine de spécialité…)“.

La traduction automatique, aussi performante qu’elle soit, reste cependant imparfaite malgré ses progrès. Si elle se montre efficace lors de traductions simples et littérales, elle peine souvent à capter les nuances contextuelles essentielles. C’est ainsi que la traduction d’expressions idiomatiques (par exemple “les carottes sont cuites”, “les dindons de la farce”), des modes d’emploi ou de certaines publicités, produit parfois des rendus éloignés du sens original, jusqu’à produire de faux sens.

© Shutterstock

Les cours de thème et de version peuvent être l’occasion de sensibiliser et d’accompagner les étudiants vers une utilisation raisonnée de la traduction automatique. Il s’agit aussi d’un espace pour s’entraîner à repérer et à corriger les écueils précédemment cités, tout en renforçant la compréhension des systèmes linguistiques des langues étudiées. À long terme, cette capacité d’analyse revêt une importance fondamentale dans leur futur contexte professionnel. Communicants, journalistes, traducteurs ou enseignants de langues, ces étudiants seront souvent amenés à naviguer entre diverses sources d’information, parfois entachées de deepfakes pour justifier les échecs éventuels que les traducteurs automatiques génèrent.

Renforcer la compréhension interculturelle

Outre le renforcement des éléments linguistiques que permettent d’étayer les cours de thème et de version, la prise en compte des spécificités culturelles constitue un élément d’apprentissage à part entière, notamment parce que la traduction est, entre autres, un moyen de médiation entre deux cultures.

D’ailleurs lorsque le traductologue canadien Jean Delisle parle de la dimension culturelle de la traduction, il recourt à la métaphore de l’”hydre à cent-mille têtes” pour en souligner la nature multiple et dynamique.

La capacité à détecter et à comprendre les différences culturelles aide ainsi à prévenir les malentendus qui peuvent si facilement surgir en langue étrangère et qui sont parfois déjà présents dans la langue source. L’extrait humoristique de Juste Leblanc avec les confusions entre l’adverbe “juste” et le prénom “Juste”, dans le film Le Dîner de cons, l’illustre.

Finalement, en nous éloignant du caractère parfois artificiel des pratiques adoptées dans l’enseignement du thème et de la version et en tenant en compte de l’évolution socio-économique de la société jointe à l’utilisation de l’intelligence artificielle, ces cours pourraient (re)gagner l’intérêt initial du parcours d’apprentissage des langues. Actualisés, ils seraient à même d’offrir aux étudiants une compréhension plus claire des exigences des métiers liés aux langues, métiers qui requièrent aujourd’hui des compétences humaines spécifiques, complémentaires mais distinctes de celles des machines.

La question qui se pose aujourd’hui n’est plus “Pourquoi enseigner le thème et la version à l’heure de l’IA ?“, mais plutôt “Comment ?” “Laisser exister la relation avec les systèmes d’IA, là où partout on ne parle souvent que de leurs usages, c’est aussi laisser place à la dimension indéterminée de leur intelligence inhumaine”, comme on peut le lire dans l’ouvrage d’Apolline Guillot, Miguel Benasayag et Gilles Dowek intitulé L’IA est-elle une chance ?

Anissa Hamza-Jamann, Université de Lorraine


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Dans l’Antiquité, la sorcière était déjà le symbole d’un pouvoir féminin redouté

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[THECONVERSATION.COM, 7 novembre 2024] Si l’on associe habituellement la sorcière à l’époque médiévale, on trouve déjà des figures féminines qui jettent des sorts et sont décrites comme néfastes et castratrices dans les textes grecs et latins de l’Antiquité. Dans son ouvrage Sorcières, la puissance invaincue des femmes (Zones, 2018), l’essayiste Mona Chollet rappelle très justement que les grandes chasses aux sorcières se sont déroulées en Europe, aux XVIe et XVIIe siècles. La répression impitoyable de ces femmes jugées déviantes est un fait moderne.

On trouve cependant dans les textes grecs et latins de l’Antiquité des figures féminines que l’on peut qualifier de sorcières, dans le sens où elles jettent des sorts (sortes en latin) et sont vues comme des êtres nocifs. Quelles sont donc les principales caractéristiques de ces sorcières antiques ?

Les dix types de femmes selon Sémonide d’Amorgos

Rappelons tout d’abord que c’est le genre féminin presque dans son ensemble qui est le plus souvent présenté, dans l’Antiquité gréco-romaine, comme une calamité. Dans son poème Sur les femmes, composé au VIIe siècle av. J.-C., le poète grec Sémonide ou Simonide d’Amorgos classe les femmes en dix catégories dont huit sont associées à des animaux et deux à des éléments naturels. À partir de son œuvre, nous pouvons établir la typologie suivante :

Seule « l’abeille », c’est-à-dire la femme mariée et mère, possède des qualités aux yeux du poète. La sorcière appartient à la catégorie de la renarde ; mais elle peut aussi tenir de la jument ou, au contraire, de la truie, comme nous allons le voir.

Déshumaniser les humains

Circé est l’une des premières figures féminines de la littérature occidentale. Elle apparaît pour la première fois dans l’Odyssée, le fameux poème épique composé par Homère, vers le VIIIe siècle av. J.-C. On la retrouve encore, plus tard, dans l’œuvre d’Hygin (67 av.-17 apr. J.-C.), auteur de fables latines. Le fabuliste raconte que Circé s’était éprise du dieu Glaucus qui repoussa ses avances, car il était amoureux de la belle Scylla. Furieuse, Circé se venge de sa rivale avec cruauté. Elle verse un violent poison dans la mer, à l’endroit où Scylla a coutume de se baigner ; ce qui a pour effet de transformer la victime en chienne à six têtes et douze pattes (Hygin, Fables, 199).

Reléguée dans une île nommée Eéa en raison de ses crimes, Circé n’a de cesse d’y faire le mal. Elle transforme en bêtes les hommes qui ont le malheur de débarquer sur son île. Elle leur fait boire un kykeon, potion enivrante, composée de vin, miel, farine d’orge et fromage, auxquels elle mélange une drogue. Après les avoir ainsi étourdis, elle les transforme en fauves, en loups ou en porcs, d’un coup de sa baguette magique (Homère, Odyssée, X, 234-235). Circé règne sur une sorte de zoo, entourée des animaux qu’elle a elle-même créés et dompte pour son plus grand plaisir. Par ses maléfices, elle incarne la régression de l’humanité devenue monstrueuse ou bestiale.

Dans le roman d’Apulée, Les Métamorphoses, une vieille courtisane nommée Méroé change en castor l’amant qui l’a délaissée et le contraint à s’amputer lui-même de ses testicules (Apulée, Les Métamorphoses, I, 9). La sorcière déshumanise les hommes, tout en les privant de leur virilité.

Tuer des femmes et des enfants

Pasiphaé, sœur de Circé, possède, elle aussi, des pouvoirs néfastes. Pour se venger des infidélités de son époux, le roi de Crète Minos, elle lui administre une drogue qui ne lui fait aucun mal mais provoque la mort de ses maîtresses. “Quand une femme s’unissait à Minos, elle n’avait aucune chance d’en réchapper. […] Chaque fois qu’il couchait avec une autre femme, il éjaculait dans ses parties intimes des bêtes malfaisantes et toutes en mouraient”, écrit le mythographe grec Apollodore (Bibliothèque, III, 15, 1).

Chez le poète latin Horace, la sorcière Canidia découpe le corps d’un enfant encore vivant dont elle extrait le foie et la moelle, ingrédients qui lui serviront à confectionner ses philtres (Horace, Épodes, V).

Pour se venger d’une femme enceinte qui l’a insultée, Méroé lui jette un sort afin qu’elle ne puisse pas accoucher. Son ventre deviendra gros comme un éléphant, mais son enfant ne verra jamais le jour (Apulée, Les Métamorphoses, I, 9).

Détruire la nature

C’est aussi, de manière plus générale, la fertilité de la nature tout entière qu’anéantit la sorcière. Le poète latin Lucain imagine, dans La Pharsale, l’effrayante Erichtho. Elle ne vit pas parmi les humains mais dans une nécropole. Son maigre corps ressemble à un cadavre. Pendant les nuits orageuses et noires, elle court dans la campagne, empoisonne l’air et réduit à néant la fertilité des champs. “Elle souffle, et l’air qu’elle respire en est empoisonné“, écrit Lucain (La Pharsale, VI, 521-522). Comble de l’horreur, elle dévore des cadavres : elle boit le sang qui s’écoule des plaies des condamnés à mort, pendus ou crucifiés. “Si on laisse à terre un cadavre privé de sépulture, elle accourt avant les oiseaux, avant les bêtes féroces” (Lucain, La Pharsale, VI, 550-551).

Une célibataire sans enfants

Circé n’est ni mariée, ni mère.”Elle ne tire aucune jouissance des hommes qu’elle a ensorcelés […] ; ils ne lui sont d’aucun usage“, précise Plutarque (Préceptes de mariage, 139 A). On n’imagine pas, en effet, Circé faisant l’amour avec des porcs ou avec des fauves. Elle demeure donc célibataire et vierge. Cependant, le héros Ulysse parviendra à déjouer ses maléfices et à coucher avec elle. En la possédant, il lui fait perdre son statut d’électron libre. Tout est bien qui finit bien. Soumise, Circé devient une femme ‘normale’ au regard des représentations sociales de la Grèce antique. La renarde est transformée en abeille, selon la catégorisation de Sémonide. Réduite au rôle d’épouse aimante, elle accouchera de trois fils, écrit le poète grec Hésiode (Théogonie, 1014).

Une femme exotique

Circé habite une contrée lointaine, à l’extrémité occidentale du monde connu de l’époque. Elle est perçue comme une étrangère. Sa sœur Médée, elle aussi experte en philtres magiques, vit en Colchide, dans l’actuelle Géorgie, à la marge cette fois orientale du monde grec. Son nom serait à l’origine de celui des Mèdes, peuple du nord-ouest de l’Iran, selon l’historien antique Hérodote (Histoires, VII, 62). Circé et Médée incarnent une altérité féminine exotique.

Chez Apulée, Méroé porte le même nom que la capitale de la Nubie, aujourd’hui au nord du Soudan (Apulée, Les Métamorphoses, I, 7-9). Cette fois, c’est l’Afrique qui représente l’étrangeté. La sorcière est en relation avec les confins du monde.

Jeune fille charmeuse ou vieille femme hideuse

Circé est extrêmement séduisante et désirable avec sa belle chevelure et sa voix mélodieuse, attributs d’une féminité au fort potentiel érotique. C’est une ‘femme-jument’, selon la typologie de Sémonide d’Amorgos. Sur les céramiques grecques du Vᵉ siècle av. J.-C., elle apparaît comme une élégante jeune femme, vêtue d’un drapé plissé. De belles boucles ondulées s’échappent de sa chevelure noire, couronnée d’un diadème. La sorcière se confond alors avec la figure de la femme fatale.

HERMANS Charles, Circé la tentatrice (1881) © Collection privée

Dans cette même veine, à la fin du XIXe siècle, le peintre [belge] Charles Hermans imagine une Circé de son temps, jeune courtisane qui vient d’enivrer son riche client, sans doute pour mieux le dépouiller de son portefeuille. Brune et pulpeuse, elle évoque une gitane, adaptation moderne de l’exotisme de Circé.

Les auteurs d’époque romaine imaginèrent, quant à eux, des sorcières répugnantes physiquement que Sémonide d’Amorgos aurait rangées dans la catégorie des ‘truies’. Des vieilles dégoûtantes (Obscaenas anus), selon l’expression d’Horace qui propose une évocation saisissante de ce type féminin, à travers le personnage de Canidia. Son apparence est effrayante : ses cheveux hirsutes sont entremêlés de vipères. Elle ronge “de sa dent livide l’ongle jamais coupé de son pouce” (Horace, Épodes, V). Cheveux, ongles et dents constituent les contours anormaux de la sorcière, tandis que, de sa bouche, émane un souffle empoisonné “pire que le venin des serpents d’Afrique” (Horace, Satires, II, 8).

Qu’elle soit irrésistiblement séduisante ou d’une laideur repoussante, la sorcière antique incarne un pouvoir féminin considéré comme néfaste et castrateur ; elle symbolise une forme de haine de l’humanité et même de toute forme de vie. Elle est l’incarnation fantasmée d’une féminité à la fois contre-nature et, pourrions-nous dire, contre-culture.

Christian-Georges Schwentzel, historien


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, WATERHOUSE John William, Circé Invidiosa (détail, 1892) © Musée national d’Australie-Méridionale ; HERMANS Charles, Circé la tentatrice (1881) © Collection privée .


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EPICURE, Lettres et maximes (1992)

La philosophie d’Epicure peut être considérée comme un système à deux foyers, l’un sur la nature nous livre les vérités théoriques fondamentales, l’autre nous fait connaître les conditions des la vie heureuse. La nature n’est créatrice que par ce qu’elle recèle en elle d’aléatoire, ce qui a lieu n’est jamais complètement déterminé par ce qui a eu lieu…

Table des matières

      • Avant-propos
      • Introduction : La méthode d’Épicure
        • La méthode de Démocrite
        • Épicure, la méthode du savoir
        • La méthode du bonheur. Commentaire de la Lettre à Ménécée
      • ÉPICURE
        • Lettre à Hérodote (texte et traduction)
        • Notes sur la Lettre à Hérodote
        • Lettre à Pythocles (texte, traduction, notes)
        • Lettre à Ménécée (texte, traduction, notes)
        • Maximes capitales (texte, traduction, notes)
        • Sentences vaticanes (texte, traduction, notes)
        • Bibliographie
        • Index

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LAO-TZEU, La voie et sa vertu (1979)

Malgré son contenu très bref, le Tao-tê-king, attribué par la tradition au philosophe Lao-tzeu, a joué un rôle particulièrement important dans l’histoire de la civilisation chinoise. Dès le IV et le IIIe siècle avant J.-C., son influence était considérable. La prodigieuse fortune de Tao-tê-king a été due en partie à sa forme littéraire, et singulièrement au fait qu’il abonde en aphorisme et en paradoxes susceptibles d’être pris soit à la lettre, soit au sens figuré. D’où la possibilité pour les philosophes des écoles les plus diverses de se réclamer du Tao-tê-king ; d’où, aussi, le nombre étonnant de proverbes courants qui sont tirés de ce livre.

LIBREL.BE

QUADRIVIUM : arithmétique, géométrie, musique & astronomie

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Le Quadrivium a été conçu et enseigné pour la première fois vers 500 Av. J.C. par Pythagore, sous la forme du tétractys, dans une communauté dont tous les membres étaient égaux, matériellement et moralement. Cette structure européenne originelle parachevait l’éducation en se consacrant à sept sujets essentiels, devenus au Moyen Âge les “sept arts libéraux”.

Le terme “éducation” vient du latin educere, “conduire“, signalant la doctrine centrale que Socrate, sous la plume de Platon, a si bien élucidée – la connaissance est une partie inhérente et intrinsèque de la structure de l’âme.

Le Trivium du langage est structuré sur les valeurs cardinales et objectives de vérité, de beauté et de bonté. Ses trois sujets sont la Grammaire, qui assure la bonne structure du langage, la Logique ou la Dialectique, permettant de trouver la vérité, et la Rhétorique, le bel usage du langage lors de l’expression de la vérité.

Le Quadrivium émerge du plus révéré des sujets que l’esprit humain peut aborder – le Nombre. La première de ses disciplines est l’Arithmétique, la seconde, la Géométrie, le Nombre dans l’Espace, la troisième, l’Harmonie, qui pour Platon était le Nombre dans le Temps, la quatrième, l’Astronomie, le Nombre dans l’Espace et le Temps. L’échelle fiable formée par ces études permet d’accéder aux valeurs simultanées de la vérité, de la bonté et de la beauté, conduisant à leur tour la valeur harmonieuse essentielle de l’unité.

Pour naître dans le corps, l’âme, dont Socrate a démontré le caractère immortel dans le Phédon, émerge d’un état de savoir absolu. Le ‘ressouvenir’, autrement dit la remise en mémoire – le but de l’éducation – c’est littéralement reconstituer l’unité à partir des éléments.

On étudiait ces sujets afin de remonter vers l’unité grâce à la simplification reposant sur la compréhension acquise en abordant chaque domaine du Quadrivium, en tentant par là de trouver sa source (traditionnellement, seul objectif de la quête du savoir). En débattant des idéaux de l’éducation, Socrate parle de son modèle de la continuité de la conscience – qu’il compare à une “ligne” verticale tracée depuis les commencements de la connaissance consciente des conjectures jusqu’au sommet de la conscience en tant que noèse, pensée unifiée, l’acte même de penser. Au-delà, on trouve l’indescriptible et l’ineffable.

Remarquablement, la division de la “ligne ontologique” de Socrate comporte quatre étapes (autre quadrivium ou tétractys). La première et la plus essentielle est la séparation entre monde intelligible et monde sensible, entre mental et matière, chacun partagé à son tour, conjectures contre opinions. Dans le monde sensible, même les opinions justes reposent encore sur l’expérience sensorielle ; au-dessus de la première ligne de division, dans le monde intelligible du mental, on se trouve dans le domaine “porteur de vérité” du Quadrivium, connaissance vraie et objective. La dernière division, la plus élevée du monde intelligible, est la connaissance pure (l’intellect), où l’objet de la connaissance, ce qui est connu et le fait de connaître ne font qu’un.

© British Museum

C’est le but et la source de tout savoir. Ainsi, ayant passé l’épreuve du temps et de la sagesse, le Quadrivium offre à ceux qui en ont sincèrement envie l’occasion de retrouver une compréhension de la nature intégrale de l’univers, dont ils sont une partie intégrante.

En abordant maintenant plus en détail les “quatre arts”, l’Arithmétique présente trois niveaux : nombre concret, nombre arithmétique (abstrait) et nombre idéal ou archétypal complet à 10. La Géométrie se déploie en quatre étapes : le point dépourvu de dimensions qui, en se mouvant, devient une ligne, se déplaçant à son tour pour devenir un plan, avant de finir par arriver en tant que tétraèdre à la solidité. L’Harmonie (la nature de l’âme) décrit quatre “gammes” musicales : pentatonique, diatonique, chromatique et microtonale. Pour finir, on aborde le Cosmos, terme qu’on doit à Pythagore, signifiant “ordre” et “parure”. Les pythagoriciens tenaient le ciel visible pour la “parure” des principes purs, le nombre de planètes connues se rapportant aux principes d’harmonie proportionnelle. L’étude de la perfection des cieux était un moyen d’affiner les mouvements de son âme.

Parmi ceux qui ont étudié le Quadrivium, mentionnons : Cassiodore, Philolaos, Timée, Archytas, Platon, Aristote, Euclide, Eudème de Rhodes, Cicéron, Philon d’Alexandrie, Nicomaque, Clément d’Alexandrie, Origène, Plotin, Jamblique, Macrobe, Capella, Dénys l’Aréopagite, Bède, Alcuin, Al-Khwarizmi, Al-Kindi, Gerbert d’Aurillac, Fulbert, Ibn Sina (Avicenne), Hugues de Saint-Victor, Bernard Silvestre, Bernard de Clairvaux, Hildegarde de Bingen, Alain de L’Isle, Joachim de Flore, Ibn Arabi, Roger Bacon, Grosseteste (le plus grand érudit anglais), Thomas d’Aquin, Dante et Kepler.

Finissons par deux citations. La première vient des pythagoriciens (via les Vers d’or): “Tu connaîtras, dans la mesure de la Justice, que la Nature est en tout semblable à elle-même” ; la seconde vient de Jamblique : “Le monde n’a pas été créé à ton intention – mais tu es né à son intention.

Keith Critchlow


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : dématérialisation, partage, édition, correction et iconographie | sources : MARTINEAU J. et al., Quadrivium : arithmétique, géométrie, musique, astronomie (Dervy, 2021) | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, Herrade de Landsberg, Hortus deliciarum (XIIe) © Bibliothèque du Grand Séminaire de Strasbourg ; © British Museum.


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La véritable histoire du Minotaure : ce que révèle l’archéologie

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[NATIONALGEOGRAPHIC.FR d’après HISTOIRE-ET-CIVILISATIONS.COM] Prisonnière du Labyrinthe, cette créature mi-homme mi-taureau a hanté la tradition orale de la Grèce et de la Rome antiques. Dans les recoins d’un labyrinthe crétois vivait un Minotaure, un monstre mi-homme, mi-taureau. Emprisonné là par son beau-père Minos, roi légendaire de Crète, il se nourrissait de chair humaine envoyée par la cité d’Athènes. Tous les neuf ans, Minos ordonnait à Athènes d’envoyer quatorze jeunes gens pour y être sacrifiés. Ce sinistre rite s’est poursuivi jusqu’à ce que le héros athénien Thésée se porte volontaire, entre dans le labyrinthe et tue cette bête tant redoutée.

L’histoire du Minotaure a fasciné pendant des milliers d’années et inspiré une myriade d’œuvres d’art : poteries, poésies, pièces de théâtre, peintures, opéras, films et jeux vidéo… Bien que le mythe puisse être apprécié comme un conte, les archéologues savent désormais que la légende trouvent des racines profondes dans les événements s’étant réellement passé durant l’âge du bronze.

L’homme à tête de taureau dans le labyrinthe de Minos possède plusieurs traits trouvés dans la culture crétoise et de l’ancienne civilisation minoenne. Les taureaux et les motifs de labyrinthe se retrouvent dans toute la culture minoenne, qui a dominé la Méditerranée d’environ 3 000 avant J.-C. à environ 1 100 avant J.-C. au milieu du deuxième millénaire avant J.-C., la Grèce continentale remplaçant la Crète comme puissance dominante de la région.

UN LABYRINTHE LÉGENDAIRE

Les auteurs classiques ont raconté maintes fois l’histoire du Minotaure. Les récits varient, mais il y a des traits communs chez chacun d’eux. Les taureaux, sous diverses formes, jouent un rôle crucial dans l’histoire.

Dans la version la plus courante du mythe, Zeus tombe amoureux d’Europe, une princesse phénicienne. Pour la séduire, il prend l’apparence d’un taureau doux et blanc et l’emmène sur l’île de Crète. Résultat de leur idylle, elle donna quelques mois plus tard naissance à un fils, Minos, qui devint roi de Crète.

Pour asseoir la légitimité de son règne, Minos demanda à Poséidon, le dieu de la mer, de lui envoyer un taureau qu’il lui promet de sacrifier en son honneur. Poséidon envoya dûment un magnifique taureau blanc qui émergea des vagues. Mais au moment du sacrifice, Minos, fasciné par la beauté de l’animal, décida de lui laisser la vie sauve.

VALLOTTON Félix, L’enlèvement d’Europe (1908) © Kunstmuseum Bern

Furieux de cet affront, Poséidon inspira à la femme de Minos, Pasiphaé, un désir fou pour le taureau. Pasiphaé demanda à l’inventeur athénien Dédale de concevoir un déguisement afin qu’elle puisse se rapprocher de la bête. Celui-ci créa une vache creuse grandeur nature, et Pasiphaé put y entrer pour se faire passer pour une vraie vache aux yeux de ce magnifique taureau. Le résultat de leur union : un enfant hybride mi homme mi-taureau répondant au nom d’Astérion. Mieux connu sous le nom de Minotaure, il fut les premières années élevé par sa mère mais grandit vite et devint féroce. Sur les conseils de l’oracle, il fut emprisonné par Minos dans un labyrinthe complexe conçu par le même Dédale.

Pendant ce temps, à Athènes, un jeune prince, Thésée, était en âge de partir à l’aventure. Quelques années auparavant, les Athéniens avaient tué l’un des fils de Minos, Androgée. En représailles, Minos avait assiégé Athènes et, victorieux, avait réclamé, en guise de tribut, l’envoi tous les neuf ans de sept jeunes garçons et sept jeunes filles athéniens pour servir de pâture au Minotaure. Thésée se porta volontaire dans l’espoir de terrasser le Minotaure.

Lorsque les Athéniens arrivèrent sur l’île de Crète, Ariane, fille du roi Minos, tomba sous le charme de Thésée. Avant d’entrer dans le labyrinthe, et contre la promesse de l’épouser, elle lui donna une pelote de fil (une idée de Dédale lui-même) afin qu’il puisse retrouver son chemin. Ariane resta au-dehors, tenant une extrémité du fil, tandis que Thésée marchait dans le labyrinthe, le fil se défaisant au fur et à mesure.

Quand il trouva le Minotaure, il le combattit à mort, libérant les autres jeunes Athéniens. Tout le monde suivit le fil laissé en lieu sûr. Enfin libre, Thésée partit pour Athènes, emmenant Ariane avec lui. Mais Thésée abandonna la princesse sur l’île de Naxos avant de reprendre la route d’Athènes avec sa sœur, Phèdre, qu’il épousa. Égée, le père de Thésée, attendait le retour de son fils du haut d’un promontoire. Avant le départ de Thésée, les deux hommes avaient établi un code : en cas de victoire, les voiles du bateau seraient blanches ; dans le cas contraire, elles seraient noires. Mais Thésée oublia de les changer et les voyant noires, Égée se jeta dans la mer qui, désormais, porte son nom.

MOTS ET IMAGES

Cette histoire, telle qu’elle s’est transmise au cours des siècles, a évolué lentement, se transformant encore et encore au fil des siècles. La légende du Minotaure a circulé dans le monde grec depuis les temps anciens, mais il apparaît plus souvent dans les premières œuvres d’art visuel plutôt que littéraire.

Bien qu’il y ait des références claires à Thésée, Minos et Ariane dans L’Iliade (écrite vers le VIIIe siècle avant J.-C.), Homère ne nomme jamais le Minotaure. Un fragment de la poétesse Sappho de Lesbos révèle que l’histoire du tribut humain que Minos demandait aux Athéniens était déjà racontée au début du VIe siècle avant J.-C.. L’historien grec du Ve siècle avant J.-C. Hérodote mentionne quant à lui Minos, mais pas son monstrueux beau-fils.

Les histoires de Thésée, héros d’Athènes, étaient populaires, mais les écrivains avaient tendance à se concentrer sur les autres réalisations de Thésée, notamment sa descente aux enfers ou ses aventures avec les Amazones. Le Minotaure est largement absent des histoires populaires autour de la figure de Thésée à cette période.

Présente sur des poterie, des œuvres de ferronnerie et d’autres arts décoratifs, la figure du Minotaure était par opposition un sujet très prisé par les autres artistes de cette époque. Une amphore de Tinos, dans les Cyclades, datée d’environ 670-660 avant J.-C., est le support de la plus ancienne représentation connue du combat qui a opposé le Minotaure et Thésée. Mises au jour à Olympie, des sangles de bouclier en bronze, datées du milieu du VIIe siècle avant J.-C., montrent également ce légendaire combat.

Une autre amphore des îles Cyclades, datée du milieu du VIIe siècle avant J.-C., inverse même la représentation populaire du Minotaure et montre celui-ci avec un corps de taureau et une tête d’homme. Il dépeint un autre détail qui deviendra central dans l’histoire : l’un des jeunes gens qui accompagnent Thésée tient une pelote de fil, l’objet qui a permis au héros athénien de s’échapper du labyrinthe après avoir tué la bête. Presque chaque représentation du monstre le montre au combat avec Thésée.

Des références au Minotaure commencent à apparaître plus tard dans la littérature grecque comme la pièce d’Euripide Les Crétois du Ve siècle avant J.-C. Seuls subsistent quelques fragments ce cette pièce : l’histoire révèle l’expérience de Pasiphaé et son conflit avec Minos au moment de la naissance du Minotaure.

Un autre récit narrant l’histoire de Thésée et du Minotaure vient de la Bibliothèque, une compilation massive de mythes et d’histoires helléniques. Pendant des siècles, les érudits ont daté l’œuvre du IIe siècle avant notre ère, mais de nouvelles recherches situent sa création beaucoup plus tard, au Ier ou au IIe siècle de notre ère. Attribué à un auteur inconnu que les érudits appellent Pseudo-Apollodore, la Bibliothèque couvre les mythes de la création, l’ascension des dieux, des héros et des héroïnes mortels. L’histoire entière de Minos, Pasiphaé, Dédale, Thésée et le Minotaure y est racontée avec force détails, fournissant par là-même une base solide pour les contes qui ont suivi.

Beaucoup d’histoires autour du Minotaure peuvent également être trouvées dans des sources romaines. L’un des plus détaillés est tiré de l’œuvre Vies parallèles de Plutarque (IIe siècle de notre ère), qui consacre un chapitre entier à Thésée. Plutarque y compare Thésée, fondateur d’Athènes, à Romulus, fondateur de Rome. Les métamorphoses, poème épique écrit par Ovide en 8 après J.-C., est un autre récit populaire de la légende du Minotaure, avec de nombreux détails sur les conquêtes de Minos à travers la Grèce avant la construction du labyrinthe.

CIVILISATION MINOENNE

Pour les Grecs des Ve et IVe siècles avant notre ère, Thésée était célébré comme un héros national d’Athènes. Comprendre la place que le Minotaure occupait dans leur imaginaire nécessite une connaissance plus approfondie du passé lointain de la Crète. La Crète est devenue une puissance commerciale en Méditerranée vers 3 000 avant J.-C. Au milieu du deuxième millénaire avant J.-C., elle était au centre d’un vaste réseau commercial avec l’Égypte, la Syrie, les îles de la mer Égée et la Grèce continentale.

Les Minoens ont établi des colonies dans le monde méditerranéen le long de ses routes commerciales, et ils y ont apporté leur culture. La langue, les arts et les textiles de la Crète antique étaient alors largement dispersés et bien accueillis. Les colonies sur les îles grecques révèlent que les colonies étaient souvent aménagées dans un style minoen. Mycènes, située à environ 120 kilomètres à l’ouest d’Athènes, a non seulement adopté avec enthousiasme la céramique crétoise, mais aussi la langue minoenne.

Après 1450 avant J.-C., l’emprise de la Crète a commencé à décliner, les Grecs mycéniens ayant commencé à dominer la Méditerranée orientale. Leur langue écrite, connue des érudits sous le nom de B linéaire, a été adaptée de la langue des Minoens et est maintenant connue comme une forme ancienne du grec.

L’HÉRITAGE DU ROI MINOS

De 1900 à 1903, l’archéologue britannique Arthur Evans, pensant que la Grèce mycénienne était fortement influencée par la Crète, a fouillé l’île et a mis au jour un palais royal sur le site de Cnossos et de nombreux artefacts présentant des taureaux. Il a désigné la culture crétoise ancienne comme Minoenne en référence au grand roi mythologique Minos, fils de Zeus et beau-père du Minotaure.

Le nom Minos ne semble pas être une invention mythique. Lorsque les tablettes trouvées à Cnossos ont été déchiffrées, les érudits ont pu lire le mot ‘Minos’. Selon les historiens, Minos n’était pas le nom d’un roi unique, mais le titre donné aux rois en général ou plutôt aux princes consorts, époux de reines très puissantes.

Les historiens considèrent désormais que la puissance et la culture minoennes ont atteint leur apogée vers 1600 avant J.-C. Décorées de fresques financées par le commerce de produits de luxe, de magnifiques structures de cette époque, dédiées aux activités religieuses et administratives, ont été mises au jour par Evans lors de sa fouille de Cnossos.

Les bâtiments étaient recouverts de formes artistiques aux couleurs vives qui reflétaient un respect culturel pour les taureaux : des fresques et des figurines, datées de 1700 à 1400 avant J.-C., montrent des personnages sautant par-dessus des taureaux. Ce rite peut avoir été pratiqué lors de cérémonies sacrées et de sacrifices aux dieux. Symboles de fertilité dans de nombreuses religions, les taureaux étaient tués rituellement à l’aide d’une hache à double tranchant ou labrys, emblème du pouvoir royal.

Une ‘labrys’ minoenne © Herakleion Archaeological Museum

La prison du Minotaure, le labyrinthe, trouve également des racines profondes dans la culture matérielle minoenne, mais les théories divergent quant à son origine. Comme aucun vestige archéologique d’un labyrinthe n’a jamais été trouvé en Crète, certains chercheurs ont suggéré que le terme pourrait être synonyme du palais lui-même. Le concept de labyrinthe pourrait provenir d’un vaste complexe de pièces. Un des sens étymologiques proposé pour le nom labyrinthe est dérivé de ‘labrys’, cette hache par laquelle le sacrifice animal était observé.

Une autre théorie est que la conception du mythique labyrinthe est née d’une structure qui n’était pas du tout un labyrinthe, mais une piste de danse. Homère décrit dans L’Iliade un lieu dédié à la danse où la jeunesse aristocratique de Crète se retrouvait, conçu par Dédale – encore lui. Peut-être la mosaïque de cette salle de danse a-t-elle évolué au fil des récits pour devenir le sinistre labyrinthe.

MYTHE ET RÉALITÉ

Pour les Grecs des VIe et Ve siècles avant J.-C., la Crète était liée au lointain souvenir d’une puissance ancienne, autrefois respectée, admirée et crainte. Une puissance finalement vaincue, ce que retranscrit le mythe du Minotaure terrassé par Thésée. À l’ère classique, Thésée était un héros local, un prince qui avait fait la gloire d’Athènes à travers ses nombreuses aventures. Thésée a été adopté par les Athéniens comme un symbole de la ville.

À cette même époque, le principal rival d’Athènes était la Perse. La défaite de la marine perse à Salamine en 480 avant J.-C. a inauguré une période d’expansion militaire et commerciale pour Athènes. Pendant cette période, les représentations de Thésée et du Minotaure sur des poteries ont considérablement augmenté.

Certains érudits pensent que les artistes ont utilisé le Minotaure comme symbole : la Crète était l’ennemi de l’ancien monde – la Perse celui du monde moderne. Thésée représentait la gloire d’Athènes alors qu’il soumettait le monstre pour libérer sa cité de la domination de la Crète.

Amaranta Sbardella, Le Monde


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, décommercialisation et iconographie (les illustrations originales sont visibles sur nationalgeographic.fr) | contributeur : Patrick Thonart | sources : nationalgeographic.fr partagé de histoire-et-civilisations.com | crédits illustrations : en-tête, Le Minotaure par George Frederic Watts (1885) © Tate Gallery (on notera la tension dramatique créée par l’oiseau écrasé sous la patte gauche du Minotaure).


Lisons au travers des symboles en Wallonie-Bruxelles…

PHILOMAG.COM : Platon, Le banquet (extraits)

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Chacun d’entre nous est donc la moitié complémentaire d’un être humain, puisqu’il a été coupé à la façon des soles, un seul être en produisant deux ; sans cesse donc chacun est en quête de sa moitié complémentaire.

Platon

Platon (428-348 av. J.-C.) dédie une partie de sa vie à la transmission de l’enseignement de son maître, Socrate. Chacun des dialogues platoniciens met en scène le sage dans une joute oratoire où une question précise est débattue : qu’est-ce que le courage ? Quel est le meilleur gouvernement ? Pourquoi tombons-nous amoureux ? À cette dernière question Le Banquet apporte des réponses aussi libres qu’imagées, dont la force irrigue encore notre imaginaire.


n° 121 (été 2018)

Le texte suivant est extrait d’un cahier central de PHILOMAG.COM, préparé par Victorine de Oliveira. Le numéro 121 de l’été 2018 était consacré à la question  Pourquoi avons-nous besoin d’être aimés ? : “Aime ton prochain ! Voilà une recommandation morale fondatrice pour notre civilisation. Est-il impossible de donner de l’amour si l’on n’en a jamais reçu soi-même ? Renversons le problème et commençons à réfléchir…” Plusieurs penseurs de marque sont étudiés dans ce magazine : Heidegger, Smolin, Rovelli, Iacub, Negri et… Platon.

En savoir plus sur PHILOMAG.COM


Introduction

Encore raté ! Trois heures à faire défiler des photos de profils sur Tinder, à peine deux matches et pas une seule conversation entamée. Mais pourquoi tout ce temps perdu ? Aristophane vous sauve la mise avec le mythe qu’il détaille aux invités du Banquet. Il a suffi de quelques verres de vin – les convives s’étaient pourtant juré de ne pas toucher une goutte d’alcool, mais, à la lecture du récit, on n’y croit pas une seconde – et de quelques pages de l’un des plus célèbres dialogues de Platon pour lancer l’un des lieux communs les plus éculés : nous serions tous à la recherche de notre moitié.

Réunis autour de Socrate au cours d’un repas, Phèdre, Agathon, Pausanias, Aristodème, Éryximaque et Aristophane, plus tard rejoints par Alcibiade, se proposent de faire l’éloge d’Éros, le dieu de l’amour. Chacun parle à tour de rôle. Vient le tour d’Aristophane, qui propose le raisonnement suivant. Pas étonnant que nous appréciions tant la compagnie du sexe opposé, voire du même sexe, puisque nous étions tous à l’origine des créatures en forme de boule avec deux visages, quatre bras, quatre mains et quatre jambes, se déplaçant en faisant la roue. Un brin mégalo du fait de ces proportions, les hommes finirent par irriter les dieux. En guise de punition, ils les séparèrent en deux et les condamnèrent à errer à la recherche de leur moitié perdue, homme ou femme.

N’oublions pas toutefois qu’Aristophane était l’un des auteurs de comédie les plus féroces de son temps. Il n’avait pas son pareil pour épingler grands travers et petites manies de ses contemporains. Alors vous et vos swipes du pouce compulsifs…

Socrate, initié par la prêtresse Diotime aux mystères de l’amour, se montrerait peut-être plus indulgent. À son avis, l’amour est un chemin initiatique qui commence par la contemplation du corps de l’autre. De l’adoration d’un seul beau corps, nous passerions ensuite à la contemplation de tous les beaux corps, pour finir par embrasser la beauté dans son ensemble, la beauté en soi. De cette initiation naîtrait la capacité à enfanter de beaux discours, à poser un regard éclairé sur le monde, soit à saisir le juste et le vrai.

Alors qu’est-ce qui cloche avec cette insatisfaction croissante face aux applications de rencontre, proportionnelle au nombre de profils visités, d’éventuels beaux corps contemplés? C’est justement que le chemin dessiné par Diotime et Socrate paraît bloqué. À vrai dire, tout est sens dessus dessous, puisque la deuxième étape passe avant la première : avant de se concentrer sur une seule personne, il faut en avoir vu passer des centaines. L’indigestion menace, le trop-plein a remplacé le manque. Quand Diotime trace l’ascension de l’amoureux, c’est en être désirant assouvir sa curiosité qu’elle le peint. Un seul beau corps semble bien insuffisant à cet assoiffé de savoir : “il deviendra amoureux de tous les beaux corps et son impérieux amour pour un seul être se relâchera ; il le dédaignera et le tiendra pour peu de choses”, explique-t-elle. Elle n’avait peut-être pas prévu que cette curiosité puisse être d’emblée submergée par un algorithme aux milliers de visages.

Chercher l’amour reste aujourd’hui un parcours épique, mais plus vraiment pour les mêmes raisons. Si les Grecs pouvaient se fatiguer de l’ascension platonicienne vers les sommets, nous sommes tout bêtement blasés d’errer dans un paysage aussi plat que nos écrans.

L’auteur

Platon doit tout à sa rencontre avec Socrate et le lui rend bien : le sage est le personnage central de tous ses dialogues, il triomphe de tous les sophistes et impressionne ses interlocuteurs par la finesse de ses raisonnements. Un art soi-disant corrupteur qui lui vaut la condamnation des Athéniens à boire un poison mortel… C’est pour venger et perpétuer la mémoire de son mentor que Platon s’engage en philosophie. Né dans une famille de la noblesse athénienne en 428 avant J.-C., Platon se destinait à la politique. De son enfance et de sa jeunesse, on ne sait rien, jusqu’à sa rencontre avec Socrate, probablement avant ses 20 ans. Drôle de lien qui unit le fils de bonne famille issu d’une lignée royale et le marginal qui, affublé d’un physique ingrat, se fait fort de confronter le tout-venant à ses contradictions, tout en affirmant que lui-même ne sait rien. Après le procès de Socrate en 399 avant J.-C., Platon se lance dans l’écriture de ses dialogues : le Phèdre, Le Banquet, la République, le Gorgias… tous rendent hommage à la méthode et à l’enseignement de son maître, modèle d’une vie puis d’une mort exemplaires. Platon entame ensuite une série de voyages qui le mènent auprès de Denys Ier, tyran de Syracuse. Il tente de le former à son idéal de philosophe-roi, mais c’est un échec. De retour à Athènes, il fonde l’Académie, sorte d’université dédiée à l’enseignement de la philosophie, des mathématiques et de la rhétorique. Il meurt en 348 avant J.-C., après avoir laissé une oeuvre qui forme désormais le socle de la tradition philosophique occidentale.

Le texte

Le Banquet est l’un des dialogues les plus typiques de Platon, ainsi que l’un des plus faciles d’accès. Si le dispositif de narration n’est pas toujours évident – Platon affectionne les personnages qui rapportent les paroles d’autres personnages au point que l’on ne sait parfois plus qui parle -, le sujet concerne tout un chacun : l’amour. Tous les ingrédients d’un bon dialogue platonicien avec sa dramaturgie s’y trouvent : des interlocuteurs commencent par proposer naïvement leur avis sur la question, Socrate fait semblant de trouver leur contribution pertinente, puis avance un raisonnement qui cloue le bec à tout le monde… Platon ajoute même le rebondissement de l’arrivée d’Alcibiade, l’amant de Socrate, qui, quoique complètement saoul, fait un éloge émouvant de son maître. Un incontournable.


Extraits du Banquet, traduit par Luc Brisson et paru en 1998 aux éditions Garnier Flammarion.

Aristophane

Il est exact, Éryximaque, reprit Aristophane, que j’ai bien l’intention de parler autrement que vous l’avez fait, toi et Pausanias. À mon avis en effet,  les êtres humains ne se rendent absolument pas compte du pouvoir d’Éros, car s’ils avaient vraiment conscience de l’importance de ce pouvoir, ils lui auraient élevé les temples les plus imposants, dressé des autels, et offert les sacrifices les plus somptueux ; ce ne serait pas comme aujourd’hui où aucun de ces hommages ne lui est rendu, alors que rien ne s’imposerait davantage. Parmi les dieux en effet, nul n’est mieux disposé à l’égard des humains : il vient à leur secours, il est leur médecin, les guérissant de maux dont la guérison constitue le bonheur le plus grand pour le genre humain. Je vais donc tenter de vous exposer quel est son pouvoir, et vous instruirez les autres.

Mais, d’abord, il vous faut apprendre ce qu’était la nature de l’être humain et ce qui lui est arrivé. Au temps jadis, notre nature n’était pas la même qu’aujourd’hui, mais elle était d’un genre différent.

Oui, et premièrement, il y avait trois catégories d’êtres humains et non pas deux comme maintenant, à savoir le mâle et la femelle. Mais il en existait encore une troisième qui participait des deux autres, dont le nom subsiste aujourd’hui, mais qui, elle, a disparu. En ce temps-là en effet il y avait l’androgyne, un genre distinct qui, pour le nom comme pour la forme, faisait la synthèse des deux autres, le mâle et la femelle. Aujourd’hui, cette catégorie n’existe plus, et il n’en reste qu’un nom tenu pour infamant.

Deuxièmement, la forme de chaque être humain était celle d’une boule, avec un dos et des flancs arrondis. Chacun avait quatre mains, un nombre de jambes égal à celui des mains, deux visages sur un cou rond avec, au-dessus de ces deux visages en tout point pareils et situés à l’opposé l’un de l’autre, une tête unique pourvue de quatre oreilles. En outre, chacun avait deux sexes et tout le reste à l’avenant, comme on peut se le représenter à partir de ce qui vient d’être dit. Ils se déplaçaient, en adoptant une station droite comme maintenant, dans la direction qu’ils désiraient ; et, quand ils se mettaient à courir vite, ils faisaient comme les acrobates qui font la culbute en soulevant leurs jambes du sol pour opérer une révolution avant de les ramener à la verticale ; comme à ce moment-là ils prenaient appui sur huit membres, ils avançaient vite en faisant la roue.

La raison qui explique pourquoi il y avait ces trois catégories et pourquoi elles étaient telles que je viens de le dire, c’est que, au point de départ, le mâle était un rejeton du soleil, la femelle un rejeton de la terre, et le genre qui participait de l’un et de l’autre un rejeton de la lune, car la lune participe des deux. Et si justement eux-mêmes et leur démarche avaient à voir avec le
cercle, c’est qu’ils ressemblaient à leur parent.

Cela dit, leur vigueur et leur force étaient redoutables, et leur orgueil était immense. Ils s’en prirent aux dieux, et ce que Homère raconte au sujet d’Éphialte et d’Otos, à savoir qu’ils entreprirent l’escalade du ciel dans l’intention de s’en prendre aux dieux, c’est à ces êtres qu’il convient de le rapporter.

C’est alors que Zeus et les autres divinités délibérèrent pour savoir ce qu’il fallait en faire ; et ils étaient bien embarrassés. Ils ne pouvaient en effet ni les faire périr et détruire leur race comme ils l’avaient fait pour les Géants en les foudroyant – car c’eût été la disparition des honneurs et des offrandes qui leur venaient des hommes -, ni supporter plus longtemps leur impudence. Après s’être fatigué à réfléchir, Zeus déclara : “Il me semble, dit-il, que je tiens un moyen pour que, tout à la fois, les êtres humains continuent d’exister et que, devenus plus faibles, ils mettent un terme à leur conduite déplorable. En effet, dit-il, je vais sur-le-champ les couper chacun en deux ; en même temps qu’ils seront plus faibles, ils nous rapporteront davantage, puisque leur nombre sera plus grand. Et ils marcheront en position verticale sur deux jambes ; mais s’ils font encore preuve d’impudence, et s’ils ne veulent pas rester tranquilles, alors, poursuivit-il, je les couperai en deux encore une fois, de sorte qu’ils déambuleront sur une seule jambe à cloche-pied.” Cela dit, il coupa les hommes en deux, ou comme on coupe les œufs avec un crin.

Quand il avait coupé un être humain, il demandait à Apollon de lui retourner du côté de la coupure le visage et la moitié du cou, pour que, ayant cette coupure sous les yeux, cet être humain devînt plus modeste ; il lui demandait aussi de soigner les autres blessures. Apollon retournait le visage, et ramenant de toutes parts la peau sur ce qu’on appelle à présent le ventre, procédant comme on le fait avec les bourses à cordon, il l’attachait fortement au milieu du ventre en ne laissant qu’une cavité, ce que précisément on appelle le “nombril”. Puis il effaçait la plupart des autres plis en les lissant et il façonnait la poitrine, en utilisant un outil analogue à celui qu’utilisent les cordonniers pour lisser sur la forme les plis du cuir. Il laissa pourtant subsister quelques plis, ceux qui se trouvent dans la région du ventre, c’est-à-dire du nombril, comme un souvenir de ce qui était arrivé dans l’ancien temps.

Quand donc l’être humain primitif eut été dédoublé par cette coupure, chaque morceau, regrettant sa moitié, tentait de s’unir de nouveau à elle. Et, passant leurs bras autour l’un de l’autre, ils s’enlaçaient mutuellement, parce qu’ils désiraient se confondre en un même être, et ils finissaient par mourir de faim et de l’inaction causée par leur refus de rien faire l’un sans l’autre. Et, quand il arrivait que l’une des moitiés était morte tandis que l’autre survivait, la moitié qui survivait cherchait une autre moitié, et elle s’enlaçait à elle, qu’elle rencontrât la moitié de femme entière, ladite moitié étant bien sûr ce que maintenant nous appelons une “femme”, ou qu’elle trouvât la moitié d’un “homme”. Ainsi, l’espèce s’éteignait.

Mais, pris de pitié, Zeus s’avise d’un autre expédient : il transporte les organes sexuels sur le devant du corps de ces êtres humains. Jusqu’alors en effet, ils avaient ces organes eux aussi sur la face extérieure de leurs corps ; aussi ce n’est pas en s’unissant les uns les autres, qu’ils s’engendraient et se reproduisaient mais, à la façon des cigales en surgissant de la terre. Il transporta donc leurs organes sexuels à la place où nous les voyons, sur le devant, et ce faisant il rendit possible un engendrement mutuel, l’organe mâle pouvant pénétrer dans l’organe femelle. Le but de Zeus était le suivant. Si, dans l’accouplement, un homme rencontrait une femme, il y aurait génération et l’espèce se perpétuerait ; en revanche, si un homme tombait sur un homme, les deux êtres trouveraient de toute façon satiété dans leur rapport, ils se calmeraient, ils se tourneraient vers l’action et ils se préoccuperaient d’autre chose dans l’existence.

C’est donc d’une époque lointaine que date l’implantation dans les êtres humains de cet amour, celui qui rassemble les parties de notre antique nature, celui qui de deux êtres tente de n’en faire qu’un seul pour ainsi guérir la nature humaine. Chacun d’entre nous est donc la moitié complémentaire d’un être humain, puisqu’il a été coupé à la façon des soles, un seul être en produisant deux ; sans cesse donc chacun est en quête de sa moitié complémentaire. Aussi tous ceux des mâles qui sont une coupure de ce composé qui était alors appelé androgyne recherchent-ils l’amour des femmes et c’est de cette espèce que proviennent la plupart des maris qui trompent leur femme, et pareillement toutes les femmes qui recherchent l’amour des hommes et qui trompent leur mari. En revanche, toutes les femmes qui sont une coupure de femme ne prêtent pas la moindre attention aux hommes ; au contraire, c’est plutôt vers les femmes qu’elles sont tournées, et c’est de cette espèce que proviennent les lesbiennes, Tous ceux enfin qui sont une coupure de mâle recherchent aussi l’amour des mâles. Aussi longtemps qu’ils restent de jeunes garçons, comme ce sont des petites tranches de mâles, ils recherchent l’amour des mâles et prennent plaisir à coucher avec des mâles et à s’unir à eux. Parmi les garçons et les adolescents ceux-là sont les meilleurs, car ce sont eux qui par nature, sont au plus haut point des mâles. Certaines personnes bien sûr disent que ce sont des impudiques, mais elles ont tort. Ce n’est pas par impudicité qu’ils se comportent ainsi ; non c’est leur hardiesse, leur virilité et leur allure mâle qui font qu’ils recherchent avec empressement ce qui leur ressemble. En voici une preuve éclatante : les mâles de cette espèce sont les seuls en effet qui, parvenus à maturité, s’engagent dans la politique. Lorsqu’ils sont devenus des hommes faits, ce sont de jeunes garçons qu’ils aiment et ils ne s’intéressent guère par nature au mariage et à la procréation d’enfants, mais la règle les y contraint ; ils trouveraient plutôt leur compte dans le fait de passer leur vie côte à côte en y renonçant. Ainsi donc, de manière générale, un homme de ce genre cherche à trouver un jeune garçon pour amant et il chérit son amant, parce que dans tous les cas il cherche à s’attacher à ce qui lui est apparenté.

Scène de banquet (Italie) © Alfio Giannotti/Cuboimages

Chaque fois donc que le hasard met sur le chemin de chacun la partie qui est la moitié de lui-même, tout être humain, et pas seulement celui qui cherche un jeune garçon pour amant, est alors frappé par un extraordinaire sentiment d’affection, d’apparentement et d’amour ; l’un et l’autre refusent, pour ainsi dire, d’être séparés, ne fut-ce que pour un peu de temps.

Et ces hommes qui passent toute leur vie l’un avec l’autre ne sauraient même pas dire ce qu’ils attendent l’un de l’autre. Nul ne pourrait croire que ce soit la simple jouissance que procure l’union sexuelle, dans l’idée que c’est là, enfin de compte,le motif du plaisir et du grand empressement que chacun prend à vivre avec l’autre. C’est à l’évidence une autre chose que souhaite l’âme, quelque chose qu’elle est incapable d’exprimer. Il n’en est pas moins vrai que ce qu’elle souhaite elle le devine et le laisse entendre. Supposons même que, au moment où ceux qui s’aiment reposent sur la même couche, Hephaistos se dresse devant eux avec ses outils, et leur pose la question suivante : “Que désirez-vous, vous autre, qu’il vous arrive l’un par l’autre ?” Supposons encore que, les voyant dans l’embarras, il leur pose cette nouvelle question : “Votre souhait n’est-il pas de vous fondre le plus possible l’un avec l’autre en un même être, de façon à ne vous quitter l’un l’autre ni le jour ni la nuit ? Si c’est bien cela que vous souhaitez, je consens à vous fondre ensemble et à vous transformer en un seul être, de façon à faire que de ces deux êtres que vous êtes maintenant vous deveniez un seul, c’est-à-dire pour que, durant toute votre vie,vous viviez l’un avec l’autre une vie en commun comme si vous n’étiez qu’un seul être, et que, après votre mort, là-bas chez Hadès, au lieu d’être deux vous ne formiez qu’un seul être, après avoir connu une mort commune. Allons ! voyez si c’est là ce que vous désirez et si ce sort vous satisfait.” En entendant cette proposition, il ne se trouverait personne, nous le savons, pour dire non et pour souhaiter autre chose. Au contraire, chacun estimerait tout bonnement qu’il vient d’entendre exprimer un souhait qu’il avait depuis longtemps : celui de s’unir avec l’être aimé et se fondre en lui, de façon à ne faire qu’un seul être au lieu de deux. Ce souhait s’explique par le fait que la nature humaine qui était la nôtre dans un passé reculé se présentait ainsi, c’est-à-dire que nous étions d’une seule pièce : aussi est-ce au souhait de retrouver cette totalité, à sa recherche, que nous donnons le nom d'”amour”.

Oui,je le répète, avrant l’intervention de Zeus, nous formions un seul être.  maintenant, en revanche, conséquence de notre conduite injuste, nous avons été coupés en deux par le dieu, tout comme les Arcadiens l’ont été par les Lacédémoniens, Il est donc à craindre que, si nous ne faisons pas preuve de respect à l’égard des dieux nous ne soyons une fois de plus fendus en deux, et que nous ne déambulions pareils aux personnages que sur les stèles nous voyons figurés en relief, coupés en deux suivant la ligne du nez, devenus pareils à des jetons qu’on a coupés par moitié. Voilà bien pour quels motifs il faut recommander à tout homme de faire preuve en toute chose de piété à l’égard des dieux, pour éviter l’alternative qui vient d’être évoquée, et pour parvenir en prenant Éros pour notre guide et notre chef, à réaliser la première. Que nul ne fasse rien qui contrarie Éros – et c’est s’opposer à lui que de se rendre odieux à la divinité. En effet, si nous vivons en entretenant des relations d’amitié avec le dieu et en restant en paix avec lui, nous découvrirons les bien-aimés qui sont véritablement les nôtres et nous aurons commerce avec eux ce que peu d’hommes font aujourd’hui.

Ah, qu’Éryximaque, prêtant à mes propos une intention comique, n’aille pas supposer que je parle de Pausanias et d’Agathon. Sans doute, se trouvent-ils être de ce nombre, et ont-ils l’un et l’autre une nature de mâle. Quoi qu’il en soit, je parle, moi des hommes et des femmes dans leur ensemble, pour dire que notre espèce peut connaître le bonheur, si nous menons l’amour à son terme, c’est-à-dire si chacun de nous rencontre le bien-aimé qui est le sien, ce qui constitue un retour à notre ancienne nature. Si cela est l’état le meilleur, il s’ensuit nécessairement que, dans l’état actuel des choses, ce qui se rapproche le plus de cet état est le meilleur ; et cela, c’est de rencontrer un bien-aimé dont la nature corresponde à notre attente.

Si par nos hymnes nous souhaitons célébrer le dieu qui est responsable de ces biens, c’est en toute justice Éros que nous devons célébrer, lui qui à l’heure qu’il est nous rend les plus grands services en nous conduisant vers ce qui nous est apparenté, et qui, pour l’avenir, suscite les plus grands espoirs, en nous promettant, si nous faisons preuve de piété envers les dieux, de nous rétablir dans notre ancienne nature, de nous guérir et ainsi de nous donner félicité et bonheur.

Voici, dit-il, quel est, Éryxrimaque, le discours qui est le mien sur Éros ; il est différent du tien. Tout comme je t’en ai prié, ne le tourne pas en dérision, de façon à nous permettre d’entendre ce que va dire chacun de ceux qui restent, ou mieux chacun des deux qui restent, car seuls doivent encore parler Agathon et Socrate. […]

Diotime

À ton avis Socrate, quelle est la cause de cet amour et de ce désir ? Ne perçois-tu pas l’état terrible dans lequel se trouvent toutes les bêtes, chaque fois que l’envie les prend de procréer, celles qui marchent aussi bien que celles qui volent ? Toutes elles sont malades, quand elles se trouvent sous l’emprise de l’amour, d’abord quand elles sont sur le point de s’unir les unes aux autres, puis quand vient le moment de nourrir leur progéniture. Elles sont même prêtes à se battre pour leurs petits et à se sacrifier pour eux, les bêtes les plus faibles n’hésitant pas à affronter les plus fortes ; elles sont aussi prêtes à souffrir les tortures de la faim pour arriver à nourrir leur rejeton, et elles se dévouent de toutes les façons. Chez les êtres humains, poursuivait-elle, on pourrait imaginer que cette conduite est la conséquence d’un calcul. Mais, chez les bêtes, d’où vient que l’amour les met dans cet état, peux-tu me le dire ?

Socrate

Une fois de plus, je répondis que je ne savais pas. Elle reprit alors.

Diotime

Tu penses vraiment devenir un jour redoutable sur les questions relatives à  l’Éros, et tu ne sais pas à quoi t’en tenir sur ce point ?

Socrate

Mais Diotime, je viens te le dire, c’est bien pour cela, que je suis venu te consulter, car je sais que j’ai besoin de maîtres. Allons, dis-moi quelle est la cause de ces comportements et de tous les autres que suscite l’amour.

Diotime

Si tu es vraiment convaincu, reprit-elle, que l’objet de l’amour est par nature celui sur lequel nous sommes plusieurs fois tombés d’accord, tu n’as pas à t’en étonner. Car, dans le monde animal, la nature mortelle obéit au même impératif que celui qui vient d’être formulé quand elle cherche, dans la mesure du possible, à perpétuer son existence c’est-à-dire à être immortelle. Or, elle ne le peut qu’en engendrant, de façon à toujours laisser un être nouveau à la place d’un ancien. En effet, quand on dit de chaque être vivant qu’il vit et qu’il reste le même – par exemple, on dit qu’il reste le même de l’enfance à la vieillesse -, cet être en vérité n’a jamais en lui les mêmes choses. Même si l’on dit qu’il reste le même, il ne cesse pourtant, tout en subissant certaines pertes, de devenir nouveau, par ses cheveux, par sa chair, par ses os, par son sang, c’est-à-dire par tout son corps.

Et cela est vrai non seulement de son corps, mais aussi de son âme. Dispositions, caractères, opinions, désirs, plaisirs, chagrins, craintes, aucune de ces choses n’est jamais identique en chacun de nous ; bien au contraire, il en est qui naissent, alors que d’autres meurent. Mais il y a beaucoup plus déroutant encore. En outre, en effet, certaines sciences naissent en nous tandis que d’autres meurent, ce qui fait que, en ce qui concerne les sciences, nous ne sommes jamais les mêmes ; qui plus est, chaque science en particulier subit le même sort. Car ce que l’on appelle “recherche” suppose que la connaissance peut nous quitter. L’oubli réside dans le fait qu’une connaissance s’en va, alors que la recherche, en cherchant à produire un souvenir nouveau qui remplace celui qui s’en est allé, sauvegarde la connaissance en faisant qu’elle paraît rester la même. C’est en effet de cette façon que se trouve assurée la sauvegarde de tout ce qui est mortel ; non pas parce que cet être reste toujours exactement le même à l’instar de ce qui est divin, mais parce que ce qui s’en va et qui vieillit laisse place à un être nouveau, qui ressemble à ce qu’il était. Voilà, poursuivit-elle, par quel moyen, Socrate, ce qui est mortel participe de l’immortalité, tant le corps que tout le reste. Pour ce qui est immortel, il en va différemment. Il ne faut donc pas s’étonner du fait que, par nature, tout être fasse grand cas de ce qui est un rejeton de lui-même. Car c’est pour assurer leur immortalité que cette activité sérieuse qu’est l’amour ressortit à tous les êtres.

Socrate

Et moi, en entendant ce discours, je fus submergé par l’émerveillement, et je répliquai :
Un instant, m’écriai-je, en est-il vraiment ainsi, Diotime, toi qui sait tant de choses ?

Diotime

Et elle, comme le ferait tout sophiste accompli, de me répondre :
N’en doute point, Socrate, car chez les êtres humains en tout cas, si tu prends la peine d’observer ce qu’il en est de la poursuite des honneurs, tu seras confondu par son absurdité, à moins de te remettre en l’esprit ce que je viens de dire, à la pensée du terrible état dans lequel la recherche de la renommée et le désir “de s’assurer pour l’éternité une gloire impérissable” mettent les êtres humains. Oui, pour atteindre ce but, ils sont prêts à prendre tous les risques, plus encore que pour défendre leurs enfants. Ils sont prêts à dilapider leurs richesses et à endurer toutes les peines, et même à donner leur vie. T’imagines-tu, en effet, poursuivit-elle, qu’Alceste serait mort pour Admète, qu’Achille aurait suivi Patrocle dans la mort, que votre Codros serait allé au-devant de la mort pour conserver la royauté à ses enfants, si tous ils ne s’étaient imaginé laisser de leur excellence un souvenir immortel, celui que nous conservons encore d’eux ? Tant s’en faut, poursuivit-elle. C’est plutôt, j’imagine, pour que leur excellence reste immortelle et pour obtenir une telle renommée glorieuse que les êtres humains dans leur ensemble font tout ce qu’ils font, et cela d’autant plus que leurs qualités sont plus hautes. Car c’est l’immortalité qu’ils aiment.

Cela dit, poursuivit-elle, ceux qui sont féconds selon le corps se tournent de préférence vers les femmes ; et leur façon d’être amoureux, c’est de chercher, en engendrant des enfants, à s’assurer, s’imaginent-ils, l’immortalité, le souvenir et le bonheur, “pour la totalité du temps à venir”. Il y a encore ceux qui sont féconds selon l’âme ; oui, précisa-t-elle, il en est qui sont plus féconds dans leur âme que dans leur corps, cherchant à s’assurer ce dont la gestation et l’accouchement reviennent à l’âme. Et cela, qu’est-ce donc? La pensée et toute autre forme d’excellence. Dans cette classe, il faut ranger tous les poètes qui sont des procréateurs et tous les artisans que l’on qualifie d’inventeurs. Mais, poursuivit-elle, la partie la plus haute et la plus belle de la pensée, c’est celle qui concerne l’ordonnance des cités et des domaines ; on lui donne le nom de modération et de justice.

Quand, par ailleurs, parmi les hommes, il s’en trouve un qui est fécond selon l’âme depuis son jeune âge parce qu’il est divin, et que, l’âge venu, il sent alors le désir d’engendrer et de procréer, bien entendu, il cherche, j’imagine, en jetant les yeux de tous côtés, la belle occasion pour procréer ; jamais, en effet, il ne voudra procréer dans la laideur. Aussi s’attache-t-il, en tant qu’il est gros, aux beaux corps plutôt qu’aux laids, et, s’il tombe sur une âme qui est belle, noble et bien née, il s’attache très fortement à l’une et à l’autre de ces beautés, et, devant un individu de cette sorte, il sait sur-le-champ parler avec aisance de la vertu, c’est-à-dire des devoirs et des occupations de l’homme de bien, et il entreprend de faire l’éducation du jeune homme. C’est que, j’imagine, au contact avec le bel objet et dans une présence assidue auprès de lui, il enfante et procrée ce qu’il portait en lui depuis longtemps ; qu’il soit présent ou qu’il soit absent, sa pensée revient à lui et de concert avec lui il nourrit ce qu’il a procréé. Ainsi une communion bien plus intime que celle qui consiste à avoir ensemble des enfants, une affection bien plus solide, s’établissent entre de tels hommes ; plus beaux en effet et plus assurés de l’éternité sont les enfants qu’ils ont en commun. Tout homme préférera avoir des enfants de ce genre plutôt que des enfants qui appartiennent au genre humain. Et, en considérant Homère, Hésiode et les autres grands poètes, il les envie de laisser d’eux-mêmes des rejetons qui sont à même de leur assurer une gloire, c’est-à-dire un souvenir éternel, parce que leurs poèmes sont immortels; ou encore, poursuivit-elle, envie-t-il le genre d’enfants que Lycurgue a laissés à Lacédémone, et qui assurèrent le salut de Lacédémone et, pour ainsi dire, celui de la Grèce tout entière. Et chez vous, c’est Solon qui est honoré, comme le père de vos lois. Il ne faut pas oublier les autres hommes qui, dans bien d’autres endroits, que ce soit chez les Grecs ou chez les Barbares, ont accompli plein de belles choses, en engendrant des formes variées d’excellence ; à ceux-là de tels enfants ont valu de nombreux sanctuaires, alors que les enfants qui appartiennent à l’espèce humaine n’ont encore rien valu de tel à personne.

Voilà sans doute, Socrate, en ce qui concerne les mystères relatifs à Éros, les choses auxquelles tu peux, toi aussi, être initié. Mais la révélation suprême et la contemplation, qui en sont également le terme quand on suit la bonne voie, je ne sais si elles sont à ta portée. Néanmoins, dit-elle, je vais parler sans ménager mon zèle. Essaie de me suivre, toi aussi, si tu en es capable.

Il faut en effet, reprit-elle, que celui qui prend la bonne voie pour aller à ce but commence dès sa jeunesse à rechercher les beaux corps. Dans un premier temps, s’il est bien dirigé par celui qui le dirige, il n’aimera qu’un seul corps et alors il enfantera de beaux discours ; puis il constatera que la beauté qui réside en un corps quelconque est sœur de la beauté qui se trouve dans un autre corps, et que, si on s’en tient à la beauté de cette sorte, il serait insensé de ne pas tenir pour une et identique la beauté qui réside dans tous les corps. Une fois que cela sera gravé dans son esprit, il deviendra amoureux de tous les beaux corps et son impérieux amour pour un seul être se relâchera ; il le dédaignera et le tiendra pour peu de choses. Après quoi, c’est la beauté qui se trouve dans les âmes qu’il tiendra pour plus précieuse que celle qui se trouve dans le corps, en sorte que, même si une personne ayant une âme admirable se trouve n’avoir pas un charme physique éclatant, il se satisfait d’aimer tel être, de prendre soin de lui, d’enfanter pour lui des discours susceptibles de rendre la jeunesse meilleure, de telle sorte par ailleurs qu’il soit contraint de discerner la beauté qui est dans les actions et dans les lois, et de constater qu’elle est toujours semblable à elle-même, en sorte que la beauté du corps compte pour peu de choses à son jugement, Après les actions, c’est aux sciences que le mènera son guide, pour qu’il aperçoive dès lors la beauté qu’elles recèlent et que, les yeux fixés sur la vaste étendue déjà occupée par le beau, il cesse, comme le ferait un serviteur attaché à un seul maître, de s’attacher exclusivement à la beauté d’un unique jeune homme, d’un seul homme fait ou d’une seule occupation, servitude qui ferait de lui un être minable et à l’esprit étroit ; pour que, au contraire, tourné vers l’océan du beau et le contemplant, il enfante de nombreux discours qui soient beaux et sublimes, et des pensées qui naissent dans un élan vers le savoir, où la jalousie n’a point part, jusqu’au moment où, rempli alors de force et grandi, il aperçoive enfin une science qui soit unique et qui appartienne au genre de celle qui a pour objet la beauté dont je vais parler.

Efforce-toi, poursuivit-elle, de m’accorder toute l’attention dont tu es capable. En effet, celui qui a été guidé jusqu’à ce point par l’instruction qui concerne les questions relatives à Éros, lui qui a contemplé les choses belles dans leur succession et dans leur ordre correct, parce qu’il est désormais arrivé au terme suprême des mystères d’Éros, apercevra soudain quelque chose de merveilleusement beau par nature, cela justement, Socrate, qui était le but de tous ses efforts antérieurs, une réalité qui tout d’abord n’est pas soumise au changement, qui ne naît ni ne périt, qui ne croît ni ne décroît, une réalité qui par ailleurs n’est pas belle par un côté et laide par un autre, belle à un moment et laide à un autre, belle sous un certain rapport et laide sous un autre, belle ici et laide ailleurs, belle pour certains et laide pour d’autres. Et cette beauté ne lui apparaîtra pas davantage comme un visage, comme des mains ou comme quoique ce soit d’autre qui ressortisse au corps ni même  comme un discours ou comme une connaissance certaine ; elle ne sera pas non plus, je suppose, située dans un être différent d’elle-même, par exemple, dans un vivant, dans la terre ou dans le ciel, ou dans n’importe quoi d’autre. Non, elle lui apparaîtra en elle-même et pour elle-même, perpétuellement unie à elle-même dans l’unicité de son aspect, alors que toutes les autres choses qui sont belles participent de cette beauté d’une manière telle que ni leur naissance ni leur mort ne l’accroît ni ne la diminue en rien, et ne produit aucun effet sur elle.

L’éphèbe d’Agde (IIe aCn) © Musée de l’éphèbe à Agde

Toutes les fois donc que, en partant des choses d’ici bas, on arrive à s’élever par une pratique correcte de l’amour des jeunes garçons, on commence à contempler cette beauté-là, on n’est pas loin de toucher au but. Voilà donc quelle est la droite voie qu’il faut suivre dans le domaine des choses de l’amour ou sur laquelle il faut se laisser conduire par un autre : c’est, en prenant son point de départ dans les beautés d’ici-bas pour aller vers cette beauté-là, de s’élever toujours, comme au moyen d’échelons, en passant d’un seul beau corps à deux, de deux beaux corps à tous les beaux corps, et des beaux corps aux belles occupations, et des occupations vers les belles connaissances qui sont certaines, puis des belles connaissances qui sont certaines vers cette connaissance qui constitue le terme, celle qui n’est autre que la science du beau lui-même, dans le but de connaître finalement la beauté en soi.

C’est à ce point de la vie, mon cher Socrate, reprit l’étrangère de la Mantinée, plus qu’à n’importe quel autre, que se situe le moment où, pour l’être humain, la vie vaut d’être vécue, parce qu’il contemple la beauté en elle-même. Si un jour tu parviens à cette contemplation, tu reconnaîtras que cette beauté est sans rapport avec l’or, les atours, les beaux enfants et les beaux adolescents dont la vue te bouleverse à présent. Oui, toi et beaucoup d’autres qui souhaiteriez toujours contempler vos bien-aimés et toujours profiter de leur présence si la chose était possible, vous êtes tout prêts à vous priver de manger et de boire, en vous contentant de contempler
vos bien-aimés et de jouir de leur compagnie. À ce compte, quels sentiments, à notre avis, pourrait bien éprouver, poursuivit-elle, un homme qui arriverait à voir la beauté en elle-même, simple, pure, sans mélange, étrangère à l’infection des chairs humaines, des couleurs et d’une
foule d’autres futilités mortelles, qui parviendrait à contempler la beauté en elle-même, celle qui est divine, dans l’unicité de sa Forme ? Estimes-tu, poursuivit-elle, qu’elle est minable la vie de l’homme qui élève les yeux vers là-haut, qui contemple cette beauté par le moyen qu’il faut et qui s’unit à elle ? Ne sens-tu pas, dit-elle, que c’est à ce moment-là, uniquement quand il verra la beauté par le moyen de ce qui la rend visible, qu’il sera en mesure d’enfanter non point des images de la vertu, car ce n’est pas une image qu’il touche, mais des réalités véritables, car c’est la vérité qu’il touche. Or, s’il enfante la venu véritable et qu’il la nourrit, ne lui appartient-il pas d’être aimé des dieux ? Et si, entre tous les hommes, il en est un qui mérite de devenir immortel, n’est-ce pas lui ?

Socrate

Voilà, Phèdre, et vous tous qui m’écoutez, ce qu’a dit Diotime et elle m’a convaincu. Et, comme elle m’a convaincu, je tente de convaincre les autres aussi que, pour assurer à la nature humaine la possession de ce bien, il est difficile de trouver un meilleur aide qu’Éros. Aussi, je le déclare, tout être humain doit-il honorer Éros. J’honore moi-même ce qui relève d’Éros et je m’y adonne plus qu’à tout ; j’exhorte aussi les autres à faire de même. Maintenant et en tout temps, je fais l’éloge de la puissance d’Éros, de sa vaillance, autant qu’il est en mon pouvoir.
Voilà quel est mon discours, Phèdre. Considère-le, si tu le souhaites, comme un éloge adressé à Éros. Sinon, donne-lui le nom qu’il te plaira de lui donner. […]

Cahier central réalisé par Victorine de Oliveira


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction et iconographie | sources : Philosophie Magazine n°121 | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © wikimedia commons ; © philomag.com ; © Alfio Giannotti / Cuboimages ; © Musée de l’éphèbe à Agde.


Lire pour mieux comprendre…

SEYS : Le lit de Procuste, ce mythe grec qui nous met en garde contre notre propension à la standardisation

Temps de lecture : 2 minutes >

[RTBF.BE, Les mythes de l’actu, 11 juillet 2022] Si l’Antiquité grecque et romaine nous a légué des mythes célèbres, comme celui du cheval de Troie, de la pomme de la discorde ou encore celui de Cassandre, il existe également des légendes grecques moins connues et pourtant tout aussi criantes d’actualité. Parmi celles-ci, la légende du lit de Procuste, un tortionnaire grec, qui mutilait ses victimes pour que les corps de celles-ci correspondent à un certain standard : la taille du lit qu’il leur proposait.

Il y a des lits doux, confortables et moelleux desquels il est difficile de se lever… Il en existe d’autres bien moins accueillants, devenant même un outil de torture. Et c’est le cas du lit de Procuste. Procuste, c’est le surnom donné à un brigand de l’Attique, qui habitait le long d’une route et proposait l’hospitalité aux voyageurs de passage, les faisant dormir dans les deux lits qu’il possédait, un grand et un petit, deux lits qui allaient lui donner la mesure de ces crimes. Ce brigand se nommait Polypémon, qui signifie “le très nuisible”. Voici déjà un premier avertissement aux pauvres voyageurs qui osaient s’aventurer chez lui.

Et la torture que leur réservait Polypémon, ce n’est pas de dormir sur de la mauvaise literie. Le brigand offrait aux voyageurs de grande taille le petit lit et, inversement, il proposait le grand lit aux voyageurs de petite taille. Et comme il avait la manie de l’exactitude, Polypémon écartelait les voyageurs de petite taille pour que leurs membres atteignent les dimensions du grand lit, tandis qu’il coupait les membres qui dépassaient du petit lit. C’est ainsi que Polypémon – dont le nom ne lui conférait déjà pas une grande sympathie – fut surnommé “Procuste”, qui signifie “celui qui martèle pour allonger“.

Des tortures que connaîtra Procuste lui-même, puisqu’il sera tué par Thésée. En effet, dans La vie de Thésée, Apollodore nous raconte que le sixième exploit de Thésée fut de tuer Procuste de la même manière que ce dernier assassinait ses victimes : Thésée allongea Procuste sur un lit trop petit eu égard à sa taille et lui trancha la tête.

© DR

Cette légende sanglante a été maintes fois commentée, de Socrate à Edgar Poe, de Ernst Jünger à Aldous Huxley, afin de nous mettre en garde à ne pas céder au fantasme qui consiste à classer, à enfermer, à adapter le réel selon nos biais cognitifs, en réduisant l’infinie richesse d’exemplaires, étant chacun unique en son genre, à un modèle standard, à une seule façon de penser et d’agir, quitte à couper tout ce qui dépasse pour le faire rentrer dans la case souhaitée.

Chronique de Pascale SEYS, éditée par Céline Dekock


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction et iconographie | sources : rtbf.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © rtbf.be | Lire aussi, sur la conformité, dans wallonica : L’existence précède l’essence… et lycée de Versailles


Plus de presse…

Les branches de la philosophie

Temps de lecture : 3 minutes >

[…] Les domaines d’intérêt de la philosophie moderne s’appliquent aussi bien en Orient qu’en Occident, mais les noms sous lesquels ils sont connus ont été développés par les Grecs. Bien que diverses écoles puissent les diviser en sous-sections, les branches d’étude sont les suivantes :

Métaphysique

L’étude de l’existence, ainsi nommée pour le travail d’Aristote sur le sujet. Loin d’être un terme définitif à l’époque d’Aristote pour désigner l’étude de la philosophie ou de la religion, le terme métaphysique a été donné au livre d’Aristote sur le sujet par son éditeur qui l’a placé après son ouvrage Physique. En grec, méta signifie simplement après, et le titre ne visait à l’origine qu’à préciser que l’une des pièces venait après la première. Quoi qu’il en soit, le terme a depuis été appliqué à l’étude des causes premières, de la forme sous-jacente de l’existence et des définitions concernant la signification du temps et même la signification du sens.

Épistémologie

L’étude de la connaissance (du grec épistémè, connaissance, et logos, mot). L’épistémologie pose la question de savoir comment on sait ce que l’on sait, ce qu’est exactement la connaissance, comment la définir et comment savoir si le sens que l’on donne à un mot sera celui que comprendra une autre personne. Les questions épistémologiques ne semblent pas avoir préoccupé les anciens jusqu’à ce que le sujet soit abordé par les philosophes présocratiques de la Grèce et Platon après eux.

Éthique

L’étude du comportement/de l’action (du grec ta éthika, sur le caractère), un terme popularisé par Aristote dans son Éthique de Nicomaque, qu’il a écrite pour son fils, Nicomaque, comme un guide pour bien vivre. L’éthique se préoccupe de la moralité, de la manière dont on doit vivre et sur quelle base prendre des décisions. L’éthique était une préoccupation centrale de toutes les philosophies antiques, depuis la Mésopotamie, qui tentaient de déterminer la meilleure façon pour les gens de vivre, non seulement dans leur propre intérêt, mais aussi dans celui de la communauté au sens large et, enfin, conformément à la volonté des dieux.

© Min Wae Aung (Birmanie)
Politique

L’étude de la gouvernance (du grec polis, ville, et politikos, qui signifie ce qui a trait à la ville [la Cité]). Cependant, loin de se limiter à la gestion d’un gouvernement, politikos s’intéresse également à la manière d’être un bon citoyen et un bon voisin et à ce que l’on doit apporter à sa communauté. Cette branche, comme toutes les autres, a été définitivement examinée et popularisée pour la première fois dans les travaux d’Aristote en Occident, mais les questions concernant la meilleure façon de vivre avec ses voisins et ce que l’on doit à la communauté remontent à des milliers d’années dans les textes mésopotamiens, égyptiens, persans et indiens.

Esthétique

L’étude de l’art (du grec aisthetikos, sens/sentiment, ou aisthanomai, percevoir ou sentir). L’esthétique s’intéresse à l’étude de la beauté, de la perception de la beauté, de la culture et même de la nature, en posant la question fondamentale suivante : “Qu’est-ce qui fait que quelque chose de beau ou de significatif est « beau » ou « significatif » ?” Platon et Aristote donnent tous deux des réponses à cette question en tentant de normaliser objectivement ce qui est beau, tandis que le célèbre sophiste grec Protagoras (v. 485-415 av. JC environ) soutenait que si l’on croit qu’une chose est belle, alors elle est belle, et que tous les jugements sont et doivent être subjectifs car toute expérience est relative à celui qui la vit.

Ces branches n’ont pas été définies de cette manière avant l’époque des Grecs, mais les questions qu’elles posent et auxquelles elles cherchent à répondre ont été exprimées par des peuples du Proche-Orient, de l’Asie du Sud et de tout le monde antique.[…]

d’après Joshua J. Mark traduit dans WORLDHISTORY.ORG


[INFOS QUALITE] statut : validé | sources : World History Encyclopedia, une encyclopédie d’approche traditionnelle, traduite de l’anglais | mode d’édition : partage, correction, édition et iconographie | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : ©DR ; © Min Wae Aung (Birmanie).


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