NAN MADOL, la cité mystérieuse

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[LIBERATION.FR, 30 décembre 2003] Il fallait attendre. Que la mer revienne, que la marée monte vers la terre, s’infiltre entre les racines des palétuviers et gonfle les canaux où les pirogues pourraient naviguer sans racler leur coque sur la vase. Au loin, la cité de Nan Madol n’était qu’un trait d’encre, une promesse diluée entre le vert de la mangrove et l’ondulation des vagues. Une histoire oubliée.

Une histoire pourtant racontée jusqu’à plus soif dans les années 1830 par James O’Connell mais personne alors ne l’avait cru. Son navire avait fait naufrage en Micronésie et, sur l’île de Pohnpei, le marin avait épousé la fille du chef. A son retour aux Etats-Unis, il écrivit un livre et se produisit dans les cirques où il exhibait ­ ce qui faisait forte impression les tatouages infligés par les autochtones. Mais quand il en venait à décrire Nan Madol, les spectateurs secouaient la tête d’incrédulité. Comment ? Une cité de pierre désertée par ses habitants, posée sur les flots comme un bouchon sur la rivière, aux murs aussi noirs que les entrailles de l’enfer, aussi hauts que les élégantes demeures de Boston ? O’Connell n’était décidément qu’un menteur d’Irlandais !

L’existence de Nan Madol reste inconnue de la plupart des gens. A défaut d’avoir visité les statues de l’île de Pâques, les geysers bouillonnants de Nouvelle-Zélande ou l’immense roche rouge d’Uluru plantée au coeur de l’Australie, chacun, dans le Pacifique, connaît l’existence de ces sites étranges. Mais la cité lacustre de Nan Madol semble se soustraire aux regards.

À se tordre les chevilles

Non, la femme n’avait pas de cartes postales de Nan Madol. Dans sa boutique de planches et de tôles, où les poissons pêchés le matin pendaient en grappe ruisselante, elle offrait des tortues de bois sculpté, des friandises japonaises et des bouquets de noix de bétel. Elle pouvait même, pour quelques billets américains, vous emmener chez son frère qui recouvrait les incisives de ses clients d’une couche d’or. Ça fait joli sourire, disait-elle, en montrant ses dents qui brillaient d’une lumière de pépite. Descendre la rue principale de Kolonia, capitale de Pohnpei, prend quelques minutes avant d’arriver à la mer. Bredouille. Pas une seule carte postale, pas un seul dessin de la cité lacustre. “Pourquoi faire ? Il y a des endroits qu’il faut laisser dormir. Nan Madol est tabou…” A l’ombre du manguier où il prenait le frais, le chauffeur de taxi avait refusé la course. Lui-même, comme beaucoup à Pohnpei, ne s’était jamais rendu sur place mais, jurait-il, la route était mauvaise, s’effondrait en ornières et il fallait achever le chemin à pied dans une caillasse à se tordre les chevilles. Restait la voie des mers. A condition que la marée soit haute.

Assis sur le moteur de son bateau, où il trônait dans les vapeurs d’essence, l’homme attendait le retour des vagues. Nan Madol ne l’effrayait pas et il avait pour métier d’emmener les voyageurs d’île en île. Il avait ancré son embarcation dans le courant qui traverse le lagon d’une eau rapide à laquelle les particules de plancton accrochent d’infimes étoiles. Originaire de Pohnpei dont il connaissait chaque récif, il était capable, dans le miroitement aveuglant, de discerner une tête de tortue à plus de cent mètres. Le premier, il vit les flaques sombres qui avançaient sous la surface. Comme des fragments de nuit tombés à la mer, les raies mantas déployaient leurs ailes noires et naviguaient, impassibles vaisseaux de velours.

Marée haute. A nouveau, la mer court dans les veines de Nan Madol et le canot glisse sur une eau brune qui se fragmente en un labyrinthe silencieux bordé de murailles et de jungle, ancien royaume de la dynastie des Saudeleurs. Au XIe siècle, ils avaient déjà commencé la construction de leur cité lacustre sur le lagon situé au large de l’île de Temwen, et de celle de Pohnpei, comme s’il fallait sans jamais la perdre de vue s’écarter au plus loin de la terre ferme. Des milliers de vies et plusieurs siècles expirèrent avant que Nan Madol, le lieu qui se trouve entre les lieux, surgisse de l’eau, citadelle entre mer et terre. Les fondations furent de cailloux et de corail, maintenus par des barres de basalte. Sur ces plateformes émergèrent 92 îles artificielles où la vie s’organisa avec la régularité des marées, cloisonnée selon les castes et les fonctions de chacun. Une île pour les soldats, une autre pour les serviteurs. Des hangars pour les pirogues et une piscine pour les tortues qui, l’heure venue, seraient offertes en sacrifice à la grande anguille de mer, messagère entre les dieux et les hommes. Le tunnel qui s’enfonçait dans les entrailles de Nan Madol où les prêtres emportaient les ossements des disparus pour méditer dans l’obscurité. Le gros rocher contre lequel les femmes enceintes frottaient leur ventre pour que l’enfant vienne sans peine et la fenêtre magique, le bassin où les Saudeleurs se penchaient pour surveiller Pohnpei.

Encastrés dans le corail

Le canot s’égare dans le dédale des canaux où les lianes ont tissé leur toile sur les temples effondrés dont les colonnes gisent sur la rive. La plupart des bâtiments se sont désarticulés au fil du temps, mais demeure l’île fortifiée de Nan Douwas où furent enterrés les maîtres de la cité à l’abri des murailles qui dépassent la cime des cocotiers. La pierre a des reflets si métalliques que l’on s’étonne presque de ne pas l’entendre résonner quand on la frappe. La rouille de la mousse s’y accroche comme les algues sur les flancs des navires naufragés mais toujours debout, à jamais encastrés dans le corail des récifs, condamnés à une course immobile. Beaux et désespérés comme la carcasse de Nan Douwas qui, bien longtemps après que les hommes l’ont abandonnée, résiste encore à la furie des typhons et à la morsure du sel.

Magistrale leçon d’architecture pour les colonisateurs qui se succédèrent à une rapide cadence dès 1886 sur Pohnpei et dont les vestiges de la présence se résument à peu de chose. Un pan de mur espagnol contre lequel les gamins jettent leurs sacs avant d’aller courir dans le parc de Kolonia, une tour allemande et branlante près du port, quelques bunkers japonais en bord de mer. Les bâtiments ne résistèrent ni au temps ni aux bombardements de la guerre du Pacifique qui permit aux Américains de prendre possession de l’île avant que les Etats fédérés de Micronésie n’accèdent à l’indépendance en 1978. Les administrations coloniales ouvrirent les entrailles de Nan Madol. En 1907, le gouverneur allemand mourut subitement après avoir excavé une tombe à Nan Douwas et bien que la version officielle fît état d’une violente insolation, la population y vit la confirmation que la cité lacustre était maudite.

Brutale disparition

Mais comment les archéologues auraient-ils pu résister au mystère de Nan Madol ? A cette parenthèse de pierre qui s’étire sur un kilomètre et demi de long et couvre 80 hectares, construite avec des aiguilles de basalte dont la première carrière se trouve à des kilomètres de là, sur l’autre versant de Pohnpei ? Les bâtisseurs certes n’eurent pas à tailler la roche. En se refroidissant, la lave se fissure avec une rigueur géométrique pour former des colonnes à pans coupés, mais il fallut les extraire de la montagne, transporter ces poutrelles de pierre dont certaines pèsent jusqu’à 50 tonnes et qui furent soigneusement ajustées les unes aux autres, un peu comme les rondins de bois que l’on empile pour se prémunir des rigueurs de l’hiver. Si les hommes de science rejetèrent toute intervention divine, qui reste l’évidence pour beaucoup d’habitants de Pohnpei, ils ignorent par quels moyens fut construite la cité lacustre. Mais ils ne purent qu’admettre que tous les détails de la vie quotidienne sur Nan Madol, récités de génération en génération, furent confirmés par les résultats des fouilles archéologiques. La mémoire a traversé les siècles et les gens de l’île ont conservé intacte l’histoire des Saudeleurs bien que leur savoir-faire n’ait pas été transmis. Pas un édifice à Pohnpei pour évoquer l’architecture d’une civilisation qui a brutalement disparu. Nan Madol fut désertée sans que l’on sache pourquoi. Est-ce que la maladie, la famine ou l’inexorable montée des eaux, qui aujourd’hui a balayé les îles les plus basses, avait poussé les habitants à s’enfuir ?

Quand James O’Connell s’aventure à Nan Madol, la cité lacustre avait été abandonnée depuis plus d’un siècle et, déjà, avait la réputation d’un lieu où il ne fallait pas s’aventurer. Y résonne toujours l’écho d’une civilisation dont l’ampleur échappa aux grands navigateurs qui explorèrent le Pacifique. De la femme lascive au cruel cannibale, les images qu’ils ramenèrent en Europe furent celles d’une culture primitive sans suspecter que les îles océaniques avaient abrité des civilisations magistrales. Pourtant, toute la Micronésie porte la marque de ces peuples disparus.

A Kosrae, sur la petite île de Lelu, derrière les jardins du village reposent les ruines basaltiques d’une autre cité abandonnée. A Babeldoab, dans la république de Palau, où les flancs des collines portent encore la trace d’un entrelacs de terrasses et d’escaliers construits au XIe siècle, sont alignées 37 immenses pierres qui pèsent chacune plus de cinq tonnes et dont on ignore toujours l’origine et la fonction. Peut-être les piliers d’une maison assez vaste pour accueillir plusieurs milliers d’habitants. Nombreux sont les indices de ces cultures mégalithiques qui ont élevé des monuments de pierre sur les îles de Micronésie puis, sans que l’on sache pourquoi, se sont évanouies dans l’océan.

La légende raconte que Nan Madol ne serait que le reflet d’une autre cité qui repose au fond du lagon. Intacte alors que Nan Madol se désagrège sans que les habitants de l’île s’en émeuvent, comme s’il était inutile de retenir à flot ces radeaux de pierre. Trop étranges pour y trouver de quoi s’enorgueillir. Trop différents de leur propre culture pour ne pas s’effrayer de cette dépouille abandonnée par d’autres. C’est peut-être pour cette raison que Nan Madol s’effacera sans avoir été révélée. Personne ne l’a reçue en héritage.

Florence Decamp


Ruines de Nan Madol © Shutterstock

[DAILYGEEKSHOW.COM, 15 octobre 2024] À l’ère moderne, les défis climatiques que nous affrontons sont sans précédent. L’élévation des températures, l’intensification des phénomènes météorologiques extrêmes et la montée des océans menacent les sociétés contemporaines. Cependant, l’histoire offre un exemple frappant d’une civilisation autrefois prospère qui a été terrassée par des bouleversements climatiques. Il s’agit de la dynastie Saudeleur sur l’île Pohnpei, dans l’océan Pacifique, qui régna depuis la capitale de Nan Madol. L’étude est publiée dans la revue PNAS Nexus.

Pohnpei et la gloire de Nan Madol

Pohnpei, une île située entre Honolulu et Manille, fait partie des États fédérés de Micronésie. Avec une superficie comparable à celle de la ville de Philadelphie, elle est aujourd’hui principalement dépendante de l’agriculture et des aides financières des États-Unis. Pourtant, il y a environ un millénaire, cette île abritait une société florissante. Vers le Xe siècle, la dynastie Saudeleur établit la ville de Nan Madol, un complexe monumental composé de structures mégalithiques qui servaient de centre politique et religieux pour la dynastie.

Cette capitale se distinguait par son architecture impressionnante, avec plus de 100 îlots artificiels construits à partir de blocs de basalte et de débris coralliens, séparés par des canaux navigables et entourés de digues. À son apogée, Nan Madol était un vibrant centre de pouvoir, reflétant la prospérité de la dynastie. Cependant, au début du XVe siècle, cette dynamique s’est soudainement interrompue. La construction dans la ville a cessé brusquement, et Nan Madol a été progressivement abandonnée.

La chute de Nan Madol

L’abandon de Nan Madol coïncide avec une période de bouleversements climatiques appelée le Petit Âge glaciaire, qui s’est installé vers 1300. Ce changement climatique a profondément modifié le climat du Pacifique tropical, rendant la région plus froide et plus sèche. Ces transformations ont provoqué des tempêtes plus fréquentes, ainsi qu’une baisse significative du niveau de la mer. Selon les chercheurs, cela a gravement perturbé les sociétés insulaires de la région, réduisant les ressources disponibles, notamment alimentaires.

Le professeur Patrick Nunn, géographe à l’université de Sunshine Coast en Australie, explique que cet événement a marqué un tournant pour les sociétés insulaires du Pacifique. Une baisse du niveau de la mer de 70 à 80 centimètres aurait réduit les ressources côtières vitales pour la subsistance des habitants, les forçant à repenser leur organisation sociale et économique.

En plus du refroidissement global, les événements climatiques extrêmes liés à l’oscillation australe El Niño (ENSO) ont probablement joué un rôle crucial dans la déstabilisation de la société de Pohnpei. L’ENSO est un phénomène climatique qui provoque des variations spectaculaires du niveau de la mer, des sécheresses, des tempêtes violentes et une baisse des récoltes, avec des conséquences sociales dévastatrices. Ces événements, encore mal compris aujourd’hui, ont sans doute eu un impact similaire sur les habitants de Nan Madol, compliquant encore la gestion des ressources locales.

L’équipe de chercheurs a daté les matériaux retrouvés sur le site de Nan Madol en utilisant des techniques avancées, comme la datation à l’uranium-thorium et au carbone. Ils ont découvert que la population locale investissait beaucoup d’efforts dans la réparation des infrastructures endommagées par les catastrophes naturelles et dans la protection contre les futures inondations. Cependant, ces efforts constants n’ont pas suffi à empêcher la chute de la société. Les phénomènes climatiques imprévisibles et les pressions environnementales ont conduit à l’effondrement de la dynastie Saudeleur et à l’abandon progressif de la capitale.

Une leçon pour notre avenir

À une époque où les effets du réchauffement climatique se font de plus en plus sentir, l’histoire de cette cité perdue nous offre un miroir inquiétant de notre propre avenir. Alors que le niveau des mers continue de monter et que les événements climatiques extrêmes se multiplient, les îles du Pacifique, tout comme d’autres régions côtières à travers le monde, sont confrontées à des défis similaires à ceux auxquels les habitants de Pohnpei ont dû faire face il y a des siècles.

Les décennies à venir devraient voir davantage d’îles inondées et une augmentation du nombre de réfugiés climatiques en raison de l’intensification actuelle de la variabilité ENSO dans l’océan Pacifique et de son pendant, le dipôle de l’océan Indien, dans l’océan Indien, ainsi que de l’élévation du niveau de la mer supérieure à 3 mm/an “, écrit l’équipe.

La résilience des sociétés humaines face aux bouleversements climatiques a toujours été mise à l’épreuve, mais comme le montre l’exemple de Nan Madol, cette résilience a ses limites. Aujourd’hui, les communautés insulaires doivent choisir entre investir massivement dans des infrastructures pour se protéger contre les marées montantes, ou bien abandonner leurs terres ancestrales. Les chercheurs soulignent que la montée des réfugiés climatiques, les inondations massives et la disparition de villages entiers sont des réalités auxquelles nous serons confrontés dans un avenir proche.

Eric Rafidiarimanana


PHILOMAG.COM : Sei Shônagon, Notes de chevet (X-XIe siècle)

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Les Notes de chevet de Sei Shônagon (Xe-XIe siècle) sont un classique de la littérature médiévale nippone. Dame de compagnie à la cour impériale de Kyôto, elle y collectionne les choses qui lui rendent l’existence douce et aimable. Elle y énumère des noms de fleurs, d’oiseaux, d’étangs, partage quelques anecdotes, souvenirs ou inventions. Autant d’éléments qui font le sel de la vie – qu’on ne l’ait jamais perdu ou qu’il nous soit enfin rendu.


Le texte suivant est extrait d’un cahier central de PHILOMAG.COM, préparé par Victorine de Oliveira. Le numéro 140 de juillet 2020 était consacré au Goût de la vie : “Après l’épreuve du confinement et de la maladie, nous avons eu envie d’ouvrir la fenêtre, de sortir, de respirer… et de nous demander à quoi tient le goût de la vie. Existe-t-il un simple plaisir d’exister ? Devons-nous préférer le bien-être (stable) à la jouissance (flamboyante) ? Avons-nous besoin de rituels ? Et surtout, nous nous sommes posés une question vertigineuse : est-ce toujours après les épreuves, les deuils, les crises, les expériences négatives, que nous retrouvons – décuplée – notre joie de vivre ?”

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Introduction

Ce printemps, l’aurore… Ce printemps, l’aurore est inachevée. Le soleil se lève, lance ses premiers rayons dans les rues de Paris, toque aux volets encore fermés de ceux qui n’iront pas travailler. Personne pour en profiter. La France confinée regarde le ciel depuis sa fenêtre.

Choses particulières. La cour du Louvre déserte, mis à part un vigile au téléphone et son chien. Pédaler en zigzaguant tout le long de l’avenue de l’Opéra. La rue de Rivoli sans voitures. Traverser sans regarder. Un coucher de soleil place Pigalle bercé par le chant des oiseaux. Des SDF, beaucoup. Du plastique partout. Une rame de métro vide.

Arbres. Le paulownia sous ma fenêtre dont les quinze jours de floraison sont restés presque sans témoin. Les platanes du boulevard de Clichy, dont le pollen s’est mêlé aux applaudissements de 20 heures. Les allergies ont eu ce printemps une lourdeur particulière. D’autres platanes, avenue Trudaine, sous lesquels les enfants jouaient au ballon, malgré tout. Sur un banc, pour peu que leur feuillage laisse passer un rayon de soleil, on y faisait parfois une entorse à son attestation.

Choses qui font battre le cœur. Le regard du caissier du supermarché, le reste de son visage masqué. La nuit immobile. Une silhouette qui nous suit peut-être.

Choses qui font naître un doux souvenir du passé. Les chaises empilées derrière les vitrines des cafés fermés. Un rayon de soleil qui éclaire les verres sagement alignés sur leur étagère. Des affiches de théâtre : le spectacle devrait s’être achevé depuis un mois ou avoir commencé il y a deux semaines.

Fêtes. Celle que l’on fera quand tout cela sera terminé. Celle que l’on tente déj à, en petit comité, avec un brin de culpabilité – le cœur n’y est pas. Celle qui semble remonter à une autre vie – corps suants entrechoqués, verres échangés sans même faire exprès, l’heure qu’on oublie de regarder.

Choses que l’on a grand hâte de voir ou d’entendre. Un café brûlant posé sur le zinc. La possibilité d’engager la conversation à moins d’un mètre. Des masques chirurgicaux pour tous. Le temps où il ne sera plus nécessaire d’en porter.

L’auteur

On ne sait pas grand-chose de la vie de la dame de compagnie et écrivaine Sei Shônagon. Ce nom est d’ailleurs plutôt un surnom, shonagon signifiant « troisième sous-secrétaire d’État » – il renvoie sûrement à la fonction exercée par l’un de ses parents. Elle naît aux environs de 965 dans une famille de notables qui accorde une grande place à la littérature, à la poésie et à l’érudition. Elle entre au palais impérial en 990 et se met au service de la princesse Sadako, âgée de 15 ans, épouse de l’empereur Ichijô, lui-même âgé de 10 ans. À la mort en couches de Sadako en l’an 1000, on perd complètement la trace de Sei Shônagon au point qu’on ne connaît même pas la date de son décès. Ses Notes de chevet s’inscrivent dans une tradition littéraire qui, entre les Xe et XIe siècles, s’écrit surtout au féminin. Si les hommes se concentrent sur la poésie, les femmes de la cour ont le champ libre pour la prose, jugée moins noble. Ces dernières explorent le registre de l’intime avec des journaux, des notes, parfois des romans dont l’intrigue se situe la plupart du temps au Palais. Autant de classiques de la littérature nippone médiévale tous signés par des femmes: Journal d’une libellule (anonyme, fin du Xe siècle), Journal de Sarashina (milieu du XI’ siècle) ou encore Le Roman de Genji (vers l’an 1000) de la dame d’honneur Murasaki Shikibu. Nous sommes alors en pleine ère Heian (794-n85), considérée comme l’apogée de la cour impériale japonaise, alors située à Kyôto, et de toute la littérature et des arts qui lui sont liés.

Le texte

Soumise à une étiquette stricte, la vie d’une dame de compagnie à la cour impériale de Kyôto n’en était pas moins très libre. En témoignent les Notes de chevet de Sei Shônagon. Si elles comportent quelques choses désolantes ou  choses dont on n’a aucun regret, elles sont pour l’essentiel une collection d’instants et de choses qui ravissent son autrice. Tantôt simples énumérations (de noms d’arbres, de fleurs, d’édifices, d’étangs), tantôt anecdotes du Palais où s’intercalent des poèmes, ces notes célèbrent avec délicatesse et raffinement les plaisirs d’une vie sans ombre… ou dont l’ombre s’est enfin dissipée.


Les extraits

EAN9782070705337

 

SEI SHONAGON, Notes de chevet (extraits, Paris : Gallimard, Connaissance de L’orient n°5, 1985, traduit du japonais par André Beaujard en 1934)

1. Au printemps, c’est l’aurore que je préfère.

La cime des monts devient peu à peu distincte et s’éclaire faiblement. Des nuages violacés s’allongent en minces traînées. En été, c’est la nuit. J’admire, naturellement, le clair de lune ; mais j’aime aussi l’obscurité où volent en se croisant les lucioles. Même s’il pleut, la nuit d’été me charme. En automne, c’est le soir. Le soleil couchant darde ses brillants rayons et s’approche de la crête des montagnes. Alors les corbeaux s’en vont dormir, et en les voyant passer, par trois, par quatre, par deux, on se sent délicieusement triste. Et quand les longues files d’oies sauvages paraissent toutes petites ! c’est encore plus joli. Puis, après que le soleil a disparu, le bruit du vent et la musique des insectes ont une mélancolie qui me ravit. En hiver, j’aime le matin, de très bonne heure. Il n’est pas besoin de dire le charme de la neige ; mais je goûte également l’extrême pureté de la gelée blanche ou, tout simplement, un très grand froid ; bien vite, on allume le feu, on apporte le charbon de bois incandescent ; voilà qui convient à la saison. Cependant, à l’approche de midi, le froid se relâche, il est déplaisant que le feu des brasiers carrés ou ronds se couvre de cendres blanches.

2. Les époques.

Parmi les époques, j’aime le premier mois, le troisième mois, les quatrième et cinquième mois, le septième mois, les huitième et neuvième mois, le douzième mois ; tous ont leur charme dans le cours des saisons. Toute l’année est jolie. […]

8. Marchés.

Le marché de Tatsu. Parmi tous les marchés du Yamato, celui de Tsuba mérite une attention particulière, car les pèlerins qui vont au temple de Hacé ne manquent pas de s’y arrêter peut-être a-t-il avec Kwannon une affinité spéciale ? Les marchés d’Ofouça, de Shikama, d’Asuka.

9. Gouffres.

Le gouffre de Kashikofuchi. Il est très amusant de se demander quel esprit profond on a pu lui trouver pour lui donner ce nom ! Le gouffre de Naïriço. À qui cet avis était-il destiné, par qui peut-il avoir été donné ? Le gouffre d’Aoïro me charme aussi beaucoup : on en aurait pu faire le costume des chambellans. Les gouffres d’Inaboutchi, de Kakouré, de Nozoki, de Tama’0 [ … ]

13. Edifices.

La Porte de la garde du corps. Le Palais de la Deuxième avenue et  celui de la Première avenue sont beaux aussi. Les Palais de Somedono, de Seka, de Sugawara, de Rén’zéi, de Suzaku. Le Palais où résida l’empereur qui avait abdiqué. Les Palais d’Ono, de Kôbaï, d’Agata-no-ido ; le Palais de la Troisième avenue orientale, le Petit Palais de la Sixième avenue, le Petit Palais de la Première avenue.

Sur l’écran dressé devant la baie ouverte au nord de la salle qui occupe l’angle du nord-est, au Palais pur et frais, on voyait représenté l’Océan déchaîné, avec les êtres horribles qui l’habitent : des monstres aux longs bras, aux jambes démesurées. Quand la porte de la chambre où se tenait l’Impératrice était ouverte, nous voyions constamment ces affreuses peintures, et nous avions accoutumé d’en rire avec répugnance. Un jour, nous nous divertissions ainsi ; près de la balustrade, on avait placé de grands vases de porcelaine verte, et on y avait mis quantité de branches de cerisier, longues d’environ cinq pieds, dont les fleurs ravissantes débordaient jusqu’à cette balustrade. Vers midi, arriva le Seigneur premier sous-secrétaire d’État. Il portait un manteau de cour, couleur de cerisier, à peine assoupli, et un pantalon à lacets, d’un violet sombre. Son blanc vêtement de dessous dépassait un peu et laissait voir un joli dessin cramoisi
foncé. Comme !’Empereur se trouvait auprès de son Épouse, le Sous-secrétaire vint, pour parler au Souverain, s’asseoir sur le plancher, dans l’étroit espace devant la porte. Derrière le store étaient les dames d’honneur, avec leurs amples manteaux chinois, couleur de cerisier, qu’elles laissaient retomber sur leurs épaules, leurs costumes couleurs de glycine, de kerrie, de toutes les nuances aimées, dont beaucoup débordaient sous le store qui pendait, jusqu’à mi-hauteur, devant l’entrée de la galerie du nord. À ce moment, on servit le dîner dans les appartements impériaux. Il y eut un grand bruit de pas, et nous entendîmes distinctement quelqu’un ordonner: “Faites place, faites place !” L’aspect du ciel pur et serein était merveilleux, et quand les chambellans eurent apporté les derniers plats, le dîner fut annoncé ; l’Empereur sortit par la porte du milieu, accompagné par le Sous-secrétaire d’État, qui revint ensuite près des fleurs. L’impératrice écarta son écran et s’avança sur le seuil. Tout, en cet instant, charmait les yeux, et les dames, ravies, sentaient s’évanouir dans leur esprit le souvenir de toutes choses. Alors, le Sous-secrétaire, chanta d’une voix lente la vieille poésie :

Les mois et les jours
Se succèdent ; mais
Le mont Mimoro
Demeure à jamais !

Je trouvai cela très joli, et vraiment, j’aurais désiré que cette splendeur durât mille années.

Avant même que les dames qui servaient eussent appelé les gens pour leur faire emporter les tables, l’Empereur passa dans l’appartement de notre maîtresse. Il m’ordonna de frotter le bâton d’encre de l’écritoire et, pendant qu’il me parlait, j’avais les yeux au ciel. Je ne pensais qu’à le contempler ; j’aurais voulu le regarder ainsi encore plus longtemps que, tout à l’heure, l’Impératrice. Il plia une feuille d’élégant papier blanc et nous dit: “Que chacune écrive là-dessus une ancienne poésie, la première dont il lui souviendra.” “Comment faire ?” demandai-je au Sous-secrétaire d’État, qui était dehors, devant le store ; mais il me répondit : “Dépêchez-vous d’écrire et de présenter à Sa Majesté ce que vous aurez fait, les hommes ne doivent se mêler de rien.” Puis, prenant l’écritoire de !’Empereur, il nous pressa en répétant : “Vite, vite, sans réfléchir, même Naniwazu, n’importe quoi : ce qui pourra vous venir à l’esprit !” Je ne sais ce qui m’intimida tellement; mais un rouge me monta au visage, et je me sentis toute troublée. Tout en s’étonnant de mon émoi, les demoiselles nobles écrivirent deux ou trois poèmes, sur le printemps, sur l’âme des fleurs, puis elles me dirent que c’était mon tour, et j’écrivis alors la poésie :

Les années ont passé,
Et j’ai vieilli.
Cependant,
Quand je regarde les fleurs,
Je n’ai plus de soucis. [ … ]

18. Choses qui font battre le cœur.

Des moineaux qui nourrissent leurs petits.
Passer devant un endroit où l’on fait jouer de petits enfants.
Se coucher seule dans une chambre délicieusement parfumée d’encens.
S’apercevoir que son miroir de Chine est un peu terni.
Un bel homme, arrêtant sa voiture à votre porte, dit quelques mots pour annoncer sa visite.
Se laver les cheveux, faire sa toilette et mettre des habits tout embaumés de parfum.
Même quand personne ne vous voit, on se sent heureuse, au fond du cœur.
Une nuit où l’on attend quelqu’un. Tout à coup, on est surpris par le bruit de l’averse que le vent jette contre la maison.

19. Choses qui font naître un doux souvenir du passé.

Les roses trémières desséchées.
Les objets qui servirent à la fête des poupées.
Un petit morceau d’étoffe violette ou couleur de vigne, souvenir de la confection d’un costume, et que l’on découvre dans un livre où il était resté, pressé.
Un jour de pluie, où l’on s’ennuie, on retrouve les lettres d’un homme jadis aimé.
Un éventail chauve-souris de l’an passé.
Une nuit où la lune est claire.

20. Choses qui égayent le cœur.

Beaucoup d’images de femmes, habilement dessinées, avec de jolies légendes.
Au retour de quelque fête, les voitures sont pleines, et on en voit déborder les vêtements des dames. De nombreux serviteurs les escortent ; les conducteurs guident bien les bœufs et font courir les équipages.
Une lettre écrite sur du papier de Michinoku blanc et joli, avec un pinceau si fin qu’il semblerait ne pouvoir tracer même le plus mince trait.
L’aspect d’un bateau qui descend la rivière.
Des dents bien noircies.
À « égal ou inégal » , jouer souvent « égal » .
Une étoffe de soie très souple, tissue de jolis fils chinés.
Les pratiques magiques de purification, destinées à empêcher les effets des mauvais sorts, exécutées au bord d’une rivière, par un devin qui parle bien.
De l’eau qu’on boit quand on se réveille la nuit.
À un moment où l’on s’ennuie, arrive un visiteur qui n’est ni trop intime ni trop étranger ; il fait la chronique de la société, il raconte ce qui s’est passé dernièrement, choses plaisantes, détestables ou curieuses, touchant ceci ou cela, affaires publiques et privées ; il parle sans ambiguïté, mais dit tout juste ce que l’on peut entendre. Cela charme le cœur.
Lorsqu’on visite un temple shintoïste ou bouddhique, et qu’on fait dire des prières, on est heureux d’entendre les bonzes, si c’est dans un temple bouddhique, ou les prêtres inférieurs, si c’est dans un temple shintoïste, réciter d’une voix agréable, sans arrêt, mieux même qu’on ne l’avait espéré.
Une voiture de cérémonie, couverte de palmes, qui avance avec une sereine lenteur. Si elle va vite, cela semble inconsidéré, sans dignité. C’est la voiture treillissée que le conducteur doit faire courir. À peine a-t-on aperçu celle-ci
qui sort d’une porte ! Elle est déjà passée, et l’on ne voit plus que les hommes d’escorte qui la suivent en courant. Il est charmant de se demander qui ce peut être. Mais si cette voiture va lentement, si on l’a trop longtemps devant les yeux, cela ne convient plus du tout.
Les bœufs doivent avoir le front très petit, tacheté de blanc il est bien qu’ils aient le dessous du ventre et le bas des jambes blancs, ainsi que l’extrémité de la queue. Les chevaux doivent être pie alezan, ou gris, ou très noirs avec des balzanes et des taches blanches aux épaules ; ou encore aubères avec la crinière et les jambes très claires. Il faut qu’on dise en les voyant : “Pour vrai, c’est une crinière faite avec le fil que donne l’écorce du mûrier !”
Le conducteur d’une voiture à bœufs doit être grand, avoir des cheveux décolorés par le soleil et une face bronzée. Il sied qu’il ait l’air intelligent.
Les valets de pied, les hommes d’escorte doivent être sveltes. Du reste, j’aime aussi à voir tels, au moins tant qu’ils sont jeunes, les hommes de qualité. Les gens trop gras me paraissent toujours avoir envie de dormir.
Les pages doivent être petits, avoir de beaux cheveux dont l’extrémité vienne frôler doucement leur cou. Il faut qu’ils aient une jolie voix, et parlent très respectueusement. C’est alors parfait.
J’aime qu’un chat ait le dos noir, et tout le reste blanc.
Un prédicateur doit avoir la figure agréable. Lorsqu’on tient les yeux fixés sur son visage, on sent mieux la sainteté de ce qu’il explique. Quand on regarde ailleurs, sans qu’on le veuille on oublie d’écouter ; ainsi, quand le prédicateur est laid, on craint toujours de mériter la punition du Ciel. Il me faut quitter ce sujet. Si mon âge s’y prêtait un peu mieux, j’aurais pu écrire là-dessus, au risque d’encourir le châtiment céleste ; mais, maintenant, la peine serait trop effrayante. Il y a des gens qui, entendant parler d’un prêtre particulièrement vénérable et pieux, se précipitent pour arriver les premiers à l’endroit où l’on dit qu’il prêche. Il me semble que s’ils agissent de la sorte, justement dans le même esprit de péché que moi, ils feraient mieux de rester chez eux. […]

Au septième mois, la chaleur est extrême ; on laisse tout ouvert, la nuit comme le jour, et l’on tarde à se coucher ; mais c’est ravissant, quand on s’éveille par un beau clair de lune, et qu’on regarde au-dehors. Même la nuit sombre me plaît ; il est bien inutile de vanter le charme de la lune pâle, à l’aurore. Tout près du bord, sur le plancher bien poli de la véranda, on étend, pour un moment, une jolie natte. Il ne faut pas pousser l’écran de trois pieds au fond de la pièce, mais le dresser au bord de la galerie extérieure ; autrement, cela semblerait bien mystérieux.
Quittant son amie, le galant vient sans doute de partir. La dame a rabattu sur sa tête un vêtement violet clair, avec une doublure très foncée. À l’endroit, la nuance du tissu n’est pas du tout pâlie, et le lustre du damas qui le double n’est pas beaucoup fané non plus. Elle paraît dormir, elle a un vêtement simple, couleur de clou de girofle, une jupe de soie raide, écarlate foncé, dont les cordons de ceinture sortent, très longs, de dessous son vêtement et semblent encore dénoués. Ses cheveux s’amoncellent à son côté, on se dit qu’ils doivent être bien longs quand ils ondoient librement. Mais voici qu’un homme arrive, venu on ne sait d’où, alors que le paysage d’aurore est tout couvert d’une épaisse brume. Il a un pantalon à lacets violet, une jaquette de chasse couleur de girofle, mais si claire qu’on pourrait se demander si elle est teinte, un vêtement blanc sans doublure, de
soie raide, et un habit de soie foulée très brillante, écarlate.
Le brouillard a mouillé ses vêtements, qu’il laisse négligemment pendre.  Les cheveux de ses tempes sont un peu en désordre ; il a l’air de les avoir, sans soin, fourrés sous son bonnet laqué. Avant que la rosée des liserons fût tombée, il a quitté son amie ; il pensait à la lettre qu’il va écrire, mais le chemin lui semble long, il fredonne : “Les jeunes tiges de chanvre.”
Il allait à son poste au Palais ; pourtant, comme la fenêtre de treillis n’est pas baissée, il déplace légèrement le store, d’un côté, puis regarde à l’intérieur de la chambre. Il se dit, amusé, que sans doute, ici, tout à l’heure, un homme s’est levé pour partir. Peut-être celui-ci songeait-il, comme lui, au charme de la rosée ? Après un moment, il voit près de l’oreiller un éventail étalé, fait de papier violet pourpre tendu sur du bois de magnolia. Au pied de l’écran sont éparpillées des feuilles, étroites et longues, d’épais papier de Mitchinokou, les unes bleu foncé, les autres écarlates, et quelques-unes dont la nuance est un peu pâlie. La dame se doute qu’il y a là quelqu’un, elle regarde de dessous son vêtement, et l’aperçoit, souriant, appuyé sur le bord de la fenêtre. Ce n’est pas un homme avec qui elle doive se gêner ; mais comme elle n’a pas l’intention d’entrer en relation avec lui, elle regrette qu’il l’ait vue ainsi librement. “Oh ! quel long sommeil, ce matin, après la séparation !” s’écrie-t-il, entrant jusqu’à mi-corps en dedans du store. “Assurément, répond-elle, vous dites cela parce que vous êtes fâché d’avoir laissé votre amie alors qu’il n’y avait pas encore de rosée.” Peut-être est-il superflu de noter spécialement ces jolies choses, et pourtant on ne saurait, sans en être charmé, les voir ainsi converser tous les deux.
L’homme se penche et, avec son éventail, il amène à lui celui qui est contre l’oreiller ; mais elle se demande s’il ne vient pas trop près d’elle ; le cœur battant, elle se retire un peu en arrière. Alors il prend l’éventail, le regarde, et murmure avec un soupçon de dépit: “Voilà bien de la froideur !” Cependant le plein jour est venu, et l’on entend de nombreuses voix. Tout à l’heure, il se hâtait, pour écrire à son amie avant que l’on pût voir se dissiper la brume, et maintenant on s’inquiète en pensant qu’il ne semble guère pressé.
L’homme qui, ce matin, a quitté cette maison-ci, a écrit une lettre (on se demande en combien de temps) et il l’a envoyée, attachée à un rameau de lespédèze20 encore tout humide de rosée. Pourtant, comme il y a quelqu’un avec la dame, le messager ne peut lui remettre sa missive. Le parfum d’encens dont elle est tout imprégnée parait délicieux. Lorsqu’il deviendrait
trop inconvenant pour lui de rester, le visiteur s’en va. Il est sans doute amusant de se dire que, peut-être, une pareille scène s’est passée dans la maison d’où il venait lui-même !

21. Fleurs des arbres.

J’aime la fleur du prunier, qu’elle soit foncée ou claire ; mais la plus jolie, c’est celle du prunier rouge. J’aime aussi un fin rameau fleuri de cerisier, avec ses corolles aux larges pétales, et ses feuilles rouge foncé.
Les fleurs de glycine, tombant en longues grappes, aux belles nuances, sont vraiment superbes.
Pour la fleur de la deutzie, elle est d’un rang inférieur, et n’a rien qu’on puisse vanter.
Cependant, la deutzie fleurit à une époque agréable ; on la trouve charmante quand on pense que, peut-être, un coucou se cache dans son ombre. Au retour de la fête de Kamo, dans les environs de la lande de Murasaki, que c’est joli lorsqu’on voit, autour des pauvres chaumières, les haies hirsutes, toutes blanches de ces fleurs. On dirait des vêtements blancs mis sur d’autres, verts, et aux endroits où il n’y a pas de fleurs, cela ressemble à une étoffe de couleur “feuille verte et feuille morte”. C’est ravissant.
Vers la fin du quatrième mois et le début du cinquième, les orangers, au feuillage vert foncé, sont couverts de fleurs blanches, et quand on les admire, mouillés par la pluie, de grand matin, il semble qu’ici-bas rien n’ait un pareil charme. Si parmi les fleurs on peut découvrir, se détachant très nettement, des fruits mûrs qui paraissent des boules d’or, alors le tableau ne le cède pas même à celui des cerisiers humides, le matin, de rosée. Au reste, il n’est pas besoin de dire le charme de l’oranger, peut-être parce qu’on pense qu’il a avec le coucou une affinité particulière. La fleur du poirier est la chose la plus vulgaire et la plus déplaisante qui soit au monde. On ne la garde pas volontiers près des yeux, et l’on ne se sert pas d’un rameau de poirier pour y attacher même un futile billet.
Quand on voit le visage d’une femme qui manque d’attrait, c’est à la fleur du poirier qu’on l’assimile, et, en vérité, à cause de sa couleur, cette fleur parait sans agrément. Pourtant, en Chine, on lui trouve une grâce infinie, on la chante dans les poèmes. Si, la jugeant laide, on réfléchit que quelque chose doit expliquer ce goût des Chinois, et si on la regarde attentivement, on croit distinguer au bord des pétales une jolie nuance rose, si faible qu’on n’est pas sûr de ses yeux. On a comparé la fleur du poirier au visage de Yô Ki-hi, lorsqu’elle vint en pleurant vers l’envoyé de l’Empereur, et l’on a dit : “Le rameau fleuri du poirier est couvert des gouttes qu’y a laissées la pluie printanière.” Aussi bien, quand je songe qu’il ne s’agit pas là d’un éloge médiocre, je me dis qu’aucune autre fleur n’est, sans doute, si merveilleusement belle.
La fleur violet-pourpre du paulownia est aussi très jolie. Je n’aime pas la forme de ses larges feuilles étalées ; cependant, je n’en puis parler comme je ferais d’un autre arbre.
Quand je pense que c’est dans celui-ci qu’habiterait l’oiseau fameux en Chine, je ressens une impression singulière. À plus forte raison, lorsque avec son bois, on a fabriqué une guitare, et qu’on en tire toutes sortes de jolis sons, les mots ordinaires suffisent-ils pour vanter le charme du paulownia ? C’est un arbre vraiment superbe !
Bien que le mélia ne soit pas un bel arbre, sa fleur est fort jolie. Chaque année, on ne manque pas de le voir, quand vient la fête du cinquième jour, au cinquième mois, avec ses fleurs déformées par la sécheresse. C’est charmant aussi.

22. Étangs.

L’étang de Katsumata, celui d’Iwaré. L’étang de Nihéno. Il est bien amusant, quand on va au temple de Hase, d’y voir les oiseaux aquatiques s’envoler sans cesse avec bruit.
L’étang de Mizounashi. Comme je demandais un jour pourquoi on l’avait ainsi nommé, on me répondit que, même quand il pleut beaucoup, au cinquième mois et toute l’année, on n’y aperçoit pas d’eau. Mais on ajouta que certaines années où le soleil brille splendidement, l’eau y coule en abondance au début du printemps. “Ce n’est pas sans raison, aurais-je voulu répondre, qu’on lui a donné son nom, s’il est desséché ; pourtant, comme il y a aussi des moments où l’eau y coule, il me semble qu’on n’a guère réfléchi.”
L’étang de Sarouçawa. Un empereur, ayant entendu dire qu’une demoiselle de la Cour s’y était jetée, serait allé, à ce que l’on raconte, voir cet étang. Cela me charme, et il est inutile de dire combien je suis émue que Hitomaro, ait chanté les cheveux dénoués flottant sur l’eau.
L’étang d’Omaé. Il est curieux de se demander à quoi ont pensé ceux qui lui ont attribué ce nom.
L’étang de Kagami. L’étang de Sayama. Peut-être trouve-t-on celui-ci joli parce que l’onse rappelle, charmé, la poésie sur la bardane. L’étang de Koïnouma. Celui de Hara. Il est charmant qu’autrefois on ait dit à propos de lui : “Ne coupez pas les sargasses !” L’étang de Masuda.

23. Fêtes.

Rien n’égale en beauté la fête du cinquième mois. Les parfums de l’acore et de l’armoise se mélangent, et c’est d’un charme singulier. Depuis l’intérieur des Neuf Enceintes jusqu’aux demeures des gens du peuple les plus indignes d’être nommés, chacun pose ces feuilles en travers de son toit, et veut couvrir le sien mieux que les autres. C’est merveilleux aussi, et en quelle autre occasion voit-on pareille chose ?
Ce jour-là, le ciel était couvert de nuages. Au Palais de l’impératrice, on avait apporté, du service de la couture, des boules contre les maladies avec toutes sortes de fils tressés qui pendaient ; on les avait fixées à gauche et à droite du pilier de l’appartement central, où est dressé l’écran. On remplaça ainsi les boules contre les maladies qu’on avait préparées, le neuvième jour du neuvième mois, en enveloppant des chrysanthèmes dans de la soie raide ou damassée, et qui étaient restées fixées à ce pilier durant des mois, puis on les jeta. De même les boules que l’on suspend le cinquième jour du cinquième mois devraient peut-être demeurer jusqu’à la fête des chrysanthèmes ; mais comme tout le monde, pour attacher n’importe quoi, en arrache des fils, après peu de temps il n’en reste rien.
On offre les présents de la fête, les jeunes personnes fichent des acores dans leurs cheveux, elles cousent à leurs manches des billets de retraite, elles fixent, d’une manière ou d’une autre, avec une tresse aux couleurs dégradées, à leur manteau chinois ou à leur veste, de longues racines d’acore ou de jolis rameaux. On ne peut dire que ce soit merveilleux, mais c’est bien joli ; d’ailleurs, y a-t-il personne qui songe aux cerisiers sans enthousiasme parce qu’ils fleurissent chaque printemps?
Les fillettes qui vont et viennent aux carrefours ont attaché à leurs vêtements les mêmes choses que les dames, mais en les proportionnant à leur taille ; elles se disent qu’elles ont fait là quelque chose d’admirable, elles considèrent sans cesse leurs manches en les comparant à celles de leurs compagnes. Je trouve à tout cela un charme que je ne puis rendre ; mais il est plaisant aussi d’entendre crier ces fillettes quand les pages, qui jouent familièrement avec elles, leur prennent leurs racines d’acore ou leurs rameaux.
C’est également gracieux lorsqu’on enveloppe des fleurs de méfia dans du papier violet, ou qu’on fait, en mettant des feuilles d’acore dans du papier vert, des rouleaux minces qu’on lie, ou encore lorsqu’on attache du papier blanc aux racines. Les dames qui ont reçu des lettres dans lesquelles on avait enveloppé de très longues racines d’acore veulent, pour répondre, écrire de bien jolies choses, et se consultent entre amies. Il est amusant de les voir se montrer mutuellement les réponses qu’elles préparent.
Les gens qui ont envoyé une lettre à la fille de quelque noble, à une personne d’un haut rang, sont en ce jour d’une humeur particulièrement agréable, et charment par leur grâce jusqu’au chant du coucou qui dit son nom vers le soir, tout est délicieux et m’émeut à l’extrême. [ … ]

25. Oiseaux.

J’aime beaucoup le perroquet, bien que ce soit un oiseau des  pays étrangers. Tout ce que les gens disent, il l’imite.
J’aime le coucou, le râle d’eau, la bécasse, !’étourneau, le tarin, le gobe-mouches.
Quand le faisan cuivré chante en regrettant sa compagne, il se console, dit-on, si on lui présente un miroir. Cela m’émeut, je songe avec compassion à la peine que doivent éprouver les deux oiseaux, par exemple lorsqu’un ravin les sépare !
De la grue, j’aurais trop à dire. Cependant, il est vraiment splendide que sa voix monte par-delà les nuages, et cela, je ne puis le taire.
Le moineau à tête rouge, le mâle du gros-bec, l’oiseau habile.
Le héron est très désagréable à voir ; à cause de leur expression, je n’aime pas à regarder ses yeux. Il n’a vraiment rien qui charme. Néanmoins, une chose m’amuse : on a pu prétendre que le héron ne dormirait pas seul dans le bois aux arbres agités par le vent.
L’oiseau-boîte.
Parmi les oiseaux d’eau, c’est le canard mandarin qui m’émeut le plus. Avec ravissement, je me rappelle ce que l’on a dit de l’amour réciproque du mâle et de la femelle : chacun, après l’autre, balaierait la gelée blanche qui couvre les ailes de son compagnon.
La mouette.
Ah ! songer que le pluvier de rivière ferait égarer son ami !
La voix de l’oie sauvage est d’une mélancolie délicieuse quand on l’entend dans le lointain.
Le canard sauvage me charme quand je pense qu’il balaie, à ce que l’on dit, la gelée blanche sur ses plumes.
Du rossignol les poètes ont parlé comme d’un oiseau ravissant. Sa voix, d’abord, puis ses manières et sa forme, tout en lui est élégant et gracieux. Il est d’autant plus regrettable que le rossignol ne chante pas à l’intérieur des Neuf Enceintes. Je l’avais entendu dire ; mais je croyais qu’on exagérait. Cependant, depuis dix années que je suis en service au Palais, je l’ai attendu en vain, il n’a jamais fait le moindre bruit. Et pourtant, tout près du Palais pur et frais, il y a des bambous, des pruniers rouges; le rossignol devrait y venir à son aise. Quand on quitte le Palais, on peut l’entendre chanter d’une voix splendide, dans les pruniers, qui ne méritent pas un regard, d’une misérable chaumière. La nuit, toujours il garde le silence, il aime le sommeil ; mais que pourrait-on faire maintenant pour corriger son naturel ? En été, jusqu’à la fin de l’automne, sa voix est rauque ; les gens du commun changent son nom, et l’appellent, par exemple, l’oiseau mangeur d’insectes. Cela me fait une impression pénible et lugubre. On ne penserait pas ainsi à propos d’un oiseau ordinaire tel que le moineau. C’est, pour sûr, parce-que le rossignol chante au printemps que, dans les poésies et les compositions littéraires, on a célébré le retour de l’année comme une jolie chose. Et encore, s’il se taisait le reste du temps, combien ce serait plus agréable ! Mais pourquoi s’indigner ? Même quand il s’agit d’une personne, perd-on son temps à médire de quelqu’un qui n’a plus l’apparence humaine, et que l’opinion des gens commence à mépriser ?Pour ce qui est du milan, du corbeau ou d’autres oiseaux de cette sorte, personne au monde ne les regarde, et jamais on ne les écoute attentivement. Aussi bien, quand je songe que si le rossignol est critiqué, c’est justement parce qu’on en a fait un oiseau merveilleux, je me sens désagréablement émue.
Un jour, nous voulions voir le retour de la procession, après la fête de Kamo, et nous avions dit d’arrêter nos voitures devant les Temples Ourin’in’ et Tchiçokouïn. Le coucou se faisait entendre (peut-être ne voulait-il pas rester caché en un tel jour), et le rossignol l’imitait très bien. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, c’était vraiment joli, alors qu’ils chantaient ensemble dans les grands arbres.
Je ne saurais dire non plus le charme du coucou quand vient la saison. À un moment ou à l’autre, on entend sa voix triomphante. On le voit, dans les poésies, qui s’abrite parmi les fleurs de la deutzie, dans les orangers ; s’il s’y
cache à demi, c’est qu’il est d’humeur boudeuse.
On s’éveille, pendant les courtes nuits du cinquième mois, au moment des pluies, et l’on attend, dans l’espoir d’entendre le coucou avant tout le monde. Tout à coup, dans la nuit sombre, son chant résonne, superbe et plein de charme. Sans qu’on puisse s’en défendre, on a le cœur tout ensorcelé ; mais quand le sixième mois est arrivé, le coucou reste muet. Vraiment, il est superflu de dire combien j’aime le coucou ! En général, tout ce qui chante la nuit est charmant. Il n’y a guère que les bébés pour lesquels il n’en soit pourtant pas ainsi.

26. Choses élégantes.

Sur un gilet violet clair, une veste blanche.
Les petits des canards.
Dans un bol de métal neuf, on a mis du sirop de liane, avec de la glace pilée. Un rosaire en cristal de roche.
De la neige tombée sur les fleurs des glycines et des pruniers.
Un très joli bébé qui mange des fraises.
[…]


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Chevalier de l’enfance (musée en ligne)

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Chevaliers en arme : détail de la tapisserie de Bayeux dite “Tapisserie de la Reine Mathilde” ou “Telle du Conquest” (XIe) © Bayeux Museum

Comme de nombreux amis collectionneurs, je rêve d’un vrai musée dédié aux soldats jouets. Un lieu de mémoire où le génie créatif de l’industrie du jouet pourrait être admiré.

En effet, l’allant des industriels, les trouvailles des techniques créées et utilisées par les ingénieurs, le travail des artisans, sculpteurs et graveurs, la patiente finition des petites mains, nous ont offert les jeux et les joies de notre enfance mais surtout, ils font partie de notre patrimoine industriel, artisanal et pour certaines pièces, de notre patrimoine artistique.

Quelques passionnés tentent de forger par leurs initiatives individuelles la mémoire durable de cette épopée ludique. Les livres ont un rôle à jouer mais l’outil internet permet de créer un musée virtuel accessible à tous, gratuitement dans le monde entier.

L’armée des soldats jouets se compte en dizaine de milliers de pièces, un choix était nécessaire ; une marque, une période, un pays ou une période de production voir d’autres critères encore. L’ost des chevaliers répond aux échos des combats et joutes de mon enfance, des films d’aventures et des feuilletons télévisés d’où le nom du site Le chevalier de l’enfance.

Le Moyen-âge est une porte ouverte sur le merveilleux : Arthur, la Table ronde, la licorne, les fées, les elfes, les dragons et les sorcières que le Malin anime. Se dresse toujours le preux chevalier qui, sous le regard de dieu et par l’adoubement, s’engage à obéir aux trois piliers de l’aristocratie militaire : la fidélité, l’honneur et le courage. Plus que le rang ou que l’apparence, le chevalier se définit par son comportement, sa bravoure au combat et la protection des plus faibles, des plus démunis. Exempli gratia, nous construisons tous notre vie selon l’exemple.

Le chevalier de l’enfance pourrait aussi se décliner en chevaliers de France. Un hommage est rendu aux combattants d’Azincourt de manière indistincte anglais comme français. Chaque blason représenté sur ce site correspond à un chevalier ayant participé à cette bataille qui est considérée par certains historiens comme celle qui marque la fin de la chevalerie. La puissance du choc des milliers de flèches décochées par les archers anglais, le massacre des prisonniers encombrants trouvent aujourd’hui leur écho dans les guerres totales. Je souhaite à tout visiteur l’enchantement à parcourir ce musée virtuel…”

Pour en savoir plus, visitez CHEVALIERDELENFANCE.COM…


D’initiatives en initiatives…