Halloween, une nuit à tombeaux ouverts

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[THECONVERSATION.COM, 27 octobre 2021] Halloween, fête automnale des morts, des fantômes et des sortilèges, connaît un destin troublé : de retour dans la “vieille Europe” au milieu des années 1990 et promue dans l’Hexagone par des instigateurs zélés – parc d’attraction et chaîne de fast-food à l’appui – cette fête suscite l’engouement ou le dédain. Regain festif et païen pour les uns, cheval de Troie de “l’impérialisme culturel américain” pour les autres, cette célébration paganiste ne laisse pas indifférent. L’Église catholique [italienne], émue de “l’influence néfaste” de la bacchanale, a même créé Holyween (soirée de prières en réaction), afin de donner un coup de balai aux histoires de sorcières.

Le premier intérêt d’Halloween, c’est la pluralité d’analyses auxquelles ce “néo-rite païen” donne lieu. Halloween marque le retour de “vieilles lunes” et de fêtes oubliées, ou qui étaient simplement en sommeil… attendant qu’on les exhume en quelque sorte. Ses origines sont tout à la fois celtiques et mexicaines. A l’origine, la même volonté de célébrer les morts, et de manifester aussi sa peur conjuratoire, avant d’entrer dans l’hiver et le cycle des nuits courtes, période anxiogène s’il en est.

La mort comme continuation de la vie

Les conquistadors espagnols découvrant le Mexique furent impressionnés par un rituel aztèque pratiqué de très longue date et qui leur paraissait sacrilège. Car, à l’inverse des Espagnols qui voyaient la mort comme la fin de la vie, les Aztèques la considéraient comme sa continuation. Ils gardaient des crânes comme des trophées et les exhibaient durant ces fêtes pour symboliser la renaissance et pour honorer les morts qui revenaient selon eux en visite à cette époque de l’année. Ne parvenant pas à éliminer ce rite, les Espagnols en fixèrent la date en même temps que celle d’une fête chrétienne : la Toussaint.

C’est le Jour des Morts, “el Dia de los Muertos“. C’est une fête joyeuse, moment où les âmes de ceux qui sont partis viennent rendre visite aux vivants. Cette fête dure deux jours, les 1er et 2 novembre.

A cette occasion, les Mexicains édifient des autels en souvenir de ceux qu’ils aimaient et déposent des offrandes sur leurs tombes. Et nombre de lieux publics sont décorés avec des représentations ironiques de la mort, des squelettes dansant et chantant comme des vivants, avatars exotiques et mouvants des danses macabres médiévales. Ces processions lancinantes ont été immortalisées (si l’on peut dire) par l’ouverture impressionnante du James Bond 007 Spectre en 2016.

C’est sur une base mythique et festive similaire que s’est développée l’Halloween européenne. Il était encore question de célébrer les défunts en parodiant la mort sous la forme de courges. Le rite est à tous égards païen, et il est compréhensible qu’il ne pût être en odeur de sainteté : on célèbre bruyamment les morts et les sorcières, on joue à faire (se) peur, on se grime de manière effrayante.

Outre-Atlantique, cette fête est célébrée depuis longtemps, puisqu’importée par les premiers immigrants au XVIIe siècle. Tous les 31 octobre, les enfants grimés en sorcières, fantômes et revenants déambulent en petits groupes dans les rues de leurs quartiers. Ils sonnent aux portes des maisons et exigent des friandises, au cri de “treat or trick“, “une faveur ou un sort“. En échange de menus présents, ces enfants, dont les masques effrayants symbolisent des âmes en peine, garantissent la tranquillité aux foyers visités. Halloween bénéficie d’un emblème fort, ces citrouilles évidées, édentées et emplies de bougies, qui exposées aux fenêtres et dans les vitrines, donnent à la soirée son côté inquiétant, irréel et morbide.

Un rite d’inversion

D’un point de vue anthropologique, Halloween exprime des angoisses à l’œuvre dans toutes les sociétés, même les plus rationnelles en apparence : la peur de la mort et l’exorcisation de celle-ci via des pratiques ritualisées, durant une parenthèse festive conjuratoire : ainsi, les masques représentent des revenants et des fantômes, à un moment de l’année où l’hiver et la nuit s’installent pour quelques longs mois. Dans l’esprit, il s’agit de s’accommoder la sphère des morts, de pactiser avec ceux-ci, via offrandes et travestissements. Et le rite théâtralise ces peurs, il leur donne un tour parodique qui en une parenthèse impartie, constitue une soupape.

© laboiteverte.fr

Même dans sa forme contemporaine, Halloween continue à être essentiellement un rite d’inversion, puisqu’il s’agit de la nuit où tout est renversé, inversé, à commencer par les rapports d’autorité. Et les parents y jouent le rôle de dupes, encourageant leurs enfants à quêter et manger des friandises, allant là à l’encontre des principes de politesse et de modération inculqués en temps ordinaire.

Faire des enfants les acteurs principaux d’Halloween est très américain : ceci aboutit à une version ludique, néo-païenne et scénarisée, parenthèse carnavalesque dédramatisant le rapport ambigu que cette société entretient à la mort et à l’au-delà. Elle n’est revenue sur le Vieux Continent qu’assez récemment, au tournant des siècles. Il semble qu’il y ait plusieurs raisons à ce retour en grâce (in)attendu.

Une fête “marketée”

Halloween se soutient depuis quelques années d’une promotion médiatique et publicitaire conséquente, en partie portée par des firmes américaines, sur fond de menus, cadeaux, animations et soirées spéciales. Et pour les commerçants, à l’affût de journées spéciales favorisant la décoration thématique et les promotions, Halloween constitue un moment idéal, entre la fin de l’été et la période des fêtes de fin d’année.

Et Dieu dans tout ça ? Avec Halloween, il est question de rites, de mythes, de morts, de surnaturel après tout. Le sacré auréole cette fête de son nimbe pâle. Et il est important de constater que cette journée jouxte deux autres fêtes des morts et du souvenir, puisqu’elle s’est immiscée entre la Toussaint et le 11 Novembre ; pour lentement se substituer à celles-ci en les phagocytant dans l’esprit des jeunes générations. Pour les jeunes enfants, spontanément, Halloween, c’est “la fête des morts“.

L’émergence d’Halloween confirme qu’un calendrier économique et/ou néo-païen se substitue aux fêtes religieuses et républicaines traditionnelles, ou se fait une place à côté d’elles. Plus largement, ceci entérine la mondialisation de nombre de fêtes, alors qu’on fête ici de plus en plus le Nouvel An chinois, et que Noël connaît un réel succès dans nombre de pays asiatiques.

De petits carnavals païens

Déplorer (pour les conservateurs) ce déplacement du religieux vers la sphère plus vaste du sacré, ou son renoncement en un “néo-paganisme“, ne sert pas à grand-chose. Les évolutions de la notion de fête, de sacré, de rites sont des questions autrement plus intéressantes. Notre société productiviste, qui n’a plus le temps de s’arrêter quelques jours pour festoyer, a inventé de nouveaux types de liens courts, ludiques, mièvres et kitsch (la Saint-Valentin). Tous ces néo-rites païens ne durent qu’une soirée. Les rites traditionnels exigeaient du temps, un temps spécifique, long et lent. Ainsi, le Carnaval, et sa semaine de célébrations et de festivités. Halloween ou le beaujolais sont de petits carnavals automnaux permettant à peu de frais (une soirée) une trouée de liesse, de partage et de rire dans un début d’hiver morose et froid.

Mais le grotesque et le morbide revendiqués d’Halloween, épousant la fascination de l’époque pour zombies et morts-vivants (cf. le succès de Walking Dead et le revival des films d’épouvante) recouvrent un travestissement plus profond.

Le temps d’une soirée, les générations se mêlent et jouent ensemble, faisant semblant d’éprouver de l’effroi, tout en exprimant dans ce “jeu profond” quelque chose d’obscur, mêlant rire et angoisse, peur et joie ; quelque chose de précisément anthropologique, interrogeant les structures profondes, et les systèmes symboliques permettant de les lire en filigrane.

Pascal Lardellier, Sur les traces du rite (2019)


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D’autres habitudes quotidiennes en Wallonie…

LIOGIER : Le bouddhisme qui séduit les Occidentaux est un fantasme

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[BONPOURLATETE.COM, 18 septembre 2017] Comment le bouddhisme peut-il engendrer la violence et la haine ethnique? C’est la question posée par la tragédie des Rohingyas de Birmanie. Pour le cinéaste Barbet Schroeder, converti au bouddhisme par idéal pacifiste, c’est la question de toutes les désillusions. Il y apporte une réponse désespérée dans Le Vénérable W (2017). Raphaël Liogier, sociologue des religions, documente le constat : le bouddhisme, que nous adorons idéaliser, n’échappe pas à la tentation fondamentaliste. Dans une interview parue en 2015, il avertit : le cas de la Birmanie n’est pas isolé. Un pan-nationalisme bouddhiste anti-islam se développe en Asie du Sud-est.

La violence au nom du bouddhisme, c’est un phénomène nouveau ?

Non, elle a déjà existé dans l’histoire. Les kamikazes zen durant la Seconde Guerre mondiale étaient, avant d’être envoyés au sacrifice, nourris de sermons. Ils y apprenaient à abandonner leur ego au nom du grand Japon, assimilé à la vacuité, objet de la quête bouddhiste.

Mais la notion de non-violence est bien un concept central du bouddhisme originel ?

Elle vient plutôt du djaïnisme, cette religion minoritaire indienne qui était celle de Gandhi. Dans le bouddhisme, la notion est moins centrale. Ce qui est fondamental, c’est l’idée que le désir engendre la souffrance. C’est également le souci de ne pas engendrer la souffrance d’autrui. Mais un principe de base peut donner lieu à toutes sortes d’interprétations. Ainsi, le samouraï, en tuant l’ennemi, lui épargne une vie de souffrance et d’aveuglement. Il est de la sorte autorisé à tuer s’il le fait au nom d’un bien supérieur.

Il n’y a donc pas une spécificité non violente du bouddhisme, et de malheureuses distorsions subséquentes du message originel ?

Tout dépend de ce qu’on entend par message originel. Par rapport au message du Bouddha, bien sûr, il y a distorsion. Tout comme il y en a eu par rapport au message de Jésus. En théorie, comme le christianisme et la plupart des religions, le bouddhisme n’est pas violent. Et, pourtant, comme les autres religions, il a nourri la violence à un moment ou un autre de son histoire. Il n’y a pas de spécificité bouddhiste, c’est une religion comme les autres. Tout le monde se réfère à la tradition, mais la tradition comprend toujours une part de négociation avec le message originel.

Dans la construction des Etats modernes tout particulièrement, le bouddhisme a joué un rôle important pour alimenter le nationalisme.

Le moine politicien, engagé dans les conflits et détenteur de pouvoir, c’est aussi dans la tradition ?

Originellement, non : le moine est un mendiant, qui abandonne tout pouvoir et toute possession. Mais dans l’histoire de la Birmanie, du Sri Lanka, de la Thaïlande, oui, le moine engagé, voire chef de guerre, est une figure ancienne. Dans la construction des Etats modernes tout particulièrement, le bouddhisme a joué un rôle important pour alimenter le nationalisme.

Pourquoi la violence bouddhiste éclate-t-elle particulièrement au Sri Lanka et en Birmanie ?

Au Sri Lanka, depuis longtemps, la religion est instrumentalisée dans le conflit interethnique, qui est très ancien. En Birmanie, une partie du clergé bouddhiste a activement participé à la construction du régime militaire et constitue actuellement encore un véritable pouvoir parallèle. Il y a dans ce pays aussi un ethnocentrisme très fort, qui vire parfois au racisme. Tout cela dans un contexte plus général: celui de l’émergence, à l’échelle de l’Asie du Sud-Est, d’un pan-nationalisme tourné contre l’islam, sur fond d’insécurité identitaire. Le discours qui l’alimente rappelle beaucoup celui de la défense de l’Occident chrétien.

Le bouddhisme aussi a servi de levier anticolonialiste, mais avec cette spécificité : c’était une religion admirée en Occident.

Ce fondamentalisme est-il un phénomène marginal ou faut-il craindre son expansion ?

Le fondamentalisme est en expansion, mais c’est un phénomène mondialisé. Globalement, à l’échelle de la planète, on observe aujourd’hui trois tendances qui font système et dépassent les différences entre religions : celle du spiritualisme, axé sur la quête de sens et la méditation. C’est un courant qui a beaucoup de succès dans les pays riches. Il y a ensuite le charismatisme, qui met l’accent sur l’émotion collective et qui est surtout le fait du protestantisme évangélique, en Afrique, en Amérique latine, en Asie et aux Etats-Unis, surtout dans les populations défavorisées. Et puis il y a le fondamentalisme, alimenté par le rejet, le retour vers le passé, le refus de l’ouverture. C’est une posture réactive, qui existe dans toutes les religions et se développe surtout là où les populations souffrent d’un manque de reconnaissance de soi.

Comme dans les pays du Moyen-Orient ?

Oui, ce qui se passe avec l’islam et ses dérives au Moyen-Orient n’a rien à voir avec l’islam lui-même. C’est une conséquence de l’histoire : les popu犀利士
lations de cette région ont été particulièrement humiliées par la puissance occidentale. Pour parler comme les psychanalystes, il y a eu une grande blessure narcissique qui a engendré un désir de vengeance. En Asie aussi, le bouddhisme a servi de levier anticolonialiste, mais avec cette spécificité : c’était une religion admirée en Occident, et cela dès le XIXe siècle. La blessure narcissique était donc moins grande, et le fondamentalisme s’est développé à une échelle moindre.

Mais cette religion que nous admirons tant n’est pas réelle, expliquez-vous…

Le bouddhisme qui séduit les Occidentaux est un fantasme, une sorte de mise en scène planétaire et suresthétisée de traditions qui n’ont jamais existé de cette manière. Le paradoxe, c’est que le bouddhisme s’est transformé en Asie même pour ressembler au fantasme occidental. Aujourd’hui, les temples et les moines constituent une attraction touristique majeure. Et pour être sur la photo, il faut être une sorte d’hyperbouddhiste exotisé…

Le touriste cherche en Birmanie un monde-musée, une mise en scène de traditions, quitte à ce qu’elles soient surjouées.

Prenons l’exemple du fameux monastère aux 3.000 moines, le Mahagandayon de Mandalay, un passage obligé du touriste en Birmanie : on y croise plus de photographes que de moines…

L’exemple le plus spectaculaire est chinois : c’est celui de l’ancien monastère de Shaolin, qui abrite traditionnellement des moines-guerriers. Il y a cinquante ans, il était vide et abandonné. Puis il a été rouvert et peuplé de moines-gymnastes, plus gymnastes que moines, qui font le tour du monde avec leurs spectacles d’arts martiaux. Il s’agit d’une reconstitution pure et simple, entièrement tournée vers le tourisme et le public. Dans le cas du monastère birman, il y a une continuité entre la tradition et ce qui est donné à voir aux touristes. Mais cette tradition est suresthétisée à leur intention.

A voir ces moines qui vivent sous l’œil des appareils photo, on se demande ce que devient leur vie intérieure : la quête spirituelle qui devrait être la leur n’est-elle pas complètement dévoyée ?

C’est vrai qu’ils sont comme des acteurs dans une sorte de Disneyland religieux. Tout de même, ce qu’il faut savoir, c’est que ce cérémonial tourné vers le public fait partie de la tradition du bouddhisme Theravada, pratiqué notamment en Birmanie et en Thaïlande. Dans cette voie des anciens, où le nirvana ne peut être atteint que par les moines, ces derniers sont de deux catégories : les moines de la forêt, essentiellement tournés vers la méditation, et les moines des villes, qui sont là pour faire le lien avec l’extérieur et nourrir la religiosité populaire. Les moines des villes mettent l’accent sur le cérémonial, les offrandes et la récitation en pali, un idiome ancien que personne ou presque ne comprend, y compris parmi les moines.

Une religiosité qui frôle la superstition, c’est en tout cas l’impression que l’on a en Birmanie…

Vous n’êtes pas la seule à réagir ainsi. Le paradoxe, c’est qu’aux yeux des Occidentaux en quête de spiritualité, le modèle le plus intéressant est celui des moines de la forêt. Parmi ses premiers importateurs en Occident, il y a les soldats états-uniens basés en Thaïlande pendant la guerre du Vietnam. Certains, après leur démobilisation, sont restés sur place, avec les moines de la forêt, pour chercher à retrouver une sérénité existentielle. Avant de rentrer chez eux avec leur bagage bouddhiste. La demande du touriste en Thaïlande ou en Birmanie, elle, est différente de celle de l’Occidental engagé dans une quête spirituelle : il cherche un monde-musée, une mise en scène de traditions, quitte à ce qu’elles soient surjouées.

Anna LIETTI


Raphaël Liogier © DR

Sociologue et philosophe français, Raphaël Liogier dirige depuis 2006 l’Observatoire du religieux. Il a publié en 2008 A la rencontre du dalaï-lama et observe comment le bouddhisme s’est imposé comme la “bonne” religion. Ses travaux portent sur l’évolution des croyances au niveau mondial et décrivent l’émergence d’un «individuoglobalisme». On lui doit également :

        • Souci de soi, conscience du monde. Vers une religion globale ? (2012),
        • Le bouddhisme mondialisé (2004).

[INFOS QUALITÉ] statut : validé | sources  : bonpourlatete.com (original : le1hebdo.fr) | mode d’édition : partage et iconographie | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : entête d’article (Le moine Ashin Wirathu, personnage central du film Le Vénérable W est l’idéologue de l’épuration ethnique en Birmanie) © DR.


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