Des chercheur.e.s de toutes les universités francophones s’interrogent sur les conséquences démocratiques de la crise et la question de la légitimité du pouvoir d’exception.
“Il y a plus de 10 mois, les premières mesures de confinement étaient prises en Belgique. Ces dispositions inédites et impensables encore quelques semaines auparavant ont bouleversé nos vies et notre société. Elles ont été adoptées dans l’urgence, face à un phénomène, l’épidémie de covid-19, qu’il était difficile de prévoir. L’absence de débat démocratique pouvait à l’époque se comprendre au vu de l’urgence et du caractère exceptionnel des mesures. Une large coalition de partis démocratiques créait alors un consensus autour d’un gouvernement minoritaire. A situation inédite, réactions politiques inédites.
A l’automne dernier, un gouvernement de plein exercice était mis en place. Moins d’un mois après son installation, le second confinement a eu lieu. Il diffère fondamentalement du premier sur deux points. Tout d’abord, il est désormais impossible d’invoquer la surprise. Par ailleurs, le caractère temporaire et exceptionnel du confinement n’a plus rien d’évident.
Les mesures covid-19 sont donc maintenues depuis des mois pour des périodes déterminées à répétition qui se transforment de facto en période indéterminée. Récemment, la prolongation jusqu’au 1er mars des mesures de confinement témoigne d’une nouvelle dégradation préoccupante de la situation. Jusqu’à présent, les autorités prenaient à tout le moins la peine d’avertir les citoyens et citoyennes de leurs décisions lors de conférences de presse. Désormais, elles agissent en catimini. Ainsi, nous ne sommes plus dans le cas de l’urgence mais d’un régime d’exception qui s’installe dans la durée. Trois mois après le début du 2e confinement, le gouvernement ne communique toujours aucune perspective de sortie.
Des dégâts économiques, sociaux et psychologiques considérables
Malgré la durée de la crise, la communication est toujours celle de l’urgence. Les médias reçoivent leur dose quotidienne de chiffres Covid, sans aucun recul ou analyse ni, sauf cas rares, modération critique. De même, le nouveau feuilleton de la course entre la vaccination et la dissémination des nouveaux variants est censé nous tenir en haleine. Surtout, les données fournies sont incomplètes pour qui veut se faire une idée réelle des implications du confinement. Quid de la santé mentale, des tentatives de suicide, du décrochage scolaire, de la paupérisation, de l’augmentation des violences intra-familiales ? Il semble en tout cas que ces dimensions n’influent que de manière marginale sur les décisions prises. Probablement parce que les effets concrets ne se font ici ressentir qu’avec retard, alors que les contaminations se voient chaque jour avec une publicité maximale. Est-ce dès lors une raison pour ne pas prendre en compte ces réalités au moins aussi importantes ?
Or, c’est bien ce tableau global des conséquences de la gestion de cette crise qu’il convient urgemment de dresser. Avec des étudiants ou adolescents en mal-être grave, des professions en déroute et sans perspectives, des usages normalisés des limitations de libertés, peu d’évaluations rendues publiques de l’efficacité de certaines mesures liberticides… Il est plus que temps de se poser la question du vivre ensemble en pandémie dans une société où le risque zéro n’existe pas.
Actuellement, on tente toujours de minimiser un double risque très étroit : la saturation des hôpitaux couplée aux décès des personnes vulnérables, sans s’interroger vraiment sur l’équilibre à trouver avec les autres risques et les dommages causés aux autres catégories de citoyens et citoyennes. Or ces risques explosent en ce moment de toutes parts, comme des dizaines de chercheurs et chercheuses en sciences humaines et sociales le prédisent depuis des mois, et dont les propositions ne semblent pas entendues par les autorités politiques.
La gestion covid-19 soulève aussi un problème fondamental de respect de la légalité et de l’Etat de droit. Depuis plusieurs mois, les constitutionnalistes et les politologues dénoncent la gestion de la crise par simple arrêté ministériel et réclament une loi Corona (lire aussi). Au-delà du simple respect de la Constitution, l’État de droit assure la limitation de l’action de l’État envers les citoyens et citoyennes en lui imposant un cadre juridique et en lui interdisant l’arbitraire. En un mot comme en cent : l’Etat ne peut pas agir comme bon lui semble, aussi impérieuse et légitime lui semble la finalité qu’il poursuit.
Chaque jour, nous pouvons constater les graves conséquences de l’estompement de ce principe. La lutte contre le covid-19 sauve sans doute des vies. Mais elle étouffe nos droits et libertés. L’état d’exception qui s’installe permet à la police de pénétrer de nuit dans les domiciles, de tracer les GSM sans ordonnance de juge, de restreindre le droit de manifestation, de suspendre le droit au travail, de maltraiter le droit à l’enseignement, de s’emparer de nos données médicales à des fins de contrôle, de limiter nos déplacements, de faire disparaître les droits culturels… Cette rétrogradation a lieu sans débat ni décision parlementaire et en contournant trop souvent les autorités de contrôle (section de législation du Conseil d’Etat, Autorité de la protection des données).
Des mesures de contrôle incontrôlées
La démocratie belge est aujourd’hui atone. Le confinement et ses modalités ne font pas l’objet d’un débat démocratique public, pluraliste et ouvert. Les positions et arguments en contradiction avec la parole officielle n’ont pas droit au chapitre. Comme le démontre Amartya Sen, le débat public est la condition incontournable de toute décision légitime et raisonnable, sur la base de positions parfois toutes défendables quoique contradictoires.
Le contrôle de l’application des règles par les citoyens et citoyennes fait l’objet d’une sévérité de plus en plus grande. Mais dans le même temps, le contrôle des règles par les autorités fait l’objet de plus en plus d’inattentions. La piste est glissante : ne basculons-nous pas dans une gestion autoritaire de la pandémie ?
Il est donc indispensable d’avoir un débat démocratique et ouvert sur au moins trois éléments. Premièrement, la définition de l’objectif poursuivi par ces mesures : s’agit-il d’éviter la saturation des services hospitaliers ou d’éradiquer le virus en éludant la question des moyens pour renforcer les dispositifs médicaux ? Deuxièmement, le degré de risque que nous sommes collectivement prêts à accepter au regard de tous les autres risques. Et troisièmement, les mesures légitimes et proportionnées prises pour atteindre ces objectifs.
Un débat éclairé nécessite d’avoir des données fiables et des avis partagés. Il faut dès lors au plus vite un partage des données en open data afin que tout chercheur ou chercheuse puisse les vérifier, les compléter, les discuter et les analyser. Il est également nécessaire de rendre publics tous les avis exprimés par les divers organes d’expert.e.s, afin que chaque citoyen et citoyenne puissent être informé.e et comprendre les mesures.
Le basculement que nous observons entraîne de graves conséquences à moyen et long termes que les autorités ne peuvent ignorer : perte d’adhésion des citoyens et citoyennes dans les mesures, décrédibilisation des dirigeants déjà en perte de vitesse, mouvements de désobéissance civile qui peuvent entraîner la division et le conflit. En outre, la création d’un tel précédent est un danger pressant dans un contexte de montée des populismes et des régimes autoritaires, ainsi que dans la perspective scientifiquement envisagée d’épidémies ultérieures. Comment les démocrates pourront-ils.elles faire barrage à des poussées illibérales si l’Etat libéral ouvre la brèche ? La classe politique actuelle prépare-t-elle à son insu, par manque de vision et de courage, la fin de la démocratie telle que nous la connaissons ? Il est encore temps d’un sursaut.”
Signataires : Diane Bernard (USL-B), juriste et philosophe ; Anne-Emmanuelle Bourgaux (UMons), juriste ; Marie-Sophie Devresse (UCLouvain), criminologue ; Alain Finet (UMons), management ; François Gemenne (ULiège), politologue ; Christine Guillain (USL-B), juriste ; Chloé Harmel (UCLouvain), juriste ; Vincent Laborderie (UCLouvain), politologue ; Irène Mathy (USL-B), juriste ; Anne Roekens, (UNamur), historienne ; Damien Scalia (ULB), juriste ; Olivier Servais (UCLouvain), anthropologue et historien ; Dave Sinardet (VUB- USL-B), politologue ; Nicolas Thirion (ULiège), juriste ; Erik Van Den Haute (ULB), juriste.
“La libération du camp de concentration d’Auschwitz par les troupes soviétiques a marqué le début de la libération des camps où les Allemands ont exterminé 6 millions de Juifs. France 3 revient sur cette histoire tragique à l’occasion des commémorations des 70 ans de l’évènement.
Il y a 70 ans, le 27 janvier 1945, le camp de concentration d’Auschwitz était libéré par l’armée soviétique. C’est le premier grand camp d’extermination et de déportation libéré par les Alliés. 300 survivants se recueilleront sur place. À l’époque, les Soviétiques tombent presque par hasard sur le camp, cerclé de barbelés, où ils trouvent 7.000 personnes décharnées, au bord de la mort.
6 millions de Juifs exterminés
Au fur et à mesure de leur progression, les Alliés libèrent une vingtaine de camps. Dachau près de Munich, Buchenwald, Ravensbrück, Mauthausen entre autres. “C’est la fin d’une horreur sans nom. Il faut ouvrir les yeux et serrer les dents“, expliquaient à l’époque les médias. En tout, six millions de Juifs ont été victimes de la barbarie nazie dont Auschwitz est devenu le lieu emblématique, ainsi qu’un lieu de mémoire…” [FRANCETVINFO.FR]
Carte blanche à Stéphane DADO :
À l’heure du 76e anniversaire de la libération des camps de concentration, beaucoup se demandent ce que deviendra la transmission de la mémoire une fois que les derniers déportés auront disparu. Mon essai en cours depuis maintenant six ans sur les musiques et les musiciens des camps m’a permis de rencontrer quelques survivants de l’Holocauste – dont l’extraordinaire Paul Sobol qui vient de nous quitter – et de récolter une matière historique qui, si elle équivaut à un grain de sable dans l’immense édifice du savoir concentrationnaire, m’a toutefois permis de faire preuve d’empathie et de vibrer par sympathie avec ces différents témoins, un phénomène qui prévaut aussi à la lecture des écrits d’anciens déportés (ceux de Primo Levi, Simon Laks, Germaine Tillion ou encore Léon Halkin pour ne prendre que les plus marquants). Ces récits ont un pouvoir de persuasion tellement considérable qu’ils font de nous – au départ très involontairement – les dépositaires de ces événements et de ces témoignages.
Certes, aucun historien qui évoque aujourd’hui la Shoah n’a vécu dans sa chair l’immense douleur provoquée par la disparition des siens dans une chambre à gaz, la peur de lendemains plus qu’improbables, les affres de la souffrance provoquée par le froid, la faim et la maladie, l’agression continue des kapos et leur domination sadique, l’effroyable odeur suspendue en continu de ceux partis en fumée. Malgré ce “savoir” dont nous sommes dispensés, une conscience des faits s’installe en nous et nous aide à estimer la gravité de l’horreur, en même temps qu’elle nous permet de mesurer l’immense courage (et la formidable pulsion de vie) qui a maintenu debout ceux qui ont lutté, elle nous permet de sentir ces ressources insoupçonnées que certain(e)s hommes et femmes eurent au plus profond d’eux-mêmes, fussent-ils plongés dans les situations d’horreur les plus insoutenables.
Le jour où les derniers survivants auront disparu, leur mémoire sera à jamais la nôtre si l’on accepte de dédier une partie de sa vie à cet indispensable travail de transmission que l’on nomme maladroitement le devoir de mémoire. À mon sens, il n’y a aucun devoir qui tienne. Les humains sont libres de ne pas transmettre, de ne pas écouter, d’ignorer les faits. La mémoire n’est pas un devoir qui s’impose – toute obligation ou contrainte ne ferait rien d’autre que trahir partiellement l’histoire – mais un droit que l’on s’octroie. Il s’agit même d’une vocation qui répond à ce que nous avons de plus profondément humain et éthique en nous. D’une certaine façon, ce droit à la mémoire est un sacerdoce qui nous transforme en gardien(ne) du Temple, en nous dotant d’une force de conviction telle qu’elle nous permettra un jour de prendre le relais de ceux qui ne seront plus. Cette appropriation de l’expérience d’autrui nous donne la force de convaincre (j’allais presque écrire « convertir ») les générations qui n’auront plus droit aux témoignages de première main. Il m’est arrivé de rencontrer dans certains camps (notamment à Auschwitz, Belzec ou à Mauthausen) de jeunes historiens extraordinairement bien informés sur les crimes nazis et qui avaient « digéré » à la perfection les témoignages des anciens déportés au point d’évoquer et d’assimiler dans les moindres détails les mécanismes psychologiques et le ressenti de ceux qui les avaient exprimés. Cette énergie de la transmission, si elle s’effectue à partir de documents d’une incontestable véracité, pourra entretenir la flamme du souvenir intacte, et être à la source de narrations fiables que l’on transmettra sans rien y changer, de génération en génération. Lorsque les derniers déportés auront disparu, le patrimoine qu’ils auront légué sera si marquant qu’il paraîtra impossible d’effacer la puissance de leur expérience tout comme il sera impensable d’oublier la nature abjecte des crimes commis par leurs tortionnaires nazis.
Née en 1958, Patricia ERBELDING vit et travaille à Paris. C’est une artiste associée au mouvement de la “nouvelle abstraction” française. Elle participe à de nombreuses expositions individuelles et collectives principalement en Europe, au Japon et aux Etats-Unis depuis 1991. Son travail artistique pluridisciplinaire aborde, en plus de la peinture et des collages, des domaines d’expression comme la sculpture, la photographie et les livres d’artiste en collaboration avec des écrivains et des poètes. (d’après ERBELDING.FR)
Cette impression numérique rehaussée à la cire d’abeille fait partie d’une série sur l’archipel d’Hawaï. L’utilisation de la cire rappelle les travaux de l’artiste autour de la rouille : la cire servait alors à stopper l’oxydation. Cette œuvre issue d’une photographie évoque les autres facettes du travail de l’artiste par sa palette réduite et son traitement qui confine à l’abstraction.
Né le 24 septembre 1956 à Liège, Alain JANSSENS est diplômé en photographie à l’ESA Saint-Luc Liège en 1979. Il partage son temps entre l’enseignement de la photographie à l’ESA Saint-Luc Liège depuis 1986, la pratique professionnelle de la photographie, principalement d’architecture, et un travail personnel présenté notamment à la Troisième Triennale internationale de la Photographie de Charleroi en 87, régulièrement à l’espace photographique Contretypeà Bruxelles et à la galerie Triangle bleu à Stavelot. (d’après ALAINJANSSENS.BE)
Pour l’artiste, chaque image révèle plusieurs strates de lecture qui font appel à la logique de l’analogie. La dénotation (ce que l’image montre) : un paysage ouvert. Les connotations (ce que l’image suggère) : toute l’écriture photographique, le cadre, le plan, le flou, le temps et… l’intime spatialité du noir. (propos recueillis par Graziella VRUNA)
“[Au cours de la cérémonie d’investiture du nouveau président des Etats-Unis, Joe BIDEN,] la poétesse noire-américaine Amanda GORMAN a captivé le public avec ses vers appelant à l’unité des Etats-Unis. Agée de 22 ans, la jeune femme originaire de Los Angeles a récité un poème de sa composition, “The Hill We Climb” (“La colline que nous gravissons“).
“The Hill We Climb”… Une colline gravie faisant référence à la colline du Capitole, où des partisans de Donald Trump ont envahi le siège du Congrès le 6 janvier 2021.
Ce texte, Amanda Gorman l’avait commencé avant cet événement et l’a fini d’une traite après l’assaut meurtrier. Il évoque “une forêt qui briserait notre Nation, plutôt que la partager“. “Cet effort a presque réussi / mais si la démocratie peut-être par instants retardée, elle ne peut pas être définitivement supprimée“.
D’une voix calme, elle a scandé ses rimes, en les accompagnant de mouvements graciles, ne laissant pas percer le problème de langage qui l’affectait dans son enfance. Un problème de prononciation, la parole empêchée, comme pour Joe Biden qui, enfant, souffrait d’un bégaiement. Cette différence a poussé la jeune Californienne à écrire, pour compenser.
A 22 ans, Amanda Gorman est la plus jeune poétesse dans l’Histoire des États-Unis à avoir été choisie pour marquer l’investiture d’un président ; c’est John Fitzgerald Kennedy qui a initié cette pratique en 1961. A travers une performance époustouflante, elle a offert une vision pleine d’espoir à un pays profondément divisé, s’exprimant deux semaines à peine après que des drapeaux confédérés, des bombes artisanales et un nœud coulant ont surgi sur la colline du Capitole. La poétesse a proclamé que les Américains pouvaient s’élever au-dessus de la haine.
Hillary Clinton s’est fendue d’un tweet pour dire son admiration : “Le poème d’Amanda Gorman n’était-il pas éblouissant? Elle a promis de se présenter pour la présidentielle de 2036 et, pour ma part, je ne peux attendre“, a-t-elle écrit.
Quant à Barack Obama, citant la conclusion-même du texte d’Amanda Gorman, il a souligné que “des jeunes gens comme elle sont une preuve ‘qu’il y a toujours de la lumière, si seulement nous sommes suffisamment brave pour la voir ; si seulement nous sommes suffisamment brave pour l’être’.”
Une œuvre engagée
Son œuvre traite de thèmes tels que la justice sociale, l’oppression, le féminisme, l’ethnie, la marginalisation et la diaspora africaine. A l’âge de 17 ans, Amanda Gorman publie un recueil de poèmes titré “The One for Whom Food Is Not Enough” (“La personne pour laquelle la nourriture ne suffit pas“).
En 2017, elle est la première personne à remporter le Prix national de Poésie de la Jeunesse, the National Youth Poet Laureate. Elle a obtenu un diplôme en sociologie cum laude à l’Université d’Harvard.
Mercredi, Amanda Gorman a rejoint les rangs des autres hommes et femmes de poésie qui l’ont précédée, comme Robert Frost, à l’investiture de John F. Kennedy en 1961, Maya Angelou, à celle de Bill Clinton en 1993, et Elizabeth Alexander, pour Barack Obama en 2009.
Après la cérémonie, la jeune femme a rendu hommage sur Twitter à ses prédécesseuses: “Je ne serais nulle part sans les empreintes de pas des femmes dans lesquels je danse. Aux femmes qui ont déjà escaladé mes collines“. Elle a expliqué porter une bague, offerte par Oprah Winfrey, symbolisant Maya Angelou. Un bijou à la forme d’un oiseau dans une cage.
Des mots d’espoir salués
“Une maigre jeune fille noire, descendante d’esclaves et élevée par une mère célibataire, peut rêver de devenir présidente, et se retrouver à réciter un poème à un président. Et oui, nous sommes loin d’être lisses, loin d’être immaculés, mais cela ne veut pas dire que nous nous efforçons de former une union parfaite. Nous nous efforçons de forger notre union avec détermination, de composer un pays qui s’engage à respecter toutes les cultures, les couleurs, les caractères et les conditions de l’être humain“. Des mots d’espoir qui résonneront longtemps sur les marches du Capitole.
Des mots forts salués par des critiques enthousiastes affluant de tout le pays, en provenance de tout le spectre politique. Joe Biden désire rassembler le peuple américain; en invitant Amanda Gorman, il a déjà réussi à l’unir autour de la poétesse.”
“La colline que nous gravissons” (traduction)
Le jour vient où nous nous demandons où pouvons-nous trouver la lumière dans cette ombre sans fin? La défaite que nous portons, une mer dans laquelle nous devons patauger. Nous avons bravé le ventre de la bête. Nous avons appris que le calme n’est pas toujours la paix. Dans les normes et les notions de ce qui est juste n’est pas toujours la justice.
Et pourtant, l’aube est à nous avant que nous le sachions. D’une manière ou d’une autre, nous continuons. D’une manière ou d’une autre, nous avons surmonté et été les témoins d’une nation qui n’est pas brisée, mais simplement inachevée. Nous, les successeurs d’un pays et d’une époque où une maigre jeune fille noire, descendante d’esclaves et élevée par une mère célibataire, peut rêver de devenir présidente, et se retrouver à réciter un poème à un président.
Et oui, nous sommes loin d’être lisses, loin d’être immaculés, mais cela ne veut pas dire que nous nous efforçons de former une union parfaite. Nous nous efforçons de forger notre union avec détermination, de composer un pays qui s’engage à respecter toutes les cultures, les couleurs, les caractères et les conditions de l’être humain.
Ainsi, nous ne regardons pas ce qui se trouve entre nous, mais ce qui se trouve devant nous. Nous comblons le fossé parce que nous savons que, pour faire passer notre avenir avant tout, nous devons d’abord mettre nos différences de côté. Nous déposons nos armes pour pouvoir tendre les bras les uns aux autres. Nous ne cherchons le mal pour personne mais l’harmonie pour tous. Que le monde entier, au moins, dise que c’est vrai. Que même si nous avons fait notre deuil, nous avons grandi. Que même si nous avons souffert, nous avons espéré; que même si nous nous sommes fatigués, nous avons essayé; que nous serons liés à tout jamais, victorieux. Non pas parce que nous ne connaîtrons plus jamais la défaite, mais parce que nous ne sèmerons plus jamais la division.
L’Écriture nous dit d’imaginer que chacun s’assoira sous sa propre vigne et son propre figuier, et que personne ne l’effraiera. Si nous voulons être à la hauteur de notre époque, la victoire ne passera pas par la lame, mais par tous les ponts que nous avons construits. C’est la promesse de la clairière, la colline que nous gravissons si seulement nous l’osons. Car être Américain est plus qu’une fierté dont nous héritons; c’est le passé dans lequel nous mettons les pieds et la façon dont nous le réparons. Nous avons vu une forêt qui briserait notre nation au lieu de la partager, qui détruirait notre pays si cela pouvait retarder la démocratie. Et cet effort a presque failli réussir.
Mais si la démocratie peut être périodiquement retardée, elle ne peut jamais être définitivement supprimée. Dans cette vérité, dans cette foi, nous avons confiance, car si nous avons les yeux tournés vers l’avenir, l’histoire a ses yeux sur nous. C’est l’ère de la juste rédemption. Nous la craignions à ses débuts. Nous ne nous sentions pas prêts à être les héritiers d’une heure aussi terrifiante, mais en elle, nous avons trouvé le pouvoir d’écrire un nouveau chapitre, de nous offrir l’espoir et le rire.
Ainsi, alors qu’une fois nous avons demandé: “Comment pouvons-nous vaincre la catastrophe?” Maintenant, nous affirmons: “Comment la catastrophe pourrait-elle prévaloir sur nous?”
Nous ne reviendrons pas à ce qui était, mais nous irons vers ce qui sera: un pays meurtri, mais entier; bienveillant, mais audacieux; féroce et libre. Nous ne serons pas détournés, ni ne serons interrompus par des intimidations, car nous savons que notre inaction et notre inertie seront l’héritage de la prochaine génération. Nos bévues deviennent leur fardeau. Mais une chose est sûre, si nous fusionnons la miséricorde avec la force, et la force avec le droit, alors l’amour devient notre héritage, et change le droit de naissance de nos enfants.
Alors, laissons derrière nous un pays meilleur que celui qui nous a été laissé. À chaque souffle de ma poitrine de bronze, nous ferons de ce monde blessé un monde merveilleux. Nous nous élèverons des collines de l’Ouest aux contours dorés. Nous nous élèverons du Nord-Est balayé par les vents où nos ancêtres ont réalisé leur première révolution. Nous nous élèverons des villes bordées de lacs des États du Midwest. Nous nous élèverons du Sud, baigné par le soleil. Nous reconstruirons, réconcilierons et récupérerons dans chaque recoin connu de notre nation, dans chaque coin appelé notre pays; notre peuple diversifié et beau en sortira meurtri et beau.
Quand le jour viendra, nous sortirons de l’ombre, enflammés et sans peur. L’aube nouvelle s’épanouit alors que nous la libérons. Car il y a toujours de la lumière. Si seulement nous sommes assez braves pour la voir. Si seulement nous sommes assez braves pour l’être.
When day comes, we ask ourselves, where can we find light in this never-ending shade?
The loss we carry. A sea we must wade.
We braved the belly of the beast.
We’ve learned that quiet isn’t always peace, and the norms and notions of what “just” is isn’t always justice.
And yet the dawn is ours before we knew it.
Somehow we do it.
Somehow we weathered and witnessed a nation that isn’t broken, but simply unfinished.
We, the successors of a country and a time where a skinny Black girl descended from slaves and raised by a single mother can dream of becoming president, only to find herself reciting for one.
And, yes, we are far from polished, far from pristine, but that doesn’t mean we are striving to form a union that is perfect.
We are striving to forge our union with purpose.
To compose a country committed to all cultures, colors, characters and conditions of man.
And so we lift our gaze, not to what stands between us, but what stands before us.
We close the divide because we know to put our future first, we must first put our differences aside.
We lay down our arms so we can reach out our arms to one another.
We seek harm to none and harmony for all.
Let the globe, if nothing else, say this is true.
That even as we grieved, we grew.
That even as we hurt, we hoped.
That even as we tired, we tried.
That we’ll forever be tied together, victorious.
Not because we will never again know defeat, but because we will never again sow division.
Scripture tells us to envision that everyone shall sit under their own vine and fig tree, and no one shall make them afraid.
If we’re to live up to our own time, then victory won’t lie in the blade, but in all the bridges we’ve made.
That is the promise to glade, the hill we climb, if only we dare.
It’s because being American is more than a pride we inherit.
It’s the past we step into and how we repair it.
We’ve seen a force that would shatter our nation, rather than share it.
Would destroy our country if it meant delaying democracy.
And this effort very nearly succeeded.
But while democracy can be periodically delayed, it can never be permanently defeated.
In this truth, in this faith we trust, for while we have our eyes on the future, history has its eyes on us.
This is the era of just redemption.
We feared at its inception.
We did not feel prepared to be the heirs of such a terrifying hour.
But within it we found the power to author a new chapter, to offer hope and laughter to ourselves.
So, while once we asked, how could we possibly prevail over catastrophe, now we assert, how could catastrophe possibly prevail over us?
We will not march back to what was, but move to what shall be: a country that is bruised but whole, benevolent but bold, fierce and free.
We will not be turned around or interrupted by intimidation because we know our inaction and inertia will be the inheritance of the next generation, become the future.
Our blunders become their burdens.
But one thing is certain.
If we merge mercy with might, and might with right, then love becomes our legacy and change our children’s birthright.
So let us leave behind a country better than the one we were left.
Every breath from my bronze-pounded chest, we will raise this wounded world into a wondrous one.
We will rise from the golden hills of the West.
We will rise from the windswept Northeast where our forefathers first realized revolution.
We will rise from the lake-rimmed cities of the Midwestern states.
We will rise from the sun-baked South.
We will rebuild, reconcile, and recover.
And every known nook of our nation and every corner called our country, our people diverse and beautiful, will emerge battered and beautiful.
When day comes, we step out of the shade of flame and unafraid.
The new dawn balloons as we free it.
For there is always light, if only we’re brave enough to see it.
If only we’re brave enough to be it.
“L’artiste écossaise Caroline Walker (née en 1982) met les femmes invisibilisées au centre de son œuvre. Elle s’intéresse tout particulièrement aux métiers principalement portés par les femmes, comme les métiers d’entretien, les coiffeuses, les manucures, souvent sous-représentés et sous-évalués.
Après s’être inspirée de photos qu’elle a mises en scène, elle décide de parcourir Londres et, avec une approche plus documentaire, de capturer ces moments sur le vif.
“Au cours des derniers mois, on m’a demandé à plusieurs reprises pourquoi les livres sur les animaux et la nature marchaient si bien subitement. Pourquoi, en effet, parmi la surproduction de littérature écologique, une petite vague s’est-elle créée autour des livres traitant du monde vivant et de quelques figures de proue comme Baptiste Morizot et Vinciane Despret ? Voici une tentative de réponse : ces nouvelles réflexions sur le vivant viennent combler l’immense vide qui s’est formé au sein de l’écologie politique depuis qu’elle est devenue mainstream. L’écologie court un grave danger : ne plus savoir au nom de quoi elle combat. Dans les années 1940 déjà, le forestier Aldo Leopold s’alarmait : “dans nos efforts pour rendre l’écologie facile, nous l’avons rendue dérisoire“. Trois quarts de siècle plus tard, l’on pourrait s’inquiéter qu’à force de vouloir crédibiliser l’écologie politique, elle en est devenue technocratique. Ses circonlocutions l’ont égarée dans une forêt d’abstractions. Quel langage parle-t-elle aujourd’hui? Une sémantique instrumentale: tonnes d’équivalent CO2 , compensations de l’empreinte carbone, émissions globales de gaz à effet de serre, rénovation thermique, objectifs de développement durable, équilibre du mix énergétique. Quelles images convoque-t-elle? Des synecdoques spectaculaires : l’Amazonie écorchée, l’Australie incendiée, l’ours blanc affamé, l’oiseau mazouté, le poisson asphyxié, l’abeille empoisonnée. Quels concepts mobilise-t-elle ? Des totalités écrasantes : le climat, la planète, la biosphère, la biodiversité, l’humanité, les générations futures.
Conséquence de cette mue, l’écologie s’est départie de son contenu sensible, elle qui prétendait justement abattre l’insensibilité de l’ère industrielle, et a renoncé à s’enrichir d’une nouvelle pensée du vivant. À force de banaliser l’extraordinaire, elle s’est rendue aveugle à l’extraordinaire du banal. À force de vouloir protéger la planète, elle a oublié de s’intéresser aux vivants qui l’habitent. D’où le sentiment de vide des citoyens écologistes avides de sentiment de nature (nous), se pressant en librairie pour renouer avec leurs parentés plus ou moins lointaines. Cet engouement ne va pas sans écueil, bien entendu, et le risque est de voir la pensée écologique du vivant confondue avec un attendrissement inoffensif d’ami des bêtes, un rejet misanthrope fantasmant la “Nature“, un baume de résilience tendance zoothérapie, ou encore un shaker avec de gros morceaux d’animisme et de chamanisme. Mais le geste qu’incarne cet intérêt n’en est pas moins essentiel. Attardons-nous un instant sur ce que fait naître en nous le discours ambiant concernant l’urgence écologique : la peur, le ressentiment, la colère, l’hébétude, l’incompréhension. Sont-ce des forces mobilisables pour amorcer le changement radical qu’il est nécessaire de voir advenir ? Oui, mais elles nous laissent borgnes. Tout au plus nous rappellent-elles contre qui et quoi l’on combat – et encore. Disons-le : nous sommes affectivement mutilés, et nous ne pourrons faire l’économie d’un réenchantement du monde qui impose d’abord de le repeupler de ses vivants, de l’infinie diversité de leurs manières d’être et d’agir.
Rien d’antimoderne, au sens de réactionnaire, là-dedans : “Le progrès, ce n’est pas de faire éclore des routes dans des paysages déjà merveilleux, mais de faire éclore la réceptivité dans des cerveaux humains qui ne le sont pas encore“, résumait Leopold. Une écologie pleinement politique ne peut pas se contenter d’avoir des partis, des programmes et des experts ; elle doit, comme le notait le penseur à propos de son éthique de la terre, “élargir simplement les frontières de la communauté de manière à y inclure le sol, l’eau, les plantes et les animaux ou, collectivement, la terre“. On voit d’ailleurs bien là le piège où est pris le débat contemporain lorsqu’il est question d’allier “fin du monde et fin du mois“. L’écologie ne peut pas être réduite à devoir “réconcilier” société et environnement : elle est une extension du tracé de la socialisation jusqu’à intégrer les autres-qu’humains. Il ne s’agit pas de fantasmer des bactéries dotées du droit de vote : nous avons besoin d’une nouvelle pensée qui nous permette de transformer nos relations constitutives au vivant – de réintégrer celui-ci dans la cité, et la cité dans un milieu qui ne soit pas qu’un stock de ressources. Ce dont nous avons besoin, pour prolonger les réflexions de Leopold, c’est d’une authentique culture du vivant, qui “fa[sse] passer l’Homo sapiens du rôle de conquérant de la communauté-terre à celui de membre et citoyen parmi d’autres de cette communauté. Elle implique le respect des autres membres, et aussi le respect de la communauté en tant que telle”. La condition pour “renouer“, pour que cette
“conscience écologique” qui n’en finit pas d’être en gestation depuis un siècle naisse et s’épanouisse enfin, c’est de développer maintenant cette culture du vivant, dans sa polyphonie de points de vue, de luttes et d’imaginaires…”
Philippe Vion-Dury
L’intégralité de cet excellent éditorial de Philippe Vion-Dury, rédacteur en chef du périodique Socialter (cfr. notre sélection de Magazines), est disponible dans le hors-série n°9 de la revue SOCIALTER.FR ;
Nous n’avons pas trouvé le détenteur des droits sur l’illustration de cet article.
Le journal “Le Monde” a présenté ses excuses après la publication d’un dessin, signé par l’un de ses dessinateurs, Xavier Gorce, en référence à l’affaire Duhamel. “Le problème, finalement, n’est pas tant la liberté d’expression que le refus d’une posture religieuse qui impose à autrui les limites du Bien et du Mal“, estime Natacha Polony.
Dans un contexte où l’on parle de l’inceste, à la fois déflagration et poison lent pour ceux qui le vivent ou l’ont vécu, une polémique autour d’un dessin peut paraître dérisoire. Elle vaut pourtant qu’on s’y arrête tant il nous donne à voir notre époque sous le jour le plus cru.
Xavier Gorce, dessinateur du Monde spécialisé dans les pingouins moralistes, a produit mardi 19 janvier un dessin en référence à l’affaire Duhamel, repris dans la “Newsletter” du journal. Un des personnages y disait ceci : “Si j’ai été abusée par le demi-frère adoptif de la compagne de mon père transgenre devenu ma mère, est-ce un inceste ?” Aussitôt, tollé sur les réseaux sociaux. Le dessin, non content de minimiser l’inceste, serait également “transphobe”. Pour certains, il “lie inceste et transsexualité“, en une sorte de résurgence réactionnaire.
Dans la foulée, le Monde publie un texte dans lequel la directrice de la rédaction, Caroline Monnot, présente ses excuses pour ce dessin “qui n’aurait pas dû être publié” car il “peut être lu comme une relativisation de la gravité des faits d’inceste, en des termes déplacés vis-à-vis des victimes et des personnes transgenres.” Et le journal de rappeler son engagement pour ces causes. Une note en bas d’article signalait que les “contributions”, les commentaires donc, avaient été désactivées “sur décision de la rédaction“. Afin sans doute d’éviter de savoir ce qu’en pensent les lecteurs. Épilogue : Xavier Gorce annonçait mercredi sa démission.
Quelques mauvais esprits ont fait remarquer que le Monde ne s’était pas ému quand son dessinateur traitait quotidiennement les gilets jaunes de beaufs, de cons, de troupeau d’abrutis forcément antisémites, voire fascistes. Mais de fait, le problème n’est pas le même. Pour agressif, méprisant et réducteur qu’il fût, le jugement du dessinateur portait sur des idées politiques que l’on est en droit de ne pas partager ou de combattre. Cela relève du débat démocratique, dont le dessin de presse incarne une des dimensions. La question qui se pose aujourd’hui est celle du rire, de sa nature et de son périmètre.
Le 1er juillet 2019, le New York Times mettait fin à toute publication de dessins de presse, estimant que ceux-ci couraient toujours le risque de blesser quelqu’un. Il n’aura fallu qu’un an et demi pour que le Monde affirme son statut de quotidien de référence en adoptant les nouvelles postures morales des défenseurs autoproclamés du progrès. En l’occurrence, le progrès consisterait à interdire tout humour portant de près ou de loin sur une situation ayant pu entraîner une souffrance. On peut avoir trouvé stupide le slogan “il est interdit d’interdire” et se dire, pour autant, que le “progrès” contemporain multiplie dangereusement les interdits.
Pour ce qui concerne le dessin de Xavier Gorce, on ose à peine faire remarquer que la phrase incriminée semble moquer ceux qui, sous prétexte de complexité de la structure d’une famille recomposée, ergotent sur la qualification d’inceste à propos de l’affaire Duhamel. Et l’on ne voit pas bien en quoi la phrase met en cause les personnes transgenres. Mais peu importe. Une autre caractéristique de l’époque est de laisser le dernier mot à ceux qui ne maîtrisent pas la langue. L’emploi, la semaine dernière dans cette page, de l’expression affaire de mœurs pour qualifier cet inceste a soulevé chez quelques internautes des haut-le-cœur indignés, comme si le fait de parler de mœurs (par distinction avec des affaires de corruption ou des fautes politiques) semblait relativiser le crime. On ne mesure pas les dégâts de l’absence de dictionnaire.
VISION MORALISTE DU RIRE
Un argument, en revanche, est à explorer. L’humour, nous disent certains, doit s’attaquer aux puissants, pas porter sur les victimes. Vision moraliste du rire, qui serait une arme contre le Mal. Mais il est des sociétés – la nôtre en particulier – dans lesquelles s’attaquer au “pouvoir” ne réclame aucun courage, du moins si l’on s’en tient à une définition institutionnelle du pouvoir. Si rire est avant tout l’exercice d’une liberté profonde, intime, essentielle, alors, il faut pouvoir rire, non forcément des “puissants”, mais de ce qui nous est sacré, car c’est là que le rire nous délivre de nos propres enfermements et devient cette mise à distance qui rend véritablement libre. Cela signifie-t-il qu’il faille provoquer, insulter ce qui, pour les autres, est sacré pour le plaisir d’exister et de se croire l’incarnation de la liberté d’expression ? Le problème, finalement, n’est pas tant la liberté d’expression que le refus d’une posture religieuse qui impose à autrui les limites du Bien et du Mal. S’indigner, c’est afficher sa vertu. Bigoterie contemporaine.
La facilité est de conclure que seuls ceux qui sont concernés, les “victimes” de tel crime ou injustice, ont le droit de rire et montrent ainsi le dépassement de leur souffrance. “Rien de ce qui est humain ne m’est étranger“, nous rappelle Montaigne. L’humanisme consiste à souffrir de tout crime, de toute injustice. Mais l’humanisme n’est possible que si nous postulons que l’autre n’est pas par essence soupçonnable d’être du côté des bourreaux et qu’il peut, malgré ses différences, partager nos douleurs. Ce que nous raconte l’indignation perpétuelle des redresseurs de torts sous pseudonyme, c’est la traque obsessionnelle des mauvaises pensées de l’autre, considéré avant tout comme un ennemi à éradiquer.”
l’illustration de l’article est le dessin incriminé de Xavier GORCE, paru dans LEMONDE.FR (article du 19 janvier 2021) à propos duquel la rédaction a présenté ses excuses, jugeant que “ce dessin pouvait être lu comme une relativisation de la gravité des faits d’inceste“. Ce message aux lecteurs a été suivi de la démission du dessinateur… qui a été suivie d’une mise au point de la rédaction du Monde dont nous, Wallons de Belgique, apprécierons le surréalisme (novlangue ?) : “Après l’annonce de la démission du dessinateur, Le Monde réaffirme son engagement en faveur du dessin de presse et de la liberté d’expression, tout en demeurant vigilant sur sa liberté de publier en restant fidèle à ses valeurs.” A suivre…
Xavier GORCE est par ailleurs interviewé par LEPOINT.FR (article du 20 janvier 2021), s’étonne de “cet arbitrage entre humour et morale” et s’interroge : “Si les journaux ne résistent pas à la pression des réseaux sociaux…“
et Jean-Yves Panchère ajoute une position au débat dès le 22 janvier 2021 dans une tribune sur LIBERATION. FR :
“Xavier Gorce et «le Monde» : il est permis de polémiquer contre les polémistes
Après le départ du dessinateur du quotidien, dont la direction a regretté la publication de l’un de ses dessins, la «censure idéologique» est brandie. Mais où est donc le scandale ?
En annonçant son départ du journal le Monde, le dessinateur Xavier Gorce a suscité le chœur des stars médiatiques qui, omniprésentes dans l’espace public, passent leur temps à protester contre la censure qui les frappe. En soutien au dessinateur, de Nicolas Bedos au FigaroVox en passant par Natacha Polony, les refrains habituels ont été entonnés : censure idéologique, régression démocratique, cancel culture, bigoterie contemporaine.
Ce théâtre se répète si souvent qu’on ne perçoit plus son absurdité : des professionnels de la dénonciation de la mentalité victimaire se présentent comme des victimes. Victimes de quoi ? Du fait qu’il existe un public qui est susceptible d’exprimer ses désaccords et que, en démocratie, la liberté d’expression n’est pas un monopole : il est permis de polémiquer contre les polémistes. Ceux qui utilisent l’humour comme un moyen d’attaquer des cibles politiques peuvent eux aussi faire l’objet d’attaques. On peut exprimer à leur égard des réserves: voilà ce que certains éditorialistes appellent aujourd’hui cancel culture.
Revenons aux faits : un journal publie un dessin qui choque des lecteurs. Les explications tirées par les cheveux qui en sont données n’y peuvent rien : ce dessin choque pour de bonnes raisons. Sous prétexte de questionner la définition de l’inceste dans les familles recomposées, le dessinateur n’avait trouvé aucun autre moyen de rendre son propos drôle que d’y mêler une évocation gratuite de l’homoparentalité et des transgenres. Le message porté par le dessin n’avait dès lors qu’une interprétation possible : l’inceste y était associé à la décomposition des familles sous l’effet des mœurs contemporaines et de leur ridicule.
Ce dessin n’était pas digne du journal qui l’a publié ; il ne reflétait pas sa ligne éditoriale. Tout en maintenant le dessin en ligne – de sorte qu’il n’y a eu aucune censure, comme le reconnaît honnêtement Xavier Gorce –, le journal s’est excusé auprès de ses lecteurs. Ni censuré ni licencié, Xavier Gorce a choisi de quitter le Monde au motif qu’il n’a pas été assez soutenu par sa rédaction.
«Moraline»
Où est donc le scandale ? Dans le fait qu’on puisse présenter des excuses après avoir fait une erreur ? Dans le fait qu’un journal a le droit d’avoir une ligne éditoriale et que le Monde n’est pas tenu d’assumer sans réserves un type d’humour qui correspond plutôt à la ligne de Causeur ou de Valeurs actuelles ?
«Le scandale», répond le chœur des indignés, «c’est qu’on ne peut plus rire de tout et que le Monde tombe dans la ”moraline”». Ici, la confusion est à son comble. On oublie d’abord que pouvoir rire de tout ne signifie pas qu’on puisse en rire n’importe comment. On ne voit pas que le Monde n’a pas à prendre la place de Charlie et que l’humour de Gorce est au plus loin de l’esprit de Charlie Hebdo, dont la virulence s’exprime contre tous les pouvoirs et non au service de certains d’entre eux. On oublie surtout qu’on ne peut pas à la fois, comme le fait Xavier Gorce dans un récent entretien au Point, défendre un dessin en prétendant n’avoir jamais voulu humilier qui que ce soit (ce qui implique qu’on se soucie d’être moral), et affirmer en même temps que l’humour n’a que faire de la morale, voire que la morale s’oppose à “l’intelligence“.
Crier à la censure là où elle n’existe pas risque fort d’être la variante française d’un trumpisme soft, qui gonfle démesurément des faits divers en paniques morales, de manière à faire croire que, à une époque où les idées d’extrême droite s’expriment en toute désinhibition sur CNews et où on assiste à une incroyable montée en puissance du complotisme et de l’autoritarisme, le danger principal serait dans l’écriture inclusive, dans l’indignation devant le racisme, dans le féminisme et dans la libération de la parole des victimes.
Quand un dessinateur démissionne parce qu’il ne supporte pas d’être critiqué, et qu’on le présente comme une victime de la censure, ce n’est pas la liberté d’expression qui est défendue. Ce qui s’exprime est bien plutôt le droit de dire n’importe quoi n’importe où et n’importe quand, sans jamais accepter le fait élémentaire que certaines positions de pouvoir (par exemple celle de dessinateur au Monde) impliquent des responsabilités, et que la possibilité de commettre des erreurs s’accompagne de la possibilité de s’excuser. Le «scandale» du moment est typique d’une culture de l’irresponsabilité. Aucun journal n’est tenu d’embrasser cette culture.”
Autodidacte (ayant fréquenté l’Académie Royale des Beaux-Arts et Saint-Luc à Liège), Patrick PUTZ développe un travail en arts numériques. Utilisant la peinture, la gravure et d’autres moyens d’impressions des logiciels de retouche et composition d’images, il forme des images qu’il veut énigmatiques, mais auxquelles il attribue un sens.
Réalisée avec des outils numériques, cette scène est inspirée du surréalisme. On y voit deux bernaches en vol, un autel dédié à la connaissance et une chaise design en mercure dans une pièce d’un intérieur non identifiable.
Vanessa CAO est peintre et styliste, elle semble créer avec une retenue qui n’aurait d’autre but que d’inspirer le mystère. La pièce maîtresse de ses collections, c’est la tunique grise, noire ou bleu nuit. Des couleurs de ciel ou de nuage et des jeux de plissés uniques, à la fois techniques et gracieux. (d’après PETITFUTE.COM)
Cette œuvre sans titre est un impressionnant pliage évoquant une armure, une cote de mailles ou une armure en écailles. L’opposition entre la fragilité du papier et la supposée fonction protectrice de ce vêtement fictif, le contraste entre la lourdeur du métal et la légèreté de la feuille pliée créent tout le sel de cette œuvre.
“Jadis, dans les milieux populaires, l’homme confronté à la maladie essaye d’abord de la combattre seul. S’il n’y parvient pas, il fait appel aux remèdes de bonne femme, il va aussi en pèlerinage vénérer des reliques de saints spécialisés. En dernier recours, il demande l’aide du médecin.
Au début du siècle, même en 1940, les parents craignaient pour leurs enfants les “convulsions“. Elles étaient fréquentes chez les enfants affaiblis au cours de maladies infectieuses.
Convulsions : ce sont des contractions violentes, involontaires qui donnent lieu à des mouvements saccadés. Maladies convulsives : chorée (ou Danse de Saint Guy) – épilepsie.
Pour les éviter, des parents faisaient porter à leurs enfants un collier fait de graines ou de racines de pivoine. Celles-ci devaient être récoltées par une nuit sans lune.
Comme le traitement de ces plantes n’apportaient, au mieux qu’une amélioration passagère, les croyants priaient les saints pour obtenir une guérison définitive. En Wallonie, on implorait saint Ghislain. Dans le nord du pays, on demandait plus particulièrement la protection de saint Corneille.
Une coutume qui se retrouve encore dans le choix des prénoms des enfants, afin de les protéger des convulsions : Fabienne, Blanche, Lucienne, Ghislaine.
Des guérisseurs pour éviter les convulsions, recommandaient des infusions de fleurs de la passion, de fleurs de thym serpolet ou de racines séchées de pétasite.
Pétasite : genre de composées, comprenant des herbes européennes, vivaces, à grandes feuilles radicales et à panicules de fleurs blanches ou rouges, dont certaines rappellent le parfum de l’héliotrope.
Catherine Seret
Certains guérisseurs prescrivent des tisanes, des pommades ou liquides à diluer dans une boisson. Au siècle dernier, Catherine Seret, de Sur-les-Bois, met au point quelques onguents et eau “améliorée”. La légende veut que les premières expériences aient lieu vers 1830, lorsqu’un médecin des armées napoléoniennes confie l’incroyable secret à la jeune Catherine. Très vite, la réputation des produits dépasse largement le cadre du petit village hesbignon, on se déplace de loin pour s’en procurer. Encore aujourd’hui, l’eau et les pommades de Catherine Seret ont leurs adeptes.
Pour les ophtalmies, certaines maladies cutanées on s’adresse à sainte Geneviève. Etre atteint du mal sainte Geneviève, c’était avoir des plaies au visage. Pour les faire disparaître, on allait chercher de l’eau à la fontaine de Sainte Geneviève à Strée-lez-Huy et l’on faisait des compresses avec cette eau. Il se formait des croûtes qui tombaient toutes seules sans laisser de traces.
A Florée (Assesse) il existe également une source dédiée à Saint Geneviève réputée pour soigner les maladies de la peau, l’impétigo par exemple.
Le saindoux est utilisé pour guérir des angines : “J’ai guéri mon fils d’une angine très grave avec du saindoux. Je lui ai fait un papin de saindoux, un essuie de cuisine et une écharpe autour du cou. Je l’ai renouvelé deux fois par jour et le troisième, mon gamin était guéri.” D’autres se souviennent que c’était non avec du saindoux mais avec du lard gras non salé que les gorges enflammées avaient été guéries.
Pendant la guerre, en hiver, pour prévenir la toux, des parents préparent du sirop de betteraves : “La betterave était brossée, évidée et l’on mettait dedans du sucre candi. La betterave était placée près d’une source de chaleur, le sucre fondait et chaque soir avant d’aller dormir, nous pouvions en prendre une cuillère“. [QUENOVELLE.BE]
Séparer une substance du corps auquel elle appartient, par divers procédés mécaniques ou chimiques. Extraire la quintessence de… “En 1816, Sertürner découvrit que l’on pouvait extraire de l’opium une substance cristallisée, la morphine” (Berthelot, Synth. chim., 1876, p. 116). “Les éléments utiles [du malt] ne sont pas pour la plupart à l’état soluble et il faut, pour les extraire, les solubiliser sous l’action des diastases” (Boullanger, Malt., brass., 1934, p. 217). “Pratiquement, les matières sucrées du commerce sont extraites des sucs de quelques plantes seulement, par pression, par diffusion ou même par incision ou saignée de la plante” (Brunerie, Industr. alim., 1949, p. 23). “Les substances à éliminer peuvent se classer en deux catégories : les matières solubles ou susceptibles d’être extraites par rinçage, c’est-à-dire la boue, le sang, les matières protéiques interfibrillaires, les sels de conservation, la crotte, etc., (…) − et les matières insolubles…” (Bérard, Gobilliard, Cuirs et peaux, 1947, p. 31).
P. métaph. : “Voici l’heure du poète qui distillait la vie dans son cœur, pour en extraire l’essence secrète, embaumée, empoisonnée.” (Bernanos, Sous le soleil de Satan, 1926, p. 59)
Quelques exemples d’extraits actifs, conseillés dans une brochure médicale des années 1970 (pas d’automédication, svp) :
Bardane
contre la chute des cheveux
Myrtilles
améliore l’acuité visuelle
Géranium
éclaircit la voix et combat l’angine
Thym
meilleur antiseptique naturel
Cyprès
déodorant très actif
Hysope
régulateur des glandes sudoripares
Pin
puissant protecteur des poumons
Bouleau
antirides par excellence
Cyprès
pour gommer la cellulite
Sauge
“spécifique de la femme de 40 ans” [la plaquette ne précise pas ce qui est sous-entendu ici]
“Catherine Seret a vécu au siècle dernier [XIXème] à Sur les Bois, et c’est grâce à elle que la réputation de ce petit hameau alors bien paisible c’est répandu au-delà des frontières. Son vrai nom est Catherine Langlois et elle naquit en 1828.
A cette époque, l’épopée napoléonienne venait de se terminer et plusieurs familles comptaient un ou plusieurs membres qui avaient été mêlés à la guerre ou aux armées de Napoléon. C’est le grand-père qui avait été ordonnance d’un colonel-médecin anglais qui a hérité du “secret” de celui-ci. Quand Catherine atteignit ses 18 ans, il lui a transmis ce secret. Elle se marie alors avec un mineur, Dieudonné Moulin, et de cette union naissent trois filles, mais son mari décède à l’âge de 33 ans.
En cette dure période de la seconde moitié du XIXe siècle, la médecine était loin de ce qu’elle est le jour d’aujourd’hui et très vite la réputation des “eaux et pommades de Catherine Seret” prend de l’ampleur.
Ce sont souvent les pauvres qui viennent consulter, les riches le font par personne interposée et le payement se fait en nature (poules, œufs, coqs ou chandelles).
Malheureusement déjà à cette époque la jalousie n’avait pas de borne, et elle se retrouve au banc des accusées, dont elle sort victorieuse. Le succès devient tel que Flamands, Wallons, Allemands et Hollandais se bousculent dans le petit café, mais hélas en 1915, à l’âge de 87 ans, elle va soigner les malades dans l’au-delà. Le secret n’est transmissible que par les femmes et c’est pour cette raison que jusque l’année dernière c’était l’arrière-petite-fille de Catherine Seret qui continua l’oeuvre de sa célèbre aïeule. Alors, pour rester dans la tradition, celle-ci a transmis le secret à sa fille Michèle, laquelle espère bien dans le futur, le transmettre à ses descendantes.
Que l’histoire n’oublie pas celle qui a fait déplacer des milliers de personnes vers le petit hameau de Sur les bois et dont les habitants sont fiers. Un patrimoine sera ainsi sauvé. Signé : M. Lenaerts”
“L’expression « remèdes de bonne femme » a parfois subi ce que les linguistes appellent la remotivation étymologique. Pierre Larousse les avait fort bien définis dans son Grand Dictionnnaire universel en écrivant qu’il s’agissait de “remèdes populaires ordonnés et administrés par des personnes étrangères à l’art de guérir“. Mais quelque habile latiniste s’est un jour avisé qu’en latin fama signifiait renommée, et que l’on emploie aujourd’hui encore les adjectifs fameux et famé pour évoquer la réputation de telle ou telle personne, de telle ou telle chose. Sans doute avait-il aussi entendu l’histoire, que l’on racontait naguère au sujet de ce nonce installé à Paris qui, s’entretenant avec un grand de l’Église de France mêla joyeusement, mais un peu mal à propos, français, latin et italien en lui posant cette question, qui pouvait prêter à sourire et à mauvaise interprétation : “Et comment va votre fame ?” Le prélat, qui voulait savoir quelle était la réputation de son interlocuteur, était bien excusable puisque, après tout, en ancien et en moyen français, réputation se disait fame et que les expressions bone fame et de bone fame, se lisent fréquemment dans les textes médiévaux, avec de nombreuses variantes orthographiques comme de bon famle, de bones faumes, de si grant fame, etc. Mais pour éviter ce type de fâcheux malentendu, l’usage adjoignait à ce fame d’autres noms, le plus souvent renommee, mais également merite, loenge ( « louange »), ou encore renom. Et s’il en était encore besoin, un petit détour par des langues voisines confirmerait ce qu’écrivait Pierre Larousse : nos amis anglais parlent de old wives’ remedy, littéralement “remède de vieilles épouses“, nos amis allemands disent Hausmittel, “l’expédient, le remède” ou, plus familièrement, “le truc de la maison“. Cette notion de remède familial, fait à la maison, se retrouve dans l’espagnol remedio casero. Et pour conclure, rappelons que nos amis italiens, pour signaler qu’il s’agit là de remèdes qui sont plus le résultat d’observations pratiques que d’études théoriques, parlent de rimedio empirico.” [ACADEMIE-FRANCAISE.FR]
C’est le moment ! C’est l’instant ! Nous voulons passer à la vitesse supérieure, remplir plus pleinement encore notre mission d’éducation permanente et vous offrir une palette plus large de contenus issus de Wallonie, de Bruxelles et d’ailleurs. Pour ce faire, nous passons en mode projet.
wallonica.org va lancer en son sein un centre de ressources picturales et documentaires (libres de droits ou propriété de notre réseau de contributeurs) à une adresse bientôt universellement célèbre : documenta.wallonica.org !
Mais, mon bon monsieur, pourquoi cette soudaine agitation ?
Parce que le hasard fait bien les choses. Manifestement féru de sérendipité (et, depuis peu, du clic curieux alla wallonica), un internaute hennuyer a découvert notre blog encyclo et nous a rapidement contactés. Je résume : “Au fil des années, j’ai stocké des milliers et des milliers d’images (± 300.000), réalisés des clichés (c’était mon métier), des dessins et des aquarelles, scanné des gravures libres de droits et dématérialisé des centaines de livres aujourd’hui hors édition. Je me fais vieux et je ne voudrais pas voir disparaître ce patrimoine virtuel (± 2 To !). On en parle ?“
Pérenniser, structurer et partager : notre métier !
Les sept missions que nous nous sommes choisies pour l’initiative wallonica.org sont bien connues : animation, édition, mutualisation, travail de mémoire,promotion, distribution et éducation permanente.
Jusqu’ici, nous avons édité, semaine après semaine, des articles de blog catégorisés selon une logique unique, propre à wallonica.org. Nous venons de passer la barre des 777 publications ! Nulle part ailleurs, vous ne retrouverez un classement des savoirs fondés sur notre interrogation de base : “Que fait un individu humain quand il va vers l’autre et vers le monde ?”
C’est ainsi que les articles de votre blog encyclopédique préféré sont présentés selon sept catégories originales qui regroupent, par exemple, les ACTIONS de ceux et celles qui, simplement, exercent leur puissance d’être humain, les DISCOURS élaborés par les uns pour modéliser le monde aux yeux des autres, les DISPOSITIFS développés par les techniciens pour être utiles à l’homme confronté à la matière ou les ARTEFACTS par lesquels les plus créatifs d’entre nous s’efforcent de partager leur image du monde…
Parallèlement, le kiosque propose des contenus volontairement alléchants pour drainer les internautes vers les articles, selon la même classification. C’est vrai pour, à titre d’exemples, les publications de la revue de presse, les événements du calendrier ou pour les cartes blanches de la tribune.
Nos incontournables sont marqués des mêmes métadonnées de catégorie. Dès lors, si vous vous plongez dans les œuvres sélectionnées de la page Savoir-contempler, vous pourrez cliquer sur des titres d’articles de la catégorie Artefacts > Arts visuels. Souvenez-vous, les incontournables regroupent nos coups de cœur (citations marquantes, tableaux sidérants, livres à lire, films à voir, extraits musicaux fondateurs…) et vous permettent de vous régaler puis… de continuer à cliquer curieux dans le même domaine.
Accueillir et publier un fonds documentaire ou pictural aussi massif que celui de notre internaute non seulement rentre dans nos missions mais, de plus, wallonica.org est certainement le lieu idoine pour ce projet. Reste que… il faut qu’on en parle d’abord et qu’on donne un nom à ce fonds : par discrétion envers l’initiateur de ce tsunami encyclopédique et en hommage, nous parlerons désormais du Fonds Primo, puisqu’il sera le premier.
“Oui, parlons-en ! On commence par où ? Des réserves ?”
Des réserves ? Oui ou, plutôt, non : un enthousiasme et un vertige. Enthousiasme devant l’opportunité de créer un vrai centre de ressources, une bibliothèque virtuelle, une médiathèque dans le nuage. A ce jour, tous nos articlesde blog sont du pur fait-main : pas question de partager une toile, une opinion ou une initiative sans éditer une page complète, compiler différentes sources, citer les auteurs, trouver les illustrations et commenter le sujet pour générer le débat. Jusque-là, nous avons fait un travail de journalisme encyclopédique. Un vrai bonheur militant qui nous habite depuis de longues années… avec la frustration de ne pas proposer -en parallèle- un centre de ressources à part entière, de ne pas offrir une bibliothèque d’ouvrages et d’images structurée qui, en nombre d’objets documentaires, dépasserait largement notre capacité rédactionnelle.
Vertige devant la quantité de documents et d’images que nous pourrions partager dans nos pages. Imaginez, au-delà du fonds que notre désormais contributeur nous propose, tous les autres corpus qui dorment dans des placards à souris, sur des disques durs oubliés ou dans les tiroirs d’initiatives généreuses… qui ont autre chose à faire au quotidien que ranger et publier leurs archives. Je me souviens encore d’un dossier qui attend peut-être encore, quelque part dans les couloirs d’un ministère : la FGTB de Liège avait conservé la totalité des films tournés pendant les mouvements sociaux d’après-guerre, des centaines de cassettes VHS qui pourrissaient dans un grenier. Où sont-ils aujourd’hui ? L’Institut d’histoire ouvrière, économique et sociale (IHOES) a-t-il pu intégrer ce corpus qui en intéresse plus d’un ? Notre éditeur Philippe VIENNE est un photographe chevronné et a conservé les clichés de dizaines de photos prises pendant des concerts organisés en Wallonie et à Bruxelles. Pourquoi ne pas vous les proposer en ligne ? Alors, vous pensez bien, quand un lecteur débarque avec des milliers d’images à partager avec vous…
L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, c’est comme Ma cabane au Canada : elle n’est rien sans ses planches. Il en ira de même pour votre blog encyclo préféré : si nous continuons à pratiquer notre beau métier de journalistes encyclo en éditant des articles de blog bien sentis, classés dans wallonica.org, nous allons nous lancer dans le métier parallèle de documentalistes encyclo et vous proposer des ressources digitales (images, ouvrages, médias divers), classés selon les mêmes nomenclatures originales dans documenta.wallonica.org ! On vous offre ainsi le beurre, l’argent du beurre et le sourire de notre équipe…
En résumé, le projet wallonica, c’est l’articulation entre
un kiosque de services (revue de presse, tribune, agenda…) ;
une sélection d’articles incontournables en tête de gondole ;
le blog encyclo, au cœur de notre travail journalistique ;
un nouveau centre de ressources multimédia virtuel ;
des dispositifs de promotion non-intrusifs (infolettre, réseaux sociaux, portfolios d’images…).
Yapluka ! Nos autres métiers nous permettent de lancer ce projet renouvelé avec confiance. Reste que c’est du boulot et que des ressources complémentaires sont nécessaires. Nous devons faire les bons choix techniques (Open Source intégral : wallonica.org est un blog wordpress.org ; omeka.org pourrait supporter documenta.wallonica.org ; notre hébergeur infomaniak.com pourrait accueillir les fichiers avant traitement), développer l’architecture, planifier les migrations et… faire l’indexation des nouveaux contenus.
Alors, on a pensé à vous solliciter -oui, vous– et nous avons trois questions :
CONTENUS. Avez-vous connaissance de corpus de médias (images, sons, ouvrages, films…) qui trouveraient gracieusement leur place dans notre centre de ressources et pouvez-vous nous mettre en contact avec leur propriétaire ?
TRAVAIL. Êtes-vous spécialiste WP, PHP-MySQL, PMB ou Omeka et pouvez-vous généreusement nous conseiller ? Avez-vous l’âme bénédictine et voulez-vous nous rejoindre comme bénévole pour indexer en ligne les différents corpus que nous allons traiter ?
Dans tous les cas (également pour nous envoyer un petit mot de soutien), nous attendons de vos nouvelles, via notre formulaire de contact. Merci déjà !
Tous les morceaux sont entiers…. mais certains le sont plus que d’autres. Lorsque l’on se lance dans une expérience, le domaine est tellement vaste que la mise en place d’un dispositif qui resserre le champ de l’infini possible permet non pas de réduire la liberté mais de la stimuler.
Anne B. Sollis
“Pourquoi avoir choisi la peinture comme mode d’expression ?
Je pense que c’est l’art que je place le plus haut. Je suis fascinée par les peintres. Peut-être aussi l’image que j’évoquais de l’homme qui vit à deux cents à l’heure, me fait-elle penser à mon père. J’aime cette idée de l’énergie dépensée “à perte”.
Pourquoi avoir délaissé le pinceau pour le stylo à bille ?
J’avais une saturation physique de la peinture, je me sentais intoxiquée par l’huile, et je me sentais prisonnière de cet objet. Je faisais des grands formats de 2 m x 2 m, ce qui est compliqué à bouger et oblige les gens à venir voir votre travail. J’avais envie de liberté et de pouvoir me déplacer. Le glissement s’est opéré quand je suis partie à Bruxelles. Mais avant cela, j’avais mis du ketchup sur une toile, ce qui était déjà une manière de désacraliser la peinture. Le Bic est un objet familier, qui crée un lien avec le spectateur, contrairement à la dimension absolue de la peinture, qui m’écrasait peut-être…
En quoi ce changement a-t-il influé sur votre travail ?
Dans mes peintures, le dessin était très présent, mais il était masqué ou il disparaissait. Je faisais plusieurs peintures en une peinture et je pouvais me battre durant des mois avec un visage qui apparaissait, puis que je détruisais… La peinture offre ce pouvoir de destruction immédiate, on recouvre tout, d’un coup. Le dessin est au contraire un moyen de retenir tout, retenir ces différents portraits, par exemple. Dans une peinture, il y a plein de peintures, toutes ces étapes que l’on perd et que l’on retrouve. Et en fait, ce qui m’intéresse le plus, c’est ce travail de recherche puis de perte de l’image. La peinture est une lutte qui apporte beaucoup de frustration dans cette quête d’une image qui apparaît, puis disparaît. J’avais d’ailleurs écrit sur le mur de mon atelier : “L’image est l’impossibilité de…” J’étais pleine d’envie et de frustration face à ce mur en face qu’est la toile et tout ce qui se joue dedans. Je me fais moins mal avec le dessin. Projeter l’image me permet de ne pas trop marquer ma volonté, de m’effacer. Auparavant, je voulais absolument être présente jusque dans une marque de main ou de pied pour matérialiser ma présence et ma lutte ; c’était très viscéral. L’idée de la matière corporelle, donc de moi, était très présente. Avec une image projetée, je m’extrais. C’est ma main certes, mais elle est dirigée presque malgré moi. Il n’y a pas de trait plus accentué que l’autre au départ. Et je fais partie par partie, sans idée de l’ensemble. Le fait de partir de l’intérieur apporte quelque chose de plus doux, de plus apaisé en tout cas.
Vous vous interdisez la volonté pour aller vers quoi ?
L’enjeu est la part d’inconscient dans une œuvre d’art. J’avais besoin d’un objet très familier avec lequel on joue, comme le Bic 4 couleurs, qui marque aussi un état régressif. Quand je veux consciemment quelque chose, je ne l’obtiens pas ; en revanche, si je me laisse porter, j’arrive à mes non-fins. J’ai donc réfléchi et travaillé à ces moments d’absence. Je recherche l’extraordinaire dans les choses ordinaires, la part infinie dans ce qui est censé être fini.
A partir de quoi produisez-vous ?
C’est le grand truc ! J’ai un côté mystique. Ce sont des intuitions. J’avance à l’aveugle, sans vouloir trop savoir ce que je fais, même si je dois sûrement savoir. C’est comme si l’image me répondait, et me disait ce que je dois faire.
Parlez-nous de votre technique.
Tous mes dessins partent d’images vidéo-projetées. Ma recherche est basée sur le regard. Plus on regarde, plus on voit. C’est l’attention au réel, et aux mille et un détails. C’est de l’ordre physique, philosophique, méditatif aussi. J’aime voir apparaître tous ces reliefs, toutes ces images. Après, il y a le travail de dessin qui choisit de mettre justement en relief certains motifs. La question est de savoir ce que l’on voit dans ce que l’on regarde. Je m’absorbe totalement dans la contemplation de l’image. Et peu à peu, l’image s’efface pour laisser apparaître des motifs, qui deviennent d’autres images. Si l’on me donnait une feuille blanche, je serais en peine de trouver quoi en faire. J’ai besoin du réel, de l’observation. Je ne dessine pas d’imagination parce que cela ne m’intéresse pas, ce n’est pas ce que je cherche. Je suis vraiment dans le rapport au motif. Je veille à ne pas trop dessiner parce que mon intention n’est pas de faire de l’hyperréalisme au Bic.” (lire l’interview complète sur ESPERLUETTE-SL.FR)
Joel PETTERSSON est né le 8 juin 1892, à Norrby (Lemland), dans l’archipel d’Åland. Ses parents sont des paysans pauvres et déjà âgés – son père a plus de 50 ans au moment de sa naissance. C’est durant son parcours scolaire que Pettersson commence à écrire et à dessiner. Même s’il s’agit encore d’un travail d’amateur, son talent attire l’attention. On ne conserve cependant aucune œuvre de cette époque.
En 1913, alors âgé de 21 ans, Pettersson quitte Åland et entre à l’école de dessin de Turku. Le directeur en est Victor Westerholm qui est à l’origine de l’Önningebykolonin, un groupe de peintres finlandais qui se réunissait à Åland entre 1886 et 1892. Le maître et l’élève n’en ont pas d’affinités pour autant, au contraire. Bien qu’il ne se sente pas à l’aise dans une ville comme Turku – ou peut-être pour cette raison, justement – Pettersson se montre particulièrement productif, tant sur le plan de l’écriture que de la peinture.
En 1915, Pettersson abandonne ses études et retourne à Åland. Etant donné l’âge avancé de ses parents (plus de 70 ans), il est contraint de les aider à la ferme, d’autant plus que son frère cadet, Karl, meurt en mer en 1916. Ses projets de mariage sont brisés lorsque sa fiancée décide de quitter Åland pour les Etats-Unis, à la recherche d’une vie meilleure. Durant la période 1915-1920, Pettersson est malgré tout très actif dans plusieurs domaines, poussé par le désir d’être reconnu en tant qu’écrivain tout autant que comme artiste. L’essentiel de sa production littéraire date d’ailleurs de cette période.
Le peintre finlandais Mikko Carlstedt qui se rend à Åland pour y peindre, en compagnie du peintre Ilmari Vuori, rencontre Pettersson dont il dira : “les gens le tiennent pour fou, mais nous l’aimons beaucoup” ; ils resteront en contact de nombreuses années. Durant les années 20, Pettersson a moins le loisir de se consacrer à son art, l’essentiel de son temps étant occupé par la ferme de ses parents vieillissants qui meurent en 1928.
Petterson espère alors vivre de son art, mais c’est un échec. Endetté, il vend tous les animaux et une grande partie de la propriété. Sa santé mentale se dégrade et il tente de se suicider. Il se remet pourtant à peindre fiévreusement et expose en 1936 à Åland. Mais sa santé physique et mentale continue de se détériorer, il est interné au Grelsby Asylum où il mourra le 5 janvier 1937.
Son œuvre littéraire, écrite en suédois, n’a pas été appréciée de son vivant, peut-être en partie à cause d’une certaine naïveté et de ses emprunts au dialecte local. Elle n’a été redécouverte et publiée que dans les années 1970. De même, ses peintures, que l’on peut qualifier d’expressionnistes, n’ont-elles connu qu’un succès posthume. Son style et sa fin tragique lui ont valu le surnom de “Van Gogh d’Åland”. Le guitariste rock Nikolo Kotsev a composé un opéra, “Joel“, inspiré de sa vie.
Les explications proposées par les médias pour justifier cette série de remaniements de dernière minute – hormis le remerciement de Christopher Krebs pour avoir, depuis son poste, considéré les élections comme « les plus sûres » de l’histoire des États-Unis –, tiendraient à la volonté de Donald Trump de mettre fin à la présence militaire américaine en Afghanistan, en Irak et en Somalie, malgré l’avis contraire et répété de l’état-major, et d’exercer une pression maximale sur l’Iran.
Imaginons un instant une autre raison : le 20 janvier 2021 à 11h du matin, celui qui est toujours président des États-Unis apparaît sur les écrans et proclame vouloir défendre la volonté du peuple, qui a été bafouée par des élections truquées. Il déclare l’état d’urgence nationale et décrète par executive order la dispersion du rassemblement insurrectionnel – la foule réunie pour l’Inauguration Day – au pied du Capitole.
Il annonce que le nouveau chef d’état-major interarmées – le général Mark A. Milley a été limogé pour déloyauté – a placé en état d’arrestation « Tricky Joe » et tous ses complices félons. Il décrète la mobilisation de l’ensemble de la Garde nationale des 50 États, la suspension de toutes les permissions et la fermeture des aéroports civils, qui passent sous le contrôle de l’US Air Force. Les garde-côtes reçoivent l’ordre de bloquer les ports. Le tout récent secrétaire à la Sécurité intérieure est sommé d’organiser un couvre-feu national applicable à l’ensemble du territoire et à Porto Rico. En tant que commandant en chef, le président Trump relève l’armée de Terre des restrictions imposées par le Posse Comitatus (1878) et lui ordonne, en vertu de l’Insurrection Act (1807), d’assurer la sécurité dans toutes les villes, contre les pillages et les émeutes, avec l’injonction de tirer à vue sur chaque fauteur de trouble.
Politique-fiction ? Le 45th president peut-il tenter un tel scénario avec l’assistance de l’armée des États-Unis ? Donald Trump a tous les pouvoirs du commandant en chef, et d’autres encore, jusqu’à l’ultime seconde de son mandat. Il aurait pu s’en servir pour se maintenir au pouvoir… s’il n’avait pas été le président de l’union fédérale la plus républicaine du monde.
Les conditions potentielles d’un pronunciamiento
La Constitution des États-Unis fournit les conditions idéales d’un coup d’État militaire. Tous les pays qui ont répliqué son texte fondamental sont passés par la dictature : les « républiques-sœurs » d’Amérique latine, les Philippines, mais aussi la France de la IIᵉ République (1848-1852), dont la loi fondamentale reproduisait l’organisation de sa cousine d’outre-Atlantique. On sait comment le prince-président Louis-Napoléon Bonaparte obtint par référendum la présidence à vie, séduisit l’armée, emprisonna la majorité parlementaire royaliste et réprima dans le sang le soulèvement ouvrier et républicain (400 morts et 27 000 interpellations). Il transforma la Constitution républicaine en Empire par un simple senatus-consulte.
Outre la légitimité présidentielle tirée du suffrage universel, une particularité du système présidentiel américain procède de l’alliage, datant de 1787, entre des principes démocratiques et les ressorts profonds de la monarchie britannique, pourtant honnie : le discours sur l’État de l’Union reproduit le discours du trône et, surtout, la Constitution reprend la fonction royale de Commander in Chief – équivalent du Princeps imperator romain – qui fait du président des États-Unis, même le plus inculte dans l’art militaire, un vrai généralissime sans étoiles qui, comme le roi d’Angleterre, peut diriger directement les troupes.
Washington commande à cheval sa cavalerie contre les insurgés de la Whiskey Rebellion (1791-1794). Madison ordonne lui-même de tirer au canon contre la flotte britannique, lors de la seconde guerre d’indépendance (1814). De nos jours, le Chief Executive ordonne régulièrement frappes aériennes et exécutions extra-judiciaires. Rappelons les très nombreuses attaques par drones approuvées par Barack Obama.
Après la proclamation des États-Unis, les pouvoirs de guerre du président ont été décuplés. En 1798, lors de la « quasi-guerre » franco-américaine, le président John Adams fait passer la loi contre la « sédition » et les « étrangers » (Alien and Sedition Act). Il y gagne le droit d’expulser toute personne « dangereuse pour la paix et la sécurité des États-Unis ». Lors de la guerre civile, Lincoln permet par un simple executive order au général Scott de suspendre l’habeas corpus entre Philadelphie et Washington. Certains civils passent devant des juridictions militaires, sans droit de recours. Lincoln fait ensuite voter une loi générale qui lui donne le droit de suspendre l’habeas corpus, n’importe où pendant toute la rébellion.
Plus tard, sur la base de l’Espionage Act de 1917 – toujours en vigueur et en vertu duquel Edward Snowden a été inculpé –, Roosevelt signera seul l’executive order n° 9066 (février 1942), qui a permis l’internement sans recours de quelques 120 000 citoyens d’origine japonaise et 11 000 citoyens d’origine allemande, fraîchement naturalisés.
Par ailleurs, l’Insurrection Act voté en 1807 donne au président le droit de déployer l’armée sur tout le territoire des États-Unis pour mettre un terme aux incursions (indiennes à l’époque), aux troubles civils, à l’insurrection et à la rébellion.
Il a été invoqué une vingtaine de fois depuis lors, soit à la demande d’un gouverneur quand sa garde nationale ne suffisait pas à ramener l’ordre, soit à l’initiative directe du gouvernement fédéral. Au XXe siècle L’Insurrection Act a servi à réduire les émeutes racistes au Mississippi et dans l’Alabama en 1962-1963 et à contenir les émeutes raciales de Detroit en 1967, de Washington, Baltimore et Chicago en 1968 après la mort de Martin Luther King, et enfin de Los Angeles en 1992. Donald Trump a menacé de déployer l’armée, en juin 2020, face aux débordements qui ont suivi la mort de George Floyd.
Cedant Arma Togae
Pour l’instant, et jusqu’à preuve du contraire, aucune des lois d’exception américaines, si elles ont pu restreindre considérablement les libertés individuelles, n’a servi à un coup d’État d’origine présidentielle.
Tout d’abord, l’état-major a intériorisé, depuis le temps exemplaire de George Washington, l’antimilitarisme à la romaine des Pères fondateurs (Cedant Arma Togae, c’est-à-dire “les armes cèdent à la toge“), comme le montre une résolution du Congrès adoptée le 2 juin 1784 :
Les armées constituées en temps de paix sont incompatibles avec les principes de gouvernement républicain. Elles sont dangereuses pour les libertés d’un peuple libre. Elles sont généralement utilisées comme un appareil de destruction pour installer la dictature.
Ainsi, autant l’opinion et la classe politique américaines considèrent l’armée comme un acteur à part entière de la politique publique, autant elles ne lui octroient aucune primauté institutionnelle. Ce n’est pas une armée de métier qui a fondé la Nation américaine, mais bien celle des volontaires patriotes. Le refus, jusqu’en 1947, d’une vraie armée de terre permanente en temps de paix, et la phobie d’un « Grand état-major général » à la prussienne, totalement indépendant, tout-puissant et capable de décider d’une entrée en guerre, illustrent ce rejet d’un établissement militaire complètement institutionnalisé.
Comme la Constitution américaine a été pensée contre l’absolutisme royal et l’existence d’une armée à son seul service, l’activité militaire est soumise au double contrôle du Congrès et du président. Ainsi, en 1917-1918, Wilson imposera à Pershing la nécessité de conclure l’armistice de novembre. Fin 1950, Truman interdira à MacArthur de porter la guerre contre la Chine pendant le conflit coréen et le relèvera de ses fonctions en avril 1951. Le général devenu président Dwight Eisenhower a écarté le modèle du garrison state (l’État spartiate), qui aurait pu conduire à une économie de guerre permanente, dictée par le conflit est-ouest.
Outre le président, le Congrès américain surveille à la loupe les moindres modifications internes du Pentagone. L’état-major interarmées se voit très limité par le nombre total de ses officiers – quelques dizaines selon la loi de sécurité nationale de 1947 – tandis que la loi Goldwater-Nichols de 1986 lui enlève tout commandement opérationnel à l’exception du feu nucléaire, sous la responsabilité technique du général présidant l’état-major.
L’armée, rempart de la démocratie américaine
La dernière raison qui rend impossible l’utilisation de l’armée pour un éventuel coup d’État relève d’une loi universelle non écrite. Le sens profond et la destinée des régimes se jouent durant leur première décennie. La République américaine a pu naître grâce au sacrifice de ses patriotes, face à une armée coloniale implacable et dirigée par un souverain dominateur. Cette naissance garantit la passation de pouvoir au nom d’un peuple qui se gouverne librement. Dès le départ, ni Washington, ni Madison, ni même le bouillonnant général-président Andrew Jackson ne profitèrent de leurs extraordinaires ressources militaires pour imposer une lecture autoritaire de leur fonction. La loi martiale, édictée le cas échéant, s’évanouit une fois le danger passé. De facto et de jure, le caractère sacré de la volonté du peuple, volonté qui s’impose par le vote, l’a toujours emporté.
Un président souhaitant abuser de l’Insurrection Act pour établir un pouvoir arbitraire ou se maintenir à la Maison Blanche aurait même à faire face à l’Armée de cette Union qui n’est pas « son » armée. Lorsque Trump caressa l’idée d’utiliser les instruments de l’Insurrection Act pour mater les troubles de Portland, son secrétaire à la Défense, Mark Esper, et derrière lui tout le haut commandement, s’y opposa publiquement.
En matière de prise de décision politico-militaire, il existe une liberté de parole considérable accordée aux généraux et aux subordonnés civils du secrétaire à la Défense. Ils doivent avoir leur propre opinion sur la politique de défense et ne pas hésiter à la donner. Cela s’explique par les principes de décentralisation et de subsidiarité qui régissent la gouvernance américaine. Enfin, le caractère comminatoire des convocations aux commissions du Congrès a habitué les officiers généraux à dévoiler le fond de leur pensée.
De façon générale, à travers l’histoire du pays, on ne peut que souligner le peu d’appétence des généraux américains, et pour la guerre, et pour le pouvoir autoritaire, encore plus lorsqu’ils deviennent présidents à la faveur des circonstances. C’est bien malgré lui qu’Ulysses S. Grant – qui avait obtenu le pouvoir d’intervention militaire en 1871, à travers le Third Enforcement Act, pour réduire les atrocités du Ku Klux Klan dans le Sud – se retrouva obligé de sécuriser les résultats de l’élection la plus controversée en 1876. Grant dut envoyer les forces armées en Louisiane, en Caroline et en Floride, où, pour le coup, des fraudes patentes et des obstructions électorales avaient faussé les résultats. La paix civile fut rétablie au prix d’une transaction funeste entre Républicains (finalement vainqueurs) et Démocrates : la Reconstruction (1865-1877) fut abandonnée dans le Sud.
Quand « Ike » Eisenhower employa à nouveau la force armée dans le Sud en 1956, ce fut pour forcer la déségrégation. Il ordonna à la Garde nationale partisane de l’Arkansas de regagner ses cantonnements et la remplaça par un régiment de la prestigieuse 101e Aéroportée, pour permettre à des élèves noirs d’accéder à une école de Little Rock. On est loin du jour où César imperator, consul et dictateur – fonctions temporaires – accepta du Sénat la dictature à vie, hors de toute règle républicaine.
Ainsi donc, la tentation dictatoriale d’un perdant mégalomane et mauvais joueur ne serait pas servie par les pouvoirs autorisés par les lois d’exception. Peut-être ce pays pourrait-il connaître un jour – comme d’autres – une dictature militaire, sous l’effet malheureux d’une implosion de son impérialisme informel et global. Mais ce temps paraît loin, très loin des hypothèses trumpiennes.”
L’article complet de Blandine CHELINI-PONT et François DAVID est disponible sur l’excellent site THECONVERSATION.COM (3 décembre 2020), dont la devise traduit bien les options : Academic rigour, journalistic flair ;
“On croit trop vite que l’anglais est un passe-partout estime Jean-Marie KLINKENBERG, éminent linguiste et professeur émérite de l’Université de Liège. Or la demande pour les langues de proximité est très forte. Pour celui qui a été durant des années président du Conseil de la langue française et de la politique linguistique, être polyglotte est un plus.
Quelle place ont les langues sur le marché de l’emploi ?
Ça a toujours été important, mais ça l’est davantage à partir du moment où il y a beaucoup de mobilité. L’Europe, la libre circulation des personnes, tout ça joue énormément. Mais il ne faut pas non plus fantasmer cette connaissance des langues. On constate par exemple qu’aux deux extrémités de l’échelle sociale, on peut parfaitement rester unilingue et bien réussir. Je pense au petit commerçant qui vend des tomates dans un quartier, il peut parfaitement rester arabophone par exemple, tout en demandant à son fils de l’aider dans la comptabilité. A l’autre extrémité, vous avez les immigrés de luxe des grandes multinationales américaines qui arrivent et qui repartent en ne parlant qu’anglais. Mais entre les deux, la connaissance des langues est un plus, c’est évident.
Un plus qui peut influencer une carrière ?
Une enquête a été faite il y a quelques années en Fédération Wallonie Bruxelles sur le régime des langues dans le marché du travail. On s’apercevait que le minimum pour un cadre pour progresser, c’était d’être trilingue néerlandais, français, anglais. Et évidemment, avec une langue supplémentaire, l’espagnol par exemple, c’est encore un plus. L’enquête est assez ancienne, mais je pense que les conclusions n’ont pas dû changer beaucoup.
Et côté salaire, un polyglotte gagne plus ?
Chez nous, on ne dispose pas de données qui permettent de croiser la pratique des langues et le salaire. Ce type d’enquête est interdit. Par contre, ça existe en Suisse et au Canada. En Suisse, des enquêtes montrent que l’anglais est utile, mais que la connaissance des autres langues nationales est nettement plus avantageuse. Un Suisse francophone qui connaît l’allemand bénéficiera d’un supplément de salaire plus élevé qu’avec la connaissance de l’anglais. Même chose pour un Suisse germanophone. Connaître le français lui permettra de faire évoluer son salaire beaucoup plus qu’avec la seule connaissance de l’anglais. L’anglais est utile, mais les langues nationales proches sont peut-être injustement boudées, à cause de ce fantasme d’un marché où l’anglais permettrait tout. Au Canada, on constate que celui dont la langue maternelle est une langue moins performante sur le marché de l’emploi peut espérer une plus grande progression salariale. Ainsi, l’anglophone qui apprend le français ne gagnera pas beaucoup plus, contrairement au francophone qui apprend l’anglais, car le français est la langue minoritaire dans ce cas-là. Certes ces études ne se déroulent pas en Belgique, mais elles donnent quand même une idée sur la manière dont fonctionne le régime des langues dans les pays développés occidentaux.
Chez nous aussi, il faut donc relativiser le rôle de l’anglais…
Le marché de l’emploi est fantasmé. On croit que c’est l’anglais qui peut être partout un sésame, alors que notre partenaire économique le plus important, c’est l’Allemagne. Il est certain qu’aujourd’hui, des compétences en allemand permettent de trouver des parts de marché dans toute l’Europe centrale. Là, il y a vraiment une inadéquation. Je sais aussi qu’en Flandre, il manque de francophones, car il y a de moins en moins de personnes qui font des études de français. Il y a une inadéquation entre les grandes représentations qu’on a du marché et les véritables attentes.
Aujourd’hui, la croissance économique se trouve en Chine, doit-on se mettre au chinois ?
Je n’ai pas de chiffres précis sur le sujet. Mais je peux dire de manière grossière que, par exemple, le développement de l’économie japonaise a certainement déclenché un intérêt pour le japonais, il y a des centres d’études japonaises dans nos universités, etc. Mais cet intérêt n’est pas proportionnel à la croissance économique du Japon. C’est aujourd’hui la même chose avec le chinois. On s’intéresse de plus en plus au chinois via des demandes de formations et les universités en offrent toutes, mais ce n’est pas proportionnel à l’importance économique de la Chine. Il n’y a quasi pas de chinois dans les écoles secondaires par exemple.
On peut de plus en plus s’aider d’outils digitaux comme Google Translate. Est-ce qu’ils vont changer notre rapport aux langues ?
Un intellectuel français a dit qu’un jour qu’on ne devrait plus apprendre les langues puisque le digital devient tellement performant qu’on pourra parler grâce à des traducteurs simultanés. Je constate que Google translate s’améliore d’années en années. Il est certain que ça aura une répercussion sur la demande d’apprentissage en langue, mais je ne sais pas si c’est dans dix, vingt ou trente ans. En tout cas, ce n’est pas encore pour demain.”
l’entretien original de Jean-Marie KLINKENBERG avec Cécile DANJOU (et les pubs) est disponible sur PLUS.LESOIR.BE (23 décembre 2020)
“Spécialiste de l’intimité masculine, le psychanalyste Jacques ANDRE explique pourquoi pouvoir rime souvent avec harcèlement. Il dit aussi comment l’inconscient, politiquement incorrect, reste imperméable au raisonnement
Harvey Weinstein, Tariq Ramadan et, ces jours, près de chez nous, le conseiller national démocrate-chrétien Yannick Buttet. Trois hommes de pouvoir à qui la carrière sourit, ou plutôt souriait, avant que leur profil de prédateurs sexuels ne soit dévoilé.
Mais comment, se demande-t-on, comment des êtres programmés pour le succès et qui ont tant travaillé pour atteindre le sommet peuvent-ils prendre le risque de tout perdre en se rendant coupables de harcèlement? Est-ce que la réussite joue un rôle dans cet appétit de domination? Et, si tout se passe au-delà de la raison, quelle pourrait être la solution pour diminuer le nombre de ces mufles qui confondent pouvoir et droit de cuissage?
Le psychanalyste Jacques André, auteur de La Sexualité masculine, répond, mais n’est pas très optimiste. Car, dit-il, “l’inconscient est politiquement incorrect et la sexualité fondamentalement harcelante“.
Le Temps: Jacques André, comment expliquer que réussite professionnelle rime souvent prédation sexuelle?
Simplement parce que tout pouvoir est affaire d’érection. Regardez le poing levé des anarchistes ou le salut des fascistes. Chaque fois, l’expression d’une puissance collective prend les traits phalliques d’un pénis au garde-à-vous. Il y a une complicité profonde, une continuité entre sexe et pouvoir. Et cette complicité s’exerce aussi lorsque l’ascension est individuelle. Un homme qui gagne, ce n’est pas un homme qui sacrifie sa libido pour obtenir ce qu’il convoite. C’est un homme dont la libido est stimulée par sa réussite.
D’accord pour les pulsions, mais la raison ne devrait-elle pas dicter à ces winners souvent brillants un comportement qui les protège de la disgrâce collective?
Bien sûr, sauf que la raison est congédiée dans ce genre d’exercice ! L’inconscient ne connaît pas de limite et ignore totalement les précautions. On se souvient de DSK et de son avenir tout tracé pour devenir président de la République française. Au moment où ce politicien de talent trousse les femmes de chambre dans les grands hôtels, il n’est pas l’homme public, mais un pervers soumis à la réalisation de son fantasme. A ses propres yeux, dans ces instants-là, il est tout-puissant, au-dessus de la loi, inaccessible.
Depuis trente ans que je fais ce métier de psychanalyste, j’ai connu des femmes qui, publiquement, se battaient pour la parité et le respect entre les sexes et qui, dans le secret de l’alcôve, avaient besoin d’être humiliées pour avoir du plaisir.
On parle aussi d’autodestruction inconsciente pour ces géants qui dressent eux-mêmes le piège se refermant sur eux. Quel est votre point de vue?
Il y a bien sans doute une pulsion destructrice dans leurs actes. De toute manière, toute sexualité est harcelante. Dans tout acte sexuel cohabitent la jouissance et la violence. Ce sont les deux faces de la même pièce. Et c’est vrai pour les hommes comme pour les femmes. Depuis trente ans que je fais ce métier de psychanalyste, j’ai connu des femmes qui, publiquement, se battaient pour la parité et le respect entre les sexes et qui, dans le secret de l’alcôve, avaient besoin d’être humiliées pour avoir du plaisir.
Comme un hiatus entre leurs convictions et leurs fantasmes?
Exactement. Je me souviens par exemple d’une militante féministe convaincue qui racontait ne jouir vraiment que lorsqu’elle couchait dans des hôtels glauques, assouvissant ainsi un fantasme de prostitution. Dans cette période de redressement de torts, on oublie souvent que la sexualité des femmes n’est pas plus politiquement correcte que celle des hommes. Si les cas de harcèlement sexuel sont majoritairement masculins, c’est simplement parce que lorsqu’un homme abuse d’une femme, il est en train de vérifier la puissance de sa sexualité. A ce titre, on pourrait dire que la fragilité de l’érection est le problème de l’humanité depuis la nuit des temps. Les inquiétudes sur la virilité ont l’âge de la virilité.
Sauf que tous les mâles ne sont pas des agresseurs, et de loin! Beaucoup d’entre eux disent que tout homme peut se retenir et que, partant, l’abus est un choix…
Je trouve cette déclaration d’une naïveté touchante. Si les êtres humains étaient égaux face aux pulsions, ça se saurait ! Certains individus ont un ego bien construit, qui fait parfaitement la différence entre le dedans et le dehors, le permis et l’interdit, et qui a intégré ce principe selon lequel la liberté de l’un s’arrête là où débute celle des autres. Ce n’est pas la volonté des êtres tempérés qui leur permet de résister, mais la qualité de leur personnalité psychique et la réussite du refoulement. Les harceleurs sont des hommes chez qui l’ego mal fini provoque un manque chronique de sécurité. Ils ont beau multiplier les signes extérieurs de succès, leur intérieur reste tragiquement inquiet et soumis à la vie pulsionnelle.
Dans le cas qui occupe la Suisse romande, ces jours, le politicien incriminé est originaire du Valais, canton catholique et conservateur. Un élément déterminant ?
Et comment ! Le catholicisme est la religion qui a le plus sexualisé le péché. Avec l’idée de la faute originelle, ce sont 2000 ans de relations extrêmes à la sexualité qui ont été dictées. Un mélange de haine totale et de sidération totale. Avec, évidemment, comme conséquence, un refoulement violent pour les pratiquants les plus clivés. Dois-je vous parler de la pédophilie en milieu clérical pour vous convaincre ?
Et l’alcool? Peut-il être la cause de débordements sexuels?
Non. L’alcool est un symptôme, jamais une cause. Il désinhibe le consommateur, mais ne transforme pas le «moi». Il peut faciliter le passage à l’acte, mais pas l’expliquer.
Quelle solution collective peut-on apporter à ce syndrome du harcèlement?
Il y a déjà l’action judiciaire et répressive. Ce n’est pas une solution en profondeur puisqu’elle vient de l’extérieur, mais elle a l’avantage de marquer une limite. Tel sénateur était bien connu pour pincer allègrement les fesses des dames dans les couloirs du Sénat sans avoir jamais été inquiété, quelques gifles mises à part. La différence, aujourd’hui, c’est que “qui pince paie” ou est susceptible de payer.
Et, plus en profondeur, comment agir sur ce fameux inconscient politiquement si incorrect?
Sur le plan collectif, on peut contrer cet inconscient dominant à travers la démocratisation des pratiques, ce qui est déjà en cours. Avec l’avènement des nouvelles manières d’être en couple et d’être parents, la société élargit ses possibles et agit sans nul doute sur les sources collectives de l’inconscient, ce qui modifie la place de l’homme alpha. Il est possible que petit à petit, l’inconscient individuel se transforme au gré de ces changements collectifs, mais ça reste un changement très relatif. Il n’y a pas de traitement social de la part la plus sauvage de la vie sexuelle.
Comment expliquer cette chasse aux harceleurs qui saisit le monde occidental?
Elle 犀利士 est liée à la libération d’une parole publique des femmes et c’est une bonne chose. Mais c’est aussi une immense hypocrisie. Car si l’on voulait vraiment respecter la gent féminine, on cesserait séance tenante le commerce des films pornographiques qui, à 90%, montrent des femmes en situation de soumission. La masturbation de l’homme seul devant son écran lui permet de maintenir une domination que la réalité sociale lui refuse. C’est sans risque pour lui. Avec cette vague de dénonciations et ce climat de méfiance, la vapeur ne va pas s’inverser. On peut dire adieu à la drague spontanée, ce qui est bien dommage. Elle va être très certainement remplacée par la rencontre en ligne qui permet à chacun de se protéger.”
Je suis parti pour ne pas te perdre. J’ai fui avant d’avoir trop mal, de faire trop mal, j’ai fui avant la rancœur, la haine, l’indifférence mortifère. J’ai fui parce que je t’aime. La voiture était là, elle me tendait les portes et la route était facile, alors j’ai roulé à en perdre haleine. J’ai pleuré les kilomètres comme d’autres les avalent, j’ai cherché le soleil sans même le savoir, peut-être parce que j’y avais des souvenirs, peut-être parce que j’y voyais une rédemption, peut-être parce que je n’en sais rien. Et puis il y avait Rachmaninov, toujours.
Je devais partir. Je devais quitter cette maison emplie de nos rires et de nos cris de plaisir, effacer ton regard bleu jusque dans la nuit, les lieux imprégnés de nous, je devais fuir les témoins de notre complicité. Le fleuve dans ma ville est une blessure trop profonde pour jamais pouvoir cicatriser. La nuit m’a rattrapé. A vrai dire, cela ne m’a même pas surpris. Je me suis laissé faire, comme trop souvent sans doute. La nuit était là, je devais m’en accommoder. Je me suis arrêté dans une de ces villes empreintes d’une histoire qui n’est définitivement pas la mienne. Je me suis couché, sans réelle fatigue, j’ai cherché le sommeil, sans vraiment le trouver, j’ai cherché le repos, je n’ai trouvé que la confusion. Quand le jour s’est levé, les draps étaient remplis de ton absence.
J’avance et je n’explique rien, je le sais. Ne m’en veuille pas, le temps viendra. Où je comprendrai moi-même. Où j’admettrai, où je pardonnerai. Ce temps viendra. Parce qu’il le faut. Parce qu’il faut que la douleur se calme, que je maîtrise cette violence qui est en moi, que je me souvienne pourquoi et combien je t’aimais, combien je t’aime assurément. Parce qu’il faudra nécessairement que cesse cette souffrance, par n’importe quel moyen. J’avance donc, et la route est monotone. Il ne manquerait plus que De Palmas à la radio. Mais je n’écoute pas la radio, encore moins De Palmas. Rachmaninov, seulement. Parfois, j’ai le sentiment que tu la voyais ainsi, la vie. Pas comme De Palmas, non, heureusement, mais monotone comme l’autoroute. D’ailleurs, à ma place, tu n’aurais pas pris l’autoroute, c’est une évidence. Tu aurais choisi une de cette nationales, voire départementales, sinueuses, traversant des bleds pourris auxquels tu aurais trouvé du charme, une de ces routes où l’on peste derrière un camion qui empeste mais tu m’aurais dit qu’on n’était pas pressés d’arriver, que la route c’était déjà le voyage et j’aurai senti ta main sur ma cuisse. Putain, comme je l’aurai sentie. En cet instant, l’absence de ta main pèse une tonne.
Mais, évidemment, j’ai fait le mauvais choix, celui de la facilité, de la route qui se déroule, sans trop de résistance, sans trop de nids de poules, de virages cachés, et qui vous mène, inchangé, indifférent, à destination. Tiens, pour le compte, j’aurais pu prendre l’avion. Et pourtant, à quoi bon aller vite quand on ne sait même pas où l’on va ? L’autoroute cependant suscite quelque chose d’hypnotique par son défilé de pylônes et de bandes blanches, par sa rectitude, par la griserie de la vitesse, l’autoroute peut-être comme une vie facile et enivrante, une fille facile qui se laisse prendre. Une sorte de drogue futuriste, qu’importe le flacon pourvu que l’on ait la vitesse. Et puis tout s’arrête, l’élan se brise : au bout de la route, il y a le péage. On finit toujours par payer. A quel endroit, à quel moment me suis-je trompé ? J’essaie de remonter le fil de mes souvenirs, de nos souvenirs, mais peut-être même cela date-t-il d’avant, avant que tu n’apportes ce courant d’air dans ma vie. Ou bien le mal était-il dans des blessures que nous portions en secret ? Nous sommes-nous apprivoisés sans nous parler, n’avons connu l’un de l’autre qu’une image déformée, transformée, rendue conforme à de supposées espérances ? Ce corps que je croyais caresser du bout des doigts y ai-je trop fort laissé mon empreinte, me suis-je perdu à vouloir te sauver ou t’ai-je étouffée de mes étreintes amoureuses ?
La nuit est revenue et j’ai allumé les phares. Je n’allais plus m’arrêter, tant qu’à ne pas dormir, autant avancer. J’ai allumé les phares et j’ai découvert un hérisson avant de l’écraser. On ne peut sans doute pas avancer sans écraser de hérissons, fussent-ils en vain bardés de picots, mais j’ai quand même pleuré. La nuit porte conseil, dit-on. Foutaises, bien évidemment. Autant croire que Dieu est amour. La nuit n’apporte que douleur et angoisse, la souffrance du remords et des questionnements, forcément sans réponse, la nuit amplifie le désarroi, comme les ombres projetées transforment d’innocentes silhouettes en monstres grimaçants, la nuit est une fouteuse de merde. Elle n’est intéressante que lorsqu’on la passe à baiser ou à faire l’amour (c’est forcément mieux), n’est supportable que si on l’alcoolise fortement, à moins que la cocaïne ne la fasse blanchir. Cette putain de nuit n’était définitivement pas mon alliée.
Le jour s’est levé sur une scène d’accident. Au bord de l’autoroute, une camionnette avait versé dans le fossé, un Indien, mort selon toute vraisemblance, encore au volant. Une femme, vêtue d’un sari, était couchée dans l’herbe et se tenait le ventre où s’élargissait une tache rouge. Quelques mètres plus loin, un enfant, quatre ou cinq ans peut-être, était immobile, prostré, pleurant en silence. Dès qu’elle m’a vu approcher, la femme s’est exclamée “my son, my son, how is my son ?” Je me suis assis à côté de l’enfant, je l’ai examiné, il ne semblait pas blessé, juste en état de choc. “He’s OK, j’ai dit, everything will be alright” et immédiatement, de la manière la plus incongrue, cette chanson d’Iggy Pop m’est venue en tête, où il est question d’une jeune fille qui va mourir et à qui on veut faire croire que tout ira bien ce soir.
Et cette femme-là, elle devait bien s’en rendre compte qu’elle allait mourir, que je ne pouvais rien faire, que les secours allaient arriver trop tard, alors pourquoi s’inquiétait-elle de son gosse ? Je la regardais, elle avait pourtant l’air rassurée par mes paroles ou bien de me voir à côté de son fils, que sais-je ? J’observais la vie la fuir et j’avais l’impression que mon désarroi était plus grand que le sien. Puis il s’est produit cette chose inattendue, qui m’a paru presque obscène : l’enfant a pris ma main et l’a serrée. Ses grands yeux mouillés plongeant dans les miens qui cherchaient à s’échapper. Il ne faut pas faire ça, tu ne peux pas me demander ça mon garçon, je ne peux rien faire pour toi, je suis aussi paumé que tu peux l’être, moi aussi j’ai perdu celle que j’aime, je n’ai plus rien à donner et d’ailleurs que ferais-je d’un enfant ? Sa main serrait toujours la mienne et je me suis surpris à lui caresser les cheveux. “Everything will be alright”, j’ai dit.
La route m’a repris, pendant des heures où j’ai vainement essayé de me souvenir de l’enfant que j’avais été. Puis, comme la lame d’un couteau, dans un éclat métallique, la mer est apparue. Alors, je me suis arrêté, parce qu’il faut bien s’arrêter un jour et j’ai marché, senti le sable sous mes pieds nus, y traçant un chemin instable, comme un rêve qui sans cesse m’échappe puis toujours me revient. Au début, j’ai cru que la mer me fascinait, m’apaisait même. Mais à nouveau l’angoisse m’a saisi, immense comme cette masse visqueuse dont on ne perçoit ni le début ni la fin, agitée d’un mouvement perpétuel, contre laquelle le combat est sans cesse à recommencer alors que l’on sait qu’il est perdu d’avance, que même la roche la plus résistante aura peut-être pour seule chance de devenir une sculpture admirable avant de finir par s’effondrer.
Je ne t’ai pas dit non pour cette raison à laquelle tu crois et à laquelle, sans doute, il voudrait te faire croire. Les hommes mentent toujours aux femmes pour obtenir d’elles ce qu’ils veulent, les femmes se mentent à elles-mêmes pour accomplir leurs rêves, probablement. Je n’ai pas dit non à cet enfant que tu voulais par refus de m’engager ou pire, parce que je ne t’aimais pas. Je t’ai dit non, au contraire, parce que je t’aime trop, que je tiens trop à nous, à ce que nous sommes à deux, l’un pour l’autre, les yeux dans les yeux, la main dans la main, le sexe dans le sexe. Je tiens à cette passion, à ce partage, à cette liberté de créer et se mouvoir ensemble, dépourvus d’autre responsabilité que celle de se rendre mutuellement heureux mais cela est tellement facile quand je te regarde, quand ton corps empli le vide de mes sens et que tu feins d’admirer mon esprit pour mieux me faire comprendre à quel point tu es digne d’être aimée. Je ne t’ai pas dit non pour te blesser, comment le voudrais-je, je t’ai dit non pour nous sauvegarder, pour nous éviter le destin d’une vie ordinaire à laquelle nous n’aspirons ni l’un ni l’autre.
Pour le coup, j’avais besoin d’une ville, de ses trépidations, besoin de croiser des gens pour qui je resterais encore un temps anonyme, de poser mon regard sur les filles dénudées par l’été pour voir si j’étais encore capable de désirer, besoin d’alcool, de drogue peut-être, d’étourdissement certainement. Alors j’y suis allé. La ville était d’ocre et de poussière. Comme les filles d’ici, elle s’offrait au soleil, qui la faisait dorée, en entretenant l’illusion que cet or était récompense de sa valeur quand elle n’était que le jouet des caprices d’un astre. J’ai erré longtemps au hasard des rues, des bistrots, j’ai enchaîné les mauresques, chancelé comme le dieu déchu de leur cathédrale mais j’ai continué, titubant, ceint d’une couronne dont les épines étaient nos trahisons.
Et quand je suis tombé, elle m’a ramassé. Du moins, je le suppose. Je me suis réveillé dans une chambre inconnue, dans cette ville qui l’était tout autant et, décidément, la nuit n’était pas mon alliée. Il n’y avait pas Rachmaninov, il y avait toujours ton absence. Et puis cette fille, nue, pâle, colorée par ses seuls tatouages et je voyais trop bien ce qu’elle attendait. Elle m’offrait son dos, sa cambrure, sa chute de reins et, tournant la tête, me disait par-dessus son épaule : “vas-y, fouette-moi !”. “Je ne peux pas”, j’ai dit. “Fouette-moi, n’aie pas peur de me faire mal, j’en ai envie” “Ce n’est pas ça, j’ai répondu, ce n’est pas de cette peur-là qu’il s’agit”. Je n’ai pas peur de te faire mal, non, j’en ai bien trop envie, il y a bien de trop de rage et de violence en moi, je ne peux pas te fouetter, te frapper, j’aimerais ça, oui j’aimerais ça et tu aurais vraiment mal, tu souffrirais plus que tu ne le veux, plus que tu ne peux l’imaginer et tu ne sais pas à quel point j’aurais encore plus mal que toi parce que ma souffrance est infinie, inextinguible, ce n’est pas un claquement de fouet qui pourrait l’apaiser ou la faire taire, pas même ton sang, non, là il me semble que même mort, je souffrirais encore.
Je suis parti, à nouveau. Pas loin, juste un peu plus, là où certains font rimer azur et luxure, où la débauche, facile, est presqu’un mode de vie, là où il est indécent de se couvrir le corps et de faire l’amour à deux. Oubliant qu’il s’agissait d’un leurre, j’ai fait confiance à la douceur de la nuit qui, une fois encore, m’a trahi. Elle a mis sur mon chemin ce Parisien dont la fort belle Maserati nous a conduit à la fort belle villa avec piscine qu’il occupait et que squattaient, par ailleurs, outre son dealer, de forts jolies copines tantôt mannequins, tantôt actrices X, toujours un peu putes. Et pendant qu’il sniffait sur la raie des fesses de sa compagne métisse avant de la sodomiser, c’était Captagon pour moi sachant que ladite copine serait bientôt double-pénétrée et qu’il faudrait tenir jusqu’au bout de la nuit dans la moiteur de l’air marin et des corps enchevêtrés, insatiables parce que forcément insatisfaits. On se donne l’illusion de l’envie et du plaisir, l’illusion d’être en vie quand on est seulement désespéré.
Le matin, il pleuvait. C’était comme le souvenir d’une autre vie, d’un ailleurs avec toi, et je ne savais qu’en faire. Alors, comme nous l’avons si souvent fait ensemble, j’ai poussé la porte d’un musée. A vrai dire, je n’étais pas vraiment dans la disposition d’esprit pour m’y rendre et l’exubérance de l’art baroque ne faisait qu’ajouter à ma confusion. Dans le silence, j’ai cherché les salles d’art contemporain, je suis tombé sur l’inévitable Monet, puis, dans une toile de Lucio Fontana, j’ai reconnu mes blessures. Je m’y suis longuement arrêté avant de reprendre mon parcours. Et je l’ai vu. Un Mondrian. Dans un équilibre improbable de formes instables, ces à-plats rouges, jaunes, bleus, enchâssés dans des lignes noires, sans antagonisme, sans la douloureuse sensualité d’une courbe, tellement harmonieux, tellement musical dans le silence, tellement beau. J’ai pleuré. J’ai pleuré devant un Mondrian, oui. Peut-être suis-je le seul être humain à pleurer devant Mondrian.
Alors, j’ai fait cette chose incroyable, dont je ne pensais plus qu’elle fût possible : j’ai cherché un morceau de papier, comme si ma vie en dépendait mais, en cet instant précis, c’était bien de cela qu’il s’agissait, et j’ai écrit. Pour Mondrian, pour toi, pour moi.
Au rêve bleu
Qui fuit en silence
Ligne noire
Enserrée d’absence
Au rêve bleu
Qui fuit en silence
Rouge rectangle
En résonnance
Au rêve bleu
Qui fuit en silence
L’écume jaune
Est abondance
…
L’instant fragile
Où l’humain est équilibre
Je reviens. Je reviens et nous aurons cet enfant, qui te ressemblera. Forcément.
Dans le parc devant la mairie, une statue représente un couple nu, enlacé dans une étreinte fougueuse. D’aucuns, tels les censeurs du dix-neuvième siècle, la jugent obscène. D’autres s’en amusent. Les couples les plus audacieux, parmi ceux qui en face se marient, viennent s’y faire photographier. Au soleil de ce début d’après-midi, on distingue clairement que le bronze des rotondités, fesses et seins, luit davantage. On ne peut voir, en revanche, la femme qui, à l’ombre de la statue, rattache la bride de ses escarpins. Lui non plus ne peut l’apercevoir. Jusqu’à ce qu’elle avance en pleine lumière. L’éblouissement est total. Non pas en raison de la clarté, ni de sa beauté, quoiqu’il s’agisse d’une belle femme assurément, non mais cette femme, il la connaît, il l’a connue, aimée même, cette femme c’est la sienne. Ca l’était du moins, jusqu’au divorce, il y a cinq ans, six peut-être, là il ne sait plus très bien et puis il vit en Espagne à présent, on n’y a pas la même notion du temps.
Elle ne se doute de rien, ne l’a pas vu, lui tournant le dos, rajuste son tailleur, sobre, assez strict mais pas trop quand même, on devine que c’est là le maximum de fantaisie qu’elle puisse s’autoriser. Lui s’adjuge un instant de répit, quelque peu voyeur l’observe, se disant qu’elle n’a pas tellement changé, quelques kilos de plus sans doute, là, aux hanches, mais à leur âge. Tandis qu’elle, ignorant ces considérations, s’est remise en marche en direction de la mairie, mal à l’aise dans des chaussures dont on sent qu’elles n’appartiennent pas à son quotidien. Je le savais que je n’aurais pas dû les mettre pour la première fois aujourd’hui, se dit-elle. Elle le savait mais n’avait pas eu le courage de s’imposer ce supplice un autre jour. Il connait tout cela d’elle qu’il va figer, l’appelant par son nom. Léa.
Elle sursaute, évidemment. Ne peut croire ce que sa mémoire lui dit avoir reconnu, se retourne alors pour mieux s’en assurer. Franz. Franz répète-t-elle encore, considérant cet homme qu’elle se souvient avoir aimé, devenu plus grisonnant, barbu, davantage d’embonpoint lui semble-t-il, la cuisine méditerranéenne sans doute. Il lui paraît plus hispanique que jamais, pourrait se faire appeler Francisco, peut-être le fait-il d’ailleurs, je n’en sais rien. Mais que fait-il là, que fais-tu là, lui dit-elle. Mes parents sont morts, je suis revenu, forcément, et puis mon frère, seul, ne pouvait pas. Morts ? Oui, morts, un accident de voiture, mon père n’aimait plus trop conduire d’ailleurs mais ma mère, tu sais comment était ma mère, si peu autonome et toujours à le presser, enfin ma mère avait insisté pour aller chez une amie et mon père, ne pouvant rien lui refuser, avait pris la route, puis un camion et on ne sait pas très bien, le chauffeur n’a pas compris non plus mais voilà, ils sont morts et je vais à la mairie, donc. Et toi ?
Moi, dit-elle et, en cet instant, elle réalise seulement ce qu’elle va lui annoncer à cet ex-époux revenu d’Espagne, frappé par le deuil, hésite encore un instant comme pour l’épargner. Moi, je vais me marier. Il ne semble pas marquer le coup, elle en serait presque déçue, il lui sourit, avec bienveillance ou ironie, elle ne saurait dire, n’a jamais su en fait et cela l’a toujours agacée. Là, maintenant ? Dans une demi-heure oui, d’ailleurs il serait temps mais, s’il le veut, ils peuvent faire le chemin ensemble. Bien sûr, dit-il, et l’heureux élu, je le connais ? Non, il ne l’a jamais rencontré, il pourrait le connaître s’il s’intéressait un tant soit peu à l’art contemporain, ce qui n’a jamais été le cas et elle doute que cela ait changé, ses œuvres sont néanmoins appréciées, un musée allemand même et. C’est bien, coupe-t-il, je suis heureux pour toi.
Un caillou qui s’est introduit dans son escarpin ralentit à nouveau sa marche. Elle peste tandis qu’il observe le soleil donner de l’éclat à la blondeur de sa chevelure, une blondeur dont il ne sait plus rien là-bas, au cœur de la noiraude et poussiéreuse Andalousie. Un instant, ainsi penchée, elle a offert à sa vue le galbe d’un sein, il aurait pu s’en émouvoir mais non, se demande s’il est guéri ou, au contraire, encore trop blessé. Il se doute que la question va surgir, alors va au devant. Je vis seul avec deux chats, Garcia et Lorca, je sais c’était facile mais je n’ai pas trouvé mieux. Il réussit à la faire sourire cependant, c’est tellement lui, se dit-elle. C’est dommage, je trouve, enfin ce ne sont pas mes affaires, mais seul, tu ne devrais pas. Cela me convient, je t’assure et déjà lui manque le parfum du jasmin.
Je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi tu n’as jamais voulu d’enfant. Ce coup-là, il ne l’a pas vu venir. Il lui semblait justement qu’à présent ils cheminaient paisiblement, de concert, vers la mairie et leurs destins respectifs, lui enterrant ses parents et son passé, elle scellant son avenir. Et cette question il l’avait entendue encore, deux ans auparavant, dans une autre langue certes, de la bouche de MariCarmen, mais il n’en parlerait pas à Léa. Il ne répondra rien à Léa, n’ayant aucune envie de raviver des douleurs qu’il croyait par ailleurs endormies, elle se marie aujourd’hui quand même, quel besoin de revenir là-dessus. Arrête, Léa, s’il te plaît, ce n’est vraiment pas le moment, je te rappelle que tu vas rejoindre ton mari, là. Tu fuis, tu fuis toujours dit-elle, combien de temps crois-tu pouvoir fuir encore et jusqu’où vas-tu aller, après c’est l’Afrique tu sais. Eh bien l’Afrique, c’est parfait, si cela peut m’éviter que tu m’agresses avec ce genre de question, et si je suis parti, je te rappelle que c’est toi qui m’as quitté. Non, Franz, non, c’est cela que tu n’as pas compris. Il y a longtemps que nous nous étions quittés.
Elle pleure, à présent. C’est exactement cela que je voulais éviter, dit-il, lui tendant un mouchoir. Tu vas faire couler ton maquillage, en plus. Elle se refuse à sourire. Il devrait la prendre dans ses bras peut-être, ne sait pas quelle intimité ils peuvent encore se permettre et s’il ne ferait pas qu’aggraver les choses, ne fera rien donc. Comme d’habitude, dirait-elle. Un couple de mariés, accompagné de sa suite, sortant de la marie, pénètre dans le parc et marche dans leur direction. Il consulte sa montre, tu vas finir par être en retard, fait-il, alors qu’une mélodie s’échappe de son sac à main. Qu’elle ouvre fébrilement, plongeant la main dans un fatras de produits de maquillage pour en extirper un portable rose…oui, je sais, je suis en chemin, j’arrive ne t’inquiète pas…non, il n’y a pas de problème, c’est juste que…je t’expliquerai plus tard, ce serait trop long, je me dépêche là…oui, moi aussi, bien sûr. Je t’aime.
Un instant, à l’écoute d’une conversation qu’il n’était pas supposé entendre, il a éprouvé un sentiment de malaise. Comme un mauvais casting, une erreur de distribution, songe-t-il, ce “je t’aime” si longtemps m’était destiné. Et puis les choses reprennent leur cours. Léa a retrouvé de l’aplomb. Remets-toi à la guitare, Franz, et pas seul dans ton salon, trouve-toi un groupe, un public, mais joue et accepte le risque de faire des fausses notes. La vie, ce n’est pas ce que tu es occupé à en faire, il y a des hauts et des bas, de grandes douleurs et de petits bonheurs peut-être, ou l’inverse, on tombe, on se relève, on avance. Un encéphalogramme plat, Franz, c’est la mort et rien d’autre.
Un jour, dit-il avant de s’interrompre. Léa l’interroge du regard, dans lequel il plonge, éclaboussé d’images de leur passé commun, contraint au silence par un tel flot d’émotions. Un jour qu’il était assis à la terrasse d’un café de son village andalou, un homme l’avait apostrophé, un de ces petits vieux rabougris qui restent là des heures à regarder le temps passer et les jeunes filles. L’homme lui avait demandé s’il habitait bien la petite maison près de l’ancienne mosquée, celle où un figuier s’épanchait par-dessus le mur d’enceinte, récemment repeint. En effet, oui, et ce figuier lui occasionnait même quelque souci, qui occupait tant d’espace et lui gâchait partiellement la vue. Cette maison, disait le vieux, avait été celle de son grand-père. Lui, à seize ans, était parti pour Cadix, travailler au chantier naval puis, rêvant d’un ailleurs plus lointain, embarquant sur quelque navire. Revenu au pays, vieillissant, nostalgique, toute sa famille morte, la maison vendue. Mais ce figuier, disait-il, il l’avait planté lui-même, enfant, en compagnie de son grand-père. Et il me demandait de ne jamais l’abattre, voilà comment, Léa, je suis dépositaire de l’arbre des Ramirez.
En cet instant, elle le déteste d’avoir aussi peu changé et l’aime tout autant pour la même raison. Voudrait lui dire que, mais le téléphone sonne à nouveau. Je sais, je sais, excuse-moi…C’est Franz…oui, il est ici, c’est un hasard bien sûr… ses deux parents, morts…un accident…j’arrive…excuse-moi, je t’en prie. Elle tire à nouveau sur la jupe de son tailleur, je n’aurais jamais dû accepter de la raccourcir à ce point, tout cela pour faire plaisir à Cyril et elle maudit dans le même élan ses escarpins et toutes les concessions faites à une féminité d’apparat. Lui l’observe, cette femme qui fut sienne, restant néanmoins un mystère et ne cessant de lui échapper, d’autant plus en cet instant où elle hâte le pas.
Ne crois-tu pas qu’à ta manière, Léa, tu fuis aussi, dit-il.
Elle a ressenti la gifle, ne veut rien répondre, surtout ne pas ralentir l’allure. Mais ses foulées, à lui, sont plus grandes, il est à ses côtés, s’aperçoit de son trouble, du moins le croit-elle, alors il lui faut se défendre. Mais elle n’en a pas le temps. Je te laisse là, dit Franz, l’embrassant sur la joue tandis qu’il la retient par les épaules. Puis, allez, Léa, file rejoindre celui qui t’attend depuis trop longtemps, vas-y, va dire oui. Elle se détourne de lui, de son regard posé sur elle qu’en cet instant elle ne pourrait soutenir et, malgré les souliers, se met à courir. Court, ralentit soudain, s’arrête, se retourne.
Si maintenant je dis non, Franz, que feras-tu ?
Cette nouvelle a obtenu le Grand Prix de la Fédération Wallonie-Bruxelles (2014). Elle a été publiée par KAROO.ME et est extraite du recueil “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017).
Tu verras comme la ville est belle, ouverte sur la mer, c’est un peu de Venise en terre slovène, tu aimeras, j’en suis sûre. Voilà ce que tu m’as dit, Nina, cela et bien d’autres choses, quand tu m’as confié cette mission qui m’a jeté sur la route. Un voyage d’une monotonie que seules peuvent engendrer les autoroutes, allemandes de surcroît. Il me tarde d’être arrivé, à vrai dire, même si je ne connais rien des lieux où je me rends, je sais que, d’une certaine manière, j’y vais avec toi.
Comme nous avons été insouciants et heureux, Nina. Stupides et égoïstes sans doute aussi un peu, jaloux de notre indépendance certainement. Je nous revois couchés dans les pelouses de ce parc à Amsterdam, moi ébloui par ta blondeur slave et toi, tour à tour moqueuse et boudeuse, feignant d’ignorer mes sentiments ainsi que tu le faisais des tiens. Je revois tes dessins et mes textes, nos ambitions créatrices, nous étions trop bien ancrés dans nos vies et nos rêves respectifs pour avoir le courage de les partager, croyant que ce serait y renoncer alors que, en définitive, notre amour nous aurait sans doute permis d’aller là où, séparément, nous ne sommes jamais arrivés. Nous avons vécu de beaux moments, Nina, mais je reste persuadé que nous sommes passés à côté d’une grande histoire.
C’est au bout d’un tunnel qu’avec la lumière apparaît la Slovénie. Il faudra bien que je m’arrête pour manger alors, à l’instar des touristes, je choisis Bled, pic-nic face à l’île au milieu du lac turquoise. L’image se superpose à l’évocation de tes souvenirs, quand tu me racontais avoir faite halte ici, petite fille, avec tes parents, sur la route de Piran. Et avoir insisté pour prendre une de ces barques qui mènent à l’île dont même un enfant fait le tour en cinq minutes. Te refuser quelque chose a toujours été difficile, Nina. Surtout quand, mutine, ta voix retrouvait les accents de l’enfance. Cette voix était bien différente de celle qui, un jour, au téléphone, a réclamé de me voir d’urgence, après des mois de silence.
On ne meurt pas à quarante ans, Nina. C’est une insulte à la vie, à la justice, un coup à ne plus croire en Dieu si jamais on en avait été capable, et puis d’abord le plus vieux des deux, c’est moi. Alors non, tu ne peux pas mourir, pas même de cette putain de maladie qui t’a déjà enlevé tes deux parents et certainement pas en été. D’ailleurs nous avons encore trop de choses à partager parce que, quand même, au fil du temps, notre complicité, nous avons réussi à la préserver. Bien sûr, me dis-tu, et c’est bien pour cela que je t’ai appelé et que je te demande d’accomplir cette mission, si difficile, j’en suis désolée et sur ce coup, j’ai été un peu lâche, pardon. Mais voilà, la seule famille qu’il me reste, c’est ma grand-mère de quatre-vingt-cinq ans qui habite encore là-bas, à Piran. Il faudra bien que quelqu’un lui annonce, en la ménageant autant que possible, en fait je pense que le mieux serait de se rendre sur place parce que lui annoncer par téléphone… Oui, bien sûr, Nina, je comprends, et tu as pensé à moi ? Oui, en réalité, et c’est là que j’ai été un peu lâche, cela ne peut être que toi parce qu’à ma grand-mère, je ne lui ai jamais dit. Tu ne lui as jamais dit quoi, Nina ? Je ne lui ai jamais dit que nous avions rompu, elle trouvait que nous allions si bien ensemble, elle avait déjà perdu sa fille et son gendre, je ne voulais pas ajouter à sa tristesse et puis. Et puis ? Et puis, franchement, je crois que cela me plaisait à moi aussi qu’il reste une trace de nous quelque part, l’illusion du couple que nous aurions pu être.
J’ai quitté l’autoroute à Koper. La route, bordée sur un côté de pins parasol, longe la mer avant de rentrer, monter dans les terres. La Slovénie est ici différente, plus méditerranéenne, plus italienne. Je baisse la vitre, je sens déjà les embruns de l’Adriatique puis, au terme d’une descente, face à moi, s’offre Piran, dominée par un campanile vénitien. Bientôt, ayant abandonné ma voiture, je suis sur une place circulaire où des gamins jouent au foot tandis que des jeunes filles laissent admirer leur sveltesse, le tout sous le regard des plus âgés et des touristes, assis aux terrasses. Une ruelle à proximité du phare, m’avais-tu expliqué en notant l’adresse, mais il n’y a que cela, Nina, des ruelles aux couleurs vives, où parfois pend du linge ou somnole un chat. La maison est d’ocre doré, devant laquelle je me trouve à présent, et les volets soigneusement fermés. Il n’y a pas de sonnette à la porte, seulement un heurtoir. Pourquoi est-ce à moi qu’il appartient de frapper comme un coup du destin, comment vais-je oser, Nina, pourquoi m’as-tu laissé une fois encore ?
La porte s’ouvre sur une vieille dame au visage gravé par la mer et la vie, à qui je rends son dober dan avant de poursuivre dans un italien médiocre, le mien. Je suis Paul, le compagnon de Nina, non, elle n’est pas là, elle n’a pas pu venir, elle est malade, c’est grave oui, en fait elle est même morte et. Voilà, c’est moi qui pleure, elle ne semble pas vraiment réaliser. Moi non plus, à vrai dire. Jusqu’à ce que j’aperçoive sur une commode une photo encadrée, celle d’une petite fille que la mer et le soleil ont blondi, riant aux éclats. Cette photo, je la connais, je l’ai déjà vue ailleurs, il y a longtemps, dans un album de famille que tu m’as un jour montré. Alors, instantanément, le lien se crée entre ici et là-bas, cette vieille femme et toi, moi, nous. La vieille a suivi mon regard, elle éclate en sanglots, je la prie de s’asseoir, nous parlons de toi, encore et encore. Au dehors, une nuit orangée tombe sur Piran que l’on entend toujours vibrer de la vie des autres. La nôtre est endolorie mais, progressivement, je comprends qu’en effet, nous existons toujours dans ce couple rêvé par ta grand-mère, j’oublie l’épreuve que tu m’infliges pour ne plus voir que le cadeau que tu m’offres.
Ta grand-mère est morte avant-hier, Nina, trois ans après que je me sois installé à Piran. Je l’accompagnerai au cimetière tout à l’heure. Elle m’a légué la maison. Tu es ma seule famille à présent, a-t-elle dit, mais si tu veux la vendre et rentrer au pays, je comprendrais. Mais je ne partirai plus de Piran, Nina. J’en suis certain. Cette fois, je ne nous quitterai plus.
J’ai toujours préféré les enterrements aux mariages. Non pas que les sentiments y exprimés soient plus sincères, il y a quantité d’hypocrites pleureuses, mais la mort a sur l’amour l’avantage que lui confère son caractère définitif. Donc quand mon ami Vincent m’a annoncé son mariage prochain, outre le fait que je trouvai la chose fort précipitée (je savais juste qu’il avait rencontré une collègue allemande lors d’un séminaire quelques mois auparavant), j’envisageai déjà la journée de week-end gâchée. Avec un peu de chance il pleuvrait, ce qui estomperait ma déception, sans compter le temps perdu à la recherche d’un costume car oui, forcément, il me faudrait un costume, à moins que Vincent ne tolère que je porte jeans et veste, après tout nous étions amis, pas parents, et Vincent n’était pas très formaliste. Je lui en parlerais lors de notre prochaine réunion.
Un jeudi sur deux, selon une alternance et un rythme immuables (Vincent est ingénieur), nous nous retrouvons autour d’une table de jeux, jeux de stratégie ou de gestion, la plupart du temps. Nous, c’est Vincent, François le physicien, Damien l’informaticien, Paul, dont plus personne ne sait ce qu’il fait tant il a de fois, selon ses dires, “réorienté sa carrière” et puis Pierre et moi, Philippe, qualifiés de “littéraires de la bande”. La moitié d’entre nous est célibataire, l’autre divorcée, bref nous n’avons pas d’heure pour rentrer. En ce qui me concerne, je n’ai sans doute pas rencontré suffisamment de femmes pour trouver celle qui me correspondrait, mais trop néanmoins pour conserver quelque illusion.
Au fait, Vincent, dis-je en décapsulant une trappiste, ça t’ennuie si, au mariage, je suis en jeans, enfin tu me connais et. Ah, c’est que, justement, j’allais t’en parler mais, en fait, je voulais te demander d’être mon témoin et donc, si tu pouvais, rien qu’une fois. Bien sûr, Vincent, je comprends et merci, ça me touche franchement que tu aies pensé à moi, es-tu sûr cependant que, dans la famille. Vincent est certain de son choix, je n’y échapperai pas. Et je compte sur tes talents littéraires pour le discours, ajoute-t-il comme un clou à mon cercueil. Les autres plussoient, y compris Pierre que je sens lâche et soulagé sur ce coup. Mais quand même, fait Damien, nous ne l’avons jamais vue cette fiancée, pas même une photo, est-ce que. Non, répond Vincent, Gitta n’aime pas trop être prise en photo, la seule que je pourrais vous montrer est une photo professionnelle qui ne l’avantage pas et donc, non, définitivement je préfère vous laisser la surprise. Sur ce, et d’un air entendu, ayant vidé sa trappiste, la partie peut commencer dit-il.
Parfois j’aime ne rien faire. De plus en plus souvent, à vrai dire, depuis que j’avance en âge. C’est un peu comme si, le temps semblant accélérer de manière inexorable, l’occuper à ne rien faire permettait de le ralentir. Ou bien est-ce une habitude que j’ai conservée du peu de temps où j’ai partagé la vie de Doris. En cet instant où, assis dans mon divan, je visionne un filme coréen, le temps me semble particulièrement long qu’anime fort à propos la sonnerie de mon téléphone. Avant de décrocher, je vérifie qu’un nom inopportun n’apparaît pas, mais c’est Vincent qui s’affiche. Phil, fait-il, trop excité pour ne pas amputer mon prénom, je suis vraiment dans la merde là, il faut que tu m’aides. Bien sûr, si je peux, mais que ? Gitta arrive dans quatre heures à l’aéroport, on me colle en dernière minute cette visite avec des fournisseurs japonais et putain il n’y a même pas un autre ingénieur de libre dans cette boîte, enfin j’ai pensé que toi, tu parles allemand en plus. Oh ça, je fais, mes notions d’allemand ont à peu près le même âge que Christiane F. et sont dans le même état, c’est dire. Mais pour le reste, Vincent, pas de problème, j’y serai.
Si je n’aime pas les mariages, j’aime les aéroports. Comme un point d’où l’on peut apercevoir le monde, puis partir vers une autre vie ou revenir à ses premières amours. Dans le hall d’arrivée, j’attends, une pancarte portant le nom de Gitta Hübner entre les mains, j’attends une femme que je ne pourrais même pas reconnaître, celle d’un ami de surcroît. Puis Gitta arrive, très simplement vêtue d’un jeans et d’un t-shirt blanc qui, sous sa veste en cuir, peine à contenir sa poitrine. Elle est brune, auburn plutôt, quand on l’aurait imaginée blonde, les clichés ont la vie dure quand même. Gitta débarque du vol de Berlin, scrute la foule à la recherche de son nom, de toute évidence trop coquette pour porter ses lunettes mais, à vrai dire, elle n’en a nul besoin. Parce que Gitta, je la connais, je l’ai reconnue.
Il y a vingt ou vingt-cinq ans, trente peut-être déjà, ce séjour de trois mois en Allemagne qui m’avait laissé les séquelles linguistiques auxquelles Vincent faisait allusion, ce n’était pas à Berlin pourtant, et Gitta, la petite Gitta, je n’avais aucun doute, forcément, même à travers le t-shirt je revoyais encore ses seins qui, comme au ralenti, dansaient au dessus de mon visage au rythme de cette musique délicieusement ringarde qu’elle écoutait (Mud ?). Mais quand même, depuis la réunification, il devait bien y avoir quarante millions de femmes en Allemagne, pourquoi donc fallait-il que Vincent aille épouser la seule (à deux ou trois près) avec laquelle j’aie couché ?
Gitta est presque sur moi à présent, confirmant sa myopie ou que je ne lui ai pas laissé un souvenir impérissable, elle me reconnaît seulement, effarée, affolée presque, sa bouche s’arrondit d’où s’échappe un “Du ?” à peine intelligible. Oui, moi, Gitta, plus seul, plus vieux, moins chevelu, moi qui cherche mes mots dans ta langue, excuse-moi, mais quand même à Berlin comment cela se fait-il alors que nous, c’était à Cologne, tu habitais cette bourgade improbable de Rhénanie, comment encore ? Zülpich, oui, et puis maintenant Vincent, le mariage et tout ça. Gitta m’observe en silence, s’approche encore, sourit, touche mon visage du bout des doigts, tu as quand même changé, dit-elle, et c’est mieux. Mon monde s’écroule, en cet instant j’ai fini d’aimer les aéroports.
J’ai envoyé un texto à Vincent pour le rassurer, quand même. J’aimerais qu’il en aille de même pour moi, submergé par les souvenirs et les émotions, qui sent encore ses doigts sur ma peau comme tout à l’heure les seins. Il me semble que, paradoxalement, j’ai plus envie de l’aimer aujourd’hui qu’à l’époque, je veux dire l’aimer vraiment, il ne s’agit pas que de sexe, d’ailleurs même alors, c’est parce que nous savions que cela ne pouvait durer, mais des sentiments, entre nous, il y en avait, le sexe sans sentiments, c’est juste misérable. Gitta est assise à côté de moi dans la voiture, muette elle aussi, seule la radio nous fait la conversation, la route, une heure de route, semble interminable et pourtant je n’ai pas envie d’arriver. J’observe subrepticement Gitta, croise néanmoins son regard que je ne savais plus si vert. Sa main se pose sur ma cuisse.
Il faut le dire à Vincent, je fais. Je ne sais pas, dit-elle. Si, bien sûr, c’est mon ami, je suis son témoin, tu vas être sa femme, on ne peut pas lui cacher notre passé. Je ne sais pas, répète-t-elle, je ne sais pas si le passé n’est pas encore présent. Je trouve qu’elle parle vachement bien français, tout à coup. Ca n’a aucun sens Gitta, cela fait quoi, trente ans que l’on ne s’est plus vus, on ne sait rien l’un de l’autre. Mêlant le français et l’allemand, elle me parle de sensations, de sentiments (Gefühle), c’est juste l’émotion des retrouvailles et le jaillissement des souvenirs, dis-je. Elle retire sa main, qui déjà me manque.
Vincent nous a pris de vitesse. Il est là, sur le trottoir, à guetter l’arrivée de la voiture, se précipite, ouvre la portière, embrasse Gitta, tu as fait bon voyage mon amour, puis se tournant vers moi, alors vous avez eu le temps de faire connaissance, et Gitta, oui Philippe est charmant, ah ah fait Vincent, attention je vais être jaloux. Je suis piégé, Gitta et moi sommes à présent irrémédiablement unis dans le mensonge, je lui envoie un regard de détresse, elle me répond par un haussement de sourcils. Vincent m’invite à entrer, boire un verre, après cette attente et toute cette route, pour te remercier et te détendre, dit-il, mais pour me détendre, il en faudrait bien plus, la bouteille, par exemple, que je viderai chez moi avant d’entamer la seconde, puis de m’effondrer en songeant à Faust.
Le lendemain, je suis chez Vincent pour régler les détails de la cérémonie. J’espère que tu as bien avancé dans ton discours, dit-il, sinon tu peux y réfléchir ici, tu tiendras compagnie à Gitta, ça lui fera plaisir de pouvoir un peu parler allemand parce que pour l’instant, avec la famille, les amis, tu vois. Moi, il faut que je m’absente une heure ou deux, quelques trucs à régler à la salle et puis on mange un morceau ensemble, ça te va ? Gitta m’a fait un clin d’œil, j’en suis certain, je n’ai pas eu le temps de répondre que Vincent est parti et Gitta passée dans la pièce voisine, je vais essayer ma robe, dit-elle. Puis, excuse-moi, j’ai besoin d’aide, dans mon dos le zip est-ce que tu pourrais ? oui, bien sûr et je remonte la fermeture. Gitta, dans sa robe de mariée, fait quelques tours sur elle-même face au miroir ensuite, merci, tu peux la descendre à présent, je m’exécute, d’un geste de la main Gitta dégage ses épaules puis, d’une torsion du corps, se débarrasse de la robe qui tombe à ses pieds comme une corolle, devant moi Gitta est nue.
L’instant d’après, elle est contre moi, ses seins sont une telle évidence que je ne peux les ignorer, sa bouche est sur la mienne, sa langue dans ma bouche, je ne sais quoi faire de mes mains alors je les pose sur ses fesses, ce n’est pas la meilleure idée. Non, Gitta, non, on ne peut pas faire ça. Et si, pourtant, les sentiments étaient toujours là, ou à nouveau, si le moment dans nos vies était cette fois opportun, mais non elle va se marier, oui, mais à part cela, à notre âge peut-on encore se permettre de laisser passer, le peut-on jamais d’ailleurs ? Faisons-le, dit-elle, puisque tu doutes, faisons-le et on saura. “Il faut s’aimer pour se connaître”, je songe à Pieyre de Mandiargues et sourit un instant, elle y voit un acquiescement. Tu mens, Gitta, tu sais déjà. Toi aussi, tu le sais, répond-elle, alors qu’attends-tu ?
Ce n’est pas encore la nuit. Bientôt, ce sera l’heure d’appeler son fils mais, en attendant, il va écouter un disque. Qu’il sélectionne parmi le millier qu’il a soigneusement classé, par ordre alphabétique évidemment, sur des étagères qui n’ont pas l’occasion de prendre la poussière mais ondulent un peu sous le poids. Il hésite, parcourant l’alphabet, se décide, insère le CD dans le lecteur, sans attendre monte déjà le son parce que cet enregistrement, il le sait, gagnerait à être remasterisé et puis voilà, il s’assoit.
Son regard se pose sur les choses alentour, comme si la musique les lui faisait découvrir sous un jour nouveau, peut-être est-ce précisément le cas. Sur le tablier de la cheminée, entre une orchidée et un portrait de son père, trône le chat qui l’observe d’un regard bienveillant, davantage que celui de son père en tout cas, du moins se plaît-il à le croire. Juste à côté, la bibliothèque, remplie de livres qu’il ne lit pas, qu’il ne lira pas. Il ne lit plus, peut-être l’a-t-il trop fait par le passé, s’en est-il lassé, comme d’écrire d’ailleurs.
Puis il aperçoit la seule photo de sa femme qu’il ait conservée. Un peu comme la couverture des livres dans sa bibliothèque, l’image lui rappelle une histoire, de plus en plus vaguement à mesure que le temps passe. Un jour il en viendra à se demander si, ce livre, il l’a seulement jamais ouvert. D’ailleurs, sa femme, tellement dans le mouvement qu’elle n’a jamais pris le temps de divorcer, il ne sait plus très bien où elle vit actuellement. Mais son fils, qui ressemble tant à la photo de sa mère, habite en Norvège, loin, là-haut, à Tromso. De cela il est certain, puisqu’il attend l’heure de lui parler, sur Skype, à ce fils nordique, partageant avec lui une même passion – sa dernière passion, dirait-il – pour la musique.
La voix de son fils, il ne la reconnaît pas toujours. Ce ne sont pas seulement la distance et le media qui la transforment, non, il lui semble bien qu’elle est devenue plus grave et rugueuse, peut-être l’influence du norvégien ou du climat, d’ailleurs dans quelle mesure ce dernier n’influence-t-il pas la langue ? Cela l’étonne et le bouleverse néanmoins à chaque fois que cet enfant, pour lequel il s’est si souvent relevé la nuit, soit aujourd’hui un presqu’étranger à la voix polaire.
Et c’est encore le cas ce soir. Il s’enquiert d’abord de sa santé, tu vas bien, oui, vraiment ? puis du chat qui, forcément, vieillit aussi, avant de parler brièvement de sa vie à lui, c’est l’été, il fait enfin beau, et de lui raconter ce concert qu’il a vu, extraordinaire, vraiment impressionnant, quelle technique et quelle émotion en même temps, j’ai regardé sur leur site, leur tournée passe par chez toi, tu dois aller les voir, tu vas aimer, j’en suis certain. Bien sûr, j’irai, dit-il, trop heureux d’avoir cela à partager avec ce fils lointain, j’irai et nous en reparlerons.
Alors, il parcourt internet, cherchant des informations sur ce groupe qu’il ne connaissait pas, découvre le bien que l’on en dit, écoute quelques morceaux qui achèvent de le décider. Se met en quête de places pour le concert, se souvenant du même coup avec nostalgie d’une époque où l’on achetait dans des magasins spécialisés les tickets, ces petites choses colorées, illustrées quelquefois, qu’il conservait précieusement et dont il avait tapissé un mur de son bureau. Que feras-tu le jour où on déménagera ? avait une fois demandé sa femme, le prenant au dépourvu. Pourquoi déménagerait-on ? avait-il répondu, il n’avait même jamais envisagé cette éventualité. Les choses sont faites pour durer, pensait-il. Il le pense toujours, mais ce n’est plus tellement dans l’air du temps. Qui compose encore des morceaux de plus de quatre minutes qui ne soient formatés pour la radio ?
Le concert est déjà sold out. Cela non plus, il ne l’avait pas envisagé, ne mesurant pas la réputation dont jouissait d’ores et déjà ce groupe. Il est contrarié, évidemment, et cela le fait sourire, pourtant. Se rendant compte à quel point il est absurde d’être contrarié pour une chose dont, la veille encore, il ne connaissait pas l’existence – comment on crée des besoins artificiels ! Mais, en vérité, ce qui le contrarie, c’est la rupture de ce fil qui le relie encore à son fils, la crainte qu’à force d’effilochement, le lien ne soit plus assez fort, qu’il dérive là-haut, dans son océan arctique, si loin de son regard de père.
Sur Facebook, il trouve un groupe intitulé Cherche places de concerts, se dit pourquoi pas, y poste son annonce puis s’en va nourrir le chat. Qui, pourtant, préfère sortir au jardin, c’est l’été, la nuit est chaude. Lui se retrouve seul, un peu plus encore. L’idée d’ouvrir un livre l’effleure pour la première fois depuis longtemps, finalement il préfère écouter Arvo Pärt. Il a envie de simplicité, de lignes épurées qui lui rappellent un tableau de Barnett Newman, Midnight Blue, où la nuit est traversée, verticalement, d’un rai de clarté bleutée, comme en cet instant le silence par trois notes de piano. Il se couchera avec ce rêve, que la nuit est une œuvre d’art.
Le lendemain, le message est là, qui l’attend, d’une certaine Héloïse. De cela, déjà, il est content. Héloïse avec H, c’est mieux, se dit-il, un peu comme une échelle qui permet d’accéder à son prénom, Eloïse, c’est abrupt. Mais peu importe, au fond, ce qui compte c’est le message, bien sûr. Elle revend une place, Héloïse, destinée à une amie qui malheureusement ne viendra pas et donc, si cela peut faire plaisir et, elle, récupérer son argent… Le billet a déjà été imprimé et ne peut l’être qu’une seule fois, impossible par conséquent de lui envoyer le lien, mais on convient de se retrouver là-bas, elle n’y est jamais allée, lui plus depuis longtemps, il n’est plus trop sûr de l’agencement des lieux, lui donne son numéro de portable et, sur place, on s’arrangera. Il se demande à quoi ressemble Héloïse, ce serait plus facile aussi pour la reconnaître, mais d’elle il ne peut voir qu’un avatar stylisé aux couleurs improbables, vaguement pop art – cela pourrait être pire, finalement.
Quelquefois, les jours suivants, il s’est essayé à l’imaginer, Héloïse, rousse, la petite quarantaine, un peu bobo sans doute. Il se fait peu à peu à cette image, se prépare à la reconnaître sur base de cette représentation mentale. Il la range dans un coin de son esprit, soigneusement, comme les livres et les disques, y revient dans les moments d’ennui de la même manière que, souvent, il finit ses soirées en écoutant Archive, le chat sur les genoux. Alors, parfois, des souvenirs reviennent, d’un temps révolu, quand il voyageait à travers l’Europe, noircissait encore des carnets, prenait en photo des fragments de villes, des gens plus rarement, ou alors de jeunes femmes, puis revenait, immanquablement, chez lui, chez eux, dans sa famille dont il ne se séparait que difficilement mais avec détermination car il savait, avec certitude, le sentiment de plénitude que lui conférerait le retour.
Au jour dit, il part tôt, il veut être en avance, s’imprégner de l’atmosphère, repérer les lieux, préparer l’arrivée d’Héloïse, ne pas être pris au dépourvu, surtout, ce hasard qui fait si bien les choses a rarement été son allié, il s’en méfierait plutôt, s’il ne peut tout maîtriser, laisser le moins de place à l’aléatoire. La foule de jeunes gens qui se masse devant les portes d’une entrée qui a changé de place depuis sa dernière visite le conforte dans ses certitudes. Pourquoi, depuis deux ans, a-t-on modifié ce qui, en vingt ans, n’avait pas changé ? Il s’éloigne quelque peu en direction d’un marchand de dürüms dont l’enseigne bariolée lui semble constituer un bon point de repère. Au fond de sa poche, son portable a vibré, il découvre le texto : “où puis-je vous retrouver ?” Il le relit, songeur. Une femme qui écrit “où puis-je” a déjà fait la moitié du chemin, se dit-il.
Il a dressé un bref portrait de lui-même ainsi que de la boutique sous l’enseigne de laquelle il se tient seul, en cet instant, l’erreur n’est pas possible donc, Héloïse le trouvera immanquablement. Le trouve, d’ailleurs. Décontenancé. Parce que, bien sûr, pas un instant il n’avait imaginé qu’Héloïse puisse être noire. Enfin, pas vraiment noire mais quand même fort métissée. Bien plus que le public, en général, le rock est plutôt une affaire de blancs, se dit-il, comme pour s’excuser vis-à-vis de lui-même, se dédouaner de tout sentiment de racisme, évidemment il y aurait bien Jimi Hendrix et même Phil Lynott ou Slash, mais bon. Sa femme, qui voyage de New-York à Shanghaï, se moquerait de lui, assurément. A vivre dans un monde aussi terne, on finit par en oublier que les gens puissent avoir des couleurs.
Mais il sourit à Héloïse, ne voulant rien laisser transparaître de sa surprise. J’ai la place, dit-elle, qu’elle agite à bout de bras tout en lui rendant son sourire. Il lui tend l’argent, l’échange se fait en même temps que les regards se croisent, il y décèle un éclat qui lui rappelle le Barnett Newman de l’autre soir. Héloïse semble un peu embarrassée, toutefois. Vous ne connaissez pas quelqu’un qui rachèterait la mienne, parce que là, avec tout ce monde et sans mon amie, je ne sais pas si je vais oser, je suis un peu agoraphobe et… Mais non, ce serait idiot de rater ça, vraiment, si tu veux, tu n’as qu’à m’accompagner. Il regrette aussitôt son tutoiement, craignant qu’elle le trouve trop familier, mais il lui est naturel, il a déjà tellement de problèmes avec les distances dans sa vie qu’il se refuse à en ajouter davantage. Elle ne semble pas s’en formaliser, proteste un peu pour la forme, je ne voudrais pas déranger, puis accepte finalement. Il la sent rassurée et cela lui convient bien, il se veut rassurant justement, en vérité cela le rassure lui-même de se sentir rassurant.
Ils prennent leur temps pour entrer, évitant la bousculade des premiers instants, mais cependant, une fois dans la salle, la masse est compacte, dans laquelle il faut s’immiscer. Elle demande si elle peut, puis lui prend la main. La sensation est étrange, il avait oublié que l’on pouvait serrer dans la sienne la main d’une femme, comme celle d’un enfant que l’on aurait peur de perdre. Ils se frayent ainsi un passage dans la foule jusqu’à trouver une place qui leur convienne, celle-ci, suffisamment près de la scène et puis les gens devant ne sont pas trop grands, les mains se séparent alors, s’excusant presque de cette intimité provisoire, retour à la normale.
La salle, brusquement plongée dans le noir, se transforme, sous des sons répétitifs, en une cathédrale de projections colorées. Avant que les musiciens entrent véritablement en scène, basse-batterie, guitare, puis le chant. C’est une longue plainte, une élégie dans laquelle il s’immerge comme dans une eau froide, se remémorant une baignade marine un jour qu’il avait rendu visite à son fils, là-bas, en Norvège. Il le sent en lui, ce froid, en même temps que le jaillissement des souvenirs qu’il ne contrôle plus. Le rythme s’accélère, il est fasciné, impressionné, mon fils avait raison, en oublierait presque Héloïse qu’il regarde furtivement, découvre dans la pénombre la finesse de ses traits. Revient à la scène, retourne à Héloïse qui, justement, l’observe, lui sourit. A son paroxysme, la musique rend tout dialogue impossible, il faut se contenter du regard, mais un regard comme le sien en cet instant, si intense, peut être également assourdissant.
La voix, comme la guitare, se fait plaintive, évoquant une douleur avec laquelle lui-même est habitué à cohabiter désormais, il la sent sourdre en lui au son de la basse, la regarde, elle, captivée par le spectacle, qui semble indemne, pour peu il craindrait que ses blessures soient contagieuses. Le solo de guitare est limpide. Il se demande, lui qui n’écrit plus, s’il pourrait susciter autant de sentiments avec une telle économie de moyens. En poésie, oui, certainement. Mais en amour, non, en amour il faut sans cesse réinventer les mots et les prononcer, que de fois ne lui a-t-on reproché l’absence de ces paroles qu’il conservait par devers lui, comme en cet instant précis encore où, porté par la musique, il rédige mentalement un texte qui ne verra jamais le jour. Sauf que.
Sa main est à nouveau dans la sienne alors qu’ils sont côte à côte, ne risquant plus de se perdre. Plus de prétexte, sa main est là parce qu’elle le souhaite sans doute, parce qu’elle aussi a ressenti l’émotion, peut-être. Il est déstabilisé, forcément. Cette fille, il ne la connaissait pas il y a deux heures, déjà qu’il l’avait imaginée autrement, et puis il ne sait plus. N’a vraiment jamais su, probablement, mais là, quand même, cela fait quelques années qu’il est seul à vieillir avec le chat. Il n’ose pas croiser son regard, se souvenant à la fois du bruit et de Barnett Newman, alors il se concentre sur le jeu du guitariste, pour se donner un peu de répit ou de courage. Puis, constatant combien est pâle sa main dans celle d’Héloïse, il la relâche pour cependant aussitôt la prendre dans ses bras, avant qu’elle ne se méprenne, elle a compris, pose la tête sur son épaule, un éclair vert jaillit quand la Gibson geint, il l’embrasse.
Le concert s’achève dans une clameur, le public, subjugué, en réclame davantage. Pas lui. Viens, on y va. Et les rappels, dit-elle, tu ne veux pas attendre la fin ? Non, répond-il, non, cela fait bien trop longtemps que j’attends la fin.
“L’art d’être libre…” succès de librairie en Angleterre -, est un véritable manifeste de résistance au monde contemporain. Profondément joyeux car prônant une liberté totale, c’est un livre salvateur. Dénigrant aussi bien les joies factices de la consommation, les remèdes contemporains à la mélancolie, que l’ennui qui s’est abattu sur le monde suite à des décennies de seule recherche du profit, ce livre nous appelle à redevenir des esprits autonomes – et à nous ménager ainsi un espace individuel de reconquête de la liberté. [BABELIO.COM]
ISBN 979-10-209-0520-8
HODGKINSON Tom, L’art d’être libre : Dans un monde absurde (Paris : Les liens qui libèrent, 2017) avec une préface de Pierre Rabhi (photo). Nous partageons ici l’avant-propos écrit par l’auteur, comme une pièce à verser au débat : “La question de la liberté interroge et trouble les philosophes depuis Socrate. Que signifie vraiment être libre ? Pouvez-vous être libre même en comme le pensaient les stoïciens et saint Paul ? La liberté est-elle un état d’esprit ? Pouvez-vous être libre si vous travaillez à plein temps pour l’État ou pour une multinationale ? Socrate a paradoxalement trouvé la liberté en se soumettant au jugement de la cité et en buvant la ciguë. Que s’est-il passé ?
Dans cet ouvrage, j’essaie de répondre à quelques-unes de ces questions tout en proposant des remèdes pratiques contre l’asservissement. Certaines de mes solutions, comme jouer du ukulélé, sont excentriques. D’autres sont très pratiques, voire prosaïques, comme la suppression des prélèvements automatiques. Le fait est que nous sommes trop nombreux à passer notre vie à dériver dans un état d’impuissance et de semi-esclavage. Nous ne savons pas prendre nos responsabilités. La liberté se trouve sûrement dans un savant mélange entre des mesures très concrètes et une méditation profonde. En d’autres termes, nos actions et nos pensées doivent changer.
Nous pouvons maîtriser quelque peu nos pensées, comme le recommandaient les stoïciens, et nos actions, comme le suggéraient les épicuriens.
Depuis que j’ai écrit ce livre, nos libertés quotidiennes ont été de plus en plus restreintes par une nouvelle forme de capitalisme inventée par des investisseurs en capital-risque ligués avec des experts du numérique. On les nomme réseaux sociaux. Leur objectif est de nous transformer en esclaves heureux de notre sort et de nous donner l’illusion d’avoir accès à un espace de libre expression. Ils nous détournent d’un véritable accomplissement de notre liberté personnelle. C’est l’opium du peuple.
Dans 1984 de George Orwell, les habitants se livrent à un rituel hebdomadaire appelé « les Deux Minutes de la Haine». Ils vont au cinéma pour vociférer des insultes contre les ennemis de l’État. C’est un peu comme Twitter aujourd’hui, une façon de canaliser notre haine et notre énergie et de les désamorcer en les dirigeant vers les mauvaises cibles. Orwell :
L’horrible, dans ces Deux Minutes de la Haine, était, non qu’on fût obligé d’y jouer un rôle, mais que l’on ne pouvait, au contraire, éviter de s’y joindre. Au bout de trente secondes, toute feinte, toute dérobade devenait inutile. Une hideuse extase, faite de frayeur et de rancune, un désir de tuer, de torturer, d’écraser des visages sous un marteau, semblait se répandre dans l’assistance comme un courant électrique et transformer chacun, même contre sa volonté, en un fou vociférant et grimaçant. Mais la rage que ressentait chacun était une émotion abstraite, indirecte, que l’on pouvait tourner d’un objet vers un autre comme la flamme d’un photophore.
Nous suivons aveuglément les autres, même s’ils font des choses immorales. Sur l’autoroute, nous voyons bien les panneaux de limitation de vitesse, mais nous les ignorons pour rouler à la même vitesse que tout le monde.
C’est comme Facebook. Son succès, comme celui des autres vendeurs de publicités, s’appuie sur les théories du philosophe René Girard. C’est lui qui a inventé l’expression « désir mimétique» pour décrire ce mécanisme nous faisant
désirer ce que les autres possèdent. C’est lui qui a été choisi comme inspirateur par le milliardaire Peter Thiel, premier investisseur de Facebook. Ses fondateurs ont délibérément tenté d’intégrer ce réseau social dans notre vie quotidienne de telle sorte qu’il soit impossible de s’en passer.
Eh bien, je ne suis investi dans aucun de ces réseaux. Je ne suis ni sur Facebook, ni sur Twitter, ni sur lnstagram. Je n’ai même pas de smartphone. À quiconque désireux de trouver la liberté, je dirais qu’abandonner ces absurdes supports publicitaires serait un bon début. Même si être libre signifie parfois être seul. Sans smartphone, je ne peux pas voir les photos prises par mes enfants. Je ne vois pas ce que mes «amis » sont en train de faire. Je perds le contact avec certaines personnes. Mais je refuse malgré tout de m’investir dans ces réseaux, au moins au niveau personnel, parce que je les désapprouve profondément.
Les réseaux sociaux font passer les vices pour des vertus. Ils encouragent les sept péchés capitaux, parce que ces péchés sont bons pour le profit. Réfléchissez un moment: colère, orgueil, gourmandise, envie, paresse, luxure et avarice. Ne sont-ils pas tous récompensés par des likes, des partages et des retweets? Ne sont-ils pas un bon environnement pour faire de la publicité? Les gens angoissés, on le sait, font de bons clients. Mais le bonheur, selon le christianisme, vient de l’humilité et de la frugalité, et non de l’orgueil et des richesses matérielles.
En écrivant cet ouvrage, j’espère avoir mis des mots sur ce que beaucoup de gens pensent. J’espère avoir donné une voix aux nombreuses personnes soupçonnant plus ou moins que quelque chose est pourri au royaume du capitalisme. Je n’adhère pas au socialisme pour autant, loin de là. Le socialisme est asservi à un idéal tout comme le capitalisme est asservi au marché. Nous devons nous libérer de ces idéologies étroites et coercitives.
Une de mes idées, qui surprendra peut-être, est l’attachement à la petite entreprise. Même si diriger sa petite entreprise ou travailler en freelance peut être très éprouvant, c’est la voie de la liberté. Le commerçant petit-bourgeois, si méprisé par Lénine, se rapproche de l’homme responsable car il n’a pas de patron ou de superviseur. Les firmes géantes comme Amazon ont tenté de détruire le petit commerce en le sapant avec des prix cassés et une livraison plus rapide. Si l’on définit le capitaliste comme le petit commerçant, Amazon est tout à fait anticapitaliste.
Comme j’essaye de le montrer dans ce livre, les choses ont commencé à mal tourner autour des années 1500 avec la Réforme. Ce mouvement, né d’une protestation contre la corruption du clergé, s’est terminé par le triomphe de l’économie marchande dans tous les domaines.
Les médiévaux, malgré tous leurs défauts, encourageaient au moins une forme collective de capitalisme par les guildes. Aujourd’hui, le culte des prix bas a fait disparaître les indépendants. Les médiévaux s’opposaient à l’usure et stimulaient
le commerce en gardant des savoir-faire éprouvés et de haut niveau.
Et leur architecture était meilleure que la nôtre.”
Tom Hodgkinson (né en 1968) est un écrivain britannique, journaliste, fondateur et rédacteur en chef de la revue The Idler ( « Le Paresseux »), qu’il a créé en 1993 avec son ami Gavin Pretor-Pinney. Formé à Cambridge il a été tour à tour disquaire, vendeur de skateboards ou importateur d’absinthe. Il est l’auteur de plusieurs livres qui sont des best-sellers en Grande Bretagne, et qui ont été traduits dans de nombreux pays. [BABELIO.COM]
Le chat est mort. Ou bien ma mère. Je ne sais plus. Ca n’a pas d’importance. Il y a toujours quelqu’un qui sort de ma vie. Bientôt ils seront tellement nombreux à l’avoir quittée que je ne serai plus sûr de l’habiter moi-même. D’ailleurs, je n’en suis plus certain. Je suis comme ces édifices improbables qui défient les lois de l’architecture et dont on dit qu’ils tiennent par la force de l’habitude. Je sais que demain, je me lèverai à sept heures comme hier. Et que je me coucherai vers vingt-trois heures. Seul, comme tous les jours. Entre les deux, je ferai bruire le silence. S’agiter donne de la consistance au vide.
Un jour ma femme est partie. Du moins, je pense. Je n’en garde pas un souvenir précis. Je ne peux donc pas lui en vouloir. Un jour elle était là, dans mon lit. Le lendemain, le lit était vide. En pareilles circonstances, certains se suicident. C’est une solution radicale, évidemment, que je n’envisage pas vraiment. Sans toutefois l’écarter. Vivre n’est pas un devoir et si la vie devient insupportable, il faut bien en finir, tout de même. Marie – Marie c’était le nom de ma femme, ça l’est sans doute encore d’ailleurs, je dis sans doute parce qu’une femme qui change d’homme et de vie peut aussi bien changer de nom, n’est-ce pas, il n’y aurait rien d’absurde ni même d’étonnant à cela – Marie donc n’avait pas le même attachement que moi aux choses et aux lieux. Parfois, je la surnommais tumbleweed, moquant ainsi son absence de racines. Il était logique qu’elle poursuive sa route.
Tu ne dois pas rester seul, me disent mes amis, tout emplis de sollicitude comme si, à un moment donné, j’avais eu le choix. Tel me présentant une excellente amie dont on se demande pourquoi, si elle est à ce point parfaite, il n’en a pas voulu pour lui-même, tel autre une ex aux prouesses sexuelles avérées mais au cerveau d’huître – on ne peut tout avoir, c’est une évidence. Quant à Patrick (oui, j’appartiens à une génération où des gens portent encore ce prénom fort peu commode pour les dyslexiques – peu pratique, pour tout dire – qui contraint la bouche à une contorsion désagréable), Patrick donc a carrément résolu de m’inscrire sur un site dont il me vante les mérites, faisant défiler quantité de photos fort avenantes, voilà, c’est fait, je t’ai inscrit parce que sinon, je te connais hein.
Passant devant une animalerie, je me dis que, finalement, un chat pourrait être un bon compromis. Voire même un gabarit un peu plus petit. Peut-être pas un poisson rouge, non, mais je ne sais pas moi. Alors je pousse la porte. Il y a là, en effet, chatons, lapins, rats qui se côtoient dans de fort peu encourageants remugles. Et puis de petites boules de poils, des sortes d’écureuils à la queue chétive, que je découvre pour la première fois. Lorsque je croise le regard d’une vendeuse, je me rends compte à quel point certains de ces animaux peuvent avoir l’air intelligent, mais le contact est établi, elle vient vers moi, je peux vous renseigner monsieur. Certainement, ces petits animaux-là, je n’en avais jamais vu. Ce sont des octodons, monsieur, ils s’apprivoisent facilement mais il est préférable d’en prendre deux parce que seul, il s’ennuie tant qu’il peut dépérir. Ah bon, cet animal serait donc fait pour vivre en couple ?
De retour chez moi, ma curiosité piquée au vif, je me connecte à internet, à la recherche d’autres informations. L’octodon a sa notice sur Wikipedia, comme tant de choses ou de gens à peine connus mais dont on mesure la notoriété à ce seul fait. Notez au passage que l’on figure sur Wikipedia mais dans le Larousse, comme on est sur internet mais dans un livre, il me semble que ce contraste de prépositions est révélateur de la superficialité du média. Mais soit. L’octodon ou dègue du Chili est donc un rongeur originaire d’Amérique du Sud, vivant en petit clan et supportant, en effet, fort mal la solitude. J’hésite. Comme souvent. L’hésitation est le tempo de ma vie, en somme.
Alors, je surfe et me retrouve sur ce site, là où justement Patrick m’avait inscrit. Des filles me sourient, dont je n’ai que faire. Leur multiplication ne fait qu’accroître ma solitude. Je vais me déconnecter, écouter Joe Pass en lisant Christian Gailly, par exemple, cela me semble presque cohérent. Sauf que. J’ai croisé deux yeux bleus dont je ne peux soutenir l’intensité. Je minimise la fenêtre et l’émotion. Me lève, revient, la reprend et reçoit le même choc. Laura est tout ce que j’arrive encore à déchiffrer puis je contemple les yeux de Laura et comme ils me regardent. Je vois bien la promesse qu’ils contiennent, l’espoir que je pourrais y enfouir. Et je me fiche, en cet instant, de savoir que c’est l’objectif qu’ils fixent et non moi, que ce bleu doit davantage à Photoshop qu’à l’hérédité. Moi, je vois combien je pourrais l’aimer, combien je l’aime déjà, Laura.
Je dors peu, je dors mal. Dans mes rêves Laura et les octodons sont dans des cages contiguës et, tel le peuple hébreu entre Jésus et Barabbas, il me faut choisir qui je vais sauver. Je m’éveille fatigué, plus que jamais en proie au doute. Car, de Laura, je sais bien moins que de l’octodon. N’en veut rien savoir tout d’abord, ou pas trop ni trop vite. Parce que la dépendance va s’installer, inexorablement. Elle sera dans la musique que j’écoute et dans mes livres plus sûrement qu’un intercalaire, elle surgira au milieu d’un film, intempestive comme un écran publicitaire, je la croiserai mille fois en rue mais ce ne sera jamais elle et elle hantera mes rêves, forcément érotiques, plus sûrement que Maria Ozawa. Car des seins de Laura, il faut bien parler, la manière dont, volumineux, ils emplissent l’espace, un peu comme une sculpture de Jef Koons, en moins rutilant évidemment. Une œuvre d’art, en quelque sorte, du moins s’agissant des seins de Laura.
Il faudra en finir avec le désir, le tuer pour mieux le ressusciter, tant il est vrai que l’excès de désir tue les couples aussi sûrement que son absence. Il faudra contrôler ce désir, trop présent et trop pressant, dira-t-elle, et cet autre qui point ainsi que l’aube, avec la même lenteur quelquefois. Puis viendra l’heure des questions. Elle me demandera ce qui, en elle, m’a attiré et je répondrai, trop sincèrement, quelque chose dans ton regard et le grain de beauté sur ton sein gauche. Elle voudra savoir si je serais prêt à avoir un enfant avec elle, parce que, forcément, elle voudra un enfant (et même un c’est bien peu), et j’éluderai, invariablement.
Peut-être même que Laura a déjà un enfant. Cela existe, n’est-ce pas, des femmes qui ont un enfant jeune et que le père a fui – oui, je sais, dit ainsi on ne sait si c’est l’enfant ou la femme que le père a fui mais, justement, lui-même ne le sait pas trop non plus. Or donc Laura aurait un enfant et serait-ce mieux pour autant ? Il faudrait que je sois pour lui comme un père de substitution ou que je m’en occupe en tout cas, ce serait bien la moindre des choses à partir du moment où je couche avec sa mère, comme une manière de déculpabiliser l’un et l’autre et puis peut-être que j’en aurais envie, que je trouverais cet enfant adorable, que je ne pourrais résister au charme de ses fossettes, je ne peux déjà pas résister à sa mère, comment voudriez-vous que je résiste à un enfant ?
Et puis, il faudrait lui dire que je l’aime, par exemple. Et le lui répéter encore. Et nonobstant cela, il ne faudrait pas que mon regard me trahisse, qu’il faiblisse d’intensité, qu’il regarde ailleurs, non, mon regard devrait rester rivé sur la ligne bleue de son horizon. Et quand bien même. Peut-être, sans doute, comme Marie, me quitterait-elle un jour, sur la pointe des pieds ou avec fracas, je ne saurais dire, tellement traumatisé une fois encore que je ne m’en souviendrais pas. Alors, oui, j’hésite à me connecter, je sais qu’elle est là, qu’elle attend. Cependant m’espère-t-elle davantage que je ne l’espère, a-t-elle besoin de moi de la même manière que je ne veux pas avoir besoin d’elle ? Je redoute ce que je lirai encore dans ses yeux.
Je sors prendre l’air. Mes pas me ramènent à l’animalerie. Dans une des cages en verre, un octodon est seul, dressé sur ses pattes arrière, il me regarde. Son museau remue à peine, ses moustaches frémissent. Je m’approche de la vendeuse. Excusez-moi mais je pensais que vous m’aviez dit, les octodons, seuls, jamais. En effet, monsieur, celui-là, c’est un cas à part, avec les autres, ce n’est pas possible. Ah bon, je fais, je pourrais le voir de plus près. Bien sûr, dit-elle, en ouvrant la cage. Et ce mouvement produit quelque chose d’inouï : la porte vitrée fait miroir, reflétant, qui se tient dans l’allée, à deux ou trois mètres, Laura, que j’aperçois à ma gauche et à ma droite, dédoublée, omniprésente. Je pourrais l’approcher, lui parler, la toucher peut-être tandis que la vendeuse, à l’opposé, me tend l’octodon. L’espace d’un instant, à mes côtés, il y a Laura. Puis, plus rien.
Philippe Vienne est, par ailleurs, auteur de nouvelles. Un certain nombre d’entre elles ont été primées (Grand Prix de la Fédération Wallonie-Bruxelles 2014 pour Le Mariage, par exemple) et publiées dans un recueil, Comme je nous ai aimés, paru en 2017 et aujourd’hui épuisé. En 2016, peu après les attentats de Bruxelles, une photo titrée Bulles d’espoir est primée au concours “Bruxelles, je t’aime”. En 2017 et 2018, il participe au Guide du rond-point et aux événements qui s’y rapportent. Dès 2019, il entreprend également de contribuer au développement de… wallonica.org.
Philippe Vienne est un fidèle contributeur de wallonica.org et, partant, nous a permis de publier les différentes nouvelles qui constituent le recueil Comme je nous ai aimés. Cliquez ici et découvrez au fil de nos publications :
Le Mariage
[Grand Prix de la nouvelle de la Fédération Wallonie-Bruxelles, 2014]
“Dans le parc devant la mairie, une statue représente un couple nu, enlacé dans une étreinte fougueuse. D’aucuns, tels les censeurs du dix-neuvième siècle, la jugent obscène. D’autres s’en amusent. Les couples les plus audacieux, parmi ceux qui en face se marient, viennent s’y faire photographier. Au soleil de ce début d’après-midi, on distingue clairement que le bronze des rotondités, fesses et seins, luit davantage. On ne peut voir, en revanche, la femme qui, à l’ombre de la statue, rattache la bride de ses escarpins. Lui non plus ne peut l’apercevoir. Jusqu’à ce qu’elle avance en pleine lumière. L’éblouissement est total. Non pas en raison de la clarté, ni de sa beauté, quoiqu’il s’agisse d’une belle femme assurément, non mais cette femme, il la connaît, il l’a connue, aimée même, cette femme c’est la sienne. Ça l’était du moins, jusqu’au divorce, il y a cinq ans, six peut-être, là il ne sait plus très bien et puis il vit en Espagne à présent, on n’y a pas la même notion du temps.
Elle ne se doute de rien, ne l’a pas vu, lui tournant le dos, rajuste son tailleur, sobre, assez strict mais pas trop quand même, on devine que c’est là le maximum de fantaisie qu’elle puisse s’autoriser. Lui s’adjuge un instant de répit, quelque peu voyeur l’observe, se disant qu’elle n’a pas tellement changé, quelques kilos de plus sans doute, là, aux hanches, mais à leur âge. Tandis qu’elle, ignorant ces considérations, s’est remise en marche en direction de la mairie, mal à l’aise dans des chaussures dont on sent qu’elles n’appartiennent pas à son quotidien. Je le savais que je n’aurais pas dû les mettre pour la première fois aujourd’hui, se dit-elle. Elle le savait mais n’avait pas eu le courage de s’imposer ce supplice un autre jour. Il connaît tout cela d’elle qu’il va figer, l’appelant par son nom. Léa.
Elle sursaute, évidemment. Ne peut croire ce que sa mémoire lui dit avoir reconnu, se retourne alors pour mieux s’en assurer. Franz. Franz répète-t-elle encore, considérant cet homme qu’elle se souvient avoir aimé, devenu plus grisonnant, barbu, davantage d’embonpoint lui semble-t-il, la cuisine méditerranéenne sans doute. Il lui paraît plus hispanique que jamais, pourrait se faire appeler Francisco, peut-être le fait-il d’ailleurs, je n’en sais rien. Mais que fait-il là, que fais-tu là, lui dit-elle. Mes parents sont morts, je suis revenu, forcément, et puis mon frère, seul, ne pouvait pas. Morts ? Oui, morts, un accident de voiture, mon père n’aimait plus trop conduire d’ailleurs mais ma mère, tu sais comment était ma mère, si peu autonome et toujours à le presser, enfin ma mère avait insisté pour aller chez une amie et mon père, ne pouvant rien lui refuser, avait pris la route, puis un camion et on ne sait pas très bien, le chauffeur n’a pas compris non plus mais voilà, ils sont morts et je vais à la mairie, donc. Et toi ?
Moi, dit-elle et, en cet instant, elle réalise seulement ce qu’elle va lui annoncer à cet ex-époux revenu d’Espagne, frappé par le deuil, hésite encore un instant comme pour l’épargner. Moi, je vais me marier. Il ne semble pas marquer le coup, elle en serait presque déçue, il lui sourit, avec bienveillance ou ironie, elle ne saurait dire, n’a jamais su en fait et cela l’a toujours agacée. Là, maintenant ? Dans une demi-heure oui, d’ailleurs il serait temps mais, s’il le veut, ils peuvent faire le chemin ensemble. Bien sûr, dit-il, et l’heureux élu, je le connais ? Non, il ne l’a jamais rencontré, il pourrait le connaître s’il s’intéressait un tant soit peu à l’art contemporain, ce qui n’a jamais été le cas et elle doute que cela ait changé, ses œuvres sont néanmoins appréciées, un musée allemand même et. C’est bien, coupe-t-il, je suis heureux pour toi.
Un caillou qui s’est introduit dans son escarpin ralentit à nouveau sa marche. Elle peste tandis qu’il observe le soleil donner de l’éclat à la blondeur de sa chevelure, une blondeur dont il ne sait plus rien là-bas, au cœur de la noiraude et poussiéreuse Andalousie. Un instant, ainsi penchée, elle a offert à sa vue le galbe d’un sein, il aurait pu s’en émouvoir mais non, se demande s’il est guéri ou, au contraire, encore trop blessé. Il se doute que la question va surgir, alors va au devant…” [lire la suite sur KAROO.ME…]
Extrait de la nouvelle Nina
“Tu verras comme la ville est belle, ouverte sur la mer, c’est un peu de Venise en terre slovène, tu aimeras, j’en suis sûre. Voilà ce que tu m’as dit, Nina, cela et bien d’autres choses, quand tu m’as confié cette mission qui m’a jeté sur la route. Un voyage d’une monotonie que seules peuvent engendrer les autoroutes, allemandes de surcroît. Il me tarde d’être arrivé, à vrai dire, même si je ne connais rien des lieux où je me rends, je sais que, d’une certaine manière, j’y vais avec toi.
Comme nous avons été insouciants et heureux, Nina. Stupides et égoïstes sans doute aussi un peu, jaloux de notre indépendance certainement. Je nous revois couchés dans les pelouses de ce parc à Amsterdam, moi ébloui par ta blondeur slave et toi, tour à tour moqueuse et boudeuse, feignant d’ignorer mes sentiments ainsi que tu le faisais des tiens. Je revois tes dessins et mes textes, nos ambitions créatrices, nous étions trop bien ancrés dans nos vies et nos rêves respectifs pour avoir le courage de les partager, croyant que ce serait y renoncer alors que, en définitive, notre amour nous aurait sans doute permis d’aller là où, séparément, nous ne sommes jamais arrivés. Nous avons vécu de beaux moments, Nina, mais je reste persuadé que nous sommes passés à côté d’une grande histoire.
C’est au bout d’un tunnel qu’avec la lumière apparaît la Slovénie. Il faudra bien que je m’arrête pour manger alors, à l’instar des touristes, je choisis Bled, pique-nique face à l’île au milieu du lac turquoise. L’image se superpose à l’évocation de tes souvenirs, quand tu me racontais avoir faite halte ici, petite fille, avec tes parents, sur la route de Piran. Et avoir insisté pour prendre une de ces barques qui mènent à l’île dont même un enfant fait le tour en cinq minutes. Te refuser quelque chose a toujours été difficile, Nina. Surtout quand, mutine, ta voix retrouvait les accents de l’enfance. Cette voix était bien différente de celle qui, un jour, au téléphone, a réclamé de me voir d’urgence, après des mois de silence.
On ne meurt pas à quarante ans, Nina. C’est une insulte à la vie, à la justice, un coup à ne plus croire en Dieu si jamais on en avait été capable, et puis d’abord le plus vieux des deux, c’est moi. Alors non, tu ne peux pas mourir, pas même de cette putain de maladie qui t’a déjà enlevé tes deux parents et certainement pas en été. D’ailleurs nous avons encore trop de choses à partager parce que, quand même, au fil du temps, notre complicité, nous avons réussi à la préserver. Bien sûr, me dis-tu, et c’est bien pour cela que je t’ai appelé et que je te demande d’accomplir cette mission, si difficile, j’en suis désolée et sur ce coup, j’ai été un peu lâche, pardon. Mais voilà, la seule famille qu’il me reste, c’est ma grand-mère de quatre-vingt cinq ans qui habite encore là-bas, à Piran. Il faudra bien que quelqu’un lui annonce, en la ménageant autant que possible, en fait je pense que le mieux serait de se rendre sur place parce que lui annoncer par téléphone… Oui, bien sûr, Nina, je comprends, et tu as pensé à moi ? Oui, en réalité, et c’est là que j’ai été un peu lâche, cela ne peut être que toi parce qu’à ma grand-mère, je ne lui ai jamais dit. Tu ne lui as jamais dit quoi, Nina ? Je ne lui ai jamais dit que nous avions rompu, elle trouvait que nous allions si bien ensemble, elle avait déjà perdu sa fille et son gendre, je ne voulais pas ajouter à sa tristesse et puis. Et puis ? Et puis, franchement, je crois que cela me plaisait à moi aussi qu’il reste une trace de nous quelque part, l’illusion du couple que nous aurions pu être…” [lire la suite sur SOWHAT-MAGAZINE.FR…]
“A la fin de la guerre 14-18, parmi les toutes nouvelles techniques utilisées sur les champs de bataille, on retrouve l’utilisation de gaz toxiques, et plus particulièrement le célèbre gaz moutarde qui a rendu aveugles de nombreux soldats. A Liège, deux jeunes Dames, Nelly DURIEU et Madeleine HENRARD, infirmières, patriotes et résistantes, les accueillent et leur procurent du travail. Elles créent la première Entreprise de Travail Adapté (ETA) dans les sous-sols d’un immeuble du Boulevard d’Avroy.
Le 25 février 1923 paraissait au Moniteur Belge les statuts de “La Lumière asbl”, œuvre de secours moral et matériel aux aveugles militaires et civils de Liège, officialisant ainsi la création d’une institution. […] Puis, au fil du siècle, à travers le développement de ses services, la mission de La Lumière devient globale : elle offre aux personnes déficientes visuelles l’encadrement médico-social qui leur permettra d’atteindre l’autonomie et la dignité.
La Lumière, Œuvre Royale pour Aveugles et Malvoyants, crée un monde meilleur pour les personnes déficientes visuelles de tous âges et pour ses travailleurs moins valides, en permettant leur inclusion ou leur intégration dans une société solidaire. Pour ce faire, La Lumière aide ses bénéficiaires à réaliser leur projet de vie, avec leur entourage. Elle ouvre les horizons :
d’une citoyenneté par la reconnaissance et dans le partage,
“Si Robert VIVIER (1894-1989) était l’académicien, le poète, le romancier et l’analyste de quelques grandes œuvres de la littérature française – L’originalité de Baudelaire (1924), Et la poésie fut langage (1954) ou Lire Supervielle (1972) –, il n’en demeure pas moins qu’il fut, comme tant d’autres, lors de cette Grande Guerre, un simple fantassin sur le front de l’Yser. Un jeune homme d’une vingtaine d’années, confronté au désarroi, à l’angoisse, à la mort et au vide que laissaient ces journées dans la boue et les tranchées. La Plaine étrange dont il est beaucoup question ici, c’est d’abord, comme l’écrit Robert Vivier lui-même, sa manière personnelle de “conserver des paysages” mais surtout de donner un écho à sa vie intérieure. “J’étais trop près du sang et de la mort, écrivait-il, pour vouloir les enclore dans des mots.” On l’aura compris : ces Écrits sur la Grande Guerre, à nouveau accessibles, ne sont pas de simples témoignages historiques, ils sont d’abord de la littérature à part entière.”
Yves Namur,
Secrétaire perpétuel de l’Académie royale de langue
et de littérature françaises de Belgique
VIVIER Robert, Les écrits sur la grande guerre de Robert Vivier, académicien (Bruxelles : De Schorre, 2020)
“C’est une excellente initiative des éditions De Schorre et de la Fondation Max Deauville de Bernard Duwez que d’avoir republié les écrits de Robert Vivier sur la Grande Guerre, tant pour leur valeur documentaire que pour leur qualité littéraire.
Xavier Hanotte note fort justement que l’image que l’on s’est forgée de la guerre, côté belge, a été fortement, et injustement, voilée par l’imagerie populaire (et littéraire) française, alors que les mentalités, les jugements portés sur la guerre et nos soldats, étaient très différents. Et c’est vrai aussi que les textes des auteurs belges francophones sur le sujet sont difficiles à trouver.
Mais l’essentiel de notre propos, c’est la personnalité même de Robert Vivier, écrivain, poète. Il appartient à une lignée de nos auteurs caractérisés par leur retenue, leur limpidité, leur clarté: Fernand Séverin, Odilon-Jean Périer, Hubert Krains, une part d’Edmond Glesener, bien d’autres encore. Une sentimentalité un peu voilée, nuancée souvent par l’humour. Pas de grandes idées, de grandes théories, seulement cette présence constante, dans leur prose comme dans leurs vers, d’une perception aiguë de la beauté de la nature, et d’une profonde pitié pour le malheur et l’incomplétude de la condition humaine.
Robert Vivier, comme le souligne Yves Namur sur la quatrième de couverture, était un jeune homme d’une vingtaine d’années quand il fit la guerre, en tant que simple fantassin. Sont repris ici des poèmes tirés de la Route incertaine (1921), dont Pluie aux tranchées, dont voici les deux tercets. Un bel exemple du regard aigu porté sur les détails matériels, l’image qui fait mouche, la justesse de l’expression et du sentiment, sans la moindre grandiloquence :
Le froid et l’abandon pétrissaient nos vies nues,
Comme on pétrit de la neige à demi fondue,
Par jeu, en y moulant la forme de ses doigts.
A nos fusils, rongés de morsures ténues,
La rouille pullulait comme un poison sournois.
-Taciturnes, nous attendions, sans savoir quoi.
Notons encore ce beau passage, dans Ballade, p.37, avec une sorte d’écho lointain des Trois sœurs de Maeterlinck :
Alors, nous avons pris trois églantines.
Nous les avons mises
A nos bouches vides
Comme trois baisers.
Puis, sans nous reposer,
Nous nous sommes remis à suivre
A la cadence indifférente de notre pas,
Vers la poussière et le hasard et la misère et les combats,
La grand’route, maîtresse fidèle et lasse des soldats.
Nous retrouverons les mêmes notes de sensualité profonde, de pitié et de pessimisme à peine souligné, dans le récit d’une brève rencontre amoureuse avec une jeune Flamande, dans Avec les hommes, p.293 et suivantes. Par contre, dans le poème Un rayon de soleil (1917), p.22, bâti tout entier sur l’opposition entre le paysage de guerre des deux quatrains, et le paysage intime et très 1900 des deux tercets, avec rejet de l’apostrophe au Soleil – qui gouverne ici les couleurs tant des quatrains que des tercets – nous voilà en plein style artiste, très différent des textes en prose de cette anthologie :
Un rayon poussiéreux torture le sommeil
Des soldats affalés sur la paille dorée
Avec l’abandon lourd de barques amarrées,
Par un soir étouffant, plein de meurtres vermeils.
La fatigue et la mort attendent leur réveil,
Et le reflet sanglant des heures effarées
Jaillit encore du bloc d’armes enchevêtrées
Qui grimace au-dessus de leurs têtes…Soleil,
Est-il vrai que ta joie flambe
Sur la chair des rideaux lointains, et que tu sèmes
Des fruits d’ambre aux tapis roux des chambres heureuses
Où des femmes, riant d’être celles qu’on aime,
Ivres de leur fraîcheur que nul remords ne creuse,
Boivent de tout leur corps l’or qui les éclabousse?
Est-il vrai que là-bas la vie ose être douce?
On remarquera ici le nombre élevé des adjectifs, tous très évocateurs, sauf celui du dernier vers, détaché, qui nous ramène en pleine prose, loin de l’atmosphère un peu étouffante, des métaphores poussées jusqu’à l’allégorie, des vers très parnassiens qui précèdent (Delacroix et Baudelaire, sur qui Vivier a travaillé, ne sont pas loin). Mais ceci, vu la date – contemporaine d’autres textes beaucoup plus âpres, plus quotidiens – ne constitue-t-il pas une sorte d’adieu à une vie dont le luxe et la volupté constituent un élément déterminant? Ecoutez seulement cette strophe de Revenant, paru dans un hommage à Marcel Thiry de 1967 :
Les ans s’effondrent et les murs
Car l’insomnie a remis tout en place,
L’infini froid contre la face
Et, sous les songes, le sol dur…
… ou bien encore, dans les Chansons d’un temps, tiré de S’étonner d’être, paru en 1977 :
Pour retrouver Tipperary
Il nous faudrait bien du chemin !
De ces hivers sans lendemain
Nous ne serons jamais guéris.
Ah! la Madelon sur la route
Regardait s’éloigner les hommes
Qui riaient, qui buvaient leur goutte
Ou mouraient, c’était tout comme…
Nous voici proches, ici, de Cendrars et de Mac Orlan, qui ont vécu, eux aussi, durement, ces réalités de la guerre.
Les œuvres en prose ici reprises comprennent d’une part des extraits des Souvenirs de guerre, La plaine étrange (1923) et Avec les hommes – Six moments de l’autre guerre (1963). Ces extraits de La plaine étrange définissent assez bien le propos de l’auteur, ainsi à la page 51 :
A la place de ce qui aurait dû être, je n’ai que ces pages où s’affirme le regret d’un tel vide, et où j’ai fixé le cadre de mon attente. Telles quelles, ces notes attestent l’effort fait par mon être d’alors pour prolonger en lui une vie consciente et pour la soustraire, si minime qu’elle fût, au néant. La mort était derrière mon épaule, et j’écrivais vite, sans trop choisir, tout ce qui était dans mes yeux et dans mon cœur, pour en sauver le plus possible. Ce que j’ai sauvé, il faut que je vous le donne. Un fruit qui n’est pas cueilli éclate et se dessèche.. Il fait défaut à son destin.
Voilà. Tout est dit, ou, si pas tout, du moins l’essentiel. Comme nous le disions plus haut, le quotidien, les corvées patates, les relèves, les obus, les tirs de mitrailleuse, les diverses corvées, les jeux de cartes au repos, les granges, les maisons dévastées, les disputes entre les hommes, tout cela, qui est bien peu de chose, prend toute la place, ou presque. Il y a bien ces demi-confidences, ces conversations à fusils rompus, un clin d’oeil parfois, un air d’harmonica… C’est au travers de tout cela que passent ces quelques moments d’éternité qu’il cherche à sauvegarder et à nous transmettre. Cet homme, par exemple, qui se plaint de n’avoir pas vu sa femme depuis sept mois, et de n’en avoir reçu que de maigres nouvelles.
A part cela, il y avait le mal du pays. Étouffé, presque doux, il était notre nourriture de poésie. Le reste de nous-mêmes était englué dans des soucis de gamelle et de paillasse. J’avais aussi, à considérer des jeux de lumière et des effets de couleur, des moments de vie solitaire très intenses.
Et c’est vrai qu’il nous décrira souvent cette sorte de fête des couleurs propagées par les fusées éclairantes, mais aussi les blessures ou la mort de ceux dont la présence était ainsi révélée à l’ennemi. Il nous dira aussi, à la page 64: Depuis longtemps, chacun de nous s’est fait assez élémentaire pour pouvoir entrer par la porte basse de l’âme collective. Et il dit bien: chacun de nous, aussi bien les plus intelligents que les plus humbles. La démarche est la même. Il nous dira aussi, p.63 :
Il m’est arrivé, en rencontrant dans l’ombre l’odeur des haies, de m’étonner comme si je sortais d’un songe.
Faites-y bien attention: c’est qu’ici, en ce moment, pour lui, la réalité même était devenue un songe, éloigné et muet. Et page 74 :
André me dit: Va voir ce qu’il y a. J’arrive. Les fusils contre le parapet Cinq ou six hommes penchés et, à terre, le petit lieutenant, couché, tout pâle, la figure fine comme celle d’une petite fille ; il reniflait doucement. C’était comme s’il reprochait de lui avoir fait du mal.
Voyez comme ici les phrases sont courtes, comme les figures de style, ici, seraient déplacées. Où est donc la réalité? Dans cette vie quotidienne toute banale, où les mots, les simples noms, les noms communs, parlent d’eux-mêmes, sans qu’ils aient presque besoin de verbes. Oui, tout va de soi, la vie s’en va de son corps sans avoir besoin de belles phrases, de périphrases, de paraphrases. C’est seulement la même veste, que l’on retourne, l’envers, et puis l’endroit. Mais qui peut dire où est l’envers, où est l’endroit? Et c’est cela, cette simplicité même, que Robert Vivier a trouvée en cette guerre. L’essentiel. A condition de sauvegarder en nous cette petite étincelle qui si facilement se perd au milieu du reste. Dépêche-toi, Prométhée.
Mais il faut que je m’arrête, je vous citerais toutes les pages de ce livre, qui n’est pas un livre de guerre, mais un livre de vie. Il y aurait tant à dire…
Il y a encore ces extraits de deux ouvrages d’imagination, la mise en scénario de ce que nous venons de dire, avec beaucoup d’art et de sincérité. Fabrice, cette étrange amitié née de la solitude, la volonté de percer un secret, et de se dire. Et puis, le secret n’était qu’un trompe-l’oeil, une illusion d’optique. Avec les hommes – Six moments de l’autre guerre, de 1963. Un titre qui dit bien ce qu’il veut dire, encore une fois, le refus de se distinguer, de voir les autres comme des autres. Six moments, et non pas six leçons, ou six paraboles. Les relations entre les hommes et les officiers, entre les Flamands, soldats aussi bien que civils, et les Wallons ou Bruxellois y sont simplement décrites, sans vouloir en tirer de leçons. Et enfin, une belle étude sur trois écrivains de 1918 : Louis Boumal, Marcel Paquot, Lucien Christophe, qui est ici tout à fait à sa place.
Un maître livre. Que les maîtres d’oeuvre en soient remerciés, il était temps, après les multiples célébrations du centenaire, de rappeler ces écrits qui permettront peut-être à quelques-uns de se recentrer au milieu d’une actualité parfois étouffante. Non, la guerre n’est jamais ni fraîche, ni joyeuse, ni éveilleuse d’idéal. La guerre, c’est l’envers de la vie. La vérité de la vie, peut-être.” [AREAW.BE : Association Royale des Écrivains et Artistes de Wallonie-Bruxelles]
Joseph Bodson
VIVIER Robert, né à Chênée (16/05/1894), décédé à Paris (06/08/1989). “Poète, essayiste et romancier, romaniste professeur à l’Université de Liège, Robert Vivier a été frappé par la Grande Guerre dont la violence marquera durablement les questionnements de l’écrivain et de l’humaniste. Ami de toujours de Marcel Thiry avec lequel il partage le goût de la poésie, Robert Vivier a donné à ce genre littéraire ses lettres de noblesse tant auprès des nombreux étudiants qu’il a formés qu’auprès des lecteurs qui se régalaient de ses recueils : Déchirures (1927), Au bord du temps (1936), Chronos rêve (1959), Dans le secret du temps (1972), S’étonner d’être (1977), J’ai rêvé de nous (1983). Grand connaisseur de Baudelaire comme de la Chanson de Roland, spécialiste de la littérature médiévale et moderne de l’Italie, le romancier Vivier a connu deux très gros succès de librairie avec Folle qui s’ennuie (1933) et Délivrez-nous du mal (1936). En épousant Zénita Tazieff, Vivier devint le père adoptif du vulcanologue Haroun Tazieff.” [CONNAITRELAWALLONIE.WALLONIE.BE]
“En novembre 1888, deux mois avant que commence pour lui la longue nuit de la folie, Nietzsche rédige une sorte d’autoportrait, sous le titre Ecce Homo (“Voici l’homme“), le sous-titre étant Comment on devient ce qu’on est. La formule devenir ce qu’on est revient souvent chez Nietzsche, pour qui elle représente le chef-d’œuvre de l’amour de soi : ignorer sa tâche propre, la négliger pour suivre des chemins de traverse, lui permettre ainsi de mûrir secrètement, et pouvoir enfin mettre à son service des facultés auxiliaires variées, qu’on n’aurait pas eu l’idée de cultiver si l’on était resté obnubilé par soi. En tant que philosophe, Nietzsche a fait sa devise de la formule de Pindare, “Deviens ce que tu es“, et non de la formule de Socrate, “Connais-toi toi-même“.
Dans l’œuvre de Nietzsche, les chemins de traverse n’ont pas manqué, avant qu’apparaisse la tâche dominante qui a rendu nécessaires tous ces détours. Cette tâche, Nietzsche la nomme transvaluation de toutes les valeurs : destruction des valeurs qui ont eu cours jusqu’ici parmi les hommes et création de nouvelles valeurs, par une inversion du principe de l’évaluation ; transmutation de valeurs négatives, hostiles à la vie, en valeurs affirmatives, exaltant la vie. C’est dans cette tâche que Nietzsche, en 1888, estime être lui-même. C’est par rapport à elle qu’il juge, rétrospectivement, la façon dont il est devenu ce qu’il était.
Friedrich Wilhelm Nietzsche naît le 15 octobre 1844, au presbytère de Roecken, en Saxe prussienne. Son père est pasteur luthérien et fils de pasteur ; sa mère vient également d’une famille de pasteurs. Être “délicat, bienveillant et morbide”, le père de Nietzsche meurt à 36 ans : dans Ecce Homo, Nietzsche évoque cette figure paternelle comme une sorte de fatalité intime, l’origine de l’état maladif dans lequel il a vécu le plus souvent (maux de tête et d’estomac, troubles oculaires, difficultés de parole), l’origine également de cette absence de ressentiment qui lui a permis, malgré sa maladie, de connaître la grande santé.
Enfant prodige, adolescent surdoué, Nietzsche se passionne d’abord pour la musique : excellent improvisateur au piano, compositeur de morceaux pour piano seul et de lieder, Nietzsche s’est voulu musicien bien avant de se concevoir comme philosophe. La musique demeurera une référence essentielle dans son œuvre, ainsi que son autre passion de jeunesse, la philologie classique. C’est son travail dans cette discipline, choisie par lui de préférence à la théologie lorsqu’il commence ses études supérieures, qui va permettre à Nietzsche de renouveler, de façon si originale, l’interprétation de la tragédie grecque, et qui va lui fournir, plus tard, la méthode généalogique pour l’étude des questions morales.
Sur un plan plus immédiat et concret, Nietzsche devra à sa compétence en philologie une (brève) carrière universitaire : de 1869 à 1876, il exercera les fonctions de professeur extraordinaire de philologie classique à l’Université de Bâle.
L’intérêt du jeune Nietzsche pour la philosophie est moins précoce. Il méprise la production philosophique allemande de son temps, où s’affrontent les disciples de Fichte, les épigones de Schelling et les héritiers de Hegel. Mais avec la découverte, en 1865, du grand livre de Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation, c’est une autre idée de la philosophie qui s’offre à lui : une philosophie qui cherche dans l’art et surtout dans cet art suprême qu’est la musique une consolation aux tourments de l’existence. Nietzsche croit même voir l’incarnation parfaite de ce projet dans la musique de Richard Wagner, qu’il découvre en 1868.
Et c’est à la fois en philosophe et en philologue qu’il tente de justifier cette conviction dans son premier ouvrage, paru en 1872, La naissance de la tragédie : l’ouvrage est dédié à Wagner, et son sous-titre, Hellénisme et pessimisme, évoque Schopenhauer. Ce n’est qu’à propos de ce premier livre que Nietzsche va regretter, après coup, de n’avoir pas été assez tôt lui-même : dans une autocritique datée de 1886, il renie de cet ouvrage tout ce qui, témoignant de l’influence de Schopenhauer et de Wagner, brouille sa pensée personnelle.
De fait, La naissance de la tragédie apparaît bien comme l’écrit d’un disciple de Schopenhauer, dont l’œuvre, complètement ignorée lors de sa parution, connaît alors une notoriété croissante. Ce qui cristallise avant tout cette notoriété, c’est le pessimisme de Schopenhauer, l’affirmation que le fond de toute vie est souffrance. C’est ce pessimisme que Nietzsche rejettera plus tard, après l’avoir admiré. À vrai dire, il rejettera surtout la conséquence que Schopenhauer pensait tirer du pessimisme : la nécessité de “nier le vouloir-vivre“. Si la vérité de la vie est une vérité terrible et cruelle, nous devons au contraire, soutiendra Nietzsche, avoir la force, non seulement de la supporter, mais de l’aimer, en une joyeuse affirmation, loin de chercher à nous en consoler.
Dans cette rupture, Nietzsche conserve donc, de son premier maître, l’idée d’un fond irrationnel de l’existence, ce qui oppose définitivement sa philosophie aux grands systèmes rationalistes (tels ceux de Leibniz ou de Hegel), dont la forme systématique tient justement à la prétention de rendre la réalité intégralement rationnelle. On aurait tort, cependant, d’en conclure que la pensée de Nietzsche est rebelle à l’exposé systématique : ce serait oublier que la variété des chemins de traverse conduit à l’unité d’une tâche propre.
C’est à travers le romantisme de Wagner, lui-même admirateur de Schopenhauer, que Nietzsche a subi l’influence du pessimisme. De 1869 à 1872, il fait partie du cercle des intimes du grand compositeur : dans la recherche wagnérienne d’une œuvre d’art totale, synthèse de poésie, de drame et de musique, Nietzsche croit d’abord voir la restauration de la tragédie antique ; la musique de Wagner lui semble alors l’expression parfaite du soubassement dionysiaque du monde, qu’aucune parole ne saurait dire.
Mais peu à peu, Wagner va le décevoir, et surtout le wagnérisme, ce mélange de germanisme et d’antisémitisme qui se développe dans la culture allemande à partir de l’inauguration officielle du Festival de Bayreuth, en 1876. Toutefois, cette déception laisse intact l’idéal d’une œuvre d’art tragique, philosophique, poétique et musicale à la fois, idéal que Nietzsche lui-même tentera d’atteindre dans Ainsi parlait Zarathoustra.
La double rupture sera longue à se dessiner. Des quatre Considérations inactuelles (ou intempestives) publiées entre 1873 et 1876, la troisième et la quatrième expriment encore l’admiration de Nietzsche pour Schopenhauer et Wagner. Il lui faudra du temps pour comprendre que pessimistes et romantiques ne sont pas ce qu’ils prétendent être, des explorateurs audacieux d’une nouvelle vérité, mais des idéalistes à la recherche d’une consolation ; il lui apparaîtra du même coup que cette imposture est celle de toute la pensée moderne. Pour combattre la modernité, dénoncer son imposture sous tous ses aspects, Nietzsche va lui opposer, dans un deuxième moment de son évolution, l’esprit français, voltairien, sec et incisif, impitoyable dans la dissection des illusions.
C’est ainsi qu’il va trouver son style le plus fréquent, celui des aphorismes, tranchants et provocateurs, permettant en outre de multiplier les points de vue et les interprétations. Car l’aphorisme n’est pas seulement un instrument polémique : il exprime au plus juste, selon Nietzsche, une réalité qui n’est faite que de perspectives multiples. S’il nous invite à nous méfier des synthèses trop rassurantes, des constructions trop grossières, le style de Nietzsche ne doit pas pour autant nous inciter à rejeter toute synthèse, toute construction. Bien au contraire : chaque aphorisme fait signe vers les autres, avec lesquels il forme secrètement système.
Cet infléchissement de l’œuvre, dans le sens d’une critique radicale des valeurs, correspond à une nouvelle période de la vie de Nietzsche. Dégagé de ses obligations d’enseignement, il va connaître la vie d’un voyageur, errant de meublé en meublé, tantôt en Suisse, tantôt en Italie, tantôt dans le Midi de la France, à la recherche d’un climat favorable à sa santé. Car sa mystérieuse maladie lui impose une souffrance qui devient continuelle, avec de rares répits. Les livres de cette époque, toutefois, montrent à quel point ce malade est, comme il l’écrit lui-même, “bien portant au fond“.
Allégresse de la démystification et audace de l’expérimentation se conjuguent dans Humain, trop humain (1878-1879), Aurore (1881) et Le Gai Savoir (1882-1887). Ce dernier ouvrage marque d’ailleurs un nouveau tournant dans l’œuvre de Nietzsche. Car la volonté impitoyable de trouver la vérité à tout prix n’y a plus le dernier mot : certes, Nietzsche continue à tenir pour nécessaire le grand soupçon à l’égard des illusions, mais il le conçoit désormais comme une épreuve préalable, dont le penseur doit sortir, régénéré, capable d’accepter de nouveau ces illusions, si elles sont nécessaires à l’affirmation de la vie.
C’est dans Le Gai Savoir que Nietzsche énonce pour la première fois la doctrine de l’éternel retour du même, cette formule suprême de l’affirmation, autour de laquelle il va bâtir son chef-d’œuvre, Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885). De ce chef-d’œuvre, il ne se vend pas plus d’une centaine d’exemplaires.
Nietzsche est de plus en plus seul, ne demeurant lié qu’à quelques rares amis, dont les plus fidèles sont Franz Overbeck, un de ses anciens collègues de l’Université de Bâle, et le musicien Peter Gast. Sa sœur Elisabeth, qu’il déteste, mais dont il ne parvient jamais à se détacher, épouse en 1885 un wagnérien antisémite, et part avec lui au Paraguay pour y fonder une colonie de purs aryens.
Dans les livres qu’il écrit après Zarathoustra, Nietzsche retrouve un ton essentiellement critique, mais comme un homme qui s’est trouvé lui-même et qui accomplit sa tâche propre : la transvaluation est en marche, et impose une philosophie à coups de marteau, afin d’éprouver, et de détruire si besoin est.
C’est l’Europe moderne qui est ainsi violemment ébranlée, dans sa morale dominante (Par-delà le bien et le mal, 1886 ; La généalogie de la morale, 1887), dans sa religion dominante (L’Antéchrist, 1888), dans ses multiples idoles (Le crépuscule des idoles, 1888), y compris l’ancienne idole de Nietzsche lui-même (Le cas Wagner, 1888 ; Nietzsche contre Wagner, 1888).
Le 3 janvier 1889, juste au moment où il sort de la maison qu’il habite à Turin, Nietzsche voit un cocher s’acharner avec brutalité sur son cheval : envahi par la pitié, il se jette en sanglotant au cou de l’animal, puis s’effondre. Il est interné le 17 du même mois à la clinique psychiatrique de l’Université de Iéna. Le reste de sa vie, jusqu’à sa mort le 25 août 1900, n’est qu’une longue apathie.
Pourtant, cette période concerne encore l’histoire de la philosophie, compte tenu du rôle qu’y a joué Elisabeth, la soeur de Nietzsche. Prenant en main l’édition des œuvres de son frère, elle a inspiré, de façon contestable, le choix des aphorismes contenus dans La volonté de puissance (1901, 1906). Elle a commencé à organiser le culte de Nietzsche, en l’associant au nationalisme allemand le plus dur ; ce mouvement devait trouver son apothéose pendant la première guerre mondiale : 40.000 exemplaires d’Ainsi parlait Zarathoustra furent ainsi vendus en 1917.
Elle a donc contribué, la première, à cette déformation frauduleuse qui finit par mettre la pensée de Nietzsche au service du national-socialisme. Pour qui veut étudier la philosophie de Nietzsche, le livre intitulé La volonté de puissance pose problème. Ce livre n’est pas une œuvre de Nietzsche, mais une compilation posthume d’aphorismes non publiés du vivant de Nietzsche, et destinés par lui à un ouvrage qui aurait eu ce titre, mais dont le projet semble avoir été abandonné en 1888, au profit de L’Antéchrist. Les incertitudes sur le nombre d’aphorismes que Nietzsche aurait finalement inclus dans ce projet, et sur le plan qu’il aurait suivi, font que La volonté de puissance ne peut être considérée au même titre que les livres dont Nietzsche est vraiment l’auteur. Toutefois, cette compilation précaire nous donne accès à des textes irremplaçables, sur des points essentiels de sa pensée. […]
Dans cette étude de la philosophie de Nietzsche, nous suivons un itinéraire qui mène de la doctrine de la volonté de puissance (chap. 1) à la doctrine de l’éternel retour (chap. 5). La volonté de puissance est la vérité de la vie : vérité insupportable, vérité telle que l’homme risque d’en mourir, mais que supportera le surhomme, capable de vouloir le retour éternel. Entre ce point de départ et ce point d’arrivée, il faut suivre un long détour, que justifie le phénomène étrange appelé nihilisme : par ce mot, en effet, Nietzsche désigne une puissance hostile à la transvaluation, l’ennemi qu’il combat ; mais il désigne également, en un sens, sa propre philosophie, et le projet de transvaluation.
Tout le problème de Nietzsche est dans cette connivence entre les valeurs qu’il faut détruire et la destruction elle-même. Le nihilisme sera d’abord illustré par l’autodestruction de la morale (chap. 2), puis révélé par l’impuissance des hommes, même supérieurs, à surmonter la mort de Dieu (chap. 3), et enfin atteint dans son cœur, qui est l’esprit de la vengeance, le ressentiment de la volonté contre le temps (chap. 4).
Nietzsche par Edvard MUNCH (1906)
Chapitre 1 : La doctrine de la volonté de puissance
Dans ce premier chapitre, la doctrine nietzschéenne de la volonté de puissance est étudiée successivement de deux points de vue : d’abord comme une solution, ensuite comme un problème. Car cette doctrine permet de comprendre, en premier lieu, la façon dont naissent nos valeurs, et pourquoi certaines de ces valeurs sont favorables à la vie, tandis que d’autres lui sont hostiles. Mais cette vérité tragique risque, en second lieu, d’être pour nous une vérité mortelle.
Se prétendant « immoraliste », Nietzsche voit dans la morale européenne dominante une morale d’esclaves, issue du ressentiment des faibles. Cette thèse est expliquée dans le chapitre qui suit, ainsi que sa conséquence principale : la victoire de la morale des esclaves sur la morale des maîtres est une autodestruction de la morale.
L’objectif de ce troisième chapitre est l’analyse du nihilisme, à partir de la formule “Dieu est mort“, et des trois possibilités qu’a l’homme de vivre conformément à la mort de Dieu : la possibilité du surhomme, celle du dernier homme et celle de l’homme supérieur. Cela suppose, pour commencer, une présentation de l’ouvrage majeur de Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.
Ce quatrième chapitre permet de repenser la notion de ressentiment, dans un usage qui n’est plus seulement psychologique ou moral, mais philosophique, et même métaphysique. Délivrer la volonté de l’esprit de vengeance apparaît alors comme un préalable à toute transvaluation. Mais ce préalable est douteux, tant que n’a pas été comprise une vérité essentielle : le devenir est innocent.
Chapitre 5 : La doctrine de l’éternel retour du même
Dans ce dernier chapitre, on s’interroge sur la cohérence problématique des textes de Nietzsche consacrés à la doctrine de l’éternel retour : cohérence entre les textes qui en font une vérité de fait et ceux qui la présentent comme une épreuve morale ; cohérence entre deux façons, sensiblement différentes, de concevoir cette épreuve ; cohérence, enfin, entre le contenu manifeste de la doctrine et la capacité, qui lui est reconnue, de produire dans l’histoire de l’humanité des effets irréversibles.
La philosophie de Nietzsche est née d’un étonnement : il est étonnant que la vie puisse engendrer des valeurs hostiles à la vie. Par cette création, la vie malade acquiert une puissance démesurée, qui la rend dangereuse pour toute vie saine. Mais l’étonnement philosophique de Nietzsche se concentre avant tout sur la création elle-même : comment est-il possible qu’il y ait des valeurs hostiles à la vie, alors que rien ne peut être hostile à la vie, qui est tout ?
Il est d’un philosophe de s’étonner de ce que rien devienne quelque chose. Nietzsche ne trouve pas étonnant que les faibles nient la vie, car cette négation fait partie de la vie, mais il trouve étonnant qu’ils parviennent à s’inventer une métaphysique, une religion, une morale, dans lesquelles la vie est confrontée à un en dehors qui la juge. Ces fictions nées de la vie ne peuvent jamais faire partie de la vie ; elles ne peuvent même pas s’y ajouter, comme le feraient de simples croyances fausses.
Le monde vrai, par exemple, n’est absolument rien d’autre que le dénigrement du monde qui nous apparaît : certes, c’est une erreur d’y croire, mais c’est surtout une erreur de s’imaginer qu’on y croit, alors qu’on ne fait que dénigrer, et rien de plus.
Toute création de valeurs hostiles à la vie est ainsi une imposture, l’imposture même du ressentiment, qui feint toujours d’affirmer, alors que seule la destruction l’intéresse. C’est ce qui explique que le nihilisme ne cesse de se dissimuler, et que les hommes continuent d’adorer un Dieu dont ils savent pertinemment qu’il est mort.
En finir avec l’imposture, ce n’est pas seulement la dénoncer, comme on le ferait d’une illusion, mais la détruire. De là vient l’ambition d’une philosophie dont le projet de transvaluation implique une nouvelle éducation de l’humanité.
Instrument de cette éducation, la doctrine de l’éternel retour met en œuvre un principe suprême : il n’y a rien en dehors du tout. Selon ce principe, tout revient, mais seulement ce qui est. En refusant le retour, le ressentiment se condamne à ne rien pouvoir affirmer. C’est ainsi que l’humanité future, si elle est formée à la pensée de l’éternel retour, verra disparaître l’imposture des valeurs hostiles à la vie.”
Œuvres de Nietzsche (Friedrich), 2 tomes (Paris : Robert Laffont, Bouquins, 1993) :
Tome 1 : La naissance de la tragédie ; Considérations inactuelles ; Humain, trop humain ; Aurore…
Tome 2 : Le gai savoir ; Ainsi parlait Zarathoustra ; Par-delà le bien et le mal ; La généalogie de la morale ; Le cas Wagner ; Le crépuscule des idoles ; L’Antéchrist ; Ecce Homo ; Nietzsche contre Wagner…
La naissance de la tragédie (Paris : Le livre de poche, 1994) ;
Seconde considération intempestive (Paris : GF-Flammarion, 1988) ;
Humain, trop humain (Paris : Le livre de poche, 1995)
Aurore ((Paris : Le livre de poche, Paris, 1995) ;
Ainsi parlait Zarathoustra (Paris : GF-Flammarion, 1996) ;
Le crépuscule des idoles (fragment) (Paris : Hatier) ;
L’Antéchrist (Paris : GF-Flammarion, 1994) ;
La volonté de puissance, 2 tomes (Paris : Gallimard, 1995)…
Ouvrages sur Nietzsche
Granier (Jean) : Nietzsche (Paris : PUF, 1989) ;
Deleuze (Gilles) : Nietzsche et la philosophie (Paris : PUF, Paris, 1991) ;
Héber-Suffrin (Pierre) : Le Zarathoustra de Nietzsche (Paris : PUF, 1988) ;
Haar (Michel) : Nietzsche et la métaphysique (Paris : Gallimard).
Illustration de l’article : Nietzsche sur son lit de malade (1899) par Hans OLDE
“Génial concepteur de la Maison sur la cascade, Frank Lloyd Wright est l’un des architectes les plus marquants du XXe siècle. Retour sur l’œuvre et la vie tumultueuse du défenseur de l’architecture organique, à qui l’on doit le fantastique Guggenheim Museum de New York.
Très tôt dans la vie j’ai dû choisir entre une arrogance sincère et une humilité feinte. J’ai préféré l’arrogance et ne l’ai jamais regretté.
Frank Lloyd Wright
Dandy aux éternels chapeau et cape, l’architecte américain Frank Lloyd Wright a transgressé toutes les règles, dans son art comme dans sa vie privée. Sa personnalité a inspiré un film de King Vidor en 1950, Le Rebelle, dans lequel Gary Cooper incarne un architecte de talent, idéaliste et insoumis. Petit-fils du prédicateur Richard Lloyd-Jones, pionnier gallois venu en Amérique, Frank Lloyd Wright est issu d’une famille d’unitariens convaincus, surnommés les Jones Dieu tout-puissant en raison de leur extrême piété et de la haute opinion qu’ils avaient d’eux-mêmes. Leur devise : “la vérité contre le monde“. Avant même sa naissance, sa mère avait voulu qu’il soit architecte. Enceinte, elle accroche sur les murs de la chambre du futur bébé des gravures sur bois de vieilles cathédrales anglaises.
Du Wisconsin aux Prairie Houses
Né le 8 juin 1867 à Richland Center, dans le Wisconsin, Frank est élevé “avec du pain Graham, du porridge et de la religion” avant d’être envoyé à l’âge de 11 ans dans la ferme de son oncle pour “apprendre à ajouter la fatigue à la fatigue“. Le gamin aux boucles blondes est l’adoration de sa mère, au détriment du père William Russel Wright, maître de musique qui quitte la famille à la veille des 16 ans de son fils. L’adolescent n’a pas assez d’argent pour fréquenter une école d’architecture, il suit donc des cours de génie civil à l’université de Madison. Mais il s’ennuie ferme, prend le train pour Chicago avec sept dollars en poche, et se fait engager chez l’architecte américain le plus connu à l’époque, Louis Sullivan. Dès lors, “l’apprenti aux yeux ouverts, radical et prêt à critiquer” devient “un bon crayon dans la main de son maître“.
Très vite, Frank Lloyd Wright tombe amoureux de Kathryn Tobin, une jeune fille issue d’une famille fortunée de Chicago, qui lui donnera six enfants. Ils s’installent à Oak Park, la première maison qu’il construit dans la banlieue de Chicago. “L’architecture était ma profession, la maternité devint la sienne“, raconte l’architecte, qui s’endette pour satisfaire son goût des “luxes nécessaires“. “Pourvu que nous eussions le superflu, le nécessaire pouvait bien se passer de nos soins“, écrit-il dans son Autobiographie. Mais Sullivan apprend qu’il dessine des plans pour des clients extérieurs à l’agence et le renvoie. En 1893, Wright se met à son compte. Suivra la série des Prairie Houses à partir de 1901, des maisons basses à l’espace intérieur fluide, qui rompent définitivement avec les maisons victoriennes.
Mais en 1909, à presque 40 ans, l’homme reste insatisfait. “Toutes choses, personnelles ou non, m’accablaient pesamment, surtout les questions du ménage.” Wright ferme son agence, abandonne femme et enfants pour partir en Europe avec Mamah Borthwick Cheney, écrivain féministe qui lui avait commandé une maison. Durant son voyage à Berlin et en Italie, il devient la cible de la presse à scandale. La terre de sa famille, le Wisconsin, deviendra pour lui un refuge.
En 1911 débutent les travaux de Taliesin, sa maison au nom gallois qui signifie “front resplendissant“, résumé de ses convictions et de son savoir-faire. Mais en 1914, alors qu’il travaille à la construction des Midways Gardens à Chicago, survient une terrible tragédie : un domestique, Julian Carlston, met le feu à Taliesin et massacre Mamah Borthwick et ses deux enfants à coups de hache. Fou de douleur, il refuse que l’on touche au corps, remplit le cercueil de fleurs et comble lui-même la tombe de la femme qu’il aime. “Nul monument ne marque encore l’endroit où elle est enterrée. Pourquoi marquer l’endroit où a commencé et fini la désolation ?” Wright parviendra pourtant à conjurer son angoisse dans l’action. “Résolument, pierre par pierre, planche à planche, Taliesin II commença à sortir des cendres de Taliesin I. Point de retours en arrière, ni de repos pour pleurer. Dans l’année 1915, Taliesin II s’élevait à la place du premier Taliesin, debout et en armes“.
L’empereur du Japon lui confie son premier projet d’envergure internationale. En 1915, il s’empresse de partir à Tokyo, où il restera six ans pour s’occuper de la conception et de la construction de l’Imperial Hotel. “L’évangile de l’élimination de l’insignifiant, prêché par l’estampe, s’imposa à moi en architecture“, raconte ce passionné d’art asiatique. La structure flexible de l’hôtel, augmenté d’un bassin ornemental, survivra au séisme qui rasera Tokyo en 1923 et au gigantesque incendie qui s’ensuivra : “Hôtel debout sans dégâts comme monument de votre génie, Félicitations“, lui câblera son commanditaire, Okura Impeho. L’hôtel, inspiré de l’architecture maya, sera finalement démoli en 1968.
Entre-temps est apparue Miriam Noel, une artiste cultivée, fortunée et théâtrale, qui se révélera violente et morphinomane. Il vivra avec elle huit années agitées, avant de l’épouser en 1923 dans l’espoir de la calmer. Mais déjà une jeune femme de 26 ans est entrée dans la vie de l’architecte : Olgivanna Lazovich Hinzenburg, fille d’un dignitaire monténégrin et disciple de Gurdjieff, un mystique charismatique russe. Elle s’installe à Taliesin et attend bientôt un enfant de Wright. Nouveau scandale. Miriam les poursuivra pendant quatre ans, menaçant de tuer les amants.
Frappée par la foudre en 1925, Taliesin est à nouveau la proie des flammes. “Quelques jours plus tard, déblayant la ruine encore fumante en vue d’une reconstruction, je ramassais parmi les décombres de somptueuses poteries Ming qui avaient pris la couleur du bronze sous l’intensité du feu. À titre de sacrifices offerts aux dieux, quels qu’ils soient, je rangeai ces fragments pour les incorporer à la maçonnerie de Taliesin III. Et je me mis à l’œuvre pour construire mieux que précédemment, parce que j’avais tiré un enseignement de la construction des deux autres“. Dans les années 1920, l’activité dans le bâtiment est florissante, mais personne n’est disposé à faire travailler un débauché tel que Wright. L’occasion de construire un complexe hôtelier dans le désert d’Arizona est balayée par le krach boursier de 1929.
Face au modernisme : La maison sur la cascade
À la veille de ses 60 ans,Wright semble dépassé et les projecteurs se tournent vers les architectes du Style international : Gropius, Le Corbusier, Van der Rohe. Le défenseur de l’architecture organique affiche un souverain mépris pour le modernisme, mais continue à souffrir de n’être pas reconnu. Olgivanna lui suggère d’écrire et de donner des conférences pour populariser ses idées, et aussi d’ouvrir une école à Taliesin, bâtie sur le modèle de celle de Gurdjieff. En 1932, il publie son autobiographie, où il s’emploie à forger sa propre légende. Et prend sa revanche.
Le père d’un de ses premiers élèves, Edgar J. Kaufmann, propriétaire d’un grand magasin à Pittsburgh, lui demande de construire une maison de vacances en Pennsylvanie. Placée au-dessus d’une cascade, construite sur un rocher, Fallingwater (1934-1937) deviendra l’une des maisons modernes les plus célèbres. En 1936, c’est Herbert Johnson, président de la Johnson & Son Company à Racine, Wisconsin, qui lui commande un projet à grande échelle, un bâtiment administratif. Il y répond par un “temple dédié au travail“, où des colonnes jaillissent du sol pour s’ouvrir en corolle sous un plafond de verre.
Le Guggenheim Museum de New York : l’ultime chef-d’œuvre
À la fin de la guerre, la prospérité suscite une explosion de la demande dans le bâtiment. Frank Lloyd Wright a presque 80 ans, mais il entre dans la phase la plus productive de son existence. Au cours des quinze ans qui suivront, l’architecte et ses disciples dessineront les plans de plus de trois cent cinquante édifices, parmi lesquels le Guggenheim Museum de New York en 1943. Wright doit se battre pendant treize ans avant que prenne forme ce bâtiment-sculpture en forme de spirale. Même après le début des travaux, la critique fait rage contre celui que l’on appelle “Frank Lloyd Wrong“.
Six mois avant sa mort, une photo montre le maître sur le toit du Guggenheim. “Il est au sommet du monde, il a presque 92 ans“, résume Meryle Secrest, sa biographe. Le 9 avril 1959, le petit-fils de pionnier gallois s’éteint à Taliesin. Le jour de son enterrement, un prêtre unitarien lut un de ses textes favoris d’Emerson : “Celui qui veut être un homme doit être un non-conformiste. Rien n’est plus sacré en dernier ressort que l’intégrité de son propre esprit“.
«C’était un zombie de l’image, un dingue aux images puissantes, folles et d’une justesse non contestable.» C’est en ces termes que Philippe Druillet, visionnaire cintré de la SF monumentale, parlait de l’Américain Richard CORBEN. Récompensé en 2018 d’un Grand Prix à Angoulême qui venait célébrer l’ensemble de sa carrière, la furie du comic book s’est éteinte mercredi 2 décembre à 80 ans, vient-on d’apprendre de la part de Délirium, son éditeur français.
“Avant de faire les belles heures de la génération Métal hurlant, avant de se mettre au diapason de ses personnages sculpturaux en devenant lui-même un adepte de la gonflette, Richard Corben était un maigrichon du Missouri. Né en 1940, il termine ses études d’art lorsque fleurissent aux Etats-Unis les comics underground. Un mouvement contestataire avec lequel il garde ses distances, préférant créer son fanzine Fantagore (nom qu’il reprendra pour monter une maison d’édition) avant de se mettre au service de Jim Warren, célèbre éditeur des magazines Eerie, Creepy et Vampirella. Nourri par les récits d’épouvante de EC Comics et les films de la Hammer, Corben sort du lot avec son dessin hyper-réaliste. Ces courts récits d’horreur gothique et de fantasy forment un théâtre grotesque, dans lequel la lumière vient sculpter des corps distordus et ajouter une formidable intensité dramatique à une écriture qui fait de Corben le maître de la chute à la grinçante cruauté. La bande dessinée selon «Gore» est sanglante, noire et moite.
Avec une incroyable aisance, il compose de sublimes pages en nuances de gris avant de faire parler la couleur comme personne aux Etats-Unis. Dans ses visages se disputent en contraste direct des rouge sang et des couleurs froides, comme aux grandes heures du giallo. La richesse de sa gamme chromatique surprend tellement que des rumeurs naissent autour de ses techniques. En réalité une grisaille (dessin en nuances de gris) à laquelle il superpose un système de calques de couleurs, démantibulant ainsi ses originaux en objets composites. Sur pièces, telles qu’exposées lors de la grande rétrospective que lui a consacré le Festival d’Angoulême, les couleurs de Corben étaient encore plus folles, limites irréelles tant le résultat résistait à la compréhension d’auteurs chevronnés qui restaient coi devant les planches, comme envoutés. Rare auteur de BD à embaucher des modèles qui posent pour ses dessins, l’Américain est aussi un bricoleur minutieux, qui élabore des maquettes de ses futures créations afin de travailler plus fidèlement les ombres. C’est enfin un des premiers à se tourner vers l’infographie 3D, vers laquelle il se tourne dès que le matériel informatique est devenu abordable.
Corben entame sa phase épique quand Warren Publishing agonise. Son dessin-monde se déploie alors en sagas grandioses comme Den, Bloodstar ou Mondes mutants. Dans le cycle de Den, un employé du bureau falot se métamorphose en montagne de muscles sévèrement burnées en pénétrant un univers fantasmagorique largement pompé des romans de SF John Carter from Mars. Un territoire de barbares viriloïdes et d’aventurières callipyges, puissantes et plantureuses qui souvent dominent les héros.
«La nudité et la sexualité outrancière des Den répondaient à l’esprit de rébellion et à la nature hédoniste qui m’animaient à l’époque, expliquera-t-il bien des années plus tard au magazine Kaboom. Je voulais créer un personnage qui soit le plus épique possible, avec une sexualité plus frontale que tout ce qui avait été fait auparavant en bande dessinée. Ce qui impliquait de bousculer les limites de l’esprit libertaire de la bd underground.» C’est dans les pages du magazine Actuel, en 1972, que la France découvre son travail avec Den, avant que Corben ne fasse partie des premiers auteurs de Métal hurlant en 75. Parmi eux, Moebius, grand gourou de la bande dessinée mondiale, n’a que des mots doux à l’égard de celui qu’il appelle «Richard Mozart Corben» : «Il s’est posé au milieu de nous comme un pic extraterrestre, monolithe étrange, sublime visiteur, énigme solitaire.»
En vieillissant, l’Américain tournera le dos à l’emphase de ses grandioses sagas pour revenir à ses premiers amours: les adaptations de Poe et Lovecraft. Une grammaire devenue si naturelle que même ses scénarios originaux (on pense notamment à Ratgod en 2006) semblent empruntés à ces écrivains. Reclus loin du milieu de la BD, Corben a vu sa popularité décliner au fil des ans et dû frapper à la porte des majors du comics au début des années 2000. Quelques belles choses sortent de ses collaborations avec DC ou Marvel. Comme de bons épisodes de la série Hellblazer, des pages de Hulk ou du Punisher. Chez l’indépendant Dark Horse, le génial Mike Mignola lui prête l’univers de monstres et d’ombres de Hellboy, taillé quasiment sur-mesure pour Corben.
Pour toute une génération qui n’a pas connu Métal hurlant, la carrière de Corben est longtemps passée sous le radar. Victime d’un éditeur marlou qui a disparu avec nombre de ses originaux, les livres de l’Américain ont disparu. Le micro-éditeur Toth aura bien republié quelques ouvrages, mais il aura surtout fallu attendre les années 2010 pour que son œuvre soit reprise par Delirium, qui s’attelle à la publication d’anthologies des années Eerie et Creepy ainsi que d’œuvres plus tardives. Indisponibles depuis des années, les grandes sagas de Corben restent toujours réservées aux farfouilleurs de vide-grenier et attendent des jours meilleurs pour que des yeux neufs puissent s’y perdre à leur tour.”
Luc EYEN est né en 1973. C’est un artiste actif dans les ateliers du CREAHM de Liège, ainsi qu’au Cejiel. Camper hardiment dans le métal un animal ou un personnage n’a pas de secret pour lui, ses multiples portraits témoignent d’une belle “santé” plastique. Sa vie quotidienne alimentant intensément son expression artistique, il aime à représenter obligeamment tous ses amis. Le plus souvent, en marge de ces représentations anecdotiques, il prend soin de noter très méticuleusement tout un univers de prénoms, de dates de naissance, de multiples messages affectifs, comme autant de références à la “réalité” de l’instant qu’il voulut fixer. (d’après BEAUXARTSLIEGE.BE)
Deux têtes de vaches très stylisées émergent d’un entrelacs de traits bruts et géométriques. Si ces traits évoquent leur état psychologique, nous pourrions les imaginer folles.
“Richard PRINCE, peintre et photographe américain, naît en 1949 dans la zone américaine du Canal de Panama. Il fait partie depuis les années 1980 des voix les plus influentes du monde artistique international. Richard Prince grandit près de Boston. Arrivé à New York dans les années 1970, il est employé au département des archives de Time Life, chargé de classer des coupures de presse par sujet ou par auteur. Passant son temps à découper des journaux et des magazines, il s’intéresse à tous les déchets qui restent de son travail, les publicités, les bandes dessinées, les annonces, etc. qu’il commence à collectionner. A cette époque, il côtoie la mouvance “Pictures Generation”, une génération de jeunes artistes qui compte entre autres Cindy Sherman, Robert Longo, Barbara Kruger ou encore Jeff Koons. Richard Prince commence à photographier des images publicitaires, présentes dans la sphère quotidienne et qui font partie de l’univers culturel de tout un chacun. Champion d’un art appelé “appropriation art”, son travail consiste donc à re-photographier des photographies existantes, comme si elles étaient ses propres œuvres.
Au début des années 1980, il acquiert une grande notoriété avec l’une de ses premières re-photographies, celle de l’actrice Brooke Shields âgée de 10 ans, nue et maquillée, prise à l’origine en 1975 par Garry Gross, et publiée dans le magazine Playboy. Prince se l’approprie en lui donnant le titre d’une photographie célèbre d’Alfred Stieglitz, Spiritual America.
Richard Prince se fait connaître en exposant dans des formats géants des images de la culture populaire re-photographiées et recadrées. Il se réapproprie notamment les publicités Marlboro avec son célèbre cow-boy en supprimant tout slogan. Sur des images vierges de toute identité marchande, les cow-boys apparaissent alors comme de véritables icônes pop, sur fond de soleil couchant, ridiculisant les symboles d’une pseudo mythologie héroïque américaine. Son procédé implique de sortir l’image de son contexte publicitaire tout en conservant son caractère exagéré. Les photos amplifient ou soulignent certaines caractéristiques.
Au fil des ans, Richard Prince s’approprie d’autres thèmes comme les gangs, la rébellion et la sexualité. Outre le recyclage des images, il manie constamment l’autodérision, particulièrement perceptible dans la série des “jokes paintings”, textes humoristiques souvent éculés, ou dans la série des tableaux transposant des planches de bandes dessinées (celles du magazine New Yorker le plus souvent).
A partir de 2002, Richard Prince réalise la série des Nurses, une quarantaine de toiles représentant des infirmières troublantes et mystérieuses, dotées de titres éloquents, Nympho Nurse ou Debutante Nurse, à partir des couvertures bon marché de romans de gare. Cette série l’amène à collaborer avec Marc Jacobs pour Louis Vuitton en 2007.
Richard Prince réalise également tout un travail graphique basé sur des couvertures de livres populaires qu’il collectionne.
L’oeuvre de Richard Prince a été consacrée à de nombreuses reprises, aux Etats-Unis comme en Europe, notamment à la galerie Serpentine à Londres en 2008 et au Guggenheim Museum à New York en 2007. (d’après MOREEUW.COM)
Richard Prince sur Instagram : #escroc ou #génie ?
En 2014, Prince propose une nouvelle démarche artistique : le repérage de portraits sur Instagram, réseau social basé sur la publication d’images. La première étape de son travail d’artiste repose sur un commentaire “posté” sous la photo simulant un lien de proximité avec l’auteur de la photo, en utilisant par exemple des émoticônes. Ensuite, il fait une capture d’écran de l’image, incluant son commentaire. Il fait reproduire cette capture d’écran en de grandes dimensions. Cette démarche est effectuée sans l’autorisation des auteurs des photos. Les propriétaires de ces “posts” sont de parfaits inconnus, mais aussi des célébrités ou amis de Prince (comme Pamela Anderson).
Ses “œuvres” sont présentées lors de l’exposition New Portraits à la Galerie Gagosian entre septembre et octobre 2014. Elles sont vendues pour une valeur moyenne de 100.000 dollars chacune. Aucun des auteurs originaux n’a bénéficié de cette vente. Ceux-ci questionnent alors la démarche de Prince : Prince est-il un simple voleur d’images, quelqu’un qui pratique sciemment le plagiat, ou sa démarche est-elle réellement celle d’un artiste créateur ? (…)
En guise de réponse, certains propriétaires réagissent et décident de vendre à leur tour leurs photographies à prix cassé. Un pied de nez à la démarche de Richard Prince ! Ainsi, @SuicideGirls (compte Instagram regroupant des photographies de femmes tatouées et percées, souvent nues) répond à Prince en proposant à son tour des reproductions à 90 dollars (au lieu de 90.000 !) où un commentaire est ajouté : l’auteur de l’œuvre originale a alors le dernier mot. Suicidegirls utilise la même démarche que Prince et se réapproprie par ce biais ses images. D’autres, au contraire, comme @doederrere se moque bien de l’utilisation que peut faire Richard Prince de leur compte Instagram et de sa valeur mercantile.
La pratique artistique de Prince n’est pas sans rappeler celle de Marcel Duchamp et du célèbre “ready-made”. De la même manière que l’auteur de la Fontaine, Prince expose des œuvres telles quelles, sans y apporter de modification majeure. En effet, le commentaire posté sous l’image, qui est une sorte de signature de l’artiste, est la seule participation de Prince à l’œuvre. Ce commentaire protège son travail car c’est celui-ci qui fait de l’œuvre une œuvre originale et empreinte de la personnalité de l’auteur. Le travail de Prince est donc exclu du plagiat selon la loi.
La clause la plus fréquente sur les réseaux sociaux stipule que l’utilisateur du service accorde une licence mondiale, non exclusive, qui donne au réseau social un droit d’usage des contenus qu’il héberge. Cette clause est en fait le principe même du réseau social : partage et échange de contenus au sein du réseau, voire avec d’autres réseaux sociaux. Certaines clauses protègent le contenu original partagé par d’autres utilisateurs pour éviter ce qu’on peut qualifier d’appropriation “sauvage” ou de parasitisme. Ces deux notions expriment le fait de bénéficier d’un travail original et de sa valeur sans y participer. Ces pratiques sont qualifiées de vol par certains journaux, comme L’Express dans un article paru le 22 mai 2015. Cependant, un artiste peut revendiquer son “originalité” et, aux Etats-Unis, il existe le principe du “fair use”. Ce principe considère qu’il n’y a pas atteinte au droit d’auteur si la reproduction propose une finalité critique, de commentaire ou de reportage. Contourner les clauses des réseaux sociaux est donc possible car celles-ci ne sont pas toujours adaptées dans le cas de l’appropriation.” (lire la suite sur ARTDESIGNTENDANCE.COM)
C’est le chat qui, miaulant, grattant à la porte pour réclamer sa pitance, l’a réveillé. Neuf heures, sans doute est-ce une heure décente pour commencer une journée, un autre jour sans elle, sans elles peut-être tant l’absence est plurielle.
Parcourant le journal déplié sur la table, il prend son petit-déjeuner, deux tranches de pain grillé, qu’il tartine de confiture de fraises, ou de figues, accompagnées d’une tasse de thé, qu’il aura préalablement choisi parmi les huit variétés soigneusement rangées dans la cuisine, thé vert, thé noir, à moins qu’un oolong. Le monde n’a pas changé durant la nuit, ni sa vie, il referme le journal, condamné à envelopper les épluchures, et ouvre son ordinateur portable. Alain propose qu’ils aillent prendre un verre, ce soir ou demain, aux Beaux Dégâts par exemple, tu sais où j’ai rencontré Stéphanie, parce que les filles, là-bas, tout de même. Hélène s’inquiète un peu de ne plus avoir de ses nouvelles, j’espère que tout va bien pour toi et que tu n’es pas fâché sur moi. Non, bien sûr, comment le pourrait-il, dès le matin surtout. Finalement, c’est un jour comme les autres.
En attendant, mais en attendant quoi, il va poursuivre la lecture d’un roman islandais, s’installe dans le fauteuil où le chat l’a précédé, qui apprécie fort peu d’être délogé. Leur cohabitation ne s’en ressentira pas trop, néanmoins. Dans le silence dont il s’est entouré, le robinet qui goutte fait un écho assourdissant. Chez elle aussi, le robinet retentissait, goutte après goutte, sur le fond de l’évier en inox. Et, invariablement, il songe à Robert Smith, « waiting for the telephone to ring / and I’m wondering where she’s been / and I’m crying for yesterday / and the tap drips / drip drip drip drip drip drip drip… » Mais il n’attend plus rien, le sait pertinemment bien, s’en accommode même, enfin parfois, quand le soleil donne sur sa terrasse par exemple. Ce qui n’est pas le cas pour l’instant, il est encore trop tôt.
Ce staccato le gêne à présent, l’empêchant de se concentrer, il ne perçoit plus que lui, se lève, s’acharne en vain sur le mitigeur puis renonce au silence comme à la lecture. Passant devant la bibliothèque, il observe les quelques albums photo qui, doucement, se couvrent de poussière. Il ne les ouvre plus, depuis qu’il a cessé de figer l’instant en images parce que le vide, dans son existence, a ralenti le temps. C’est un peu étrange, par ailleurs, cette vie qui se déroule, lentement, jour après jour, sans objectif précis, sans un regard vers un passé sans doute trop douloureux et un avenir trop incertain, cette forme de détachement à laquelle il s’habitue peu à peu, allant parfois jusqu’à la trouver agréable. Pourtant, il avait dû être un enfant heureux dans une famille aimante, un adolescent rebelle, un homme marié qui avait fondé une famille avant qu’elle ne se disperse, il avait sans doute été tout cela, ou peut-être pas, ce n’était plus que réminiscence, voire l’appropriation du passé d’un autre, à moins bien sûr que cet autre ne fût lui-même, avant.
D’elle, il parle parfois, y pense souvent, avec déception, tristesse, tendresse, indifférence, c’est selon, ou tout à la fois. Et ce qui lui manque, quand elle lui manque, ce n’est pas tant sa présence charnelle – quoique – mais une infinité de petits détails de sa vie à elle qu’il avait intégrés à la sienne, davantage et plus vite qu’il ne l’aurait cru, ou voulu, lui qui tenait jalousement à une indépendance dont il mesure, aujourd’hui, pleinement le prix. Il y songe encore en glissant une tranche de fromage dans la baguette qu’il s’apprête à tremper dans son potage, sourit malgré lui. Avant elle, j’ai vécu quand même, se dit-il, j’ai bien dû être amoureux l’une ou l’autre fois, Anne ou Mathilde peut-être, il appelle prénoms et souvenirs à la rescousse pour se rassurer quant à un possible avenir, mais ce ne sont plus que des mots qu’il égrène, espérant vainement réveiller des sensations éteintes. Il va plutôt couper les orchidées fanées.
Lui vient l’envie, le besoin, de sortir, de quitter ces lieux frappés d’amnésie afin d’emmagasiner de nouvelles images, se construire lentement un présent qui remplacerait avantageusement le passé perdu. Tant pis pour la terrasse, où le soleil donne à présent, il la laissera au chat qui s’y prélassera, sans pour autant témoigner la moindre reconnaissance. Il sait où aller, il est parti, la porte claque. Dans la gare blanche et démesurée, tellement ouverte que l’on ne fait jamais que la traverser, un peu comme sa vie à lui, il prend un train usé, tagué, qui l’emmènera en une demi-heure au-delà d’une frontière inexistante que seule la langue concrétise.
Au sortir de la gare, il marche, plutôt lentement, sans but, un peu d’ennui l’accompagne. Délaissant l’artère principale, ses pas le conduisent, par d’étroites ruelles, jusque de l’autre côté du fleuve, au bord d’un bassin où sont amarrées quelques barques qui se rêvent sloops. Au bout de la jetée, un cormoran déploie ses ailes, scrute la surface de l’eau mais ne s’envole pas. Plus loin, auprès d’un marché où fleurs et poissons se côtoient, il s’assoit à une terrasse, commande une bière et observe les passants. Il pourrait aussi bien l’apercevoir, elle, qui serait venue ici, changer un peu d’air, s’offrir quelque dépaysement ou shopping, se dit-il. Mais ce seront indéfiniment des couples, des touristes, des groupes d’étudiants en Erasmus ou des lycéennes aux tonalités tantôt gutturales tantôt chuintantes. C’est la vie qu’il observe, celle-là même qui lui échappe, ou dont il ne sait plus trop quoi faire, il songe qu’elle, elle saurait ou du moins comment prendre plaisir à ne rien en faire d’autre qu’en jouir.
C’est un parc qu’il lui faut, pour encore profiter quelque peu du soleil, il s’en trouve un non loin de remparts qui lui rappellent ceux de sa ville, leur ville, auprès desquels ils allaient se coucher dans l’herbe. Ici, il se contentera de s’asseoir, regrettant de ne pas avoir emporté son roman islandais, il finira donc par s’allonger, s’assoupir peut-être même tandis que les effluves douceâtres de fumeurs de joints voisins titillent ses narines. Il rêvera dans une langue étrangère, sans doute à cause des murmures avoisinants, d’un impossible dialogue avec elle, puis d’une plage méditerranéenne où, sous une lumière dorée, des filles, nues ou presque, regardent passer, dans une gerbe d’écume, une harde de chevaux, blancs pour la plupart. Des cris d’enfants le réveilleront, ce sont toujours les enfants qui nous ramènent à la réalité, se dit-il.
Debout, il se remet en marche, passant devant une église, il y pénètre, attiré par la multitude de cierges allumés qui semblent embraser la voûte et éclairent le visage d’une vierge encore gothique dont la sérénité des traits le surprend. Et la jeunesse, par comparaison avec cet adulte en réduction qu’elle tient dans ses bras et qui semble vouloir lui échapper, pour fuir vers son destin, pourtant funeste, sans doute. Il y a, pour lui, dans la religion comme dans l’amour trop de choses qui ne s’expliquent pas. Alors, il poursuit son chemin, toujours aléatoire, comme peut l’être l’existence, il continue toutefois d’éviter les rues surpeuplées, quitte à faire de multiples détours, n’ayant de toute manière d’autre but que d’arriver à l’heure à la gare pour y prendre son train.
Lorsqu’il passe près du bassin, le cormoran est toujours là, ailes déployées, qui se refuse à prendre son envol. Plus loin, la vitrine d’une petite galerie d’art attire son attention, présentant des œuvres abstraites dont les larges mouvements font exploser la couleur, il songe à Zao Wou-Ki mais à son train aussi, hésite donc à pousser la porte, y renonce finalement. Ce n’est rien, se dit-il, car il sait qu’il reviendra. Un autre jour.