Le peintre Zoran MUSIC est mort à Venise le 25 mai [2005], à 96 ans. Son oeuvre fut dominée par les dessins que, déporté, l’artiste fit au camp de Dachau en 1945 et qui ressurgirent dans son oeuvre, à partir de 1970, dans le cycle “Nous ne sommes pas les derniers”.
La vie et l’oeuvre de Zoran Music ont été déterminées par une année, du printemps 1944 au printemps 1945, celle de sa déportation à Dachau. Auparavant, il y avait eu une enfance mouvementée, une éducation plus traditionnelle. Anton Zoran Music naît le 12 février 1909 à Gorizia : la ville appartient alors à l’Empire austro-hongrois, mais sur la frontière italienne. On y parle italien, allemand et slovène. Ses parents sont instituteurs. En 1915, la guerre mobilise le père et contraint la famille à se réfugier loin du front, en Styrie.
Après 1918, les voyages continuent, au gré des postes du père, en Istrie et en Carinthie, puis au gré des études de Zoran : des séjours à Vienne et à Prague, puis l’Académie des beaux-arts de Zagreb, de 1930 à 1935, avec pour maître le peintre croate Babic, qui convertit son élève à l’Espagne. En 1935, Music part pour Madrid et copie chaque jour au Prado, jusqu’à ce que la guerre civile le force à revenir en Dalmatie. En 1939, il se réfugie à Gorizia, puis décide de s’établir à Venise, où il expose. Plus tard, il avouera son désintérêt pour cette première période : “Pour arriver à ma peinture, la vraie, il me fallait traverser la terrible expérience de Dachau.”
Au printemps 1944, accusé d’appartenir à un réseau antinazi, Music est arrêté à Venise par la Gestapo et déporté à Dachau après avoir refusé de s’engager dans une unité auxiliaire de l’armée nazie. Il a raconté bien plus tard le voyage vers le camp passant par Trieste et Udine, les wagons, les SS, et, à l’entrée du camp, la vision de la grille aux lettres de fer Arbeit macht frei. Cela, d’autres déportés, d’autres rescapés l’ont aussi raconté.
Ce qui distingue Music de ces témoins est que, au moment où il est pris, c’est un artiste qui maîtrise ses instruments et auquel les circonstances permettent de dessiner : dans les semaines qui précèdent la libération du camp par les Américains, Music, malade, est enfermé au Revier -l’infirmerie du camp- où, par crainte de contagion, les SS pénètrent rarement. C’est là, sous la menace d’une punition qui aurait été mortelle, qu’à l’encre ou au crayon il dessine, sur des feuilles de papier volées, ce qui l’environne : les déportés agonisants, les tas de cadavres, les pendus, les crématoires, de très rares portraits sur lesquels il note nom et matricule. Ce sont de petits dessins, peu nombreux -35-, aux bords souvent déchirés et dont l’encre a parfois pâli. Mais ce sont des dessins sauvés de Dachau, tracés avec une précision obsessionnelle.
Music l’a souvent dit : ils lui ont permis de ne céder ni au désespoir ni à la folie. Ils sont devenus aujourd’hui l’une des représentations les plus fréquemment citées du système concentrationnaire et non du système d’extermination, auquel Music, détenu politique, a échappé.
Ils le sont devenus, mais tardivement. En 1945, très affaibli, Music rentre à Gorizia, puis à Venise. Il ne cherche pas à les montrer, convaincu que personne ne voudrait les regarder, et recommence peu à peu à peindre : des portraits archaïsants qui font songer à ceux du Fayoum, des cavaliers et des paysages rocheux d’après des motifs vus en Dalmatie, en Toscane, en Ombrie. La couleur y est rare et sourde : terres, ocres, gris, signes noirs.
En 1951, un prix vaut à Music une exposition à Paris, à la Galerie de France, qui devient la sienne. Il vit dès lors moitié à Venise, moitié à Paris, et, pris par le mouvement général en faveur de l’abstraction qui domine alors l’actualité artistique française, laisse ses paysages se dissoudre dans des poudres légèrement colorées. Rien, dans ses travaux, ne laisse alors soupçonner ce qui intervient peu après, le surgissement irrépressible du passé.
En 1965, le Kunstmuseum de Bâle acquiert dix dessins de Dachau, jusque-là inconnus, et les montre. En 1970, Music commence le cycle qu’il a nommé sans illusions Nous ne sommes pas les derniers. Ce qui était enfoui jusque-là prend possession de la toile : les corps décharnés, les mains crispées dans la mort, les visages momifiés, l’accumulation des cadavres en tas comme des branches d’arbre entassées pour un bûcher. Apparues alors que l’histoire de la solution finale commence enfin à s’écrire, ces toiles provoquent la stupeur : elles sont exposées dès 1971 à la Haus der Kunst, à Munich, puis à Bruxelles et, en 1972, au Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Elles n’ont cessé depuis d’être présentées dans les musées et reproduites, de même que les œuvres sur papier qui leur sont associées.
Pour autant, bien que le cycle Nous ne sommes pas les derniers n’ait pris véritablement fin qu’autour de 1987, Music, après la période paroxystique des années 1970-1971, revient au paysage, comme il l’avait fait après 1945 : montagnes dans les Dolomites, canaux et façades d’une Venise brumeuse où les passants sont des ombres. Des séances sur le motif, il dit que le contact de la nature “crée un état de bien-être qui frôle parfois l’euphorie”. Sans doute l’absorption dans l’étude des pierres et des racines tient-elle à distance les images du passé, momentanément au moins.
Celles-ci reviennent cependant quand Music, en 1987, commence la longue série d’autoportraits qu’il a continuée jusqu’à ce que le déclin de ses forces lui rende la pratique de la peinture de plus en plus pénible. Car ces autoportraits, où l’on chercherait en vain la physionomie de l’artiste, sont des images de disparition : un spectre marqué de blanc, sur une toile non préparée et partiellement recouverte de noir. Le corps est nu, aux proportions de Music – qui était très grand et noueux. Inlassablement, renonçant à l’emploi de la couleur, il se dessine à l’encre sur le papier ou au fusain et à l’huile sur la toile, assis sur une chaise. De ses dessins de Dachau à ses autoportraits en vieillard, la continuité est évidente : le dessin demeure cette ligne de défense contre la mort et la barbarie que Music n’a jamais abandonnée. [d’après LEMONDE.FR]
Avec ce nouvel ouvrage dédié à Zoran Music, l’historien d’art et conservateur des muséesJean Clair se fait tour à tour polémiste, poète et défenseur des Humanités. La polémique, il l’engage avec l’art contemporain, dont il ne voit de viabilité que s’il se rattache à la tradition artistique et humaniste européenne, débarrassée de tout subjectivisme sans pour autant nier le sujet. Poète, travailleur des mots, il l’est dans sa présentation de l’œuvre de Zoran Music. En exergue, il cite Hölderlin : “Ce qui demeure, c’est le poète qui le fonde…” or dans les camps de la mort, “à mesure que les mots reprennent corps, l’horreur semble céder” écrit-il . Sauver la mémoire, c’est délivrer l’humain de l’atrocité barbare. Mais quelle mémoire s’agit-il de sauver ? L’ouvrage, en consacrant une partie distincte à la fin du livre rassemblant quatre entretiens donnés par Zoran Music entre le 3 et le 8 août 1998, à l’âge de 90 ans, donne à penser une double temporalité contradictoire : le temps de l’art – celui de Mnémosyne, la divinité qui lutte contre l’oubli, donc celui de la conservation des œuvres – se superpose au temps de la vie des hommes, qui ne cesse de s’écouler vers l’oubli. L’art de Music n’est pas pléthore ni de mots ni de couleurs. Il est silence et inquiétude, loin de toute rhétorique. Le travail du Conservateur est de retenir ce qui suit la logique de la vie : la disparition.
Vers une poétique de l’art contemporain
Jean Clair évoque les propos de Goethe : “ce que je n’ai pas dessiné, je ne l’ai pas vu”, à propos du sens à donner aux dessins faits à Dachau par Zoran Music. Il fallut plusieurs années à ce dernier pour se détacher de ses souvenirs du camp de Dachau. Prudent à l’égard d’un langage dont il use avec parcimonie, Zoran Music ne s’épanche pas. Il va à l’essentiel, écrira Jean Clair. Entendons par là qu’il va à l’être des choses et refuse le bavardage. A ce titre il n’est pas “moderne”, ajoute l’essayiste, aussi éloigné des diverses écoles artistiques en “-isme”, vociférantes, tumultueuses et finalement plus proches des querelles idéologiques que de l’art. Music peint. Tout simplement. C’est la même exigence que l’on trouve dans l’écriture du critique. Ne pas trop en faire. Son écriture est poétique, pour donner à voir “une manifestation, un surgissement du visible au bord de l’invisible”, ces “apparitions” bien éloignées de l’illusion trompeuse. L’artiste ne donne pas à voir un invisible aux relents métaphysiques – comme le voudrait la définition de Paul Klee. Nulle expression non plus de la subjectivité de l’artiste n’est ici en jeu. L’art déborde de toute part ses “expressions”.
Une esthétique de l’horreur ?
Si la peinture de Music, plusieurs années après sa sortie du camp, porte irrésistiblement le souvenir de ces images insoutenables de l’extermination, qu’un temps il s’efforcera d’oublier afin de s’en libérer, cependant réduire son travail à une peinture de circonstances ou de témoignage n’aurait guère de sens pour en expliquer la force. Jean Clair interroge le sens d’une esthétique de l’horreur face à ces cadavres empilés, “blancs comme la neige sur la montagne”, ou encore “comme des mouettes sur la mer” , selon les mots de Zoran Music lui-même. Ces métaphores, cette figuration de la mort et de l’horreur, font place à ce qui reste d’humain, “quelque chose qui s’apparentait à une grâce, que le dessin ne devait pas trahir. Une grâce à respecter”. Tenir à l’écart le regard : “chacun porte ses yeux comme un danger” écrivait Robert Antelme. Les yeux cherchent toujours à se rassasier du spectacle, écrit Platon dans la République. On retrouvera, dans les visages sans regard de Malevitch ou De Chirico, cette disparition du regard consommateur. Les regards de Music manifestent autre chose : ce qui reste d’humain, l’éclat de la pensée.
Le culte rendu aux morts
Jean Clair voit dans l’œuvre de Music une volonté de s’en tenir à la figuration contre l’outrage fait aux corps nus par l’inhumaine violence. Sauver l’humain, la singularité de l’être peint, tel est le but. À Dachau, il observe les corps. Il les peint, comme il ne cessera de peindre ces grands corps nus décharnés, vieillissants, aux yeux grand ouverts à la présence encore en eux de l’esprit. Nul voyeurisme dans ce travail. Si on ne peut vraiment voir que ce que l’on peint, comme disait Goethe, la figuration n’est pas au service d’une peinture de la mimesis, de la copie d’un réel illusoire. La culture, rappelle Jean Clair, est née du culte des morts. Faire disparaître toute trace du mort, nier sa présence pour les historiens du futur, c’est retourner aux pulsions archaïques de la violence. C’est la porte ouverte à toutes les falsifications. La peinture de Music donne à ces cadavres défigurés la terre de leur ensevelissement, dans ces couleurs ocres qu’il choisit, abandonnant la multiplicité des couleurs de la palette. Il peint la vulnérabilité de la chair. On est bien loin de la représentation propre à la peinture de Poussin qui “construit les corps comme on mesure des éléments d’architecture” écrit encore Jean Clair.
Music refuse l’abstraction car face à son sujet, elle équivaudrait à une capitulation. A ce propos Jean Clair rappelle le vaste travail d’effacement des mots par l’idéologie nationale-socialiste. Abstraire, c’est isoler, séparer voire éliminer. Éliminer une seconde fois. L’abstraction est aussi le triomphe de l’euphémisme et de la litote. Ainsi en va-t-il du mot “euthanasie” qui, à l’origine, désigne la fin volontairement apportée aux souffrances des malades. Pourtant la SPA, explique Jean Clair, l’applique désormais aux animaux dont elle ne sait que faire, contribuant à cette destruction du sens des mots. Cette “bonne mort” entra en 1939 dans la terminologie du IIIe Reich pour dissimuler les exterminations de masse. La peinture de Music ne cherche pas le beau. Il cherche à rendre sa dignité à l’être humain, sortir de la démesure monstrueuse.
“Le triomphe du nazisme, c’est d’avoir fait perdre sa face à l’homme”. Beaucoup d’artistes s’en trouvent littéralement décontenancés, et face à cet humain sans contenance lui aussi, ils fuient la figuration, effondrés, comme Otto Dix qui, après la guerre, peint des visages grimaçants, ou encore Giacometti et ses figurines errant dans leurs formes à la limite de la chute.
Nécessaires Humanités
À Dachau, on voyait “Des cadavres partout. On ne les comptait plus. C’était un monde hallucinant, une espèce de paysage, des montagnes de cadavres”. Ainsi s’exprime Music, dans l’entretien qui constitue la seconde partie de l’ouvrage. Sa peinture pourtant ne se veut pas souvenir ou mémorial. Peindre à Dachau, comme il le fera, des cadavres, des charniers, la douleur, cela ne sera possible que par un travail de réappropriation de l’événement par l’art lui-même. Sa peinture occupe un lieu qui n’est pas celui du récit. Elle est bien plus qu’une copie de la réalité des camps d’extermination. Jean Clair note d’abord à propos du regard du peintre, que sa vision ne pouvait pas être neutre, du fait de sa formation à l’Ecole des Beaux-Arts qu’il raconte. En 1935, Music est à Madrid. Face à lui, une œuvre de Pierre Bruegel. Des chambres à gaz, de la folie humaine, beaucoup de choses étaient déjà dites dans ce tableau : Le triomphe de la mort.
Squelettes, croix brisées… On est aux antipodes de la rédemption. Le paysage désertifié, où rien ne pousse, est peint dans des tons ocres auxquels feront écho les paysages de cadavres que peindra Music. La mort, les charniers : c’est dans l’œuvre de Bruegel qu’il a formé son regard. Un parmi tant d’autres.
Nombreuses sont les références aux auteurs “anciens”, aux humanités, dans ce livre de Jean Clair. L’érudition prend ici tout son sens comme remède à l’inconsolable. Elle sonne comme une réponse au conseil formulé par Boèce dans sa Consolation philosophique : “Pour que ton œil voie de la Vérité la sainte beauté, pour suivre sa voie avec fermeté, renonce à la joie, bannis de ton cœur l’espoir et la peur ; brave la douleur ! “
Il y a ces tableaux de chevaux s’orientant vers l’inconnu. S’orienter, c’est ce que fit Music lorsqu’il arriva dans le camp de Dachau. Maîtriser l’espace, le sens, ne pas oublier, pour ne pas être inconsolable. [d’après NONFICTION.FR]
Tu verras comme la ville est belle, ouverte sur la mer, c’est un peu de Venise en terre slovène, tu aimeras, j’en suis sûre. Voilà ce que tu m’as dit, Nina, cela et bien d’autres choses, quand tu m’as confié cette mission qui m’a jeté sur la route. Un voyage d’une monotonie que seules peuvent engendrer les autoroutes, allemandes de surcroît. Il me tarde d’être arrivé, à vrai dire, même si je ne connais rien des lieux où je me rends, je sais que, d’une certaine manière, j’y vais avec toi.
Comme nous avons été insouciants et heureux, Nina. Stupides et égoïstes sans doute aussi un peu, jaloux de notre indépendance certainement. Je nous revois couchés dans les pelouses de ce parc à Amsterdam, moi ébloui par ta blondeur slave et toi, tour à tour moqueuse et boudeuse, feignant d’ignorer mes sentiments ainsi que tu le faisais des tiens. Je revois tes dessins et mes textes, nos ambitions créatrices, nous étions trop bien ancrés dans nos vies et nos rêves respectifs pour avoir le courage de les partager, croyant que ce serait y renoncer alors que, en définitive, notre amour nous aurait sans doute permis d’aller là où, séparément, nous ne sommes jamais arrivés. Nous avons vécu de beaux moments, Nina, mais je reste persuadé que nous sommes passés à côté d’une grande histoire.
C’est au bout d’un tunnel qu’avec la lumière apparaît la Slovénie. Il faudra bien que je m’arrête pour manger alors, à l’instar des touristes, je choisis Bled, pic-nic face à l’île au milieu du lac turquoise. L’image se superpose à l’évocation de tes souvenirs, quand tu me racontais avoir faite halte ici, petite fille, avec tes parents, sur la route de Piran. Et avoir insisté pour prendre une de ces barques qui mènent à l’île dont même un enfant fait le tour en cinq minutes. Te refuser quelque chose a toujours été difficile, Nina. Surtout quand, mutine, ta voix retrouvait les accents de l’enfance. Cette voix était bien différente de celle qui, un jour, au téléphone, a réclamé de me voir d’urgence, après des mois de silence.
On ne meurt pas à quarante ans, Nina. C’est une insulte à la vie, à la justice, un coup à ne plus croire en Dieu si jamais on en avait été capable, et puis d’abord le plus vieux des deux, c’est moi. Alors non, tu ne peux pas mourir, pas même de cette putain de maladie qui t’a déjà enlevé tes deux parents et certainement pas en été. D’ailleurs nous avons encore trop de choses à partager parce que, quand même, au fil du temps, notre complicité, nous avons réussi à la préserver. Bien sûr, me dis-tu, et c’est bien pour cela que je t’ai appelé et que je te demande d’accomplir cette mission, si difficile, j’en suis désolée et sur ce coup, j’ai été un peu lâche, pardon. Mais voilà, la seule famille qu’il me reste, c’est ma grand-mère de quatre-vingt-cinq ans qui habite encore là-bas, à Piran. Il faudra bien que quelqu’un lui annonce, en la ménageant autant que possible, en fait je pense que le mieux serait de se rendre sur place parce que lui annoncer par téléphone… Oui, bien sûr, Nina, je comprends, et tu as pensé à moi ? Oui, en réalité, et c’est là que j’ai été un peu lâche, cela ne peut être que toi parce qu’à ma grand-mère, je ne lui ai jamais dit. Tu ne lui as jamais dit quoi, Nina ? Je ne lui ai jamais dit que nous avions rompu, elle trouvait que nous allions si bien ensemble, elle avait déjà perdu sa fille et son gendre, je ne voulais pas ajouter à sa tristesse et puis. Et puis ? Et puis, franchement, je crois que cela me plaisait à moi aussi qu’il reste une trace de nous quelque part, l’illusion du couple que nous aurions pu être.
J’ai quitté l’autoroute à Koper. La route, bordée sur un côté de pins parasol, longe la mer avant de rentrer, monter dans les terres. La Slovénie est ici différente, plus méditerranéenne, plus italienne. Je baisse la vitre, je sens déjà les embruns de l’Adriatique puis, au terme d’une descente, face à moi, s’offre Piran, dominée par un campanile vénitien. Bientôt, ayant abandonné ma voiture, je suis sur une place circulaire où des gamins jouent au foot tandis que des jeunes filles laissent admirer leur sveltesse, le tout sous le regard des plus âgés et des touristes, assis aux terrasses. Une ruelle à proximité du phare, m’avais-tu expliqué en notant l’adresse, mais il n’y a que cela, Nina, des ruelles aux couleurs vives, où parfois pend du linge ou somnole un chat. La maison est d’ocre doré, devant laquelle je me trouve à présent, et les volets soigneusement fermés. Il n’y a pas de sonnette à la porte, seulement un heurtoir. Pourquoi est-ce à moi qu’il appartient de frapper comme un coup du destin, comment vais-je oser, Nina, pourquoi m’as-tu laissé une fois encore ?
La porte s’ouvre sur une vieille dame au visage gravé par la mer et la vie, à qui je rends son dober dan avant de poursuivre dans un italien médiocre, le mien. Je suis Paul, le compagnon de Nina, non, elle n’est pas là, elle n’a pas pu venir, elle est malade, c’est grave oui, en fait elle est même morte et. Voilà, c’est moi qui pleure, elle ne semble pas vraiment réaliser. Moi non plus, à vrai dire. Jusqu’à ce que j’aperçoive sur une commode une photo encadrée, celle d’une petite fille que la mer et le soleil ont blondi, riant aux éclats. Cette photo, je la connais, je l’ai déjà vue ailleurs, il y a longtemps, dans un album de famille que tu m’as un jour montré. Alors, instantanément, le lien se crée entre ici et là-bas, cette vieille femme et toi, moi, nous. La vieille a suivi mon regard, elle éclate en sanglots, je la prie de s’asseoir, nous parlons de toi, encore et encore. Au dehors, une nuit orangée tombe sur Piran que l’on entend toujours vibrer de la vie des autres. La nôtre est endolorie mais, progressivement, je comprends qu’en effet, nous existons toujours dans ce couple rêvé par ta grand-mère, j’oublie l’épreuve que tu m’infliges pour ne plus voir que le cadeau que tu m’offres.
Ta grand-mère est morte avant-hier, Nina, trois ans après que je me sois installé à Piran. Je l’accompagnerai au cimetière tout à l’heure. Elle m’a légué la maison. Tu es ma seule famille à présent, a-t-elle dit, mais si tu veux la vendre et rentrer au pays, je comprendrais. Mais je ne partirai plus de Piran, Nina. J’en suis certain. Cette fois, je ne nous quitterai plus.