République d’Užupis

Temps de lecture : 9 minutes >

Peuplée de 7000 habitants, dont près de 1000 sont des artistes, la République d’Užupis est en réalité un quartier de la ville de Vilnius dans laquelle, les habitants ont effectué une sorte de sécession. Une sécession néanmoins bienveillante puisque le 01 avril 1998, les résidents de ce secteur autrefois décrépi et qui se sont progressivement réunis autour du thème de l’art, décident sous l’égide de Romas Lileikis, de fonder cette micro nation à qui ils donnent une constitution et le nomment président à vie. Près de 500 ambassadeurs honorifiques représentent les intérêts de la République sur la scène internationale sans que le pays soit reconnu comme une nation à part entière.

Drapeau d’hiver © uzupiorespublika.com

Face à l’étonnement des autorités qui considèrent ce geste comme anodin, le drapeau de la République représentant une paume de main placée dans un cercle sur fond blanc changeant en fonction des saisons est dressé fièrement vers le ciel.

Mais devant la bienveillance des habitants, le gouvernement lituanien décide, sans le valider officiellement, de laisser en place l’établissement de ce territoire qui au fur et à mesure du temps devient un état de fait. Chaque année, une reine est élue. Une monnaie : l’eurouz circule et la République établie de nombreux liens internationaux avec des états, généralement factuels ou honorifiques, la micro nation ne possédant pas de passeport ou autres documents officiels, mis à part le jour de la proclamation de l’indépendance, le 01 avril durant lequel une taxe d’enjambée de la Vilnia, la rivière de la ville est récoltée en l’échange de la délivrance d’un visa, qui tient plus du folklore que du droit international.

Les touristes qui se pressent durant cette journée festive, le font plus pour profiter de la bière gratuite et de la musique que pour apporter leur soutien à la République ; néanmoins, ce type d’action lui apporte une visibilité internationale qui permet à la république d’asseoir son aura et au gouvernement lituanien de profiter des retombées touristiques de cet évènement.

Sur une superficie de 0,6 kilomètres carrés, la République tente d’exister en proposant aux visiteurs une entrée dans un musée à ciel ouvert. L’ambiance générale demeure excellente et de l’autre côté de la Vilnia, le fleuve qui traverse Vilnius, le visiteur pourra bénéficier de toutes les infrastructures présentes dans la capitale lituanienne : hôtels, restaurants, café et boutiques. Les prix sont similaires à ceux pratiqués dans la ville pour un confort équivalent. […]

Le pont enjambant la Vilnia

Alors que nous nous trouvons toujours dans la capitale lituanienne, nous dépassons une grande bâtisse catholique, reconnaissable entre mille grâce à ses briques rouges ornant le bâtiment dans son intégralité. A un arrêt de bus, nous demandons à un vieil homme qui patiente le chemin pour rejoindre la République d’Užupis. De primes abords, l’homme hoche la tête, tentant de nous expliquer son incompréhension face à notre demande qu’il ne parvient pas à traduire, mais en insistant et en lui montrant sur un morceau de papier le nom lituanien de l’état : Nepriklausoma Užupio Respublika, il sourit et nous désigne avec son doigt une direction que nous nous empressons de suivre.

Après quelques pas, nous parvenons à l’entrée d’un pont qui traverse une rivière : la Vilnia. Un panneau vieilli marque l’entrée dans la République. En contrebas de la rivière, plusieurs personnes, essentiellement des jeunes, profitent d’un moment de quiétude, protégées du soleil par le feuillage des arbres touffus qui longent le cours d’eau.

Sur les contreforts des berges, les cris des enfants se mélangent au calme des lecteurs qui dans une symbiose avec la nature s’intègrent fortement au cadre bucolique du secteur.

Sur les hautes grilles du pont, des centaines de cadenas, fortement enserrés, scellent symboliquement les secrets des visiteurs l’ayant franchi. Certaines anses rouillées dénotent leur ancienneté, un peu comme si les promesses effectuées lors de la séance solennelle de l’accrochage, demeuraient éternelles.

La place du Tibet

Un peu comme un pied de nez aux relations diplomatiques internationales, la place du Tibet se dévoile juste à la sortie du pont. Sur un banc, un homme téléphone, tandis qu’un autre dévore un livre, simplement accoudé sur un rebord.

Lors de la création de la place, après accord de la municipalité de Vilnius, la Chine, en guise de désaccord, a rompu les relations commerciales avec la Lituanie, ce qui n’a pas totalement préjudicié le pays, étant donné que les exportations concernaient exclusivement des fruits rouges.

Aux abords d’une boîte aux lettres transformée en point de distribution gratuite de livre, une sorte d’habitation qui se retrouve généralement en Himalaya. Sur une pelouse fraîchement tondue, deux jeunes filles profitent du soleil en fumant une cigarette. A leurs côtés, l’enfant de l’une d’entre elle, de bas âge, qui court nonchalamment.

Un graffiti sur le mur qui nous fait face dénote un peu avec le côté zen ambiant, accentué par des fanions accrochés sur les arbres. Nous profitons nous aussi de cette ambiance apaisante, en approchant un minuscule lieu de recueillement bouddhiste entourés de Loungta de prières au bord de la rivière avant d’entrer plus en profondeur dans le pays.

© hors-frontieres.fr
La statue de l’ange

Rapidement, nous parvenons jusqu’à la place de l’ange, après avoir arpenté un chemin en pavés qui nous accroche un peu les chaussures. Nous faisons attention de ne pas tomber en nous prenant les pieds dans une des nombreuses anfractuosités du sol.

Face à nous se dévoile une belle petite place entourée de nombreux bars et restaurants. Au centre, une grande colonne qui se termine par un ange soufflant dans une trompette.

La sculpture en bronze créée par le sculpteur Romas Vilčiauskas et l’architecte Algirdas Umbrasas honore la mémoire de Zenonas Šteinis, un artiste et membre actif de la communauté.

Nous nous asseyons sur les renfoncements de la colonne et profitons de la chaleur de la place centrale du pays, une petite place en pavés de dimensions non équivalentes. Les touristes ne sont pas nombreux, l’un d’entre eux, un estonien nous imite. Après s’être assis à notre côté, il s’allume une cigarette et sans rien dire, lève ses yeux vers le ciel pour admirer la statue.

Les habitants en ce qui les concerne arpentent les routes récentes en pavés scellés nouvellement construites et circonscrivant la place pour se rendre dans les bars environnants. Certains d’entre eux s’arrêtent à la fontaine voisine afin de boire quelques gorgées d’une eau dont nous ne savons avec certitude si elle est potable.

Le bar de la place

Face à nous, un petit bar dans lequel entre un homme aux cheveux gris hirsutes. Nous le suivons et découvrons un endroit anachronique semblant sorti tout droit du siècle précédent. Sur les murs parfois jaunis, des objets hétéroclites chinés ici et là.

Les tables semblent avoir fait leur temps, gravées mollement d’inscriptions leur donnant le temps d’un instant le charme des meubles d’écoliers de primaire. Nous lions amitié avec l’homme aux cheveux hirsutes, un artiste qui vit non loin de la place de la statue de l’ange ; il nous invite à boire une bière, tandis qu’il termine son plat.

Au comptoir, un homme, la trentaine nous propose de choisir le breuvage parmi les nombreuses variétés qu’il possède et qui sont fièrement exposées. Le mélange parfaitement homogène d’alcools plus forts portant le nom de : “The Ten” dénote un côté arc-en-ciel flamboyant, le bar étant un lieu d’achoppement des artistes habitant sur le territoire.

Le Street Art

En nous enfonçant dans le pays, nous faisons une halte dans une pâtisserie dans laquelle, nous mangeons pour quelques euros, des gâteaux fait maison. Nous buvons un café en profitant de la modernité des lieux, aux antipodes de l’ambiance rustique découverte dans le bar de la place.

Nous continuons à arpenter les rues pavées du territoire ; partout autour de nous, des graffitis sur les murs évoquent la douceur de vivre d’Užupis ; l’accointance bohème qui se dégage de ses rues traditionnelles nous oblige à freiner le pas afin de pouvoir profiter pleinement de cette apathie ambiante.

Au détour d’une petite arche, sans savoir où nous allons, nous entrons dans un porche donnant accès à une cour dont les murs sont recouverts de tableaux colorés. L’espèce de tunnel que nous empruntons est lui-même agrémenté de manière éphémère de créations visuelles diverses, plus ou moins réussies.

Užupis street art © hors-frontieres.fr
Les autres incontournables

Située au 2 Uzupio, près de l’intersection de Maironio g. et Užupio g, la sirène d’Užupis, tout de bronze constituée a été créée à l’instar de l’ange du pays, par le sculpteur Romas Vilčiauskas. Nichée dans un renfoncement en briques au-dessus de la Vilnia, la sirène est entourée de la superstition locale selon laquelle ceux qui ne résistent pas aux charmes de la sirène vivront leurs jours à Užupis. Construite selon un modèle tendant à emprunter à Médusa, ses caractères mythologiques, la sirène possède un visage intriguant avec une expression faciale à la fois triste et aimant. Perdue puis retrouvée en 2004, la sirène est un symbole d’amour, de tentation, d’intuition, d’espoir et de pouvoir qui attire les voyageurs du monde entier. Aux abords de la rue Pylimo, un œuf géant gît, statique, attendant le temps qui passe. Il s’agit de la sculpture qui le 01 avril 2002, fut remplacée par la statue de l’ange ornant la place centrale du pays. Vendu aux enchères, l’œuf est accessible à la vue de tous.

Non loin de cet emplacement, la bibliothèque nationale ou assimilée comme telle, accueille les visiteurs qui souhaitent s’adonner à la lecture ; d’une conception partagée entre le moderne et le contemporain, elle comprend plusieurs centaines de références, essentiellement en langue lituanienne.

En continuant un peu sa découverte du territoire, un ancien cimetière juif, le senosios žydų kapinės, à l’extrémité de la Krivių gatvė, bien au-delà du centre d’Užupis accueille les touristes les plus enclins à découvrir le passé de la capitale dont l’essence se retrouve au sein de cet emplacement solennel qui comporte quelques stèles aux inscriptions en yiddish, témoignant du passé juif du secteur.

En été, il n’est pas rare de trouver, en arpentant de manière nonchalante les rues d’Uzupio, des jardins aux potagers riches et colorés avec au-devant des maisons, des vieilles dames d’origine russe buvant le thé en houspillant généreusement et gentiment les passants.

L’église Saint-Barthélemy

Dans un renfoncement, au 17 de la rue Uzupio, l’église Saint-Barthélémy est l’une des deux églises de la ville. Elle comprend d’ailleurs le siège de l’unique évêque du pays qui y donne la messe plusieurs fois par semaine.

En entrant dans une petite cour extérieure, nous découvrons un immeuble aux balcons suspendus, fragiles, ne donnant pas cher de leur peau sur le long terme.

Face à nous, entouré d’un cercle contenant les inscriptions : “Salvator Mundi”, un Christ au cœur d’une haute croix en bois.

En entrant dans l’église, qui émerge de sa tour blanche surplombant un cœur de couleur jaune, divers tableaux accrochés sur les murs, dont plusieurs représentant des scènes de la nativité. L’intérieur, d’une richesse insoupçonnée dégage un peu à l’instar du pays autoproclamé, la quiétude et la douceur appelant au recueillement.

En sortant de l’édifice après quelques minutes de coupure, quelques statues se laissent découvrir, nichées au cœur de la verdure circonscrivant l’endroit.

La rue de la constitution
Drapeau d’automne © uzupiorespublika.com

Nous terminons notre découverte du territoire en arpentant une sorte de rue de la constitution qui reprend les commandements intrinsèques du pays en les diffusant sur des plaques en verre.

Užupis a fait traduire sa Constitution en une vingtaine de langues. L’ensemble des versions de ce texte est visible sur un mur de la Paupio gatvė.

• L’Homme a le droit de vivre près de la petite rivière Vilnia et la Vilnia a le droit de couler près de l’Homme
• L’Homme a le droit à l’eau chaude, au chauffage durant les mois d’hiver et à un toit de tuile
• L’Homme a le droit de mourir, mais ce n’est pas un devoir
• L’Homme a le droit de faire des erreurs
• L’Homme a le droit d’être unique
• L’Homme a le droit d’aimer
• L’Homme a le droit de ne pas être aimé, mais pas nécessairement
• L’Homme a le droit d’être ni remarquable ni célèbre
• L’Homme a le droit de paresser ou de ne rien faire du tout
• L’Homme a le droit d’aimer le chat et de le protéger
• L’Homme a le droit de prendre soin du chien jusqu’à ce que la mort les sépare
• Le chien a le droit d’être chien
• Le chat a le droit de ne pas aimer son maitre mais doit le soutenir dans les moments difficiles
• L’Homme a le droit, parfois de ne pas savoir qu’il a des devoirs
• L’Homme a le droit de douter, mais ce n’est pas obligé
• L’Homme a le droit d’être heureux
• L’Homme a le droit d’être malheureux
• L’Homme a le droit de se taire
• L’Homme a le droit de croire
• L’Homme n’a pas le droit d’être violent
• L’Homme a le droit d’apprécier sa propre petitesse et sa grandeur
• L’Homme n’a pas le droit d’avoir des vues sur l’éternité
• L’Homme a le droit de comprendre
• L’Homme a le droit de ne rien comprendre du tout
• L’Homme a le droit d’être d’une nationalité différente
• L’Homme a le droit de fêter ou de ne pas fêter son anniversaire
• L’Homme devrait se souvenir de son nom
• L’Homme peut partager ce qu’il possède
• L’Homme ne peut pas partager ce qu’il ne possède pas
• L’Homme a le droit d’avoir des frères, des sœurs et des parents
• L’Homme peut être indépendant
• L’Homme est responsable de sa Liberté
• L’Homme a le droit de pleurer
• L’Homme a le droit d’être incompris
• L’Homme n’a pas le droit d’en rendre un autre coupable
• L’Homme a le droit d’être un individu
• L’Homme a le droit de n’avoir aucun droit
• L’Homme a le droit de ne pas avoir peur
• Ne conquiers pas
• Ne te protège pas
• N’abandonne jamais

Inscrire la constitution dans une autre langue est possible ; il suffit simplement de s’adresser au service des visas, ouvert en fonction de la fréquentation du pays, quelques jours dans la semaine. Au guichet, une personne se dévouera pour indiquer la marche à suivre, qui coûte néanmoins la somme de 200 euros… [d’après HORS-FRONTIERES.FR]


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation par wallonica | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © hors-frontieres.fr ; waynabox.com ; uzupiorespublika.com


Plus de presse…

Donald Trump et le scénario du coup d’État

Temps de lecture : 8 minutes >

“Analystes et commentateurs se sont récemment émus des limogeages, des nominations contestables mais aussi des démissions forcées intervenues au sein du ministère de la Défense et du secrétariat de l’Intérieur qui ont suivi le 3 novembre.

Les explications proposées par les médias pour justifier cette série de remaniements de dernière minute – hormis le remerciement de Christopher Krebs pour avoir, depuis son poste, considéré les élections comme « les plus sûres » de l’histoire des États-Unis –, tiendraient à la volonté de Donald Trump de mettre fin à la présence militaire américaine en Afghanistan, en Irak et en Somalie, malgré l’avis contraire et répété de l’état-major, et d’exercer une pression maximale sur l’Iran.

Les conditions potentielles d’un pronunciamiento

La Constitution des États-Unis fournit les conditions idéales d’un coup d’État militaire. Tous les pays qui ont répliqué son texte fondamental sont passés par la dictature : les « républiques-sœurs » d’Amérique latine, les Philippines, mais aussi la France de la IIᵉ République (1848-1852), dont la loi fondamentale reproduisait l’organisation de sa cousine d’outre-Atlantique. On sait comment le prince-président Louis-Napoléon Bonaparte obtint par référendum la présidence à vie, séduisit l’armée, emprisonna la majorité parlementaire royaliste et réprima dans le sang le soulèvement ouvrier et républicain (400 morts et 27 000 interpellations). Il transforma la Constitution républicaine en Empire par un simple senatus-consulte.

Outre la légitimité présidentielle tirée du suffrage universel, une particularité du système présidentiel américain procède de l’alliage, datant de 1787, entre des principes démocratiques et les ressorts profonds de la monarchie britannique, pourtant honnie : le discours sur l’État de l’Union reproduit le discours du trône et, surtout, la Constitution reprend la fonction royale de Commander in Chief – équivalent du Princeps imperator romain – qui fait du président des États-Unis, même le plus inculte dans l’art militaire, un vrai généralissime sans étoiles qui, comme le roi d’Angleterre, peut diriger directement les troupes.

George Washington passe les troupes en revue pendant la « Rébellion du Whisky » (attribué à Frederick Kemmelmeyer, 1795) © Metropolitan Museum of Art

Washington commande à cheval sa cavalerie contre les insurgés de la Whiskey Rebellion (1791-1794). Madison ordonne lui-même de tirer au canon contre la flotte britannique, lors de la seconde guerre d’indépendance (1814). De nos jours, le Chief Executive ordonne régulièrement frappes aériennes et exécutions extra-judiciaires. Rappelons les très nombreuses attaques par drones approuvées par Barack Obama.

Après la proclamation des États-Unis, les pouvoirs de guerre du président ont été décuplés. En 1798, lors de la « quasi-guerre » franco-américaine, le président John Adams fait passer la loi contre la « sédition » et les « étrangers » (Alien and Sedition Act). Il y gagne le droit d’expulser toute personne « dangereuse pour la paix et la sécurité des États-Unis ». Lors de la guerre civile, Lincoln permet par un simple executive order au général Scott de suspendre l’habeas corpus entre Philadelphie et Washington. Certains civils passent devant des juridictions militaires, sans droit de recours. Lincoln fait ensuite voter une loi générale qui lui donne le droit de suspendre l’habeas corpus, n’importe où pendant toute la rébellion.

Plus tard, sur la base de l’Espionage Act de 1917 – toujours en vigueur et en vertu duquel Edward Snowden a été inculpé –, Roosevelt signera seul l’executive order n° 9066 (février 1942), qui a permis l’internement sans recours de quelques 120 000 citoyens d’origine japonaise et 11 000 citoyens d’origine allemande, fraîchement naturalisés.

Par ailleurs, l’Insurrection Act voté en 1807 donne au président le droit de déployer l’armée sur tout le territoire des États-Unis pour mettre un terme aux incursions (indiennes à l’époque), aux troubles civils, à l’insurrection et à la rébellion.

Il a été invoqué une vingtaine de fois depuis lors, soit à la demande d’un gouverneur quand sa garde nationale ne suffisait pas à ramener l’ordre, soit à l’initiative directe du gouvernement fédéral. Au XXe siècle L’Insurrection Act a servi à réduire les émeutes racistes au Mississippi et dans l’Alabama en 1962-1963 et à contenir les émeutes raciales de Detroit en 1967, de Washington, Baltimore et Chicago en 1968 après la mort de Martin Luther King, et enfin de Los Angeles en 1992. Donald Trump a menacé de déployer l’armée, en juin 2020, face aux débordements qui ont suivi la mort de George Floyd.
Cedant Arma Togae

Pour l’instant, et jusqu’à preuve du contraire, aucune des lois d’exception américaines, si elles ont pu restreindre considérablement les libertés individuelles, n’a servi à un coup d’État d’origine présidentielle.

Tout d’abord, l’état-major a intériorisé, depuis le temps exemplaire de George Washington, l’antimilitarisme à la romaine des Pères fondateurs (Cedant Arma Togae, c’est-à-dire “les armes cèdent à la toge“), comme le montre une résolution du Congrès adoptée le 2 juin 1784 :

Les armées constituées en temps de paix sont incompatibles avec les principes de gouvernement républicain. Elles sont dangereuses pour les libertés d’un peuple libre. Elles sont généralement utilisées comme un appareil de destruction pour installer la dictature.

Ainsi, autant l’opinion et la classe politique américaines considèrent l’armée comme un acteur à part entière de la politique publique, autant elles ne lui octroient aucune primauté institutionnelle. Ce n’est pas une armée de métier qui a fondé la Nation américaine, mais bien celle des volontaires patriotes. Le refus, jusqu’en 1947, d’une vraie armée de terre permanente en temps de paix, et la phobie d’un « Grand état-major général » à la prussienne, totalement indépendant, tout-puissant et capable de décider d’une entrée en guerre, illustrent ce rejet d’un établissement militaire complètement institutionnalisé.

Comme la Constitution américaine a été pensée contre l’absolutisme royal et l’existence d’une armée à son seul service, l’activité militaire est soumise au double contrôle du Congrès et du président. Ainsi, en 1917-1918, Wilson imposera à Pershing la nécessité de conclure l’armistice de novembre. Fin 1950, Truman interdira à MacArthur de porter la guerre contre la Chine pendant le conflit coréen et le relèvera de ses fonctions en avril 1951. Le général devenu président Dwight Eisenhower a écarté le modèle du garrison state (l’État spartiate), qui aurait pu conduire à une économie de guerre permanente, dictée par le conflit est-ouest.

Outre le président, le Congrès américain surveille à la loupe les moindres modifications internes du Pentagone. L’état-major interarmées se voit très limité par le nombre total de ses officiers – quelques dizaines selon la loi de sécurité nationale de 1947 – tandis que la loi Goldwater-Nichols de 1986 lui enlève tout commandement opérationnel à l’exception du feu nucléaire, sous la responsabilité technique du général présidant l’état-major.

L’armée, rempart de la démocratie américaine

La dernière raison qui rend impossible l’utilisation de l’armée pour un éventuel coup d’État relève d’une loi universelle non écrite. Le sens profond et la destinée des régimes se jouent durant leur première décennie. La République américaine a pu naître grâce au sacrifice de ses patriotes, face à une armée coloniale implacable et dirigée par un souverain dominateur. Cette naissance garantit la passation de pouvoir au nom d’un peuple qui se gouverne librement. Dès le départ, ni Washington, ni Madison, ni même le bouillonnant général-président Andrew Jackson ne profitèrent de leurs extraordinaires ressources militaires pour imposer une lecture autoritaire de leur fonction. La loi martiale, édictée le cas échéant, s’évanouit une fois le danger passé. De facto et de jure, le caractère sacré de la volonté du peuple, volonté qui s’impose par le vote, l’a toujours emporté.

Un président souhaitant abuser de l’Insurrection Act pour établir un pouvoir arbitraire ou se maintenir à la Maison Blanche aurait même à faire face à l’Armée de cette Union qui n’est pas « son » armée. Lorsque Trump caressa l’idée d’utiliser les instruments de l’Insurrection Act pour mater les troubles de Portland, son secrétaire à la Défense, Mark Esper, et derrière lui tout le haut commandement, s’y opposa publiquement.

Donald Trump en novembre 2020 © Brendan Smialowski – AFP

En matière de prise de décision politico-militaire, il existe une liberté de parole considérable accordée aux généraux et aux subordonnés civils du secrétaire à la Défense. Ils doivent avoir leur propre opinion sur la politique de défense et ne pas hésiter à la donner. Cela s’explique par les principes de décentralisation et de subsidiarité qui régissent la gouvernance américaine. Enfin, le caractère comminatoire des convocations aux commissions du Congrès a habitué les officiers généraux à dévoiler le fond de leur pensée.

De façon générale, à travers l’histoire du pays, on ne peut que souligner le peu d’appétence des généraux américains, et pour la guerre, et pour le pouvoir autoritaire, encore plus lorsqu’ils deviennent présidents à la faveur des circonstances. C’est bien malgré lui qu’Ulysses S. Grant – qui avait obtenu le pouvoir d’intervention militaire en 1871, à travers le Third Enforcement Act, pour réduire les atrocités du Ku Klux Klan dans le Sud – se retrouva obligé de sécuriser les résultats de l’élection la plus controversée en 1876. Grant dut envoyer les forces armées en Louisiane, en Caroline et en Floride, où, pour le coup, des fraudes patentes et des obstructions électorales avaient faussé les résultats. La paix civile fut rétablie au prix d’une transaction funeste entre Républicains (finalement vainqueurs) et Démocrates : la Reconstruction (1865-1877) fut abandonnée dans le Sud.

Quand « Ike » Eisenhower employa à nouveau la force armée dans le Sud en 1956, ce fut pour forcer la déségrégation. Il ordonna à la Garde nationale partisane de l’Arkansas de regagner ses cantonnements et la remplaça par un régiment de la prestigieuse 101e Aéroportée, pour permettre à des élèves noirs d’accéder à une école de Little Rock. On est loin du jour où César imperator, consul et dictateur – fonctions temporaires – accepta du Sénat la dictature à vie, hors de toute règle républicaine.

Ainsi donc, la tentation dictatoriale d’un perdant mégalomane et mauvais joueur ne serait pas servie par les pouvoirs autorisés par les lois d’exception. Peut-être ce pays pourrait-il connaître un jour – comme d’autres – une dictature militaire, sous l’effet malheureux d’une implosion de son impérialisme informel et global. Mais ce temps paraît loin, très loin des hypothèses trumpiennes.”


Plus de presse…