C’est incroyable : wallonica.org est tellement célèbre dans le monde francophone, qu’il est impossible de commencer à écrire un livre sérieux (nouveau titre : Raison garder. Petit manuel de survie des vivants dans un monde idéalisé) sans être copié dans la minute. Quand ce n’est pas un certain Michel de Montaigne qui publie ses Essais en annonçant le contenu du mien au XVIe siècle (un vrai précurseur !), c’est une philosophe française, Claire Marin, qui, sans vergogne, me pique le titre et publie Être à sa place, à la place de mon Être à sa place initial !
Ceci étant, à toute chose malheur est bon : j’ai, dans l’intervalle, fait des lectures éclairantes qui m’ont amené à adapter mon propos et… à tout recommencer. Qu’il s’agisse de donner Un sens à la vie selon mon ami Pascal Chabot (PUF, 2024) ou de Faire confiance à la confiance selon Mark Hunyadi, je voulais faire justice au trouble créé par ces nouveaux auteurs et vous proposer une nouvelle version de l’introduction : “Pourquoi ce livre ?“
Nombreux lecteurs fidèles de mon blog encyclopédique wallonica.org ont gentiment insisté sur l’intérêt de regrouper (et de réécrire pour les harmoniser) les différents articles publiés sur le thème de l’expérience directe opposée aux idéalismes, sur la vanité, l’existentialisme, sur le risque d’essentialiser à outrance, sur la mort du dieu, la complexité personnelle, les infox, Montaigne, Paul Diel, le Body Building, Nietzsche ou Ernst Cassirer, sur la confiance et… sur la Raison, qui est toujours bonne à garder. Bref, sur ‘comment lutter contre les biais cognitifs et l’aliénation qui nous empêchent de penser la vie sainement et librement‘. Autant de thèmes de travail qui gagneraient, disaient-ils, à figurer au cœur d’un essai qui les relierait et modéliserait leur agencement avec force exemples, citations et illustrations. Qu’il en soit ainsi : essayons l’essai !
L’ouvrage s’adresse à celles et ceux qui sont consciemment “disposés à se mettre d’accord avec eux-mêmes” [Camus, 1942] et tient à peu près ce langage : plus que le Sens de la vie (sic), nous cherchons à éprouver la Joie de vivre. Loin de dépendre d’un état de bonheur statique et extatique, celle-ci naît plutôt de l’expérience satisfaisante de notre quotiden, à savoir : l’exercice d’activités au cours desquelles notre esprit est persuadé que nous sommes la bonne personne, au bon endroit… et en toute confiance ! En clair : la satisfaction de « bien faire ici, maintenant. »
D’ailleurs, après avoir longtemps servi de poule aux œufs d’or pour les marchands de bien-être, l’aspiration au bonheur est aujourd’hui remplacée par la quête du sens : il s’agirait désormais de donner un sens à la vie [Chabot, 2024]. Soit. C’est une bonne nouvelle. Reste que ce glissement salutaire laisse dans l’ombre une question d’importance : mais pourquoi chercherions-nous donc à ‘donner un sens à la vie‘ ? Quelle est cet appel que l’humain entend de toute éternité et qui fait qu’il se lève et marche droit devant lui ? Et pourquoi son chat Robert, qui a pourtant l’ouïe fine, n’entend-il pas la même exhortation intime et continue-t-il à dormir près du poêle ? Peut-être l’expérience directe de la vie du chat Robert est-elle suffisante pour satisfaire sa conscience et peut-être, à défaut d’un élément perturbateur (une souris, une crampe de faim ou un bruit violent), le chat Robert vit-il « à propos », comme le préconise Montaigne [Montaigne, 1588], dans un simple équilibre entre ses désirs et ce que le monde lui propose.
Rousseau affirme au milieu du XVIIIe que « si la nature nous a destinés à être sains, j’ose presque assurer que l’état de réflexion est un état contre nature et que l’homme qui médite est un animal dépravé » [Rousseau, 1755]. Rescapé des camps de concentration nazis, Viktor Frankl prend le contrepied en proposant : « Entre le stimulus et la réponse, il y a un espace. Dans cet espace, nous avons le pouvoir de choisir notre réponse. Dans notre réponse réside notre épanouissement et notre liberté » [Frankl, 1969]. Il est probable que cet espace soit assez restreint dans la conscience du chat Robert. A contrario, peut-être cet espace temporel, fiché entre les phénomènes que nous percevons et les actes que nous posons, crée-t-il un vertige fort angoissant pour chacun d’entre nous. Décider, choisir, se tromper, ne pas mériter, être insuffisant, espérer réussir, renoncer, être déçu, « rater, rater encore, rater mieux » [Beckett, 1983] : face à une réalité dont chacun admet aujourd’hui la complexité [Morin, 1977], l’être humain inquiet aspire à percevoir une légalité dans sa vie, une règle du jeu sur laquelle il puisse construire sa confiance [Hunyadi, 2023]… et agir.
Dans ce laps de temps suspendu, deux options ambivalentes s’offrent à lui, à cet instant précis où il part en quête de sens et où sa main est encore sur la poignée de la porte du jardin : va-t-il choisir l’aliénation et créer une représentation de sa vie faite d’aveuglements rassurants, de discours où il se sent en sécurité, ou va-t-il « manger le monde » [Nietzsche, 1882], augmenter son attention et développer sa puissance personnelle, pour faire face à l’imprévu et trouver la Joie dans une expérience de la vie directe et satisfaisante ?
Le propos sera ici d’explorer, d’une part, combien la fuite dans les différents aveuglements est un leurre qui ne calme pas l’angoisse devant la vie et, d’autre part, d’illustrer par des contre-exemples combien l’expérience directe est régulatrice et porte en elle cette légalité rassurante, qui rend la confiance possible.
Qu’on ne pense pas que le vertige qui précède l’action ne concerne que les grandes décisions essentielles d’une existence. Que du contraire : quelle que soit l’ampleur de la problématique à laquelle chacun est confronté, la décision passe par le même chemin et une bonne décision est simplement une décision éclairée, libre d’aveuglements. Le reste n’est « qu’appendicules et adminicules pour le plus. » [Montaigne, 1588].
L’ouvrage est distribué en thèmes de réflexion, chaque fois balancés entre questions liminaires, lectures éclairantes, explorations et exercices de pensée. Il suit le cheminement suivant :
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- INTRODUCTION. Être à sa place et y rester ?
Parce que nous sommes vivants, nous partageons avec les autres êtres vivants (dont le chat Robert) une pulsion primale, un élan de base qui motive toute notre activité consciente : nous voulons continuer à vivre. Qui plus est, nous voulons continuer à vivre en nous sentant « à notre place ». Partant, s’il est un paradis perdu sur lequel nous fantasmons, c’est bien celui où nous nous sentirions en sécurité, là où nous pourrions agir avec la conviction que nos attentes envers notre environnement ne seraient pas déçues.
Que pensait donc Adam dans le mythe biblique ? Le « péché originel » n’est-il pas plutôt caché dans ses larmes de regret ? - EXPOSITION. Le repos est le maître du mouvement
De la même manière qu’un arbre fera plus de feuilles si l’ensoleillement est insuffisant pour son métabolisme, nous entrons en action lorsque notre pérennité est mise en question. Qu’un phénomène vienne à troubler notre homéostase (notre équilibre entre désirs internes et possibilités externes), aussitôt notre élan vital s’inquiète et nous pousse à identifier l’activité qui pourra rétablir notre sentiment de sécurité. Que se passe-t-il alors si nous n’y voyons pas assez clair pour raison garder ? - MOTIVATION. A qui profite le crime ?
Raison garder est bien malaisé car “il nous est impossible de parler d’une réalité quelconque si ce n’est sous la forme d’un contenu de notre conscience” [von Franz, 1972] et notre conscience est le triste repaire de nos aveuglements ! Pire, selon Endel Tulving [Tulving, 1985], ce n’est pas une mais trois consciences qui sont à l’oeuvre pour motiver nos décisions d’agir. Qu’il s’agisse de la fiction de soi (conscience auto-noétique), de la représentation du monde (conscience noétique) ou de la sensation de la situation en cours (conscience a-noétique), ce sont bien trois instances distinctes, ne parlant pas la même langue, qui se disputent le devant de notre délibération intime… pour notre bien. - VALORISATION. Précoce raison, longue déraison (1872)
Notre quotidien est donc fait de décisions d’agir et à chacune de celles-ci correspond l’alternative entre (a) être conforme à un modèle et (b) exercer sa puissance dans l’expérience nouvelle. C’est là que la satisfaction d’une pensée plus libre et clairement formulée se fait sentir. C’est là que nos outils de base trouvent leur pleine justification : l’âme ouverte pour ressentir le vitalement juste et la raison lucide pour faire le ménage entre les motivations avancées par chacune des trois consciences qui œuvrent à notre pérennité, chacune à sa manière et quelquefois en curieuse contradiction. - ACTION. Yes, we can…
Être à sa place procède donc d’un travail de raison satisfaisant au quotidien, mené au bord du chaos, avec un œil sur cinq indicateurs de Grande Santé [Nietzsche, 1882] : l’incarnation, le degré d’appropriation de la culture, la maîtrise de la verbalisation, l’hygiène informationnelle et la confiance dans la vie. Reste qu’il est impératif de se rendre capable d’évaluer sincèrement ce qui est satisfaisant et, pour ce faire, de s’enlever les ‘écailles sur les yeux’ [Proust, 1913] car une fois la pensée éclairée, chacun est libre d’opter pour une des trois attitudes que les éthologistes ont identifié dans nos comportements : l’attaque, la fuite ou la sidération. Et si elle n’est pas trop encombrée de préjugés, la décision d’agir pourra alors se concentrer sur le problème effectif et sa résolution. A défaut, elle ne sera que le reflet des aveuglements intimes. - SATISFACTION. Alors heureux.se ?
On le voit : le bien-être n’est pas un état de plaisir statique et permanent, pareil au bonheur vendu dans les vitrines d’agences de voyage. Le sentiment “d’être à sa place” procède plutôt d’une activité qui serait satisfaisante. On parlera plutôt « d’agir à sa place« , à la grande satisfaction de Montaigne. Le problème formulé dans les termes « je ne me sens pas à ma place » implique donc ces deux chantiers personnels : d’une part, je devrais éviter de me projeter dans cette « place » fantasmée qui ne correspond pas à mon activité réelle et, d’autre part, je dois y projeter un « je » qui soit vraiment moi. Peut-être que le « je » que je pratique est-il trop sublime pour se satisfaire de mon existence effective et mon aliénation (ma vanité selon Paul Diel [1947]) ferait-elle mieux de se renverser en plus d’attention… et diminuer ma frustration. - LA CONCLUSION DU JONGLEUR.
De ces tâches de raison sans cesse renouvelées, à l’instar du quotidien de Sisyphe [Camus, 1942], le modèle visuel pourrait être la gravure Le jongleur de mondes [Grandville, 1844]. Il s’agit en effet de… pouvoir jongler, c’est-à-dire travailler à diminuer la douleur de la distance entre soi et la réalité, jongler utile, à savoir consacrer son attention à une sélection des phénomènes du monde qui constituent notre périmètre vital, aimer jongler et jouir de son activité satisfaisante plutôt que chercher la reconnaissance dans le Spectacle et dans la conformité…
- INTRODUCTION. Être à sa place et y rester ?
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Face à l’effort exigé par cette attitude auto-critique, d’aucuns racontent combien, au contraire, la noyade en eau glacée est un mode d’effacement sans douleur : on sombre dans un engourdissement fatal, comme on s’endort. Hélas, aucun expert en la matière n’est là pour témoigner et pour répondre à une question à mes yeux cruciale : aux portes soi-disant veloutées de cette mort sans drame, la conscience a-t-elle un dernier soubresaut, une décharge intérieure qui fait peut-être battre le pied une dernière fois, dans l’espoir vain de rejoindre encore la lumière nébuleuse de la surface ? Combien de nos contemporains ne vivent pas ainsi leur quotidien comme une noyade sans douleur, édulcorée par les artifices, dans une lente mort de l’âme, un neutre écoulement de leur force vitale, jusqu’à avoir le regard sans couleur des « hommes creux » de T.S. Eliot [Eliot, 1925] ? Composé en ligne, cet essai s’adresse à ceux qui, à l’inverse, veulent marcher debout et… mourir de leur vivant !

wallonica.org oblige : l’essai est composé en ligne et relié aux contenus de l’encyclopédie wallonica. Le texte vous est donc livré dans son état d’avancement du moment, pour débats et commentaires. Il évolue tous les jours : cliquez curieux ci-dessus pour le lire !
Plusieurs extraits sont également disponibles dans wallonica.org :
- THONART : extrait de “Être à sa place” – 00 – Introduction (2023)
- THONART : extrait de “Être à sa place” – 01 – Des écailles sur les yeux (2023)
- THONART : extrait de “Être à sa place” – 02 – Les loyautés tordues (2024)
- THONART : extrait de “Être à sa place” – 07 – Chaos par l’absurde (2024)
- THONART : extrait de “Raison garder” – Introduction (révisé, 2024)
[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction et documentation | auteur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, d’après Edvard MUNCH, Le soleil (1911) © Université d’Oslo ; © DR.
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