GOUDAL, Noémie (née en 1984)

Temps de lecture : 7 minutes >

[CENTREPOMPIDOU.FR, 25 septembre 2024] Au 20e siècle, le niveau de la mer Méditerranée est monté de près de vingt centimètres. En seulement deux ans, le sommet du mont Blanc a diminué de deux centimètres. Quant à la forêt de Fontainebleau, sa surface a augmenté de manière importante depuis le milieu du 19siècle : autant de changements géologiques recensés par des mesures précises qui restent cependant difficilement observables à l’œil nu. Pourrait-on alors passer par l’art pour représenter ces transformations de notre planète qui dépassent la temporalité humaine ?

Telle est l’ambition de Noémie Goudal pour le prix Marcel Duchamp 2024, dont elle est cette année l’une des quatre finalistes. À travers deux films inédits, l’artiste visuelle française née en 1984 mettra en scène la destruction autonome d’un paysage. Dans le premier, les roches d’une grotte sombre explosent en mille morceaux au ralenti pour révéler des trous de lumière. Dans le second, des arbres se liquéfient, dépouillant la forêt qu’ils constituaient jusqu’alors. En quelques minutes, la photographe et vidéaste déroute la perception du public, qui peu à peu comprend le subterfuge : ici, nous n’assistons pas au délitement de la nature elle-même, mais à celui de prises de vues à grande échelle, soumises à des phénomènes orchestrés par l’artiste – un nouvel exemple percutant de l’art du trompe-l’œil, qu’elle perfectionne depuis une dizaine d’années dans la photographie d’abord et, plus récemment, la vidéo.

Dans mes œuvres, on ne voit pas seulement des paysages, mais aussi l’expérience et l’effort qu’a demandé leur fabrication.

Noémie Goudal

Les prémisses de l’œuvre de Noémie Goudal remontent à ses études et plus précisément à un voyage en Écosse. Frustrée de ne pouvoir retranscrire avec son appareil photo la force du paysage qui l’entoure, l’artiste a l’idée d’imprimer en grand, dans son atelier, le cliché d’un chemin de la région. Dès lors, en plaçant des objets ou des personnes devant ce tirage, la photographe obtient l’effet d’immersion qu’elle recherche. Deux aspects deviennent alors rapidement fondamentaux dans son travail : la matérialité de l’image, à travers son impression et sa recomposition devant l’objectif, et la mise en abyme du paysage par ces décors frontaux montés de toutes pièces, qu’elle intègre la plupart du temps dans des environnements réels.

Là où nombre d’artistes de sa génération s’empareraient de Photoshop pour réaliser des montages similaires, la quadragénaire préfère sa méthode plus artisanale, décomposant les différentes strates de l’image pour les recomposer avec des jeux de perspective et d’anamorphose. Généralement, elle imprime ses photographies au format A3, les coupe et les recolle entre elles pour constituer ses fonds, avant de les fixer sur des structures en bois ou les suspendre grâce à des échafaudages. Tout part de la position de l’appareil photo, qui détermine le placement de son décor dans l’espace. Ainsi, dans la série Southern Light Stations (2015), des astres semblent flotter au-dessus d’étendues marines ou de vallées montagneuses. Remplie de nuages, de fumée ou de la couleur du ciel, leur surface – d’apparence sphérique, mais en réalité plane – se fait le reflet de leur environnement, conférant à l’ensemble une dimension surréaliste.

Mais en regardant plus attentivement ces images, les traces du montage apparaissent, entre les fils et pinces à linge qui maintiennent le collage, et les extrémités des feuilles de papier qui le composent. Simple oubli ou parti pris ? “Dans mes œuvres, on ne voit pas seulement des paysages, mais aussi l’expérience et l’effort qu’a demandé leur fabrication”, explique Noémie Goudal. “En laissant ces failles, je souhaite justement que le public comprenne que ces paysages sont factices et se demande où se situe le “vrai”. Est-il dans l’ensemble qui constitue la photographie ou simplement dans le décor réel où j’installe mes impressions ?” Aujourd’hui, Noémie Goudal n’hésite pas à dévoiler les coulisses de ce travail méticuleux sur son compte Instagram, montrant littéralement l’envers des décors bidimensionnels qui se fondent dans ses œuvres.

Telle l’héritière des peintres romantiques, Noémie Goudal n’a pas besoin de partir à l’autre bout du monde pour dépayser notre regard et inviter à la contemplation.

Au-delà d’une réflexion sur l’image, l’artiste installée à Paris développe surtout “une réflexion sur le paysage et comment celui-ci a été interprété différemment au fil des époques et des contextes, de l’Antiquité à l’ère industrielle, en passant par le Moyen Âge”. Telle l’héritière des peintres romantiques, elle n’a pas besoin de partir à l’autre bout du monde pour dépayser notre regard et inviter à la contemplation. Le plus souvent, elle déniche ses forêts, grottes et massifs rocheux en France, à quelques exceptions près, telles qu’une palmeraie en Espagne – qui ressemble davantage à une jungle tropicale – ou encore des bâtiments brutalistes indiens, que l’on situerait volontiers plutôt en Europe de l’Est. “Je cherche avant tout à ce que la localisation et la temporalité de ces décors soient difficilement identifiables, pour que chacun·e puisse s’y projeter“, souligne-t-elle.

Noémie Goudal s’intéresse aussi bien à Copernic et aux décryptages du ciel précédant l’invention du télescope qu’à la théorie de Buffon, qui retraçait l’histoire de la Terre au 18siècle. Mais c’est surtout la paléoclimatologie, soit l’étude des climats anciens, qui l’obsède depuis plusieurs années : à travers cette discipline, l’artiste cherche à retracer l’évolution du paysage sans l’humain. En 2022, elle commence à transcrire ces évolutions par la vidéo. Lors du festival Les Rencontres internationales de la photographie d’Arles, elle dévoile deux films dans l’église des Trinitaires : celui d’une jungle consumée par le feu, qui révèle derrière elle un autre décor, et celui d’une forêt se transformant à mesure que ses arbres s’immergent dans un ruisseau. Pour la première fois, l’artiste anime ses décors devant l’objectif tout en les livrant à l’aléatoire des actions qu’elle provoque. Désormais entourée d’une équipe de professionnels comme sur un plateau de cinéma, Noémie Goudal continue d’explorer de nouveaux territoires dans son projet pour le prix Marcel Duchamp, imprimant ses paysages sur du verre qu’elle fait exploser à l’aide de pétards ou sur du polystyrène que les flammes font couler avec une viscosité saisissante […].

Matthieu Jacquet


Noémie Goudal, “Les Amants (Cascade)” © saatchigallery.com

[FABRIQUEDESRECITS.COM, 28 novembre 2022] Des créations inspirées de la paléoclimatologie, c’est l’œuvre de Noémie Goudal, photographe et plasticienne, réalisant des installations immersives dans des espaces naturels, et dont la pratique nous invite à (re)trouver la mesure du temps long en opposition au “temps de l’Homme”.

Les vastes étendues, espaces industriels, océans, ou encore déserts sont ses sujets de prédilection. Inspirée par le travail de chorégraphes contemporains comme Sidi Larbi Cherkaoui et Pina Bausch mais aussi par des auteurs tels que Haruki Murakami et Yoko Ogawa, la pratique de l’artiste consiste en la construction d’installations et de mises en scène au sein même de paysages, véritables scénographies intégrant structures architecturales, films et photographies. Une certaine matérialité se dégage de ses créations. En créant des décors en papier, l’artiste s’éloigne d’une esthétique parfaite qui serait issue de logiciels de retouche numérique, pour une poétique émanant d’effets spéciaux artisanaux.

La démarche artistique de Noémie Goudal s’inspire de travaux paléoclimatologiques qui étudient les climats passés et leurs variations. L’artiste travaille avec des chercheurs et des scientifiques comme point de départ de réalisation de ses œuvres. Grâce à des installations mouvantes qui évoluent au fil du temps, l’artiste cherche à incarner les mouvements perpétuels des paysages dans le temps. Les différentes étapes de l’évolution du paysage sont visibles, comme autant de  strates géologiques marqueurs du passé. L’artiste réalise ainsi des œuvres d’art que l’on pourrait qualifier de performatives. Pour signifier le passage d’un temps insaisissable et fugace, elle travaille aussi désormais  avec des éléments plus fragiles comme la sculpture et la porcelaine. Son art se situe ainsi dans le va-et-vient constant entre la géographie réelle et le voyage dans le temps, passé et/ou futur. Dans son exposition Post Atlantica, l’artiste part ainsi à l’exploration de notre planète et tente d’illustrer diverses théories scientifiques et leurs répercussions sur notre environnement.

Par une réalisation à mi-chemin entre réalité scientifique et fiction créative, l’art de Noémie Goudal vient dépasser la connaissance purement scientifique pour faire voyager son public vers de multiples interprétations imaginaires. Elle l’invite ainsi à se repenser lui-même à travers ces paysages et à s’interroger sur le rapport qu’il entretient à son environnement. La présence de l’être humain n’est qu’une trace dans le paysage et Noémie Goudal en saisit toute sa fragilité. Le corps du spectateur s’interpose comme médium interprétatif, il est invité physiquement à prendre position face aux images qui l’entourent.

Dans ses créations Phoenix et Below the Deep South, Noémie Goudal a volontairement laissé les éléments de construction de son installation artistique visibles pour que l’œil du spectateur puisse entrer dans la réalité de la construction du paysage. Immersives et enchanteresses, ces œuvres jouent par ailleurs avec les sens du public en se métamorphosant sous l’irruption du feu. L’artiste laisse ainsi libre court au mouvement imprévisible de cet élément, son œuvre doit composer avec son environnement et ses contraintes naturelles. Face aux flammes qui se propagent et au bouleversement qu’elles répandent, le public ne peut que se rappeler de sa fragilité, de son impuissance au cœur des cycles de notre planète,  face à l’avancement inexorable du temps. L’appellation Phoenix est symbolique pour l’artiste. Issu de la mythologie grecque, cet oiseau renaît de ses cendres. Si ces dernières sont généralement associées à la « fin », c’est ce qui vient après les cendres qui intéresse l’artiste, et dont parle la paléoclimatologie, il s’agit de la transformation d’une chose en une autre.

Sans que l’artiste ne revendique des créations engagées écologiquement, ses œuvres proposent finalement au public de reprendre la mesure du temps long. En nous invitant à considérer les strates de la composition de son œuvre comme celles des périodes passés, Noémie Goudal nous propose indirectement de (re)prendre conscience des temps historiques de la planète.

Mes réalisations sont un moyen de parler du temps long, en opposition au « temps de l’Homme ». Je souhaite faire le lien entre la Terre dans son entièreté et ce que les non-scientifiques perçoivent de cette planète. Car l’être humain ne voit pas le mouvement des choses, et croit donc être une entité fixe

Noémie Goudal © Lou Tsatsas

Le temps long, c’est celui de la croissance naturelle des forêts, de l’autoépuration des lacs, de l’auto renouvellement des nappes phréatiques, de l’auto-fertilisation des sols, qui dépassent souvent notre expérience directe et sont pourtant essentielles à notre monde. L’artiste nous invite ainsi à penser ce temps long, comme une véritable prise de conscience écologique, mais avec immédiateté, car ne nous y trompons pas, c’est dans le présent que se jouent les enjeux environnementaux.


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation, correction et décommercialisation par wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : image en tête de l’article : Noémie Goudal, “Phoenix VI et II” & “Below The Deep South”, Rencontres d’Arles 2022 © enrevenantdelexpo.com | Pour consulter le site de Noémie Goudal


Plus d’arts visuels en Wallonie et à Bruxelles…

 

Au-delà de la sexualité, les faux-semblants du consentement

Temps de lecture : 7 minutes >

[THECONVERSATION.COM, 23 mars 2025] Volontiers associé à la sexualité, où il est promesse d’avancée dans la lutte contre les violences, le consentement est en fait présent dans une grande partie de nos interactions sociales. Terme ambigu, il masque bien souvent une relation déséquilibrée au préjudice de celle ou de celui qui consent. Le consentement est facilement considéré comme le fondement de toute relation sociale équilibrée et solution ultime pour en régler les maux. Cette hypervalorisation du consentement a ses raisons. Elle ne doit pas en dissimuler les profondes ambiguïtés. Plusieurs travaux récents s’efforcent d’en saisir la complexité et éclairent sur les risques qu’elle présente.

Sait-on vraiment ce qu’est consentir ? Quel est le sens du consentement ? Comment se forme-t-il ? Comment valablement l’exprimer ? Quelle en est la temporalité ?

Un consentement en trompe-l’œil

Ces questions prennent une nouvelle épaisseur dans le contexte contemporain. C’est peu dire que le consentement est un thème d’une grande actualité. Il l’est dans des domaines à fort écho social tels que les relations sexuelles, le suivi des prescriptions de vaccination, le respect de la norme (que l’on pense au phénomène des ‘gilets jaunes’).

Ce n’est cependant pas dans ces contextes, qui inclinent souvent à des réactions épidermiques peu propices à une réflexion sereine, que nous voulons situer nos propos. D’autant que nombre d’autres domaines, moins médiatisés en raison de leur dimension technique, tels que le développement des modes alternatifs de règlement des litiges, ou le consentement numérique, et qui pourtant irriguent notre quotidien, sont particulièrement éclairants lorsque l’on veut évoquer les ambiguïtés du consentement.

Derrière l’aphorisme « céder n’est pas consentir », la frontière est plus floue qu’il n’y paraît, expliquait Clotilde Leguil, psychanalyste et philosophe, en 2021, sur France Culture.

En réalité, celui-ci est omniprésent tout bonnement dans le sentiment d’une tension accrue opposant, d’une part, l’excès de consentement associé à l’individualisme (“je suis, donc je dois pouvoir consentir“), d’autre part, la réalité dégradée d’un consentement en trompe-l’œil (“je consens librement à partager toutes mes données ou à acheter impulsivement un objet ?”) et mythifié (la cérémonie du mariage, avec son échange public des consentements, a-t-elle jamais fait disparaître les mariages forcés ?)…

Le consentement, partout et nulle part. Il semblerait que rien ne peut exister sans avoir été consenti. Mais cette banalisation du consentement ne signe-t-elle pas sa fin ?

Aucune place pour la négociation

La valorisation du consentement est flatteuse dans la mesure où elle exalte l’individualisme ambiant et prétend faire rempart à l’abus, à la domination de celui qui veut obtenir d’un tiers une action. En exigeant l’expression objective et concrète d’un consentement, venant souligner l’acte à venir, on protégerait la personne en ajoutant une étape complémentaire entre son être et son comportement : prendre le temps d’objectiver, de matérialiser, son inclinaison pour ce qui vient. La réalité de la mise en œuvre du consentement oblige à modérer cette vision enjouée.

En effet, on ne peut garantir, par le seul consentement, la validité et l’efficacité de la protection des intérêts de la personne. Moins encore en considération d’un consentement de plus en plus souvent donné dans l’urgence, ou du moins dans l’instantanéité, sans qu’un processus de réflexion ne puisse être engagé ni le consentement proprement discerné.

Pourtant, nos relations sociales naviguent entre individualisme et phénomène de masse, et leur appréhension par le droit passe par une sollicitation croissante d’un consentement présenté comme une alternative à l’imposition de la norme. Plutôt que d’imposer un comportement, on sollicite la participation de l’intéressé au processus, par son consentement… Sans pour autant laisser place à la négociation, à la coconstruction de ce qu’il adviendra, sans laisser un choix véritable (on n’impose pas les cookies sur un site de commerce en ligne, mais sans consentement, pas d’accès à tous ces objets du désir).

 

Sait-on vraiment à quoi l’on consent ?

D’un côté, le recours au consentement, si fictif soit-il, est indispensable dans la mesure où il responsabilise la personne qui devra formaliser positivement, par le droit, son adhésion à tel acte, telle action. C’est aussi un insidieux transfert de charge vers l’individu : celui qui consent engage sa responsabilité ; pas de responsabilité sans consentement, à moins que ce ne soit l’inverse.

D’un autre côté, le consentement protège la liberté du consentant à l’égard d’une contrainte privée, publique ou sociale, voire d’un ‘modèle de société’ lorsqu’au nom de certaines valeurs ou raisons impérieuses, on cherche à imposer une action déterminée. Pas de liberté sans consentement, à moins que ce ne soit l’inverse.

De fait, désormais, les invitations – les injonctions ? – au consentement se multiplient, au point que le domaine du consentement s’étend bien au-delà du périmètre traditionnel du contrat. Mais sait-on vraiment à quoi on consent ? Assure-t-on la qualité du consentement ? À la lumière d’un contexte de technicisation globale des relations sociales et de biais cognitifs, il est impératif de questionner le risque de discordance entre le fait de consentir et le sens de ce à quoi l’on consent.

Le développement des formes multiples de recueil du consentement, et à l’évidence l’élargissement du champ de ce dernier, ouvre de nouveaux chemins d’autonomie, mais avec quelle(s) liberté(s) réelles, quels risques, quelles finalités ?

Les formes juridiques

Les neurosciences nous éclairent sur le libre arbitre et ses conditions. La philosophie nous rappelle que consentir n’est pas vouloir. La sociologie révèle la représentation sociale qui se joue lorsque consentir devient céder à la nécessité (que n’est-on prêt à accepter pour intégrer ‘le groupe’, quel qu’il soit ?), tandis que la criminologie alerte : céder n’est pas consentir.

Il est impératif de mieux comprendre le consentement, pour mieux en observer les formes juridiques, partout complexifiées, souvent présumées voire imposées, comme en droit privé des affaires.

Les choses sont donc moins simples qu’il n’y paraît. On soulignera deux éléments.

Premièrement, exiger le consentement ne garantit pas l’authenticité de l’expression de la volonté du consentant. C’est au mieux un “euphémisme du vouloir” (M. Messu, Le sens du consentement, in M. Cannarsa, M. Disant, M. Monot-Fouletier, F. Toulieux, Le Consentement. Mutations et perspectives, Mare et Martin, 2024). Choisir d’aller dans une direction sans pour autant savoir très bien où l’on va, prendre un risque en acceptant d’ignorer partiellement ce à quoi on consent. Chacun fait régulièrement l’expérience d’accepter des cookies, de consentir au partage de données, pour accéder à un service numérique. Quant au malade qui souffre, maîtrise-t-il parfaitement les choix dans son parcours de santé face à un corps médical expert ?

Il n’y a pas dans le consentement le volontarisme que l’on voudrait y voir. Il y a au contraire, de plus en plus, une forme de passivité et de suivisme, voire un risque de fabrique artificielle du consentement (J.-Ph. Pierron, La Fabrique du consentement), mais qui n’engage pas moins le consentant. Placer l’individu à l’abri de son consentement, c’est le mettre à découvert de son engagement. S’étant prononcé avant que l’interaction sociale proposée ne se produise, il ne peut en connaître très précisément les contours : le consentement n’est pas la ratification, il n’est pas toujours libre et rarement parfaitement éclairé, et pourtant il marque de façon objective l’engagement de celui qui l’accorde.

L’une des principales illusions du consentement tient à l’instantanéité dans laquelle il s’exprime. Elle ne laisse pas le temps à la volonté de se construire et d’évoluer. Il est alors d’autant plus impérieux d’organiser le déconsentir. Ce pourrait être particulièrement utile sur Internet, où l’on consent actuellement au partage de nos données sans limites de temps, sans possible regret. Car, en l’état, l’hypervalorisation du consentement revient à préserver moins la volonté autonome du consentant que le maintien dans l’ombre du demandeur, encore considéré comme un tiers qui s’engage peu. Que dit-il précisément de son intention, de ses projets, de ce qu’il fera de notre consentement ?

L’exigence ‘brute’ d’un consentement n’est donc pas en tant que telle une garantie suffisante lorsqu’on veut protéger une potentielle victime. Il n’est pas une fin, mais simplement un moyen ; il n’est pas un aboutissement, mais une étape dont on doit penser la vulnérabilité (comment le recueillir, peut-on s’assurer qu’il soit libre et éclairé ?) et la temporalité (comment tenir compte de l’évolution du contexte ayant donné naissance au consentement ?).

Deuxièmement, éluder le consentement et forcer une personne à entrer dans une relation contractuelle peut parfois être souhaitable. Car le consentement n’est pas qu’un acte solitaire. Il peut être un acte égalitaire, solidaire, conçu comme impliquant les intérêts de tiers, voire un intérêt général.

Ainsi d’une entreprise en position dominante qui, en droit de la concurrence, devra contracter avec des opérateurs qu’elle n’aurait pas choisis si sa volonté pouvait s’exprimer librement. Ainsi également du consentement forcé, lorsqu’est en jeu l’accès à un service jugé essentiel, raison d’être, par exemple, des contrats bancaires imposés aux banques pour l’accès à des services ‘de base’.

C’est bien encore l’intérêt général et la continuité de l’exécution du service public qui justifient d’apprécier de façon différenciée la gravité des vices du consentement dans les contrats administratifs, permettant au juge de maintenir un contrat contre la volonté d’un des contractants (H. Hoepffner, Le consentement dans les contrats administratifs).

Une certaine objectivisation du consentement

Forcer le consentement peut aussi se justifier par la nécessité de lutter contre une discrimination illégale : on ne peut refuser de signer un contrat, ou refuser de le maintenir, à raison du sexe, de l’origine, de l’orientation sexuelle, du lieu de domicile, de l’âge ou de la situation de famille du cocontractant potentiel.

Forcer le consentement contre le contractant, jusqu’où ? C’est un enjeu juridique concret qui traverse les frontières, non sans subtilités, illustré par l’affaire d’une fleuriste américaine ayant refusé de signer un contrat de fourniture de bouquets pour le mariage d’un couple de même sexe (R. De Caria, Love all, serve all (coactivement) : le problème de l’obligation pour les entreprises de contracter contre leur volonté in M. Cannarsa, M. Disant, M. Monot-Fouletier, F. Toulieux, Les Mutations du consentement. Études juridiques internationales, Mare et Martin, à paraître septembre 2025).

Tout ceci témoigne d’une forme d’objectivisation du consentement, qui induit que le consentement n’est plus ce qu’il a si longtemps semblé être, la forme la plus évidente d’expression de l’individualité. Il est sans doute temps d’envisager son alternative pour mieux nommer ce qu’il prétend désigner : une simple autorisation, le témoignage d’une acceptabilité dans laquelle la garantie de la loyauté, condition de la confiance, doit avoir toute sa place.

Marjolaine Monot-Fouletier & Mathieu Disant (FR)


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : ©  qlit.hu.


Plus de littérature en Wallonie…

Découverte de la tombe de Thoutmosis II

Temps de lecture : 7 minutes >

[SCIENCE-ET-VIE.COM, 21 février 2025] Le vent soulève des tourbillons de sable sur le site de Deir el-Bahari, en Haute-Égypte. Sous ces dunes millénaires, un nom surgit des profondeurs du temps : Thoutmôsis II. Longtemps éclipsé par sa célèbre épouse, la reine Hatchepsout, ce pharaon méconnu refait surface grâce à une découverte archéologique majeure.

Les parois rocheuses de la montagne thébaine abritent encore des secrets vieux de 3 500 ans. À l’ombre des temples colossaux de Louxor, un tombeau scellé depuis des millénaires vient de livrer son identité : Thoutmôsis II. Son règne, court et effacé des annales officielles, semblait condamné à l’oubli. Aucun grand monument à son nom, aucune inscription célébrant ses victoires, et une sépulture que l’histoire semblait avoir effacée. Pourtant, la découverte de sa tombe bouleverse cette vision.

Un roi effacé par l’histoire

Thoutmôsis II, quatrième souverain de la XVIIIe dynastie, a régné entre 1493 et 1479 av. J.-C.. Fils de Thoutmôsis Ier et de la reine secondaire Moutnofret, il a accédé au trône en épousant Hatshepsout, sa demi-sœur, issue de l’union royale principale. Peu de monuments portent son empreinte : il a supervisé quelques constructions modestes à Karnak, Elephantine et en Nubie (Semna et Kumma), mais la plupart de ses réalisations ont été éclipsées par celles de sa femme et de son fils.

Militairement, il est crédité d’avoir réprimé des révoltes en Nubie et au Levant, mais les campagnes semblent avoir été menées par ses généraux plutôt que par lui-même, laissant planer le doute sur son réel pouvoir. Son état de santé dégradé, attesté par l’examen de sa momie (corpulence maigre, peau marquée de lésions), renforce l’idée d’un règne sous influence, où Hatshepsout aurait joué un rôle politique majeur dès le vivant de son époux.

La redécouverte de sa tombe remet en question cette image de souverain effacé. Les fragments d’albâtre retrouvés dans la sépulture portent son cartouche royal “Aakheperenre“, confirmant son statut de pharaon à part entière. La présence de passages du Livre de l’Amduat sur les parois prouve qu’il bénéficiait du rituel funéraire réservé aux rois du Nouvel Empire. Le plafond peint en bleu étoilé se trouve similaire à celui des sépultures de Thoutmôsis III et Ramsès VI. Il témoigne de son importance au sein du panthéon royal. Pourtant, son héritage a été largement effacé après sa mort. Hatshepsout, qui s’est proclamé pharaon, a fait modifier les inscriptions en remplaçant son nom par le sien, tandis que Thoutmôsis III, en quête de légitimité, a poursuivi ce travail d’effacement. Cette volonté de le faire disparaître des annales officielles explique pourquoi sa tombe est restée méconnue jusqu’à aujourd’hui.

Une sépulture énigmatique : un tombeau vidé, mais pas pillé

Lorsque les archéologues ont pénétré dans la tombe, une surprise de taille les attendait : la chambre funéraire était vide. Pas de sarcophage, pas d’or, pas de mobilier funéraire. Pourtant, elle n’avait pas été pillée, mais volontairement vidée. Selon les premières analyses, la tombe a subi une inondation catastrophique peu après l’enterrement de Thoutmôsis II. Située sous une ancienne chute d’eau, elle s’est remplie de boue et de gravats. Cela oblige les prêtres à déplacer son corps et ses offrandes vers un autre tombeau.

Cette hypothèse est corroborée par la découverte de fragments de vases funéraires portant son nom, brisés lors du transfert de la dépouille. Selon The Guardian, Piers Litherland, archéologue britannique, explique : Ce n’est que progressivement, à mesure que nous avons passé au crible tous les matériaux – des tonnes et des tonnes de calcaire brisé – que nous avons découverts ces petits fragments d’albâtre, qui ont donné leur nom à Thoutmosis II.”

Où repose donc réellement Thoutmôsis II ? Sa momie, retrouvée en 1881 dans la cachette de Deir el-Bahari aux côtés d’autres pharaons, pourrait ne pas être la sienne. Les nouvelles analyses suggèrent un second déplacement du corps. Si un deuxième tombeau intact existe, il pourrait receler des trésors inestimables et bouleverser notre compréhension des rites funéraires du Nouvel Empire. Mohsen Kamel, directeur adjoint des fouilles, s’enthousiasme : La possible existence d’une seconde sépulture encore inviolée est une perspective fascinante. Nous pourrions découvrir des objets d’une valeur inestimable et obtenir des indices sur la façon dont Thoutmôsis II a été perçu après sa mort”.

Une pièce manquante dans l’histoire des Thoutmosides

La dynastie des Thoutmosides est l’une des plus influentes de l’Égypte antique. Thoutmôsis II, souvent relégué au second plan, se retrouve aujourd’hui au centre d’une période de transition clé. Son fils, Thoutmôsis III, deviendra l’un des plus grands conquérants du pays. Mais des luttes internes marquent son ascension.

Les relations entre Thoutmôsis II, Hatshepsout et leur fils étaient complexes. Officiellement, Thoutmôsis III était l’héritier légitime, mais il était encore enfant à la mort de son père. Hatshepsout a donc pris le pouvoir, non comme régente, mais comme souveraine à part entière. Elle a écarté le jeune prince et a régné plus de vingt ans, bâtissant des temples grandioses et menant des expéditions commerciales florissantes.

Pourquoi Thoutmôsis II n’a-t-il pas laissé de trace plus marquante ? Était-il trop faible pour régner seul ? A-t-il été manipulé par son entourage ? La prise de pouvoir d’Hatshepsout interroge : était-elle prévue dès le vivant de Thoutmôsis II, ou imposée après sa mort ? Les vestiges de sa sépulture pourraient livrer des indices cruciaux sur son influence et l’équilibre des forces à la cour. La question de savoir dans quelle mesure Hatshepsout a remodelé l’histoire pour légitimer son règne reste l’un des grands mystères que cette découverte pourrait enfin éclairer. Piers Litherland souligne : Cette découverte nous permet d’explorer une période clé de l’histoire égyptienne. La question de la transmission du pouvoir entre Thoutmôsis II, Hatshepsout et Thoutmôsis III est plus complexe qu’on ne l’imaginait”.

Un fantôme qui refait surface

Ainsi, pendant des millénaires, Thoutmôsis II a été une ombre, un pharaon sans visage sans héritage visible. Un roi dont le nom ne résonnait qu’en marge des grandes figures de l’Égypte antique. Son règne, jugé trop bref pour marquer l’histoire, s’était dissous dans l’ombre de ceux qui l’ont suivi. Pourtant, la mise au jour de sa tombe vient renverser cette perception. Ce souverain, que l’on croyait relégué à un rôle de transition, retrouve aujourd’hui une place au cœur des débats historiques.

Mais cette redécouverte ne se limite pas à réhabiliter un pharaon oublié. Elle pose une question plus large. Combien d’autres rois, effacés par le temps ou par la volonté de leurs successeurs, attendent leur redécouverte ? L’histoire officielle de l’Égypte antique repose sur des récits écrits par ceux qui ont triomphé. Si une sépulture intacte de Thoutmôsis II venait à être retrouvée, elle pourrait remettre en cause notre compréhension de cette dynastie. Elle révèlerait une version alternative du passé, jusque-là dissimulée sous les sables de la Vallée des Rois.

Laurie Henry


Vestiges de jarres en albâtre portant le nom du défunt. ©Ministère égyptien du Tourisme et des Antiquités

[RTBF.BE, 20 février 2025] La tombe du roi Thoutmosis II a été mise au jour à l’ouest de la célèbre vallée des Rois. Selon les autorités égyptiennes, c’est une première depuis la découverte de la tombe de Toutankhamon, il y a un siècle. Dimitri LABOURY, Professeur d’histoire de l’art, archéologie, histoire et histoire des religions de l’Égypte pharaonique à l’Université de Liège explique la portée de cette découverte dans Le Monde en direct.

Dimitri Laboury s’est rendu à plusieurs reprises dans cette région d’Egypte. “Il y a peu de tombes de rois de l’Egypte ancienne que nous n’avons pas encore identifiées. Pour l’époque qui nous concerne – la deuxième moitié du deuxième millénaire avant notre ère – il en restait deux“, explique l’égyptologue.

Cela faisait un siècle qu’aucune tombe royale n’avait été découverte. Malgré son importance, cette trouvaille est jugée moins spectaculaire que celle de Toutankhamon, il y a 100 ans. “La tombe est relativement petite et a probablement été vidée à plusieurs reprises et saccagée par des intempéries“, précise Dimitri Laboury.

Les archéologues espèrent que la momie pourrait avoir été réenfouie pas loin. Une momie étiquetée au nom de Thoutmosis II existe cependant déjà. Il est donc probable qu’on ait déjà cette momie. Malgré tout, il y a une multitude de petites choses intéressantes d’un point de vue historique et archéologique dans cette tombe“, ajoute-t-il.

Thoutmosis II

Il était l’époux et demi-frère de la reine Hatchepsout, sans doute un peu plus connue que lui. “C’est un roi qui a régné très peu de temps, trois ou quatre ans. Il est très probablement décédé avant l’âge de 20 ans. Il a dû épouser sa demi-sœur pour des questions de succession et c’est elle qui s’est occupée de son inhumation. La reine Hatchepsout est devenue célèbre en raison de son statut unique de femme et de reine régnante, une rareté dans l’histoire des royautés“, précise Dimitri Laboury.

L’égyptologie “moderne”

En général, les égyptologues n’aiment pas qu’on leur demande s’il reste encore des trésors enfouis sous le sol égyptien. “C’est difficile de pronostiquer des résultats de fouilles à l’avance même si on cherche toujours avec des objectifs particuliers qui sont connus avant d’ouvrir le terrain. Cependant, l’Egypte ancienne est une civilisation qui, pendant trois millénaires, a essayé de laisser une trace pérenne et des monuments conçus pour l’éternité. La plupart des grands sites ont été découverts dès le début du 19e siècle mais force est de constater qu’il y a de nouvelles découvertes quasiment tous les trimestres. Les trouvailles sont peut-être moins spectaculaires qu’un grand temple caché, des pyramides ou le trésor de Toutankhamon, mais on trouve des choses très fréquemment“, explique Dimitri Laboury.

L’archéologue se pose de nouvelles questions aujourd’hui. Sur base du même matériel, l’analyse n’est plus faite de la même manière. “Toutes les sciences historiques évoluent avec la société qui les porte. Par exemple, en ce début de 21e siècle, on s’intéresse aux changements climatiques dans l’Antiquité. On se rend compte qu’ils ont joué un rôle important dans l’effondrement de la période de gloire de la civilisation pharaonique. On s’intéresse aussi beaucoup plus aux figures féminines qu’auparavant. […] On réinterroge les matériaux archéologiques à l’éclairage de nouvelles questions. On s’intéresse plus aux épidémies depuis le covid également“, ajoute-t-il.

Les autorités égyptiennes

Ce ne sont ni les archéologues ni les équipes britanniques qui ont annoncé la découverte de la tombe de Thoutmosis II. Aujourd’hui, ce sont les autorités égyptiennes qui décident du moment et de la manière de révéler une telle trouvaille. “Quand on signe des contrats de fouilles, il y a une clause qui précise que les découvertes majeures ne peuvent pas être médiatisées sans l’aval du Ministère qui distille ces informations à espaces réguliers. Ça permet d’entretenir l’intérêt du grand public pour l’égyptologie qui permet d’alimenter le secteur du tourisme en Egypte. […] En réalité, ça fait deux ans que cette tombe a été découverte“, conclut Dimitri Laboury.

Audric De Tuez


[INFOS QUALITÉ] statut : validé | mode d’édition : partage, décommercialisation et correction par wallonica | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations :  © Ministère égyptien du Tourisme et des Antiquités


Plus de presse en Wallonie et à Bruxelles…

KLINKENBERG : Culture libératrice ou culture libertarienne ? (2025)

Temps de lecture : 5 minutes >

[LALIBRE.BE/DEBATS, 12 mars 2025] La rubrique Débats de La Libre vient de publier un texte intitulé “La culture ne devrait pas grimper par subsides, mais s’élever par plébiscite” (8 mars 2025). La culture a sauvé sa vie, nous explique son auteur, en lui permettant de comprendre le monde. Comment ne pas applaudir ? Nous sommes nombreux à avoir fait les mêmes expériences, et j’ai eu le plaisir tout personnel de constater que j’ai vibré aux mêmes textes que lui. Mais on est bien étonné quand il nous explique ce qui relie secrètement ceux-ci : serait-ce la passion du style ? la pénétration psychologique ? le coup d’œil sociologique ? Non : “Ces œuvres n’ont pas eu besoin d’un gouvernement ou d’un ministre de la culture pour exister.

© tract-linguistes.org

À partir de ce constat, l’ode à la culture se mue en une véritable charge contre la “culture subventionnée” : une culture élitiste “arrosée par l’argent public” ; une culture dont les acteurs vivraient “dans un entre-soi confortable“, “se félicitant mutuellement d’être financé par l’État plutôt que d’être acclamé par le public.” Et se profile ainsi un monde où l’artiste doit pour percer “ajuster son œuvre à des critères politiques et idéologiques“, séduire “un comité ministériel” et obéir à un “cahier des charges bureaucratique.” Je dois commencer par rassurer l’auteur. Ce qu’il décrit n’existe tout bonnement pas dans le pays où nous vivons, lui et moi : la Belgique francophone.

Je ne puis certes témoigner que de quelques modestes expériences de la “culture subventionnée” de ce pays : dix années à la Commission d’aide à l’édition, vingt autres à la Commission des lettres, quarante au Conseil de la langue française. Toutes charges exercées bénévolement, à titre de service à la communauté, en marge de ma carrière de chercheur.

Prenons pour seul exemple la Commission des lettres. Son travail consiste principalement à attribuer des bourses permettant à des écrivains et écrivaines d’être soulagés, un mois ou deux et quelque fois davantage, de leurs charges quotidiennes de façon à leur permettre de mener à bien leur œuvre dans les meilleures conditions ; à sélectionner les textes qui représenteront la littérature de notre Communauté dans les pays où l’on s’intéresse à nous ; à évaluer des projets éditoriaux risqués.

Sont-ces des “fonctionnaires” qui opèrent ces choix ? Non : on ne trouve dans cette Commission que des citoyens comme moi, représentant un éventail de profils et de sensibilités très diversifié : des auteurs et autrices ; des représentants des associations professionnelles (d’écrivains, de l’édition), des universitaires ayant fait de la culture leur objet de recherche et offrent leur expertise à la collectivité… À elle seule, cette diversité interdit que la créativité encouragée puisse être orientée par quelque critère idéologique. Au contraire, elle rend les membres de la Commission et celles et ceux qu’elle soutient témoins et acteurs des tensions inhérentes à la création. Elle les préserve de l’encroûtement et les pousse à être sensibles aux “attentes culturelles de l’époque“, qui seraient parait-il boudées par la culture subsidiée. Et, loin de les inciter à vivre dans un entre-soi, tend à les rendre pleinement acteurs de la société. Et jamais — je dis bien : jamais — un ou une ministre de la culture n’a interféré dans notre travail pour imposer ses vues.

On devrait donc sourire devant le tableau brossé, en l’attribuant généreusement à un enthousiasme frôlant la naïveté. Comme on devrait sourire devant une certaine conception romantique de la création, où l’artiste est génial parce que maudit, innovant parce que misérable : “L’histoire nous enseigne que c’est la contrainte et la nécessité qui forcent la créativité.

Mais non : nous ne pouvons pas sourire.

Derrière les critiques adressées à une culture vivant de subventions se profile en effet une conception politique de la culture. On se souviendra qu’un président de parti belge a récemment fait savoir qu’il verrait bien disparaitre chez nous le Ministère de la culture (il n’y a pas de tel Ministère aux États-Unis, et la culture étasunienne domine pourtant le monde, nous expliquait-il…). Dans cette conception, on verrait la culture débarrassée de la “tutelle étatique“, ses ressources pouvant à la rigueur provenir du mécénat privé, mais on verrait surtout ses critères de qualité désormais définis par le seul audimat.

Non, nous ne pouvons pas sourire. Car une révolution culturelle a lieu, des deux côtés de l’Atlantique. Elle correspond à un plan cohérent, où les secteurs publics se voient dénier toute légitimité, que ce soit dans la culture ou dans la science. Des deux côtés de l’Atlantique, on oppose les prétendus privilèges d’une “poignée d’initiés” au vrai peuple. Ce peuple à qui les oligarques prétendent rendre sa dignité, mais en lui vendant ce temps de cerveau disponible qui lui permettra d’audimater à qui mieux mieux.

His dark Materials (2019) d’après Philip Pullman © imdb.com

Bien sûr, c’est du côté occidental de l’Atlantique que cette révolution culturelle se manifeste aujourd’hui de la manière la plus spectaculaire. Nous y voyons, éberlués, un gouvernement sabrer chaque jour dans les programmes culturels, mais aussi dans les programmes de recherche, les programmes d’éducation, les programmes alimentaires ; on l’y voit mettre en place une chasse à la science, sœur de la culture, et à l’esprit scientifique tout court. Et tout cela toujours au nom de la liberté, cette liberté qu’invoquait J.D. Vance pour critiquer une Europe ne s’ouvrant pas assez aux partis liberticides. Et s’il est trop facile d’évoquer 1984, cette terrifiante parabole où les mots sont pervertis, on ne peut être que frappé par le fait que la trumpienne traque aux sorcières (“Prendre les mesures appropriées pour corriger les fautes passées du gouvernement fédéral“) est programmée dans un décret prétendant “Rétablir la liberté d’expression et mettre fin à la censure fédérale.” On frémit donc quand on voit la notion de culture être associée à celle de liberté, quand on sait comment ce mot est aujourd’hui détourné de son sens noble, dans un tour de passe-passe orwellien.

Car si c’est du côté américain que cette révolution culturelle-là se fait le mieux voir, elle a commencé aussi chez nous, et l’opposition que d’aucuns établissent entre la culture qui sait se vendre et une culture élitiste déconnectée du réel participe de cette acclimatation. Au moment où le président des États-Unis demande à la nouvelle ministre de l’Éducation, Linda McMahon, de démanteler son ministère — ce qui pourrait donner des idées plus grandioses encore à ceux qui entendent démanteler chez nous celui de la culture —, il est temps de nous opposer, à notre niveau, à un mouvement dont l’aboutissement, l’histoire nous l’a appris, est l’abolition du savoir, de la culture et, in fine, de la vraie liberté : non celle de quelques-uns, mais celle de toutes et tous.

Jean-Marie Klinkenberg, Membre de l’Académie royale de Belgique


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition, correction et iconographie | sources : lalibre.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © cultures.fr ; © tract-linguistes.org ; © imdb.com | Merci à Jean-Marie Klinkenberg.


Plus de presse d’opinion en Wallonie…

CARNE & PREVERT : 80 bougies pour les Enfants du paradis !

Temps de lecture : 5 minutes >

[THECONVERSATION.COM, 3 mars 2025Il y a 80 ans sortait sur les écrans Les Enfants du paradis, film à la genèse chaotique réalisé par Marcel Carné et écrit par Jacques Prévert. Après Jenny (1936), Drôle de drame (1937), Quai des brumes (1938), Le jour se lève (1939) et les Visiteurs du soir (1942), le célèbre duo du cinéma français donnait naissance à un miracle cinématographique dans une France libérée. Enfanté dans un pays que l’occupant voulait museler, le film put exister grâce à la solidarité et la ténacité d’une équipe exceptionnelle et clamer haut et fort l’amour et la liberté.

Une ode poétique à l’amour et à la liberté

Le sujet principal du film est l’amour contrarié. La foraine Garance (Arletty), qui adore la liberté, catalyse l’amour de quatre protagonistes. Celui de Baptiste (Jean-Louis Barrault) est ardent et rêveur. Celui de Frédérick Lemaître (Pierre Brasseur) est sensuel et tout en paroles. Celui de Lacenaire (Marcel Herrand) est plus cérébral. Celui du comte de Montray (Louis Salou) est vénal. Seul l’amour de Garance et Baptiste est vrai et réciproque. Il constitue l’intrigue principale autour de laquelle les autres amours se positionnent, comme autant d’intrigues secondaires.

On retrouve là une spécificité scénaristique de Prévert : inventer des intrigues satellites et multiplier les personnages secondaires afin de composer des rôles à foison pour ses amis acteurs. C’est pourquoi, quand il commence un scénario, il conçoit d’abord les protagonistes : il saisit une immense feuille sur laquelle il trace des lignes horizontales, comme une sorte de portée musicale sur laquelle il les dispose, des plus importants aux moins importants. En bas de la page, il ajoute des musiciens et chanteurs de rue ou des marchandes de fleurs, comme autant de petits rôles supplémentaires pour les copains. Chaque protagoniste est caractérisé par des mots et des dessins. Dès ce premier stade créatif figurent des bribes de dialogues qu’on entendra in fine dans le film. C’est le cas de “Claire comme le jour, Claire comme de l’eau de roche” pour définir Garance.

La planche en couleurs dessinée par Jacques Prévert © Collections de la Cinémathèque française et de la Fondation Jérôme Seydoux-Pathé

La qualité principale du scénario réside dans la densité de la structure dramaturgique. La multiplication des intrigues périphériques donne sa force à l’histoire et le thème central qu’est l’amour permet d’aborder la question de liberté individuelle et de la capacité à s’émanciper des diktats sociaux. Ce qui frappe aussi, c’est la présence de personnages féminins émancipés. Garance et Nathalie (Maria Casarès) sont effectivement différentes de la plupart des figures féminines cinématographiques d’alors, souvent cantonnées aux rôles de faire-valoir des hommes.

Enfin, les dialogues de Prévert font mouche, ils fonctionnent à l’émotion, avec une apparente simplicité pourtant si difficile à obtenir. Ils viennent du cœur et vont au cœur, et sont prononcés avec “des mots de tous les jours“, pour reprendre une expression de Garance.

Les images inventées par Carné naissent de ces dialogues ciselés et poétiques et sont au service des mots. Le réalisateur conçoit chaque plan en adéquation avec le verbe. De plus, il est doué pour les scènes de foule, pour le mouvement qu’il y insuffle. Et il excelle dans l’alternance de scènes d’ensemble et de plans rapprochés sur les visages, souvent de face, mettant à nue la solitude des personnages.

Un film réalisé pendant la guerre

L’acteur Jean-Louis Barrault, entré à la Comédie-Française en 1940 où il y rencontre un vif succès avec ses mises en scène de Phèdre (1942) et du Soulier de satin (1943), fut le déclic, l’étincelle des Enfants du paradis. Avec leur film précédent, les Visiteurs du soir (1942), Carné et Prévert s’étaient réfugiés dans le Moyen-Âge afin d’éviter la censure de Vichy et avaient notamment marqué les esprits avec une scène finale donnant à voir un cœur résistant, continuant de battre sous la pierre.

À Nice en 1942, Carné et Prévert cherchent un nouveau sujet de film, non sans difficulté du fait de l’Occupation, quand ils rencontrent par hasard leur ami Barrault sur la promenade des Anglais. Alors pris de passion pour la vie du célèbre mime des années 1830, Deburau, et par ricochet pour l’acteur contemporain du parlant, Frédérick Lemaître, le comédien raconte à ses camarades que le mime a tué d’un coup de canne un homme qui a insulté sa compagne, et que tout Paris s’est précipité à son procès pour l’entendre parler !

Carné est enthousiaste à l’idée de mettre en scène le boulevard du Temple et sa multitude de théâtres. Quant à Prévert, il s’enflamme pour un personnage à peu près contemporain de Deburau, Lacenaire : le poète assassin, l’écrivain public, l’escroc, l’anarchiste dandy avant la lettre, celui qui se dit victime de l’injustice de l’humanité et qui a déclaré la guerre à la société. Le scénariste perçoit d’emblée une chance qu’il ne peut que saisir : “On ne me permettra pas de faire un film sur Lacenaire mais je peux mettre Lacenaire dans un film sur Deburau.”

Prévert, le décorateur Alexandre Trauner, le compositeur Joseph Kosma et le costumier Mayo, œuvrent dans un mas provençal isolé près de Tourrettes-sur-Loup (Alpes-Maritimes). La documentation nécessaire au projet provient surtout du Musée Carnavalet ; elle est rapportée par Carné. Outre les gravures d’époque, les sources sont aussi textuelles, principalement Histoire du théâtre à quatre sous, pour faire suite à l’Histoire du Théâtre-Français (1881), de Jules Janin.

Le mas devient alors une sorte de phalanstère où Trauner et Kosma, qui sont juifs et qui n’ont pas le droit de travailler, sont cachés et œuvrent clandestinement, grâce à la solidarité courageuse et agissante de Carné et Prévert.

Six mois sont nécessaires pour l’écriture du film. C’est la première fois que Prévert écrit seul un scénario original. Le tournage débute le 16 août 1943 et se termine le 15 novembre 1944. Il connut de violents orages qui détruisent les décors des studios de la Victorine de Nice, les restrictions liées à l’Occupation, les bombardements lors des scènes tournées à Paris, la pénurie de pellicule et son achat au marché noir, l’arrestation de résistants qui participaient au tournage…

Une empreinte cinématographique indélébile

La sortie des Enfants du paradis a été retardée jusqu’à la Libération afin d’être proposée au public dans une France délivrée du joug nazi. L’histoire de Baptiste, l’amoureux solitaire jeté dans l’absurdité d’un monde hostile, trouve alors un fort écho chez celles et ceux qui sortent de la Seconde Guerre mondiale. En 1945, 428 738 spectateurs le voient. Cinquante ans plus tard, le film marque toujours les esprits d’une empreinte indélébile. En 1995, il est en effet élu meilleur film du premier siècle du cinéma et la même année, il est classé par l’Unesco au patrimoine mondial.

L’impact des Enfants du paradis est grand chez de nombreux artistes. Il est vrai que le film rend aussi hommage au muet contre le parlant, en mettant en avant le mime, et donc par ricochet au cinéma muet ; quand on étudie le premier brouillon scénaristique de Prévert, on peut d’ailleurs déchiffrer ‘Buster Keaton’, dans la ligne caractérisant Baptiste, et découvrir un dessin des frères Lumière…

Impossible de dresser ici un inventaire (à la Prévert !) de tous les artistes touchés mais citons, de manière éclectique, trois d’entre eux. En 1984, le cinéaste François Truffaut déclare : “J’ai fait vingt-trois films (exactement le même nombre que Carné), des bons et des moins bons. Eh bien, je les donnerais tous sans exception pour avoir signé Les Enfants du paradis.” En 2016, le réalisateur franco-chilien Alejandro Jodorowsky adresse un joli clin d’œil au carnaval si emblématique des Enfants du paradis dans son film Poesía sin fin. En 2020, dans son autobiographie Échappées belles, le comédien Denis Lavant évoque l’importance de “cette démonstration par le geste”, de “cette plaidoirie silencieuse” qu’il a “retenue par cœur. Beauté idéale d’un art qui servirait à rétablir la vérité…” et conclut : “Vous comprendrez donc que les Enfants du paradis m’inspire à tous les niveaux, c’est pour moi une matrice de jeu, de vie, de poésie.

Chef-d’œuvre de poésie, de liberté et d’humanité, les Enfants du paradis a considérablement oxygéné la vie de son époque et continue à oxygéner la nôtre.

Carole Aurouet, Université Gustave Eiffel


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : ©  DP.


Plus de littérature en Wallonie…

 

AI Slop : ce phénomène créé par l’intelligence artificielle nous amène-t-il vers un “internet zombie” ?

Temps de lecture : 4 minutes >

[RTBF.BE, 21 février 2025] L’intelligence artificielle envahit de plus en plus notre monde et brouille les frontières entre réel et imaginaire. Un phénomène relativement nouveau inonde internet : l’AI Slop. Pour le moment sans contrôle, il menace notre confort numérique. Explications dans Matin Première. 

L’AI Slop se manifeste sur de nombreux sites que vous consultez peut-être tous les jours comme Pinterest. Cette plateforme d’inspiration fait défiler sous vos yeux des images selon vos centres d’intérêt – cuisine, mode, dessin, photo, coiffure, déco – et vous épinglez celles qui vous plaisent dans des tableaux dédiés qui ne sont qu’à vous, qui sont publics ou privés, sortes de vision boards de votre vie rêvée : que ce soient des idées de vêtements “vintage pour l’hiver”, ou des idées pour décorer vos toilettes avec du papier-peint. Bref, Pinterest c’est une petite bulle tout à fait superficielle et confortable dans laquelle se lover quand le monde va mal. Mais cette bulle ne protège plus sur Pinterest : la plateforme est en train de muter sous nos yeux. Les photos de déco se ressemblent de plus en plus, les modèles maquillage ou coiffure ont la peau et la beauté trop lisse. Même les recettes : les assiettes remplies de pâtes sont désormais irréelles.

Internet gangréné par les images produites par l’IA

En effet, Pinterest est gangrené par les images générées par l’IA. 70% des contenus sur la plateforme sont faux aujourd’hui. C’est la directrice créative d’une agence de pub qui l’affirme dans une enquête menée par le Figaro. Elle le sait car au sein de son agence elle-même, on fournit de plus en plus d’images produites par IA. C’est tellement moins cher et plus facile que d’organiser une séance photo avec des comédiens.

Des milliers d’utilisateurs se plaignent du même problème sur plusieurs forums Reddit. Une dame parle même des modèles de crochet qui sont maintenant générés par IA. Et donc impossibles à reproduire dans la vraie vie. Les internautes sont en colère, demandent à la plateforme d’instaurer un outil de filtre pour signaler et éviter ces fausses images. Peine perdue semble-t-il pour le moment.

Mais c’est quoi exactement l’AI Slop ?

‘AI’ c’est pour ‘Artificial Intelligence’. ‘Slop’ en anglais désigne la bouillie industrielle que l’on donne aux cochons… L’AI Slop c’est donc l’expression pour nommer cette bouillie d’IA que l’on nous sert sur tous les supports numériques.

© radiofrance.fr

On l’a dit, Pinterest n’est pas le seul site concerné : vous trouverez des vidéos sur YouTube ou TikTok générées par l’IA, souvent pleine d’erreurs et doublée d’une fausse voix, vous tomberez sur de faux sites de recettes, avec des images fake et des instructions où il manque des ingrédients ou qui ne veulent rien dire, on parle même de livres générés par IA, auto-édités puis vendus sur Amazon.

Bref, l’AI Slop, c’est une masse numérique jetable, sans aucune valeur ajoutée, qui est produite à grande échelle avec, derrière, l’intention de faire du profit. L’objectif de ce foisonnement d’images fausses, c’est de nous faire regarder des vidéos ou de nous rediriger vers des sites ‘zéro contenu qualitatif’ mais sur lesquels nous sommes exposés à de la publicité.

Des enjeux financiers pour des créateurs d’images à partir d’IA en Asie

Puisqu’il faut faire du clic, ces faux contenus vont suivre les logiques algorithmiques. Il faut que ça provoque de l’engagement. Les célébrités, les cryptomonnaies, les enfants, les animaux, sont des sujets qui fonctionnent bien. Et d’où viennent ces contenus ? Le site 404 Media a par exemple remonté le fil jusqu’à des internautes en Inde ou d’en d’autres pays d’Asie qui produisent ces images pour se voir rétribuer par le programme Performance Bonus de Facebook. Ils reçoivent quelques dizaines de dollars par image ayant percé et cela peut grimper quand celle-ci devient virale. Et peu importe si l’image et les informations sont fausses.

Le Figaro explique par exemple que le 31 octobre dernier, des milliers de personnes ont afflué dans les rues de Dublin pour une parade d’Halloween… c’était faux. C’est un site créé par IA et sourcé au Pakistan qui avait perçu que c’était un thème qui générait du trafic. Même chose pour un soi-disant feu d’artifice à Birmingham pour le Nouvel An.

Une perte de confiance et un internet à deux vitesses

Face à cet afflux d’images incontrôlées et incontrôlables, il faudra voir si les plateformes vont réagir, imposer un filtre, trier ces images et ces infos. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Il faut dire que les internautes postent de moins en moins sur les réseaux et cet afflux d’images artificielles vient donc compenser pour l’instant.

Car les effets pourraient être dévastateurs pour des plateformes abondamment utilisées. Si le slop continue d’enfler, on va d’abord perdre confiance, se méfier de tout et se lasser. Une artiste interrogée par le Figaro explique notamment que pour elle, Pinterest n’est déjà plus un vrai moteur de recherche, fiable, essentiel.

Sur le long terme, deux options s’offrent à nous, engendrant une refonte structurelle d’internet :

      • On naviguerait sur un internet zombie, envahi de contenus irréels dont la masse exponentielle sera alimentée par des IA qui échangeront entre elles et auront leur propre compte sur les RS. On pourrait imaginer alors un internet à deux vitesses, cet internet zombie low cost pour les pauvres, et des espaces de contenus de qualité mais qui nécessitent le temps, les compétences et l’argent pour être trouvés. Autant dire réservé à une classe mieux armée socioéconomiquement ;
      • On connaîtrait un sursaut, un grand ‘non’ généralisé à ces contenus, et des plateformes qui instaurent des filtres. Un retour vers les contenus de référence, comme les médias traditionnels ou les contenus labellisés humains. Une nouvelle ère des blogs et des sites persos, sans algorithmes.

La saturation du slop serait-elle peut-être le sursaut dont on a besoin pour repenser nos usages numériques ?

Marie Vancutsem


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition, correction et iconographie | sources : rtbf.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © pplware.sapo.pt ; © radiofrance.fr.


Plus de presse en Wallonie…

ARTIPS : La guerre des caleçons

Temps de lecture : 2 minutes >

[NEWSLETTERS.ARTIPS.FR, 7 mars 2025] Où l’on dit à des modèles d’aller se rhabiller. 1901. Il y a du rififi à l’École des Beaux-Arts de Paris ! Le conseil supérieur vient de recevoir une pétition adressée par plusieurs étudiantes. Celles-ci réclament l’égalité complète avec leurs camarades masculins lors des concours…

À cette date, cela fait seulement quatre ans que la vénérable institution a ouvert ses portes aux femmes. Et on compte veiller sur la moralité des élèves, masculins comme féminines, en les séparant ! Les nouvelles étudiantes se forment donc dans deux ateliers, de peinture et de sculpture, qui leur sont réservés. Au programme, étude de l’art antique et surtout dessin sur modèle vivant, alors considéré comme la base de la formation. Cela permet d’apprendre l’anatomie et de mieux comprendre le mouvement des muscles avant de passer à de grandes compositions.

GOLTZIUS, Hendrick (1558-1617) : Hercule (1617) © BnF

Voilà justement le souci. Pour des raisons de ‘décence’, l’école a décidé que les modèles masculins exposés aux yeux des jeunes femmes seraient couverts d’un caleçon, c’est-à-dire d’un pagne. Lors des concours mixtes, cela les défavorise : les professeurs, qui doivent juger et récompenser les meilleurs dessins présentés anonymement, savent d’un coup d’œil quel est le sexe de l’auteur ! Les artistes en herbe réclament donc de dessiner des modèles entièrement nus.

Le conseil voit les choses autrement : pourquoi ne pas plutôt vêtir les modèles pour tous les élèves ? La première entrée à l’école, Marguerite Jamin, plaide pour cette solution “qui ne détruit en rien l’harmonie du corps.” Mais loin de calmer les esprits, cette idée, qui rompt avec la tradition, cause une protestation générale. Bientôt, les hommes eux-mêmes manifestent pour que les modèles soient nus pour tous et toutes !

La nudité c’est la vérité, c’est la beauté, c’est l’art.

Isadora Duncan

C’est finalement la solution retenue. Grâce à cette absence de distinction, les femmes peuvent briller dans tous les concours. En 1911, Lucienne Heuvelmans est ainsi la première lauréate du prestigieux prix de Rome.

Adeline Pavie


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition, correction et iconographie | sources : newsletters.artips.fr | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : CAILLEBOTTE, Gustave (1848-1894), Homme s’essuyant la jambe (vers 1884) © Collection particulière Lea Gryze ; © BnF – Gallica.


Plus d’arts visuels en Wallonie…

CHENG : Le poète français venu de Chine, une vie d’exil et de recommencements

Temps de lecture : 5 minutes >

[THECONVERSATION.COM, 3 mars 2025] C’est l’un des plus grands poètes contemporains de langue française. François Cheng a pourtant appris à parler et écrire en français à l’âge adulte seulement, après un exil forcé de sa Chine natale. La sortie de son nouveau roman Une nuit au cap de la chèvre est l’occasion de revenir sur sa vie, faite d’exil et de recommencements. Elle a donné naissance à une œuvre poétique et artistique où la réflexion sur la mort et la beauté se lie à l’obsession de tracer des ponts entre l’Orient et l’Occident, entre les différents arts, entre soi et l’Autre.

Rien ne prédestinait le petit Cheng Chi-Hsien, natif de la région chinoise du Jiangxi à venir un jour en France, encore moins à devenir un poète français reconnu mondialement, siégeant à l’Académie française. Au cours de son existence, Cheng Chi-Hsien va pourtant choisir le nom de François Cheng, signer ainsi une vingtaine de recueils de poésie et de romans, autant d’essais, et ne cessera de bâtir des ponts entre l’Orient et l’Occident, tout en proposant une réflexion sur les grands thèmes universels que sont par exemple la beauté, la mort et l’âme. Âgé aujourd’hui de 95 ans, voici son histoire.

Une découverte précoce de la littérature française avant la douleur de l’exil

François Cheng est né en 1929 dans une famille chinoise de lettrés et d’universitaires. Initié à la calligraphie par son père, il pratique cet art dès son plus jeune âge. Ses études secondaires à Chongqing, dans le sud de la Chine, sont marquées par la lecture d’auteurs occidentaux tels qu’André Gide et Romain Rolland, traduits et appréciés par les lettrés chinois du début du XXe siècle. À quinze ans, il écrit son premier poème en chinois, intitulé L’eau, qu’il retranscrit et traduit plus tard dans le cahier de l’Herne qui lui est consacré.

Mais cette vocation précoce pour la création littéraire va être bouleversée par la guerre sino-japonaise de 1937 à 1945 qui, en le contraignant à un long exode, perturbe également sa scolarité. Pendant cette période, il côtoie maintes fois la mort, “sous les bombardements, emporté par une épidémie ou tout bêtement par un faux pas.” Cette vie d’exil l’empêche dans un premier temps de s’engager dans des études supérieures. Finalement, grâce aux relations de son père, il est admis en 1947 dans une université privée de Nankin, où il commence des études de littérature anglaise, avant d’abandonner au bout de six mois, dans un élan de rébellion confuse, lui qui était autrefois un bon élève devient “une espèce d’écorché vif, un révolté sans idéologie.”

L’arrivée en France

Il arrive à Paris le 31 décembre 1948, emmené par son père, expert en sciences de l’éducation, à l’occasion d’une conférence internationale préfigurant la fondation de l’Unesco. Son père obtient dans la foulée un contrat d’un an à Paris. L’année suivante, avec le changement de régime dans une Chine bouleversée, sa famille choisit de partir aux États-Unis, où ses parents ont fait leurs études.

Âgé de vingt ans, François Cheng décide lui de rester seul en France. Fasciné par la culture occidentale, il y est venu pour étudier la peinture et bénéficie pour cela d’une bourse pendant deux ans. Il envisage ensuite de retourner dans son pays natal, mais la situation politique en Chine, notamment la campagne contre les intellectuels lancée à partir de 1954, rend cela impossible. Toute forme de création y est devenue impraticable. C’est alors qu’il prend conscience de son exil, poursuivi par une sorte d’interrogation métaphysique sur lui-même : “Qui suis-je ? Pourquoi suis-je si loin de ma terre natale ? Quel est ce destin absurde ?

L’apprentissage du français ou l’ivresse de renommer les choses à neuf

Sans connaître un mot de français, il traverse une période d’interrogation intense. L’abandon de sa langue maternelle et l’inaccessibilité de sa langue d’accueil font de lui un homme sans parole, situation particulièrement déchirante pour quelqu’un qui nourrit l’ambition de se consacrer à la création littéraire et de devenir poète. La barrière de la langue le réduit à une “condition d’immigré qu’on traite mal et dont on bafoue la dignité.”

Afin de briser cette barrière, il suit des cours de langue à l’Alliance française et des cours de civilisation française à la Sorbonne. Petit à petit, immergé dans cette terre d’accueil et initié au français, il éprouve “l’ivresse de renommer les choses à neuf comme au matin du monde.” Après une première analyse d’un long poème des Tang, il applique la méthodologie du structuralisme et de la sémiologie pour introduire l’art classique chinois en France dans deux essais : L’Écriture poétique chinoise (1977) et Vide et plein, le langage pictural chinois (1979). Par la suite, il publie un ouvrage sur l’histoire de la peinture chinoise, L’Espace du rêve : mille ans de peinture chinoise (1980), et deux monographies sur des peintres classiques, Chu Ta : le génie du trait (1986) et Shitao : la saveur du monde (1998).

Traductions et création

Toujours à la poursuite d’un dialogue entre ces deux cultures, il traduit en chinois des poètes français dans son Anthologie de sept poètes français (1984). Ses traductions deviennent par la suite un bréviaire pour les chercheurs chinois en littérature française. Parallèlement, il traduit en français des poèmes chinois dans Entre source et nuage (1990). Il ne tarde pas à commencer sa propre création littéraire avec son premier roman, Le Dit de Tianyi (1998). Dans la préface de la version chinoise de ce livre, il explique que le parcours du personnage principal reflète celui de toute une génération d’intellectuels qui ont vécu les bouleversements suivant la fondation de la ‘Nouvelle Chine’ par Mao en 1949.

En parallèle à ses romans, essais, traductions, livres d’art et monographies, il commence aussi à écrire des poèmes en français. Son premier recueil de poèmes en français, intitulé De l’arbre et du rocher, voit le jour en 1989 aux éditions Fata Morgana. D’autres suivront, dont les trois recueils publiés dans la collection Poésie/Gallimard : À l’orient de tout (2005), La Vraie gloire est ici (2015), et Enfin le royaume (2018), une trilogie qu’il considère comme “de loin la part la plus essentielle de ma création.” À cela s’ajoute un dernier recueil de poésie paru en 2024, Suite orphique.

Un maître passeur qui embrasse l’unité

Son innovation linguistique, marquée par l’invention de binômes et de trinômes, l’usage de mots disséqués, ainsi que l’introduction d’images et de termes chinois, enrichit le vocabulaire et le paysage artistique français. Il décide de remplacer son prénom chinois Chi-Hsien 紀賢, qui signifie ‘célébrer la sagesse’ et renvoie au confucianisme, par Baoyi 抱一, ’embrasser l’unité’. Cette expression, qui apparaît deux fois dans le Laozi [Tao-te-king] texte fondamental du taoïsme, souligne l’ancrage de son univers poétique dans cette pensée. Sa poésie révèle parfois une rencontre entre les voies taoïste et christique : “Alors souffle le juste Vide médian/Alors passe, in-attendu, l’ange.” N’oublions pas que lors de sa naturalisation en 1971, il choisit François comme prénom français : “François comme France et français, oui, mais aussi l’humble entre les humbles, celui qui parlait à Assise aux oiseaux.

Avec ses écrits, il établit un pont entre l’Orient et l’Occident, et partage son expérience de l’altérité. Ses œuvres sont traduites et présentées pour la première fois en Chine continentale en 1998. Avec son élection à l’Académie française en 2002, ses ouvrages prennent une influence grandissante en Chine.

Dans un article du Nouvel Observateur, le poète Claude Roy lui décerne le titre de “maître passeur” et affirme que “François Cheng est un vivant démenti de l’adage de Kipling selon lequel l’Est et l’Ouest ne peuvent jamais se rencontrer tout à fait.” François Cheng lui-même se définit comme un “infatigable pèlerin de l’Occident.” Avec ses œuvres qui illustrent sa quête incessante du dialogue entre les arts et les cultures, il encourage ses lecteurs à embrasser les différences et à établir une relation d’échange créatif avec l’Autre.

Zhang Guochuan, INALCO

Cet article est publié en partenariat avec l’Agence universitaire de la Francophonie.


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © philomag.com | Voyez aussi :


Plus de littérature en Wallonie…

 

PHILOMAG.COM : Spinoza et la joie dans l’Ethique (supplément au n°63)

Temps de lecture : 25 minutes >

L’Éthique est un traité de l’effort de vivre, donc aussi de la joie et de l’amour. C’est pour-quoi c’est un traité de résistance : il s’agit de s’opposer à tout ce qui menace ou réduit notre existence, aussi bien à l’extérieur de nous-mêmes qu’à l’intérieur.

André Comte-Sponville


Numéro 63 – Octobre 2012

Le texte suivant est extrait d’un cahier central de PHILOMAG.COM, préparé par Martin Duru et préfacé par André Comte-Sponville. La traduction est de Charles Appuhn. Le numéro 63 d’octobre 2012 était consacré à la question  Comment être (un peu plus) libre ? : “…un peu plus libre – c’est-à-dire inventif, vivant, présent à soi-même ? Cette question se pose dans la vie comme dans la presse. Une réponse possible est : il faut abattre régulièrement les cloisons…” Plusieurs penseurs de marque dans ce magazine : Nietzsche, Pettit, Sunstein, Tolokonnikova, Fischer, Nathan, Latour, Salecl, Midal, Monville, Comte-Sponville et… Spinoza.

En savoir plus sur PHILOMAG.COM


L’Éthique est l’œuvre maîtresse de Baruch de Spinoza (1632-1677) et l’un des livres les plus fascinants de l’histoire de la philosophie. A retrouver dans ce livret, les principaux extraits de l’ouvrage qui portent sur la joie, accompagnés d’un lexique.


Préface

Par André Comte-Sponville. Philosophe, penseur matérialiste de la “spiritualité sans Dieu”• Il est notamment l’auteur du Petit traité des grandes vertus (PUF, 1995) et du Traité du désespoir et de la béatitude (PUF, 2° éd., 2011). Dernier ouvrage paru : Le Sexe ni la mort. Trois Essais sur l’amour et la sexualité (Albin Michel, 2012).

Chef-d’œuvre austère et difficile, l’Ethique de Spinoza est un traité de la joie, et c’est ce que les pages qui suivent voudraient rendre perceptible. Pas d’illusion pourtant : Spinoza n’est pas un ‘ravi de la crèche’, qui verrait le monde en bleu et rose, ni même un optimiste qui nous apprendrait à ‘positiver’, comme on dit aujourd’hui, ou à voir les choses ‘du bon côté’. Les humains ne sont que trop portés à “croire facilement ce qu’ils espèrent, difficilement ce qu’ils redoutent” (Éthique, III, 50, scolie). Inutile d’en rajouter ! Le point de départ de Spinoza n’est pas dans je ne sais quel émerveillement d’exister, encore moins dans la foi ou l’espérance, mais dans l’expérience d’un effort (conatus), d’une résistance, d’un combat. Tout être tend à persévérer dans son être, et cet effort est son essence même, actuelle et active (III, 6 et 7). L’être est énergie, voilà ce que Spinoza, s’il avait écrit en grec plutôt qu’en latin, eût pu dire (energeia : la force en action) et qu’il nous aide à penser. Pas étonnant qu’Einstein s’y soit retrouvé ! Être, c’est s’efforcer d’être, donc agir ou résister : l’essence actuelle d’une chose n’est rien d’autre que sa puissance d’agir (agendi potentia) ou force d’exister (existendi vis). C’est vrai spécialement des vivants, donc aussi des humains : chacun d’entre nous s’efforce d’exister le plus et le mieux qu’il peut, et s’oppose pour cela à tout ce qui pourrait supprimer ou réduire son existence (III, 9, scolie ; voir aussi la définition générale des affects, explication). Cet effort, en tant qu’il peut être conscient de lui-même, prend le nom de désir, lequel est ainsi “l’essence même de l’homme” (III, déf. 1 des affects).

On n’insistera jamais assez sur ce point : Spinoza, qui est sans doute le plus rationaliste de tous les philosophes, et parce qu’il l’est, a bien vu que c’est le désir, non la raison, qui est le fond de notre être. Or, que désirons-nous ? Vivre, le plus et le mieux possible ! Nous sommes joyeux lorsque ce désir est satisfait. Et tristes, lorsqu’il ne l’est pas. “La joie, écrit Spinoza, est le passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection” (III, déf. 2 des affects) ou réalité (II, déf. 6). Être joyeux, c’est sentir qu’on existe davantage. Être triste, qu’on existe moins. Il est donc de notre essence de désirer la joie, et de fuir, autant que nous pouvons, la tristesse. Ce désir n’est pas manque (“une privation n’est rien“, III, déf. 3 des affects, explication) mais puissance : puissance de jouir et de se réjouir, donc puissance d’aimer (III, déf. 6 des affects). C’est le cœur vivant du spinozisme : l’Éthique est un traité de l’effort de vivre, donc aussi de la joie et de l’amour. C’est pourquoi c’est un traité de résistance : il s’agit de s’opposer à tout ce qui menace ou réduit notre existence, aussi bien à l’extérieur de nous-mêmes (les dangers ou adversaires qui nous entourent) qu’à l’intérieur (les passions tristes). La vérité seule le permet durablement, qui nous libère de nos fantômes. C’est pourquoi elle est bonne et meilleure que tout. L’Éthique, ou le traité du seul combat qui ne soit pas vain : pour que la joie demeure !

Le Dieu de Spinoza, qui est tout, ne juge pas. Aussi n’y a-t-il dans la nature, à la juger objectivement, ni bien ni mal. Mais nous ne sommes pas Dieu. Mais nous ne sommes pas la nature. C’est pourquoi il y a du bon et du mauvais pour nous. Le désir est l’essence même de l’homme, et tout désir est normatif (III, 9, scolie). Il est donc de notre essence de juger et d’évaluer. Selon quels critères ? Selon “une certaine idée de l’homme, qui soit comme un modèle placé devant nos yeux” (IV, préface : le spinozisme, quoi qu’on en ait dit, est un humanisme), donc aussi selon une certaine expérience de la joie et de la tristesse (III, 39, scolie). Tout, pour les humains, ne se vaut pas ! “Tout ce qui donne de la joie est bon” (IV, chap. 30), et rien ne l’est qu’à proportion de la joie que nous y trouvons ou cherchons. C’est pourquoi l’amour est la seule éthique qui vaille : tel est “l’esprit du Christ“, à quoi Spinoza, sans croire en sa divinité, reste fidèle (Traité théologico-politique, chap. 1 et 14 ; Correspondance, lettres 43, 73, 75, 76 et 78). Cela donne tort aux nihilistes autant qu’aux censeurs. Le sage n’a rien d’un ascète ni d’un peine-à-jouir (Éthique, IV, 45, scolie). Il n’est pas davantage porté au mépris, à la raillerie ou à la haine : il lui suffit de “bien faire et de se tenir en joie” (IV, scolies des prop. 50 et 73). Cette joie, en tant qu’elle est vraie, est éternelle : c’est l’amour vrai du vrai ou de Dieu (V, 33 et passim). On n’en mourra pas moins. Mais on en vivra mieux.

N’attendons pourtant pas d’être sages pour rire de nous-mêmes et de la sagesse. Car le rire, écrit Spinoza, “est une pure joie” (IV, 45, scolie du corollaire 2).


Présentation par Martin DURU

L’auteur

Baruch de Spinoza est né le 24 mars 1632 à Amsterdam. Il est issu d’une famille juive d’origine portugaise, dont le père est négociant spécialisé dans l’import-export, d’épices notamment. Il reçoit une éducation religieuse traditionnelle, avant de reprendre avec son frère Gabriel le commerce familial à la mort de son père, en 1654. Parallèlement, il apprend le latin, découvre la science galiléenne et la philosophie moderne en suivant les cours d’un ancien jésuite, Franciscus Van Den Enden. En 1656, il est exclu de la communauté juive et interdit de tout contact avec ses membres.

Abandonnant les affaires, il quitte Amsterdam et se consacre à l’étude. Il s’impose rapidement comme l’un des grands connaisseurs de la pensée cartésienne, et publie en 1663 les Principes de la philosophie de Descartes, où il prend déjà ses distances avec le père du cogito. Spinoza, qui pour vivre polit et vend des verres de lentilles, se plonge dans la rédaction de son Traité théologico-politique, défense de la liberté de philosopher et attaque en règle contre la conception judéo-chrétienne de Dieu. Paru anonymement en 1670, l’ouvrage est interdit quatre ans plus tard, en même temps que le Léviathan de Hobbes. Installé à La Haye, Spinoza mène un train de vie austère, tout en étant au cœur d’un réseau d’amis fidèles et de correspondants prestigieux.

Partisan vigoureux du régime républicain, il écrit son Traité politique, plaidoyer pour la démocratie, après avoir achevé l’Éthique. Mais sa santé fragile le rattrape et, vraisemblablement atteint d’une forme pulmonaire de la tuberculose, il meurt le 21 février 1677, à seulement 44 ans, laissant derrière lui l’un des systèmes philosophiques rationalistes les plus puissants jamais conçus.

L’oeuvre

L’Ethique est le chef d’oeuvre ultime de Spinoza, rédigé en latin et en plusieurs temps. Sa version définitive semble dater de 1675, puisque, cette année, le philosophe envisage de l’imprimer et de le publier à Amsterdam. Mais il se rétracte, de peur des polémiques et des attaques que l’ouvrage pourrait susciter, en provenance aussi bien des cartésiens que des théologiens. Son sceau portait l’inscription Caute (Prudence ! en latin), et c’est dans cette disposition d’esprit que Spinoza se résout à une parution posthume. De fait, l’Éthique paraît quelques mois après sa mort, en même temps que plusieurs autres de ses oeuvres. Elle sera interdite par les autorités hollandaises dès l’année suivante, en 1678. Le titre complet est Éthique démontrée suivant l’ordre géométrique. Spinoza adopte en effet un mode d’exposition mathématique pour tous les domaines de sa réflexion, il pose des définitions, des axiomes ou des postulats, et enchaîne les propositions rigoureusement démontrées, enrichies souvent de scolies, c’est-à-dire de commentaires en marge qui lui permettent de développer sa pensée et/ou decombattre les préjugés qu’elle ébranle. L’oeuvre se décompose en cinq parties : la première est consacrée à la définition de Dieu (lire le lexique ci-après) ; la deuxième à celle de l’âme et à son rapport avec le corps ; la troisième traite des affects et en particulier des passions ; la quatrième montre en quoi ces dernières entraînent la “servitude” et déploie la conception spinoziste du bien et de la raison ; la cinquième et dernière partie décrit, quant à elle, les voies et les moyens grâce auxquels l’homme peut atteindre la liberté et la félicité suprême – visées ultimes de l’Éthique.

Les extraits

Ils rassemblent certains des passages les plus significatifs de l’Ethique sur le thème cardinal de la joie. Un premier ensemble est tiré de la troisième partie (intitulée De la nature et de l’origine des affects). Il reprend les propositions 6, 7, 9 et 11, ainsi que les définitions conclusives 1, 2, 3 et 6 : Spinoza y aborde le conatus et les trois affects fondamentaux du désir, de la joie et de la tristesse. Un deuxième ensemble est puisé dans la quatrième partie (De la servitude de l’homme ou des forces des affects). Il est constitué des propositions 41 et 45, auxquelles s’ajoute le chapitre 4 de l’important Appendice qui clôt la partie : Spinoza soutient que la joie “n’est jamais mauvaise directement mais bonne” et indique que la “fin ultime” consiste à “perfectionner l’entendement ou la raison autant que nous pouvons.” Le troisième ensemble est issu de la cinquième partie (De la puissance de l’entendement ou de la liberté humaine) et reproduit les propositions 32, 33, 36 et 42 – la toute dernière de l’Éthique. La béatitude s’y voit définie comme l'”amour envers Dieu“, et Spinoza propose un portrait du sage, qui possède le “vrai contentement.” Voici donc un aperçu du chemin qui structure toute l’Éthique, celui qui mène à la joie véritable…


Lexique par Martin Duru

Les notions qui suivent se retrouvent dans les extraits proposés de l’Éthique. Ces définitions sont donc destinées à en faciliter la compréhension.

Dieu

J’entends par Dieu un être absolument Infini, c’est-à-dire une substance constituée par une Infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle et Infinie” (Éthique, I, déf. 6).

Spinoza emploie l’un des mots clés de la philosophie de son temps, la ‘substance’, pour désigner Dieu, lequel se confond avec la totalité dans laquelle nous vivons. “Deus sive natura“, écrit le philosophe (IV, Préface et prop. 6, démonstration) : “Dieu ou la nature“, “Dieu, c’est-à-dire la nature.” Cette équivalence a créé le scandale : même si Dieu est conçu comme un être unique, éternel et autosuffisant, il ne s’agit pas du Dieu des religions monothéistes. Spinoza ne croit pas à un Dieu révélé, créateur et providentiel. En ce sens, il est athée et a été condamné comme tel. Cependant, il était très affecté par les accusations d’athéisme, car, selon lui, il ne fait que penser le ‘vrai’ Dieu, non pas transcendant, mais identifié à la nature.

Attributs

Ce sont les aspects, les manifestations ou encore les plis de la substance (à savoir Dieu ou la nature). En nombre infini, il constituent, et c’est par eux qu’elle peut être connue – Spinoza dit que les attributs sont ‘l’expression’ de Dieu. Nous, humains, n’avons accès qu’à deux attributs : la pensée et l’étendue (la matière). Comme tout attribut reflète et renvoie à Dieu, Spinoza peut écrire qu’il est à la fois une ‘chose pensante’ et une ‘chose étendue’ (II, prop. 1 et 2) – nouveau blasphème … Corollaire : si nous saisissons les lois de la pensée et de l’étendue, alors nous pourrons connaître Dieu. Le réel est entièrement intelligible ; le rationalisme intégral de Spinoza ne laisse place à aucun mystère.

Modes

Toutes les choses particulières sont ce que le philosophe appelle des ‘modes’. Le fondement de leur essence et de leur existence ne se trouve pas en eux-mêmes : “j’entends par mode les affections d’une substance, autrement dit ce qui est dans une autre chose, par le moyen de laquelle il est conçu” (I, déf. 5). Spinoza distingue la ‘Nature naturante’, qui recouvre Dieu et les attributs, et la ‘Nature naturée’, ensemble des modes (I, prop. 29, scolie). Une pierre, un cheval, un homme sont des modes, caractérisés comme tous les autres par leur finitude. Plus précisément encore : le corps, un mode de l’attribut étendue, et l’âme, un mode de l’attribut pensée – en cela, elle n’est pas immortelle, pied de nez à la tradition philosophique (platonicienne) et judéo-chrétienne.

L’âme et le corps

Spinoza utilise le terme latin mens, qui peut se traduire aussi bien par ‘âme’ que par ‘esprit’. L’âme se définit comme une idée dont l’objet est le corps (II, prop. 13), et “rien d’autre.” Ce ‘rien d’autre’ est essentiel, car il marque l’indissociabilité du physique et du psychique. Adversaire de tout dualisme, Spinoza critique la conception cartésienne d’une interaction directe entre l’âme et le corps. Pour lui, il n’y pas de relation de causalité, mais correspondance stricte entre ce qui se passe dans l’attribut pensée (donc dans l’âme) et dans l’attribut étendue (dans le corps) : “L’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses” (II, prop. 7) On parle parfois du ‘parallélisme’ de Spinoza. Cependant, ce terme n’est pas employé par lui, mais par Leibniz. Surtout, cette image est trompeuse : chez Spinoza, l’âme et le corps ne sont pas deux droites parallèles qui ne se recoupent jamais. Ce sont les deux faces, les deux dimensions d’une même réalité, l’homme.

Affects

Ils correspondent à ce qu’on appellerait aujourd’hui les sentiments ou les émotions, à ceci près qu’ils engagent simultanément le corps et l’âme : “J’entends par affect les affections du corps par lesquels la puissance d’agir de ce corps est augmentée ou diminuée, secondée ou réduite, et en même temps les idées de ces affections” (III, déf. 3). Les affects renvoient donc à une modification de la ‘force d’exister’ d’un être. Spinoza envisage deux sortes d’affects, passifs et actifs. Les affects passifs (les passions) surviennent lorsque, mus par les choses extérieures, nous sommes la ’cause partielle’ (ou inadéquate) de ce qui se passe en nous ; les affects actifs (les actions) se produisent quand nous sommes ’cause adéquate’, c’est-à-dire dès lors que nous produisons des effets qui se comprennent “clairement et distinctement” par la nécessité de notre seule nature (III, déf. 2). Tout l’enjeu de l’Éthique consiste à décrire et à rendre possible la transition des affects passifs aux affects actifs.

© DreamWorks Animation
Désir, joie et tristesse

Ce sont les trois affects primitifs, à partir desquels Spinoza déduit tous les autres. Le désir est le conatus – défini de manière générale comme l’effort que toute chose fait pour “persévérer dans son être” (III, prop. 6) – rapporté à l’homme, en tant qu’il est conscient de ses “impulsions, appétits et volitions” (III, déf. des affects, 1, explication). La joie correspond à un accroissement de la puissance d’agir et donc au “passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection” (III, déf. des affects, 2). A l’inverse, la tristesse coïncide avec une réduction de la force d’exister. Spinoza dresse un inventaire des passions tristes et joyeuses, et lorsqu’il passe à l’affect comme action, il ne reste plus que les affects de désir et de joie. Autrement dit, la joie peut être active, mais pas la tristesse ou la haine, qui “ne peut jamais être bonne” (IV, prop. 45).

Connaissance

Il en existe trois genres (lire notamment Il, prop. 40, scolie 2). Le premier genre de connaissance procède par expérience vague, croyance ou encore imagination. Il renvoie aux inductions que nous pouvons faire : par exemple, j’apprends que l’eau sert à éteindre un feu. Ce premier genre, empiriste, ne délivre pas de certitudes inébranlables. Il faut passer au second, associé à la raison, où par le développement de notions communes présentes en tout homme (j’ai en moi l’idée de l’étendue ou du mouvement), la découverte des lois universelles de la nature devient possible. Enfin, le troisième genre est dit ‘connaissance par science intuitive‘ : nous saisissons alors l’essence de chaque chose singulière ; la clarté du savoir est maximale. Comme tout ce qui existe est en Dieu et Dieu en tout, la connaissance du troisième genre donne lieu à ‘l’amour intellectuel‘ de celui-ci et à la ‘joie la plus haute‘ (V, prop. 31, démonstration).

Liberté et béatitude

Spinoza considère la doctrine du libre arbitre comme une illusion ; aveugles des causes qui les meuvent, les hommes croient maîtriser le cours du monde, alors qu’il n’en est rien (1, Appendice). Le philosophe cesse d’opposer la liberté et la nécessité, et les lie intimement : une chose “est dite libre qui existe par la seule nécessité de sa nature et est déterminée par soi seule à agir” (I, déf. 7). La liberté n’est pas la licence de faire ce que l’on veut, mais l’accord avec la nature dans son ensemble (et tout homme est une partie de la nature). Guidé par le deuxième et le troisième genre de connaissance, le sage a lui “conscience de lui-même, de Dieu et des choses” (V, prop. 42, scolie). Il fait ainsi l’expérience de la béatitude comme liberté authentique (V, prop. 36, scolie).


Spinoza et la joie dans l’Ethique

Cette traduction est celle réalisée par Charles Appuhn (1862-1942). Il l’a fait paraître une première fols en 1906, avant d’en proposer une nouvelle version en 1934. Cette traduction a été reprise pour l’édition de l’Ethique chez Garnier-Flammarion et est aujourd’hui libre de droits. Appuhn avait choisi d’employer le même terme français d’affection pour traduire deux mots distincts en latin, affectus et affectio. Pour éviter la confusion terminologique et conceptuelle, les traductions ultérieures ont rendu affectus par affect et affectio par affection – cela d’autant plus que le terme d’affect s’est imposé dans le vocabulaire courant. Nous modifions donc la traduction d’Appuhn sur ce seul point, en rétablissant « affects » dès que Spinoza a recours à ce concept précis. Par ailleurs, les abréviations utilisées dans l’original et que l’on retrouvera Ici sont les suivantes: p. = partie ; Prop. = proposition ; Déf. = définition ; Coroll. = corollaire ; Aff. = affects.

PROPOSITION VI

Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être.

Démonstration

Les choses singulières en effet sont des modes par où les attributs de Dieu s’expriment d’une manière certaine et déterminée (Coron. de la Prop. 25, p. I), c’est-à-dire (Prop. 34, p. I) des choses qui expriment la puissance de Dieu, par laquelle il est et agit, d’une manière certaine et déterminée ; et aucune chose n’a rien en elle par quoi elle puisse être détruite, c’est-à-dire qui ôte son existence (Prop. 4) ; mais, au contraire, elle est opposée à tout ce qui peut ôter son existence (Prop. préc.) ; et ainsi, autant qu’elle peut et qu’il est en elle, elle s’efforce de persévérer dans son être. C.Q.F.D.

PROPOSITION VII

L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien en dehors de l’essence actuelle de cette chose.

Démonstration

De l’essence supposée donnée d’une chose quelconque suit nécessairement quelque chose (Prop. 36, p. 1), et les choses ne peuvent rien que ce qui suit nécessairement de leur nature déterminée (Prop. 29, p. 1) ; donc la puissance d’une chose quelconque, ou l’effort par lequel, soit seule, soit avec d’autres choses, elle fait ou s’efforce de faire quelque chose, c’est-à-dire (Prop. 6, p. III) la puissance ou l’effort, par lequel elle s’efforce de persévérer dans son être, n’est rien en dehors de l’essence même donnée ou actuelle de la chose. C.Q.F.D.
(…)

PROPOSITION IX

L’Âme, en tant qu’elle a des idées claires et distinctes, et aussi en tant qu’elle a des idées confuses, s’efforce de persévérer dans son être pour une durée indéfinie et a conscience de son effort.

Démonstration

L’essence de l’Âme est constituée par des idées adéquates et des inadéquates (comme nous l’avons montré dans la Prop. 3) ; par suite (Prop. 7), elle s’efforce de persévérer dans son être en tant qu’elle a les unes et aussi en tant qu’elle a les autres ; et cela (Prop. 8) pour une durée indéfinie. Puisque, d’ailleurs, l’Âme (Prop. 23, p. II), par les idées des affections du Corps, a nécessairement conscience d’elle-même, elle a (Prop. 7) conscience de son effort. C.Q.F.D.

Scolie

Cet effort, quand il se rapporte à l’Âme seule, est appelé Volonté ; mais, quand il se rapporte à la fois à l’Âme et au Corps, est appelé Appétit ; l’appétit n’est par là rien d’autre que l’essence même de l’homme, de la nature de laquelle suit nécessairement ce qui sert à sa conservation ; et l’homme est ainsi déterminé à le faire. De plus, il n’y a nulle différence entre l’Appétit et le Désir, sinon que le Désir se rapporte généralement aux hommes, en tant qu’ils ont conscience de leurs appétits et peut, pour cette raison, se définir ainsi : le Désir est l’Appétit avec conscience de lui-même. Il est donc établi par tout cela que nous ne nous forçons à lien, ne voulons, n’appétons ni ne désirons aucune chose, parce que nous la jugeons bonne ; mais, au contraire, nous jugeons qu’une chose est bonne parce que nous nous efforçons vers elle, la voulons, appétons et désirons.
(…)

PROPOSITION XI

Si quelque chose augmente ou diminue, seconde ou réduit la puissance d’agir de notre Corps, l’idée de cette chose augmente ou diminue, seconde ou réduit la puissance de notre Âme.

Démonstration

Cette Proposition est évidente par la Proposition 7, Partie II, ou encore par la Proposition 14, Partie II.

Scolie

Nous avons donc vu que l’Âme est sujette quand elle est passive, à de grands changements et passe tantôt à une perfection plus grande, tantôt à une moindre ; et ces passions nous expliquent les affects de la Joie et de la Tristesse. Par Joie j’entendrai donc, par la suite, une passion par laquelle l’Âme passe à une perfection plus grande. Par Tristesse, une passion par laquelle elle passe à une perfection moindre. J’appelle, en outre, l’affect de la Joie, rapporté à la fois à l’Âme et au Corps, Chatouillement ou Gaieté ; celui de la Tristesse, Douleur ou Mélancolie. Il faut noter toutefois que le Chatouillement et la Douleur se rapportent à l’homme, quand une partie de lui est affectée plus que les autres, la Gaieté et la Mélancolie, quand toutes les parties sont également affectées. Pour le Désir j’ai expliqué ce que c’est dans la Scolie de la Proposition 9, et je ne reconnais aucun affect primitif outre ces trois : je montrerai par la suite que les autres naissent de ces trois.

Avant de poursuivre, toutefois, il me paraît bon d’expliquer ici plus amplement la Proposition 10 de cette Partie, afin que l’on connaisse mieux en quelle condition une idée est contraire à une autre. Dans le Scolie de la Proposition 17, Partie II, nous avons montré que l’idée constituant l’essence de l’Âme enveloppe l’existence du Corps aussi longtemps que le Corps existe. De plus, de ce que nous avons fait voir dans le Corollaire et dans le Scolie de la Proposition 8, Partie II, il suit que l’existence présente de notre Âme dépend de cela seul, à savoir de ce que l’Âme enveloppe l’existence actuelle du Corps. Nous avons montré enfin que la puissance de l’Âme par laquelle elle imagine les choses et s’en souvient, dépend de cela aussi (Prop. 17 et 18, p. II, avec son Scolie) qu’elle enveloppe l’existence actuelle du Corps. D’où il suit que l’existence présente de l’Âme et sa puissance d’imaginer sont ôtées, sitôt que l’Âme cesse d’affirmer l’existence présente du Corps. Mais la cause pour quoi l’Âme cesse d’affirmer cette existence du Corps, ne peut être l’Âme elle-même (Prop. 4) et n’est pas non plus que le Corps cesse d’exister. Car (Prop. 6, p. II) la cause pour quoi l’Âme affirme l’existence du Corps, n’est pas que le Corps a commencé d’exister ; donc, pour la même raison, elle ne cesse pas d’affirmer l’existence du Corps parce que le Corps cesse d’être ; mais (Prop. 8, p. II) cela provient d’une autre idée qui exclut l’existence présente de notre Corps et, conséquemment, celle de notre Âme et qui est, par suite, contraire à l’idée constituant l’essence de notre Âme. ( … )

DÉFINITION DES AFFECTS

I

Le Désir est l’essence même de l’homme en tant qu’elle est conçue comme déterminée à faire quelque chose par une affection quelconque donnée en elle.

Explication

Nous avons dit plus haut, dans le Scolie de la Proposition 9, que le Désir est l’appétit avec conscience de lui-même ; et que l’appétit est l’essence même de l’homme en tant qu’elle est déterminée à faire les choses servant à sa conservation. Mais j’ai fait observer dans ce même Scolie que je ne reconnais, en réalité, aucune différence entre l’appétit de l’homme et le Désir. Que l’homme, en effet, ait ou n’ait pas conscience de son appétit, cet appétit n’en demeure pas moins le même ; et ainsi, pour ne pas avoir l’air de faire une tautologie, je n’ai pas voulu expliquer le Désir par l’appétit, mais je me suis appliqué à le définir de façon à y comprendre tous les efforts de la nature humaine que nous désignons par les mots d’appétit, de volonté, de désir, ou d’impulsion. Je pouvais dire que le Désir est l’essence même de l’homme en tant qu’elle est conçue comme déterminée à faire quelque chose, mais il ne suivrait pas de cette définition (Prop. 23, p. II) que l’Âme pût avoir conscience de son Désir ou de son appétit. Donc, pour que la cause de cette conscience fût enveloppée dans ma définition, il m’a été nécessaire (même Prop.) d’ajouter, en tant qu’elle est déterminée par une affection quelconque donnée en elle, etc. Car par une affection de l’essence de l’homme, nous entendons toute disposition de cette essence, qu’elle soit innée ou acquise, qu’elle se conçoive par le seul attribut de la Pensée ou par le seul attribut de l’Étendue, ou enfin se rapporte à la fois aux deux.J’entends donc par le mot de Désir tous les efforts, impulsions, appétits et volitions de l’homme, lesquels varient suivant la disposition variable d’un même homme et s’opposent si bien les uns aux autres·que l’homme est traîné en divers sens et ne sait où se tourner.

II

La Joie est le passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection.

III

La Tristesse est le passage de l’homme d’une plus grande à une moindre perfection.

Explication

Je dis passage. Car la Joie n’est pas la perfection elle-même. Si en effet l’homme naissait avec la perfection à laquelle il passe, il la posséderait sans affect de Joie ; cela se voit plus clairement dans l’affect de la Tristesse qui lui est opposée. Que la Tristesse en effet consiste dans un passage à une perfection moindre et non dans la perfection moindre elle-même, nul ne peut le nier, puisque l’homme ne peut être contristé en tant qu’il a part à quelque perfection. Et nous ne pouvons pas dire que la Tristesse consiste dans la privation d’une perfection plus grande, car une privation n’est rien. L’affect de Tristesse est un acte et cet acte ne peut, en conséquence, être autre chose que celui par lequel on passe à une perfection moindre, c’est-à-dire l’acte par lequel est diminuée ou réduite la puissance d’agir de l’homme (voir Scolie de la Prop. 11). j’omets, en outre, le définitions de la Gaieté, du Chatouillement, de la Mélancolie et de la Douleur, parce que ces affects se rapportent éminemment au Corps et ne sont que des espèces de Joie ou de Tristesse. ( … )

VI

L’Amour est une Joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure. 

Explication

Cette Définition explique assez clairement l’essence de l’Amour ; pour celle des Auteurs qui définissent l’Amour comme la volonté qu’a l’amant de se joindre à la chose aimée, elle n’exprime pas l’essence de l’Amour mais sa propriété, et, n’ayant pas assez bien vu l’essence de l’Amour, ces Auteurs n’ont pu avoir non plus aucun concept clair de sa propriété ; ainsi est-il arrivé que leur définition a été jugée extrêmement obscure par tous. Il faut observer, toutefois, qu’en disant que cette propriété consiste dans la volonté qu’a l’amant de se joindre à la chose aimée, je n’entends point par volonté un consentement, ou une délibération, c’est-à-dire un libre décret (nous avons démontré Proposition 48, Partie II, que c’était là une chose fictive), non pas même un Désir de se joindre à la chose aimée quand elle est absente, ou de persévérer dans sa présence quand elle est là ; l’amour peut se concevoir en effet sans l’un ou sans l’autre de ces Désirs ; mais par volonté j’entends le Contentement qui est dans l’amant à cause de la présence de la chose aimée, contentement par où la Joie de l’amant est fortifiée ou au moins alimentée.

Quatrième partie
De la Servitude de l’homme
ou des forces des Affects

Proposition XLI

La Joie n’est jamais mauvaise directement mais bonne ; la Tristesse, au contraire, est directement mauvaise.

Démonstration

La Joie (Prop. 11, p. III, avec son Scolie) est un affect par où la puissance d’agir du Corps est accrue ou secondée ; la Tristesse, au contraire, un affect par où la puissance d’agir du Corps est diminuée ou réduite ; et, par suite (Prop. 38), la Joie est bonne directement, etc. C.Q,F.D. (…)

PROPOSITION XLV

La Haine ne peut jamais être bonne.

Démonstration

Nous nous efforçons de détruire l’homme que nous haïssons (Prop. 39, p. III), c’est-à-dire que nous nous efforçons à quelque chose qui est mauvais (Prop. 37). Donc, etc. C.Q,F.D.

Scolie

On observera que, dans cette proposition et les suivantes, j’entends par Haine seulement la Haine envers les hommes.

Corollaire I

L’Envie, la Raillerie, le Mépris, la Colère, la Vengeance et les autres affects qui se ramènent à la Haine ou en naissent sont choses mauvaises ; ce qui est évident aussi par la Proposition 39, partie III, et la Proposition 37.

Corollaire II

Tout ce que nous appétons par suite de ce que nous sommes affectés de Haine, est vilain, et injuste dans la Cité. Cela se voit aussi par la Proposition 39, partie III. ou par les définitions du vilain et de l’injuste dans les Scolies 1 et 2 de la Proposition 37.

Scolie

Entre la Raillerie (que j’ai dit être mauvaise dans le Coroll. 1) et le rire, je fais une grande différence. Car le rire, comme aussi la plaisanterie, est une pure joie et, par suite, pourvu qu’il soit sans excès, il est bon par lui-même (Prop. 41). Seule assurément une farouche et triste superstition interdit de prendre des plaisirs. En quoi, en effet, convient-il mieux d’apaiser la faim et la soif que de chasser la mélancolie ? Telle est ma règle, telle ma conviction.

Aucune divinité, nul autre qu’un envieux, ne prend plaisir à mon impuissance et à ma peine, nul autre ne tient pour vertu nos larmes, nos sanglots, notre crainte et autres marques d’impuissance intérieure ; au contraire, plus grande est la Joie dont nous sommes affectés, plus grande la perfection à laquelle nous passons, plus il est nécessaire que nous participions de la nature divine. Il est donc d’un homme sage d’user des choses et d’y prendre plaisir autant qu’on le peut (sans aller jusqu’au dégoût, ce qui n’est plus prendre plaisir).

“Alexandre le bienheureux” d’Yves Robert (1968) © azmovies.net

Il est d’un homme sage, dis-je, de faire servir à sa réfection et à la réparation de ses forces des aliments et des boissons agréables pris en quantité modérée, comme aussi les parfums, l’agrément des plantes verdoyantes la parure, la musique, les jeux exerçant le Corps, les spectacles et d’autres choses de même sorte dont chacun peut user sans aucun dommage pour autrui. Le Corps humain en effet est composé d’un très grand nombre de parties de nature différente qui ont continuellement besoin d’une alimentation nouvelle et valiée, pour que le Corps entier soit également apte à tout ce qui peut suivre de sa nature et que l’Âme soit également apte à comprendre à la fois plusieurs choses. Cette façon d’ordonner la vie s’accorde ainsi très bien et avec nos principes et avec la pratique en usage ; nulle règle de vie donc n’est meilleure et plus recommandable à tous égards, et il n’est pas nécessaire ici de traiter ce point plus clairement ni plus amplement. (…)

Appendice – Chapitre IV

Il est donc utile avant tout dans la vie de perfectionner l’Entendement ou la Raison autant que nous pouvons ; et en cela seul consiste la félicité suprême ou béatitude de l’homme ; car la béatitude de l’homme n’est lien d’autre que le contentement intérieur lui-même, lequel naît de la connaissance intuitive de Dieu ; et perfectionner l’Entendement n’est rien d’autre aussi que connaître Dieu et les attributs de Dieu et les actions qui suivent de la nécessité de sa nature. C’est pourquoi la fin ultime d’un homme qui est dirigé par la Raison, c’est-à-dire le Désir suprême par lequel il s’applique à gouverner tous les autres, est celui qui le porte à se concevoir adéquatement et à concevoir adéquatement toutes les choses pouvant être pour lui objets de connaissance claire.

Cinquième partie
De la puissance de l’entendement
ou de la liberté de l’homme

PROPOSITION XXXII

À tout ce que nous connaissons par le troisième genre de connaissance nous prenons plaisir, et cela avec l’accompagnement comme cause de l’idée de Dieu.

Démonstration

De ce genre de connaissance naît le contentement de l’Âme le plus élevé qu’il puisse y avoir, c’est-à-dire la Joie la plus haute (Déf. 25 des Aff.), et cela avec l’accompagnement comme cause de l’idée de soi-même (Prop. 27) et conséquemment aussi de l’idée de Dieu (Prop. 30). C.Q.F.D.

Corollaire

Du troisième genre de connaissance naît nécessairement un Amour intellectuel de Dieu. Car de ce troisième genre de connaissance (Prop. préc.) naît une Joie qu’accompagne comme cause l’idée de Dieu, c’est-à-dire (Déf. 6 des Aff.) l’Amour de Dieu, non en tant que nous l’imaginons comme présent (Prop. 29), mais en tant que nous concevons que Dieu est éternel, et c’est là ce que j’appelle Amour intellectuel de Dieu.

PROPOSITION XXXIII

L’Amour intellectuel de Dieu, qui naît du troisième genre de connaissance, est éternel.

Démonstration

Le troisième genre de connaissance (Prop. 31 et Axiome 3, p. 1) est éternel ; par suite (même Axiome, p. 1), l’Amour qui en naît, est lui-même aussi éternel. C.Q.F.D.

Scolie

Bien que cet Amour de Dieu n’ai pas eu de commencement (Prop. préc.), il a cependant toutes les perfections de l’Amour, comme s’il avait pris naissance, ainsi que nous le supposions fictivement dans le Corollaire de la Prop. préc. Et cela ne fait aucune différence, sinon que l’Âme possède éternellement ces perfections que nous supposions qui s’ajoutaient à elle, et cela avec l’accompagnement de l’idée de Dieu comme cause éternelle. Que si la Joie consiste dans un passage à une perfection plus grande, la Béatitude certes doit consister en ce que l’âme est douée de la perfection elle-même. (…)

PROPOSITION XXXVI

L’Amour intellectuel de l’Âme envers Dieu est l’amour même duquel Dieu s’aime lui-même, non en tant qu’il est infini, mais en tant qu’il peut s’expliquer par l’essence de l’Âme humaine considérée comme ayant une sorte d’éternité ; c’est-à-dire l’Amour intellectuel de l’Âme envers Dieu est une partie de l’Amour infini auquel Dieu s’aime lui-même.

Démonstration

Cet Amour de l’Âme doit se rapporter à des actions de l’Âme (Coroll. de la Prop. 32 et Prop. 3, p. III) ; il est donc une action par laquelle l’Âme se considère elle-même avec l’accompagnement comme cause de l’idée de Dieu (Prop. 32 et son Coroll.), c’est-à-dire (Coroll. de la Prop. 25, p. I, et Coroll. de la Prop. 11, p. 11) une action par laquelle Dieu, en tant qu’il peut s’expliquer par l’Âme humaine, se considère lui-même avec l’accompagnement de l’idée de lui-même ; et ainsi (Prop. préc.) cet Amour de l’Âme est une partie de l’Amour infini dont Dieu s’aime lui-même. C.Q.F.D.

Corollaire

Il suit de là que Dieu, en tant qu’il s’aime lui-même, aime les hommes, et conséquemment que l’Amour de Dieu envers les hommes et l’Amour intellectuel de l’Âme envers Dieu sont une seule et même chose.

Scolie

Nous connaissons clairement par là en quoi notre salut, c’est-à-dire notre Béatitude ou notre Liberté consiste ; je veux dire dans un Amour constant et éternel envers Dieu, ou dans l’Amour de Dieu envers les hommes. Cet Amour, ou cette Béatitude, est appelé dans les livres sacrés Gloire, non sans raison. Que cet Amour en effet soit rapporté à Dieu ou à l’Âme, il peut justement être appelé Contentement intérieur, et ce Contentement ne se distingue pas de la Gloire (Déf. 25 et 30 des Aff.). En tant en effet qu’il se rapporte à Dieu, il est (Prop. 35) une Joie, s’il est permis d’employer encore ce mot, qu’accompagne l’idée de soi-même, et aussi en tant qu’il se rapporte à l’Âme (Prop. 27). De plus, puisque l’essence de notre Âme consiste dans la connaissance seule, dont Dieu est le principe et le fondement (Prop. 15, p. I, et Scolie de la Prop. 47, p. II), nous percevons clairement par là comment et en quelle condition notre Âme suit de la nature divine quant à l’essence et quant à l’existence, et dépend continûment de Dieu. J’ai cru qu’il valait la peine de le noter ici pour montrer par cet exemple combien vaut la connaissance des choses singulières que j’ai appelée intuitive ou connaissance du troisième genre (Scolie 2 de la Prop. 40, p. II), et combien elle l’emporte sur la connaissance par les notions communes que j’ai dit être celle du deuxième genre. Bien que j’aie montré en général dans la première Partie que toutes choses (et en conséquence l’Âme humaine) dépendent de Dieu quant à l’essence et quant à l’existence, par cette démonstration, bien qu’elle soit légitime et soustraite au risque du doute, notre Âme cependant n’est pas affectée de la même manière que si nous tirons cette conclusion de l’essence même d’une chose quelconque singulière, que nous disons dépendre de Dieu. (…)

PROPOSITION XLII

La Béatitude n’est pas le prix de la vertu, mais la vertu elle-même ; et cet épanouissement n’est pas obtenu par la réduction de nos appétits sensuels, mais c’est au contraire cet épanouissement qui rend possible la réduction de nos appétits sensuels.

Démonstration

La Béatitude consiste dans l’amour envers Dieu (Prop. 36 avec son Scolie), et cet Amour naît lui-même du troisième genre de connaissance (Coroll. de la Prop. 32); ainsi cet Amour doit être rapporté à l’Âme en tant qu’elle est active, et par suite (Déf. 8, p. IV) il est la vertu même. En outre, plus l’Âme s’épanouit en cet Amour divin ou cette Béatitude, plus elle est connaissante (Prop. 32), c’est-à-dire (Coroll. Prop. 3) plus grand est son pouvoir sur les affects et moins elle pâtit des affects qui sont mauvais (Prop. 38) ; par suite donc de ce que l’Âme s’épanouit en Amour divin ou Béatitude, elle a le pouvoir de réduire les appétits sensuels. Et, puisque la puissance de l’homme pour réduire les affects consiste dans l’entendement seul, nul n’obtient cet épanouissement de la Béatitude par la réduction de ses appétits sensuels, mais au contraire le pouvoir de les réduire naît de la Béatitude elle-même.

Scolie

J’ai achevé ici ce que je voulais établir concernant la puissance de l’Âme sur ses affects et la liberté de l’Âme. Il apparaît par là combien vaut le Sage et combien il l’emporte en pouvoir sur l’ignorant conduit par le seul appétit sensuel. L’ignorant, outre qu’il est de beaucoup de manières ballotté par les causes extérieures et ne possède jamais le vrai contentement intérieur, est dans une inconscience presque complète de lui-même, de Dieu et des choses et, sitôt qu’il cesse de pâtir, il cesse aussi d’être. Le Sage au contraire, considéré en cette qualité, ne connaît guère le trouble intérieur, mais ayant, par une certaine nécessité éternelle conscience de lui-même, de Dieu et des choses, ne cesse jamais d’être et possède le vrai contentement. Si la voie que j’ai montrée qui y conduit, paraît être extrêmement ardue, encore y peut-on entrer. Et cela certes doit être ardu qui est trouvé si rarement. Comment serait-il possible, si le salut était sous la main et si l’on y pouvait parvenir sans grand-peine, qu’il fût négligé par presque tous ? Mais tout ce qui est beau est difficile autant que rare.


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition, correction et iconographie | sources : Philosophie Magazine n°63 | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © onenewspage.com ; © DreamWorks Animation ; © azmovies.net.


Lire pour mieux comprendre…

BELOOUSSOVITCH, Léa (née en 1989)

Temps de lecture : 7 minutes >

[CARREFOURDESARTS.BE, 2022] Léa Belooussovitch (Paris, 1989) s’intéresse au pouvoir des images, qu’elle puise dans le vaste univers de la presse et qui lui dictent ses sujets d’inspiration. Au départ d’images et de documents d’archive qui composent l’histoire collective et sauvegardent la mémoire d’évènements souvent tragiques, elle réalise des dessins aux crayons de couleurs sur un support inhabituel, le feutre de laine. Les caractéristiques de ce matériau influencent inéluctablement le rendu des scènes de guerre, de deuils, de fusillades, d’attentats ou de processions dont elle ne retient que les teintes et la symbolique lourde de sens. Les titres de ses œuvres demeurent tels des reliquats de ces sujets dont le spectateur ne reconnaîtra que formes et couleurs. À chaque dessin son agencement de tons inspirés du réel mais revisité pour basculer dans l’abstraction. Léa joue du contraste entre ces scènes de souffrance et le caractère séduisant et envoûtant de ses dessins.

Une opposition également présente entre la violence des sujets et la douceur du médium textile, traditionnellement associé à la sphère domestique et féminine. C’est particulièrement vrai lorsque la plasticienne utilise des supports comme le velours, la soie ou le satin, dont la brillance et la finesse ne dissimulent pourtant pas les scènes percutantes représentées. La série Facepalm montre des femmes accusées de crimes ou de complicité lors de la prohibition dans les années 1930 à Chicago, dont le geste connu sous le nom de Face (visage) Palm (paume de la main) incarne leur humiliation face aux journalistes à la sortie de leurs procès. Ici encore, Léa gomme le contexte historique et la temporalité des événements par un recadrage en close-up et des retouches. Car l’artiste aime laisser au spectateur un espace pour convier son imaginaire et redonner à ces images leur humanité. Elle porte néanmoins un regard critique sur le voyeurisme des médias et des réseaux sociaux, qui amplifient la position de vulnérabilité des victimes. Elle questionne dans le même temps notre rapport de répulsion/attraction à ces images et vis-à-vis de la violence. Si c’est généralement le vécu d’autrui qui intéresse Léa, au Carrefour des Arts elle avait au contraire réinterprété des images d’archives familiales révélant, comme à son habitude, sa vision personnelle du monde.


[MAMC.SAINT-ETIENNE.FR,2020] Les dessins de Léa Belooussovitch répondent à un même protocole. Elle commence par sélectionner dans la presse ou sur Internet des images qui nous assaillent quotidiennement, liées à des faits d’actualités dramatiques : attentats au Pakistan, scènes de guerre en Syrie… L’artiste se concentre sur la représentation de victimes anonymes blessées ou vulnérables. Léa Belooussovitch soumet ces images-sources à diverses manipulations (recadrage, agrandissement) avant d’entamer leur transfert sur le support du feutre. Ce travail lent et répétitif d’accumulation des traits du crayon de couleur altère l’aspect lisse de la matière et lui confère un volume duveteux.

Les formes qui émergent sont des halos colorés brouillant la reconnaissance de la scène. Dans ce passage du pixel au pigment, la netteté de l’image initiale se mue ainsi en un dessin flou qui semble contenir et atténuer sous sa surface la douleur de la représentation. Le titre de chaque œuvre ancre néanmoins le dessin dans le réel en situant la ville, le pays et la date de l’événement tragique. La bande blanche de feutre laissée vierge en haut du dessin suggère, quant à elle, le recadrage effectué à partir de la photographie d’origine.

Par ce brouillage des repères et cette mise à distance de la violence, Léa Belooussovitch nous interpelle autant sur notre rapport à l’information que sur le voyeurisme, tout en activant notre imaginaire. Le caractère esthétique et sensible, voire sensuel, de ses dessins dissimule sous un voile pudique de douceur la présence/absence de l’humain confronté aux atrocités et aux soubresauts du monde contemporain. Cette démarche vise à démontrer combien, selon les mots de l’artiste, “la violence de l’information a pris le dessus sur l’humanité que l’événement contient”.


Léa Belooussovitch, “Jodhpur, Inde, 23 mai 2018” (2019) © Gilles Ribero

[DANSLESYEUXDELSA.COM, 26 avril 2020] Léa Belooussovitch (…), une artiste dont le travail s’empare d’images médiatiques qui envahissent notre quotidien: celles de faits divers, d’images tragiques ou touchantes. Léa sélectionne des événements où l’humain est vulnérable, central et photographié sur le vif. Elle cherche à questionner notre rapport avec la violence, souvent banalisé par les médias. Son processus de création est fondé sur la recherche et la documentation d’images, qu’elle déconstruit ensuite par une multitude de techniques picturales associées à des supports textiles inattendus. Feutre, velours marbré, satin duchesse autant de matériaux qui accueillent et donnent corps à l’image tout en la modifiant chacune à leur manière. Le sujet cru et violent de ces images s’efface au profit de silhouettes humaines qui frôlent l’abstraction. Un véritable jeu du visible et de l’invisible se crée dans notre regard. Tout au long de la semaine, Léa Belooussovitch nous décrypte ce processus artistique à travers une sélection de ses œuvres !

Pourriez-vous nous faire une petite présentation de vous ?
Je suis née à Paris en 1989. J’ai commencé des ateliers de dessin et peinture vers l’âge de 8 ans, et après mon bac, j’ai fait deux années de prépa artistique (Ecole Estienne et Atelier de Sèvres), à l’issues desquelles j’ai réussi le concours de l’école de La Cambre à Bruxelles. J’y ai étudié dans l’option Dessin pendant 5 ans, et suis sortie avec mon master en 2014. En sortant de l’école, j’ai eu la chance d’être sélectionnée pour plusieurs résidences annuelles d’artiste à Bruxelles : La fondation Moonens, la Fondation Carrefour des Arts, la MAAC. Cela m’a permis de développer mon travail et mon réseau d’une manière très professionnelle. J’ai exposé dans plusieurs lieux d’art en Belgique et en France, et je suis représentée à Paris par la Galerie Paris-Beijing depuis 2017.
Pourriez-vous nous parler de votre travail ?
Je travaille sur la relation que nous entretenons avec les images, par le lien entre violence, humain et imagerie, à travers des questions ou faits sociétaux, des événements. Je travaille principalement avec le dessin, la photographie, la vidéo.
Dans mes dessins au crayons de couleur sur feutre, les images utilisées comme source sont des photographies où l’humain est capturé contre son gré, vulnérable, en situation de souffrance. Scènes de guerres, d’attaques, de sauvetages, d’embrassades… autant d’images où l’émotion est mise en avant dans les médias, pour documenter certains événements.
La recherche d’images et la documentation semblent être un travail conséquent avant l’élaboration de vos œuvres. Comment procédez-vous à ce travail ? Le processus est-il toujours le même ?
Il y a cet attrait pour l’image qui serait allée “trop loin”. Trop loin dans le voyeurisme ou dans la cruauté… Mais aussi dans le rapport physique du photographe au photographié. Car les images que je choisis, dans l’actualité, respectent une certaine logique : il y a toujours une proximité avec le sujet. Ce sont des images de l’ordre du vulnérable, des images volées – les personnes sont photographiées sous la contrainte, elles n’ont pas choisi d’être photographiées. Ce sont des images de l’ordre de la douleur. Je choisis des images qui franchissent un seuil que je définis selon un certain nombre de critères et les transposer sur le feutre, c’est les transposer sur une matière sensible qui est organique, physique. Il s’agit de textile, donc quelque chose proche de nos corps. Et puis, dans le sens où ce sont des images de victimes, de personnes blessées, vulnérables, il y a cette idée de les transposer sur un support qui recevrait cette image de manière protectrice, qui envelopperait la nature de l’image. Enfin, il y a le processus de flou. Le flou est à la fois mental et en même temps il vient d’une technique : le crayon sur le feutre ne fait pas un trait précis et net comme sur du papier.
Le dessin sur textile (feutre, velours) prend une part importante dans vos oeuvres. D’où vient cette envie de travailler ce support, ce textile et qu’apporte-t-il à votre travail ? Comment le travaillez-vous ?
En effet je choisis souvent des matières textiles, en fibres non tissées principalement. Je récolte à l’atelier beaucoup de serpillières, des essuies, des tissus divers, des serviettes en coton, des échantillons de feutrine, des torchons, des lavettes très bas de gamme, que je trouve un peu partout. Il y a l’aspect “nettoyage” que je trouve intéressant, tout comme le fait que ce sont des textiles le plus souvent à usage unique, destinés à être salis puis jetés. J’aime en particulier les fibres non tissées car ce sont des fibres accumulées les unes avec les autres, qui s’agglomèrent, qui proviennent parfois d’un animal, parfois de restes d’autres tissus que l’on jette, et qui ont des propriétés d’absorption intéressantes. L’encre pénètre bien dedans, et quant au crayon de couleur sur le feutre, la réaction est immédiate et plastiquement fascinante.
J’ai aussi travaillé avec du satin et du velours, qui sont choisis pour leurs aspect “noble”. À un niveau plus conceptuel, les tissus que j’utilise sont à envisager comme des récepteurs d’une image ou d’une donnée : ils les reçoivent et leur confère un caractère sensible, sensuel, que l’on a envie de toucher dans certains cas. Ils leurs donnent un “corps”. Il y a aussi cet aspect d’étouffement, d’enveloppement, dans les pièces qui parlent de victimes : les tissus leurs confèrent une sensibilité, un silence et une fragilité. Lorsque je choisis un papier, c’est le même fonctionnement, il doit avoir une raison de servir de support à telle ou telle idée, jusqu’au choix du format, du grammage, du grain, du blanc du papier.
Donnez-nous 5 mots qui définissent votre travail.
Suspend, feutre, couleur, humain, dessin.
Quelles sont vos inspirations ?
Je suis plutôt inspirée par des matières, des tissus, des papiers, les livres que je lis, des écrits ou essais sur le statut de l’image, les rapports à la violence, les sujets qui m’intéressent. Je suis inspirée par toutes les recherches que je fais dans les médias et l’actualité, les articles que je lis, ce que j’entends, ce qu’il se passe dans le monde. Je suis aussi bien sûr inspirée par des artistes et des expositions, parfois des films, des spectacles de danse.
Qu’est-ce qui vous a poussé dans cette voie ?
J’ai naturellement été vers des études artistiques, et je pense que ma formation à La Cambre a été très bonne.

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation, correction et décommercialisation par wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : image en tête de l’article : Léa Belooussevitch, Perp Walk (Hair) – detail (2019) © Gilles Ribero | Pour consulter le site de Léa Belooussovitch


Plus d’arts visuels en Wallonie et à Bruxelles…

X, Meta, Amazon et Google : le moment de bascule pro-Trump

Temps de lecture : 5 minutes >

[THECONVERSATION.COM, 15 février 2025] La puissance des plates-formes américaines telles que X, Amazon, Google ou Meta, désormais capables d’imposer leurs diktats aux États, est inédite à l’échelle de l’histoire. Récit d’une conquête fulgurante fondée sur une prédation généralisée.

La remise en cause des grands réseaux sociaux atteint aujourd’hui un niveau jamais rencontré, souligné par les appels massifs à quitter X. Elle fait suite à l’expression par leurs leaders, lors la prise de fonctions de Donald Trump, de positions politiques extrémistes. Mais la confusion règne et il est difficile de comprendre les logiques à l’œuvre dans une telle effervescence, où certaines postures se contredisent elles-mêmes (par exemple, interdire TikTok puis l’autoriser). Essayons d’y voir clair autour de mises en perspective.

Un enjeu de corruption du pouvoir politique comme point de départ

Les grandes firmes de la tech se sont bousculées pour financer la campagne de Trump puis sa cérémonie d’investiture, avec des montants tels qu’ils auraient été interdits en Europe. On peut s’en émouvoir, mais le fait est que ce faisant, elles ne font que profiter des modalités de financement politique (dites ‘SuperPAC’) introduites en 2010, qui autorisent des dépenses illimitées dans le cadre d’une élection. Il convient donc de se souvenir que les plates-formes du numérique avaient fait de même précédemment en faveur du camp démocrate, en espérant des retours qui ne sont pas venus. D’un point de vue structurel, c’est bien la corruption via les SuperPAC, comme l’avait indiqué dès 2010 le juriste Lawrence Lessig (Republic, Lost, 2011), qui détruit la démocratie américaine et non les positions politiques des leaders de la tech.

Pourquoi l’alliance des démocrates et de la tech a-t-elle capoté ?

Dans les années 2010, le libéralisme économique assumé, la liberté d’expression sans entraves à la mode américaine, appartenaient au camp démocrate. Trump I était vent debout contre les plates-formes, assimilées à des entreprises de fake news comme les médias en général. Les soutiens financiers de Trump I venaient plutôt des industries traditionnelles, pétrolière ou automobile notamment, et des opérateurs de télécoms mobilisés contre les plates-formes.

Mais en 2018, le scandale Cambridge Analytica révèle la négligence voire la complicité de Facebook, permettant d’influencer certains comptes dans des États clés lors des élections de 2016. C’est alors qu’après avoir prôné un laisser-faire absolu, dirigeants républicains comme démocrates basculent vers une politique de fermeté. En 2019, 48 procureurs et la Federal Trade Commission se coordonnent pour engager une procédure de démantèlement des grandes plates-formes agrégeant quantité de services, telles que Google et Facebook/Méta. Ces procédures, rejetées une première fois en 2022, sont encore en cours.

Les élections de 2020 cristallisent cette méfiance dès lors que Trump en conteste les résultats et soutient l’insurrection du Capitole, le 6 janvier 2021. Dans la foulée, les grandes plates-formes suspendent les comptes de Trump et d’organisations des assaillants. Trump crée Truth Social, les Proud Boys se réfugient sur Parler, etc.

Pour autant, les plates-formes, malgré leur prise de conscience de leur responsabilité, restent critiquées par les démocrates. Ils se rendent compte, un peu tard, que les formats de viralité qui guident les plates-formes, favorisent des expressions simplistes, réactives, clivantes, falsifiées, tout ce qui constitue un discours élémentaire d’extrême droite contre toutes les explications complexes des processus.

Jen Schradie, sociologue du numérique au Centre de recherche sur les inégalités sociales (Sciences po), a montré à quel point, dès les années 2010, ce sont ces courants qui ont profité des plates-formes et, particulièrement, depuis la pandémie de Covid qui a entraîné un recul très net de l’esprit critique de type scientifique.

Au même moment, les effets du Règlement général sur la protection des données (RGPD) commencent à se faire sentir en Europe. Il est même répliqué par l’État de Californie. À cela s’ajoute, le renforcement de la méfiance générale quant à la politique éditoriale trop tolérante vis-à-vis de Trump, de Steve Bannon et consorts, qui se conjugue à la suspicion de l’utilisation des données personnelles et aux effets délétères des réseaux sur certaines personnalités, ainsi que l’a montré Frances Haugen, lanceuse d’alerte qui publie les Facebook papers en 2019. Bref, le vent tourne pour les plates-formes du point de vue réglementaire, et la mise en place de modération, bien que coûteuse, s’annonce impérative.

La contre-offensive lancée par Musk et suivie par les autres plateformes

Nouvelle crise lorsque Elon Musk entreprend de racheter Twitter en 2022 : exode massif de comptes, départ d’annonceurs, rien n’arrête Musk qui taille dans les effectifs en visant en priorité les équipes de modération. Cet achat devient un moment clé de la campagne que Musk veut entreprendre contre l’idéologie dite woke qui, selon lui, aurait envahi ce réseau. Il a bien l’intention de devenir le porte-drapeau d’une révolution libertarienne en se servant de la plate-forme pour pousser tous ses arguments anti-État, antirégulation, anticensure. Il s’allie – alors provisoirement – avec les équipes de Trump issues d’une autre tradition réactionnaire, protectionniste et autoritaire, unis seulement par le culte du profit, de la concurrence sans régulation et de l’affaiblissement de l’État.

Cette alliance s’étend, à l’occasion de l’élection présidentielle de 2024, aux autres plates-formes qui ont compris qu’elles ont tout à gagner, premièrement, à interrompre le cycle de contrôle qui se mettait en place et à profiter de la dérégulation trumpiste ; deuxièmement, à bénéficier de son offensive extractiviste pour une énergie abondante, problème clé des data centers des plates-formes qui jettent aux orties leurs ‘engagements’ environnementaux. Au point d’en rajouter sur le plan idéologique, comme Mark Zuckerberg affichant une prétention masculiniste qui rappelle les origines de cette application qu’il avait créée pour classer les filles à Harvard. Ou Musk qui se lance dans une campagne aux relents nazis, aux États-Unis puis à l’étranger, en s’affirmant anti-immigrants, tout en défendant une émigration sélective dont les entreprises de la tech ont besoin (et plus spécialement d’Indiens formés, travaillant sans limites horaires et dans l’obéissance totale).

Objectif numéro 1 des plates-formes : poursuivre leur entreprise de prédation générale

Le modèle économique, culturel et légal des plates-formes depuis 2009 repose sur la prédation, et cela concerne aussi bien YouTube que Meta ou Twitter/X. Prédation des données personnelles pour la publicité programmatique, contre le RGPD européen. Prédation des contenus produits par les médias professionnels, normalement protégés par des droits d’auteur qui ont suscité des conflits très vifs entre Google et Facebook et les médias en Australie et au Canada. Depuis, les enjeux se sont aggravés avec l’utilisation de ces contenus pour entraîner leur IA sans avertir les ayants droit, y compris des scénaristes qui, en protestation, ont fait grève à Hollywood. Certains médias ont conclu des accords contraints et forcés, d’autres ont refusé, comme le New York Times. Prédation des entreprises : depuis les années 2010, les plates-formes ont racheté leurs concurrents ou les sociétés possédant des technologies de pointe, comme l’IA. Enfin, prédation des investissements et des talents.

Cette toute puissance, devenue l’égale des États est inédite dans l’histoire, le seul modèle comparable étant celui des compagnies des Indes (néerlandaise, anglaise et française) à partir de 1600 (Boullier, Puissance des plateformes numériques, territoires et souverainetés, Sciences po, 2022, 2e édition).

Cette puissance leur permet aujourd’hui d’attaquer de front les États hors des États-Unis, d’où les conflits ouverts avec l’Union européenne et avec le Brésil. Elle leur permet aussi de pénétrer en profondeur l’État américain en vue de devenir son fournisseur exclusif – comme pour Amazon –, de lui dicter ses politiques industrielles et spatiales, et d’acheter des électeurs ou des candidats, comme l’a fait Musk avec Trump qui a immédiatement fourni le retour sous forme de poste quasi ministériel.

Des solutions existent, qui feront l’objet d’un nouvel article à retrouver sur The Conversation.

Dominique Boullier, Sciences Po


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © media.com.


Plus de presse en Wallonie…

Salade liégeoise végane (recette)

Temps de lecture : < 1 minute >

INGRÉDIENTS

      • 300 g de dés de tofu MildChili
      • 250 g de mélange de salade
      • 250 g de haricots verts
      • 20 g de tomates cerises
      • l botte de jeunes oignons
      • l citron
      • l plant de persil plat
      • 5 branches d’estragon frais
      • 400 g de grenailles
      • 1 c. à café de moutarde de Dijon
      • 5 c. à soupe d’huile d’olive
      • poivre noir
      • sel

PRÉPARATION – 35 min

      1. Lavez soigneusement les grenailles non pelées à l’eau froide. Faites-les cuire 18 à 20 min dans de l’eau bouillante légèrement salée.  Egouttez.
      2. Entre-temps, faites cuire les haricots verts 5 à 6 min à découvert dans de l’eau bouillante légèrement salée. Égouttez et rincez-les à l’eau froide.
      3. Ciselez l’estragon et le persil plat et incorporez-les au mélange de salade.
      4. Émincez les jeunes oignons et détaillez les tomates cerises en quartiers.
      5. Pressez le citron (vous avez besoin d’1 c. à soupe de jus pour 4 personnes).
      6. Mélangez la moutarde avec le jus de citron et ajoutez l c. à soupe d’huile d’olive par personne. Salez et poivrez.
      7. Faites chauffer le reste de l’huile d’olive dans une poêle et faites dorer les dés de tofu 2 à 3 min jusqu’à ce qu’ils soient croquants.
      8. Mélangez les grenailles, les tomates cerises, les haricots verts et les jeunes oignons avec la salade. Incorporez-y le dressing.
      9. Répartissez la salade sur 4 assiettes et parsemez de tofu.

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : colruyt.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © francevegetalienne.fr.


Manger encore (et encore) en Wallonie…

TOUSSAINT : L’affaire Rushdie, dernière carte de Khomeiny ? (Journal des procès n°147, 24 mars 1989)

Temps de lecture : 8 minutes >

Edito…

Force est de déplorer – par les temps qui courent, où court également l’obscurantisme, jusque dans les couloirs de nos pouvoirs – que le journalisme n’exerce pas pleinement ce dernier, fut-ce en quatrième position. Car “Premier ou quatrième pouvoir, ou encore contre-pouvoir, le journalisme est mis en question en ce début de XXIe siècle. La multiplication des réseaux d’information et de communication, la mainmise de puissances économiques sur les médias, le contournement ou la stigmatisation des journalistes par des politiques, la défiance des publics envers les paroles d’experts, tout se conjugue pour considérer que le journalisme tel qu’on le connaît depuis le XIXe siècle est en passe de disparaître. Qu’en est-il ?” [Eveno, 2018]

Partant, n’est-ce-pas le juste moment pour arrêter les larmoiements sidérés : indignez-vous et entrez en résistance, préconisait Stéphane Hessel ! Pour nous, il ne faut pas lire cet appel à la dignité comme un raidissement suranné, une élégance de fin de civilisation : en temps de guerre comme en temps de disette morale, un résistant, c’est un homme ou une femme qui marche debout et qui ne considère pas l’adversité régnante (qu’il s’agisse de l’occupation nazie, du marketing politique américain ou de la droitisation de l’Europe et… de la Belgique) comme une fatalité, globale et pérenne.

A moins de croire en un Dieu incompétent ou pervers, on voit qu’il n’est de fatalité que par le fait d’hommes et de femmes, qui se lèvent le matin, se grattent la tête avant leur café, qui se couchent le soir avec leur mal de dos et qui, entre les deux, ont posé des actes avec plus ou moins d’aveuglement.

Globale, la situation ne peut être, puisque déjà elle ne passe pas par vous et moi. Soljenitsyne martelait : “Non, le mensonge ne passera pas par moi. De tous les nœuds, c’est le plus simple à défaire. De tous les gestes, le plus dévastateur. C’est le battement d’ailes du papillon gros de toutes les tempêtes à venir. La clef de notre libération est là : le refus de participer personnellement au mensonge ! Qu’importe si le mensonge recouvre tout, s’il devient maître de tout, mais soyons intraitables au moins sur ce point : qu’il ne le devienne pas par moi !” Il appelait ainsi à rompre “le cercle imaginaire de notre inaction.”

La pensée totalitaire, dans ses plus belles érections mentales, présuppose la pérennité. Hélas pour les fantoches aux cheveux oranges (qui n’aiment pas les filles aux cheveux bleus), hélas pour les prédicateurs en robe longue, hélas pour les chefs de guerre qui ne vivent bien qu’en temps de guerre, jamais une situation forcée, contre-nature, ne s’est imposée durablement dans notre histoire. A travers les temps les plus troublés – par la peste brune ou la peste tout court – jamais une crispation fasciste, jamais une tentative de figer au quotidien les mouvements des hommes et des femmes, jamais une volonté de faire durer un polaroïd pris le premier jour de la révolution n’a pu durer : le dictateur monte à la tribune “pour mille ans” et finit quelques années plus tard, en chaise roulante, à faire le guignol sur le tarmac d’un aéroport. Ciao Augusto.

Voilà peut-être un parcours de rédemption ouvert à ceux de nos journalistes qui souffrent intimement d’avoir trop pratiqué le copier-coller avec les dépêches de Belga, de l’AFP ou, la chose est courante, les articles de leurs confrères. Ce n’est pas nouveau mais c’est plus visible aujourd’hui : il est grand temps que les hommes et les femmes reprennent leurs esprits et entrent en résistance contre la marée sombre. Cela demande une liberté absolue de conscience mais également un accès ouvert à cette conscience, un peu plus libre des aveuglements actuels, sans “écailles sur les yeux” dirait Proust. N’est-il pas de plus belle motivation pour un quatrième pouvoir en quête d’un renouveau ?

Lors, l’élégance ironique et le sérieux pimenté du chroniqueur judiciaire Philippe Toussaint fait date, lui qui a porté à bout de bras – et pendant des années – un périodique de qualité comme le Journal des Procès (dont nous dématérialisons les archives dans notre DOCUMENTA). Sa plume est belle et… vigilante !

Patrick Thonart


[Journal des Procès n°147, 24 mars 1989] Le moins qu’on puisse dire est que l’ordre d’assassinat de Salman Rushdie fulminé par Khomeiny a pris le monde occidental de court. Très vite, on a pu lire sous des plumes dites autorisées (expression irritante s’il en est !) des avis ou même des opinions plus structurées selon quoi il faudrait tenir compte de la légitime susceptibilité d’un milliard de musulmans – légitime parce qu’ils sont un milliard ? respectable s’ils étaient deux milliards ? et sacrée s’ils étaient trois milliards ? Il faudrait comprendre, entendons et lisons-nous que Salman Rushdie n’aurait pas dû… N’aurait pas dû quoi ? Ecrire les Versets sataniques, ou même songer, songer seulement à écrire ce livre ? Ou qu’on aurait pas dû le publier, donc qu’il fallait censurer ?

Philippe Toussaint @ Journal des Procès

La provocation n’a, et nous l’espérons bien, ne sera jamais notre fort au Journal des procès, même si tolérance ne rime point pour nous avec indifférence. Le pis est, en quelque manière que ce soit, de ne jamais prétendre s’engager, tout au moins de ne pas le tenter, fût-ce avec les gémissements dont parle Pascal. S’il est vrai que les choses sont souvent, ou même le plus souvent en gris, il arrive aussi que ce soit noir ou blanc. Le crime des crimes paraît pourtant être aujourd’hui, pour l’intelligentsia, de ne pas entrer immédiatement en discussion, de ne pas, comme un déclic, faire intervenir l’argumentation dont les ressources sont délicieuses et infinies.

Cette tendance, devenue incoercible, obnubile peutêtre, dans l’affaire Rushdie, quelques éléments remarquables. Khomeiny est ou se prétend un mystique, c’est-à-dire un de ces imams qui seraient en communication directe avec Dieu et indiquent donc d’une voix sûre le sens de vérités révélées contenues dans le Coran. La discussion est certes difficile entre un athée ou un agnostique et un mystique. Elle engendre presque nécessairement l’ahurissement chez l’un et une colère sacrée chez l’autre, ce qui n’est point propice à la compréhension mutuelle. Toutefois, lorsque Khomeiny condamne Salam Rushdie à mort pour avoir écrit les Versets sataniques, mais fait accompagner cette condamnation d’une prime, allégoriquement en dollars, on se prend à lui retirer la moindre estime. Voilà que le Dieu d’Abraham aurait brusquement besoin, pour conforter l’alliance, de payer les fidèles ! A moins, comme le supputait récemment à la R.T.B. un des invités de Jacques Baudouin, que cela ne démontre qu’en réalité les fulminations de Khomeiny ne suscitent pas, dans le monde musulman, et même en Iran, un enthousiasme suffisant pour se passer de récompenses terrestres ?

La quasi certitude, un peu honteuse, où nous sommes que Salman Rushdie sera, non point exécuté mais abattu – les mots ont leur sens – prend dès lors autre figure puisqu’il existe, en Iran comme dans le reste du monde, des personnes capables de tuer n’importe qui pour de l’argent. Ce ne seraient plus d’ardents shiîtes qui abattraient pieusement Salman Rushdie mais d’ordinaires tueurs à gages.

Cette réflexion, si simple et, nous semble-t-il, si convaincante – sauf à croire qu’on peut être à la fois un soldat de Dieu et Son stipendié -, n’élude pas une des dimensions de la mort programmée de Rushdie, à savoir la provocation dont il aurait fait preuve avec les Versets sataniques, et plus précisément un souci de commercialisation. En choisissant un sujet dont il savait, par avance, qu’il susciterait une réaction indignée, il aurait tablé sur une publicité de mauvais aloi.

Cliquez pour afficher l’original…

C’est un domaine où on ne s’aventurera que prudemment. Plusieurs films, comme par exemple La dernière tentation du Christ, ont ainsi heurté (il serait
dérisoire de dire : ‘à tort ou à raison’) des sensibilités chrétiennes, notamment catholiques, ce qui amène à faire réflexion sur la liberté dans la création, d’une part, qui est le propre de l’artiste et, d’autre part, l’obligation où est celui-ci de suivre son inspiration, chose très différente assurément de son compte en banque ou même de sa notoriété.

A cet égard, Salman Rushdie n’est pas n’importe qui. Ceux qui s’intéressent à la littérature savent que c’est un grand écrivain dont, avant l’affaire, on citait le nom pour le prix Nobel. C’est un de ces auteurs dont on peut se persuader a priori qu’il ne choisissent  ni le sujet ni le développement de leurs livres mais que ceux-ci s’imposent à eux.

Cette liberté dans la création (l’expression est de Virginia Woolf) est en réalité l’alternative aux vérités révélées et l’on conçoit dès lors aisément que Khomeiny fasse de Salman Rushdie l’ennemi numéro 1, exactement comme dans Le nom de la Rose, le seul ennemi réel est un livre consacré au rire.

L’affaire Rushdie n’est-elle pas à cet égard, si l’on parvenait à se désintéresser de la vie de Salman Rushdie, une excellente chose ? Elle constitue en effet une fuite en avant de l’intégrisme shiîte incarné par Khomeiny et va contraindre l’Islam tout entier à choisir entre cet ayatollah et des conceptions, non pas plus rationnelles, mais plus inquiètes et plus soumises à la pensée de bien d’autres gloires de la philosophie iranienne islamique, d’Averroës à Ali Gilâni ou Jamshîd Nûri en passant par Sadrâ Shirâzi et tant d’autres que Khomeiny voudrait oblitérer.

Qu’il ait ou non reçu un coup de téléphone de Dieu, Khomeiny essaie, oserait-on dire banalement ? de prendre le leadership de l’Islam dont le réveil, depuis si longtemps annoncé et qui, bien que compromis par les richesses pétrolières entretenant en fait le sous-développment, paraît s’annoncer ailleurs qu’en Iran.

Le quitte ou double lancé avec la mort programmée et stipendée de Salman Rushdie, aura peut-être son cadavre mais ce serait aussi celui d’un Islam humilié et donc désespéré.

Philippe Toussaint


© blick.ch

[d’après MARIANNE.NET, 4 février 2025] Liberté d’expression. “C’est donc toi” : le procès de l’auteur de l’attentat contre Salman Rushdie s’ouvre, près de trois ans après les faits. […]

Le procès de l’homme accusé d’avoir failli tuer Salman Rushdie dans une attaque au couteau s’ouvre mardi au nord de New York, aux États-Unis. L’écrivain est visé depuis 1989 par une fatwa de l’Iran réclamant sa mort pour son roman, Les Versets sataniques. Le procès doit démarrer par la sélection du jury devant un tribunal du comté de Chautauqua. Cette localité bucolique de l’État de New York, au bord du lac Erié, à la frontière avec le Canada, avait été secouée à l’été 2022 par cette agression qui avait coûté un œil à l’auteur américano-britannique, né en Inde. […]

Cette agression avait choqué le monde entier, de la communauté littéraire aux capitales occidentales qui avaient apporté leur soutien à Salman Rushdie, symbole mondial de liberté d’expression. Le jeune homme a plaidé non coupable devant la justice de l’État de New York. Il est aussi poursuivi devant la justice fédérale pour “acte de terrorisme au nom du Hezbollah“, le mouvement libanais chiite soutenu par l’Iran. Téhéran avait nié toute implication dans l’attaque.

“Surpris” qu’il ne soit pas mort

C’est donc toi“, avait confié avoir pensé l’auteur à la vue de l’assaillant. Apparu en public avec un cache-œil après son rétablissement, Salman Rushdie, 77 ans, a livré son récit de l’attaque dans son livre Le Couteau (Gallimard) paru en 2024…

La rédaction de marianne.net


En savoir plus…


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction, partage, édition et iconographie | sources : auteur ; Journal des Procès ; marianne.net | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Die Presse ; © blick.ch.


Plus d’expression libre en Wallonie…

Le développement de l’énergie solaire a-t-il été torpillé en 1882 ?

Temps de lecture : 7 minutes >

[THECONVERSATION.COM, 30 janvier 2025À la fin du XIXe siècle, le Français Augustin Mouchot (1825-1912) inventait un ingénieux concentrateur solaire. Mais la bureaucratie technique de l’époque, chargée de l’évaluer, en a livré une appréciation biaisée en la comparant au charbon qui alimentait les machines à vapeur – condamnant, au passage, l’appareil et ses multiples applications.

En matière d’énergie solaire, plusieurs moyens ont permis, au XXe siècle, de stopper l’innovation et de garantir le monopole des énergies fossiles et de leurs savoirs. Par exemple : la menace pure et simple, le rachat de brevets, la montée au capital ou encore la fermeture d’activité. L’expertise tendancieuse – sinon mensongère – a pu constituer un autre levier, ainsi que le montre le cas de l’évaluation officielle des appareils solaires d’Augustin Mouchot et de son associé Abel Pifre, à la fin du XIXe siècle.

Absent des manuels scolaires et délaissé des commémorations nationales pour le bicentenaire de sa naissance en 2025, le professeur de mathématiques appliquées et de physique Augustin Mouchot (1825-1912) est le pionnier français méconnu de l’énergie solaire moderne. Il a défendu et démontré les atouts de l’énergie solaire thermique et thermodynamique, particulièrement pour les pays de la zone intertropicale. Et cela, dès son ouvrage de synthèse et de prospective en 1869, puis avec un premier moteur à vapeur solaire de retentissement international, présenté à l’Exposition universelle de 1878 à Paris. Mais ce dernier a également rencontré après une mission de trois ans en Algérie et des financements publics importants, les incompréhensions auxquelles les énergies énergies renouvelables ont été confrontées depuis cette période. Ce qui n’a pas été sans lui valoir des adversaires…

Une commission d’étude transsaharienne de la chaleur solaire

La Commission des appareils solaires est créée le 19 février 1880 dans le cadre des travaux préparatoires du chemin de fer transsaharien. Elle doit tester les concentrateurs solaires à vapeur développés depuis près de 15 années par Augustin Mouchot – et depuis 1878 par Abel Pifre – dans la perspective du pompage de l’eau indispensable à la recharge des locomotives et au développement de gares-dépôts de combustible.

L’assassinant du colonel Flatters et de son escorte lors de la seconde reconnaissance du tracé, le 16 février 1881, un an et deux mois avant la remise du rapport de la commission, mettra fin au projet. La commission rassemble alors deux ingénieurs, un colonel et deux professeurs aux facultés de médecine et des sciences de Montpellier. L’appareil solaire testé, doté d’un réflecteur de trois mètres de diamètre, est construit par la société d’Abel Pifre, officiellement constituée en janvier 1881 et première entreprise au monde à commercialiser des cuiseurs, distillateurs et moteurs solaires. Les essais ont lieu en 1881 au fort de Montpellier sous la supervision du professeur de physique André Crova (1833-1907), qui rédigera le rapport final.

Docteur en physique électrochimique, avec 74 publications touchant à l’optique, à l’électricité, aux ‘radiations calorifiques’ – dont celles du Soleil –, c’est un pionnier du calcul de la ‘constante solaire’, quantité d’énergie solaire reçue par la Terre hors atmosphère sur une surface d’un mètre carré exposée perpendiculairement au soleil.

Les étranges calculs du ‘rendement industriel’

La note manuscrite d’André Crova, discutée durant la séance du 3 avril 1882 de l’Académie des sciences, est la version courte du rapport qu’il publie dans les mois suivants, qui comporte quarante-cinq pages et une illustration. Son diagnostic déborde du projet transsaharien et met en regard l’énergie solaire avec la grande énergie fossile, alors concurrente, que représente le charbon.

On s’est préoccupé dans ces dernières années de tentatives faites en vue d’utiliser pratiquement l’énergie des radiations solaires. Ces radiations sont en effet la cause presque unique de tous les phénomènes atmosphériques, de tout travail moteur, et de la vie sous toutes ses formes, à la surface de notre globe. Mais ces forces motrices, irrégulières et sujettes même à faire défaut à un moment donné, sont maintenant partout remplacées par celle de la vapeur, qui, toute coûteuse qu’elle est, a du moins pour elle la constance et la régularité, qui sont une des premières conditions que l’industrie demande à un moteur.

André Crova inaugure ainsi le discours des experts dont l’influence va se renforcer au fil de l’ère thermo-industrielle. Spécialiste d’un domaine étroit – la mesure des radiations solaires –, il est mandaté pour l’évaluation d’une technologie de conversion énergétique – les récepteurs solaires thermodynamiques Mouchot-Pifre –, dans le cadre d’une ligne de transport à l’intérieur du Sahara. Au final, il délivre un avis non pas sur le fond, mais sur sur les formes d’énergie qui devraient être privilégiées dans le cadre de la modernité. Ce glissement fait de son rapport la première grande condamnation officielle de l’utilisation du rayonnement solaire pour produire de l’énergie.

Car la commission ne s’arrête pas sur les applications pratiques de la machine à vapeur solaire. Citons par exemple :

      • 189 jours de fonctionnement sur l’année en 1881 à la latitude de Montpellier et 14 litres d’eau distillée (c’est-à-dire, vaporisée) par jour de fonctionnement en moyenne ;
      • la possibilité d’y ajouter une pompe ou un moteur rotatif ;
      • celle de procéder à la distillation d’alcools, de plantes ou à la pasteurisation de l’eau ou des aliments ;
      • celle de procéder à la cuisson de la nourriture humaine ou pour les animaux ;
      • celle de procéder à la calcination et au chauffage de matériaux (chaux, graisses, briques, poteries, pâte à papier) ;
      • la possibilité d’en faire une pile thermoélectrique ;
      • la possibilité de produire de la glace avec l’ammoniac et une machine des frères Carré, (comme Mouchot le fit en 1878) ;
      • la possibilité éventuelle de procéder de faire tourner une machine à coudre ou d’imprimer des journaux avec.

Mais non, le travail d’André Crova se limite à la mesure d’un ‘rendement industriel de l’appareil‘, à partir du ‘nombre de calories emmagasinées par la chaudière‘.

Le principe est le suivant :

      • La chaudière placée au centre du réflecteur solaire vaporise de l’eau à partir de laquelle, une fois la vapeur refroidie dans un serpentin, il est possible, ‘au moyen de la formule de Regnault’, de calculer ‘le nombre de calories utilisées par l’appareil’ ;
      • Simultanément un ‘actinomètre’ évalue le rayonnement solaire d’heure en heure, corrigé par la température, l’hygrométrie de l’air et la hauteur du soleil (c’est-à-dire, la transparence et l’épaisseur atmosphériques), afin de calculer les ‘calories incidentes’ ;
      • En divisant le premier chiffre par le second, on obtient un rapport, que l’on appelle ‘rendement économique de l’appareil’. En 1881 à Montpellier, il a été évalué à 0,491 calorie par mètre carré, avec un maximum à 0,854.

En un mot, à l’évaluation de la puissance effective, de la fonctionnalité et de la praticité des appareils solaires s’est substituée, au prix d’une somme d’approximations considérables, la simple évaluation d’un rendement théorique : celui du nombre de calories captées par rapport aux calories disponibles. Le tour de passe-passe accompli autorise le physicien rapporteur André Crova à conclure sur des hypothèses économiques, et non à se prononcer sur l’intérêt technoscientifique du principe et du fonctionnement du moteur solaire.

Four solaire de Mouchot et Pifre, conservé au CNAM à Paris © Rama

La condamnation du solaire

C’est donc sur un mode conditionnel que la condamnation de l’énergie solaire est exprimée en 1882. Il est intéressant de noter que les termes en sont restés presque inchangés jusqu’à nos jours, y compris pour les autres types de conversion d’énergie tels que le photovoltaïque – solaire vers électrique – ou l’éolien – mécanique vers électrique. Déjà en 1882, la régularité économique et la disponibilité des combustibles fossiles dans les pays développés sont les principaux arguments avancés par André Crova.

En France et dans les climats tempérés, l’énergie de la radiation solaire est trop affaiblie au niveau du sol […] pour que l’on puisse espérer pouvoir emprunter dans des conditions économiques et régulières une partie de l’énergie solaire pour l’appliquer aux besoins de l’industrie. Telle est mon opinion personnelle, qui résulte des expériences que nous avons faites pendant la durée de l’année 1881. […] Remarquons d’ailleurs que, dans les conditions dont nous parlons, le prix du travail moteur ou de la chaleur équivalente a une importance relativement faible, vu la facilité de transport du combustible. […] Mais dans les pays où le soleil […] envoie des radiations plus intenses, la conclusion serait-elle identique ? La réponse à cette question exige la connaissance de trop de points spéciaux pour que nous puissions la donner ici.

Le professeur d’université André Crova, spécialiste de la mesure de la chaleur solaire, exécute avec les mots d’un expert industriel les appareils Mouchot-Pifre. Il admet pourtant des limites à son travail. En effet, lorsque

le vent souffle avec force dans la direction de l’orifice de l’actinomètre […] les observations sont impossibles […], tandis que la distillation (c’est-à-dire la production de vapeur, ndlr) se produit même dans les circonstances les plus défavorables, pourvu que le soleil brille.

Autrement dit, l’appareil, plus efficient que son ‘mesureur’, fonctionne même les jours où l’on ne peut effectuer de mesures. Dans son mémoire à l’Académie des sciences, le physicien admet aussi qu’en l’absence d’isolation de la chaudière, la température extérieure influence davantage la distillation de l’eau que le soleil. Pire, puisque l’actinomètre ne laisse pas passer les mêmes longueurs d’onde que le manchon en verre de la chaudière. Comme l’écrit André Crova,

par les plus fortes intensités, les radiations obscures (rayonnement infrarouge, ndlr), non transmissibles par le verre, sont arrêtées par le manchon, et le rendement diminue, quoique la quantité de chaleur utilisée augmente.

Ainsi, du fait du choix d’un tel rendement comme valeur d’évaluation, les appareils solaires ‘fonctionneraient’ moins bien dans les périodes précises où justement ils chauffent le plus. On croit rêver. La notion de rendement pour une source primaire d’énergie gratuite et inépuisable révèle ici sa limite : nul besoin d’être physicien pour comprendre que plus le soleil brille, plus l’énergie solaire est abondante, quand bien même la qualité de la conversion/captation du rayonnement baisse avec l’augmentation de l’intensité de ce rayonnement.

‘De l’eau froide sur le soleil de M. Mouchot’

Mais le coup de grâce tient dans l’image que retient la presse, c’est-à-dire la mise en équivalence du rendement maximum du mètre carré solaire selon les calculs précédents et de la quantité de charbon correspondant. Celui-ci représente :

à peu près la chaleur produite par 240 grammes de charbon, en admettant que la moitié de la chaleur qu’il produit en brûlant soit utilisée à vaporiser l’eau.

Une poignée de carbone polluant contre une heure de soleil sur un mètre carré de métal brillant ? Sans gaz à effet de serre, éternellement et gratuitement, mais avec des intermittences ? On peut se demander ce qu’il serait advenu du monde si André Crova n’avait pas déversé sans vergogne ‘de l’eau froide sur le soleil de M. Mouchot’, ainsi que relèvera immédiatement le journaliste scientifique de l’époque Louis Figuier. Malgré les démentis, deux ans plus tard l’entreprise d’Abel Pifre disparait, et avec elle les projets et brevets solaires d’Augustin Mouchot.

Changer de regard sur l’énergie solaire ?

L’histoire d’Augustin Mouchot n’est pas un cas isolé. L’économiste Sugandha Srivastav soulignait, au sujet d’un autre innovateur solaire – américain celui-ci – arrêté dans sa course au début du XXe siècle, que

s’il est douloureux de réfléchir à ce grand “et si” alors que le climat s’effondre sous nos yeux, cela peut nous apporter quelque chose d’utile : savoir que tirer de l’énergie du soleil n’a rien d’une idée radicale, ni même nouvelle. C’est une idée aussi vieille que les entreprises de combustibles fossiles elles-mêmes.

Aurions-nous aujourd’hui, 143 plus tard, la même sévérité sur le potentiel des ressources solaires et les mêmes certitudes à propos des énergies fossiles que la commission du ministère des travaux publics de Montpellier ? C’est la question qu’il nous faut poser, de façon urgente, à tous les André Crova de notre temps.

Frédéric Caille, ENS (Lyon, FR)


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Rama ; © DP.


Plus de presse en Wallonie…

BOUKHENAISSI, Djabril (né en 1993)

Temps de lecture : 7 minutes >

[LAREPUBLIQUEDELART.COM, 20 mars 2024] Encore peu connu il y a seulement quelques mois, le jeune peintre Djabril Boukhenaïssi, né en 1993, a fait une percée remarquée sur la scène artistique française : repéré chez Private Choice de Nadia Candet au moment de Paris+ et lors d’une exposition collective à la galerie Peter Kilchmann en septembre, il a été lauréat du premier Prix Art et Environnement décerné par la Fondation Lee Ufan et la maison Guerlain, qui lui a donné une résidence et lui permettra d’exposer à Arles cet été sur le thème de la nuit. En attendant, il montre ses mystérieux et évanescents tableaux à la galerie Sator, qui le représente désormais.

Depuis l’enfance, Djabril Boukhenaïssi a toujours su qu’il voulait peindre et dessiner. C’est la raison pour laquelle, aussitôt après le Bac, il a naturellement intégré les Beaux-Arts de Paris, dans l’atelier de Djamel Tatah. Mais si l’enseignement lui convient, l’environnement ne lui permet pas de s’épanouir pleinement : “Aux Beaux-Arts, je ne trouvais pas d’interlocuteurs, explique-t-il, et je n’avais pas beaucoup d’affinités avec les autres étudiants que je considérais comme des petits bourgeois qui pensaient surtout à eux et étaient peu sensibles aux problématiques sociales. Aussi ai-je complété mes études artistiques avec de la philo. Initialement, je voulais m’inscrire en biologie, car malgré mon goût pour la peinture, j’ai fait des études scientifiques et je pensais pouvoir trouver dans ce milieu le dialogue auquel j’aspirais. Mais pour des raisons d’équivalence, il m’a été plus simple de faire de la philo, qui me passionnait tout autant. Aussi me suis-je inscrit à Paris VIII, une université axée sur le marxisme, dont je me sentais proche. Mais mon cursus a été rapidement interrompu par la Covid”.

En deuxième année des Beaux-Arts, toutefois, il découvre une technique qui va prendre chez lui autant d’importance que le dessin ou la peinture : la gravure. C’est à l’occasion de l’exposition Fantastique ! L’estampe visionnaire qui se tient au Petit Palais qu’il a cette révélation. “J’ai été fasciné par toutes les possibilités qu’offrait la gravure, dit-il. Mais je n’ai pas cherché à la mêler à la peinture. Au contraire, ce qui m’intéressait était la spécificité de chaque médium. On a souvent utilisé la gravure pour des raisons commerciales, pour reproduire en plusieurs exemplaires une œuvre qui existait déjà. Or, pour moi, la gravure a une grammaire différente de la peinture, elle est souvent liée à la littérature et c’est la raison pour laquelle les premières gravures que j’ai faites ont un lien très fort avec la poésie romantique allemande que j’apprécie beaucoup.”

La littérature a d’ailleurs une place importante dans le travail de Djabril Boukhenaïssi. Comme la musique, qu’il écoute beaucoup, ou les autres arts : “C’est Jean-François Chevrier, aux Beaux-Arts, qui m’a fait comprendre cela. C’était un prof formidable et il nous apprenait à ne pas cloisonner les arts, à voir comment tel auteur ou tel compositeur traite un lien en littérature ou en musique et à voir quel équivalent on peut trouver en peinture. D’ailleurs, sous sa direction, j’ai rédigé un mémoire autour d’À Rebours de Huysmans. Dans le premier manuscrit, il y a une phrase étonnante où le protagoniste substitue Degas par Moreau dans sa collection et je voulais comprendre pourquoi il n’était pas possible pour lui d’avoir un Degas à ce moment de son existence. C’était comme une enquête policière, mais sans doute étais-je influencé par le fait que je n’aimais pas Degas.”

Dans sa peinture, le thème principal est la disparition, un terme avec lequel les gens de sa génération ont l’habitude de vivre. Les questions politiques viendront sans doute plus tard, lorsqu’il aura acquis suffisamment de maturité pour trouver le juste mode de représentation. Les images sont comme entre-deux : entre la réminiscence et l’oubli, le resurgissement et la perte, le sommeil et l’éveil. “Ce sont des souvenirs qui me reviennent et dont j’essaie de fixer les contours, dit-il, en sachant qu’ils n’ont plus de réalité et qu’ils risquent de s’évanouir définitivement. Pour cela, j’utilise une peinture très diluée, presque laiteuse, qui évoque cette disparition. Et j’y ajoute du pastel, un matériau que je trouvais plutôt kitch avant de comprendre qu’on pouvait l’utiliser autrement. En effet, je me suis rendu compte que sur la peinture à l’huile, en l’utilisant sur la tranche et non sur la pointe, cela donnait une profondeur à la toile, comme un glacis, mais poreux. Ce qui m’apportait beaucoup, car ma palette est assez restreinte, je suis assez timide avec les couleurs, plus à l’aise avec la composition. J’utilise beaucoup d’ocre et de jaune, ce qui vient sans doute du fait que pendant mes études, j’ai fait beaucoup de copies de maîtres anciens”.

Mais tout cela est en train de changer, car pour l’exposition qu’il prépare pour la Fondation Lee Ufan d’Arles, cet été, sa palette s’élargit. “L’exposition a pour thème la disparition de la nuit, explique-t-il. Elle vient du fait qu’aujourd’hui, il y a un tiers de l’humanité qui ne voit pas la nuit, en partie à cause de la pollution. Bien sûr, à la campagne, comme dans le Perche, là où je vis, on peut encore voir la nuit. Mais dans les villes ou dans de nombreux autres endroits, cela n’est plus possible et l’éclairage nocturne n’est pas innocent : soit il incite à la surconsommation, soit il permet la surveillance. Et ne plus voir la nuit, ne plus pouvoir s’allonger sur l’herbe pour contempler les étoiles, par exemple, c’est perdre la notion de l’humilité, ne pas savoir ce qui est infiniment grand et infiniment petit, oublier l’humain. D’où ma volonté de travailler sur ce thème et pour le faire, j’ai choisi le violet qui sera au centre de toute cette nouvelle série de tableaux et qui symbolisera la nuit”.

Pour l’heure, l’exposition qu’il présente à la galerie Sator s’intitule Phalène. Elle a pour source un week-end que l’artiste a passé avec quelques amis chez lui, à la campagne, et au cours duquel ils voulaient évoquer la question de la disparition à partir des Vagues, le roman de Virginia Woolf. Un soir, une phalène d’une taille inhabituelle a tapé sur une vitre et le lendemain, un de ses amis lui a dit que le roman aurait pu s’appeler “Phalène”, car il était très imprégné par une scène que la sœur de Virginia Woolf, Vanessa Bell, lui avait rapporté dans une lettre et au cours de laquelle un même évènement se serait produit. “J’ai donc décidé de construire toute l’exposition autour de cette anecdote et avec Vincent Sator, on a décidé de faire un accrochage qui raconte un peu cette histoire”. On y voit donc une très grande phalène qui tape dans une porte, une jeune femme allongée dans une chaise longue, sa fille de sept ans qui tient la phalène entre ses mains, des phalènes aux motifs différents. On y voit, ou plutôt on y devine, car les toiles de Djabril Bekhenaïssi ne donnent jamais d’informations précises. Elles suggèrent un temps qui est, ou qui aurait pu être, et qui est comme le souvenir, une bulle qui gonfle avant d’éclater.

Patrick Scemama


Boukenaïssi, “Grand Paon” (2024) © Amélie Blanc

[CONNAISSANCEDESARTS.COM, 22 juillet 2024]

“J’ai trente ans, j’appartiens à une génération qui a vécu toute son existence avec, en bruit de fond, le mot « disparition ». Déjà petit, on me parlait de la disparition des emplois, par exemple, de la disparition de la neige, de celle des espèces”. Ces mots sont ceux de  Boukhenaïssi, jeune plasticien diplômé des Beaux-arts de Paris (…).

La sainte, l’ineffable, la mystérieuse nuit

Une série étroitement liée au problème de la pollution lumineuse, de la disparition de l’environnement nocturne du fait de l’éclairage public omniprésent, et de ses conséquences et implications sur le vivant. Saviez-vous que la lumière électrique est la seconde cause de mortalité des insectes après les pesticides ? Que l’éclairage public n’a cessé de progresser de 1960 à aujourd’hui ? On dénombre, aujourd’hui, 11 millions de points lumineux, soit une augmentation de 89% depuis les années 1960.

Grand lecteur, l’artiste puise d’abord son inspiration dans la littérature, dans des écrits de Novalis, éminent représentant du premier romantisme allemand. Dans ses Hymnes à la nuit notamment qui évoquent la sainte, l’ineffable, la mystérieuse nuit” – et dans d’autres écrits, ceux de Rilke dont Le poème à la nuit et de Georges Didi Huberman. Il s’est imprégné aussi de ses déambulations nocturnes dans la ville d’Arles et aux Alyscamps.

Disparition symbolique

Les œuvres de son exposition À ténèbres – une expression ancienne qui signifie à la nuit tombée” – constituée de peintures, de dessins et de gravures – des eaux-fortes et des aquatintes, rehaussées à la pointe sèche – évoquent toutes l’impact de la disparition de la nuit sur l’imaginaire. Une disparition métaphorique et symbolique. Il s’intéresse à la tension entre la disparition de notre environnement nocturne, des constellations notamment, et la disparition de la nuit comme objet allégorique. Que restera- t-il de nos rêves sous une voûte céleste privée d’étoiles ? Privée de ces étoiles, sources de beauté, d’émotion et de questionnement. D’où venons-nous ? Où allons-nous ? Que savons-nous ?

La phalène symbole de la fragilité des existences

Un motif, ou plutôt un lépidoptère, est omniprésent dans cette série d’œuvres : la phalène, ce papillon de nuit aux ailes décorées qui symbolise la fugacité et la fragilité de nos existences malmenées par notre fuite en avant “croissanciste” qui détruit le vivant. Attiré par la lumière des réverbères, ce papillon de nuit meurt souvent brûlé par les éclairages publics. Les espèces, qui vivent la nuit, plus nombreuses que celles qui vivent le jour, ont une vision adaptée à la vie nocturne. L’impact de la lumière sur la biodiversité est donc redoutable.

Djabril Boukhenaïssi enduit ses toiles brutes de colle de peau de lapin, avant de réaliser ses peintures à l’huile qui sont appliquées en glacis. Il lui arrive aussi d’utiliser des pastels. Ses compositions, peuplées de phalènes, hésitent entre beige pâle et violets délavés, en laissant des parties des toiles non peintes. J’ai cherché à décrire les nuits blêmes que sont les nuits baignées de lumières électriques”, explique-t-il.

Ses œuvres puisent aussi chez Odilon Redon et chez Caspar David Friedrich. Il s’inspire notamment des strates de couleurs horizontales et superposées du Moine au bord de la mer du peintre romantique allemand. En témoigne ce pastel figurant une succession de couches horizontales bleu pâle, mauves et bleues foncé. Et cet autre pastel mangé par un ciel immense, embrasé de couleurs roses, jaunes et mauves, en suspension au-dessus d’une mer bleu pâle.

Eric Tariant


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation, correction et décommercialisation par wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : image en tête de l’article : Djabril Boukhenaïssi, Camélia (2020) © Galerie Sator ; © Amélie Blanc


Plus d’arts visuels en Wallonie et à Bruxelles…

UPANO, cité oubliée d’Amazonie

Temps de lecture : 9 minutes >

[WEBZINE.VOYAGE, 2024] La forêt amazonienne, souvent vue comme un sanctuaire de biodiversité, cache sous son manteau vert un secret historique de taille : une vaste cité perdue en Amazonie, sur les rives de l’Upano, datant de 2500 ans. Cette découverte dans le piémont andain, révélée par une équipe de chercheurs dirigée par l’archéologue Stephen Rostain, ouvre un nouveau chapitre fascinant dans l’histoire précolombienne de l’Amazonie. Elle offre également un aperçu fascinant de la complexité et de la sophistication des sociétés qui y ont prospéré. A partir de recherches démarrées en 1996, un gigantesque réseau urbain avec jardins, d’une population comparable à la ville de Londres à l’époque romaine, a été mis à jour grâce au système de télédétection LIDAR.

Découverte et LIDAR

La révélation géographique de cette cité perdue est le fruit de l’application du LIDAR (Light Detection and Ranging, détection et estimation de la distance par laser en français). C’est une technologie de télédétection par laser qui permet de scanner et de cartographier des surfaces à travers des obstacles visuels tels que la dense forêt de l’Amazonie. Cette méthode, particulièrement innovante dans le domaine de l’archéologie, a permis aux chercheurs de scruter au-delà de la végétation et d’obtenir une image détaillée du sol forestier, révélant ainsi les contours cachés d’une civilisation disparue.

Les données obtenues grâce au LIDAR ont dévoilé une complexité architecturale et urbaine inattendue, démontrant que les terres que nous considérions comme sauvages étaient en réalité le siège d’une activité humaine intense et structurée.

En superposant ces nouvelles informations avec les découvertes archéologiques existantes, les chercheurs ont pu reconstituer une étendue impressionnante de 300 km², révélant une image inédite de la cité perdue de l’Upano et du site de Kunguints.

Cette reconstitution numérique a permis de visualiser non seulement les structures individuelles, mais aussi leur agencement au sein d’un réseau urbain structuré avec de nombreux jardins. Ce travail minutieux d’analyse a ouvert la voie à de nouvelles hypothèses sur la vie, la culture et l’organisation de cette société ancienne, jetant un regard inédit sur une période de l’histoire humaine jusqu’alors enveloppée de mystère.

L’étude détaillée des données récoltées a révélé un plan urbain étonnamment sophistiqué. Les chercheurs ont identifié des routes et des structures organisées selon un schéma qui rappelle celui de grandes métropoles modernes.

Cette découverte suggère une société précolombienne organisée avec des compétences en construction et une compréhension approfondie de l’urbanisme. Les routes, tracées de manière parallèle et perpendiculaire, évoquent les artères d’une ville planifiée, loin de l’image traditionnelle d’une société amazonienne primitive. Ces voies de communication formaient une véritable toile d’araignée, reliant différentes parties de la cité antique et facilitant ainsi le déplacement et l’échange entre ses habitants.

Au cœur de cette organisation urbaine se trouvaient des places carrées, des plateformes et de grands monticules. Ces places, souvent entourées de plateformes périphériques, formaient le centre de la vie communautaire. Certaines supportent des structures résidentielles, tandis que d’autres avaient probablement des fonctions cérémonielles.

Les chemins partant de ces plateformes menaient vers d’autres zones de la cité ou descendaient vers les rivières, indiquant une interaction étroite entre les différentes parties de l’urbanisme et l’environnement naturel. Quant aux grands monticules, qui peuvent atteindre jusqu’à dix mètres de hauteur, ils sont vraisemblablement des sites de cérémonies ou des points de repère importants dans le paysage urbain.

Une caractéristique remarquable de cette civilisation révélée par les données LIDAR est le concept de cités-jardins. Les espaces interstitiels entre les quelque 6000 plateformes en terres identifiées étaient utilisés pour l’agriculture, avec des systèmes de drainage ingénieux rappelant des rigoles.

Cette harmonie entre urbanisme et agriculture dénote une compréhension avancée de l’écologie et une capacité à modeler l’environnement selon les besoins humains. Ces jardins, en plus de fournir de la nourriture, jouent probablement un rôle important dans les aspects sociaux et religieux de la société.

La complexité des structures et de l’agencement urbain implique l’existence d’une organisation sociale bien établie. La nécessité de terrassiers pour la construction, d’ingénieurs pour la planification des routes, et de paysans pour l’agriculture suggère une répartition des rôles et des spécialisations professionnelles.

Cette structuration sociétale indique également la présence d’une autorité centrale, peut-être sous la forme de prêtres ou de dirigeants, orchestrant et supervisant ces vastes projets. Les chercheurs restent prudents dans leurs interprétations mettent en évident une société complexe avec des hiérarchies et des fonctions diverses.

Une nouvelle histoire de l’Amazonie

La découverte de cette cité perdue change fondamentalement notre perception de l’Amazonie. A contre-courant de l’image d’une terre vierge, seulement peuplée de chasseurs-cueilleurs, l’Amazonie se dévoile comme le berceau d’une civilisation avancée, avec des agglomérations sophistiquées et une interaction prospère avec l’environnement. Cette révélation souligne également la diversité ethnique et humaine de l’Amazonie, une région qui a abrité des sociétés complexes, bien loin de l’image stéréotypée souvent véhiculée.

La proximité des sociétés urbaines avec des groupes de chasseurs-cueilleurs met en lumière un panorama social et culturel diversifié en Amazonie précolombienne. Cette coexistence indique une région où différentes formes de sociétés et de cultures se côtoient et interagissent, remettant aussi en question l’idée d’une évolution linéaire et uniforme des sociétés humaines.

Les mystères d’une civilisation disparue

La disparition de cette civilisation soulève des questions captivantes. Parmi les théories de l’effondrement, la possible méga-éruption du volcan Sangay comme cause potentielle, bien que les analyses récentes indiquent une variété de dates pour les couches de cendres trouvées, affaiblissant cette hypothèse.

Une autre explication possible est l’effondrement interne de la société, à l’image de ce qui est arrivé à des civilisations comme Rome ou l’Égypte. Cette piste soulève des interrogations sur la durabilité des sociétés urbaines en fonction de leur impact sur l’environnement.

Cette découverte marque seulement le début d’une vaste entreprise de recherche. L’ampleur des structures et l’importance des données montrent que de nombreuses découvertes restent à faire. Stephen Rostain lui-même admet que la portée du phénomène a dépassé ses attentes initiales, ouvrant la voie à une exploration prolongée de cette civilisation et à une meilleure compréhension de son impact historique et culturel.

Plusieurs questions restent sans réponse : Quelles étaient les causes précises de l’effondrement de cette cité perdue ? Quel était le niveau exact de leur technologie et de leur connaissance ? Comment ont-ils influencé ou été influencés par d’autres civilisations contemporaines ?

La révélation de cette mégalopole antique sous la canopée amazonienne n’est pas seulement une prouesse archéologique; elle représente une fenêtre ouverte sur un passé oublié, offrant un nouveau récit sur les civilisations précolombiennes.

Ce voyage dans le temps nous confronte à la réalité d’une Amazonie complexe, peuplée de sociétés avancées et ingénieuses, loin des clichés habituels. Cette histoire éclaire d’un jour nouveau la relation entre l’homme et son environnement, et nous rappelle l’importance de préserver ce patrimoine historique et culturel inestimable.


TOLKIEN : La lettre qui révèle sa haine pour l’idéologie nazie (1938)

Temps de lecture : 3 minutes >

[FR.ALETEIA.ORG, 9 mai 2014] Une lettre à son éditeur révèle que le chantre de la mythologie nordique, J.R.R. Tolkien éprouvait le plus profond mépris pour le national-socialisme et son idéologie raciste et antisémite.

Tolkien éprouvait un profond mépris pour l’idéologie nazie, pour son idéologie raciste et antisémite, lui reprochant également d’avoir manipulé et perverti l’esprit et la mythologie nordique à l’étude de laquelle il a consacré une grande partie de sa vie. C’est ce que révèle la lettre qu’il voulait envoyer à un éditeur allemand qui lui demandait, comme condition pour publier Le Hobbit en allemand, s’il était “arish” (aryen) d’origine.

Peu d’auteurs du XXe siècle ont contribué, comme Tolkien, à la diffusion de la culture et de la mythologie nordique. Pour autant, Tolkien n’éprouvait aucune sympathie pour l’idéologie nazie qui a essayé de se construire sur ce patrimoine. On en veut pour preuve la lettre qu’il voulait envoyer à l’éditeur allemand intéressé de publier Le Hobbit : celui-ci, lui ayant demandé, comme condition pour la publication, s’il était d’origine aryenne, Tolkien répondit que si ces critères racistes devaient devenir la règle, il cesserait d’être fier d’avoir un nom allemand.

En 1938, la maison d’édition allemande Rütten & Loening négocie la publication d’une édition allemande de Le Hobbit avec Allen & Unwin. Avant de la publier, ils écrivent à Tolkien, pour lui demander s’il est d’origine aryenne. Outré, Tolkien écrit à son éditeur et ami Stanley Unwin, dans une note, sa souffrance de recevoir une telle lettre : “Souffrirai-je cette impertinence de par la possession d’un nom allemand, ou bien leurs lois démentes requièrent-elles un certificat d’origine ‘arish’ de toutes les personnes de tous les pays ?”

Il poursuit : “Personnellement, je devrais être enclin à refuser de fournir une quelconque déclaration et laisser en plan toute traduction allemande. Dans tous les cas, je devrais fortement m’opposer à ce qu´une telle déclaration soit imprimée… J’ai beaucoup d’amis juifs, et devrais regretter de donner le moindre soupçon à l’idée que je puisse souscrire à une théorie des races aussi totalement pernicieuse et non scientifique.” Mais, comme l’éditeur aussi était impliqué personnellement, Tolkien lui joignit deux ébauches de réponses possibles : l’une éludant la question, et l’autre entrant dans le vif du sujet et montrant tant son amour de l’Allemagne que son mépris pour les nazis.

Aryen ? Ni indien, ni perse, ni gypsy

On ne sait pas laquelle des deux lettres reçurent les Allemands, mais le contenu de la seconde, la seule conservée jusqu’à aujourd’hui, est suffisamment clair : “Je regrette de ne pas comprendre ce que vous entendez par ‘arisch’. Je ne suis pas d’origine aryenne, c’est-à-dire indo-iranienne ; à ma connaissance, aucun de mes ancêtres ne parlait flindustani, persan, gypsy, ou autre dialecte apparenté. Mais si je dois comprendre que vous cherchez à savoir si je suis d’origine juive, je puis seulement répondre que je déplore de ne pouvoir apparemment compter parmi mes ancêtres personne de ce peuple si doué.

Mon arrière-arrière-grand-mère quitta d’Allemagne pour l’Angleterre au XVIIIe siècle. La majeure partie de mon ascendance est donc purement anglaise, et je suis sujet anglais – ce qui devrait vous suffire. J’ai toutefois été habitué à considérer mon nom allemand avec fierté, même tout au long de la période de la dernière et regrettable guerre, au cours de laquelle j’ai servi dans l’armée anglaise.

Les nazis ont perverti “ce noble esprit nordique”

Je ne puis cependant m’empêcher d’ajouter que si des requêtes de cette sorte, impertinentes et déplacées, doivent devenir la règle en matière de littérature, alors le temps n’est plus si loin où un nom allemand cessera d’être une source de fierté.

Curieusement, le mépris de Tolkien pour le nazisme n’avait rien à voir avec l’opinion des nazis sur l’auteur anglais. Ses recherches sur les langues et la mythologie nordique, que le national-socialisme voulait utiliser dans le contexte de sa nouvelle société, lui ont valu d’être très apprécié. D’où l’intérêt de l’éditeur de publier, rapidement, Le Hobbit. Cela attristait tout particulièrement Tolkien, qui voyait une des questions qui l’avait le plus intéressé dans sa vie devenir un instrument de propagande. Trois ans plus tard, dans une lettre à son fils Michael écrite en 1941, il exprime ouvertement son ressentiment à l’égard d’Hitler, “ce petit ignorant rougeaud ruinant, pervertissant, détournant et rendant à jamais maudit ce noble esprit nordique, contribution suprême à l’Europe, que j’ai toujours aimée et essayé de présenter sous son vrai jour.

María Martínez López, Aleteia


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction, édition et iconographie | sources : fr.aleteia.org | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © DP.


Plus de littérature en Wallonie…

FRAZIER : Guide de la sécurité en ligne pour les femmes en 2025

Temps de lecture : 26 minutes >

[d’après FR.WIZCASE.COM, 23 mai 2024] Les femmes et les filles sont à la fois les cibles et les boucs émissaires du harcèlement en ligne : nous sommes choisies et puis blâmées, comme si nous demandions à être harcelées. Le cycle a toujours été vicieux et sans fin, mais nous en avons assez. Il est temps pour nous de prendre le contrôle et de mettre fin aux attaques contre les femmes en ligne. En ligne, les femmes sont soumises au harcèlement, à la violence, à l’oppression et à des situations généralement inconfortables auxquelles peu d’hommes (voire aucun) sont confrontés. L’Intelligence Unit de The Economist a mené une étude et découvert que 85 % des femmes dans le monde ont été témoins de violences en ligne contre d’autres femmes. Uniquement dans l’UE, 10 % des femmes signalent avoir été victime de cyberharcèlement depuis l’âge de 15 ans.

Les effets du cyberharcèlement peuvent être écrasants et avoir de vraies conséquences, telles qu’une faible estime de soi, l’insomnie, la dépression et les pensées suicidaires. Heureusement, la prise de conscience toujours croissante de la cyberviolence à l’égard des femmes a donné naissance à des outils et stratégies utiles pour prévenir et lutter contre le harcèlement en ligne.

Vous avez le droit de vous sentir en sécurité dans votre peau et de participer au monde pleinement. Avec ce guide de la sécurité en ligne, vous disposerez des outils dont vous avez besoin pour réduire, prévenir et gérer les nombreuses formes de harcèlement en ligne.

Comment vous protéger du harcèlement sur les réseaux sociaux

Les utilisatrices les plus fréquentes des réseaux sociaux dans le monde sont les filles de 15 ans et, malheureusement, c’est aussi l’âge auquel la plupart des filles signalent subir leur première expérience de harcèlement en ligne. Alors que les jeunes filles apprennent généralement de meilleures stratégies pour gérer le harcèlement en ligne à mesure qu’elles grandissent et continuent à utiliser les réseaux sociaux, 42 % des femmes réagissent au harcèlement en l’ignorant.

Le harcèlement sur les réseaux sociaux ne se limite pas aux seules femmes, mais il est indéniable que le harcèlement sur les réseaux sociaux est bien pire pour les femmes que pour les hommes. Les femmes doivent faire face à des commentaires répugnants sur leur corps, à des photos sexuelles non sollicitées, à des menaces de mort, à des menaces de viol, et pire encore. Et les études montrent que les femmes trans courent encore plus de risques d’être victimes de violence en ligne et hors ligne. La transphobie et le harcèlement en ligne envers les femmes trans mettent souvent en œuvre des erreurs de genre intentionnelles, du deadnaming [en français ‘morinom’ : nom de naissance d’une personne transgenre, utilisé avant qu’elle n’adopte un prénom qui reflète mieux son identité de genre] et des insultes transphobes, qui ont toutes des conséquences néfastes sur la santé mentale et l’estime de soi des femmes trans.

Mais il y a bel et bien une lumière au bout du tunnel. Partout dans le monde, les femmes s’empouvoirent grâce aux réseaux sociaux pour attirer l’attention sur ces problèmes et bien plus encore, principalement via le mouvement #metoo. En plus d’attirer l’attention sur la violence et les maltraitances subies par les femmes, le mouvement sensibilise le monde aux problèmes systémiques plus vastes auxquels les femmes sont confrontées.

Nous avons le droit absolu de nous sentir en sécurité en personne et nous méritons de nous sentir en sécurité en ligne. Pour vous protéger du harcèlement sur les réseaux sociaux, vous ne devez pas pour autant supprimer vos comptes et perdre le contact avec votre réseau.

Il y a en fait beaucoup de choses que vous pouvez faire pour vous protéger, tout en continuant à participer. Certains sites et applications proposent des options spécifiques à la plateforme, mais il existe des astuces et conseils généraux qui s’appliquent partout.

Pour rendre les choses faciles, j’ai choisi de vous indiquer à la fois ce que vous pouvez faire en général, et les fonctionnalités spécifiques à plusieurs plateformes pour vous protéger.

Conseils pour utiliser les réseaux sociaux

1. Bloquer et signaler – Si quelqu’un vous dérange ou dérange quelqu’un d’autre, bloquez-le et signalez-le à la plateforme.

La première chose que vous devez faire lorsque quelqu’un commence à vous harceler, ou que vous voyez quelqu’un se faire harceler, est de le bloquer et de le signaler. Ce n’est pas un idéal, car nous savons, grâce aux controverses passées, qu’un harcèlement manifeste est parfois ignoré et que les gens peuvent créer de nouveaux comptes après les avoir bloqués. Mais au moins de cette façon, la personne ne pourra plus vous contacter.

2. Rendre vos paramètres privés – Empêchez les utilisateurs indésirables de vous identifier, de vous envoyer des messages ou de vous trouver.

Presque toutes les applications et tous les sites Web vous offrent la possibilité d’empêcher les autres de vous identifier, de gérer qui peut vous envoyer des messages directs, et de contrôler votre visibilité. Vous souhaiterez peut-être laisser votre profil public sur certains sites et le rendre entièrement privé sur d’autres, mais je vous recommande fortement de choisir au moins les options qui ne permettent pas à des inconnus de vous envoyer un message privé. J’ai fait cela et ma boîte de réception est devenue un endroit beaucoup plus zen.

3. Supprimez l’accès à votre emplacement – Gardez votre emplacement exact à l’abri des regards du public.

Ce n’est presque jamais une bonne idée d’indiquer votre emplacement exact sur les réseaux sociaux. Cela peut vous rendre plus vulnérable face au harcèlement et rend vos profils beaucoup plus faciles à trouver pour les indésirables. Si vous souhaitez partager votre emplacement, faites-le lorsque vous n’y êtes plus, ou choisissez une zone plus large. Par exemple, choisissez la ville dans laquelle vous vous trouvez, et non le quartier.

4. Gérez vos contacts – Assurez-vous de connaître la personne avant d’accepter un ami ou de suivre une demande.

Soyez attentive face aux demandes d’amis que vous acceptez. Si leur nom et leur photo de profil ne vous disent rien et que vous n’avez pas d’ami(e)s commun(e)s, ce n’est probablement pas une bonne idée d’accepter. Ces personnes peuvent être des escrocs, des robots ou, pire encore, un compte finsta (faux Instagram). Les Finstas deviennent un moyen populaire de cacher ce que vous faites aux autres et de traquer les personnes qui les ont bloqués. Si vous acceptez des demandes de personnes que vous ne connaissez pas ou de comptes professionnels, veillez à ne pas partager trop de données personnelles.

Twitter

Amnesty International a longtemps critiqué Twitter (ou X) pour ses réponses laxistes à la violence et au harcèlement envers les femmes. Malgré quelques progrès mineurs au cours des dernières années, le fait est que l’entreprise n’en fait pas assez pour protéger les femmes, en particulier les femmes appartenant à certains groupes ethniques ou minoritaires.

Par exemple, l’actrice Leslie Jones s’est sentie obligée de quitter Twitter après la sortie du nouveau Ghostbusters en 2016. En tant que seule actrice de couleur dans le film, elle a été visée plus par rapport au reste des femmes. Elle a reçu tellement de commentaires et de menaces racistes qu’elle a estimé qu’elle n’avait d’autre choix que de quitter la plateforme, car Twitter n’en faisait pas assez pour mettre fin au harcèlement.

Cela peut sembler extrême, mais ce n’est qu’un autre jour dans la vie d’une femme qui s’exprime (ou même existe simplement) sur Twitter. Même les femmes moins célèbres, voire pas du tout, doivent subir des flots constants d’insultes et de menaces.

Toutefois, même si l’histoire de Twitter est glauque, il existe plusieurs façons de vous protéger sur le réseau.

      1. Protégez vos tweets – Choisissez qui peut consulter vos tweets. Le plus souvent, les femmes sont harcelées en ligne par des inconnus ou par des comptes anonymes sur Internet. La meilleure façon d’éviter toute attention indésirable de la part d’étrangers est de « protéger » vos Tweets. Cela signifie que seuls vos abonnés peuvent voir ce que vous tweetez et les informations complètes de votre profil. Cela signifie également que vous devez approuver chaque nouveau follower.
        Si vous préférez ne pas protéger vos Tweets, vous pouvez également restreindre les personnes qui peuvent vous répondre. Vous pouvez choisir d’autoriser n’importe qui à vous répondre, uniquement les personnes que vous suivez, ou uniquement les personnes que vous mentionnez. Cela peut être particulièrement utile si vous tweetez sur un sujet controversé.
      2. Créez 2 profils – Ayez un compte personnel privé et un profil professionnel public. En tant que femmes, nous comprenons que le harcèlement au travail est bien réel et bien sérieux. Malheureusement, cela peut également s’étendre aux comptes Twitter liés à votre job. Si vous devez conserver un compte Twitter pour votre vie professionnelle, je vous suggère fortement de créer des comptes distincts. De cette façon, vous pouvez limiter qui a accès à vos données personnelles, tout en attirant des abonnés et en développant votre réseau.

Facebook et Instagram

Il est facile de se sentir assez à l’aise et partager des données personnelles sur Facebook, car c’est pour cela que le réseau a été conçu. Malheureusement, il n’y a aucun moyen de vraiment vérifier qu’une personne avec qui vous êtes ami(e) sur Facebook est bien celle qu’elle prétend être. Vous ne savez jamais donc vraiment qui a accès à ce que vous publiez sur la plateforme.

Les femmes courent un risque plus élevé d’être harcelées en raison de la nature d’Instagram. Le plaisir de voir des gens aimer vos photos et la possibilité de monétiser votre compte rendent attrayants la création d’un compte public et l’ajout d’autant de followers que possible. Mais cela vous expose également au harcèlement de la part d’inconnus.

Pire encore, comme les Leaks 2021 de la société Facebook (maintenant appelée Meta) l’a montré, Meta est peu réactif en matière de suppression des contenus préjudiciables et est pleinement conscient des dommages que ses plateformes peuvent causer. C’est pourquoi, en tant que femme, il est essentiel que vous soyez attentive à ce que vous partagez et à qui peut voir votre contenu. Voici quelques façons de reprendre le contrôle de vos comptes Facebook et Instagram.

      1. Limiter le partage – Décidez si et qui peut partager vos publications avec d’autres personnes en dehors de votre liste d’amis. La meilleure façon d’éviter les commentaires indésirables d’inconnus sur Facebook et Instagram est de faire en sorte qu’ils ne puissent simplement pas voir vos publications. Vous pouvez définir votre profil comme privé et désactiver le partage afin que vos ami(e)s ne puissent pas partager vos publications avec leurs ami(e)s. Ce n’est pas un moyen infaillible de vous assurer que les personnes indésirables ne voient pas vos publications, mais cela réduit la probabilité.
      2. Choisissez votre public – Choisissez qui peut voir vos publications et qui ne le peut pas. Facebook et Instagram vous permettent de contrôler qui peut voir vos publications : ami(e)s, ami(e)s d’ami(e)s (uniquement sur Facebook), vous seule ou tout le monde. Vous pouvez créer un public par défaut pour chaque partie de votre profil et modifier le public pour vos publications individuelles si vous préférez. Les deux réseaux proposent des vidéos et des photos qui disparaissent, que vous pouvez partager dans votre Story et qui ont les mêmes contrôles de confidentialité que votre page principale. Vous pouvez créer des listes d’ami(e)s proches, ou partager avec tous vos ami(e)s et abonné(e)s. Mais n’oubliez pas que même si elles disparaissent après 24 heures, les utilisateurs peuvent toujours faire une capture d’écran ou prendre une photo avec un autre appareil, afin que vous ne receviez pas de notification de capture d’écran.

C’est tout à fait normal de vouloir un profil public sur Facebook et Instagram. C’est fun de partager vos opinions avec le monde entier ! Si vous choisissez cette option, je vous recommande de créer un profil ouvert au public, et un autre privé et réservé aux personnes que vous connaissez.

TikTok

TikTok est devenu une plateforme sociale fun et sympa pour réaliser ou regarder des vidéos créatives. Malheureusement, tout comme les sites de réseaux sociaux plus anciens, TikTok est également un site sur lequel les femmes sont souvent victimes de harcèlement, de cyberintimidation et ciblées par des contenus inappropriés. La bonne nouvelle est que TikTok offre un contrôle très précis sur qui peut voir ce que vous publiez, qui peut commenter, qui peut vous taguer et bien plus encore.

L’un des plus grands atouts de TikTok, et l’une des choses qui le rendent si dangereux, est son algorithme de pointe. Lorsque vous avez un profil ouvert, vos vidéos sont présentées à des personnes aléatoires en fonction de votre emplacement, du contenu de la vidéo et de vos abonnés.

Contrairement à d’autres sites et applications, il n’existe aucun moyen de désactiver complètement l’accès de TikTok à votre emplacement. Vous pouvez désactiver les services de localisation, mais l’application indique “Si vous désactivez les services de localisation, TikTok continuera à estimer votre position en fonction des informations de votre système/opérateur et de votre adresse IP.” Même lorsque j’utilise un VPN, TikTok me montre toujours du contenu clairement basé sur le pays dans lequel je me trouve.

L’une des choses les plus intéressantes avec TikTok, ce sont ses outils de collaboration vidéo. Ainsi, lorsque vous cherchez à protéger votre vie privée sur TikTok, la première chose que vous devez décider est la manière dont vous souhaitez interagir avec les autres utilisateurs. Si un harceleur fait un Duo ou un Collage de votre vidéo, cette vidéo devient son contenu. Après cela, à cause de l’algorithme de TikTok, il est probable que cela se retrouve dans les flux d’autres personnes, ce qui multipliera les risques de harcèlement.

Heureusement, les paramètres de TikTok vous permettent de choisir exactement qui peut voir vos vidéos et qui peut en faire quoi. Vous pouvez choisir d’autoriser les « abonné(e)s », les « abonné(e)s que vous suivez » ou « uniquement moi » séparément pour presque toutes les fonctionnalités proposées par l’application.

Si vous souhaitez autoriser les Duos et les Collages, vous devez les définir sur « abonné(e)s que vous suivez ». De cette façon, vous pourrez collaborer avec d’autres et savoir où votre contenu est publié.

Snapchat

Snapchat a été l’une des premières applications à introduire des messages et des photos qui disparaissent. Même s’il est moins populaire qu’avant, les gens l’utilisent toujours pour ces fonctionnalités, car il est omniprésent. Il n’existe pas autant de façons de sécuriser votre profil que sur d’autres applications, mais elle dispose des mêmes paramètres de confidentialité de base que la plupart. Vous pouvez définir votre compte comme privé, masquer votre emplacement, et choisir qui peut et ne peut pas vous contacter. Jetez un œil au tutoriel sur les paramètres de confidentialité de Snapchat pour voir comment sécuriser votre profil.

LinkedIn

LinkedIn est un hybride de réseau social et professionnel. En tant que service de réseautage professionnel et de recherche d’emploi, il est destiné à un usage professionnel, mais il fonctionne comme les autres grands réseaux sociaux. Malheureusement, les femmes sont également victimes de harcèlement dessus.

Des femmes ont signalé ont été invités à sortir via des messages LinkedIn, ont reçu des commentaires misogynes sur des publications et ont même vu leurs données personnelles obtenues via leur CV être exploitées. Même si les utilisateurs ne bénéficient pas de l’anonymat sur LinkedIn comme sur d’autres sites, le harcèlement sur LinkedIn n’en est pas moins grave et non moins dangereux.

Voici quelques moyens de vous protéger sur LinkedIn :

      1. Acceptez prudemment les connexions – Refusez les demandes de connexion émanant de personnes extérieures à votre secteur d’activité ou à vos cercles personnels. Vous pouvez analyser les demandes de connexion demandées en examinant les degrés de séparation de LinkedIn, en vérifiant si vous êtes dans le même secteur et en examinant leur profil. Si vous ne les connaissez pas et qu’ils ne font pas partie de votre domaine d’activité, il est plus sûr de refuser la demande de connexion.
      2. Supprimez les informations de contact de votre CV – Supprimez votre numéro de téléphone et votre adresse e-mail de votre CV public. Vous ne devez pas mettre votre numéro de téléphone et votre adresse personnelle sur votre CV LinkedIn, pour éviter tout contact indésirable et anonyme. Au moins si vous recevez un message sur LinkedIn, vous pouvez voir le nom et le profil de la personne.

Comment partager des photos en toute sécurité

Les commentaires désagréables sur les photos sont devenus l’un des principaux moyens par lesquels les femmes sont harcelées sur Internet. Malheureusement, de nombreuses personnes ont l’impression qu’une photo partagée est une invitation à partager une opinion (non demandée) sur le corps, la sexualité, les vêtements d’une femme, etc.

Instagram est l’un des pires endroits pour cela, mais le triste fait est que Meta a reconnu que ses applications posaient problème et ne fait toujours rien pour y remédier. Cela signifie que, pour l’instant, il nous incombe de faire de notre mieux pour nous protéger.

Et les femmes n’ont pas seulement à se soucier de ce qu’elles publient sur les réseaux sociaux. Nous devons également nous soucier de ce que nous envoyons aux gens en privé. Le revenge porn, les deep fakes, et le simple fait de partager des images avec d’autres personnes ou sites Web sans consentement est devenu un énorme problème.

Il n’existe pas de règles strictes pour éviter les problèmes liés au partage de photos. Il existe de bonnes raisons de partager des moments personnels de notre vie, et nous ne devrions pas avoir à nous enfermer pour éviter d’être des victimes. La bonne nouvelle est qu’il y a des choses que nous pouvons faire pour atténuer le harcèlement, tout en étant en mesure de partager toutes nos photos les plus sympas.

      1. N’utilisez pas de géotags – Évitez de partager votre position. Les géotags indiquent votre emplacement ou l’emplacement dans lequel une photo ou une vidéo a été prise. Des sites tels qu’Instagram et Facebook vous permettent d’indiquer un emplacement sur vos photos. Lorsque vous ajoutez cette balise, n’importe qui peut voir votre photo lorsqu’il ou elle recherche cette balise (sauf si votre profil est verrouillé ou privé). Éviter l’utilisation de géotags permet d’éviter que le harcèlement en ligne ne se transforme en problèmes en personne.
        Si vous souhaitez que les gens sachent où vous vous trouvez, vous pouvez ajouter votre emplacement une fois que vous n’y êtes plus, choisir un emplacement plus général (par exemple, choisir la ville dans laquelle vous vous trouvez et non votre localisation exacte) ou restreindre les personnes qui peuvent voir les photos que vous avez géolocalisées.
      2. Supprimer les informations EXIF – Supprimez manuellement les informations EXIF potentiellement révélatrices des photos. Les informations EXIF sont les données stockées par votre appareil photo sur vos photos. Ces détails incluent le nom de votre appareil, les paramètres que vous avez utilisés pour prendre la photo, où et quand la photo a été prise et parfois même le numéro de série de votre appareil photo.
        Dans la plupart des cas, il n’est pas possible d’avoir un accès immédiat à ces données sur les photos de quelqu’un d’autre, mais il existe des programmes conçus pour révéler les données EXIF sur des photos qui ne vous appartiennent pas. Donc, si quelqu’un voulait obtenir cette information, il pourrait.
        Il existe des moyens de désactiver et de modifier les données EXIF directement depuis votre appareil, bien que ceux-ci diffèrent considérablement en fonction de ce que vous avez utilisé pour prendre vos photos. Il existe également des applications que vous pouvez obtenir pour votre appareil et qui sont conçues pour supprimer les données EXIF de vos photos. Découvrez à quoi servent les données EXIF et comment les supprimer avec Consumer Reports.
        Si elles sont effacées par la plupart des réseaux sociaux et des applications de messagerie chiffrées, les données EXIF restent lorsque vous partagez une photo par email ou SMS. Si vous souhaitez conserver certaines données EXIF, mais que vous ne faites pas entièrement confiance à la personne avec laquelle vous partagez des photos, vous devez au moins supprimer vos données de localisation avant de les partager, peu importe comment ou ce que vous partagez.

Soyez prudent avec le contenu qui disparaît – Prenez les mêmes précautions que vous prendriez avec des photos normales. Ce n’est pas parce que les photos et les vidéos disparaissent de votre flux qu’elles ont disparu pour de bon.

Il va sans dire que la disparition de contenu est l’une des nombreuses méthodes utilisées par les agresseurs pour harceler les femmes en ligne. Snapchat et Instagram disposent tous deux de fonctionnalités permettant aux photos et aux vidéos de disparaître après un certain délai. Parce que ces messages et publications disparaissent, les gens envoient souvent des choses via Snapchat ou publient des choses sur leur Story qu’ils ne feraient pas si c’était plus permanent. Pourtant, les agresseurs et les harceleurs peuvent toujours les sauvegarder, soit en prenant des captures d’écran et des enregistrements d’écran, soit en prenant une photo avec un autre appareil.

Alors que Snapchat était autrefois l’application incontournable pour les activités torrides, d’autres options plus sûres ont été développées ces dernières années. Dust est une application hautement chiffrée qui n’affiche pas votre nom à l’écran avec vos messages et vos photos, ce qui rend plus difficile pour quiconque de relier les messages à vous. Confide est un autre choix populaire, en particulier pour l’envoi de nus, en raison de sa fonctionnalité de flou sur capture d’écran, qui permet de réduire le risque de revenge porn.

Comment utiliser les applications de messagerie en toute sécurité ?

Les commentaires et photos inappropriés et explicites, le catfishing, le cyberharcèlement et les escroqueries sont autant de problèmes courants que les femmes rencontrent sur les applications de messagerie. La structure, les fonctionnalités et les paramètres de confidentialité de chaque application indiquent à quel point il est difficile de faire face au harcèlement lorsqu’il se produit sur la plateforme.

Les applications de messagerie telles que WhatsApp, Kik et Discord sont des endroits populaires, car elles fournissent des plateformes chiffrées qui rendent la communication instantanée et sécurisée. La plupart des applications de messagerie sont plus sécurisées que les SMS, ce qui attire des milliards d’utilisateurs sur leurs plateformes par an. Toutefois, tout comme les autres espaces en ligne, les applications de messagerie présentent des inconvénients et des risques pour les utilisateurs, en particulier les jeunes femmes.

Malgré les risques liés à l’utilisation de l’une de ces applications, les applications de messagerie ne sont pas mauvaises en soi. Alors, ne désinstallez pas vos applications de messagerie pour revenir aux SMS. Avec la bonne application et les bonnes stratégies de sécurité, vous pouvez communiquer en toute confiance et mettre un terme au harcèlement avant qu’il ne dégénère.

Toutefois, vous remarquerez maintenant que de nombreux conseils s’appliquent également à d’autres espaces virtuels. Mettre en œuvre ces stratégies sur toutes les plateformes constitue le moyen le plus efficace de se défendre contre le cyberharcèlement et de prendre le contrôle de votre présence en ligne.

[L’article original décrit ici les qualités, risques et bonnes pratiques liés aux messageries instantanées : Kik, Discord, WhatsApp & Signal]

Comment utiliser les forums en ligne en toute sécurité

Comme tous les autres espaces sur Internet, les forums en ligne peuvent être dangereux pour les femmes. Reddit, l’une des plateformes de discussion les plus populaires, est largement connue pour renfermer du contenu grossier, du harcèlement, du trolling et d’autres problèmes. Ce n’est pas surprenant, puisque Reddit est le septième site le plus populaire aux États-Unis et le neuvième dans le monde.

Historiquement, les millions de personnes qui affluent sur la plateforme trouvent des « subreddits » en fonction de leurs intérêts, qui peuvent inclure n’importe quoi, depuis des pages innocentes pleines de photos d’animaux jusqu’à des personnes qui s’identifient comme des incels et utilisent le forum pour répandre leur haine envers les femmes.

Les trolls envahissent depuis longtemps des espaces en ligne qui ne leur sont pas destinés dans le seul but de harceler les autres, le plus souvent des femmes et des minorités raciales. Les participantes au subreddit r/BlackGirls ont été confrontées à des commentaires racistes et misogynes de la part de trolls dans ce qui était censé être un espace sûr permettant aux femmes noires de se connecter. Lorsqu’elles ont lancé un nouveau subreddit appelé r/BlackLadies pour échapper au harcèlement, les trolls ont également migré.

De même, le subreddit r/rape était destiné à être un endroit sûr pour les victimes d’agression sexuelle. Malheureusement, il a aussi vu son lot de commentaires de trolls accusant les victimes, ou autres commentaires violents et autrement inappropriés avant que Reddit ne décide de le fermer. Si Reddit a finalement pris des mesures pour résoudre les problèmes qui prévalent sur le site, son personnel a longtemps été critiqué pour son focus sur la liberté de parole au lieu de la sécurité de ses utilisateurs.

Que vous utilisiez Reddit, Quora ou une autre plateforme de forum en ligne populaire, les meilleures pratiques en matière de sécurité sont les mêmes.

Suivez ces étapes pour rester en sécurité sur les forums :

      1. Fournissez le moins de données personnelles ou d’identification possible.
      2. Utilisez un service d’adresse email temporaire pour vous inscrire.
      3. Créez des comptes jetables si vous souhaitez demander des conseils ou donner des données personnelles.
      4. Désactivez les notifications de réponses à vos publications et commentaires en cas de besoin.

Comment gérer le harcèlement sur un lieu de travail virtuel

Si les formes les plus courantes de cyberharcèlement se produisent sur les réseaux sociaux, le harcèlement des femmes en ligne sur leur lieu de travail constitue également un problème. Étant donné qu’une grande partie de notre travail se fait aujourd’hui en ligne, ce problème n’a fait qu’empirer. Vous avez le droit de vous sentir en sécurité et en confiance au travail, même si votre « travail » se déroule techniquement à votre domicile via Zoom, Slack ou Microsoft Teams.

Les gens interagissent différemment en ligne, même les collègues que vous connaissez en personne. L’anonymat que ressentent les gens derrière leur écran leur permet souvent de faire des choses qu’ils ne feraient pas normalement en personne. Selon une étude, 52 % des femmes ont été victimes de harcèlement au travail au cours de l’année écoulée.

Le harcèlement auquel les femmes sont confrontées sur le lieu de travail virtuel va de commentaires inappropriés (verbaux ou textuels), d’images ou de vidéos non professionnelles, de comportements menaçants et bien plus encore. Il peut parfois être difficile de savoir ce qui constitue du harcèlement. Certains cas de harcèlement sont évidents, comme celui de Jeffrey Toobin qui se masturbait sur Zoom. D’autres exemples peuvent ne pas être aussi clairs, comme lorsque Marc de l’équipe marketing vous fait des blagues légèrement inappropriées en réunion. Une bonne règle de base est que si jamais vous vous trouvez dans des situations professionnelles où vous vous sentez mal à l’aise, commencez à prendre des notes.

Voici quelques mesures importantes que vous pouvez prendre pour lutter contre le harcèlement au travail :

      1. Documentez tout – Tenez un journal de chaque interaction inconfortable. Garder une trace de tout ce que quelqu’un fait pour vous mettre mal à l’aise ne fera que renforcer votre cause. Chaque commentaire, email ou autre correspondance inappropriée constitue une preuve essentielle, si les interactions ont été intentionnelles ou persistent. Conservez des captures d’écran, enregistrez les dates et heures de tout incident, et conservez un fichier de tout ce qui concerne vos interactions avec cette personne.
      2. Évaluez la situation – Déterminez le degré de danger et agissez si nécessaire. Vous devez signaler tout cas de harcèlement que vous rencontrez. Mais si vous remarquez une escalade du harcèlement en termes de degré ou de fréquence, il est peut-être temps d’agir le plus tôt possible. Si vous pensez que la communication inappropriée est moins flagrante ou moins fréquente, il peut être préférable de continuer à documenter la situation et d’attendre qu’un ensemble important de preuves se soit accumulé avant d’aller de l’avant.
      3. Rapport – Apportez votre documentation à l’autorité compétente. Une fois que vous avez la preuve du harcèlement, il est temps de faire remonter le problème. Adressez-vous à votre service RH ou à votre manager, et demandez les prochaines étapes à suivre pour savoir comment procéder. Chaque lieu de travail a généralement sa propre politique décrivant la manière dont le harcèlement doit être géré. Si vous n’êtes pas satisfaite de la façon dont ils gèrent la situation, ou si votre agresseur est votre manager ou responsable des ressources humaines, demandez des conseils juridiques.

Rencontres en ligne et harcèlement sexuel

Les rencontres en ligne sont désormais tellement intégrées dans notre société et notre culture que plus 44 millions de personnes utilisent les services de rencontres en ligne aujourd’hui. Parmi ces utilisateurs, 60 % des femmes de 18 à 34 ans ont déclaré avoir été contactées par quelqu’un même après avoir déclaré qu’elles n’étaient plus intéressées, et 57 % ont déclaré avoir reçu des messages inappropriés non sollicités.

Même si les applications et les sites de rencontres permettent de rencontrer facilement de nouvelles personnes, ce côté pratique comporte un risque élevé, en particulier pour les femmes. Comme sur les réseaux sociaux et sur les lieux de travail virtuels, le harcèlement sur les sites de rencontres est endémique et prend de nombreuses formes. Les applications de rencontres regorgent de catfishing et romance scams, et il est très facile d’être victime de ces arnaques.

Voici quelques astuces pour rester en sécurité :

      1. Faites vos devoirs – Recherchez des correspondances en ligne pour vérifier leur identité. Une recherche rapide sur Google est très utile. Recherchez les personnes à qui vous parlez sur les réseaux sociaux. Aucune trace d’elles nulle part ? Méfiez-vous d’une personne qui a une présence en ligne minimale. Avoir une petite empreinte numérique n’est pas nécessairement un signal d’alarme. Si quelque chose ne va pas, effectuez une recherche d’image inversée pour vérifier si les photos de la personne sont utilisées ailleurs.
      2. Soyez attentif au partage – Évitez de partager des informations personnelles jusqu’à ce que vous ayez établi la confiance. Gardez vos données de contact privées jusqu’à ce que vous soyez sûre de vouloir les partager. L’envoi de sextos et l’envoi de nus sont normaux et peuvent ajouter de l’excitation aux relations, nouvelles ou anciennes. Toutefois, il est important de savoir que vous ne pouvez pas garantir où ils aboutiront ni comment ils seront utilisés une fois publiés dans le cyberespace.
        Il existe des risques, peu importe avec qui vous partagez des nus. La meilleure chose que vous puissiez faire est d’éviter de montrer des caractéristiques distinctives (telles que des tatouages, des grains de beauté, votre visage, etc.) sur les photos que vous partagez, et de suivre ces conseils pour partager des photos en toute sécurité.
      3. Planifiez soigneusement les réunions en face à face – Rendez publiques ces premières réunions F2F et utilisez votre propre moyen de transport. Lorsque vous décidez de rencontrer quelqu’un en personne, rencontrez-vous dans un lieu public et pendant la journée, faites savoir à vos amis proches et à votre famille où vous serez, et conduisez vous-même ou prenez les transports en commun. Si la personne insiste pour venir vous chercher ou vous rencontrer chez vous, c’est un signal inquiétant !
        Partager votre position avec des ami(e)s de confiance est un excellent moyen de rester en sécurité lors d’un date en personne. J’avais toujours l’habitude de planifier un appel ou un SMS avec un(e) ami(e) pour m’assurer que tout se passe bien.
        Ce n’est pas non plus une mauvaise idée de vous familiariser avec les raccourcis d’urgence de votre téléphone. Les deux téléphones iPhone et Android ont des options d’appel SOS intégrées. Il existe des applications SOS spécifiques, mais la disponibilité et les fonctionnalités varient considérablement en fonction de votre emplacement et de votre budget.
      4. Sécurisez d’autres comptes – Utilisez des images uniques pour empêcher la recherche d’images inversées ou assurez-vous simplement que vos autres comptes ne révèlent aucune information personnelle. Si vous recherchez un partenaire en ligne, il y a de fortes chances qu’ils vous recherchent également. Si vous souhaitez minimiser leur capacité à enquêter sur vous, envisagez d’utiliser des images sur vos profils de rencontres qui n’apparaissent pas sur vos autres comptes de réseaux sociaux.
        Si vous choisissez d’utiliser certaines des mêmes photos, assurez-vous que vos autres comptes ne révèlent pas d’informations personnelles à des inconnus. Savoir que vous avez d’autres profils peut donner à votre match l’assurance que vous êtes celle que vous prétendez être, mais cacher vos informations personnelles au-delà de cela vous aidera à assurer votre sécurité.
      5. Bloquer et signaler – Cachez votre profil et signalez tout comportement inapproprié. Si vous rencontrez des commentaires inappropriés, des interactions inconfortables ou une agression sur un site de rencontre, bloquez et signalez la personne. Signaler le harcèlement réduit les chances qu’une personne continue son comportement envers vous et les autres.
        Heureusement, la plupart des applications de rencontres disposent de fonctionnalités de signalement sur toutes les pages de profil et fenêtres de messagerie, et encouragent activement les utilisateurs à signaler toutes les infractions aux politiques. Les conditions générales relèvent généralement du bon sens : ne pas demander d’argent, ne pas prétendre être quelqu’un que vous n’êtes pas, ne pas envoyer de messages de harcèlement ou de photos explicites, etc. Mais si vous n’êtes pas sûre de ce que vous pouvez signaler sur les applications de rencontres, consultez les conseils et politiques de sécurité de l’application que vous utilisez.

Ghoster quelqu’un sur une application de rencontres (ou dans la vraie vie) a une mauvaise réputation, mais je ne pense pas que vous devriez vous sentir mal du tout. Les femmes risquent d’être harcelées ou pire par des hommes qui ont été rejetés, et nous devons donner la priorité à notre sécurité avant toute autre chose.

[…]Comment éviter et arrêter le piratage et le doxxing

Le piratage et le doxxing sont deux attaques majeures qui peuvent arriver aux femmes. Ces deux atteintes à la vie privée, mais pire encore, peuvent mettre en danger le travail, la famille, la réputation et la vie d’une femme.

Le piratage est une manière pour les internautes d’obtenir vos données personnelles, et le doxxing est le fait que ces données sont partagées publiquement à des fins malveillantes.

Il existe des dizaines (au moins) d’exemples de vies de femmes mises en danger après que leur numéro de téléphone, leur adresse ou d’autres données personnelles aient été publiés en ligne. L’un des plus connus est la développeuse de jeux Brianna Wu dans la saga GamerGate en 2014. Elle a été traquée, harcelée (sexuellement et autrement) et sa vie a été menacée. En plus des injures et autres formes de harcèlement, elle a pu constater par elle-même comment des femmes ordinaires peuvent se faire doxxer par des cybercriminels. Une équipe de police entière est arrivée chez une amie de Brianna après que quelqu’un l’ait faussement accusée d’avoir commis une activité criminelle. Des photos des enfants d’un autre ami ont été publiées sur des forums de discussion pédophiles.

Bien qu’il existe de nombreuses victimes très médiatisées du doxxing (Beyonce, Kim Kardashian et Hilary Clinton, pour n’en nommer que quelques-unes), il est tout aussi courant que cela arrive à des gens ordinaires. Dans un autre exemple, une femme qui ne voulait pas être nommée a raconté son expérience : quelqu’un en quête de vengeance a posté une annonce sur Craigslist avec son numéro de téléphone. Elle a reçu des centaines de messages osés, qui comprenaient souvent des photos tout aussi osées. Et elle n’a jamais découvert qui l’avait doxxée.

Le piratage et le doxxing vont souvent de pair, mais parfois les personnes qui doxxent les femmes trouvent leurs données personnelles dans des informations publiques. La première étape pour mettre fin à ce type de harcèlement est de vous assurer que vous n’avez pas été piratée. La deuxième étape consiste à prendre des mesures pour mettre fin au harcèlement.

Il existe de nombreuses façons différentes pour les pirates d’accéder à vos données, il est donc essentiel de connaître les signes indiquant que vous avez été piratée et ce que vous pouvez faire pour l’arrêter ou l’empêcher complètement.

Voici quelques éléments à rechercher si vous pensez avoir été piratée :

      1. Vérifiez vos comptes : assurez-vous de pouvoir accéder à tous vos comptes : réseaux sociaux, banques et autres profils en ligne. Si votre mot de passe ne fonctionne pas ou si vous détectez une activité suspecte sur vos comptes (comme des amis recevant des messages inhabituels de votre part), cela peut être le signe que vous avez été piratée. L’impossibilité d’accéder aux paramètres clés du système indique également une faille dans votre cybersécurité. Les meilleurs moyens d’éviter ces types d’attaques sont d’utiliser des mots de passe forts, de configurer un firewall et d’éviter les escroqueries par hameçonnage via email. Vous pouvez également activer l’authentification à deux facteurs pour renforcer votre sécurité. Il vous faudra donc plus que votre mot de passe pour vous connecter à vos comptes, et Microsoft a conclu que l’utilisation de l’authentification à deux facteurs bloque 99,9 % des attaques automatisées.
      2. Applications suspectes sur votre appareil : si vous trouvez des applications que vous ne vous souvenez pas avoir installées ou vues sur votre appareil, il peut s’agir de malwares. Les malwares sont tout type de programme malveillant conçu pour compromettre la sécurité de votre système et constituent un moyen courant pour les pirates informatiques d’obtenir vos données. Si vous avez des malwares sur votre appareil, vous verrez probablement d’étranges fenêtres contextuelles et de faux messages de logiciel antivirus. Une bonne règle de base consiste à examiner minutieusement tous les logiciels avant de les télécharger sur votre appareil et à ne jamais ajouter quoi que ce soit qui semble suspect ou peu recommandable.
      3. Page d’accueil redirigée : lorsque vous ouvrez votre navigateur Internet, vous constaterez peut-être que votre page d’accueil normale est redirigée vers un site inconnu. Alors que parfois, il s’agit simplement d’une erreur de l’utilisateur qui peut être facilement corrigée, d’autres fois, c’est le signe que quelqu’un vous a piraté. Pour arrêter cela, supprimez tous les modules complémentaires, extensions ou barres d’outils de navigateur tiers inconnus. Vous devez également rétablir la page d’accueil de votre navigateur par défaut et redémarrer votre appareil. Si le problème persiste, cela peut être le signe d’un problème de malware plus grave.

S’il est presque impossible d’éliminer complètement la menace du doxxing en ligne, il existe plusieurs conseils de sécurité pour vous aider à éviter d’être victime de doxxing :

      1. Évitez le partage excessif – Faites preuve de prudence en fournissant le moins d’informations personnelles possible. Cela peut paraître évident, mais il est si facile de trop partager en ligne. Soyez extrêmement attentive avec quoi, comment et avec qui vous partagez des informations sensibles. Tout ce qui est lié à votre identité ou à vos finances doit être conservé dans la plus stricte confidentialité et partagé uniquement en cas d’absolue nécessité. Soyez également attentive aux données personnelles que vous révélez sur des forums tels que Reddit et Quora si vous les utilisez. Les soi-disant détectives d’Internet peuvent dénicher des données sur vous à partir des moindres détails.
      2. Effacer les informations des annuaires – Demandez aux annuaires en ligne de supprimer toutes vos informations personnelles de leurs sites. Les annuaires en ligne tels que whitepages.com et peoplefinder.com peuvent avoir des informations sur vous qu’ils vendent à des tiers pour une somme modique. Pire encore, il existe d’autres sites (que je ne nommerai pas) qui incluent des informations beaucoup plus détaillées comme les revenus, les proches, les adresses passées et présentes, les adresses email, les comptes de réseaux sociaux, les casiers judiciaires, et bien plus encore.
        Si vous accédez à ces sites et demandez la suppression de vos données, ces sites doivent légalement se conformer et respecter votre vie privée. Malheureusement, pour certains des pires sites, vous devrez peut-être demander la suppression de vos données chaque année, car la plupart d’entre elles sont considérées comme des informations publiques et leur partage n’est donc pas illégal.
      3. Obtenez un VPN – Protégez votre emplacement et améliorez votre cryptage en obtenant un VPN doté de fonctionnalités de sécurité renforcées. Les VPN cachent votre adresse IP, ce qui peut révéler votre emplacement. Recherchez des VPN dotés d’un cryptage avancé et d’un kill switch (bouton d’arrêt d’urgence) pour protéger vos données lorsque vous êtes en ligne.

Si vous avez déjà été doxxée, j’ai rassemblé quelques conseils sur la façon de mettre fin au harcèlement, ou du moins d’en atténuer l’impact.

      1. Bloquez et signalez : comme indiqué précédemment, le blocage et le signalement sont une solution imparfaite, même si cela devrait être votre solution de prédilection. La bonne nouvelle lorsqu’on signale que l’on a été doxxée, c’est que cela est généralement pris beaucoup plus au sérieux que le harcèlement.
      2. Verrouillez vos comptes sur les réseaux sociaux : vous pouvez prendre de nombreuses mesures pour rendre difficile la communication en ligne. Vous ne pourrez peut-être pas empêcher les gens de publier des messages sur vous, mais vous pouvez certainement faire en sorte qu’il soit plus difficile pour vous de voir.
      3. Appelez la police : le doxxing est considéré comme un cybercrime dans de nombreuses juridictions, donc n’ayez pas peur d’appeler vos forces de l’ordre locales. Mais soyez prêtes, car la police peut ne pas vouloir ou être incapable de vous fournir beaucoup d’aide, surtout si vous ne savez pas qui vous a doxxé. Néanmoins, assurez-vous que la police prend au moins votre signalement en note officiellement, car cette documentation peut aider à accélérer le processus d’obtention d’une injonction, voire une plainte ou plus. Et n’oubliez pas que lorsque votre sécurité est menacée, vous avez le droit d’être prise au sérieux par la police. Si l’officier qui répond est impoli ou inutile, n’hésitez pas à demander à parler à quelqu’un de plus haut placé dans la chaîne de commandement. Tous les policiers n’ont pas une connaissance approfondie de ce qui constitue ou non un crime ou de ce qu’il faut faire lorsqu’un tel crime est commis.
      4. Ne supprimez pas vos comptes : même si cela peut sembler contre-intuitif et que cela irait certainement à l’encontre de vos désirs, ne supprimez pas vos comptes pour l’instant. La militante contre le revenge porn Charlotte Laws recommande en fait d’accroître votre présence en ligne pour noyer les trolls. Vous devrez probablement verrouiller vos profils afin que les harceleurs ne puissent pas commenter sur vos publications ou vous envoyer des messages, ainsi que supprimer certaines publications, mais cela peut toujours être une stratégie qui fonctionne pour vous. Dans des situations graves, vous pouvez également envisager de faire appel à une entreprise qui s’efforcera d’améliorer votre référencement.
      5. Obtenez de l’aide : vous n’êtes pas la première, la dernière ou la seule personne à avoir été doxxée et vous n’avez très probablement rien fait pour le mériter. Lorsque le harcèlement devient trop difficile à gérer, envisagez de laisser un(e) ami(e) de confiance prendre en charge vos comptes sur les réseaux sociaux et demandez-lui de filtrer vos messages pour vous.
Ce que vous pouvez faire en tant que parent

Les jeunes filles courent un risque sérieux face au harcèlement en ligne. S’il est impossible d’interdire à vos filles d’accéder à Internet ou de leur retirer complètement leur smartphone, vous pouvez faire certaines choses pour essayer de les aider.

      1. Gardez les voies de communication ouvertes : avoir une relation ouverte et de confiance avec votre fille l’aidera à se sentir plus à l’aise pour vous parler lorsque quelque chose ne va pas. Assurez-vous de parler de la façon de partager des choses en toute sécurité et de ce qu’il faut faire lorsque quelque chose ne va pas.
      2. Prenez-la au sérieux : il y a de très nombreux exemples de femmes et filles qui ne sont pas prises au sérieux lorsqu’elles signalent des problèmes. Si votre fille vous dit que quelque chose ne va pas, croyez-la. Guidez-la pour sécuriser ses comptes, signaler et bloquer ses harceleurs, et soutenez ses décisions.
      3. Adressez-vous aux autorités : le harcèlement en ligne peut souvent conduire au harcèlement hors ligne. Si votre fille est victime de harcèlement, parlez-en autour de vous : la police, l’administration scolaire et les autres parents ne sont qu’un début. Si vous n’êtes pas pris(e) au sérieux, faites remonter votre plainte.

Points clés à retenir pour que les femmes restent en sécurité en ligne ! Vous avez le droit absolu de vous sentir en sécurité chez vous, sur votre lieu de travail et en ligne. La mise en œuvre des meilleures pratiques en matière de cybersécurité, l’utilisation des dernières ressources numériques et le maintien d’un réseau d’assistance ne sont que quelques-unes des façons dont vous pouvez rester en sécurité en ligne.

Certaines des meilleures pratiques de sécurité en vigueur sur Internet incluent :

      1. Bloquez et signalez : si le site sur lequel vous vous trouvez vous permet de désactiver et/ou de bloquer d’autres utilisateurs, profitez de cette opportunité. Signalez le harcèlement, en particulier les incidents qui semblent particulièrement menaçants, aux autorités compétentes.
      2. Partagez le moins possible : évitez de partager le plus de détails personnels possible. Nous savons toutes qu’une fois qu’un contenu est en ligne, il n’y a aucune garantie qu’il disparaisse, même si vous le supprimez ultérieurement.
      3. Documentez tout : notez minutieusement les cas de harcèlement. Les captures d’écran/photos, vidéos/enregistrements et logs ne sont que quelques façons de documenter les preuves. Cela deviendra un filet de sécurité important si vous choisissez de demander l’aide des forces de l’ordre.
      4. Ne vous contentez jamais des paramètres par défaut : si vous créez un compte en ligne, une fois inscrite, la première chose à faire est de configurer vos paramètres de confidentialité et de sécurité. Réglez-les à votre niveau de confort, en faisant toujours preuve de prudence en cas de doute.
      5. Adressez-vous à la police : le harcèlement en ligne, le revenge porn et le doxxing sont considérés comme des crimes ou délits dans de nombreux endroits. Ce n’est pas parce que quelque chose se passe sur Internet que vous n’êtes pas (ou ne serez pas) impactée dans la vraie vie.

Sarah Frazier, rédactrice en chef WizCase


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction, édition et iconographie | sources : fr.wizcase.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © marieclaire.fr ; © Parlement européen | Remerciements à Estelle Autrey…


Plus de presse en Wallonie…

Existe-t-il un “langage jeune” ?

Temps de lecture : 5 minutes >

[THECONVERSATION.COM, 9 janvier 2025On associe souvent des expressions à la mode ou des pratiques comme le verlan à la jeunesse. Mais n’est-ce pas un abus de langage d’évoquer un parler “jeune” ? Y a-t-il vraiment un vocabulaire ou un usage de la syntaxe qui permettraient d’identifier des façons de s’exprimer propres aux jeunes ?

“Gadjo”, “despee”, “tchop” : ces mots sont associés, dans les discours médiatiques, à un “parler jeune”. Nombreux sont les articles qui s’arrêtent sur ce vocabulaire pour le rendre accessible aux autres générations ou encore les dictionnaires destinés aux parents qui semblent ne plus comprendre leurs ados.

Alors, ce parler jeune existe-t-il vraiment en tant que tel ? Pourrait-il être résumé à un lexique qui lui serait propre ? Plusieurs études ont été menées en linguistique sur ces pratiques langagières, mais celles-ci ne constituent pas un champ homogène, notamment parce qu’elles concernent des situations sociolinguistiques diverses.

Si nous voulons considérer l’existence d’un parler jeune, il faudrait a minima le penser au pluriel. Il n’y a pas deux personnes pour parler de la même façon et une même personne ne parle pas constamment de la même manière. Tous les individus possèdent plusieurs répertoires ou plusieurs styles, les jeunes ne font pas exception.

Définir la jeunesse : des critères biologiques ou sociologiques ?

Avant de voir s’il existe des éléments constitutifs d’un répertoire commun aux jeunes, une question se pose : qui sont ces jeunes ? Pour reprendre Bourdieu, l’âge n’est qu’une donnée biologique manipulée autour de laquelle des catégories peuvent être construites.

La catégorie “jeune” a pu être définie selon des critères d’indépendance par les démographes : fin des études, entrée dans la vie active, départ du domicile familial… Mais ces critères ne sont plus tout à fait valables aujourd’hui. La catégorie “jeunes” est largement interrogée et interrogeable.

Dans les discours médiatiques et les études linguistiques, il s’agit en réalité surtout de jeunes issus de milieux urbains, milieux multiculturels et plurilingues. Les jeunes sont souvent des adolescents. L’adolescence correspondrait à une période d’écart maximum à un français “standard”, à un français valorisé, notamment, à l’école.

Mais y aurait-il même des traits langagiers qui nous permettraient d’identifier des façons de parler propres aux personnes regroupées dans cette catégorie ? On peut s’appuyer, pour aborder cette question, sur le corpus MPF (Multicultural Paris French), un ensemble d’enregistrements (au total 83 heures) réalisés auprès de 187 locuteurs “jeunes” habitant la région parisienne.

Lexique, syntaxe, accent : des particularismes chez les jeunes ?

L’analyse des pratiques langagières de ces jeunes met en lumière plusieurs traits récurrents. Au niveau lexical, on relève des procédés comme l’apocope, ou perte d’une syllabe, dans “mytho” pour “mythomane” par exemple. On retrouve aussi le verlan, avec des mots comme “chanmé”, qui correspond à l’inversion des syllabes de “méchant”, ou encore “despee” qui cumule emprunt à l’anglais “speed” et verlanisation. À côté d’autres emprunts plus anciens, comme “kiffer” emprunté à l’arabe kiff (aimer) bien entré dans le français avec l’ajout de la terminaison “-er”, nous identifions “gadjo” emprunté au romani (“garçon”) ou “chouf”, emprunté à l’arabe et signifiant “regarde”.

Sur le plan syntaxique, peu de choses sont relevées, car il s’agit en réalité du niveau du système langagier qui est le moins souple. Si certains relèvent par exemple l’omission du “ne” dans les structures négatives (“je lui répondrai pas”), celle-ci n’est en réalité pas spécifique aux jeunes. Ce phénomène reflète davantage les usages du français parlé plus ordinaire.

Du côté de l’”accent” (regroupant la mélodie ou encore la prononciation de certaines voyelles ou consonnes), certains traits ont pu être identifiés comme l’avant-dernière syllabe qui se fait plus longue, le contour emphatique ou encore l’affrication forte des /t/ comme dans “confitchure”. Toutefois, des études montrent également que ces traits ne sont pas propres aux jeunes (c’est le cas de l’affrication ou encore du contour emphatique, nous utilisons ce dernier pour mettre en relief un élément et nous le retrouvons lorsqu’un locuteur est engagé dans l’interaction).

L’affrication, nouveau phénomène de langage (TV5 Monde, février 2024)

Hormis le débit qui pourrait être spécifique aux façons de parler jeunes (les jeunes parleraient plus vite, utiliseraient plus de mots à la minute), il faut noter que les particularismes relèvent de l’exploitation de procédés qui n’ont rien de novateur. Le verlan se retrouvait chez Renaud (“laisse béton“), les emprunts qu’on ne voit plus avec abricot emprunté, par le portugais ou l’italien, de l’arabe al-barqûq, parking emprunté à l’anglais ou encore schlinguer emprunté à l’allemand et que nous retrouvons notamment chez Hugo, dans les Misérables :

C’est très mauvais de ne pas dormir. Ça vous fait schlinguer du couloir, ou, comme on dit dans le grand monde, puer de la gueule.

Victor Hugo

Il en va de même pour les structures où le que semble omis, “je crois c’est les années soixante“. Celles-ci sont pointées du doigt et attribuées aux jeunes. Toutefois, elles aussi sont employées par des moins jeunes, comme chez ce locuteur de 40 ans “je pense ça leur fait plaisir” et nous les retrouvons dans le Roman de Renart datant de la fin du XIIe siècle : “Ne cuit devant un an vos faille” (“je ne crois pas il vous en manque avant un an“).

Effet de loupe : des façons de parler rendues visibles par les réseaux

Si les procédés n’ont rien de novateur, alors d’où vient cette impression de “parlers jeunes” ? Celle-ci repose sur un “effet loupe” ou un effet de concentration, selon la sociolinguiste Françoise Gadet. Ces parlers jeunes seraient perçus par la multiplication des particularismes : emploi du verlan, d’emprunts, du contour emphatique, etc.

L’effet loupe est lui-même renforcé par les médias ou par les discours qui mettent en avant ces phénomènes sur les réseaux sociaux. Et si l’on a l’impression que “pour cette génération, c’est plus marqué qu’avant“, c’est probablement parce que ces façons de parler sont désormais plus facilement observables. Les communications médiées par les réseaux rendent les productions linguistiques visibles à grande échelle. Ces “effets de mode” linguistiques ne sont toutefois pas exclusifs à la jeunesse actuelle. Chaque génération a ses préférences, mais rien ne disparaît tout à fait : un terme comme “daron” bien qu’ancien, traverse les époques.

1983 : Comment parlent les lycéens ? (Archive INA, 2019)

Finalement, les jeunes exploitent le système de la langue française pour l’enrichir et répondre à différents besoins. Les mots créés ne sont pas de simples équivalents de ce qui pouvait exister, mais s’en distinguent bien. Selon Emmanuelle Guerin, un “clash” (emprunt à l’anglais) prend un sens plus spécifique que choc puisqu’il évoque une confrontation verbale : “Ils menaient le clash avec la prof.” Lorsqu’il y a créations, celles-ci enrichissent le répertoire linguistique en répondant à des besoins d’identification à des groupes (ces phénomènes se retrouvent souvent dans des interactions où la connivence prime) ou d’expression.

Il n’existe donc pas un parler jeune, mais des façons de parler par des personnes catégorisées comme “jeunes”. On qualifie des façons de parler “jeune” par la présence (et surtout la concentration) de certains éléments linguistiques, ce qu’on peut retrouver chez des moins jeunes, par exemple, chez Stéphane âgé de 36 ans : “Je sais pas qui vous êtes tu vois ce que je veux dire je leur ai fait comme ça (.) genre je parfois il y a des jeunes ils ont la haine sur nous hein […] Non mais c’était eux les nejeus en vrai.

Si certains mots utilisés par les jeunes semblent échapper aux moins jeunes, rappelons que tout le monde (y compris vous et moi) emploie parfois des termes qui peuvent être incompréhensibles pour notre entourage, notamment ceux issus de notre milieu professionnel. Il n’y a rien d’alarmant dans ces “parlers jeunes” : chaque génération a ses modes d’expression, et les quelques mots jugés incompréhensibles par les médias ne reflètent pas l’étendue des répertoires concernés.

Auphélie Ferreira, Université de Strasbourg


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © babbel.com.


Plus de presse en Wallonie…

Paniques morales : l’arme fatale de l’extrême droite

Temps de lecture : 3 minutes >

[THECONVERSATION.COM, 16 septembre 2024] Maladies, sport, sexualité, religion : quel que soit le sujet, l’extrême droite construit des menaces imaginaires dans le but de créer du conflit. Ces “paniques morales” sont des armes redoutables pour fracturer nos démocraties.

Dès 1972, le concept de panique morale était forgé par le sociologue américain Stanley Cohen pour désigner une réaction collective disproportionnée à des pratiques culturelles ou personnelles minoritaires, considérées comme “déviantes” ou néfastes pour la société. Aujourd’hui, sous l’impulsion d’une extrême droite offensive, ces paniques morales ont pris une place considérable dans notre vie démocratique, s’invitant en permanence sur des plateaux de télévision, dans la vie politique ou sportive.

Ainsi, cet été, l’extrême droite a largement critiqué la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques pour son inclusivité. Selon la chaîne CNews, cette cérémonie a porté haut les couleurs du wokisme et ridiculisé la France à l’étranger. Une polémique a également touché la boxeuse algérienne Imane Khelif, accusée de ne pas être une femme par des ultraconservateurs comme JK Rowling ou Elon Musk.

L’utilité du “glitch”

Un travail récent d’Emily Apter traduit pour la revue francophone Les temps qui restent permet de mieux comprendre le mécanisme des paniques morales. Apter explique pourquoi les paniques morales se succèdent dans un chapelet de haine difficile à suivre, alimenté par certaines chaînes d’info en continu ou plates-formes, notamment X (ex-Twitter) qui les favorise par son algorithme.

La chercheuse new-yorkaise utilise le concept de “glitch” que l’on pourrait définir comme une perturbation ou disruption à fort potentiel médiatique. Cette notion de glitch a été mobilisée par les activistes féministes et par les activistes écologiques pour créer de la surprise. Ce fut le cas de la soupe à la tomate lancée sur Les Tournesols de Van Gogh.

Ce que l’on sait moins, c’est que cette technique de disruption est également utilisée par l’extrême droite. Ce militantisme s’exprime en ligne, à travers des polémiques complotistes, lors de campagnes politiques, par exemple lors des européennes de 2024. On trouvait par exemple de fausses images, la publication massive due à de faux comptes sous influence russe pour favoriser le Rassemblement national, ou encore des accusations mensongères par rapport aux programmes des partis politiques.

En France, on peut mentionner la panique morale liée au wokisme qui a suivi la polémique sur l’islamogauchisme agitée (entre autres) par Jean-Michel Blanquer et les tenants du Printemps Républicain, un groupuscule politique qui défend une forme d’universalisme au détriment des minorités (quelles qu’elles soient). Dans ce cas comme dans d’autres, les milieux néoconservateurs ne sont pas les seuls à alimenter cette machine à désinformer : de simples citoyens peuvent, en toute bonne foi, partager ces informations – c’est bien là tout le danger.

Nous pouvons constater que les thématiques portées par l’extrême droite ont, depuis plusieurs années déjà, contaminé l’échiquier politique – jusqu’à atteindre le centre droit. On assiste d’ailleurs à une inflation d’événements informationnels transformés en paniques morales qui sonneraient la fin de notre civilisation – une fin qui, décidément, met du temps à se matérialiser.

Un traitement médiatique qui se racialise

Dans sa thèse de doctorat, Ruari Shaw Sutherland a montré comment le traitement médiatique des événements s’est progressivement “racialisé” dans les démocraties sous la pression de quelques éditorialistes ou personnalités. Cela est particulièrement notable en Angleterre, sous l’influence de commentateurs tels que le masculiniste Andrew Tate ou la figure d’extrême droite Katie Hopkins.

Petit à petit, l’extrême droite a modernisé son approche pour devenir plus efficace, embrassant à plein les réseaux sociaux, imposant ses thèmes à certains médias à des fins électoralistes. On peut citer BFM TV dont l’approche est devenue plus réactionnaire et moins ouverte aux questionnements portés par la gauche.

De Donald Trump à Bolsonaro, d’Elon Musk à Vincent Bolloré, l’extrême droite utilise les paniques morales pour nous empêcher de penser – ou plutôt, pour nous obliger à regarder le monde selon son point de vue. Dans ce cadre, toute contradiction ou approche rationnelle est utilisée pour alimenter la rhétorique réactionnaire. Un exemple frappant fut celui de l’épidémie de Covid-19, lorsque la politique de vaccination et les mesures de santé publique ont été décrites comme liberticides, notamment pour Donald Trump. Une chose est claire : les paniques morales se manifestent d’abord à travers des émotions et des sentiments, comme si l’analyse rationnelle des faits devait systématiquement être considérée comme suspecte.

Embraser

Pour l’extrême droite, l’objectif est clair : imposer son projet sur n’importe quel sujet de société, pourvu qu’il soit inflammable. Or dans notre époque digitale caractérisée par l’inflation de violence verbale, tout est potentiellement inflammable. Le milliardaire libertarien Elon Musk a récemment ajouté sa pierre à l’édifice, en appelant implicitement à la guerre civile en Grande-Bretagne.

Tous ces exemples montrent que l’extrême droite est désormais en capacité de s’inviter à tout moment dans notre actualité politique. Sa stratégie de “bordélisation permanente” s’accompagne d’une volonté de normaliser son image. Ses thématiques de prédilection sont bien implantées dans l’espace médiatique et politique autour de figures d’ennemis imaginaires visant la destruction d’une homogénéité sociale tout aussi imaginaire. Force est de constater que, pour le moment, aucune opposition ne semble capable d’y résister.

Albin Wagener, ESSLIL


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Flock d’après Morris .


Plus de presse en Wallonie…

Jolabokaflod, une tradition de Noël islandaise

Temps de lecture : 5 minutes >

[ICELANDAIR.COM, 4 décembre 2024] Pays de passionnés de lecture, l’Islande imprime plus de livres par habitant que tout autre pays au monde, avec plus de 50% des Islandais lisant plus de huit livres par an. Il n’est donc pas surprenant que l’une des traditions de Noël les plus appréciées d’Islande tourne autour de la lecture. Le Jólabókaflóð, dont la traduction la plus proche serait “déluge de livres de Noël”, est une célébration littéraire de Noël qui commence par l’impression d’un catalogue à la mi-novembre et se termine par le don, la distribution et la lecture de nouveaux livres la veille de Noël.

Pendant la 2ème Guerre mondiale, lorsque les cadeaux étaient rares et chers au moment de Noël, le papier était l’un des rares produits de luxe non rationnés. Ainsi, non seulement l’impression de livres était à la fois abordable et accessible, mais les livres constituaient l’un des rares cadeaux que les familles pouvaient s’échanger pendant la période des fêtes.

Lorsque la guerre a pris fin et que d’autres produits de luxe sont redevenus disponibles, la tradition qui était devenue si appréciée s’est poursuivie et reste un incontournable du calendrier de Noël islandais. Les célébrations annuelles du Jólabókaflóð commencent par la publication et la distribution du Bókatíðindi, un catalogue des nouvelles publications de l’Association des éditeurs islandais, distribué gratuitement à l’automne dans tous les foyers d’Islande. Les Islandais choisissent ensuite des livres pour leur famille et leurs amis, échangent les titres qu’ils ont choisis la veille de Noël  et passent le reste de la soirée à les lire (…)


© icelandair.com

[CAMPINGCARISLANDE.FR, 20 février 2024] Imaginez-vous assis près d’un feu douillet la veille de Noël, entouré de votre famille et de vos amis, attendant avec impatience d’échanger des cadeaux. Mais au lieu des jouets, gadgets ou chaussettes habituels, vous recevez un livre joliment emballé. C’est la tradition islandaise du Jolabokaflod, où les livres occupent une place centrale pendant la période des fêtes. Cette tradition unique fait partie intégrante de la culture islandaise depuis des décennies. Il est chaque année très attendu par les petits et les grands. Aujourd’hui, les Islandais célèbrent Jolabokaflod en échangeant des livres la veille de Noël et en passant la nuit à lire au coin du feu avec une tasse de chocolat chaud. Dans cet article, nous explorerons l’histoire et la signification de Jolabokaflod. Vous découvrirez comment c’est devenu une tradition littéraire appréciée en Islande.

Qu’est-ce que Jolabokaflod ?

Jolabokaflod implique l’échange de livres en cadeau la veille de Noël. La tradition du Jolabokaflod est suivie d’une soirée de lecture et de dégustation de friandises festives telles que du chocolat chaud et des chocolats islandais traditionnels. Aujourd’hui, Jolabokaflod est un événement très attendu en Islande , avec la sortie de nouveaux livres programmée pour coïncider avec la période des fêtes. Il célèbre la lecture et la culture littéraire et fait désormais partie intégrante des célébrations de Noël islandaises.

Comment prononcez-vous Jolabokaflod ?

Jolabokaflod, la tradition islandaise d’échange de livres de Noël, porte un nom unique qui peut être difficile à prononcer pour ceux qui ne connaissent pas la langue. Même si la prononciation peut sembler intimidante, elle est relativement simple une fois que vous connaissez les astuces. Le principal conseil pour prononcer Jolabokaflod est de faire en sorte que le J initial ressemble davantage à un son “I”. À partir de là, les syllabes doivent être espacées au fur et à mesure. On dirait presque que vous dites “une joyeuse inondation de livres“, mais pas tout à fait. Vous pouvez écouter la prononciation sur YouTube ou d’autres ressources pour mieux comprendre. Avec un peu de pratique, vous pourrez bientôt impressionner vos amis islandais avec votre prononciation correcte de Jolabokaflod.

Quelle est l’histoire derrière Jolabokaflod ?
L’histoire de Jolabokaflod est enracinée dans l’amour de l’Islande pour la littérature et ses traditions de Noël uniques. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le papier était l’un des rares articles non rationnés en Islande, permettant ainsi la poursuite de l’impression de livres et de journaux. En conséquence, les Islandais offraient habituellement des livres en cadeau pendant la période des fêtes.
Le terme Jolabokaflod se traduit par “inondation de livres de Noël. Il fait référence à la période précédant Noël, lorsque les éditeurs inondent le marché de nouvelles sorties de livres. Dans les semaines précédant le réveillon de Noël, les librairies et les bibliothèques de tout le pays sont remplies de gens qui parcourent et achètent des livres pour offrir à leurs proches.
Après le traditionnel repas de fête du réveillon de Noël, les familles échangent des livres et passent le reste de la soirée à lire au coin du feu. Cette tradition chaleureuse est devenue un élément essentiel des célébrations de Noël islandaises. C’est un témoignage de l’amour du pays pour la littérature et de l’importance de la narration dans leur culture.
Quand est Jolabokaflod ?

Jolabokaflod est célébré chaque année la veille de Noël en Islande, le 24 décembre . Cette date est le principal jour de célébration des fêtes du pays et marque le début de la saison de Noël. Les familles se réunissent généralement pour un repas de fête la veille de Noël et échangent des cadeaux peu de temps après. Vient ensuite l’échange de livres, qui sont ouverts et lus ensemble pour le reste de la soirée. C’est une tradition chaleureuse et intime, où de nombreuses familles passent la soirée à lire au coin du feu ou aux chandelles.

Les semaines précédant le réveillon de Noël sont également passionnantes en Islande , avec des librairies et des bibliothèques faisant le plein de nouveautés et de classiques en prévision des fêtes de fin d’année. La tradition du Jolabokaflod est devenue une partie importante de la culture islandaise, et l’anticipation et l’enthousiasme qui y ont conduit sont perceptibles partout.

L’Islande et sa tradition du livre de Noël

Les livres islandais la veille de Noël font désormais partie intégrante de la culture islandaise. Cette nation nordique a l’une des consommations de livres par habitant les plus élevées au monde, et il n’est pas surprenant de savoir pourquoi. Le pays a produit de nombreux auteurs de renommée mondiale, comme Halldór Laxness, qui a remporté le prix Nobel de littérature en 1955.

Pour les Islandais, les livres ont toujours été un moyen d’échapper aux rigueurs de l’hiver et de passer les longues et sombres nuits. C’est une tradition qui a résisté à l’épreuve du temps et qui reste aujourd’hui un élément essentiel de la culture islandaise […].

Décoration et préparation du Jolabokaflod

En préparation de Jolabokaflod, les familles décorent leurs maisons avec des décorations festives et se préparent à l’arrivée des livres. Des bougies sont allumées dans chaque pièce pour créer une atmosphère chaleureuse et de la musique de Noël joue en fond sonore. L’impatience grandit alors que les membres de la famille attendent avec impatience l’échange de livres.

Quand vient le temps d’échanger des cadeaux, tout le monde se rassemble autour du sapin et ouvre ses cadeaux à tour de rôle. Chaque livre est soigneusement déballé et admiré avant d’être lu à haute voix par son destinataire. Une fois tous les livres ouverts, tout le monde déguste un chocolat chaud ou un café tout en lisant ensemble ses nouveaux livres […].


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : icelandair.com ; campingcarislande.fr | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © booksonthe747.com ; icelandair com


Plus de littérature en Wallonie…

WENDERS : Perfect Days (Japon, 2023)

Temps de lecture : 11 minutes >

[d’après HAUTETCOURT.COM, 29 novembre 2023] Hirayama travaille à l’entretien des toilettes publiques de Tokyo et semble se satisfaire d’une vie simple. En dehors de sa routine quotidienne très structurée, il s’adonne à sa passion pour la musique et les livres. Il aime les arbres, et les prend en photo. Une série de rencontres inattendues révèlent peu à peu son passé. Une réflexion profondément émouvante et poétique sur la recherche de la beauté dans le monde quotidien qui nous entoure…

PERFECT DAYS, un film de WIM WENDERS (1h59 – Japon – 2023 – 1.33 – 5.1, Haut et Court Distribution) (Festival de Cannes 2023 – Compétition)

ENTRETIEN AVEC WIM WENDERS

    • PERFECT DAYS marque votre retour au Japon après plusieurs décennies. Comment le film a-t-il vu le jour et quelle est son histoire ?
    • Le film est arrivé par le biais d’une lettre que j’ai reçue au début de l’année dernière : “Seriez-vous intéressé par le tournage d’une série de courts métrages de fiction à Tokyo, peut-être 4 ou 5, d’une durée de 15 à 20 minutes chacun ? Ces films traiteraient tous d’un projet social public extraordinaire, impliqueraient le travail de grands architectes et nous nous assurerions que vous puissiez développer les scénarios vous-même et obtenir la meilleure distribution possible. Et nous vous garantissons une liberté artistique totale.” Cela semblait intéressant, c’est le moins que l’on puisse dire. Cela faisait déjà des années que j’avais envie de retourner au Japon et que j’avais de véritables bouffées de nostalgie pour Tokyo. J’ai donc poursuivi ma lecture : le sujet porterait sur les toilettes publiques, et l’espoir était de trouver un personnage à travers lequel on pourrait comprendre l’essence d’une culture japonaise accueillante, dans laquelle les toilettes jouent un rôle tout à fait différent de notre propre vision occidentale de l’assainissement. Pour nous, en effet, les toilettes ne font pas partie de notre culture, elles sont au contraire l’incarnation de son absence. Au Japon, ce sont de petits sanctuaires de paix et de dignité… J’ai aimé les photos que j’ai vues de ces merveilles d’architecture. Elles ressemblaient plus à des temples de l’assainissement qu’à des toilettes. J’ai aimé l’idée de “l’art” qui leur est attachée. J’ai toujours le sentiment que les “lieux” sont mieux protégés dans les histoires que dans un contexte non fictif. Mais je n’ai pas aimé l’idée d’une série de courts métrages. Ce n’est pas mon langage. Au lieu de tourner 4 fois 4 jours, je me suis dit : pourquoi ne pas tourner un vrai film pendant ces 17 jours ? De toute façon, que peut-on faire avec 4 courts métrages ? Imaginez que vous ayez un long métrage à la place ! La réponse a été : nous adorons votre idée ! Mais est-ce possible ? J’ai répondu : Oui ! Si nous réduisons notre histoire à moins de lieux et à un seul rôle principal. Mais il faudrait d’abord que je vienne voir par moi-même. Je ne peux pas imaginer une histoire sans en connaître les lieux. Et je suis en plein tournage. Je peux vous donner une semaine en mai, puis nous pourrons éventuellement le faire en octobre, lorsque j’aurai une fenêtre de postproduction de cet autre film. (Il s’agit de ANSELM). J’ai fini par me rendre à Tokyo en mai pendant 10 jours. J’ai pu rencontrer l’acteur dont je rêvais pour le rôle qui restait à écrire, Koji Yakusho (que j’ai vu dans une douzaine de films et que j’ai toujours admiré). J’ai découvert ces endroits, tous situés à Shibuya, que j’adore. Ces toilettes étaient trop belles pour être vraies. Mais ce n’était pas le sujet de ce film. Cela ne pouvait devenir un film que si nous parvenions à créer un gardien unique, un personnage vraiment crédible et réel. Son histoire seule compterait, et ce n’est que si sa vie valait la peine d’être suivie qu’il pourrait porter le film, et ces lieux, et toutes les idées qui y sont attachées, comme le sens aigu du “bien commun” au Japon, le respect mutuel pour “la ville” et “les autres” qui rendent la vie publique au Japon si différente de celle de notre monde. Il m’était impossible d’écrire cela tout seul. Mais j’ai trouvé en Takuma Takasaki un coscénariste hors pair. Nous avons creusé profondément pour trouver notre homme…
    • Le film décrit de manière poétique la beauté du quotidien à travers l’histoire d’un homme qui mène une vie modeste mais très satisfaisante à Tokyo.
    • Oui, tout cela est vrai. Mais tout cela est né de Hirayama. C’est ainsi que nous avons décidé d’appeler cet homme qui a lentement pris forme dans nos esprits. J’ai imaginé un homme qui avait un passé privilégié et riche et qui avait sombré profondément. Et qui a eu une révélation un jour, alors que sa vie était au plus bas, en regardant le reflet des feuilles créé par le soleil qui éclairait miraculeusement l’enfer dans lequel il se réveillait. La langue japonaise a un nom particulier pour ces apparitions fugitives qui surgissent parfois de nulle part : “komorebi” : la danse des feuilles dans le vent, qui tombent comme un jeu d’ombres sur un mur devant vous, créée par une source de lumière dans l’univers, le soleil. Cette apparition a sauvé Hirayama, qui a choisi de vivre une autre vie, faite de simplicité et de modestie. C’est ainsi qu’il est devenu le nettoyeur qu’il est dans notre histoire. Dévoué, il se contente du peu de choses qu’il possède, notamment son vieil appareil photo (avec lequel il ne prend que des photos d’arbres et de komorebis), ses livres de poche et son vieux magnétophone à cassettes avec la collection de cassettes qu’il a conservée de ses jeunes années. Son choix de musique nous a également inspiré notre titre, lorsque Hirayama (qui figure déjà dans le scénario) écoute un jour Perfect Day de Lou Reed. La routine d’Hirayama est devenue la colonne vertébrale de notre scénario. La beauté dans le rythme régulier de journées qui se ressemblent, émerge paradoxalement quand on commence à en percevoir les variations. Le fait est que si vous apprenez à vivre entièrement dans l’ICI ET MAINTENANT, il n’y a plus de routine, il n’y a qu’une chaîne sans fin d’événements uniques, de rencontres uniques et de moments uniques. Hirayama nous emmène dans ce royaume de félicité et de satisfaction. Et comme le film voit le monde à travers ses yeux, nous voyons aussi tous les gens qu’il rencontre avec la même ouverture et la même générosité : son collègue paresseux Takashi et sa petite amie Aya, un sans-abri qui vit dans un parc où Hirayama travaille tous les jours, sa nièce Niko qui se réfugie chez son oncle, “mama”, la propriétaire d’un modeste petit restaurant où Hirayama se rend pendant ses jours libres, son ex-mari et bien d’autres encore.
    • Qu’est-ce qui vous fascine tant dans le Japon et sa culture, et plus précisément quels sont les éléments de la culture japonaise que vous retrouvez dans ce film ?
    • Le terme “service” a une connotation totalement différente au Japon et dans notre monde. À la fin du tournage, j’ai rencontré un célèbre photographe américain qui n’arrivait pas à croire que j’avais fait un film sur un homme qui nettoyait des toilettes. Il m’a dit : “C’est l’histoire de ma vie ! Lorsque, jeune homme, je suis venu au Japon pour apprendre les arts martiaux, le célèbre professeur que j’ai rencontré m’a dit : “Si tu travailles dans les toilettes publiques pendant un an et demi, tu seras le meilleur : Si tu travailles dans les toilettes publiques pendant six mois, en les nettoyant tous les jours, tu pourras revenir me voir. C’est ce que j’ai fait. Je me suis levé tous les jours à 6 heures du matin pour nettoyer les toilettes, dans l’un des quartiers les plus pauvres de Tokyo. Le professeur a suivi cela de loin et m’a pris comme élève par la suite. Mais jusqu’à aujourd’hui, je continue à le faire pendant une semaine, chaque année.” (L’homme a maintenant la soixantaine et n’est jamais retourné en Amérique.) Quoi qu’il en soit, ce n’est qu’un exemple. Il y a d’autres histoires de chefs de grandes entreprises qui ont gagné le respect de leurs employés seulement après qu’ils sont arrivés au travail avant eux et qu’ils ont nettoyé les toilettes communes. Il ne s’agit pas d’un travail “inférieur”. Il s’agit plutôt d’une forme d’attitude spirituelle, d’un geste d’égalité et de modestie. Il suffit de vivre un peu en Amérique [au Japon ?] pour comprendre l’importance du “bien commun”. Une fois, pendant un long séjour au Japon, alors que je travaillais sur les séquences de rêve de Jusqu’au bout du monde, j’ai reçu la visite d’un ami américain qui n’était jamais venu au Japon auparavant. C’était l’hiver et beaucoup de gens se promenaient avec des masques (trente ans avant la pandémie). “Pourquoi ont-ils tous si peur d’attraper un microbe ?” m’a demandé mon ami. Je lui ai répondu : “Non, pas du tout. Ils ont déjà un rhume et ils portent des masques pour protéger les autres.” Il m’a regardé avec incrédulité : “Non, c’est une blague !” Ce n’était pas le cas, c’est une attitude courante.
    • Vous avez une longue relation avec Tokyo et le Japon. Tokyo elle-même joue un rôle important dans PERFECT DAYS, car vous avez eu la chance extraordinaire de tourner dans des endroits où il n’est généralement pas permis de le faire. Comment s’est déroulé le tournage à Tokyo ? Et comment Tokyo a-t-elle changé depuis Tokyo-Ga ?
    • J’ai aimé Tokyo la première fois que je m’y suis promené et que je m’y suis perdu. C’était déjà à la fin des années soixante-dix. C’était une époque de pur émerveillement. Je marchais pendant des heures, sans savoir où j’étais dans cette immense ville, puis je prenais n’importe quel métro et je retrouvais mon hôtel. Chaque jour, je me rendais dans un autre quartier. J’étais stupéfait par la structure apparemment chaotique de la ville, où l’on trouvait de vieux blocs avec d’anciennes maisons en bois à côté de gratte-ciel et d’intersections très fréquentées, où l’on passait sous ces autoroutes de science-fiction à deux ou trois étages et où l’on trouvait les zones d’habitation les plus paisibles et des labyrinthes de rues minuscules juste à côté. J’étais fasciné par tout le futur que je voyais se dessiner. J’avais toujours considéré les États-Unis comme l’endroit où l’on pouvait rencontrer l’avenir. Ici, au Japon, j’ai trouvé une autre version de l’avenir, qui me convenait très bien. Et puis, bien sûr, j’ai été influencé par les films de Yasujiro Ozu (qui reste mon maître déclaré, même si je n’ai pu voir son travail que lorsque j’étais jeune cinéaste avec plusieurs films à mon actif). Son œuvre est un compte-rendu presque sismographique de l’évolution de la culture japonaise entre les années 20 et le début des années 60. En 1982, j’ai réalisé Tokyo-Ga en partant sur ses traces pour montrer les changements de ce même Tokyo qu’il avait filmé 20 ans plus tôt.
    • Vous avez la réputation d’intégrer la musique dans vos films d’une manière très spéciale. Dans PERFECT DAYS, vous avez mis au point un concept musical très particulier.
    • Il ne semblait pas normal de concevoir une “partition” pour cette simple vie quotidienne. Mais lorsque Hirayama écoute ses cassettes de musique des 60’s aux 80’s, ses goûts musicaux donnent une bande sonore à sa vie, du Velvet Underground, Otis Redding, Pan Smith, les Kinks ou Lou Reed à d’autres, ainsi qu’à la musique japonaise de cette période.
    • Vous dédiez le film au maestro Ozu. Quels sont les éléments de son œuvre qui vous ont le plus influencé ?
    • Principalement le sentiment qui imprègne ses films que chaque chose et chaque personne est unique, que chaque moment ne se produit qu’une seule fois, que les histoires quotidiennes sont les seules histoires éternelles.

BIOGRAPHIE DE WIM WENDERS

Wim Wenders, né en 1945, est l’un des pionniers du cinéma allemand dans les années 1970 et est aujourd’hui considéré comme l’une des figures les plus importantes du cinéma contemporain. Outre ses nombreux longs métrages primés, son travail en tant que scénariste, réalisateur, producteur, photographe et auteur comprend également une multitude de films documentaires novateurs. Sa carrière de cinéaste commence en 1967, lorsque Wenders s’inscrit à la toute nouvelle Université de la télévision et du film de Munich (HFF Munich). Parallèlement à ses études, il travaille comme critique de cinéma pendant plusieurs années. Après avoir obtenu son diplôme en 1971, il a fondé, avec quinze autres réalisateurs et auteurs, le Filmverlag der Autoren, une société de distribution de films d’auteur allemands, qui organisait la production, la gestion des droits et la distribution de leurs propres films indépendants.

Après L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty (1971), son premier long métrage après son film de fin d’études Un été dans la ville, Wenders s’est lancé dans le tournage de sa trilogie de road movies, Alice dans les villes (1973), Faux mouvement (1975) et Kings of the Road (1976), dans laquelle ses protagonistes tentent d’accepter leur déracinement dans l’Allemagne de l’après-guerre. C’est avec L’Ami américain (1977), adaptation d’un roman de Patricia Highsmith, qu’il a percé sur la scène internationale. Depuis lors, Wenders a continué à travailler en Europe et aux États-Unis, ainsi qu’en Amérique latine et en Asie, et a été récompensé par de nombreux prix lors de festivals dans le monde entier, notamment le Lion d’or au Festival international du film de Venise pour L’État des choses (1982) ; la Palme d’or au Festival de Cannes et le BAFTA Film Award pour Paris, Texas (1984) ; le Prix de la mise en scène à Cannes pour Les Ailes du désir (1987) ; ou l’Ours d’argent pour The Million Dollar Hotel (2000) au Festival international du film de Berlin. Ses documentaires Buena Vista Social Club (1999), Pina (2011) et Le sel de la terre (2014) ont tous été nommés aux Oscars. En 2015, Wenders a reçu l’Ours d’or d’honneur pour l’ensemble de sa carrière au Festival international du film de Berlin. En 2022, l’Association japonaise des arts lui a décerné son “prix Nobel des arts”. Entre autres titres et fonctions honorifiques, il a été membre de l’Akademie der Künste et de l’European Film Academy à Berlin, dont il a été le président de 1996 à 2020. Il a enseigné en tant que professeur à l’université des beaux-arts de Hambourg jusqu’en 2017. Wim Wenders est membre de l’ordre Pour le Mérite. En 2012, avec son épouse Donata, Wim Wenders a créé la Wim Wenders Stiftung, une
fondation à but non lucratif basée dans sa ville natale de Düsseldorf. La WWS archive, restaure et présente l’œuvre cinématographique, photographique, artistique et littéraire de Wim Wenders et la rend accessible en permanence à un public mondial. Parallèlement, la fondation soutient les jeunes talents dans le domaine de la narration innovante, notamment par le biais du Wim Wenders Stipendium, une bourse attribuée conjointement avec la Film- und Medienstiftung NRW (Fondation pour le cinéma et les médias de Rhénanie-du-Nord- Westphalie).

FILMOGRAPHIE DE WIM WENDERS

      • 1971 L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty
      • 1973 Alice dans les villes
      • 1975 Faux mouvement
      • 1976 Au fil du temps
      • 1977 L’Ami américain
      • 1982 L’État des choses
      • 1984 Paris, Texas
      • 1985 Tokyo-Ga
      • 1987 Les Ailes du désir
      • 1993 Si loin, si proche !
      • 1994 Jusqu’au bout du monde – Director’s Cut
      • 1997 The End of violence
      • 1999 Buena Vista Social Club
      • 2000 The Million dollar hotel
      • 2004 Land of Plenty
      • 2006 Don’t Come Knocking
      • 2011 PINA
      • 2014 Le Sel de la terre
      • 2016 Les Beaux jours d’Aranjuez
      • 2018 Le Pape François – UN HOMME DE PAROLE
      • 2023 Perfect days
        2023 Anselm

LISTE DES ARTISTES

Koji Yakusho joue Hirayama. En 1997, il tient le rôle principal de L’Anguille de Shôhei Imamura, qui obtient la Palme d’Or à Cannes. La même année, il incarne l’officier Takabe dans Cure de Kiyoshi Kurosawa. On le retrouve en 2000 dans Eureka, le road-movie fleuve de Shinjo Aoyama qui remporte le Prix du Jury œcuménique au Festival de Cannes. Un an plus tard, il retrouve Shôhei Imamura avec le film De l’eau tiède sous un pont rouge, sélectionné au Festival de Cannes. En 2005 et 2006, Koji Yakusho joue dans deux films qui lui valent une reconnaissance internationale : Mémoires d’une geisha, puis Babel. Plus récemment, on a pu le voir chez Takashi Miike (13 Assassins, Hara-Kiri : Mort d’un samouraï) et Hirokazu Kore-Eda (The Third Murder), et prêter sa voix à de grands films d’animation de Mamoru Hosoda : Le garçon et la bête, Miraï ma petite soeur et Belle.

Tokio Emoto (Takashi) ; Arisa Nakano (Niko) ; Aoi Yamada (Aya) ; Yumi Aso (Keiko) ; Sayuri Ishikawa (Mama) ; Tomokazu Miura (Tomoyama) ; Min Tanaka (Homeless).

LISTE TECHNIQUE

Réalisateur, scénariste : Wim Wenders | Scénariste : Takuma Takasaki | Produit par Koji Yanai | Producteur exécutif : Koji Yakusho | Producteurs : Wim Wenders, Takuma Takasaki | Co-producteurs : Reiko Kunieda, Keiko Tominaga, Kota Yabana, Yasushi Okuwa | Producteur délégué : Yusuke Kobayashi | Directeur de la photographie : Franz Lustig | Monteur : Toni Froschhammer | Conception sonore et mixage – Rêves : Matthias Lempert | Installations – Rêves : Donata Wenders | Monteuse – Rêves : Clémentine Decremps | Décors : Towako Kuwajima | Costumes : Daisuke Iga | Maquillage / coiffure : Katsuhiko Yuhmi | Directeur de casting : Masunobu Motokawa | Régisseur général : Ko Takahashi | Directeur de post-production : Dominik Bollen | Superviseur VFX : Kalle Max Hoffmann | Conception sonore : Frank Kruse


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : hautetcourt.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © hautetcourt.com.


Plus de cinéma en Wallonie…

Depuis quand offre-t-on des jouets aux enfants à Noël ?

Temps de lecture : 6 minutes >

[THECONVERSATION.COM, 8 décembre 2024] Les cadeaux de Noël sont-ils une invention de la société de consommation ? Dans la Grèce antique déjà, les enfants recevaient des jouets en fin d’année. Petit voyage historique.

Le retour des fêtes de Noël amène beaucoup d’entre nous à se lancer à la recherche de jouets à offrir aux enfants, les nôtres, ou ceux de nos proches et amis. Nous avons souvent entendu dire que, “dans le temps”, certains ne recevaient à Noël qu’une orange. Alors, les jouets à Noël, ce serait tout récent, et réservé aux plus riches ?

Pour répondre à cette question, il faut la décomposer en plusieurs points. Depuis quand offre-t-on des jouets en fin d’année, et à quel moment, pour quelles fêtes ? Qui donnait les jouets avant qu’on ne crée le Père Noël ? Et pourquoi – et comment – celui-ci est-il devenu le principal distributeur de cadeaux ?

Si nous voulons y voir plus clair, il faut revenir plus de deux millénaires en arrière, et refaire le parcours de l’offrande de jouets, de la Grèce antique à nos jours.

Dès l’Antiquité, des jouets en fin d’année

Lorsqu’on était enfant à Athènes, au Ve siècle avant J.-C., on pouvait recevoir des jouets en fin d’année, c’est-à-dire en février dans le calendrier de l’époque. Les jouets étaient offerts à l’occasion de deux fêtes, les Anthestéries (fête de Dionysos) et les Diasies (fête de Zeus), en souvenir de ces dieux ayant reçu des jouets dans leur enfance. Dès cette époque, il s’agissait de jouets du commerce comme l’atteste Aristophane, dans Les Nuées, pièce jouée en 423 avant J.-C.

Les petits Romains en recevaient au mois de décembre dans une journée des Saturnales appelée les Sigillaria. On jouait aux noix, ancêtres de nos billes, pendant cette période. Pour les étrennes, ce sont des cadeaux d’argent qui accompagnent les vœux pour la nouvelle année, fête sociale et non familiale.

Le christianisme antique n’est pas à l’origine du don de jouets aux enfants lors de la fête de la Nativité dont la date n’est fixée qu’au IVe siècle, période où le 25 décembre reste en concurrence avec le 6 janvier, l’Épiphanie. Le caractère sacré de ces fêtes s’accommoderait mal de la frivolité des joujoux. Pour que l’enfant devienne important, il faudra de longs siècles d’humanisation de la “Sainte Famille” qui réduira l’écart entre le sacré et le profane. En témoigne l’émergence d’un culte de Saint Joseph, devenant au XVe siècle un père “moderne”, lavant les langes de son fils et faisant la cuisine.

À la Renaissance, les fêtes de fin d’année font une plus grande place aux enfants, lors de la fête des Saints Innocents (28 décembre), celle de Saint Nicolas (6 décembre), et lors des étrennes.

Des jouets aux étrennes

C’est au XVIe siècle que semble se mettre en place un élément fondamental : des donateurs sacrés, extérieurs à la famille, offrent des jouets aux enfants, et les parents s’effacent derrière eux. Il faut bien comprendre l’importance de ce fait : en s’effaçant, les parents déchargent les enfants du fardeau de la reconnaissance, ils procèdent à un don “pur”, qui n’attend rien en échange.

N’allons pas croire que le phénomène se généralise et existe partout au XVIe siècle, il vient juste de poindre, et les donateurs sacrés sont loin de concurrencer les parents qui font leurs cadeaux essentiellement aux étrennes. Mais commençons d’abord par Saint Nicolas et l’Enfant Jésus.

STEEN Jan, La Fête de Saint Nicolas (1660-1665) © Domaine public

Dès la première moitié du XVIe siècle, des témoignages nous apprennent que Saint Nicolas apportait jouets et friandises aux enfants, et même Martin Luther, qui s’oppose au culte des saints, note dans ses dépenses de décembre 1535 l’achat de cadeaux pour ses enfants et ses domestiques le jour de la fête de Saint Nicolas. Même en pays protestant, comme la Hollande, le culte de ce saint persiste et quatre tableaux de Jan Steen et Richard Brackenburg, situés entre 1665 et 1685 témoignent d’une fête familiale où nous trouvons déjà une parte des rituels de Noël : famille réunie, chaussures dans la cheminée par où arrivent les jouets.

D’autres pays protestants, comme l’Allemagne et la Suisse, et une région comme l’Alsace, font de l’Enfant Jésus le donateur. Des archives à Strasbourg le montrent dès 1570, dans un sermon de Johannes Flinner, et la ville supprime la Saint-Nicolas tout en gardant le marché des 5-6 décembre avant d’établir le marché de Noël, le Christkindelmarkt, sur la place de la cathédrale.

Le pasteur Joseph Conrad Dannhauer évoque ces cadeaux aux enfants comme “une belle poupée et des choses semblables“, et il atteste la présence du sapin “on y suspend des poupées et des sucreries“, s’indignant du fait que les prières des enfants sont remplies de demandes très matérielles. La fête familiale plus profane que religieuse n’est pas loin !

Mais dans la France catholique des XVIIe et XVIIIe siècle, ce sont les étrennes qui sont le moment privilégié d’offrandes de cadeaux au bénéfice de la famille et des enfants. Les comptes royaux l’attestent, comme ceux de Maris de Médicis en 1556, et le témoignage d’Héroard sur les étrennes reçues par le petit Louis XIII.

La coutume existait aussi dans la petite bourgeoisie, et à Paris, à la fin de l’année, des baraques sur les trottoirs offrent à la convoitise des enfants de petits jouets et des sucreries. Ainsi, le don de jouets aux étrennes va de pair avec le commerce de jouets, et celui-ci augmente en suivant la progression de la sensibilité à l’enfance.

Au XVIIIe siècle, la production de jouets monte en puissance, atteignant des millions d’objets par an dans les années 1770-1780 comme nous l’avons montré à partir des archives. À partir de 1760, les “Annonces, Affiches et Avis divers de la Ville de Paris” nous font connaître les meilleures boutiques de jouets de la capitale. Un passage de L’Ami des Enfants d’Arnauld Berquin nous montre, la veille du Jour de l’An, une table couverte de jouets et brillamment éclairée, ce qui est proche de la mise en scène allemande des étrennes décrite par E.T.A. Hoffmann en 1816 dans Casse-Noisette et le roi des rats. Ainsi se met en place une ritualisation familiale de la fête des étrennes en faveur des enfants qui préfigure la future fête de Noël.

Au XIXe siècle, de nombreux donateurs

Le don de jouets aux enfants reste majoritairement situé aux étrennes, même si Saint Nicolas est présent dans le nord et nord-est de la France mais de nouveaux donateurs apparaissent, liés à des cultures populaires, comme la Befana, sorcière qui vient à l’Épiphanie, et les Trois Rois Mages à la même date en Sardaigne et en Espagne.

Des personnifications profanes apparaissent, peu documentées par des travaux sérieux : le Père Janvier pour les étrennes, le Bonhomme Noël ou Père Noël en France, le Father Christmas anglais et le Weihnachtsmann allemand, qui surgissent avant le Père Noël américain issu de Santa Claus.

Décoration de Noël

C’est un petit homme grassouillet, doté d’une houppelande rouge à revers de fourrure blanche, habitant le pôle Nord, très humain, serein, rassurant, joyeux, porteur de valeurs positives, familières, universelles, qui invitent à la fête toutes les couches sociales. Son image s’impose fin XIXe siècle en Angleterre, au début du XXe siècle en France et va l’emporter sur les anciens donateurs car elle permet un syncrétisme efficace.

Sa réussite ne se comprend que parce qu’elle s’appuie sur l’évolution de la place de l’enfant dans la famille et dans la société, et sur la croissance de l’industrie du jouet confortée par la révolution commerciale des Grands Magasins. Ainsi, les étrennes sont devenues une fête commerciale des jouets, depuis le marché du Pont-Neuf (1815-1835) jusqu’à l’apparition des rayons spécialisés de jouets dans les Grands Magasins à partir de 1880.

C’est dans ces années 1880-1885 que Noël s’impose vraiment comme fête où l’on offre des jouets aux enfants, même si les commerçants visent une période plus large, incluant Noël et les étrennes. Les affiches, les catalogues des Grands Magasins diffusés à des centaines de milliers d’exemplaires, les mises en scène de Noël dans leurs vitrines, tout cela pénètre la culture enfantine, contribuant à faire l’éducation des jeunes consommateurs. Il y a là une démocratisation du modèle bourgeois de consommation, proposé comme un nouvel art de vivre, une “shopping culture”.

La consommation de jouets s’intègre dans la mise en scène de la fête religieuse transformée en mythe, mais cette fête commerciale ne remplace pas la fête familiale, elle y contribue, car sans le système du commerce, le système du don ne pourrait se développer.

Pour que le don de jouets aux enfants soit devenu le cœur du Noël moderne, il a fallu une transformation de notre imaginaire, qu’on doit en grande partie au romantisme allemand relayé en France par Baudelaire et Victor Hugo. Quand Jean Valjean offre à Cosette la plus belle poupée de la baraque de jouets, c’est le plaisir de l’enfant qui est au centre de ce Noël.

Michel Manson, Sorbonne Paris Nord


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : extraits du film d’animation Les cinq légendes (2012) © DreamWorks Animation ; © Domaine public.


Plus de presse en Wallonie…

SAGAN : textes

Temps de lecture : 6 minutes >

 

Il leur arriva ce qui arrive à un homme et une femme entre qui s’installe le feu. Très vite, ils ne se rappelèrent plus avoir connu autrefois le plaisir, ils oublièrent les limites de leur propre corps et les termes de pudeur ou d’audace devinrent aussi abstraits l’un que l’autre.
L’idée qu’ils devraient se quitter, dans une heure ou deux, leur semblait d’une immortalité révoltante. Ils savaient déjà qu’aucun geste de l’autre ne saurait jamais être gênant, ils murmuraient en les redécouvrant les mots crus, maladroits et puérils de l’amour physique et l’orgueil, la reconnaissance du plaisir donné, reçu, les rejetaient sans cesse l’un vers l’autre.
Ils savaient aussi que ce moment était exceptionnel et que rien de mieux ne pouvait être donné à un être humain que la découverte de son complément. Imprévisible, mais à présent inéluctable, la passion physique allait faire – de ce qui aurait pu être, entre eux, une passade – une véritable histoire.

La chamade (1965)


[d’après LIVRECRITIQUE.COM] Françoise Sagan (1935-2004), de son vrai nom Françoise Quoirez, est une écrivaine française qui a marqué la littérature française du XXe siècle. Connue pour ses romans tels que Bonjour tristesse ou Un certain sourire, elle a également mené une vie tumultueuse et passionnée. Dans cet article, nous vous proposons de découvrir sa biographie complète, de son enfance à sa mort, en passant par ses succès littéraires et ses relations amoureuses.

La jeunesse de Françoise Sagan

Françoise Sagan est née le 21 juin 1935 à Cajarc, dans le Lot. Elle est la fille unique de parents divorcés et a grandi avec sa mère à Paris. Dès son plus jeune âge, elle a montré un grand intérêt pour la littérature et a commencé à écrire des histoires dès l’âge de 10 ans. Elle a été scolarisée dans des établissements privés prestigieux, mais a été renvoyée de plusieurs d’entre eux pour son comportement rebelle et son manque d’intérêt pour les études. À l’âge de 18 ans, elle a passé son baccalauréat en candidat libre et a commencé à fréquenter les cercles littéraires parisiens. C’est à cette époque qu’elle a commencé à écrire son premier roman, Bonjour Tristesse, qui a été publié en 1954 et qui a connu un succès immédiat. Ce livre a fait d’elle une célébrité instantanée et a lancé sa carrière d’écrivain. La jeunesse de Françoise Sagan a été marquée par son indépendance d’esprit, sa passion pour la littérature et son désir de vivre intensément. Ces traits de caractère se retrouveront tout au long de sa vie et de son œuvre.

Son entrée dans le monde littéraire

Françoise Sagan a fait son entrée dans le monde littéraire en 1954 avec la publication de son premier roman, Bonjour Tristesse. Ce livre, écrit à l’âge de dix-huit ans, a immédiatement connu un succès retentissant et a été traduit en plusieurs langues. Il a été salué par la critique pour son style élégant et sa description de la jeunesse dorée de la France des années 1950.

Ce premier roman a lancé la carrière de Françoise Sagan, qui a ensuite publié de nombreux autres livres, dont Un certain sourire, Aimez-vous Brahms et La Chamade. Elle est devenue une figure emblématique de la littérature française de l’après-guerre, connue pour son style incisif et sa capacité à décrire les relations amoureuses complexes.

Malgré son succès, Françoise Sagan a également connu des périodes difficiles dans sa vie personnelle et professionnelle. Elle a été confrontée à des problèmes d’addiction et a été impliquée dans plusieurs scandales médiatiques. Cependant, elle a continué à écrire jusqu’à sa mort en 2004, laissant derrière elle une œuvre littéraire qui continue d’être appréciée par les lecteurs du monde entier.

Le succès de Bonjour tristesse

Le succès de Bonjour tristesse a été phénoménal dès sa publication en 1954. Le roman, écrit par Françoise Sagan à l’âge de 18 ans, a été salué par la critique et a connu un immense succès auprès du public. Il a été traduit en plusieurs langues et a été adapté au cinéma en 1958.

Le livre raconte l’histoire de Cécile, une jeune fille de 17 ans qui passe l’été sur la Côte d’Azur avec son père et sa maîtresse. Cécile est une adolescente rebelle qui profite de la vie sans se soucier des conséquences. Mais lorsque son père tombe amoureux d’une autre femme, Cécile décide de tout faire pour empêcher cette relation.

Bonjour tristesse a été salué pour son style élégant et sa capacité à capturer l’essence de la jeunesse et de l’insouciance. Le livre a également été critiqué pour son immoralité et son manque de profondeur. Cependant, cela n’a pas empêché le roman de devenir un classique de la littérature française et de propulser Françoise Sagan sur la scène littéraire internationale.

Les relations de Françoise Sagan avec les artistes de son temps

Françoise Sagan était une figure emblématique de la scène littéraire française des années 1950 et 1960. Elle était également très proche de nombreux artistes de son temps, notamment des écrivains, des peintres et des musiciens. Parmi ses amis les plus proches figuraient Jean-Paul Sartre, Albert Camus, Juliette Gréco et Miles Davis. Elle a également entretenu des relations amicales avec des artistes tels que Pablo Picasso, Salvador Dali et Francis Bacon. Ces amitiés ont souvent inspiré son travail, et elle a écrit sur de nombreux sujets liés à l’art et à la culture. Françoise Sagan était une personnalité fascinante et complexe, et ses relations avec les artistes de son temps ont contribué à façonner son œuvre et sa vie.

Les scandales et les controverses

En 1957, Sagan a été arrêtée pour possession de drogue et condamnée à une amende. Cet incident a eu un impact négatif sur sa carrière et son image publique. Elle a également été impliquée dans des scandales liés à sa vie amoureuse tumultueuse, notamment avec son mari Bob Westhof, qui était marié à une autre femme au moment de leur rencontre.

Malgré ces controverses, Sagan a continué à écrire et à publier des romans acclamés par la critique, tels que Un certain sourire et Des bleus à l’âme. Elle est devenue une figure emblématique de la littérature française et a inspiré de nombreux écrivains et artistes. Sa vie tumultueuse et ses scandales ont contribué à sa légende et ont fait d’elle une icône de la culture populaire.

La vie amoureuse de Françoise Sagan

La vie amoureuse de Françoise Sagan a été tumultueuse et passionnée. Elle a eu de nombreuses relations amoureuses tout au long de sa vie, avec des hommes et des femmes. Elle a été mariée deux fois, mais ses mariages ont tous deux été de courte durée. Elle a également eu des liaisons avec des personnalités célèbres telles que le réalisateur Louis Malle et l’écrivain Jacques Laurent. Malgré ses nombreuses relations, Sagan a souvent exprimé une certaine solitude et un désir de trouver un amour véritable et durable. Sa vie amoureuse a été une source d’inspiration pour son travail littéraire, et elle a souvent exploré les thèmes de l’amour et de la passion dans ses romans et ses pièces de théâtre.

Sa carrière cinématographique

Françoise Sagan a également connu une carrière cinématographique prolifique. En 1958, son roman Bonjour Tristesse a été adapté au cinéma par Otto Preminger, avec Jean Seberg dans le rôle principal. Le film a été un succès international et a contribué à la renommée de Sagan.

En 1960, elle a écrit le scénario du film Les Amants de Louis Malle, qui a été un autre succès critique et commercial. Elle a également travaillé sur d’autres projets cinématographiques, notamment La Chamade en 1968, basé sur son propre roman, et Un peu de soleil dans l’eau froide en 1971.

Sagan a également été impliquée dans le monde du théâtre, écrivant plusieurs pièces qui ont été mises en scène à Paris. Elle a également travaillé comme actrice, jouant dans des productions théâtrales et cinématographiques.

Sa carrière cinématographique a été marquée par son style unique et sa capacité à capturer l’essence de la vie moderne. Ses œuvres ont été saluées pour leur honnêteté et leur sensibilité, et ont inspiré de nombreux artistes à travers le monde.

Les dernières années de sa vie

Les dernières années de la vie de Françoise Sagan ont été marquées par des problèmes de santé et des difficultés financières. En 2002, elle a été victime d’un accident vasculaire cérébral qui l’a laissée partiellement paralysée. Malgré cela, elle a continué à écrire et à publier des livres, notamment Un chagrin de passage en 2003 et La maison de Raquel Vega en 2006.

Cependant, ses problèmes financiers ont persisté et elle a été contrainte de vendre sa maison de campagne en Normandie en 2004. Elle a également été impliquée dans des scandales fiscaux et a été condamnée à une amende pour fraude fiscale en 2005. Malgré ces difficultés, Françoise Sagan a continué à écrire jusqu’à sa mort en 2004, à l’âge de 69 ans…


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : e.a. livrecritique.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : La Chamade, un film d’Alain Cavalier (1968) © Les Films Ariane.


Plus de littérature en Wallonie…

Apprendre à traduire : à l’ère de l’IA, faut-il encore faire des exercices de thème et de version ?

Temps de lecture : 5 minutes >

[THECONVERSATION.COM, 4 décembre 2024] “Si les outils de traduction font des miracles, pourquoi s’exercer à transposer des textes d’une langue à une autre ?”, se demandent les étudiants. Loin d’être anodin, cet apprentissage permet de se sensibiliser réellement aux subtilités et au fonctionnement de la langue qu’on apprend.

DeepL fait des miracles, pourquoi devrais-je alors apprendre à traduire ?“, s’interroge un étudiant dans un cours de version. Les cours de thème (traduire un texte du français vers la langue étudiée) et de version (traduire un texte d’une langue étudiée en français) occupent une place importante au sein de la formation universitaire française, en licence de langues jusque dans les épreuves des concours du second cycle. Au lycée déjà, les élèves découvrent les subtilités inhérentes au fait de passer d’une langue à une autre et, dans le cadre des enseignements de langues et cultures de l’Antiquité, ils s’exercent régulièrement à la traduction.

Dans un contexte général où la traduction neuronale, alimentée par l’intelligence artificielle, rivalise de plus en plus avec la traduction humaine, l’intérêt de cet apprentissage peut susciter une remise en question.

Des objectifs de cours à clarifier

Sans aborder les débats historiques qui jalonnent l’évolution de la traduction en tant que pédagogie et de la traductologie en tant que discipline, on notera que de nombreuses recherches ont souligné le “statut étrange de la traduction à l’université, souvent fondé sur une mauvaise appréhension de son intérêt“, selon les mots de l’universitaire Fayza El Qasem.

Bien que les enseignants établissent des objectifs pédagogiques précis aux cours de thème et de version, de nombreux étudiants peinent encore à en percevoir les finalités. Il n’échappe à personne que la phrase “Attention, n’utilisez surtout pas de traducteur automatique !” a longtemps fait partie des consignes transmises aux étudiants, sous prétexte que la qualité de la traduction y est déplorable. Seuls les dictionnaires étaient autorisés.

© Shutterstock

Aujourd’hui, les enseignants des cours de thème et de version peuvent-ils encore éviter les traducteurs automatiques malgré leur amélioration évidente ?

On rappellera que les compétences visées dans les cours de thème et de version vont de la compréhension d’un texte et du fonctionnement des langues à travers les analyses linguistiques (grammaire, vocabulaire, procédés de traduction) jusqu’à la traduction d’un paragraphe, comme moyen d’évaluation des acquis en langues. L’extrait à traduire est généralement issu du registre littéraire ou journalistique et ne s’ouvre que rarement à la traduction dite pragmatique (textes quotidiens, professionnels).

Au cours des dernières années, les critiques n’ont pas manqué. Des études récentes ont insisté sur l’intérêt croissant d’intégrer des outils technologiques dans l’enseignement de la traduction.

Au-delà de la traduction, comprendre et analyser les subtilités linguistiques
Les cours de thème et de version constituent cependant de véritables laboratoires linguistiques. On y pratique l’analyse approfondie d’un texte source en invitant les apprenants à décortiquer les structures linguistiques et extralinguistiques que les logiciels de traduction peinent encore à saisir. En thème ou en version, il ne s’agit pas simplement de traduire des segments isolés, mais d’en saisir le sens global, de repérer les figures de style ou encore, la tonalité, etc.

Chaque niveau d’analyse permet une traduction “acceptable”, certes, mais favorise surtout une manipulation fine de la langue, transposable à d’autres contextes. Tel est le cas de la traduction des ambiguïtés syntaxiques ou des jeux de mots, de l’humour ou encore des néologismes.

Les travaux de la linguiste Natalie Kübler et de ses collègues en langue de spécialité montrent davantage “les limites de ces systèmes de [traduction automatique][…] notamment dans le traitement des syntagmes nominaux complexes, aussi bien au niveau du syntagme lui-même (variations possibles dans la juxtaposition des constituants, identification des constituants coordonnés…) comme au niveau du texte (instabilité des choix de traduction, identification adéquate du domaine de spécialité…)“.

La traduction automatique, aussi performante qu’elle soit, reste cependant imparfaite malgré ses progrès. Si elle se montre efficace lors de traductions simples et littérales, elle peine souvent à capter les nuances contextuelles essentielles. C’est ainsi que la traduction d’expressions idiomatiques (par exemple “les carottes sont cuites”, “les dindons de la farce”), des modes d’emploi ou de certaines publicités, produit parfois des rendus éloignés du sens original, jusqu’à produire de faux sens.

© Shutterstock

Les cours de thème et de version peuvent être l’occasion de sensibiliser et d’accompagner les étudiants vers une utilisation raisonnée de la traduction automatique. Il s’agit aussi d’un espace pour s’entraîner à repérer et à corriger les écueils précédemment cités, tout en renforçant la compréhension des systèmes linguistiques des langues étudiées. À long terme, cette capacité d’analyse revêt une importance fondamentale dans leur futur contexte professionnel. Communicants, journalistes, traducteurs ou enseignants de langues, ces étudiants seront souvent amenés à naviguer entre diverses sources d’information, parfois entachées de deepfakes pour justifier les échecs éventuels que les traducteurs automatiques génèrent.

Renforcer la compréhension interculturelle

Outre le renforcement des éléments linguistiques que permettent d’étayer les cours de thème et de version, la prise en compte des spécificités culturelles constitue un élément d’apprentissage à part entière, notamment parce que la traduction est, entre autres, un moyen de médiation entre deux cultures.

D’ailleurs lorsque le traductologue canadien Jean Delisle parle de la dimension culturelle de la traduction, il recourt à la métaphore de l’”hydre à cent-mille têtes” pour en souligner la nature multiple et dynamique.

La capacité à détecter et à comprendre les différences culturelles aide ainsi à prévenir les malentendus qui peuvent si facilement surgir en langue étrangère et qui sont parfois déjà présents dans la langue source. L’extrait humoristique de Juste Leblanc avec les confusions entre l’adverbe “juste” et le prénom “Juste”, dans le film Le Dîner de cons, l’illustre.

Finalement, en nous éloignant du caractère parfois artificiel des pratiques adoptées dans l’enseignement du thème et de la version et en tenant en compte de l’évolution socio-économique de la société jointe à l’utilisation de l’intelligence artificielle, ces cours pourraient (re)gagner l’intérêt initial du parcours d’apprentissage des langues. Actualisés, ils seraient à même d’offrir aux étudiants une compréhension plus claire des exigences des métiers liés aux langues, métiers qui requièrent aujourd’hui des compétences humaines spécifiques, complémentaires mais distinctes de celles des machines.

La question qui se pose aujourd’hui n’est plus “Pourquoi enseigner le thème et la version à l’heure de l’IA ?“, mais plutôt “Comment ?” “Laisser exister la relation avec les systèmes d’IA, là où partout on ne parle souvent que de leurs usages, c’est aussi laisser place à la dimension indéterminée de leur intelligence inhumaine”, comme on peut le lire dans l’ouvrage d’Apolline Guillot, Miguel Benasayag et Gilles Dowek intitulé L’IA est-elle une chance ?

Anissa Hamza-Jamann, Université de Lorraine


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, Le Caravage, Saint-Jérôme écrivant (1606) © Galerie Borghese (Rome) ; © Shutterstock | N.B. Jérôme est le Patron des traducteurs.


Plus de presse en Wallonie…

Les systèmes d’IA ne savent pas expliquer leurs décisions. Voici les pistes de recherche vers ‘l’explicabilité’

Temps de lecture : 6 minutes >

[THECONVERSATION.COM, 5 décembre 2024] L’utilisation d’intelligences artificielles, dans certains cas, génère des risques de discriminations accrues ou encore de perte de confidentialité ; à tel point que l’Union européenne tente de réguler les usages de l’IA à travers différents niveaux de risques. Ceci pose d’autant plus question que la plupart des systèmes d’IA aujourd’hui ne sont pas en mesure de fournir des explications étayant leurs conclusions. Le domaine de l’IA explicable est en plein essor.

À l’hôpital, des systèmes d’intelligence artificielle (IA) peuvent aider les médecins en analysant les images médicales ou en prédisant les résultats pour les patients sur la base de données historiques. Lors d’un recrutement, des algorithmes peuvent être utilisés pour trier les CV, classer les candidats et même mener les premiers entretiens. Sur Netflix, un algorithme de recommandation prédit les films que vous êtes susceptible d’apprécier en fonction de vos habitudes de visionnage. Même lorsque vous conduisez, des algorithmes prédictifs sont à l’œuvre dans des applications de navigation telles que Waze et Google Maps pour optimiser les itinéraires et prédire les schémas de circulation qui devraient assurer un déplacement plus rapide.

Au bureau, ChatGPT, GitHub Copilot et d’autres outils alimentés par l’IA permettent de rédiger des courriels, d’écrire des codes et d’automatiser des tâches répétitives ; des études suggèrent que jusqu’à 30 % des heures travaillées pourraient être automatisées par l’IA d’ici à 2030.

Ces systèmes d’IA sont très variés, mais ils ont un point commun : leur fonctionnement interne et leurs résultats sont difficiles à expliquer… pas seulement pour le grand public, mais aussi pour les experts. Ce manque d’explicabilité limite le déploiement des systèmes d’IA en pratique. Pour résoudre ce problème et s’aligner sur les exigences réglementaires croissantes, un domaine de recherche connu sous le nom d’IA explicable (ou explicabilité) a vu le jour.

IA, apprentissage automatique… des noms qui recouvrent des systèmes variés

Avec la médiatisation généralisée de l’intelligence artificielle et son déploiement rapide, il est facile de se perdre. En particulier, de nombreux termes circulent pour désigner différentes techniques d’IA, sans que l’on sache forcément bien ce que chacun recouvre, par exemple “apprentissage automatique”, “apprentissage profond” et “grands modèles de langage”, pour n’en citer que quelques-uns.

En termes simples, l’IA fait référence au développement de systèmes informatiques qui effectuent des tâches nécessitant une intelligence humaine, telles que la résolution de problèmes, la prise de décision et la compréhension du langage. Elle englobe divers sous-domaines tels que la robotique, la vision par ordinateur et la compréhension du langage naturel.

Un sous-ensemble important de l’IA est l’apprentissage automatique, qui permet aux ordinateurs d’apprendre à partir de données au lieu d’être explicitement programmés pour chaque tâche. Pour simplifier, la machine observe des schémas dans les données et les utilise pour faire des prédictions ou prendre des décisions. Dans le cas d’un filtre antispam par exemple, le système est entraîné à partir de milliers d’exemples de courriers électroniques indésirables et non indésirables. Au fil du temps, il apprend des éléments – des mots, des phrases ou des détails sur l’expéditeur – qui sont courants dans les spams.

Différentes expressions sont utilisées pour désigner un large éventail de systèmes d’IA © Elsa Couderc, CC BY

L’apprentissage profond est lui-même un sous-ensemble de l’apprentissage automatique et utilise des réseaux de neurones complexes composés de plusieurs couches afin de repérer et d’apprendre des motifs récurrents encore plus sophistiqués. L’apprentissage profond s’avère d’une valeur exceptionnelle pour travailler avec des données textuelles ou des images, et constitue la technologie de base de divers outils de reconnaissance d’images ou de grands modèles de langage tels que ChatGPT.

Réglementer l’IA

Les exemples du début de cet article montrent la grande variété d’applications possibles de l’IA dans différents secteurs. Plusieurs de ces applications, par exemple la suggestion de films sur Netflix, semblent relativement peu risquées, tandis que d’autres, comme le recrutement, l’évaluation d’éligibilité à un crédit bancaire ou le diagnostic médical, peuvent avoir un impact important sur la vie d’une personne. Il est donc essentiel que ces applications soient conformes à des critères éthiques partagés.

C’est à cause de ce besoin d’encadrement que l’Union européenne a proposé son AI Act. Ce cadre réglementaire classe les applications de l’IA en quatre niveaux de risque différents en fonction de leur impact potentiel sur la société et les individus : inacceptable, élevé, limité, et minimal. Chaque niveau mène à différents degrés de réglementation et d’exigences.

Ainsi, les systèmes d’IA à “risque inacceptable”, tels que les systèmes utilisés pour le score social ou la police prédictive, sont interdits en Union européenne, car ils représentent des menaces importantes pour les droits de l’homme.

Les systèmes d’IA à “haut risque” sont autorisés, mais ils sont soumis à la réglementation la plus stricte, car ils sont susceptibles de causer des dommages importants en cas d’échec ou d’utilisation abusive, par exemple dans les secteurs sensibles que sont l’application de la loi et le maintien de l’ordre, le recrutement et l’éducation.

Les systèmes d’IA à “risque limité” comportent un certain risque de manipulation ou de tromperie, par exemple les chatbots ou les systèmes de reconnaissance des émotions, dans lesquels il est primordial que les humains soient informés de leur interaction avec le système d’IA.

Les systèmes d’IA à “risque minimal” contiennent tous les autres systèmes d’IA, tels que les filtres antispam, qui peuvent être déployés sans restrictions supplémentaires.

Le besoin d’explications, ou comment sortir l’IA de la “boîte noire”

De nombreux consommateurs ne sont plus disposés à accepter que les entreprises imputent leurs décisions à des algorithmes à boîte noire. Prenons l’exemple de l’incident Apple Card, où un homme s’est vu accorder une limite de crédit nettement plus élevée que celle de sa femme, en dépit du fait qu’ils partageaient les mêmes biens. Cet incident a suscité l’indignation du public, car Apple n’a pas été en mesure d’expliquer le raisonnement qui sous-tend la décision de son algorithme. Cet exemple met en évidence le besoin croissant d’expliquer les décisions prises par l’IA, non seulement pour garantir la satisfaction des clients et utilisateurs, mais aussi pour éviter une perception négative de la part du public.

De plus, pour les systèmes d’IA à haut risque, l’article 86 de la loi sur l’IA établit le droit de demander une explication des décisions prises par les systèmes d’IA, ce qui constitue une étape importante pour garantir la transparence des algorithmes.

Au-delà de la conformité légale, les systèmes d’IA “transparents” présentent plusieurs avantages, tant pour les propriétaires de modèles que pour les personnes concernées par les décisions.

Une IA transparente

Tout d’abord, la transparence renforce la confiance (comme dans l’affaire de l’Apple Card) : lorsque les utilisateurs comprennent le fonctionnement d’un système d’IA, ils sont plus susceptibles de l’utiliser.

Deuxièmement, la transparence contribue à éviter les résultats biaisés, en permettant aux régulateurs de vérifier si un modèle favorise injustement des groupes spécifiques.

Enfin, la transparence permet l’amélioration continue des systèmes d’IA en révélant les erreurs ou les effets récurrents inattendus.

Globalement, il existe deux approches pour rendre les systèmes d’IA plus transparents.

Tout d’abord, on peut utiliser des modèles d’IA simples, comme les arbres de décision ou les modèles linéaires pour faire des prédictions. Ces modèles sont faciles à comprendre car leur processus de décision est simple.

Par exemple, un modèle de régression linéaire peut être utilisé pour prédire les prix des maisons en fonction de caractéristiques telles que le nombre de chambres, la superficie et l’emplacement. La simplicité réside dans le fait que chaque caractéristique est affectée d’un poids et que la prédiction est simplement la somme de ces caractéristiques pondérées : on distingue clairement comment chaque caractéristique contribue à la prédiction finale du prix du logement.

Cependant, à mesure que les données deviennent plus complexes, ces modèles simples peuvent ne plus être suffisamment performants.

C’est pourquoi les développeurs se tournent souvent vers des “systèmes boîte noire” plus avancés, comme les réseaux de neurones profonds, qui peuvent traiter des données plus importantes et plus complexes, mais qui sont difficiles à interpréter. Par exemple, un réseau de neurones profond comportant des millions de paramètres peut atteindre des performances très élevées, mais la manière dont il prend ses décisions n’est pas compréhensible pour l’homme, car son processus de prise de décision est trop vaste et trop complexe.

L’IA explicable

Une autre option consiste à utiliser ces puissants modèles malgré leur effet de “boîte noire” en conjonction avec un algorithme d’explication distinct. Cette approche, connue sous le nom d’”IA explicable”, permet de bénéficier de la puissance des modèles complexes tout en offrant un certain niveau de transparence.

Une méthode bien connue pour cela est l’explication contre-factuelle, qui consiste à expliquer la décision atteinte par un modèle en identifiant les changements minimaux des caractéristiques d’entrée qui conduiraient à une décision différente.

Par exemple, si un système d’IA refuse un prêt à quelqu’un, une explication contre-factuel pourrait informer le demandeur : “Si votre revenu annuel avait été supérieur de 5 000 euros, votre prêt aurait été approuvé“. Cela rend la décision plus compréhensible, tout en conservant un modèle d’apprentissage automatique complexe et performant. L’inconvénient est que ces explications sont des approximations, ce qui signifie qu’il peut y avoir plusieurs façons d’expliquer la même décision.

Vers des usages positifs et équitables

À mesure que les systèmes d’IA deviennent de plus en plus complexes, leur potentiel de transformer la société s’accroît, tout comme leur capacité à commettre des erreurs. Pour que les systèmes d’IA soient réellement efficaces et fiables, les utilisateurs doivent pouvoir comprendre comment ces modèles prennent leurs décisions.

La transparence n’est pas seulement une question de confiance, elle est aussi cruciale pour détecter les erreurs et garantir l’équité. Par exemple, dans le cas des voitures autonomes, une IA explicable peut aider les ingénieurs à comprendre pourquoi la voiture a mal interprété un panneau d’arrêt ou n’a pas reconnu un piéton. De même, en matière d’embauche, comprendre comment un système d’IA classe les candidats peut aider les employeurs à éviter les sélections biaisées et à promouvoir la diversité.

En nous concentrant sur des systèmes d’IA transparents et éthiques, nous pouvons faire en sorte que la technologie serve les individus et la société de manière positive et équitable.

David Martens & Sofie Goethals, Université d’Anvers


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © la.blogs.nvidia.com ; © Elsa Couderc, CC BY.


Plus de dispositifs en Wallonie…

NAN MADOL, la cité mystérieuse

Temps de lecture : 9 minutes >

[LIBERATION.FR, 30 décembre 2003] Il fallait attendre. Que la mer revienne, que la marée monte vers la terre, s’infiltre entre les racines des palétuviers et gonfle les canaux où les pirogues pourraient naviguer sans racler leur coque sur la vase. Au loin, la cité de Nan Madol n’était qu’un trait d’encre, une promesse diluée entre le vert de la mangrove et l’ondulation des vagues. Une histoire oubliée.

Une histoire pourtant racontée jusqu’à plus soif dans les années 1830 par James O’Connell mais personne alors ne l’avait cru. Son navire avait fait naufrage en Micronésie et, sur l’île de Pohnpei, le marin avait épousé la fille du chef. A son retour aux Etats-Unis, il écrivit un livre et se produisit dans les cirques où il exhibait ­ ce qui faisait forte impression les tatouages infligés par les autochtones. Mais quand il en venait à décrire Nan Madol, les spectateurs secouaient la tête d’incrédulité. Comment ? Une cité de pierre désertée par ses habitants, posée sur les flots comme un bouchon sur la rivière, aux murs aussi noirs que les entrailles de l’enfer, aussi hauts que les élégantes demeures de Boston ? O’Connell n’était décidément qu’un menteur d’Irlandais !

L’existence de Nan Madol reste inconnue de la plupart des gens. A défaut d’avoir visité les statues de l’île de Pâques, les geysers bouillonnants de Nouvelle-Zélande ou l’immense roche rouge d’Uluru plantée au coeur de l’Australie, chacun, dans le Pacifique, connaît l’existence de ces sites étranges. Mais la cité lacustre de Nan Madol semble se soustraire aux regards.

À se tordre les chevilles

Non, la femme n’avait pas de cartes postales de Nan Madol. Dans sa boutique de planches et de tôles, où les poissons pêchés le matin pendaient en grappe ruisselante, elle offrait des tortues de bois sculpté, des friandises japonaises et des bouquets de noix de bétel. Elle pouvait même, pour quelques billets américains, vous emmener chez son frère qui recouvrait les incisives de ses clients d’une couche d’or. Ça fait joli sourire, disait-elle, en montrant ses dents qui brillaient d’une lumière de pépite. Descendre la rue principale de Kolonia, capitale de Pohnpei, prend quelques minutes avant d’arriver à la mer. Bredouille. Pas une seule carte postale, pas un seul dessin de la cité lacustre. “Pourquoi faire ? Il y a des endroits qu’il faut laisser dormir. Nan Madol est tabou…” A l’ombre du manguier où il prenait le frais, le chauffeur de taxi avait refusé la course. Lui-même, comme beaucoup à Pohnpei, ne s’était jamais rendu sur place mais, jurait-il, la route était mauvaise, s’effondrait en ornières et il fallait achever le chemin à pied dans une caillasse à se tordre les chevilles. Restait la voie des mers. A condition que la marée soit haute.

Assis sur le moteur de son bateau, où il trônait dans les vapeurs d’essence, l’homme attendait le retour des vagues. Nan Madol ne l’effrayait pas et il avait pour métier d’emmener les voyageurs d’île en île. Il avait ancré son embarcation dans le courant qui traverse le lagon d’une eau rapide à laquelle les particules de plancton accrochent d’infimes étoiles. Originaire de Pohnpei dont il connaissait chaque récif, il était capable, dans le miroitement aveuglant, de discerner une tête de tortue à plus de cent mètres. Le premier, il vit les flaques sombres qui avançaient sous la surface. Comme des fragments de nuit tombés à la mer, les raies mantas déployaient leurs ailes noires et naviguaient, impassibles vaisseaux de velours.

Marée haute. A nouveau, la mer court dans les veines de Nan Madol et le canot glisse sur une eau brune qui se fragmente en un labyrinthe silencieux bordé de murailles et de jungle, ancien royaume de la dynastie des Saudeleurs. Au XIe siècle, ils avaient déjà commencé la construction de leur cité lacustre sur le lagon situé au large de l’île de Temwen, et de celle de Pohnpei, comme s’il fallait sans jamais la perdre de vue s’écarter au plus loin de la terre ferme. Des milliers de vies et plusieurs siècles expirèrent avant que Nan Madol, le lieu qui se trouve entre les lieux, surgisse de l’eau, citadelle entre mer et terre. Les fondations furent de cailloux et de corail, maintenus par des barres de basalte. Sur ces plateformes émergèrent 92 îles artificielles où la vie s’organisa avec la régularité des marées, cloisonnée selon les castes et les fonctions de chacun. Une île pour les soldats, une autre pour les serviteurs. Des hangars pour les pirogues et une piscine pour les tortues qui, l’heure venue, seraient offertes en sacrifice à la grande anguille de mer, messagère entre les dieux et les hommes. Le tunnel qui s’enfonçait dans les entrailles de Nan Madol où les prêtres emportaient les ossements des disparus pour méditer dans l’obscurité. Le gros rocher contre lequel les femmes enceintes frottaient leur ventre pour que l’enfant vienne sans peine et la fenêtre magique, le bassin où les Saudeleurs se penchaient pour surveiller Pohnpei.

Encastrés dans le corail

Le canot s’égare dans le dédale des canaux où les lianes ont tissé leur toile sur les temples effondrés dont les colonnes gisent sur la rive. La plupart des bâtiments se sont désarticulés au fil du temps, mais demeure l’île fortifiée de Nan Douwas où furent enterrés les maîtres de la cité à l’abri des murailles qui dépassent la cime des cocotiers. La pierre a des reflets si métalliques que l’on s’étonne presque de ne pas l’entendre résonner quand on la frappe. La rouille de la mousse s’y accroche comme les algues sur les flancs des navires naufragés mais toujours debout, à jamais encastrés dans le corail des récifs, condamnés à une course immobile. Beaux et désespérés comme la carcasse de Nan Douwas qui, bien longtemps après que les hommes l’ont abandonnée, résiste encore à la furie des typhons et à la morsure du sel.

Magistrale leçon d’architecture pour les colonisateurs qui se succédèrent à une rapide cadence dès 1886 sur Pohnpei et dont les vestiges de la présence se résument à peu de chose. Un pan de mur espagnol contre lequel les gamins jettent leurs sacs avant d’aller courir dans le parc de Kolonia, une tour allemande et branlante près du port, quelques bunkers japonais en bord de mer. Les bâtiments ne résistèrent ni au temps ni aux bombardements de la guerre du Pacifique qui permit aux Américains de prendre possession de l’île avant que les Etats fédérés de Micronésie n’accèdent à l’indépendance en 1978. Les administrations coloniales ouvrirent les entrailles de Nan Madol. En 1907, le gouverneur allemand mourut subitement après avoir excavé une tombe à Nan Douwas et bien que la version officielle fît état d’une violente insolation, la population y vit la confirmation que la cité lacustre était maudite.

Brutale disparition

Mais comment les archéologues auraient-ils pu résister au mystère de Nan Madol ? A cette parenthèse de pierre qui s’étire sur un kilomètre et demi de long et couvre 80 hectares, construite avec des aiguilles de basalte dont la première carrière se trouve à des kilomètres de là, sur l’autre versant de Pohnpei ? Les bâtisseurs certes n’eurent pas à tailler la roche. En se refroidissant, la lave se fissure avec une rigueur géométrique pour former des colonnes à pans coupés, mais il fallut les extraire de la montagne, transporter ces poutrelles de pierre dont certaines pèsent jusqu’à 50 tonnes et qui furent soigneusement ajustées les unes aux autres, un peu comme les rondins de bois que l’on empile pour se prémunir des rigueurs de l’hiver. Si les hommes de science rejetèrent toute intervention divine, qui reste l’évidence pour beaucoup d’habitants de Pohnpei, ils ignorent par quels moyens fut construite la cité lacustre. Mais ils ne purent qu’admettre que tous les détails de la vie quotidienne sur Nan Madol, récités de génération en génération, furent confirmés par les résultats des fouilles archéologiques. La mémoire a traversé les siècles et les gens de l’île ont conservé intacte l’histoire des Saudeleurs bien que leur savoir-faire n’ait pas été transmis. Pas un édifice à Pohnpei pour évoquer l’architecture d’une civilisation qui a brutalement disparu. Nan Madol fut désertée sans que l’on sache pourquoi. Est-ce que la maladie, la famine ou l’inexorable montée des eaux, qui aujourd’hui a balayé les îles les plus basses, avait poussé les habitants à s’enfuir ?

Quand James O’Connell s’aventure à Nan Madol, la cité lacustre avait été abandonnée depuis plus d’un siècle et, déjà, avait la réputation d’un lieu où il ne fallait pas s’aventurer. Y résonne toujours l’écho d’une civilisation dont l’ampleur échappa aux grands navigateurs qui explorèrent le Pacifique. De la femme lascive au cruel cannibale, les images qu’ils ramenèrent en Europe furent celles d’une culture primitive sans suspecter que les îles océaniques avaient abrité des civilisations magistrales. Pourtant, toute la Micronésie porte la marque de ces peuples disparus.

A Kosrae, sur la petite île de Lelu, derrière les jardins du village reposent les ruines basaltiques d’une autre cité abandonnée. A Babeldoab, dans la république de Palau, où les flancs des collines portent encore la trace d’un entrelacs de terrasses et d’escaliers construits au XIe siècle, sont alignées 37 immenses pierres qui pèsent chacune plus de cinq tonnes et dont on ignore toujours l’origine et la fonction. Peut-être les piliers d’une maison assez vaste pour accueillir plusieurs milliers d’habitants. Nombreux sont les indices de ces cultures mégalithiques qui ont élevé des monuments de pierre sur les îles de Micronésie puis, sans que l’on sache pourquoi, se sont évanouies dans l’océan.

La légende raconte que Nan Madol ne serait que le reflet d’une autre cité qui repose au fond du lagon. Intacte alors que Nan Madol se désagrège sans que les habitants de l’île s’en émeuvent, comme s’il était inutile de retenir à flot ces radeaux de pierre. Trop étranges pour y trouver de quoi s’enorgueillir. Trop différents de leur propre culture pour ne pas s’effrayer de cette dépouille abandonnée par d’autres. C’est peut-être pour cette raison que Nan Madol s’effacera sans avoir été révélée. Personne ne l’a reçue en héritage.

Florence Decamp


Ruines de Nan Madol © Shutterstock

[DAILYGEEKSHOW.COM, 15 octobre 2024] À l’ère moderne, les défis climatiques que nous affrontons sont sans précédent. L’élévation des températures, l’intensification des phénomènes météorologiques extrêmes et la montée des océans menacent les sociétés contemporaines. Cependant, l’histoire offre un exemple frappant d’une civilisation autrefois prospère qui a été terrassée par des bouleversements climatiques. Il s’agit de la dynastie Saudeleur sur l’île Pohnpei, dans l’océan Pacifique, qui régna depuis la capitale de Nan Madol. L’étude est publiée dans la revue PNAS Nexus.

Pohnpei et la gloire de Nan Madol

Pohnpei, une île située entre Honolulu et Manille, fait partie des États fédérés de Micronésie. Avec une superficie comparable à celle de la ville de Philadelphie, elle est aujourd’hui principalement dépendante de l’agriculture et des aides financières des États-Unis. Pourtant, il y a environ un millénaire, cette île abritait une société florissante. Vers le Xe siècle, la dynastie Saudeleur établit la ville de Nan Madol, un complexe monumental composé de structures mégalithiques qui servaient de centre politique et religieux pour la dynastie.

Cette capitale se distinguait par son architecture impressionnante, avec plus de 100 îlots artificiels construits à partir de blocs de basalte et de débris coralliens, séparés par des canaux navigables et entourés de digues. À son apogée, Nan Madol était un vibrant centre de pouvoir, reflétant la prospérité de la dynastie. Cependant, au début du XVe siècle, cette dynamique s’est soudainement interrompue. La construction dans la ville a cessé brusquement, et Nan Madol a été progressivement abandonnée.

La chute de Nan Madol

L’abandon de Nan Madol coïncide avec une période de bouleversements climatiques appelée le Petit Âge glaciaire, qui s’est installé vers 1300. Ce changement climatique a profondément modifié le climat du Pacifique tropical, rendant la région plus froide et plus sèche. Ces transformations ont provoqué des tempêtes plus fréquentes, ainsi qu’une baisse significative du niveau de la mer. Selon les chercheurs, cela a gravement perturbé les sociétés insulaires de la région, réduisant les ressources disponibles, notamment alimentaires.

Le professeur Patrick Nunn, géographe à l’université de Sunshine Coast en Australie, explique que cet événement a marqué un tournant pour les sociétés insulaires du Pacifique. Une baisse du niveau de la mer de 70 à 80 centimètres aurait réduit les ressources côtières vitales pour la subsistance des habitants, les forçant à repenser leur organisation sociale et économique.

En plus du refroidissement global, les événements climatiques extrêmes liés à l’oscillation australe El Niño (ENSO) ont probablement joué un rôle crucial dans la déstabilisation de la société de Pohnpei. L’ENSO est un phénomène climatique qui provoque des variations spectaculaires du niveau de la mer, des sécheresses, des tempêtes violentes et une baisse des récoltes, avec des conséquences sociales dévastatrices. Ces événements, encore mal compris aujourd’hui, ont sans doute eu un impact similaire sur les habitants de Nan Madol, compliquant encore la gestion des ressources locales.

L’équipe de chercheurs a daté les matériaux retrouvés sur le site de Nan Madol en utilisant des techniques avancées, comme la datation à l’uranium-thorium et au carbone. Ils ont découvert que la population locale investissait beaucoup d’efforts dans la réparation des infrastructures endommagées par les catastrophes naturelles et dans la protection contre les futures inondations. Cependant, ces efforts constants n’ont pas suffi à empêcher la chute de la société. Les phénomènes climatiques imprévisibles et les pressions environnementales ont conduit à l’effondrement de la dynastie Saudeleur et à l’abandon progressif de la capitale.

Une leçon pour notre avenir

À une époque où les effets du réchauffement climatique se font de plus en plus sentir, l’histoire de cette cité perdue nous offre un miroir inquiétant de notre propre avenir. Alors que le niveau des mers continue de monter et que les événements climatiques extrêmes se multiplient, les îles du Pacifique, tout comme d’autres régions côtières à travers le monde, sont confrontées à des défis similaires à ceux auxquels les habitants de Pohnpei ont dû faire face il y a des siècles.

Les décennies à venir devraient voir davantage d’îles inondées et une augmentation du nombre de réfugiés climatiques en raison de l’intensification actuelle de la variabilité ENSO dans l’océan Pacifique et de son pendant, le dipôle de l’océan Indien, dans l’océan Indien, ainsi que de l’élévation du niveau de la mer supérieure à 3 mm/an “, écrit l’équipe.

La résilience des sociétés humaines face aux bouleversements climatiques a toujours été mise à l’épreuve, mais comme le montre l’exemple de Nan Madol, cette résilience a ses limites. Aujourd’hui, les communautés insulaires doivent choisir entre investir massivement dans des infrastructures pour se protéger contre les marées montantes, ou bien abandonner leurs terres ancestrales. Les chercheurs soulignent que la montée des réfugiés climatiques, les inondations massives et la disparition de villages entiers sont des réalités auxquelles nous serons confrontés dans un avenir proche.

Eric Rafidiarimanana


Quand la découverte d’un trésor nous met sur les traces d’un voleur…

Temps de lecture : 9 minutes >

[ARTIPS.FR, 15 novembre 2024] Qu’est-ce qui se cache là-dessous ?  Belgique. En 2019, l’archéologue Marleen Martens est appelée sur un nouveau dossier. Un particulier français vient de déclarer une découverte sur son terrain belge : en creusant, il serait tombé sur de vieilles pièces. Selon la loi du pays, il devrait en être le propriétaire, Marleen n’a qu’à faire quelques vérifications. Mais une fois sur place, l’archéologue trouve la situation plutôt louche.

En effet, on lui présente deux seaux remplis de… 14 154 pièces romaines. Parmi elles, se trouvent des “Antoniniens”, du nom d’un empereur du 3e siècle. À cette époque troublée, les Romains enterraient leurs trésors pour éviter les vols. Mais Marleen est sceptique devant leur nombre considérable. Y aurait-il anguille sous roche ?

Commence alors une enquête de longue haleine entre autorités belges et douanes françaises. Très vite, le couperet tombe : ces pièces proviennent en fait de plusieurs régions de France. Si le pilleur, adepte du détecteur de métaux, a menti, c’est que la loi française considère que ces vestiges archéologiques appartiennent à tout le monde : personne ne peut se les approprier ! Le pilleur espérait profiter de la loi belge pour “blanchir” ses découvertes illégales.

Et ce n’est pas tout… Les enquêteurs découvrent chez lui plus de 13 000 objets précieux : bracelets de la préhistoire, fibules (épingles de métal) romaines, boucles de ceinture médiévales ou encore monnaies gauloises. On retrouve même un rare dodécaèdre romain, un mystérieux objet à 12 faces, dont on ignore l’usage.

Mais ces trouvailles sont loin d’être une bonne nouvelle pour les archéologues. Les œuvres ont été arrachées à leur contexte initial : il est désormais impossible de connaître leur passé et de fouiller de manière scientifique le lieu de leur découverte. De précieuses informations sur notre histoire commune ont ainsi disparu. Le pillage archéologique, s’il enrichit quelques-uns illégalement, appauvrit donc nos connaissances. Voilà pourquoi il est important d’avoir des experts vigilants comme Marleen Martens ! Comme le souligne l’Institut national [français] de recherches archéologiques préventives (INRAP) : “Le pillage revient à déchirer des pages de notre histoire.

d’après Adeline Pavie, artips.fr


Le Dodécaèdre Romain, un Mystère de l’Antiquité

[CHRONIQUESARCHEO.COM, 20 February 2024] Le dodécaèdre romain représente l’un des mystères les plus fascinants de l’antiquité. Ces objets, dispersés à travers les anciennes terres de l’Empire romain, continuent de susciter l’étonnement et la curiosité parmi les historiens, les archéologues et les passionnés d’histoire. Malgré de nombreuses recherches et théories, la fonction exacte et l’origine de ces artefacts en bronze ou en pierre demeurent un sujet de débat. Avec leurs douze faces pentagonales percées de trous de dimensions variées, les dodécaèdres romains sont un témoignage intrigant de l’ingéniosité et des mystères de la civilisation romaine. Cet article vise à explorer les différentes facettes de ces objets insolites, de leur découverte à leurs hypothétiques fonctions, tout en mettant en lumière leur importance culturelle et archéologique. En nous plongeant dans l’univers des dodécaèdres romains, nous espérons non seulement en apprendre davantage sur ces objets mystérieux mais aussi sur les peuples qui les ont créés et utilisés.

Découverte et Description

Les dodécaèdres romains ont été découverts pour la première fois dans les régions autrefois occupées par l’Empire romain, s’étendant de l’Angleterre à la Hongrie et du nord de l’Italie à la Syrie. Ces artefacts datent généralement du IIe au IVe siècle après J.-C., une période où l’Empire romain était à son apogée. Leur répartition géographique vaste et parfois disparate soulève des questions sur leur utilisation et leur signification au sein de la société romaine.

Dodécaèdre romain en bronze découvert à Leopoldwal (Tongres, BE) en 1939 © Musée gallo-romain de Tongres

Physiquement, le dodécaèdre romain est un objet en trois dimensions composé de douze faces pentagonales. Chacune de ces faces est percée d’un trou rond ou carré de diamètre variable, allant de quelques millimètres à plusieurs centimètres. Les dodécaèdres sont généralement fabriqués en bronze, bien que quelques exemples en pierre aient également été trouvés. Leurs tailles varient, mais la plupart mesurent entre 4 et 11 centimètres de diamètre. De petites boules sont souvent présentes aux sommets, ajoutant à leur aspect énigmatique.

Ces objets, malgré leur apparence uniforme, présentent des variations subtiles qui suggèrent une fabrication méticuleuse et possiblement des fonctions spécifiques. Les archéologues ont recensé plus d’une centaine de ces dodécaèdres, mais aucun contexte archéologique précis n’a permis de déterminer leur usage avec certitude. Leur découverte dans des lieux variés, tels que des sites résidentiels, des tombes ou près de voies romaines, ajoute à la complexité de leur étude.

La précision de leur conception et la diversité des lieux de découverte posent un défi captivant pour les chercheurs. Chaque dodécaèdre romain découvert apporte de nouvelles données mais aussi de nouvelles énigmes sur la vie et les croyances des Romains. Cette section a pour but de dresser un portrait détaillé de ces objets, en se basant sur les découvertes archéologiques actuelles, pour poser les fondations nécessaires à la compréhension de leur potentiel mystère.

Théories sur l’utilisation des dodécaèdres romains

La fonction exacte des dodécaèdres romains reste un sujet de débat parmi les chercheurs, plusieurs théories ayant été proposées pour expliquer leur utilité et leur signification au sein de la société romaine. Ces hypothèses varient grandement, reflétant la complexité et l’énigmatique nature de ces objets.

Une des théories les plus populaires suggère que les dodécaèdres pourraient avoir été utilisés comme des instruments de mesure astronomique ou géométrique. Les trous de tailles variées, alignés de manière précise, pourraient permettre de mesurer les angles des étoiles ou du soleil à différents moments de l’année, servant ainsi de calendrier ou d’outil pour déterminer les saisons agricoles. Cette hypothèse est appuyée par la précision géométrique de leur conception, mais manque de preuves concrètes pour étayer son argumentation.

Une autre théorie avance que ces artefacts avaient une fonction religieuse ou spirituelle. Certains pensent que les dodécaèdres auraient pu être utilisés dans le cadre de pratiques religieuses, peut-être en relation avec un culte de la nature ou des divinités spécifiques. Cette idée est renforcée par la découverte de dodécaèdres dans des tombes ou des lieux considérés comme sacrés, bien que cette utilisation reste spéculative.

Il a également été suggéré que les dodécaèdres pouvaient être des objets du quotidien, utilisés comme des dés à jouer, des poids pour des filets de pêche ou même des bougeoirs. Cependant, la sophistication et l’apparente uniformité de leur conception semblent contredire l’idée d’une utilisation purement utilitaire ou ludique.

Enfin, certains chercheurs ont proposé que les dodécaèdres étaient des objets d’enseignement ou de démonstration mathématique, utilisés pour éduquer ou montrer les principes géométriques. Bien que séduisante, cette théorie, comme les autres, manque de preuves directes liant les dodécaèdres à des pratiques éducatives spécifiques de l’époque.

Bien que diverses théories aient été avancées pour expliquer l’utilisation des dodécaèdres romains, aucune n’a pu être définitivement prouvée. Le mystère de leur véritable fonction continue de fasciner et de défier les chercheurs, symbolisant la richesse et la complexité de l’histoire romaine.

Importance culturelle et archéologique

L’étude des dodécaèdres romains dépasse la simple curiosité pour leur fonction mystérieuse ; elle offre une fenêtre précieuse sur la civilisation romaine, révélant des aspects de leur quotidien, de leurs croyances et de leur savoir-faire technique. Ces artefacts, par leur présence à travers l’Europe, témoignent de l’étendue et de l’influence de l’Empire romain, ainsi que de la diversité des cultures qu’il englobait.

Sur le plan culturel, les dodécaèdres peuvent être perçus comme le reflet de la complexité et de la sophistication de la société romaine. Leur conception précise et leur diffusion dans différentes provinces de l’Empire suggèrent une importance qui dépasse la simple utilité. Que ce soit comme objets de mesure, instruments religieux, ou symboles éducatifs, ils illustrent la capacité de cette civilisation à créer des objets chargés de signification et d’esthétisme.

Archéologiquement, chaque découverte de dodécaèdre apporte son lot de connaissances sur les sites romains et leur contexte. Leur analyse contribue à mieux comprendre les échanges commerciaux, les interactions culturelles et les mouvements de populations au sein de l’Empire. Par exemple, la répartition géographique des dodécaèdres pourrait indiquer des voies commerciales ou des centres de production spécifiques, offrant des indices sur l’organisation économique et sociale de l’époque.

En outre, les dodécaèdres romains soulignent l’importance de l’archéologie pour déchiffrer le passé. Ils rappellent que de nombreux aspects de civilisations anciennes restent à découvrir et à comprendre. Leur mystère incite à une démarche scientifique rigoureuse, mêlant l’analyse matérielle à l’étude historique, pour tenter de percer les secrets de l’histoire humaine.

Bien au-delà de leur fonction originelle encore inconnue, les dodécaèdres romains sont un symbole de l’ingéniosité et de la diversité culturelle de l’Antiquité. Ils représentent un défi constant pour la recherche historique et archéologique, offrant des pistes de réflexion sur les connaissances, les croyances et les pratiques des peuples de l’Empire romain.

Le Dodécaèdre Romain dans la Culture Populaire

Le mystère entourant le dodécaèdre romain a transcendé les cercles académiques pour captiver l’imagination du grand public. Cette fascination se reflète dans diverses expressions de la culture populaire, où le dodécaèdre est parfois présenté comme un artefact ancien doté de pouvoirs mystérieux ou comme un symbole de connaissances perdues.

Dans la littérature, les dodécaèdres romains ont inspiré des auteurs de science-fiction et de fantasy, qui les ont intégrés dans leurs récits comme des éléments clés de l’intrigue, souvent associés à des civilisations anciennes avancées ou à des technologies oubliées. Ces œuvres contribuent à perpétuer le mystère et l’émerveillement autour de ces objets, en les plaçant au cœur de mystères à résoudre ou de quêtes héroïques.

Au cinéma et à la télévision, le dodécaèdre a également fait des apparitions, servant de catalyseur pour des aventures archéologiques ou comme objet mystique doté de pouvoirs inexpliqués. Ces représentations, bien qu’éloignées des théories scientifiques, témoignent de l’attrait universel des dodécaèdres et de leur potentiel à inspirer des histoires captivantes.

Sur internet, les forums et les blogs dédiés à l’histoire et à l’archéologie regorgent de discussions et de spéculations sur les dodécaèdres romains. Des passionnés du monde entier partagent leurs théories, leurs découvertes et leurs créations artistiques inspirées par ces artefacts, contribuant à un corpus grandissant de réflexions et d’interprétations qui enrichit le débat autour de leur signification.

Enfin, les dodécaèdres romains sont également présents dans le domaine de l’éducation et de la vulgarisation scientifique, où ils sont utilisés pour éveiller la curiosité des étudiants et du public sur l’histoire et l’archéologie. Par le biais d’expositions, de conférences et de publications, ces objets mystérieux servent de point de départ pour explorer la complexité de l’histoire humaine et l’importance de la recherche scientifique.

Dali a placé La Cène dans un dodécaèdre régulier, symbole de l’Univers pour Platon. Le dodécaèdre possède 12 faces et il y a 12 apôtres…

À travers ces multiples représentations, le dodécaèdre romain continue de fasciner et d’inspirer, témoignant de la capacité des mystères du passé à éveiller l’imagination et à encourager la découverte. Leur présence dans la culture populaire est un vibrant rappel de l’intérêt indéfectible de l’humanité pour son héritage et les énigmes de l’histoire.

Découvertes Récentes de Dodécaèdre Romain

Les recherches et les fouilles archéologiques continuent de mettre au jour de nouveaux exemplaires de dodécaèdres romains, enrichissant notre compréhension de ces objets mystérieux et de leur distribution à travers l’ancien Empire romain. Chaque nouvelle découverte apporte son lot de données, offrant de précieuses informations sur les matériaux utilisés, les techniques de fabrication et les contextes de leur utilisation.

Récemment, un dodécaèdre en parfait état a été trouvé dans le nord de la France, dans une région riche en vestiges de l’époque romaine. Cette découverte a été particulièrement remarquable en raison de la préservation exceptionnelle de l’objet et de la possibilité d’y détecter des traces d’usure, suggérant son utilisation réelle dans la vie quotidienne romaine. L’analyse des matériaux a révélé des alliages spécifiques qui pourraient indiquer une production locale ou régionale, offrant des indices sur les réseaux économiques de l’époque.

Une autre découverte notable s’est produite en Suisse, où un dodécaèdre a été extrait d’un site archéologique associé à un ancien camp militaire romain. Cette trouvaille a suscité un intérêt particulier pour les chercheurs qui étudient l’expansion militaire romaine et son impact sur la diffusion des objets culturels et technologiques. L’emplacement du dodécaèdre dans un contexte militaire pourrait éventuellement éclairer son utilisation potentielle dans des pratiques ou des rituels spécifiques au sein de l’armée romaine.

En Espagne, la découverte d’un petit groupe de dodécaèdres dans une même zone résidentielle antique a lancé des débats sur leur possible fonction sociale ou communautaire. Cette concentration inhabituelle soulève la question de savoir si ces objets pouvaient servir de marqueurs sociaux ou avaient une signification collective pour les habitants de la région.

Ces découvertes récentes, parmi d’autres, continuent d’alimenter la curiosité et le débat scientifique autour des dodécaèdres romains. Elles montrent que, malgré des siècles de recherche, les secrets de l’antiquité romaine ne sont pas entièrement dévoilés, offrant de nouvelles perspectives et défis pour les chercheurs et historiens modernes.

Les dodécaèdres romains demeurent l’un des mystères les plus captivants de l’archéologie antique. Malgré des siècles de découverte et d’étude, la fonction et la signification de ces objets énigmatiques continuent d’échapper à notre compréhension complète. Les différentes théories proposées, qu’elles envisagent une utilisation astronomique, religieuse, quotidienne ou éducative, témoignent de la complexité de la civilisation romaine et de la diversité de ses pratiques et croyances.

Ces artefacts nous rappellent que, malgré les avancées de la science et de l’histoire, il reste encore de nombreuses facettes de nos ancêtres à explorer et à comprendre. Les dodécaèdres romains, par leur mystère persistant, invitent les chercheurs à poursuivre leurs investigations, utilisant à la fois les méthodes traditionnelles et les technologies modernes pour percer les secrets du passé.

La fascination qu’ils suscitent, tant dans le domaine académique que dans la culture populaire, souligne l’importance de l’archéologie dans notre quête de connaissance sur les civilisations anciennes. Alors que de nouvelles découvertes continuent d’être faites, chaque dodécaèdre romain trouvé est un rappel de l’ingéniosité humaine et un puzzle historique de plus à résoudre.

Les dodécaèdres romains ne sont pas seulement des objets d’étude pour les historiens et les archéologues ; ils sont des symboles de notre quête perpétuelle pour comprendre notre passé et, à travers lui, nous-mêmes. Le mystère qui entoure ces artefacts antiques est un puissant moteur de curiosité et de recherche, nous incitant à continuer d’explorer, d’apprendre et de nous émerveiller devant les réalisations de nos ancêtres.

La rédaction du site chroniquesarcheo.com


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : artips.fr ; chroniquesarcheo.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Musée  de la Rhénanie à Bonn ; © Musée gallo-romain de Tongres | N.B. Un lecteur fidèle nous souffle dans l’oreillette les dodécaèdres pourraient également avoir servi de gabarit pour des pièces de monnaie, des pierres précieuses ou semi-précieuses.


Plus de presse en Wallonie ?

HORN, Rebecca (1944-2024)

Temps de lecture : 9 minutes >

[CONNAISSANCEDESARTS.COM, 10 septembre 2024] Elle avait fait du corps la matière première de son art. L’artiste allemande, performeuse et plasticienne Rebecca HORN, née en 1944, est décédée le 6 septembre à l’âge de 80 ans dans sa résidence de Bad König, en Allemagne, où elle avait installé sa Fondation. Profondément influencée par le dadaïsme et le surréalisme, l’univers du cinéma et des automates, elle était célébrée internationalement depuis plus de quarante ans pour ses performances et ses sculptures hybrides où le vivant et l’inerte, le corps et la machine, se mêlent en de singulières métamorphoses. En 2014, à l’occasion de son exposition à la galerie Lelong, Connaissance des Arts  l’avait rencontrée dans sa Fondation, un lieu pluridisciplinaire à l’image de son oeuvre mêlant arts plastiques, poésie et musique.

Une longue bataille

On ne s’attend pas à trouver, dans ce petit village de Bad König, au sud de Francfort, un vaste ensemble architectural aux tuiles de céramique bleue comme au Japon. L’artiste allemande Rebecca Horn y avait installé en 2010 son atelier et un musée présentant ses œuvres, accompagné d’un espace d’exposition pour les jeunes artistes et d’un lieu de résidence pour les musiciens et les poètes. L’ensemble, baptisé The Moontower Foundation, accueille depuis chaque été des performances, des récitals de poésie, des films et des concerts.

C’était le résultat d’une longue bataille pour Rebecca Horn, chevelure rousse flamboyante et yeux verts : Mon grand-père a fondé ici une laiterie en 1890 et plus tard mon père y a construit une usine de textile, racontait-elle. Je suis née à cet endroit et j’y suis restée jusqu’à mes 9 ans avec une gouvernante roumaine qui était peintre, mon père et ma grand-mère. Après mes études, je suis partie à New York en 1972 et je ne suis revenue ici qu’en 1990, quand j’ai hérité de l’un de ces bâtiments dont j’ai fait mon atelier. Pendant plus de vingt ans, ma biographie indiquait que j’étais “en voyage”. Là, je pouvais commencer une nouvelle aventure”.

Peu à peu avait émergé l’idée d’une fondation qui exposerait en permanence son travail d’installations, systématiquement démonté au terme de chaque exposition ou conservé dans les réserves des musées, dans l’esprit de la Chinati Foundation de l’artiste Donald Judd à Marfa (États-Unis). Progressivement, elle avait racheté et fait rénover les bâtiments en ruine de l’usine de son père et les jardins en friche alentour, avec le soutien de mécènes. En 2010, elle avait ouvert un lieu qui lui ressemble : lumineux, ordonné, apaisant. Les lieux d’exposition, répartis autour d’une rivière, alternent avec des espaces de méditation pourvus de petites statues de Bouddha.

Des sculptures corporelles aux installations spectaculaires

Je suis devenue bouddhiste il y a vingt ans pour être en paix avec moi-même”, racontait Rebecca Horn, habillée de vêtements amples à la japonaise. Née en Allemagne à la fin de la guerre, j’ai été atteinte en 1967 d’une grave intoxication pulmonaire en réalisant mes premières sculptures en polyuréthane et fibre de verre, durant mes études d’art à Hambourg. Alitée durant près d’un an dans un sanatorium, capable seulement de dessiner et d’imaginer des stratégies de survie, j’ai commencé à créer mes premières sculptures corporelles, dans le but de dialoguer avec le monde extérieur. Mes parents sont morts à cette époque. Dans mes premiers travaux, on retrouve toujours l’idée d’un cocon dans lequel je cherchais à me protéger, comme par exemple les éventails dans lesquels je pouvais m’enfermer et m’isoler (Éventail corporel blanc, 1972).

De ses premières “extensions du corps” (Toucher les murs simultanément avec les deux mains, 1974-75) portées lors de performances dans les années 1970, Rebecca Horn était passée à la réalisation de films (Le Danseur mondain, 1978, La Ferdinanda, 1981) et aux sculptures cinétiques, machines motorisées dotées d’une vie propre comme autant d’acteurs mélancoliques : La Machine-Paon, 1982, Les Âmes flottantes, 1990, etc. Depuis le milieu des années 1980, elle créait de spectaculaires installations dans des lieux chargés d’histoire, comme au Naschmarkt de Vienne en 1994, avec La Tour des Sans Nom où des violons mécaniques jouaient seuls en hommage aux réfugiés des Balkans ; ou dans l’ancien dépôt de tramways du camp de concentration nazi de Buchenwald à Weimar, où un wagon venait heurter violemment des murs de cendres aux côtés d’instruments de musique éventrés (Concert pour Buchenwald, 1999).

Rebecca Horn, Concert for Buchenwald (Installation, 1999). © Attilio Maranzano
Une œuvre d’art totale

Rebecca Horn écrivait de la poésie, dessinait, peignait, créait des sculptures et des installations, mettait en scène des films et des opéras. Elle inventait les décors et les costumes et dirigeait les acteurs, comme au Festival de Salzbourg en 2008 pour Luci mie traditrici de Salvatore Sciarrino. Certaines personnes pensent que je saute d’un médium à un autre, mais mon langage de signes et mon langage secret ne changent pas”, déclarait-elle à l’artiste et philosophe Démosthènes Davvetas en 1995. À 70 ans, elle affirmait vouloir faire émerger un Gesamtkunstwerk, une œuvre d’art totale.

En 2019, dans son atelier blanc méticuleusement rangé de la Moontower Foundation, elle mettait la dernière main, avec l’aide d’un assistant, à une sculpture motorisée : Between the Knives the Emptiness (Entre les couteaux, le vide), qui avait donné son nom à une exposition à la galerie Lelong à Paris. L’œuvre, constituée de trois couteaux et d’un gros pinceau japonais, fait référence à la notion bouddhiste de vacuité, “le degré le plus élevé de l’énergie” selon Rebecca Horn. Le concept d’énergie est essentiel dans l’œuvre de l’artiste. En 2002, elle avait transformé la piazza del Plebiscito à Naples en un espace traversé par l’énergie magnétique, en plaçant en hauteur des anneaux lumineux exactement au-dessus de crânes en fonte enchâssés dans les pavés, sur le modèle de ceux que l’on trouve dans les catacombes de la ville (Spiriti di Madreperla). Ainsi, l’énergie négative des crânes s’élève vers la lumière et la mort devient un apaisement”, pensait-elle.

Énergies invisibles et mécanique des fluides

Sur le sol de la cour intérieure de la Fondation, elle avait fait tracer un grand cercle afin que les énergies de la terre puissent se concentrer”. Il fait écho au cercle lumineux qu’elle avait fait apposer sur la cheminée d’usine de la Moontower Foundation comme un emblème. On retrouve la forme symbolique du cercle et de la lune dans toute son oeuvre, de High Moon (1991) à Moon Mirror (2003), où elle avait mis en place une colonne invisible d’énergie entre un miroir tournant sur le sol et un tourbillon de lumière en haut de la coupole de l’église du couvent Sant-Domingo à Pollença (Majorque).

À Bad König, l’ensemble des oeuvres exposées joue avec l’ombre et la lumière, à commencer par le Bain des larmes, un grand cube de verre contenant de l’eau dont la condensation crée des “perles de verre” en surface, reflétées par un miroir. La sculpture marque l’entrée du musée dédié aux installations de Rebecca Horn et à sa collection personnelle d’oeuvres d’artistes qu’elle admire: Joseph Beuys, Yannis Kounellis, Henri Cartier-Bresson, Marcel Duchamp. L’auteur du Grand Verre a profondément influencé l’artiste dans la genèse de ses machines hybrides. L’une d’elles, accrochée dans le musée baigné de lumière et de sons, est un hommage au livre de Kafka, Amerika (1990) : Il y a le parapluie qui tremble, les chaussures qui vibrent, le vieux violon juif avec sa triste mélodie – le passé de Karl Rossmann – la valise qui vole…”, expliquait-elle. La valise appartient à sa grand-mère maternelle, Rebecca Baelstein, dont elle portait le prénom.

Osmose musicale

Un peu plus loin, Hydra Piano (1990) met en oeuvre une mécanique des fluides : un long filet de mercure serpente dans un caisson de métal. Le mercure ou vif-argent est une référence à l’alchimie, pour laquelle Rebecca Horn se passionne depuis la lecture dans sa jeunesse des Noces Chymiques de Christian Rosenkreutz, du théologien Johann Valentin Andreae. De la sculpture L’Androgyne (1987) – composée d’une autre substance alchimique, le soufre – au film La Ferdinanda, l’artiste avait truffé ses œuvres de références à la transmutation. L’esprit de la transformation a toujours été un élément central dans le travail de Rebecca Horn”, souligne le jeune compositeur Hayden Chisholm dans le catalogue consacré à la Moontower Foundation. L’une de ses créations inspirée des chants mongols accompagne une installation de Rebecca Horn, The Warriors (2006), métamorphosant les espaces du musée en un lieu de recueillement. Une véritable osmose s’est opérée entre les compositions vocales et instrumentales de Hayden Chisholm et les installations de Rebecca Horn depuis le début de leur collaboration en 2003, date où il intervient dans la plupart de ses installations in situ. Nous travaillons depuis des années de façon intuitive. Je suis très fier d’être un couplet dans cette chanson le long de la rivière, avec les machines et les autres voix qui forment une part de sa vision.

Myriam Boutoulle


Rebecca Horn, “Bees Planetary Map” (2021) © kunstleben-berlin.de

[BILAN.CH, 09 septembre 2024] Elle était très connue sans être devenue pour autant une star populaire. Morte le 6 septembre à Bad König, Rebecca Horn conservait quelque chose de trop difficile d’approche pour cela. Quand on interrogeait l’Allemande sur les influences littéraires subies, elle répondait James Joyce, Franz Kafka, Samuel Beckett ou Jean Genet. Au cinéma, pour lequel elle avait donné plusieurs films de fiction, c’était Luis Buñuel ou Pier Paolo Pasolini. Très intellectuelle, la femme avait quelque chose d’intimidant. L’interlocuteur sentait qu’elle avait étudié en plus de l’art la philosophie. La création germanique garde volontiers un caractère cérébral quand il ne se veut pas expressionniste, et donc spontané. Or tout semblait très réfléchi tant dans les œuvres que les performances de l’artiste.

Née en mars 1944…

Rebecca Horn était née dans un moment difficile, mars 1944. Elle subira ainsi les séquelles de la guerre. Ne pas parler allemand en dehors du territoire national, par exemple. “Les gens nous détestaient.” Sa position ne se révélait pourtant pas si inconfortable, même si la plasticienne préférait en évoquer les côtés sombres. L’adolescente était l’héritière d’une fabrique de textiles qui se trouvait dans sa famille depuis des générations. Il lui aurait logiquement fallu la reprendre, ce qui ne l’intéressait guère. La fillette dessinait déjà sous l’impulsion d’une gouvernante roumaine. Elle commencera donc des études d’art, fâcheusement interrompues en 1964. Cette année-là, à Barcelone, la jeune femme contracta une infection pulmonaire l’obligeant à passer une année entière dans un poumon d’acier. Tout est parti de là. Du corps ennemi et contraint. De l’immobilité forcée. D’une solitude en pays étranger.

Dans les années 1970, l’artiste se fait ainsi connaître par ses premiers travaux. Coup de chance, ils se révèlent dans l’air du temps. La performance occupe, sans jeu de mots, le devant de la scène. Rebecca se produit avec des ajouts de sa création qui forment autant de prothèses. Ces extensions constituent autant des gênes que des aides pour son corps imparfait. Apparaît du coup l’éventail, qui tantôt cache tantôt révèle. Rien à voir avec le “truc en plumes” de Zizi Jeanmaire, bien que la forme soit la même. Aucun élément ludique ou joyeux ici. Il y a toujours quelque chose de grave chez Rebecca Horn. Elle est “todernst”, pour reprendre un mot n’existant que dans sa langue maternelle. Autrement dit d’un sérieux mortel [ou ‘sérieuse à mourir‘]. Tout en sa personnalité évoque la difficulté. L’effort. La douleur. Le mal-être. Elle n’est pas pour rien la contemporaine et la compatriote de la danseuse Pina Bausch.

Succès mondial

Rebecca se voit vite remarquée. En 1972, elle fait partie à Kassel de la Documenta5 que réalise le Suisse Harald Szeemann. Une sorte de gourou de la modernité. Szeemann adoube autant qu’il expose. On verra dès lors la femme un peu partout, que ce soit en personne, par ses œuvres ou grâce à ses films. Elle tâte en effet de l’ensemble des arts, y compris la mise en scène d’opéra. Le public pourra ainsi juger à Wiesbaden sa vision de l’Elektra de Richard Strauss. Ses œuvres (qui sont parfois les restes de ses performances) se vendent bien, y compris aux Etats-Unis. C’est du reste son galeriste new-yorkais Sean Kelly qui vient d’annoncer son décès. Les collectionneurs et les musées d’outre-Atlantique ont dû se voir travaillés au corps, si j’ose dire vu les caractéristiques de la production de Rebecca Horn. Elle deviendra la première à recevoir en 1993 une exposition en solo au Guggenheim Museum. C’était alors bien plus difficile pour une femme de se voir exposée.

Rebecca a traversé sans peine les décennies, même si le monde de l’art est peu à peu revenu à des médias plus classiques, comme cette peinture un peu trop vite annoncée comme morte. Cette rousse flamboyante (je ne vois que la couturière Vivienne Westwood, à qui elle ressemblait en plus physiquement, pour l’égaler) recevait ainsi des hommages, des rétrospectives et des distinctions. La liste des prix obtenus possède quelque chose d’impressionnant. Ce doit être la femme la plus galonnée de l’art contemporain. Ses œuvres se retrouvent donc logiquement aujourd’hui partout, même si elles ne se voient en général pas mises en avant. Il ne faut pas aller bien loin pour en trouver. Le MCB-a de Lausanne en détient via la galeriste Alice Pauli. A Genève, où le Mamco vient d’inaugurer son accrochage d’automne dont je vous parlerai bientôt, il y a aussi un Rebecca Horn dans une salle en ce moment. Avec des plumes bien sûr, même si celles-ci ont perdu leur fraîcheur originelle. Comme le corps, dont Rebecca a tant montré les limites, les parures des volatiles se fatiguent.

Pour l’instant, la disparition de l’artiste à 80 ans ne soulève pas les rédactions comme un seul homme (ou une seule femme). Ce n’est pas qu’il y ait gêne vis-à-vis de la personne, comme avec Carl Andre qui a peut-être défenestré son épouse. C’est que Rebecca Horn reste, en dépit de tout une artiste pour happy few, difficile à expliquer. Ses performances historiques sont par ailleurs demeurées discrètes. Rien à voir avec Marina Abramović et son spectacle parfois grand-guignolesque. Nous sommes avec elle entre gens bien élevés, qui ont si possible eux aussi étudié la philosophie… J’ai failli écrire “entre élus”. Après tout, pourquoi pas ? Nous sommes finalement avec Rebecca dans une chapelle. J’en resterai là. La messe est dite.

Etienne Dumont


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation, correction et décommercialisation par wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : image en tête de l’article : vue d’ensemble, exposition Haus der Kunst 2024 © VG-Bild Kunst ; © Attilio Maranzano ; © kunstleben-berlin.de


Plus d’arts des médias en Wallonie et à Bruxelles…

SAITÕ : Un communisme décroissant pour enrayer la catastrophe ?

Temps de lecture : 17 minutes >

[TERRESTRES.ORG, 20 septembre 2024] Ces bonnes feuilles, précédées d’une introduction, sont extraites du livre de Kōhei Saitō, Moins ! La décroissance est une philosophie, traduit par Jean-Christophe Helary et publié au Seuil en septembre 2024.

Un communisme décroissant

EAN 9782021544862

Telle est la formule sous laquelle se déploie, depuis 2020, la pensée de Kōhei Saitō. À l’instar d’autres, Saitō explore un Marx peu connu car non encore publié : celui des carnets de notes tardifs, des écrits que Marx a composés à la fin de sa vie sans pouvoir en achever l’analyse et qui révèlent pourtant une inflexion majeure dans sa pensée. Le philosophe allemand se passionne alors pour les recherches de son temps dans le domaine des sciences naturelles – agronomie, chimie, botanique… En consignant informations et réflexions sur des thèmes tels que la déforestation excessive, la surutilisation des combustibles fossiles ou encore l’extinction des espèces, il jette les bases d’une critique écologique du capitalisme.

Partant de là, Saitō invite à reconsidérer complètement le marxisme et le communisme, et propose de “mettre à jour Le Capital à l’ère de l’anthropocène“, pour en faire un outil d’analyse et de changement de l’état actuel du monde, des désastres humanitaires, des catastrophes écologiques et du creusement des inégalités.

Ainsi que le philosophe japonais l’expliquait à Terrestres l’année dernière, le communisme qu’il défend diffère en tout point du communisme productiviste, et se construit à des années-lumière du “communisme” dévoyé en capitalisme d’État autoritaire et répressif tel que l’a connu le 20e siècle. Saitō élabore une pensée du commun qui invite à réenvisager la société depuis les biens communs – eau, terre, alimentation, santé, éducation… Pour cela, un mot clé : décroissance.

Au-delà des débats que son travail nourrit dans le milieu restreint des penseurs marxistes, et notamment des écosocialistes, Kōhei Saitō a conçu son livre pour un large public, dans un style clair et didactique. Il reste que le succès de l’ouvrage – 500 000 exemplaires vendus – interpelle : dans un pays (le Japon) où le communisme a mauvaise presse, qui aurait misé sur un inconnu qui parle de Marx, d’anticapitalisme et de catastrophe climatique sur près de 400 pages ?

En ce mois de septembre 2024, alors que l’été brûlant qui a éprouvé le Japon se poursuit inhabituellement, l’ouvrage de Saitō, désormais traduit dans 12 pays, paraît en France.

Une voie pour conjurer la barbarie

Dans les chapitres précédents, Saitō a déployé une analyse de la catastrophe climatique au prisme du creusement des inégalités mondiales, et passé en revue les fausses solutions qu’entendent y opposer de nombreux gouvernements et courants de pensée : Green new deal, Objectifs de développement durable, technosolutionnisme et autres réponses illusoires qui entendent avant tout gagner du temps et assurer le maintien d’un capitalisme pourtant au cœur du problème.

Dans ce chapitre 7, Saitō part du schéma des “4 scénarios” élaboré dans un autre livre à succès : Climate Leviathan: a Political Theory of Our Planetary Future, dans lequel les auteurs imaginent des scénarios politiques possibles sur un mode spéculatif, c’est à dire non pas comme des programmes qui viseraient à conjurer les bouleversements climatiques mais comme des réactions qui aboutiraient à un nouvel ordre du monde.

À trois scénarios proprement cauchemardesques – maoïsme climatique, fascisme climatique et barbarie – s’ajoute un quatrième, appelé “X”, qui constituerait la seule voie acceptable et même désirable. C’est ce scénario politique mystère que Saitō explore ici, et qu’il appelle le “communisme de décroissance”.

Schéma des 4 scénarios extrait de Moins!, p.248.

Face au sombre constat et aux dangereuses impasses analysées jusque-là dans son livre, que faire ? Première chose, répond Saitō : changer le travail.

D’après Le Capital, le seul moyen de réparer les ruptures créées dans le métabolisme matériel entre la nature et l’humain, c’est de révolutionner le travail pour rendre possible une production compatible avec les cycles naturels. Les humains et la nature sont reliés par le travail. C’est pour cela que transformer le travail est d’une importance décisive pour dépasser la crise environnementale. (p.263)

Le capital cherchant à augmenter indéfiniment sa propre valeur à travers le cycle productif, il a sans cesse besoin de mobiliser du travail et des ressources pour dégager de la plus-value. C’est ce processus absurde et mortifère qu’il est urgent de stopper, d’autant qu’il aboutit à ce qu’on appellerait aujourd’hui un désastre écologique, et que Marx nommait “rupture métabolique” : un déséquilibre profond dans les cycles naturels causé par les activités humaines depuis la Révolution industrielle. Le cas le plus connu est celui du sol, gravement épuisé par l’agriculture moderne, que Marx analyse à la lumière des travaux du chimiste allemand Liebig.

C’est donc Marx que Saitō convoque ici, ce Marx tardif ignoré des marxismes productivistes et technophiles du 20e siècle, dont le travail sert de “clef” pour reconsidérer le travail et la catastrophe socio-climatique.

Saitō identifie cinq piliers nécessaires au communisme décroissant qu’il défend : “réhabiliter la valeur d’usage“, “réduire le temps de travail” et “abolir sa division standardisée“, “démocratiser le processus de production” et “remettre au premier plan le travail de soin“.

Pilier 1 du communisme de décroissance : le passage à une économie de la valeur d’usage

Même le marxisme traditionnel nous disait qu’il fallait considérer la valeur d’usage pour se libérer de la production et de la consommation de masse et qu’il fallait donc passer à une économie qui valorise cette valeur d’usage. C’est écrit en toutes lettres dans le Capital. Commençons par voir ce que cela veut dire.

Marx fait une distinction entre les attributs de la marchandise que sont sa valeur et sa valeur d’usage. Je l’ai écrit au chapitre 6, dans le capitalisme, qui vise l’accumulation du capital et la croissance économique, la valeur, en tant que marchandise, est l’attribut le plus important. L’objectif premier du capitalisme est la multiplication de la valeur. Peu importe ce qui est vendu tant que ça l’est. En d’autres termes, la valeur d’usage (utilité), la qualité du produit, son impact sur l’environnement, tout ça n’a aucune importance. En conséquence, une fois la marchandise vendue, elle peut tout aussi bien être jetée, cela ne change rien.

Cependant, l’augmentation des capacités de production dans le seul but de multiplier la valeur crée un certain nombre de contradictions lorsque l’on considère celle-ci dans une perspective plus large. Par exemple, la réduction des coûts par la mécanisation stimule la demande et permet de vendre des marchandises en grande quantité, mais le processus endommage profondément l’environnement.

Par ailleurs, l’augmentation de la capacité de production conduit naturellement à la production d’une plus grande quantité de biens. Tant que les marchandises se vendent bien, il importe peu que cela soit bénéfique ou non pour la reproduction de la société, puisque le système capitaliste ne se concentre que sur la valeur en tant que marchandise. Et on néglige ainsi ce qui est réellement nécessaire à la reproduction de la société.

On a vu plus précédemment que pendant la pandémie, le système de production des produits essentiels pour nous protéger, respirateurs, masques, solutions désinfectantes, n’était pas suffisant. Les pays prétendument développés n’étaient même pas en mesure de produire suffisamment de masques, car ils avaient préféré délocaliser la production à l’étranger pour réduire les coûts. Tout cela n’est que le résultat de la priorité mise sur la multiplication de la valeur par le capital au détriment de la valeur d’usage. En temps de crise, la conséquence en est la perte de résilience.

L’objectif premier du capitalisme est la multiplication de la valeur. Peu importe ce qui est vendu tant que ça l’est. L’utilité, la qualité du produit, son impact sur l’environnement, tout ça n’a aucune importance.

Cette production qui se focalise uniquement sur les biens positionnels, les produits de luxe, la publicité et l’image de marque au détriment de la valeur d’usage nous sera fatale à l’ère de la crise climatique. Il y a quantité de choses à faire pour garantir un accès universel à la nourriture, à l’eau, à l’électricité, au logement et au transport, pour lutter contre les inondations, les tempêtes, et pour protéger les écosystèmes. C’est pourquoi nous devons donner priorité non pas à la valeur, mais à ce qui est nécessaire pour s’adapter aux crises.

Le communisme opère à cette fin un changement majeur dans la finalité de la production. Il fait en sorte que l’objectif de la production ne soit pas l’augmentation de la valeur en tant que marchandise, mais la valeur d’usage. Pour cela, il place la production sous planification sociale. En d’autres termes, au lieu de chercher à augmenter le PIB, l’accent est mis sur la satisfaction des besoins fondamentaux des personnes. Cette position, c’est la position de base de la “décroissance”.

Il est clair que Marx, dans ses dernières années, aurait vivement critiqué l’erreur que constitue ce consumérisme qui veut accroître les forces productives autant que possible pour produire autant que les gens le souhaitent. Se débarrasser du consumérisme tel que nous le connaissons aujourd’hui et passer à la production de ce qui est nécessaire à notre prospérité, tout en faisant preuve d’autolimitation, voilà le communisme dont nous avons besoin dans l’anthropocène.

Pilier 2 du communisme de décroissance : la réduction du temps de travail

Réduire le temps de travail et passer à une économie de la valeur d’usage pour améliorer nos vies modifieront profondément la dynamique de la production. Pourquoi ? Parce que cela va réduire considérablement les emplois à but lucratif. Et parce que la force de travail va être consciemment redistribuée pour produire les choses réellement nécessaires à la reproduction sociale.

Par exemple, le marketing ? La publicité ? Le packaging ? Tout ça ne sert qu’à susciter des désirs inutiles et peut être interdit. Les consultants ? Les banques d’investissement ? Inutiles. Les supérettes et autres restaurants ouverts toute la nuit ? En avons-nous vraiment besoin partout ? Les magasins ouverts toute l’année ? Les livraisons le lendemain ? On peut certainement s’en passer.

Si l’on arrêtait de produire ce qui n’a pas d’utilité, il serait possible de réduire considérablement les heures travaillées dans toute la société. La réduction du temps de travail ne fait que réduire les emplois qui n’ont pas de sens. En faisant cela, il serait possible d’assurer la prospérité réelle de la société. Mais il n’y a pas que ça. La réduction du temps de travail aura un impact non seulement sur nos vies, mais également sur l’environnement naturel. Marx l’écrivait dans Le Capital : la réduction du temps de travail est une “condition essentielle” pour passer à une économie de la valeur d’usage.

Les forces productives de la société contemporaine sont déjà suffisamment élevées. Elles ont été augmentées à un degré sans précédent par l’automatisation. À ce niveau, il devrait être possible de nous libérer de l’état d’esclavage salarié.

Le problème, c’est que sous le capitalisme, l’automatisation n’a pas pour fonction de nous libérer du travail, mais de nous menacer avec des robots et avec le chômage. Parmi nous, certains craignent tant de perdre leur emploi qu’ils travaillent au point de mourir de surmenage. C’est là qu’apparaît l’irrationalité du capitalisme. Plus vite on se débarrassera du capitalisme, mieux ce sera.

Le marketing ? La publicité ? Le packaging ? Les consultants ? Les banques d’investissement ? Inutiles. Les restaurants ouverts la nuit ? Les livraisons le lendemain ? On peut certainement s’en passer.

En comparaison, grâce au partage du travail, le communisme vise, quant à lui, à l’amélioration d’une qualité de vie qui n’est pas comptabilisée dans le PIB. La réduction du temps de travail limite le stress et autorise une meilleure répartition des tâches dans les familles.

Mais il ne faut pas non plus augmenter les forces productives sans réfléchir, simplement pour réduire le temps de travail. Il n’y a pas que les accélérationnistes bastaniens qui poussent les slogans réclamant notre libération du travail ou la semaine de quinze heures. On en trouve aussi chez les partisans de la décroissance. L’économie mécanisée a son charme. Le vieux Marx aurait dénoncé ça en disant que l’extrémisme qui consiste à totalement éliminer le travail après des réductions successives grâce à une automatisation totale est aussi problématique : augmenter à ce point les forces productives avec l’objectif de libérer les travailleurs aura forcément des effets destructeurs sur l’environnement mondial.

Et il faut considérer cette réduction du temps de travail par l’automatisation, du point de vue de la question énergétique également.

© marxiste.org

Considérons le cas d’une technologie qui permet de réduire à une seule personne le nombre de travailleurs nécessaires pour accomplir une tâche qui en nécessitait dix auparavant. Les forces productives ont ainsi décuplé. Mais les compétences du travailleur n’ont pas décuplé. Le travail des neuf autres travailleurs a été juste remplacé par de l’énergie fossile. À la place d’esclaves salariés, nous avons maintenant des combustibles fossiles qui travaillent comme esclaves énergétiques.

Ce qui compte ici, c’est le taux de retour énergétique (TRE) que l’on appelle aussi en anglais EROEI (Energy Returned On Energy Invested), c’est-à-dire, pour une unité énergétique qui rentre dans le système, combien d’énergie en sort.

Quand on regarde les chiffres du pétrole brut des années 1930, on voit que pour une unité d’énergie utilisée, on en obtient 100 en retour. La différence de 99 c’est la quantité d’énergie que l’on peut utiliser à volonté. Après les années 1930, le TRE du brut a considérablement baissé. De nos jours, on voit apparaître le problème que pour la même unité de pétrole brut on n’arrive qu’à 10 unités énergétiques. Pourquoi ? Parce que l’on a extrait tout le pétrole brut des lieux d’où il était facilement extractible.

À ce niveau, le TRE du pétrole brut est devenu équivalent à celui de l’énergie solaire qui est déjà considérablement plus élevée que l’éthanol tiré du maïs dont le TRE est de 1 (ce qui veut dire que pour une unité d’énergie utilisée, on n’en obtient qu’une, ce qui est complètement insensé). Si l’on passait à une société décarbonée en nous séparant de ces combustibles fossiles à haut TRE, nous devrions alors utiliser soit les énergies renouvelables, soit la biomasse. Cependant, s’il est possible de faire fonctionner des véhicules ou des machines avec des énergies renouvelables, ce n’est pas aussi facile pour les engrais chimiques, les produits phytosanitaires, le béton utilisé dans la construction, ou encore l’acier.

Cette transition s’accompagnerait d’une décélération de l’économie et rendrait la croissance difficile. La réduction de la productivité due à la réduction des émissions de gaz carbonique s’appelle “le piège des émissions“. Et puis, si l’esclave qu’est l’énergie disparaît, c’est l’humain qui doit travailler à la place, et de longues heures. Naturellement, cela freine la réduction du temps de travail et conduit à un ralentissement de la production.

Soit une technologie qui permet de réduire à un le nombre de travailleurs nécessaires pour accomplir une tâche qui en nécessitait dix auparavant: le travail de neuf travailleurs a été juste remplacé par de l’énergie fossile.

Nous n’avons pas vraiment d’autre choix que d’accepter un certain ralentissement de la production pour réduire les émissions de gaz carbonique. Et justement, parce que la force de travail va chuter, à cause de ce piège des émissions, il devient de plus en plus important d’affecter la force de travail aux secteurs qui en ont besoin et de réduire les tâches absurdes qui ne produisent pas de valeur d’usage. Il va être difficile, dans une société décarbonée, de réaliser la disparition du travail ou l’émancipation du travail en augmentant la productivité.

Il faut donc réévaluer l’argument de Marx selon lequel il est important de rendre le travail épanouissant et attrayant. C’est sur la base de cette constatation que je poursuis avec le pilier suivant.

Pilier 3 du communisme de décroissance : l’abolition de la division standardisée du travail

Même si l’on peut avoir gardé une image forte de l’Union soviétique abolissant la division du travail standardisé pour restaurer la créativité des travailleurs, on peut être surpris en apprenant que Marx, lui-même, pensait qu’il fallait rendre le travail attrayant. Même si le temps de travail est réduit, si les tâches sont ennuyeuses ou pénibles, c’est vers le consumérisme que nous nous tournerons pour évacuer le stress. Il est donc nécessaire de modifier l’objet du travail et de réduire le stress pour humaniser nos vies.

Si l’on observe les sites de production contemporains, la subsomption du capital par l’automatisation a encouragé le caractère monotone du travail. D’un côté, si des manuels très détaillés accroissent la productivité de manière considérable, ils privent également chaque ouvrier de son autonomie. Ennuyeuses, les tâches dénuées de sens sont partout.

Malgré cela, la question du travail n’est pas suffisamment discutée par les anciens décroissants, qui l’éludent. Leur discours actuel ne fait qu’envisager la réalisation d’activités créatives et sociales en dehors du temps de travail. Ils en concluent que l’automatisation doit réduire les heures de travail autant que possible, mais qu’il faut supporter le reste, même si c’est difficile.

Marx ne considère absolument pas le travail comme quelque chose à éviter. Au contraire, il considère que le travail doit créer les conditions subjectives et objectives pour lui-même, qui lui permettent de devenir un travail attrayant et amènent l’individu à la réalisation de soi. Il ne s’agit pas seulement d’augmenter le temps libre en tant que temps hors du travail, mais aussi d’éliminer la douleur physique et l’absence de but pendant les heures de travail. C’est-à-dire transformer le travail en une activité plus créative et plus épanouissante.

Selon Marx, la première étape nécessaire pour restaurer la créativité et l’autonomie du travail est l’abolition de la division du travail. Dans le cadre de la division capitaliste du travail, le travail est réduit à des tâches standardisées et monotones. Pour résister à cet état de fait, et rendre le travail attractif, il faut concevoir des sites de production où tout le monde peut effectuer des tâches variées.

C’est pour cela que Marx ne cesse de préconiser que la société future aura pour tâche de surmonter l’opposition entre travail intellectuel et travail physique, et celle entre villes et campagnes.

Enfants ouvriers © Musée du Saut du Tarn

Il insiste particulièrement sur ce point dans sa Critique du programme de Gotha. Dans la société future, les travailleurs ne seront plus servilement subordonnés à la division du travail, le travail ne sera pas seulement un moyen de subsistance, il sera la première exigence de la vie. C’est à ce moment-là que les capacités des travailleurs atteindront leur plein développement8.

Pour aboutir à cela, Marx met également l’accent sur une formation professionnelle égalitaire tout au long de la vie pour surmonter la subsomption et diriger, au sens propre du terme, l’industrie. Dans cette perspective, si l’on considère les pratiques existantes, on peut affirmer que l’accent mis sur la formation professionnelle par les coopératives de travailleurs ou autres est particulièrement important.

On peut même ajouter, sur la base de ces positions de Marx, que si nous abolissions la division standardisée du travail, nécessaire pour retrouver de l’humanité dans notre travail, la priorité à l’efficacité, qui sous-tend la croissance économique, disparaît d’elle-même, et c’est non plus le profit, mais le plaisir que l’on tire du travail et l’entraide qui deviendraient nos priorités. Si l’on envisageait la diversification des activités des travailleurs, la rotation égalitaire des tâches, et la contribution aux communautés, il est évident que l’activité économique connaîtrait un frein. Et c’est ça qui est souhaitable !

Marx ne cesse de préconiser que la société future aura pour tâche de surmonter l’opposition entre travail intellectuel et travail physique, et celle entre villes et campagnes.

Il n’est ici nullement nécessaire de rejeter la science ou la technologie. En nous aidant de la technologie, il nous sera possible de nous engager dans une plus grande variété d’activités. C’est le principe d’utilisation des technologies ouvertes dont j’ai parlé plus haut.

Cependant, pour développer ces technologies, il faut se libérer d’une économie centrée sur les “technologies-verrous“, c’est-à-dire une économie où il est plus facile de dominer les travailleurs et les consommateurs, car elle privilégie le profit, pour la transformer en économie qui privilégie, elle, la production de valeur d’usage.

Pilier 4 du communisme de décroissance : démocratisation du processus de production

Nous devons introduire les technologies ouvertes pour faire progresser la démocratisation du processus de production et, tout en insistant sur la valeur d’usage pour freiner l’économie, réduire le temps de travail. Cependant, pour mettre en place une telle réforme, il est nécessaire que les travailleurs détiennent le pouvoir de décision dans le processus de production. L’outil pour y arriver est la “propriété sociale” de Piketty.

La propriété sociale nous permet de gérer démocratiquement les moyens de production en tant que communs. Quelles sont les technologies à développer ? Quel est l’usage que l’on en fera ? Ce sont des décisions qui seront prises de manière ouverte après des échanges démocratiques.

Mais il ne s’agit pas que de technologie. De nombreux changements auraient lieu si les décisions concernant l’énergie ou les matières premières étaient également prises démocratiquement. Par exemple, il serait possible de remplacer l’approvisionnement électrique d’un fournisseur qui utilise l’énergie atomique par un approvisionnement qui utilise des énergies renouvelables produites localement.

Ce qui compte ici dans la perspective de Marx, c’est que la démocratisation du processus de production est aussi un facteur de freinage de l’économie. La démocratisation du processus de production, c’est la cogestion des moyens de production par association, c’est-à-dire que décider de ce que l’on produit, combien on en produit, comment on le produit, tout cela se fait démocratiquement. Bien sûr, il y aura des dissensions. Et sans possibilité de forcer quelqu’un à accepter un avis donné, le processus d’échange des opinions prendra du temps. La transformation principale que la propriété sociale apporte, c’est le ralentissement du processus de prise de décision.

De nombreux changements auraient lieu si les décisions concernant l’énergie ou les matières premières étaient également prises démocratiquement.

Ce processus est très différent de ce qui se passe dans les grandes entreprises aujourd’hui où l’opinion d’une poignée d’actionnaires influence fortement les orientations.

Si les grandes entreprises sont capables de prendre des décisions rapides en fonction de circonstances en constante évolution, c’est que les désirs de l’équipe de gestion servent de base à la prise de décision, de manière non démocratique. Ce que Marx appelle la tyrannie du capital. En revanche, ce qu’il appelle association met l’accent sur la démocratie dans le processus de production et donc ralentit l’activité économique. Si l’Union soviétique est devenue une dictature dominée par la bureaucratie, c’est parce qu’elle n’a pas pu accepter un tel système.

La démocratisation du processus de production qu’envisage le communisme de décroissance va transformer la société dans son ensemble. Les monopoles de plateforme, mais également la propriété intellectuelle qui, grâce aux nouvelles technologies que protègent leurs brevets, autorisent les entreprises pharmaceutiques, GAFA et quelques autres géants à générer des profits inimaginables, seront interdits. Le savoir et l’information ont vocation à devenir des communs partagés. L’abondance radicale que porte la connaissance doit absolument être restaurée. Une fois le savoir replacé dans les communs, sans les motifs que nous apportent la concurrence pour le profit ou les parts de marché, les entreprises privées n’innoveront plus aussi rapidement.

Mais ce n’est pas un mal. Le développement de technologies-verrous par le capitalisme pour générer de la rareté artificielle ne fait que prévenir le développement réel de la science et des techniques. Marx écrit dans la Critique du programme de Gotha que se libérer des contraintes que nous impose le marché autorisera chacun à développer pleinement ses capacités et grâce aux nouvelles technologies permettra une plus grande efficacité et une amélioration des forces productives.

Le communisme a pour objectif le développement de technologies ouvertes, en tant que communs, respectueuses des travailleurs et de la Terre.

Pilier 5 du communisme de décroissance : mise en valeur des services essentiels

Passer à une économie de la valeur d’usage et mettre en valeur les services essentiels à haute densité de main-d’œuvre, c’est, comme nous l’avons vu dans le chapitre 4, une rupture du même ordre que celle que Marx opère avec le productivisme pour accepter les limites naturelles. À ce sujet, j’aimerais souligner une dernière fois qu’il existe des limites réelles à l’automatisation et au passage au tout IA dont on parle partout en ce moment.

Les secteurs où la mécanisation est difficile et où des humains doivent effectuer les tâches s’appellent industries à haute densité de main-d’œuvre. Le travail de service à la personne (le care) en est un exemple typique. Le communisme de décroissance transforme nos sociétés en sociétés qui attachent de l’importance à ces industries. Cette transformation a aussi pour effet de ralentir l’économie.

Le soin est un type de production qui s’attache à la valeur d’usage. Les tâches du personnel soignant ne se limitent pas à nourrir, changer et laver une personne. C’est exactement la même chose pour le personnel d’éducation.

Pour comprendre comment attacher de l’importance à ces industries, je vais prendre ici l’exemple du travail du soin justement.

© francebleu.fr

Tout d’abord, il est évident qu’il est très difficile d’automatiser ce secteur. Dans ce domaine de la reproduction sociale où l’on met l’accent sur le soin et la communication, des situations irrégulières ne cessent de se produire à cause de la complexité et de la diversité des tâches demandées, et malgré les tentatives d’uniformisation et de systématisation des manuels. Comme il est impossible d’éliminer ces situations irrégulières, l’introduction de robots ou d’intelligence artificielle n’est pas efficace.

C’est en soi la preuve que le soin est un type de production qui s’attache à la valeur d’usage. Par exemple, le personnel soignant ne peut pas se contenter de suivre un manuel d’instructions. Ses tâches ne se limitent pas à nourrir, changer et laver une personne. Il doit aussi être à l’écoute et créer avec elle une relation de confiance pour pouvoir identifier les modifications physiques ou psychologiques à partir d’indices ténus, et réagir avec souplesse et au cas par cas en tenant compte de la personnalité et du passé de la personne accompagnée. C’est exactement la même chose pour le personnel d’éducation.

Ces spécificités font que ce travail du soin est également appelé “travail émotionnel“. On n’est pas à la chaîne. Ignorer les émotions de la personne accompagnée et il faut tout recommencer. C’est pour cela qu’il est impossible d’augmenter la productivité de ce travail de deux ou trois fois en augmentant le nombre de personnes accompagnées. Le soin, la communication sont des tâches qui nécessitent du temps, et puis les personnes qui ont besoin de ces services n’ont pas non plus envie de raccourcir le temps d’accompagnement consacré.

Bien sûr, il est possible de rationaliser un certain nombre de processus. Cependant, la poursuite de la productivité pour gagner de l’argent (valeur) est finalement la cause d’une chute de la qualité du service (valeur d’usage).

Or, précisément en raison des difficultés de mécanisation, le secteur du soin à haute intensité de main-d’œuvre est considéré comme ayant une productivité faible et des coûts élevés. Ces contraintes font que les travailleurs sont soumis à des exigences déraisonnables d’efficacité par les directions de ces services, mais également les gestionnaires proches des lieux de pratique, conduisant ainsi à des réformes et mesures de réduction des coûts tout aussi absurdes.

extraits de Kōhei Saitō, Moins ! La décroissance est une philosophie,
traduit par Jean-Christophe Helary (2024)


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : terrestres.org | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, Kōhei Saitō © nippon.com ; © seuil.fr ; © marxiste.org ; © Musée du Saut du Tarn ; © francebleu.fr.


Plus de contrat social en Wallonie ?

Dans l’Antiquité, la sorcière était déjà le symbole d’un pouvoir féminin redouté

Temps de lecture : 6 minutes >

[THECONVERSATION.COM, 7 novembre 2024] Si l’on associe habituellement la sorcière à l’époque médiévale, on trouve déjà des figures féminines qui jettent des sorts et sont décrites comme néfastes et castratrices dans les textes grecs et latins de l’Antiquité. Dans son ouvrage Sorcières, la puissance invaincue des femmes (Zones, 2018), l’essayiste Mona Chollet rappelle très justement que les grandes chasses aux sorcières se sont déroulées en Europe, aux XVIe et XVIIe siècles. La répression impitoyable de ces femmes jugées déviantes est un fait moderne.

On trouve cependant dans les textes grecs et latins de l’Antiquité des figures féminines que l’on peut qualifier de sorcières, dans le sens où elles jettent des sorts (sortes en latin) et sont vues comme des êtres nocifs. Quelles sont donc les principales caractéristiques de ces sorcières antiques ?

Les dix types de femmes selon Sémonide d’Amorgos

Rappelons tout d’abord que c’est le genre féminin presque dans son ensemble qui est le plus souvent présenté, dans l’Antiquité gréco-romaine, comme une calamité. Dans son poème Sur les femmes, composé au VIIe siècle av. J.-C., le poète grec Sémonide ou Simonide d’Amorgos classe les femmes en dix catégories dont huit sont associées à des animaux et deux à des éléments naturels. À partir de son œuvre, nous pouvons établir la typologie suivante :

Seule « l’abeille », c’est-à-dire la femme mariée et mère, possède des qualités aux yeux du poète. La sorcière appartient à la catégorie de la renarde ; mais elle peut aussi tenir de la jument ou, au contraire, de la truie, comme nous allons le voir.

Déshumaniser les humains

Circé est l’une des premières figures féminines de la littérature occidentale. Elle apparaît pour la première fois dans l’Odyssée, le fameux poème épique composé par Homère, vers le VIIIe siècle av. J.-C. On la retrouve encore, plus tard, dans l’œuvre d’Hygin (67 av.-17 apr. J.-C.), auteur de fables latines. Le fabuliste raconte que Circé s’était éprise du dieu Glaucus qui repoussa ses avances, car il était amoureux de la belle Scylla. Furieuse, Circé se venge de sa rivale avec cruauté. Elle verse un violent poison dans la mer, à l’endroit où Scylla a coutume de se baigner ; ce qui a pour effet de transformer la victime en chienne à six têtes et douze pattes (Hygin, Fables, 199).

Reléguée dans une île nommée Eéa en raison de ses crimes, Circé n’a de cesse d’y faire le mal. Elle transforme en bêtes les hommes qui ont le malheur de débarquer sur son île. Elle leur fait boire un kykeon, potion enivrante, composée de vin, miel, farine d’orge et fromage, auxquels elle mélange une drogue. Après les avoir ainsi étourdis, elle les transforme en fauves, en loups ou en porcs, d’un coup de sa baguette magique (Homère, Odyssée, X, 234-235). Circé règne sur une sorte de zoo, entourée des animaux qu’elle a elle-même créés et dompte pour son plus grand plaisir. Par ses maléfices, elle incarne la régression de l’humanité devenue monstrueuse ou bestiale.

Dans le roman d’Apulée, Les Métamorphoses, une vieille courtisane nommée Méroé change en castor l’amant qui l’a délaissée et le contraint à s’amputer lui-même de ses testicules (Apulée, Les Métamorphoses, I, 9). La sorcière déshumanise les hommes, tout en les privant de leur virilité.

Tuer des femmes et des enfants

Pasiphaé, sœur de Circé, possède, elle aussi, des pouvoirs néfastes. Pour se venger des infidélités de son époux, le roi de Crète Minos, elle lui administre une drogue qui ne lui fait aucun mal mais provoque la mort de ses maîtresses. “Quand une femme s’unissait à Minos, elle n’avait aucune chance d’en réchapper. […] Chaque fois qu’il couchait avec une autre femme, il éjaculait dans ses parties intimes des bêtes malfaisantes et toutes en mouraient”, écrit le mythographe grec Apollodore (Bibliothèque, III, 15, 1).

Chez le poète latin Horace, la sorcière Canidia découpe le corps d’un enfant encore vivant dont elle extrait le foie et la moelle, ingrédients qui lui serviront à confectionner ses philtres (Horace, Épodes, V).

Pour se venger d’une femme enceinte qui l’a insultée, Méroé lui jette un sort afin qu’elle ne puisse pas accoucher. Son ventre deviendra gros comme un éléphant, mais son enfant ne verra jamais le jour (Apulée, Les Métamorphoses, I, 9).

Détruire la nature

C’est aussi, de manière plus générale, la fertilité de la nature tout entière qu’anéantit la sorcière. Le poète latin Lucain imagine, dans La Pharsale, l’effrayante Erichtho. Elle ne vit pas parmi les humains mais dans une nécropole. Son maigre corps ressemble à un cadavre. Pendant les nuits orageuses et noires, elle court dans la campagne, empoisonne l’air et réduit à néant la fertilité des champs. “Elle souffle, et l’air qu’elle respire en est empoisonné“, écrit Lucain (La Pharsale, VI, 521-522). Comble de l’horreur, elle dévore des cadavres : elle boit le sang qui s’écoule des plaies des condamnés à mort, pendus ou crucifiés. “Si on laisse à terre un cadavre privé de sépulture, elle accourt avant les oiseaux, avant les bêtes féroces” (Lucain, La Pharsale, VI, 550-551).

Une célibataire sans enfants

Circé n’est ni mariée, ni mère.”Elle ne tire aucune jouissance des hommes qu’elle a ensorcelés […] ; ils ne lui sont d’aucun usage“, précise Plutarque (Préceptes de mariage, 139 A). On n’imagine pas, en effet, Circé faisant l’amour avec des porcs ou avec des fauves. Elle demeure donc célibataire et vierge. Cependant, le héros Ulysse parviendra à déjouer ses maléfices et à coucher avec elle. En la possédant, il lui fait perdre son statut d’électron libre. Tout est bien qui finit bien. Soumise, Circé devient une femme ‘normale’ au regard des représentations sociales de la Grèce antique. La renarde est transformée en abeille, selon la catégorisation de Sémonide. Réduite au rôle d’épouse aimante, elle accouchera de trois fils, écrit le poète grec Hésiode (Théogonie, 1014).

Une femme exotique

Circé habite une contrée lointaine, à l’extrémité occidentale du monde connu de l’époque. Elle est perçue comme une étrangère. Sa sœur Médée, elle aussi experte en philtres magiques, vit en Colchide, dans l’actuelle Géorgie, à la marge cette fois orientale du monde grec. Son nom serait à l’origine de celui des Mèdes, peuple du nord-ouest de l’Iran, selon l’historien antique Hérodote (Histoires, VII, 62). Circé et Médée incarnent une altérité féminine exotique.

Chez Apulée, Méroé porte le même nom que la capitale de la Nubie, aujourd’hui au nord du Soudan (Apulée, Les Métamorphoses, I, 7-9). Cette fois, c’est l’Afrique qui représente l’étrangeté. La sorcière est en relation avec les confins du monde.

Jeune fille charmeuse ou vieille femme hideuse

Circé est extrêmement séduisante et désirable avec sa belle chevelure et sa voix mélodieuse, attributs d’une féminité au fort potentiel érotique. C’est une ‘femme-jument’, selon la typologie de Sémonide d’Amorgos. Sur les céramiques grecques du Vᵉ siècle av. J.-C., elle apparaît comme une élégante jeune femme, vêtue d’un drapé plissé. De belles boucles ondulées s’échappent de sa chevelure noire, couronnée d’un diadème. La sorcière se confond alors avec la figure de la femme fatale.

HERMANS Charles, Circé la tentatrice (1881) © Collection privée

Dans cette même veine, à la fin du XIXe siècle, le peintre [belge] Charles Hermans imagine une Circé de son temps, jeune courtisane qui vient d’enivrer son riche client, sans doute pour mieux le dépouiller de son portefeuille. Brune et pulpeuse, elle évoque une gitane, adaptation moderne de l’exotisme de Circé.

Les auteurs d’époque romaine imaginèrent, quant à eux, des sorcières répugnantes physiquement que Sémonide d’Amorgos aurait rangées dans la catégorie des ‘truies’. Des vieilles dégoûtantes (Obscaenas anus), selon l’expression d’Horace qui propose une évocation saisissante de ce type féminin, à travers le personnage de Canidia. Son apparence est effrayante : ses cheveux hirsutes sont entremêlés de vipères. Elle ronge “de sa dent livide l’ongle jamais coupé de son pouce” (Horace, Épodes, V). Cheveux, ongles et dents constituent les contours anormaux de la sorcière, tandis que, de sa bouche, émane un souffle empoisonné “pire que le venin des serpents d’Afrique” (Horace, Satires, II, 8).

Qu’elle soit irrésistiblement séduisante ou d’une laideur repoussante, la sorcière antique incarne un pouvoir féminin considéré comme néfaste et castrateur ; elle symbolise une forme de haine de l’humanité et même de toute forme de vie. Elle est l’incarnation fantasmée d’une féminité à la fois contre-nature et, pourrions-nous dire, contre-culture.

Christian-Georges Schwentzel, historien


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, WATERHOUSE John William, Circé Invidiosa (détail, 1892) © Musée national d’Australie-Méridionale ; HERMANS Charles, Circé la tentatrice (1881) © Collection privée .


Plus de presse en Wallonie…

LAÏCITE : Des experts de l’ONU s’obstinent à cibler la France laïque (communiqué, 2024)

Temps de lecture : 3 minutes >

[UNITELAIQUE.ORG, 4 novembre 2024, communiqué de presse] Le 28 octobre 2024, des experts nommés par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU ont accusé la France de ne pas lutter contre les discriminations dont seraient victimes les femmes et filles choisissant de porter le hijab sur les terrains de sport. Ils mettent notamment en cause la décision du Conseil d’État d’autoriser la Fédération Française de Football d’édicter des règles prohibant le port d’insignes religieux pendant les matchs. Cet avis semblerait, selon eux, “sous-tendre que tout port du hijab dans l’espace public – expression légitime d’une identité et d’une croyance – est assimilable à une atteinte à l’ordre public.” “Toute limitation à ces libertés doit être proportionnée, nécessaire pour atteindre l’un des objectifs énoncés en droit international (sécurité, ordre et santé publique, droits d’autrui), et justifiée par des faits qui peuvent être démontrés, et non par des présomptions, des hypothèses ou des préjugés.” Fermez le ban.

Les experts signataires de cette déclaration dont la liste est disponible sur le site de l’une de ces très nombreuses agences que l’ONU finance et promeut avec zèle, se font les porte-paroles d’ONG et associations dont l’obsession semble être la laïcité et l’universalisme porteurs d’émancipation.

Non, l’interdiction de porter des signes religieux ostensibles sur les terrains de sport français, n’est pas une atteinte à la liberté d’expression ni à la liberté de manifester une “identité” que les “experts” onusiens seraient bien en peine de préciser. Ce n’est pas non plus un frein empêchant les femmes de “prendre part à tous les aspects de la société française dont elles font partie.” C’est tout le contraire. C’est l’occasion pour elles de s’insérer sans affichage communautaire dans des équipes mues par l’objectif de partager le goût du jeu et de la victoire sous les seules couleurs d’un club ou d’une sélection nationale.

D’autres pays, qui honnissent la laïcité dont s’honore la France et qui n’ont de cesse de solliciter la complicité d’instances internationales et d’associations pour mener cette guérilla, n’ont pas envers leurs propres ressortissantes les mêmes attentions en matière d’égalité et de liberté d’expression. On pourrait par exemple citer le sort réservé aux femmes afghanes ou aux Iraniennes.

Zar Amir & Guy Nattiv, Tatami (2023) © Mtropolitan FilmExport

À cet égard, en mettant en scène le geste libérateur d’une judokate arrachant sur le dojo son austère hijab pour enfin respirer librement et combattre son adversaire qui personnifie la société patriarcale et totalitaire du régime des mollahs, Zar Amir Ebrahimi, la réalisatrice du magnifique film iranien Tatami propose une réplique cinglante aux palinodies auxquelles nous ont désormais habitués l’ONU et ses “experts.”

unitelaique.org


En France, le site officiel VIE-PUBLIQUE.FR définit “La laïcité est un principe inscrit dans la Constitution. Elle garantit la liberté de conscience, l’égalité de tous les citoyens quelle que soit leur croyance, la neutralité de l’État à l’égard des religions et le libre exercice des cultes. La laïcité est un des principes définissant la République qui est “indivisible, laïque, démocratique et sociale” (art. 1 de la Constitution). Inscrite dans la Constitution de 1946 et reprise par la Constitution de 1958, la laïcité figure parmi les droits et libertés fondamentaux garantis par celle-ci, au même titre que l’égalité ou la liberté. Selon le Conseil constitutionnel (décision du 21 février 2013), résultent du principe de laïcité :

      • le respect de toutes les croyances et l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion ;
      • la garantie du libre exercice des cultes ;
      • la neutralité de l’État ;
      • l’absence de culte officiel et de salariat du clergé.

La loi de 1905 de séparation des Églises et de l’État est la clé de voûte de la laïcité en France.”


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction, édition et iconographie | sources : unitelaique.org ; vie-publique.fr | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © .


Plus de prise de parole mais en Wallonie…

NEYRAT : USA, le fascisme ou l’abolition (2020)

Temps de lecture : 13 minutes >

[TERRESTRES.ORG, 20 octobre 2020] Depuis plus d’une décennie, presque chaque élection à travers le monde se solde par ce constat d’impuissance navrante : prévoir le pire. Que penser des élections américaines du 3 novembre [2020] prochain ? Une défaite de Trump pourrait-elle se muer en un coup de force fasciste ? Une victoire de Biden offrirait peu de choses, mais pourrait être le point d’appui minimal pour expérimenter d’autres façons de vivre aux U.S.A.

Que se passe-t-il aux U.S.A. ? À l’occasion des élections présidentielles, la précipitation d’une orientation fasciste de l’État : la société états-unienne saura-elle s’y opposer ? C’est à cette question que ce texte cherche à répondre, en analysant, d’une part, la manière dont l’esprit de la milice informe le fascisme états-unien, et, d’autre part, les conditions politiques qui permettraient d’abolir cet esprit délétère. Abolir, ou confirmer l’effondrement social, psychologique, et écologique des U.S.A. : telle est l’alternative.

Précipitation du fascisme

J’entends certes décrire un phénomène qui n’est pas nouveau : l’histoire des U.S.A. commence avec le génocide des natifs et se continue par l’esclavage, une prise sur les corps amérindiens puis Noirs à partir de laquelle se constitue la forme de vie Blanc ; elle est l’histoire de la modernité, où la brutalité est élevée au rang d’un droit que le capitalisme utilise pour écraser ceux qui s’y opposent ; l’histoire de l’éradication par tous les moyens possible des mouvements d’émancipations socialistes et communistes, au Moyen-orient comme en Amérique du Sud ; l’histoire des guerres impériales. Mais si cette vision au long cours est nécessaire à la compréhension du racisme structurel, de l’impérialisme et du clivage en termes de classes de la société états-unienne, elle risque cependant de rendre opaque ce qui s’est accéléré depuis l’investiture de Donald Trump.

Car on aurait tort de réduire Trump à un businessman ou à quelque pitre dangereux. Aidé par le Parti Républicain, les fondamentalistes chrétiens, et les puissants syndicats policiers hautement financés qui ne tolèrent pas d’être mis en cause, Trump a modifié en profondeur le système judiciaire (nommant à tour de bras des jeunes hommes blancs dans les cours de justice, et des membres ultra-conservateurs à la Cour Suprême qui décide en dernière instance de toute la vie institutionnelle du pays, de la validation d’une élection présidentielle aux lois sur le port d’arme et l’avortement), éliminé des services de renseignement ceux qui n’obéissent pas à ces ordres (notons au passage que la directrice de la C.I.A. nommée par Trump, a joué un rôle dans des programmes de torture), et détricoté les lois de protection environnementale. Sur le plan discursif, les prises de position de Trump et ses supports parlementaires sont en faveur des actes racistes, des théories complotistes de type QAnon – nous apprenant que le monde est gouverné en secret par des pédophiles cannibales – qui désormais se répandent aussi en Europe, et des milices d’extrême-droite.

Secondé par le Parti Républicain, Trump tente aujourd’hui d’invalider par avance l’élection de novembre 2020 à laquelle pourtant il participe, jouant ainsi sur deux tableaux à la fois au cas où il ne serait pas élu : en détruisant les services postaux, ce qui a pour effet de ralentir l’acheminement des bulletins de votes envoyés par la poste et pourra ainsi invalider les bulletins arrivés trop tard (au Texas, le gouverneur a eu une meilleure idée : se débarrasser des boites où les électeurs des régions à majorité démocrate peuvent déposer leur bulletin) ; en purgeant les listes électorales et exigeant des preuves d’identités parfois impossibles à produire ; en réduisant la possibilité de voter avant le 3 novembre (Early Voting), alors que le vote est un mardi, c’est-à-dire un jour où il est difficile de voter pour ceux qui travaillent ce jour-là ; en appelant des électeurs à voter deux fois, par correspondance et aussi le jour du vote, alors que c’est un crime ; en déclarant par avance les élections truquées ; en appelant les milices d’extrême-droite, genre Proud Boys, à surveiller les élections, c’est-à-dire à intimider ceux qui vont voter. Et il y a de quoi être intimidé, quand on est African-American, c’est-à-dire quand on est un sujet pouvant être tué impunément – tué avec la bénédiction du pouvoir en place.

Nietzsche avait raison de dire que les événements importants arrivent souvent inaperçus, avec la légèreté de pattes de colombes ; mais certains d’entre ces événements arrivent parfois avec des fusils d’assaut. Tout ce dont je parle est effectué au grand jour, il s’agit d’une fascisation directe, établie à partir d’actes revendiqués, justifiés, validés par les cours suprêmes de chaque État lorsqu’elles sont à majorité Républicaine, tout le contraire d’un complot obscur. Il semble d’ailleurs, pourrait-on dire à titre d’hypothèse para-freudienne, que plus la brutalité réelle est manifeste, sans discours cherchant à la dissimuler dans un jet de brouillard idéologique, plus c’est la dissimulation elle-même qui devient l’objet d’un investissement psycho-politique déplacé : une cause obscure, délirante (QAnon), cherche à évincer les causes évidentes (brutalité du pouvoir et de l’argent). On tue au grand jour (policier filmé en train d’asphyxier un sujet africain-américain), on ment effrontément, on expose sans vergogne la vie des populations au COVID-19. On déclare que de toute façon la démocratie n’est pas l’objectif de la société états-unienne.

Encore une fois : je ne pense pas que ces faits viennent de nulle part, et il est important de comprendre que la démocratie aux U.S.A. se mesure moins à la Constitution qu’à la lutte permanente pour abolir ce qui la rend impossible. Tout comme la langue y est véhiculaire, résidant dans son usage sans que l’équivalent d’une Académie Française ne la règle (l’anglais, notons-le, n’est pas constitutionnellement défini aux U.S.A. comme langue nationale), la démocratie aux U.S.A. est une pratique dont le destin est de se rejouer sans cesse. On dira qu’il en est ainsi partout, que la démocratie n’est que cela, une pratique sans garantie de pérennité, la nécessité de reprendre sans cesse l’active suppression du régime inégalitaire de l’existence. Sans doute, mais précisons alors deux choses :

      1. d’une part, ce régime inégalitaire est singulièrement mis à nu aux U.S.A., donnant lieu à une sorte d’insomnie démocratique émaillée de micro-coups d’État ;
      2. d’autre part, avec l’arrivée de Trump, le régime inégalitaire est désormais pratiqué sans anesthésie, à même le corps des populations méprisées : ce n’est plus même de la mise à nu, c’est de l’écorchement.

En ce sens, ce que je nomme la précipitation fasciste est un changement qualitatif qui ne peut se réduire à une simple augmentation quantitative du régime d’horreur ordinaire ; mais pour comprendre la nature de ce fascisme made in U.S.A., il est auparavant nécessaire de s’attarder sur le phénomène de la milice.

Milice partout

Des membres de la “Georgia Security Force” (2017) © Brendan Smialowski – AFP

Ce que je nomme la précipitation fasciste pourrait trouver son point de réalisation assez vite. Si Trump gagne, la fascisation risque de suivre son cours mais de façon plus ralentie, Trump préparant sa succession en 2024 en faveur de sa famille, fille ou fils ; mais c’est plutôt un autre scénario que je veux explorer ici, un scénario plus urgent : s’il ne gagne pas, Trump refusera le verdict des votes, et des armées d’avocats sont déjà préparées, du côté des Républicains comme des Démocrates, pour aller au combat juridique. Aux U.S.A., la tradition veut que celui ou celle qui a perdu appelle le vainqueur, littéralement, au téléphone, et concède la victoire ; mais ce n’est qu’une coutume et rien d’autre, et Trump ne concèdera rien, c’est ce qu’on lui a appris à faire. En fonction de la situation donc, Trump appellera les milices d’extrême-droite à descendre dans la rue ; il leur a demandé il y a peu, au cours de son premier débat télévisé avec Joe Biden, de “se tenir prêtes (to stand by).”

Or la milice (Militia) est l’une des composantes fondamentales de l’histoire de la gouvernementalité états-unienne, elle naît à l’époque coloniale, se développera comme instrument de contrôle des esclaves, et pourrait apparaître comme modèle pour la police de ce pays. Telle qu’elle est définie par le Second amendement de la constitution, la milice bien réglementée (Well-regulated) est dite “nécessaire” à la “sécurité d’un État libre”, et pour cette raison “le droit qu’a le peuple de détenir et de porter des armes ne sera pas transgressé (infringed)“. Mais le Second amendement est ou bien interprété pour insister sur la nécessité que la milice soit “réglementée” au niveau des États et de l’État fédéral, ou bien pour affirmer le droit de chaque individu à porter des armes. La seconde interprétation fleurit dans les groupes paramilitaires, farouchement anti-gouvernementaux, suprématistes (mais pas tous) et violents (pour nombre d’entre eux), qui affichent leur défense du Second amendement. Selon l’U.S. Code, ces groupes devraient être considérées comme appartenant à la “milice inorganisée“, par différence avec la “milice organisée” que sont la National Guard et la Naval Militia. “Inorganisé“, on le comprend, du point de vue d’un État ayant soi-disant le monopole de la force armée.

S’il est certes possible, quoique difficile, de dénombrer exactement les quelques dizaines de milliers de miliciens qui appartiennent aux trois cents groupes répertoriés (les “inorganisés“, donc), ce nombre n’est que la pointe locale de la milice entendue en son sens général, telle que l’U.S. Code en donne la définition : non pas “organisée” ou “inorganisée“, mais, en amont de cette distinction secondaire, constituée par “tous les hommes valides âgés d’au moins 17 ans et […] de moins de 45 ans qui sont, ou ont fait une déclaration d’intention de devenir, citoyens des États-Unis“. Tout citoyen male américain est un milicien potentiel (pour les femmes, elles doivent être d’abord membres de la Garde Nationale afin de prétendre au statut général de milicien), pouvant être mobilisé par le Congrès : en cas de guerre civile, afin de “supprimer les insurrections“, et pour “repousser les invasions“, (article 1, section 8, clause 15 de la Constitution).

Et cette potentialité pourrait rapidement devenir effective. S’il est vrai que les milices anti-fédéralistes (“inorganisées“) sont multiples et éparpillées, on assiste depuis 2016 à un “tournant collectif” de ces comportements individuels, et la pandémie actuelle, érodant la confiance dans le futur, semble nourrir le besoin individuel de se constituer une carapace de violence contre les atteintes de la réalité extérieure (qu’elles soient de l’ordre d’un virus ou d’une crainte bien plus imaginaire que réelle quant à la perte de pouvoir des Blancs). Ajoutez à cela les vétérans qui viennent grossir les troupes de miliciens, et l’”Armée pour Trump” composée de près de quinze milles volontaires que l’équipe de campagne de Trump et les Républicains ont recrutés, et vous comprendrez que la précipitation que je cherche à analyser consisterait à former une milice grâce à laquelle le fascisme Trumpien trouverait son armée personnelle, officielle, quelque Section Spéciale – telle la Schutzstaffel, l’organisation paramilitaire nazie – made in U.S.A.

Quant à la police, tout semble indiquer qu’elle ne s’opposera pas à des actions violentes générées par les milices en cas de défaite électorale de Trump et des Républicains. Pas seulement parce que, comme ailleurs dans le monde, les “sympathisants” d’extrême-droite y sont surreprésentés, mais aussi parce que la milice est son attracteur ontologique. Aux U.S.A. – et je remercie grandement Ingrid Diran de m’avoir expliqué cela – la police exprime moins la verticalité du “monopole de la violence légitime” Européen (Max Weber), autrement dit l’État, qu’elle ne concentre l’horizontalité dont la milice est le modèle-source, enveloppant la possibilité – pour part fantasmée, pour part soutenue dans le réel – d’une souveraineté individuelle dégagée de l’État (d’où la milice des Sovereign Citizens qui refuse tout pouvoir d’État) La milice est, pour la police, un modèle de souveraineté qui, au lieu de se référer au monopole vertical de la violence légale de l’État, peut laisser libre cours à sa propre théorie politique – rappelons, pour ceux que le concept de capitalisme racial intéresse, que dans le Sud des U.S.A. la police a pris la suite des Slave Patrols, alors que dans le Nord elle s’est constituée à partir de groupes de citoyens en charge de défendre les marchandises.

Voter ? (contre l’Un)

Se dessine alors la forme de fascisme qui pourrait cristalliser aux U.S.A. : Trump en leader féroce et vociférant qui, après avoir lors de la campagne présidentielle réduit le parti Républicain à une sorte de lobby pour lui et sa famille, s’appuierait sur une organisation paramilitaire chargée d’imposer par la violence l’Ordre Blanc, ouvertement misogyne et raciste, que le système judiciaire aurait pour tâche de légaliser. Entre la milice et le leader se formerait un continuum de souveraineté débridée, expression d’un narcissisme primaire pour lequel l’autre est, au mieux, un outil de jouissance (à exploiter, à envoyer travailler par temps de COVID-19), au pire une nuisance à éliminer. Cette souveraineté débridée aurait pour expression économique le capitalisme mercantile à courte vue qui caractérise aussi bien Trump depuis 2016 que les chefs d’entreprise qui le soutiennent, de la famille Koch aux compagnies pétrolières : non pas imaginer les sources de la valeur à venir (la Nouvelle Frontière), mais extraire de ce qui existe tout ce que l’on peut vendre immédiatement. Écorcher non seulement la démocratie mais aussi la Terre, jusqu’à l’os.

EAN 9782844184184

Dans une telle situation, voter prend un sens particulier. Pour ma part, j’ai eu plusieurs fois l’occasion d’écrire contre l’idée même du vote, associée par Jean-Paul Sartre puis Alain Badiou à son essence claire et distincte, formulée ainsi en 1968 : “Élections, piège à cons“. Et je reste plus que jamais du côté de Pierre Clastres, Jean-Jacques Rousseau et Etienne de La Boétie, contre l’Un. Rappelons en effet que le fameux texte de La Boétie De la servitude volontaire (1574), expliquant que pour mettre à bas le tyran seul compte le “désir” qu’on a de ne plus le servir, fut aussi appelé le “Contr’Un“. La politique du Contr’Un est celle qui s’oppose à l’autonomisation du pouvoir, et se déclare en faveur d’une société qui institutionnellement suspendrait la place du souverain. Une telle politique est donc au plus loin de tout vote consistant, comme dans le cas d’une élection présidentielle, à légitimer une fois de plus la place de l’Un.

Mais en novembre 2020, ce qui est en jeu n’est pas de décider entre deux expressions de la démocratie gouvernementale, mais de s’opposer à une tentative de forçage de type fasciste. Il ne s’agit pas d’une situation dans laquelle on va voter pour le “moins mauvais” des candidats, ce n’est pas – du côté des opposants à Trump – en termes de “choix” ou d’action sélective qu’il faut penser : le vote me semble à ce jour moins lié à son contenu (voter pour Biden) qu’à la difficulté de le réaliser, qu’à sa signification en tant qu’opposition à ce qui tend à l’empêcher matériellement (comme j’ai voulu l’expliquer dans la première section de cet article). Ce serait comme une sorte de vote négatif, ou, pour reprendre une expression de Pierre de Jouvancourt employée à l’occasion de sa lecture de la première version de ce texte, un vote de sauvegarde, c’est-à-dire (tel que j’interprète ce terme pour mon propre compte) un vote dont la fonction serait d’éviter que les écorcheurs puissent l’emporter dans les formes : que le coup d’État, s’il a lieu, soit alors aussi manifeste que possible au lieu de se réaliser à l’occasion de la réélection de Trump qui instillerait le fascisme sous couvert de légalité institutionnelle ; et que tous ceux qui refusent le fascisme en tirent les conséquences.

À moins de proposer une politique du pire, espérant que la situation actuelle pourrait mener à un effondrement bénéfique de tous les U.S.A., où sombrerait son penchant passé et présent à l’horreur. Une telle perspective oublie pourtant que dans l’abysse sombreraient également ceux qui s’opposent à cette horreur, ceux qui savent déjà ce que l’effondrement signifie parce qu’ils l’ont vécu. À ce titre, je ne conseille à quiconque d’aller dire à des descendants d’esclaves ou des rescapés du génocide des natifs que “le pire n’est pas certain” : pour eux, le pire est déjà arrivé, et notre tâche est d’en supprimer les répliques.

Fascisme, effondrement, abolition

Soyons clairs : si Biden est élu malgré tout président, il n’ira pas de son plein gré vers des transformations politiques majeures, celles qui permettraient d’éviter la captation narcissique de souveraineté, visible dans la pratique de Trump comme dans celle de la milice, et le vote de sauvegarde risque de se transformer en léger différé du fascisme. Mais je dis qu’il y a un momentum politique identifiable aujourd’hui aux U.S.A., et qu’il serait plus dommageable qu’utile de se passer, cette fois-ci, du vote comme point local – certes non-révolutionnaire, mais peut-être ponctuellement nécessaire – de cette politique. Les saillances de ce momentum politique sont les expériences de vie collective à distance de l’État (comme la zone autonome de Seattle), les manifestations en faveur des vies African-American massacrées, mais aussi les expressions d’un socialisme renouvelé (A.O.C., Bernie Sanders), et la politisation des minorités LGBT+. En aucun cas je ne considère ces formes politiques comme exprimant les mêmes orientations, et l’on devrait même souligner les oppositions qui les écartent les unes des autres : on ne voit pas très bien à première vue comment concilier position réformiste et position insurrectionnelle. Mais si, comme je le pense, les moments politiques cruciaux sont ceux où ces deux positions permutent (communiquent, se renversent et se dialectisent), alors il me semble justifiable de ne pas laisser aux mains des Trumpistes le pouvoir qui ne leur servira qu’à rendre invivables ces éventuelles permutations.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître aux yeux de ceux qui se font une idée uniforme des U.S.A., dénonçant une élite liberal (votant Démocrate) déconnectée tout en réduisant pourtant dans leurs articles l’évolution de la société états-unienne à sa composante la plus abjecte (Trump, le suprématisme blanc, etc.), je suis convaincu que ce pays est porteur de tout autre chose que ce qui est aujourd’hui au pouvoir, et que l’évolution des U.S.A. est hétérogène, presque bipolaire. C’est comme si le pire dont ce pays est capable était toujours accompagné de sa modalité la plus opposée, de l’alternative la plus révolutionnaire – il y a toujours des Black Panthers à l’horizon, toujours des sujets récalcitrants en provenance des undercommons pour inquiéter l’assurance et la stabilité supposée de notre habitation du monde.

Je ne suis bien entendu pas capable de connaître par avance le type d’évolution qui prédominera dans les prochaines années, et la plupart des articles que je lis ces derniers temps pronostiquent une persistance du trumpisme au-delà de Trump. Je préfère cependant insister sur une nécessité politique : si ceux que j’appelle les dépeuplés – c’est-à-dire ceux qui subissent la relégation hors des conditions de vie écologiquement, socialement, et psychiquement salubres – ne parviennent pas à emporter la société états-unienne vers l’abolition des institutions qui génèrent aussi bien la concentration du pouvoir politique et financier que le désastre écologique qui en provient, cette société s’effondrera. Elle s’effondrera écologiquement, socialement, psychiquement, et son fascisme deviendra un éco-fascisme, c’est-à-dire un fascisme technologiquement assisté dont l’objectif sera de préserver tant que possible l’ethnoclasse au pouvoir en confinant le reste de la population dans un milieu de moins en moins vivable.

L’abolition de l’Un : telle est la seule politique possible contre le fascisme, et contre l’effondrement. Je me réfère aux termes abolition et abolitionnistes tel qu’ils sont employés aux U.S.A., sans complément, pour définir une pensée de la politique ayant comme modèle le mouvement d’abolition de l’esclavage. On parlera dès lors d’abolition pour signifier la demande consistant à abolir la prison afin de mettre en place une forme de justice non pas répressive, mais réparatrice (restorative), s’effectuant dans le cadre de la communauté et non pas dans un espace de réclusion punitive. On parlera aussi d’Abolition Ecology pour insister sur la manière dont la propriété et la marchandisation de la terre (land), ainsi que la décision relative à la vie et à la mort des espèces animales (massacre des bisons à la fin des années 1860 afin de forcer les Natifs à se retirer dans des réserves), sont au cœur de l’injustice et du racisme environnemental : sans la remise en cause de l’expropriation raciale, il n’est nulle écologie politique réelle. Et le terme d’abolition peut aussi recouvrir la demande politique consistant à ne plus financer la police (defund the police) afin de supporter économiquement les structures d’autogestion des conflits et de la vie commune en général.

Tous ces usages éclairent l’étymologie du verbe abolir, abolere étant composé de ab, préfixe privatif, et d’une forme dérivée de alere, “nourrir” : abolir, c’est ne plus nourrir, autrement dit ne plus alimenter un processus, l’interrompre ; ne plus fournir la machine capitalo-raciale en énergie ; autrement dit modifier l’ensemble des structures institutionnelles afin que l’Un ne règne plus. Abolir est la politique du Contr’Un ; les formes que devraient prendre cette politique restent à décider collectivement.

Frédéric Neyrat, philosophe


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction, édition et iconographie | sources : terrestres.org | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Darren Halstead – GEO | Le texte original propose un apparat de notes assez complet.


Plus d’opinions en Wallonie…