VIENNE : L’attente (Léa, nu couché) (2021)

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Léa, nue dans son lit, attend déjà. L’homme qui vient à peine de partir, après avoir posé un baiser dans son cou, refermant la porte avec précaution pour ne pas la tirer brutalement de cet état de demi conscience qui, en songe, prolonge quelque peu sa présence. Elle va l’attendre toute la journée, le sait déjà, mais les draps sont toujours imprégnés de son odeur, à défaut de sa chaleur, alors elle peut bien traîner encore. Elle l’a senti, plus qu’elle ne l’a entendu, se lever, couper le réveil avant qu’il ne sonne, elle a souri, heureuse dans son sommeil de cette attention. Elle connaît par cœur la suite de son itinéraire vers la salle de bain, les yeux fermés, la porte close, elle distingue néanmoins précisément son corps nu sous la douche, l’eau qui ruisselle à présent sur sa poitrine, pour peu elle aurait envie de le rejoindre mais non, il ne faut pas, il ne peut pas se permettre d’arriver en retard au travail, et puis… Il est sec déjà, ou presque, les cheveux certainement ébouriffés, il revient discrètement dans la chambre, enfin autant qu’il est possible à un homme de l’être, dans la pénombre de surcroît, il va forcément se cogner quelque part ou trébucher sur quelque chose, jurer assurément, avant d’emporter ses chaussures qu’il lacera, dans la cuisine, en pleine lumière, tout en avalant son petit déjeuner. En fait, avaler n’est pas le terme exact car il prend toujours le temps, parfois même, quand il est trop vieux à son goût, de griller le pain. Puis, le baiser dans le cou et, doucement, la porte donc.

Elle le sait, et depuis longtemps, que sa vie est tout entière remplie d’absence et d’attente. L’attente de cet homme qu’un jour, par hasard, elle a rencontré au coin de sa rue, là où il doit se trouver en cet instant précis, perdu, égaré dans son quartier ainsi qu’elle l’était alors dans sa vie : pardon mademoiselle la rue du Chat-vert, pourriez-vous me dire où ? Oui bien sûr, elle l’y avait conduit parce que déjà elle savait qu’elle ne voudrait plus le voir partir, lui tourner le dos, sortir de sa vie comme ils sortaient à présent ensemble de la ruelle. Elle avait été trop seule pour envisager de l’être à nouveau quand il était là, à côté d’elle, à lui prendre la main et peut-être qu’après mon rendez-vous nous pourrions. Oui. Elle avait répondu oui, n’avait cesse de le répéter depuis lors, oui, oui, oui, c’est toi et personne d’autre, dans ma vie, dans mon lit, dans mes journées et mes nuits, c’est toi et quand bien même il me faut t’attendre, un peu juste un peu, cette attente je peux m’en accommoder parce qu’elle contient la promesse de ton retour. Et aujourd’hui encore elle allait s’y préparer lentement, comme à son habitude, sauf qu’aujourd’hui toutefois elle le guetterait avec un peu plus d’impatience, le regard brillant rivé sur l’horloge, il ne faudrait pas qu’il soit en retard, pas trop en tout cas, quand il se collerait à elle, l’embrasserait et qu’enfin elle lui dirait. Je suis enceinte.

Léa, nue dans son lit, attend qu’il la rejoigne. Elle ne le voit pas, lui tournant le dos, mais il est tout près, elle le sait, le sent, ne se retournera pas pourtant, elle veut garder la surprise, sentir tout à la fois son souffle dans sa nuque et, contre ses fesses, son érection. Pour peu, elle la sentirait d’ici, son excitation tout à l’heure était tellement tangible qu’elle n’a rien pu lui dire, mais elle aime ça, quand son envie est à ce point impérieuse qu’elle réveille son désir à elle, trop souvent renié, refoulé, malmené, elle qui, du temps où elle était perdue, s’est tant donnée, abandonnée, qu’elle s’en est trouvée livrée, utilisée, baisée à ne plus rien savoir faire d’autre qu’attendre. Mais lui pourra, parce qu’elle le veut, posant les mains sur les os de ses hanches qui font saillie, et elle sait combien ça l’excite, imposer son rythme et son désir et elle saura, aujourd’hui particulièrement, y trouver du plaisir. Parfois, elle voudrait que les choses soient plus simples, pouvoir regarder, n’avoir pas d’images à refouler mais sa vie est ainsi, elle continue à lui tourner le dos, il est en elle, bien plus qu’il ne l’imagine d’ailleurs, elle n’aura plus à attendre seule désormais, il faudra que je lui dise, après, quand il aura joui. Il est en elle et. Elle a crié.

Léa, nue dans son lit, attend. L’homme qui a claqué la porte. Lovée dans les draps humides d’eux, elle s’écoute pleurer pour effacer l’écho de sa colère à lui, les ténèbres de sa voix scandant comment as-tu pu, Léa, comment. Elle n’a pas compris, il lui semblait pourtant que. Mais faire un enfant, Léa, c’est une décision qui se prend à deux. Elle n’a pas compris, jamais elle n’a envisagé cela comme une décision, juste une évidence. Puisque l’on s’aime. Je t’aime, a-t-elle répété. J’ai tellement attendu, a-t-elle aussi murmuré, mais il n’a pas entendu, trop occupé à se rhabiller à la hâte, passer et repasser la main dans sa tignasse ébouriffée, de plus en plus, et encore, hébété, je ne le crois pas ça, comment est-ce possible, Léa. Elle non plus ne peut y croire, à sa colère et à la porte qui claque, qu’il referme si précautionneusement d’habitude, à sa nudité inutile et à la détresse qui s’empare d’elle. Elle ne peut concevoir qu’à nouveau elle se trouvera perdue, comme avant, trop et trop longtemps. Non. Il va revenir, forcément. On ne peut pas se quitter ainsi, maintenant, il va passer devant la rue du Chat-vert puis faire demi-tour, parce qu’elle veut croire à la puissance des souvenirs, et puis l’amour, quand même, tout cet amour, on n’y renonce pas ainsi.

Philippe VIENNE

L’attente a été publié par CLéA (par mail réservé aux souscripteurs) dans le cadre de l’ Opération 12-12-12″, accompagné d’une version audio (lue par Frédérique Daoût, comédienne), le 12 janvier 2021.


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : rédaction | source : inédit | commanditaire : wallonica | auteur : Philippe Vienne | crédits illustrations : Louis Moyano, “Nu couché” © Philippe Vienne pour la photo


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