LEVY : LXXIII – La légende de septembre (1883)

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Septembre vient du mot latin septem, qui veut dire sept. Pour n’y plus  revenir, nous rappellerons tout de suite qu’octobre, novembre et décembre viennent des mots latins octo, novem et decem, qui signifient huit, neuf et dix, et se rapportent, comme septembre, à l’ancienne année romaine, dont l’origine était en mars.

En septembre, les jours continuent à décroître. La diminution est de 1 heure 43 minutes, se décomposant ainsi : 46 minutes le matin, et 57 minutes le soir. Vers le 21 juin dernier, le Soleil avait atteint sa plus grande hauteur ; pendant quelques jours cette hauteur ne variant pas, on disait que le Soleil s’était arrêté. Nous étions au solstice d’été ; les jours avaient leur plus grande durée : 16 heures 7 minutes. Puis le Soleil s’est abaissé peu à peu ; les jours ont diminué, les nuits sont devenues de plus en plus longues, et seront redevenus égaux à l’équinoxe d’automne.

En septembre, les matinées et les soirées deviennent très fraîches ; la température moyenne du mois descend à 15,7°, c’est-à-dire qu’elle est inférieure de 3 degrés à la température d’août. En même temps que commence la vendange, on s’occupe des semailles.

Août mûrit, septembre vendange ;
En ces deux mois tout bien s’arrange.

Il faut semer de bonne heure, car plus on attend, plus il faut augmenter le poids de la sentence.

Qui n’a pas semé à la Croix
Au lieu d’un grain en mettra trois.

La Croix se rapporte au 14 septembre, fête de l’Exaltation de la Croix.

Regarde bien, si tu me crois,
Le lendemain de Sainte-Croix.
Si nous avons le temps serein,
Abondance de tous les biens ;
Mais si le temps est pluvieux
Nous aurons l’an infructueux. (Vosges.)

Un peu de pluie est favorable aux semailles, mais les pluies persistantes sont, d’après les agriculteurs , un mauvais présage pour les récoltes futures.

Septembre, a-t-on dit, est le ‘mai’ de l’automne. C’est le bienheureux mois des vacances. Les écoliers s’ébattent en liberté à la campagne ou sur les bords de la mer. Que les jeunes hôtes des plages normandes ou bretonnes n’oublient pas qu’en septembre a lieu la plus forte marée de l’année.

Nous savons que les marées sont dues à l’attraction exercée sur les eaux de  la mer par la Lune et le Soleil. Tous les corps de la nature s’attirent. La Terre attire la Lune et est attirée par elle. Cette double action ne se manifeste pas en général d’une manière visible : les parties solides de notre globe, fortement liées entre elles, paraissent immobiles. Sous l’influence de la Lune, l’océan s’élève durant six heures, s’abaisse pendant le même temps, et cela d’une manière continue.

Albert LEVY, Cent tableaux de science pittoresque (1883)


Albert LEVY (1844-1907) était un physicien français, directeur du service chimique à l’Observatoire de Montsouris (en 1894). Il a écrit sous son nom ainsi que sous le pseudonyme de “A. Bertalisse”. Nous avons retranscrit ici le texte de plusieurs de ses “tableaux” : les légendes du mois de…

Le PDF complet de l’ouvrage est ici…

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction et iconographie | sources : Fonds PRIMO (documenta) | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : marée d’équinoxe à Saint-Malo © Bretagne Actuelle.


D’autres symboles en Wallonie-Bruxelles…

Avisance (spécialité namuroise)

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[SUDINFO.BE, 21 mars 2023] L’avisance : le repas du pèlerin. Il existe sans doute de nombreuses manières de vexer un vrai Namurois. La plus efficace consiste sans doute à assimiler la véritable avisance namuroise à un vulgaire pain-saucisse.

Pour ne plus confondre ce joyau du patrimoine culinaire namurois avec un vague produit industriel, on vous explique tout. Pour comprendre toute la complexité de ce met à mi-chemin entre la pâtisserie et la boucherie, il faut remonter au Moyen-Age. À l’époque, les catholiques pratiquants formaient la majorité de la population. Pour ces croyants, il était important d’effectuer, au moins une fois dans sa vie, un pèlerinage. En Europe, le plus célèbre est sans doute celui de Saint-Jacques de Compostelle, dans le Nord de l’Espagne. Dans le même temps, la plupart des fidèles étaient de condition modeste. Il s’agissait donc d’éviter à tout prix le gaspillage alimentaire. Des recettes permettant d’accommoder les restes de repas sont apparues un peu partout en Europe. On citera, par exemple le Pan Forte florentin préparé avec tous les restes de pâtisserie. Historiquement, l’avisance était un repas de voyage, préparé avec un reste de viande placé dans une crêpe de pâte à pain et cuite avec celle-ci. Elle était alors mangée froide, sur le pouce, notamment à l’occasion de longs pèlerinages.

Une marque des pèlerins de St-Jacques-de-Compostelle (Namur) © DR

Aujourd’hui, cette spécialité culinaire de la ville de Namur prend la forme d’un chausson de pâte enroulée, fourré à la viande. Elle est aujourd’hui servie chaude, en entrée, généralement accompagnée de crudités. Doit-on encore le préciser, il s’agit d’un plat traditionnel qui ne doit pas être confondu avec les productions industrielles à base de minerai de viande nommé pain-saucisse. Sa recette contemporaine, défendue par la confrérie gastronomique appelée La Commanderie des Coteaux de Meuse, se compose d’un rectangle de pâte feuilletée au travers duquel on dépose un boudin de farce composé de haché de porc coupé finement et épicée (chair à saucisse). La crêpe de pâte étant ensuite roulée autour de la viande et soudée. Le tout est recouvert de dorure à l’œuf et cuit au four durant une vingtaine de minutes. Elle est proposée en cuisine de rue, lors de festivités populaires comme les fêtes de Wallonie. Mais on pourra aussi la trouver en entrée souvent accompagnée de moutarde douce. Il faut noter aussi que la confrérie gastronomique qui en fait la promotion peut vous indiquer un choix de vins adéquats et issus du terroir local puisque la Commanderie des Coteaux de Meuse produit du vin sur les hauteurs de Wépion.

V.M.


[GASTRONOMIE-WALLONNE.BE] Avisance de Namur. L’avisance est typique de la région namuroise aux fêtes de Wallonie. Cette recette de notre site a été présentée par Gérald Watelet dans l’émission Un gars, un chef le 27 sept 2013.

L’AVISANCE : HISTORIQUE

C’est un fourreau de pâte feuilletée, fourré de haché, servi chaud. Elle est surtout connue lors des fêtes de Wallonie de Namur, où on la trouve dans les bonnes échoppes. Elle mérite d’être servie en entrée lors d’un repas accompagnée de crudités. Son origine remonte dans le temps lointain où les Namurois se rendaient en pèlerinage à Notre -Dame de Halle. La route étant longue et le déplacement se faisant à pied, chacun se munissait de provisions de bouche et notamment, une crêpe enroulée autour de restes de viande. Les pèlerins disaient qu’ils avisaient, c’est à dire qu’ils prenaient leurs précautions. Cette crêpe est devenue au fil du temps, l’avisance.

La réussite dépend de la qualité de la pâte et de la qualité de la (chair à) saucisse. Nous donnons la recette avec de la pâte feuilletée, par souci de simplification, car on dispose actuellement de pâte feuilletée prête à l’emploi, mais à l’origine, on utilisait de la pâte à pain.

AVISANCE : recette n°1

Préparation : 10 min – Cuisson: 20 min
Ingrédients : pour 4 personnes

      • 4 feuilles de pâte feuilletée de 15 cm,
      • 4 saucisses,
      • 1 oeuf (pour dorer).

Préparation : Ultrasimple. Roulez chaque saucisse dans une feuille de pâte. Placez les avisances sur une platine à tarte. Dorez chaque avisance avec un peu de lait ou de jaune d’œuf. Mettez au four préchauffé à 220°C durant 20 minutes.

Variante : Vous pouvez retirer la peau des saucisses avant de les enrouler dans la pâte. Dans ce cas, mettez la saucisse au frigo bien froid ; la chair se défait plus facilement quand elle est bien refroidie !

Suggestion : Servez chaud.

Namur : une avisance record de 126 m de long (2022) © Mathieu Golinvaux

AVISANCE : autre méthode

Ingrédients :

      • Pâte feuilletée (rectangulaire),
      • Chair à saucisse,
      • Moutarde,
      • Dorure (à l’œuf).

Préparation : Abaisser légèrement la pâte feuilletée. Mettre à la poche à douille un trait de chair à saucisse. Tartiner de moutarde. Dorer les bords. Plier et souder. Découper et cuire au four 200°C +/- 20 minutes.

Autre façon de lire la recette :

L’AVISANCE di NAMEUR
Prinde on rèstangue di pausse feuyetée, au bure, d’one sipècheû di 3 mm èt di doze cm di laudje sus vingt cm di long, î mète 40 grs di atchî di pourcia bin r’lèvé. È fé one roulade à mète cûre o for, à 250° à peu près 20 munutes. On pou lèyî l’avisance au frigo 3 à 4 djoûs ou bin l’èdjaler. Au momint di sièrvu, rèstchaufer 10 munutes au for à 220°. Todi li sièrvu tchôde.

d’après la Confrérie des Coteaux de Meuse


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction, édition et iconographie | source : sudinfo.be ; gastronomie-wallonne.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © lesoir.be ; © EdA Mathieu Golinvaux.


Passons à table en Wallonie-Bruxelles…

LAOUREUX : L’art abstrait au prisme de la Wallonie. Un point de vue (2015)

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[PROVINCE.NAMUR.BE, hiver 2015] PEINTURE PARTAGÉE, UNE COLLECTION D’ART ABSTRAIT WALLON – Expo à la Maison de la Culture de Namur (10 janvier 2015 – 8 février 2015)

L’exposition Peinture partagée, met en lumière la passion d’un couple de collectionneurs namurois pour l’art abstrait wallon. Si la Belgique est connue pour être le pays accueillant le plus de collectionneurs par m², on situe généralement les collections privées dans le Nord du pays ou dans la capitale. Mais la vallée mosane abrite également quelques passionnés anonymes.

L’envie de montrer cette collection (rendue publique pour la deuxième fois seulement) s’inscrit dans cette volonté de dessiner la vitalité culturelle au Sud du pays. C’est tout le propos de cette collection qui s’élabore depuis plusieurs dizaines d’années avec comme fil rouge celui de l’abstraction en Wallonie. Ce qui n’était au départ qu’une intuition est rapidement devenu un canevas essentiel : “Nous revendons peu à peu certaines œuvres, notamment figuratives, pour acheter des grands noms de l’art abstrait wallon” expliquent les collectionneurs. Au-delà de la fierté nationale, c’est une manière de circonscrire la passion, lui fixer des limites – financières et esthétiques. C’est une manière aussi de construire une véritable identité à la collection. Le but avoué est aussi de revaloriser le patrimoine . “Beaucoup d’artistes sont partis à Paris car c’est là que cela se passait. Ils se sont naturalisés français mais ils provenaient du Sud de la Belgique. Nous devons en être fiers“, ajoute le collectionneur.La collection s’est ainsi formée en duo et de façon autodidacte. Elle découle d’abord de coups de cœur avant de devenir un exercice plus réfléchi. Elle commence avec l’oeuvre bleutée (sans titre, 1957-58) de Joseph Lacasse, dont le couple est littéralement tombé amoureux. S’ajoutent bientôt d’autres grands noms de l’art abstrait : Pol Bury, Raoul Ubac, Jo Delahaut, Marcel Lempereur-Haut… Il s’agit essentiellement d’oeuvres non-figuratives sans distinction de genre, de style ou d’école (Hard Edge, lyrique, géométrique, cinétique, etc.). On trouve des œuvres très diverses d’Henri Michaux, des dessins mescaliniens – réalisés sous influence – aux encres de Chine, des peintures de Mig Quinet, Françoise Holley-Trasenster ou Gaston Bertrand, etc. La collection se fait aussi plus contemporaine, avec Jacques-Louis Nyst, Jean-Pierre Ransonnet, Gabriel Belgeonne ou Victor Noël. Elle nous réserve aussi des découvertes, tel ce couple d’artistes, Hauror, qui avait participé au Salon des Réalités Nouvelles dans les années 50 mais dont le nom est peu connu aujourd’hui. L’une des deux œuvres de la collection a prêté son titre à l’exposition : Peinture partagée. Aujourd’hui, c’est cette passion de collectionneurs qui est partagée avec le public.

Catalogue : textes de Roger Pierre Turine, critique à La Libre Belgique et Denis Laoureux, historien de l’art (ULB).

Province de Namur


L’art abstrait au prisme de la Wallonie. Un point de vue

[ACADEMIA.EDU] Les tableaux abstraits rassemblés dans la collection qui forme la trame de la présente exposition ont en commun d’avoir été conçus durant la seconde moitié du XXe siècle par des artistes issus de cette partie de la Belgique qu’un de ses ressortissants notoires, André Blavier, se voyant lui-même Wallon et apatride, situait dans un Extrême-Occident imaginaire. Il faut dire que la Wallonie, “curieux pays curieux” contient une diversité culturelle bigarrée et surprenante au regard de l’étroitesse géographique de son territoire. Cet Extrême-Occident est aussi l’angle, forcément partial et partiel, mais assumé comme tel, à travers lequel s’est constitué, au fil d’acquisitions triées sur le volet, le récit visuel de cette “passion privée” pour une Wallonie qui s’expose aux cimaises d’un “musée rêvé” à la croisée de la Sambre et de la Meuse.

Peindre en Wallonie

Sélectionnés avec soin à travers ce prisme à double face que constituent, d’une part, l’abstraction après 1945, et d’autre part, la Wallonie en tant que terre natale des artistes, cet ensemble de tableaux témoigne autant du regard singulier d’un collectionneur qu’il ne donne à voir un pan de l’histoire de l’art en Belgique, et a fortiori de l’épanouissement de l’art abstrait en Europe. Pour un historien de l’art, ceci pose plusieurs questions complexes auxquelles on ne peut se dérober sans toutefois prétendre à les épuiser.

Une première question est celle du lien entre peinture et territoire, et donc entre production artistique et identité régionale. Si on peut admettre assez facilement que l’angle wallon se tient en tant que critère constitutif d’une collection d’art abstrait, peut-il pour autant dicter une lecture des œuvres ? Sans doute pas. En confondant la méthode – l’origine wallonne – avec son objet – la production artistique – on se trouverait en mauvaise posture lorsque, pour expliciter l’entreprise à ceux qui demanderaient à bon droit quelques éclaircissements, on aurait à définir ce qui, sur un plan plastique, serait soi-disant spécifiquement wallon et ce qui, de facto, ne le serait pas.

L’art moderne transgresse les règles du nationalisme. La peinture de Jo Delahaut, dont il sera question plus loin, en est un exemple éloquent. Né en région liégeoise, l’artiste vit à Bruxelles et noue des contacts avec ses confrères des Réalités nouvelles dont il partage pleinement les postulats esthétiques au point d’exposer en leur compagnie de 1948 à 1955.

Oeuvre de Jo Delahaut dans le métro bruxellois © STIB

On peut multiplier les exemples : Ernest Engel-Pak, Paul Franck, Joseph Lacasse, Marcel Lempereur-Haut, Léopold Plomteux, Henri-Georges Closson et Françoise Holley, pour clore ici cette liste non exhaustive, contribuent également aux salons des Réalités nouvelles qui s’organisent à Paris dès 1946. Certains artistes s’installent à Paris, comme Raoul Ubac qui quitte Malmedy en 1932. Il fut précédé par Joseph Lacasse. Né à Tournai en 1894, ce dernier s’établit à Paris en 1925 où il effectuera le reste de sa carrière. Il participe notamment au salon des Réalités nouvelles de 1958. Les tableaux qu’il réalise à ce moment donnent au spectateur l’impression que la couleur est une énergie qui, après avoir effectué une remontée au sein de sa propre profondeur, arrive à l’air libre où elle frémit à l’intérieur de plans géométriques dérivant à fleur de toile avec la lenteur d’un mouvement de tectonique de plaques. La peinture de la Lacasse fonctionne comme un vitrail. Tout se passe comme si une lumière dont la source se trouvait derrière la toile traversait la couleur pour éclairer la peinture et la faire vibrer dans sa masse.

On se gardera donc d’appliquer à la création artistique un droit du sol qui conduirait à la définition d›un art national contraire par nature à la dynamique transfrontalière de la modernité. Mais si on ne se reconnaît pas le droit de définir ce qui serait wallon en termes d’expression artistique, nous ne sommes pas davantage autorisés à anesthésier les singularités en confondant la partie avec le tout. Si on éprouve quelque réticence à voir dans un tableau de Delahaut l’emblème pictural d’une identité régionale, il faut admettre que ce tableau est forcément, comme ont dit, né quelque part. Ne peut-on pas tenter de déceler, sans souscrire au nationalisme qui agite ici et là l’Europe des années 2010, une sensibilité commune qui se sédimente dans des tableaux peints au même endroit et, parfois, au même moment ? Ne peut-on pas, sans être suspect, faire apparaître la dynamique structurelle collective – groupes, manifestes, expositions communes, revues, etc. – qui explique des effets de proximité esthétique unissant les artistes actifs au sein une même aire culturelle ?

Une seconde question se pose. Comment expliquer le découpage chronologique qui fait commencer en 1945 la contribution des artistes né en Wallonie à l’histoire de l’abstraction ? Marquée par un héritage symboliste qui a prolongé la fin-de-siècle jusque 1918, la Belgique n’a pas été un territoire propice à l’épanouissement de l’abstraction qui naît et se développe, au début des années 1910, hors du monde classique. Certes, Vassili Kandinsky expose en 1913 à Bruxelles, à la Galerie Georges Giroux… mais l’événement est sans lendemain : James Ensor, Fernand Khnopff, George Minne, William Degouve de Nuncques sont alors au zénith de leur carrière. Après 1918, l’expressionnisme flamand dominé par Constant Permeke et le surréalisme constitué autour de René Magritte laisseront peu de place à la Plastique pure. Celle-ci constitue la contribution belge au constructivisme international. Mais l’avant-garde ne prend pas et, à partir de 1925 déjà, les peintres arrêtent leur activité ou se réorientent progressivement, comme Marcel-Louis Baugniet, vers le design.

Étude de Marcel-Louis Baugniet (1927) © FRB

La situation des peintres abstraits actifs après 1945 est tellement différente que cette nouvelle et seconde génération ne doit en aucun cas être vue comme le prolongement naturel de la première. Et pour cause : l’abstraction, singulièrement dans sa veine géométrique, fait alors l’objet d’une reconnaissance qui touche autant le monde institutionnel officiel que le public, la critique et les collectionneurs. Le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles a joué, dans l’institutionnalisation de l’art abstrait, un rôle largement international, qui culmine par ailleurs avec l’Expo’58. Son Directeur général, Pierre Janlet, est lui-même amateur d’art moderne et d’abstraction géométrique en particulier. Janlet est à l’origine de la Galerie Aujourd’hui. Celle-ci succède en 1953 au Séminaire des Arts fondé en 1945 par Luc Haesaerts et Robert Giron. La Galerie Aujourd’hui fut, durant une dizaine
d’années, une plateforme extrêmement dynamique. Cette assise institutionnelle a été accompagnée par des initiatives privées. La Jeune Peinture belge (1945-1949), l’Association pour le progrès intellectuel et artistique en Wallonie – l’APIAW – constituée en 1944 à l’initiative du Liégeois Fernand Graindorge organiseront de nombreuses expositions d’art
abstrait, tout en assurant la diffusion de l’art international. Françoise Holley, par exemple, participe autant aux salons de l’APIAW qu’à ceux des Réalités nouvelles auxquels elle contribue de 1951 à 1954. Après 1945, l’abstraction jouit d’une reconnaissance publique et privée qui crée un horizon d’attente plus que favorable pour la jeune génération d’artistes dont il va question ci-après.

Les années Jeune Peinture belge

La Jeune Peinture belge (1945-1949) est une association sans but lucratif fondée le 4 août 1945. Elle a pour objectif de créer les conditions nécessaires au retour d’un dynamisme artistique miné par les années de guerre. Rassemblant des jeunes peintres qui ne se reconnaissent ni dans l’animisme ni dans le surréalisme, à l’heure où Cobra n’existe pas encore, la Jeune Peinture belge s’est assignée une fonction essentiellement logistique. Elle bénéficie d’un réseau de partenaires institutionnels prestigieux et d’un système de financement issu du monde privé. Un Conseil d’administration est mis sur pied, de même qu’un jury organisant la sélection des œuvres pour les expositions nationales et internationales. Des critiques d’art apportent à l’entreprise le soutien de leur plume. Administrée avec soin et détermination par René Lust, la Jeune Peinture belge n’est pas une avant-garde abstraite, même si elle conduit la plupart de ses membres à l’abstraction. Elle est plutôt un cadre, une structure offrant aux peintres les moyens matériels d’exposer en Belgique et à l’étranger. Ceci explique pourquoi il n’y a pas de manifeste de la Jeune Peinture belge, contrairement à Cobra qui verra le jour en 1948, mais des statuts déposés au Moniteur belge.

DELAHAUT J., Composition 1952 © Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique

C’est dans ce contexte qu’il revient à Jo Delahaut d’avoir présenté à Bruxelles en 1947, et à Oxford l’année suivante, des compositions qui constituent les premiers tableaux abstraits exposés en Belgique après la Seconde Guerre mondiale. Le fait est important, même s’il est passé à peu près inaperçu à l’époque. L’engagement de Delahaut pour l’abstraction géométrique est à la fois immédiat et radical. Il se fonde sur la négation de toute référence à la réalité. L’artiste partage en cela les postulats esthétiques de son ami Auguste Herbin. Dans un premier temps, Delahaut assimile la peinture abstraite à la mise en place d’une architecture visuelle composée de lourdes lignes noires droites. Celles-ci constituent un réseau linéaire qui délimite l’expansion des formes dans une construction picturale dont la stabilité exprime le besoin d’un monde en équilibre. Comme Herbin, Delahaut ne cessera d’explorer les relations multiples entre la forme et la couleur pour ériger la géométrie en rhétorique visuelle caractérisée par l’éloquence, la clarté, la raison.

Delahaut n’est pas le seul membre de la Jeune Peinture belge à s’engager dans l’art abstrait dans l’immédiat après-guerre. On songe ici à Mig Quinet, plus âgée, il vrai, que la plupart des membres du groupe de la Jeune Peinture belge qu’elle cofonde par ailleurs. Pour diverses raisons, les tableaux abstraits de Quinet ne seront exposés qu’en 1953, au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles. Contrairement à Delahaut, Quinet ne rejette pas le réel. Elle part d’un objet, ou d’une scène qu’elle choisit pour sa qualité cinétique : un cirque, un carrousel, une roue, un trio à cordes… Intériorisé, analysé, déconstruit mentalement, le réel est alors transposé en plans géométriques colorés articulés par un réseau linéaire formant une structure kaléidoscopique. L’objet est ramené à une trame géométrique. Il prend la forme d’une architecture lumineuse virtuellement animée par un mouvement rotatif généré par le motif du cirque, de la roue ou du carrousel. La géométrie prend ainsi une qualité cinétique qui trouvera son plein aboutissement dans le développement ultérieur de l’Optical Art.

Élargir les limites du visible

La conversion immédiate et radicale de Delahaut à une abstraction géométrique Hard Edge est un cas unique. En fait, pour la plupart des peintres, la voie conduisant à l’abstraction résulte d’une lente métamorphose intérieure du monde environnant dont les limites se trouvent ainsi élargies, dilatées, reculées. La nature est transformée par l’imagination avant de s’incarner dans la peinture à travers une configuration plastique conservant le souvenir lointain, imperceptible, de son origine pourtant située dans le réel. Envisager la peinture abstraite non pas comme une négation du visible, mais comme un élargissement poétique de la réalité est une orientation que la plupart des peintres issus de la Jeune Peinture belge vont emprunter.

Mig Quinet, Majorité des bleus (1960) © DR

Ce passage de la ligne, selon la formule utilisée par la critique d’époque pour désigner l’adhésion à l’abstraction, se fait, pour la plupart des peintres, autour de 1950. Le lyrisme de la palette issu du fauvisme se conjugue alors à un sens cubiste de la structure pour détacher progressivement la représentation de ses liens au réel, pour soustraire cette représentation au poids de l’objet dans le but d’assimiler l’image à l’épiphanie d’un mouvement lumineux. Des œuvres comme Plaza Prado (1955) de Gaston Bertrand, mais aussi Les Angles bleus (1954) de Mig Quinet, ou encore Les Voiles (1954) de Paul Franck sont l’expression de ce processus poétique de transformation intérieure du réel où la nature se métamorphose pour prendre corps dans l’image sous la forme d’une structure lumineuse en mouvement.

Le chemin qui conduit ces peintres vers l’abstraction n’a rien de la radicalité d’un Delahaut, ni de la violence formelle qu’on trouve au même moment sous les pinceaux de Georges Mathieu ou de Wols, ni du sens de l’improvisation et de la rapidité d’exécution qui anime un Pierre Soulages. Il s’agit de vivre le monde, d’en ressentir la texture, l’atmosphère, d’en épouser les lignes de force, afin d’en extraire un sentiment qui sera mis en scène picturalement. Ce processus d’élaboration poétique de la peinture consiste à élargir les limites du monde, à métamorphoser le visible en un horizon intérieur. Ceci explique l’importance prise par le paysage dans la dynamique d’expérimentation plastique qui conduit les membres de la Jeune Peinture belge à franchir la ligne de l’abstraction à la in des années 1940. Sur son versant belge, l’abstraction lyrique se présente donc comme une attitude consistant à vivre librement la nature dont l’apparence s’élargit picturalement à la mesure d’une subjectivité d’autant mieux retrouvée et exaltée qu’elle fut étouffée par les années de guerre.

UBAC R., Empreinte grise (env. 1965) © DR

L’œuvre de Raoul Ubac est particulièrement représentative de cette façon de concevoir l’abstraction. Né dans les Ardennes belges en 1910, à un jet de pierre de la frontière allemande, Ubac s’installe à Paris dans les années 1930 où il rejoint le milieu surréaliste auquel il participe comme photographe. “La guerre me libéra du surréalisme” confiera-t-il plus tard. Cette sortie du surréalisme le conduit à la peinture qu’il pratique parallèlement à une recherche sculpturale prenant l’ardoise comme matériau de prédilection. La peinture d’Ubac se nourrit d’un rapport intime aux choses de la nature pour donner forme à un univers introspectif soumis à la législature du monde végétal : arbres, labours, feuilles, mousses, mais aussi lenteur, silence, contemplation, écoute, lux invisible. Une vie secrète palpite sous les écorces, et face au paysage, l’émotion est infinie. Celle-ci est apprivoisée, saisie, intégrée. Ubac peint, en quelque sorte, avec ses souvenirs – il habite Paris et non la France profonde –, qui forment le tissu mouvant d’un imaginaire pictural marqué par deux éléments sédimentés dans son imaginaire : l’arbre et le champ. Ce dernier est une étendue plane. Labourée, retournée vers le ciel, sa surface est lacérée par un réseau de lignes gonflées d’ombre. Les lignes noires, parallèles, dont Ubac fait un élément central de son vocabulaire conservent ainsi le souvenir des sillons de la terre cultivée. La main reprend au soc de charrue son mouvement linéaire qui, des champs ensemencés à la feuille de papier, anime la surface en un jeu de forces témoignant de la relation fusionnelle qui unit l’homme à la nature. Il s’agit d’être “Terre à terre – Face à face” comme l’écrit l’artiste en 1946. Et de confesser dans un entretien : “Un simple champ fraîchement labouré suffit à nourrir ma vision.” À l’espace civilisé du champ cultivé répond l’univers sauvage de la forêt. L’enchevêtrement naturel des branches s’oppose à la surface plane des grands carrés de labour. Ubac tire des ramures de l’arbre le principe d’un réseau linéaire provenant dès lors moins de la tradition cubiste que d’une contemplation de la nature.  L’élan des branches se transforme, sous le regard du peintre, en une frondaison de lignes dont le tracé semble tirer son énergie tranquille du lux de la sève. La palette participe à cette célébration picturale de la nature. Ubac exploite ici les couleurs sourdes de la terre. Il enveloppe ses forêts intérieures d’une lumière de rivière rendue par les modulations d’une gamme bleutée. Les titres eux-mêmes disent cette expérience du paysage et du monde rural : La Forêt après la pluie, Taillis ou encore Pierre écrite.

Le recours au paysage comme un élément dans un processus pictural qui recule les limites du réel s’inscrit par ailleurs durablement dans l’histoire de l’abstraction. La nature est un puissant générateur de sensations que le peintre agence à la surface du tableau. Investie par la mémoire, la sensation du paysage débouche sur un univers sensible qui rejette tout édifice théorique au bénéfice d’une communion avec la matière. L’Usine (1957) de Zéphir Busine et les paysages de Roger Dudant, par exemple, s’inscrivent dans cette orientation qui ouvre les formes pour fusionner les couleurs avec une matière pigmentaire qui vibre à leur de toile. La matière reste toutefois un moyen et non une fin.

RANSONNET JP., sans titre © Collection privée

À partir des années 1980, les propriétés tactiles du tableau sont à nouveau placées au premier plan. En Belgique, plusieurs artistes contribuent au mouvement européen de retour à une peinture expressionniste riche en effet de facture. C’est ici qu’il faut situer 1990 de Zurstrassen. Celui-ci restaure un hédonisme matiériste lié, dans son cas, à une relecture de l’abstraction américaine tandis que, par ailleurs, au même moment, entre l’Ourthe et l’Amblève, Jean-Pierre Ransonnet investit les paysages ardennais dans une approche picturale qui rappelle les forêts de Raoul Ubac et les fagnes de Serge Vandercam. Il s’agit de se fondre au flux de la nature non pour décrire un coin de verdure mais pour en évoquer l’intimité. L’opération est poétique. Elle transpose les formes du paysage par le biais d’un processus de décantation intérieure qui amène le peintre à organiser les couleurs de sorte à donner au spectateur la sensation d’une immersion dans le monde végétal, qu’il s’agisse de l’épaisseur impénétrable de la forêt ou de la masse écrasante d’une colline.

Delahaut and Co

L’approche introspective et lyrique du réel amène la plupart des membres de la Jeune Peinture belge à franchir la ligne de l’abstraction autour de 1950. Les peintres suivent une trajectoire individuelle dont témoigne, par exemple, la carrière que Mig Quinet, Gaston Bertrand, Antoine Mortier, Louis Van Lint ou encore Marc Mendelson poursuivent de manière solitaire durant les années 1950.

Une autre sensibilité se développe dans le même temps. Plus radicale, entièrement gouvernée par un esprit de géométrie, elle rejette tout lien au visible pour se penser comme une autonomie plastique régie par des principes étrangers à la figuration. Elle prend appui sur la notion de forme calibrée à la couleur qui la constitue. Cette approche n’a rien d’une célébration poétique de la nature. Au contraire, elle postule que l’art abstrait est un langage visuel autonome, exonéré de tout devoir de référence au monde visible et disposant de sa logique visuelle propre. Dans ce schéma, la
forme se présente comme un module géométrique que le peintre agence à l’intérieur d’une composition où elle se répète pour former une série dans laquelle des variations de taille et de couleur sont introduites.

Cette option esthétique va largement déborder le cadre de la peinture pour toucher les arts décoratifs et l’esthétisation du cadre urbain : l’abstraction géométrique se répand dans les foyers par le mobilier, la vaisselle, la reliure tout en prenant place dans les stations de métro, les piscines, les écoles, les campus universitaires et autres lieux qui font les espaces commun de la société. Il faut dire que de nombreux collectifs d’artistes se sont formés pour assurer la promotion de l’abstraction géométrique. Cette dynamique collectif tranche avec le caractère individuel des parcours artistiques issus de la Jeune Peinture belge.

COLLIGNON Georges, sans titre © DR

Fondé à Liège en 1949, Réalité-Cobra est premier groupe à voit le jour. Il se donne comme objectif d’unir l’abstraction de tendance géométrique avec les principes issus de Cobra. Pol Bury, Georges Collignon, Paul Frank, Maurice Léonard, Léopold Plomteux et Silvin Bronkart en sont les membres. Ils organisent une première exposition en 1949. On les retrouve à l’APIAW en 1951, mais une première dissension apparaît avec le départ de Paul Frank pour qui la relation à Cobra orientait trop l’esthétique du groupe. Il faut dire que le goût des artistes de Réalité-Cobra pour la géométrie, même si l’apparente froideur des formes est tempérée par la chaleur de la gamme chromatique et par la vibration de la surface, tranche avec la spontanéité irrationnelle sur laquelle Cobra érige une vision de la représentation qui ne se confond pas avec l’abstraction.

Une troisième et dernière exposition est montée en 1952, toujours au sein de l’Apiaw. Cette année-là, le groupe Art abstrait se forme à l’initiative de Delahaut.

Delahaut joue un rôle clé, tant au niveau de l’élaboration de l’abstraction géométrique que de sa promotion à travers une dynamique associative. Plusieurs groupes d’artistes se constituent au fil des années 1950 et 1960. En organisant des expositions, ces associations assurent une visibilité à ceux qui, comme Jean Rets, Kurt Lewy, Mig Quinet, Francine Holley ou Victor Noël, s’engagent dans cet esprit de géométrie que Jo Delahaut cherchera aussi à répandre dans la société à travers l’architecture et l’art décoratif. Delahaut s’impose également comme un théoricien du langage de l’art abstrait qu’il assimile à une rhétorique régie par des lois différentes de celles qui caractérisent la peinture figurative.

Le groupe Art abstrait se constitue en 1952 autour de la peinture et de la personne de Delahaut. Ce dernier fédère une équipe de peintres clairement engagés dans la pratique d’un art ayant rejeté tout lien au réel. Georges Collignon, Georges Carrey, Pol Bury, Léopold Plomteux, Jan Saverys, Jan Burssens et le duo Hauror en font partie. Ils sont rejoints en 1954 par Jean Rets, Francine Holley, Kurt Lewy et Guy Vandenbranden. L’ensemble est actif jusque 1956. En quatre années d’existence, Art abstrait a multiplié les expositions tant en Belgique qu’à l’étranger, avant d’imploser au terme de dissensions internes opposant les tenants d’une stricte géométrie et ceux qui, comme Burssens, s’attachent au lyrisme de la matière.

Avec Maurits Bilcke et Jean Séaux, Delahaut lance en 1956 le groupe Formes qui rassemble Pol Bury, Kurt Lewy, Jean Rets, Georges Collignon, Guy Vandenbranden, Ray Gilles, Francine Holley, Victor Noël, Van der Auwera, Paul Van Hoeydonck et Van Marcke. Plusieurs critiques, tels que Jean Dypréau et Léon-Louis Sosset, apportent le soutien de leur plume à ce groupe dont les activités se limitent, en fait, à deux expositions auxquelles s’ajoute un album de sérigraphies publié en 1956.

En 1960, Formes cède la place à Art construit dont les activités contribuent à la réhabilitation de la Plastique pure des années 1920. Éphémère lui aussi, le groupe Art construit reste en activité jusque 1964. Sa dissolution ménage un espace pour la création du groupe D4. Fondé en 1965, D4 comptait les peintres suivants : Emiel Bergen, Gilbert Decock, Henri Gabriel, Victor Noël et Marcel-Henri Verden. Avec l’arrivée de Delahaut en son sein, D4 devient Geoform qui sera actif jusque 1971.

Rhétorique de la géométrie

Ces formations sont certes éphémères et difficiles à documenter, mais elles structurent et jalonnent néanmoins l’histoire de l’abstraction durant une vingtaine d’années. Les peintres qui y sont actifs érigent la clarté du plan coloré et l’approche sérielle de la forme en alternative à la gestualité de l’abstraction lyrique. Pour eux, la peinture découle moins d’un processus d’élargissement des limites du réel qu’elle ne sert de lieu de recherche formelle sans aucun rapport avec le monde visible. Triangles, croissants de lune, trapèzes constituent des modules géométriques que les artistes agencent pour donner corps à des compositions vives, dynamiques, équilibrées.

Ceci ne signifie pas que la peinture se retranche dans une tour d’ivoire. Au contraire. Nombre de peintres adhérant à l’abstraction géométrique ont plaidé pour une application sociale du langage plastique qu’ils avaient expérimenté picturalement. Les bas-reliefs placés par Delahaut au pied des immeubles de la cité de Droixhe, près de Liège, en sont l’expression.

La peinture abstraite de tendance géométrique s’apparente à une rhétorique visuelle dont le principe fondamental réside dans les combinaisons entre  trois éléments essentiels du vocabulaire plastique dont disposent les peintres : la ligne, la forme et la couleur.

La ligne est un paramètre remplissant diverses fonctions. Courbe, elle joue un rôle dynamogène en provoquant un effet visuel rotatif. Pol Bury et Jean Rets en font largement usage dans leurs compositions des années 1950. Droite, la ligne se fait architecturale en divisant le plan du tableau pour créer des surfaces agencées les unes par rapport aux autres. Comme le montrent les Entrelacs de Françoise Holley, son épaisseur peut varier, de même que sa direction, de sorte à créer des marques sonores et des effets de rythmes donnant à la peinture une dimension musicale rappelant la Sonate que Baugniet avait peint dans les années 1930.

Expo Léon WUIDAR au MACS © Ph. de Gobert

La forme, quant à elle, est vue comme un module conçu pour être répété en vue de constituer une série au sein de laquelle elle évolue en se transformant au gré de variations de couleur, de taille, de position. Delahaut excelle dans la maîtrise de la rythmique formelle qui fait de l’image une surface en mouvement. Une toile comme Rythmes nouveaux peinte en 1956 en est l’expression. Si les cercles et les arrondis ne sont pas évacués, c’est toutefois la forme angulaire qui prédomine et trouve dans la communication graphique de l’Expo’58 sa plus célèbre application. Le triangle est sans doute l’emblème formel de l’abstraction géométrique dans la Belgique des années 1950. “Lumière de l’âme”, selon Delahaut, la couleur est liée à la forme qu’elle incarne. Ce lien entre forme et couleur est primordial dans l’équilibre d’un tableau. Pour les peintres issus du groupe Art Abstrait, l’enjeu pictural consiste à trouver le timbre chromatique correspondant à la forme modulée à l’intérieur d’une suite agencée dans l’espace du tableau.

En explorant les combinaisons infinies permises par les relations entre ces trois paramètres plastiques, les peintres mettent en place un univers visuel caractérisé par une constante mutation : la forme colorée a le statut d’une séquence dans la logique d’une série. Au sortir des années 1950, cette question du mouvement de la forme dans une structure sérielle se pose avec acuité. Les réponses à cette question, toutefois, divergent. Certains peintres évacuent le principe de répétition pour se concentrer sur une seule forme magnifiée en signe immobile. C’est le début du minimalisme dont témoigne un tableau comme Structure n°1 que peint Delahaut en 1964.

D’autres, en revanche, maintiennent le concept d’exploration sérielle de la forme en valorisant le mouvement virtuellement inclus dans la dynamique de la modulation. C’est le cas de Pol Bury. Mettre la forme en action est une option esthétique qui amène ces artistes à envisager de (se) sortir du tableau pictural qui est, forcément, statique.

Dans les années 1980, la peinture de Delahaut constitue le modèle autour duquel se structure une nouvelle génération de peintres engagés dans l’art construit. Cette génération se met en place au fil des six numéros de la revue Mesure Art international qui paraît entre 1988 et 1995. Des vétérans tels que Baugniet et Delahaut participent à ce projet emmené par Jean-Pierre Maury, Pierre Husquinnet, JeanJacques Bauweraerts et Léon Wuidar.

Michaux dans le flux de l’encre

Poète et peintre d’origine belge né à Namur – il prend la nationalité  française en 1955 –, Michaux publie ses premiers textes en 1922. Trois ans plus tard, il entame une recherche graphique totalement émancipée des thèses rationalistes qui guident alors le constructivisme international et plus tard l’abstraction géométrique. À l’inverse de ce que Magritte postule en 1929 dans le onzième énoncé de sa publication Les Mots et les Images, le lisible et le visible ne sont pas, pour Michaux, des éléments de même nature. Au terme d’une recherche marquée par le surréalisme, l’usage d’hallucinogènes – entre 1956 et 1961 – et la pensée extrême-orientale, le dernier Michaux – l’artiste meurt en 1984 – revient, au milieu des années 1970, à la tache d’encre qu’il travaille avec une gestuelle informelle rappelant les travaux de 1960-1961 qui lui avaient valu une reconnaissance internationale. Vers 1974, préparant une exposition prévue à la Fondation Maeght au printemps 1976, Michaux se consacre à une série de grands formats. Ces grandes encres sont réalisées dans une optique picturale proche du jaillissement recherché par Dotremont. Alechinsky rapporte d’ailleurs qu’au cours d’un vernissage, Michaux lui-même confondit les démarches lorsque, trompé par l’obscurité, il prit un logogramme pour une de ses œuvres.

MICHAUX H., Sans titre © Drouot

Après discussion, l’auteur de Plume observe que le fondateur de Cobra est, en fait, un peintre de mots. “Il écrit, lui“, conclut Michaux qui, pour sa part, ne cherche pas vraiment à orientaliser l’écriture. Sur un plan théorique, un recueil comme Émergences-Résurgences (1972) interroge les propriétés respectives de l’image et de l’écriture. “Je peins pour me déconditionner” écrit-il d’entrée de jeu. Se déconditionner, oui, mais de quoi ?

L’image représente, pour Michaux, un lieu de dépassement du verbe. Elle relègue les mots dans l’oubli pour offrir au poète la possibilité de s’abandonner à une gestuelle dont la dimension volontairement hasardeuse, incontrôlée, tranche avec la maîtrise conceptuelle imposée par le langage. Les grandes encres de Michaux ne restaurent aucune écriture, aucun alphabet imaginaire. Elles ne donnent rien à lire. Michaux ne garde de l’écriture que le principe d’inscription sur le support comme mode de rédaction situé en dehors d’un cadre linguistique. Les grandes encres mettent ainsi en scène une poésie sans mot, où la tache noire se substitue à la lettre. Pour opérer cette substitution, Michaux active ce qui, dans l’écriture, connote le rythme : virgule, parenthèse, crochet, point. Il s’agit moins de signifier que de faire signe. Un texte comme Idéogrammes en Chine (1975) en témoigne sur un plan théorique. La ligne est un point d’articulation entre image et écriture.

Associée à l’idée de mouvement, la ligne s’affranchit de sa fonction linguistique pour se faire énergie, spasme, rapidité, vitesse, débordement. Le rapprochement entre écriture et dessin s’appuie sur une équivalence de médiums : même encre, même outil, même support. Spontanéité, rapidité d’exécution et absence de schéma préparatoire sont les principes fondamentaux de cette peinture. La démarche est également proche de l’automatisme surréaliste. Une nuance est cependant nécessaire à cet égard. L’automatisme de Michaux vise moins à faire affleurer les strates obscures du psychisme qu’à favoriser une libération du geste. Celui-ci balaie le papier
pour y répandre des laques d’encre qui s’engendrent les unes les autres. Formant un continuum vital placé sous le signe d’une perpétuelle transformation, les taches conservent pourtant une même densité en termes d’utilisation de l’encre. Michaux ne joue pas sur les modulations tonales rendues possibles par la dilution de l’encre. Celle-ci prend une signification particulière. Là où l’huile, pâteuse et collante, entrave l’immédiateté, l’encre de Chine fluidifie l’écoulement du geste. Tributaire de l’idée de mouvement, la main erre sur le papier en adoptant un rythme saccadé. Elle sature la surface en excluant toute forme de hiérarchie dans la composition. Aucun élément ne prend le pas sur un autre. Il n’y a ni centre ni marges, ni avant-plan ni profondeur, mais un univers en perpétuel devenir.

LAOUREUX Denis, ULB


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction, édition et iconographie | source : Province de Namur ; academia.edu | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, DELAHAUT J., sans titre (1958) © rtbf.be ; © Province de Namur ; © STIB ; © Fondation Roi Baudouin ; © Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique ; © Ph. de Gobert ; © Drouot.


Plus d’arts visuels en Wallonie-Bruxelles…

GOUGAUD (1936-2024) : textes

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Il est aussi stupide de vouloir comprendre sa vie que de prétendre se nourrir de la formule chimique d’une pomme.

Les sept plumes de l’aigle (1995)

[HENRIGOUGAUD.COM] Libertaire définitif, Henri GOUGAUD (né en 1936) invente sa vie tous les jours. Venu au monde sur les terres rouges de l’Aude, il est l’héritier des troubadours occitans, il a la poésie chevillée au corps. Il monte à Paris à la fin des années 50, chante ses textes dans les cabarets Rive-Gauche et se rapproche du milieu anarchiste. Bientôt d’autres artistes comme Reggiani, Ferrat ou Greco choisissent d’interpréter ses chansons.

En 1973 il publie Démons et merveilles de la science-fiction. Claude Villers l’invite sur France Inter et dans la foulée l’engage comme chroniqueur. Il raconte alors chaque midi des histoires à la radio. Des histoires fantastiques, des récits étranges et puis des contes, puisés dans l’immense répertoire de la tradition orale qu’il connaît bien.

Choisissant de se consacrer pleinement à l’écriture, il publie avec bonheur au fil des années, de nombreux romans et recueils de contes. Mais il est aussi sollicité pour raconter en public. C’est l’émergence du ‘renouveau du conte’ dont il est considéré aujourd’hui comme un des pères fondateurs.

Entre le merveilleux et ce que nous appelons le réel, il n’est peut-être qu’une différence de confiance accordée.

Henri Gougaud


Le rire de la grenouille. Petit traité de philosophie artisanale (CARNETS NORD, 2008)

EAN 9782355360121

[EXTRAITS] “J’imagine, dans une clairière de la forêt du temps, une troupe de pauvres gens accroupis au seuil d’une grotte. C’est le crépuscule. Le soleil vient de disparaître derrière les arbres. Comme chaque soir, ces hommes, ces femmes s’inquiètent. Et si cette fois il ne revenait pas, ce père lumineux qui tous les matins nous réveille ? Si cet être prodigieux qui fait toutes choses vivantes nous abandonnait à la nuit ? J’imagine, au milieu d’eux, une mère. Elle s’effraie, elle aussi. Elle serre contre elle son enfant. Il geint, il a froid, est mal. Et voilà que ce soir-là l’angoisse de ce fils, dans l’obscurité où ils sont, lui est soudain plus insupportable que celle qu’elle-même éprouve. C’est ainsi que lui vient l’amour, l’oubli de soi dans le souci de l’autre. Et l’amour lui inspire la première berceuse, le premier conte, la première parole dite pour attendrir la nuit, pour tempérer la peur. Sa voix n’est qu’un murmure imprécis mais rassurant, cahotant mais brave. Elle ne sait pas, personne ne sait que cette parole chantonnée à l’oreille de son enfant est le premier surgissement de la source qui deviendra, un jour, le vaste fleuve de toutes les littératures humaines.

Rien de plus humble qu’un conte. Rien de plus anodin, si l’on s’en réfère à la définition du dictionnaire “Récit d’aventures imaginaires destiné à amuser, ou à instruire en amusant.” C’est un peu court. De quoi s’agit-il, en vérité ? D’histoires plus ou moins brèves qui ne se préoccupent guère de ce que l’on appelle communément ‘la réalité’ et qui n’est peut-être, après tout, que l’apparence des choses. D’histoires vagabondes, sans auteur identifiable, sans origine précise. D’histoires qui ont traversé les siècles, les millénaires même, sans bruit, sans effet mesurable sur le destin des peuples, portées, jusqu’aux abords de nos temps modernes, par la seule parole humaine. De fait, la définition du dictionnaire ne témoigne que de la méconnaissance, sinon du mépris dans lequel les lettrés tiennent ces histoires-là. “Sornettes, disent-ils, balivernes déraisonnables.”

Et pourtant ! Imaginez : la plus ancienne mention écrite du Conte des deux frères, dont on a répertorié, en Europe, une quarantaine de versions, a été dénichée sur un papyrus égyptien datant de la XIXe dynastie (environ 1300 ans avant notre ère). Et le premier texte où apparaît une ancêtre de Cendrillon fut écrit en Chine au VIIIe siècle. Question : pendant que ces contes-là, et bien d’autres, traversaient allègrement les pestes, les grandes invasions, les guerres, les révolutions, les monts et les mers, portés par presque rien, la parole des gens, voyageurs, nomades, vagabonds, marchands, combien d’œuvres réputées immortelles se perdaient corps et biens dans les brumes du temps? Comment ont-elles fait pour subsister, pour demeurer vivantes, ces “histoires imaginaires destinées à instruire en amusant” ? Et pourquoi elles, si négligeables, ne se sont-elles pas égarées ?

Les Romains croyaient au fatum librorum, au destin des livres. Tant qu’une œuvre est nourricière, pensaient-ils, elle dure, quelles que soient les difficultés de son cheminement. Les contes ont duré. Ils sont là, toujours présents dans notre drôle de monde. C’est donc qu’ils ont encore à nous apprendre. À nous apprendre ou plutôt à nourrir en nous quelque chose d’essentiel, de vital peut-être? Je pense à la parole de Patrice de La Tour du Pin: “Les pays qui n’ont pas de légendes sont condamnés à mourir de froid.”

Je pense aussi à cette génération d’histoires métisses nées du mariage des contes amérindiens et de ceux, africains, portés jusqu’aux Amériques par les esclaves noirs. On sait peu (on imagine mal) que ces gens-là, malgré les tourments et les massacres qu’ils subissaient, malgré leur dénuement, malgré leur détresse, ont tout de même trouvé le temps, la force, le désir de se raconter leurs contes, leurs vieilles choses imaginaires, leurs ‘balivernes’. On ne dit rien de cela dans les livres d’histoire.

Comment pourrait-on parler de ces sortes de mystères miraculeux devant lesquels on ne peut que s’émouvoir en silence, et remercier je ne sais qui ? Il est temps de rappeler quelques évidences que l’on perd trop souvent de vue, submergées qu’elles sont par la cacophonie du monde dans lequel nous sommes bien forcés de vivre.

D’abord, il faut se garder de confondre l’importance des choses avec le bruit qu’elles font. Une sottise, une futilité, un mensonge entendus par dix millions de personnes n’en restent pas moins ce qu’ils sont. À l’inverse, imaginez Jésus contant ses paraboles dans les villages de Palestine. Combien ont entendu sa voix, sur telle place publique, tel coin de rue, telle ombre d’arbre ? Je suppose qu’à vingt pas de lui des gens devaient tendre l’oreille, ne comprendre qu’un mot sur deux, mais ce qu’il disait, quoique à peine audible, avait assez de force vivante pour nourrir le monde entier, et le monde en a été nourri. L’importance d’une parole se mesure à la place qu’elle prend durablement en chacun de nous, à ce qu’elle fait bouger en nous, à la terre intime qu’elle remue et fertilise.

Malheureusement nous sommes aujourd’hui harcelés par un incessant fracas de nouvelles, de modes, d’événements dont on nous affirme hautement, entre deux messages publicitaires, la catastrophique gravité avant que ne lui succède, dès l’aube du lendemain, l’annonce tout aussi démesurée du triomphe de tel chanteur, de la mort de tel couturier, ou des aventures conjugales de tel président. Nous ne nous entendons plus.

Imaginez qu’un ange, qu’un Esprit d’arbre ou de rivière (à supposer qu’ils existent), veuillent nous dire quelque chose. Comment pourraient-ils y parvenir ? Toutes les lignes de notre entendement sonnent sans cesse occupé. Sans cesse nous sommes tirés hors de nous par mille bruits, lumières, images plus ou moins terribles dont nous ne pouvons rien faire, sauf de l’euphorie sportive et de l’angoisse de bombardés.

Alors, que pèse le conte dans ce tumulte ? Ce que pèse une pomme face à la famine. Dans le monde, rien. Dans la vie, pour celui qui la mange, elle peut être un miracle, l’aube d’une renaissance.

Entre l’ampleur et l’intensité, il faut choisir. Le goût de l’ampleur – surtout que rien ne nous échappe – disperse notre attention et nous condamne à naviguer à la surface des choses. L’intensité, elle, nous limite mais peut nous permettre d’aller profond. Ce qui nous pousse au monde est ample. Le désir de vie peut être intense. Le monde et la vie : ne pas confondre. Ce n’est pas parce que la bouteille prend la couleur du vin et le vin la forme de la bouteille qu’il nous faut prendre l’un pour l’autre. Je connais des adolescents qui découvrent autour d’eux le monde, qui s’indignent de ses injustices, de ses folies meurtrières, et qui décident que la vie est abominable. Ce ne serait qu’une confusion parmi d’autres si celle-là ne pouvait pousser les plus vulnérables de nos enfants au désespoir et au suicide. Le monde est certes un lieu inhospitalier dont nous faisons trop souvent, pour notre malheur, un dépotoir.

La vie, c’est autre chose. Au coin de mon immeuble, sur le trottoir, une touffe d’herbe s’est frayé un passage dans une fente de béton. La vie, c’est ça. Une incessante poussée vers le haut (l’inverse de la pesanteur, en quelque sorte), une impatience, une force qui sans cesse nous attire, qui nargue la mort, qui la nie même, qui la repousse tous les jours à demain. La vie, c’est le désir de perpétuer notre présence au monde. C’est aussi notre relation aux choses. C’est notre appétit, notre envie de ne pas en démordre.

Or, les contes sont des nourritures. Ils ne sont pas les seuls, bien sûr, à apaiser nos famines. Tous les arts devraient, à mon avis, y concourir. J’irai même, pour peu que l’on me pousse, jusqu’à estimer traître tout artiste qui ne sert pas, qui n’exalte pas la vie. Mais restons au conte, art populaire, primitif, art premier, au sens que l’on donne aujourd’hui à ce terme. Il faut ici préciser les contours de ce que j’entends par ‘littérature orale’.

La hiérarchie communément admise place au plus haut les mythes. Ils magnifient parfois l’histoire. Le Christ, par exemple, dans la mesure où il est le fils d’un dieu et d’une mortelle, s’inscrit dans la lignée des héros civilisateurs. Les mythes les plus universels sont cependant les récits de la Création ramenés en transes de l’Invisible par les familiers des Esprits ou des dieux. Ils furent les premiers, et longtemps les seuls, à connaître les livres. Ils sont fondateurs de religions, et donc les dévots les considèrent comme des vérités révélées, le mot mythe étant réservé aux croyances des autres. Pour un juif, pour un chrétien, la Genèse est une vérité révélée, et la Création du monde selon les Indiens Hopis, un mythe. Mais laissons ces œuvres fondatrices à leurs aristocratiques hauteurs. Elles sont hors de notre sujet.

Un mot, tout de même, des légendes. Elles se distinguent des contes en ce qu’elles s’enracinent généralement dans une réalité historique ou géographique.

Les contes. Les plus connus, les plus estimés aussi, sont les contes dits merveilleux, ceux qui commencent presque toujours par l’intemporel “Il était une fois”. Le Petit Poucet, Cendrillon, Blanche-Neige, Peau d’Âne et bien d’autres sont de ceux-là. D’où viennent-ils ? Qui les a mis au monde ? On n’a, à ces questions, aucune réponse assurée. On sait seulement qu’ils sont universels. Ce ne sont pas des récits réalistes, ils ne s’inscrivent que vaguement dans la réalité des siècles ou des lieux qu’ils traversent. Les fées, les lutins, les animaux doués de parole et autres donateurs plus ou moins évanescents y sont comme chez eux. La présence quasi constante de ces peuples de l’au-delà des apparences suggère que ces récits sont nés de gens pour qui le monde et la vie ne se limitaient pas à nos perceptions raisonnables. Sans doute s’enracinent-ils, pour ce qui concerne notre Occident, dans l’animisme pré-chrétien, qui lui-même se perd dans la nuit des temps.

À l’étage inférieur (mais que valent ces hiérarchies ?) les ethnologues ont coutume de loger les contes facétieux. Ce sont pour la plupart des comédies brèves, des farces. Ils n’ont pas la dimension poétique, universelle des contes merveilleux. Bien que l’on puisse y rencontrer des fées et des sorcières, ils sont plus volontiers ancrés dans la pâte humaine, dans les mœurs populaires. Brigands et sots, rusés, débrouillards, juges, soldats, fermières délurées, tels sont les héros de ces histoires-là. Il est à noter qu’elles véhiculent souvent une sagesse qui pour être rieuse n’en est pas moins, parfois, d’une déconcertante profondeur. D’increvables fous du peuple en témoignent. Jean Bête chez nous, Ch’ra, Hodja, Nasreddin et des dizaines de leurs réincarnations, autour de la Méditerranée, sont les héros d’une folie tant éclairante qu’il s’est toujours trouvé des maîtres éveilleurs pour en faire leur miel.

Dans l’inventaire des spécialistes figurent aussi les contes étiologiques, qui donnent une réponse (le plus souvent plaisante) à la question “pourquoi ?” Pourquoi les choses sont ainsi faites ? Pourquoi est-ce l’homme qui, dans la relation amoureuse, doit faire le premier pas ? Pourquoi les humains portent-ils aux doigts des anneaux sertis de pierres – des bagues ? Pourquoi les chiens se flairent-ils sous la queue ? Il n’est pas de question qui ne doive avoir sa réponse. Il n’est rien qui n’ait sa raison d’être. Voilà ce qu’affirment sur tous les tons ces contes-là.

Il faut également dire un mot des contes d’avertissement. Le Petit Chaperon rouge, dans la version de Perrault (car, pour les versions paysannes, il en va tout autrement) est de ceux-là. La mise en garde qui le conclut est claire : “On voit ici que de jeunes enfants, surtout de jeunes filles belles, bien faites et gentilles font très mal d’écouter toutes sortes de gens, et que ce n’est pas chose étrange s’il en est tant que le loup mange.” Nombre de contes inspirés ou détournés par l’Église décrivent le sort effrayant réservé aux mauvaises gens qui négligent la messe ou les fêtes sacrées. Les contes d’avertissement sont les seuls qui finissent mal. En vérité, si cette pédagogie de la peur qu’ils mettent en œuvre peut être, en certains cas, défendable, voire nécessaire, on voit où peut mener l’utilisation qui en a été faite par les pouvoirs religieux ou politiques.

Restent les contes paillards, dits poliment licencieux, beaucoup moins anodins qu’il n’y paraît, dont je ne dirai rien ici. Nous les aborderons plus tard.

Le conteur. Paul Zumthor dit de lui dans son Introduction à la poésie orale qu’il est un ‘pré-littéraire’. […] le conteur est un Ancien. Non pas nécessairement un vieil homme, mais un être qui se souvient des racines. Un passeur de sève. Un serviteur de la vie, de cette force désirante qui pousse sans cesse à franchir un jour de plus, une nuit de plus.

Je l’ai déjà dit, et j’insiste : les contes sont d’abord les véhicules d’une nourriture, et non pas seulement d’informations plus ou moins ethnologiques, de naïvetés primitives ou de recettes psychologiques. On peut bien sûr les analyser, les interpréter, tenter de découvrir “ce qu’ils ont dans le ventre”. On ne s’en prive d’ailleurs pas. C’est là une démarche d’intellectuel, évidemment honorable et utile, mais elle a le défaut de trop souvent négliger cela, que ces vieilles histoires ne sont pas faites pour informer, même pas pour instruire, mais pour nourrir. […] Les contes veulent être mangés, béatement, et donner ce pour quoi sont faits les aliments : de la force, de la vie. J’admets que l’on veuille savoir comment ils font, comment ils s’y prennent, et qu’il soit frustrant de l’ignorer. On peut pourtant aller à leur rencontre par d’autres chemins d’exploration. Ceux-là laissent, certes, l’intellect insatisfait, mais l’intellect n’emplit pas à lui seul la maison du dedans.

Nous hébergeons aussi une intelligence sensible, amoureuse, joueuse. Ce n’est pas sérieux? Admettons. J’invite seulement à réfléchir un instant à ce que l’on demande vraiment quand on exige “du sérieux”. Ne serait-ce pas quelque chose qui ressemble à une garantie contre l’errance, à une assurance tous risques ?

L’intellect voudrait que la vie ne soit qu’une énigme, alors qu’elle est un mystère. On peut résoudre une énigme, la vaincre et ne laisser qu’une rassurante lumière, là où étaient des ombres. On ne peut qu’explorer un mystère, sans espérer l’abolir. Explorons donc.

[…] J’ai parlé tout à l’heure du fatum librorum romain, du destin des œuvres. Ne faut-il pas qu’elles soient douées de vie, de force, pour trouver leur chemin vers ceux qu’elles doivent nourrir? Ne faut-il pas qu’elles soient quelque peu parentes de la touffe d’herbe qui parvient au jour malgré l’obstacle du béton ?

[…] En vérité, à l’énormité de nos terreurs, à la dimension de nos diables, nous pouvons exactement mesurer la somme d’énergie enfermée là, et gaspillée en pure perte.”

Henri Gougaud


Il était une fois un jeune homme amoureux de la fille de son patron. Il n’avait rien, elle avait tout.
– Que puis-je t’offrir, mon aimée ?
– La seule chose qui me manque : la Vérité, répondit-elle. Cherche-la pour l’amour de moi, trouve-la, reviens me la dire et je suis à toi pour toujours.
Le garçon s’en fut à l’instant. Par monts, par vaux et par villages il demanda aux arbres, aux gens, aux ermites, aux fous, aux savants, aux fleuves, aux nuages passants :
– Avez-vous vu la Vérité ? Dans quel pays habite-t-elle ? Où pourrais-je la rencontrer ?
Personne ne sut lui répondre. Certains lui dirent qu’autrefois, dans telle forêt, telle ville elle était un jour apparue, mais elle s’était enfuie trop vite, on ne savait où, sous quel vent. Il chercha des mois, des années, il chercha jusqu’aux cheveux blancs, jusqu’à toute semelle usée. A bout de courage et d’espoir il s’assit devant une grotte, un soir, à la cime d’un mont, et n’attendit plus que la mort. Alors il entendit du bruit sous la voûte de la caverne. Il se dressa, franchit le seuil, flairant l’ombre, l’œil aux aguets. Il demanda :
– Y a-t-il quelqu’un ?
Il devina, dans la pénombre, une silhouette de femme. Il s’approcha, et que vit-il ? Une vieille hideuse, édentée, couverte de haillons puants.
– Aide-moi, femme, par pitié. Depuis ma lointaine jeunesse je cours après la Vérité.
– Tu l’as trouvée, lui dit l’ancêtre. Celle que tu cherches, c’est moi.
Elle lui en donna mille preuves. Elle savait tout de lui, du monde, des étoiles, des océans. Quand elle eut parlé, l’homme dit :
– Que veux-tu que j’apprenne aux hommes et à mon aimée de ta part ?
La tête basse elle répondit :
– Dis-leur que je suis jeune et belle. Par pitié pour eux et pour moi, dis-leur de me chercher toujours.

Henri Gougaud


Paramour (SEUIL, 1998)

Avant que la peste n’arrive à Avignon, je croyais ma mère immortelle. Dieu la garde, je ne me souviens pas de son visage éteint […]. En vérité, nous soupçonnons parfois notre mémoire d’enchanter faussement le passé, alors qu’elle est fidèle à ce qui fut, et que seules sont trompeuses les mélancolies qui nous font douter d’elle…

Extrait de Paramour

EAN 9782020307413

Gougaud est un conteur généreux et terrestre (même si le narrateur du roman en appelle à son Dieu après chacune des aventures qui ponctuent son parcours initiatique). Il souffre bien sûr de cette terrible maladie des romanciers français, une fois qu’ils se mettent en tête de faire médiéval en usant d’une langue pseudo-archaïque (a-t-on déjà vu déjà vu des manants du XIVe, en guenilles et poursuivis par la Peste Noire en Avignon, user de subjonctifs imparfaits ?). Reste que les pérégrinations de Mathieu le Tremble et de ses deux compagnons d’infortune font viatique à une lecture faussement innocente : la fuite des trois larrons devant l’épidémie noire et la folie des hommes qu’elle provoque, se mue assez vite en une initiation profondément ancrée dans la Terre. La Lumière ne vient pas toujours d’où on l’attend et Mathieu le rétif, d’abord raide de ses croyances, va découvrir par l’Expérience combien “les plus hautes figures de l’âme ne sont pas des juges mais des amants” (Gougaud). On pense plus au Nom de la Rose qu’au Sacré Graal pour l’ambiance, on respire plus l’air d’un Giono que d’un Ken Follett : le ton est au conte et à une prédication (presque) païenne qui n’aurait pas mis Starhawk en colère… Bref, belle lecture : il y a un avant et un après. Que désirer d’autre ?

Patrick Thonart

Henri Gougaud © lamontagne.fr

“L’une des plus terribles catastrophes de l’Histoire, voir la plus grande, est celle de La Peste Noire qui sévit à partir de 1347 à Marseille (les responsables du port avaient accepté un bateau génois porteur de la maladie). En 1948, elle atteint Avignon, la Cité papale, que les chrétiens visitent en nombre et propageront le fléau partout en Europe. La médecine du 14ème siècle est impuissante. On imagine que la maladie est liée à la nourriture ou à l’air. Certains aliments faciles à pourrir, comme le poisson, pourraient infecter l’estomac et les intestins. Le climat humide, l’air circulant au-dessus des marais, les vents du sud, les fumées ou mêmes le souffle des malades ont été considérés comme particulièrement dangereux et contaminants. C’est pourquoi, les médecins prenaient le pouls de leurs patients, de derrière.”

Source : lachezleswatts.com


Boris CYRULNIK, dénonciateur de la “confortable servitude” dans Le laboureur et les mangeurs de vent (2022), n’aurait pas renié l’extrait suivant, où un bouteur de bûchers pour impies explique sa déraison. L’histoire écrite par Gougaud se déroule au XIIIe siècle, bien entendu…

Je ne me suis pas méfié de la malignité des mots. Il est simple de s’enfermer dans une prison de paroles. Il suffit que soit admiré le grand homme qui nous les dit. Tout s’ordonne, alors, comme il veut. Nous faisons nôtres ses désirs, nous dressons nous-mêmes les murs qui nous séparent de nos âmes et nous nous retrouvons un jour à creuser des fosses communes en croyant servir le Dieu bon. J’ai défriché le champ de ma mère l’Eglise, c’était la mission confiée. Les êtres m’étaient étrangers autant que les gens de la lune. Nous n’étions pas, en ce temps-là, de même bord, de même chair, ils n’étaient rien que mauvaise herbe.

L’enfant de la neige (2011)


EAN 9782020301053

[LIBREL.BE] Luis A. est né en Argentine. Avant de quitter ce monde, sa mère, une indienne Quechua, lui a légué un savoir millénaire. Est-ce pour la retrouver que Luis, très jeune, est parti sur les routes ? L’initiation commence dans les ruines de Tiahuanaco, où l’adolescent fait la connaissance d’El Chura, chaman, homme au plumage de renard. Celui-ci lancera son disciple à la recherche des sept plumes de l’aigle, des septs secrets de la vie. Cette rencontre en entraînera d’autres : celle du gardien du temps, du vieux Chipès, de doña María, de l’amour, qui est le premier mystère du monde. Luis A. n’est pas un personnage de roman. Cette quête étrange, tourmentée, d’un savoir et d’une lumière, a bien eu lieu, un jour – une fois -, entre la Sierra Grande, les ruelles de La Paz et le plateau de Machu Picchu.

– Chura, que s’est-il passé ?
– Quand tu es sorti de ta conscience carrée, tout à l’heure, ton corps a rencontré le monde, et le monde a rencontré ton corps. Tu es entré dans cette belle histoire d’amour que tu m’as racontée un jour, tu te souviens ? Le monde a dit à ton corps : “Qui est là ?” et ton corps ne lui a pas répondu : “C’est moi.” Il lui a répondu : “C’est toi-même.” Ton corps a reconnu les frémissements de la Terre, parce que les frémissements de la Terre sont aussi les siens. Ton corps a reconnu la danse des atomes de la Terre, parce que les atomes dansent en lui pareillement. Ton corps a rejoint sa famille, Luis.
– C’est cela, le sentir ?
– Oui. II ne peut s’allumer que si la conscience carrée se repose.
– Pourquoi la conscience carrée est-elle l’ennemie du sentir, Chura ?
– Elle n’est pas son ennemie. Elle est simplement un autre lieu de nous-mêmes. Elle est d’un autre usage. La conscience carrée est très utile pour fabriquer des trains, des routes, des avions, des villes, des médicaments, des canapés, des systèmes increvables. Mais elle est ainsi faite qu’elle ne veut pas goûter, elle veut comprendre. Elle ne veut pas jouer, elle veut travailler. Elle ne veut pas de l’inexprimable, elle veut des preuves. Elle ne veut pas être libre, elle veut être sûre. Elle doit être respectée, elle a des droits, et des pouvoirs. Mais veille à ne pas lui laisser tous les droits, ni tous les pouvoirs. Veille à ce qu’une porte reste toujours ouverte dans un coin de ta conscience carrée. Il faut que tu puisses sortir dans le jardin. C’est là qu’on se retrouvera, Luis, quand tu auras envie de ma compagnie. Dans le jardin.

II s’est levé, et nous sommes allés parmi les ruines, comme nous le faisions tous les soirs. […]

J’ai insisté mais elle m’a laissé seul avec mon inquiétude que je n’arrivais plus à dire. Il est si difficile d’accepter l’inconnu ! Nous avons tous en nous un tyran pointilleux qui tient pour inventé, donc pour inadmissible, ce qui ne peut être expliqué. Il est même certaines gens qui exigeraient, si leur venait un ange, une plume de son aile pour l’encadrer dans leur salle à manger ! Au-delà de ce que l’on croit réel et de ce que l’on suppose imaginaire est pourtant la porte la plus désirable du monde, je sais cela aujourd’hui. Elle s’ouvre sur le jardin de la vie, que les affamés de preuves ne connaîtront jamais. […]

– Apprenez-moi, senior Juarès.
– Non, Luis, tu dois apprendre seul désormais. Observe-toi. Observe les gens, quand ils se parlent, ils tentent de capter, dans les moindres regards, un peu plus de vigueur, un peu plus d’existence. Ils se grignotent. Par séduction, par ruse ou par violence. ils se volent à tout instant des forces. Pourquoi font-ils cela ?
– Parce qu’ils ignorent l’Autre, le Vivant qui pourrait leur donner tout ce dont ils ont besoin s’ils le laissaient entrer. Mais ils ne peuvent pas le laisser entrer, ils n’ont pas ce trou que je me sens, au sommet du crâne.
– Ton appel dans la maison hantée a ouvert le passage entre le Vivant du dehors et le Vivant du dedans. Tu peux donc sortir de la ronde des voleurs, Luis. A partir de maintenant, tu ne dois plus chercher ton bien chez tes semblables. Appelle. Ce qu’il te faudra te sera aussitôt donné. El Chura t’a appris l’art de l’aigle, qui te permet de n’être pas pillé. Tu viens d’apprendre seul à n’être pas un brigand. Hé, si tu continues, tu deviendras peut-être un homme véritable…

Les sept plumes de l’aigle (1995)


[INFOS QUALITE] statut : révisé et augmenté | mode d’édition : rédaction, partage, édition et iconographie | sources : henrigougaud.com ; carnets nord ; seuil ; lachezleswatts.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : ©  BnF ; © lamontagne.fr ; .


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DANVAL : Blues pour Robert Pernet (2014)

Temps de lecture : 5 minutes >

Robert Pernet, premier historien du jazz belge

La maladie rapproche les êtres. Robert et moi étions atteints du même mal incurable : la collectionnite aiguë. Il était plus atteint que moi dans la mesure où il poussait les diverses recherches plus loin, allant même jusqu’à collectionner les chasses de cabinet. En l’occurrence, il faut bien admettre que c’était d’une originalité folle. Plusieurs fois par semaine, nous nous téléphonions pour nous informer de nos trouvailles dans le domaine du jazz. Nous demeurions, l’un et l’autre, d’un calme olympien lorsque le rival annonçait une découverte sensationnelle que nous recherchions tous les deux et que l’un de nous ne possédait pas. En dépit de vives crampes d’estomac et de vertiges subits, nous tentions, chacun à notre tour, de minimiser la nature du trésor éventuel. Nous n’étions pas dupes de cette comédie passablement infantile. D’autant plus que notre passion commune suscitait une estime et, mieux, une amitié réciproque. Robert fut le premier et pratiquement le seul à s’intéresser à l’histoire du jazz belge. Son flair prodigieux, cette quasi-obsession de vouloir résoudre une énigme, l’a mené du milieu du XIXe siècle à ce funeste jour du 27 février 2001, à 13 h, où il a plié avec soin son ombrelle, car il était méticuleux.

Dès l’âge de six ans, subjugué par Louis Armstrong et Sidney Bechet qu’il entend à la radio, il s’inscrit au cours de percussion de l’Académie de musique de Schaerbeek et peaufine ses connaissances avec l’excellent batteur Johnny Peret. Très rapidement, il sera confronté à des musiciens de haut vol : Philip Catherine, Lou Bennett, Toots Thielemans, Sadi, René Thomas ou encore Jack Sels. Robert et Philip Catherine enregistrent Stop de Charlie Mingus et Grelots de Philip Catherine en tant que lauréats du tournoi provincial de jazz de 1967. Ce 45 tours, aujourd’hui rarissime, a été produit par le service de la jeunesse de la Province de Brabant. Cet enregistrement est souvent considéré comme étant le premier de Philip Catherine. En réalité, il est précédé d’un 33 tours 25 cm intitulé Finale du Grand Prix de Belgique des Variétés. En mai 1960, Philip y joue le célébrissime Nuages.

Robert Pernet fut le premier, dans notre pays, à considérer la batterie en tant qu’instrument mélodique et, ainsi qu’aiment le dire les aficionados, à jouer léger. Raison pour laquelle il retint l’attention du saxophoniste Babs Robert qu’il accompagnera dans tous les festivals durant une dizaine d’années. A Montreux, il recevra le prix du Meilleur Accompagnateur (1967). A l’instar des musiciens de sa génération, il s’intéressera un court moment au free jazz. Sa sensibilité le poussait à entrer de plain-pied dans l’univers plus constamment créatif du trio de Charles Loos, avec Jean-Louis Rassinfosse à la basse. Cette collaboration lui permit d’appliquer les leçons enseignées par Max Roach et Shelly Manne avant qu’il ne découvre les vertus de sa propre nature créative.

Son rôle de musicien ne lui suffit guère. En 1966, la parution de Jazz in Little Belgium passe quasi inaperçue, sauf pour les amateurs pointus, alors qu’il s’agissait d’un travail capital et sans équivalent en dépit de ses lacunes. Robert Pernet en était conscient. À plusieurs reprises, il m’a fait part avec franchise de sa difficulté à aborder l’écriture. En vérité, son livre était attachant pour ce qu’il contenait de chaleur humaine, d’obstination dans la recherche, d’approche objective du jazz et, surtout, de découvertes discographiques généralement ignorées.

La discographie, voilà la grande affaire de Robert Pernet ; un domaine dans lequel il demeure encore aujourd’hui imbattable. Atteint d’une implacable maladie, il eut le courage de terminer l’œuvre de sa vie, Belgian Jazz Discography, le témoignage le plus exhaustif de tous les enregistrements de jazzmen belges de 1897 à 1999. Depuis, je n’imagine personne en Belgique susceptible d’être capable de poursuivre cette œuvre unique. La discographie est une science. Pernet était le seul à la traiter en grand professionnel. Lorsqu’il est parti rejoindre David Bee, Gus Deloof et Stan Brenders, son épouse Janine a eu la bonne réaction, en souhaitant préserver l’immense collection de son mari sur le jazz belge, de la céder à la Fondation Roi Baudouin. Sauver une telle collection était un devoir sacré. Devenus patrimoine national, ces trésors peuvent être consultés par les chercheurs à la bibliothèque du musée des Instruments de musique (MIM) à Bruxelles. Il va de soi que je n’aurais pu entreprendre cette étude sans avoir accès aux investigations dictées par la ferveur du tout premier historien du jazz belge.

Robert Pernet souhaitait que son existence et son esthétique, dans le dédain des compromissions, soient marquées par une approche de la perfection, ne s’aventurant que dans la discipline de son excellence.

Marc Danval


EAN9782930627304

Ces quelques lignes constituent l’avant-propos de l’Histoire du jazz en Belgique que Marc DANVAL a publié en novembre 2014. En termes de quatrième de couverture, l’ouvrage ne s’en tire pas trop mal : “Mis à part quelques essais fragmentaires et une remarquable Belgian Jazz Discography de Robert Pernet, il n’existait guère une Histoire du Jazz en Belgique, s’échelonnant de la préhistoire de cette musique à nos jours avec la relève des jeunes. Sans chauvinisme hors de propos et armé de rigoureuses preuves à l’appui, Marc Danval révèle l’héritage de l’Afrique (Congo), la découverte du Mississippi par un Belge, le père Hennepin ou encore l’invention du saxophone par le Dinantais Adolphe Sax. La Belgique vit naître, sur le plan mondial, le premier découvreur et historien du jazz, Robert Goffin ; et en Europe, le premier magazine spécialisé Music, le premier big band (The Bistrouille), la naissance de Django Reinhardt en notre Hainaut ou Comblain-la-Tour, le père des festivals européens. Pour la première fois, Marc Danval nous parle de l’existence du premier jazzman belge aux États-Unis, Omer Van Speybroeck, et de la première chanteuse de blues Évelyne Brélia ; deux noms totalement inconnus à ce jour. D’autres découvertes de ce chercheur passionné nous attendent dans cet ouvrage…” Pour les sceptiques, la seule table des matières (ci-après) peut témoigner de la qualité de ce travail rare (et ce n’est pas notre ami Jean-Pol Schroeder qui dira le contraire…) :

      1. L’héritage de l’Afrique
      2. Adolphe Sax, le père du saxophone
      3. Louis Hennepin, un Belge découvreur du Mississippi
      4. La folie du cake-walk
      5. Le ragtime belge
      6. Le jazz s’est révélé en 1910 à l’Exposition universelle de Bruxelles
      7. Le choc des Mitchell’s Jazz Kings
      8. Les premiers jazz bands
      9. Évelyne Brélia, la première interprète de blues en Belgique
      10. Robert Goffin, découvreur du jazz
      11. Omer Van Speybroeck, le premier jazzman belge
      12. Peter Packay et David Bee, précurseurs de l’écriture jazz
      13. Le Magazine Music
      14. Bistrouille Amateurs Dance Orchestra
      15. Ostende : la vague syncopée des années folles
      16. L’extravagant Clément Doucet
      17. Les trois grands : Stan Brenders, Fud Candrix, Jean Omer et l’ère des big bands
      18. Django Reinhardt, de naissance belge
      19. La Rose Noire, la saga d’un club mythique et les lieux de jadis
      20. Les Fous de Jazz : Écrivains – Critiques – Chroniqueurs – Hommes de radio – Conférenciers
      21. Comblain-la-Tour, père des festivals européens
      22. L’école liégeoise
      23. Antwerpen : métropole du jazz
      24. Toots Thielemans, une dimension mondiale
      25. Un abécédaire de mémoire
      26. Les maîtres d’aujourd’hui et la relève des jeunes…

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | source : éditions avant-propos | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : pièces de la collection de Robert Pernet © Fondation Roi Baudouin ; © éditions avant-propos.


More Jazz in Wallonia and Brussels ?

LEVY : LXIV – La légende d’août (1883)

Temps de lecture : 3 minutes >

En l’an 730 de Rome (24 ans avant J.-C.), le Sénat décida que le mois de sextilis (le sixième à partir de mars) prendrait le nom d’Augustus, en mémoire des nombreux services rendus par l’empereur Auguste. D’Augustus nous avons fait Aoust, puis Août. Les Anglais et les Allemands ont exactement conservé le nom romain de ce mois et l’appellent August et Augustus.

On raconte que ce fut l’empereur Auguste lui-même qui provoqua le vote spontané et unanime du Sénat. Et comme sextilis n’avait que trente jours, il en fit ajouter un trente et unième, afin que le mois portant son nom ne fût pas plus court que celui consacré à Jules César ! Pour ne pas modifier la durée de l’année, le jour supplémentaire d’août fut retranché à février, qui jusque-là avait eu 29 jours dans les années ordinaires et 30 jours dans les années bissextiles.

Le mois d’août amène chaque année le retour d’un intéressant phénomène astronomique : l’apparition des étoiles filantes. C’est également en août qu’apparaissent ces globes de feu, de couleur et de grosseur variables, qui semblent courir dans le ciel et qui tout à coup font explosion. On les appelle bolides, du mot grec bolis, trait. Ils se distinguent des étoiles filantes en ce qu’ils sont plus gros et en ce que leur disparition est accompagnée d’une détonation parfois très violente.

En août, la température est encore élevée et, bien que la moyenne descende à 18,5° (elle était de 18,9° en juillet), nous devons compter sur un grand nombre de journées chaudes et orageuses. D’ailleurs tous les ans, vers le 15 août, la température s’élève d’une manière sensible ; ce phénomène, bien connu des agriculteurs, est attribué à la Vierge d’août. Le 18 août finit thermidor et commence, dans le calendrier républicain fructidor, le mois des fruits.

En août se termine la moisson ; nous sommes en pleine fête de l’agriculture. Mais, pour que les opérations de la moisson puissent s’accomplir sans difficulté et donner le résultat le plus favorable, il faut peu de pluie an commencement d’août, une bonne pluie au milieu du mois et un temps sec dans la seconde quinzaine. C’est ce qu’indiquent les proverbes :

Quand il pleut le premier août,
C’est signe qu’il n’y aura pas de regain.
De Saint-Laurent à Notre-Dame
La pluie n’afflige pas l’âme

Albert LEVY, Cent tableaux de science pittoresque (1883)


Albert LEVY (1844-1907) était un physicien français, directeur du service chimique à l’Observatoire de Montsouris (en 1894). Il a écrit sous son nom ainsi que sous le pseudonyme de “A. Bertalisse”. Nous avons retranscrit ici le texte de plusieurs de ses “tableaux” : les légendes du mois de…

Le PDF complet de l’ouvrage est ici…

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction et iconographie | sources : Fonds PRIMO (documenta) | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © lepetitjournal.com.


D’autres symboles en Wallonie-Bruxelles…

NAMUR Y., La nouvelle poésie française de Belgique – Une lecture des poètes nés après mai 68 (2009)

Temps de lecture : 9 minutes >

La poésie et ses demeures possibles

Il y a plus d’une trentaine d’années, le regretté Bernard Delvaille publiait aux éditions Pierre Seghers une volumineuse anthologie intitulée La nouvelle poésie française. Les auteurs présentés avaient, pour les aînés, la quarantaine à peine, quant au plus jeune, il s’appelait Eugène Savitzkaya et il avait à peine vingt ans. Une anthologie qui devait faire date, même si elle fut mal accueillie par les bien-pensants de l’époque et les critiques officiels qui l’avaient prise “pour un panthéon, pour une image définitive de la poésie d’aujourd’hui”.

Ainsi pouvait-on découvrir tout au long de ces quelque six cents pages, les avant-gardes de l’époque dont ces auteurs proches du Manifeste électrique aux paupières de jupes qu’avait signé Michel Bulteau en 1971 (je pense particulièrement ici à Serge Sautreau, Yves Buin ou Alain Jouffroy). Figuraient là aussi les proches des revues TXT comme Christian Prigent ou Jean-Pierre Verheggen, ceux encore qui gravitaient autour de la revue Tel Quel, Marcelyn Pleynet ou Denis Roche. Y apparaissaient aussi les noms de Daniel Biga, Pierre Dhainaut ou Lionel Ray… Un ouvrage visionnaire à plus d’un titre.

Quant aux quelques poètes belges présents dans cette anthologie, ils avaient pour noms Jean-Pierre Otte, Jacques Izoard, Eugène Savitzkaya, Christian Hubin, Jean-Pierre Verheggen, William Cliff, Michel Stavaux ou Daniel Fano

Si aujourd’hui j’ai évoqué cette anthologie, c’est parce qu’il me semblait que je pouvais faire miens les propos de Bernard Delvaille lui-même lorsqu’il présenta à l’époque son travail. C’est que, je l’espère, nos desseins sont assez semblables. “Cette anthologie, écrivait Delvaille, est un livre d’humeur. Elle ne se veut pas consécration, mais ouverture et pari. Elle se voudrait avant tout subversive, car la poésie doit être subversive, voire, terroriste. Dans un univers encore – mais pour combien de temps ? – tout préoccupé de concurrence sociale, de conventions, de hiérarchies et de cette fatuité que donne le confort moral, la parole de Baudelaire se révèle plus vraie que jamais : ‘Tout homme bien portant peut se passer de manger pendant deux jours, – de poésie jamais.’” Qu’ajouter de plus à cette merveilleuse entrée en matière ?

Cette présente anthologie – que tout un temps j’avais pensé intituler, comme le livre de Macédino Fernandez paru chez Corti, Papiers de nouveauvenu et continuation du rien – est une lecture de poètes belges nés après mai 68. Exception faite de Yves Colley, né quelques semaines plus tôt, mais fallait-il l’exclure pour autant ? les plus âgés comme Laurence Vielle, Anne Penders et Théophile de Giraud sont nés aux alentours de ces événements qui marquèrent notre jeunesse à nous. Quant aux plus jeunes, ils n’ont pas encore vingt-cinq ans ou à peine, ils s’appellent Antoine Wauters, Raphaël Micolli, Kathleen Lor, Alexandre Valassidis, Nicolas Grégoire, Damien Spleeters ou encore Coton, et ils nous offrent déjà des pages d’une belle densité.

Quel regard dès lors poser sur ces “poètes d’après mai 68”, quelles constatations s’imposent, quelles leçons tirer de ces lectures ?

Le lecteur attentif aura ses propres réponses comme il aura ses propres sympathies pour tel ou tel autre poète. Mais quelques constantes paraissent déjà se dégager d’un tel travail.

Ainsi suis-je frappé par l’importance que prend aujourd’hui le poème en prose chez de nombreux auteurs, s’inscrivant dans la tradition d’un Michaux ou d’un Marcel Lecomte. Les poètes belges, il est vrai, ont souvent été tentés par ce type de forme fixe. Qu’on pense à Fernand Verhesen, Philippe Jones, Michel Lambiotte, André Balthazar ou Gaspard Hons, nos poètes ont souvent travaillé cet espace singulier que représente le poème en prose. Mais ici, plus qu’à d’autres moments, le poème en prose s’impose comme un genre fréquenté par nombre d’entre eux : qu’il s’agisse de Ben Arès, Frédéric Saenen, Laurent Robert, Rachaël Micolli, Antoine Wauters ou un Stéphane Lambert toujours à la frontière des genres.

Autre constatation : l’importance qu’acquiert aujourd’hui l’oralité, l’immédiat d’un discours. La reconnaissance et l’accueil grandissant du slam et des lectures-performances ne sont peut-être pas étrangers à ce phénomène-là. Des auteurs comme Damien Spleeters ou Maxime Coton, dit Coton, s’inscrivent dans cette lignée de poètes qui “montent sur scène”. Un Nicolas Ancion, qui cultive volontiers l’humour et la dérision, leur est également proche. On doit d’ailleurs, autour de cette mouvance, évoquer le rôle d’une maison d’édition comme Maelstrom dont la collection bookleg s’est fait le témoignage des différentes performances. Citons aussi une Laurence Vielle dont le texte dit par elle-même investit à merveille la scène. Il faut être témoin de ses lectures pour mesurer toute l’importance du poème “mis en scène ou en ondes”.

Mais ne gardons pas la langue de bois : le danger est parfois réel dans ces performances. Un texte qui passerait remarquablement la rampe par différents effets de scène ou de voix peut, une fois couché dans un livre, se révéler être de piètre qualité. C’est là me semble-t-il l’un des risques majeurs de telles démarches, mais elles valent la peine d’être tentées.

L’engagement citoyen est aussi présent dans cette poésie d’après mai 68. Peut-être plus que ce qu’il n’était auparavant. Qu’on lise pour s’en convaincre du Laurence Vielle ou Le poète fait son devoir de Nicolas Ancion.

Théophile de Giraud, quant à lui, pousse l’engagement jusqu’à la provocation extrême, voire, l’injure à la vie. Avec peut-être Christophe Abbès et Xavier Forget (qui n’a rien publié à ce jour), il fait partie de ces inclassables qu’André Blavier appelait les “fous littéraires”. Quel scandale suscitera-t-il après le récent badigeonnage de la statue équestre de Léopold II ? Faisons-lui confiance, nous ne sommes pas au bout de nos surprises avec cet émule d’André Stas. Et cela, qu’on le veuille ou non, oxygène un peu notre quotidien.

Parmi les architectes de la langue – disons ceux qui construisent et mettent en scène sur papier, ce qui n’est pas non plus toujours sans risque – il me faut évidemment citer Anne Penders et Gwenaëlle Stubbe. Ces voies-là ont certes été investiguées il y a déjà longtemps avec des auteurs comme Jean Daive et plus récemment Elke De Rijcke, publiée également au Cormier. Cette approche de la poésie eut de nombreux adeptes dans les années septante avec des auteurs comme Anne-Marie Albiach, Joseph Gugluemi ou un Lionel Ray dont on aurait aujourd’hui peine à prétendre qu’il fut pourtant l’auteur de L’interdit est mon opéra (Gallimard, 1973). Les modes littéraires – on se souvient aussi du mouvement minimaliste ou du mouvement électrique – sont, elles aussi, saisonnières.

Un Nicolas Grégoire quant à lui, voisine plutôt du côté d’André du Bouchet ou Jacques Dupin. Une écriture que l’on devine contrôlée, travaillée jusqu’à ne laisser en place qu’un noyau dur. Peut-être marche-t-il aussi aux côtés d’un Christian Hubin dans ce qu’il a de plus lapidaire, et cela nous laisse présager le meilleur qui soit. Alexandre Valassidis, quelque peu plus lyrique, ou Antoine Wauters, comme son aîné Ben Arès, sont résolument attachés à un travail sur la langue et sur le poème lui-même en tant que sujet ; le sentiment et ce que j’appellerais grossièrement ‘l’homme‘ n’ont pas encore trouvé ici de place réelle. Avec Rachaël Micolli un peu dans la même mouvance, voilà de jeunes poètes en qui il faut placer toutes nos espérances. Mais seul demain nous dira s’ils ont répondu à nos attentes.

Quant aux poètes déjà reconnus par leurs aînés, ils affirment de livre en livre leur personnalité spécifique. Marie-Clotilde Roose se confine dans une poésie de la retenue, peut-être est-elle l’une des rares de cette génération à croire que la poésie puisse encore réellement penser. Elle représente aussi – si on me permet de l’exprimer ainsi – l’image d’une poésie féminine, comme il en fut autrefois d’une Marie-Claire d’Orbaix ou d’une Andrée Sodenkamp.

Parmi ces poètes déjà bien installés dans notre paysage littéraire, il faut bien sûr citer Otto Ganz, Pascal Leclercq ou Christophe Van Rossom, surtout connu pour son activité remarquable de critique. Hubert Antoine est quant à lui l’une des grandes figures de ces nouvelles générations. Il fut tôt remarqué par beaucoup d’entre nous. En fait, dès son premier livre publié aux éditions de l’Arbre à paroles, Le berger des nuages, et ses autres publications au Cormier, jusqu’à cette Introduction à tout autre chose, publié chez Gallimard, confirment tout le talent de cet auteur aujourd’hui installé au Mexique. Un Fabien Abrassart, venu plus tard à l’écriture, me semble emprunter les mêmes voies et nous sommes en droit d’attendre beaucoup de lui comme d’un Laurent Fadanni, actuellement en résidence au Canada. Thibaud Binard, lui, n’aura pas eu beaucoup de temps pour s’exprimer, puisqu’il s’est donné la mort à l’âge de vingt-cinq ans, mais la lecture de son livre Diagonal Doce est une révélation et témoigne d’une œuvre déjà mature à bien des égards.

D’autres noms mériteraient d’être cités pour tel ou tel aspect de leur travail, nous laissons au lecteur le soin d’emprunter des chemins de traverse avec des David Besschops, François Monaville, Frédéric Bourgeois, Vincent Daenen et consorts.

Oui, pour paraphraser Yves Bonnefoy, j’aime à répéter à qui veut l’entendre que notre poésie est loin de ses demeures possibles.

Cet ouvrage – en quelque sorte une suite à l’anthologie Poètes aujourd’hui, un travail que j’avais co-signé avec Liliane Wouters – est fragile de par le peu de recul que je me suis donné. Il paraît évident que dans peu de temps, quelques-uns de ces poètes auront sombré corps et âme dans l’oubli, qu’ils auront abandonné le navire pour d’autres vies ou d’autres passions, quelques-uns deviendront nos plus illustres poètes et l’on peut déjà en pressentir l’un ou l’autre, d’autres vont s’affirmer. Quant au meilleur d’entre tous, il est vraisemblable que nous ne l’ayons pas encore lu, plus occupé qu’il soit à écrire qu’à se montrer en public.

Mais une chose est certaine, quels que soient les mouvements ou les écoles, la poésie mérite toujours d’être vécue et expérimentée.

Cette lecture.je n’aurais pu la mener à son terme sans l’existence de revues remarquables, souvent accueillantes pour ces voix nouvelles. Des revues comme Le Fram, Matières à poésie ou Sources, où j’ai abondamment puisé des informations, lu les premiers poèmes des uns et des autres. Que soient ici remerciés Karel Logist, Ben Arès, Eric Brogniet et tous les collaborateurs de ces revues. Sans eux ce travail eut été impossible ou aléatoire. Et il faut souligner combien est capital le rôle de ces revues ouvertes aux nouvelles écritures, c’est souvent là le terreau de demain. Les éditions Tétras Lyre, Le Cormier et Maelström m’ont été aussi d’une très grande utilité de par les collections mêmes qu’ils réservent à ces poètes nouveaux. Les auteurs eux-mêmes me furent d’un grand secours et je les remercie pour tous les inédits qu’ils m’ont aimablement confiés.

Oui, la poésie, comme le disait Pierre Reverdy, sera toujours affaire d’émotion. Puissent ces textes vous émouvoir et éveiller votre curiosité comme ils ont secoué la mienne.

Yves Namur, La nouvelle poésie française de Belgique (2009)


Yves NAMUR, La nouvelle poésie française de Belgique (Taillis Pré, 2009)

[LE-CARNET-ET-LES-INSTANTS.NET, n°158] On parle peu des jeunes poètes francophones de Belgique… On croit savoir d’eux qu’ils publient, discrètement, surtout en revue, ou qu’ils performent leurs textes ici et là. Voici qu’ils ont à présent leur anthologie ! Le maître d’œuvre en est Yves Namur, qui n’en est d’ailleurs pas à sa première initiative du genre… En 1996, il avait dirigé un hors série de la revue Sud, (dont faisaient déjà partie les précoces Gwenaëlle Stubbe et Laurent Robert que l’on retrouve ici). Son choix reprenait alors des poètes nés après 1945. Ensuite, avec sa complice Liliane Wouters, il avait publié Le siècle des femmes. Rien d’étonnant donc à ce qu’il s’intéresse aujourd’hui à nos plus jeunes poètes. D’emblée, dans sa préface, il se place sous l’autorité de deux poètes. Tout d’abord de Bernard Delvaille, dont l’anthologie La nouvelle poésie française, parue chez Seghers dans les années septante, lui a servi de modèle. Avec lui, il revendique l’anthologie poétique comme un « livre d’humeur » qui se voudrait avant tout subversif. Et ensuite de Baudelaire, convaincu que « tout homme bien portant peut se passer de manger pendant deux jours, – de poésie jamais. »

Namur se dit conscient du peu de recul qu’il s’est donné et de la fragilité du projet : réunir une cinquantaine de poètes peu confirmés. Son anthologie s’ouvre avec l’aîné, qui n’avait que trois mois en mai 68, auteur de seulement deux magnifiques livres en dix ans : Yves Colley. Formellement, il semble bien que toutes les tendances cohabitent dans ce fort volume, le vers libre, rarement classique, le poème en prose, le court comme le long. En feuilletant l’ouvrage, on est frappé par l’importance que prend aujourd’hui le poème en prose chez de nombreux poètes – dans la tradition, consciente ou inconsciente ? – de Michaux ou de Lecomte. La place de l’oralité est également à souligner : Vielle, Spleeters, Leclercq ou Coton sont de ceux qui disent et scandent leurs mots. « Certes, un texte résiste parfois bien difficilement à l’épreuve du papier, la scène se sert d’autres artifices», souligne Namur qui ne s’est pas contenté de recenser de jeunes poètes : il nous propose aussi de découvrir la face poétique de l’œuvre d’auteurs qu’on connaît jusqu’à présent mieux comme romanciers : Stéphane Lambert, Luc Baba ou Nicolas Ancion entre autres… Il faut remarquer aussi que peu de jeunes poètes, à l’exception de Nicolas Grégoire, Pierre Dancot ou Christophe Van Rossom font nommément référence à d’autres poètes, comme s’il n’existait que peu ou pas de filiations du tout… L’anthologie fait une place à Thibaut Binard, poète tôt disparu et dont il faudra un jour découvrir l’œuvre. Enfin, notons que la nouvelle poésie est surtout masculine – (seulement sept femmes !) et ne cherchons aucune explication à cela…

On peut se demander où et comment on déniche autant de « jeunes » poètes… Il faut pointer le travail des revues – et l’anthologiste remercie Matières à poésie, Sources ou encore Le Fram – ainsi que celui des petits éditeurs (Le Tétras-Lyre, Maelström et ses bookleg, Le Cormier…). On ajoutera la curiosité des jurés des prix poétiques réservés aux jeunes, le Lockem, le Houssa et le Polak de l’Académie, ou encore des bourses de la Fondations Spes. Une anthologie de près de 600 pages ne peut qu’accréditer l’idée que la poésie, bien que mal connue, se porte bien dans nos contrées. Au hasard de bienvenues notices biobibliographiques, on découvre une foule de micro-éditeurs. Qui connaît – et qui distribue ? – les éditions Le déjeuner sur l’herbe, Galopin ou encore Boumboumtralala ?

Anthologie copieuse, « brique », diront certains, ce travail a le mérite de laisser une large place pour l’expression des poètes choisis. Un petit bémol cependant : l’ouvrage comporte des coquilles. Un projet aussi ambitieux n’aurait-il pas exigé une relecture plus soigneuse ? Yves Namur, anthologiste viscéral, a voulu parier sur la diversité et les richesses de la nouvelle poésie française de Belgique. Un paysage en mouvement, surtout rien qui se veuille image définitive… Il nous donne ainsi à lire un passionnant éventail de talents et de voix. Pari gagné.

Quentin Louis


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | source : éditions Le Taillis Pré | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, ENSOR J., Du rire aux larmes (1908) © Tous droits réservés.


Lire encore en Wallonie-Bruxelles…

TAROT : Arcane majeur n° 22 (ou zéro !) – Le Mat

Temps de lecture : 14 minutes >

“L’arcane Le Mat est la vingt-deuxième lame du Tarot de Marseille (ou la lame zéro !). Elle représente un personnage marchand avec son baluchon, son bâton et son chien. C’est le chemin de l’être humain qui emmène avec lui son histoire dans son baluchon et est accompagné de ses instincts, le chien. L’arcane Le Mat symbolise le destin du consultant qui doit avancer dans sa vie, poussé ou retenu par son chien, ses instincts, mais qui n’a pas d’autre choix que de suivre sa route personnelle. Le Mat représente la démarche du consultant, la voie qu’il a prise et qui le mène vers son avenir. C’est le voyageur autant que l’aventurier. Le Mat est une image de liberté et de libération des contraintes. Avec Le Mat le consultant retrouve un espace et un esprit libre, il se dégage des conventions et suit sa voie originale. Le Mat représente la capacité de prendre des risques dans la vie et d’avancer vers des terrains inconnus. Le Mat va de l’avant même s’il ne sait pas où cela va le mener. Il écoute son intuition pour se guider et avancer. Dans sa face sombre, Le Mat ne sait pas où il va et est en train de se perdre. Il n’est pas raisonnable et peut aller à sa perte. Il fuit plutôt que d’affronter les situations. Le Mat n’écoute personne, ne sait pas s’arrêter et reste fixé sur ses idées folles.” [d’après ELLE.FR]


Le Mat (Tarot de Marseille)

    1. Lame droite : Transformation de la situation.
      1. à côté – le Chariot : Grande nouvelle venant de loin ou nouvelle du passé qu’on a enterrée.
      2. à côté – l’Hermite : Un secret sera découvert avec paroles médisantes.
      3. à côté – la Mort / l’Etoile / la Lune : Signe de danger ou de mort.
      4. à côté – le Soleil : Evénement inattendu et imprévu apportant réconfort, soutien et clarté.
    2. Lame renversée : Extravagance – Folie – Insécurité – Il est tombé ou arrêté dans sa marche.

Le Fou ou le Papillon (Intuiti)

DESCRIPTION : Le vrai fou n’est pas celui qui va faire face au danger sans crainte aucune mais plutôt celui qui, en connaissance de cause, va sauter par au-dessus de l’abîme avec le sourire. Dans ses yeux, vous voyez déjà l’énergie qui prépare le grand saut :  une étincelle ardente – souvent confondue avec la folie – qui pourtant est bien plus que ça. C’est l’ardeur de vivre, la confiance dans votre propre idées, une foi aveugle envers vos rêves. C’est ce que Shakespeare évoquait quand il écrivait qu’un fou, un poète et un amant ont quelque chose en commun. Dans cet état d’esprit, nous percevons de nos actions non pas les moyens mais déjà leur fin, tout le reste cesse d’exister, y compris les responsabilités, les peurs, les chemins qu’il faudrait emprunter ou le reste du monde : il n’y a que le présent, libre de tout danger caché. Nous nous trouvons dans un état de conscience augmentée qui ouvre la porte à l’infini et à l’absolu. Nous devenons des acrobates de la vie, libérés, nous pouvons être qui nous voulons, comme dans un jeu de rôle, et nous restons incandescents, en feu et encore en feu, que ce soit au ciel ou au fond de l’abîme. C’est le voyage dans l’infini.
La question est donc : “Quel est mon rapport à la diversité ?  Est-ce que je la ressens comme un plus ou un moins, quelque chose de superficiel ? Dois-je apprendre à me débarrasser de la moitié des choses qui me sont inutiles aujourd’hui ? Est-ce que trop de couleur dans ma vie est un réel plus ou me donne la migraine ?”
Vous aimerez cette carte si vous aimer passer d’un pied à l’autre, acquérir des compétences dans des domaines différents et vous ennuyer dès que vous avez fini d’apprendre. Le contraire est vrai pour tous ceux qui voient dans cette attitude de la superficialité ou un manque de cohérence.
Cet archétype invite à tenter autant d’expériences que possible, à ne jamais rester immobile. Il suggère également de ne pas exagérer : s’il est bon de suivre sa passion même s’il elle vous amène à “papillonner”, elle ne doit pas servir d’excuse pour faire n’importe quoi !

L’HISTORIETTE : Qu’il soit ou non concentré sur son futur, il est perdu dans ses pensées, il éclate de rire ou il est parfaitement maîtrisé, sa vie est habitée par ses rêves. Qu’il agite sa cape ou qu’il porte couronne, qu’il galope dans la lumière ou sombre dans le vide, son âme est habitée par ses rêves. Si changent les villes et les saisons, s’il crie ou marche à l’envers, s’il mange ou boit du poison, s’il est dans les bras de sa mère ou de son père, ou bien qu’il tienne son propre enfant dans les bras, son esprit est habité par ses rêves. Et, qu’il marche dans le monde ou non, son esprit est habité par ses rêves. C’est qu’il est toujours avec un pied au bord de l’abîme et le regard dans les étoiles, sans crainte. Il est son propre rêve. Le plus convoité et celui qu’il craint le plus.

LA RECOMMANDATION : “Prenez du plaisir. Soyez fou !


Le Mat : liberté, grand apport d’énergie (Jodorowsky)

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EXTRAIT : “Le Mat a un nom, mais il n’a pas de numéro. Seul Arcane majeur à ne pas être défini numériquement, il représente l’énergie originelle sans limites, la liberté totale, la folie, le désordre, le chaos, encore la poussée créatrice fondamentale. Dans les jeux de cartes traditionnels, il a donné naissance à des personnages comme le Joker ou l’Excuse, qui peuvent représenter toutes les autres cartes à volonté, sans s’identifier à aucune. La phrase-clé du Mat pourrait être: “Tous les chemins sont mon chemin.”
Cette carte donne une impression d’énergie : on y voit un personnage marcher résolument avec des chaussures rouges, enfonçant dans la terre un bâton rouge. Où va-t-il ? Droit devant lui ? C’est possible, mais on pourrait également imaginer qu’il tourne en cercles autour de son bâton, sans fin. Le Mat fait figure d’éternel voyageur qui chemine dans le monde, sans appartenance ni nationalité. C’est peut-être aussi un pèlerin qui se rend dans un lieu saint. Ou encore, au sens réducteur que beaucoup de commentateurs lui ont donné, un fou qui marche sans finalité vers sa destruction. Si l’on choisit l’interprétation la plus élevée, on verra le Mat comme un être détaché de tout besoin, de tout complexe, de tout jugement, en marge de tout interdit, ayant renoncé à toute demande : un illuminé, un dieu, un géant puisant dans le flux de l’énergie une force libératrice incommensurable.
Sa besace couleur chair est éclairée de l’intérieur par lumière jaune. Le bâton qui lui sert à la porter est bleu ciel et termine en une sorte de cuiller : c’est un axe réceptif qui porte la lumière de la Conscience, l’essentiel, le substrat utile de l’expérience. Dans la main qui tient ce bâton se cache une petite feuille verte, signe d’éternité. Le Mat est aussi un personnage musical, puisque son costume est orné de grelots. On pourrait imaginer qu’il joue la musique des sphères, l’harmonie cosmique. Dans plusieurs éléments de costume, on retrouve des symboles de la trinité créatrice : son bâton porte un petit triangle composé de trois points, un des grelots, blanc, est un cercle divisé par trois traits… On peut y discerner à volonté la trinité chrétienne ou les trois premières séphiroths, l’Arbre de Vie de la Kabbale, ou encore les trois processus fondamentaux de l’existence : création, conservation et dissolution. Le mouvement du Mat est donc guidé par le principe divin ou créateur. Le chemin devient bleu ciel à mesure qu’il le foule : il avance sur une terre pure et réceptive qu’il sacralise à mesure de son cheminement.
A la ceinture du Mat, on trouve encore quatre grelots jaunes qui pourraient correspondre aux quatre centres de l’être humain symbolisés par les Couleurs des Arcanes mineurs du Tarot : l’Épée (centre intellectuel), la Coupe (émotionnel), le Bâton (sexuel et créatif) et les Deniers (corporel). Le Mat produit un apport d’énergie lumineux dans ces quatre centres, qui sont également symbolisés dans les quatre mondes de la Kabbale : Atzliluth, le monde divin ; Briah, le monde de la création ; Yetzirah, le monde de la formation et Assiah, le monde de la matière et de l’action.
L’animal qui le suit, peut-être un chien ou un singe (deux animaux qui imitent l’homme), appuie ses pattes à la base de sa colonne vertébrale, au niveau du périnée, à cet endroit où la tradition hindoue situe le centre nerveux qui concentre les influences de la Terre (chakra mûlâdhâra). Si Le Mat était un aveugle, il serait guidé par son animal, mais ici, c’est lui qui marche devant, tel le Soi visionnaire guidant l’ego. Le moi infantile est dompté ; nul besoin de le séduire pour dominer son agressivité. Il est parvenu à un degré de maturité suffisant pour comprendre qu’il doit suivre l’être essentiel et non lui imposer son caprice. C’est la raison pour laquelle l’animal, devenu réceptif, est représenté en bleu ciel. Désormais ami du Mat, il collabore avec lui et le pousse en avant. La moitié de son corps se trouve hors du cadre de la carte : le fait qu’il marche derrière Le Mat nous permet de penser qu’il représente aussi le passé. Un passé qui ne freine pas l’avancée de l’énergie vers le futur.
Le costume du Mat est rouge et vert : il porte essentiellement en lui la vie animale et la végétale. Mais ses manches bleu ciel indiquent que son action, symbolisée par ses bras, est spiritualisée, et son bonnet jaune porte la lumière de l’intelligence. Sur ce bonnet, on note la présence de deux demi-lunes. L’une, jaune clair et encastrée dans un cercle orange, est tournée vers le ciel. L’autre, située sur la boule rouge qui termine la pointe arrière du bonnet, est tournée vers le bas. La lune rouge représente le don total de l’action, et la lune rouge représente la réception totale de la Conscience.

Liberté • Énergie • Voyage • Recherche • Origine• Cheminement • Essence • Force de libération • L’irrationnel • Chaos • Fuite • Folie”


Le Clown (Vision Quest)

L’ESSENCE : LIBERTÉ – Humour – Innocence – liberté de l’esprit- Joie de vivre – Amour de la vie – Capacité à aimer – Libre de tout désir de possession -Sans ego – En harmonie avec soi-même et la vie..

LE MESSAGE INTÉRIEUR : Le Clown représente le signe joyeux d’une personne qui aspire à la liberté intérieure. Il symbolise votre candeur et votre humour intérieur. II a reconnu que chaque liaison – aussi luxurieuse et profitable soit-elle – et donc pour l’ego si importante à atteindre, ne mène finalement qu’à la confusion. Le clown est libre de vivre sa vérité et libre également d’être la personne qu’il est vraiment. Il a définitivement ôté son masque. Il n’a plus besoin de ce dernier puisqu’il sait qu’il n’a plus rien à perdre. Le clown s’est détaché avant tout sur le plan mental de toutes les contraintes sociales. Le chemin spirituel sur lequel il attire votre attention, s’applique au fait d’ÊTRE et non d’avoir, de posséder ou d’être prisonnier. Il s’adresse à la délectation, au jeu, à la joie de vivre et à la capacité à s’identifier à rien de sérieux.

LA MANIFESTATION EXTÉRIEURE : Le clown fait presque toujours partie des cérémonies religieuses et de la danse des Indiens. C’est un danseur qui plaisante sur les autres sans méchanceté et avec beaucoup d’humour. Il porte quelquefois au bas de son dos une queue de coyote qu’il agite de façon provocatrice dans la foule. Ou alors il joue avec son masque, saute autour des danseurs tel un jeu, leur tire les cheveux et les imite. Une étincelle d’humour, une étincelle d’allégresse est toujours l’un des éléments les plus importants au cours de chacune de ces danses divines. Le Clown attire l’attention du public par son jeu et son innocence sous une forme très importante de l’équilibre dans la vie. Car en effet. chaque énergie a son pôle contraire. Si nous prenons une chose trop au sérieux, nous devenons trop fanatiques. Si nous abordons des choses avec peu de concentration et trop peu de centre, celles-ci ne reçoivent pas assez d’attention pour se développer. Savourez tout ce qui s’offre à vous sans attendre le jour suivant pour avoir plus et toujours plus. Redécouvrez l’élément en vous qui est joueur et créatif. Vous n’avez pas besoin d’avoir tout tout de suite ou de posséder tout ce dont votre cœur se réjouit. Exercez-vous plutôt à ressentir la pure joie d’un plaisir qui ne connaît pas d’emprise et que l’emprise ne dirige pas. Libérez-vous des pensées angoissantes auxquelles vous vous cramponnez. Laissez aussi la légèreté du Clown transgresser les limites de votre vie extérieure que vous vous êtes fixées vous-même. Apprenez à rire de vous-même ! Apprenez à danser avec le Clown en vous. Comprenez que la véritable sagesse et l’humour du Clown dépassent toute connaissance qui relève de l’enseignement.


Le Mat (tarot maçonnique)

“Le Tarot se referme sur lui-même. Cette fermeture n’est pas un blocage. Comme le cercle elle symbolise l’infini. Cet arcane du début ou de fin, peut encore intervenir à tout moment. N’ayant pas de repère chiffré, pas de coordonnées, il se situe en dehors de toutes les références qui résultent de notre éducation et sont base de notre façon d’exister. Cette carte représente la déambulation du personnage d’un univers à l’autre ; univers de perceptions et de sensations différentes. Si on le juge en fonction des critères de notre société c’est le marginal : le Fou. Folie ou Sagesse ? Il n’y a là qu’une différence de point de vue. Sur la carte, les titres et références sont situés hors du cadre. Le mouvement des formes de cette lame indique un déplacement dans le temps (la spirale) et dans l’espace (les rectangles). Ce mouvement poursuivi par la pensée devient une “mise en abîme.” La lettre Schin, renforce cette notion de déplacement, de mouvement spatial.”


Le Vagabond (Forêt enchantée)

“Le Vagabond se tient au cœur du cycle humain, dans le cercle le plus intérieur de la Roue, en suspens entre le commencement et la fin, attendant d’être guidé de l’autre côté de l’abîme de la prise de conscience dans le domaine de la connaissance archétypale.

DESCRIPTION : En équilibre sur le bord d’un escarpement de calcaire blanc, le Vagabond se prépare à passer de l’autre côté de l’abîme et à entrer dans la Forêt enchantée. Devant lui se dessine un léger arc-en-ciel qu’il doit emprunter. Ce saut par-dessus le vide est entrepris les bras ouverts et avec une grande confiance : les ailes de l’imagination et de l’honnêteté porteront le personnage jusqu’à l’herbe luxuriante d’un nouveau chemin.
Vêtu d’écorce, de mousse verte délicate et de feuillage symbolisant l’essence protectrice et curative de la nature, le Vagabond n’est ni homme ni femme, les deux genres se combinent dans son corps androgyne. Ses pieds nus effleurent l’herbe du bord de l’escarpement. De l’autre côté de l’abîme, les arbres à l’ombre immense attendent pour accueillir ce nouvel arrivant dans la Forêt enchantée. Un visage est à peine visible parmi les frondaisons enchevêtrées – c’est peut-être l’esprit du bois.

SIGNIFICATION : En ce moment, les fardeaux du passé sont laissés de côté – soit pour que le Vagabond les reprenne et les emporte avec lui, soit pour qu’il les abandonne derrière lui s’ils sont trop pesants. La Roue de l’année entame son grand cycle, apportant toute une nouvelle gamme de possibilités et de défis. Le Vagabond est prêt à sauter dans l’inconnu – il ne lui faut que la foi.
Le Vagabond représente la sagesse ou le courage de lâcher prise, de faire un pas dans le vide de ce qui est possible. Quelque chose en vous a peut-être déjà amorcé ce saut inconscient, instinctif, à travers l’abîme ; vous savez que le moment d’avancer est venu. Parfois, la peur de la perte ou de l’échec vous fera douter de la validité du changement. Vous voudrez attendre ou hésiterez au moment critique, car la sécurité est confortable, néanmoins, mais la vitesse de la Grande roue a propulsé déjà le véritable cœur du Vagabond dans l’avenir, l’incitant à sauter à travers le vide avec courage et joie. Maintenant, le personnage doit laisser tomber les fardeaux portés pendant si longtemps et se fier aux ailes de l’imagination.
Le Vagabond est en même temps une fin et un commencement. Un voyage est déjà revenu à son point de départ et, à mesure que vous distillez votre expérience de vie dans la mémoire sacrée et laissez de côté le passé et ses fardeaux, l’avenir attend patiemment que vous fassiez le premier pas.
Rappelez-vous que votre sagesse, votre force, vos expériences et vos savoir-faire personnels ne vous aideront pas maintenant. L’esprit honnête de la curiosité humaine vous conduit au-delà de vous-même, dans une nouvelle vie. Cette énergie inconsciente crée un pont arc-en-ciel qui monte et soutient vos pas. Il vous fera passer au-dessus du vide lorsque vous avancez, confiant et plein d’énergie, dans l’inconnu.

POINTS ESSENTIELS DE LA LECTURE : Vous êtes arrivé à un moment décisif de votre vie. Ce peut être l’impression que la chance a tourné ou que quelque chose va prendre place. D’une certaine manière, c’est déjà arrivé. Votre esprit doit avancer et le désir de sauter dans l’inconnu vous attire. Cela signifie abandonner les fardeaux anciens. Le moment est venu d’être clair et de ne pas laisser la peur de l’échec ou la déception envers l’univers vous empêcher d’avancer. Laissez-vous porter par votre imagination dans une nouvelle série de possibilités. Avancez avec espoir et faites bon accueil aux aspects inédits et excitants de l’univers.

Racines et branches
Foi aveugle • Tableau blanc • Enfant intérieur • Saut dans l’inconnu • Suivre votre cœur • Quête de la connaissance ou de la vérité • Pulsion primale • Vision de l’illumination qui vous fait avancer”


Cuchulainn (tarot celtique)

“Bien qu’il soit le fils naturel ou adoptif de Lug, Cuchulainn n’est pas exactement un dieu. Il s’agit plutôt d’une figure héroïque, un guerrier semi-divin doué d’une habileté, d’une force et d’une fureur peu communes : une sorte d’Achille celtique à I’existence glorieuse mais brève, car voué à une fin tragique. Cuchulainn le sait pour en avoir été averti par des signes prémonitoires et par des visions (la corneille Badb, émanation de la sorcière Morrigan, ses armes qui tombent par terre, les lavandières en train de rincer ses vêtements souillés de sang), mais il se prépare quand même à combattre l’inéluctable, afin d’accomplir héroïquement son destin.
Le programme héroïque de Cuchulainn commence dès l’enfance, quand il étrangle le chien du forgeron Culann et se met à son service pour faire amende honorable. Entraîné à l’art du combat tout d’abord par son ami, puis par les guerrières Skatha et Aifa (qui devient sa maîtresse), Cuchulainn développe jusqu’à l’invraisemblable la folle fureur qui l’anime à la bataille, en l’obligeant à frapper aveuglément quiconque, ami ou ennemi, se trouve à sa portée: il se forme alors sur son front une bosse de la taille d’un poing, d’où s’écoule un jet de sang noir du sommet du crâne vers le haut, comme le mât d’un grand navire.

LA CARTE : Il a les traits déformés par la fureur et le regard d’un fou, les cheveux dressés sur la tête et rouges comme le feu ou le sang. Son manteau, rouge lui aussi, s’ouvre pour découvrir les lourdes écailles de la cotte. La fureur de Cuchulainn correspond à la furie du berserkr, le guerrier qui, consumé par l’ardeur du combat, se dépersonnalise et se change en bête féroce. Armé d’un bouclier, d’une cuirasse et d’une épée, le héros se prépare ici à l’assaut, peut-être le dernier, avec ses trois chiens (son nom même signifie chien de Culann) en guise de paladins..

SIGNIFICATION ÉSOTÉRIQUE : La fureur de Cuchulainn est celle du fou qui a su s’affranchir des règles pour déguster entièrement sa coupe de sage folie. Fils de Lug, le dieu habile en tout qui ouvre le jeu, il représente dans un certain sens son complément, à savoir la partie instinctuelle, irrationnelle de notre esprit qui s’avère indissociable de la partie logique et rationnelle.
Ce n’est pas un hasard si l’amour, la créativité et la vaticination relèvent de cette sorte de maladie nécessaire pour faire bouger les roues de la civilisation. Sans l’étincelle créatrice de la folie, il n’y aurait jamais eu ces progrès, ces envolées qui ont rendu certaines cultures du passé magnifiques et immortelles.
L’initié qui travaille la réalisation de l’androgyne qui est en lui sait parfaitement que pour remplir le verre, il faut commencer par le vider. Il convient en d’autres termes de se débarrasser de toute velléité, de toute ambition pour affronter, nu, son propre destin, exactement comme Cuchulainn, mystérieusement dépouillé de son armure qui tombe en morceaux à ses pieds, affronte le duel ultime avec un courage inébranlable.

MOTS CLEFS : fureur, affranchissement des règles, bizarrerie, inéluctabilité, destin.

A L’ENDROIT : fureur, force, héroïsme, acceptation héroïque du destin ; nouveaux projets, changements imprévus ; détermination, énergie, situation positive à saisir au vol, choix à effectuer ; enthousiasme, extravagance, impulsivité, indépendance, idées brillantes, intuition. prévoyance, insouciance, innocence ; arrivée d’un hôte, nouvelle aventure amoureuse ; inconnu, voyages, entreprises positives ; héritage ; guérison prochaine ; passage, lutte couronnée de succès.

A L’ENVERS : lutte vaine, colère, douleur, vide, chaos ; fuite, abandon, dépression ; catastrophe naturelle, bouleversement du destin, fausse route ; blocage, lenteur, apathie, hésitation, immaturité ; manies, excentricité, ostentation, coup de tête, crise existentielle, incohérence, excès, désordre ; matérialisme, amoralité, légèreté, indiscrétion ; entreprise déconseillée, besoin de reconsidérer un projet, optimisme excessif, utopie ; problèmes insolubles, projets stériles ; déception, mensonge, tromperie, envie, arrogance ; vengeance, violence, guerre, espionnage ; jalousie, trahison, violente rupture d’une relation, angoisse pour la famille ; solitude volontaire, indécision à l’égard d’un lien définitif ; voyages risqués, entreprises ratées ; stress, folie, crises de dépression, toxicomanie, alcoolisme, malaises physiques, intoxication ; dangers généralisés.

LE TEMPS : mardi, novembre.

SIGNE DU ZODIAQUE : Scorpion, Verseau.

LE CONSEIL : sortez des schémas préconstitués, oubliez les conditionnements et remettez-vous en piste comme un homme neuf ; c’est seulement après avoir vidé la coupe que vous pourrez la remplir à nouveau.


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Lisons encore les symboles…

MÉMOIRE VIVE : Les femmes au lavoir

Temps de lecture : 5 minutes >

[RTBF.BE, 8 mai 2018] Marie-Thérèse Dinant (73 ans), Simone Leclere (82 ans), et Germaine Meunier (90 ans) vivent encore à deux pas du lavoir de la Petite Chairière, à Vresse-sur-Semois. Elles y ont toutes trois fait leur lessive jusque dans les années 60. De leur maison, elles amènent alors le linge en brouette jusqu’à cette cabane de pierres. “C’est la fontaine du village en fait,explique Marie-Thérèse, avec un abreuvoir extérieur où les gens venaient faire boire leurs bêtes, et d’où l’eau coule ensuite vers le lavoir, à l’intérieur.” C’est une petite pièce, avec trois bacs en pierre qui se suivent dans la longueur : un bac de lavage, et deux bacs de rinçage… Il n’y a pas de porte, encore moins de chauffage, c’est plutôt spartiate.

En hiver, il fallait amener de l’eau chaude pour les mains, parce que l’eau était glacée, se souvient Simone en nous montrant ses mains usées, et parfois il gelait quand on pendait le linge, alors il était tout dur quand on allait le chercher.” Marie-Thérèse et Simone sont encore capables de reproduire les gestes qu’elles faisaient autrefois. “On se mettait à genoux, ici, le long du bac, sur une planche en bois pour que ce soit un petit peu plus confortable. On lavait le linge, puis on le mettait dans le bac de rinçage. On plaçait un drap dans le fond du bac pour ne pas ramasser les saletés, et on rinçait à grande eau. Ensuite, il fallait tordre tout ça. Si c’était un grand drap, on s’y mettait à deux.

Un vrai lieu de vie

Mais, à l’époque, on ne lave pas tout le linge au lavoir. Le blanc est d’abord passé dans une lessiveuse à champignon, l’ancêtre de nos machines à laver. Les parents de Marie-Thérèse Dinant en ont reçu une en cadeau de mariage, au début des années 40. Elle la décrit comme une bassine en tôle, avec une cheminée en son centre, coiffée d’une sorte de champignon troué, comme sur un arrosoir. “Dans le fond, on mettait de l’eau et du savon, puis on mettait le linge autour du cylindre, et on faisait chauffer. En chauffant, l’eau montait dans le tuyau, sortait par le champignon et arrosait tout le linge. On mettait ça sur le feu une bonne heure. Ensuite, on amenait la bassine au lavoir pour le rinçage. On savonnait les tâches qui restaient avec une brosse à chiendent, puis on jetait le linge dans le bac de rinçage.

Sur la droite, le lavoir de la Petite Chairière, vers 1912, avec l’abreuvoir à l’extérieur © Tous droits réservés

La tâche était ardue mais Germaine Meunier, la doyenne de 90 ans, garde un bon souvenir de ce temps-là : “C’était gai d’aller à la fontaine, parce qu’il y avait d’autres personnes, on se parlait, on se donnait des nouvelles. Je me souviens de Suzanne, elle prenait toujours la meilleure place !“C’est un vrai lieu de vie en somme, un endroit de rencontre au centre du village, presqu’exclusivement réservé aux femmes. D’après Marie-Thérèse Dinant, les hommes ne venaient presque jamais, si ce n’est pour conduire la brouette pleine de linge. “Ils avaient leur travail, aux champs, à la ferme. Mais je ne sais pas si les femmes auraient aimé que les hommes viennent, c’était leur quartier !

Du bleu pour du linge plus blanc

Les femmes avaient sans doute leurs secrets… Et elles avaient aussi leurs trucs, leurs techniques pour un linge impeccable : ajouter des petites boules de bleu indigo ou étaler le linge dans l’herbe, sur la rosée du matin. Enfin, dans les années 50, Marie-Thérèse et sa mère connaissent leur première machine électrique mais c’est toujours assez basique. “C’était une machine en bois, avec un mouvement de rotation. Il fallait ajouter de l’eau chaude et du savon, on laissait tourner une heure puis on enlevait le linge et on le rinçait au lavoir comme pour la lessiveuse.

Pour le rinçage et l’essorage, les dames de Vresse-sur-Semois devront attendre les années 60. Elles bénéficieront alors enfin de l’assistance des machines à laver automatiques venues d’Allemagne ou des Etats-Unis. Jusque là, il fallait une journée entière uniquement pour faire la lessive, sans compter le repassage. Autant dire que ça a changé leur vie. “Maman me disait : ‘J’embrasserais bien ma machine’. C’était un soulagement, et puis, ensuite, avec l’aspirateur, le mixeur, etc. Ça a vraiment libéré la femme !” Ca n’empêche pas Germaine Meunier d’être nostalgique : “Je regrette cette période-là, oui, parce que maintenant, je suis seule avec ma machine !” C’est à peine si elle n’envie pas leurs grands-mères qui, elles, lavaient encore directement leur linge dans la Semois…

Daphné Van Ossel, rtbf.be


LA GRANDE BUÉE… en Dordogne

Autrefois, faire la lessive se disait faire la buée ou faire la bue, termes à l’origine de l’étymologie de buanderie et de buerie. Dès le XIIe siècle, la lessive du gros linge s’effectue une fois l’an, après les fêtes de Pâques. Puis, les lessives sont devenues plus fréquentes. Au début du XIXe siècle, on parle des grandes lessives ou grandes buées qui s’effectuaient au printemps et à l’automne. Après un long et dur travail de préparation et de coulées du linge dans les buanderies, le linge était rincé au lavoir.

Les grandes lessives d’autrefois s’effectuaient généralement aux époques où il y avait peu de travaux aux champs. Au XIXe siècle, les lessives prenaient plusieurs formes :

    • les grandes lessives ou grandes buées (bugado du celte bugat, lessive) étaient des opérations d’envergure, qui avaient lieu une fois à l’automne et une fois au printemps. On comprend pourquoi les trousseaux de l’époque était aussi volumineux. Dans les familles aisées, une grande buée pouvait compter, en moyenne, 70 draps, autant de chemises, et des dizaines de torchons et de mouchoirs. C’était l’occasion de s’entraider entre voisines ;
    • les petites lessives ou petites buées avaient lieu une fois par semaine, généralement le lundi, pour des petites quantités de linge, essentiellement des vêtements. Le linge était lavé chez soi puis on venait le rincer au lavoir.
MATHE Jules-Hervé (1914) © Tous droits réservés

Les familles plus aisées faisaient appel aux lavandières, des laveuses professionnelles, qui allaient au lavoir tous les jours. En fonction du volume de linge à laver, les grandes buées duraient plusieurs jours, généralement trois appelés Purgatoire, Enfer et Paradis :

    • au premier jour, nommé Purgatoire, avait lieu le triage puis le trempage. Dans un cuvier, on disposait le linge en couches. Une fois rempli, le cuvier était rempli d’eau froide. Le linge y trempait toute la nuit pour éliminer un maximum de crasse ;
    • le deuxième jour, nommé Enfer, on vidait l’eau de trempage, puis on procédait au coulage en arrosant régulièrement le cuvier avec de l’eau de plus en plus chaude, puis bouillante, parfois parfumée avec des plantes aromatiques (lavande, thym, ortie, laurier selon les régions), l’eau s’écoulant par la bonde au fond du cuvier. Ce jour était appelé l’Enfer à cause des vapeurs qui se dégageaient du linge bouilli une bonne demi-journée et touillé de temps à autre à l’aide d’un grand pieu solide ;
    • le troisième jour, nommé Paradis, le linge refroidi était conduit au lavoir pour y être battu (le battoir permettait d’extraire le maximum d’eau de lessive), rincé et essoré. Quand ce travail était terminé, le linge était alors ramené au foyer pour y être séché. Le linge retrouvait sa pureté originelle, d’où le nom de Paradis donné à cette journée.

Ces grandes lessives d’autrefois donnaient lieu à de grandes fêtes, avec repas festifs, souvent préparés par les grands-mères…

Pour en savoir plus (e.a. les techniques de lavage), visitez espritdepays.com


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction, édition et iconographie | source : rtbf.be ; espritdepays.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, le lavoir de Torgny © JoelleC ; © Tous droits réservés.


Vivre le quotidien en Wallonie-Bruxelles…

LAROCHE : Dictionnaire des clichés littéraires (2003, rééd. 2022)

Temps de lecture : 6 minutes >

L’un des traits principaux de ces dissertations était une mélancolie chérie et caressée ; un autre, un jaillissement opulent et excessif de “beau langage” ; un autre, la tendance à empiler à tire-larigot des mots et des phrases particulièrement prisés jusqu’à ce qu’ils soient usés jusqu’à la corde […] On peut remarquer, en passant, que l’on trouvait là la moyenne habituelle de dissertation, dans lesquelles le mot “enchanteur” est exagérément caressé et l’expérience humaine décrite comme “une page de la vie”…

Voilà le décor tel que posé par Mark Twain dans Les aventures de Tom Sawyer (1876), lorsqu’il décrit le terrible soir de l’Examen, au cours duquel les enfants du village doivent, les uns après les autres, se lever, venir à l’avant de la scène sous le regard d’avance mécontent du Maître et réciter quelques poèmes ou dissertations dont l’originalité littéraire n’est pas le plus grand atout. En quelques traits limpides, Twain montre la vanité de l’exercice et règle son compte à l’usage répété des clichés littéraires. C’est également la préoccupation principale d’Hervé Laroche, comme il l’explique dans l’introduction de son jubilatoire Dictionnaire des clichés littéraires, que nous avons reproduite ci-après…

Vingt ans après…

Vingt ans après sa première parution, ce dictionnaire a été augmenté d’une  petite centaine d’entrées. Les entrées déjà existantes ont été revues et parfois étendues. Mais, le lecteur doit s’ en douter, les clichés ne se renouvellent pas à la même vitesse que le vocabulaire des adolescents. Par essence, le cliché dure ; il est une forme de la permanence littéraire. Il s’agit donc plus d’un approfondissement que d’un renouvellement.

Certes, il y a bien quelques tendances qu’on peut se risquer à pointer. Les téléphones ont largement accédé au vrombissement qui était auparavant l’apanage des autos. Après les nécessaires épreuves qu’impose la vie dans un roman, le personnage cherche aujourd’hui à se reconstruire. C’est sans doute dans le registre de l’imprécis délibéré que le cliché connaît sa plus nette extension. Si l’imperceptible, l’indicible, l’indéfinissable sont depuis longtemps des incontournables du cliché, ils reçoivent aujourd’hui le renfort du vague, de l’approximatif et de l’improbable. De l’indéfinissable au vague, il y a sans doute un glissement : le flou prend peut-être le pas sur l’inaccessible (qui, rassurons-nous, se porte toujours bien). On peut se risquer à voir là l’expression d’une époque qu’on nous dit être en manque de repères, ou quelque chose de cet ordre.

Mais le constat le plus évident, c’est que, vingt ans après, on avance toujours comme un automate, alors qu’il n’y a plus d’automate depuis longtemps et qu’aujourd’hui les robots dansent bien mieux que moi (il faut avouer que ce n’est pas difficile). On s’emmitoufle toujours dans de vieux plaids, on noircit toujours des carnets ou des cahiers. On gravit toujours les escaliers au lieu de les monter et on les dévale au lieu de les descendre. On s’appuie toujours contre les chambranles des portes dans des moments difficiles. Ça palpite toujours énormément, et les songes restent préférables aux simples rêves.

Certains clichés s’épuisent doucement. L’entropie littéraire est implacable, quoique lente. Ils ont évolué vers leur forme figée et peinent désormais à nimber le texte d’une ineffable aura poétique. Sans doute d’autres ont-ils tout simplement disparu. Je ne me suis pas soucié d’en faire l’inventaire, rebuté par ce travail d’entomologiste.

Et puis, pour une large part, cela a été fait dans un ouvrage phénoménal auquel je tiens à rendre un hommage appuyé. Cet ouvrage n’existait pas lors de la première édition de ce dictionnaire, ou du moins l’encre n’en avait-il pas encore séché. Il s’agit du Dictionnaire des cooccurrences de Jacques Beauchesne, paru en 2001 chez Guérin, et étendu ensuite par les filles de l’auteur, après sa disparition prématurée en 2009. L’entreprise de Jacques Beauchesne peut être comprise comme une tentative de noyer le cliché dans la langue, tout comme on peut noyer le poisson (chose en principe impossible, mais pourtant accomplie quotidiennement par des millions de gens). Le Dictionnaire des cooccurrences comprend environ 5000 entrées, toujours des substantifs. À chaque substantif sont associées une liste d’adjectifs et une liste de verbes. Prenons par exemple effroi, puisque c’est le sentiment qui m’a saisi lorsque j’ai découvert le Dictionnaire des cooccurrences (et aussi parce que cette entrée est relativement brève) :

Effroi : communicatif, énorme, immense, indescriptible, indicible, inexplicable, insurmontable, léger, mortel, passager, salutaire, subit, terrible, vague. Apaiser, calmer, créer, inspirer, jeter, provoquer, répandre, semer, susciter l’/un – (+ adj.) ; causer, éprouver, inspirer, provoquer, ressentir de /’- ; contenir, maîtriser son – ; défaillir, être glacé/saisi, frémir, haleter, mourir, pâlir, trembler d’- ; vivre dans l’-.

Un autre exemple :

Cliché : biaisé, classique, commode, dépassé, éculé, en vogue, facile, habituel, inusable, outré, persistant, raciste, réducteur, répandu, ressassé, sexiste, simpliste, tenace, usé, vieux. Employer, emprunter, éviter, sortir, véhiculer un/des -(s) (+ adj.) ; avoir recours, recourir à un/des -(s) ; abuser, sortir un/des -(s) ; accumuler, combattre, éviter les -(s) ; tomber dans les -(s).

Les voilà donc, les clichés, dissimulés dans les plis de ce Dictionnaire des cooccurrences, ayant reçu leurs papiers légaux leur conférant la qualité fort sérieuse de cooccurrence apparemment inoffensifs. Voire utiles. Car le Dictionnaire des cooccurrences est une entreprise dépourvue de la moindre ironie : il s’agit d’offrir à tout écrivant un outil permettant de ne pas chercher ses mots ou, plus exactement, de les trouver rapidement et efficacement. L’auteur en a d’ailleurs réalisé une version simplifiée pour les enfants et les écoles. Outil modeste, outil besogneux, d’une ambition folle/généreuse/immense/ manifeste/ tenace, d’un sérieux absolu/imperturbable/inébranlable, il a le charme des entrepreneurs ou aventuriers qui ne doutent de rien sans pour autant être sûrs de tout. Je le recommande chaleureusement, quoique son prix conséquent ne le mette pas facilement à la portée de l’ écrivain désargenté.

Malheureusement (ou heureusement pour moi), si ce Dictionnaire des cooccurrences constitue indéniablement une solide base de travail, indispensable pour se mettre le pied à l’étrier du cliché, il a ses limites. Tout d’abord, il procède à partir des substantifs, confinant les adjectifs et les verbes dans un rôle de comparse, et négligeant les adverbes, pourtant si précieux. Ensuite et surtout, du fait de son principe même, qui est de fournir des associations nom-adjectif et nom-verbe, les clichés sont livrés démontés, en kit. On voit tout le travail qui attend un auteur pour composer des ensembles plus longs et plus élaborés, ne serait-ce que pour arriver à des choses aussi simples que Plongé dans un abîme de tristesse ou Les gouttes de pluie tambourinaient sur les vitres dans un bruit d’enfer. On mesure les efforts nécessaires pour produire un bijou comme :

Pas une nuit où je ne me réveille en sursaut, trempé, suffoquant, avec le cœur qui tremble et déraille comme une chaîne de vélo.

Cette seconde édition trouve là sa raison d’être (en dehors de la vanité de l’auteur). Poussé dans mes retranchements par cette redoutable machine à fabriquer du cliché ordinaire, j’ai pensé qu’il fallait, désormais, encourager l’audace et la créativité. Cependant, la créativité en matière de cliché est une affaire délicate : par définition, un cliché n’est pas créatif, et si une formulation est créative, ce n’est pas un cliché. Ce qui peut être créatif, ce sont des assemblages inédits de clichés, des associations surprenantes, des accumulations paroxystiques, comme : La chape de plomb qui irradiait de lui jusque-là avait perdu de son pouvoir nocif.

EAN 9782363083135

Dans les entrées du dictionnaire, ces exemples nouveaux sont annoncés par un “Plus audacieux” ou équivalent. Ils sont évidemment tous authentiques, à quelques minimes modifications près. Il s’agit toujours de livres publiés chez des éditeurs reconnus et presque tous sont tirés de livres ayant connu un grand succès, souvent primés ou distingués. Les autres exemples, s’ils sont bien entendu inspirés par des lectures accumulées, sont en revanche le plus souvent de mon cru.

De plus, pour permettre aux lecteurs qui le désirent de tester leurs capacités en tentant d’imiter les auteurs virtuoses, un exercice spécifique a été ajouté. Comme il ne faut pas se dissimuler la difficulté d’une telle ambition, deux exercices plus simples sont également proposés. Les trois exercices, dont la difficulté croissante est soigneusement étalonnée, forment un ensemble qui ajoute une dimension ludique au projet pédagogique qui fonde cet ouvrage : donner à tout auteur, débutant ou confirmé, les ressources nécessaires pour former de beaux clichés, ceux qui ravissent les éditeurs, les critiques et les lecteurs.

Hervé LAROCHE, Dictionnaire des clichés littéraires (2022)


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition, correction et iconographie | source : arlea.fr | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Gabriela Manzoni.


Se documenter en Wallonie-Bruxelles…

Le Metropolitan Museum of Art diffuse 375 000 œuvres en accès libre

Temps de lecture : 3 minutes >

[LEMONDE.FR, 10 février 2017] Le musée new-yorkais autorise le téléchargement [gratuit] en haute définition des photos d’une partie de ses collections. Certes, il ne s’agit que d’une partie du million et demi de pièces conservées par le Metropolitain Museum of Art – seul musée américain à pouvoir soutenir la comparaison avec le Louvre. D’abord, parce que toutes n’ont pas encore été numérisées – elles peuvent l’être à la demande, mais alors il faut payer les frais. Ensuite, parce que les plus récentes ne sont pas encore tombées dans le domaine public – l’institution new-yorkaise couvre tous les champs de l’histoire de l’art, jusqu’aux contemporains.

Mais les autres, celles dont l’auteur est décédé depuis plus de soixante-dix ans, ou celles dont le musée possède le copyright, sont désormais téléchargeables en haute définition et utilisables à l’envi. Il est donc possible d’imprimer un tee-shirt à l’effigie de Joséphine-Eléonore-Marie-Pauline de Galard de Brassac de Béarn, princesse de Broglie (une merveille peinte par Ingres vers 1851), mais aussi de la projeter lors d’une leçon ou d’une conférence, ou de la reproduire dans un livre d’histoire de l’art, sans encourir la venue des huissiers.

INGRES J.A.D., Portrait de Joséphine-Éléonore-Marie-Pauline de Galard de Brassac de Béarn, princesse de Broglie © MET New-York

Education du public

Bien sûr, le Met n’est pas le premier musée à s’ouvrir ainsi. Comme le rappelle le New York Times, qui a relayé l’information, la National Gallery de Washington ou le Rijksmuseum d’Amsterdam l’ont précédé, mais à une échelle bien moindre : 45 000 images pour la première, 150 000 pour le second. Le communiqué du Met précise que ces photographies peuvent être téléchargées sans requérir une autorisation préalable pour n’importe quel usage, qu’il soit commercial ou non. Mais c’est évidemment cette dernière option, celle qui permet notamment une destination éducative, qui a présidé à ce choix.

VAN EYCK Jean, Le Jugement dernier (1440-41) © MET New-York

La chose ne surprendra que ceux qui méconnaissent à quel point les musées anglo-saxons, et même les institutions privées comme le Met, portent haut leur rôle d’éducation du public. Comme l’a relevé le site de La Tribune de l’art, son directeur, Thomas Campbell, l’a souligné : “La mission principale du musée est d’être ouvert et accessible à tous ceux qui souhaitent étudier et apprécier les œuvres d’art dont il a la charge. Améliorer l’accès à la collection du musée répond aux intérêts et aux besoins de notre public du XXIe siècle en offrant de nouvelles ressources à la créativité, aux connaissances et aux idées…”

Et La Tribune de l’art de comparer cette belle déclaration d’intention avec les conditions imposées par les musées français, et notamment ceux de la Ville de Paris, qui ne sont clairement ni à leur honneur ni à l’avantage commun.

Harry Bellet


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | source : lemonde.fr | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © MET New-York.


Plus de presse en Wallonie-Bruxelles…

LAROCHE H., Dictionnaire des clichés littéraires (Arlea, 2022)

Hervé Laroche s’attaque ici au cliché littéraire qui fleurit [cliché] aujourd’hui. Il lui règle son compte avec un tel brio qu’on n’ose plus, après la lecture de son livre, prendre la plume [cliché], ne serait-ce que pour une banale missive. L’auteur nous ouvre les portes [cliché] de cet univers « littéraire », où l’on savoure au lieu de manger, où l’on étanche sa soif au lieu de boire, où l’on marche sur des cendres encore tièdes, devant des décombres encore fumants, sur des chemins semés d’embûches ou des parcours jonchés d’obstacles…

CREUSEN : Femme et artiste dans la Belgique du XIXe siècle

Temps de lecture : 15 minutes >

Grâce au travail acharné de plusieurs historiens de l’art, le public belge connaît et reconnaît aujourd’hui le talent d’Anna Boch. Récemment, le musée Ianchelevici (La Louvière) a fait preuve d’une belle prise de position en mettant en relief l’artiste Cécile Douard, peintre à la vie aussi fascinante que sa peinture. À Ypres, c’est l’œuvre de Louise De Hem qui est l’objet d’une attention particulière depuis plusieurs années. Ces personnalités féminines ne sont pas des cas isolés. Terre de croisements, la Belgique accueille des artistes de talent, hommes et femmes, tout au long de l’époque contemporaine. Petit pays à l’échelle de l’Europe, le territoire correspond sur le plan artistique à un vaste champ d’investigation encore largement en friche.

DOUARD Cécile, Boraine (détail, 1892) © MRBAB

Proposer une exposition sur les femmes artistes de la Belle Époque constitue un solide coup de pouce pour la mise en chantier de nouvelles recherches subsidiées. L’occasion est donnée de voir des œuvres largement méconnues, rarement montrées, et de révéler des créatrices pour la plupart oubliées au-delà de leur localité d’origine. En 1999, un événement remarquable orchestré par le musée des Beaux-Arts d’Anvers et le musée d’Art moderne d’Arnhem avait déjà créé une impulsion en ce sens.

S’il ne date pas d’hier, l’intérêt sérieux pour la participation des femmes au secteur des arts plastiques reste un phénomène relativement récent : c’est principalement à partir des années 1970 que la recherche féministe a révélé l’existence d’une contribution féminine significative dans ce secteur, et ce, dès les temps anciens. Des études approfondies ont mis en relief de nombreuses personnalités engagées – peintres, sculptrices, architectes, illustratrices, photographes, cinéastes ou encore collectionneuses – auxquelles des monographies, des expositions et des romans sont aujourd’hui consacrés. En toute logique, les chercheuses américaines et anglaises, pionnières dans le domaine des Gender Studies, se sont d’abord intéressées au milieu des avant-gardes, mais aussi aux artistes anglo-saxonnes. Centre névralgique des arts à l’époque moderne, la France a très tôt fait l’objet de multiples essais ; pensons aux études et aux événements consacrés à Camille Claudel, à Séraphine ou à Sonia Delaunay. Dernièrement, deux personnalités qui font la jonction entre l’Allemagne et la France ont été remises en lumière auprès du public francophone : Paula Modersson-Becker, d’une part, et Charlotte Salomon, d’autre part. Ce fait est à saluer car, même en histoire de l’art, le poids de la découpe du monde en États-nations continue à peser sur la recherche, notamment pour des critères d’octroi de subsides. Les artistes, hommes et femmes, ont pourtant l’âme vagabonde…

Entre les deux mon cœur balance

Femme ou artiste ?

Très courante au XIXe siècle, l’expression “femme artiste” – “woman artist” en anglais – évoque l’image d’une balance à fléau en oscillation permanente, incapable de trouver son point d’équilibre. La formule définit un profil identitaire double et conflictuel : a priori, une femme artiste n’est ni tout à fait femme, ni tout à fait artiste. Les critiques d’art et les écrivains expriment volontiers l’impossibilité d’une relation harmonieuse entre ces deux états. Et pour cause, suivant la vision romantique qui prévaut alors, l’artiste représente l’intellect, la puissance créatrice, la singularité, l’esprit d’invention, la force. La femme évoque des principes bien différents, et même antagonistes, tels que les instincts, la procréation, la grâce, la délicatesse ; son corps la modèle comme réceptacle.

Louise De Hem dans sa maison de Forest (vers 1905) © Archives du musée communal de Ypres

Dire d’une artiste qu’elle est bien “féminine” constitue un lieu commun du discours. Derrière cette observation se profile l’idée rassurante que l’intéressée respecte le cadre de pensée réservé aux femmes. À la fin du XIXe
siècle, certains auteurs annoncent l’avènement d’un champ d’action spécifique, “l’art féminin” dans lequel les femmes pourraient œuvrer sans concurrencer leurs confrères et développer leur sensibilité. Aujourd’hui, dans un autre ordre d’idées, la question de savoir s’il existe une façon d’aborder la création artistique avec un regard spécifiquement féminin suscite fréquemment le débat. Pour certains, “l’art n’a pas de sexe” ; pour d’autres, toute production artistique se ressent nécessairement du sexe de son auteur.

Au XIXe siècle, dire d’une peintre qu’”elle peint comme un homme” équivaut à reconnaître qu’elle travaille de manière aussi efficace que ses confrères et sur le même terrain. Cet éloge concédé à grand-peine n’engage finalement pas à grand-chose et s’accompagne régulièrement de considérations douteuses. Perçues avec méfiance, celles qui peignent avec talent se retrouvent suspectées de tous les vices – usurpatrices, hommasses, traînées ou inverties. D’aucuns estiment même que trop de pratique artistique nuirait à leur mission naturelle, celle de donner la vie. Ainsi, en 1903, un journaliste du Soir met en garde les femmes qui font de l’art leur profession : le décès d’une sculptrice bruxelloise récemment accouchée s’expliquerait par un excès d’énergie consacrée à l’étude et à la création, au détriment de la force nécessaire à la maternité. De plus en plus affirmées et nombreuses à la Belle Époque, les femmes cultivées qui se manifestent dans l’espace public suscitent l’imaginaire le plus débordant.

Amateurisme ou professionnalisme ?

D’autres expressions, telles que “dame artiste” ou “peintresse”, apparaissent régulièrement sous la plume des critiques et chroniqueurs de l’époque. Elles permettent une fois encore de rassembler toutes les artistes, de les réunir pour dessiner un ensemble cohérent. Cette façon de les présenter voile une grande diversité de situations professionnelles originales.

Au sens strict, une “dame artiste” est une mondaine qui s’adonne à la peinture et au dessin avec un certain savoir-faire, mais sans prétention artistique. Ses connaissances reflètent le raffinement de son éducation et traduisent son statut privilégié. Son sens esthétique ajoute à son charme, pour autant qu’elle reste à l’écart de toute ambition personnelle. À la Belle Époque, le profil presque caricatural de la “dame artiste” nuit à l’ensemble de la communauté féminine qui participe aux Salons : coiffées du statut de “dame”, les artistes perdent de leur crédibilité car elles se retrouvent assimilées à des amatrices mettant leur pinceau au service de bonnes œuvres.

La jeune Anna Boch fait partie des demoiselles encouragées dès l’enfance à développer une sensibilité picturale qui sied à son rang social. À l’âge adulte, elle sort du schéma attendu en manifestant le souhait de devenir une
peintre à part entière. Plusieurs de ses consœurs belges effectuent le même parcours, en dépit des dissensions qui s’en suivent avec leur famille. En son temps, Émile Claus met en garde les parents d’Yvonne Serruys (épouse de Pierre Mille) : si la jeune fille bénéficie de leçons de haut niveau, elle deviendra peintre. C’est finalement la sculpture qui aura sa préférence et qui la conduira à Paris. Les codes de bienséance respectés par la haute bourgeoisie sont contraignants, ils le sont plus encore au sein de la noblesse. Alix d’Anethan quitte elle aussi la Belgique pour la France et y travaille régulièrement la fresque. Cette amie intime de Pierre Puvis de Chavannes n’hésite pas à aller à l’encontre du devoir de réserve demandé à une baronne.

Issu de l’ancien français, le terme “peintresse” apparaît de manière péjorative sous la plume de certains critiques de la Belle Époque, dont Émile Verhaeren et Edmond Picard, chevilles ouvrières de la revue L’Art moderne. En septembre 1884, durant deux semaines consécutives, la une de ce journal est consacrée aux “peintresses belges” qui prennent part au Salon de Bruxelles. Edmond Picard avance masqué, sous le couvert de l’anonymat, pour critiquer ces femmes qui sortent de leur rang et prétendent au professionnalisme. Les partis pris sexistes qu’il développe peuvent surprendre de la part d’un acteur de l’avant-garde ; un esprit éveillé ne l’est cependant pas sur tous les fronts. Le propos incendiaire de l’avocat, véritable plaidoirie pour le maintien des femmes dans la sphère privée, suscite un tollé général du côté des intéressées, qui adressent de nombreuses lettres à la rédaction. Picard s’en prend précisément aux femmes qui exposent dans les Salons officiels. Dans le même temps, il lui arrive ponctuellement d’encourager des femmes qui participent au réseau des avant-gardes.

Au XIXe siècle, ainsi que les sociologues de l’art l’ont bien montré, la concurrence est rude dans le milieu des artistes. Leur nombre va croissant au fil des décennies alors que la protection sociale est quasiment nulle. Intégrer le circuit des Salons ne nécessite pas d’être en possession d’un diplôme en arts. La disparition du système corporatif entraîne l’arrivée de gens de tous horizons dans le circuit des expositions, et parmi eux des femmes qui ne viennent pas forcément de familles d’artistes. Libres d’exposer, elles ne sont pas pour la cause prises au sérieux mais plutôt présentées comme des concurrentes dangereuses, dont la présence décrédibilise le milieu des arts. Beaucoup d’artistes femmes persévèrent. Marie Collart (épouse du lieutenant-colonel Henrotin) vend régulièrement et attire des collectionneurs et des marchands internationaux. Son fils rapporte cependant qu’elle pratique des prix trop bas et lui demande de conserver ses œuvres plutôt que de les laisser partir ainsi. À cela, elle répond simplement que “tout acquéreur devient un défendeur.

Mariage ou célibat ?

Pierre angulaire dans la vie des femmes de ce temps, le mariage interfère avec la pratique professionnelle. Cette étape signe très souvent l’arrêt total de la participation au circuit de l’art et, au-delà, l’arrêt de toute production. Les maris qui ont une ouverture d’esprit suffisante pour encourager leur compagne restent très rares. Dans les dynasties d’artistes, la nécessité fait loi et les femmes qui peuvent contribuer à l’entreprise familiale sont plus facilement prises en considération. À Liège, la famille Van Marcke parvient à se faire un nom grâce à un large éventail de services : portraits photographiques, paysages pittoresques, peintures décoratives, peintures sur porcelaine et natures mortes. Julie Palmyre Robert, venue de Paris, joue un rôle pivot et contribue largement aux succès de l’entreprise ; veuve du peintre Jules Van Marcke, elle épouse ensuite le photographe Joseph Van Marcke, peut-être pour garantir la cohésion de la cellule familiale.

Montigny Jenny, Jeunes filles dans une cour de récréation (1920) © Douai, Musée de la Chartreuse

Le culte romantique du génie inspiré supporte mal la concurrence et la répartition des tâches entre deux têtes pensantes. Les couples de créateurs tels que Juliette Trullemans et Rodolphe Wytsman ou Hélène du Ménil et Isidore De Rudder restent des figures atypiques. Durant la fin-de-siècle, un nombre significatif de femmes artistes belges très douées évoluent à l’ombre d’un homme de lettres, acteur de la modernité. Ces femmes bénéficient d’un train de vie élevé grâce à leurs époux et jouissent d’une liberté de mouvement plus grande que la plupart de leurs consœurs. Leur attitude contribue à la réussite sociale de leur mari et à sa reconnaissance dans les milieux mondains. Leur travail personnel est respecté et même salué, mais rarement montré au-delà du cercle amical ; il reste donc méconnu et sous-évalué.

Pour une femme peintre aspirant au professionnalisme, ne pas se marier revient à laisser “l’artiste” prendre le dessus sur “la femme”. Ce choix doit être mûrement réfléchi car le mariage est gage d’une certaine sécurité financière et permet aussi de protéger sa réputation morale. Une peintre célibataire se verra facilement suspectée de mener une vie libre et inconvenante ; elle devra lutter sans cesse pour se construire une image de sérieux et de droiture. Lorsqu’elle reçoit la Légion d’honneur, Euphrosine Beernaert évoque les sacrifices qu’elle a choisi de faire pour poursuivre une carrière. Beaucoup de ses consœurs font une croix sur leur vie affective pour pouvoir vivre leur vocation. Certaines aussi vivent une relation amoureuse dans le plus grand secret. Jenny Montigny fait partie de celles-là.

Le monde à portée de main

Par monts et par vaux

Moins libres de leurs mouvements que leurs confrères, les femmes artistes qui ont l’occasion de circuler et de voir du pays ne sont pas rares pour autant. Et, par chance, leurs déplacements laissent de multiples traces dans les archives. Des documents et mentions parfois très ténues témoignent de réalités diversifiées – excursions, visites de musées, voyages d’étude, longs périples et exils – qui nourrissent le travail. Porter le regard bien au-delà de la sphère privée apparaît indispensable pour progresser et pratiquer son art.
Cette forme d’émancipation se révèle d’autant plus nécessaire que la peinture de ce temps se donne pour principe de “coller au réel”. En d’autres termes, si une peintre représente la mer, le désert ou les ondulations d’un corps, cela signifie qu’elle les a vus de ses yeux et a eu le loisir de les étudier sous tous les angles.

Trullemans Juliette, Joli verger (s.d.) © Musée Camille Lemonnier, Bruxelles

Des artistes venues des quatre coins de la Belgique cherchent ainsi à voir et à savoir. Elles se déplacent à l’étranger, notamment pour y présenter leurs réalisations ou pour y parfaire leur formation. Paris coûte cher et se vit à différents rythmes suivant les moyens financiers. En partance pour un court séjour, Cécile Douard note les impressions éprouvées sur le quai de la gare : “Combien je me sentais indépendante et grande fille ce matin-là !“17. Louise De Hem se rend à l’académie Julian, chaperonnée par sa mère, afin de suivre un cours d’après modèle réservé aux demoiselles et fréquenté par un public cosmopolite. Louise Héger est logée par une famille amie pour pouvoir peindre dans l’atelier féminin d’Alfred Stevens, où se retrouve une petite troupe de talents belges – Alix d’Anethan, Georgette Meunier, Berthe Art en font partie.

À l’inverse, des peintres européennes visitent régulièrement le territoire belge et y envoient leurs œuvres. Un registre de cartes d’étude conservé aux musées royaux des Beaux-Arts de Belgique permet d’épingler les noms d’artistes belges et étrangères qui viennent y copier des toiles de maîtres. Les Salons de la capitale attirent quelques fois des exposantes renommées. À la fin du siècle, le groupe des XX présente des créations signées Mary Cassatt, Louise Breslau ou encore Berthe Morisot. Plusieurs artistes venues de pays limitrophes se fixent pour un temps à Bruxelles et participent de manière remarquée à la vie artistique locale. Active à la moitié du XIXe siècle, la peintre allemande Frédérique O’Connell, née Miethe, s’y fait une solide réputation avant de monter à Paris. Le tout Bruxelles s’arrache ses portraits et commente ses soirées spirites ! Sa manière d’être étonne et dérange, tout comme les audaces de la peintre française Joséphine Rochette (épouse de Luigi Calamatta), elle aussi installée à Bruxelles avec son époux quelques temps plus tôt.

Joséphine Rochette fait partie des femmes qui ont l’occasion de séjourner longuement en Italie, terre d’art et d’histoire considérée comme une destination phare pour les peintres et les sculpteurs. En phase avec l’esprit académique, cette fille d’archéologue y étudie les modèles antiques et renaissants. Au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, le regard porté sur l’Italie par les artistes connaît une profonde mutation. Ceux et celles qui se rendent sur place s’intéressent surtout à l’étude de la lumière et des paysages ou encore à la vie populaire. Voyageuses aguerries, Anna Boch, Louise Héger et Juliette Trullemans se mettent principalement en quête de paysages. Beaucoup d’autres contrées retiennent les artistes de ce temps, mais cerner l’incidence de ces voyages sur leurs créations reste souvent difficile faute de témoignages précis.

Si loin, si proche

La nécessité intérieure de sortir du cadre est peut-être le point commun de toutes ces femmes aux expériences de vie très différentes. Celles qui choisissent de se spécialiser dans le domaine du paysage – genre très coté au tournant du siècle – n’expriment-elles pas de manière éloquente ce besoin intense de respiration et de prise de distance pour se retrouver ? Leur soif d’indépendance n’échappe pas au public de l’époque ni à leur entourage. Comment une “dame” peut-elle sortir par tous les temps, tremper les pieds et le bas de sa robe dans la boue ? Surtout, comment peut-elle se retrouver isolée sur des chemins de traverse, aux prises avec l’inconnu ?

Surveillées tant qu’elles sont en âge de se marier, les paysagistes circulent rarement seules. Louise Héger organise ses sorties en fonction des disponibilités de ses contacts, proches ou lointains ; elle joue les demoiselles de compagnie, un rôle qui lui impose de longs moments loin de ses pinceaux mais qui lui ouvre aussi des destinations rêvées. Parmi les nombreuses paysagistes encore à redécouvrir, Marguerite Verboeckhoven livre de fines notations symbolistes de bords de mer, œuvres qui nécessitent certainement de longues heures de travail en plein air, parfois même en nocturne.

Porter le regard au loin n’est pas la seule manière d’augmenter l’étendue de son champ de vision. Au XIXe siècle, la pudeur impose aux femmes des classes aisées d’ignorer les réalités de leur propre corps, bridé et corseté. Certaines se risquent sans doute à observer en secret leur nudité, d’autres luttent ouvertement pour accéder à l’étude du modèle dévêtu. L’enjeu est de taille à une époque où la peinture narrative se fonde sur une connaissance approfondie de l’anatomie. Pour mémoire, les étudiants masculins passent des heures à travailler d’après le nu en académie. L’idée qu’une jeune fille puisse faire de même en effarouche plus d’un, car toucher au corps revient à ouvrir le champ infini du désir : les témoignages relatifs à la liberté de mœurs observée dans les cours de nu réservés aux garçons sont éloquents sur ce point.

d’Anethan Aliix, Femme assise de dos (étude) (s.d) © MRBAB

Des trésors d’ingéniosité sont nécessaires aux femmes artistes qui veulent représenter l’humain. À partir des années 1880, l’offre en matière d’étude d’après le modèle nu s’accroît significativement. Quelques étudiantes parviennent même à suivre des cours de nu dans des institutions officielles mais les réticences sont fortes. Cécile Douard fait ainsi une incursion très remarquée à l’académie de Mons. Travailler d’après le modèle masculin reste très difficile pour une femme, même à Paris, et celui-ci n’est jamais que partiellement dénudé. En peinture et en sculpture, le portrait mis à part, la représentation de l’homme demeure un thème d’accès malaisé.

Ouvrir le champ des possibles

Le public et les experts du XIXe siècle ne peuvent s’empêcher de jouer les censeurs quand ils analysent la production des “peintresses”. Encouragées à s’en tenir aux compositions florales, aux portraits d’enfants, aux notations à l’aquarelle, elles n’en restent fort heureusement pas là et abordent un large répertoire de sujets, de techniques et de formats. Les femmes qui (s’)exposent doivent veiller à se faire accepter du milieu sans se
laisser influencer outre mesure. Pour ce faire, elles se construisent une image de sérieux et évitent de se démarquer ouvertement. Observer leurs travaux avec un regard genré permet néanmoins de percevoir de multiples pas de côté, des prises de risque et des angles de vision parfois clairement liés à leurs expériences de femmes. La soif de découverte, de reconnaissance
et de liberté s’exprime plutôt de manière indirecte, par exemple via leurs choix iconographiques. À l’époque romantique, elles mettent volontiers en lumière des personnalités féminines entreprenantes et positives – héroïnes de romans, figures mythologiques, historiques et religieuses. De cette façon, elles présentent au public des modèles de femmes inattendus.

Durant la période réaliste, certaines artistes se risquent à proposer des images de femmes et d’enfants en net décalage avec celles de leurs confrères. Soutenue par Arthur Stevens, la toute jeune Marie Collart est acceptée au Salon de Paris avec une Fille de ferme occupée à répandre du lisier. Atterré, un critique d’art français s’interroge : une demoiselle de bonne famille peut-elle décemment se complaire dans la fange à peindre de grossières paysannes entourées de porcs ? Fascinée par les charbonnages, Cécile Douard obtient l’autorisation de descendre dans la mine pour y observer les ouvriers et les ouvrières à l’œuvre. Sous son pinceau, les travailleuses anonymes se métamorphosent en héroïnes titanesques abruties de labeur. Fait rarement mis en évidence, sa grande toile figurant trois glaneuses d’escarbilles ne représente pas trois adultes, mais bien deux adultes suivies d’une fillette âgée d’une dizaine d’années, peut-être moins. Très courant à l’époque, le travail des enfants est un sujet presque inexistant dans la peinture belge d’alors.

Tout comme Cécile Douard, la peintre hollandaise Marie Heijermans, active à Bruxelles, témoigne de la vie des petites gens. En 1897, elle peint Victime de la misère, une œuvre coup de poing qui met en scène la détresse d’une adolescente prostituée, figurée nue dans une chambre sordide, avec un client en arrière-plan. Dans une veine beaucoup plus solaire, qui s’écarte sans complexe du réalisme social, Louise De Hem et Jenny Montigny parviennent à évoquer l’enfance avec une acuité étonnante.

À la Belle Époque, plusieurs créatrices apportent une contribution singulière au domaine de l’image imprimée, de l’illustration et du dessin. La contrainte de réalisme visuel n’étant pas de mise ici, elles peuvent plus facilement envisager leurs supports de prédilection comme espaces d’expérimentation et de transgression. Léontine Joris et Claire Duluc s’inventent des pseudonymes masculins, sans doute pour accroître leur liberté de mouvement. La première aborde le domaine de l’affiche et l’art de la caricature – secteur où les femmes sont très peu représentées – sous le nom de Léo Jo. La seconde exerce sa verve caustique sous divers noms d’emprunt – Étienne Morannes, Monsieur Haringus – et illustre les livres de son mari, l’écrivain Eugène Demolder. Très intéressée par la gravure et la gouache, Louise Danse (épouse de Robert Sand) met volontiers en scène des figures féminines maniérées à la sensualité palpable. Personnalité secrète et volontaire, Marthe Massin contribue à la construction de l’image de son mari, le poète Émile Verhaeren, qu’elle représente volontiers quand il est plongé dans ses pensées ou occupé à écrire. En dépit de sa réserve et de sa discrétion “toutes féminines”, sa posture est audacieuse : elle choisit un homme pour modèle privilégié et s’invite dans son intimité de créateur.

Le champ des arts décoratifs est aussi régulièrement investi de manière  originale par des femmes de ce temps. Gabrielle Canivet (épouse de Constant Montald), met son inventivité picturale au service de la reliure d’art, domaine alors en vogue. Hélène du Ménil (épouse d’Isidore De Rudder) connaît une véritable reconnaissance oficielle – fait rare pour une artiste belge – grâce à la réalisation de broderies figuratives éblouissantes de finesse. Se basant sur des cartons dessinés par son mari, elle exprime son goût pour l’expérimentation en développant des procédés de broderie et en soignant la recherche ornementale.

Après l’invasion de la Belgique par l’armée allemande, le cardinal Mercier écrit la lettre pastorale “Patriotisme et Endurance”, destinée à être lue dans toutes les églises du diocèse de Malines à partir du 1er janvier 1915. Cette lettre fait grande impression en Belgique et à l’étranger et suscite la colère des occupants allemands qui ont essayer de stopper par tous les moyens sa diffusion officielle… ou clandestine. C’est seulement le 13 janvier 1915 que les sœurs de l’abbaye bénédictine de Maredret, vont prendre connaissance du contenu de cette lettre pastorale et décident selon les techniques les plus traditionnelles de la calligraphier et de l’enluminer. Ce travail a été exécuté dans la clandestinité du début de l’année 1915 au 15 août 1916, jour où le cardinal Mercier, en visite à l’abbaye de Maredret, a pu découvrir ce chef-d’oeuvre de 35 planches © Abbaye de Maredret

La minutie et les qualités techniques dont elle fait preuve se retrouvent d’une tout autre manière dans les enluminures néo-gothiques de Marie-Madeleine Kerger et Agnès Desclée, sœurs bénédictines de Maredret. Restées dans leur abbaye durant la première guerre mondiale, ces deux artistes éprouvent le besoin de traduire visuellement les événements qui se passent à l’extérieur. De manière tout à fait étonnante, elles insèrent de petites scènes d’actualité dans certaines de
leurs créations, dont la lettre pastorale du Cardinal Mercier de Noël 1914. Sous leurs pinceaux, nous retrouvons des évocations de combats sans pitié, de nombreuses figures masculines de soldats vêtus et dessinés à la manière gothique, le tout traité avec un souffle patriote ! La liberté d’invention dont elles font montre tient paradoxalement aux limitations dans lesquelles elles travaillent. L’observation directe cède le pas à la construction symbolique et favorise une mise en lumière alternative.

Alexia CREUSEN


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition, correction et iconographie | sources : Femmes artistes, les peintresses en Belgique (1880-1914), ouvrage publié à l’occasion de l’exposition éponyme au musée Félicien Rops, Province de Namur, du 22 octobre 2016 au 8 janvier 2017, diffusé via academia.edu (normalement, academia.com car le site est une plateforme commerciale) | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, BOCH Anna, Falaises de l’Estérel © Collection privée, Brussel • Photo Vincent Everarts ; © MRBAB ; © Archives du musée communal de Ypres ; © Musée Camille Lemonnier, Bruxelles ; © Douai, Musée de la Chartreuse ; © Abbaye de Maredret.


Plus d’arts visuels en Wallonie-Bruxelles…

LEVY : LV – La légende de juillet (1883)

Temps de lecture : 3 minutes >

Avant Jules César, l’année romaine commençait au 1er mars ; le mois dont nous racontons la légende occupait par conséquent le cinquième rang ; on l’appelait quintilis (cinquième) pour cette raison. L’année même de la mort de Jules César, 44 ans avant Jésus-Christ, Marc-Antoine, voulant honorer la mémoire du conquérant des Gaules, fit remplacer le nom de quintilis par celui de Julius (Jules). De Julius nous avons fait juillet.

Juillet nous amène les grandes chaleurs. Le 19 de ce mois finit Messidor, dans le calendrier républicain, et commence Thermidor, nom dérivé du grec et qui veut dire chaud. C’est en juillet, en effet, qu’ont lieu, dans notre hémisphère, les températures les plus élevées. C’est en juillet que commencent les jours caniculaires, pendant lesquels, disent les proverbes, il faut se métier des ardeurs du soleil. A cette époque de l’année, la belle étoile qu’on nomme Sirius se lève et se couche en même temps que le soleil ; les croyances populaires attribuaient à la présence de cette étoile les chaleurs plus vives de juillet, et, comme Sirius fait partie de la constellation du Chien, en latin canis, dont le diminutif est canicula (petite chienne), l’époque des températures élevées fut appelée canicule.

© Marie Desmares

En juillet, les Grecs célébraient une de leurs plus grandes fêtes : les Panathénées, en l’honneur de Minerve. Le nom de ces fêtes, formé de deux mots grecs : pan, tout, et Athéné, Minerve, indiquent qu’elles étaient suivies par tous les adorateurs de la déesse.

En juillet le Soleil entre dans la constellation de l’Écrevisse (Cancer). D’où vient ce nom : l’Écrevisse ? Les anciens disaient à tort, et on le répète parfois encore aujourd’hui, que l’écrevisse “marche à reculons et obliquement.” Le soleil, arrivé le 21 juin au plus haut point de sa course, commence, à partir de cette époque, à redescendre, à rétrograder, à marcher à reculons : de là le nom d’Écrevisse donné à la constellation dans laquelle le Soleil entrait il y a deux mille ans, vers le 21 juin.

En juillet comme en juin ; les travailleurs des champs redoutent l’abondance des pluies et manifestent leurs craintes à peu près dans les mêmes termes que pour le mois précédent :

Quand il pleut à la Saint-Calais,
Il pleut quarante jours après.
S’il pleut le jour de Saint-Benoît,
Il pleuvra trente-sept jours plus trois.
S’il pleut le jour de saint-Victor,
La récolte n’est pas d’or.

Nous sommes, en effet, en pleine moisson des céréales et la pluie peut contrarier la rentrée des récoltes ; à partir du 15 juillet on coupe les seigles, les orges, les avoines d’hiver et les blés dans le midi de la France…

Albert LEVY, Cent tableaux de science pittoresque (1883)


Albert LEVY (1844-1907) était un physicien français, directeur du service chimique à l’Observatoire de Montsouris (en 1894). Il a écrit sous son nom ainsi que sous le pseudonyme de “A. Bertalisse”. Nous avons retranscrit ici le texte de plusieurs de ses “tableaux” : les légendes du mois de…

Le PDF complet de l’ouvrage est ici…

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction et iconographie | sources : Fonds PRIMO (documenta) | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © rtbf.be ; © Marie Desmares.


D’autres symboles en Wallonie-Bruxelles…

MAHOUX : L’entrée du Christ à Bruxelles

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Ostende, 1888, Ensor invente l’art moderne. Il peint la violence sociale et ses tumultes intérieurs. Il fait de la révolte ouvrière un miroir où se reflète sa silhouette de paria. Il a 28 ans. Il cloue une toile immense sur le mur de son grenier, toile de lin, 2 m. 58 sur 4 m. 31. Il l’apprête avec une sous-couche de blanc de plomb. Et il peint son chef d’œuvre à grands coups de spatule. La peinture en tube est trop chère ; il a demandé à un peintre en bâtiment des laques en pots de 10 kilos. Il étale la peinture non diluée à grands traits. Il doit dérouler sa toile par terre tant elle est haute et il peint à genoux comme un anti-Michel-Ange qui peignait couché. Ensor travaille la couleur au couteau, comme une matière. Et ce sera la méga-toile, la toile méga culte, L’entrée du Christ à Bruxelles, parodie de l’entrée du Christ à Jérusalem.

C’est une bombe. Une bombe formidable qui explose dans l’histoire de l’art : une symphonie du chaos, une immense bouffonnerie, une toile carnaval qui annonce en fanfare l’expressionnisme. C’est notre défilé national, le seul qui vaille, le défilé monstrueux d’une société grotesque dominée par une banderole où il est écrit sur fond rouge, en haut, en grand : “Vive la sociale”. Comme un deuxième titre, un appel à la sédition et une satire de la révolution…

Le Christ, juché sur son âne, reconnaissable à son auréole, est minuscule au milieu de la mêlée, dans le tumulte des revendications politiques et sociales. Le visage du Christ – autoportrait d’Ensor – est presque caché dans son halo jaune. Sa main levée bénit le défilé des clowns grotesques. Le fleuve de la foule en liesse, formidable multitude en rangs compacts, menace littéralement de piétiner le spectateur de la toile. Ou de l’emporter. Terrible sentiment d’être balayé par ce torrent de visages tuméfiés, de bonhommes ventrus, de spectres vaudous, de masques devenus visages.

Choc de mes 17 ans. A la droite des clairons et des grosses caisses de l’orchestre doctrinaire, le bourgmestre et les échevins sont en costume de clown. Un évêque mitré, avec son bâton de tambour-major de majorette, mène la foule vers l’avant, comme une marée qui va déborder et envahir le monde. Ensor a peint une satire sociale, politique et religieuse comme le faisaient Bosch et Brueghel dont il est l’héritier dans la grande tradition flamande du fantastique.

Bleus, rouges, verts, blancs sonnent la charge brutale des rétines, couleurs vierges, primaires, indemnes. Le gentil nuancier impressionniste et symboliste est aboli, c’est le triomphe du spectre premier. Multiplicité des couleurs, confusion délibérée de la composition, abandon de la perspective : Ensor écrit à Verhaeren qu’il lui fallait des effets extrêmes pour réussir. Il a réussi. Ensor a réussi à peindre la musique. Il a suscité dans l’œil l’effet d’un musique sur un tympan. Il a peint une fanfare assourdissante ! Contre le ‘Beau idéal‘, il a peint le ‘Vrai ressenti.

La toile a 50 ans d’avance. Il a créé, à lui tout seul, dans son grenier, le trait d’union entre le XIXe et le XXe siècle. Son œuvre est un pont qui même aux expressionnistes allemands de Die Brücke, à Munch, Nolde, Kandinsky, Klee, Chagall. Sans Ensor, il n’y a ni Pollock ni Basquiat. La toile est un choc. Mais un échec. Personne ne veut l’exposer. En 1898, elle sera vaguement visible lors d’une exposition rétrospective d’Ensor à Paris. Échec cuisant.

L’Ostendais reste un paria dix ans encore. Aigri, il ne se séparera jamais du sommet de son art. Il en fera des copies plus petites mais l’original incompris restera chez lui toute sa vie. La toile est restée enroulée pendant 30 ans dans son atelier mansardé d’Ostende. Il n’a pu l’étirer qu’en 1917, au-dessus de son harmonium, lorsqu’il a déménagé dans sa nouvelle maison de la Vlaanderenstraat.

Douze ans après la mort d’Ensor en 1948, la toile refera le voyage de Paris pour l’exposition Les sources du XXe siècle présentée au Musée National d’Art Moderne en novembre 1960. André Malraux voit la toile très abîmée qui s’écaille et tombe en scories. Il note que, chaque matin, devant la méga-toile détériorée, les services d’entretien balayent de la poussière de chef d’œuvre.

Le Paul Getty Museum de Los Angeles va acquérir et restaurer L’entrée du Christ à Bruxelles et l’associer pour toujours à la chanson Desolation Row de Bob Dylan. On a laissé filer notre défilé national à Los Angeles, les gars. Pas de doute, on est bien belges. Mais c’est le seul défilé national qui vaille. Vive la sociale, bordel !

Jean-Paul Mahoux

Cette chronique est extraite de Peindre la musique, inédit, préparatoire à la nouvelle Obscure Ostende (à paraître, qui sait…)


[LESOIR.BE, 16 mai 2016] De face, de profil ou de trois quarts, chapeauté, casqué ou masqué, masculin, féminin ou squelette, blanc, rose ou rouge, vieux ou jeune, mille visages envahissent la toile et égarent les regards. Où est le fils de Dieu qui donne son nom au tableau L’entrée du Christ à Bruxelles peint en 1888 par James Ensor ?

Perdu au milieu de la foule qui lui vole le premier rôle ! Égaré sur un âne gris ! Seule son auréole jaune permet de le remarquer parmi les personnes qui semblent rassemblées non pour une cérémonie religieuse mais une fête carnavalesque qui se tiendrait un 1er mai. La large banderole rouge renseigne “Vive la sociale” et non “Vive le Christ”. Seul un petit panneau sur le côté applaudit un Jésus, roi de Bruxelles.

Mais que diable le prophète, qui a les traits du peintre, vient-il faire à Bruxelles, perdu dans une mascarade ? Le socialisme a-t-il remplacé le christianisme au point que si Jésus revenait aujourd’hui, il le ferait sous la banderole “Vive la sociale”? Ensor ferait-il un pied nez à la religion et à sa figure majeure ? Absolument ! Ensor n’a jamais tu ses critiques contre l’Église.

Comme il n’a jamais caché son ironie par rapport à la condition humaine. L’homme est selon lui vaniteux, le monde absurde et la réalité laide. Ce regard sombre sur l’existence est bien présent dans ce tableau. Le fils de Dieu est un simple quidam perdu dans la foule. Jésus est un pauvre hurluberlu parmi des humains plus grotesques les uns que les autres, pantins grimaçants et parfois même squelettes qui ne sont mus que par la jalousie, la cupidité, le désir, l’hypocrisie et bien d’autres défauts. Ils ne se soucient même pas de la venue du Sauveur. Seul le responsable de la ville semble se rendre compte qu’il arrive à Bruxelles, mais la foule reste indifférente, suivant un pitre avec une mitre et un bâton à l’avant du tableau.

Masques et squelettes servent la vision du monde du peintre tout en ayant une origine très pratique. Ils manifestent l’enfance du peintre. Le petit James a grandi à Ostende où le carnaval est une fête importante et dans une maison familiale dont le rez-de-chaussée est un magasin étrange où la mère Ensor vend des masques et des tas d’objets étonnants. Au-delà de l’histoire du peintre belge (1860-1949), les masques et visages grinçants d’Ensor s’ancrent dans l’histoire de la peinture belge tant ils héritent des œuvres de Bosch et Breughel.

La belle insolence d’Ensor lui vaudra quelques problèmes. Son tableau est d’abord refusé au Salon du Cercle artistique avant-gardiste des XX, dont il est pourtant l’un des membres fondateurs. Le tableau est jugé trop audacieux par sa forme pré-expressionniste et ses couleurs radicales, ainsi que par son fond iconoclaste. On parle même d’exclure Ensor du cercle tant il est contestataire, anarchiste même !

Le peintre ostendais vécut mal ces refus, lui qui était déjà si critique par rapport à l’humanité. Il écrit ces mots : “Mes concitoyens, d’éminence molluqueuse, m’accablent. On m’injurie, on m’insulte : je suis fou, je suis sot, je suis méchant, mauvais…” Les critiques n’améliorèrent pas son caractère misanthrope. Son mépris pour le genre humain ne fit que croître. Pourtant, le monde finira par reconnaître son génie. Ensor est appelé le “prince des peintres”, il est fait baron et, face à ces honneurs venus si tard, sans doute trop tard, le “prince” abandonne la peinture pour se tourner vers la musique.


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition, correction et iconographie | source : Jean-Paul Mahoux ; lesoir.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Getty Images.


Plus de liberté de parole en Wallonie-Bruxelles…

JUARROZ : textes

Temps de lecture : 4 minutes >

 

Comment comprendre l’espace
qui me sépare de l’arbre,
si son écorce dessine les lignes
qui manquent à ma pensée.

Comment comprendre la parenthèse
qui va du nuage à mes yeux,
si les figures du vent
délient le temps serré de ma petite histoire ?

Comment comprendre le cri pétrifié
qui gèle toutes les paroles du monde,
si de même qu’il n’est qu’un seul silence
il n’est au fond qu’une seule parole ?

Je ne comprends pas la distance.
L’ultime preuve en est l’espace absurde
qui sépare en deux vies
ton existence et la mienne.

Roberto Juarroz, Poésie verticale (1958, 2021)


[JOSE-CORTI.FR] La notice biographique de Roberto Juarroz (1925-1995) ci-dessous a été établie par Michel Camus et publiée dans Douzième Poésie Verticale (Paris : La Différence, 1993).

Né le 5 octobre 1925 à Coronele Dorrego dans la province de Buenos Aires en Argentine, Roberto JUARROZ a suivi des études de lettres et de philosophie à l’Université de Buenos Aires où il s’est spécialisé dans les sciences de l’information et de la bibliothécologie.

De 1958 à 1965, il a dirigé la revue de création Poesía = Poesia (20 numéros) où il s’est révélé fin découvreur et subtil traducteur de poètes étrangers, notamment Antonin Artaud. Pendant des années, il a collaboré à des dizaines de journaux, revues, et périodiques argentins et étrangers en tant que critique littéraire et cinématographique. Entre 1971 et 1984, il a été directeur du Département de Bibliothécologie et de Documentation à l’Université de Buenos Aires. Contraint à l’exil sous le régime de Peron, il fut pendant quelques années expert de l’Unesco dans une dizaine de pays de l’Amérique latine.

Roberto Juarroz a reçu le “Grand Prix d’Honneur pour la poésie” de la Fundacion Argentina de Buenos Aires. Il a également reçu plusieurs prix étrangers parmi lesquels le Prix Jean Malrieu à Marseille en mai 1992, et le Prix de la Biennale Internationale de Poésie de Liège (Belgique) en septembre 1992.

Toute l’œuvre de Roberto Juarroz porte le même titre : Poésie Verticale, chaque tome étant simplement numéroté pour être distingué des autres. Titre unique suggérant abruptement la verticalité de la transcendance “bien entendu incodifiable”, précise-t-il dans un entretien. Aussi est-il un des rares poètes contemporains à défendre haut et fort une métapoésie par où passe l’infini “bien entendu sans nom”, une vision poétique proche de Novalis pour qui “la poésie est l’absolu réel”, mais témoignant aujourd’hui d’un nouveau sens du sacré “bien entendu sans théologie.” Pour Roberto Juarroz, il n’y a pas de haute poésie sans “méditation transcendentale du langage”. La poésie, dira-t-il, est la vie non fossilisée ou défossilisée du langage.

Aujourd’hui, Roberto Juarroz est traduit en plusieurs langues. Avant que Roger Munier ne devienne en France son traducteur attitré, Fernand Verhesen fut, à Bruxelles, son premier traducteur en français et son premier éditeur (Editions Le Cormier) de 1962 à 1972.

“Le poète argentin, Roberto Juarroz est mort à Buenos Aires à l’âge de soixante-neuf ans. Quand il donnait lecture publique de ses poèmes – ce qui arrivait de plus en plus souvent ces dernières années – Roberto Juarroz ne se privait pas d’entourer sa parole de gestes éloquents, non pour marquer le tempo des mots, mais pour littéralement souligner le sens de tel ou tel vers. Il affirmait ainsi spontanément, la main s’alliant à l’esprit avec parfois quelque ironie, combien l’effort d’élucidation était au cœur de sa poésie jusqu’à en constituer le mouvement même.

D’emblée, Juarroz avait engagé son œuvre dans ce qu’il faut bien nommer un chemin d’éveil. Son pari initial n’étant nullement le fruit d’un raisonnement, mais l’expression d’un élan irrépressible, l’intuition aussi d’un questionnement qui trouverait toujours en sa propre puissance de dévoilement le sursaut de sa renaissance. Le titre unique, qui dès 1958 engageait tous les livres à venir, avait valeur d’injonction : Poésie verticale.

Trente-sept années durant, Juarroz a gardé le cap sans jamais dévier de la trajectoire qu’il s’était assigné. Pour lui, la relation décisive, à la fois problématique et féconde, confrontait l’espace de la poésie et l’esprit de la réalité. “La poésie, affirmait-il, est une tentative risquée et visionnaire d’accéder à un espace qui a toujours préoccupé et angoissé l’homme : l’espace de l’impossible qui parfois semble aussi l’espace de l’indicible“. C’est cet “impossible“, c’est cet “indicible“qui ont orienté la quête de Roberto Juarroz, celle-ci étant vécue comme une pérégrination de son propre destin à travers le langage.

Poème après poème, recueil après recueil (les volumes successifs se distinguant par leur seul numéro), le défi prenait forme et contrait la malédiction commune. “L’homme a été obstinément trompé et divisé, constatait-il. Sa capacité d’imaginer, son pouvoir de vision, sa force de contemplation ont été relégués dans la marge du décoratif et de l’inutile. La poésie et la philosophie se sont séparées à certaines moments catastrophiques de l’histoire de la pensée. Le destin du poète moderne est de réunir la pensée, le sentiment, l’imagination, l’amour, la création. Et cela comme forme de vie et comme voie d’accès au poème, qui doit façonner cette unité.

À l’évidence, la poésie se trouve ici dotée d’une vertu d’assomption, mais cette élévation, voire cet arrachement, n’a pas le ciel pour but, plutôt la réalité cachée, le supplément de réalité que le poème ajoute au réel. Ou, pour citer Octavio Paz, le supplément d’”instants absolus“. Car la voix de Juarroz est porteuse d’une plénitude fragile. On dirait qu’il a fait de la pensée la musique de ses poèmes et que ses questions découvrent des harmonies secrètes, des dissonances recluses et d’infinis silences.

Seule la musique
peut occuper le lieu de la pensée
Ou son non-lieu
son propre espace,
son vide plein.
La pensée est une autre musique.

Vouées à l’abrupt, issues du vertige et y retournant comme s’il s’agissait d’une source intense et lucide, les improvisations rigoureusement maîtrisées de Juarroz ont fonction d’effraction : elles dérangent, déroutent, détonnent. Surtout, elles ne se satisfont ni de lueurs ni d’éclats, c’est la lumière dans son entier qu’elles entendent rejoindre. Car l’obscurité n’est pas fatale, car l’énigme est à pénétrer, car la poésie est un mystère qui doit être éveillé.

Entre effroi et révélation, Roberto Juarroz s’est doté d’un destin exemplaire, jusqu’à entrer dans la fraternité de l’inconnu.”

Extrait de VELTER A., Roberto Juarroz, La Poésie comme élévation
(Le Monde, 4 avril 1995)


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TERMINOLOGIE DÉCOLONIALE – 7 – Les termes liés aux diasporas, à la diversité et à l’inclusivité (CNCD-11.11.11)

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OSIM : ORGANISATIONS DE SOLIDARITÉ INTERNATIONALE ISSUES DES MIGRATIONS

Une OSIM (Organisation de solidarité internationale issue des migrations) est une organisation constituée par des personnes immigrées et/ou issues  de l’immigration, (…), effectuant des activités au Nord et/ou au Sud, dont les finalités sont totalement ou partiellement orientées vers la solidarité internationale et le développement en faveur des populations, dans un ou plusieurs pays (…), dont principalement le pays d’origine.

DIASPORA

La diaspora est un mot d’origine grecque qui renvoie à la dispersion, la dissémination. Le terme recouvre la dispersion d’un peuple à travers le monde. Peuvent être retenues trois caractéristiques essentielles :

      1. la conscience et le fait de revendiquer une identité ethnique ou  nationale,
      2. l’existence d’une organisation politique, religieuse ou culturelle du groupe dispersé (vie associative),
      3. l’existence de contacts sous diverses formes, réelles ou imaginaire, avec le territoire ou le pays d’origine.

DIVERSITÉ

La diversité désigne ce qui est varié, divers. Appliquée à une entreprise, elle désigne la variété de profils humains qui peuvent exister en son sein (origine, culture, âge, sexe/genre, apparence physique, handicap, orientation sexuelle, diplômes, etc.). Dans une organisation qui se veut inclusive, la diversité cherche à se décliner dans toutes les fonctions et aux différents niveaux de l’organisation. La diversité culturelle est le constat de l’existence de différentes cultures au sein d’une même population. Selon l’UNESCO, la diversité culturelle est “source d’échanges, d’innovation et de créativité (…). En ce sens, elle constitue le patrimoine mondial de l’humanité (…). La défense de la diversité culturelle est un impératif éthique, inséparable du respect de la dignité de la personne humaine.

INTERCULTURALITÉ ET MULTICULTURALITÉ

L’interculturalité désigne l’ensemble des relations et interactions entre des cultures différentes. Le concept implique des échanges réciproques. L’interculturalité est donc fondée sur le dialogue, le respect mutuel et le souci de préserver l’identité culturelle de toute personne. La multiculturalité désigne la coexistence de plusieurs cultures dans une même société. Le multiculturalisme est également une doctrine qui met en avant la diversité culturelle comme source d’enrichissement de la société.

APPROPRIATION CULTURELLE

L’appropriation culturelle était au départ un terme qui renvoyait à un processus d’utilisation d’éléments d’une culture par une autre culture. Au départ, non polémique, il désignait tout autant l’exportation de la fête d’Halloween dans les pays européens que le fait que des objets d’art appropriés pendant le temps colonial soient dans les musées des anciennes métropoles coloniales. Rapidement, le terme est devenu plus péjoratif pour désigner un processus d’emprunt entre les cultures qui s’inscrit dans un contexte de domination et d’exploitation. Il s’opposerait à un phénomène sociologique courant qui veut que les cultures entrent en contact les unes avec les autres et s’abreuvent les unes des autres, faisant de la culture une matière mouvante et malléable dans le temps. Les contacts entre cultures seraient alors désignés par le terme d’interculturalité. Au-delà de la question sémantique, il s’agit d’être conscient que les cultures ne constituent pas des blocs monolithiques, qu’elles interagissent les unes avec les autres et que dans le même temps, elles entretiennent également des rapports de pouvoir entre elles. L’appropriation de certains éléments culturels peut ainsi être le reflet d’un rapport de colonisation entre peuples ou d’images réappropriées dans un cadre connoté négativement.

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TERMINOLOGIE DÉCOLONIALE – 6 – Les termes liés à la justice raciale (CNCD-11.11.11)

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ANTIRACISME

Selon le Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie (MRAX), “l’antiracisme vise à combattre le racisme sous toutes ses formes en s’opposant aux discriminations, aux haines, aux préjugés, aux inégalités qu’il suscite. L’antiracisme revendique l’égalité des droits et des chances pour tous. Il refuse toute tentation de domination politique, sociale, culturelle d’une communauté sur une autre.”

BLACK LIVES MATTER #BLM

Le mouvement est né en 2013, après l’acquittement de George Zimmerman, le coordinateur d’une surveillance de voisinage blanc qui a tué par balles Trayvon Martin, un adolescent noir de 17 ans non armé. Il a été lancé par trois femmes afro-américaines impliquées dans les mouvements communautaires : Alicia Garza, Patrisse Cullors et Opal Tometi. Le mouvement s’est répandu à travers les États-Unis dans un premier temps, et dans le reste du monde par la suite notamment grâce aux réseaux sociaux. C’est un mouvement décentralisé. Il existe en Belgique une branche qui se nomme Belgian Network for Black Lives, lancée à l’été 2020, dans le contexte des manifestations faisant suite à la mort de George Floyd aux États-Unis.

PERSONNE ALLIÉE

Une personne alliée est une personne qui ne subit pas un système oppressif mais qui va s’associer aux personnes qui en sont victimes pour le combattre. Être une personne alliée suppose un travail d’introspection sur qui l’on est, ce que l’on représente et la place que l’on occupe dans la société (ex. prendre conscience de sa blanchité, de l’eurocentrisme). Le fait d’être une personne alliée ne s’arrête pas au travail d’introspection, il va plus loin en ce sens qu’il signifie aussi que la personne se positionne en faveur de mesures pour apporter des changements interpersonnels, sociaux et institutionnels en faveur de l’égalité.

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TERMINOLOGIE DÉCOLONIALE – 5 – Les termes liés à la “blanchitude” (CNCD-11.11.11)

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PRIVILÈGE BLANC

Terme popularisé par la chercheuse Peggy McIntosh, l’expression de “privilège blanc” renvoie à l’ensemble des avantages invisibles mais récurrents dont bénéficient les personnes blanches uniquement parce qu’elles sont blanches. Les personnes blanches n’ont pas à subir de discrimination en tant que Blancs, mais elles possèdent également des avantages a priori invisibles par rapport aux personnes racisées. Cette expression met par ailleurs en avant le fait que le racisme reste une relation entre groupes sociaux, l’avantage des uns dépendant du désavantage des autres. En se basant sur sa propre expérience, Peggy McIntosh a relevé vingt-six privilèges blancs dans le cadre de son article, parmi lesquels se trouvent une estime de soi différente, un statut social par défaut plus élevé, un meilleur pouvoir d’achat, un meilleur accès au marché du travail, une plus grande liberté de circulation et d’expression jusqu’aux sparadraps qui sont de couleur rose clair.

BLANCHITÉ OU BLANCHITUDE

Ces termes renvoient au fait d’appartenir à la prétendue race dite “blanche”. Le concept de blanchité fait ressortir que le fait d’être une personne “blanche” est une construction sociale au même titre qu’être une personne “noire” ou “arabe”. Par conséquent, être une personne blanche, c’est aussi subir une forme de racisation qui, dans ce cas précis, octroie avant tout des privilèges.

LA FRAGILITÉ BLANCHE

On évoque dans de nombreux mouvements antiracistes le concept de fragilité blanche, développé par la sociologue Robin J. Di Angelo, pour faire référence à un état émotionnel, généralement inconscient, dans lequel se trouvent les personnes blanches lorsqu’une personne racisée juge et critique leurs comportements comme racistes. Cet état émotionnel se traduit par des émotions comme la peur, la colère, la culpabilité et/ou peut amener la personne blanche à minimiser le ressenti des personnes racisées ou à arrêter la conversation. La fragilité blanche révèle que les personnes blanches sont rarement confrontées au racisme, et donc ressentent un sentiment d’inconfort lorsque la question est abordée.

RACISME ANTI-BLANC

Le racisme anti-blanc toucherait spécifiquement les personnes blanches. Toutefois, les préjugés raciaux des personnes faisant partie des groupes minoritaires ne sont pas historiquement chargés et n’émanent pas d’un système. Interrogé sur l’utilisation du terme “racisme anti-blanc”, le directeur d’Unia Patrick Charlier disait ainsi : “L’utilisation du terme ‘racisme anti-blanc’ est trompeur, car il laisse entendre que c’est une forme de racisme qui est équivalente au racisme à l’égard des personnes d’origine étrangère, ce qui est très loin d’être le cas sur un plan sociologique et structurel. Il tend à relativiser les problèmes de racisme auxquels sont confrontées les personnes issues des minorités.”

Selon Alexandra Pierre, “la thèse d’un racisme ‘anti-blanc’ correspondait plus à une peur, ou une perception d’une domination sociale et politique des minorités, qui cache une peur de perdre son statut privilégié.

SUPRÉMATIE BLANCHE

Idéologie selon laquelle les valeurs culturelles et les normes des peuples d’origine occidentale sont supérieures à celles des autres groupes humains. La suprématie blanche se manifeste dans l’Histoire (colonisation, etc.) et dans les institutions (justice, éducation, etc.) construite par ces nations. Elle se décline dans les habitudes, les structures sociales, les croyances, les stéréotypes. Selon Alexandra Pierre, “il faut distinguer le concept de ‘suprématie blanche’ du mouvement des suprémacistes blancs. Ces derniers ne sont évidemment pas étrangers à l’idée de domination blanche. Cependant, dans leur cas précis, ils l’incarnent de manière brutale, consciente et assumée, individuellement ou à travers des organisations politiques d’extrême droite.

MYTHE DU SAUVEUR BLANC

Le “white saviorism” est un terme que l’on peut traduire par le “complexe du sauveur blanc”. Il est né dans le cadre d’une critique du «volontourisme» (ou tourisme humanitaire) et s’est considérablement amplifié depuis l’émergence des réseaux sociaux en recouvrant des aspects plus larges. Ce terme a ainsi fait largement débat dans le cadre des campagnes de l’ONG britannique Comic Relief qui a envoyé des célébrités anglaises présentées comme des héros dans les pays africains pour ses opérations de récolte de fonds. Suite aux accusations de “white saviorism”, l’ONG a arrêté cette campagne et a décidé de renforcer son action antiraciste en dédiant des fonds pour lutter contre le racisme en Grande-Bretagne. Le “sauveur blanc” désigne ainsi le fait de mettre au centre de l’action les humanitaires blancs qui en profitent pour poser “en héros” et entourés de “pauvres petits enfants” présentés comme passifs sur les photos qu‘ils publient ensuite sur les réseaux sociaux. C’est donc une forme d’expérience émotionnelle, sincère ou déguisée, qui permet de valider des privilèges et de soigner son image. C’est là que se situe la frontière entre le volontouriste désintéressé qui vient pour offrir son aide “gratuitement”, et les white saviors qui y cherchent une valorisation sociale et personnelle en étalant leur bonté à la vue du plus grand nombre. Ceux-là croient faire une bonne action mais agissent bien souvent sans discernement et sans tenir compte des véritables besoins des populations locales. Ce faisant, ils ne leur sont pas d’un grand secours, et peuvent même leur causer du tort.

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[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | source : cncd-11.11.11 | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © DP | Sur le même thème, voir également notre article sur la novlangue (Orwell)


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TERMINOLOGIE DÉCOLONIALE – 4 – Les termes liés aux discriminations (CNCD-11.11.11)

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DISCRIMINATION

Dans la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale adoptée par les Nations Unies en 1965, la discrimination est définie comme “toute distinction, exclusion, restriction ou préférence fondée sur la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique, qui a pour but ou pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, dans des conditions d’égalité, des droits de l’Homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social et culturel ou dans tout autre domaine de la vie publique.

Cette convention se décline en Belgique par trois lois fédérales qui constituent la législation anti-discrimination : la loi “Genre”, la loi “Antiracisme” et la loi “Anti-discrimination”. Cette législation condamne tant la discrimination que le harcèlement, le discours de haine ou les délits de haine envers une personne ou un groupe de personnes.

Par ailleurs, elle distingue 19 critères de discrimination, dont 5 critères raciaux, sur base desquels la discrimination est interdite et punissable : la prétendue race, la nationalité, la couleur de la peau, l’ascendance, l’origine nationale ou ethnique. Parmi les motifs de discrimination interdits par la loi générale relative aux “autres critères de discrimination”, on trouve deux autres critères qui font partie de l’antiracisme au sens large : les convictions religieuses ou philosophiques et la langue.

ACTIONS POSITIVES PARFOIS APPELÉES “DISCRIMINATIONS POSITIVES”

En Belgique, la législation utilise le terme d’”actions positives” plutôt que “discrimination positive”. L’action positive est définie dans la loi de 1981 tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme ou la xénophobie, comme un ensemble de “mesures spécifiques destinées à prévenir ou à compenser les désavantages liés à l’un des critères protégés [la nationalité, une prétendue race, la couleur de peau, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique], en vue de garantir une pleine égalité dans la pratique“. Les actions positives sont également inscrites dans la loi tendant à lutter contre certaines formes de discrimination de 2007, dite loi anti-discrimination.

NON-MIXITÉ (CHOISIE)

Pratique qui consiste à organiser des rassemblements réservés aux personnes appartenant à des groupes discriminés en excluant la participation de personnes appartenant à des groupes considérés comme potentiellement discriminants ou oppressifs et/ou à réserver la parole aux personnes opprimées en excluant les membres de groupes dominants qui risquent de monopoliser la parole ou de ne pas accorder de crédit à leurs propos.

La pratique de la non-mixité fait souvent l’objet de débats : pour certains, elle permet l’émancipation des personnes et la liberté de parole, pour d’autres, elles recréent une forme de discrimination.

QUOTAS

Les quotas sont une des formes que peuvent prendre les actions positives. Ils représentent ici un seuil minimal institué par la loi, chiffré, qui vise à normaliser la présence d’un groupe sous-représenté dans un espace donné. Il est important de rappeler que les quotas n’ont pas vocation à être éternels, ils constituent une étape afin de lutter contre les plafonds de verre et les discriminations. La fonction des quotas est à terme de faire disparaître les structures de pouvoir qui excluent les personnes sur base de leur genre et/ou de leur “prétendue race” ou origine.

L’instauration de quotas tant pour les femmes dans les instances de décision que pour les personnes racisées fait souvent l’objet d’intenses débats, car ils contreviendraient à la notion même d’égalité. Force est de constater que pour  les femmes, les quotas ont fait un peu de chemin comme on peut le constater dans la législation électorale qui instaure l’obligation de constitution de listes électorales équilibrées en terme de sexe ou dans l’obligation faite aux associations d’avoir un tiers de membres de leur CA du même sexe. D’autres propositions de lois sont actuellement en discussion entre autres pour imposer des quotas de genre dans les comités de direction des entreprises publiques.

La question des quotas pour les personnes racisées est par contre moins consensuelle. On lui oppose l’interdiction de recensement ethnique en Belgique, qui pourrait pourtant être contourné comme le proposait les Assises de l’interculturalité en se basant sur la nationalité de la personne à la naissance ou celle de ses parents qui se trouvent inscrites dans le registre national.

STIGMATISATION

La stigmatisation est le processus social et la forme de contrôle social par lequel une personne est “mise à l’écart de la société à cause de différences considérées comme contraires aux normes de la société.

STÉRÉOTYPE

Un stéréotype est une image préconçue, une représentation simplifiée d’un individu ou d’un groupe humain. Il repose sur une croyance partagée relative aux attributs physiques, moraux et/ou comportementaux, censés caractériser ce ou ces individus. Le stéréotype remplit une fonction cognitive importante : face à l’abondance des informations qu’il reçoit, l’individu simplifie la réalité qui l’entoure, la catégorise et la classe.” Il peut être valorisant ou dévalorisant et permettent à l’individu de classer rapidement de nombreuses informations.

PRÉJUGÉ

Un préjugé est une opinion préconçue portant sur un sujet, un objet, un individu ou un groupe d’individus. Il est forgé antérieurement à la connaissance réelle ou à l’expérimentation : il est donc construit à partir d’informations erronées et, souvent, à partir de stéréotypes.

INTERSECTIONNALITÉ

Cette notion est issue d’analyses qui tiennent compte du fait que les différentes catégories sociales impliquent diverses formes d’oppressions qui ont chacune un impact sur les personnes concernées. C’est ainsi que tout individu se trouve à la croisée de différentes identités qui le caractérisent comme son origine géographique, ethnie, religion, orientation sexuelle, classe sociale, âge, la “race”, l’état de santé, aspect ou sexe. L’intersectionnalité permet de visibiliser les minorités dans les minorités, de penser la multiplicité des discriminations et d’éviter le cloisonnement des luttes en analysant la manière dont les différents systèmes d’oppression s’articulent et se renforcent mutuellement. À l’origine, le concept a été créé en 1989 par l’avocate nord-américaine Kimberlé Crenshaw pour parler de la situation particulière des femmes noires qui se retrouvent à l’intersection de plusieurs discriminations, sexistes et racistes.

XÉNOPHOBIE

Hostilité systématique manifestée à l’égard des étrangers ou des personnes perçues comme telles.” Le racisme et la xénophobie sont deux termes qui ont émergé au même moment. Pourtant, ils ne désignent pas les mêmes réalités  : la xénophobie est un terme d’origine grec qui désigne la haine ou le rejet de l’étranger. Alors que le mot racisme vise plutôt les origines des personnes et induit un classement des personnes en fonction de leur prétendue race.

RROMOPHOBIE

Selon Unia, les Rroms constituent aujourd’hui la plus grande minorité ethnique en Europe et sont la cible d’une discrimination systématique à l’école, au travail et dans la vie quotidienne. “La Rromophobie se définit comme la haine ou la peur des personnes perçues comme étant Rroms, Tsiganes ou ‘du voyage’ et implique l’attribution négative de l’identité d’un groupe. La Rromophobie est donc une forme de racisme, taillée dans la même étoffe que celui-ci. Elle entraîne marginalisation, persécution et violences.

NÉGROPHOBIE OU RACISME ANTI-NOIRS

Selon le réseau Canopé, “le racisme anti-Noirs définit les attitudes, comportements et discours d’hostilité à l’égard des ‘personnes noires’, terme d’assignation qu’il faut considérer dans toute sa subjectivité et son hétérogénéité.

ISLAMOPHOBIE

L’islamophobie peut se définir comme la peur, ou une vision altérée par des préjugés, de l’islam, des musulmans et des questions en rapport. Qu’elle se traduise par des actes quotidiens de racisme et de discrimination ou des manifestations plus violentes, l’islamophobie est une violation des droits de l’homme et une menace pour la cohésion sociale.

ANTISÉMITISME

Attitude de racisme ou d’hostilité systématique envers les Juifs, les personnes perçues comme telles ou leur religion.

MICRO-AGRESSIONS

Échanges quotidiens qui envoient des messages dénigrants à certaines personnes en raison de leur appartenance à un groupe. Une micro-agression fait partie du spectre général des agressions et peut être implicite, voire invisible pour les autres. Le pouvoir des micro-agressions réside dans le fait qu’elles sont invisibles et donc qu’il est parfois difficile de percevoir nos propres actions comme discriminatoires.

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TERMINOLOGIE DÉCOLONIALE – 3 – Les termes liés à la colonisation (CNCD-11.11.11)

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COLONISATION

La colonisation est une entreprise de mise sous tutelle d’un territoire par un autre Etat ou territoire. Le pays colonisateur exerce sur sa colonie une domination politique, militaire et économique au détriment des populations locales.

La colonisation a été justifiée par l’élaboration d’une image pseudo-scientifique des peuples colonisés par les anthropologues/ethnologues européens. L’évolutionnisme et le racisme “scientifique” ont permis de justifier les violences perpétrées durant la seconde vague de colonisation dans la deuxième moitié du 19e siècle, la “civilisation” devant être apportée aux peuples colonisés.

DÉCOLONISATION

La décolonisation désigne le processus par lequel un pays ou une région colonisée (re)devient indépendant. Mais selon une seconde acceptation, la décolonisation concerne la décolonisation des mentalités, des discours, des savoirs, de l’espace public, etc. En effet, les systèmes de pensées ayant justifié la colonisation ont tendance à persister dans l’organisation des sociétés actuelles (aussi bien dans les populations des ex-pays colonisateurs que dans les populations des ex-pays colonisés) et ce, malgré que nous soyons dans une ère a priori post-coloniale au sens premier du terme. En ce sens, la décolonisation vise à déconstruire ces mythes persistants qui ont des effets concrets sur les individus (ex : eurocentrisme, mythe du sauveur blanc, racisme).

NÉO-COLONIALISME

On parle de néo-colonialisme pour évoquer les formes recomposées que prennent aujourd’hui les rapports coloniaux, généralement au niveau politique et économique.

Les ex-puissances coloniales cherchent à maintenir par des moyens détournés la domination économique et culturelle sur leurs anciennes colonies (ex : politiques commerciales de l’Union européenne, exploitation des ressources naturelles et ressources humaines, hégémonie culturelle…). Ce terme tend à s’étendre à des États qui n’ont pas ou peu participé formellement à la colonisation, voire ont subi celle-ci, mais en reproduisent les mécanismes de domination (notamment les États-Unis et la Chine…).

POST COLONIALISME

Selon l’université de Lausanne : “Le terme de post-colonialisme est créé au moment de la décolonisation. Au départ, il désigne une période historique, le moment qui suit la décolonisation d’un pays auparavant colonisé. Par la suite, il est utilisé pour désigner le courant critique qui traite des effets matériels, mais surtout symboliques et discursifs de la colonisation, au sein d’un nombre important de disciplines (en littérature comparée, histoire, anthropologie, études du développement, etc.).

MISSION CIVILISATRICE

Durant l’expansion coloniale, la notion de “mission civilisatrice” apparaît comme la théorie qui considère que les nations européennes sont “supérieures” et ont pour devoir – ou auraient reçu la mission – de civiliser des civilisations non européennes considérées comme “inférieures”. Cette conception se retrouve dans tous les pays européens qui s’engagent dans la colonisation. En Angleterre, l’écrivain Rudyard Kipling l’a décrit dans son poème The white man’s burden (“le fardeau de l’homme blanc”), qui insiste sur la lourde tâche qui attend l’Européen dans sa mission d’apporter la civilisation au reste du monde.

Selon Pernille Røge qui s’intéresse à la colonisation française, “le concept de ‘mission civilisatrice’ renvoie aux présupposés éthiques de la colonisation. Il stipule la supériorité de la civilisation française sur toutes les autres civilisations et assigne aux Français la tâche, ou plutôt la ‘mission’, d’amener ces civilisations inférieures au niveau de la civilisation française. (…) Ce discours est alimenté par des préjugés raciaux et des dichotomies telles que ‘Noir’ et ‘Blanc’, ‘sauvage’ ou ‘barbare’ et ‘civilisé’, apparaissent alors comme autant de moyens mis en œuvre par le colonisateur pour justifier la domination des colonisés“.

ETHNOCENTRISME.

Étymologiquement, l’ethnocentrisme évoque l’idée de centrage et de fixation sur ses propres valeurs et/ou repères culturels et normatifs. L’ethnocentrisme suggère également une incapacité ou une difficulté à prendre distance à l’égard de ses propres représentations. Ce manque de distance provoque une projection de ses propres représentations sur autrui ; autrement dit, le regard ethnocentré observe et évalue les goûts, pratiques et représentations d’autrui à travers les “lunettes” de sa propre culture.

COLONIALITÉ

Ce concept émerge en Amérique Latine sous la houlette de plusieurs académiques qui crée un réseau pluridisciplinaire sur le sujet au début des années 2000. Le postulat de base consiste à voir dans le moment de l’arrivée des Européens en Amérique Latine en 1492 le point de bascule vers la mise sur pied d’un système-monde fondé sur l’économie capitaliste et la racialisation des groupes sociaux. Cette théorie se différencie du post-colonialisme qui fait débuter 300 ans plus tard ce point de bascule.

EUROCENTRISME

L’eurocentrisme est une forme d’ethnocentrisme, qui renvoie au fait d’analyser des situations uniquement d’un point de vue européen ou, plus largement, occidental, voire de considérer son modèle de société comme supérieure aux autres. L’auteur égyptien Samir Amin a forgé ce concept dans les années 1970, pour lequel l’eurocentrisme n’est pas seulement une vision du monde mais un projet global, homogénéisant le monde sur un modèle européen sous prétexte de « rattrapage » pour les pays non occidentaux.

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TRIBUNE : Généralisons enfin l’Education à la Vie Relationnelle, Affective et Sexuelle (E.V.R.A.S.)

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[LAICITE.BE, 05 juillet 2023] Les constats sont nombreux qui justifient la nécessité de généraliser une éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle (EVRAS) de qualité auprès de tous les jeunes et les enfants. Aujourd’hui pourtant, on observe encore de grandes résistances face à l’Evras.

L’éducation relationnelle, affective et sexuelle est, depuis toujours, un sujet sensible, qu’il s’agisse de celle qui se fait à l’école ou dans les familles, de manière formelle ou informelle. Entre celles et ceux qui trouvent qu’on en dit trop, pas assez, pas correctement, ou encore pas au bon âge… des débats animés agitent les nombreux acteurs concernés. L’éducation sexuelle, qui existe depuis plus de 50 ans en Belgique, répond pourtant à des préoccupations sociales essentielles et à un enjeu de santé publique. La législature actuelle a vu la Fédération Wallonie-Bruxelles, la Région wallonne et la Cocof vouloir garantir l’accès à l’Evras pour toutes et tous les élèves grâce à un Accord de coopération qui les engage. Le Conseil d’État vient de se prononcer positivement sur le projet. Tous les signaux sont donc au vert. Posons dès lors enfin les premiers jalons de la généralisation de l’Evras en milieu scolaire !

Historiquement, en Belgique, l’éducation sexuelle a été instituée pour répondre aux besoins de prévention liés aux infections sexuellement transmissibles (IST) ainsi qu’aux grossesses non-désirées. Au cours des années, les questions liées à la santé sexuelle et aux relations amoureuses ont évolué. L’éducation sexuelle s’est elle aussi adaptée afin de correspondre à ces changements importants de paradigmes, comme la dépénalisation partielle de l’avortement dans les années 90, la légalisation du mariage pour les homosexuels et homosexuelles en 2003. Aujourd’hui, d’autres enjeux sont enfin pris en considération : ceux du sexisme (60 % des jeunes Belges subissent des pressions pour se conformer à l’image stéréotypée de l’homme ou de la femme), des violences sexuelles (un ou une Belge sur deux a déjà été exposé à une forme de violence sexuelle), ou encore de l’inceste, de la pornographie, du harcèlement, des stéréotypes de genre, etc. Ces chiffres montrent que les jeunes sont, dans une grande majorité, susceptibles d’être un jour victimes de ces violences, et ce risque est d’autant plus important pour celles et ceux qui appartiennent à des minorités sexuelles ou de genre. Les jeunes bisexuel (le) s et homosexuel (le) s sont par exemple deux à dix fois plus souvent concerné(e) s par les violences intrafamiliales et 1/3 des jeunes transgenres évitent d’exprimer leur expression de genre (vêtement, coiffure, apparence, etc.) par peur des conséquences négatives.

Pour faire des choix libres et responsables

Ces différents constats, loin d’être exhaustifs, justifient déjà pleinement la nécessité de généraliser une éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle (Evras) de qualité auprès de tou (te) s les jeunes et les enfants. Cette Evras vise à les outiller pour qu’ils ou elles puissent facilement faire des choix responsables qui respectent leur intégrité, leur bien-être et celui des autres. Comme à son origine, l’Evras constitue une politique de prévention destinée à améliorer la santé publique, mais en élargissant ses domaines de compétences au-delà de la sphère de la santé purement physique. C’est d’ailleurs toute la révolution de l’Evras : une approche globale et positive du relationnel, de l’affectif et de la sexualité.

En permettant aux enfants et aux jeunes d’accéder à cette éducation au sein de leur parcours scolaire, l’Evras assure par ailleurs une mission d’égalité des chances : l’ensemble des enfants et des jeunes peut ainsi obtenir des réponses adaptées aux questions qu’ils et elles se posent. Comme sur les autres sujets, cette mission de l’école ne se substitue en aucun cas à l’éducation des parents : elle permet de compléter les informations données au sein des familles, d’offrir un espace de parole bienveillant aux enfants et aux jeunes et, dans certains cas, de dépasser les tabous qui survivent dans certaines familles, qu’ils soient d’origine générationnelle, religieuse, culturelle, etc.

© lesoir.be

Dans tous les cas, les thématiques abordées lors des animations Evras et la manière dont elles sont présentées doivent toujours être adaptées aux jeunes qui y prennent part : non seulement parce que les animateurs et animatrices professionnel (le) s adaptent leurs propos à l’âge des élèves à qui ils et elles s’adressent, mais surtout parce qu’ils et elles partent du questionnement des élèves pour construire les animations. Ainsi, celles-ci ne devancent jamais les questions qui ont émergé au sein du groupe ; même si certains sujets sont systématiquement abordés à titre de prévention, comme le harcèlement, les infections sexuellement transmissibles ou encore la contraception. Ces réponses vont d’ailleurs toutes dans le sens du bien-être physique et psycho-social des jeunes et, surtout, suivent les recommandations de référentiels nationaux et internationaux reconnus (notamment ceux de l’OMS, d’Amnesty International ou encore de Child Focus).

Aujourd’hui pourtant, on observe encore de grandes résistances face à l’Evras. Les objectifs d’autonomisation des jeunes, de réduction des inégalités et d’amélioration de la santé publique en matière de sexualité, qui en constituent le cœur, doivent pourtant nous rassembler autour de sa défense : parce qu’elle permet à toutes et tous d’opérer des choix libres et éclairés dans leur vie relationnelle, affective et sexuelle, dans le respect de soi et des autres. Parce qu’elle permet aux jeunes de s’outiller contre certaines violences, et aux animateurs et animatrices de repérer des situations problématiques. Mais aussi parce que la généralisation de l’Evras, telle que pensée aujourd’hui en Belgique, est une mission de protection de la santé et du bien-être de l’enfance ; une mission nécessaire et essentielle.

Signataires : FAPEO (Fédération des Associations de Parents de l’Enseignement Officiel), CODE (Coordination des ONG pour les Droits de l’Enfant), Solidaris, Mutualité chrétienne, Child Focus, Susann Wolff, professeure de psychologie clinique à l’UCL et à l’ULB, Eveline Jacques, psychothérapeute, Amnesty, Prisme, Centre d’Action Laïque (CAL), CHEFF, Sofélia, Fédération des Centres de Planning et de Consultations (FCPC), Fédération des Centres Pluralistes de Planning Familial (FCPPF), Fédération Laïque des Centres de Planning Familial (FLCPF), O’YES

Cette carte blanche a été publiée sur lalibre.be le 30.06.2023…


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TERMINOLOGIE DÉCOLONIALE – 2 – Les mots autour de l’institutionnalisation du racisme (CNCD-11.11.11)

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RACISME ET RACISME SYSTÉMIQUE

Par définition, le racisme est une idéologie fondée sur la croyance qu’il  existe une hiérarchie entre les groupes humains, les prétendues “races”. Le racisme englobe les comportements et attitudes hostiles qui découlent de
cette idéologie, à l’égard d’un individu ou d’une catégorie d’individus.

La loi belge du 30 juillet 1981 tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme ou la xénophobie reconnaît deux types de discriminations :

      • Directe : la situation qui se produit lorsque, sur la base de l’un des critères protégés [la nationalité, une prétendue race, la couleur de peau, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique], une personne est traitée de manière moins favorable qu’une autre personne ne l’est, ne l’a été ou ne le serait dans une situation comparable,
      • Indirecte: la situation qui se produit lorsqu’une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre est susceptible d’entraîner, par rapport à d’autres personnes, un désavantage particulier pour des personnes caractérisées par l’un des critères protégés.

Le racisme est également un phénomène systémique, c’est-à-dire qu’il ne  peut être réduit aux seules interactions individuelles. En effet, le racisme fait également partie des institutions et de la socialisation. On parle alors de
racisme systémique quand plusieurs dimensions du racisme (historique, structurelle et individuelle) coexistent et se renforcent mutuellement. Cette forme de racisme a pour effet de perpétuer les inégalités vécues par les personnes racisées notamment en matière d’accès au logement et aux services publics.

Le racisme systémique, parce qu’il est plus insidieux, peut paraître plus difficile à percevoir. La Commission canadienne des droits de la personne et de la jeunesse le définit comme “la somme d’effets d’exclusion disproportionnés qui résultent de l’effet conjugué d’attitudes empreintes de
préjugés et de stéréotypes, souvent inconscients, et de politiques et pratiques généralement adoptées sans tenir compte des caractéristiques des membres de groupes visés par l’interdiction de la discrimination.”

RACISME D’ÉTAT

D’après le philosophe Michel Foucault, le racisme d’État désigne “un racisme lié au fonctionnement d’un État qui est obligé de se servir de la race, de l’élimination et de la purification de la race, pour exercer son pouvoir souverain” (exemples : L’Allemagne nazie, l’Afrique du Sud sous l’apartheid, les États-Unis lors de la ségrégation raciale sous les lois Jim Crow…).

Dans le contexte francophone de l’antiracisme contemporain, l’expression a été reprise par certains mouvements pour désigner la manière dont les États modernes sont structurés, sous couvert d’égalité formelle, par un racisme “institutionnel” qui dépasse les intentions et les idéologies.

RACISME CULTUREL

Aujourd’hui, les individus ne sont plus ciblés uniquement sur base de leur couleur de peau, mais également sur base de leur culture et la prétendue incompatibilité de celle-ci avec la culture nationale. Dans son rapport de 2013, Unia indique ainsi que le tabou sur le racisme scientifique n’a pas mis fin au racisme, mais a plutôt fait évoluer les mots utilisés pour mettre plus en avant des “identités culturelles” incompatibles car trop différentes. Le rapport d’Unia va plus loin en précisant : “Ce ‘nouveau’ racisme est en mesure de présenter le comportement raciste comme une attitude ‘raisonnable’, ‘logique’ ou même ‘naturelle’ en ces temps modernes : pour éviter les conflits entre groupes dans une société devenant toujours plus diverse, il est important de respecter les ‘seuils de tolérance’ de l’autre et de conserver une ‘distance culturelle’. Dans la forme la plus extrême du ‘racisme culturel’, la cohabitation est même totalement impossible, car les différences culturelles entre les différents groupes dans la société seraient tout simplement insurmontables.

Ce discours permettrait ainsi de justifier les discriminations et mauvais traitements des “groupes racisés” en invoquant des normes et valeurs propres à ces groupes : “Les Roms vivent du vol et ne veulent pas mettre leurs enfants à l’école“, “Les Africains ne veulent simplement pas travailler dur“, etc.

CNCD-11.11.11


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TERMINOLOGIE DÉCOLONIALE – 1 – Les mots autour de la notion de prétendue race (CNCD-11.11.11)

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RACE OU PRÉTENDUE RACE

Présupposant l’existence de groupes humains nommés “races”, la notion de “race” appliquée aux êtres humains apparaît dans la seconde moitié du 18e siècle et postule, par analogie avec les races d’animaux d’élevage, que les membres de chaque “race” ont en commun un patrimoine génétique.

Le fait d’attribuer aux descriptions physiques spécifiques à des groupes humains des aptitudes intellectuelles et des qualités morales différentes se forge dans le cours du 19e siècle, et vient classifier les différentes “races” en installant la suprématie de la “race blanche”. De nombreux auteurs du 19e siècle qui développent l’idéologie raciste recherchent la pureté de la “race”, en évitant que les groupes humains ne se mélangent. L’idéologie raciste a servi à justifier la colonisation, le régime d’apartheid tout comme en Afrique du Sud ainsi que la Shoah en Allemagne nazie.

Depuis plusieurs décennies, de nombreuses études scientifiques fondées sur la génétique ont montré l’ineptie du concept de race, qui n’est pas pertinent pour caractériser des groupes humains. En effet, la diversité génétique est plus importante entre les individus d’une même population qu’entre les groupes. Ainsi le projet scientifique “Génome humain” lancé en 1988 et finalisé en 2003, qui avait pour objectif d’établir le séquençage du génome humain, démontre qu’il n’existe que peu de variation entre l’ADN de deux êtres humains pris au hasard : leurs séquences d’ADN sont semblables à 99,9%. Il existe bien des variations au sein de l’espèce humaine mais ces groupes, nommés population ou sous-espèce, peuvent être identifiés par des caractéristiques morphologiques ou moléculaires différentes. Seulement, aucun marqueur génétique ne permet de classer des groupes humains différents encore moins de créer une hiérarchie entre ces derniers.

Le consensus scientifique rejette donc aujourd’hui les arguments biologiques qui pourraient légitimer la notion de race. Bien que le concept de race ne revête aucune réalité biologique, on peut bel et bien parler de “prétendue race” ou “soi-disant race” et de racisme au sens sociologique du terme. Lorsqu’on parle de “prétendue race”, on se réfère à la construction sociale qui structure encore nos relations sociales aujourd’hui en se fondant sur la notion non scientifique de “race” et continue d’impacter la position sociale des personnes racisées. La prétendue race en tant que construction sociale reste donc un concept pertinent. La “soi-disant race” fait partie en Belgique des critères de discriminations reconnus dans l’arsenal législatif belge en son article 4 de la loi du 10 mai 2007.

RACISATION OU RACIALISATION, PERSONNE RACISÉE

Le processus de racisation est défini dans le Lexique du racisme publié par le Centre de recherche sur l’immigration, l’ethnicité et la citoyenneté  (Montréal) en 2006 comme “le processus social par lequel une population est catégorisée par sa race.“. La racisation est également un “processus politique, social et mental d’altérisation.” Ce lexique du racisme recommande ainsi l’utilisation du terme “groupe racisé“, plutôt que de “groupe racial“, “race” ou “minorité visible“, comme terme adéquat pour parler de groupes “porteurs d’une identité citoyenne et nationale précise, mais cibles du racisme.” On parle alors de “personnes racisées” pour désigner les individus rattachés volontairement ou non à ces groupes.

ETHNICITÉ

L’ethnicité est une construction sociale divisant les individus en groupes sociaux sur base de caractéristiques spécifiques, telles que le sentiment de partager une ascendance commune, les comportements, la langue, les intérêts politiques et économiques, l’histoire, l’appartenance (ancestrale ou actuelle) à une zone géographique, etc. L’ethnicité est donc liée à l’existence d’un patrimoine culturel commun. Le terme d’ethnie, comme celui de tribu, ont toutefois été introduits dans le vocabulaire courant pour désigner spécifiquement les systèmes existant dans les pays colonisés afin de les dénigrer et ne pas leur reconnaître le statut de nation, qui associe l’idée de peuple avec celle d’un État.

CNCD-11.11.11


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | source : cncd-11.11.11 | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Angelica Dass | Sur le même thème, voir également notre article sur la novlangue (Orwell)


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CNCD-11.11.11 : terminologie décoloniale

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La langue est une technologie de pouvoir.

Frantz Fanon

[CNCD.BE, 15 décembre 2020] L’idée de produire un lexique à destination du secteur des ONG et acteurs institutionnels impliqués dans la coopération au développement est née d’une réflexion interne au secteur des acteurs de la coopération non gouvernementale, dans le cadre de ce que l’on appelle le Cadre stratégique commun des organisations – ONG et acteurs institutionnels – actives en Belgique. Dans ce cadre, 78 ACNG (Acteurs de la Coopération Non Gouvernementale) actives en Belgique que ce soit en matière d’éducation à la citoyenneté mondiale et solidaire, de plaidoyer, de 1e et 2e ligne ont réfléchi pendant plusieurs mois sur les enjeux de décolonisation, ce qui a abouti à la construction de ce lexique.

Dans le cadre de ces réflexions, il s’est rapidement avéré que le langage, le choix des mots constituait un élément essentiel pour pouvoir adopter une réflexion décoloniale. Certains mots, comme ceux de personnes racisées, ont amené de nombreuses questions entre les organisations, avec des compréhensions différentes selon les personnes ou les organisations.

Néanmoins, les mots ne sont jamais anodins. Ils permettent de révéler des structures de domination ou au contraire, les renforcent et les instituent. Une réflexion sur les mots que l’on utilise, ainsi que sur les images que les organisations véhiculent, est centrale pour ne pas reproduire des stéréotypes et être un allié structurel des organisations qui en Belgique luttent contre le racisme.

Afin d’avancer dans ce débat, ce lexique a été construit. Il offre une vision claire sur les termes les plus utilisés lorsqu’on s’intéresse aux questions de décolonisation et de diversité. Ce lexique a été établi par les deux organisations référentes du CSC Nord : le CNCD-11.11.11 et son homologue flamand 11.11.11.

Les objectifs de ce lexique sont doubles :

      • Renforcer la compréhension dans les ACNG des termes utilisés dans les débats sur la décolonisation, la diversité, l’intersectionnalité, etc.
      • Permettre aux ACNG de s’approprier ce langage et de l’utiliser dans les outils et dispositifs qu’ils mettent en place.
Cliquez ici pour télécharger le document…

Ce lexique vise donc à outiller les organisations ainsi que leurs travailleurs et travailleuses, afin de mieux comprendre certains concepts de plus en plus utilisés pour désigner les rapports de domination, d’exclusion, de stigmatisation dont sont victimes les personnes racisées. Il ne postule pas à l’exhaustivité, et ne reflète qu’une partie des discussions qui anime le secteur. La recherche d’un nouveau vocabulaire pour refléter de nouvelles façons de voir et construire le monde est un processus toujours en cours et ne constitue qu’une étape dans un processus plus large de décolonisation de ce secteur.

Le potentiel transformatif du langage

Comme le disait l’écrivain Frantz Fanon, “la langue est une technologie de pouvoir.” Elle reflète et forme notre vision du monde. Les mots ne sont pas seulement des étiquettes que l’on met sur la réalité, ils sont en soi des catégories qui façonnent la réalité, les mots ne désignent pas la réalité, ils en sont une interprétation. Les mots délimitent ce qui est pertinent, ce qui est utile, ce qui fait sens pour notre appréhension du monde. Ils sont profondément ancrés dans la culture qui nous imprègne. La langue n’est donc jamais neutre.

En ce sens, la création et l’utilisation de nouveaux mots issus de mouvements sociaux ont un potentiel de transformation réelle de ce qui est considéré comme pertinent ou pas. Néanmoins, l’utilisation de nouveaux mots contient en soi un potentiel qui ne pourra se réaliser que si les structures, les mentalités à la base des discriminations changent réellement.

CNCD-11.11.11

Le document complet (illustrations et notes bibliographiques) peut être téléchargé (PDF) ou commandé en version papier sur le site du CNCD-11.11.11. Cliquez ici…


Pour intégrer ces termes dans notre réseau de contenus wallonica.org et pouvoir y faire référence, nous avons éclaté le document en plusieurs articles, que voici : [en construction]


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | source : cncd-11.11.11 | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © CNCD ; © BELGA – Thierry Roge | Sur le même thème, voir également notre article sur la novlangue (Orwell)


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Caché dans un tableau de Picasso pendant un siècle, un surprenant personnage sort de l’ombre

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[CONNAISSANCE DES ARTS, 8 juin 2023] Lors de la restauration du tableau Le Moulin de la Galette de Pablo Picasso, les équipes du Guggenheim Museum de New York ont découvert un petit chien caché sous les couches de peinture. Le célèbre tableau est actuellement présenté au public dans l’exposition “Young Picasso in Paris.

Qui aurait pensé que pendant toutes ces années se cachait là un petit chien ? Cinquante ans après sa mort, Pablo Picasso (1881-1973) continue à nous réserver des surprises. Le 12 mai dernier, à l’occasion de l’ouverture de son exposition “Young Picasso in Paris“, le Guggenheim Museum à New York (États-Unis) a partagé une récente découverte faite sur l’un des tableaux présentés. Lors de la restauration et des analyses scientifiques du Moulin de la Galette (vers 1900), les équipes du musée ont identifié un repentir inédit. Il s’agirait d’un Cavalier King Charles Spaniel au poil auburn portant un nœud rouge, placé sur une chaise, à l’avant-plan de l’œuvre, avant d’être finalement recouvert par l’artiste.

Identifier les pigments pour révéler la version antérieure du tableau

Les restaurateurs du Guggenheum Museum, en collaboration avec les experts du Metropolitan Museum of Art de New York et de la National Gallery of Art de Washington, l’ont mis au jour en retirant la couche de crasse et le vernis jauni qui altéraient la compréhension de l’œuvre. Lors des analyses chimiques, et notamment de la spectrométrie de fluorescence X, qui a permis d’obtenir la cartographie chimique de la peinture, les spécialistes ont pu identifier les pigments utilisés par Picasso et générer une image de ce à quoi ressemblait la version antérieure du tableau avec l’animal caché tout ce temps.

“Nous voyons de plus en plus que cela faisait partie du processus de travail de Picasso”, explique Julie Barten, restauratrice au Guggenheim Museum, au média américain CNN. “Au fur et à mesure qu’il développait une composition, il peignait certains éléments ou les transformait en de nouveaux détails de composition. Et, très souvent, il laissait des aspects des compositions originales sous-jacentes qu’un spectateur qui regarderait de très près pouvait voir.” Aujourd’hui, le canidé n’est pas visible à l’œil nu, on le devine seulement sous une forme sombre indiscernable (un manteau sur une chaise ?).

Le chien reconstitué par les restaurateurs © Propriété de Picasso, 2023
Un chien qui prend un peu trop de place

Pourquoi Picasso a-t-il retiré le petit chien de sa composition ? Si les experts n’ont pas d’explication certaine, une des hypothèses de l’équipe du Guggenheim Museum serait qu’entre les robes, les hauts-de-forme en soie noire et les longs manteaux, l’animal de compagnie aurait volé la vedette aux figures du tableau. “Je ne suis pas sûr qu’un chien, et en particulier un chien de compagnie, ait un sens dans l’atmosphère sombre, malaisante et chargée d’érotisme que Picasso a si brillamment évoquée dans cette image”, décrit Tom Williams, professeur d’histoire de l’art à la Belmont University de Nashville, au New York Times. Quand Picasso débarque à Paris pour l’Exposition universelle de 1900, il n’a que 19 ans. Il découvre et peint alors une ville moderne et sa vie nocturne, dont ce lieu mythique de Montmartre, le bal public du Moulin de la Galette, qui a inspiré de nombreux artistes tels que Pierre-Auguste Renoir, Henri de Toulouse-Lautrec et Vincent van Gogh. Ginguette réputée au début des années 1830, elle est transformée dès 1890 en cabaret fermé. Picasso la représente en capturant un instant de cette société parisienne venue danser et se divertir le temps d’une soirée.

Un symbole du désir ?

Il n’était pas rare de croiser des chiens dans les lieux publics au début du XXe siècle. D’après le musée, le peintre espagnol aurait pu en profiter pour ajouter d’autres niveaux de lecture à son tableau. Ici, le chien symbolise-t-il peut-être la compagnie, le luxe voire le désir ? Toutefois, la lumière étant concentrée à l’avant-plan, l’être à poils long aurait détourné l’attention du spectateur. L’artiste a certainement préféré mettre en avant les figures en mouvement et l’espace de sa composition.

Quoi qu’il en soit, en plus de faire réapparaître toutes les subtilités de la toile, des textiles aux expressions, en passant par la touche du pinceau du jeune Picasso, cette restauration permet d’en découvrir toujours plus sur le processus créatif du maître de l’art moderne.

Agathe HAKOUN


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Plus d’arts visuels en Wallonie et à Bruxelles…

 

DELAITE : Léonie de Waha, les œuvres d’art intégrées

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[ATHENEEDEWAHA.BE] En 1868, à la demande du bourgmestre de Liège Jules d’Andrimont et avec le soutien d’une souscription publique, Léonie de Waha fonde un lycée pour jeunes filles. L’Institut Supérieur des Demoiselles est géré par la Ville de Liège dès 1878 et ensuite rebaptisé Lycée de Waha en 1925. Avant d’occuper le site actuel, le Lycée a connu deux autres implantations, Rue Hazinelle, puis Boulevard de la Sauvenière.

C’est entre 1936 et 1938 qu’est construit le bâtiment d’architecture moderniste que nous occupons actuellement. Conçu selon les plans de l’architecte liégeois Jean Moutschen, il intègre des espaces de vie exceptionnels pour l’époque : une salle des fêtes de 850 places, une cour de récréation de 2400 m², un internat, des laboratoires, une salle de musique, des gymnases, une piscine et même un abri souterrain pour 1000 personnes. Tout est conçu pour le confort des élèves et des enseignants. L’architecte a fait appel à des artistes liégeois pour réaliser des fresques, mosaïques, peintures sur toile, peintures sur verre et vitraux. Au total, ce sont 20 œuvres d’art réalisées par 18 artistes visibles aux quatre coins de l’école. Un résultat tout à fait étonnant qui fait de l’ancien Lycée un témoin incontournable de l’architecture moderne en Wallonie.

L’idée était d’embellir par l’esthétique monumentale le cadre de vie de la communauté éducative, mais aussi de permettre aux étudiantes de côtoyer quotidiennement un environnement à la dimension artistique particulière. Cet objectif se perpétue aujourd’hui. En effet, dans le cadre notamment des journées ateliers, un projet patrimoine a vu le jour. Son objectif est de promouvoir le bâtiment, son architecture et ses richesses artistiques, par le biais notamment de l’organisation de visites guidées du bâtiment par les élèves. Depuis le 17 mai 1999, le bâtiment est classé au Patrimoine Exceptionnel de Wallonie. Sa restauration entamée en 2004 comprend plusieurs phases, dont la prochaine est la restauration de la piscine, de ses vitraux et de ses mosaïques. Un défi colossal !

WAHA : Les œuvres d’art intégrées

Lorsqu’on considère aujourd’hui la liste des artistes appelés à collaborer à la décoration du Lycée, on peut s’étonner de son ampleur, de sa qualité et de  sa diversité quoique, bien sûr, tous soient liés à l’Académie royale des beaux-arts de Liège par leur formation. Le Lycée relevant de l’enseignement communal, il aurait certainement été anormal et probablement inexplicable auprès de conseillers communaux que le collège communal ne privilégie pas des artistes formés dans un établissement dont la ville est le pouvoir organisateur. Cela étant, une question demeure aujourd’hui encore sans réponse précise : qui a dressé la liste des artistes et comment cette liste est-elle devenue définitive ?

Quand on consulte les rapports des séances du conseil communal parus dans le Bulletin administratif de la ville de Liège, on apprend que dans le débat relatif à la construction du Lycée et à la sélection des artistes, le 21 décembre 1936, le conseil communal adopte la proposition de l’échevin Georges Truffaut à savoir que “dans un cadre assez restreint, on consulte des hommes comme M.M. Victor Horta et Émile Vandevelde [sic] qui, avec des artistes indiscutés, composeraient un petit jury.” Afin d’éviter une procédure de sélection trop longue et trop lourde, il semble que l’architecte, en concertation avec les autorités publiques, ait constitué une première liste d’artistes qui fut probablement examinée par ce petit jury.

Quoi qu’il en soit, les artistes concernés sont appelés à signer leur engagement dans le courant du mois de juin 1937. Après avoir reçu la signature des deux parties, ces contrats sont ensuite approuvés par le collège communal en séance du 2 juillet 1937. Ils définissent les procédures à respecter : un avant-projet et ensuite un projet devront être soumis au collège communal pour approbation, à chaque fois une tranche du paiement étant effectuée ; une nouvelle tranche sera ensuite payée au début des travaux et la dernière lors de leur achèvement prévu le 1er août 1938 à l’exception des fresques de la salle de conférences pour lesquelles un délai supplémentaire sera accordé ; celles-ci devront être terminées pour le 1er septembre 1938.

Tous les artistes respecteront le délai imparti à l’exception de Robert Crommelynck qui, malgré l’impatience des autorités communales, ne pourra livrer sa fresque que deux ans plus tard. Elle ne sera inaugurée que le 17 novembre 1940. On notera également qu’Oscar Berchmans a d’abord été engagé pour effectuer “deux statues dans le hall d’entrée, de part et d’autre de l’escalier donnant accès à la salle de conférences du Lycée pour jeunes filles.” Le document est signé par l’artiste le 7 juin 1937 et approuvé par le collège communal le 2 juillet. Quelques mois plus tard cependant, l’artiste signera un nouveau contrat : il s’engage alors à “exécuter à l’intérieur du hall d’entrée du Lycée Léonie de Waha, boulevard d’Avroy, un haut-relief cintré“, les contrats indiquent bien sûr aussi les sommes prévues pour chaque commande. On apprend ainsi que 160 ooo francs sont prévus à répartir entre Robert Crommelynck et Auguste Mambour pour les “fresques” de la salle de
conférences, 15 ooo francs pour “le modèle en vraie grandeur destiné à servir de moule pour un bas-relief en Lap” de Louis Gérardy, 25 ooo francs pour les peintures de Fernand Stévens [sic], 70 ooo francs pour chaque “modèle en plâtre en demi-grandeur” des bas-reliefs de la façade exécutés par Adelin Salle, Robert Massart et Louis Dupont, 20 ooo francs pour les “trois panneaux” de Ludovic Janssen, 25 ooo francs pour les trois eaux-fortes de Jean Donnay, 30 ooo francs pour “les cartons au cinquième de la grandeur d’exécution destinés à la pose des mosaïques en marbre” d’Adrien Dupagne, 20 ooo francs pour la peinture de Joseph Verhaeghe, 25 ooo francs pour les peintures de Marcel Jaspar, 30 ooo francs pour les peintures sur verre d’Edgar Scauflair, 25 ooo francs pour la peinture d’Edmond Delsa, 25 ooo francs pour chaque “groupe en plâtre en demi-grandeur” des sculptures de l’auvent réalisées l’une “à droite de la sortie vers la cour des jeux” par Georges Petit et l’autre “à gauche de la sortie vers la cour des jeux” par Jules Broums [sic), 20 ooo francs pour les cartons des deux vitraux, celui de la piscine “en demi-grandeur” et celui du petit hall “en vraie grandeur” conçus par Marcel Caron, 20 ooo francs pour le “haut-relief cintré” en “pierre artificielle” d’Oscar Berchmans et 25 ooo francs pour les “cartons au cinquième de la grandeur” de la mosaïque d’Émile Berchmans. Enfin, 1 ooo francs sont engagés pour la maquette “en demi-grandeur” en plâtre de René Motte et destinée à servir de modèle pour les perrons de la façade.

Ainsi qu’on peut le voir, certains artistes doivent réaliser des modèles à l’échelle, des praticiens exécuteront ensuite les œuvres, un travail qui sera supervisé par les artistes eux-mêmes. Le Musée des beaux-arts de Liège conserve ainsi deux projets de Robert Massart et un de Louis Dupont. Dans un courrier adressé au bourgmestre en date du 15 avril 1937, Jean Moutschen signale que le total des sommes prévues pour les artistes se chiffre à 680 ooo francs mais que la somme estimée pour l’ensemble de la décoration est de 800 ooo francs, la différence étant réservée pour le paiement des praticiens (sculpteurs et mosaïstes) et le coût du verre, des pierres et des transports. Finalement, un total de 701 ooo francs a été prévu et liquidé, le rapport annuel, présenté au conseil communal le 9 octobre 1939 en fait mention. En bref, 5 % du budget de la construction de ce vaste complexe moderniste, témoin majeur de l’architecture scolaire en Belgique, a été réservé à cette intégration artistique ambitieuse : vingt artistes liégeois ont pris part à cette décoration tant intérieure qu’extérieure à travers huit modes d’expression plastique (gravure, relief, ronde-bosse, fresque, mosaïque, peinture sur verre, peinture sur toile, vitrail).

Lorsqu’on considère l’ensemble des œuvres qui furent commandées en 1937 pour décorer le Lycée, quelques observations quant aux artistes, aux thèmes et aux lieux choisis méritent d’être retenues.

Les artistes habitent tous la région liégeoise. Nous ne trouvons aucun artiste étranger au Grand Liège. Nous ne rencontrons que des artistes formés et attachés à l’Académie royale des beaux-arts. Plusieurs y sont professeurs à l’heure de la commande. Émile Berchmans y a été professeur de peinture de 1904 à 1934, il en a été le directeur de 1930 à 1934. Son frère Oscar y est professeur de sculpture depuis 1918 et le sera jusqu’à sa retraite en 1943. Marcel Caron y est professeur de dessin et le restera un an avant d’être contraint de renoncer dès 1939, en raison de la charge de travail à laquelle il doit faire face par ailleurs. Jean Donnay y enseigne la gravure depuis 1931, il occupera ce poste jusqu’à sa retraite en 1962. Adrien Du pagne y est professeur de dessin depuis 1924, il le restera jusqu’en 1954. Auguste Mambour a été désigné professeur de dessin en 1931, puis professeur d’arts décoratifs en 1935 jusqu’à sa destitution à la Libération en 1944. Georges Petit y enseigne la sculpture depuis 1919, il demeurera professeur jusqu’à sa mise à la retraite en 1944. D’autres parmi les artistes sélectionnés y deviendront professeurs plus tard, tel Robert Crommelynck qui enseignera la peinture de 1944 à 1960. Louis Dupont y deviendra professeur de sculpture en 1949 jusqu’en 1964 comme Adelin Salle de 1944 à 1949. Fernand Stéven y sera professeur de dessin de 1943 à 1955 et Joseph Verhaeghe de 1955 à 1965. On comprend certes que l’autorité communale ait souhaité favoriser les artistes qui ont été formés par l’enseignement dont elle assure le pouvoir organisateur toutefois, il faut bien toutefois se rendre à l’évidence, les artistes choisis sont les plus représentatifs des arts plastiques liégeois pour la période concernée.

Le programme iconographique ne manque pas de cohérence, il s’agissait “d’élever un premier monument wallon dédié à l’éducation des jeunes filles.” Si l’on considère les thèmes choisis par les artistes, on remarque qu’au-delà des sujets liés directement à la jeunesse et à son enseignement, c’est l’activité économique de la région liégeoise et son dynamisme qui sont mis en évidence : l’industrie, la mine, les carrières… Edmond Delsa et Ludovic Janssen ont choisi. eux, de rendre hommage au cadre géographique avec des vues des vallées de la région liégeoise. Certaines œuvres, comme celles d’Adrien Dupagne, de Marcel Caron. d’Edgar Scauflair et de Fernand Stéven, sont en relation étroite avec les affectations des lieux à décorer : la piscine, la salle de musique, les salles de chimie et de physique. En cette fin des années 1930, il est symptomatique d’observer qu’à part le panorama de Ludovic Janssen qui énumère de manière assez synthétique quelques monuments de la ville. on ne trouve ici aucune allusion à l’histoire de la ville, de la principauté, à son folklore ou à ces coins pittoresques qu’un tourisme naissant commence à mettre en avant à cette époque : pas de place du Marché, ni de palais des princes-évêques, pas d’hôtel de ville ni de marché de la Batte, pas de botteresse ni de Tchantchès…

On notera enfin que, à l’exception de la salle des professeurs ornée d’une peinture de Joseph Verhaeghe et d’un bas-relief de Louis Gérardy, seuls les lieux fréquentés par les élèves ont été choisis pour accueillir des œuvres d’art. Il ne fut, en effet, pas prévu de décorer les espaces réservés à l’usage de la direction ou des services administratifs.

Quant aux modes d’expression plastique, ils sont très variés: peintures à l’huile sur toile, peinture sur verre, mosaïques, eaux-fortes, bas-reliefs, Lap,  vitraux, fresques … Ils apparaissent mentionnés dès l’été 1937 lors de la rédaction des commandes faites aux artistes. Ces procédés techniques ont été imposés aux artistes alors même que. certains d’entre eux, Robert Crommelynck, Auguste Mambour, Adrien Du pagne et Émile Berchmans, ne s’étaient eux-mêmes jusque-là jamais exercés à leur pratique. À cette époque, tous ces artistes sont en pleine maturité artistique, ce qui explique peut-être le fait que plusieurs d’entre eux, en concertation certes avec l’architecte, ne craignent pas d’innover dans des techniques qui leur sont peu familières. voire même tout à fait étrangères.

Outre les techniques. les manières de faire, les styles et les choix esthétiques sont différents. Toutefois en dépit d’une liberté certaine laissée à chacun et même si l’on s’étonna dès 1938 de l’écart engendré par les deux fresques de la salle de conférences qui reflète autant deux points de vue esthétiques distincts que deux personnalités qui trouvent là l’occasion de s’affronter, on constate que chaque artiste ne s’est guère servi de cette opportunité pour exprimer son individualité, conscient de ce que décoration et intégration à l’architecture impliquaient : chaque artiste, quelle que soit sa personnalité. a choisi de mettre son art au service de l’œuvre collective à laquelle il apportait sa contribution. Chacun avait compris que le Lycée serait non seulement une opportunité exceptionnelle pour sa carrière mais aussi une œuvre qui marquerait son temps.

La grande majorité des œuvres sont incluses spécifiquement dans l’arrêté ministériel de classement du Lycée daté du 17 mai 1999 qui en précise même les motivations : “hormis le fait que l’immeuble inauguré le 25 septembre 1938 constitue, pour l’époque, un modèle tant au niveau esthétique que fonctionnel, la caractéristique principale de l’immeuble qui en fait un bâtiment d’exception est évidemment l’intégration de nombreuses œuvres d’art réalisées lors de sa construction.” Ces œuvres d’art présentent un intérêt archéologique, historique. social et plus particulièrement un intérêt technique (la réactualisation de la technique de la fresque) doit être retenu. “Grâce à ces chefs d’œuvre, le Lycée témoigne autant de la création artistique de l’Entre-deux-Guerres que d’un modèle pédagogique exemplaire abordant les thèmes de l’enseignement, du monde du travail et des ressources wallonnes. du sport, de l’art et des sciences.” Il convient de surcroît de souligner que le Lycée de Waha est inscrit sur la liste du Patrimoine exceptionnel de Wallonie. Cependant, étant donné que la collaboration d’artistes peintres et sculpteurs a été décidée dès la conception du Lycée. et au vu de la pertinence du choix des artistes et de leur importance ainsi que de la grande cohérence du programme iconographique, ne serait-il pas logique et hautement souhaitable que toutes les œuvres d’art fassent partie intégrante du classement, La Meuse d’Edmond Delsa, le Panorama de Liège et de sa région de Ludovic Janssen, l’Évocation de la musique dans un paysage d’Edgar Scauflair, le Travail du bois dans la forêt et le Travail de la pierre dans la carrière de Marcel Jaspar n’étant hélas aucun repris dans l’arrêté de classement ?

Hormis les trois eaux-fortes de Jean Donnay, les trois bas-reliefs de la façade à rue et le portrait de Léonie de Waha, restaurés respectivement en 2003-2004, en 2004-2005 lors du chantier du nettoyage et de la réfection de cette façade, et en 2018 à l’occasion de festivités anniversaires, les autres œuvres d’art nécessitent des interventions conservatoires et de restauration rapides, voire même très urgentes, afin d’éviter leur perte définitive comme ce fut le cas, voici quelques années, avec un vitrail de Marcel Caron.

La consultation des différents contrats d’artistes ayant participé en 1938 à la décoration du Lycée a révélé que certaines œuvres étaient erronément attribuées dans divers articles, publications et inventaires récents ainsi que dans l’intitulé de l’arrêté de classement.

En l’absence d’informations officielles précises, les titres sont ceux par lesquels sont habituellement désignées les œuvres d’art du Lycée.

Certaines œuvres étant aujourd’hui masquées pour des mesures de protection, il a été impossible de vérifier à la fois les dimensions exactes ainsi que la présence éventuelle d’une signature et d’une date de réalisation.

Philippe Delaite, avec la collaboration de
Dominique Bossiroy et Nadine Reginster


EAN 9782390380566

Cet artice est extrait de la monographie Léonie de Waha, de L’Institut à l’Athénée (Agence wallonne du Patrimoine, 2020). Dix auteurs spécialistes dans leurs domaines respectifs, y retracent l’histoire de Léonie de Waha et le développement de l’Institut supérieur de demoiselles, dans un ouvrage de 382 pages largement illustré de documents d’époque, photos et plans du bâtiment, repris à l’inventaire du patrimoine exceptionnel de Wallonie. De la femme engagée tant sur plan de l’éducation des jeunes filles que sur celui du mouvement wallon, Léonie de Waha, ce nom, bien connu à Liège, évoque d’emblée un lycée puis un athénée mais également un bâtiment résolument moderniste pour l’époque, imaginé par l’architecte Jean Moutschen. L’ensemble architectural compte une vingtaine d’œuvres d’artistes wallons réalisées lors de sa construction en 1938. Aussi riches que denses, les thèmes évoqués dans cette monographie emmènent le lecteur à la découverte de la vie de Léonie de Waha et du développement remarquable de l’enseignement public à Liège à la fin du XIXe siècle jusqu’à nos jours. Les auteurs soulignent également les vingt ans de pédagogie active et en immersion linguistique poursuivis par l’Athénée Léonie de Waha.


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition, correction et iconographie | sources : atheneedewaha.be ;  Agence wallonne du Patrimoine | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © AWP ; reportage photo © Philippe Vienne.


Plus d’initiatives en Wallonie et à Bruxelles…

MORDANT, Henri (1927-1998)

Temps de lecture : 4 minutes >

[CONNAITRELAWALLONIE.WALLONIE.BE] Pionnier de la télévision, Henri MORDANT (Herstal 02/07/1927, Liège 02/07/1998) sut imposer un style. Pédagogue, il se retrouva dans nombre de situations cocasses pour rendre simples des notions complexes. Militant wallon, il crut pouvoir rétablir sous son nom l’unité du Rassemblement wallon.

Docteur en Droit de l’Université de Liège (1950), passionné d’économie, Henri Mordant devient journaliste un peu par hasard, suite à une sollicitation de René Henoumont. Journaliste à La Meuse (1950-1953), il entre à la “radio-télévision” où il fera l’essentiel de sa carrière (1953-1992) et découvre le studio de Liège de l’INR. Conscientisé à la problématique wallonne depuis la Libération, président de la Commission littéraire de l’Association pour le Progrès intellectuel et artistique de la Wallonie, il nourrit un vrai goût pour les arts. Critique littéraire des plus avertis, auteur d’émissions littéraires et de pièces radiophoniques (Ozone), il passe au “Journal télévisé”, à Bruxelles en 1960, mais est déplacé après six semaines en raison de l’interview d’un rebelle algérien (Ortis) qui a déplu à l’ambassade de France. Soupçonnant le service radio de Liège d’aider les opposants à la Loi unique, la direction de la RTB préfère ne pas renvoyer Henri Mordant dans la Cité ardente et le désigne au bureau d’études du directeur général (1960-1961).

Au service Enquêtes et reportages ensuite, Henri Mordant fait œuvre de pionnier dans le journalisme économique, historique et social télévisuel, en lançant des séries d’émissions qui ont de forts taux d’écoute tout au long des années soixante et septante. Il y a eu Wallonie… (1962-1969), Dossier, Le Magazine des Consommateurs, Situation, les magazines de reportage Neuf millions, puis Neuf millions neuf ? Entre 1964 et 1968, une série de 118 émissions est consacrée à la Grande Guerre. Chef du service films, puis conseiller chef de service à la direction générale de la RTB (1977), Henri Mordant rédige un Code de déontologie journalistique discuté et approuvé par toutes les instances de la radiotélévision (Le petit livre émeraude). Théoricien de la “médiatisation”, il reprend du service d’antenne en créant et en animant le magazine d’informations À suivre

Pédagogue hors pair, Henri Mordant n’hésite pas à se mouiller… dans la Manche, pour expliquer le futur tunnel. Nous sommes en 1964 © sonuma

Professeur à l’INSAS (Bruxelles), il est aussi maître de conférences à l’Université de Liège où il donne cours à la section de journalisme (à partir de 1973). Créateur d’un style personnel de présentation télévisuelle, il rend accessibles des dossiers sociaux et économiques complexes. Il prétend pourtant qu’il n’a rien inventé ; il s’est simplement inspiré du style développé au Québec par un certain René Lévesque, journaliste devenu leader du Mouvement indépendantiste québecois, puis Premier ministre. Un parcours qui a peut-être donné d’autres idées à Henri Mordant.

Député wallon : 1980-1981 ; 1981-1985

© Institut Jules Destrée

Relais de nombreuses revendications wallonnes dans ses émissions, partisan de toute formule améliorant la décentralisation de la RTB, le journalisme entre résolument en politique en 1978, quand il est élu à la Chambre dans l’arrondissement de Liège sur une liste du Rassemblement wallon ; réélu en 1981, il siégera aussi au Conseil régional wallon (1980-1985). Devenu président du Rassemblement wallon en février 1979, Henri Mordant doit gérer le lourd héritage d’un parti qui fut la seconde force politique wallonne au début des années 1970 et qui n’envoie plus que quelques rares parlementaires dans les années 1980. Séduit par une alliance RW-FDF ainsi que par une stratégie Wallonie-Bruxelles qui conduit à l’absorption de la Wallonie et de Bruxelles au sein de la Communauté française, il enregistre de nombreuses défections. Président d’un parti sans électeurs et par conséquent sans élu – il cède la présidence à Fernand Massart en 1983 –, Henri Mordant quitte la politique et reprend du service à la RTBf.

Candidat malheureux à la direction de la RTBf-Liège, Henri Mordant conteste la décision et entre en conflit avec sa direction. L’affaire traînera en longueur jusqu’au moment où H. Mordant atteint la limite d’âge. Initiateur de l’émission Le Club de L’Europe (1988), il avait aussi remis sur antenne les émissions Wallonie 91-92. Retraité actif, il produit pour RTC Liège une série de sept émissions où il narre l’histoire de la Principauté de Liège (1995) et, lors des toutes premières élections régionales wallonnes de mai 1995, il se présente comme premier candidat d’une liste intitulée F.R.A.N.C.E. (Français réunis dans l’action nationale pour la coopération et l’émancipation). Il s’éteint en 1998, laissant des traces durables de ses multiples activités, et une formule qui caractérise bien son état d’esprit : “Il faut des racines solides et, pour s’entendre avec quelqu’un d’ailleurs, il faut d’abord être fortement de chez soi“.

[d’après l’Encyclopédie du Mouvement wallon, Parlementaires et ministres de la Wallonie (1974-2009), t. IV, Namur, Institut Destrée, 2010]

Paul Delforge, décembre 2014


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction et iconographie | sources : Encyclopédie du Mouvement wallon | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © sonuma ; © Institut Jules Destrée.


S’engager en Wallonie-Bruxelles…

LEVY : XLVI – La légende de juin (1883)

Temps de lecture : 3 minutes >

Le mot juin vient-il de juniores, jeunes gens, ou de Juno, Junon ? Quelques auteurs, en adoptant la première étymologie, supposent que dans ce mois on célébrait la fête de la jeunesse. Cependant la seconde étymologie parait assez probable, quand on se souvient que chez les Romains le mois de juin était consacré à la déesse Junon.

Du 1er au 21 juin, les jours continuent à augmenter. Du 17 au 25 juin, la durée du jour reste sensiblement la même : Sol stat, le soleil s’arrête ; nous sommes au solstice d’été. Notre dessin montre, pour les divers points de la Terre, la différence entre la durée du jour et celle de la nuit.

En juin, la température s’élève et atteint une moyenne de 17,2°. Dans ce mois, les agriculteurs redoutent l’échéance du 8 juin, jour de la saint Médard :

Quand il pleut, à la Saint-Médard,
Il pleut quarante jours plus tard.

Il est bien évident que si vous prenez ce dicton à la lettre, il est toujours en défaut ; mais on peut l’interpréter. La fête de la saint Médard tombait autrefois vers le 20 juin, jour voisin du solstice d’été. Or, a cette époque de l’année, le soleil occupe pendant quelques jours la même position par rapport à la terre ; la chaleur envoyée par le soleil reste la même durant cette période et, les conditions météorologiques variant peu, on doit supposer que le temps ne changera pas pendant quelques jours. Si donc il pleut à cette époque, la pluie a quelque chance de durée.

Si nos agriculteurs se sont inquiétés aussi vivement de l’influence de saint Médard, c’est, il faut le dire, parce qu’ils redoutent en juin l’abondance des pluies, ainsi que l’attestent certains proverbes agricoles :

Juin pluvieux vide celliers
Et greniers.

Quand il pleut pour Saint-Médard,
La récolte diminue d’un quart.

Eau de Saint-Jean ôte le vin
Et ne donne pas de pain.

C’est en juin que se termine le mois républicain prairial et que commence messidor, mois des moissons. En juin, vers la Saint-Jean, commencent la fauchaison et la fenaison, c’est-à-dire les opérations qui consistent à couper le foin, à le faire sécher sur les prairies et à le rassembler en meules, en bottes, pour le rentrer dans cette partie des bâtiments de l’exploitation qu’on nomme le fenil.

Albert LEVY, Cent tableaux de science pittoresque (1883)


Albert LEVY (1844-1907) était un physicien français, directeur du service chimique à l’Observatoire de Montsouris (en 1894). Il a écrit sous son nom ainsi que sous le pseudonyme de “A. Bertalisse”. Nous avons retranscrit ici le texte de plusieurs de ses “tableaux” : les légendes du mois de…
Le PDF complet de l’ouvrage est ici…

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction et iconographie | sources : Fonds PRIMO (documenta) | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, RUBENS Peter Paul, The Presentation of the Portrait of Marie de Medicis (détail montrant le couple Zeus/Héra ou Jupiter/Junon, c. 1622-1625) © Musée du Louvre © Fonds Primo.


D’autres symboles en Wallonie-Bruxelles…

I.A. : ChatGPT, tu peux écrire mon mémoire ? (quand les profs mènent l’enquête…)

Temps de lecture : 4 minutes >

[RTBF.BE, 7 juin 2023] C’est une nouvelle réalité dans le monde de l’enseignement : les applications capables de générer du contenu, comme ChatGPT, aident certains étudiants à finaliser leurs travaux. Ces “coups de pouce” de l’intelligence artificielle passent-ils inaperçus ? Comment font les profs pour les débusquer ? Et avec quelles conséquences, à la clé ? Nous avons, nous aussi, mené notre petite enquête…

Pour ceux qui auraient loupé l’info, ChatGPT, c’est ce robot qui vous rédige une lettre de motivation, un poème, un discours de mariage en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire. L’application compte déjà plus de 100.000 utilisateurs dans le monde. Et parmi ses fans, beaucoup d’étudiants.

C’est très tentant, manifestement

Caroline est prof dans le supérieur. Cette habitante de Wallonie picarde parcourt à longueur de journée des travaux d’étudiants, des rapports de stage ou des mémoires. De façon très claire, certains ont eu recours à l’IA (Intelligence Artificielle) pour composer leurs textes. “On s’y attendait. Mais c’est un peu plus rapide que ce qu’on imaginait. On pensait avoir encore un peu le temps… Je pense d’ailleurs que les logiciels de détection de plagiat sont eux aussi un peu pris de court ! C’est tentant, je pense, pour un étudiant d’utiliser l’intelligence artificielle pour se rassurer, avoir des idées, ou peut-être être malhonnête, ça arrive aussi !

Habituée à corriger les productions écrites de ses étudiants, Caroline pense pouvoir détecter, assez rapidement, les passages “made in ChatGPT“. “Cela ne complique pas le métier de correctrice, cela complique l’enquête. Quelqu’un qui tombe sur un texte généré par l’IA et qui ne connaît pas l’étudiant peut tomber dans le panneau. Il peut trouver ça bien écrit, ça tient la route… Mais quand on connaît bien ses étudiants, leur style, leur qualité d’orthographe, etc., on se réveille. On se dit ‘tiens, c’est bizarre’, et ça met la puce à l’oreille !

Je leur ai permis d’utiliser ChatGPT

Avoir recours à l’intelligence artificielle, est-ce du plagiat ? De la fraude ? Y a-t-il une base légale sur laquelle les enseignants peuvent se reposer ? Ces questions sont particulièrement “touchy”, vu le vide juridique qui entoure ces outils. “C’est une question très intéressante, mais à laquelle il n’y a pas de réponse absolue, nous explique Yves Deville, professeur à l’UCLouvain et conseiller du recteur pour le numérique. ChatGPT est un outil extrêmement nouveau. Il n’y a pas aujourd’hui de règles communes. Qu’est-il admis ? Interdit ? En quoi ChatGPT peut-il aider ? Ce n’est pas très clair ! Pour l’instant, c’est un peu à l’enseignant de déterminer par rapport à ses étudiants quelles sont les limites qu’il veut mettre en place.

Par rapport à mes étudiants, j’ai autorisé le recours à ChatGPT pour autant que les étudiants expliquent comment ils utilisent ChatGPT et à quel endroit de leur mémoire de fin d’étude il est utilisé. Ça n’a pas beaucoup de sens d’interdire ce type d’outil, car cela va se déployer de plus en plus dans la vie citoyenne. Il faut surtout apprendre à utiliser ces outils de manière intelligente.” Il faut, pour lui, distinguer les extraits “sourcés” et les extraits “pirates”, qui seraient de simples “copiés-collés”, assimilables à du plagiat. “Le plagiat, c’est reprendre une idée d’un autre sans le citer. Si on dit qu’on a utilisé ChatGPT et qu’on indique à quel endroit, ce n’est pas du plagiat : on prévient le lecteur.

ChatGPT ? Un excellent baratineur !

Pour Yves Deville, ChatGPT peut se révéler d’une grande efficacité pour une série de tâches : “corriger l’orthographe, améliorer la syntaxe, la forme d’un texte dans une langue étrangère. On peut utiliser ChatGPT pour déblayer aussi une thématique.

Mais gare à l’excès de confiance ! “Il faut surtout, surtout vé-ri-fier que ce que ChatGPT dit est bien une réalité scientifique ! ChatGPT est un excellent baratineur. Il ne faut pas utiliser ce type d’outil comme une encyclopédie.” L’Intelligence Artificielle peut jouer de vilains tours à ceux qui lui font trop confiance. En témoignent certaines anecdotes, récits de mésaventures relayés sur internet. “Il y a par exemple cet avocat américain qui a sollicité ChatGPT pour bâtir un argumentaire, dans un procès, raconte Yves Deville. Oups : ChatGPT a inventé des cas de jurisprudence. L’avocat n’a pas vérifié et transmis cette jurisprudence fantaisiste au juge. L’avocat a passé pour un idiot ! ChatGPT doit être considéré comme une aide, un premier jet, un générateur d’idées premières. Ensuite, on vérifie, on s’informe ailleurs, on travaille son sujet… Ne surtout pas tout prendre pour argent comptant.”

Yves Deville et Caroline se rejoignent sur ce point : l’importance de conserver (et d’activer) son esprit critique. Il doit agir comme un véritable bouclier, capable de débusquer les erreurs et fausses pistes sur lesquelles ChatGPT peut emmener ceux qui lui font confiance aveuglément.

Charlotte Legrand, rtbf.be


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition, correction et iconographie | sources : rtbf.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, l’œil du robot HAL (= IBM moins une lettre) dans 2001, l’odyssée de l’espace de Stanley Kubrick (1968) © MGM.

Pour bien faire la différence entre des références validées (comme dans wallonica.org, par exemple) et des textes fabriqués au départ des données statistiquement les plus probables (comme via ChatGPT), lisez sur le même sujet :

L’intelligence artificielle génère aussi des images et nous ne résistons pas à l’envie de partager une info (ou un délicieux canular) : un utilisateur aurait demandé à Dall-E [programme d’intelligence artificielle générative, capable de créer des images à partir de descriptions textuelles] une photographie de “Montaigne inscrivant son dernier Essai”… Si non e vero, e bene trovato !

Source : Jean-Philippe de Tonnac

Plus de dispositifs en Wallonie-Bruxelles…

ELIOT : Mercredi des cendres (poème, 1930, trad. C. Pagnoulle)

Temps de lecture : 7 minutes >

ELIOT, Thomas Steams (1888-1965). “Avant d’aborder l’œuvre de T.S. Eliot, deux remarques d’ordre bien différent s’imposent. D’une part, et du seul point de vue français, T.S. Eliot est le seul poète anglo-saxon dont l’œuvre, non seulement poétique mais aussi théâtrale et critique, soit presque entièrement traduite en France. D’autre part, il faut savoir que T.S. Eliot appartient autant à la littérature anglaise qu’à la littérature américaine…” [lire la suite sur wallonica.org…]

Trésor dans les trésors de la Gallica (BnF), un enregistrement où le long poème est dit par l’auteur lui-même… Le texte intégral en anglais est disponible ici

 

I. Parce que n’ai espoir de tourner encore

Parce que n’ai espoir de tourner encore
Parce que n’ai espoir
Parce que n’ai espoir de tourner

Désirant le talent de celui-ci la vision de celui-là
Je ne tends plus à tendre vers ces choses
(Pourquoi l’aigle vieilli étirerait-il les ailes ?)
Pourquoi regretterais-je
Le pouvoir disparu du règne d’ici-bas ?

Parce que je n’ai espoir de connaître encore
La gloire infirme de l’heure positive
Parce que je ne pense pas
Parce que je savais que je ne saurai point
Le seul véritable pouvoir transitoire
Parce que je ne peux boire
Là où fleurissent les arbres, où coulent les sources, car il n’y a plus rien

Parce que je sais que le temps est toujours le temps
Et le lieu toujours et seulement le lieu
Et que ce qui est ne l’est que pour un temps
Et seulement pour un lieu
Je me réjouis que les choses soient ce qu’elles sont et
Je renonce au visage bienheureux
Et renonce à la voix
Parce que n’ai espoir de tourner encore
Par conséquent je me réjouis, devant me construire de quoi
Me réjouir

Et prie Dieu de prendre pitié de nous
Et prie de pouvoir oublier
Ces questions qu’en moi-même je trop débats
Trop explique
Parce que n’ai espoir de tourner encore
Que ces mots répondent
De ce qui est fait, n’est plus à faire
Que le jugement ne soit pas trop sévère

Parce que ces ailes ne sont plus ailes pour voler
Rien que vanneaux pour éventer
Un air désormais sec et étriqué
Plus sec et plus étriqué que la volonté
Enseigne-nous l’engagement dégagé
Enseigne-nous la patience.

Priez pour nous pauvres pécheurs maintenant et à l’heure de notre mort
Priez pour nous maintenant et à l’heure de notre mort.

II. Dame, trois léopards blancs étaient assis sous un genévrier

Dame, trois léopards blancs étaient assis sous un genévrier
Dans la fraîcheur du jour, repus
De mes jambes mon cœur mon foie et ce qui était contenu
Dans le creux de mon crâne. Et Dieu dit
Ces os vivront-ils ? faut-il que ces
Os vivent ? Et ce qui était contenu
Dans les os (qui étaient déjà secs) répondit d’une petite voix :
Grâce à la bonté de cette Dame
Et grâce à sa beauté, et parce qu’elle
Honore la Vierge en méditation,
Nous resplendissons. Et moi qui suis ici dispersé
Je voue mes gestes à l’oubli, et mon amour
À la postérité du désert et au fruit de la gourde.
C’est là ce qui reçoit
Mes entrailles l’attache de mes yeux et les portions indigestes
Que rejettent les léopards. La Dame s’est retirée
En robe blanche, en contemplation, en robe blanche.
Que la blancheur des os expient jusqu’à l’oubli.
Il n’y a pas de vie en eux. Comme je suis oublié
Et veux être oublié, de même je veux oublier
Ainsi consacré, concentré dans un but. Et Dieu dit
Prophétise au vent, rien qu’au vent car seul
Le vent écoutera. Et les os chantèrent d’une petite voix
Sous le fardeau de la sauterelle, pour dire

Dame des silences
Calme et désolée
Déchirée et entière
Rose de la mémoire
Rose de l’oubli
Épuisée et généreuse
Soucieuse sereine
La Rose unique
Est désormais le Jardin
Où finissent tous les amours
Se termine le tourment
De l’amour insatisfait
Le tourment plus grand
De l’amour satisfait
Fin de l’infini
Voyage vers nulle fin
Conclusion de tout ce qui ne peut
Se conclure
Parole sans mot et
Mot sans parole
Grâce soit rendue à la Mère
Pour le Jardin
Où finissent tous les amours.

Sous un genévrier les os chantaient, éparpillés et resplendissant
Nous sommes heureux d’être éparpillés, nous ne nous sommes guère entre-aidés,
Sous un arbre dans la fraîcheur du jour, avec la bénédiction du sable,
S’oubliant eux et les autres, unis
Dans le silence du désert. Voici la terre que vous vous
Partagerez. Et ni division ni unité
N’a d’importance. Voici la terre. Nous avons notre héritage.

III. Au premier coude de la deuxième volée

Au premier coude de la deuxième volée
Je me retourne et vois plus bas
La même forme penchée
Dans la vapeur d’un air vicié
Aux prises avec le diable des escaliers dissimulé
Sous le masque fourbe d’espoir et désespoir.
Au second coude de la deuxième volée

Je les ai laissés s’entre-déchirer ;
Il n’y avait plus de visages, l’escalier était obscur,
Humide, plein de trous, comme la bouche radotante d’un vieillard, irréparable,
Ou la gueule d’un requin sur le retour.

Au premier coude de la troisième volée
Il y avait une fenêtre arrondie comme le fruit du figuier
Et par-delà des fleurs d’aubépine et une scène pastorale
Le personnage bien bâti habillé de bleu et de vert
Enchantait le joli mai d’un air de flûte.
Les cheveux au vent sont doux, cheveux bruns que le vent rabat sur la bouche,
Lilas et cheveux au vent ;
Distraction, musique de flûte, pauses et pas du mental sur la troisième volée,
Qui s’efface, s’efface ; force au-delà d’espoir et désespoir
Escaladant la troisième volée.

Seigneur, je ne suis pas digne
Seigneur, je ne suis pas digne
mais dis seulement un mot.

IV. Qui marchait entre la violette et la violette

Qui marchait entre la violette et la violette
qui marchait entre
Les rangées diverses de verts variés
S’avançant en blanc et bleu, aux couleurs de Marie,
Parlant de banalités
Dans l’ignorance et la connaissance d’une douleur éternelle
Qui se mouvait parmi les autres qui marchaient,
Qui a ravivé les fontaines et renouvelé les sources

Rafraîchi le rocher desséché et affermi le sable
En bleu pied d’alouette, bleu couleur de Marie,
Sovegna vos

Voici les années qui s’interposent, emportent
Flûtes et violons, ramenant
Celle qui arrive à l’heure entre sommeil et veille, enveloppée

De plis de lumière, habillée de ses plis.
Les années nouvelles s’avancent, ramenant
Dans un nuage de larmes, les années, ramenant
D’un nouveau rythme l’ancien refrain. Rachète
Le temps. Rachète
La vision non déchiffrée dans le rêve plus élevé
Tandis que des licornes endiamantées tirent le corbillard doré.

La sœur silencieuse voilée de blanc et bleu
Entre les ifs, derrière le dieu du jardin,
Dont la flûte est sans voix, pencha la tête et soupira mais ne dit rien

Mais la fontaine jaillit et l’oiseau siffla
Rachète le temps, rachète le rêve
Le signe du mot non ouï, non dit

Jusqu’à ce que le vent secoue de l’if un millier de soupirs

Et après, notre exil

V. Si le mot perdu est perdu, si le mot dépensé est dépensé

Si le mot perdu est perdu, si le mot dépensé est dépensé
Si le mot non ouï non dit
Est non dit, non ouï ;
Pourtant le mot non dit, le Mot non ouï,
Le Mot sans mot, le Mot au sein
Du monde et pour le monde ;
Et la lumière brillait dans l’obscurité et
Contre le Mot le monde inquiet s’émouvait sans cesse
Autour du centre du Mot silencieux.

Ô mon peuple, que t’ai-je fait.

Où trouver le mot, où le mot
Retentira-t-il ? Pas ici, il n’y a pas assez de silence
Pas sur les mers ni sur les îles, pas
Sur les continents, dans le désert ou les marais,
Pour ceux qui marchent dans l’obscurité
Que ce soit le jour ou la nuit
Ce n’est ni le moment ni le lieu
Pas de lieu de rédemption pour ceux qui se détournent
Pas de moment de réjouissance pour ceux qui marchent dans le bruit et nient la voix

La sœur voilée priera-t-elle pour
Ceux qui marchent dans l’obscurité, qui te choisissent et te combattent,
Ceux qui sont déchirés sur les cornes entre saison et saison, temps et temps, entre
Moment et moment, mot et mot, pouvoir et pouvoir, ceux qui attendent
Dans l’obscurité ? La sœur voilée priera-t-elle
Pour les enfants à la barrière
Qui ne veulent pas s’en aller et ne peuvent prier :
Priez pour ceux qui choisirent et combattirent

Ô mon peuple, que t’ai-je fait.

La sœur voilée entre les ifs frêles
Priera-t-elle pour ceux qui l’ont offensée
Et sont terrifiés et ne peuvent se rendre

Et affirment devant le monde et nient entre les rochers
Dans le dernier désert avant les derniers rochers bleus
Le désert dans le jardin le jardin dans le désert
De sécheresse, recrachant le pépin racorni.

Ô mon peuple.

VI. Même si je n’ai espoir de tourner encore

Même si je n’ai espoir de tourner encore
Même si je n’ai espoir
Même si je n’ai espoir de tourner

Vacillant entre profit et perte
Dans ce bref transit où les rêves se croisent
La pénombre traversée de rêves entre naissance et mort
(Bénissez-moi mon père) même si je ne souhaite pas souhaiter ces choses
De la fenêtre ouverte sur la côte de granit
Les voiles blanches fuient encore vers le large, vers le large fuyant
Leurs ailes pas brisées

Et le cœur perdu se raidit et se réjouit
Du lilas perdu et des voix perdues de la mer
Et l’esprit défaillant se ravive et se rebelle
Pour les verges d’or et l’odeur perdue de la mer
Se ravive et retrouve
Le cri de la caille les voltes du pluvier
Et l’œil aveugle crée
Les formes vides entre les portes d’ivoire
Et l’odorat retrouve la saveur salée de la terre sablonneuse

C’est le temps de la tension entre mourir et naître

Le lieu de solitude où trois rêves se croisent

Entre les rochers bleus

Mais quand les voix secouées de l’if s’en vont à la dérive

Que l’autre if réponde d’une autre secousse.

Sœur bienheureuse, sainte mère, esprit de la fontaine, esprit du jardin,
Ne nous laisse pas nous abrutir d’illusions
Enseigne-nous l’engagement dégagé
Enseigne-nous la patience
Même parmi ses rochers,
Notre paix dans Sa volonté
Et même parmi ces rochers
Sœur, mère
Et esprit du fleuve, esprit de la mer,
Ne me permets pas d’être séparé

Et laisse mon cri monter vers Toi.

T.S. Eliot, Mercredi des cendres (trad. Christine Pagnoulle)


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VIENNE : Les Crehay, peintres spadois (ULiège, 1991) – 00

Temps de lecture : 6 minutes >

Ce mémoire de fin d’études a été présenté par Philippe Vienne (membre de l’équipe wallonica), en vue de l’obtention du grade de licencié en histoire de l’art et archéologie de l’Université de Liège, année académique 1990-1991.

N.B. Les appels de notes (n) renvoient à la fin de l’article ; la table des matières permet d’ouvrir les différents chapitres au fil de leur dématérialisation.


INTRODUCTION

Philippe Vienne © Lisette Bonboire

Pourquoi les Crehay ? C’est une question qui m’a souvent été posée tout au long de mes recherches. Par intérêt pour la peinture spadoise ? Sans doute. Mais Spa a été le berceau d’artistes dont le renom, et même de talent, a été plus grand. En fait, c’est la séduction exercée par un tableau de Gérard-Antoine Crehay qui m’a poussé à chercher à en savoir davantage. Ce pouvoir évocateur, qui sait réveiller la nostalgie du Spadois en exil, n’est certes pas le moindre charme de l’oeuvre des Crehay.

Spa est coutumière des dynasties de peintres, tradition héritée de l’artisanat du Bois de spa qui a développé le travail en famille. Dans cette optique, la famille Crehay représente un bel exemple d’artistes se succédant, durant quatre générations, depuis 1830 environ jusqu’à nos jours ;  c’est dire que leur période d’activité recouvre toute l’histoire de la Belgique. Il était intéressant de voir quelle pouvait être l’évolution artistique d’une même famille sur cent cinquante ans et quel ascendant exerçait le ‘patriarche’ (Gérard-Jonas) sur sa descendance.

Les Crehay, peintres spadois, sont aussi et surtout des peintres de Spa, même s’il leur arrive de puiser ailleurs leurs sujets. Au travers de leur oeuvre, c’est une partie de l’histoire de Spa qui revit. Témoignages d’une époque révolue, les aspects historiques (documentaire ou anecdotique) et sociologiques ne peuvent être ignorés.

Comme la plupart des peintres spadois, les Crehay n’ont encore fait l’objet d’aucune étude approfondie. Trois rétrospectives leur ont été consacrées : la première, en 1961, avait exclusivement pour objet Gérard-Jonas (1) ; la deuxième, en 1966, Gérard-Antoine (2). Enfin, la dernière en date, en 1988, était consacrée à Gérard-Jonas et Gérard-Antoine (3). Seule cette dernière a fait l’objet d’un catalogue (4) qui est, avec la notice de Charles Hault dans Wallonia (5) et un article du Docteur Henrard dans Histoire et Archéologie Spadoises (6), un des documents les plus complets sur le sujet. L’article le plus long, celui du Docteur Henrard, compte cinq pages : c’est dire si l’on est pauvre en informations. A cela viennent s’ajouter quelques nécrologies, se recopiant d’ailleurs l’une l’autre.

Tout ceci ne concerne que Gérard-Jonas et Gérard-Antoine, c’est-à-dire deux des treize Crehay recensés comme ayant peint. Pour les autres, rien n’a été fait : pas un article, pas une rétrospective. Il faut toutefois signaler que plusieurs œuvres d’artistes de la famille Crehay ont été présentées durant l’été 1990, dans le cadre de l’exposition Spa dans l’Ecole Liégeoise du Paysage (7). Mais, une fois encore, pas de catalogue.

Le but premier était donc d’effectuer une synthèse de qui avait déjà été écrit sur les Crehay, de l’augmenter si possible en cherchant ailleurs et en élargissant le champ l’ensemble de la famille.

Le deuxième but poursuivi était de rassembler un nombre significatif d’œuvres afin d’en tirer autant de renseignements que possible (chronologie, typologie des signatures, analyse stylistique, période d’activité, etc.).

Enfin, une fois la synthèse effectuée, le but ultime est d’apporter une pierre à un édifice restant à construire qui serait une histoire de la peinture spadoise au XIXe siècle.

Une première démarche a consisté à relever, dans tout ce qui avait été écrit sur les Crehay, les noms de ceux d’entre eux qui avalent peint. Ce travail a été grandement facilité par le remarquable mémoire de Lydwlne de Moerloose (8) qui a recensé les principaux artistes décorateurs de Bois de Spa. Elle cite ainsi dix des treize Crehay dont il sera question.

Il fallait ensuite établir une généalogie permettant de visualiser les filiations et les périodes d’activité de chacun. Dans ce but, je me suis efforcé de retrouver des descendants de la famille Crehay desquels la collaboration a été très fructueuse. Cependant, il restait encore des lacunes et certaines dates demandaient à être vérifiées. C’est donc tout naturellement vers le Service de la Population de la Ville de Spa que je me suis tourné et j’y ai rencontré une amabilité et une diligence trop rares ailleurs pour ne pas être soulignées ici.

Ainsi, toutes les dates de naissance et de décès des Crehay ont pu être vérifiées et, le cas échéant, corrigées ou complétées. Fort de ces dates, j’espérais pouvoir trouver, dans la presse locale, des nécrologies concernant chacun des artistes. Si Gérard-Jonas et Gérard-Antoine jouissaient d’une réputation suffisante pour que l’on en parle même dans la presse nationale (9), c’est loin d’être le cas pour les autres. Même si, en compulsant les collections de la Bibliothèque communale de Spa et de la Bibliothèque royale, je suis arrivé à retrouver des journaux de toutes les années concernées (exception faite de 1842 pour Gérardine), le butin fut maigre.

Seuls Jules (10) et Ernest (11) ont fait l’objet d’une brève mention qui ne fournit pas davantage de renseignements que l’état-civil .

Je me suis alors adressé aux Spadois eux-mêmes, cherchant à retrouver des personnes ayant connu l’un ou l’autre Crehay et susceptibles de me fournir quelques renseignements. La moisson reste cependant bien pauvre, se bornant souvent à quelques lignes, mais au moins est-ce déjà un progrès que d’avoir sorti de l’ombre le nom même de ces artistes.

En ce qui concerne les œuvres, je me suis d’abord adressé au Musée de la Ville d’Eaux, puis au Musée de l’Art wallon et au Cabinet des Estampes. J’ai également vérifié auprès du Musée d’Art Moderne de Bruxelles, du Musée de la Vie Wallonne et des musées de Verviers qu’ils ne possédaient pas d’œuvres (tableaux ou boîtes) signées Crehay. J’ai aussi consulté l’IRPA qui m’a, en outre, fourni les photos de tableaux figurant dans une collection particulière ; ceux-ci posent d’ailleurs un problème sur lequel je reviendrai plus tard.

Enfin, j’ai cherché à entrer en contact avec des collectionneurs et c’est de ce côté que j’ai glané la plus grande masse de documents. J’ai, en effet, rencontré chez eux une coopération et un enthousiasme dont je n’ai eu qu’à me féliciter et qui m’a permis de rassembler davantage d’œuvres que je ne l’avais espéré.

J’ai également dépouillé un grand nombre de catalogues d’expositions (environ cent cinquante) et, plus particulièrement, tous les catalogues encore disponibles des salons des Beaux-Arts de Spa, de 1860 à 1937.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, je voudrais remercier, pour leur aide et leurs conseils, le Professeur Pierre Colman, Monsieur Jean-Patrick Duchesne, le Docteur André Henrard, Madame Ramaekers et Madame Schils au Musée de la Ville d’Eaux ainsi que les membres de l’asbl Histoire et Archéologie Spadoises, Mademoiselle Sabatini et Monsieur Mélard au Musée de l’Art wallon, Madame Léonard-Etienne au Cabinet des Estampes, Monsieur Jean Toussaint et le personnel de la Bibliothèque communale de Spa, le Service de la Population de la Ville de Spa, l’asbl Brocantique, tous les collectionneurs anonymes, ainsi que mon épouse et ma famille.

Notes de l’Introduction

    1. Rétrospective G.J. Crehay, organisée par le Cercle Artistique de Spa en 1961.
    2. Rétrospective G.A. Crehay, organisée par le cercle Artistique de Spa au Jardin du Casino de Spa, du 9 au 25 avril 1955.
    3. La peinture spadoise. Crehay, organisée par l’asbl Brocantique à l’office du Tourisme de Spa, un seul jour, le 4 décembre 1988.
    4. La peinture spadoise. Crehay, Spa, 1988. Avec reproductions des œuvres exposées.
    5. HAULT, Ch., Notice historique sur les dessinateurs et peintres spadois en introduction au salon historique d’avril 1914, in Wallonia, t. 22, Liège, 1914, pp.189-209.
    6. HENRARD, A., Les peintres Gérard-Jonas et Gérard-Antoine Crehay, in Histoire et Archéologie Spadoises, no 3, septembre 1975, pp. 13-18.
    7. Spa dans l’Ecole Liégeoise du Paysage, organisée par Jacques Goijen au Pouhon Pierre-le-Grand à Spa, du 14 juillet au 15 août 1990.
      Jacques Goijen a réalisé, à Spa, durant l’été 1991, une autre exposition sur le même sujet. Les œuvres qui y ont été présentées ne sont cependant pas reprises ici, en raison des délais qui me sont impartis.
    8. MOERLOOSE, L. de, Les bois de Spa, mémoire de licence en Archéologie et Histoire de l’Art, UCL, Louvain-la-Neuve, 1986-1987.
    9. les ‘grands’ dictionnaires (BENEZIT, THIEME-BECKER, SIRET…) mentionnent également le nom de Crehay, mais de manière fort laconique.
    10. L’Union Spadoise, 3 juin 1934, p. 2.
    11. La Vie Spadoise, 29 janvier 1961, p. 4.

Philippe Vienne

© Eric Meurant

Table des matières du mémoire

    • Introduction
    • Contexte historique et artistique
      • Histoire
      • Le Bois de Spa
      • Peinture
    • Les Crehay
      • Onomastique, héraldique et généalogie
      • Gérardine (1808-1842)
      • Gérard-Jonas (1816-1897)
      • Gérard-Antoine (1844-1937)
      • Georges (1849-1933)
      • Jules (1858-1934)
      • Charles (1874-1969)
      • Ernest (1876-1961)
      • Léon (1881-1945)
      • Alfred (1884-1976)
      • Raymond (1898-1972)
      • Norbert (1913-1980)
      • Gérard (1923-1987)
      • Maurice (1921)
      • Œuvres d’attribution incertaine
      • Visages de Spa à travers l’oeuvre des Crehay
    • Conclusion
    • Catalogue
    • Bibliographie
    • Table des illustrations
    • Table des matières
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[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | source : ULiège | auteur : Philippe VIENNE | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Ecole liégeoise du paysage.


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LEVY : XXXVII – La légende de mai (1883)

Temps de lecture : 4 minutes >

L’origine du mot mai n’est pas bien nettement établie. Quelques auteurs soutiennent que, chez les Romains, ce mois était consacré à la déesse Maïa, fille d’Atlas et nièce de Mercure. D’autres savants pensent que ce même mois était consacré aux anciens, aux sénateurs, et que le mot mai dérive du ternie latin majores, qui veut dire hommes âgés ; cette dernière explication se trouverait justifiée par le nom du mois suivant, juin, qui parait avoir été consacré aux jeunes gens, en latin juniores. C’est en mai que se tenaient, sous les Carlovingiens, les assemblées politiques. Les Champs de Mai avaient succédé aux Champs de Mars. Ces assemblées générales disparurent après la ruine de l’empire carlovingien ; les champs de mai furent remplacés par les Étals Généraux, dont la première convocation eut lieu en 1302, sous Philippe le Bel, et dont la dernière eut lieu en 1789, à la veille de notre grande révolution.

Le mois de mai correspond à floréal dans le calendrier républicain ; c’est le mois des fleurs. Les Romains célébraient chaque année, à la fin d’avril et au commencement de mai, la fête de Flore. La déesse des fleurs, adorée en Grèce sous le nom de Chloris, avait des autels à Rome. Tous les ans avaient lieu les florales, fêtes qui se célébraient durant cinq nuits et qui consistaient en chasses et en représentations mimiques et dramatiques.

La fête de Flore est encore célébrée, tous les ans, dans une ville de France. En 1323, le roi Charles le Bel sanctionna la fondation, à Toulouse, de la célèbre académie des jeux floraux qui s’appelait alors Collège du gai savoir. Cette institution, restaurée par Clemence Isaure vers 1490, fut érigée en Académie par Louis XIV en 1694. Tous les ans, le 3 mai, ont lieu des concours de poésie : l’ode la meilleure est récompensée d’une amarante d’or ; la violette d’argent, l’églantine d’argent, le souci d’argent, récompensent la pièce de vers alexandrins, le morceau en prose, l’idylle qui ont été couronnés.

LILIEN Ephraim Moses, “My Most Beautiful Lady, May I Dare” (début XXe) © DP

En mai, les jours augmentent de 1 heure 16 minutes ; la température s’élève d’une manière très sensible. Cependant certaines journées du mois sont encore froides et les agriculteurs redoutent avec raison l’effet désastreux des gelées tardives. Ces gelées de mai peuvent se produire, soit parce que sous l’influence des vents du nord la température générale de l’air s’abaisse au-dessous de zéro, soit parce que la température du sol s’abaisse par rayonnement au-dessous de zéro, la température de l’air pouvant être d’ailleurs de 3 ou 4 degrés de chaleur. Dans ce dernier cas, on peut parfois éviter l’effet désastreux de la gelée en brûlant au-dessus du champ qu’on veut préserver des huiles lourdes qui produisent des nuages artificiels destinés à diminuer le rayonnement du sol.

Ces gelées de mai peuvent arriver à une époque quelconque du mois, mais il a été bien constaté, depuis de longues années, qu’il y a toujours un refroidissement de la température vers les 11, 12 et 13 mai. Cette remarque n’avait pas échappé à l’esprit observateur des agriculteurs, qui donnaient aux saints Mamert, Pancrace et Servais, auxquels sont consacrés ces trois jours de mai, les noms de saints de glace.

EVENEPOEL Henri, La promenade du dimanche au Bois de Boulogne (1899) © Ville de Liège

Autrefois, le 1er mai était un jour férié. Les paysans avaient l’habitude de planter un arbre qu’on appelait le mai.

Le 16 du mois a lieu la Saint-Honoré, fêle des boulangers et des pâtissiers.

En mai, les agriculteurs des différents départements sont loin d’être d’accord entre eux. Les uns désirent que les pluies d’avril prennent fin ; les autres ne les redoutent pas. Ces appréciations différentes tiennent évidemment aux différences de climat. Mais une voix unanime déplore les gelées tardives qui sont cependant fréquentes durant ce mois :

Au mois de mai
Il faudrait qu’il ne plût jamais.

(Vaucluse)

Mai pluvieux
Rend le laboureur joyeux.

(Hautes-Alpes)

Ces deux proverbes sont, on le voit, absolument opposés.

Mars sec, avril humide, chaud mai
Temps à souhait.

(Aube, Nord, Marne)

Gelée d’avril ou de mai
Misère nous prédit au vrai.

(Nièvre)

Du mois de mai la chaleur
De tout l’an fait la valeur.

(Meuse, Oise)

En mai, les travaux de jardinage deviennent très importants : on récolte les petits pois, les artichauts, les fraises, etc. Le 20 mai finit le mois républicain de floréal et commence prairial. La nature présente à cette époque de l’année sa plus grande activité.

Albert LEVY, Cent tableaux de science pittoresque (1883)


Albert LEVY (1844-1907) était un physicien français, directeur du service chimique à l’Observatoire de Montsouris (en 1894). Il a écrit sous son nom ainsi que sous le pseudonyme de “A. Bertalisse”. Nous avons retranscrit ici le texte de plusieurs de ses “tableaux” : les légendes du mois de…
Le PDF complet de l’ouvrage est ici…

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