RASSENFOSSE, Armand (1862–1934) et SERRURIER-BOVY, Gustave (1858-1910)

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Transcription du catalogue de l’exposition au Musée de l’Ancienne Abbaye de Stavelot (20 juin – 20 septembre 1975) et au Service provincial des Affaires culturelles de Liège (30 septembre – 25 octobre 1975) sous les auspices du Ministère de la Culture française et du Service provincial des Affaires culturelles de Liège. L’intégralité du catalogue (et ses illustrations) est téléchargeable dans documenta.wallonica.org

COMITÉ DE PATRONAGE

Messieurs Fr. Van Aal, Ministre de la Culture francaise ; G. Mottard, Gouverneur de la Province ·de Liège ; M. Laruelle, Député permanent ; E. Moureau, Député permanent ; G. Bassleer, Député permanent ; J. Remiche, Administrateur général de la Culture française ; Ph. Roberts-Jones, Conservateur en Chef des Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique ; M. Witteck, Conservateur en Chef de la Bibliothèque Royale de Belgique ; J. Stiennon, Président de la Société Royale des Beaux-Arts de Liège ; J. Hendrickx, Conservateur du Musée des Beaux-Arts et de l’Art Wallon de Liège ; J. Moxhet, Bourgmestre de la Ville de Stavelot.

COMITÉ ORGANISATEUR

Mademoiselle Cl. de Rassenfosse ; Messieurs L. Lebeer, ; J. Charlier, Directeur des Affaires culturelles de la Province de Liège ; Th. Galle, Conservateur du Musée de l’Ancienne Abbaye de Stavelot ; R. Léonard, Conseiller au Ministère de la Culture francaise ; J. Parisse, critique d’art ; J.-G. Watelet, historien.

Les organisateurs remercient

      • le Ministère de la Culture francaise et la Direction des Affaires culturellles de la Province de Liège pour leur collaboration importante,
      • la Bibliothèque Royale de Belgique (numéros 66, 78, 79, 80, 86, 87, 89, 90, 91 , 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101 , 102, 103, 105,106,107, 108,121),
      • les Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique (n° 8),
      • le Musée des Beaux-Arts et de l’Art Wallon de Liège (numéros 13, 14, 36 bis),
      • le Service des Collections artistiques de l’Université de Liège (numéros 45, 55, 56, 112 bis),
      • la S.A. Imprimerie et journal “La Meuse” à Liège (n° 132),
      • Mesdames S. Anspach (numéros 19, 71) ; L. Dubru (n° 104bis) ; L. de Rassenfosse (numéros 6, 7, 16, 18, 22, 32, 33, 34, 46, 48, 51, 58, 61, 62, 63, 65, 67, 74, 75, 76, 88, 121, 129) ; Fr. Stiennon-de Neuville (numéros 2, 3, 4, 49) ; R. Waaub (n° 57) ; Mesdemoiselles Cl. de Rassenfosse (numéros 10, 11, 12, 15, 23, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 35, 37, 38, 39, 40, 44, 47, 50, 53, 60, 64, 68, 72, 73, 77, 82, 83, 84, 85, 109, 110, 113, 114, 115) ; A. Humblet (n° 36) ; Monsieur et Madame R. Soyeur-Delvoye (numéros 116, 117, 118, 119, 120, 122, 123, 124, 125, 126, 127, 128, 130, 131) ; Messieurs G. Comhaire (n° 70) ; R. Crespin (n° 69) ; J. Donnay (n° 24) ; A. Glesener (numéros 17, 21) ; M. et Mme P .-Fr. Mathieu ( n° 1) ; L. Ortmans ( numéros 81, 111, 112) ; J. Stiennon (numéros 5, 41, 42, 43) ; G. Thiry (numéros 9, 20, 52, 54, 59) ; pour les prêts généreux consentis.

L’affiche de l’exposition a été aimablement réalisée par P.-Fr. Mathieu. La section relative à G. Serrurier-Bovy a été conçue par MM. Watelet et Soyeur. Le Musée de l’Ancienne Abbaye leur exprime ses vifs remerciements.

Maquette : Benno.
Photos : B. Galle.
Imprimerie : Chauveheid – Stavelot.

AVANT-PROPOS

Le milieu du XIXème siècle voit le renouveau de l’école artistique liégeoise. Nous nous trouvons devant une pléiade de grands noms : Adrien de Witte, François Maréchal, Auguste Donnay, Emile Berchmans, Armand Rassenfosse

Tous s’essayent à différentes techniques : ils gravent, peignent, illustrent, créent des affiches, travaillent en étroite collaboration avec les meilleurs écrivains, forment des cercles artistiques. Ils établissent à Liège un climat propice à l’élaboration de grands travaux et à l’innovation. L’Académie compte de grands artistes parmi ses maîtres et ses élèves. Rops et Rassenfosse trouvent une technique nouvelle en gravure, un vernis mou appelé le Ropsenfosse.

Malheureusement, aujourd’hui, ces grands talents sont un peu oubliés, trop de noms venus de l’étranger avec leur publicité tapageuse ont submergé le patrimoine artistique local.

Nous devons au Musée de l’ancienne abbaye de Stavelot et à son dynamique conservateur Monsieur Théo Galle d’avoir mis en valeur deux de ces grands artistes.

Musée de l’ancienne abbaye de Stavelot © Connaître la Wallonie

L’été dernier, en effet, nous avons pu apprécier à Stavelot le génie de Félicien Rops, sa vive imagination, son inspiration variée. Continuant sur cette lancée, nous assistons cette année à un brillant hommage à Armand Rassenfosse, hommage auquel est associé Serrurier-Bovy, précurseur du mobilier et de l’architecture 1900.

Rassenfosse, cet incomparable peintre de la femme, ce merveilleux illustrateur et affichiste, ce grand graveur, nous est présenté ici dans toute sa splendeur décorant avec harmonie les ensembles mobiliers de Serrurier-Bovy.

Ces oeuvres nous paraissent d’une étrange actualité à l’heure du modern style, de ses arabesques harmonieuses, de ses coloris vifs et du flou de ses tissus.

Il était donc grand temps de célébrer ces deux grands artistes de chez nous qui ne sont pas toujours estimés à leur juste valeur et nous devons féliciter M. Théo Galle de cette heureuse initiative et de la possibilité qu’il nous offre de présenter ensuite cette exposition à Liège, terre natale de Rassenfosse et de Serrurier-Bovy.

M. LARUELLE, Député Permanent

A PROPOS D’ARMAND RASSENFOSSE

Au moment où se prépare l’exposition des oeuvres d’Armand RASSENFOSSE, mes souvenirs ressurgissent, évoquant une époque datant d’un demi-siècle.

Il y a 50 ans, je connaissais cet éminent artiste, habile dessinateur, graveur exceptionnel, ami de Félicien ROPS. avec qui il rechercha et trouva une nouvelle formule de vernis qu’on appela le ROPSENFOSSE.

C’était aussi le peintre de la femme, aux nus si purs et si chastes. C’était encore un maître à qui la Société des Bibliophiles de Paris avait commandé l’illustration des Fleurs du Mal de Baudelaire. C’était le grand nom qui apportait son talent à l’imprimerie BENARD, de réputation internationale dans le monde de l’affiche et de l’illustration.

Il était contemporain d’Emile BERCHMANS, d’Adrien DE WITTE, d’Auguste DONNAY, de François MARECHAL, de Georges KOISTER : une belle équipe qui fit grand honneur à la Cité Ardente où Auguste BENARD et Paul JASPAR jouèrent aussi un rôle important.

Je fus mis en contact avec RASSENFOSSE. A l’initiative de son Président, le Député permanent Gilles GERARD, un ancien chef d’atelier d’imprimerie, la Commission spéciale de l’Education populaire proposa à la Députation permanente l’édition de gravures susceptibles d’embellir les foyers de nos travailleurs. La Maison BENARD fut chargée de ce travail et c’est avec Armand RASSENFOSSE, à qui l’idée souriait beaucoup et qui apportait l’autorité de son jugement, qu’on allait traiter et qu’allaient se nouer de bien agréables relations.

On commença par reproduire les deux tableaux de DELPEREE : La Paix de Fexhe et la Remise du Perron par Marie de Bourgogne qui ornent l’escalier d’honneur du Palais provincial : c’était l’hommage à la Démocratie. L’année suivante, ce fut dans l’oeuvre même du Maître qu’on choisit cette Ouvrière du Charbonnage et cette Marchande de Beurre, évocatrices du petit peuple de chez nous. Puis, pour une troisième année, sur la suggestion de RASSENFOSSE, on édita deux dessins rehaussés de Paul JASPAR qui évoquaient un “site retrouvé” qui restituait aux Liégeois le Mont St-Martin jusqu’alors dissimulé par les grands arbres du Boulevard de la Sauvenière. Ce fut la fin d’une série intéressante.

Bientôt cependant, nous allions retrouver RASSENFOSSE. Il nous confia un splendide dessin : Maternité, qui allait marquer le début d’une édition annuelle justifiée par la célébration de la Fête des mères. La parution de cette oeuvre fut saluée avec enthousiasme et devait justifier la continuation de cette initiative qui assura la diffusion, par dizaines de milliers, de gravures reproduisant l’oeuvre de nos meilleurs artistes. Le nom de RASSENFOSSE est lié à cette initiative à laquelle il porta intérêt jusqu’à son heure dernière. Après sa mort on n’en continue pas moins à célébrer la fête des mères et la Province de Liège demeura ainsi fidèle au souvenir de celui qui lui avait apporté sa précieuse collaboration.

Personnellement, j’ai conservé vivace le souvenir de cet homme charmant avec qui on savait parler de choses relevant du domaine de l’art. On était loin des soucis de la vie matérielle ; seule la Beauté illuminait ces instants que nous revivons avec plaisir dans le cadre de la rétrospective. Et nous revoyons cet homme affable, affectueux, qui donna aux jeunes artistes tant de preuves de sa bienveillance et de sa bonté.

F. CHARLIER

Stavelot, vieille cité romane aux confins du monde germanique, peut s’enorgueillir de porter témoignage de plus de treize siècles d’action civilisatrice et d’innervations culturelles diffusées jadis au coeur des forêts d’Ardenne. L’offensive des hordes hitlériennes au cours des mois de décembre 1944 et de janvier 1945 a dévasté la petite ville wallonne qu’elle laissait douloureuse et défigurée.

Habitué depuis toujours à lutter pour vivre et pour survivre, l’Ardennais ne s’abandonne jamais au désespoir. La conjonction des efforts de tous, l’impulsion et le dynamisme d’un bourgmestre, Stavelotain de fraîche date, mais qui s’était donné tout entier à sa ville d’adoption, eurent raison de toutes les difficultés et de tous les obstacles. Les plaies furent pansées et Stavelot retrouva rapidement son visage accueillant et sa douceur de vivre.

Bien plus, la pugnacité et le dynamisme de certains de ses enfants maîtrisèrent les obstacles innombrables et contribuèrent à rendre à la ville quelque chose de ce rayonnement culturel qui avait marqué son glorieux passé. Qu’il me soit permis de rendre un particulier hommage à deux personnalités stavelotaines qui, parce qu’elles ont cru et qu’elles croient aux valeurs de l’esprit, qui justifient les niveaux de civilisation, ont contribué et contribuent au renom de leur petite cité : Raymond Micha, Directeur du Festival international de Musique de chambre et sa merveilleuse équipe, Théo Galle et ses collaborateurs. Alors que la ville reconstruisait ses quartiers dévastés, Théo Galle a pris conscience des possibilités qu’offraient les dépendances délabrées et inadéquatement employées de l’Ancienne Abbaye. Avec cette foi qui soulève les montagnes, il s’est attaqué aux difficultés qui ne manquaient certes pas ; il les a surmontées les unes après les autres. Des moyens financiers étaient nécessaires ; il les a trouvés. La conjonction de ses efforts et la collaboration du Ministère de l’Education nationale et de la Culture ont permis la réalisation du Musée de l’Ancienne Abbaye, appelé en un premier temps à héberger un musée de la Tannerie créé de toute pièce tandis que les agrandissements ultérieurs apportaient à la ville une infrastructure remarquable pour la réalisation d’expositions temporaires. Mais Théo Galle n’avait pas attendu que les aménagements fussent terminés pour présenter au public stavelotain et aux nombreux touristes des expositions de qualité. Dès 1961, deux salles proposaient aux visiteurs un excellent panorama de l’art belge contemporain tandis que quelque vingt sculptures occupaient les pelouses de l’ancienne abbaye.

Que de manifestations de haute qualité se sont succédé depuis cette année. Faut-il rappeler, parmi beaucoup d’autres, les expositions consacrées au Paysage dans l’art belge, au Fauvisme brabançon, à l’Aquarelle et la gouache depuis Rik Wouters, aux Trésors des anciennes abbayes de Stavelot et de Malmedy, aux Arts plastiques et la Musique, la rétrospective William Degouve de Nuncques ?

Après avoir présenté, il n’y a guère, deux grands graveurs de l’Ecole liégeoise d’aujourd’hui, Jean DONNAY et Georges COMHAIRE, c’est à un autre grand maître de l’Ecole liégeoise de gravure qu’est consacrée la présente exposition : Armand Rassenfosse, tout à la fois élève d’Adrien de Witte et disciple d’un autre grand maître wallon, Félicien Rops. Il faut savoir grand gré à Théo Galle et à son ami Jacques Parisse qui, depuis plusieurs années, collabore régulièrement avec lui, d’avoir réservé les cimaises du musée à un ensemble d’oeuvres de ce maître liégeois très remarquables par leur qualité et par leur diversité. Rassenfosse est un artiste trop peu connu, notamment des jeunes générations.

Cela résulte dans une très large mesure du fait que ces oeuvres groupées ne sont pas présentées au public. D’autres, plus qualifiés que moi, diront dans ce catalogue qui est Rassenfosse, situeront et analyseront son talent. L’éminente compétence du Professeur Lebeer qui a accepté de présenter l’artiste et son oeuvre vaudra aux visiteurs un guide éclairé et sûr et fera de ce catalogue un instrument de travail qui constituera un ouvrage de références et un souvenir durable de cette exposition lorsqu’elle aura fermé ses portes.

Jean REMICHE, Administrateur général des Affaires culturelles

ARMAND RASSENFOSSE…

…naquit à Liège le 6 août 1862 et non le 6 avril 1862 comme on le répète dans toutes ses biographies. Il y décéda le 28 janvier 1934. Il appartient à la lignée des hommes de science et d’esprit, écrivains et artistes profondément attachés à leur pays natal, mais les regards ouverts à tout ce qui les rapprochait de cette latinité française dont ils sont marqués et dans laquelle ils se sentaient appelés à intégrer leurs plus intimes volontés au-delà des frontières de leur terroir.

Né dans une famille où l’intellectualité finit par l’emporter sur une entreprise commerciale, par ailleurs axée sur des objets de luxe choisis avec un goût des plus distingué, le jeune Armand se vit tout naturellement inscrire pour “faire” ses humanités classiques au collège St-Servais de Liège. S’il pratiquait simultanément le piano et le chant – ses intimes se souviennent de leur surprise de l’entendre plus tard jouer, voire improviser sur le grand harmonium qui jusqu’à ce jour reste conservé pieusement dans le hall d’entrée de sa maison de la rue de Saint-Gilles – il s’y fit non moins remarquer déjà par ses dons innés de dessinateur.

Ses études moyennes terminées, son père crut le moment venu pour l’associer à son commerce. Certes, il ne l’empêcha guère de s’intéresser aux choses de l’art, d’être un fervent lecteur des écrivains en vogue à ce moment : Théophile Gautier, Théodore de Banville, Barbey d’Aurevilly, Charles Baudelaire, Stéphane Mallarmé, Paul Verlaine et bientôt, des animateurs de “La Jeune Belgique” qui l’attachèrent à Emile Verhaeren , Albert Mockel, Hubert Krains, Jules Desirée et bien d’autres. Romantiques, Parnassiens, Symbolistes, défenseurs de l’art pour l’art, il s’en nourrissait, suivait leurs conflits et, comme eux, ne se privait guère de se faire entendre, avec la mesure que lui dictaient à la fois son éducation et sa conscience de ce qu’il avait à apprendre, dans les milieux qui voulaient endoctriner l’art selon leurs velléités respectives.

Féru d’estampes, les eaux-fortes de Félicien Rops devaient le séduire particulièrement. Aussi entreprit-il – avait-il alors déjà vingt ans ? – de s’en constituer une collection. Il est aisé de s’imaginer ce que signifièrent pour lui les voyages à Paris dont il fut chargé pour les affaires paternelles : il en profita pour s’approcher des milieux littéraires et artistiques qui l’exaltaient. Par ailleurs, il ne cessa de manifester de plus en plus son goût pour le dessin et simultanément ses curiosités pour l’art de l’eau-forte. Il se plaisait à raconter que s’étant procuré, avec un vieux petit traité d’eau-forte, quelques outils de graveur élémentaires, il se livrait à ses premiers essais dans un art dont il devait devenir un des grands maîtres. Il se fit ainsi qu’il éveilla l’attention d’Adrien De Witte, peintre-graveur qui à cette époque jouissait d’une grande notoriété à Liège. Ami assidu de la famille de Rassenfosse, celui-ci ne manqua guère de s’intéresser aux dessins progressivement mieux venus du jeune Armand, ainsi qu’à ses tout premiers pas dans l’art de l’eau-forte et de le favoriser de ses conseils. Profitant d’un de ses passages à Paris – ce fut en 1886 – le dessinateur et aquafortiste en herbe, s’enhardit jusqu’à aller sonner à la porte de l’atelier de Félicien Rops, rue de Grammont. Il y fut accueilli, d’abord avec une certaine surprise, mais presque aussitôt comme il n’avait osé l’espérer. Jamais contact ne fut plus décisif, plus productif, plus durable. Leur vie durant, le maître et son jeune admirateur restèrent fidèles à ce qu’ils savaient se devoir l’un à l’autre.

L’intérêt que porta Adrien De Witte à Armand Rassenfosse et la collaboration continue de celui-ci avec Félicien Rops, le fait aussi que ces trois artistes eurent pour thème d’inspiration – combien différent cependant – ce qu’on se plaît à appeler l’éternel féminin, eurent pour effet de faire passer et de continuer encore à faire passer le cadet pour l’élève de ses deux aînés. Ainsi que le révéla Gustave Van Zype dans sa biographie d’Armand Rassenfosse publiée dans l’Annuaire de l’Académie royale de Belgique en 1936, c’est une légèreté qui valut à l’illustrateur des Fleurs du Mal une déception dont il a souffert dans son for intérieur sans pour autant jamais la manifester. Seuls quelques rares intimes ont pu la deviner en écoutant ses délicates confidences à l’égard de ceux dont il ne trahit en aucune circonstance l’amitié qu’il tenait pour un de ses précieux joyaux de vie.

A vrai dire et strictement, Armand Rassenfosse n’eut jamais de maître et ne fut jamais amené, non plus, à se faire recevoir à l’Académie des Beaux-Arts de Liège dont pour autant il ne méconnaissait guère le haut niveau d’enseignement et dont il tenait les professeurs en parfaite estime. Alors, pendant qu’il attendait le moment où il pourrait se dégager du négoce auquel son père l’avait associé, tous ses moments de loisir, il les mit à profit pour se former lui-même selon ses volontés : maîtriser les moyens techniques qu’appelle un art qui, dans sa probité, son honnêteté et ses spontanéités, dans sa fidélité au simple prestige de la forme contemplée s’explique par la sensibilité délicate et la culture raffinée dont vivait tout entier son créateur. Ses innovations techniques eurent pour principal objet de le mettre en mesure de créer des dessins, des eaux-fortes et des peintures, progressivement plus conformes aux vérités de ses visions de beauté.

Si, quant à cela, il ne se laissa pas guider par les orientations d’ordre esthétique, littéraire, voire spirituel en pleine gestation à cette époque et dont, par ailleurs, il n’ignorait rien, c’était, à n’en point douter, parce que, de nature, il se sentait foncièrement séduit par ce que la vie lui donnait à simplement observer autour de lui, particulièrement par celle de la femme qu’il admirait – qu’il aimait – telle qu’elle le charmait et l’émouvait dans ses intimes coquetteries de toilette, dans ses humbles besognes de repasseuses et de tricoteuses, dans ses frustes apparences d’hiercheuses parfois le buste dénudé, dans ses tendresses maternelles et finalement telle qu’elle l’émerveillait dans ses formes purement naturelles.

A partir de ce qu ‘il y avait de local et de temporel – d’accidentel – dans ses rencontres avec la femme qui devait devenir le thème diversement inspirateur de ses créations et qui atteste ses attachements profonds à sa terre wallonne et à sa ville natale, il fut amené à découvrir et à révéler selon ses visions la vérité universelle et intemporelle de la beauté qu’il admirait dans la femme avec des élans toujours renouvelés.

Ainsi devait s’affirmer sa personnalité foncière qui le distançait de ceux dont on a voulu le faire passer pour l’élève. Ce n’est que sporadiquement, dans quelques-unes des eaux-fortes de ses débuts, dans ses illustrations d’oeuvres littéraires de l’époque, dans des inventions restées à l’état de croquis aussi, qu’on peut retrouver des traces de ce symbolisme, de ce satanisme et de cet érotisme qui rendirent célèbres les eaux-fortes, dessins et aquarelles de Félicien Rops, par ailleurs – et soit dit en passant – un artiste, qui à ses heures de délassement produisit des peintures de paysages et de marines, enlevées “sur le motif”, comme l’écrivit Paul Haesaert, et qui soutiennent la comparaison avec celles d’un Dubois ou d’un Artan .

Ce fut vers 1890 que son père, ayant appris à connaître Auguste Bénard – une des rencontres de son jeune fils à Paris – mit les deux chercheurs d’une carrière selon leurs rêves, en mesure de fonder une imprimerie et maison d’édition dont allaient sortir des livres, des affiches et autres productions typographiques hautement appréciés en France comme en Belgique. Bénard s’occupant de l’installation, gestion et développement de l’entreprise selon toutes les exigences et possibilités techniques et commerciales, Armand Rassenfosse s’occuperait avant tout d’assurer à la Maison le renom artistique qu’elle n’a pas manqué d’acquérir.

Voici, donc, Armand Rassenfosse parti pour se livrer avec toutes ses ferveurs, toutes ses volontés, tous ses talents à son art et par excellence à la création de ses estampes et à ses innovations techniques qui allaient le situer parmi les peintres-graveurs en vue à son époque. Le jour où l’on pourra publier ce que sa précieuse correspondance recèle sous ce rapport – surtout celle avec Félicien Rops – et où seront rendues accessibles les épreuves que ces deux amis échangèrent avec leurs remarques respectives, on pourra mesurer judicieusement ce que valurent à l’un comme à l’autre ces vernis dont ils élaborèrent conjointement, mais chacun selon leurs recherches respectives, la formule, et qui furent qualifiés ensemble – avec quelles intentions ? – le Ropsenfosse.

Indiciblement dommage qu’un coup du sort impitoyable n’ait pas permis à Armand Rassenfosse de continuer à raconter lui-même l’histoire de ces inventions techniques, comme seul il pouvait le faire et commença à le faire dans un article dont il confia la publication au premier numéro (1934) de la revue Le Livre et l’Estampe éditée par Roger Avermaete, Louis Lebeer, Joris Minne et Paul Van der Perre. Le titre de ce beau périodique in-4°, qui à la suite de malencontreuses complications de gestion, indépendantes de la bonne entente entre ses éditeurs et du succès qui lui était assuré, ne put connaître que quatre livraisons. Il n’est peut-être pas sans intérêt de rappeler que ce titre fut jugé digne d’être repris par la Société des Bibliophiles et Iconophiles de Belgique, pour sa revue, créée en 1954, alors que ladite Société prenait un nouvel essor sous la présidence clairvoyante et dévouée d’Auguste Lambiotte. Aussi bien est-ce dans ses livraisons n° 16 et 17 (1958) que M. Eugène Rouir, homme de science et iconophile averti, publia, en attendant qu’ il trouve l’occasion d’éditer le catalogue complet des oeuvres d’Armand Rassenfosse, son étude méthodiquement documentée : Armand Rassenfosse : notes sur sa vie et son oeuvre gravé. L’auteur y consigna les résultats de ses recherches concernant les inventions techniques qui firent d’Armand Rassenfosse cet artiste liégeois qui dès avant 1900 connut un accueil très encourageant à Paris. En effet, en 1892 déjà Pincebourde publia trois de ses estampes : Le Baiser du Porion, Le Joujou et L’appelle de la Faunesse. A partir de 1893 le jeune liégeois se fit remarquer par sa collaboration aux albums que publia régulièrement La Société des Aquafortistes belges, par les dessins que publièrent Le Courrier français et bientôt La Plume. En 1895, Pellet édita à Paris sa gravure La Belle Hollandaise et voici qu’en 1895, Félicien Rops ne se sentant pas disposé à entreprendre un aussi redoutable travail, proposa son jeune ami à E. Rodriguès, président de la Société des Cent Bibliophiles à Paris, pour illustrer Les Fleurs du Mal de Charles Baudelaire, dont ladite Société avait conçu le projet de publier une édition bibliophilique illustrée. L’offre acceptée et l’accord conclu, Armand Rassenfosse se mit à l’oeuvre avec une ardeur à peine suffisante pour surmonter les difficultés et déconvenues qui l’attendaient. L’histoire des “pièces condamnées” est connue. Elle ne doit, certes, pas avoir réjoui le jeune artiste. elle ne le découragea point pour autant. Il trouva d’ailleurs l’occasion de les publier séparément – ces pièces condamnées – en 1903.

Comme il était captivant de l’entendre relater qu’étant donné le peu de temps – deux ans ! – qui lui fut accordé pour terminer un travail comportant une illustration en couleurs nécessitant selon les cas de 2 à 4 cuivres gravés pour chacun des 158 poèmes pour lesquels était prévu, de surcroît, un cul-de-lampe à exécuter en lithographie, les jours ne lui suffisant pas, il dut y consacrer aussi ses nuits. Encore n’aurait-il pas réussi à venir à bout de cette téméraire entreprise, s’il n’avait connu que les moyens techniques propres à l’eau-forte traditionnelle. Certes, il disposait déjà de vernis, d’acides, d’encres et de modes d’imprimer qu’il avait inventés pour créer des estampes avec une liberté, une spontanéité, une variété et une promptitude à peine inférieures à celles avec lesquelles il exécutait ses dessins. Toutefois, il était, sous ce rapport surtout, encore à ses années de début. Au point qu’au cours de ces deux années il fut amené non seulement à perfectionner ses innovations techniques déjà acquises mais aussi à développer ses facultés d’imagination créatrice et à faire obéir sa main à ce qu’exige un dessin qu’il tenait pour être, attentif en cela à la leçon de Monsieur Ingres, la probité de l’art.

© BnF

Commencé en 1895, le travail fut terminé, comme convenu, en deux ans et Les Fleurs du Mal de Charles Baudelaire, illustré par Armand Rassenfosse, put être publié par la Société des Cent Bibliophiles à Paris en 1899.

Du coup le jeune graveur liégeois s’assura une place significative dans l’histoire du livre illustré français. Cela lui valut d’être sollicité d’illustrer d’autres livres – entre autres de Barbey d’Aurevilly, de Noël Ruet, d’Edmont Glesemer, d’Omer Englebert, de Claude Farrère – où il fit usage d’innovations créatrices progressivement acquises et adaptées à ses volontés : le vernis mou, l’aquatinte, la manière noire, souvent combinées entre elles et développées à partir d’un dessin de mise en page à l’encre au sucre, tous ces modes de nuancer et d’intensifier les noirs profonds avec des roulettes appropriées, d’y faire apparaître les révélations de la lumière par des blancs produits, soit au brunissoir ou au grattoir dans des fonds d’aquatinte, soit en les réservant avec des pâtes à couvrir. Il savait tout faire avec une virtuosité déconcertante, avec un goût sensible pour des modelés sans heurts ; il savait tout faire à partir d’un dessin sur papier reporté directement sur ses fines et brillantes plaques de cuivre ou d’aluminium que lui fournissaient les usines d’Ougrée Marihaye.

Il savait créer des estampes avec une aisance, avec une rapidité et une spontanéité égales à celles avec lesquelles il dessinait, quitte à les parfaire par après avec des outils qu’ il inventait et qu’il faisait fabriquer par des gens de métier, comme par exemple ces roulettes que lui fournissaient des armuriers particulièrement choisis. Il imprimait lui-même ses estampes sur la belle presse qui donnait à son atelier une allure de grand maître graveur. A côté d’elle pendait une étagère où étaient rangés les flacons de produits chimiques, de vernis et d’encres dont des étiquettes parfois à peine encore lisibles, révélaient le contenu. Il savait imprimer ses estampes soit en noir et blanc, soit avec d’autres variétés d’encres. Il savait offrir des estampes en couleurs, soit encrées à la poupée sur une seule plaque, soit imprimées aux repérages de plusieurs plaques, soit rehaussées avec des couleurs à la cire. Ainsi ne dut-il jamais recourir à des procédés mécaniques-héliographiques où, en tant que création artistique, sa main serait restée inopérante.

Au bout du compte, il put ainsi donner libre cours à sa fantaisie créatrice et perpétuer le souvenir de ses amis – N. Ruet, Dorbon aîné et fils, Cl. Debussy, E. Verhaeren et ses mains, Ch . de Coster, A . Salle, E. Rodriguès, Cl. Farrère, C. Mauclair, E. Glesener, R. van Bastelaer et tant d’autres – dont il retraça les effigies, à l’occasion selon sa mémoire visuelle, en des manières techniques différentes et parmi lesquels celui de sa femme, Madame de Rassenfosse, témoigne non seulement de sa fine, pure et sensible maîtrise graphique, mais aussi de l’émotion avec laquelle il la contempla en la portraiturant d’après nature.

La Mort est saoûle (1914) © Collection privée

Il put ainsi s’abandonner à ses pensées à la mort, évoquer, sans recours à l’anecdote, ce que lui inspirèrent les sinistres et monstrueuses dévastations de la Première Guerre mondiale en cette planche dénonciatrice, intitulée La Mort est saoule, tirée en couleurs au repérage et rendue percutante par d’incisifs traits à la pointe sèche (elle date de 1914) ; la mort qu’il voyait jouer aux cartes avec d’humbles habitués de cabarets et qu’il voyait faire des
croche-pieds à d’insouciants promeneurs ; la mort défiant les flèches de l’amour ; la mort dont il méditait, fût-ce la lointaine annonce au bout de toute les joies, de tous les horizons et de toutes les prédestinations de la vie.

Il put ainsi créer des estampes en blanc et noir où se confondaient entre eux ses modes techniques les plus virtuoses et où il ne cessait de manifester les séductions qu’exerçait sur lui le nu féminin dans ses apparitions, attitudes et charmes vivants, mais où il révélait aussi ce que lui inspiraient, par exemple, la Noël ou la rencontre des pèlerins d’Emmaüs. Evocations auxquelles présidaient moins le souvenir de textes évangéliques ou pseudo-évangéliques que les sentiments humains qu’elles éveillaient en lui. La Noël ne le rapprochait pas de ceux qui dans des liesses aux folles mascarades oublient ce qu’ ils prétendent fêter, mais de ceux qui dans le recueillement d’une nuit solitaire se retrouvaient pour assister à ce que promet, fait espérer ou redouter la naissance d’un enfant sans autres présences que celles de parents abandonnés et celle de quelques-uns des plus humbles de la terre liégeoise que sont les mineurs ; la pensée à ces pèlerins qui sur leur chemin de vie connurent la grâce de retrouver leur maître auréolé de la lumière qu’ il fut et restait pour eux.

Si le nombre d’estampes d’Armand Rassenfosse pouvant être qualifiées de gravures pures est inférieur à celui de ses estampes faites principalement d’innovations techniques autres que strictement graphiques, il ne faudrait pas en déduire que leur créateur n’aurait qu’occasionnellement fait appel aux outils du graveur proprement dit. Ces outils, il les avait toujours et tous à la main – il en avait un véritable arsenal – pour parfaire, ce que des morsures d’acides et des blancs ménagés par des couvertures, restaient en défaut de créer selon ses conceptions, ses sensibilités et ses visions ; il les prenait à la main, aussi, pour créer avec eux seuls. ce que lui dictaient ses yeux, son esprit et son coeur .

Ne fut-ce pas avec le plus simple de ces outils – une pointe – qu’il sut confier directement au métal ce que devaient devenir sur le papier les plus purement belles, les plus merveilleusement évocatrices de ses estampes ? Clairement conscient du génie du langage choisi en l’occurrence, il sentait qu’il devait surveiller sa main au moment où elle allait creuser dans le cuivre ou le zinc la ligne – le trait – magique conçu pour donner une forme à ses visions et émotions intimes. Car cette main, il savait qu’elle allait obéir à ses impulsions d’esprit et de coeur, qu’il allait devoir la surveiller, non seulement pour qu’elle dessine, mais autant pour qu’elle creuse des traits – tantôt appuyés, tantôt fins et légers jusqu’à l’extrême, selon les visions qui y présidaient. Il savait qu’avec cette pointe il allait creuser des traits diversement colorés selon qu’il y fasse jouer en des accents délicats ou intenses et d’apparence veloutée, l’encre retenue dans des “barbes” plus ou
moins opulentes et reportée par elles sur le papier. Ce qu’Armand Rassenfosse sut créer avec cet outil – une simple pointe – il en laissa divers témoignages magistraux, entre autres dans ce Nu de femme dont il évoqua avec une rare sensibilité les jeunes formes émouvantes ; dans des portraits comme ceux de Félicien Rops et d’Emile Verhaeren, si diversement inspirés ; dans une de ses rencontres avec une hiercheuse tricotant et dans certains hymnes à la Danse inspirés par des danseuses célèbres évoluant dans les luminosités diffuses et vaporeuses d’une scène de spectacle.

Chaque fois il s’y affirma comme un maître graveur aussi foncièrement authentique que diversement doué. Davantage que la pointe sèche – et pour cause – il pratiqua l’eau-forte pure entre autres pour produire les nombreux ex-libris que lui demandaient ses amis et autres bibiophiles. Sauf quand il les concevait de sa propre initiative et selon sa propre fantaisie, il y fut des fois mis à rude épreuve pour les composer selon une sorte de programme imposé. L’ex-libris l’intéressait au point qu’ensemble avec Madame de Rassenfosse il s’en constitua cette riche collection qui fut confiée à la garde de la bibiothèque de l’Université de Liège et dont Mademoiselle M. Lavoye publia le catalogue en 1956.

Par ailleurs, la direction artistique de l’imprimerie et Maison d’édition Bénard devait nécessairement le rendre attentif à tous les moyens techniques, voire mécaniques, susceptibles de le mettre en mesure de produire des estampes et illustrations de tous genres. Ce fut ainsi qu’il apprit à tout savoir de la lithographie, d’abord à Paris dans l’imprimerie lithographique des Chaix à laquelle se joignit en 1881 celle de Chéret dont l’affiche Orphée aux enfers datée de 1858 et imprimée en trois couleurs par Lemercier constitua en fait le vrai début de Chéret dans l’art chromolithographique. C’est aussi dans l’imprimerie de celui-ci que se nouèrent les liens d’amitié profonde entre Rassenfosse et Adolphe Willette. Ensuite avec son fils, Louis de Rassenfosse, qui dirigeait le département de la lithographie chez Bénard. Il la pratiqua non seulement directement mais aussi par des reports à l’offset. A l’occasion il sut ainsi – comme dans cette planche intitulée Danseuses – choisir et préparer ses encres de façon telle qu’à l’impression elles produisent les reflets propres à des dessins exécutés avec des crayons à la mine de plomb. Il ne le fit, certes, pour tromper personne. Il ne rechercha que d’utiliser les moyens mis à sa portée pour atteindre tout ce qu’on pouvait en attendre.

Ainsi se fit-il remarquer parmi ceux – Jules Chéret, Pierre Bonnard, Adolphe Willette, Henri .de Toulouse-Lautrec et combien d’autres – qui élevèrent l’affiche au rang d’un art toujours encore en continuelle évolution. Que ce soit dans des articles de grandes encyclopédies ou dans l’histoire de cette forme d’expression particulière, son nom y figure en première place parmi ceux qui en Belgique participèrent à perpétuer, dans l’affiche comme par ailleurs, le sens autant que le visage vivants d’une époque si diversement significative.

Si Armand Rassenfosse peut être tenu pour un graveur et dessinateur par excellence – faut-il le répéter ? – , il fut de surcroît un peintre dont les tableaux sont répandus et conservés dans les collections et musées réputés, tant à l’étranger qu’en Belgique.

Jacques Ochs, qui parlait en connaissance de cause, a écrit à ce sujet : “Quant aux oeuvres peintes d’Armand Rassenfosse, elles magnifient, pour la plupart, l’éternel féminin, mais avec moins de spontanéité, peut-être, que dans les dessins et les gravures. Certains tableaux, comme Poyette (Musée de l’Art moderne, Paris) ou Femme se lavant (Musée de l’Art Wallon, Liège), séduisent par leur charme discret et leur fine sensibilité. Rassenfosse s’en tenait généralement à une gamme de couleurs nuancées, en demi-tons, que réchauffe une lumière légèrement dorée. Sa technique de prédilection : la peinture à la cire sur carton“. Il est vrai qu’Armand Rassenfosse a peint sur carton, mais davantage sur toile. Il est vrai surtout qu’il avait une prédilection pour es couleurs à la cire, qu’il choisit non seulement pour peindre mais aussi pour rehausser ses dessins. Ses sensibilités lui faisaient préférer les tons mats, doux et fondus, aux effets faciles de brillances miroitantes. Il aimait la cire qu’il tenait pour une matière nourrissante et vivante, une matière qui ne durcit pas et ne craquelle pas, une matière qu’on sait enlever et renouveler sans risque d’enlever avec elle la moindre parcelle de couleur. Pour ce faire, il avait composé des émulsions, diversement liquides ou épaisses, les unes pour nettoyer des tableaux, les autres pour les protéger. A ce dernier effet, il recommandait de ne jamais négliger de couvrir les tableaux à la fois à l’avers et au revers pour éviter que des champignons, poussières ou vapeurs d’humidité percent la toile pour aller se nicher entre la couche de couleur et son support.

Il y a plus d’un tableau de maîtres célèbres qu’il fut sollicité de traiter de cette façon en guise de démonstration par les directions responsables de grands musées, tableaux qui lui doivent leur durable conservation après avoir été revivifiés.

Baudelaire et sa muse (huile sur carton, 1931-32, collection privée)

Armand Rassenfosse vivait avec ses oeuvres d’art. Les divers états de ses estampes attestent qu’il les reprenait constamment au gré de ses nouvelles visions, de ses nouveaux élans, de ses nouvelles possibilités d’expression. Dans ses tableaux il ne nous est conservé que le stade final où il se résignait – après combien de temps ? – à les abandonner. Mais ceux qui furent régulièrement admis dans son atelier, y retrouvaient parfois pendant deux, trois ans des tableaux auxquels il travaillait avec un attachement – avec un amour – toujours préoccupé. Ils y ont pu être témoins de ce que devint progressivement une de ses dernières oeuvres peintes avec des couleurs à la cire, une de ses oeuvres les plus émouvantes et admirables aussi – Baudelaire et sa Muse – qu’il finit par céder peu avant sa mort à son ami Puesch.

Armand Rassenfosse s’est consacré avec toutes les forces vives de son être et selon toutes ses consciences et bénédictions de vie, à servir son époque, ses contemporains et ceux à qui il se donnait en partage. Cela justifie qu’il fut appelé à siéger dans diverses commissions de musées, d’être nommé membre de la Commission royale des monuments et des sites, d’être élu membre correspondant de l’Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique en 1925, dont il fut promu membre titulaire en 1930 et dont il fut appelé à assumer la charge de directeur de la Classe des Beaux-Arts en 1934. Aussi subitement qu’inexorablement enlevé le 25 janvier de cette même année, le sort ne lui permit pas de réserver aux confrères de l’illustre Compagnie les bénéfices de ses compétences et dévouements. S’il s’était senti porté à accéder à la proposition qui lui fut faite, il aurait connu l’honneur d’être ennobli.

Armand Rassenfosse appartient à cette époque autour de 1900 dont Jean Cassou a écrit “S’il existe une philosophie de l’Art Nouveau, nous découvrirons qu’elle émane de la philosophie du Symbolisme : leur commun dénominateur à tous les deux, leur principe est la femme.” L’ Art Nouveau, l’art 1900, eut sa raison d’être, il créa des modes sans lesquelles il est impensable et qui renaissent périodiquement jusqu’aujourd’hui ; il créa des décors, des joyaux, des meubles, des maisons, des affiches, des revues, des typographies, dont le style reste qualifié de Modern Style.

Comme quoi, “nouveau” et “moderne” sont des termes qui n’ont rien d’absolu et qu’il faut entendre en fonction de l’époque à laquelle ils s’appliquent. Ce qui à un moment est nouveau et moderne, est destiné à être dépassé aussitôt après ; ce qui est nouveau et moderne aujourd’hui, ne le sera plus demain. N’empêche qu’une époque et ceux qui en sont les ouvriers, ne valent que grâce aux nouveautés et modernités par lesquelles ils préparent celles qui s’inscrivent dans un perpétuel devenir.

Assurer à Armand Rassenfosse la présence qui lui revient dans ce perpétuel devenir fut certes le souci de ceux qui au mois de mai 1935 vinrent déposer au Parc de la Boverie de Liège, aux portes du Musée de l’Art Wallon, ce buste modelé par le sculpteur Fix Masseau et portant la simple, mais combien éloquente et émouvante inscription : “A Armand Rassenfosse. Ses Amis de France.” C’est, non moins, l’objet de ces quelques propos, pensés en marge de l’exposition que voici.

Louis LEBEER

CATALOGUE

PEINTURES

      • 1. Femme à la toilette, h, 1900, 46 x 38.
      • 2. Petite fille à la poupée (Palmyre Sauvenière), h, décembre 1908, 35,2 x 26.
      • 3. Portrait de Lawe de Neuville, h, 1908, 17,5 x 12.
      • 4. Le jardin (Liège, 21, rue Bassenge), h, 1 août 1908, 24,2 x 33, 1.
      • 5. Tête de jeune fille (Laure de Neuville), h, 1909, 37 x 27.
      • 6. Le peignoir jaune, h, 1912, 90 x 70.
      • 7. Estrelita, h, 1913, 70 x 45.
      • 8. Le bonnet hongrois, h, 1914, 70 x 46,5.
      • 9. La favorite, h, 1915, 76 x 56.
      • 10. La marchande de masques, 1917, h, 90 x 69.
      • 11. La robe grise, h, 1917, 44,5 x 34,5.
      • 12. Le masque rose, h, 1919, 46,5 x 36.
      • 13. La toilette, h, 1919, 55 x 50.
      • 14. Femme à la cruche, H, 1920, 70 x 56.
      • 15. Femme à sa toilette et broc blanc, h, 1920, 42,5 x 36,5.
      • 16. L’été, h, 1921, 45 x 67,5.
      • 17. Femme au miroir, h, 1921 , 60 x 70.
      • 18. Femme à la bouteille, h, 1921, 55 x 37.
      • 19. Danseuse aux rubens, h, 1921, 69 x 58,5.
      • 20. Maternité, h, 1923, 63 x 53.
      • 21. Sortie de bal, h, 1924, 50 x 60.
      • 22. Femme à sa toilette (étude en bleu), h, 1926, 78 x 61.
      • 23. La sérénade, h, 1926, 67,5 x 54,5.
      • 24. Jeunes femmes, h, 1929, 61 x 48.
      • 25. Ars longa – Vita brevis, h, 1929, 49 x 40.
      • 26. Toilette, h, 1930, 68,5 x 53.
      • 27. Autoportrait, h, 1930, 56 x 46.
      • 28. Jeunesse, h, 1930, 57 x 46,5.
      • 29. Grand nu de dos (étude), h, s.d., 80 x 60.
      • 30. Femme au masque noir, h, s.d., 44,5 x 35.
      • 31. Adèle au bonnet blanc, h, s.d., 34,5 x 27,5.
      • 32. Le rideau jaune, h, s.d., 43,5 x 34.5.
      • 33. Hiercheuse au mouchoir rouge, h, s.d., 69 x 43.
      • 34. Jeunes sorcières, h, s.d., 90 x 72.
      • 35. Deux jeunes femmes, h, s.d., 42 x 51 ,5.
      • 36. Nu (buste), h, 35 x 25.
      • 36 bis. Femme au bonnet, h, s.d., 41 x 27,5
DESSINS – AQUARELLES
      • 37. Marie à l’harmonium, aquarelle, 1886, 42 x 28.
      • 38. La malle de quatre heures, aquarelle, août 1895, 40 x 29.
      • 40. Etudes pour les Fleurs du Mal, crayon, vers 1897, 38 x 29.
      • 41. Portrait d’Albert de Neuville (1864-1924), pastel, vers 1903, 35 x 26.
      • 42. Portrait de Marie de Neuville, née Tilman (1861-1940), pastel, vers 1903, 36,2 x 26,5.
      • 43. La gymnaste (illustration du recueil de poèmes de Estienne, Phrases, Paris, Sansot, 1907), aquarelle, vers 1907, 17,5 X 13,5.
      • 44. Portrait de Madame A. de R., crayon, janvier 1907, 44,5 x 32, cadre de Serrurier-Bovy.
      • 45. Projet pour l’ex-libris (Carl-F. Schulz-Euler), crayon et sanguine, mai 1907, 30,4 x 23.
      • 46. Le modèle, crayon et sanguine, 1907, 77 x 50.
      • 47. La danse, sanguine, 1907, 68 x 49,5.
      • 48. Hiercheuse, crayon et pastel, 1907, 72 x 37.
      • 49. Tête de jeune fille (Laure de Neuville), pastel, vers 1908, 35 x 26.
      • 50. Nu debout, crayon rehaussé de blanc, 1910, 45 x 30.
      • 51. La fille qui siffle, pastel, 1912, 58,5 x 40,5.
      • 52. La toilette, pastel, 1913, 63 x 46.
      • 53. Dancing girl, crayon rehaussé, 1914, 32,1 x 23,5.
      • 54. Mater dolorosa, crayon, 1914, 29 x 19.
      • 55. Projet pour l’ex-libris Fembach-Karolyné, crayon, 1914, 14,7 x 12,1.
      • 56. Projet pour l’ex-libris Herzog Géza (Hongrie), crayon, vers 1914, 14,6 x 12.
      • 57. Jeune fille (Renée), dessin rehaussé, 1915, 31 x 21,8.
      • 58. Nu assis, crayon rehaussé, 1919, 34 x 25.
      • 59. Nu, crayon, 1922, 39 x 29.
      • 60. L’énigme, crayon rehaussé, 1923, 37 x 28.
      • 61. Maria, crayon, 1929, 40 x 32,5.
      • 62. Matemité, crayon, 30 août 1929, 35 x 30.
      • 63. Femme assise (torse), crayon et pastel, 1931 , 36,5 x 28.
      • 64. Les 2 amies, crayon rehaussé, 1931 , 40 x 32.
      • 65. M.R. (nu couché), crayon rehaussé de sanguine, 26 janvier 1932, 32 x 40.
      • 66. Le matin, crayon rehaussé, septembre 1932, S. IV 38862.
      • 67. Femme couchée, sanguine, octobre 1933, 32 x 40.
      • 68. Dernier dessin (inachevé), sanguine, 10 janvier 1934, 27 x 35,5.
      • 69. Nu couché (de dos), crayon, 29 x 39.
      • 70. Jeune femme, pastel, 38 x 28.
      • 71. Femme en chemise, crayon rehaussé.
      • 72. Nativité, pastel, 35 x 27.
      • 73. Plage à Heyst, aquarelle, 15,2 x 22,7.
      • 74. Femme au chapeau noir, lavis – crayons de couleurs, 23 x 18,3.
      • 75. Femme debout, crayon, 21,9 x 9,2.
      • 76. Le repos du modèle, pastel, 65 x 53.
      • 77. La mort rêvée, crayon, 41 x 32.
      • 78. 2 nus, lavis bistre, S IV 29680 – S IV 29681.
      • 79. Le sommeil de Maria, crayon, S IV 38865.
      • 80. Etude de tête, lavis bistre et sanguine, S IV 29682.
      • 81. Danseuse, crayon rehaussé, 28,5 x 18.

GRAVURES

      • 39. Portrait de Marie, eau forte rehaussée, avril 1896, 23 x 16 [cfr. Dessins – Aquarelles].
      • 82. La frileuse, gravure au soleil + aquatinte, 1891, 8,9 x 13,9.
      • 83. Le joujou, aquatinte eau-forte, pointe sèche, Paris, 1892, 18,7 X 13,2.
      • 84. La Dame en noir, illustration pour l’oeuvre de P. Gérardy, janvier 1893, 14 x 9.
      • 85. Promesse d’un visage, vernis mou, 1903, 20,5 x 15,7.
      • 86. Danseuses, lithographie, 1913, S IV 27204.
      • 87. Noël, plume, vernis mou et aquatinte, 1929, S Ill 104087.
      • 88. Mère et enfant, plume et aquatinte, 1929, 25 x 19, 1.
      • 89. Nouveau modèle, vernis mou et aquatinte, S Ill 41856.
      • 90. Frontispice de l’Ouvrage sur la Belgique, vernis mou et aquatinte, S IV 25986.
      • 91. Frontispice pour les “Amis” d’H. Krains, vernis mou, sans n° d’inventaire.
      • 92. Joueurs de cartes et la mort, plume et vernis mou, S IV 26251.
      • 93. Portrait de l’éditeur L. Dorbon, aquatinte, vernis mou et crayon de réserve, S IV 25779.
      • 94. Portrait de G. Serrurier-Bovy, S Ill 25700.
      • 95. Juliette, vernis mou et aquatinte, S Ill 104122.
      • 96. Femme au miroir, vernis mou et aquatinte, S IV 26304.
      • 97. Portrait d’E. Verhaeren, pointe sèche, S IV 26246.
      • 98. Nu, pointe sèche, S IV 26191.
      • 99. La danse de Paris, plume et pointe sèche, S Ill 104139.
      • 100. Le saut, pointe sèche, épreuve unique, S V 88941.
      • 101. Maternité, encre au pinceau et vernis mou, S Ill 104091.
      • 102. La mort est saoûle, aquatinte, vernis mou et pointe sèche, S Ill 104138.
      • 103. Hiercheuse, aquatinte et vernis mou, S IV 27204.
      • 104. Repasseuse, oeuvre primée par la Société des Aquafortistes de Belgique, vernis mou, 25 x 18.
AFFICHES
      • 104 bis. La coiffe rouge, lithographie, 35 x 20.
      • 105. Soleil, lithographie, éditée par Bénard – Maxima – S Il 1140 117.
      • 106. Maud Alan, lithographie, éditée par Bénard – Maxima S Il 140 118.
      • 107. Huile russe, lithographie, éditée par Bénard – Maxima S Il 140 119.
      • 108. La Plume, lithographie, éditée par Bénard, épreuve avant le texte – Plano – 1913 – S IV 25758.
      • 109. Projet pour le Salon de Roubais, gouache, 84 x 60.
VARIAS
      • 110. Portrait de Rassenfosse par E. Hougardy, pointe sèche, 2e état, 1929, 21,5 x 15,5.
      • 111. Autoportrait, dessin, 9,4 x 8,
        L’amateur d’estampes provenant de I’ Album n° 1, Gravure originale belge (30/9/ 1924).
      • 112. Madeleine Delvoye, Catalogue des ex-libris d’A. Rassenfosse. Liège 1956.
      • 112 bis.
        Ex-libris Herzog-Géda, e.-f., 1914, 17.5 x 13.
        Ex-libris Fembach-Karolyne, e.f. et vernis mou, 1914, 17,2 x 11,9 (2 états).
        Ex-libris Ladislas de Siklossy, e.-f. et aquatinte, 1920, 11,5 x 9,3.
        Ex-libris Marie Rassenfosse, vernis mou et aquatinte, 1920, 12 x 10.
        Ex-libris J. Dalman, e.-f. et vernis mou, 1920, 12,5 x 10.
        Ex-libris de la Bibliothèque reconstituée de la Société libre de l’Emulation de Liège, cliché au trait, 1924, 11,3 X 9,5.
ILLUSTRATIONS
      • 113. Ch. Baudelaire – Les fleurs du mal, Paris, 1899. Edité par les 100 Bibliophiles – ex. numéroté 108 avec un dessin original de Rassenfosse, en garde.
      • 114. Ed. Glesener – Au beau plafond ou l’enfant prodigue – Liège, 1926, hors commerce.
      • 115. R. Boylesve – Les bains de Bade – Paris, s.d ., édité aux armes de France pour la Société des Dilettantes, ex. numéroté, sur Hollande.

L’Aube, la villa de Serrurier-Bovy à Cointe (Liège)

GUSTAVE SERRURIER-BOVY

Dans cette expos1t1on, nul ne peut s’étonner de voir figurer, à côté de Rassenfosse, son contemporain Gustave .Serrurier-Bovy (1858-1910). Une amitié sincère les unissait déjà lors de leurs études. Des soirées passées ensemble à faire de la musique et une action commune dans des groupes pour l’Art Nouveau les rapprochaient encore. Familier de la maison des parents Rassenfosse, Gustave Serrurier y fera la connaissance de sa future épouse. Si les disciplines artistiques sont différentes pour chacun, peinture et gravure chez Armand Rassenfosse, architecture et puis presque exclusivement décoration chez Serrurier, c’est bien un même désir de renouveau dans l’art et de présence au monde concret où ls vivent qui les habite tous deux. Ils aiment s’en communiquer les découvertes et les fruits. L’oeuvre de Gustave Serrurier est peu connue encore : on commence toutefois à découvrir la place importante qu’elle occupe dans la création du mobilier contemporain. La carrière du décorateur fut pourtant brève : elle commence véritablement avec la présentation au premier Salon de la Libre Esthétique, en 1894, d’un ‘cabinet de travail’, son premier ensemble, pour se terminer brusquement par une mort brutale en 1910. Seize années d’une carrière bien remplie !

Un voyage en Angleterre lui révèle très tôt l’importance du renouveau du cadre de vie et les ressources inexploitées, oblitérées par le clinquant du meuble de Cour, du simple mobilier rural. Le mouvement néogothique en a remis à l’honneur la probité et la simplicité. Serrurier n’hésite pas ; il abandonne l’architecture pour se consacrer entièrement à la décoration intérieure. C’est ainsi qu’il transmettra sur le continent les découvertes d’un Morris ou de la société des Arts and Crafts. C’est par un mobilier simple et strict – on pourrait dire rustique si le terme n’était aujourd’hui tant dévalué !- qu’il se manifeste, pour continuer dans des recherches qui font droit aux courbes et moulurations subtiles de l’Art Nouveau ; mais les formes sobres. géométriques font suite qui annoncent déjà le style des Arts Déco.

Comme matériau, il utilise d’abord et souvent dans la suite. le beau chêne de Hongrie. Mais il n’hésite pas à utiliser les bois soyeux et sonores du Congo, depuis que Léopold Il les a introduits et livrés aux artistes nouveaux, principalement dans L’Exposition coloniale de Tervuren en 1897, où Gustave Serrurier aménage toute une section. Il ne dédaignera pas dans la suite des bois plus modestes, le bouleau de Finlande par exemple, qu’il mettra en oeuvre dans le mobilier de série et démontable qu’il va créer au début de ce siècle. Dans sa recherche, le souci social est présent ; au départ, par la suggestion d’un cadre de vie nouveau pour celui qu’il nomme l’Artisan ; et, en finale, par la réalisation d’un intérieur ouvrier à l’Exposition de Liège en 1905, et la fabrication d’un mobilier de série à montage apparent, les ensembles Silex.

Les pièces montrées dans cette exposition présentent quelques aspects de son oeuvre. La plupart appartiennent à son époque parisienne. Dans la succursale créée dans la capitale française en 1899, veille de l’Exposition de 1900, l’influence de son associé Dulong et le goût d’une clientèle mondaine confèrent aux ensembles de ce temps un aspect raffiné et luxueux qui est un épisode, très remarquable, mais non exhaustif de son oeuvre ; les meubles Samazeuilh et le porte-estampes fixe de Rassenfosse en sont de très bons exemples. Mais la solide banquette de chêne nous montre une autre facette de la recherche, celle de la solidité et de la construction architecturée. La pièce la plus prophétique reste néanmoins ce fauteuil de Rassenfosse, créé avant 1900, qui annonce le style des années 1925, et une technique de construction révolutionnaire.

Seize années de recherches constantes dans les domaines formel, constructif et social assurent à Gustave Serrurier une place de premier plan dans la création du mobilier contemporain. Tournant le dos au pastiche stérile, ce liégeois obstiné mène une quête patiente, sensible, structurée. Sa puissance de travail et l’intérêt toujours en éveil qu’il porte à toute manifestation d’esprit nouveau en font un pionnier de l’art et de la société moderne.

J.G. Watelet

PARTICIPATION SERRURIER-BOVY

STAND 1 – ENSEMBLE ART NOUVEAU
      • 116. Dessin au crayon et à la sanguine sur un thème donné par Serrurier-Bovy, L’Aube, du nom de sa propre villa, format 40 cm x 49 cm, de Rassenfosse ; cadre en acajou du Congo de Serrurier-Bovy, 1902.
      • 117. Coiffeuse en acajou du Congo, exposée en 1899 au Salon de la Société d’Art Moderne de Bordeaux – pièce d’un ensemble de chambre à coucher acquise par le compositeur Samazeuilh, 180 x 100 x 58, 1899 ; tiroir à poignée en cuivre sur le thème du nénuphar avec émaux.
      • 118. Chaise – idem, 95 x 44 x 44, 1899.
      • 119. Fauteuil – idem, 80 x 75 x 65.
      • 120. Dessin de Rassenfosse, cc Femme à sa toilette” – 27 x 22 cm – crayon rehaussé – cadre Serrurier-Bovy, 1913.
      • 121 . Décoration murale au pochoir d’après motif de Serrurier-Bovy. Porte – estampes – acajou du Congo, ± 1900, garniture de toilette.
STAND II – TENDANCES VERS L’ART DECO – 1905-1910

Cette période est marquée par des lignes géométriques et la disparition de toute réminiscence végétale.

      • 122. Vitrine Serrurier-Bovy en acajou du Congo, peintures apparentes en cuivre, 3 plateaux d’exposition, 1908.
      • 123. Sellette ou selle d’artiste à deux plateaux ronds de ligne très “moderne”, acajou du Congo, 1906.
      • 124. Vase en bois, laiton et cuivre rouge d’inspiration “industrielle”, 1905-1910 (?).
      • 125. Portrait posthume de Serrurier-Bovy par Rassenfosse crayon rehaussé de pastel, 1930.
      • 126. Coupe-papier bois du Congo et laiton, étui de la Maison Serrurier et Cie, 1906.
      • 127. Annonce de la Maison Serrurier et Cie, parue dans “L’ Art Décoratif” en 1906.
      • 128. Coussin de Serrurier-Bovy, broderies de couleur orange.
      • 129. Fauteuil de travail d’Armand Rassenfosse, circa, 1905.
      • 130. Frise murale d’après motif de Serrurier-Bovy.
HORS STANDS
      • 131. Banc de hall en chêne de Serrurier-Bovy avec cadre pour pêle-mêle, 1910.
      • 132. Vitrine d’exposition.

REPÈRES BIOGRAPHIQUES

      • 1862 6 août. Naissance à Liège d’Armand Rassenfosse dans une famille de commerçants très cultivés. Humanités classiques au Collège Saint-Servais, Liège. Passionné de musique et de dessin. Ses humanités  terminées, Armand Rassenfosse entre dans l’entreprise familiale. Lit les écrivains du temps, commence une collection d’estampes. Nombreux voyages à Paris où il rencontre écrivains et artistes. Premiers essais de gravure. Armand Rassenfosse est conseillé et encouragé par Adrien de Witte.
      • 1886. Première rencontre avec Félicien Rops. Début d’une longue amitié et d’une intense collaboration.
      • 1890. Rencontre et association d’Armand Rassenfosse et d’Auguste Bénard.
      • 1892. Premières éditions des estampes de Rassenfosse à Paris.
      • 1895-1897. Illustration des Fleurs du Mal de Baudelaire pour la Société des Cent Bibliophiles. Publication en 1899. Par la suite et parallèlement à ses activités de graveur, de dessinateur et de peintre, Armand Rassenfosse illustrera de très nombreux ouvrages : Barbey d’Aurevilly, Noël Ruet, Edmond Glesener, Omer Englebert, Claude Farrère… Il ne cesse de perfectionner sa technique, de mettre au point des procédés nouveaux.
      • 1925. Armand Rassenfosse est nommé membre correspondant de l’Académie Royale des Sciences, des lettres et des Beaux-Arts de Belgique.
      • 1934. Directeur de la classe des Beaux-Arts de cette Académie. Le 28 janvier 1934, Armand Rassenfosse meurt à Liège.

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L’intégralité du catalogue de l’exposition est disponible au téléchargement (PDF avec reconnaissance de caractère) dans la documenta.wallonica.org…

 

 


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : transcription, correction, édition et iconographie | sources : collection privée | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Province de Liège ; © Connaître la Wallonie ; © Collection privée ; © BnF.


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CREUSEN : Femme et artiste dans la Belgique du XIXe siècle

Temps de lecture : 15 minutes >

Grâce au travail acharné de plusieurs historiens de l’art, le public belge connaît et reconnaît aujourd’hui le talent d’Anna Boch. Récemment, le musée Ianchelevici (La Louvière) a fait preuve d’une belle prise de position en mettant en relief l’artiste Cécile Douard, peintre à la vie aussi fascinante que sa peinture. À Ypres, c’est l’œuvre de Louise De Hem qui est l’objet d’une attention particulière depuis plusieurs années. Ces personnalités féminines ne sont pas des cas isolés. Terre de croisements, la Belgique accueille des artistes de talent, hommes et femmes, tout au long de l’époque contemporaine. Petit pays à l’échelle de l’Europe, le territoire correspond sur le plan artistique à un vaste champ d’investigation encore largement en friche.

DOUARD Cécile, Boraine (détail, 1892) © MRBAB

Proposer une exposition sur les femmes artistes de la Belle Époque constitue un solide coup de pouce pour la mise en chantier de nouvelles recherches subsidiées. L’occasion est donnée de voir des œuvres largement méconnues, rarement montrées, et de révéler des créatrices pour la plupart oubliées au-delà de leur localité d’origine. En 1999, un événement remarquable orchestré par le musée des Beaux-Arts d’Anvers et le musée d’Art moderne d’Arnhem avait déjà créé une impulsion en ce sens.

S’il ne date pas d’hier, l’intérêt sérieux pour la participation des femmes au secteur des arts plastiques reste un phénomène relativement récent : c’est principalement à partir des années 1970 que la recherche féministe a révélé l’existence d’une contribution féminine significative dans ce secteur, et ce, dès les temps anciens. Des études approfondies ont mis en relief de nombreuses personnalités engagées – peintres, sculptrices, architectes, illustratrices, photographes, cinéastes ou encore collectionneuses – auxquelles des monographies, des expositions et des romans sont aujourd’hui consacrés. En toute logique, les chercheuses américaines et anglaises, pionnières dans le domaine des Gender Studies, se sont d’abord intéressées au milieu des avant-gardes, mais aussi aux artistes anglo-saxonnes. Centre névralgique des arts à l’époque moderne, la France a très tôt fait l’objet de multiples essais ; pensons aux études et aux événements consacrés à Camille Claudel, à Séraphine ou à Sonia Delaunay. Dernièrement, deux personnalités qui font la jonction entre l’Allemagne et la France ont été remises en lumière auprès du public francophone : Paula Modersson-Becker, d’une part, et Charlotte Salomon, d’autre part. Ce fait est à saluer car, même en histoire de l’art, le poids de la découpe du monde en États-nations continue à peser sur la recherche, notamment pour des critères d’octroi de subsides. Les artistes, hommes et femmes, ont pourtant l’âme vagabonde…

Entre les deux mon cœur balance

Femme ou artiste ?

Très courante au XIXe siècle, l’expression “femme artiste” – “woman artist” en anglais – évoque l’image d’une balance à fléau en oscillation permanente, incapable de trouver son point d’équilibre. La formule définit un profil identitaire double et conflictuel : a priori, une femme artiste n’est ni tout à fait femme, ni tout à fait artiste. Les critiques d’art et les écrivains expriment volontiers l’impossibilité d’une relation harmonieuse entre ces deux états. Et pour cause, suivant la vision romantique qui prévaut alors, l’artiste représente l’intellect, la puissance créatrice, la singularité, l’esprit d’invention, la force. La femme évoque des principes bien différents, et même antagonistes, tels que les instincts, la procréation, la grâce, la délicatesse ; son corps la modèle comme réceptacle.

Louise De Hem dans sa maison de Forest (vers 1905) © Archives du musée communal de Ypres

Dire d’une artiste qu’elle est bien “féminine” constitue un lieu commun du discours. Derrière cette observation se profile l’idée rassurante que l’intéressée respecte le cadre de pensée réservé aux femmes. À la fin du XIXe
siècle, certains auteurs annoncent l’avènement d’un champ d’action spécifique, “l’art féminin” dans lequel les femmes pourraient œuvrer sans concurrencer leurs confrères et développer leur sensibilité. Aujourd’hui, dans un autre ordre d’idées, la question de savoir s’il existe une façon d’aborder la création artistique avec un regard spécifiquement féminin suscite fréquemment le débat. Pour certains, “l’art n’a pas de sexe” ; pour d’autres, toute production artistique se ressent nécessairement du sexe de son auteur.

Au XIXe siècle, dire d’une peintre qu’”elle peint comme un homme” équivaut à reconnaître qu’elle travaille de manière aussi efficace que ses confrères et sur le même terrain. Cet éloge concédé à grand-peine n’engage finalement pas à grand-chose et s’accompagne régulièrement de considérations douteuses. Perçues avec méfiance, celles qui peignent avec talent se retrouvent suspectées de tous les vices – usurpatrices, hommasses, traînées ou inverties. D’aucuns estiment même que trop de pratique artistique nuirait à leur mission naturelle, celle de donner la vie. Ainsi, en 1903, un journaliste du Soir met en garde les femmes qui font de l’art leur profession : le décès d’une sculptrice bruxelloise récemment accouchée s’expliquerait par un excès d’énergie consacrée à l’étude et à la création, au détriment de la force nécessaire à la maternité. De plus en plus affirmées et nombreuses à la Belle Époque, les femmes cultivées qui se manifestent dans l’espace public suscitent l’imaginaire le plus débordant.

Amateurisme ou professionnalisme ?

D’autres expressions, telles que “dame artiste” ou “peintresse”, apparaissent régulièrement sous la plume des critiques et chroniqueurs de l’époque. Elles permettent une fois encore de rassembler toutes les artistes, de les réunir pour dessiner un ensemble cohérent. Cette façon de les présenter voile une grande diversité de situations professionnelles originales.

Au sens strict, une “dame artiste” est une mondaine qui s’adonne à la peinture et au dessin avec un certain savoir-faire, mais sans prétention artistique. Ses connaissances reflètent le raffinement de son éducation et traduisent son statut privilégié. Son sens esthétique ajoute à son charme, pour autant qu’elle reste à l’écart de toute ambition personnelle. À la Belle Époque, le profil presque caricatural de la “dame artiste” nuit à l’ensemble de la communauté féminine qui participe aux Salons : coiffées du statut de “dame”, les artistes perdent de leur crédibilité car elles se retrouvent assimilées à des amatrices mettant leur pinceau au service de bonnes œuvres.

La jeune Anna Boch fait partie des demoiselles encouragées dès l’enfance à développer une sensibilité picturale qui sied à son rang social. À l’âge adulte, elle sort du schéma attendu en manifestant le souhait de devenir une
peintre à part entière. Plusieurs de ses consœurs belges effectuent le même parcours, en dépit des dissensions qui s’en suivent avec leur famille. En son temps, Émile Claus met en garde les parents d’Yvonne Serruys (épouse de Pierre Mille) : si la jeune fille bénéficie de leçons de haut niveau, elle deviendra peintre. C’est finalement la sculpture qui aura sa préférence et qui la conduira à Paris. Les codes de bienséance respectés par la haute bourgeoisie sont contraignants, ils le sont plus encore au sein de la noblesse. Alix d’Anethan quitte elle aussi la Belgique pour la France et y travaille régulièrement la fresque. Cette amie intime de Pierre Puvis de Chavannes n’hésite pas à aller à l’encontre du devoir de réserve demandé à une baronne.

Issu de l’ancien français, le terme “peintresse” apparaît de manière péjorative sous la plume de certains critiques de la Belle Époque, dont Émile Verhaeren et Edmond Picard, chevilles ouvrières de la revue L’Art moderne. En septembre 1884, durant deux semaines consécutives, la une de ce journal est consacrée aux “peintresses belges” qui prennent part au Salon de Bruxelles. Edmond Picard avance masqué, sous le couvert de l’anonymat, pour critiquer ces femmes qui sortent de leur rang et prétendent au professionnalisme. Les partis pris sexistes qu’il développe peuvent surprendre de la part d’un acteur de l’avant-garde ; un esprit éveillé ne l’est cependant pas sur tous les fronts. Le propos incendiaire de l’avocat, véritable plaidoirie pour le maintien des femmes dans la sphère privée, suscite un tollé général du côté des intéressées, qui adressent de nombreuses lettres à la rédaction. Picard s’en prend précisément aux femmes qui exposent dans les Salons officiels. Dans le même temps, il lui arrive ponctuellement d’encourager des femmes qui participent au réseau des avant-gardes.

Au XIXe siècle, ainsi que les sociologues de l’art l’ont bien montré, la concurrence est rude dans le milieu des artistes. Leur nombre va croissant au fil des décennies alors que la protection sociale est quasiment nulle. Intégrer le circuit des Salons ne nécessite pas d’être en possession d’un diplôme en arts. La disparition du système corporatif entraîne l’arrivée de gens de tous horizons dans le circuit des expositions, et parmi eux des femmes qui ne viennent pas forcément de familles d’artistes. Libres d’exposer, elles ne sont pas pour la cause prises au sérieux mais plutôt présentées comme des concurrentes dangereuses, dont la présence décrédibilise le milieu des arts. Beaucoup d’artistes femmes persévèrent. Marie Collart (épouse du lieutenant-colonel Henrotin) vend régulièrement et attire des collectionneurs et des marchands internationaux. Son fils rapporte cependant qu’elle pratique des prix trop bas et lui demande de conserver ses œuvres plutôt que de les laisser partir ainsi. À cela, elle répond simplement que “tout acquéreur devient un défendeur.

Mariage ou célibat ?

Pierre angulaire dans la vie des femmes de ce temps, le mariage interfère avec la pratique professionnelle. Cette étape signe très souvent l’arrêt total de la participation au circuit de l’art et, au-delà, l’arrêt de toute production. Les maris qui ont une ouverture d’esprit suffisante pour encourager leur compagne restent très rares. Dans les dynasties d’artistes, la nécessité fait loi et les femmes qui peuvent contribuer à l’entreprise familiale sont plus facilement prises en considération. À Liège, la famille Van Marcke parvient à se faire un nom grâce à un large éventail de services : portraits photographiques, paysages pittoresques, peintures décoratives, peintures sur porcelaine et natures mortes. Julie Palmyre Robert, venue de Paris, joue un rôle pivot et contribue largement aux succès de l’entreprise ; veuve du peintre Jules Van Marcke, elle épouse ensuite le photographe Joseph Van Marcke, peut-être pour garantir la cohésion de la cellule familiale.

Montigny Jenny, Jeunes filles dans une cour de récréation (1920) © Douai, Musée de la Chartreuse

Le culte romantique du génie inspiré supporte mal la concurrence et la répartition des tâches entre deux têtes pensantes. Les couples de créateurs tels que Juliette Trullemans et Rodolphe Wytsman ou Hélène du Ménil et Isidore De Rudder restent des figures atypiques. Durant la fin-de-siècle, un nombre significatif de femmes artistes belges très douées évoluent à l’ombre d’un homme de lettres, acteur de la modernité. Ces femmes bénéficient d’un train de vie élevé grâce à leurs époux et jouissent d’une liberté de mouvement plus grande que la plupart de leurs consœurs. Leur attitude contribue à la réussite sociale de leur mari et à sa reconnaissance dans les milieux mondains. Leur travail personnel est respecté et même salué, mais rarement montré au-delà du cercle amical ; il reste donc méconnu et sous-évalué.

Pour une femme peintre aspirant au professionnalisme, ne pas se marier revient à laisser “l’artiste” prendre le dessus sur “la femme”. Ce choix doit être mûrement réfléchi car le mariage est gage d’une certaine sécurité financière et permet aussi de protéger sa réputation morale. Une peintre célibataire se verra facilement suspectée de mener une vie libre et inconvenante ; elle devra lutter sans cesse pour se construire une image de sérieux et de droiture. Lorsqu’elle reçoit la Légion d’honneur, Euphrosine Beernaert évoque les sacrifices qu’elle a choisi de faire pour poursuivre une carrière. Beaucoup de ses consœurs font une croix sur leur vie affective pour pouvoir vivre leur vocation. Certaines aussi vivent une relation amoureuse dans le plus grand secret. Jenny Montigny fait partie de celles-là.

Le monde à portée de main

Par monts et par vaux

Moins libres de leurs mouvements que leurs confrères, les femmes artistes qui ont l’occasion de circuler et de voir du pays ne sont pas rares pour autant. Et, par chance, leurs déplacements laissent de multiples traces dans les archives. Des documents et mentions parfois très ténues témoignent de réalités diversifiées – excursions, visites de musées, voyages d’étude, longs périples et exils – qui nourrissent le travail. Porter le regard bien au-delà de la sphère privée apparaît indispensable pour progresser et pratiquer son art.
Cette forme d’émancipation se révèle d’autant plus nécessaire que la peinture de ce temps se donne pour principe de “coller au réel”. En d’autres termes, si une peintre représente la mer, le désert ou les ondulations d’un corps, cela signifie qu’elle les a vus de ses yeux et a eu le loisir de les étudier sous tous les angles.

Trullemans Juliette, Joli verger (s.d.) © Musée Camille Lemonnier, Bruxelles

Des artistes venues des quatre coins de la Belgique cherchent ainsi à voir et à savoir. Elles se déplacent à l’étranger, notamment pour y présenter leurs réalisations ou pour y parfaire leur formation. Paris coûte cher et se vit à différents rythmes suivant les moyens financiers. En partance pour un court séjour, Cécile Douard note les impressions éprouvées sur le quai de la gare : “Combien je me sentais indépendante et grande fille ce matin-là !“17. Louise De Hem se rend à l’académie Julian, chaperonnée par sa mère, afin de suivre un cours d’après modèle réservé aux demoiselles et fréquenté par un public cosmopolite. Louise Héger est logée par une famille amie pour pouvoir peindre dans l’atelier féminin d’Alfred Stevens, où se retrouve une petite troupe de talents belges – Alix d’Anethan, Georgette Meunier, Berthe Art en font partie.

À l’inverse, des peintres européennes visitent régulièrement le territoire belge et y envoient leurs œuvres. Un registre de cartes d’étude conservé aux musées royaux des Beaux-Arts de Belgique permet d’épingler les noms d’artistes belges et étrangères qui viennent y copier des toiles de maîtres. Les Salons de la capitale attirent quelques fois des exposantes renommées. À la fin du siècle, le groupe des XX présente des créations signées Mary Cassatt, Louise Breslau ou encore Berthe Morisot. Plusieurs artistes venues de pays limitrophes se fixent pour un temps à Bruxelles et participent de manière remarquée à la vie artistique locale. Active à la moitié du XIXe siècle, la peintre allemande Frédérique O’Connell, née Miethe, s’y fait une solide réputation avant de monter à Paris. Le tout Bruxelles s’arrache ses portraits et commente ses soirées spirites ! Sa manière d’être étonne et dérange, tout comme les audaces de la peintre française Joséphine Rochette (épouse de Luigi Calamatta), elle aussi installée à Bruxelles avec son époux quelques temps plus tôt.

Joséphine Rochette fait partie des femmes qui ont l’occasion de séjourner longuement en Italie, terre d’art et d’histoire considérée comme une destination phare pour les peintres et les sculpteurs. En phase avec l’esprit académique, cette fille d’archéologue y étudie les modèles antiques et renaissants. Au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, le regard porté sur l’Italie par les artistes connaît une profonde mutation. Ceux et celles qui se rendent sur place s’intéressent surtout à l’étude de la lumière et des paysages ou encore à la vie populaire. Voyageuses aguerries, Anna Boch, Louise Héger et Juliette Trullemans se mettent principalement en quête de paysages. Beaucoup d’autres contrées retiennent les artistes de ce temps, mais cerner l’incidence de ces voyages sur leurs créations reste souvent difficile faute de témoignages précis.

Si loin, si proche

La nécessité intérieure de sortir du cadre est peut-être le point commun de toutes ces femmes aux expériences de vie très différentes. Celles qui choisissent de se spécialiser dans le domaine du paysage – genre très coté au tournant du siècle – n’expriment-elles pas de manière éloquente ce besoin intense de respiration et de prise de distance pour se retrouver ? Leur soif d’indépendance n’échappe pas au public de l’époque ni à leur entourage. Comment une “dame” peut-elle sortir par tous les temps, tremper les pieds et le bas de sa robe dans la boue ? Surtout, comment peut-elle se retrouver isolée sur des chemins de traverse, aux prises avec l’inconnu ?

Surveillées tant qu’elles sont en âge de se marier, les paysagistes circulent rarement seules. Louise Héger organise ses sorties en fonction des disponibilités de ses contacts, proches ou lointains ; elle joue les demoiselles de compagnie, un rôle qui lui impose de longs moments loin de ses pinceaux mais qui lui ouvre aussi des destinations rêvées. Parmi les nombreuses paysagistes encore à redécouvrir, Marguerite Verboeckhoven livre de fines notations symbolistes de bords de mer, œuvres qui nécessitent certainement de longues heures de travail en plein air, parfois même en nocturne.

Porter le regard au loin n’est pas la seule manière d’augmenter l’étendue de son champ de vision. Au XIXe siècle, la pudeur impose aux femmes des classes aisées d’ignorer les réalités de leur propre corps, bridé et corseté. Certaines se risquent sans doute à observer en secret leur nudité, d’autres luttent ouvertement pour accéder à l’étude du modèle dévêtu. L’enjeu est de taille à une époque où la peinture narrative se fonde sur une connaissance approfondie de l’anatomie. Pour mémoire, les étudiants masculins passent des heures à travailler d’après le nu en académie. L’idée qu’une jeune fille puisse faire de même en effarouche plus d’un, car toucher au corps revient à ouvrir le champ infini du désir : les témoignages relatifs à la liberté de mœurs observée dans les cours de nu réservés aux garçons sont éloquents sur ce point.

d’Anethan Aliix, Femme assise de dos (étude) (s.d) © MRBAB

Des trésors d’ingéniosité sont nécessaires aux femmes artistes qui veulent représenter l’humain. À partir des années 1880, l’offre en matière d’étude d’après le modèle nu s’accroît significativement. Quelques étudiantes parviennent même à suivre des cours de nu dans des institutions officielles mais les réticences sont fortes. Cécile Douard fait ainsi une incursion très remarquée à l’académie de Mons. Travailler d’après le modèle masculin reste très difficile pour une femme, même à Paris, et celui-ci n’est jamais que partiellement dénudé. En peinture et en sculpture, le portrait mis à part, la représentation de l’homme demeure un thème d’accès malaisé.

Ouvrir le champ des possibles

Le public et les experts du XIXe siècle ne peuvent s’empêcher de jouer les censeurs quand ils analysent la production des “peintresses”. Encouragées à s’en tenir aux compositions florales, aux portraits d’enfants, aux notations à l’aquarelle, elles n’en restent fort heureusement pas là et abordent un large répertoire de sujets, de techniques et de formats. Les femmes qui (s’)exposent doivent veiller à se faire accepter du milieu sans se
laisser influencer outre mesure. Pour ce faire, elles se construisent une image de sérieux et évitent de se démarquer ouvertement. Observer leurs travaux avec un regard genré permet néanmoins de percevoir de multiples pas de côté, des prises de risque et des angles de vision parfois clairement liés à leurs expériences de femmes. La soif de découverte, de reconnaissance
et de liberté s’exprime plutôt de manière indirecte, par exemple via leurs choix iconographiques. À l’époque romantique, elles mettent volontiers en lumière des personnalités féminines entreprenantes et positives – héroïnes de romans, figures mythologiques, historiques et religieuses. De cette façon, elles présentent au public des modèles de femmes inattendus.

Durant la période réaliste, certaines artistes se risquent à proposer des images de femmes et d’enfants en net décalage avec celles de leurs confrères. Soutenue par Arthur Stevens, la toute jeune Marie Collart est acceptée au Salon de Paris avec une Fille de ferme occupée à répandre du lisier. Atterré, un critique d’art français s’interroge : une demoiselle de bonne famille peut-elle décemment se complaire dans la fange à peindre de grossières paysannes entourées de porcs ? Fascinée par les charbonnages, Cécile Douard obtient l’autorisation de descendre dans la mine pour y observer les ouvriers et les ouvrières à l’œuvre. Sous son pinceau, les travailleuses anonymes se métamorphosent en héroïnes titanesques abruties de labeur. Fait rarement mis en évidence, sa grande toile figurant trois glaneuses d’escarbilles ne représente pas trois adultes, mais bien deux adultes suivies d’une fillette âgée d’une dizaine d’années, peut-être moins. Très courant à l’époque, le travail des enfants est un sujet presque inexistant dans la peinture belge d’alors.

Tout comme Cécile Douard, la peintre hollandaise Marie Heijermans, active à Bruxelles, témoigne de la vie des petites gens. En 1897, elle peint Victime de la misère, une œuvre coup de poing qui met en scène la détresse d’une adolescente prostituée, figurée nue dans une chambre sordide, avec un client en arrière-plan. Dans une veine beaucoup plus solaire, qui s’écarte sans complexe du réalisme social, Louise De Hem et Jenny Montigny parviennent à évoquer l’enfance avec une acuité étonnante.

À la Belle Époque, plusieurs créatrices apportent une contribution singulière au domaine de l’image imprimée, de l’illustration et du dessin. La contrainte de réalisme visuel n’étant pas de mise ici, elles peuvent plus facilement envisager leurs supports de prédilection comme espaces d’expérimentation et de transgression. Léontine Joris et Claire Duluc s’inventent des pseudonymes masculins, sans doute pour accroître leur liberté de mouvement. La première aborde le domaine de l’affiche et l’art de la caricature – secteur où les femmes sont très peu représentées – sous le nom de Léo Jo. La seconde exerce sa verve caustique sous divers noms d’emprunt – Étienne Morannes, Monsieur Haringus – et illustre les livres de son mari, l’écrivain Eugène Demolder. Très intéressée par la gravure et la gouache, Louise Danse (épouse de Robert Sand) met volontiers en scène des figures féminines maniérées à la sensualité palpable. Personnalité secrète et volontaire, Marthe Massin contribue à la construction de l’image de son mari, le poète Émile Verhaeren, qu’elle représente volontiers quand il est plongé dans ses pensées ou occupé à écrire. En dépit de sa réserve et de sa discrétion “toutes féminines”, sa posture est audacieuse : elle choisit un homme pour modèle privilégié et s’invite dans son intimité de créateur.

Le champ des arts décoratifs est aussi régulièrement investi de manière  originale par des femmes de ce temps. Gabrielle Canivet (épouse de Constant Montald), met son inventivité picturale au service de la reliure d’art, domaine alors en vogue. Hélène du Ménil (épouse d’Isidore De Rudder) connaît une véritable reconnaissance oficielle – fait rare pour une artiste belge – grâce à la réalisation de broderies figuratives éblouissantes de finesse. Se basant sur des cartons dessinés par son mari, elle exprime son goût pour l’expérimentation en développant des procédés de broderie et en soignant la recherche ornementale.

Après l’invasion de la Belgique par l’armée allemande, le cardinal Mercier écrit la lettre pastorale “Patriotisme et Endurance”, destinée à être lue dans toutes les églises du diocèse de Malines à partir du 1er janvier 1915. Cette lettre fait grande impression en Belgique et à l’étranger et suscite la colère des occupants allemands qui ont essayer de stopper par tous les moyens sa diffusion officielle… ou clandestine. C’est seulement le 13 janvier 1915 que les sœurs de l’abbaye bénédictine de Maredret, vont prendre connaissance du contenu de cette lettre pastorale et décident selon les techniques les plus traditionnelles de la calligraphier et de l’enluminer. Ce travail a été exécuté dans la clandestinité du début de l’année 1915 au 15 août 1916, jour où le cardinal Mercier, en visite à l’abbaye de Maredret, a pu découvrir ce chef-d’oeuvre de 35 planches © Abbaye de Maredret

La minutie et les qualités techniques dont elle fait preuve se retrouvent d’une tout autre manière dans les enluminures néo-gothiques de Marie-Madeleine Kerger et Agnès Desclée, sœurs bénédictines de Maredret. Restées dans leur abbaye durant la première guerre mondiale, ces deux artistes éprouvent le besoin de traduire visuellement les événements qui se passent à l’extérieur. De manière tout à fait étonnante, elles insèrent de petites scènes d’actualité dans certaines de
leurs créations, dont la lettre pastorale du Cardinal Mercier de Noël 1914. Sous leurs pinceaux, nous retrouvons des évocations de combats sans pitié, de nombreuses figures masculines de soldats vêtus et dessinés à la manière gothique, le tout traité avec un souffle patriote ! La liberté d’invention dont elles font montre tient paradoxalement aux limitations dans lesquelles elles travaillent. L’observation directe cède le pas à la construction symbolique et favorise une mise en lumière alternative.

Alexia CREUSEN


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition, correction et iconographie | sources : Femmes artistes, les peintresses en Belgique (1880-1914), ouvrage publié à l’occasion de l’exposition éponyme au musée Félicien Rops, Province de Namur, du 22 octobre 2016 au 8 janvier 2017, diffusé via academia.edu (normalement, academia.com car le site est une plateforme commerciale) | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, BOCH Anna, Falaises de l’Estérel © Collection privée, Brussel • Photo Vincent Everarts ; © MRBAB ; © Archives du musée communal de Ypres ; © Musée Camille Lemonnier, Bruxelles ; © Douai, Musée de la Chartreuse ; © Abbaye de Maredret.


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Boverie à Liège : une expo hyper fascinante de sculptures hyperréalistes

Temps de lecture : 3 minutes >
MUECK Ron, A Girl (2006) © Tous droits réservés

“Une sculpture hyperréaliste d’un nouveau-né de 5 mètres de long… L’effet est saisissant ! C’est ce que vous pourrez découvrir dès vendredi au musée de la Boverie à Liège avec l’expo “ceci n’est pas un corps“, une exposition consacrée à l’hyperréalisme, ce courant artistique né aux Etats-Unis dans les années 60. L’exposition présente une quarantaine de sculptures de corps à l’apparence parfois plus vraie que nature. Parmi les œuvres, plusieurs artistes internationaux de renom sont représentés comme Duane Hanson, John De Andrea, George Segal, Ron Mueck, Paul McCarthy… Un voyage artistique fascinant coproduit par l’agence Tempora. Cette exposition remarquable fait le tour du monde : après Bilbao, le Mexique, l’Australie et Rotterdam, l’expo “hyperrealism sculpture” ouvre ses portes à Liège.

Résine, bronze, peintures à l’huile et… cheveux humains

Un regard, une ride, un bleu sur la peau… L’illusion du corps humain est souvent bluffante. François Henrard, directeur de projet chez Tempora : “il y a par-dessus le bronze, quelquefois des dizaines de couches de peintures, en général, de la peinture à l’huile avec parfois des ajouts de cheveux, souvent des cheveux humains. On les prend parfois au modèle même pour donner cet aspect hyperréaliste.

FEUERMAN Carole, General’s Twin (2009-11) © Tous droits réservés

L’artiste new-yorkaise Carole Feuerman a débuté fin des années 70. Elle est célèbre pour ses sculptures hyperréalistes de nageuses. Présente à Liège, elle commente sa technique : “le tissu du maillot est en résine, les gouttes d’eau sont en résine. Le corps, le langage corporel dit tellement de choses. L’hyperréel exprime plus que le réel“.

Ceci n’est pas un corps
CATTELAN Maurizio, Ave Maria (2007) © Tous droits réservés

Intitulé Ave Maria, le salut fasciste de 3 bras tendus hyperréalistes de l’italien Maurizio Cattelan interpelle le spectateur. Loin des cires des musées Tussaud’s, le corps questionne la société. Selon François Henrard, “l’hyperréalisme s’inscrit dans une longue tradition qui commence avec l’art grec. On a toujours représenté le corps humain mais les intentions des anciens grecs, même les intentions des hyperréalistes précurseurs et celles des artistes d’aujourd’hui changent. Et c’est intéressant de voir comment ce même corps — qui lui, a très peu changé – est représenté de manière très différente à chaque fois.” L’exposition est agrémentée de portrait vidéo de plusieurs artistes. Profonde, ludique et accessible, à Liège, l’exposition Hyperrrealism Sculpture. Ceci n’est pas un corps est une grande, très grande exposition qui nous rend un peu plus vivant.” [Lire l’article original d’Erik  Dagonnier sur RTBF.BE (20 novembre 2019)]

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Le stupéfiant cheminement de la haine antisémite en cent dessins

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Avec “Dessins assassins ou la corrosion antisémite en Europe”, le Mémorial de Caen expose, jusqu’au 15 décembre 2017, une centaine de pièces issues de la plus grande collection de propagande nazie du monde.
Lorsqu’il était jeune, Stéphane Grimaldi voulait être historien. Si la vie l’a finalement conduit au droit, il n’a pas oublié comment dérouler une histoire. Passer par les petites pour retracer la grande, tel est selon lui un moyen habile de gagner notre attention. On écouterait ainsi pendant des heures le directeur du Mémorial de Caen, installé dans le fauteuil de son bureau, n’interrompant le flot de ses paroles que pour offrir un café ou décrocher son téléphone. Pour raconter ce qui a présidé à l’expositionDessins assassins, il revient sur sa rencontre avec celui qui en constitue la cheville ouvrière : Arthur Langerman. Aujourd’hui âgé de 74 ans, ce fils de juifs belges déportés à Auschwitz a échappé à la déportation, et détiendrait, selon Grimaldi, la « plus grande collection de propagande nazie au monde » (deux autres sont recensées aux Etats-Unis) : une centaine de pièces ont été choisies pour constituer l’exposition qui se prolongera à Caen jusqu’à la fin de l’année…”

Lire la suite de l’article de Sophie RAHAL sur TELERAMA.FR (11 juin 2017)

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