Et si Hergé avait été le premier artiste woke?

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[SLATE.FR, 23 décembre 2323] Le créateur de Tintin n’a cessé de modifier son œuvre pour des raisons pragmatiques et, parfois, idéologiques. L’affirmation d’un auteur qui a fini humaniste après avoir été très conservateur.

1966. L’Angleterre est encore en pleine Beatlemania, John Lennon vient d’ailleurs d’affirmer dans l’Evening Standard que son groupe est plus célèbre que Jésus ; L’Espion qui venait du froid, long-métrage avec Richard Burton, adaptation du roman du même nom de John Le Carré, a été sacré meilleur film britannique de l’année aux BAFTA. En plein swinging sixties, la maison d’édition anglaise Methuen publie L’Île noire, enfin The Black Island, une aventure de Tintin que les Britanniques n’ont encore jamais lue.

Pour mieux les séduire, Hergé (1907-1983) a accepté d’entièrement redessiner l’album : il se chargera des personnages et les collaborateurs de son studio, des décors. Les responsables de Methuen jugent en effet que L’Île noire, créé entre 1937 et 1938, se révèle sévèrement daté, notamment dans la représentation du Royaume-Uni qui, comme beaucoup de pays européens, a beaucoup changé depuis la Deuxième Guerre mondiale. Alors, en 1961, Hergé a chargé son collaborateur, le dessinateur belge Bob de Moor, de faire des repérages en outre-Manche afin de moderniser L’Île noire et de gommer les 131 erreurs listées par Methuen.

L’écrivain Benoît Peeters, scénariste de BD –auteur du cycle des Cités Obscures entamé il y a quarante ans avec François Schuiten, dont le récent Le Retour du Capitaine Nemo – mais aussi biographe de Derrida, de Robbe-Grillet et d’Hergé (Hergé, fils de Tintin) déplore la souplesse du dessinateur belge: “Hergé, qui peut se montrer intransigeant sur certaines choses, se fait alors tout à fait docile. Il y a une normalisation, une banalisation à laquelle il se plie. Esthétiquement, le travail du studio n’a pas la fraîcheur du premier Hergé. Avoir cédé n’est pas une bonne chose. La première édition de L’Île noire est plus savoureuse, plus authentique.

Si on relit l’édition originale de L’Île noire, celle en noir et blanc, ou celle en couleurs de 1953, on ne peut que constater l’absence du Royaume-Uni et des clichés qu’on s’en fait. Aucune vue, ici, de Londres : Hergé déploie son action dans un décor champêtre lambda avant que Tintin n’arrive en Écosse vêtu d’un kilt, intrigué par la “bête” qui, selon les habitants, terrifie quiconque met un pied sur la fameuse île noire.

“Moderniser sans changer l’histoire crée des incohérences”

Pleine de péripéties, cette histoire policière, qui débouche sur l’arrestation de faussaires, repose surtout sur le talent burlesque d’Hergé. Avec beaucoup d’énergie, le dessinateur enchaîne les gags loufoques, les chutes (les Dupond·t sont de la partie). Tintin échappe à ses assassins grâce à une chèvre excitée par Milou et manque de mourir dans les flammes. Le chef des pompiers anglais a perdu la clé du garage où réside une antique pompe à incendie et pendant quatre pages tout le monde court après.

Dans la version de 1966, il s’agit désormais d’un camion de pompiers. “Moderniser sans changer l’histoire crée des incohérences, constate Benoît Peeters. La plus fameuse est l’épisode de la clé du garage: avec un camion neuf, le gag ne marche plus“. Pourtant, c’est bien cette version de L’Île noire, initiée pour le public anglais, qui est devenue canonique et a relégué la précédente au titre de curiosité (elle reste néanmoins tout à fait trouvable).

© Methuen

En 1971, l’éditeur Methuen récidive et demande à Hergé de modifier Tintin au pays de l’or noir. L’histoire originale, imaginée en 1939, reflète le paysage géopolitique de l’époque soit, au Proche-Orient, l’occupation de la Palestine par le Royaume-Uni jusqu’en 1948 et la fin du mandat britannique.

L’occupant britannique joue un rôle assez moche dans cet album, confirme Benoît Peeters. À la fin des années 1960, les Anglais ne veulent plus être identifiés à ceux qui ont occupé la Palestine et lutté contre les mouvements nationalistes juifs. Hergé accepte: “Quand même, le marché anglophone est très important, je ne vais pas me fâcher avec mon éditeur anglais pour ça.” Plus tard, cette décision sera mal interprétée, on prétendra qu’Hergé est antisémite car il n’a pas voulu représenter les juifs de l’Irgoun. Alors que, s’il refait l’album, c’est pour faire plaisir aux Anglais.

Comme pour L’Île noire, cette version remaniée, où les références à la Palestine occupée et l’Angleterre ont disparu, remplace partout la précédente. Déjà, lors de sa prépublication en 1940, Hergé s’en était peut-être voulu d’avoir été trop réaliste. Mettre en scène des soldats anglais dans un journal collaborationniste (on y reviendra) alors que la Belgique est occupée par les nazis lui paraît un peu touchy. Il préfère enchaîner avec Le Crabe aux pinces d’or, son trafic d’opium et son capitaine alcoolique voué à devenir un pilier de la série.

Un auteur sous influence

Plus que n’importe quel auteur de littérature ou de bande dessinée, Hergé passe sa carrière à retoucher sa propre œuvre. “Oui, Hergé ne cesse de revenir sur ses albums, abonde Benoît Peeters. Il le fait une première fois pour la mise en couleurs des albums noir et blanc, leur normalisation en 62 pages, mais il recommencera plus tard pour des raisons différentes. Il corrige des petites erreurs, le nombre de marches de Moulinsart qui n’est pas le bon, réalise des petits toilettages à la demande de ses éditeurs étrangers. On est vraiment dans l’attitude contemporaine, stigmatisée par certains, de réécriture.

En plus des raisons pragmatiques (ou commerciales), certaines corrections ont des motifs plus idéologiques, qui reflètent l’évolution intellectuelle d’Hergé. On le sait, il a d’abord été sous l’influence d’une personnalité d’extrême droite, Norbert Wallez, codirecteur du journal Le Vingtième siècle où Hergé débute en tant que dessinateur. À peine sorti du scoutisme, il en a gardé les valeurs ambiguës, comme lorsqu’il donne, en 1923, dans la revue L’Effort, une définition très inquiétante de ce qu’est un artiste: “L’artiste a une très grande responsabilité dans ses œuvres et, avant de produire, il doit commencer par former sa vie, une vie exemplaire à tout point de vue. […] Si donc l’artiste a une vie saine et bonne, ses œuvres seront en général bonnes, tandis qu’un artiste, de talent peut-être, mais de mauvaise vie, produira des œuvres qu’on nommera “chefs-d’œuvre” mais qui produiront beaucoup de mal.

Ces propos cités par Benoît Mouchart et François Rivière dans leur Hergé intime (éditions Bouquins) montrent bien sa candeur et son manque de réalisme. Quand il envoie Tintin chez les Soviets, il répond à une commande de Wallez. “Tintin est créé comme un reporter qui va pourfendre les bolcheviques, confirme Benoît Peeters. Quant à Tintin au Congo, il y a, derrière, très clairement la volonté de l’abbé Wallez et du journal Le Vingtième siècle de susciter des vocations coloniales. Le Congo manquait toujours de main d’œuvre belge, alors il fallait donner une image attrayante du pays. Dans les deux cas, la documentation d’Hergé est minimaliste et très orientée. Quand je l’ai rencontré une première fois à la fin de l’année 1982, il parlait de péchés de jeunesse par rapport aux trois premiers Tintin [Tintin chez les Soviets, Tintin au Congo, Tintin en Amérique, ndlr]. C’était pour lui trois livres d’égale naïveté remplis de préjugés.

Peut-on lire un album de 1931 avec les lunettes post-coloniales de 2023 ?

Benoît Peeters

Tintin au Congo, empreint de colonialisme et véhiculant des représentations racistes, reste le pire des trois. Benoît Peeters interroge : “Est-ce que l’on peut lire un album de 1931 avec les lunettes post-coloniales de 2023 ? Je n’en suis pas sûr. Il faut accepter qu’Hergé a créé cette histoire à un moment où il n’avait aucune possibilité de se documenter réellement.

En 2012, la justice belge, saisie par Bienvenu Mbutu Mondondo, citoyen congolais et résident belge, et le Conseil représentatif des associations noires, avait rendu son verdict : Tintin au Congo restait autorisé à la vente. Sa lecture, elle, n’a pas perdu son caractère problématique. Qu’Hergé ait légèrement rajeunit le contenu pour la version en couleurs de 1945 n’y change pas grand-chose. “Par certains aspects, elle est plus embarrassante, estime Benoît Peeters, parce qu’elle n’a pas la naïveté de la première version avec son dessin encore très simple. Ainsi, la leçon de géographie – “Mes chers amis, je vais vous parler aujourd’hui de votre patrie : la Belgique”, annonce Tintin devant une classe de jeunes Congolais – est remplacée par une leçon d’arithmétique peu recherchée – 1+1 ?”

Benoît Peeters conclut au sujet du Congo : “Moi, si je devais lire des Tintin à des jeunes enfants, je ne prendrais certainement pas Tintin au Congo. Sa lecture met mal à l’aise un enfant d’aujourd’hui qui vit dans une société très mêlée avec plein d’enfants de nationalités différentes. Au premier degré, je comprends tout à fait qu’il puisse heurter, et pas seulement les Africains. Mais je ne suis pas non plus pour le censurer, pour moi c’est devenu une lecture adulte, une lecture de document.

Il insiste aussi sur le contexte de la création de l’album: “Tintin au Congo a été réalisé à une époque où le discours colonialiste et la réalité de la colonisation étaient plus violents que ce que montre l’album. Dans la bande dessinée, le petit Congolais Coco s’assied dans la Jeep à côté de Tintin, ce qui était impossible à l’époque. Ça n’enlève rien aux clichés colonialistes que l’album contient. Mais par rapport à la réalité de l’apartheid qui se pratiquait, extrêmement violent, Tintin au Congo est très soft. Sauf que toute la littérature de propagande a disparu, mais Tintin lui est constamment réédité. Pourquoi ne pas nous dire que l’album a été créé dans tel contexte ?

La contextualisation souhaitée par Benoît Peeters vient d’arriver, un peu en catimini. Ainsi, début novembre, les trois premiers Tintin ont été réédités en version originale colorisée avec des préfaces du spécialiste Philippe Goddin. En préambule de Tintin au Congo, Goddin, sur quinze pages, replace la création de Tintin au Congo dans son époque, montrant sa documentation, comme une photo de l’explorateur gallo-américain Henry Morton Stanley, datant du XIXe siècle, posant avec son serviteur en pagne.

Hergé n’est jamais allé au Congo mais il lit les récits des premiers colons sur place comme Henry Morton Stanley. Il y voit, par exemple, la photo de Stanley, accompagné de ce jeune enfant noir qui lui servait de boy. Ce même enfant qui deviendra Coco sous la plume d’Hergé © DP

L’expert belge s’efforce de souligner la rigueur documentaire d’Hergé, ne nie pas le paternalisme et l’invraisemblance de certains détails, mais évacue toute accusation de racisme, expliquant qu’Hergé “brocarde allègrement tout son monde, Blancs comme Noirs“. Sa présentation finit d’ailleurs par une citation d’un journaliste congolais (anonyme) qui, en 1969, dans la revue Zaïre, affirmait que les caricatures de Tintin au Congofont rire franchement les Congolais qui y trouvent à se moquer de l’homme blanc qui les voyait comme ça“. Ce travail de remise dans le contexte, discutable quant à la question du racisme, ne suffira pas à faire réévaluer une œuvre de jeunesse qui tient plus du travail de propagande maladroit que d’une œuvre artistique maîtrisée.

À 27 ans, Hergé n’est plus le jeune homme malléable de ses débuts

Le 8 mars 1934, Le Petit Vingtième, revue à succès depuis la publication de Tintin, publie une fausse interview du reporter dans laquelle celui-ci annonce partir bientôt enquêter en Chine. Ce teaser vaudra à Hergé une lettre de l’abbé Gosset, un aumônier d’étudiants chinois. Afin qu’il ne reproduise pas de clichés, le religieux invite Hergé à rencontrer les jeunes Chinois qui étudient à l’université de Louvain.

Quelques semaines après, le dessinateur rencontre Tchang Tchong-jen qui a le même âge que lui. Leur amitié influera sur la tonalité du Lotus bleu, où Tintin prend la défense d’un pousse-pousse agressé par un client blanc. Plus tard, quand il sauve de la noyade un garçon prénommé Tchang, il le rassure: “Mais non, Tchang, tous les Blancs ne sont pas mauvais, mais les peuples se connaissent mal. Ainsi, beaucoup d’Européens s’imaginent que tous les Chinois sont des hommes fourbes et cruels.” Il continue d’égrener les clichés les plus absurdes avant que Tchang n’explose de rire: “Ah ! Ils sont drôles les habitants de ton pays.”

Hergé a 27 ans et n’est plus le jeune homme malléable de ses débuts. “Tchang l’ouvre sur une autre culture, souligne Benoît Peeters. Pour Hergé, qui a eu ses premiers succès d’auteur, c’est une première prise de conscience. Il se dit: “Je suis peut-être là pour autre chose que pour faire rigoler sans trop de scrupule autour de stéréotypes.” Le Lotus bleu et les suivants bénéficieront de cette prise de conscience.

Quand la situation européenne puis mondiale est bouleversée par les nazis, Hergé ne s’abstrait pas de l’actualité. Pour Le Sceptre d’Ottokar, dont la publication démarre en août 1938, il imagine deux pays fictifs des Balkans, la Syldavie et la Bordurie, mais s’inspire de la toute récente annexion de l’Autriche par l’Allemagne d’Hitler. Un parti syldave, le parti de la Garde d’Acier, complote afin que la belliqueuse Bordurie envahisse la Syldavie. Le nom attribué par Hergé au chef du parti, Müsstler, est un clin d’œil transparent aux deux modèles qu’il prend, Mussolini et Hitler. “Hergé brouille les cartes mais sa référence au réel est très très forte“, commente Benoît Peeters.

Publier dans une Belgique occupée

En 1940, le réel devient une menace qui l’empêche de travailler. À la suite de l’invasion allemande, l’éditeur du Vingtième siècle, le journal dans lequel Hergé a fait toute sa carrière, cesse son activité et il se retrouve au chômage. Il refuse la main tendue du journaliste Léon Degrelle qui lui propose de créer un supplément jeunesse à son quotidien, Le Pays Réel. Degrelle est le fondateur du parti rexiste, mouvement nationaliste qui tombera vite dans le fascisme pur –il finira par intégrer la Waffen-SS avec d’autres volontaires.

Pour ses détracteurs, la relation entre Hergé et Degrelle prouverait que l’auteur penchait à l’extrême droite. Comme les autres biographes, Benoît Peeters se montre catégorique: “Non, il n’y a pas eu d’amitié avec Léon Degrelle. Ils se sont côtoyés avant l’entrée en politique de celui-ci quand les deux étaient des jeunes journalistes. Mais il n’y a pas eu de proximité ni d’adhésion de la part d’Hergé au rexisme.

Les deux se connaissent tout de même: Degrelle a rapporté des comics américains d’un reportage au Mexique et, en 1930, Hergé a illustré la couverture d’un essai anti-laïcard de son collègue, Histoire de la guerre scolaire 1879-1884. Les deux sont en réalité brouillés depuis que Degrelle a détourné un dessin d’Hergé pour en faire une affiche de propagande électorale. “Hergé a aussitôt protesté et fait un procès, ajoute Benoît Peeters. Pour atteinte à son droit d’auteur ou raisons politiques ? Cela reste ambigu. Mais, à ce moment-là, il se fâche avec Degrelle de façon très nette.” Pour Benoît Mouchart et François Rivière, selon leur Hergé intime, si Hergé refuse l’offre de Degrelle, “c’est parce qu’il sait que la situation financière de celui-ci est incertaine“.

Le Soir était un journal dégueulasse et profondément collaborationniste. Hergé, qui n’est pas très vigilant idéologiquement, n’y voit pas malice.

Benoît Peeters

En revanche, il accepte celle de Raymond de Becker, celui qui, avec d’autres, a relancé le quotidien belge de référence Le Soir pour le transformer en feuille de chou collaborationniste. Pour situer, de Becker considère le national-socialisme “comme une des plus grandes choses de l’histoire européenne depuis l’apparition du christianisme“. Pour Hergé, cette version du Soir –restée dans l’histoire comme le “Soir volé”– constitue un marchepied vers encore plus de reconnaissance: il est diffusé à 200.000 exemplaires, bien plus que Le Petit Vingtième. Mais la pente est glissante, ce dont Hergé ne se rendra compte que trop tard.

Il faut bien voir que, en 1940, au moment où disparaît le journal le Vingtième siècle, Hergé ne peut pas envisager de vivre des ventes, très réduites, de ses albums qui n’existent qu’en Belgique, note Benoît Peeters. Le Soir peut donner à Tintin une visibilité beaucoup plus grande. Il faut le dire, c’était un journal dégueulasse et profondément collaborationniste. Hergé, qui n’est pas très vigilant idéologiquement, n’y voit pas malice. Il va réussir à traverser les années de guerre en faisant des histoires apolitiques et assez propres qui, à une exception malheureuse, ne reflètent en rien l’idéologie profondément collaborationniste et antisémite. Si on relit Le Secret de la licorne et Le Trésor de Rackham le Rouge parus pendant la guerre, il n’y a pas un mot ou une phrase à retirer. Mais le fait que ça paraisse dans ce Soir-là en modifie le sens.

Les représentations antisémites de “L’Étoile mystérieuse”

Parmi les aventures de Tintin publiées par le “Soir volé”, figure celle qui a occasionné des retouches très légères et pourtant lourdes de sens. En 1941, juste après Le Crabe aux pinces d’or et avant Le Secret de la Licorne, Hergé entame L’Étoile mystérieuse sur un air de fin du monde. Une boule de feu se dirige vers la terre et la manque, puis un aérolithe tombe dans les mers arctiques, bientôt objet de rivalité et d’expéditions concurrentes, l’une initiée par les Européens –le camp de Tintin– l’autre par un fourbe Américain. “Cette fin du monde allégorique, on peut en trouver des échos dans certains discours de Pétain, commente Benoît Peeters. Là, l’inconscient d’Hergé parle mieux que lui, raconte autre chose. C’est pour ça que je ne serais pas du tout prêt à jeter aux orties L’Étoile qui est un album très imprégné de fantastique, très puissant… mais entaché par des représentations antisémites au moment le plus terrifiant de l’histoire européenne.

Dans les premières pages parues dans Le Soir en 1941, Tintin est mêlé à la foule fascinée, comme lui, par l’étoile dans le ciel qui grandit à vue d’œil. À ce moment, il croise Philippulus un prophète fou. Alors que ce dernier annonce la peste bubonique et le choléra, deux hommes dialoguent devant une boutique dont l’enseigne est Levy. “Tu as entendu Isaac ? La fin du monde ! Si c’était vrai ?” L’autre, se frottant les mains, répond avec un fort accent : “Hé hé. Ça serait une bonne bedide avaire, Salomon. Che tois 50.000 francs à mes vournizeurs Gomme za che ne tefrais bas bayer.

Pour appuyer son propos antisémite, Hergé reprend aussi les codes des caricatures en cours à l’extrême droite. “Avec ces cases antisémites, L’Étoile mystérieuse sacrifie à l’air du temps, déplore Benoît Peeters. Peut-être à la pression de la rédaction, car Hergé était considéré par plusieurs responsables du journal comme de valeur idéologique nulle. Lui était fidèle à la ligne du roi belge pour qui il fallait se remettre au travail, faire tourner le pays. Après la Seconde Guerre, Hergé dira: “Mais comment aurais-je pu savoir, qui était au courant de ces abominations envers les Juifs ?” Il n’était pas nécessaire de connaître le détail des camps d’extermination pour s’indigner des persécutions contre les Juifs qui étaient connues depuis plusieurs années et s’étalaient dans les journaux.

En 1944, Hergé se trouve dans la “galerie des traîtres” d’une publication résistante et passe une nuit en prison. © Wikimedia Commons

En tout cas, quand L’Étoile mystérieuse sort en album à la fin de l’année 1942 – le premier en couleurs – les cases antisémites ont disparu. La libération de la Belgique, en septembre 1944, met un terme à la parution du “Soir volé”. Hergé se trouve dans la “galerie des traîtres” d’une publication résistante et passe une nuit en prison. Finalement, le dessinateur est lavé de toute implication dans un parti collaborationniste et verra le résistant Raymond Leblanc lui proposer de créer en 1946 Le Journal de Tintin.

Mais il n’a pas fini de modifier L’Étoile mystérieuse. Une lectrice, qui a perdu une partie de sa famille à Auschwitz, lui fait part de son indignation face au méchant de L’Étoile, un banquier américain du nom juif de Blumenstein. Tout en rejetant la moindre intention antisémite, Hergé rebaptisera le personnage Bohlwinkel, ce qui signifie “confiserie” en bruxellois (mais est aussi un patronyme juif). Il remplacera aussi le drapeau américain par un pavillon fictif. “Quand Hergé racontera après-guerre qu’il voulait représenter la concurrence entre la recherche scientifique européenne et américaine, ça paraît être un thème tout à fait acceptable et innocent, insiste Benoît Peeters. Mais ça n’a pas du tout le même sens en 1942, quand les États-Unis entrent en guerre.

Se jouer des préjugés

À la fin des années 1950, Hergé continue de modifier ses albums, mais pas pour des raisons aussi graves et dérangeantes. Certes, la première version de Coke en Stock, si elle dénonce la traite des Noirs, met dans la bouche des captifs un langage colonialiste. Mis face à ses responsabilités, Hergé utilisera une convention inspirée des romans américains noirs.

Les derniers Tintin présenteront des modifications bien plus light. Il suffit de lire la dernière édition des Bijoux de la Castafiore telle qu’elle a été publiée dans le Journal de Tintin entre 1961 et 1962. Si le livre propose des bonus croustillants et une couverture inédite, la principale différence avec la version que l’on connaît tient à la mise en couleurs. Sinon, l’intrigue n’a pas eu besoin d’être modifiée, elle se joue déjà des préjugés –toujours en cours aujourd’hui– contre les Roms. Car dans l’album, les gens du voyage sont stigmatisés et désignés comme les coupables idéaux du vol des bijoux de la cantatrice Bianca Castafiore.

© wokistan.fr

Hergé, la cinquantaine passée, se montre plus progressiste et moins englué dans les clichés que le Tintin débutant. “Les Dupond·t ont cette phrase formidable digne du ministère de l’Intérieur français : “C’est bien notre chance ! Pour une fois que nous tenions des coupables, il faut qu’ils s’arrangent pour être innocents”, s’amuse Benoît Peeters. Le traitement de la question rom n’a pas pris une ride. Au-delà des retouches opportunistes et pragmatiques, toute l’œuvre de Hergé témoigne d’un cheminement vers l’humanisme qui m’avait beaucoup frappé lors de nos rencontres à la fin de sa vie. C’était quelqu’un d’extrêmement ouvert, curieux de l’autre et de la modernité. Il avait lu Barthes et Lévi-Strauss ou rencontré Warhol. Il fallait avoir en tête d’où il venait pour savoir ce que ça représentait pour lui. Il avait voulu faire bénéficier ses albums de cette ouverture d’esprit, du respect de l’autre, des civilisations. Hergé n’était pas woke, mais je ne pense pas non plus qu’il était anti-woke. Il aurait peut-être fait aujourd’hui une relecture queer de la Castafiore.

Aux antipodes du jeune Hergé

Juste avant Les Bijoux de la Castafiore, Hergé a envoyé Tintin au Tibet pour une aventure très révélatrice de son état d’esprit. “Bob de Moor racontait que tout le monde, au studio Hergé, était devenu bouddhiste pendant la conception de l’album, intervient Benoît Peeters. J’ai eu la chance de rencontrer le Dalaï-Lama à Dharamsala et celui-ci est fan de Tintin au Tibet. Même si c’est la représentation d’un Tibet mythologique –Hergé n’y est pas allé–, on sent chez lui le respect d’une autre culture, d’une autre spiritualité. On est aux antipodes du jeune Hergé.

Benoît Peeters poursuit: “Mais c’est aussi le mouvement de la vie. Un créateur mûrit, profite des rencontres, se documente et finit par une conscience du monde, peut-être aussi une responsabilité, qu’il n’avait aucunement dans sa jeunesse. Quand je lui avais fait l’éloge de la construction des 7 boules de cristal et du Temple du soleil, il m’avait répondu: “Je suis malheureux d’avoir utilisé cette éclipse à la fin du Temple du soleil. Les Incas avaient une bonne connaissance des phénomènes célestes, c’est un préjugé de les avoir représentés aussi naïfs.” Jusqu’à la fin, il gardait en tête cette possibilité de révision. On est bien loin des questions des sensitivy reader et du politiquement correct. On est dans autre chose, l’idée d’une œuvre que l’on pourrait continuellement corriger, améliorer, comme Proust qui, avant de mourir, rêvait de réécrire en profondeur La Recherche.”

© Olivier Pirnay – Oli (www.olillustrateur.be)

Benoît Peeters pointe même une obsession d’Hergé pour la modernité qui le pousse à gommer de plus en plus l’ancrage historique des Tintin afin que les aventures de son reporter ne se démodent jamais: “Ce qui me frappe c’est ce double rapport au temps. Il y a dans Tintin une chronique du XXe siècle avec ses guerres, ses inventions techniques, la conquête de la Lune, toutes sortes d’événements extrêmement datés. Hergé a eu la volonté tardive de vaincre le temps, de bâtir une œuvre qui se déroule dans un temps circulaire où les personnages ne vieillissent pas. Pour lui, si un enfant sortait Tintin au pays de l’or noir de la bibliothèque et qu’on lui parlait de l’occupation de la Palestine juste avant la création d’Israël, il n’y comprendrait rien. Et pourtant le Lotus bleu parle de l’occupation de la Mandchourie par le Japon et ça ne nous empêche pas d’aimer cet album. Donc il y a une contradiction au cœur du génie de l’œuvre qui a conduit Hergé à accepter des remaniements qui n’ont pas amélioré l’œuvre.

Avec tous ses défauts et ses qualités – comme son caractère visionnaire – cette œuvre continue de fasciner et d’être disséquée, reflet d’un XXe siècle qui a vu à la fois les pires horreurs et les plus belles découvertes.

Vincent Brunner, slate.fr


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TERMINOLOGIE DÉCOLONIALE – 7 – Les termes liés aux diasporas, à la diversité et à l’inclusivité (CNCD-11.11.11)

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OSIM : ORGANISATIONS DE SOLIDARITÉ INTERNATIONALE ISSUES DES MIGRATIONS

Une OSIM (Organisation de solidarité internationale issue des migrations) est une organisation constituée par des personnes immigrées et/ou issues  de l’immigration, (…), effectuant des activités au Nord et/ou au Sud, dont les finalités sont totalement ou partiellement orientées vers la solidarité internationale et le développement en faveur des populations, dans un ou plusieurs pays (…), dont principalement le pays d’origine.

DIASPORA

La diaspora est un mot d’origine grecque qui renvoie à la dispersion, la dissémination. Le terme recouvre la dispersion d’un peuple à travers le monde. Peuvent être retenues trois caractéristiques essentielles :

      1. la conscience et le fait de revendiquer une identité ethnique ou  nationale,
      2. l’existence d’une organisation politique, religieuse ou culturelle du groupe dispersé (vie associative),
      3. l’existence de contacts sous diverses formes, réelles ou imaginaire, avec le territoire ou le pays d’origine.

DIVERSITÉ

La diversité désigne ce qui est varié, divers. Appliquée à une entreprise, elle désigne la variété de profils humains qui peuvent exister en son sein (origine, culture, âge, sexe/genre, apparence physique, handicap, orientation sexuelle, diplômes, etc.). Dans une organisation qui se veut inclusive, la diversité cherche à se décliner dans toutes les fonctions et aux différents niveaux de l’organisation. La diversité culturelle est le constat de l’existence de différentes cultures au sein d’une même population. Selon l’UNESCO, la diversité culturelle est “source d’échanges, d’innovation et de créativité (…). En ce sens, elle constitue le patrimoine mondial de l’humanité (…). La défense de la diversité culturelle est un impératif éthique, inséparable du respect de la dignité de la personne humaine.

INTERCULTURALITÉ ET MULTICULTURALITÉ

L’interculturalité désigne l’ensemble des relations et interactions entre des cultures différentes. Le concept implique des échanges réciproques. L’interculturalité est donc fondée sur le dialogue, le respect mutuel et le souci de préserver l’identité culturelle de toute personne. La multiculturalité désigne la coexistence de plusieurs cultures dans une même société. Le multiculturalisme est également une doctrine qui met en avant la diversité culturelle comme source d’enrichissement de la société.

APPROPRIATION CULTURELLE

L’appropriation culturelle était au départ un terme qui renvoyait à un processus d’utilisation d’éléments d’une culture par une autre culture. Au départ, non polémique, il désignait tout autant l’exportation de la fête d’Halloween dans les pays européens que le fait que des objets d’art appropriés pendant le temps colonial soient dans les musées des anciennes métropoles coloniales. Rapidement, le terme est devenu plus péjoratif pour désigner un processus d’emprunt entre les cultures qui s’inscrit dans un contexte de domination et d’exploitation. Il s’opposerait à un phénomène sociologique courant qui veut que les cultures entrent en contact les unes avec les autres et s’abreuvent les unes des autres, faisant de la culture une matière mouvante et malléable dans le temps. Les contacts entre cultures seraient alors désignés par le terme d’interculturalité. Au-delà de la question sémantique, il s’agit d’être conscient que les cultures ne constituent pas des blocs monolithiques, qu’elles interagissent les unes avec les autres et que dans le même temps, elles entretiennent également des rapports de pouvoir entre elles. L’appropriation de certains éléments culturels peut ainsi être le reflet d’un rapport de colonisation entre peuples ou d’images réappropriées dans un cadre connoté négativement.

CNCD-11.11.11


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | source : cncd-11.11.11 | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Ecole centrale Supelec | Sur le même thème, voir également notre article sur la novlangue (Orwell)


D’autres initiatives en Wallonie-Bruxelles…

TERMINOLOGIE DÉCOLONIALE – 6 – Les termes liés à la justice raciale (CNCD-11.11.11)

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ANTIRACISME

Selon le Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie (MRAX), “l’antiracisme vise à combattre le racisme sous toutes ses formes en s’opposant aux discriminations, aux haines, aux préjugés, aux inégalités qu’il suscite. L’antiracisme revendique l’égalité des droits et des chances pour tous. Il refuse toute tentation de domination politique, sociale, culturelle d’une communauté sur une autre.”

BLACK LIVES MATTER #BLM

Le mouvement est né en 2013, après l’acquittement de George Zimmerman, le coordinateur d’une surveillance de voisinage blanc qui a tué par balles Trayvon Martin, un adolescent noir de 17 ans non armé. Il a été lancé par trois femmes afro-américaines impliquées dans les mouvements communautaires : Alicia Garza, Patrisse Cullors et Opal Tometi. Le mouvement s’est répandu à travers les États-Unis dans un premier temps, et dans le reste du monde par la suite notamment grâce aux réseaux sociaux. C’est un mouvement décentralisé. Il existe en Belgique une branche qui se nomme Belgian Network for Black Lives, lancée à l’été 2020, dans le contexte des manifestations faisant suite à la mort de George Floyd aux États-Unis.

PERSONNE ALLIÉE

Une personne alliée est une personne qui ne subit pas un système oppressif mais qui va s’associer aux personnes qui en sont victimes pour le combattre. Être une personne alliée suppose un travail d’introspection sur qui l’on est, ce que l’on représente et la place que l’on occupe dans la société (ex. prendre conscience de sa blanchité, de l’eurocentrisme). Le fait d’être une personne alliée ne s’arrête pas au travail d’introspection, il va plus loin en ce sens qu’il signifie aussi que la personne se positionne en faveur de mesures pour apporter des changements interpersonnels, sociaux et institutionnels en faveur de l’égalité.

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[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | source : cncd-11.11.11 | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : après la mort de G. Floyd, des policiers américains solidaires des manifestants, un genou au sol, en Floride © Eva Marie Uzcategui – AFP | Sur le même thème, voir également notre article sur la novlangue (Orwell)


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TERMINOLOGIE DÉCOLONIALE – 5 – Les termes liés à la “blanchitude” (CNCD-11.11.11)

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PRIVILÈGE BLANC

Terme popularisé par la chercheuse Peggy McIntosh, l’expression de “privilège blanc” renvoie à l’ensemble des avantages invisibles mais récurrents dont bénéficient les personnes blanches uniquement parce qu’elles sont blanches. Les personnes blanches n’ont pas à subir de discrimination en tant que Blancs, mais elles possèdent également des avantages a priori invisibles par rapport aux personnes racisées. Cette expression met par ailleurs en avant le fait que le racisme reste une relation entre groupes sociaux, l’avantage des uns dépendant du désavantage des autres. En se basant sur sa propre expérience, Peggy McIntosh a relevé vingt-six privilèges blancs dans le cadre de son article, parmi lesquels se trouvent une estime de soi différente, un statut social par défaut plus élevé, un meilleur pouvoir d’achat, un meilleur accès au marché du travail, une plus grande liberté de circulation et d’expression jusqu’aux sparadraps qui sont de couleur rose clair.

BLANCHITÉ OU BLANCHITUDE

Ces termes renvoient au fait d’appartenir à la prétendue race dite “blanche”. Le concept de blanchité fait ressortir que le fait d’être une personne “blanche” est une construction sociale au même titre qu’être une personne “noire” ou “arabe”. Par conséquent, être une personne blanche, c’est aussi subir une forme de racisation qui, dans ce cas précis, octroie avant tout des privilèges.

LA FRAGILITÉ BLANCHE

On évoque dans de nombreux mouvements antiracistes le concept de fragilité blanche, développé par la sociologue Robin J. Di Angelo, pour faire référence à un état émotionnel, généralement inconscient, dans lequel se trouvent les personnes blanches lorsqu’une personne racisée juge et critique leurs comportements comme racistes. Cet état émotionnel se traduit par des émotions comme la peur, la colère, la culpabilité et/ou peut amener la personne blanche à minimiser le ressenti des personnes racisées ou à arrêter la conversation. La fragilité blanche révèle que les personnes blanches sont rarement confrontées au racisme, et donc ressentent un sentiment d’inconfort lorsque la question est abordée.

RACISME ANTI-BLANC

Le racisme anti-blanc toucherait spécifiquement les personnes blanches. Toutefois, les préjugés raciaux des personnes faisant partie des groupes minoritaires ne sont pas historiquement chargés et n’émanent pas d’un système. Interrogé sur l’utilisation du terme “racisme anti-blanc”, le directeur d’Unia Patrick Charlier disait ainsi : “L’utilisation du terme ‘racisme anti-blanc’ est trompeur, car il laisse entendre que c’est une forme de racisme qui est équivalente au racisme à l’égard des personnes d’origine étrangère, ce qui est très loin d’être le cas sur un plan sociologique et structurel. Il tend à relativiser les problèmes de racisme auxquels sont confrontées les personnes issues des minorités.”

Selon Alexandra Pierre, “la thèse d’un racisme ‘anti-blanc’ correspondait plus à une peur, ou une perception d’une domination sociale et politique des minorités, qui cache une peur de perdre son statut privilégié.

SUPRÉMATIE BLANCHE

Idéologie selon laquelle les valeurs culturelles et les normes des peuples d’origine occidentale sont supérieures à celles des autres groupes humains. La suprématie blanche se manifeste dans l’Histoire (colonisation, etc.) et dans les institutions (justice, éducation, etc.) construite par ces nations. Elle se décline dans les habitudes, les structures sociales, les croyances, les stéréotypes. Selon Alexandra Pierre, “il faut distinguer le concept de ‘suprématie blanche’ du mouvement des suprémacistes blancs. Ces derniers ne sont évidemment pas étrangers à l’idée de domination blanche. Cependant, dans leur cas précis, ils l’incarnent de manière brutale, consciente et assumée, individuellement ou à travers des organisations politiques d’extrême droite.

MYTHE DU SAUVEUR BLANC

Le “white saviorism” est un terme que l’on peut traduire par le “complexe du sauveur blanc”. Il est né dans le cadre d’une critique du «volontourisme» (ou tourisme humanitaire) et s’est considérablement amplifié depuis l’émergence des réseaux sociaux en recouvrant des aspects plus larges. Ce terme a ainsi fait largement débat dans le cadre des campagnes de l’ONG britannique Comic Relief qui a envoyé des célébrités anglaises présentées comme des héros dans les pays africains pour ses opérations de récolte de fonds. Suite aux accusations de “white saviorism”, l’ONG a arrêté cette campagne et a décidé de renforcer son action antiraciste en dédiant des fonds pour lutter contre le racisme en Grande-Bretagne. Le “sauveur blanc” désigne ainsi le fait de mettre au centre de l’action les humanitaires blancs qui en profitent pour poser “en héros” et entourés de “pauvres petits enfants” présentés comme passifs sur les photos qu‘ils publient ensuite sur les réseaux sociaux. C’est donc une forme d’expérience émotionnelle, sincère ou déguisée, qui permet de valider des privilèges et de soigner son image. C’est là que se situe la frontière entre le volontouriste désintéressé qui vient pour offrir son aide “gratuitement”, et les white saviors qui y cherchent une valorisation sociale et personnelle en étalant leur bonté à la vue du plus grand nombre. Ceux-là croient faire une bonne action mais agissent bien souvent sans discernement et sans tenir compte des véritables besoins des populations locales. Ce faisant, ils ne leur sont pas d’un grand secours, et peuvent même leur causer du tort.

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TERMINOLOGIE DÉCOLONIALE – 4 – Les termes liés aux discriminations (CNCD-11.11.11)

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DISCRIMINATION

Dans la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale adoptée par les Nations Unies en 1965, la discrimination est définie comme “toute distinction, exclusion, restriction ou préférence fondée sur la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique, qui a pour but ou pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, dans des conditions d’égalité, des droits de l’Homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social et culturel ou dans tout autre domaine de la vie publique.

Cette convention se décline en Belgique par trois lois fédérales qui constituent la législation anti-discrimination : la loi “Genre”, la loi “Antiracisme” et la loi “Anti-discrimination”. Cette législation condamne tant la discrimination que le harcèlement, le discours de haine ou les délits de haine envers une personne ou un groupe de personnes.

Par ailleurs, elle distingue 19 critères de discrimination, dont 5 critères raciaux, sur base desquels la discrimination est interdite et punissable : la prétendue race, la nationalité, la couleur de la peau, l’ascendance, l’origine nationale ou ethnique. Parmi les motifs de discrimination interdits par la loi générale relative aux “autres critères de discrimination”, on trouve deux autres critères qui font partie de l’antiracisme au sens large : les convictions religieuses ou philosophiques et la langue.

ACTIONS POSITIVES PARFOIS APPELÉES “DISCRIMINATIONS POSITIVES”

En Belgique, la législation utilise le terme d’”actions positives” plutôt que “discrimination positive”. L’action positive est définie dans la loi de 1981 tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme ou la xénophobie, comme un ensemble de “mesures spécifiques destinées à prévenir ou à compenser les désavantages liés à l’un des critères protégés [la nationalité, une prétendue race, la couleur de peau, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique], en vue de garantir une pleine égalité dans la pratique“. Les actions positives sont également inscrites dans la loi tendant à lutter contre certaines formes de discrimination de 2007, dite loi anti-discrimination.

NON-MIXITÉ (CHOISIE)

Pratique qui consiste à organiser des rassemblements réservés aux personnes appartenant à des groupes discriminés en excluant la participation de personnes appartenant à des groupes considérés comme potentiellement discriminants ou oppressifs et/ou à réserver la parole aux personnes opprimées en excluant les membres de groupes dominants qui risquent de monopoliser la parole ou de ne pas accorder de crédit à leurs propos.

La pratique de la non-mixité fait souvent l’objet de débats : pour certains, elle permet l’émancipation des personnes et la liberté de parole, pour d’autres, elles recréent une forme de discrimination.

QUOTAS

Les quotas sont une des formes que peuvent prendre les actions positives. Ils représentent ici un seuil minimal institué par la loi, chiffré, qui vise à normaliser la présence d’un groupe sous-représenté dans un espace donné. Il est important de rappeler que les quotas n’ont pas vocation à être éternels, ils constituent une étape afin de lutter contre les plafonds de verre et les discriminations. La fonction des quotas est à terme de faire disparaître les structures de pouvoir qui excluent les personnes sur base de leur genre et/ou de leur “prétendue race” ou origine.

L’instauration de quotas tant pour les femmes dans les instances de décision que pour les personnes racisées fait souvent l’objet d’intenses débats, car ils contreviendraient à la notion même d’égalité. Force est de constater que pour  les femmes, les quotas ont fait un peu de chemin comme on peut le constater dans la législation électorale qui instaure l’obligation de constitution de listes électorales équilibrées en terme de sexe ou dans l’obligation faite aux associations d’avoir un tiers de membres de leur CA du même sexe. D’autres propositions de lois sont actuellement en discussion entre autres pour imposer des quotas de genre dans les comités de direction des entreprises publiques.

La question des quotas pour les personnes racisées est par contre moins consensuelle. On lui oppose l’interdiction de recensement ethnique en Belgique, qui pourrait pourtant être contourné comme le proposait les Assises de l’interculturalité en se basant sur la nationalité de la personne à la naissance ou celle de ses parents qui se trouvent inscrites dans le registre national.

STIGMATISATION

La stigmatisation est le processus social et la forme de contrôle social par lequel une personne est “mise à l’écart de la société à cause de différences considérées comme contraires aux normes de la société.

STÉRÉOTYPE

Un stéréotype est une image préconçue, une représentation simplifiée d’un individu ou d’un groupe humain. Il repose sur une croyance partagée relative aux attributs physiques, moraux et/ou comportementaux, censés caractériser ce ou ces individus. Le stéréotype remplit une fonction cognitive importante : face à l’abondance des informations qu’il reçoit, l’individu simplifie la réalité qui l’entoure, la catégorise et la classe.” Il peut être valorisant ou dévalorisant et permettent à l’individu de classer rapidement de nombreuses informations.

PRÉJUGÉ

Un préjugé est une opinion préconçue portant sur un sujet, un objet, un individu ou un groupe d’individus. Il est forgé antérieurement à la connaissance réelle ou à l’expérimentation : il est donc construit à partir d’informations erronées et, souvent, à partir de stéréotypes.

INTERSECTIONNALITÉ

Cette notion est issue d’analyses qui tiennent compte du fait que les différentes catégories sociales impliquent diverses formes d’oppressions qui ont chacune un impact sur les personnes concernées. C’est ainsi que tout individu se trouve à la croisée de différentes identités qui le caractérisent comme son origine géographique, ethnie, religion, orientation sexuelle, classe sociale, âge, la “race”, l’état de santé, aspect ou sexe. L’intersectionnalité permet de visibiliser les minorités dans les minorités, de penser la multiplicité des discriminations et d’éviter le cloisonnement des luttes en analysant la manière dont les différents systèmes d’oppression s’articulent et se renforcent mutuellement. À l’origine, le concept a été créé en 1989 par l’avocate nord-américaine Kimberlé Crenshaw pour parler de la situation particulière des femmes noires qui se retrouvent à l’intersection de plusieurs discriminations, sexistes et racistes.

XÉNOPHOBIE

Hostilité systématique manifestée à l’égard des étrangers ou des personnes perçues comme telles.” Le racisme et la xénophobie sont deux termes qui ont émergé au même moment. Pourtant, ils ne désignent pas les mêmes réalités  : la xénophobie est un terme d’origine grec qui désigne la haine ou le rejet de l’étranger. Alors que le mot racisme vise plutôt les origines des personnes et induit un classement des personnes en fonction de leur prétendue race.

RROMOPHOBIE

Selon Unia, les Rroms constituent aujourd’hui la plus grande minorité ethnique en Europe et sont la cible d’une discrimination systématique à l’école, au travail et dans la vie quotidienne. “La Rromophobie se définit comme la haine ou la peur des personnes perçues comme étant Rroms, Tsiganes ou ‘du voyage’ et implique l’attribution négative de l’identité d’un groupe. La Rromophobie est donc une forme de racisme, taillée dans la même étoffe que celui-ci. Elle entraîne marginalisation, persécution et violences.

NÉGROPHOBIE OU RACISME ANTI-NOIRS

Selon le réseau Canopé, “le racisme anti-Noirs définit les attitudes, comportements et discours d’hostilité à l’égard des ‘personnes noires’, terme d’assignation qu’il faut considérer dans toute sa subjectivité et son hétérogénéité.

ISLAMOPHOBIE

L’islamophobie peut se définir comme la peur, ou une vision altérée par des préjugés, de l’islam, des musulmans et des questions en rapport. Qu’elle se traduise par des actes quotidiens de racisme et de discrimination ou des manifestations plus violentes, l’islamophobie est une violation des droits de l’homme et une menace pour la cohésion sociale.

ANTISÉMITISME

Attitude de racisme ou d’hostilité systématique envers les Juifs, les personnes perçues comme telles ou leur religion.

MICRO-AGRESSIONS

Échanges quotidiens qui envoient des messages dénigrants à certaines personnes en raison de leur appartenance à un groupe. Une micro-agression fait partie du spectre général des agressions et peut être implicite, voire invisible pour les autres. Le pouvoir des micro-agressions réside dans le fait qu’elles sont invisibles et donc qu’il est parfois difficile de percevoir nos propres actions comme discriminatoires.

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TERMINOLOGIE DÉCOLONIALE – 3 – Les termes liés à la colonisation (CNCD-11.11.11)

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COLONISATION

La colonisation est une entreprise de mise sous tutelle d’un territoire par un autre Etat ou territoire. Le pays colonisateur exerce sur sa colonie une domination politique, militaire et économique au détriment des populations locales.

La colonisation a été justifiée par l’élaboration d’une image pseudo-scientifique des peuples colonisés par les anthropologues/ethnologues européens. L’évolutionnisme et le racisme “scientifique” ont permis de justifier les violences perpétrées durant la seconde vague de colonisation dans la deuxième moitié du 19e siècle, la “civilisation” devant être apportée aux peuples colonisés.

DÉCOLONISATION

La décolonisation désigne le processus par lequel un pays ou une région colonisée (re)devient indépendant. Mais selon une seconde acceptation, la décolonisation concerne la décolonisation des mentalités, des discours, des savoirs, de l’espace public, etc. En effet, les systèmes de pensées ayant justifié la colonisation ont tendance à persister dans l’organisation des sociétés actuelles (aussi bien dans les populations des ex-pays colonisateurs que dans les populations des ex-pays colonisés) et ce, malgré que nous soyons dans une ère a priori post-coloniale au sens premier du terme. En ce sens, la décolonisation vise à déconstruire ces mythes persistants qui ont des effets concrets sur les individus (ex : eurocentrisme, mythe du sauveur blanc, racisme).

NÉO-COLONIALISME

On parle de néo-colonialisme pour évoquer les formes recomposées que prennent aujourd’hui les rapports coloniaux, généralement au niveau politique et économique.

Les ex-puissances coloniales cherchent à maintenir par des moyens détournés la domination économique et culturelle sur leurs anciennes colonies (ex : politiques commerciales de l’Union européenne, exploitation des ressources naturelles et ressources humaines, hégémonie culturelle…). Ce terme tend à s’étendre à des États qui n’ont pas ou peu participé formellement à la colonisation, voire ont subi celle-ci, mais en reproduisent les mécanismes de domination (notamment les États-Unis et la Chine…).

POST COLONIALISME

Selon l’université de Lausanne : “Le terme de post-colonialisme est créé au moment de la décolonisation. Au départ, il désigne une période historique, le moment qui suit la décolonisation d’un pays auparavant colonisé. Par la suite, il est utilisé pour désigner le courant critique qui traite des effets matériels, mais surtout symboliques et discursifs de la colonisation, au sein d’un nombre important de disciplines (en littérature comparée, histoire, anthropologie, études du développement, etc.).

MISSION CIVILISATRICE

Durant l’expansion coloniale, la notion de “mission civilisatrice” apparaît comme la théorie qui considère que les nations européennes sont “supérieures” et ont pour devoir – ou auraient reçu la mission – de civiliser des civilisations non européennes considérées comme “inférieures”. Cette conception se retrouve dans tous les pays européens qui s’engagent dans la colonisation. En Angleterre, l’écrivain Rudyard Kipling l’a décrit dans son poème The white man’s burden (“le fardeau de l’homme blanc”), qui insiste sur la lourde tâche qui attend l’Européen dans sa mission d’apporter la civilisation au reste du monde.

Selon Pernille Røge qui s’intéresse à la colonisation française, “le concept de ‘mission civilisatrice’ renvoie aux présupposés éthiques de la colonisation. Il stipule la supériorité de la civilisation française sur toutes les autres civilisations et assigne aux Français la tâche, ou plutôt la ‘mission’, d’amener ces civilisations inférieures au niveau de la civilisation française. (…) Ce discours est alimenté par des préjugés raciaux et des dichotomies telles que ‘Noir’ et ‘Blanc’, ‘sauvage’ ou ‘barbare’ et ‘civilisé’, apparaissent alors comme autant de moyens mis en œuvre par le colonisateur pour justifier la domination des colonisés“.

ETHNOCENTRISME.

Étymologiquement, l’ethnocentrisme évoque l’idée de centrage et de fixation sur ses propres valeurs et/ou repères culturels et normatifs. L’ethnocentrisme suggère également une incapacité ou une difficulté à prendre distance à l’égard de ses propres représentations. Ce manque de distance provoque une projection de ses propres représentations sur autrui ; autrement dit, le regard ethnocentré observe et évalue les goûts, pratiques et représentations d’autrui à travers les “lunettes” de sa propre culture.

COLONIALITÉ

Ce concept émerge en Amérique Latine sous la houlette de plusieurs académiques qui crée un réseau pluridisciplinaire sur le sujet au début des années 2000. Le postulat de base consiste à voir dans le moment de l’arrivée des Européens en Amérique Latine en 1492 le point de bascule vers la mise sur pied d’un système-monde fondé sur l’économie capitaliste et la racialisation des groupes sociaux. Cette théorie se différencie du post-colonialisme qui fait débuter 300 ans plus tard ce point de bascule.

EUROCENTRISME

L’eurocentrisme est une forme d’ethnocentrisme, qui renvoie au fait d’analyser des situations uniquement d’un point de vue européen ou, plus largement, occidental, voire de considérer son modèle de société comme supérieure aux autres. L’auteur égyptien Samir Amin a forgé ce concept dans les années 1970, pour lequel l’eurocentrisme n’est pas seulement une vision du monde mais un projet global, homogénéisant le monde sur un modèle européen sous prétexte de « rattrapage » pour les pays non occidentaux.

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TERMINOLOGIE DÉCOLONIALE – 2 – Les mots autour de l’institutionnalisation du racisme (CNCD-11.11.11)

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RACISME ET RACISME SYSTÉMIQUE

Par définition, le racisme est une idéologie fondée sur la croyance qu’il  existe une hiérarchie entre les groupes humains, les prétendues “races”. Le racisme englobe les comportements et attitudes hostiles qui découlent de
cette idéologie, à l’égard d’un individu ou d’une catégorie d’individus.

La loi belge du 30 juillet 1981 tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme ou la xénophobie reconnaît deux types de discriminations :

      • Directe : la situation qui se produit lorsque, sur la base de l’un des critères protégés [la nationalité, une prétendue race, la couleur de peau, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique], une personne est traitée de manière moins favorable qu’une autre personne ne l’est, ne l’a été ou ne le serait dans une situation comparable,
      • Indirecte: la situation qui se produit lorsqu’une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre est susceptible d’entraîner, par rapport à d’autres personnes, un désavantage particulier pour des personnes caractérisées par l’un des critères protégés.

Le racisme est également un phénomène systémique, c’est-à-dire qu’il ne  peut être réduit aux seules interactions individuelles. En effet, le racisme fait également partie des institutions et de la socialisation. On parle alors de
racisme systémique quand plusieurs dimensions du racisme (historique, structurelle et individuelle) coexistent et se renforcent mutuellement. Cette forme de racisme a pour effet de perpétuer les inégalités vécues par les personnes racisées notamment en matière d’accès au logement et aux services publics.

Le racisme systémique, parce qu’il est plus insidieux, peut paraître plus difficile à percevoir. La Commission canadienne des droits de la personne et de la jeunesse le définit comme “la somme d’effets d’exclusion disproportionnés qui résultent de l’effet conjugué d’attitudes empreintes de
préjugés et de stéréotypes, souvent inconscients, et de politiques et pratiques généralement adoptées sans tenir compte des caractéristiques des membres de groupes visés par l’interdiction de la discrimination.”

RACISME D’ÉTAT

D’après le philosophe Michel Foucault, le racisme d’État désigne “un racisme lié au fonctionnement d’un État qui est obligé de se servir de la race, de l’élimination et de la purification de la race, pour exercer son pouvoir souverain” (exemples : L’Allemagne nazie, l’Afrique du Sud sous l’apartheid, les États-Unis lors de la ségrégation raciale sous les lois Jim Crow…).

Dans le contexte francophone de l’antiracisme contemporain, l’expression a été reprise par certains mouvements pour désigner la manière dont les États modernes sont structurés, sous couvert d’égalité formelle, par un racisme “institutionnel” qui dépasse les intentions et les idéologies.

RACISME CULTUREL

Aujourd’hui, les individus ne sont plus ciblés uniquement sur base de leur couleur de peau, mais également sur base de leur culture et la prétendue incompatibilité de celle-ci avec la culture nationale. Dans son rapport de 2013, Unia indique ainsi que le tabou sur le racisme scientifique n’a pas mis fin au racisme, mais a plutôt fait évoluer les mots utilisés pour mettre plus en avant des “identités culturelles” incompatibles car trop différentes. Le rapport d’Unia va plus loin en précisant : “Ce ‘nouveau’ racisme est en mesure de présenter le comportement raciste comme une attitude ‘raisonnable’, ‘logique’ ou même ‘naturelle’ en ces temps modernes : pour éviter les conflits entre groupes dans une société devenant toujours plus diverse, il est important de respecter les ‘seuils de tolérance’ de l’autre et de conserver une ‘distance culturelle’. Dans la forme la plus extrême du ‘racisme culturel’, la cohabitation est même totalement impossible, car les différences culturelles entre les différents groupes dans la société seraient tout simplement insurmontables.

Ce discours permettrait ainsi de justifier les discriminations et mauvais traitements des “groupes racisés” en invoquant des normes et valeurs propres à ces groupes : “Les Roms vivent du vol et ne veulent pas mettre leurs enfants à l’école“, “Les Africains ne veulent simplement pas travailler dur“, etc.

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TERMINOLOGIE DÉCOLONIALE – 1 – Les mots autour de la notion de prétendue race (CNCD-11.11.11)

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RACE OU PRÉTENDUE RACE

Présupposant l’existence de groupes humains nommés “races”, la notion de “race” appliquée aux êtres humains apparaît dans la seconde moitié du 18e siècle et postule, par analogie avec les races d’animaux d’élevage, que les membres de chaque “race” ont en commun un patrimoine génétique.

Le fait d’attribuer aux descriptions physiques spécifiques à des groupes humains des aptitudes intellectuelles et des qualités morales différentes se forge dans le cours du 19e siècle, et vient classifier les différentes “races” en installant la suprématie de la “race blanche”. De nombreux auteurs du 19e siècle qui développent l’idéologie raciste recherchent la pureté de la “race”, en évitant que les groupes humains ne se mélangent. L’idéologie raciste a servi à justifier la colonisation, le régime d’apartheid tout comme en Afrique du Sud ainsi que la Shoah en Allemagne nazie.

Depuis plusieurs décennies, de nombreuses études scientifiques fondées sur la génétique ont montré l’ineptie du concept de race, qui n’est pas pertinent pour caractériser des groupes humains. En effet, la diversité génétique est plus importante entre les individus d’une même population qu’entre les groupes. Ainsi le projet scientifique “Génome humain” lancé en 1988 et finalisé en 2003, qui avait pour objectif d’établir le séquençage du génome humain, démontre qu’il n’existe que peu de variation entre l’ADN de deux êtres humains pris au hasard : leurs séquences d’ADN sont semblables à 99,9%. Il existe bien des variations au sein de l’espèce humaine mais ces groupes, nommés population ou sous-espèce, peuvent être identifiés par des caractéristiques morphologiques ou moléculaires différentes. Seulement, aucun marqueur génétique ne permet de classer des groupes humains différents encore moins de créer une hiérarchie entre ces derniers.

Le consensus scientifique rejette donc aujourd’hui les arguments biologiques qui pourraient légitimer la notion de race. Bien que le concept de race ne revête aucune réalité biologique, on peut bel et bien parler de “prétendue race” ou “soi-disant race” et de racisme au sens sociologique du terme. Lorsqu’on parle de “prétendue race”, on se réfère à la construction sociale qui structure encore nos relations sociales aujourd’hui en se fondant sur la notion non scientifique de “race” et continue d’impacter la position sociale des personnes racisées. La prétendue race en tant que construction sociale reste donc un concept pertinent. La “soi-disant race” fait partie en Belgique des critères de discriminations reconnus dans l’arsenal législatif belge en son article 4 de la loi du 10 mai 2007.

RACISATION OU RACIALISATION, PERSONNE RACISÉE

Le processus de racisation est défini dans le Lexique du racisme publié par le Centre de recherche sur l’immigration, l’ethnicité et la citoyenneté  (Montréal) en 2006 comme “le processus social par lequel une population est catégorisée par sa race.“. La racisation est également un “processus politique, social et mental d’altérisation.” Ce lexique du racisme recommande ainsi l’utilisation du terme “groupe racisé“, plutôt que de “groupe racial“, “race” ou “minorité visible“, comme terme adéquat pour parler de groupes “porteurs d’une identité citoyenne et nationale précise, mais cibles du racisme.” On parle alors de “personnes racisées” pour désigner les individus rattachés volontairement ou non à ces groupes.

ETHNICITÉ

L’ethnicité est une construction sociale divisant les individus en groupes sociaux sur base de caractéristiques spécifiques, telles que le sentiment de partager une ascendance commune, les comportements, la langue, les intérêts politiques et économiques, l’histoire, l’appartenance (ancestrale ou actuelle) à une zone géographique, etc. L’ethnicité est donc liée à l’existence d’un patrimoine culturel commun. Le terme d’ethnie, comme celui de tribu, ont toutefois été introduits dans le vocabulaire courant pour désigner spécifiquement les systèmes existant dans les pays colonisés afin de les dénigrer et ne pas leur reconnaître le statut de nation, qui associe l’idée de peuple avec celle d’un État.

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D’autres initiatives en Wallonie-Bruxelles…

CNCD-11.11.11 : terminologie décoloniale

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La langue est une technologie de pouvoir.

Frantz Fanon

[CNCD.BE, 15 décembre 2020] L’idée de produire un lexique à destination du secteur des ONG et acteurs institutionnels impliqués dans la coopération au développement est née d’une réflexion interne au secteur des acteurs de la coopération non gouvernementale, dans le cadre de ce que l’on appelle le Cadre stratégique commun des organisations – ONG et acteurs institutionnels – actives en Belgique. Dans ce cadre, 78 ACNG (Acteurs de la Coopération Non Gouvernementale) actives en Belgique que ce soit en matière d’éducation à la citoyenneté mondiale et solidaire, de plaidoyer, de 1e et 2e ligne ont réfléchi pendant plusieurs mois sur les enjeux de décolonisation, ce qui a abouti à la construction de ce lexique.

Dans le cadre de ces réflexions, il s’est rapidement avéré que le langage, le choix des mots constituait un élément essentiel pour pouvoir adopter une réflexion décoloniale. Certains mots, comme ceux de personnes racisées, ont amené de nombreuses questions entre les organisations, avec des compréhensions différentes selon les personnes ou les organisations.

Néanmoins, les mots ne sont jamais anodins. Ils permettent de révéler des structures de domination ou au contraire, les renforcent et les instituent. Une réflexion sur les mots que l’on utilise, ainsi que sur les images que les organisations véhiculent, est centrale pour ne pas reproduire des stéréotypes et être un allié structurel des organisations qui en Belgique luttent contre le racisme.

Afin d’avancer dans ce débat, ce lexique a été construit. Il offre une vision claire sur les termes les plus utilisés lorsqu’on s’intéresse aux questions de décolonisation et de diversité. Ce lexique a été établi par les deux organisations référentes du CSC Nord : le CNCD-11.11.11 et son homologue flamand 11.11.11.

Les objectifs de ce lexique sont doubles :

      • Renforcer la compréhension dans les ACNG des termes utilisés dans les débats sur la décolonisation, la diversité, l’intersectionnalité, etc.
      • Permettre aux ACNG de s’approprier ce langage et de l’utiliser dans les outils et dispositifs qu’ils mettent en place.
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Ce lexique vise donc à outiller les organisations ainsi que leurs travailleurs et travailleuses, afin de mieux comprendre certains concepts de plus en plus utilisés pour désigner les rapports de domination, d’exclusion, de stigmatisation dont sont victimes les personnes racisées. Il ne postule pas à l’exhaustivité, et ne reflète qu’une partie des discussions qui anime le secteur. La recherche d’un nouveau vocabulaire pour refléter de nouvelles façons de voir et construire le monde est un processus toujours en cours et ne constitue qu’une étape dans un processus plus large de décolonisation de ce secteur.

Le potentiel transformatif du langage

Comme le disait l’écrivain Frantz Fanon, “la langue est une technologie de pouvoir.” Elle reflète et forme notre vision du monde. Les mots ne sont pas seulement des étiquettes que l’on met sur la réalité, ils sont en soi des catégories qui façonnent la réalité, les mots ne désignent pas la réalité, ils en sont une interprétation. Les mots délimitent ce qui est pertinent, ce qui est utile, ce qui fait sens pour notre appréhension du monde. Ils sont profondément ancrés dans la culture qui nous imprègne. La langue n’est donc jamais neutre.

En ce sens, la création et l’utilisation de nouveaux mots issus de mouvements sociaux ont un potentiel de transformation réelle de ce qui est considéré comme pertinent ou pas. Néanmoins, l’utilisation de nouveaux mots contient en soi un potentiel qui ne pourra se réaliser que si les structures, les mentalités à la base des discriminations changent réellement.

CNCD-11.11.11

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D’autres initiatives en Wallonie-Bruxelles…

SUBSISTANCE : Penser et agir depuis la ‘subsistance’, une perspective écoféministe

Temps de lecture : 14 minutes >

[TERRESTRES.ORG, 12 mai 2023] La publication récente par les Éditions La Lenteur de La subsistance, une perspective écoféministe, paru en 1997 en Allemagne et disponible en version anglaise dès 1999, est une bonne nouvelle. Elle répare un manque et pourrait dénouer quelques malentendus ou idées reçues concernant “la subsistance” et la perspective écoféministe. Si, depuis sa première publication, de nouvelles générations sont nées, avec leurs combats, leurs grammaires, leurs attachements ; si la galaxie écoféministe est diverse, plus que jamais, l’emprise du capitalisme globalisé, l’obsession de la croissance et du progrès, la foi dans la technique salvatrice, la destruction systématique des conditions de la subsistance et la violence patriarcale nous étreignent. Le travail de longue haleine dont rend compte cet ouvrage relie concrètement ces différentes facettes d’un monde qui ne peut survivre qu’en accélérant le sacrifice du vivant.

La dimension historique de cet ouvrage, puisant à l’engagement des autrices situées au carrefour des mouvements écologistes, féministes et anti-coloniaux, rend cette publication d’autant plus précieuse pour penser et agir au présent. Le livre récent de Geneviève Pruvost, écrit dans la lignée du féminisme de la subsistance, celui d’Aurélien Berlan, inspiré de l’imaginaire révolutionnaire de la subsistance, l’attention renouvelée à des pratiques ancrées et anciennes de subsistance, l’irruption de nombreux collectifs et lieux articulant concrètement autonomie matérielle et réflexion politique, témoignent d’heureuses confluences et en redoublent l’intérêt.

Dès les années 1970, les autrices ont travaillé à élaborer une théorie globale de la subsistance, à partir de bases empiriques et de la réalité matérielle du monde, depuis le travail de subsistance des femmes, celui qui produit et protège la vie. Ce travail naturalisé est en effet devenu invisible : “Il apparaît comme un bien gratuit, une ressource gratuite tel l’air, l’eau ou le soleil, qui semble s’écouler naturellement du corps des femmes.

Maria Mies, écrivaine et professeure de sociologie, fut une des initiatrices de l’approche écoféministe, dite de Bielefeld, avec Claudia von Werlhof et Veronika Bennholdt-Thomsen, sociologue et ethnologue, co-autrice de l’ouvrage. Leur souci permanent d’allier la théorie et la praxis, de relier la domination de la nature avec celle des femmes, de ne pas s’enfermer dans la recherche académique, s’exprime dans la forme du livre : chaque chapitre est précédé de récits, récits de lutte et récits de vie, puisant à des expériences et engagements, à des enquêtes, menées en Allemagne et dans plusieurs pays du monde, notamment dans ce qui était alors désigné comme Tiers Monde.

Elles se sont très tôt emparées de la critique de la science mécanique du XVIIème siècle et de l’idéal baconien de maîtrise technologique de la nature. Elles furent notamment inspirées par la philosophe écoféministe Carolyn Merchant, dont l’ouvrage a été traduit en France en 2022, soit quarante ans après sa traduction en Allemagne ! Ce refus du projet de maîtrise technologique de la nature et des humains ne les quittera pas. Alors que l’écoféminisme naît de femmes ayant lutté depuis les années 1970 contre l’armement atomique, la catastrophe de Tchernobyl en 1986 raffermit leur engagement contre l’énergie atomique, civile ou militaire.

Le choix d’une approche empirique et matérielle, l’ambition d’élaborer une théorie globale de la subsistance, les a confrontées dans les années 1980 à l’éclosion de la pensée post-moderniste de ces années-là, en particulier à celle de Jean-François Lyotard. Si elles partagent avec ces courants la critique de la rationalité instrumentale, elles ne la situent pas d’un point de vue seulement théorique et abstrait ; elles le font depuis leurs expériences concrètes et les enquêtes qu’elles mènent face “à la violence patriarcale, au militarisme, aux technologies nucléaire et génétique, bref à partir du rejet de l’hubris cartésien, cette prétention démesurée qui constitue un paradigme épistémologique basé sur la domination de l’homme sur la nature et sur les femmes“.

La conquête d’espaces non capitalistes et la destruction des sociétés de subsistance traditionnelles sont la condition de l’expropriation et de l’accumulation sans fin du capital, autrement dit de la croissance infinie.

Geneviève Azam

Tout en critiquant l’économisme marxiste et plus globalement la modernité industrielle, elles refusent la posture post-moderniste faisant de la nature et de l’histoire réelle des constructions culturelles, linguistiques ou narratives, sans base matérielle. Sur le plan académique, elles ont vécu ces années 1980-1990 comme celles de la domination des courants post-modernes et la marginalisation de la perspective matérialiste de la subsistance. Jusqu’au material turn des années récentes, au refus plus affirmé du dualisme opposant la matière et l’esprit en ce qu’il désanime la matière pour idéaliser l’esprit. Tournant matérialiste ravivé par la catastrophe écologique, l’accélération extractiviste et coloniale, par le retour brutal de la “nécessité”, de la matérialité de nos mondes.

FACE À LA RELIGION DE LA CROISSANCE, RECONQUÉRIR ET REVENDIQUER LA SUBSISTANCE

L’idée de subsistance, dans la modernité industrielle, est associée à la pauvreté, à l’arriération, à la pénurie, voire à la survie biologique. Par extension, elle renvoie au “sous-développement”, à une croissance empêchée et retardée. Dans le sillage de l’anthropologue Marshall Sahlins, les autrices déconstruisent cette vision, reposant sur le mythe d’une rareté intemporelle des ressources – fondant aussi bien l’économie capitaliste que les utopies marxistes et socialistes – rareté jointe à des besoins humains naturellement illimités. Cette idéologie économiste, outre qu’elle justifie la productivité industrielle comme seule voie pour résoudre cette tension et combler l’écart de “développement”, dévalorise les économies de subsistance des peuples non industrialisés.

En ce point, Maria Mies et Veronika Bennholdt-Thomsen revendiquent l’héritage de Rosa Luxemburg, qui, contrairement à Marx et Lénine, ne fait ni de “l’accumulation primitive” ni de l’impérialisme des moments du développement capitaliste, mais son essence même : la conquête d’espaces non capitalistes, la destruction des sociétés de subsistance traditionnelles, est la base, la condition de l’expropriation et de l’accumulation sans fin du capital, autrement dit de la croissance infinie. Ce faisant, elles s’opposent à la structure coloniale du capitalisme. En détruisant la capacité de survie des personnes, le capitalisme s’assure de leur dépendance au capital, notait également Ivan Illich dans son ouvrage Le travail fantôme, également mis à contribution.

Quand il est intériorisé par les peuples colonisés ou par les femmes, qui se trouvent aux avant-postes de la subsistance, cet imaginaire est à la source d’une dévalorisation de soi, d’une dépréciation des activités vitales devenues “corvées” et dont il faudrait se délivrer, de l’attente toujours déçue d’un rattrapage de développement accordé d’en haut, d’un “consumérisme de rattrapage”.

La destruction des conditions de la subsistance fut méthodiquement organisée après 1945 en même temps que s’imposait le paradigme du “développement” : devenu synonyme de civilisation, le développement, comme idéologie et comme pratique, assimile les activités quotidiennes de subsistance à des survivances passéistes “freinant” le progrès. Ce mouvement d’expropriation s’est accéléré et approfondi depuis les années 1980 avec la globalisation, les traités de libre-échange, auxquels les autrices se sont vigoureusement opposées, en lien avec des mouvements résistants des femmes du Sud global. Des récits précieux de ces luttes pour la subsistance accompagnent le travail théorique des autrices.

La perspective de la subsistance, construite à partir de données collectées depuis les expériences de femmes du Sud, renverse la table dressée par “le patriarco-capitalisme” globalisé : “Nous voulons débarrasser la perspective de la subsistance du stigmate véhiculé par le discours progressiste qui lui colle encore à la peau. Nous voulons insister sur le fait que c’est nous, le peuple, qui créons et entretenons la vie, et non l’argent et le capital. C’est cela la subsistance». Les politiques paternalistes d’empowerment des femmes, qui accompagnent l’accélération de la destruction des bases matérielles de leur pouvoir, les privent de la joie de l’autonomie.

Cette perspective, qui relie intrinsèquement le féminisme et la question coloniale, ne s’arrête pas aux pays dits en voie de développement : “Ça ne peut être une perspective nouvelle que si elle est également valable pour les pays et classes que l’on dit développées“. La croissance, l’industrialisation, la productivité, ces piliers des économies capitalistes et industrielles s’opposent à l’autonomie matérielle et politique, détruisent les activités de subsistance et assurent la domination patriarcale: “En étudiant l’économie réelle, nous constatons que cet article de foi en la croissance infinie de la productivité est un mythe masculin eurocentrique“.

C’est pourquoi nous avons appelé toutes ces parties de l’économie cachée, à savoir la nature, les femmes et les peuples et territoires colonisés, les colonies de l’homme Blanc. Homme blanc désigne ici le système industriel occidental.

Maria Mies, Veronika Bennholdt-Thomsen

L’analyse du capitalisme, menée à partir du patriarcat et de la colonisation, s’enrichit de la notion de housewifization, forgée en Inde par Maria Mies. Cette notion désigne le processus de domestication propre au capitalisme industriel qui a abouti à l’invention de la femme au foyer au XIXème siècle. Mais elle ne s’y réduit pas. Se trouvent enrôlées dans ce mouvement “les femmes qui font un travail salarié à domicile, les travailleurs agricoles, les paysans, les petits commerçants et les ouvriers travaillant dans les usines du Sud“. Finalement la housewifization concerne l’ensemble du travail de subsistance des sociétés, travail précarisé et flexible, exercé dans des conditions de domesticité proches du travail des femmes au foyer et que le capitalisme rêve d’universaliser. L’extinction du travail vivant par le travail mort, contenu dans les machines et infrastructures, renforce encore ce processus et conduit à l’invisibilité de millions de travailleurs et surtout de travailleuses.

L’analyse du travail de subsistance montre que la domination n’y joue pas sur les mêmes ressorts que pour le travail salarié standard. L’exploitation y est calquée sur celle de la nature, considérée comme un stock de ressources gratuites et inépuisables, violemment accaparées : “C’est pourquoi nous avons appelé toutes ces parties de l’économie cachée, à savoir la nature, les femmes et les peuples et territoires colonisés, les colonies de l’homme Blanc. Homme blanc désigne ici le système industriel occidental“. Ainsi, le capitalisme exploite davantage de travail que le travail salarié proprement dit.

Le marxisme, en considérant comme premiers et fondateurs les rapports entre travail salarié et capital, s’est consacré à la partie émergée de l’iceberg et a ignoré la production de subsistance. Seul le travail salarié y mérite le nom de travail, les activités non salariales relevant d’une sphère “pré-capitaliste” ou bien de processus naturels, d’une sphère de la “reproduction”. De ce fait, elles disparaissent de la sphère sociale et deviennent invisibles. Dans une perspective de la subsistance, ces activités ne relèvent pas de la “reproduction”, elles sont une production : “Production et reproduction ne sont ni séparées ni superposées. Dans une économie morale en grande partie basée sur le régime des biens communs, aucun des dualismes qui mettent en scène des notions que l’on oppose et que l’on hiérarchise ne peut se maintenir“.

UNE POLITIQUE DE LA SUBSISTANCE

La perspective de la subsistance est une perspective politique. Il ne s’agit ni d’un modèle théorique abstrait, ni d’un nouveau modèle ou système économique prêt à l’emploi, ni d’une perspective de développement durable, laissant intacte la culture de la croissance. Une société de subsistance défend la vie au lieu de l’accumulation d’argent mort. Elle se construit par le bas, sans le recours aux avant-gardes et à des pouvoirs qui “naîtraient des canons et des fusils“.

Dans une société de la subsistance, l’économie est un sous-système de la société et non l’inverse, elle est aussi un sous-système dépendant de la Terre et des autres créatures terrestres.

Geneviève Azam

L’économie de la subsistance est centrée sur l’élaboration de valeurs d’usage. Cette économie ressemble, écrivent les autrices, à l’antique oïkonomia des Grecs, mais sans l’esclavage et le patriarcat. Elle est une “économie morale”, selon la notion forgée par l’historien britannique Edward P. Thomson, à propos de l’éthique des communautés paysannes, ou encore par l’anthropologue James Scott à propos de l’éthique de la subsistance et des résistances quotidiennes des paysans. Cette économie morale n’a rien à voir bien sûr avec la fiction d’une réconciliation a posteriori de l’éthique et de l’économie, quand l’économie s’est préalablement affranchie de toute éthique, de toute norme extérieure, pour pouvoir se tourner vers l’accumulation infinie de valeurs marchandes et un extractivisme forcené et sans limite.

Dans une société de la subsistance, l’économie est un sous-système de la société et non l’inverse, elle est aussi un sous-système dépendant de la Terre et des autres créatures terrestres : “La notion de subsistance exprime aussi la continuité entre la nature qui nous environne et celle qui est en nous, entre la nature et l’histoire, et le fait que dépendre du domaine de la nécessité ne doit pas être vu comme une malchance et une limitation, mais comme une bonne chose et comme la condition préalable à notre bonheur et à notre liberté“. Les autrices s’éloignent là encore de conceptions “progressistes”, finalement idéalistes en ce qu’elles pensent l’émancipation et la liberté indépendamment de leurs conditions matérielles.

Une économie de la subsistance est incompatible avec une économie mondialisée, elle n’est envisageable qu’à plus petite échelle et de manière décentralisée. Incompatible donc aussi avec l’obsession de la productivité qui exige la centralisation et la concentration en vue d’économies d’échelle, ainsi que la mobilisation technologique. Incompatible avec le Marché comme principe d’organisation des sociétés, une telle économie est adossée à des marchés concrets, les marchés-rencontre de Karl Polanyi, sur lesquels s’échangent des biens de subsistance et des liens, tels les nombreux marchés organisés par les femmes partout dans le monde. Contrairement aux canons économiques séparant production et circulation des produits, y compris ceux du marxisme, ces places de marché ne relèvent pas de la “sphère de la circulation” des produits, ils participent du processus de la production de subsistance.

Réinventer les communs signifie recréer des communautés qui prendraient en charge et se sentiraient responsables d’éco-régions ou de domaines de la réalité et de la vie, et en feraient la base de leurs moyens d’existence.

Maria Mies, Veronika Bennholdt-Thomsen

Enfin, cette économie repose sur les communs, auxquels les autrices consacrent des pages passionnantes. Très tôt, dès 1992, elles font la critique des thèses de G. Hardin et de son article à succès La tragédie des communs (1968). G. Hardin est pour elles représentatif de l’idéologie patriarcale, en ce qu’il vise à identifier le mode de vie “patriarcal-capitaliste” à un mode de vie humain et universel. Les communs, dont elles se revendiquent précocement, n’ont rien à voir avec les “Biens publics globaux” ou autres Biens communs de l’humanité, déclinaisons d’une partie des thèses de G. Hardin, qui préconisait soit un pouvoir centralisé pour gérer les communs, soit leur transformation en propriété privée.

Les communs dans une société de subsistance sont le fruit de communautés de base. Réinventer les communs signifie “recréer des communautés qui prendraient en charge et se sentiraient responsables d’éco-régions ou de domaines de la réalité et de la vie, et en feraient la base de leurs moyens d’existence“. La critique de la séparation entre la production et la consommation leur a permis de théoriser précocement les “communs négatifs”, dont les déchets sont une illustration parfaite. Un beau texte écrit par Maria Mies restitue ce cheminement de pensée : “Et puisque la production de la vie n’est plus enracinée dans un ensemble vivant et interconnecté, dans un écosystème avec ses cycles et ses symbioses organiques, dans sa longue association avec la communauté humaine et sa culture, mais qu’elle est au contraire coupée et séparée des autres êtres organiques (végétaux, animaux, microbes), il est impossible de respecter ses restes et de les considérer comme partie intégrante du processus vital. Ils deviennent des déchets“. Déchets massivement exportés vers les sociétés du Sud, notamment pour les plus toxiques.

LA SUBSISTANCE N’EST PAS LA “SPHÈRE DE REPRODUCTION” DE L’ORDRE PRODUCTIVISTE

La production de subsistance passerait donc avant la production de marchandises et le travail salarié ne serait plus le centre du travail dit “productif” : “Au lieu d’être axée sur le travail salarié, l’économie serait axée autour d’un travail qui soit matériellement et socialement utile, autonome et déterminé par la société elle même“. Elle s’origine dans l’économie paysanne, encore présente grâce aux travail des femmes paysannes mais en grande partie détruite par l’expansion capitaliste : “Nous devons donc rappeler ces vérités fondamentales : la vie vient des femmes et la nourriture vient de la terre“. Pour autant, il ne s’agit pas de prôner un retour pour toutes et tous à la campagne, la perspective de la subsistance est aussi possible et nécessaire dans les villes.

Le livre fourmille d’expériences urbaines et de réflexions politiques qui, plus de vingt-cinq ans après sa publication, restent brûlantes : “N’avons-nous affaire qu’à une gestion de crise temporaire, à des tentatives de survie dans les ruines des systèmes industriels capitaliste et socialiste“, se demandent-elles, craignant que les expériences de subsistance ne servent finalement qu’à “subventionner le système capitaliste comme le fait le travail des femmes, des petits paysans, le travail de survie dans le secteur prétendument informel, mais sur une base plus large“. Ne peut-on craindre un nouveau cycle d’accumulation construit sur les ruines de la subsistance ? La réponse à ces questions dépend de la capacité acquise pour rompre avec la dépendance au capital, avec pour principe “la production et la reproduction de la vie“.

Certaines de ces formules pourraient laisser penser à des biais économistes, empruntant encore au lexique de la “production-reproduction”, non pas cette fois du point de vue du capital mais du point de vue de la vie. Le capitalisme s’est déjà largement emparé de la production et reproduction de la vie, avec une bio-économie armée de bio-technologies qui détruisent les capacités d’autonomie et leurs conditions matérielles. Les autrices échappent à ce biais en faisant une critique forte de l’assimilation de la subsistance à la “sphère de la reproduction” et de sa naturalisation : “C’est précisément parce que la main d’œuvre vivante n’est pas une ressource naturelle, précisément parce qu’elle n’est pas cet élément intangible nécessaire à la production tangible que nous ne faisons pas référence à ce processus sous le terme de reproduction“. La perspective de la subsistance déconstruit le dualisme production-reproduction qui reconduit la centralité de la production.

Je voudrais ici souligner la puissance de cette perspective écoféministe de la subsistance. Dès les années 1970, elle a permis, empiriquement et théoriquement, de s’en prendre aux piliers du techno-capitalisme et de son expansion, la croissance, le développement, le mirage techno-industriel, alors que la mise en cause de ces catégories était presque unanimement considérée comme réactionnaire et contraire au progrès.

SUBSISTANCE, FÉMINISME ET ÉCOFÉMINISME

Il peut sembler paradoxal d’en venir plus spécifiquement au féminisme, alors que l’ensemble du propos concernant la perspective de la subsistance, les analyses et les intuitions majeures contenues dans ce livre sont le fruit de réflexions et d’engagements croisés entre féminisme, écologie, dé-colonialisme. Pourtant, le dernier chapitre du livre concerne bien la libération des femmes et la perspective de la subsistance.

Dès les années 1970 les autrices se sont opposées à un glissement du féminisme vers la seule conquête de l’égalité des droits, visant moins à l’abolition du patriarcat et du système de domination tout entier qu’à permettre aux femmes de jouer un rôle égal dans le système : “C’est pour cette raison qu’elles voulaient être à égalité non avec des hommes inférieurs (par exemple les paysans dans les colonies ou les hommes pauvres dans les sociétés blanches), mais avec les hommes blancs privilégiés, supérieurs“. Ainsi s’explique également le succès de la notion d’empowerment, devenue mantra des institutions internationales, et qui efface le pouvoir acquis par les femmes dans des formes souvent modestes mais puissantes d’activités autonomes et solidaires.

La science et la technologie ne sont pas neutres. Dans une perspective de subsistance, la science et la technologie devront suivre la logique de la subsistance, qui n’est pas une logique d’accumulation.

Maria Mies, Veronika Bennholdt-Thomsen

Le rejet de la société techno-industrielle, et non le rejet de la technique en tant que telle, traverse cette perspective. Ce fut également – et cela reste – un sujet de débat parmi les féministes : “La critique récurrente qui nous est adressée selon laquelle la subsistance est anti-technologie passe à côté d’une idée centrale, à savoir que la logique d’un système de production est inséparable de sa science et de sa technologie. La science et la technologie ne sont pas neutres. Dans une perspective de subsistance, la science et la technologie devront suivre la logique de la subsistance, qui n’est pas une logique d’accumulation“.

Elles déconstruisent le fétichisme vis-à-vis de la technologie, par exemple celui qu’exprimait André Gorz à la fin des années 1980 en voyant dans la subsistance un “retour à des modes pré-industriels de production du nécessaire“, et en misant sur la production high-tech, supposément immatérielle. Celui aussi de courants ou sensibilités féministes qui font des technologies génétiques un moyen de s’émanciper du corps féminin et reproduisent ainsi le dualisme entre corps et esprit, nature et culture. Le mépris pour le corps féminin, voire le mépris ou la condescendance vis-à-vis des mères, sont pour les autrices “une des raisons pour lesquelles la puissance originelle du mouvement féministe a perdu son élan” . Le féminisme de cette école est un féminisme matérialiste. Il s’oppose tant à un féminisme idéaliste, réduit à des politiques d’équité, qu’à un féminisme culturel, centré sur la déconstruction des valeurs et représentations patriarcales, ou encore sur des récits cultivant le détachement par rapport à la subsistance, dans l’espoir encore de s’en délivrer.

Leur féminisme est un écoféminisme. Engagées dans le mouvement écologiste, elles lient la domination de la nature à la domination des femmes, naturalisées comme le furent et le sont encore les “colonies” du capital. Précocement, elles déconstruisent le dualisme entre la nature et la culture, non pour les fusionner dans une nature-culture, mais pour mettre à jour des interdépendances, des continuités, des appartenances communes. Écoféministes aussi quand les femmes ne sont plus seulement considérées comme victimes passives de la division patriarcale du travail mais qu’elles revendiquent “subjectivement et avec insistance le caractère positif de leur travail pour la création et la perpétuation de la vie, même si ce travail était dévalorisé par le capital“. Au lieu de se libérer d’une nature qui leur serait hostile, d’un corps hostile, les femmes expérimentent leur proximité avec la nature : ce n’est pas une malédiction, c’est au contraire ce que devraient expérimenter les humains dans leur ensemble pour construire des mondes habitables.

Au sein des débats académiques, dans lesquels les autrices ne souhaitent pas enfermer l’écoféminisme, une telle perspective a été souvent écartée, jugée comme essentialiste, “nouveau péché originel”, attribué à l’écoféminisme en général. D’autant plus que Maria Mies a publié un livre sur le sujet avec l’écoféministe indienne Vandana Shiva, dont la parole politique est parfois ensevelie sous son assignation à l’essentialisme. Le retard de la traduction en France de l’ouvrage de Maria Mies et Veronika Bennhold Thomsen a certainement quelque chose à voir avec cela et il faut remercier les Éditions de la Lenteur pour cette traduction et publication. Pourtant, le processus de naturalisation et de biologisation des femmes dans le patriarcat et dans le capitalisme est maintes fois déconstruit dans leurs approches. C’est à la conception de la masculinité ou de la féminité comme simple construction culturelle qu’elles s’opposent. Elles y lisent notamment le retour d’un dualisme hiérarchique entre nature et culture qu’elles s’attachent précisément à déconstruire.

Vingt-cinq ans après la parution de ces travaux, écrits dans les années 1980-1990, et alors que les menaces qui pèsent sur les milieux de vie saccagés sont vécues et ressenties, y compris désormais dans les pays “développés”, que les violences sexistes et coloniales redoublent, ce débat académique infini, apparaît coupé des nombreuses pratiques émergentes. L’écoféminisme s’incarne concrètement dans des manières diverses de faire communauté, de faire monde et d’habiter la Terre. Il est traversé d’approches théoriques, d’histoires politiques, d’expériences et de sensibilités différentes, parfois conflictuelles. Il importe d’en tenir tous les fils, selon l’expression d’Émilie Hache, pour lui garder la puissance subversive d’une culture politique qui fait de la reconnexion à la nature non pas un retour ou une assignation à la nature, mais “un acte de guérison et d’émancipation“. La perspective écoféministe de la subsistance est peut-être une trame faisant tenir tous ces fils.

EAN9791095432340

MIES Maria, BENNHOLDT-THOMSEN Veronika, La subsistance, une perspective écoféministe (La lenteur, 1997, 2022). L’écoféminisme est une proposition théorique et politique élaborée depuis près de cinquante ans. Dès les années 1970, Maria Mies et Veronika Bennholdt-Thomsen analysent l’industrialisation comme un vaste processus de destruction de la subsistance. A partir de l’attention à l’ensemble des activités vitales du quotidien, elles relient colonialisme, domination de la nature et des femmes. Ce faisant, elles nous aident à mieux comprendre la domination capitaliste et patriarcale et ouvrent des voies politiques fécondes.

Geneviève Azam, terrestres.org


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition, correction et iconographie | sources : terrestres.org | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © terrestres.org.


Plus de presse en Wallonie-Bruxelles…

CONGO : Eléments de Kiswahili véhiculaire à l’usage des militaires de la base de Kamina (env. 1952)

Temps de lecture : 3 minutes >

“Kamina, 24 août 1960 (A.F.P.) – LES ÉVÉNEMENTS DE L’EX-CONGO BELGE. Nos troupes ne pourront évacuer Kamina avant plusieurs semaines déclare le colonel belge, commandant de la base

Recevant la presse, le colonel d’aviation Remy van Lierde, commandant la base militaire belge de Kamina, a déclaré mardi : “Je ne partirai pas d’ici avant d’être certain que : (1) Je ne laisserai pas les Européens en danger et que l’O.N.U. sera capable d’assurer leur protection grâce à un nombre suffisant de troupes  et (2) L’O.N.U. sera capable de reprendre les installations en main.” Le colonel répondait à une question concernant le délai de huit jours laissé par M. Hammarskjœld pour l’évacuation de la base.

Je ne vois guère la possibilité de partir avant plusieurs semaines, a-t-il ajouté. Lors même que l’O.N.U. trouverait les techniciens nécessaires, il faut des mois pour apprendre à diriger nos travailleurs indigènes qui appartiennent à des tribus bien différentes. En plus de cela, a-t-il poursuivi, ce que j’ai vu du travail de l’O.N.U. me parait un peu désordonné. Mardi dernier est arrivé à Kamina sans prévenir, un bataillon marocain de l’O.N.U., qui se trompait d’aéroport. Sept cents Éthiopiens sont là depuis huit jours, mais ils n’ont pas bougé : quant aux deux cents Irlandais, je n’ai pas encore rencontré leur colonel. Nos rapports ne sont pas mauvais, mais on ne saurait dire que nous fraternisons déjà.

La base militaire belge de Kamina qui doit passer sous le contrôle de l’O.N.U. a été construite pour résister à une attaque atomique. L’aérodrome peut être utilisé par des bombardiers lourds d’un rayon d’action de 8 000 kilomètres. Avec son équipement, elle a coûté 7 milliards de francs belges. La base contient encore 2.000 militaires belges et 600 techniciens. Elle occupe 15.000 employés civils africains.

Kamina est non seulement la plus importante des bases congolaises, mais elle est aussi, potentiellement, une base Internationale. Elle possède deux pistes permettant en même temps les décollages et les atterrissages d’escadrilles. Leurs caractéristiques sont celles des aérodromes de l’O.T.A.N. La base est équipée d’un puissant armement antiaérien. Les bâtiments militaires sont en béton et dispersés afin de mieux résister à une attaque atomique. Sur le terrain de manœuvres de l’armée peuvent s’effectuer des tirs réels de canons Vickers de 20 millimètres et de mitrailleuses Thomson…” [d’aprèsLEMONDE.FR]

© Collection privée

Manifestement, l’investissement avait été moindre en termes de formations données aux militaires belges, pour faciliter la coopération avec les “travailleurs indigènes” évoqués par van Lierde ; en témoigne le syllabus authentique (collection privée) publié dans la documenta : “Eléments de Kiswahili véhiculaire, à l’usage des militaires de la base de Kamina (non-daté avec, en couverture, un dessin daté de 1952).

L’avant-propos du syllabus ne manque pas d’intérêt pour qui désire s’imprégner des mentalités en cours à l’époque. Nous le transcrivons tel quel :

Vous trouverez dans la brochure élaborée par le Commandant de la Base de Kamina, à l’intention de ceux appelés à s’y rendre, le conseil d’apprendre avant le départ, des rudiments de Kiswahili.
Ce conseil est dicté par l’expérience, et les éléments de Kiswahili rassemblés ci-après permettront de le suivre, à ceux qui voudront bien faire le petit effort indispensable. Ceux-là, affirme le Commandant de la Base, ne le regretteront pas. Il est permis de le croire et voici en deux mots les avantages et les satisfactions les plus immédiats que vous retirerez des connaissances préalablement acquises dans ce domaine.
Transplanté en quelques heures, sans préparation, de votre pays, au centre de l’Afrique, dans un milieu totalement nouveau et inconnu, le dépaysement des premiers jours presque inévitable, que vous éprouverez, sera sans aucun doute atténué dans la mesure où vous pourrez prendre directement contact avec les noirs qui vous entourent.
Vis-à-vis de ceux-ci, la connaissance même sommaire du Kiswahili vous fera perdre d’emblée à leurs yeux votre qualité de “bleu” ; vous y gagnerez en prestige, et c’est avec les noirs une chose qu’il ne faut pas dédaigner…


Vous voulez vous mettre au Kiswahili ? Ouvrez le fichier PDF de ce syllabus dans la documenta et jugez par vous-même des procédés pédagogiques utilisés à l’époque, des mises en situation évoquées à l’attention des militaires en service à Kamina et des mentalités en cours pendant ces années de décolonisation. A comparer avec le travail de l’excellent David van Reybrouck dans Congo, Une histoire (Actes Sud, 2012)


Discuter encore…

GIDE : Voyage au Congo (1927-28)

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Le site du Centre d’Etudes Gidiennes (sic) nous éclaire un peu plus sur la visite d’André GIDE (1869-1951) au Congod’avant les événements (selon l’euphémisme traditionnel des anciens coloniaux belges) :

“De son voyage en Afrique équatoriale française, entrepris avec Marc Allégret en 1925-1926, soit juste après la fin de la rédaction des Faux-Monnayeurs, Gide tire deux œuvres, publiées à quelques mois d’intervalle : Voyage au Congo, sous-titré Carnets de route (1927) et Le Retour du Tchad, sous-titré Suite du Voyage au Congo, Carnets de route (1928). La première évoque le début du voyage, de la traversée de Gide vers l’Afrique en juillet 1925 à son départ de Fort-Lamy en février 1926 (nom donné par les colons à l’actuelle capitale du Tchad, Ndjamena) ; la seconde prend le relais, en relatant le trajet retour, depuis la remontée du Logone en février 1926, jusqu’au départ de Yaoundé en mai de la même année.

EAN 9782070393107

Toutes deux présentées sous la forme d’un journal, ces œuvres ne sauraient pourtant apparaître comme de simples « relation[s] de voyage » (Paul Souday) : si l’écrivain y livre en effet un témoignage personnel sur son voyage en Afrique équatoriale française, au point de partager par exemple les lectures (la plupart du temps anachroniques et classiques) qui l’y ont accompagné, se mêle pourtant à ces observations quotidiennes un ensemble de réflexions plus générales, de nature sociale, économique, politique parfois, qui confère à son témoignage une portée sinon polémique, du moins critique. Le travail de recomposition entrepris, qui amène Gide à repenser la structure du journal en chapitres, et à ajouter, le plus souvent en notes ou en appendices, des précisions relatives aux difficiles conditions de travail des colonisés, ou aux injustices dont ceux-ci sont victimes, souligne la manière dont le voyage, initialement entrepris par curiosité, a éveillé chez l’écrivain une conscience critique voire politique.

Après la publication, au début des années 1920, d’une trilogie de “défense et [d’]illustration” de l’homosexualité (Corydon, Si le grain ne meurt, Les Faux-Monnayeurs), ces deux œuvres dans lesquelles Gide prend position contre les dérives du colonialisme poursuivent ainsi, en la renforçant, la veine engagée de son écriture. Elles confèrent à l’auteur, de son vivant déjà et sans doute davantage encore après sa mort, une posture tout à la fois d’écrivain engagé et d’ethnologue. Pour autant, le regard porté par Gide sur la réalité coloniale africaine n’a rien de révolutionnaire et n’échappe pas aux stéréotypes véhiculés par son époque : l’écrivain, qui avait d’ailleurs utilisé durant son voyage les modes de transports traditionnels des colons (tipoye et porteurs issus de la population colonisée), demeure en partie prisonnier de son univers de référence, hiérarchisé et européano-centré. Estimant ainsi, suivant une formule restée célèbre, que “[m]oins le Blanc est intelligent plus le Noir lui paraît bête” (Voyage au Congo), il n’échappe pas à un certain nombre de lieux communs sur les Noirs (leurs apparentes difficultés à raisonner, leur prétendue puissance sexuelle, etc.). Leur présence n’enlève rien, pourtant, à la force et à l’originalité d’un témoignage qui a fait naître, au-delà d’une âme citoyenne (Albert Thibaudet), un authentique intellectuel engagé.”

Stéphanie Bertrand

Bibliographie raisonnée, préparée par ANDRE-GIDE.FR
Éditions
    • Voyage au Congo, in Souvenirs et Voyages, éd. Daniel Durosay, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2001, p. 331-514 (notice et notes p. 1194-1265).
    • Retour du Tchad, in Souvenirs et Voyages, éd. Daniel Durosay, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2001, p. 515-707 (notice et notes p. 1265-1296).
Critique d’époque
    • Autour du Voyage au Congo. Documents réunis et présentés par Daniel Durosay , Bulletin des Amis d’André Gide, janvier 2001, p. 57-95.
    • Allégret Marc, Carnets du Congo, Voyage avec André Gide, éd. Daniel Durosay et Claudia Rabel-Jullien, Paris, CNRS éditions, 1987.
    • Souday Paul, Voyageurs. Au Tchad, Les Livres du Temps : troisième série, Paris, Éditions Émile-Paul Frères, 1930.
Articles critiques
    • À la chambre. Débats sur le régime des concessions en Afrique Équatoriale Française (1927, 1929), Bulletin des Amis d’André Gide, n° 160, octobre 2008, p. 461-470.
    • Le dossier de presse du Voyage au Congo (V) : Robert de Saint Jean – Firmin van den Bosch, Bulletin des Amis d’André Gide, n°107, juillet 1995, p. 475-489.
    • Le dossier de presse de Voyage au Congo et du Retour du Tchad, (Marius – Ary Leblond, Géo Charles, Pierre Bonardi, Pierre Cadet, Édouard Payen, Marie-Louis Sicard, Anonyme, Louis Jalabert, André Bellesort, Pierre Mille), Bulletin des Amis d’André Gide, n° 160, octobre 2008, p. 471-508.
    • Allégret Marc, Voyage au Congo, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 80, octobre 1988, p. 37-40.
    • Bertrand Stéphanie, La polyphonie énonciative dans les écrits sociopolitiques de Gide : une arme polémique ?, in Ghislaine Rolland Lozachmeur (éd.), Les Mots en guerre. Les Discours polémiques : aspects sémantiques, stylistiques, énonciatifs et argumentatifs, actes du colloque de Brest (avril 2012), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. Rivages linguistiques, 2016, p. 483-492.
    • Bénilan Jean, André Gide à Léré, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 160, octobre 2008, p. 439-460.
    • Durosay Daniel, Présence / absence du paysage africain dans Voyage au Congo et Le Retour du Tchad, André Gide 11, 1999, p. 169-193.
    • Durosay Daniel, Livre et littérature : l’espace optique du livre (repris sous le titre : Le livre et les cartes : l’espace du voyage et la conscience du livre dans le Voyage au Congo), Littérales, n° 3, 1988, p. 41-75.
    • Durosay Daniel, Les images du voyage au Congo : l’œil d’Allegret, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 73, janvier 1987, p. 57-68.
    • Durosay Daniel, Images et imaginaires dans le Voyage au Congo, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 80, octobre 1988, p. 9-30.
    • Durosay Daniel, Analyse thématique du Voyage au Congo, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 80, octobre 1988, p. 41-48.
    • Durosay Daniel, Lire le Congo, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 93, janvier 1992, p. 61-71.
    • Durosay Daniel, L’Afrique de Martin du Gard et celle de Gide, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 94, avril 1992, p. 151-175 [partiellement consacré à Gide].
    • Durosay Daniel, Présentation des Carnets du Congo Bulletin des Amis d’André Gide, n°80, octobre 1988, p. 54-56.
    • Durosay Daniel, Les “cartons” retrouvés du Voyage au Congo, Bulletin des Amis d’André Gide, n°101, janvier 1994, p. 65-70.
    • Durosay Daniel, Analyse synoptique du Voyage au Congo de Marc Allégret, Bulletin des Amis d’André Gide, n°101, janvier 1994, p. 71-85.
    • Durosay Daniel, Autour du Voyage au Congo. Documents, Bulletin des Amis d’André Gide, n°129, janvier 2001.
    • Gide André, Voyage au Congo, Bulletin des Amis d’André Gide, n°133, janvier 2002, p. 25-30.
    • Gorboff Marina, Chapitre 7, L’Afrique, le voyage de Gide au Congo, Premiers contacts : des ethnologues sur le terrain, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 99-114.
    • Goulet Alain, Le Voyage au Congo”, ou comment Gide devient un Intellectuel, Elseneur (Presses de l’Université de Caen), « Les Intellectuels », no 5, 1988, p. 109‑27.
    • Goulet Alain, Sur les Carnets du Congo de Marc Allégret, Bulletin des Amis d’André Gide, no 80, octobre 1988, p.49-53.
    • Hammouti Abdellah, Le Retour du Tchad d’André Gide ou “le goût de noter”, Bulletin des Amis d’André Gide, no 138, avril 2003, p. 229-242.
    • Lüsebrink Hans-Jürgen, Gide l’Africain. Réception franco-allemande et signification de Voyage au Congo et du Retour du Tchad dans la littérature mondiale, Bulletin des Amis d’André Gide, n°112, octobre 1996, p. 363-378.
    • Masson Pierre, Sur le Journal d’Henri Heinemann, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 160, octobre 2008, p. 549-552.
    • Morello André, Lire Bossuet au Congo. Gide à la frontière des préjugés de l’ethnologie, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 177/178, janvier-avril 2012, p. 87-98.
    • Robert Pierre-Edmond, The Novelist as Reporter : Travelogs of French Writers of the 1920’s through the 1940’s, from André Gide’s Congo to Simone de Beauvoir’s America, Revue des sciences humaines, mars 2004, p. 375‑387 [partiellement consacré à Gide].
    • Savage Brosman Catharine, Madeleine Gide in Algeria, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 160, octobre 2008, p. 543-548.
    • Steel David, Coïncidences africaines. La Belle Saison des Thibault et le Voyage au Congo: d’un film à l’autre, Bulletin des Amis d’André Gide, n°94, avril 1992, p. 143-149.
    • Van Tuyl Jocelyn, “Un effroyable consommateur de vies humaines”. Témoignages littéraires sur la préhistoire du sida, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 160, octobre 2008, p. 509-542.
    • Putnam Walter, Gide et le spectacle colonial, Bulletin des Amis d’André Gide, n°131-132, juillet-octobre 2001, p. 495-511.
    • Putnam Walter, Dindiki, ma plus originale silhouette, Bulletin des Amis d’André Gide, n°199/200, automne 2018, p. 111-130.
    • Wynchank Anny, Fantasmes et fantômes, Bulletin des Amis d’André Gide, janvier 1994, p. 87-99.
Thèses et mémoires
    • Ata Jean-Marie, Vision de l’Afrique noire dans l’imaginaire romanesque de Louis Ferdinand Céline et André Gide : approche comparatiste de « Voyage au bout de la nuit » et « Voyage au Congo », thèse de littérature française soutenue en 1986 à l’Université Paris-Sorbonne sous la direction de Jeanne-Lydie Goré [partiellement consacrée à Gide].
    • Coquart Véronique, André Gide et la colonisation française en Afrique noire, d’après « Voyage au Congo » et « Retour du Tchad », mémoire de maîtrise d’histoire soutenu en 1998 à l’Université de Lille III sous la direction de Jean Martin.
    • Durosay Daniel, Attitudes politiques et productions littéraires, thèse de littérature française soutenue en 1981 à l’Université Paris Nanterre sous la direction de Marie-Claire Bancquart [partiellement consacrée à Gide].
    • Ferreri Serge, Étude sur le journal de Voyage : Gide, « Voyage au Congo » et « Retour du Tchad », Leiris « L’Afrique fantôme », thèse de littérature française soutenue en 1982 à l’Université Paris VII sous la direction de Michèle Duchet [partiellement consacrée à Gide].
    • Tétani Jacques, La Vision du Congo colonial dans « Voyage au Congo » d’André Gide et « Tarentelle noire et diable blanc » de Sylvain Bemba, mémoire de maîtrise de lettres soutenu en 1982 à l’Université de Limoges [partiellement consacré à Gide].

 


S’engager, se rengager ?

CLEESE : textes

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“Aux citoyens des États-Unis d’Amérique,

Etant donné votre incapacité à élire un président compétent et donc de vous gouverner, nous vous informons de la révocation de votre indépendance. Cette décision entre en vigueur aujourd’hui.
Sa Majesté la Reine Elisabeth II exerce son pouvoir monarchique sur tous les états, commonwealths et autres territoires, excepté l’Utah, qu’elle n’aime pas trop.
Votre nouveau Premier Ministre (Le Très Honorable Boris Johnson, Premier Ministre pour les 97,8% d’entre vous qui, jusqu’à présent, n’étaient pas au courant qu’il existait un monde au-delà de vos frontières) nommera un ministre de l’Amérique. Le Congrès et le Sénat seront dissous. Un questionnaire sera mis en circulation l’année prochaine pour déterminer si vous vous en serez rendus compte.
Afin de vous aider dans votre transition vers ce nouveau statut de colonie de la Monarchie Britannique, nous introduisons les règles suivantes, avec prise d’effet immédiat :
    1. Vérifiez le sens du mot “révocation” dans l’Oxford English Dictionary. Consultez le mot “aluminium” dans le guide de prononciation. Vous serez étonnés de découvrir à quel point vous le prononcez mal. La lettre “U” sera réinstaurée dans les mots tels que “favour” et “neighbour”. Vous apprendrez également à épeler le mot “doughnut” sans omettre la moitié de ses lettres. De manière générale, vous serez priés d’élever votre vocabulaire vers un niveau acceptable. Vérifiez le sens du mot “vocabulaire”. L’utilisation de vos sempiternels 27 mots de vocabulaire entrecoupés de bruits de remplissage tels que “like” et “you know” est inacceptable et constitue une forme de commmunication inefficace. Vérifiez le sens du mot “entrecoupés”. Il n’y aura plus de bips dans le Jerry Springer Show. Si vous n’êtes pas assez grands pour tolérer la vulgarité, vous n’avez qu’à ne pas avoir de talkshows.
    2. L'”anglais d’Amérique” n’existe pas. Nous le ferons savoir à Microsoft pour vous. Le correcteur d’orthographe de Microsoft sera ajusté de sorte à intégrer la lettre “U”.
    3. Vous êtes priés d’apprendre à distinguer les accents anglais et australien. Ce n’est vraiment pas compliqué. Les accents anglais ne se limitent pas au cockney, à l’upper-class péteux ou au mancunien (Daphne dans Frasier). Les séries écossaises telles que Taggart seront désormais diffusées sans sous-titres. Vous êtes priés d’apprendre qu’il n’y a en Angleterre aucun endroit qui s’appelle “Devonshire”. Le comté en question s’appelle “Devon”. Si vous persistez à l’appeler Devonshire, tous les Etats américains deviendront également des “shires”. Exemples : Texasshire, Floridashire, Louisianashire.
    4. Vous êtes priés de réapprendre votre hymne national originel, God Save The Queen, et ce seulement dès lors que vous aurez accompli les devoirs listés en 1.
    5. Vous êtes priés de cesser de jouer au “football” américain. Il n’existe qu’une seule sorte de football. Ce que vous appelez le “football” américain est un jeu pour le moins médiocre. Les 2,1% d’entre vous qui sont au courant qu’il existe un monde au-delà de vos frontières auront probablement remarqué que personne d’autre ne joue au football américain en dehors de vous. Vous serez priés de jouer au vrai football. Pour commencer, il serait préférable que vous jouiez avec les filles. Les plus courageux seront autorisés à jouer au rugby de temps à autres (un sport similaire au football américain, mais dans lequel on ne s’arrête pas toutes les deux secondes pour faire une pause, et où les joueurs ne portent pas une armure en kevlar comme des petites fiottes). Vous êtes priés de cesser de jouer au baseball. Il n’est pas raisonnable d’organiser des événements appelés “World Series” pour un jeu que personne ne joue en dehors des Etats-Unis. En lieu et place du baseball, vous serez autorisés à jouer à un jeu de filles qui s’appelle “rounders” et qui s’apparente au baseball, mais sans les maillots prout-prout, les gants démesurés, les cartes à collectionner et les hot dogs.
    6. Vous ne serez plus autorisés à posséder ou à transporter sur vous des armes, ni aucun objet plus dangereux qu’un épluche-légumes. Puisque vous n’êtes pas dotés d’une sensibilité suffisante pour manipuler des objets potentiellement dangereux, le port de l’épluche-légume nécessitera un permis.
    7. Le 4 juillet ne sera plus un jour férié. Le 2 novembre sera votre nouveau jour de fête nationale. On l’appellera “Le jour de l’indécision”.
    8. Toutes les voitures américaines seront bannies. Elles sont absolument merdiques, c’est pour votre bien. Quand on vous montrera les voitures allemandes, vous comprendrez ce qu’on veut dire. Toutes les intersections seront remplacées par des ronds-points et vous serez priés de rouler à gauche. Vous vous plierez également au système métrique. Les ronds-points et le système métrique vous aideront à comprendre l’humour anglais.
    9. Apprenez à faire de vraies frites. Ces choses que vous appelez “french fries” ne sont pas de vraies frites. Les frites ne sont pas françaises, elles sont belges, même si 97,8% d’entre vous (y compris le type qui a découvert les frites pendant un séjour en Europe) ne sont pas au courant de l’existence de la Belgique. Les chips de pommes de terre s’appellent “crisps”. Les vraies frites sont épaisses et frites dans de la graisse animale. L’accompagnement traditionnel des frites est la bière, qui se doit d’être servie tiède et sans bulles.
    10. Cette chose froide et insipide que vous appelez “bière” est de la blonde. Seule la véritable ambrée anglaise mérite le nom de “bière”. Les substances connues jusqu’ici sous le nom de “Bière Américaine” seront à présent qualfiées de “Pisse de Mouche Quasi-Congelée”, à l’exception des produits de la firme Budweiser qui porteront le nom de “Pisse Insipide de Mouche Quasi-Congelée”. Ceci permettra à la vraie Budweiser (fabriquée depuis au moins 1000 ans dans la ville de Pilsen, en République Tchèque) d’être commercialisée sans risque de confusion.
    11. Le prix de l’essence (ou “gasoline”, comme vous dites) des anciens Etats-Unis sera harmonisé avec celui du Royaume-Uni (plus ou moins 6$ le gallon, faites-vous une raison).
    12. Apprenez à résoudre vos problèmes personnels sans armes, avocats ou thérapeutes. Le fait que vous ayez besoin de tant d’avocats et de thérapeutes prouve bien que vous n’êtes pas encore assez adultes pour être indépendants. Si vous n’êtes pas assez adultes pour faire la part des choses sans poursuivre quelqu’un en justice ou sans parler à votre thérapeute, c’est que vous n’êtes pas assez adultes pour manipuler une arme à feu.
    13. S’il vous plait, dites-nous qui a tué JFK. Ça nous rend dingues.
    14. Les huissiers de la Reine seront très bientôt à vos côtés pour récolter les impôts que vous devez au Royaume (de manière rétroactive, jusqu’en l’an 1776).
Merci de votre coopération,”

Le Code noir (1685)

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SAVOIA Sylvain, Les esclaves oubliés de Tromelin (2015) © Dupuis – Aire libre

Conçu pour donner un cadre juridique à l’exercice de l’esclavage dans les Antilles, le CODE NOIR (1685) fait de l’esclave un être “meuble”, susceptible d’être acquis par un maître au même titre qu’un bien.

“Le Code noir est le nom qui est donné au milieu du XVIIIe siècle à un ensemble de textes juridiques réglant la vie des esclaves noirs dans les îles françaises, en particulier l’ordonnance de soixante articles, portant statut civil et pénal, donné en mars 1685 par Louis XIV, complétée par des déclarations et des règlements postérieurs.

Il existe deux versions du Code noir. La première est préparée par le ministre Colbert (1616 – 1683) et terminée par son fils, le Marquis de Seignelay (1651-1690). Elle est promulguée en mars 1685 par le roi Louis XIV et inscrite au conseil Souverain de Saint-Domingue le 6 mai 1687, après le refus du Parlement de l’enregistrer. La seconde est rédigée sous la régence du Duc d’Orléans et promulguée au mois de mars 1724 par le roi Louis XV, alors âgé de treize ans. Les articles 5, 7, 8, 18 et 25 du Code noir de 1685 ne sont pas repris dans l’autre version.

Ce statut est appliqué aux Antilles en 1687, puis étendu à la Guyane en 1704, à La Réunion en 1723 et en Louisiane en 1724. Il donne aux esclaves et aux familles d’esclaves des îles d’Amérique un statut civil d’exception par rapport au droit commun coutumier de la France de cette époque, et donne aux maîtres un pouvoir disciplinaire et de police proche de celui alors en vigueur pour les soldats, avec des châtiments corporels. Il exige des maîtres qu’ils fassent baptiser et instruire dans la religion catholique, apostolique et romaine tous leurs esclaves, leur interdit de les maltraiter et réprime les naissances hors mariage d’une femme esclave et d’un homme libre. Il reconnaît aux esclaves le droit de se plaindre de mauvais traitements auprès des juges ordinaires et des gens du roi, de témoigner en justice, de se marier, de protester, de se constituer un pécule pour racheter leur liberté. Mais il y est écrit : « En ce sens, le Code noir table sur une possible hégémonie sucrière de la France en Europe. Pour atteindre ce but, il faut prioritairement conditionner l’outil esclave ». Le Code noir légitime les châtiments corporels pour les esclaves, y compris des mutilations comme le marquage au fer…”

[Collection privée]


Quelques extraits du “Code noir” sélectionnés par la BnF :
Article 1er

Voulons que l’édit du feu Roi de Glorieuse Mémoire, notre très honoré seigneur et père, du 23 avril 1615, soit exécuté dans nos îles ; ce faisant, enjoignons à tous nos officiers de chasser de nos dites îles tous les juifs qui y ont établi leur résidence, auxquels, comme aux ennemis déclarés du nom chrétien, nous commandons d’en sortir dans trois mois à compter du jour de la publication des présentes, à peine de confiscation de corps et de biens.

Article 2

Tous les esclaves qui seront dans nos îles seront baptisés et instruits dans la religion catholique, apostolique et romaine. Enjoignons aux habitants qui achètent des nègres nouvellement arrivés d’en avertir dans huitaine au plus tard les gouverneurs et intendants desdites îles, à peine d’amende arbitraire, lesquels donneront les ordres nécessaires pour les faire instruire et baptiser dans le temps convenable.

Article 3

Interdisons tout exercice public d’autre religion que la religion catholique, apostolique et romaine. Voulons que les contrevenants soient punis comme rebelles et désobéissants à nos commandements. Défendons toutes assemblées pour cet effet, lesquelles nous déclarons conventicules, illicites et séditieuses, sujettes à la même peine qui aura lieu même contre les maîtres qui lui permettront et souffriront à l’égard de leurs esclaves. […]

Article 12

Les enfants qui naîtront des mariages entre esclaves seront esclaves et appartiendront aux maîtres des femmes esclaves et non à ceux de leurs maris, si le mari et la femme ont des maîtres différents. […]

Article 16

Défendons pareillement aux esclaves appartenant à différents maîtres de s’attrouper le jour ou la nuit sous prétexte de noces ou autrement, soit chez l’un de leurs maîtres ou ailleurs, et encore moins dans les grands chemins ou lieux écartés, à peine de punition corporelle qui ne pourra être moindre que du fouet et de la fleur de lys ; et, en cas de fréquentes récidives et autres circonstances aggravantes, pourront être punis de mort, ce que nous laissons à l’arbitrage des juges. Enjoignons à tous nos sujets de courir sus aux contrevenants, et de les arrêter et de les conduire en prison, bien qu’ils ne soient officiers et qu’il n’y ait contre eux encore aucun décret. […]

Article 35

Les vols qualifiés, même ceux de chevaux, cavales, mulets, bœufs ou vaches, qui auront été faits par les esclaves ou par les affranchis, seront punis de peines afflictives, même de mort, si le cas le requiert. […]

Article 38

L’esclave fugitif qui aura été en fuite pendant un mois, à compter du jour que son maître l’aura dénoncé en justice, aura les oreilles coupées et sera marqué d’une fleur de lys sur une épaule ; s’il récidive un autre mois pareillement du jour de la dénonciation, il aura le jarret coupé, et il sera marqué d’une fleur de lys sur l’autre épaule ; et, la troisième fois, il sera puni de mort. […]

Article 44

Déclarons les esclaves être meubles et comme tels entrer dans la communauté, n’avoir point de suite par hypothèque, se partager également entre les cohéritiers, sans préciput et droit d’aînesse, n’être sujets au douaire coutumier, au retrait féodal et lignager, aux droits féodaux et seigneuriaux, aux formalités des décrets, ni au retranchement des quatre quints, en cas de disposition à cause de mort et testamentaire…

Le texte intégral, révisé sous Louis XV et publié par les Imprimeries Royales en 1727, est disponible sur le site de la Bibliothèque Nationale de France (BnF) [GALLICA.BNF.FR]


“Le Code noir est le texte juridique le plus monstrueux de l’histoire moderne…”

Promulgué par Louis XIV en 1685, le Code noir réglemente l’esclavage des Noirs aux Antilles, en Louisiane et en Guyane. Pour en savoir plus sur cette infamie légale, le magazine Historia a rencontré Louis Sala-Molins, exégète impitoyable du texte et pourfendeur de toutes les hypocrisies abolitionnistes.

H. Qu’est-ce que le Code noir et quels en sont les principes ?

L.S-M. C´est à l´initiative de Colbert, l’homme des grandes réglementations, que l’on va produire des mémoires sur la situation des esclaves et des plantations. Deux rédacteurs – Charles de Courbon, comte de Blénac, et Jean-Baptiste Patoulet – vont s´y atteler en s’inspirant des pratiques esclavagistes des Espagnols en terre d’Amérique. Le Code, promulgué par Louis XIV en 1685, se compose de soixante articles qui gèrent la vie, la mort, l’achat, la vente, l’affranchissement et la religion des esclaves. Si, d´un point de vue religieux, les Noirs sont considérés comme des êtres susceptibles de salut, ils sont définis juridiquement comme des biens meubles transmissibles et négociables. Pour faire simple : canoniquement, les esclaves ont une âme ; juridiquement, ils n’en ont pas.

Les soixante articles peuvent être compartimentés en fonction de thématiques allant de la religion unique, qui condamne le concubinage, impose le baptême et régit le mariage et l’inhumation des esclaves, à la réglementation de leurs allées et venues, de leur nourriture et de leur habillement, en passant par l’incapacité de l’esclave à la propriété ; son incapacité juridique ; sa responsabilité pénale ; les délits de fuite et de recel ; la justice et le maître face aux esclaves ; l’esclave en tant que marchandise ; l’affranchissement et ses conséquences ; les fautes impliquant le retour à l’esclavage. Les principes essentiels de ce code établissent la déshumanisation de l’esclave, tant sur le plan juridique que civil, et la contrainte théologique qui s’exerce sur sa volonté. Avec la mise en place du Code noir, Louis XIV abandonne complètement l’esclave à son maître. La chosification et la bestialisation sont totales. Le roi se limite à adresser une recommandation à ses sujets pour qu’ils ne malmènent pas leur “propriété” qui est aussi leur “patrimoine”.

H. Dans quel contexte politico-économique apparaît-t-il ?

L.S-M. Le Code noir s’inscrit dans une période de raidissement du catholicisme contre-réformiste. C´est l’époque de la révocation de l’édit de Nantes auquel se substitue l’édit de Fontainebleau. C’est aussi une période de mainmise des jésuites sur des hommes et des femmes qui entourent Louis XIV. Politiquement et économiquement parlant, Colbert désire terminer son travail de réglementation juridique et commerciale. En effet, dans les colonies antillaises, les colons n’en font qu’à leur tête. Il apparaît donc urgent de contenir cet esprit frondeur en réaffirmant la souveraineté de l’Etat dans les terres lointaines. Lorsque le Code est établi, le commerce colonial de la France subit la rude concurrence du commerce britannique. Il faut faire mieux ou au moins aussi bien que les Anglais. En ce sens, le Code noir table sur une possible hégémonie sucrière de la France en Europe. Pour atteindre ce but, il faut prioritairement conditionner l’outil esclave.

H. Quel mode opérationnel l’esclavagisme emprunte-t-il avant qu’on le théorise et qu’on le légalise ?

L.S-M. Sous Louis XIII et Richelieu, la France en est encore à lorgner sur les pratiques esclavagistes bien huilées de la partie espagnole de l’île de Saint-Domingue. Avant la codification, les Français improvisent au coup par coup. La marchandisation des esclaves se fait de façon brutale. Elle obéit à la loi du marché. Le Code noir prétend réglementer une gestion dont le bon plaisir du maître est la clé. Un bon plaisir qui se retrouve dès lors subordonné à celui du roi, avec les conséquences suivantes : le bon plaisir du roi étant légalisé, les caprices de tel ou tel maître deviennent réprimables. Notons qu’ils ne seront jamais réprimés. On en arrive à une aberration : pour la première fois dans l’histoire moderne cohabitent les mots droit et esclavage dans un ensemble homogène de lois. Je considère le Code noir comme le texte juridique le plus monstrueux de la modernité.

H. Les hommes d’Eglise du XVIIe siècle se réfèrent à la Bible pour légitimer l´esclavage. Quels arguments mettent-ils en avant ?

L.S-M. Il y a en effet un florilège de textes bibliques légitimant l’esclavage auxquels hommes d’église et érudits se réfèrent. Les théologiens font grand cas, aujourd’hui, des passages de la Bible où il est question de l’affranchissement des esclaves des Hébreux tous les sept ans (Genèse XVII, 12-13, 23 et 27 ; Exode XXI, 1-21 ; Deutéronome XV, 12-18). En revanche, ils taisent ce passage du Lévitique (Lévitique XXV, 44-66), qu’ils évoquaient alors constamment parce qu’il légitime l’esclavage au sens le plus fort : interdiction aux juifs de mettre des juifs en esclavage, mais ordre aux juifs de se procurer des esclaves, et dans les nations qui les entourent et chez les enfants des hôtes résidant chez eux, qu’ils soient nés ailleurs ou en territoire juif : “Ils seront votre propriété et vous les laisserez en héritage à vos fils après vous pour qu’ils les possèdent à titre de propriété perpétuelle. Vous les aurez pour esclaves. Mais sur vos frères, les enfants d’Israël, nul n’exercera un pouvoir arbitraire.” Voilà pour le principe. Mais quel rapport entre la Bible et les Noirs africains ?

L’africanisation de Canaan apparaît comme une autre clé de légitimation. Les origines de la légende noire de Canaan remontent à l´époque de Noé. Celui-ci décide, après le Déluge, de planter une vigne. Il en tire du vin, le boit, se saoule, et se met tout nu. Un de ses trois fils, Cham, l’aperçoit ainsi dévêtu. Il rigole et part raconter ce qu’il a vu à ses frères. Ces derniers prennent un voile, vont à reculons vers leur père pour ne pas le voir et couvrent sa nudité. Puis ils lui racontent les moqueries dont il a été l’objet. Noé est furieux. Il décide de maudire Cham. Problème : il l’a déjà béni. Alors il décharge toute sa colère sur Canaan, le fils de Cham. Il condamne Canaan à être l’esclave de ses frères. C’est la première fois que le mot “esclave” apparaît dans la Bible. Une vieille tradition rabbinique, très tôt reprise par les exégètes chrétiens, risque une géographie post-diluvienne de l’éparpillement des hommes sur terre en partant des trois enfants de Noé : aux descendants de Sem (les Sémites), les rives orientales et méridionales de la Méditerranée ; à ceux de Japhet (les Japhétites), les rives septentrionales et occidentales de cette mer ; à ceux de Cham (les Chamites), les terres inconnues de l’Afrique, aussi loin qu’elles s´étendent. Fils unique de Cham, Canaan devient la souche de toute la population noire… Conclusion : les Noirs héritent tout naturellement de l’esclavage. Aussi simple que cela, et pour l’exégèse juive et pour l’exégèse chrétienne. Dans cette tradition blanco-biblique, l’esclavage des Noirs est parfaitement légitimé et la traite apparaît dès lors comme un moyen providentiel de christianisation.

H. Dans votre ouvrage Le Code noir ou le calvaire de Canaan , vous dites qu’à l´orée de la philosophie, l’esclavage est donné comme allant de soi. Est-ce à dire que l’asservissement est un corollaire des sociétés issues de la culture gréco-romaine ?

L.S-M. La thématique de l’asservissement est banale chez Platon. Dans les Lois, il fait apparaître l’esclave dans un chapitre concernant… les objets perdus. Que faire quand on trouve un esclave perdu ? On le rend tout simplement à son maître. La question de l’esclavage est acceptée et non raisonnée chez Platon. Elle est argumentée chez Aristote qui défend tranquillement l’existence d’un esclavage naturel, à ne pas confondre avec celui dont la source est la captivité pour faits de guerre ou de razzia. Pour Aristote, en toute logique, les fils des esclaves par captivité naissent aussi naturellement esclaves que ceux des esclaves naturels. Et la philosophie ne s’en porte pas plus mal… On s’aperçoit à les lire que ce qui préoccupe ces penseurs, ce n’est pas de savoir si l’esclavage est juste ou injuste, mais d’éviter que la vertu du maître ne périclite au contact de la nature résolument vicieuse de l´esclave.

H. Vous parlez de l’obscénité du silence des philosophes des Lumières sur la question de l’esclavage. Pourquoi ce mutisme ?

L.S-M. Les Lumières se moquent du catéchisme qui pose le principe de “tout homme image de Dieu” induisant une égalité fondamentale. Net et clair en langage d’aujourd’hui : les Noirs portent le péché de Canaan, et sont donc légitimement esclaves ; mais, “images de Dieu“, ils sont anthropologiquement aussi parfaits que les Blancs et parfaitement évangélisables.

Ce schéma est en radicale contradiction avec le soubassement épistémologique des philosophes des Lumières. En leur temps, la science anthropologique, c´est Buffon. Avec Buffon apparaît une rude hiérarchisation des races. Les Noirs jouent des coudes avec les orangs-outans pour occuper le palier le plus bas de la pyramide des races. Buffon voit dans le Blanc une perfection éthique, esthétique, physique. Quand les philosophes évoquent la perfectibilité et la dégénérescence, ils parlent pour le Blanc de perfectibilité morale. Pour les Noirs, anthropologiquement dégénérés, il s’agit d´une perfectibilité qui leur permette de se blanchir. Ce qui pour les Blancs est d’ordre purement moral est pour les Noirs d’ordre anthropologique. Les Lumières critiquent ici et là les excès des violences inutiles perpétrées par les négriers, mais à aucun moment elles ne remettent clairement en question et jusqu’au bout le principe de l’esclavage des Noirs. Il y a comme une incapacité, pour ces gens de lettres cimentés dans les schémas de Buffon, de voir les Noirs autrement qu’en dégénérescence et en attente d´un improbable mouvement vers l’accomplissement parfait du Blanc.

Prenez le cas de Diderot et de Raynal. Malgré leurs belles paroles, ils ne sont pas les derniers à toucher des dividendes sur l’esclavage. Ils montrent par leur pratique qu’on peut pleurer sur le triste sort fait aux esclaves noirs tout en engageant de l’argent dans les compagnies négrières et en touchant des bénéfices.

Autre exemple : Condorcet. Réputé pour avoir combattu l’esclavage, il propose pourtant un moratoire de soixante-dix ans entre la date où on décrète que l’esclavage est une monstruosité et le moment où l’esclave va être traité comme un homme. Il demande aussi qu’il y ait quinze ans pendant lesquels le travail de l’esclave dédouanera le maître des frais d’achat et de formation de l’esclave avant son affranchissement. Pour rassurer les maîtres qui s’inquiètent de savoir qui va travailler leurs terres, Condorcet arguë que les esclaves affranchis ne savent rien faire d´autre que les travaux agricoles. Les anciens maîtres pourront continuer à les exploiter commodément. Notre grand penseur a l’élégance de leur rappeler que les travaux des champs pouvant être faits par n’importe qui, les salaires y sont beaucoup plus bas que partout ailleurs… Je sais bien qu’il est de bon ton de s’extasier sur l’abolitionnisme de Condorcet. Si, au pays des aveugles, le borgne est roi, au pays des esclavagistes en jabot et dentelles, il n’est pas interdit d’admirer la rhétorique retorse de celui qui peste contre l’esclavage, mais demande soixante-dix ans pour l’abolir, qui déclare plus tard, en chorus avec les Amis des Noirs, vouloir la fin de la traite, non celle de l’esclavage, et conclut qu’il serait sage d´affranchir les métis, au sang rédimé par le sang des Blancs, et que les Noirs pourront toujours attendre. Je n’invente rien. Condorcet a écrit en 1788 Réflexions sur l’esclavage des nègres. Il suffit de lire.

H. Parlez-nous de la théorie des climats, qui là encore justifie l’esclavage de façon extravagante…

L.S-M. Pour la France, cette théorie naît au XVIIIe siècle avec Montesquieu. Mais, deux siècles avant, l’écrivain espagnol Las Casas ironise sur les fondements de la théorie posés par Ptolémée de Lucques au XIVe siècle. Ce dernier se livre à des calculs sur les rapports entre les astres et les hommes, les saisons et les hommes, les régions et les hommes. Ptolémée de Lucques affirme par exemple que les Indiens vivent dans des latitudes et des longitudes qui influent sur leur psychologie, il en va de même pour les Noirs.

Et d’ajouter que l’intensité de l’ensoleillement a un impact direct sur l’assoupissement des esprits. Las Casas s’amuse au XVIe siècle à faire tourner le globe terrestre. Il en conclut qu’en France, si l’on s’en tient à ces calculs longitudinaux, les Francs-Comtois feraient de bons esclaves !

Pour Montesquieu, le climat fait les hommes. Les hommes font les lois, mais ils les font en fonction de ce qu’exigent les climats. Il conclut que s´il y a un esclavage naturel, c’est climatiquement chez les Noirs qu’on le trouve. Le gouvernement qui leur convient est la tyrannie, seule à même de les mettre au travail. Pour les climats tempérés, il préconise la République ! La théorie des climats chez Montesquieu et la hiérarchisation des races chez Buffon relèvent de la même logique. Sous l’influence de ces deux critères, les Lumières se fourvoient complètement. Je regrette que les philosophes de ce temps n’aient pas gardé un œil critique sur ce que pouvait l’égalité adamique qui permettait de mettre de côté toutes ces foutaises.

H. A partir de quel moment, d’un point de vue politique, commence-t-on à condamner l’esclavage ?

L.S-M. L’un des déclics, c’est l’implantation de l’Angleterre en Inde. A partir de ce moment, il va y avoir une réflexion d’ordre économique de laquelle naîtra une dérive idéologique. En acquérant d’autres sources de travail, de main-d’oeuvre, d’exploitation et de commerce, l’Angleterre peut s’offrir quelques velléités humanistes du côté de ses îles. On passe alors rapidement à la physiocratie et à l’idée selon laquelle on peut récupérer autant de biens par un travail salarié que par un travail d’esclave. On en arrive même à se demander si l’esclavage ne coûte pas plus cher que le travail salarié. Cela coïncide en France avec la poussée pré-révolutionnaire et révolutionnaire. Les Amis des Noirs s’engagent nettement contre la traite, l’abbé Grégoire en tête. Mais il s’agit d’un abolitionnisme par étapes et purement raciste, nous l’avons vu chez Condorcet.

Quid de l’abolition décrétée par la Convention en février 1794 ? Elle vient après la révolte des esclaves noirs de Saint-Domingue en 1791, après que Toussaint-Louverture a arraché, les armes à la main, l’abolition dans son île en 1793, et alors que l’Angleterre pousse de toutes ses forces pour s’implanter dans la région. “Citoyens, c’est aujourd’hui que l’Anglais est mort ! Pitt et ses complots sont déjoués ! L’Anglais voit s’anéantir son commerce.” Ça, c’est le commentaire de Danton. Le commerce, donc, et pas la morale…

H. Dans quel climat idéologique intervient l’abolition de 1848 ?

L.S-M. L´Angleterre contrôle la mer et impose une politique d’abandon de la traite. La France rechigne mais se résigne sous la pression. Cela étant, le débat sur l’abolition ne concerne que les érudits et n’intéresse pas l’opinion. Victor Schoelcher n’est pas, dès le départ, partisan de l’abolition immédiate. Il propose, lui aussi, un moratoire. Mais, en se rendant aux Antilles, il prend conscience des conditions de vie déplorables des esclaves et de la réalité du marronnage. Il craint l’explosion et donne l’alerte. En rentrant en France, il prône l’abolition sans délai.

H. Quelle place occupe aujourd’hui le Code noir dans les manuels scolaires ?

L.S-M. Une place minime, et c’est bien ce que je déplore…”


“Né en Catalogne en 1935, Louis Sala-Molins vit en dictature franquiste jusqu’à vingt ans et, à cet âge, il a la chance de pouvoir quitter son pays. Sa formation universitaire le conduit en Italie, en France et en Allemagne. C’est à la Sorbonne d’abord -où il a la chance et l’honneur d’être l’assistant puis le successeur de Vladimir Jankélévitch– et, en fin de parcours, à Toulouse, au plus près de sa Catalogne natale, qu’il exerce sa charge de professeur de philosophie politique. Ses recherches et l’essentiel de ses publications portent sur les partouzes de la philosophie, de la théologie et du droit dans le confort douillet du dogmatisme. Il essaie de comprendre deux épisodes, particulièrement longs et ragoûtants, parmi les plus scandaleux de ces coucheries : l’inquisition romaine et ses réglementions, contemporaines du Moyen Age, de la Renaissance et de la Modernité ; la traite de signe chrétien, l’esclavage des Noirs et leurs codifications, contemporaines des Lumières. A ces réglementations et à ces codifications il a consacré plusieurs de ses ouvrages. Louis Sala-Molins est professeur émérite de philosophie politique à l’Université de Paris I et de Toulouse II. Il a publié, entre autres : Le Code Noir ou le calvaire de Canaan (Paris : PUF, 1987). [d’après BABELIO.COM]


D’autres contrats sociaux à débattre…

SERVAIS-DECLAYE : Auguste Buisseret : Wallon, Libéral, Ministre, Bourgmestre de Liège (CHiCC, 2019)

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Auguste Buisseret © Connaître la Wallonie

En collaboration avec la CHiCC, nous publions ici le synopsis de la conférence de May SERVAIS-DECLAYE à propos de son livre : Auguste Buisseret, mon grand-père (1888-1965) : Wallon, Libéral, Ministre, Bourgmestre de Liège (Bruxelles : Centre Jean Gol, 2019).

“Né en 1888 à Beauraing dans une famille modeste, Auguste Buisseret réussit, par son intelligence, son travail et sa force de caractère à devenir un brillant avocat au barreau de Liège et un homme politique influent. Homme de conviction, il a participé à tous les combats du XXème siècle. Entré au parti libéral en 1914, il défendit des patriotes devant les conseils de guerre de l’occupant, ce qui lui valut une condamnation à mort. Militant wallon actif, il dirigea, dès sa création en 1923, le journal La Barricade, qui devint plus tard L’Action wallonne. Il prônait le fédéralisme. Échevin des Finances et des Régies industrielles (1934-1937), il redressa les comptes publics, et, entre autres, soutint la création du port autonome de Liège. Très tôt alerté par la doctrine nationale socialiste, membre de l’Association juridique internationale (1929-1939), il n’hésita pas à aller en Allemagne, en Roumanie, en Grèce, défendre des victimes des régimes totalitaires. Échevin des Beaux-Arts et de l’Instruction publique (1937-1941), il acheté à la vente aux enchères de Lucerne neufs tableaux d’art dit dégénéré, fleurons du Musée d’Art moderne de Liège (30 juin 1939). Il venait d’être élu Sénateur de l’arrondissement de Liège pour la 1ère fois.

Résistant pendant la seconde guerre, arrêté, puis relâché, menacé de mort, il passa clandestinement à Londres où il fut conseiller juridique du gouvernement Pierlot/Spaak. Après la Libération, il participa à la reconstruction de la Belgique comme Ministre de l’Intérieur (1945-46), de l’Instruction publique (1946-47), puis des Travaux Publics (1949-50). Ministre des Colonies de 1954 à 1958, dans un gouvernement socialiste-libéral, il a poursuivi le développement du Congo et du Ruanda-Urundi en s’opposant à toute discrimination au sein de la société belgo-congolaise naissante. Pour mieux former les Africains et leur donner l’accès à l’université, il a créé un enseignement officiel à trois niveaux pour tous. Il leur a ouvert des lieux jusque-là réservés aux Européens, il a renforcé leur protection sociale, lancé une vaste réforme de la justice et organisé les premières élections communales en 1957. Il a été choisi comme Bourgmestre de Liège en janvier 1959 dans une coalition PSC-libérale. Sa notoriété, sa force de conviction, l’élégance de son verbe contribuèrent à rendre son lustre à la cité mosane, en particulier lors de la visite du Prince Albert et de la Princesse Paola (11 juin 1959) et à l’occasion de chaque fête de Wallonie. Son collège et lui modernisèrent la ville par des travaux d’envergure. Ils surent faire face avec détermination aux grèves de 1960/61. En août 1963, miné par la maladie qui devait l’emporter, il dut donner sa démission.”

May SERVAIS-DECLAYE


La biographie d’Auguste BUISSERET est également documentée dans l’Encyclopédie du Mouvement wallon (Charleroi, 2001, t. II) et donc sur CONNAITRELAWALLONIE.WALLONIE.BE


La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte de May Servais-Declaye a fait l’objet d’une conférence organisée par la CHiCC : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez notre agenda en ligne

Plus de CHiCC ?

TWAIN : Le soliloque du roi Léopold (1905)

Temps de lecture : 2 minutes >
Caricature britannique de l’époque © NS
Quand Mark Twain (1835-1910) s’en va-t-en-guerre…

“Début du XXe siècle : la campagne contre la gestion de l’État indépendant du Congo sous le roi des Belges Léopold II bat son plein. Partie d’Angleterre, elle s’étend à l’Europe continentale et aux États-Unis. En France, Charles Péguy prend position. En Angleterre, Conan Doyle dénonce les conditions réservées aux indigènes dans la récolte du caoutchouc. Aux Etats-Unis, Mark Twain est sollicité pour écrire un pamphlet. Ce sera, en 1905, Le soliloque du roi Léopold (King Leopold’s Soliloquy), dans lequel le grand humoriste met en scène un monarque monologuant contre ses critiques et sur sa mission civilisatrice. Cette charge virulente et baroque est, depuis, devenue un classique de la littérature anticolonialiste.

Adaptée au théâtre par Jean-Pierre Orban et la Compagnie Point Zéro, elle a connu un succès considérable en 2005 en Belgique et provoqué un nouveau débat sur les débuts de la colonisation du Congo ex-belge. Elle est ici précédée d’un avant-propos de l’historien Benoît Verhaegen et accompagnée d’une introduction qui resitue le Soliloque dans l’œuvre de Mark Twain et décrit le mouvement international ayant poussé Léopold II à céder le Congo à la Belgique.

Un maître des lettres américaines

Connu en Europe pour Les Aventures de Tom Sawyer adapté pour les enfants, Mark Twain est l’auteur d’une œuvre immense : récits autobiographiques et de voyage, essais, contes et romans tels que Les Aventures de Huckleberry Finn d’où “toute la littérature moderne découle” selon Hemingway. Aujourd’hui, on découvre de plus en plus ses textes politiques où, sans se départir de son humour, il s’attaque notamment aux tentations impérialistes tant de l’Europe que des Etats-Unis.” [d’après EDITIONS-HARMATTAN.FR]


ISBN 2-7475-6175-5

TWAIN Mark, Le Soliloque du roi Léopold (Paris : L’Harmattan, 2004 ; avant-propos de Benoît Verhaegen ; traduction et introduction de Jean-Pierre Orban)

Extrait : “Le roi est à mille lieues du monde ordinaire. Et du haut de sa grandeur, que voit-il ? Des multitudes d’êtres humains dociles courber le dos et se soumettre au joug, aux exactions d’une douzaine d’autres êtres humains qui ne sont ni supérieurs ni meilleurs qu’eux-mêmes, qui sont, en somme, pétris dans la même argile… La race humaine !


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