DELAITE : Léonie de Waha, les œuvres d’art intégrées

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[ATHENEEDEWAHA.BE] En 1868, à la demande du bourgmestre de Liège Jules d’Andrimont et avec le soutien d’une souscription publique, Léonie de Waha fonde un lycée pour jeunes filles. L’Institut Supérieur des Demoiselles est géré par la Ville de Liège dès 1878 et ensuite rebaptisé Lycée de Waha en 1925. Avant d’occuper le site actuel, le Lycée a connu deux autres implantations, Rue Hazinelle, puis Boulevard de la Sauvenière.

C’est entre 1936 et 1938 qu’est construit le bâtiment d’architecture moderniste que nous occupons actuellement. Conçu selon les plans de l’architecte liégeois Jean Moutschen, il intègre des espaces de vie exceptionnels pour l’époque : une salle des fêtes de 850 places, une cour de récréation de 2400 m², un internat, des laboratoires, une salle de musique, des gymnases, une piscine et même un abri souterrain pour 1000 personnes. Tout est conçu pour le confort des élèves et des enseignants. L’architecte a fait appel à des artistes liégeois pour réaliser des fresques, mosaïques, peintures sur toile, peintures sur verre et vitraux. Au total, ce sont 20 œuvres d’art réalisées par 18 artistes visibles aux quatre coins de l’école. Un résultat tout à fait étonnant qui fait de l’ancien Lycée un témoin incontournable de l’architecture moderne en Wallonie.

L’idée était d’embellir par l’esthétique monumentale le cadre de vie de la communauté éducative, mais aussi de permettre aux étudiantes de côtoyer quotidiennement un environnement à la dimension artistique particulière. Cet objectif se perpétue aujourd’hui. En effet, dans le cadre notamment des journées ateliers, un projet patrimoine a vu le jour. Son objectif est de promouvoir le bâtiment, son architecture et ses richesses artistiques, par le biais notamment de l’organisation de visites guidées du bâtiment par les élèves. Depuis le 17 mai 1999, le bâtiment est classé au Patrimoine Exceptionnel de Wallonie. Sa restauration entamée en 2004 comprend plusieurs phases, dont la prochaine est la restauration de la piscine, de ses vitraux et de ses mosaïques. Un défi colossal !

WAHA : Les œuvres d’art intégrées

Lorsqu’on considère aujourd’hui la liste des artistes appelés à collaborer à la décoration du Lycée, on peut s’étonner de son ampleur, de sa qualité et de  sa diversité quoique, bien sûr, tous soient liés à l’Académie royale des beaux-arts de Liège par leur formation. Le Lycée relevant de l’enseignement communal, il aurait certainement été anormal et probablement inexplicable auprès de conseillers communaux que le collège communal ne privilégie pas des artistes formés dans un établissement dont la ville est le pouvoir organisateur. Cela étant, une question demeure aujourd’hui encore sans réponse précise : qui a dressé la liste des artistes et comment cette liste est-elle devenue définitive ?

Quand on consulte les rapports des séances du conseil communal parus dans le Bulletin administratif de la ville de Liège, on apprend que dans le débat relatif à la construction du Lycée et à la sélection des artistes, le 21 décembre 1936, le conseil communal adopte la proposition de l’échevin Georges Truffaut à savoir que “dans un cadre assez restreint, on consulte des hommes comme M.M. Victor Horta et Émile Vandevelde [sic] qui, avec des artistes indiscutés, composeraient un petit jury.” Afin d’éviter une procédure de sélection trop longue et trop lourde, il semble que l’architecte, en concertation avec les autorités publiques, ait constitué une première liste d’artistes qui fut probablement examinée par ce petit jury.

Quoi qu’il en soit, les artistes concernés sont appelés à signer leur engagement dans le courant du mois de juin 1937. Après avoir reçu la signature des deux parties, ces contrats sont ensuite approuvés par le collège communal en séance du 2 juillet 1937. Ils définissent les procédures à respecter : un avant-projet et ensuite un projet devront être soumis au collège communal pour approbation, à chaque fois une tranche du paiement étant effectuée ; une nouvelle tranche sera ensuite payée au début des travaux et la dernière lors de leur achèvement prévu le 1er août 1938 à l’exception des fresques de la salle de conférences pour lesquelles un délai supplémentaire sera accordé ; celles-ci devront être terminées pour le 1er septembre 1938.

Tous les artistes respecteront le délai imparti à l’exception de Robert Crommelynck qui, malgré l’impatience des autorités communales, ne pourra livrer sa fresque que deux ans plus tard. Elle ne sera inaugurée que le 17 novembre 1940. On notera également qu’Oscar Berchmans a d’abord été engagé pour effectuer “deux statues dans le hall d’entrée, de part et d’autre de l’escalier donnant accès à la salle de conférences du Lycée pour jeunes filles.” Le document est signé par l’artiste le 7 juin 1937 et approuvé par le collège communal le 2 juillet. Quelques mois plus tard cependant, l’artiste signera un nouveau contrat : il s’engage alors à “exécuter à l’intérieur du hall d’entrée du Lycée Léonie de Waha, boulevard d’Avroy, un haut-relief cintré“, les contrats indiquent bien sûr aussi les sommes prévues pour chaque commande. On apprend ainsi que 160 ooo francs sont prévus à répartir entre Robert Crommelynck et Auguste Mambour pour les “fresques” de la salle de
conférences, 15 ooo francs pour “le modèle en vraie grandeur destiné à servir de moule pour un bas-relief en Lap” de Louis Gérardy, 25 ooo francs pour les peintures de Fernand Stévens [sic], 70 ooo francs pour chaque “modèle en plâtre en demi-grandeur” des bas-reliefs de la façade exécutés par Adelin Salle, Robert Massart et Louis Dupont, 20 ooo francs pour les “trois panneaux” de Ludovic Janssen, 25 ooo francs pour les trois eaux-fortes de Jean Donnay, 30 ooo francs pour “les cartons au cinquième de la grandeur d’exécution destinés à la pose des mosaïques en marbre” d’Adrien Dupagne, 20 ooo francs pour la peinture de Joseph Verhaeghe, 25 ooo francs pour les peintures de Marcel Jaspar, 30 ooo francs pour les peintures sur verre d’Edgar Scauflair, 25 ooo francs pour la peinture d’Edmond Delsa, 25 ooo francs pour chaque “groupe en plâtre en demi-grandeur” des sculptures de l’auvent réalisées l’une “à droite de la sortie vers la cour des jeux” par Georges Petit et l’autre “à gauche de la sortie vers la cour des jeux” par Jules Broums [sic), 20 ooo francs pour les cartons des deux vitraux, celui de la piscine “en demi-grandeur” et celui du petit hall “en vraie grandeur” conçus par Marcel Caron, 20 ooo francs pour le “haut-relief cintré” en “pierre artificielle” d’Oscar Berchmans et 25 ooo francs pour les “cartons au cinquième de la grandeur” de la mosaïque d’Émile Berchmans. Enfin, 1 ooo francs sont engagés pour la maquette “en demi-grandeur” en plâtre de René Motte et destinée à servir de modèle pour les perrons de la façade.

Ainsi qu’on peut le voir, certains artistes doivent réaliser des modèles à l’échelle, des praticiens exécuteront ensuite les œuvres, un travail qui sera supervisé par les artistes eux-mêmes. Le Musée des beaux-arts de Liège conserve ainsi deux projets de Robert Massart et un de Louis Dupont. Dans un courrier adressé au bourgmestre en date du 15 avril 1937, Jean Moutschen signale que le total des sommes prévues pour les artistes se chiffre à 680 ooo francs mais que la somme estimée pour l’ensemble de la décoration est de 800 ooo francs, la différence étant réservée pour le paiement des praticiens (sculpteurs et mosaïstes) et le coût du verre, des pierres et des transports. Finalement, un total de 701 ooo francs a été prévu et liquidé, le rapport annuel, présenté au conseil communal le 9 octobre 1939 en fait mention. En bref, 5 % du budget de la construction de ce vaste complexe moderniste, témoin majeur de l’architecture scolaire en Belgique, a été réservé à cette intégration artistique ambitieuse : vingt artistes liégeois ont pris part à cette décoration tant intérieure qu’extérieure à travers huit modes d’expression plastique (gravure, relief, ronde-bosse, fresque, mosaïque, peinture sur verre, peinture sur toile, vitrail).

Lorsqu’on considère l’ensemble des œuvres qui furent commandées en 1937 pour décorer le Lycée, quelques observations quant aux artistes, aux thèmes et aux lieux choisis méritent d’être retenues.

Les artistes habitent tous la région liégeoise. Nous ne trouvons aucun artiste étranger au Grand Liège. Nous ne rencontrons que des artistes formés et attachés à l’Académie royale des beaux-arts. Plusieurs y sont professeurs à l’heure de la commande. Émile Berchmans y a été professeur de peinture de 1904 à 1934, il en a été le directeur de 1930 à 1934. Son frère Oscar y est professeur de sculpture depuis 1918 et le sera jusqu’à sa retraite en 1943. Marcel Caron y est professeur de dessin et le restera un an avant d’être contraint de renoncer dès 1939, en raison de la charge de travail à laquelle il doit faire face par ailleurs. Jean Donnay y enseigne la gravure depuis 1931, il occupera ce poste jusqu’à sa retraite en 1962. Adrien Du pagne y est professeur de dessin depuis 1924, il le restera jusqu’en 1954. Auguste Mambour a été désigné professeur de dessin en 1931, puis professeur d’arts décoratifs en 1935 jusqu’à sa destitution à la Libération en 1944. Georges Petit y enseigne la sculpture depuis 1919, il demeurera professeur jusqu’à sa mise à la retraite en 1944. D’autres parmi les artistes sélectionnés y deviendront professeurs plus tard, tel Robert Crommelynck qui enseignera la peinture de 1944 à 1960. Louis Dupont y deviendra professeur de sculpture en 1949 jusqu’en 1964 comme Adelin Salle de 1944 à 1949. Fernand Stéven y sera professeur de dessin de 1943 à 1955 et Joseph Verhaeghe de 1955 à 1965. On comprend certes que l’autorité communale ait souhaité favoriser les artistes qui ont été formés par l’enseignement dont elle assure le pouvoir organisateur toutefois, il faut bien toutefois se rendre à l’évidence, les artistes choisis sont les plus représentatifs des arts plastiques liégeois pour la période concernée.

Le programme iconographique ne manque pas de cohérence, il s’agissait “d’élever un premier monument wallon dédié à l’éducation des jeunes filles.” Si l’on considère les thèmes choisis par les artistes, on remarque qu’au-delà des sujets liés directement à la jeunesse et à son enseignement, c’est l’activité économique de la région liégeoise et son dynamisme qui sont mis en évidence : l’industrie, la mine, les carrières… Edmond Delsa et Ludovic Janssen ont choisi. eux, de rendre hommage au cadre géographique avec des vues des vallées de la région liégeoise. Certaines œuvres, comme celles d’Adrien Dupagne, de Marcel Caron. d’Edgar Scauflair et de Fernand Stéven, sont en relation étroite avec les affectations des lieux à décorer : la piscine, la salle de musique, les salles de chimie et de physique. En cette fin des années 1930, il est symptomatique d’observer qu’à part le panorama de Ludovic Janssen qui énumère de manière assez synthétique quelques monuments de la ville. on ne trouve ici aucune allusion à l’histoire de la ville, de la principauté, à son folklore ou à ces coins pittoresques qu’un tourisme naissant commence à mettre en avant à cette époque : pas de place du Marché, ni de palais des princes-évêques, pas d’hôtel de ville ni de marché de la Batte, pas de botteresse ni de Tchantchès…

On notera enfin que, à l’exception de la salle des professeurs ornée d’une peinture de Joseph Verhaeghe et d’un bas-relief de Louis Gérardy, seuls les lieux fréquentés par les élèves ont été choisis pour accueillir des œuvres d’art. Il ne fut, en effet, pas prévu de décorer les espaces réservés à l’usage de la direction ou des services administratifs.

Quant aux modes d’expression plastique, ils sont très variés: peintures à l’huile sur toile, peinture sur verre, mosaïques, eaux-fortes, bas-reliefs, Lap,  vitraux, fresques … Ils apparaissent mentionnés dès l’été 1937 lors de la rédaction des commandes faites aux artistes. Ces procédés techniques ont été imposés aux artistes alors même que. certains d’entre eux, Robert Crommelynck, Auguste Mambour, Adrien Du pagne et Émile Berchmans, ne s’étaient eux-mêmes jusque-là jamais exercés à leur pratique. À cette époque, tous ces artistes sont en pleine maturité artistique, ce qui explique peut-être le fait que plusieurs d’entre eux, en concertation certes avec l’architecte, ne craignent pas d’innover dans des techniques qui leur sont peu familières. voire même tout à fait étrangères.

Outre les techniques. les manières de faire, les styles et les choix esthétiques sont différents. Toutefois en dépit d’une liberté certaine laissée à chacun et même si l’on s’étonna dès 1938 de l’écart engendré par les deux fresques de la salle de conférences qui reflète autant deux points de vue esthétiques distincts que deux personnalités qui trouvent là l’occasion de s’affronter, on constate que chaque artiste ne s’est guère servi de cette opportunité pour exprimer son individualité, conscient de ce que décoration et intégration à l’architecture impliquaient : chaque artiste, quelle que soit sa personnalité. a choisi de mettre son art au service de l’œuvre collective à laquelle il apportait sa contribution. Chacun avait compris que le Lycée serait non seulement une opportunité exceptionnelle pour sa carrière mais aussi une œuvre qui marquerait son temps.

La grande majorité des œuvres sont incluses spécifiquement dans l’arrêté ministériel de classement du Lycée daté du 17 mai 1999 qui en précise même les motivations : “hormis le fait que l’immeuble inauguré le 25 septembre 1938 constitue, pour l’époque, un modèle tant au niveau esthétique que fonctionnel, la caractéristique principale de l’immeuble qui en fait un bâtiment d’exception est évidemment l’intégration de nombreuses œuvres d’art réalisées lors de sa construction.” Ces œuvres d’art présentent un intérêt archéologique, historique. social et plus particulièrement un intérêt technique (la réactualisation de la technique de la fresque) doit être retenu. “Grâce à ces chefs d’œuvre, le Lycée témoigne autant de la création artistique de l’Entre-deux-Guerres que d’un modèle pédagogique exemplaire abordant les thèmes de l’enseignement, du monde du travail et des ressources wallonnes. du sport, de l’art et des sciences.” Il convient de surcroît de souligner que le Lycée de Waha est inscrit sur la liste du Patrimoine exceptionnel de Wallonie. Cependant, étant donné que la collaboration d’artistes peintres et sculpteurs a été décidée dès la conception du Lycée. et au vu de la pertinence du choix des artistes et de leur importance ainsi que de la grande cohérence du programme iconographique, ne serait-il pas logique et hautement souhaitable que toutes les œuvres d’art fassent partie intégrante du classement, La Meuse d’Edmond Delsa, le Panorama de Liège et de sa région de Ludovic Janssen, l’Évocation de la musique dans un paysage d’Edgar Scauflair, le Travail du bois dans la forêt et le Travail de la pierre dans la carrière de Marcel Jaspar n’étant hélas aucun repris dans l’arrêté de classement ?

Hormis les trois eaux-fortes de Jean Donnay, les trois bas-reliefs de la façade à rue et le portrait de Léonie de Waha, restaurés respectivement en 2003-2004, en 2004-2005 lors du chantier du nettoyage et de la réfection de cette façade, et en 2018 à l’occasion de festivités anniversaires, les autres œuvres d’art nécessitent des interventions conservatoires et de restauration rapides, voire même très urgentes, afin d’éviter leur perte définitive comme ce fut le cas, voici quelques années, avec un vitrail de Marcel Caron.

La consultation des différents contrats d’artistes ayant participé en 1938 à la décoration du Lycée a révélé que certaines œuvres étaient erronément attribuées dans divers articles, publications et inventaires récents ainsi que dans l’intitulé de l’arrêté de classement.

En l’absence d’informations officielles précises, les titres sont ceux par lesquels sont habituellement désignées les œuvres d’art du Lycée.

Certaines œuvres étant aujourd’hui masquées pour des mesures de protection, il a été impossible de vérifier à la fois les dimensions exactes ainsi que la présence éventuelle d’une signature et d’une date de réalisation.

Philippe Delaite, avec la collaboration de
Dominique Bossiroy et Nadine Reginster


EAN 9782390380566

Cet artice est extrait de la monographie Léonie de Waha, de L’Institut à l’Athénée (Agence wallonne du Patrimoine, 2020). Dix auteurs spécialistes dans leurs domaines respectifs, y retracent l’histoire de Léonie de Waha et le développement de l’Institut supérieur de demoiselles, dans un ouvrage de 382 pages largement illustré de documents d’époque, photos et plans du bâtiment, repris à l’inventaire du patrimoine exceptionnel de Wallonie. De la femme engagée tant sur plan de l’éducation des jeunes filles que sur celui du mouvement wallon, Léonie de Waha, ce nom, bien connu à Liège, évoque d’emblée un lycée puis un athénée mais également un bâtiment résolument moderniste pour l’époque, imaginé par l’architecte Jean Moutschen. L’ensemble architectural compte une vingtaine d’œuvres d’artistes wallons réalisées lors de sa construction en 1938. Aussi riches que denses, les thèmes évoqués dans cette monographie emmènent le lecteur à la découverte de la vie de Léonie de Waha et du développement remarquable de l’enseignement public à Liège à la fin du XIXe siècle jusqu’à nos jours. Les auteurs soulignent également les vingt ans de pédagogie active et en immersion linguistique poursuivis par l’Athénée Léonie de Waha.


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition, correction et iconographie | sources : atheneedewaha.be ;  Agence wallonne du Patrimoine | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © AWP ; reportage photo © Philippe Vienne.


Plus d’initiatives en Wallonie et à Bruxelles…

GILLET, Jacques (1931-2022) & ARCHIDOC

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L’architecte liégeois Jacques Gillet est décédé le 26 décembre 2022 à l’âge de 91 ans. Avec lui, c’est un représentant marquant de l’école wallonne de l’architecture organique qui disparaît.

[d’après RTBF.BE, 3 janvier 2023] Diplômé de l’Académie des Beaux-Arts de Liège en 1956, Jacques GILLET (1931-2022) a remporté le Prix de Rome en 1963, l’année où un voyage aux États-Unis le familiarise avec les travaux modernistes de Frank Lloyd Wright et Louis Sullivan. Mais il n’y découvre pas que les gratte-ciel et le fonctionnalisme, ce voyage lui permet aussi de faire connaissance avec Bruce Goff et son style “organique”.

Le style de Jacques Gillet évolue avec comme année-pivot 1967, et la réalisation de la maison-sculpture de la rue Belle-Jardinière sur les hauteurs d’Angleur, demeure familiale de son frère Ivan. L’édifice aux courbes sixties est réalisé en béton projeté sur une structure métallique, avec le concours de l’ingénieur-architecte René Greisch et du sculpteur Félix Roulin.

Résultat: une sculpture habitable, une maison étonnante en plein bois, faite de voiles de béton aux nombreux plans inclinés, aux murs jamais très droits, mais où la famille avec ses quatre enfants a vécu pendant des années. Outre le béton, des ouvertures vitrées font office de fenêtres sans châssis, et la mousse de polyuréthane sert d’isolant.

Après quelques années de non-occupation, un nouveau propriétaire s’est engagé à la sauvegarder tout en lui donnant une nouvelle affectation. La maison a accueilli l’exposition Hors les murs en 2019 (reportage de RTC Télé Liège, ici).

Théoricien, Jacques Gillet a aussi enseigné. Il fut notamment professeur à l’Institut supérieur d’architecture de la Ville de Liège. L’an dernier [2022], une exposition “Jacques Gillet, architagogue du fantastique” lui a rendu hommage au Musée Wittert. Un livre est sorti à cette occasion. La Première lui a aussi consacré cette émission de Façons de voir.

Jean-François Herbecq, rtbf.be


Jacques Gillet © Adèle Renault
Jacques Gillet © Adèle Renault

[ARCHIDOC.ARCHI] Né à Liège en 1931 et diplômé architecte de l’Académie des Beaux-Arts de Liège en 1956, Jacques Gillet remporte le Prix de Rome en 1963. La même année, il se rend aux États-Unis, où il découvre les travaux de Wright et de Sullivan. C’est également lors de ce voyage initiatique qu’il rencontre Bruce Goff avec qui il partagera “l’héritage organique” et avec lequel il entretiendra une correspondance durable.

Si ses premières réalisations sont marquées par l’écriture fonctionnaliste, il change radicalement de posture dès 1967 avec la réalisation de la maison-sculpture lovée sur les hauteurs d’Angleur. Réalisée en collaboration avec l’ingénieur-architecte René Greisch et le sculpteur Félix Roulin, la maison-sculpture est une réponse radicale à la standardisation prônée par le Mouvement Moderne. “Il n’y a rien à comprendre, mais tout à sentir, subjectivement.” Ces mots résonnent dans la production de Gillet et notamment dans d’autres projets élaborés en collaboration avec Félix Roulin mais non réalisés comme la maison Lambotte, projet abandonné puis repris par Charles Dumont.

Extrait de Archidoc #06

ARCHIDOC ?

Archidoc est un projet éditorial et curatorial annuel qui naît du constat que l’histoire de l’architecture s’est longtemps limitée à étudier les grandes figures en délaissant celles qui, peut-être plus modestement, ont marqué le paysage. Outre l’exposition et le livre, Archidoc propose un film envisageant l’architecture selon une perspective biographique.

Archidoc entend également diffuser les recherches émanant de l’Université de Liège et notamment de sa faculté d’architecture. En effet, l’Université, à travers les travaux de ses étudiants, produit une connaissance pointue sur des personnalités qui par leur enseignement, leur pratique ou leur engagement sociétal ont joué un rôle fondamental dans les débats qui ont émaillé la culture de l’architecture dans la seconde moitié du XXe siècle.

Dans cette perspective, Archidoc place l’archive au centre de son propos. Il s’inscrit d’abord dans la continuité des objectifs du Groupe d’Ateliers de Recherche (GAR) visant à conserver et mettre à la disposition des chercheurs les archives d’architecture mais il souhaite également “construire de l’archive“. Archidoc se positionne comme le porte-voix d’un témoignage stimulé par le dialogue établi entre le chercheur et l’architecte. Le témoignage prend ainsi plusieurs postures. La première, objective, trace les faits, établit un inventaire. L’autre, plus sensible, repose sur l’entretien et amène l’architecte à s’interroger, se réévaluer, à accepter d’être parfois bousculé. Archidoc fournit ainsi une matière nouvelle, une archive pour des recherches ultérieures.

Dans son ambition de créer de la mémoire, Archidoc dépasse le discours scientifique en s’ouvrant à de nouveaux territoires. La création artistique, à travers notamment la photographie et le cinéma, offre un regard neuf, plus sensible et personnel, construisant un nouveau support de la mémoire.”

Aloys Beguin, Sébastien Charlier et Claudine Houbart


[INFOS QUALITÉ] statut : validé | sources : rtbf.be ; archidoc.archi | mode d’édition : partage, décommercalisation et correction par wallonica | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne & Patrick Thonart | crédits illustration : la maison-sculpture du Sart-Tilman © Claude Lina


Plus d’architecture en Wallonie-Bruxelles… et dans le TOPOGUIDE !

DELAITE : L’Académie royale des Beaux-Arts de Liège, presque 250 ans d’histoire aujourd’hui (CHiCC, 2022)

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Liégeoise d’abord

C’est François-Charles de Velbrück, prince-évêque de Liège de 1772 à 1784, qui prit en 1775 la décision de créer une “Académie de peinture, sculpture et gravure” ainsi qu’une “Ecole de dessin relative aux arts mécaniques”. Le peintre Léonard Defrance (1735-1805) et le sculpteur Guillaume Evrard (1709-1793) firent partie du premier corps professoral. Cette première académie occupa d’abord provisoirement deux salles de l’Hôtel de Ville avant de s’installer à partir de 1778 dans un hôtel particulier “Vieille Cour de l’Official”, à proximité de l’actuel Îlot Saint-Michel, jusqu’à la Révolution liégeoise de 1789.

Française ensuite

Sous le Régime français en 1797, Liège, devenue siège de la préfecture du département de l’Ourthe, ouvre une “Ecole Centrale”. Léonard Defrance, encore lui, y est chargé des cours de dessin. Comme toutes les autres écoles centrales de l’Empire, en 1808 l’école de Liège devient lycée et le cours de dessin n’est plus qu’un cours parmi d’autres. Quatre années plus tard, en 1812, à l’instigation des membres de la Société d’Émulation – une société savante instituée elle aussi quelques décennies plus tôt par ce prince éclairé qu’était Velbrück – un projet de création d’une école gratuite de dessin, de peinture, sculpture et architecture voit le jour : ce sera “l’Athénée des Arts”. Celui-ci ne connaîtra cependant qu’une existence éphémère, les circonstances politiques le voulant ainsi. En effet, les cours disparaissent peu après en janvier 1814 : les armées alliées entrent à Liège et mettent fin au Régime français. Cet Athénée des Arts occupait une grande salle de l’hospice Saint-Michel, rue de l’Étuve. Le peintre français Philippe-Auguste Hennequin (1762-1833) en était le directeur.

Puis Hollandaise…

Á la suite du Congrès de Vienne en 1815, Liège, passée sous l’autorité des Pays-Bas, devra attendre 1820 pour que soit créée une “Académie royale de dessin” et qu’ainsi l’enseignement des arts puisse à nouveau être dispensé. Cette académie, dont la direction est assurée par le sculpteur François-Joseph Dewandre (1758-1835), fut d’abord installée dans les locaux de l’ancien Collège des Jésuites wallons (l’actuelle université) avant de déménager en 1825 dans ceux de l’ancien Hospice Saint-Abraham. Cet immeuble, situé en Feronstrée entre Potiérue et la rue Saint Jean-Baptiste, fut démoli en 1963 pour libérer l’espace nécessaire à la construction de la Cité administrative et d’une grande surface commerciale (l’ancienne Innovation).

Belge enfin

Peu après l’Indépendance de la Belgique, désireux de soutenir les arts, un groupe de personnes se forme autour du bourgmestre Louis Jamme et émet diverses propositions qui aboutiront en 1835 à la réorganisation des cours et à la création d’une “Académie royale des Beaux-Arts”. Le peintre verviétois Barthélemy Viellevoye (1798-1855) en sera le premier directeur.

Au fil des années cependant, le nombre des étudiants croissant sans cesse, les locaux de l’ancien hospice deviennent rapidement exigus, mal éclairés, mal aérés, insalubres, surchauffés par les becs de gaz, ils présentent de réels dangers. Aussi, en 1890, l’échevin Gustave Kleyer présente au Conseil communal un projet de construction de nouveaux locaux sur un terrain jadis occupé par le couvent Sainte-Claire non loin de la gare du Palais. Le projet est accepté et les premiers travaux débutent en juillet 1892. L’Académie quittera la rue Feronstrée et l’hospice qui l’accueillait pour le nouveau bâtiment de la rue des Anglais en 1896.

© academieroyaledesbeauxartsliege.be

Le bâtiment

Construit entre 1892 et 1895 par Joseph Lousberg (1857-1912), à cette époque architecte de la Ville de Liège, le bâtiment qui abrite l’Académie royale des Beaux-Arts de Liège est inspiré par l’architecture de la Renaissance italienne.

Son plan comporte quatre ailes qui se répartissent autour d’une cour centrale aménagée en jardin. Tandis que l’aspect général de l’édifice depuis la rue des Anglais paraît très sobre, sévère même, les façades donnant sur la cour révèlent un tout autre esprit : les baies en plein cintre du rez-de-chaussée, les fenêtres à croisée du premier étage, les fenêtres géminées dotées de colonnettes à chapiteau corinthien, la corniche saillante ainsi que le remarquable escalier d’apparat à double révolution révèlent les sources d’inspiration de l’architecte. En cette fin du XIXème siècle, pour abriter une école d’art, il était de bon ton en effet de se référer à une époque de l’histoire qui voit les arts plastiques obtenir reconnaissance et prestige. Ainsi l’académie de Liège possède-t-elle des accents qui peuvent faire penser à un palais italien de la Renaissance.

Le 14 juillet 1895, le roi Léopold II inaugure ce nouveau bâtiment de la rue des Anglais. Les travaux ne s’arrêteront cependant pas là et, quelques années plus tard, avec une entrée située rue de l’Académie, un Musée des Beaux-Arts complète l’ensemble. Pendant plus de septante ans, l’enseignement, la conservation et la promotion des arts plastiques se feront dans des bâtiments contigus constituant ainsi un complexe homogène composé d’un musée, rue de l’Académie, et d’une académie,  rue des Anglais.

Fin des années septante toutefois, tout le quartier est soumis à d’importantes transformations : les infrastructures autoroutières doivent pénétrer jusqu’au cœur de la ville. Le Musée des Beaux-Arts doit laisser la place à l’automobile. Tous les immeubles situés côté chiffres pairs de la rue de l’Académie sont expropriés et détruits. C’est depuis cette époque que se dresse, visible de tous depuis la place de l’Yser (!), l’immense pignon aveugle de l’académie que quelques chétifs peupliers peinent à dissimuler…

Si aujourd’hui le musée a disparu, le bâtiment abritant l’Académie n’a toutefois quasiment rien perdu de la physionomie qu’il présentait en 1895.

L’architecte de l’Académie

Originaire de Baelen, Joseph Lousberg, diplômé de l’Académie en 1883, a fait carrière dans les services de la Ville avant d’être désigné architecte des bâtiments communaux en janvier 1887. Á ce titre, il dessine de très nombreux bâtiments: les écoles du boulevard Ernest Solvay au Thier à Liège (1890), de la rue Maghin (1894), du boulevard Kleyer (1911), de la place Sainte-Walburge (1905), de la place Vieille Montagne dans le quartier du Nord (1906) mais aussi l’annexe de l’Athénée du boulevard Saucy (1903), l’école d’Armurerie de la rue Léon Mignon (1904). C’est également lui qui dessine les plans de l’ancienne bibliothèque des Chiroux en 1904, des crèches de la rue Rouleau (1905) et de la rue du Laveu (1912) ainsi que les pavillons représentant la Ville de Liège aux expositions universelles de Bruxelles, Liège et Gand. Il travaille également à la restauration du Musée Curtius et de l’ancien couvent des Ursulines au pied de la Montagne de Bueren. Il dessine enfin des immeubles pour le privé comme les bâtiments, aujourd’hui détruits, du banc d’épreuve des armes à feu, rue Fond des Tawes, ainsi que de nombreuses maisons particulières dans la région de Dolhain Limbourg.

Dans l’escalier

Ciamberlani © visemagazine.be

Albert Ciamberlani (1864-1956), l’auteur de cette grande peinture décorant aujourd’hui le grand escalier, est né à Bruxelles en 1864 d’un père italien et d’une mère flamande. Après un court séjour à l’Académie de Bruxelles dans la classe de Portaels, il fait partie du groupe l’Essor avant de fonder le cercle “Pour l’Art” avec Jean Delville, Emile Fabry et Victor Rousseau notamment. En cette fin de siècle, ce groupe appartient à la mouvance symboliste. L’esprit littéraire, l’idéalisme et l’allégorie soufflent alors sur les beaux-arts.

En France, Pierre Puvis de Chavannes a ouvert une voie qui renouvelle la peinture monumentale: de grandes compositions claires, statiques, des tonalités mates, des personnages aux gestes lents, le silence. Albert Ciamberlani retient la leçon. “L’hommage aux héros de la colonisation” n’a pas été réalisé pour l’Académie, même si l’oeuvre paraît s’intégrer parfaitement à l’espace de l’escalier. La peinture décorait le pavillon de l’Etat indépendant du Congo à l’Exposition universelle de Liège en 1905. Elle a été achetée en 1929 pour le Musée des Beaux-Arts qui jouxtait jadis l’Académie. Ciamberlani a travaillé pour d’autres lieux: les Hôtels de Ville de Saint Gilles et de Schaerbeek, le Musée de Tervuren, le Cinquantenaire et les Palais de Justice de Louvain et de Bruxelles.

Les députés gantois attendant à la porte du palais de Charles le Téméraire…

Lorsque le musée des Beaux-Arts quitta la rue de l’Académie, ce grand tableau d’histoire resta accroché au mur du couloir du rez-de-chaussée de l’école. Signé Emile Delpérée et daté 1877, cette peinture évoque un épisode de l’histoire médiévale. En 1468 Charles le Téméraire avait mis à sac la ville de Liège. Quelques mois plus tard, le duc de Bourgogne évoquant la possibilité de faire subir le même sort à leur ville, les Gantois envoyèrent leurs députés afin d’implorer sa clémence. L’histoire rapporte que le Téméraire fit patienter la délégation plus d’une heure et demie dans la neige avant de l’autoriser à pénétrer dans le palais. Les députés se prosternèrent ensuite à ses pieds et lui remirent leurs chartes et les bannières de leurs métiers avant de lui dire merci. Delpérée professeur chargé du cours de peinture, comme Chauvin ou Vieillevoye avant lui, s’inscrit dans la tradition d’une peinture qui cherche par l’image à nous instruire et à nous faire réfléchir à partir d’épisodes de l’histoire nationale et locale.

Dans ce tableau, Delpérée multiplie certes les expressions, les visages sont tendus, les corps sont raides, les poings crispés mais surtout il nous propose des visages singuliers comme s’il voulait nous montrer que bien plus qu’un groupe nous avons là, dans ces circonstances, des personnalités individuelles que la peur révèle. Lorsqu’on examine ces visages, leur précision laisse penser que Delpérée a rassemblé là quelques-unes de ses connaissances. S’il est délicat de s’aventurer dans l’attribution de certains visages, on peut toutefois sans hésitation reconnaître Charles Soubre (1821-1895), son collègue professeur de dessin (1854-1889) dont il a épousé la fille.

La bibliothèque et le fonds Henri Maquet

Joseph Lousberg ne s’est pas contenté de dessiner les plans du bâtiment, il a également conçu tout l’aménagement ainsi que le mobilier de certains locaux de l’école comme l’amphithéâtre du premier étage ou, plus significatif encore, la bibliothèque ;  il dessine ainsi toutes les armoires, la galerie, jusqu’au motif des charnières et des serrures.

L’architecte Henri Maquet, né en 1839, a fait ses études à l’Académie de Liège avant de faire carrière à Bruxelles où, notamment, il conçut les plans de l’Ecole royale militaire et où il travailla à la transformation du Palais royal. A sa mort en 1909, en hommage à l’école qui l’avait formé, il lègue son exceptionnelle collection de livres anciens d’architecture. C’est ainsi que la bibliothèque de l’Académie peut offrir, à la consultation, des ouvrages comme les traités d’architecture de Vignole,  Serlio, Palladio, Perrault, Blondel…, les œuvres de Gianbattista Piranese, les livres de Gérard de Lairesse ou encore de Viollet-le-Duc…

L’Académie aujourd’hui

Les locaux de la rue des Anglais abritent trois écoles différentes : l’Académie royale des Beaux-Arts (Ecole supérieure des Arts de la Ville de Liège et ses huit options : peinture, sculpture, gravure, scénographie, vidéo, publicité, illustration et bande dessinée), les humanités artistiques du Centre d’Enseignement secondaire Léonard Defrance et enfin l’enseignement artistique à horaire réduit. C’est également dans ses locaux enfin que divers stages sont organisés durant les mois d’été pour les adultes et pour les enfants.

Philippe DELAITE

      • Pour en savoir plus…
      • image en tête de l’article : façade de l’Académie des Beaux-Arts, Liège © Philippe Vienne

La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte de Philippe DELAITE  a fait l’objet d’une conférence organisée en décembre 2022 par la CHiCC : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez notre agenda en ligne

Plus de CHiCC ?

HALMES : Tous au bain ! Histoire des bains et des piscines à Liège (CHiCC, 2022)

Temps de lecture : 3 minutes >

C’est l’excellent livre de Marcel Conradt qui m’a donné l’idée de proposer une visite guidée consacrée aux lieux de baignade parmi les visites thématiques de l’Office du tourisme de Liège. La conférence suivra le parcours chronologique de cette visite qui, elle, se fait sur le terrain.

Depuis la nuit des temps, l’eau a été utilisée à des fins ludiques et hygiéniques. En témoignent à Liège les bains de la villa romaine de la place Saint-Lambert. On trouve également des bains dans les monastères. Et les Liégeois eux-mêmes n’hésitent pas devant un plongeon dans les eaux de la Meuse.

Au 17e et 18e siècles, on trouvera des étuves, dont l’une donnera son nom à une rue bien connue de Liège, étuves dont la réputation sera parfois mise en cause.

Les bains flottants du Pont Neuf, ouverts en 1840, seront la première véritable piscine à Liège. Ces grands caissons flottants, auxquels on accédait par un escalier au départ du Pont Neuf (actuellement pont Kennedy), permettaient de nager dans le fleuve, un fleuve dont la propreté laissait pourtant à désirer. Ils remportent un grand succès auprès des Liégeois, dont nombre d’entre eux s’y initient à la natation. Le début de la guerre sonnera le glas de leur existence en 1940.

Dès 1867, on trouve un espace communal de baignade à l’île de Malte (à proximité de l’actuel pont Atlas). Sous l’égide du sieur Delval, de nombreux Liégeois s’adonnent aux plaisir de la baignade, dans des eaux encore peu engageantes. Les bains Delval seront fermés en raison des dégâts causés par les inondations de 1926 et des travaux envisagés sur le cours d’eau en 1930. Une piscine en dur, sur la terre ferme, prendra le relais jusque dans les années 60 : les bains de la Constitution.

Au 19e siècle, des bains et lavoirs publics, dans les différents quartiers de la ville, permettent d’accéder à la propreté corporelle et de laver son linge. L’hygiène est un credo important alors que sévissent les épidémies.

Au début du 20e siècle, les Liégeois découvrent la première piscine couverte à Liège. Ce sont les Bains permanents Grétry, situés au boulevard d’Avroy, mais dont l’existence sera de courte durée.

Divers projets de création d’un espace de baignade à hauteur du quai Orban (entre 1930 et 1936) échoueront. A proximité, le plongeur d’Idel Ianchelevici rappelle l’éphémère existence de la piscine du Lido, créée dans la Meuse pour l’Exposition internationale de 1939.

Au début des années 30, une nouvelle école destinée aux jeunes filles est ouverte à l’emplacement des anciens bains Grétry et de la verrerie d’Avroy. Le Lycée de Waha voit le jour et dans ses murs est construite une piscine dont la décoration intérieure vaut le détour.

Mais Liège ne dispose toujours pas d’une piscine publique digne de ce nom. C’est alors qu’à l’initiative de l’échevin Georges Truffaut est présenté le projet des Bains et Thermes de la Sauvenière.

Il s’agit d’un projet d’émancipation sociale par la pratique du sport et l’hygiène des corps. C’est l’architecte Georges Dedoyard qui remporte le concours et réalise le bâtiment dans l’esprit du Bauhaus. Caractéristique particulière : les piscines se trouvent aux 4e et 5e étages. Malgré les vicissitudes de la guerre, la piscine ouvre ses portes en 1942 et rencontre un vif succès auprès des Liégeois. L’établissement sera complété par des installations sportives et une gare d’autobus s’y installera.

Mais le déclin s’annonce dès les années 70 et, en 2009, la Sauvenière fermera définitivement ses portes. C’est la Cité Miroir qui rendra vie à ses murs en y installant un lieu de mémoire dédié à la défense des libertés.

Pour pallier la fermeture de ce lieu emblématique, naîtra, dès 2004, le projet d’une piscine communale à Jonfosse, un projet qui, au bout de longues années, verra enfin sa concrétisation en 2020. La nouvelle piscine accueille les Liégeois dans une structure qui répond aux exigences de notre siècle.

Pour terminer : un clin d’œil à nos installations cointoises : les Thermes Liégeois, à la courte vie, dans le parc privé et la pataugeoire de la plaine de jeu du parc public, dont la petite tortue trône à présent sur le rond-point proche de la place du Batty.

Brigitte HALMES

  • illustration en tête de l’article : Liège, Exposition internationale de 1939, Le Lido © worldfairs.info

La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte de Brigitte HALMES  a fait l’objet d’une conférence organisée en novembre 2022 par la CHiCC : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez notre agenda en ligne

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LEQUEU, Jean-Jacques (1757-1826)

Temps de lecture : 8 minutes >

Formé à l’école de dessin de Rouen, Jean-Jacques LEQUEU arrive à Paris pour faire carrière comme architecte. Soufflot, architecte du bâtiment qui prendra en 1791 le nom de Panthéon, le prend sous sa protection. Soufflot meurt en 1780 et Lequeu se retrouve seul. Son manque de formation académique lui sera reproché, ce qui lui vaudra d’essuyer échecs après échecs, à chaque fois qu’il se présentera à un concours.

La conjoncture politique troublée de cette période ne l’aide pas non plus à sortir de l’anonymat. Né sous l’Ancien Régime, il est mort sous la Restauration et a a donc traversé une diversité de régimes politiques en contradiction les uns avec les autres. Les événements contrarieront ses projets à de multiples reprises. Ayant par exemple reçu commande d’une “fabrique”, construction “que l’industrie humaine ajoute à la nature, pour l’embellissement des jardins”, selon la définition que Jean-Marie Morel en donnera dans Théorie des jardins publié en 1776, les événements le conduisent à perdre ses clients, la noblesse fuyant alors la France.

Ce n’est qu’en 1940 que sera analysé le fonds qu’il a légué à la Bibliothèque Royale, juste avant sa mort en 1826, se battant toujours pour sa reconnaissance, ce qui n’empêchera pas sa mort dans l’indigence et l’oubli. Ses dessins érotiques ayant été rangés immédiatement dans les armoires de l’Enfer de la Bibliothèque, ils seront redécouverts dans les années 50.

Les tromperies de la nature

Ses dessins architecturaux manifestent une grande connaissance livresque. Il se réfère dans ses dessins aux Métamorphoses d’Ovide, à l’Histoire Naturelle de Buffon, au Songe de Poliphile de Francesco Colonna. Sa singularité réside dans l’association du corps humain à l’architecture, voire la fusion. Il surprend aussi par les liens qu’il établit entre les Humanités qui nourrissent son œuvre et ses dessins érotiques sans concession, le rapprochant de Sade. Ceux-ci furent rangés aux Enfers de la BNF sous le titre Figures lascives et obscènes”, lorsqu’il légua son œuvre. Pour comprendre il faut se rappeler (…) que Jean-Jacques Lequeu est d’abord un portraitiste, attaché à la physionomie, comme c’était fort courant au XVIIIe siècle. Ceci l’a amené à développer une certaine ironie, d’abord à l’égard de lui-même mais aussi à l’égard de la nature (…).

Nature et transgression

“Dessin de boudoir” © Musée d’Orsay

Le goût de l’époque pour une nature sauvage et indomptée, telle que Rousseau l’avait défendue, se voit ici questionné. Cela permet de comprendre les dessins érotiques, voire pornographiques, de J.J. Lequeu autrement que par la voie psychanalytique, réduisant l’oeuvre de l’artiste à un ensemble de pulsions névrotiques. Pour lui, le retour à la nature est le retour au droit à la transgression ; une conception proche de celle de Sade. Retourner à la nature non contrôlée par les hommes, c’est mettre à mal toutes les normes. C’est rejoindre le goût pour le sublime.

Le sublime comme dépassement de la norme

On l’a longtemps classé comme artiste “révolutionnaire” parce qu’il réalisa des dessins “utopistes” comme Le Temple de l’Egalité. S’il contribua à la Révolution, une pique à la main, on le retrouvera en 1814 proposant la réalisation d’un mausolée à la mémoire de Louis XVI, ainsi qu’un théâtre royal. Entre 1806 et 1807, il se penche sur l’Eglise de La Madeleine dont Napoléon envisage de faire un Temple à la gloire des armées françaises. L’art n’est pas pour J.J. Lequeu une question politique, mais essentiellement une question qui réunit la technique et l’imagination dans une perspective de sublime, bien éloignée des règles du beau.

Il se consacre à des projets colossaux qui resteront sur le papier. L’île d’amour est ainsi une nouvelle Cythère, un lieu d’utopie. Proche en cela de la question du “sublime” développée par le philosophe irlandais Burke et le philosophe allemand Kant, il s’éloigne de celle du “beau”. Le sublime se rattache à l’idée de l’inaccessibilité, de l’incommensurable, de la petitesse de l’homme dans le monde, dont la prise de conscience le conduit au respect et / ou à la crainte.

J. J. Lequeu dépasse les bornes, aussi bien celles fixées par les règles techniques que par celles, morales… fidèle en cela à ses goûts pour le sublime. Ce que dit J.J.Lequeu, c’est qu’il n’y a pas d’architecture sans réflexion anthropologique. Penser le sublime dans l’architecture, c’est penser l’homme hors des normes du beau, dans l’incommensurable. La démesure érotique est à l’homme ce que la ligne démesurée est à l’architecture.

d’après NONFICTION.FR


LEQUEU, “Et nous aussi nous serons mères, car… !” ©ndemain-lecole.over-blog.com

Les images licencieuses du XVIIIsiècle sont légion. De la littérature aux arts graphiques, le siècle des Lumières ose tout, la fascination pour la nudité s’empare de tous. Citons la philosophie pornographique d’un Boyer d’Argens avec sa Thérèse philosophe, ou Le Rideau levé ou l’Éducation de Laure de Mirabeau. On oublie souvent que “l’orateur du peuple”, “la torche de Provence”, la grande figure de la Révolution française a écrit dans L’Éducation de Laure des passages aussi insolites que celui où la jeune fille déclare : “Je me regardais dans les glaces avec une complaisance satisfaite, un contentement singulier”, quand elle ne se livre pas à l’inceste : “Il me semblait que l’instrument que je touchais fût la clef merveilleuse qui ouvrit tout à coup mon entendement. Je sentis alors cet aimable papa me devenir plus cher.”

Or, dans toute cette littérature, qui prône le dévoiement et la dépravation, l’idée selon laquelle la sexualité permettrait d’accéder à une certaine métaphysique du bonheur, ou à une meilleure compréhension du réel, est omniprésente. En cela, les œuvres les plus lascives de Jean-Jacques Lequeu (1757-1826) s’inscrivent dans l’esprit de son temps. Les titres ont pourtant la vie dure. En 1949, l’historien Emil Kaufmann écrit un article, dans The Art Bulletin, introduisant pour la première fois une expression qui va rester et qu’il reprendra en publiant Trois Architectes révolutionnaires : Boullée, Ledoux, Lequeu, en 1952. Impossible dès lors de se défaire tant de l’association avec Étienne Louis Boullée et Claude Nicolas Ledoux que du qualificatif d’”architecte révolutionnaire”.

Foisonnement créatif sans bornes

Dans l’introduction du catalogue du Petit Palais [2018], Laurent Baridon, Jean-Philippe Garric et Martial Guédron rappellent justement un commentaire plein d’ironie de Quatremère de Quincy : “On voit que la plupart des anciens dessins d’architecture n’étaient que de simples traits à la plume, hachés ou lavés légèrement au bistre. Les modernes architectes semblent avoir fait un art particulier de dessiner l’architecture. Je crois que cet art s’est accru ou perfectionné en raison inverse du nombre des travaux et des édifices qui s’exécutent.” Contrairement à ses deux illustres confrères, à supposer qu’ils l’aient vraiment été, Lequeu ne construit rien. Il dessine, oui. Dès lors, la tentation est grande de voir en lui un architecte frustré. Si, à l’inverse, Lequeu est envisagé sous l’angle de la philosophie pure, il devient pourtant un génial penseur, et un penseur féministe !

Comme Annie Le Brun le souligne dans sa brillante contribution au catalogue de l’exposition, La question amoureuse comme mur porteur, on a longtemps ignoré “l’intuition qu’il serait dans la nature du désir de conduire les hommes à vouloir habiter leur rêve. Et même que la volonté architecturale serait l’expression première d’un désir inventeur tout autant de formes que de nouveaux espaces.” Lequeu est à mille lieues des “sinistres casernes sexuelles imaginées aussi bien par Ledoux pour Arc-et-Senans que par Restif de La Bretonne dans Le Pornographe. Car, au lieu de s’en remettre au rationalisme, à l’hygiénisme et finalement à la dimension répressive qui président à ces projets, Lequeu, depuis le début, mise au contraire sur l’humour indéfectible du corps reprenant ses droits, en même temps que sur une nature jamais en manque de solutions imaginaires.”

Il y a, de toute évidence, un tournant dans son œuvre. Jeune élève brillant à la culture encyclopédique  il est évident qu’il en connaît les planches mieux que personne, Lequeu s’écarte de la voie tracée en entremêlant, à partir des dessins pour l’architecture intérieure de l’hôtel de Montholon à Paris, désirs propres et attentes de ses commanditaires. Son foisonnement créatif est sans bornes. Dans le projet Pour la chambre à coucher de madame de Montholon, où les langues de l’Amour et de l’Amitié s’entremêlent goulûment tandis que le premier porte la main droite sur le sein de l’Amitié, ses annotations sont extrêmement fleuries :

Tous les appartemens chez les Anciens et particulière la chambre nuptiale étoient ornés des sujets les plus lubriques”, “Les pommes, le mythe étoient consacrés à l’amour, la bandelette autour des cheveux désigne la souveraineté. La colombe étoit l’oiseau de Vénus car ils sont très portés au plaisir. La tourterelle lui étoit agréable. La rose étoit sous la protection spéciale de cette divinité. Son éguillon est le sel des plaisirs etc.

La démarche de Lequeu s’inscrit aussi dans la pure tradition de la Renaissance puisque, pour Leon Battista Alberti, “l’édifice est un corps”. Impossible également de ne pas songer aux traités qui s’inspirent des principes de Vitruve sur la sexualisation des ordres d’architecture, comme le rappelle Laurent Baridon dans le catalogue, ou encore d’évoquer le Songe de Poliphile publié à Venise en 1499, roman architectural de Francesco Colonna où la quête de la sagesse et de l’amour s’incarne sexuellement dans certains édifices. Au XVIIIe siècle aussi, Jacques-François Blondel et Quatremère de Quincy développent des analogies entre pierre et chair. Tout un ensemble d’artistes, dont les peintres de fêtes galantes, prennent plaisir à donner un rôle aux statues qui décorent leurs compositions. Lequeu va évidemment plus loin encore dans sa série de figures de femmes qu’il dessine dans des baies, telles que Et nous aussi nous serons mères ; car… ! S’agit-il d’une sculpture placée dans une niche ? Ou plutôt du portrait d’une célèbre scandaleuse qui incarne la débauche ? Le doute est permis.

Une nouvelle lecture de l’Antiquité

LEQUEU, “Chat de la liberté” © silezukuk.tumblr.com

Si Vitruve imagine le monde à la mesure du corps masculin, Lequeu le préfère à l’aune du corps de la femme, et plus spécifiquement de ses parties intimes. Les dessins en témoignent, les titres aussi : la Porte de sortie du parc des plaisirs, de la chasse du prince, la Coupe de la petite grotte du souterrain du désert, le Lieu des oraisons persanes… Dans le Boudoir du rez-de-chaussée, appelé temple de Vénus terrestre, côté du sofa, la forme choisie est aussi ambiguë. Des colonnes encadrent cette prison dorée, au milieu de laquelle la couche est destinée à accueillir les amours. Les inscriptions soutiennent cette lecture : “ceste ou ceinture à pucellage”, “pavillon à savourer”, “Pertunda, Volupie, Perfica, Volupté, compagnes des plaisirs lascifs… le Dieu est dans l’action de les commander aux armes”

En réalité, selon Annie Le Brun, l’architecture devient chez lui l’espace qui relie la tête et le sexe, et son Architecture civile, qui l’occupe de 1792 à 1821, rend compte de l’immense ébranlement de ce qui s’y rapporte. “Car dans cet étrange recueil, voilà qu’entre des projets apparemment classiques se poursuit le travail du désir, venant miner tout l’espace social, telle cette “fournaise ardente” dans les soubassements de la maison gothique, où l’esprit du feu attise le feu de l’esprit jusqu’à induire le chemin d’une souveraineté inédite.”

Elle en veut pour preuve le sofa-cheminée, Ce qu’elle voit en songe, daté de l’an III, où Lequeu propose finalement une nouvelle lecture de l’Antiquité, faisant remarquer à ses contemporains qu’ils s’étaient fourvoyés en croyant en comprendre les grands penseurs. Lequeu était peut-être un visionnaire ; il était incontestablement un penseur génial. Il offre, plus qu’aucun autre artiste du XVIIIe siècle, la possibilité de susciter des débats infinis sur la nature de ses talents. Il y a fort à gager que, dans plusieurs décennies, son œuvre continuera à faire couler beaucoup d’encre, puisque son interprétation ne réussira probablement jamais à créer un quelconque consensus. Lequeu est surtout la preuve que le siècle des Lumières est un terrain fertile d’interrogations, un siècle impossible à classer.

d’après GAZETTE.DROUOT.COM


[INFOS QUALITÉ] statut : validé | sources : nonfiction.fr ; gazette.drouot.com | mode d’édition : partage, décommercalisation et correction par wallonica | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : image en tête de l’article, “Il est libre” © BNF ; Musée d’Orsay ; demain-lecole.over-blog.com ; silezukuk.tumblr.com


Plus d’arts visuels…

Gastronomie & Maniérisme : L’Art de manger avec les yeux en France à partir du XVIIIème siècle

Temps de lecture : 17 minutes >

Alors que le concept d’esthétique se fait progressivement jour en Europe, et que l’on débat ardemment du jugement du Beau en matière d’Art, peu d’importance est relativement accordée à l’acception littérale du goût en tant que perception relevant de la physiologie humaine. En Angleterre, Edmund Burke compare le beau et le laid aux saveurs salées et sucrées ; en France, l’Abbé Dubos, influencé par les écrits de John Locke, souligne en 1719 la prééminence de la sensation sur celle de la raison, en s’indignant que l’on ne raisonne pas sur la beauté d’une œuvre d’art : “Raisonne-t-on, pour savoir si le ragoût est bon ou s’il est mauvais, et s’avisa-t-on jamais, après avoir posé des principes géométriques sur la saveur, et défini les qualités de chaque ingrédient qui entre dans la composition de ce mets, de discuter la proportion gardée dans leur mélange, pour décider si le ragoût est bon ?”

La petite phrase de l’abbé fait sans doute suite à une phrase de Fénelon qui écrivait à La Motte que “Je dis historiquement quel est mon goût comme un homme, dans un repas, dit naïvement qu’il aime mieux un ragoût que l’autre. Je ne blâme le goût d’aucun homme ; et je consens qu’on blâme le mien”. Qu’on l’appelle gustus, gusto ou goût, il semble que l’opinion commune ne lui accorde que peu d’affinité avec l’objectivité ; de gustibus non disputandum est sans doute l’un des adages les plus éculés de l’histoire. Dans le numéro 409 du Spectator du 19 juin 1712, Joseph Addison note la métaphore culinaire de laquelle découle le terme “taste“, le goût, et remarque que notre façon de juger de ce qui est beau s’apparente en bien des points cruciaux à notre jugement de ce qui est bon au palais :

Most Languages make use of this Metaphor, to express that Faculty of the Mind, which distinguishes all the most concealed Faults and nicest Perfections in Writing. We may be sure this Metaphor would not have been so general in all Tongues, had there not been a very great Conformity between that Mental Taste, which is the Subject of this Paper, and that Sensitive Taste which gives us a Relish of every different Flavour that affects the Palate. Accordingly we find, there are as many Degrees of Refinement in the intellectual Faculty, as in the Sense, which is marked out by this common Denomination.

Le goût et son acception métaphorique en matière d’art, liés aux concepts du beau et du bon, s’imposent au sein des débats philosophiques en Europe ; pourtant, comme le remarque Peter Collins dans un ouvrage séminal sur l’idéal architectural, peu de traités esthétiques se donnent la peine de discuter cette filiation. Pourquoi cet oubli ? Je m’efforcerai ici de rétablir quelques parallèles oubliés entre l’architecture et la gastronomie.

L’Homme de goût et ses paradoxes

A la fin du 17ème siècle, la gastronomie n’est encore que balbutiante ; ce n’est qu’à la fin du règne de Louis XIV que la table se met officiellement à relever de l’art, et l’on doit attendre le milieu du 18ème siècle pour que le raffinement moderne en matière de cuisine voie le jour. Le mot gastronomie apparaît en Français aux alentours de 1800, et il faut attendre Grimod de la Reynière ( L’Almanach des Gourmands, 1803-1812) et Jean-Anthelme Brillat-Savarin (Physiologie du goût, 1826) pour que le palais des Français se civilise officiellement. Brillat-Savarin introduit officiellement la dixième muse, Gasteria ; la bonne chère est pour la première fois célébrée, parce qu’elle doit sa création et confection aux facultés supérieures de l’homme : “La gourmandise est un acte de notre jugement, par lequel nous accordons la préférence aux choses qui sont agréables au goût sur celles qui n’ont pas cette qualité.” La forme quelque peu naïve et désordonnée de la Physiologie du goût, ouvrage que méprise Baudelaire par exemple, ne doit pas faire oublier son importance historique capitale, qui prélude à la réhabilitation du goût, à son éducation, et donc à sa perfectibilité.

Réunion gastronomique (gravure, XIXe)

Avant le 19ème siècle, le goût se voit délaissé au profit des sens qui font intervenir plus directement les facultés cognitives ; la vue s’impose comme le sens auquel on donne la prééminence en Occident, comme l’ont montré les études de Martin Jay et de David Michael Levin par exemple. La prééminence de la vision au sein de l’art est implacable, et les autres sens se voient injustement négligés. Le goût se trouve ainsi fort mal loti, du fait de sa dépendance étroite des nécessités corporelles, jugées viles, et du fait aussi qu’on l’associe majoritairement à l’excès, péché condamné par la morale. Le goût et l’odorat ne mènent à aucune distance qui permette de  “contempler” intellectuellement un objet, contrairement aux autres sens qui induisent un lien direct avec l’activité de représentation ; pis, ils se voient étroitement soumis à la chimie physiologique du corps humain, et à ce titre figurent avec les instincts. Non seulement le goût est affaire de chair, mais en plus il s’acoquine souvent avec l’excès et la sensualité outrancière. Soulager son appétit fait courir le risque de s’adonner au péché de la gloutonnerie et de l’ivresse. La volupté qu’apporte la nourriture est bien trop dangereuse pour être honnête ; la sublimation du goût n’a en conséquence pas lieu, car celui-ci est trop sujet aux passions.

Ernst Cassirer a souligné combien le projet central de l’humanisme des Lumières s’apparentait à une tentative de sublimation de l’humain, l’effort de sublimation du pur esprit se faisant au détriment de tout qui compose les caractéristiques jugées viles, mais pourtant tout aussi constitutives de la nature profonde de l’homme. Pourtant, James Boswell remarque par exemple au 18ème siècle que le fait de préparer sa nourriture singularise l’homme de façon indéniable : “les bêtes ont de la mémoire, du jugement, et possèdent toutes les facultés de notre esprit, à un certain degré ; cependant aucune bête ne cuisine.” L’homo culinarius est convoqué, mais il se situe à l’intersection peu confortable qui lie les instincts à la culture. La fin du 18ème siècle donne à voir deux versions extrêmes de l’acte de se nourrir, oscillant entre la famine et le festin aristocratique ; la modération de bon ton est alors indéniablement bourgeoise, et il faut donc attendre le 19ème siècle pour qu’elle impose un voile de raison sur l’intellectualisation et la compréhension des mécanismes du goût ; alors seulement les philosophes convient le goût à leur table.

Le goût apparaît donc comme bien plus complexe, subtil, et digne d’intérêt que ne le suggère la place que lui a réservée l’histoire de la philosophie. Je passerai ici sur les développements historiques complexes sur l’inné et l’acquis, qui occupent toujours une grande partie de la recherche scientifique et anthropologique contemporaines ; je souhaite ici me concentrer sur la naissance de l’intérêt intellectuel et esthétique concernant le jugement de goût.

Contrairement aux préjugés largement répandus, le goût culinaire s’affûte donc, et ne serait peut-être pas aussi inné qu’on le croit. Il devient, comme les autres sens, susceptible d’être éduqué, perfectionné, orienté ; il se voit donc autorisé à instaurer une possible et authentique expérience esthétique. Cette question questionne la légitimité de la nourriture en tant que matériau artistique ; c’est-à-dire qu’il s’agit de savoir si on l’accepte dans l’aréopage des nobles entités destinées à véhiculer une expérience d’ordre supérieur, comme on accepte que le son prélude à la musique et à l’expérience du temps, de même que le pigment et la couleur permettent la forme et donc l’expérience de l’espace pictural, ou encore que les mots et la perfection de leur agencement autorisent l’extase littéraire.

Le goût et la cognition

Dans son ouvrage sur le sens du goût, Carolyn Korsmeyer démontre que le plaisir esthétique apporté par la nourriture ne saurait garantir la légitimité de la gastronomie comme art ; en effet, ceci ne prend pas en compte une des caractéristiques principales de la nourriture, qui a été négligée pendant de nombreux siècles selon Korsmeyer ; c’est la fonction symbolique de la nourriture. Ainsi, Korsmeyer écrit que l’aspect le plus fascinant de la nourriture repose sur les relations cognitives que celle-ci entretient avec le sujet humain ; elle possède une fonction symbolique qui dépasse toujours ses propriétés physiologiques, à savoir les saveurs les plus sophistiquées : “La nourriture et les formes d’art reconnues comme telles constituent des systèmes symboliques qui partagent des traits esthétiques communs. Je ne prétends pas pour autant que la nourriture doivent être classifiée comme un art ; ou tout du moins pas comme un art au sens où l’on entend les beaux-arts. Cela serait une revendication inutile, car les arts ne naissent pas de leur promotion philosophique. Cependant, la nourriture et les œuvres d’art partagent un certain nombre de similitudes […]” qu’il est nécessaire d’observer.

On peut à la suite du philosophe américain David Prall insister sur le plaisir esthétique que procure la nourriture ; il convient selon lui de cesser de limiter les plaisirs gustatifs au fonctionnement interne du corps (“le palais n’est pas plus interne que l’oreille, et le goût des fraises n’a pas plus à voir avec une fonction en particulier du corps humain que leur couleur ou que leur forme”) ; nous savourons la qualité avant de savourer la substance. Nous n’avons pas nécessairement à ingérer ce que l’on savoure. D’autres philosophes comme Elizabeth Telfer considèrent que la nourriture relève automatiquement de l’art dès lors qu’elle s’offre comme objet de considération esthétique. Tout repas préparé et présenté selon des règles précises relevant de l’espace et du temps est ainsi un objet artistique en tant qu’il propose une expérience esthétique spécifique ; l’anthropologue Mary Douglas quant à elle classe certains types de nourriture visant à être exposée au regard comme relevant des arts décoratifs.

Korsmeyer remarque que la nourriture peut satisfaire aux critères symboliques de l’objet d’art énoncés par Nelson Goodman dans Languages of Art, à savoir la représentation, l’expression, et l’exemplification. La nourriture peut représenter autre chose qu’elle-même, et ainsi renvoyer à d’autres objets ou concepts ; elle peut aussi avoir valeur métaphorique (expressive) et exemplifier une qualité (par exemple, une pomme rouge exemplifie la couleur rouge parce qu’elle possède cette qualité essentielle d’être rouge). Pour Goodman, l’appréciation esthétique est essentiellement cognitive, parce qu’elle exige la conscience d’être reconnue comme telle, une reconnaissance de l’intellect doublée d’une réponse affective lors de l’appréhension des variétés de l’activité symbolique. C’est ainsi que selon Goodman, les émotions fonctionnent cognitivement : “in contending that aesthetic experience is cognitive, I am emphatically not identifying it with the conceptual, the discursive, the linguistic. Under “cognitive” I include all aspects of knowing and understanding, from perceptual discrimination through pattern recognition and emotive insight to logical inference.” L’esthétique est cognitive, et le sensuel et l’émotionnel accèdent ainsi au sens par le biais du symbolique. La définition de Goodman permet ainsi de dépasser les qualités de plaisir et d’émotion auxquelles l’art se trouve souvent cantonné ; la fonction symbolique de l’art et sa capacité à faire intervenir des mécanismes cognitifs bien précis permettent ainsi de dépasser la définition restrictive des beaux-arts pour pouvoir prétendre à une légitimation des objets relevant de l’art tout court.

Antonin Carême © Alex Fine

Antonin Carême, le pâtissier pittoresque

Peter Collins, au début de son essai sur les idéaux de l’architecture moderne, mentionne la première analogie qu’il considère comme essentielle dès lors que l’on aborde l’architecture : c’est l’analogie gastronomique (les autres sont les analogies mécaniques, biologiques, et linguistiques). L’analogie gastronomique est la moins usitée, la moins reconnue d’entre elles, et pourtant elle prélude à toutes les autres. C’est ainsi que Collins considère comme très révélateur le conseil que donne l’architecte écossais James Fergusson lors d’une conférence adressée à des ingénieurs militaires : “Si vous voulez comprendre les vrais principes du dessin en architecture, relisez les œuvres de Soyer ou de Madame Glass, plutôt que de lire les traités d’architectes de Vitruve à Pugin.”  Alexis Benoit Soyer (1810-1858) était un Chef français qui devint une célébrité à Londres, et Hannah Glasse (1708-1770) publia en 1747 le best-seller The Art of Cookery, prônant simplicité, qualité et considérations esthétiques lors de la préparation des repas. L’association de la gastronomie et de l’architecture peut sembler incongrue, mais elle ne l’est pas tant que cela : les deux disciplines contribuent au plaisir des sens tout en exerçant une fonction protectrice. L’architecte abrite les hommes, de la même façon que le cuisinier les nourrit.

L’œuvre d’Antonin Carême (1783-1833) est à ce titre remarquable; Carême effectue la jonction explicite entre l’architecture et la Haute-Cuisine. Tout commence par la séduction du Prince de Talleyrand, Ministre des Relations Extérieures de l’Empereur Napoléon, qui vibrait plus que tout pour la gastronomie, et qui avait l’habitude de se rendre lui-même dans les boutiques afin de choisir ses plats montés. C’est ainsi que Rue de la Paix, il fut séduit par un petit pâtissier. Abandonné par son père à l’âge de douze ans, autodidacte, lettré, grand lecteur à la Bibliothèque Nationale où il passait l’intégralité de son temps libre, Carême à vingt ans était sans famille, sans relation, sans passé. Impressionné par son talent, Talleyrand l’invita à servir aux Relations Extérieures. Napoléon n’aimait pas recevoir, et entendait que Talleyrand fût son amphitryon ; il lui imposait ainsi un rythme de réceptions de l’ordre d’au moins quatre dîners pour trente-six personnes par semaine, les invités de la diplomatie étrangère appartenant à l’aristocratie et aux corps les plus nobles de l’Etat. Le service de bouche des relations extérieures était divisé en cinq sections : panéterie, échansonnerie, cuisine, saucerie et fruiterie. Dans chaque division des chefs ordinaires et extraordinaires, des contrôleurs, des maîtres queux, des commis, des huissiers de salle, des quincailliers, des lingers, des vaguemestres des équipages, etc.

Carême participait aux grands extraordinaires pour ce qui avait trait à sa discipline ; il multiplia bientôt les pièces montées, qui devinrent une des gloires de la table du Grand Chambellan. Pour le plaisir du goût, il mettait sans cesse au point de nouvelles recettes. Pour l’agrément de l’œil, il multipliait les références à l’architecture antique : pavillon chinois, musulmans, indiens, grecs ou latins ; ruines, palais, temples ou colonnades; perspectives urbaines (Paris dans ses moindres détails) ou bucoliques (vallée de l’Ile de France au printemps). En pâtes diverses, sablées, feuilletées, confits, crèmes ou sorbets, ces reconstitutions spectaculaires couvraient souvent plusieurs mètres carrés. Leur forme et leur couleur tenaient assurément du spectacle, et c’est avant tout comme un spectacle que les invités se mirent à les attendre. Carême se surpassa, apprit bientôt l’art des rôtisseurs, celui des sauciers, travailla l’art du chaud aussi bien que celui du froid, si bien qu’il devint rapidement le chef le plus extraordinaire qu’avait jamais connu la diplomatie européenne. Au cours d’un seul dîner, Carême savait présenter jusqu’à quatre-vingt cinq entrées et plusieurs plats montés ; sa virtuosité était telle qu’il imposa très rapidement sa renommée par delà les frontières françaises.

A la chute de l’Empereur, il ne fut pas oublié, et fut “prêté” par Talleyrand au Tsar de Russie, alors établi à l’Elysée-Napoléon. Il fit un séjour à St-Petersbourg avant de revenir en Europe, couvrit tous les grands Congrès, avant de passer au service du Baron de Rothschild, après douze ans passés avec Talleyrand. Rothschild lui offrit les plus grandes largesses possibles, l’installa comme son égal au sein de son hôtel particulier rue Laffitte, et fit de Carême un personnage public. Le cuisinier était invité à monter au salon avec l’aristocratie lorsque le repas était fini ; il exprimait souvent son désir de créer une Académie de la Cuisine sur le modèle de l’Académie Française, avec un dictionnaire officiel de la Gastronomie, et des repas périodiques où seraient réunis les seigneurs de l’Art culinaire. Il était capable de parler d’art, de littérature, de politesse et des ouvrages ou travaux de chaque invité. Les artistes étaient ses favoris ; les conversations que Carême eut avec Rossini, Chopin, Ingres, Delacroix sont restées célèbres, ainsi que de nombreux plats inventés pour leur rendre hommage. Il allait jusqu’à conseiller le Baron concernant l’achat de certaines œuvres d’art, si bien que les méchantes langues s’en donnaient à cœur joie : “peu importe que le Baron ne connaisse rien aux arts ; il a un cuisinier qui connaît les artistes et les protège”.

Carême fut le premier cuisinier à véritablement écrire sur son art (on sait que les tout premiers livres de cuisine sont apparus en France autour de 1300, et que les cuisiniers faisaient appel à des hommes de lettres qui dissertaient sur leurs recettes, le discours d’accompagnement étant ainsi séparé fort artificiellement de la partie pratique), et l’écriture lui donnait sans doute autant de fierté que la gastronomie, comme le montrent de nombreuses lettres. Son œuvre littéraire comporte onze volumes en tout, ce qui lui demanda une somme d’efforts colossaux – car n’oublions pas que Carême travaillait en cuisine en même temps qu’il écrivait et qu’il étudiait. Louis Rodil souligne que les planches qu’il dessina furent étudiées par des architectes de renom, qui ne manquèrent pas d’être surpris par le rapports de volumes ; Carême dessina et fit graver des projets de monuments destinés à embellir la ville de Paris (1821) ; il présenta également un Projet d’Architecture pour l’embellissement de la ville de St-Petersbourg (1821), patronné par le Tsar Alexandre lui-même. Ces recueils en nombre très limité et aux finitions luxueuses sont conservés à la Bibliothèque Nationale ; les projets furent alors confiés aux frères Firmin-Didot, qui passaient pour les meilleurs imprimeurs européens, après être passés dans les mains des maîtres graveurs Normand et Hibon. Les planches montrent des structures néo-classiques, chargées d’une profusion d’ornements ; c’est précisément ce que l’on appelle en jargon d’architecte de la “pâtisserie”, c’est-à-dire un édifice où la surcharge fait loi. Le roi de France et le Tsar Alexandre ne firent jamais élever aucun des monuments de Carême, car il restait bien évidemment un cuisinier, même si ses aspirations le portaient ailleurs.

Après la Restauration, la cuisine évolua, et la forme de la cuisine de Carême devint caduque ; cependant, le fond resta toujours d’actualité, et ses recettes sont toujours en pratique de nos jours. Sa folie des grandeurs en matière de décoration, sa conception théâtrale de la présentation fut délaissée, mais ses inventions culinaires simplifiées demeurent la quintessence de la cuisine française, à tel point que la ville de Paris lui consacra en 1984 une exposition, estimant que Carême faisait partie des plus grands acteurs de la vie gastronomique nationale, et qu’il avait contribué à faire accéder la France à la première place mondiale en matière de gastronomie ; la paternité de la toque blanche des chefs cuisiniers lui revient, ayant été adoptée à sa suite par le monde entier. La science de l’artiste culinaire réalise la synthèse de deux conceptions différentes de la cuisine ; admirateur du 18ème siècle, qui a vu naître la grande cuisine avec l’apparition des sauces, des fonds, des glaces, Carême déplore cependant le gaspillage et le désordre dans la présentation. Il se fait chimiste et réformateur : il explique que la “cuisine moderne doit savoir extraire le suc nutritif des aliments pour une cuisine rationnelle.” Carême met à l’honneur le profil du diététicien, et utilise les mêmes condiments qu’aujourd’hui ; on lui doit le renouveau du beau maigre ; “Carême mangeait très peu, il ne buvait pas; il parlait fort bien… Carême, en verve, était étincelant et léger.”

Lorsque l’on consulte les ouvrages d’Antonin Carême, on est immédiatement frappé par l’influence des recueils d’ornements issus de la tradition italienne de la Renaissance; on y trouve, outre les transcriptions très précises des recettes, une grammaire des formes qui connaît une application stylistique immédiate dans les exemples de constructions compliquées destinées à orner la table ; des détails empruntés à l’architecture chinoise, européenne, africaine se mêlent à des emprunts provenant de l’art paysager du 18ème siècle (l’adjectif pittoresque est bien sûr le picturesque anglais). Daniel Rabreau remarque que les planches de Carême sont des “invites à recréer dans l’espace, sous le scintillement des lustres, et des girandoles, des images aplaties. A côté de l’eau-forte pâle, l’auteur décrit donc l’illusion colorée qu’il imprime au matériau périssable.” Carême se veut donc auteur-pâtissier, mais aussi jardinier-architecte, modeleur de l’espace et grand organisateur de la perspective gastronomique et visuelle. Son rêve de gloire en nougat dépasse le cadre réduit de la table et cible la grandeur héroïque de l’histoire. Ses projets esthétiques ont un caractère finalement politique, qui doivent flatter les dirigeants du Monde et assurer la prééminence française lors des négociations ; le lien entre gastronomie et politique connaît son apogée en France avec l’association de Talleyrand et Carême, comme l’a montré Lionel Bobot.

Pièces montées, illustrations de Carême pour “Le Pâtissier pittoresque” © savoirsdhistoire.wordpress.com

Carême établit le dîner gastronomique dans son rôle de production d’expérience multi-sensorielle esthétique ; la saveur se voit théâtralisée jusqu’à un point alors inconnu, même si on retrouve des rudiments de cette théâtralisation de la nourriture en France au Moyen-Age. Carême écrit que “lorsqu’il n’y aura plus de cuisine dans le monde, il n’y aura plus d’intelligence élevée, rapide, de relations liantes, il n’y aura plus d’unité sociale.” Le cuisinier-architecte entend faire de la gastronomie un art total, incluant l’histoire, l’art – arts décoratifs, architecture, sculpture, peinture, littérature – et la science. Il n’est pas de gastronomie sans étonnement : c’est ainsi que le cuisinier se mue en architecte, artiste, et metteur en scène. La Haute-Cuisine sous Carême relève d’une véritable esthétique, avec l’élaboration d’une série de règles strictes concernant la préparation, la présentation, la dégustation des aliments, et la création d’une véritable nomenclature des mets.

Carême est un critique sans pitié qui n’hésite pas à détruire pour mieux reconstruire ; il entend régir la chaîne des différents arts décoratifs (cristal, orfèvrerie, etc.) qui servent de support aux aliments. Il repense la forme des assiettes dans laquelle doivent être servis ses mets, dessine des couverts avec l’orfèvre Odiot, met au point une organisation extrêmement précise sur l’espace de la table ; Carême refond ainsi le service à la française en le simplifiant afin de concurrencer le service à la Russe. On abandonne ainsi progressivement nombre de complications s’appliquant à la disposition des objets, et on délaisse ainsi la vaisselle octogonale et festonnée pour lui préférer la simplicité des formes ovales ou rondes. Carême s’irrite aussi du manque de considération apporté à la nomenclature des mets ; la distinction et le plaisir donné par la contemplation et l’absorption du plat dépendent également du soin apporté à le décrire ; il avait compris que la qualité de la langue influe sur l’expérience esthétique de manière considérable.

Le maniérisme gastronomique

Le savoir-faire de Carême transporte ainsi le culinaire vers la manifestation d’un maniérisme : on copie, on cite, on imite, on transpose. Carême travaille à mettre en forme des repas qui sont littéralement extraordinaires, régis par un code culturel strict, et qui évoluent ostensiblement vers la représentation et le spectacle. La gastronomie selon Carême n’est rien d’autre que la transformation du manger en voir, de l’éradication du besoin primaire de se nourrir qui se mue en acte culturel et arbitraire. L’étiquette constitue ainsi une forme particulière de la maniéra ; la cérémonie du repas est une affaire compliquée qui repose sur le respect de conventions changeantes et arbitraires. Le repas avec Carême devient une affaire de regard, où le rôle de l’antique allégorise le présent, tout comme les ballets et mascarades de la Renaissance utilisaient les références à l’Antiquité comme le rappel d’une appartenance à une culture commune.

© DR

Claude-Gilbert Dubois voit dans l’organisation de la fête aristocratique la réalisation d’une symphonie maniériste : symphonie artistique visuelle, verbale, musicale, gestuelle. On sait que les repas donnés par Talleyrand étaient accompagnés de musique (piano); Carême était apte à fournir tout le reste. “La fête maniériste est une succession de concetti : on attend des merveilles, et l’art de faire attendre et l’art d’émerveiller révèlent ces qualités.” L’art maniériste s’amuse à compliquer le code, cultive l’ambiguïté, l’ambivalence avec délices ; le maniérisme rend poreuses les limites, et souligne constamment sa propre artificialité et légèreté.

Le maniérisme fait saillir la structure ; la pâtisserie emprunte indifféremment à l’architecture en ce qui concerne la structure, à la peinture en ce qui concerne la couleur, ou à l’art des jardins quant à la perspective. Carême mélange les supports et ne s’arrête jamais à leur spécificité première; il les transcende. Cette polyvalence de l’ornement est l’une des caractéristiques qui autorise le jeu virtuose et sophistiqué des artistes de la maniéra, comme le rappelle Patricia Falguières. La manière cherche par exemple chez Carême à faire oublier la matière : c’est l’art de manier celle-ci, qu’elle soit composée de mots, de couleurs, de structures diverses qui passionne Carême. La Haute-Cuisine de l’architecte pâtissier reproduit ainsi les modes de production et d’associations visuelles et cognitives qui prévalent à la Renaissance en Europe : mimétisme, hyperbolisation de la forme à des fins d’étonnement, obsession de la répétition, déformation, multiplication des points de vue, des perspectives et des formes, recherche de la pose et de l’effet. Toutes ces caractéristiques relèvent du maniérisme, et ce triomphe de l’invraisemblance pointe avec insistance du côté du goût des Merveilles de la Renaissance.

Il n’y a pas de gastronomie sans étonnement, nous disait Carême ; il n’y a pas d’œuvre d’art sans surprise, nous démontrent les artistes maniéristes. La stratégie de fascination est toujours opérante, et la passion de la technique est intacte chez Carême ; il étudie l’architecture et les lois physiques pour sculpter ses pièces montées. Les associations imprévisibles, les coagulations alambiquées, l’agencement surprenant d’objets hétéroclites doivent surprendre, étonner, éblouir. Plus le rapport entre les termes est lointain et inattendu, meilleure est la figure ; l’ingenium de l’artiste, son sens de l’invention se manifeste alors avec une acuité particulière. C’est l’acutezza italienne, la pointe, le trait d’esprit fulgurant qui vient parfaire la maîtrise technique requise de l’artiste. La merveille désigne aussi ce qui sort de la norme, le bizarre, l’extravagant, l’exotique, voire le monstrueux ; dans une culture qui exalte le tour de force, la licence de l’artiste est son meilleur atout ; c’est cette liberté de s’affranchir des règles mêmes qui célèbre sa supériorité. C’est la désinvolture de l’artiste qui sait à bon escient mépriser les règles qu’il a lui-même respectées jadis avec application ; la stupeur qui est provoquée fait alors naître l’admiration et la curiosité, qui sont deux qualités fondamentales en ce qu’elles invitent à la connaissance, au savoir et au respect des lois de la nature.

L’aliment ainsi devient figure ; il est métaphorisé, allégorisé jusqu’à perdre complètement ses caractéristiques naturellement reconnaissables. Les coqs faisandés deviennent des hydres, les fruits sucrés se muent en bâtiments, les soupes se muent en mers sur lesquelles voguent des bateaux. Cet amour de la scénographie exubérante et brillante connaît son apex en Italie à la fin du 16ème siècle ; on voit qu’Antonin Carême en est l’héritier assagi. On reconnaît dans ses réalisations certains des caractères esthétiques du baroque, qui aime à se vautrer dans l’hypertrophie, qui fait proliférer les formes décoratives tout en les soumettant à une structure d’ensemble forte; le détail prolifère, mais jamais cette surabondance esthétique ne remet en cause l’ordonnance solide de la construction. Le baroque tire du maniérisme un certain nombre de ses caractéristiques majeures : le goût du monumental, l’architecture néo-classique favorisés par Carême constituent une éloquente affirmation de l’effort humain pour s’élever vers la divinité. La volonté d’impressionner en agissant sur les sens et en créant l’illusion est la finalité de la mise en scène qui sous-tend le repas ; l’exhibition de la puissance matérielle, et le luxe des transformations ostentatoires sont partout. Comment ne pas s’émerveiller que la chair d’une pomme devienne sous la dextérité de Carême un des matériaux donnant naissance à une série de colonnades aussi insolites qu’inattendues ?

Ces déplacements de la fonction et de la forme, ces effets de trompe-l’œil, ces distorsions composent également quelques-unes des caractéristiques attribuées au kitsch, qui est selon Abraham Moles lié à l’art d’une façon indissoluble, de la même façon que l’authentique est lié à l’inauthentique. Le kitsch se cristallise sur des objets mais c’est un phénomène connotatif universel et social. Patricia Falguières nous rappelle que “le maniérisme coïncide à la Renaissance avec une formidable réflexion, au sein des universités, des académies, des sociétés savantes, des salons d’Europe, sur la technique, sur l’art, sur les rapports de l’art avec la nature. […] Le maniérisme est tout entier dans ce jeu qui consiste à dissimuler l’art sous la nature, et à cacher la nature par l’art.” La dimension ludique du maniérisme, qui lui fait prendre des formes facétieuses, inattendues et souvent insaisissables, est certainement à l’origine du fait qu’il est souvent mal identifié, et qu’on le cantonne à la Renaissance, alors qu’il est partout. Le maniérisme donne toute leur place aux arts dits mineurs, comme l’orfèvrerie, l’architecture, le théâtre, ou encore la gastronomie par le biais de l’œuvre d’Antonin Carême. [d’après    Lawrence GASQUET, JOURNALS.OPENEDITION.ORG]

  • L’illustration en tête d’article montre le Congrès de Vienne, où souverains, ministres et ambassadeurs ont découpé l’Europe après la chute de Napoléon en 1814. Le Congrès a été le théâtre de banquets mémorables © aisa-leemage

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation par wallonica | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : andreapenrose.com ; Alex Fine ; savoirsdhistoire.wordpress.com


Bon appétit !

FRITSCHER, Susanna (née en 1960)

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© susannafritscher.com

Au cœur de l’architecture blanche du Centre Pompidou-Metz, Susanna FRITSCHER, transforme en paysage imaginaire une des galeries suspendues entre terre et air.

L’artiste autrichienne installée en France qui a récemment fait basculer les espaces des Mondes Flottants” de la Biennale de Lyon, du Musée d’arts de Nantes et du Louvre Abu Dhabi dans l’immatérialité, réinvente notre relation au réel, à ce qui nous entoure, à l’environnement qu’elle soulève, trouble, confondant l’atmosphère avec l’architecture qui devient liquide, aérienne, vibratile.

“Les matériaux que j’utilise, plastiques, films, voiles ou fils, sont si volatiles qu’ils semblent se confondre avec le volume d’air qu’ils occupent. Dans le jeu qu’ils instaurent dans et avec l’espace, la matérialité bascule et s’inverse : l’air a désormais une texture, une brillance, une qualité ; nous percevons son flux, son mouvement. Il acquiert une réalité palpable, modulable – une réalité presque visible – ou audible, dans mes œuvres les plus récentes qui peuvent se décrire en termes de vibration, d’oscillation, d’onde, de fréquence…” précise l’artiste.

© culture-grandparisexpress.fr

Elle explore le système d’aération du Centre Pompidou-Metz comme un organisme dont elle capte le pouls. Les pulsations de l’air qui émanent de son métabolisme deviennent la matière première d’une chorégraphie de lignes formées par les longs fils de silicone qui captent et reflètent la lumière. Les vagues ondulatoires sans cesse réinventées se propagent et mettent en branle cette forêt impalpable que les visiteurs sont invités à traverser. La nef du centre d’art résonne et amplifie les flux d’air qui y circulent et qui la métamorphosent en un immense corps sonore, instrument à vent qui laisse sourdre les souffles libérés du bâtiment.

Ce belvédère sensible et propice à la contemplation capte les mouvements et frissonnements de la nature. Comme par capillarité, les rythmes générés par ces lignes infinies de silicone, que Susanna Fritscher dompte et orchestre, vibrent et s’harmonisent à l’unisson avec ceux des corps des visiteurs-promeneurs, invités à se détacher de la pesanteur, de la gravité. Cet environnant rend également perceptible l’instabilité du temps présent et ses frémissements figurent alors un prélude ou une invitation à de possibles soulèvements. (lire l’article complet sur centrepompidou-metz.fr)

© susannafritscher.com

L’artiste (…) bouleverse notre réalité, jusqu’au rapport à notre propre corps, elle tisse une sorte de gigantesque piège inversé, sans en avoir l’air. Avec une fausse neutralité, elle nous laisse libre d’y pénétrer ou de rester aux marges. Rien de spectaculaire, aucune séduction bonimenteuse, aucune couleur séductrice, pas une once de pittoresque. Aucun repère fourni. Rien que du blanc plus, ou moins transparent et mouvant selon les œuvres.

“Où rien ne fait image… “, ainsi que l’écrit Philippe-Alain Michaud dans l’un de ses catalogues. Et pourtant, si la beauté du dispositif fait d’air et de lumière nous attire comme les abeilles sur le miel, c’est que l’œuvre a un fort pouvoir. Son architecture arachnéenne reste mystérieuse tant qu’on n’a pas pénétré son cœur. Alors seulement, on distingue de très longs fils ou des rubans de plastique plus ou moins fins, plus ou moins transparents. Une fois prisonniers de ces rets, on se questionne : pendent-ils d’en haut ou montent-ils d’en bas ? Sont-ils mus par eux-mêmes ou à notre passage uniquement ? Qui les manœuvrent ? Forment-ils des écrans translucides pour nous cacher quelque chose ou seulement pour tromper notre rétine, ou les deux ? On ne s’explique rien. L’air devient vivant, rythmé. Telle une texture, tel un tissage fluide, il flotte ou se gonfle. (lire l’article complet sur connaissancedesarts.com)

En savoir plus sur le site de Susanna Fritscher…


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation par wallonica.org  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations :  susannafritscher.com ; culture-grandparisexpress.fr


Plus d’arts visuels…

HAMAL : La place de Bronckart (CHiCC, 2018)

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Place de Bronckart (vue aérienne) © André Drèze

L’histoire de la place de Bronckart et des rues avoisinantes : une raison et/ou un intérêt particulier sont les incitants qui peuvent vous décider à écrire un livre sur un sujet précis ; en l’occurrence ici la place de Bronckart (initialement dénommée place des Guillemins, de 1857 à 1885) et les rues directement avoisinantes: Fabry, Dartois, Simonon, de Chestret, de Rotterdam (de la Paix), des Ixellois (du Midi), Sainte-Véronique et la place du même nom, Hemricourt et la dernière née, la rue de Sélys.

Le fait […] d’y avoir ses bureaux en sont les raisons principales mais il y a aussi une curiosité permanente pour l’histoire de Liège, grande ou petite et de découvrir – ou redécouvrir – un certain nombre d’aspects oubliés ou méconnus.

Victor Rogister, Maison Piot, rue de Sélys

Ceci d’autant plus qu’entre le clos de Guillemins, acheté en 1798 par Marguerite Fabry-Bertoz, et la place de Bronckart que nous connaissons aujourd’hui, il fallut plus d’une centaine d’années et bien des péripéties, notamment devant le Conseil communal de Liège. Les derniers immeubles de la place ne seront érigés qu’au début du XXe.

Par contre de nombreuses précisions inédites ont été trouvées sur le contexte particulier qu’a connu le couvent des Guillemins durant la seconde moitié du XVIIIe siècle et les circonstances qui ont conduit à sa disparition.

Il en va ainsi, par exemple, de la Papeterie de la Station située au bout de la rue du Plan Incliné, à cheval entre la rue Hemricourt et la rue de Chestret, et sur une des extrémités de l’actuelle rue de Serbie qui n’existait pas encore. Serrurier-Bovy y eut ses ateliers et magasins fin du XIXe – début du XXe siècle.

Place de Bronckart © itsalichon.com

Dans un passé plus récent, qui se souvient encore que la première implantation des Hautes Etudes Commerciales et Consulaires (HEC) se trouvait rue Fabry au n°12 et leur premier mobilier dessiné par l’architecte Arthur Snyers.

Plus tragiquement, nous savons enfin ce qui s’est réellement passé fin 1944 début 1945, plusieurs immeubles de la rue Dartois étant détruits par des bombes, et de découvrir les immeubles qui existaient avant dont une réalisation inconnue de l’architecte Clément Pirnay.

Mais au-delà des textes, ce sont les illustrations qui sont importantes, la plupart d’entre elles sont inédites. Enfin, nous aurions pu dans le cadre du présent ouvrage, nous étendre plus longuement sur l’architecture tant extérieure qu’intérieure des immeubles de la place de Bronckart et des rues concernées et ce d’autant plus que des architectes de renom y ont laissé des traces comme Paul Jaspar, Clément Pirnay, Arthur Snyers et Victor Rogister. Le temps et l’espace nous ont manqué.

Olivier HAMAL

“Place de Bronckart à Liège. Petites et grandes Histoires”. Co-édition des Presses Universitaires et des Editions de la Province de Liège avec le soutien de l’Agence Wallonne du Patrimoine.

 


La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte de Olivier HAMAL a fait l’objet d’une conférence organisée par la CHiCC en novembre 2018 : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez notre agenda en ligne

Plus de CHiCC ?

ENGLEBERT : Quelques visions pour un avenir liégeois radieux (CHiCC, 2019)

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Vue de Liège © Philippe Vienne

Où en est l’idée de faire de Liège une métropole régionale ?

“Etre une métropole, c’est remplir une mission, exercer une fonction, répondre à des besoins multiples, pour une et même plusieurs régions ; c’est aussi refuser de se laisser porter par une décision extérieure, c’est choisir son destin, consentir aux efforts financiers nécessaires. N’est pas une métropole qui veut, mais il faut aussi vouloir l’être.”

C’est ainsi que, dès 1964, à l’époque du colloque “Liège en l’an 2000”, Olivier Guichard, délégué général à l’aménagement du territoire de la République française définissait la métropole. La France, au 1er janvier 2018, en comptera dix-neuf dont dix-sept de droit commun (Bordeaux, Brest, Dijon, Grenoble, Lille, Metz, Montpellier, Nancy, Nantes, Nice, Orléans, Rennes, Rouen, Saint-Étienne, Strasbourg, Toulouse et Tours) et deux à statut particulier (Aix-Marseille et Paris).

Mon projet, hier et aujourd’hui

Le projet présenté au cours du colloque “Liège en l’an 2000” avait été ratifié par l’ensemble des membres de l’association avant d’être exposé à l’important public présent. Il comportait un plan global de circulation tirant parti du réseau ferré qui irrigue la ville et sa région en y superposant différentes voies et systèmes nouveaux pour assurer la mobilité des habitants et des usagers. Routes et autoroutes, métros lourd et léger, téléphériques, trottoirs roulants, rues réservées aux piétons permettaient à quiconque, par dessus les voies ferrées, tous les déplacements sans contrainte.

Le projet repensait complètement les réseaux de transport en commun (T.E.C.). Les circuits empruntés par ces derniers étaient tous conçus en boucle plutôt qu’en ligne. Il est bien connu que tous les circuits établis selon une boucle fonctionnent partout de manière optimale. Il suffit de songer à la Circle Line à Londres, à la Maranouchi Line à Tokyo et tout simplement au tram 4 à Liège pour en être convaincu. Jamais à ma connaissance, aucun spécialiste n’a tenté de dresser une carte des TEC dans une ville en se basant sur cette idée qui pourtant, si elle était appliquée et généralisée, faciliterait grandement la circulation dans la ville et dans son agglomération.

Projet Safège Liège © safege.org

Des systèmes nouveaux de transports en commun utilisaient, selon les distances à desservir, deux types de boucles : des grandes et des petites. Pour les grandes boucles, un métro suspendu appelé Safège, mis au point par la firme française éponyme, et pour les petites des cabines de la taille d’une 2CV Citroën à 4 places assises circulant sur le sol ou sur des rails surélevés, ces engins nouveaux se déplaceraient à la demande de manière automatique comme il en est des ascenseurs. Lorsque les pentes étaient fortes et particulièrement longues, des téléphériques comme il en existe dans les stations de sport d’hiver, étaient proposés.

Un usage différent de l’automobile était préconisé : interdites d’accès dans la ville, les voitures devaient être rangées dans de vastes parcs à étages à l’endroit des gares et au périmètre des centres denses. De là, les automobilistes empruntaient des navettes ou des TEC pour rejoindre leur destination.

Il faut rappeler qu’avant la Seconde Guerre, les rues dans les villes servaient principalement et presqu’exclusivement à la circulation. Le stationnement y était toléré, mais il n’était pas admis qu’un habitant de la rue puisse laisser sa voiture en permanence devant chez lui et s’arroger le droit d’occuper la voirie comme cela est devenu le cas aujourd’hui. Ce droit, moyennant une redevance annuelle, a progressivement été reconnu et s’est généralisé à la ville entière. Lorsque les maisons familiales ont été remplacées, durant les années 60, par des bâtiments à appartements, les artères quelles qu’elles fussent se sont révélées insuffisantes pour garer les voitures et des emplacements ont été prévus pour elles au détriment des espaces verts.

Des mesures auraient du être prises à cette époque pour contraindre les propriétaires de véhicules à justifier de garages sous leur “building” : les rues sont faites pour circuler et non pour être encombrées ou obstruées, sinon la circulation devient très difficile et même impossible. Ceci devient le cas pour beaucoup de rues et il est étonnant que les pompiers n’exigent pas le retour à la situation antérieure, comme ils exigent la fermeture des bâtiments quand ceux-ci ne satisfont plus aux nouvelles normes. En effet, le stationnement des voitures tout au long, et même de chaque côté des rues, est de plus en plus admis ; l’espace pour circuler se trouve alors réduit à 2m50 et il interdit certaines manœuvres aux grands véhicules ou aux bus.
Faut-il rappeler que de telles règles existent, notamment au Japon, où le stationnement dans les rues est strictement interdit ?

Quant aux surfaces importantes des différentes gare existant encore à l’époque, elles étaient couvertes par de vastes dalles étagées qui supportaient des logements nouveaux et des équipements publics mal répartis dans la ville. Ces derniers donnaient naissance à des activités nouvelles dans les quartiers environnants.

C’est ainsi qu’au-dessus des Guillemins, des logements et un ensemble de locaux pour le Ministère des Finances étaient prévus, facilitant ainsi des relations directes entre les fonctionnaires locaux et leurs homologues bruxellois.

Lire plus dans les actes du colloque “La Fabrique des Métropoles”
(Liège, 2017)

Jean ENGLEBERT


La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte de Jean ENGLEBERT a fait l’objet d’une conférence organisée par la CHiCC en janvier 2019 : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez notre agenda en ligne

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