HAINE : Les facteurs d’instruments de musique actifs en Wallonie et à Bruxelles en 1985 (Pierre Mardaga, 1985)

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Les facteurs d’instruments de musique en Wallonie et à Bruxelles

LES SECTEURS DE LA FACTURE INSTRUMENTALE

La Communauté française de Belgique en 1985 compte 81 artisans dans la facture instrumentale qui se répartissent en sept catégories :

      1. clavecins et pianoforte 9,
      2. orgues 12,
      3. lutherie 31,
      4. instruments à vent 12,
      5. percussions 3,
      6. instruments mécaniques 6,
      7. instruments populaires 8.

Les facteurs d’instruments rangés dans la catégorie des clavecins fabriquent indifféremment des clavecins ou des instruments plus petits de type épinettes, virginals ou clavicordes. Un seul d’entre eux se consacre aussi à la construction de pianoforte. Tout récemment. un facteur de clavecins vient de décider de mettre sur le marché des pianos munis de sa marque.

Dans le secteur des orgues, les facteurs réalisent principalement des grandes orgues d’église ; quelques-uns fabriquent aussi des orgues positifs de dimensions plus réduites. Une entreprise s’adonne à la fois à la facture des orgues et des clavecins.

La lutherie, les instruments à vent et les instruments populaires présentent une certaine diversité dans leurs spécialisations. Certains luthiers ne se limitent pas à la fabrication des instruments du quatuor moderne ou ancien : les uns se spécialisent dans les violes d’amour, violes de gambes ou barytons, les autres se consacrent aux guitares ou aux luths ; d’autres enfin s’adonnent à la fabrication d’archets ou d’outils de lutherie.

De même, dans les instruments à vent qui se subdivisent en bois et en cuivres, la spécialisation à un type déterminé d’instruments est une pratique courante. Dans les bois, seules des flûtes de type Renaissance ou baroque sont fabriquées dans nos régions. Suite à la forte concurrence étrangère, les instruments à vent en cuivre ne sont pratiquement plus construits chez nous ; seules des entreprises dont la création remonte au 19e siècle ou au début du 20e siècle présentent encore au public des instruments munis de leur marque. La plupart d’entre elles se sont tournées vers l’entretien ou la restauration des cuivres ; la vente d’instruments importés occupe par ailleurs une grande partie de leurs activités. Un seul facteur d’instruments à vent distribue une cinquantaine de modèles divers, à la fois dans les bois et dans les cuivres, qui tous sont marqués de son nom. Mais il faut souligner que c’est à l’étranger que ce facteur fait fabriquer ses produits.

Cornets à bouquin © rtbf.be

Trois artisans se sont tournés vers une activité très spécifique au sein des instruments à vent : le premier fabrique des cornets à bouquin de type Renaissance, le deuxième reproduit des embouchures anciennes, le troisième se spécialise dans des becs de saxophones fabriqués dans des matières diverses.

Le secteur des instruments populaires offre une large variété de types divers. Si l’un ou l’autre facteur se consacre uniquement à la fabrication des cornemuses, des vielles à roue ou des accordéons diatoniques, d’autres s·occupent de plusieurs catégories à la fois: dulcimers, épinettes des Vosges et harpes celtiques.

Enfin, les facteurs d’instruments mécaniques fabriquent surtout des orgues de Barbarie. Deux d’entre eux réalisent également des instruments plus importants de type orchestrion.

La facture instrumentale est un métier essentiellement masculin. Seules trois femmes facteurs exercent cette activité : deux s’occupent de lutherie et une autre de clavecins.

Les artisans de la facture instrumentale ont une moyenne d’âge de 42 ans pour l’ensemble de ses secteurs. Seules les spécialités de la lutherie et des clavecins présentent une moyenne d’âge légèrement inférieure à cette moyenne générale, avec respectivement 39 et 41 ans. Par contre, la moyenne d’âge est légèrement supérieure dans les instruments mécaniques (44 ans), les orgues (45 ans), les instruments populaires (46 ans). les instruments à vent et les percussions (47 ans).

LES SECTEURS NON REPRESENTES : CLOCHES, PIANOS, SYNTHETISEURS

Lorsque l’on observe les divers secteurs de la facture instrumentale dans la Communauté française de Belgique en 1985, on constate que trois catégories d’instruments n’y sont pas représentées : ce sont les cloches, les pianos et les synthétiseurs.

La dernière fonderie de cloches de Wallonie installée à Tellin dans le Luxembourg a fermé ses portes cette année suite au décès de la dernière représentante d’une dynastie de fondeurs se transmettant l’art du métier de père en fils ou de père en filles depuis plusieurs générations.

Quant au secteur des pianos, il n’est plus du tout représenté. Actuellement les pianos vendus sont importés de l’étranger : U.S.A., Allemagne, Autriche, Japon et Corée. La vente des pianos importés se fait soit par des grandes maisons soit par des entreprises familiales plus réduites. Toutes ces maisons ont été créées il y a près d’un siècle : elles produisaient alors leurs propres pianos. Au fil des années, elles sont passées entre les mains de membres d’une même famille.

Alors que la facture de pianos était très florissante au 19e siècle et jusque dans les années 1920, les premières défections s’annoncent dans l’immédiate après-guerre (1945-1950) et continuent tout au long des années qui suivent: Hanlet abandonne la facture en 1960. Van der Elst en 1963 et Hautrive en 1973, pour ne citer que quelques noms.

© superprof

Les raisons de cet abandon sont d’ordres économique et financier : coût trop élevé du matériel de base souvent importé de l’étranger et charges sociales trop lourdes pour la main-d’œuvre occupée. Le coup de grâce est porté lors de l’invasion massive du marché de pianos étranger, notamment allemands et japonais de haute qualité et à des prix nettement plus concurrentiels que ceux pratiqués en France et en Belgique.

Les manufactures existantes se sont alors tournées vers des activités essentiellement commerciales. Pourtant. depuis 1960, la demande ne cesse de progresser (certaines petites entreprises vendent jusqu’à 300 pianos par an !), avec cependant une légère stagnation au cours de ces cinq dernières années, suite à la crise économique. Le système de leasing, location avec option de vente, est désormais pratiqué par tous avec succès (pour certains, il représente même 90 % des revenus). La clientèle est essentiellement formée d’amateurs, auxquels se joignent les grandes institutions professionnelles telles les conservatoires, académies, ou les radios et télévisions belges.

Pourtant, il faut noter que depuis mars 1985, une maison livre à nouveau des pianos modernes, munis de sa marque, à des prix très concurrentiels par rapport aux marques étrangères. Sans doute est-il trop tôt pour estimer la présence d’une relance dans ce secteur tout au moins peut-on parler d’un renouveau, ou en tous cas d’une tentative pour faire face aux marques étrangères. La structure d’exploitation de cette maison permet de prendre le risque d’une telle aventure. Sans doute faudra-t-il attendre encore quelques années avant de pouvoir estimer si ce secteur a réellement quelques chances de renaître dans nos régions.

Les synthétiseurs sont les derniers venus sur le marché des instruments de musique. La demande est importante mais aucun appareil n’est conçu ni réalisé, ni même assemblé dans nos régions. La majorité des synthétiseurs sont importés du Japon (marques Yamada. Korg, Kawai, Roland) ou des U.S.A. (Oberheim, Sequential Circuits, EM, MOC). Au niveau européen, la République Fédérale d’Allemagne et l’Italie se présentent comme les deux grands constructeurs, travaillant néanmoins en grande partie sous licence américaine. Enfin, la marque australienne Fairlight est à l’heure actuelle considérée comme produisant le synthétiseur le plus performant.

REPARTITION GEOGRAPHIQUE

Tels qu’ils sont répartis dans le tableau [disponible dans le catalogue], les 81 facteurs d’instruments de musique sont installés pour près de deux tiers en Wallonie et pour un tiers à Bruxelles (voir cartes pp. 12 et 13). La province la plus riche en facteurs d’instruments de musique est le Hainaut ( 17) suivie de Liège ( 14), du Brabant (11), de Namur (8) et du Luxembourg (3). Aucune province ne compte des facteurs de toutes les spécialités : de même, on ne peut dire que tel ou tel secteur est davantage implanté dans une région déterminée. Néanmoins. les facteurs d’orgues, les facteurs d’instruments mécaniques et d’instruments populaires préfèrent la province à la capitale. Le Brabant semble offrir le plus de variétés puisque seule la catégorie des percussions n’y est pas représentée.

A l’intérieur de la capitale, les facteurs d’instruments de musique sont dispersés dans plusieurs communes. Certes, trois luthiers se sont installés au cœur même de Bruxelles, dans le quartier du Sablon. près du Conservatoire royal de Musique, et deux facteurs-marchands d’instruments à vent se trouvent au centre-ville. Les communes situées au sud de Bruxelles-ville semblent être davantage choisies comme lieu d’exploitation, quoique celles du nord ne soient pas pour autant complètement désertées.

Près d’un quart des facteurs, principalement les luthiers, connaissent plusieurs lieux d’exploitation. Souvent, ils changent de commune lorsqu’ils habitent Bruxelles, mais ils ne se dirigent pas nécessairement vers le centre ville. Quelques luthiers de province viennent s’installer à Bruxelles. Mais c’est plutôt le mouvement inverse que l’on observe d’une manière générale : les facteurs d’instruments de musique qui ont acquis un certain renom dans la capitale quittent celle-ci pour s’installer en province. Il faut par ailleurs remarquer que ces facteurs ne choisissent pas nécessairement les villes pour y fixer leur atelier ; au contraire, ils semblent préférer la campagne.

La grande majorité des facteurs sont de souche wallonne ou bruxelloise. Seuls six d’entre eux sont d’origine étrangère (un Français, un Italien, deux Allemands. un Anglais, un Néo-Zélandais).

APPRENTISSAGE ET FORMATION

En général, la formation des artisans de la facture instrumentale est très diversifiée. L’apprentissage en autodidacte se rencontre fréquemment parmi les luthiers (50 %), les facteurs d’instruments à vent en bois ou les facteurs d’instruments mécaniques (50 %), alors qu’il est nettement plus rare chez les facteurs d’orgues ou les facteurs de clavecins (10 %).

L’apprentissage se fait soit par des stages auprès de facteurs étrangers (50 % ) ou belges (35 % ), soit par des études dans des écoles de facture instrumentale (15 %).

La plupart des facteurs d’orgues et de clavecins ont d’abord acquis une formation de menuisier ou d’ébéniste avant d’entreprendre une spécialisation dans la facture instrumentale. Il faut également noter que 30 % des facteurs d’instruments à vent et d’instruments à percussion ont acquis leur formation dans les ateliers paternels. La majorité des facteurs connaissent la pratique des instruments qu’ils fabriquent. Ils sont quasiment tous instrumentistes amateurs ou, dans quelques cas, professionnels ; certains ont un diplôme du Conservatoire. La plupart des facteurs d’instruments populaires font partie de groupes folkloriques ou de musiques populaires.

Benoît Paulis est le seul facteur d’orgues de barbarie wallon (2023) © Pauliphonic

Quelques facteurs bénéficient aussi d’une formation de musicologue (sortis des universités francophones du pays).

Il existe deux écoles de facture instrumentale dans la partie flamande du pays, une créée en 1976 à Puurs, le Centrum voor Muziekinstmmentenbouw, et l’autre créée en 1981 comme section de l’école technique provinciale de Boom. La première de ces écoles procure un diplôme de formation sociale complémentaire tandis que la section de Boom délivre un diplôme technique. Dans chacune de ces écoles. les cours de facture instrumentale s’insèrent dans un programme de cours généraux dispensés pendant trois ans par des luthiers de métier. Chaque école compte une trentaine d’étudiants qui tous reçoivent une formation de luthier. Il semble qu’il n’y ait pas de cours concernant les autres spécialités : ni la facture d’orgues ni celle de clavecins. Il n’existe pas d’écoles semblables en Wallonie (voir p. 25).

Les deux tiers des facteurs d’instruments de musique actuels de Wallonie et de Bruxelles se sont installés à leur compte après 1971 ; plus précisément, la plupart de ceux-ci ont commencé la facture instrumentale entre 1976 et 1980, suite au renouveau de la musique ancienne. Toutefois, le mouvement s’est amorcé dès les années 1965-1975 avec une dizaine d’artisans débutant dans ce métier  Par contre. depuis 1981, il semble qu’il y ait un net ralentissement dans le nombre de nouveaux facteurs.

Les facteurs d’instruments de musique s’installent à leur compte généralement vers l’âge de 30 ans. Toutefois, selon les spécialités, on constate de légères variations oscillant entre 27 ans (facture d’orgues) et 35 ans (instruments populaires). Il faut cependant remarquer qu’il est parfois assez malaisé de préciser exactement le début de leurs activités de facteur : la plupart commencent en amateur, bien souvent en sus d’une autre activité professionnelle qu’ils n’abandonnent d’ailleurs parfois pas complètement. Ce lent démarrage n’est bien entendu possible que dans les secteurs qui ne nécessitent pas de capitaux importants de départ.

Mais pour une fabrication continue et de choix. il faut toutefois investir dans des réserves de bois importantes qu’on laisse sécher plusieurs années. Dans le secteur des orgues, le montant des capitaux nécessaires est par ailleurs plus important.

D’où viennent ces capitaux de départ ? Quelques luthiers et facteurs de clavecins installés après 1970 ont remporté une bourse de la Fondation belge de la Vocation qui leur a permis un démarrage plus facile. D’autres ont bénéficié d’un emprunt spécial jeune ; certains possèdent des économies personnelles provenant d’une autre occupation principale ou de facilités familiales.

Si la grande majorité des facteurs d’instruments de musique de Wallonie et de Bruxelles ont ouvert de nouveaux ateliers en s’installant à leur compte, il faut remarquer qu’il existe quelques entreprises à tradition familiale. Six d’entre eux en sont à leur deuxième ou troisième génération de facteurs d’instruments : Gomrée (orgues), Schumacher (orgues), Thirion (instruments mécaniques), Camurat (lutherie), Bantuelle (cuivres), Kerkhofs (cuivres), Maheu (cuivres) (certains toutefois se sont à présent convertis uniquement dans la vente d’instruments) ; huit facteurs d’instruments appartiennent à des maisons qui remontent au 19e siècle : la maison Delmotte (orgues) date de 1812, la maison Kaufmann (clavecins) quoique créée à l’étranger remonte à 1828, la maison Mahillon (cuivres) est fondée en 1836 et passe aux mains de Steenhuysen en 1939, la maison Bernard (lutherie) est ouverte en 1868, la maison Van Linthout (cuivres) a débuté en 1870, la maison Persy (cuivres) s’est établie en 1897, la maison Maheu (cuivres) débute en 1890 et la maison Biesemans (percussions) commence en 1908.

MILIEU FAMILIAL

La moitié des facteurs d’instruments de musique sont issus d’une famille dont les parents exerçaient, dans 30 % des cas, une profession libérale (médecin, industriel, avocat) et, dans 20 % des cas, des activités dans la facture instrumentale. Pour le reste, on peut dénombrer 11 % appartenant à un milieu ouvrier (verrier, tourneur, menuisier, textile, tôlier), 10 % issu d’un milieu d’artistes (musicien professionnel, peintre, photographe), 8 % d’un milieu de petits commerçants (boucher, pâtissier), 7 % d’un milieu d’enseignants (instituteur, régent, professeur dans le secondaire). Un dernier groupe représentant 14 % de l’ensemble des facteurs d’instruments de musique s’apparente à des milieux divers : comptable, employé, chef de gare, officier dans l’armée de l’air ou ébéniste.

Dans la catégorie des facteurs de clavecins, des luthiers, des facteurs d’instruments à vent en bois, on remarque une nette tendance à l’appartenance à un milieu familial de type professions libérales. La majeure partie des facteurs d’orgues et des facteurs d’instruments à vent en cuivre est issue d’un milieu de facteurs d’instruments de musique. Quant aux facteurs d’instruments mécaniques, ils appartiennent à un milieu plus populaire. […]

Suivent les sujets suivants :

      • Structures d’exploitation
        • Artisan ou chef d’entreprise ?
        • Nature des activités
        • Activité principale ou activité secondaire ?
        • Choix du métier
        • Clientèle
      • Importance de la production
        • Evolution au cours des dernières années
        • Publicité
        • Prix des instruments
        • Difficultés économique
        • Frais et répartition des charges
      • Initiatives souhaitées
        • Au niveau des professionnels
        • Au niveau des pouvoirs publics
La suite est disponible dans le PDF complet avec reconnaissance de caractères, à télécharger dans la DOCUMENTA. L’ouvrage présente également une fiche individuelle pour chacun des 82 facteurs identifiés par l’étude… en 1985.

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : transcription, correction, édition et iconographie | sources : Pierre Mardaga, éditeur |  contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Pierre Mardaga ; © rtbf.be ; © superprof ; © pauliphonic.


Plus de musique en Wallonie…

MASSART : Very Fast Trip. Prostitution (2013, Artothèque, Lg)

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MASSART Michaël, Very Fast Trip. Prostitution

(photographie, 40 x 60 cm, 2013)

Photographe belge né à Namur et domicilié à Habay-la-Neuve. C’est en 2008, suite à une blessure au genou, que Michaël MASSART renonce au sport et se tourne vers la photographie. Autodidacte et “touche à tout”, il se concentre sur ses deux domaines de prédilection : les portraits et les photos de paysages (notamment en pose longue). Transmettre une émotion, surprendre, construire et mettre en scène l’image de façon originale font partie de ce qu’il recherche à travers ses travaux.

Cette photographie fait partie de la série “Very Fast Trip”, que l’artiste présente ainsi : “c’est une fable contemporaine sur l’obsolescence programmée, la surconsommation. Ce que notre société porte aux nues aujourd’hui est jeté à la poubelle le lendemain. Grandeur et décadence : les meilleures ennemies du monde. Autour de ce sujet et avec une certaine dose d’humour, j’ai tenté de retracer le parcours d’un objet de consommation en lui donnant vie sous les traits (du moins partiellement) d’un homme.[…] Je vous propose donc de partager les aventures de notre “héros” de la surconsommation depuis son “déballage” jusqu’à sa mort… son recyclage, en passant par ses moments de gloire, d’impression d’être le roi du monde, d’excès, de lendemains difficiles, de nostalgie, de remises en question et de lutte pour tenter de survivre dans ce monde bien ingrat vis-à-vis de ses “stars” déchues…”

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement à l’Artothèque de la Province de Liège ? N’attendez plus, foncez au 3ème étage du B3, le centre de ressources et de créativité situé place des Arts à B-4000 Liège…

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © michaelmassart.zenfolio.com | remerciements à Bénédicte Dochain, Frédéric Paques et Pascale Bastin

DESSEILLES et al. : Que faire quand on a un proche TDAH ?

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Nous vous proposons ici la transcription du chapitre 11 : Que faire quand on a un proche TDAH ? de l’ouvrage collectif Manuel de l’hyperactivité et du déficit de l’attention de Martin Desseilles, Nader Perroud et Sébastien Weibel (Eyrolles, 2020). L’association TDAH Belgique est active en Wallonie et a validé l’approche des auteurs de cet ouvrage très lisible pour vous et moi. Martin Desseilles enseigne à l’Université de Namur

EAN 9782212572025

[4ème de couverture] “Des difficultés à se concentrer et à s’organiser… De l’impulsivité et des émotions non contrôlables… Une tendance à couper la parole et à multiplier les oublis… Le TDAH (Trouble du Déficit de l’Attention avec ou sans Hyperactivité), s’il est souvent diagnostiqué chez les enfants, est pourtant fréquent chez les adultes. Les personnes TDAH, fâchées avec les contraintes et la routine, dépassées voire épuisées à force de compenser les difficultés, en souffrent autant au travail que dans leur vie personnelle. Ce livre présente les particularités du TDAH chez les adultes, ses symptômes, les difficultés qu’il génère et les troubles fréquemment associés, ainsi que ses liens avec le haut potentiel et la bipolarité notamment. Il fait un point sur le diagnostic et présente de nombreuses stratégies à mettre en place pour faciliter le quotidien et les relations sociales. Riche d’outils et de témoignages, ce manuel pratique sera aussi utile aux personnes TDAH qu’à leurs proches…


Que faire quand on a un proche TDAH ?

La personne atteinte de TDAH ne devrait pas être la seule cible d’intervention thérapeutique. Il est important que tous les membres de la famille sachent ce qui se passe et puissent faire partie de la solution. Ce chapitre s’adresse essentiellement à une personne qui voudrait aider un proche avec un TDAH. Il n’est cependant pas inutile pour la personne avec TDAH de le lire ! En effet, comme le disait Friedrich Nietzsche: “Aide-toi toi-même : alors tout le monde t’aidera.

Il est possible de mieux vivre les difficultés liées au TDAH, et même de transformer les aspects négatifs en forces ! Mais cela implique un travail collaboratif, réalisé en bienveillance. Rien ne sert d’accuser l’autre : inutile de reprocher à la personne avec TDAH de “trouver des bonnes excuses“, ou d’accuser le proche de “ne pas être assez compréhensif“. Au contraire, le premier pas est de réfléchir comment chacun peut progresser, et de s’engager dans ce but. L’aide d’un professionnel peut être précieuse.

Le programme Barkley : Russell Barkley, neuropsychologue américain, a consacré sa carrière à l’étude du TDAH, chez l’enfant comme chez l’adulte. Une de ses motivations était peut-être qu’il avait un frère jumeau atteint par le trouble. Ce frère est mort dans des conditions dramatiques, dans un accident de voiture où il n’avait pas attaché sa ceinture, ce que Russell Barkley a toujours attribué au fait que son frère avait très régulièrement un comportement impulsif et un TDAH non traité. L’un des aspects le plus connu de son travail est le développement du programme Barkley, qui vise à aider les parents d’enfant avec TDAH et/ou avec un trouble oppositionnel en utilisant des compétences acquises au sein de groupes appelés programmes d’entrainement aux habilités parentales (PEHP).
Les groupes Barkley proposent d’abord une information sur le trouble afin de permettre aux parents de mieux comprendre leur enfant et son comportement. Ils s’appuient ensuite sur les méthodes des TCC par une analyse fonctionnelle des difficultés (retrouver les facteurs déclenchants et les facteurs qui maintiennent un comportement) , en utilisant des renforçateurs qui vont permettre de progresser. L’objectif final est de rétablir des interactions parents-enfants positives et d’améliorer le bien-être de l’enfant, de ses parents et de sa fratrie : sentiment de compétence, diminution du stress et des conflits conjugaux. Plusieurs études ont montré l’efficacité du programme et expliquent sa dissémination dans le monde entier. De telles approches ont permis à de nombreux parents de faire face au TDAH de leur enfant et de leur permettre de se développer dans les meilleures conditions possible.
Russell Barkley s’est aussi intéressé aux proches d’adultes avec TDAH. Il a écrit un livre très complet consacré aux proches de personnes avec TDAH : When an Adult You Love has ADHD, non traduit en français.

Évaluer et comprendre les symptômes : un travail commun

Il vous faut avant tout comprendre ce qu’est le TDAH, ce que votre proche peut, ne peut pas ou peut difficilement réaliser. Les symptômes du TDAH peuvent ressembler à des actions délibérées, à des refus, à des affronts intentionnels. En effet, les symptômes du TDAH s’observent uniquement par le biais du comportement, et nous avons tous spontanément tendance à considérer les comportements comme intentionnels et délibérés. Or, de nombreuses facettes du comportement sont déterminées sans intention. Notre cerveau nous pousse sans cesse à agir sans que nous en soyons conscients, la conscience ne venant qu’après coup, pour filtrer et censurer les choses qui sont peu adaptées dans une situation. Or, le TDAH impacte particulièrement ces capacités d’inhibition.

Le TDAH est bien à la base un problème biologique qui impacte le fonctionnement du cerveau. Comprendre que les erreurs de votre proche ne sont pas un signe de manque de respect ou d’égoïsme, mais en partie l’expression de symptômes, facilite l’expérience de la compassion. Si vous vous dites “Ah, mais cela va tout excuser, ça déresponsabilise“, sachez que cela est pertinent, mais attendez, nous traiterons ce point un peu plus loin. La première étape est d’identifier les symptômes les plus marqués de votre proche, étape ô combien difficile quand on n’est pas spécialiste du TDAH ! Pour cela, il faut donc vous renseigner, parler dans des associations, rencontrer des professionnels.

Les symptômes les plus marqués de mon proche. Lisez ou relisez les différents symptômes du TDAH décrits dans cet ouvrage et dressez la liste les difficultés que vous rencontrez au quotidien dans le tableau ci, dessous :

Problème Symptôme de TDAH qui explique le mieux le problème Analyse
Exemple : arrive toujours en retard Difficultés d’organisation (de gestion du temps), difficultés de planification Il n’arrive pas à anticiper tout ce qui pourrait rallonger un temps de trajet, par exemple, le temps qu’il met à chercher ses affaires
Exemple : crie très souvent sur les enfants Difficultés pour réguler la colère, l’impulsivité Quand il s’occupe  des enfants, c’est souvent
le soir et la fatigue a tendance à augmenter
l’impulsivité
Maintenant que vous avez rempli ce tableau, avez-vous
l’impression de voir les choses différemment ?

Même si des traitements sont efficaces, il n’existe cependant pas de moyen de faire disparaître le TDAH : c’est un problème qui restera présent toute la vie. Une nouvelle pas facile à entendre, autant pour la famille que pour la personne concernée : il y a alors un chemin commun à parcourir.

Souvent le diagnostic est initialement assez bien accueilli, car c’est une explication à des problèmes récurrents de longue date. Mais les problèmes ne sont pas réglés pour autant et il va falloir se mettre dans l’optique d’une course de fond pour tenir dans la durée. Il y a une grande différence entre savoir et accepter. En effet, savoir correspond à une attitude purement intellectuelle : “Oui, il a du mal à se concentrer, je le sais, c’est à cause de son TDAH.” C’est une connaissance détachée qui ne prend pas complètement en compte le vécu, le ressenti et les conséquences. Cette attitude conduit à des pensées ou des propos du type : “Je sais que tu as un TDAH, mais tu pourrais faire des efforts.” Ce n’est pas vraiment aidant.

Redisons-le, accepter ne veut pas dire excuser ou déresponsabiliser. Tout au contraire, accepter veut dire faire un point honnête et renforcer la responsabilité. Reconnaître ce que l’on peut faire, changer, mais aussi distinguer ce qui restera difficile, ce qui va prendre du temps. Parfois, on ne sait pas ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Ce qui n’est pas possible maintenant peut être possible plus tard.

Vous devez vous poser la question suivante et tenter d’y répondre honnêtement : “Est-ce que je veux vraiment que mon proche (conjoint, enfant) soit ‘fonctionne tout à fait comme moi’ ? Ou, est-ce que je veux qu’il soit la meilleure personne avec le TDAH qu’il puisse être ?”

Déceler le potentiel de la personne TDAH

Le TDAH, ce sont aussi certains traits qui peuvent être positifs : l’énergie, la créativité, la spontanéité, la richesse de l’imagination. Cela dépend des personnes, évidemment. De là à dire que le TDAH est une chance, c’est certainement très exagéré. Mais force est de constater que des personnes avec TDAH ont réussi en dépit de leur trouble, que ce soit dans le monde du sport, du spectacle, qu’il s’agisse de chefs d’entreprise ou même d’hommes politiques. Si des personnes avec TDAH peuvent réussir, c’est surtout grâce à leurs qualités propres ! Le TDAH ne donne pas de talent en soi. Il est ainsi important d’identifier toutes les forces de la personne que vous souhaitez aider, celles qui s’expriment déjà et celles qui ont du mal à s’exprimer à cause des symptômes.

Le potentiel de mon proche

Qualité En quoi te TDAH empêche l’expression de cette qualité
Exemple : générosité avec ses amis A du mal à garder des amis car peut faire des crises de colère inappropriées qui cassent beaucoup de relations

Reconnaitre l’impact du TDAH sur vous

Vivre avec quelqu’un qui a un TDAH peut être très amusant, stimulant, une vaccination contre l’ennui ! Mais cela peut également exiger beaucoup de temps et d’attention. Les parents ou le conjoint d’une personne avec TDAH peuvent mettre leur propre santé physique et mentale en veilleuse car ils sont trop occupés à compenser leurs difficultés. Si la personne atteinte de TDAH ne prend pas ses responsabilités, par exemple familiales, les proches accumulent la fatigue. Parfois, lorsque le comportement irresponsable est extrême (prise de risques majeure, violences), cela peut peser très lourd sur l’entourage.

Il est normal, voire essentiel, de reconnaître en vous la colère, la frustration, l’impatience, l’hostilité, la culpabilité et le découragement que vous pouvez rencontrer. Ces sentiments ne font pas de vous une mauvaise personne et ne signifient pas que vous abandonnerez votre proche. Au contraire ! Ces sentiments sont aussi des guides qui peuvent vous aider, si vous arrivez à les comprendre. Ils peuvent ainsi pouvoir dire que :

      • vous devez prendre du temps pour vous-même ;
      • vous avez atteint votre limite, et il faut l’exprimer de manière bienveillante ;
      • vous devriez demander de l’aide auprès d’autres proches ;
      • vous avez besoin de demander le soutien de professionnels ;
      • il faudrait considérer d’autres approches thérapeutiques, ou convaincre votre proche de les envisager ;
      • vous avez vous-même des difficultés qui empêchent d’aller plus loin.

Rappelez-vous que la vie avec une personne TDAH ne ressemble pas à un long fleuve tranquille, mais plutôt à des montagnes russes… Relisez l’histoire de Michael Phelps (cf. p. 78) : le chemin vers le succès fut parsemé d’embûches. Prendre soin de soi permet de ne pas abandonner l’aide et l’espoir pour son proche.

Comment je me sens. Prenez le temps d’écrire ici tout ce que vous ressentez, les émotions qui vous traversent, comment vous vous sentez physiquement. Réfléchissez ensuite à ce que vous pourriez faire pour vous sentir mieux…

Évaluer la disposition de votre proche à changer et à chercher de l’aide

Les personnes avec TDAH ont besoin de tout le soutien de leurs proches pour progresser. Mais on ne peut pas aider une personne qui refuse d’accepter de l’aide ! Notamment lorsque la personne refuse son diagnostic. Avant d’essayer d’intervenir, évaluez si votre proche est prêt à changer et ajustez-vous en conséquence. Vous imaginez bien que ce qui sera efficace sera bien différent dans la situation où la personne dit : “Vraiment, ça fait des années que je galère, et je pense avoir un TDAH. Pourrais-tu m’aider à trouver un rendez-vous ?“, d’une personne disant “Arrête avec tes remarques, je ne suis pas fou. C’est toi qui as un problème, pas question de parler de ça.” Essayez de faire le point à l’aide des stades de changement ci-dessous.

Les stades de changement

Dans le cadre de la prise en charge des addictions, les professeurs de psychologie William Miller et Stephen Rollnick ont mis au point ce que l’on appelle l’entretien motivationnel. Cette technique qui a fait ses preuves permet d’ajuster les actions à la motivation au changement. Suivant la théorisation décrite par James Prochaska et Carlo DiClemente cinq stades sont proposés.

      1. Stade de précontemplation (ou de non-implication). Votre proche souffre d’un TDAH et ne reconnaît pas qu’il a un problème. Il n’y a pas l’idée de changer ou de trouver une solution.
        • (-) il ne sert à rien de tenter de le convaincre, cela générera de la confrontation et l’éloignera de l’idée d’un changement.
        • (+) en revanche, il est utile de collecter des informations, de les rendre disponibles (si vous avez acheté ce livre pour un proche par exemple). Il faut trouver la fenêtre de tir ! Souvent, c’est lorsque quelque chose ne va pas et que votre proche se demande ce qui s’est passé. Par exemple, s’il doit travailler toute la nuit pour rattraper un retard dans son travail et qu’il s’en plaint, vous pouvez dire : “Tu sais, ce n’est pas la première fois que tu rencontres ce problème. Je sais que cela te frustre. Penses-tu que cela pourrait être un problème de TDAH ? Peut-être devrions-nous avoir plus d’informations. As-tu jeté un œil à ce livre ?“Restez ouvert, soutenant, reconnaissez la souffrance et posez des questions plutôt que des affirmations (les “tu dois”).
      2. Stade de contemplation (ou d’adhésion à l ‘information). Votre  proche pense, et accepte même, que le TDAH pourrait être un problème. Mais parfois il se dit qu’il devrait consulter, parfois il repousse l’idée en disant par exemple : “Je sens que le médecin va me pousser à prendre un traitement.” Il pèse le pour et le contre, il n’est pas complètement prêt à changer.
        • (-) il ne faut pas le brusquer et pousser à un changement radical, l’effet pourrait être négatif par peur de l’inconnu.
        • (+) aidez-le à explorer les pour et les contre. Par exemple, vous pouvez dire : “Si tu voulais que quelque chose change, ça serait quoi pour toi ? L’impulsivité, ou les problèmes de concentration ?” Ou bien : “Quelles seraient les prises en charge que tu imagines faisables pour toi ?”

          Fournissez-lui une liste d’experts locaux avec qui il pourra faire le point sur sa situation, en bénéficiant d’une évaluation.
      3. État de préparation (décision d’un changement). Votre proche s’apprête à s’engager dans le processus de diagnostic et de traitement. Aidez-le à bien commencer et à suivre les rendez-vous. Proposez-lui de l’accompagner à la première consultation, préparez l’itinéraire ou rappelez-lui la date de son rendez-vous.
      4. Stade d’action (début du changement). Votre proche reçoit de l’aide. Il prend un traitement, utilise des outils d’aide individuels ou fait une thérapie.
        • (-) ne vous focalisez pas sur ce qui ne change pas encore, ne soyez pas trop impatient.
        • (+) renforcez ce qui fonctionne, notez les changements positifs.Aidez-le à gérer son traitement en lui rappelant qu’il a besoin d’une ordonnance. Intéressez-vous aux stratégies qu’il essaie de mettre en place.
      5. Stade de maintenance (maintien du changement). Votre proche fait des progrès et les changements ont un impact significatif sur sa vie et la vôtre. Il va peut-être si bien qu’il ne pense plus avoir besoin d’un traitement. Votre rôle est de vérifier périodiquement et d’offrir de l’aide s’il en a besoin. Soyez prêt à l’encourager à s’en tenir au processus de traitement.

Aider à chercher de l’aide

Les proches ne peuvent pas régler tous les problèmes. Une aide extérieure  est nécessaire, déjà pour poser le diagnostic. Il est par ailleurs parfois difficile de faire passer l’idée à un proche qu’il pourrait avoir besoin d’une aide psychologique. Cette démarche est souvent stigmatisée, considérée comme une faiblesse. Pour aider à trouver de l’aide, tout dépend de là où en est votre proche : demande-t-il déjà quelque chose, a-t-il exprimé un besoin ?

Vous pouvez trouver de la documentation et la laisser disponible. Si vous êtes en train de lire ce livre, c’est que vous avez fait déjà des recherches ! Si c’est votre proche qui vous a prêté ce livre pour que vous vous documentiez, c’est qu’il a déjà avancé et a besoin de votre soutien. Peut-être pense-t-il que vous avez vous-même un TDAH ? Cette documentation peut être utile lors de discussions, notamment si la personne est prête à reconnaître certaines de ses difficultés.

Ensuite, il faut trouver un professionnel. Ce n’est pas toujours facile, car le TDAH de l’adulte est encore peu reconnu, notamment en France. Attention, cela ne sert à rien de prendre rendez-vous si la personne est encore dans un stade de précontemplation. Il faut qu’elle soit dans une préparation à un changement. Trouver un professionnel qui est spécialiste du TDAH sera souvent mieux accepté.

Si le diagnostic est déjà posé, peut-être pouvez-vous faire un retour sur ce que vous avez observé. Si un médicament est proposé, vous pouvez noter les améliorations, aider pour l’observance, vous renseigner sur les effets secondaires et lui rappeler de reprendre rendez-vous. Si une thérapie comportementale est proposée, aidez-le à penser à s’entraîner, proposez de
participer aux exercices en famille.

Connaître les meilleurs traitements pour le TDAH

Le TDAH nécessite une aide. Certains traitements fonctionnent, d’autres n’ont pas fait leurs preuves. Souvent, un plan de traitement efficace comprend deux parties : la médication et la thérapie ou les adaptations comportementales. Il est souvent profitable d’envisager des traitements complémentaires, comme un coaching spécialisé pour les personnes avec TDAH, de l’exercice régulier, une thérapie fondée sur la pleine conscience, ou encore un traitement pour un trouble associé (anxiété, dépression, dépendance, etc.). Dans ce livre vous trouvez beaucoup d’informations pour mieux connaître ces traitements (cf chap. 5 et 6).

Le danger des informations trouvées sur l’internet. Le mari d’Émilie a été diagnostiqué TDAH à 42 ans, après un burn-out dans son travail : “Ça a été un soulagement, car ça lui a permis de comprendre pourquoi il avait eu tant de mal à garder un job, pourquoi il avait ces problèmes d’organisation depuis le lycée, pourquoi il avait un tel sentiment de frustration. Après la visite chez le médecin, nous avons regardé sur internet et nous nous sommes retrouvés ensevelis sous une masse incroyable d’informations (comme nous parlons couramment anglais, ça a été encore plus considérable). Le plus compliqué était le nombre d’informations contradictoires. Nous avons lu certains articles effrayants sur les “horribles effets secondaires des traitements”, “le manque de recul sur les médications”, et plein de choses qui nous ont fait douter. La première pensée que j’ai eue est que je ne voudrais jamais que mon mari prenne ces médicaments.” Fort heureusement, Émilie et son mari ont su garder leur esprit critique et ont pris le temps de vérifier les informations avec leur médecin.

On trouve sur internet beaucoup de promesses de solutions miracles concernant des traitements pour le TDAH : nutrition, techniques psychologiques ou neurophysiologiques. Méfiez-vous des preuves uniquement fondées sur des témoignages ou des études non publiées. Évitez de dire à votre proche “Tu ne voudrais pas essayer quelque chose à base de plantes ?” s’il vient justement de discuter avec son médecin d’essayer un traitement médicamenteux. Un premier traitement peut ne pas fonctionner. Votre proche aura peut-être besoin d’essayer différentes options et cela prendra parfois plusieurs mois. Soutenez-le pendant qu’il cherche la bonne combinaison.

Décider quel rôle vous allez jouer et poser vos limites

Il est important que vous décidiez à quel point vous voulez aider votre proche, selon vos souhaits, votre disponibilité, la force de la relation qui vous unit ou vos limites. Tous les rôles ne sont pas adaptés à toutes les situations. Choisir un rôle permet de se rappeler quelles sont les limites de son soutien, pourquoi on le fait et à s’encourager.

Choisir son rôle

La bonne oreille

Celui qui écoute et accepte : la personne de confiance à qui votre proche peut faire appel en cas de problème. Vous êtes disponible pour écouter sans porter de jugement. Ne pas porter de jugement ne signifie pas que vous niiez ou excusiez un comportement inapproprié ou ses conséquences. Vous pouvez écouter tout en reconnaissant clairement les faits d’une situation, être critique de manière constructive sans porter de jugement moral.

L’assistant

Celui qui aide à résoudre les problèmes : vous ne faites pas que comprendre, vous aidez à régler les problèmes. Vous pouvez être une sorte de coach, qui donne des conseils ou trouve des moyens de dépasser un problème (organisation, routines, etc.). N’oubliez pas que pour tenir ce rôle, il faut que vous soyez « accrédité» par votre proche! Ne le faites pas s’il ne le souhaite pas. Vous pouvez l’aider à suivre ses traitements, à penser aux rendez-vous, être disponible quand il y a quelque chose de difficile à faire.

L’avocat

Si vous choisissez ce rôle, vous êtes alors le défenseur, la personne qui aide à expliquer le TDAH à d’autres personnes, notamment hors de la famille immédiate. Vous expliquez les difficultés, demandez de prendre des mesures d’adaptation pour votre proche. Vous le défendez aussi quand il subit des attaques, quand des remarques fausses ou inappropriées sont faites au sujet de son TDAH. Agissez dans ce cas comme un diplomate pour améliorer avec tact les situations. Encore une fois, il ne s’agit pas de nier les faits ou les problèmes.

Mais vous pouvez aider à faire comprendre le rôle que joue le TDAH. Vous pouvez également accompagner et aider votre proche pour obtenir des aides ou des adaptations dans le domaine des études ou du travail.

Le bienfaiteur

Ce n’est pas un rôle que tout le monde peut jouer. Vous décidez de participer financièrement pour payer une intervention constructive ou efficace, par exemple une psychothérapie comportementale, qui n’est pas prise en charge par la Sécurité sociale. Cela peut aussi se faire dans le cadre de la discussion du budget du foyer.

Expliciter vos limites

Tout ne doit pas reposer sur l’entourage. Vous devez exprimer ce que vous ne pouvez plus faire ou supporter. Attention, toujours en disant “je pense” ou “je souhaite” plutôt que “tu devrais” ou “tu ne devrais pas“. Tâchez d’anticiper plutôt que d’attendre les crises pour essayer (trop tard souvent) de régler les problèmes. En cas de crise, penser à dire que la tension est trop montée, que la charge émotionnelle est trop haute, et différer la discussion ou la résolution du problème.

Dire “je” plutôt que “tu”. Juliette : “j’ai longtemps dit à mon mari que je ne supportais pas qu’il joue aux jeux vidéo pendant que je devais faire les tâches ménagères. Il me disait ‘Oui’ sans rien faire, ou ‘Tu me frustres’, ‘Tu me considères comme un enfant’. A force de lui faire des reproches en disant ‘Tu ne dois pas ci ou ça’, ‘Tu ne penses pas aux tâches du quotidien’, il s’énervait, moi aussi, et la dispute ne menait à rien. Après avoir lu quelques livres sur la communication et les relations, j’ai essayé de m’exprimer à la première personne. j’ai dit : ‘j’ai du mal à gérer ce problème’, ‘j’ai besoin d’aide’, ‘j’aimerais que ça se passe comme cela’. Pas toujours simple d’obtenir ce que je voulais, mais comme on ne se disputait pas tout de suite, on pouvait discuter. Au final, il y a eu quelques changements positifs. »

Mes actions concrètes pour aider mon proche

Le traitement du TDAH est un effort collectif. A partir du constat concernant votre proche et vous-même vous pouvez envisager de mettre en œuvre un certain nombre de stratégies. Voici quelques idées :

      • motiver à prendre/continuer le traitement ;
      • aménager les repas pour limiter les problèmes de perte d’appétit ;
      • être un coach pour la gestion des papiers administratifs ;
      • mettre en place des routines (la place des clefs et du portefeuille, la check-list avant le départ, le moment du dimanche soir où on fait le point sur le planning de la semaine à venir… ) ;
      • être très explicite dans ce que vous attendez ou demandez ;
      • mettre des règles claires pour l’argent ;
      • avec les enfants : répartir clairement les tâches, par exemple, réserver les tâches nécessitant de la patience pour la personne sans TDAH ;
      • mettre une règle temps mort quand la tension monte de trop ;
      • trouver un groupe de parents TDAH…

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : veille, édition et iconographie | sources : Editions Eyrolles | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © DP ; © Eyrolles.


Les manifestations de la vie en Wallonie-Bruxelles…

CONNAÎTRE LA WALLONIE : notre région en quelques clics…

Temps de lecture : 3 minutes >

[WALLONIE.BE/…/VIVRE-LA-WALLONIE] Véritable vitrine du savoir-faire wallon et mine d’informations sur la Wallonie, le site CONNAÎTRE LA WALLONIE s’est offert un tout nouveau design facilitant sa consultation et son exploration. Patrimoine, culture, wallons marquants, histoire, folklore… autant de rubriques à votre disposition pour mieux connaître votre Région.

Le site Connaître la Wallonie a vu le jour en 2013 afin de rassembler et de  mettre en valeur, sur un même site, ce qui fait l’identité et la richesse de la Wallonie. Grâce à une collaboration entre le Service public de Wallonie, le Gouvernement wallon et l’Institut Jules Destrée, il s’est enrichi, au fil des ans, de contenus de haute qualité.

EXPLORER LE TERRITOIRE WALLON

Les quatre grandes sections du site vous invitent à parcourir l’histoire et les symboles de la Région, sa culture et son patrimoine, ses Wallons marquants et sa géographie. De la préhistoire à nos jours, en passant par Charlemagne et Napoléon, la Wallonie est le produit d’une histoire mouvementée. La rubrique Histoire et symboles s’est, en outre, enrichie d’un atlas historique comprenant 250 cartes qui permettent de suivre le cheminement séculaire de l’espace wallon au cœur du bouillonnement européen. Découvrez ou redécouvrez également les symboles de la Wallonie, fruits d’une appropriation populaire et d’une reconnaissance officielle.

Des lieux de mémoire à la littérature, en passant par toutes les facettes de la culture et du folklore, des sites et édifices remarquables au petit patrimoine populaire, tous témoignent d’une histoire riche et ouverte aux influences multiples. Vous les retrouverez dans la rubrique Culture et patrimoine.Terre à la croisée des mondes latin et germanique, la Wallonie a également engendré ou accueilli de très nombreuses personnalités qui ont laissé une trace dans l’Histoire. C’est l’objet de la rubrique Wallons marquants. Celle-ci reprend aussi, depuis 2011, les Wallonnes et les Wallons qui, par leur vie ou leurs actions, illustrent la Région ou contribuent au mieux-être de la collectivité, et qui sont, à ce titre, honorés par un Mérite wallon. Depuis cette année, les plus jeunes ayant brillé par leurs actions ou leurs réalisations sont également reconnus par la remise d’une Étincelle.

UN SITE EN CONSTANTE ÉVOLUTION. La Wallonie est une région active et créative dont on n’a jamais fait le tour. Riche de milliers de fiches sur le patrimoine, les Wallons marquants… le site Connaître la Wallonie continuera à enrichir son contenu afin de coller au mieux à l’actualité culturelle et parlementaire ainsi qu’à l’émergence de nouvelles personnalités régionales : https://connaitrelawallonie.wallonie.be

Evelyne Dubuisson


Voilà un bandeau que vous connaissez bien : l’équipe de wallonica.org l’utilise pour vous guider vers des références qui vous permettraient d’en savoir plus encore que dans nos pages, le cas échéant. “Connaître la Wallonie“, voilà un site de référence que peu d’entre vous connaissaient et qui, pourtant, figure depuis longtemps dans la liste de nos sources où nous écrivions à son propos :

Des trésors d’informations précises et rares, hélas bien enfouis dans un ensemble de bases de données distinctes, heureusement bien ratissé par un moteur de recherche. C’est bien dommage : peu de Wallons et de Bruxellois connaissent “Connaître la Wallonie“, une compilation un peu administrative de joyaux de documentation,  comme la très complète “Encyclopédie du Mouvement Wallon.” A visiter !

La nouvelle interface du site laisse présager du meilleur et ce sera désormais tâche plus plaisante que de consulter ce site, où sont portés en ligne des ouvrages monumentaux comme les quatre forts volumes de l’Encyclopédie du Mouvement Wallon déjà citée, d’autres articles de Jean-Pol Schroeder sur le jazz en Wallonie ou les liens vers WalonMap que nous utilisons pour notre topoguide


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation, rédaction et iconographie | sources : Vivre la Wallonie | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © DP.


D’autres initiatives en Wallonie et à Bruxelles…

Avisance (spécialité namuroise ; recette)

Temps de lecture : 4 minutes >

[SUDINFO.BE, 21 mars 2023] L’avisance : le repas du pèlerin. Il existe sans doute de nombreuses manières de vexer un vrai Namurois. La plus efficace consiste sans doute à assimiler la véritable avisance namuroise à un vulgaire pain-saucisse.

Pour ne plus confondre ce joyau du patrimoine culinaire namurois avec un vague produit industriel, on vous explique tout. Pour comprendre toute la complexité de ce met à mi-chemin entre la pâtisserie et la boucherie, il faut remonter au Moyen-Age. À l’époque, les catholiques pratiquants formaient la majorité de la population. Pour ces croyants, il était important d’effectuer, au moins une fois dans sa vie, un pèlerinage. En Europe, le plus célèbre est sans doute celui de Saint-Jacques de Compostelle, dans le Nord de l’Espagne. Dans le même temps, la plupart des fidèles étaient de condition modeste. Il s’agissait donc d’éviter à tout prix le gaspillage alimentaire. Des recettes permettant d’accommoder les restes de repas sont apparues un peu partout en Europe. On citera, par exemple le Pan Forte florentin préparé avec tous les restes de pâtisserie. Historiquement, l’avisance était un repas de voyage, préparé avec un reste de viande placé dans une crêpe de pâte à pain et cuite avec celle-ci. Elle était alors mangée froide, sur le pouce, notamment à l’occasion de longs pèlerinages.

Une marque des pèlerins de St-Jacques-de-Compostelle (Namur) © DR

Aujourd’hui, cette spécialité culinaire de la ville de Namur prend la forme d’un chausson de pâte enroulée, fourré à la viande. Elle est aujourd’hui servie chaude, en entrée, généralement accompagnée de crudités. Doit-on encore le préciser, il s’agit d’un plat traditionnel qui ne doit pas être confondu avec les productions industrielles à base de minerai de viande nommé pain-saucisse. Sa recette contemporaine, défendue par la confrérie gastronomique appelée La Commanderie des Coteaux de Meuse, se compose d’un rectangle de pâte feuilletée au travers duquel on dépose un boudin de farce composé de haché de porc coupé finement et épicée (chair à saucisse). La crêpe de pâte étant ensuite roulée autour de la viande et soudée. Le tout est recouvert de dorure à l’œuf et cuit au four durant une vingtaine de minutes. Elle est proposée en cuisine de rue, lors de festivités populaires comme les fêtes de Wallonie. Mais on pourra aussi la trouver en entrée souvent accompagnée de moutarde douce. Il faut noter aussi que la confrérie gastronomique qui en fait la promotion peut vous indiquer un choix de vins adéquats et issus du terroir local puisque la Commanderie des Coteaux de Meuse produit du vin sur les hauteurs de Wépion.

V.M.


[GASTRONOMIE-WALLONNE.BE] Avisance de Namur. L’avisance est typique de la région namuroise aux fêtes de Wallonie. Cette recette de notre site a été présentée par Gérald Watelet dans l’émission Un gars, un chef le 27 sept 2013.

L’AVISANCE : HISTORIQUE

C’est un fourreau de pâte feuilletée, fourré de haché, servi chaud. Elle est surtout connue lors des fêtes de Wallonie de Namur, où on la trouve dans les bonnes échoppes. Elle mérite d’être servie en entrée lors d’un repas accompagnée de crudités. Son origine remonte dans le temps lointain où les Namurois se rendaient en pèlerinage à Notre -Dame de Halle. La route étant longue et le déplacement se faisant à pied, chacun se munissait de provisions de bouche et notamment, une crêpe enroulée autour de restes de viande. Les pèlerins disaient qu’ils avisaient, c’est à dire qu’ils prenaient leurs précautions. Cette crêpe est devenue au fil du temps, l’avisance.

La réussite dépend de la qualité de la pâte et de la qualité de la (chair à) saucisse. Nous donnons la recette avec de la pâte feuilletée, par souci de simplification, car on dispose actuellement de pâte feuilletée prête à l’emploi, mais à l’origine, on utilisait de la pâte à pain.

AVISANCE : recette n°1

Préparation : 10 min – Cuisson: 20 min
Ingrédients : pour 4 personnes

      • 4 feuilles de pâte feuilletée de 15 cm,
      • 4 saucisses,
      • 1 oeuf (pour dorer).

Préparation : Ultrasimple. Roulez chaque saucisse dans une feuille de pâte. Placez les avisances sur une platine à tarte. Dorez chaque avisance avec un peu de lait ou de jaune d’œuf. Mettez au four préchauffé à 220°C durant 20 minutes.

Variante : Vous pouvez retirer la peau des saucisses avant de les enrouler dans la pâte. Dans ce cas, mettez la saucisse au frigo bien froid ; la chair se défait plus facilement quand elle est bien refroidie !

Suggestion : Servez chaud.

Namur : une avisance record de 126 m de long (2022) © Mathieu Golinvaux

AVISANCE : autre méthode

Ingrédients :

      • Pâte feuilletée (rectangulaire),
      • Chair à saucisse,
      • Moutarde,
      • Dorure (à l’œuf).

Préparation : Abaisser légèrement la pâte feuilletée. Mettre à la poche à douille un trait de chair à saucisse. Tartiner de moutarde. Dorer les bords. Plier et souder. Découper et cuire au four 200°C +/- 20 minutes.

Autre façon de lire la recette :

L’AVISANCE di NAMEUR
Prinde on rèstangue di pausse feuyetée, au bure, d’one sipècheû di 3 mm èt di doze cm di laudje sus vingt cm di long, î mète 40 grs di atchî di pourcia bin r’lèvé. È fé one roulade à mète cûre o for, à 250° à peu près 20 munutes. On pou lèyî l’avisance au frigo 3 à 4 djoûs ou bin l’èdjaler. Au momint di sièrvu, rèstchaufer 10 munutes au for à 220°. Todi li sièrvu tchôde.

d’après la Confrérie des Coteaux de Meuse


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction, édition et iconographie | source : sudinfo.be ; gastronomie-wallonne.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © lesoir.be ; © EdA Mathieu Golinvaux.


Passons à table en Wallonie-Bruxelles…

LAOUREUX : L’art abstrait au prisme de la Wallonie. Un point de vue (2015)

Temps de lecture : 20 minutes >

[PROVINCE.NAMUR.BE, hiver 2015] PEINTURE PARTAGÉE, UNE COLLECTION D’ART ABSTRAIT WALLON – Expo à la Maison de la Culture de Namur (10 janvier 2015 – 8 février 2015)

L’exposition Peinture partagée, met en lumière la passion d’un couple de collectionneurs namurois pour l’art abstrait wallon. Si la Belgique est connue pour être le pays accueillant le plus de collectionneurs par m², on situe généralement les collections privées dans le Nord du pays ou dans la capitale. Mais la vallée mosane abrite également quelques passionnés anonymes.

L’envie de montrer cette collection (rendue publique pour la deuxième fois seulement) s’inscrit dans cette volonté de dessiner la vitalité culturelle au Sud du pays. C’est tout le propos de cette collection qui s’élabore depuis plusieurs dizaines d’années avec comme fil rouge celui de l’abstraction en Wallonie. Ce qui n’était au départ qu’une intuition est rapidement devenu un canevas essentiel : “Nous revendons peu à peu certaines œuvres, notamment figuratives, pour acheter des grands noms de l’art abstrait wallon” expliquent les collectionneurs. Au-delà de la fierté nationale, c’est une manière de circonscrire la passion, lui fixer des limites – financières et esthétiques. C’est une manière aussi de construire une véritable identité à la collection. Le but avoué est aussi de revaloriser le patrimoine . “Beaucoup d’artistes sont partis à Paris car c’est là que cela se passait. Ils se sont naturalisés français mais ils provenaient du Sud de la Belgique. Nous devons en être fiers“, ajoute le collectionneur.La collection s’est ainsi formée en duo et de façon autodidacte. Elle découle d’abord de coups de cœur avant de devenir un exercice plus réfléchi. Elle commence avec l’oeuvre bleutée (sans titre, 1957-58) de Joseph Lacasse, dont le couple est littéralement tombé amoureux. S’ajoutent bientôt d’autres grands noms de l’art abstrait : Pol Bury, Raoul Ubac, Jo Delahaut, Marcel Lempereur-Haut… Il s’agit essentiellement d’oeuvres non-figuratives sans distinction de genre, de style ou d’école (Hard Edge, lyrique, géométrique, cinétique, etc.). On trouve des œuvres très diverses d’Henri Michaux, des dessins mescaliniens – réalisés sous influence – aux encres de Chine, des peintures de Mig Quinet, Françoise Holley-Trasenster ou Gaston Bertrand, etc. La collection se fait aussi plus contemporaine, avec Jacques-Louis Nyst, Jean-Pierre Ransonnet, Gabriel Belgeonne ou Victor Noël. Elle nous réserve aussi des découvertes, tel ce couple d’artistes, Hauror, qui avait participé au Salon des Réalités Nouvelles dans les années 50 mais dont le nom est peu connu aujourd’hui. L’une des deux œuvres de la collection a prêté son titre à l’exposition : Peinture partagée. Aujourd’hui, c’est cette passion de collectionneurs qui est partagée avec le public.

Catalogue : textes de Roger Pierre Turine, critique à La Libre Belgique et Denis Laoureux, historien de l’art (ULB).

Province de Namur


L’art abstrait au prisme de la Wallonie. Un point de vue

[ACADEMIA.EDU] Les tableaux abstraits rassemblés dans la collection qui forme la trame de la présente exposition ont en commun d’avoir été conçus durant la seconde moitié du XXe siècle par des artistes issus de cette partie de la Belgique qu’un de ses ressortissants notoires, André Blavier, se voyant lui-même Wallon et apatride, situait dans un Extrême-Occident imaginaire. Il faut dire que la Wallonie, “curieux pays curieux” contient une diversité culturelle bigarrée et surprenante au regard de l’étroitesse géographique de son territoire. Cet Extrême-Occident est aussi l’angle, forcément partial et partiel, mais assumé comme tel, à travers lequel s’est constitué, au fil d’acquisitions triées sur le volet, le récit visuel de cette “passion privée” pour une Wallonie qui s’expose aux cimaises d’un “musée rêvé” à la croisée de la Sambre et de la Meuse.

Peindre en Wallonie

Sélectionnés avec soin à travers ce prisme à double face que constituent, d’une part, l’abstraction après 1945, et d’autre part, la Wallonie en tant que terre natale des artistes, cet ensemble de tableaux témoigne autant du regard singulier d’un collectionneur qu’il ne donne à voir un pan de l’histoire de l’art en Belgique, et a fortiori de l’épanouissement de l’art abstrait en Europe. Pour un historien de l’art, ceci pose plusieurs questions complexes auxquelles on ne peut se dérober sans toutefois prétendre à les épuiser.

Une première question est celle du lien entre peinture et territoire, et donc entre production artistique et identité régionale. Si on peut admettre assez facilement que l’angle wallon se tient en tant que critère constitutif d’une collection d’art abstrait, peut-il pour autant dicter une lecture des œuvres ? Sans doute pas. En confondant la méthode – l’origine wallonne – avec son objet – la production artistique – on se trouverait en mauvaise posture lorsque, pour expliciter l’entreprise à ceux qui demanderaient à bon droit quelques éclaircissements, on aurait à définir ce qui, sur un plan plastique, serait soi-disant spécifiquement wallon et ce qui, de facto, ne le serait pas.

L’art moderne transgresse les règles du nationalisme. La peinture de Jo Delahaut, dont il sera question plus loin, en est un exemple éloquent. Né en région liégeoise, l’artiste vit à Bruxelles et noue des contacts avec ses confrères des Réalités nouvelles dont il partage pleinement les postulats esthétiques au point d’exposer en leur compagnie de 1948 à 1955.

Oeuvre de Jo Delahaut dans le métro bruxellois © STIB

On peut multiplier les exemples : Ernest Engel-Pak, Paul Franck, Joseph Lacasse, Marcel Lempereur-Haut, Léopold Plomteux, Henri-Georges Closson et Françoise Holley, pour clore ici cette liste non exhaustive, contribuent également aux salons des Réalités nouvelles qui s’organisent à Paris dès 1946. Certains artistes s’installent à Paris, comme Raoul Ubac qui quitte Malmedy en 1932. Il fut précédé par Joseph Lacasse. Né à Tournai en 1894, ce dernier s’établit à Paris en 1925 où il effectuera le reste de sa carrière. Il participe notamment au salon des Réalités nouvelles de 1958. Les tableaux qu’il réalise à ce moment donnent au spectateur l’impression que la couleur est une énergie qui, après avoir effectué une remontée au sein de sa propre profondeur, arrive à l’air libre où elle frémit à l’intérieur de plans géométriques dérivant à fleur de toile avec la lenteur d’un mouvement de tectonique de plaques. La peinture de la Lacasse fonctionne comme un vitrail. Tout se passe comme si une lumière dont la source se trouvait derrière la toile traversait la couleur pour éclairer la peinture et la faire vibrer dans sa masse.

On se gardera donc d’appliquer à la création artistique un droit du sol qui conduirait à la définition d›un art national contraire par nature à la dynamique transfrontalière de la modernité. Mais si on ne se reconnaît pas le droit de définir ce qui serait wallon en termes d’expression artistique, nous ne sommes pas davantage autorisés à anesthésier les singularités en confondant la partie avec le tout. Si on éprouve quelque réticence à voir dans un tableau de Delahaut l’emblème pictural d’une identité régionale, il faut admettre que ce tableau est forcément, comme ont dit, né quelque part. Ne peut-on pas tenter de déceler, sans souscrire au nationalisme qui agite ici et là l’Europe des années 2010, une sensibilité commune qui se sédimente dans des tableaux peints au même endroit et, parfois, au même moment ? Ne peut-on pas, sans être suspect, faire apparaître la dynamique structurelle collective – groupes, manifestes, expositions communes, revues, etc. – qui explique des effets de proximité esthétique unissant les artistes actifs au sein une même aire culturelle ?

Une seconde question se pose. Comment expliquer le découpage chronologique qui fait commencer en 1945 la contribution des artistes né en Wallonie à l’histoire de l’abstraction ? Marquée par un héritage symboliste qui a prolongé la fin-de-siècle jusque 1918, la Belgique n’a pas été un territoire propice à l’épanouissement de l’abstraction qui naît et se développe, au début des années 1910, hors du monde classique. Certes, Vassili Kandinsky expose en 1913 à Bruxelles, à la Galerie Georges Giroux… mais l’événement est sans lendemain : James Ensor, Fernand Khnopff, George Minne, William Degouve de Nuncques sont alors au zénith de leur carrière. Après 1918, l’expressionnisme flamand dominé par Constant Permeke et le surréalisme constitué autour de René Magritte laisseront peu de place à la Plastique pure. Celle-ci constitue la contribution belge au constructivisme international. Mais l’avant-garde ne prend pas et, à partir de 1925 déjà, les peintres arrêtent leur activité ou se réorientent progressivement, comme Marcel-Louis Baugniet, vers le design.

Étude de Marcel-Louis Baugniet (1927) © FRB

La situation des peintres abstraits actifs après 1945 est tellement différente que cette nouvelle et seconde génération ne doit en aucun cas être vue comme le prolongement naturel de la première. Et pour cause : l’abstraction, singulièrement dans sa veine géométrique, fait alors l’objet d’une reconnaissance qui touche autant le monde institutionnel officiel que le public, la critique et les collectionneurs. Le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles a joué, dans l’institutionnalisation de l’art abstrait, un rôle largement international, qui culmine par ailleurs avec l’Expo’58. Son Directeur général, Pierre Janlet, est lui-même amateur d’art moderne et d’abstraction géométrique en particulier. Janlet est à l’origine de la Galerie Aujourd’hui. Celle-ci succède en 1953 au Séminaire des Arts fondé en 1945 par Luc Haesaerts et Robert Giron. La Galerie Aujourd’hui fut, durant une dizaine
d’années, une plateforme extrêmement dynamique. Cette assise institutionnelle a été accompagnée par des initiatives privées. La Jeune Peinture belge (1945-1949), l’Association pour le progrès intellectuel et artistique en Wallonie – l’APIAW – constituée en 1944 à l’initiative du Liégeois Fernand Graindorge organiseront de nombreuses expositions d’art
abstrait, tout en assurant la diffusion de l’art international. Françoise Holley, par exemple, participe autant aux salons de l’APIAW qu’à ceux des Réalités nouvelles auxquels elle contribue de 1951 à 1954. Après 1945, l’abstraction jouit d’une reconnaissance publique et privée qui crée un horizon d’attente plus que favorable pour la jeune génération d’artistes dont il va question ci-après.

Les années Jeune Peinture belge

La Jeune Peinture belge (1945-1949) est une association sans but lucratif fondée le 4 août 1945. Elle a pour objectif de créer les conditions nécessaires au retour d’un dynamisme artistique miné par les années de guerre. Rassemblant des jeunes peintres qui ne se reconnaissent ni dans l’animisme ni dans le surréalisme, à l’heure où Cobra n’existe pas encore, la Jeune Peinture belge s’est assignée une fonction essentiellement logistique. Elle bénéficie d’un réseau de partenaires institutionnels prestigieux et d’un système de financement issu du monde privé. Un Conseil d’administration est mis sur pied, de même qu’un jury organisant la sélection des œuvres pour les expositions nationales et internationales. Des critiques d’art apportent à l’entreprise le soutien de leur plume. Administrée avec soin et détermination par René Lust, la Jeune Peinture belge n’est pas une avant-garde abstraite, même si elle conduit la plupart de ses membres à l’abstraction. Elle est plutôt un cadre, une structure offrant aux peintres les moyens matériels d’exposer en Belgique et à l’étranger. Ceci explique pourquoi il n’y a pas de manifeste de la Jeune Peinture belge, contrairement à Cobra qui verra le jour en 1948, mais des statuts déposés au Moniteur belge.

DELAHAUT J., Composition 1952 © Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique

C’est dans ce contexte qu’il revient à Jo Delahaut d’avoir présenté à Bruxelles en 1947, et à Oxford l’année suivante, des compositions qui constituent les premiers tableaux abstraits exposés en Belgique après la Seconde Guerre mondiale. Le fait est important, même s’il est passé à peu près inaperçu à l’époque. L’engagement de Delahaut pour l’abstraction géométrique est à la fois immédiat et radical. Il se fonde sur la négation de toute référence à la réalité. L’artiste partage en cela les postulats esthétiques de son ami Auguste Herbin. Dans un premier temps, Delahaut assimile la peinture abstraite à la mise en place d’une architecture visuelle composée de lourdes lignes noires droites. Celles-ci constituent un réseau linéaire qui délimite l’expansion des formes dans une construction picturale dont la stabilité exprime le besoin d’un monde en équilibre. Comme Herbin, Delahaut ne cessera d’explorer les relations multiples entre la forme et la couleur pour ériger la géométrie en rhétorique visuelle caractérisée par l’éloquence, la clarté, la raison.

Delahaut n’est pas le seul membre de la Jeune Peinture belge à s’engager dans l’art abstrait dans l’immédiat après-guerre. On songe ici à Mig Quinet, plus âgée, il vrai, que la plupart des membres du groupe de la Jeune Peinture belge qu’elle cofonde par ailleurs. Pour diverses raisons, les tableaux abstraits de Quinet ne seront exposés qu’en 1953, au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles. Contrairement à Delahaut, Quinet ne rejette pas le réel. Elle part d’un objet, ou d’une scène qu’elle choisit pour sa qualité cinétique : un cirque, un carrousel, une roue, un trio à cordes… Intériorisé, analysé, déconstruit mentalement, le réel est alors transposé en plans géométriques colorés articulés par un réseau linéaire formant une structure kaléidoscopique. L’objet est ramené à une trame géométrique. Il prend la forme d’une architecture lumineuse virtuellement animée par un mouvement rotatif généré par le motif du cirque, de la roue ou du carrousel. La géométrie prend ainsi une qualité cinétique qui trouvera son plein aboutissement dans le développement ultérieur de l’Optical Art.

Élargir les limites du visible

La conversion immédiate et radicale de Delahaut à une abstraction géométrique Hard Edge est un cas unique. En fait, pour la plupart des peintres, la voie conduisant à l’abstraction résulte d’une lente métamorphose intérieure du monde environnant dont les limites se trouvent ainsi élargies, dilatées, reculées. La nature est transformée par l’imagination avant de s’incarner dans la peinture à travers une configuration plastique conservant le souvenir lointain, imperceptible, de son origine pourtant située dans le réel. Envisager la peinture abstraite non pas comme une négation du visible, mais comme un élargissement poétique de la réalité est une orientation que la plupart des peintres issus de la Jeune Peinture belge vont emprunter.

Mig Quinet, Majorité des bleus (1960) © DR

Ce passage de la ligne, selon la formule utilisée par la critique d’époque pour désigner l’adhésion à l’abstraction, se fait, pour la plupart des peintres, autour de 1950. Le lyrisme de la palette issu du fauvisme se conjugue alors à un sens cubiste de la structure pour détacher progressivement la représentation de ses liens au réel, pour soustraire cette représentation au poids de l’objet dans le but d’assimiler l’image à l’épiphanie d’un mouvement lumineux. Des œuvres comme Plaza Prado (1955) de Gaston Bertrand, mais aussi Les Angles bleus (1954) de Mig Quinet, ou encore Les Voiles (1954) de Paul Franck sont l’expression de ce processus poétique de transformation intérieure du réel où la nature se métamorphose pour prendre corps dans l’image sous la forme d’une structure lumineuse en mouvement.

Le chemin qui conduit ces peintres vers l’abstraction n’a rien de la radicalité d’un Delahaut, ni de la violence formelle qu’on trouve au même moment sous les pinceaux de Georges Mathieu ou de Wols, ni du sens de l’improvisation et de la rapidité d’exécution qui anime un Pierre Soulages. Il s’agit de vivre le monde, d’en ressentir la texture, l’atmosphère, d’en épouser les lignes de force, afin d’en extraire un sentiment qui sera mis en scène picturalement. Ce processus d’élaboration poétique de la peinture consiste à élargir les limites du monde, à métamorphoser le visible en un horizon intérieur. Ceci explique l’importance prise par le paysage dans la dynamique d’expérimentation plastique qui conduit les membres de la Jeune Peinture belge à franchir la ligne de l’abstraction à la in des années 1940. Sur son versant belge, l’abstraction lyrique se présente donc comme une attitude consistant à vivre librement la nature dont l’apparence s’élargit picturalement à la mesure d’une subjectivité d’autant mieux retrouvée et exaltée qu’elle fut étouffée par les années de guerre.

UBAC R., Empreinte grise (env. 1965) © DR

L’œuvre de Raoul Ubac est particulièrement représentative de cette façon de concevoir l’abstraction. Né dans les Ardennes belges en 1910, à un jet de pierre de la frontière allemande, Ubac s’installe à Paris dans les années 1930 où il rejoint le milieu surréaliste auquel il participe comme photographe. “La guerre me libéra du surréalisme” confiera-t-il plus tard. Cette sortie du surréalisme le conduit à la peinture qu’il pratique parallèlement à une recherche sculpturale prenant l’ardoise comme matériau de prédilection. La peinture d’Ubac se nourrit d’un rapport intime aux choses de la nature pour donner forme à un univers introspectif soumis à la législature du monde végétal : arbres, labours, feuilles, mousses, mais aussi lenteur, silence, contemplation, écoute, lux invisible. Une vie secrète palpite sous les écorces, et face au paysage, l’émotion est infinie. Celle-ci est apprivoisée, saisie, intégrée. Ubac peint, en quelque sorte, avec ses souvenirs – il habite Paris et non la France profonde –, qui forment le tissu mouvant d’un imaginaire pictural marqué par deux éléments sédimentés dans son imaginaire : l’arbre et le champ. Ce dernier est une étendue plane. Labourée, retournée vers le ciel, sa surface est lacérée par un réseau de lignes gonflées d’ombre. Les lignes noires, parallèles, dont Ubac fait un élément central de son vocabulaire conservent ainsi le souvenir des sillons de la terre cultivée. La main reprend au soc de charrue son mouvement linéaire qui, des champs ensemencés à la feuille de papier, anime la surface en un jeu de forces témoignant de la relation fusionnelle qui unit l’homme à la nature. Il s’agit d’être “Terre à terre – Face à face” comme l’écrit l’artiste en 1946. Et de confesser dans un entretien : “Un simple champ fraîchement labouré suffit à nourrir ma vision.” À l’espace civilisé du champ cultivé répond l’univers sauvage de la forêt. L’enchevêtrement naturel des branches s’oppose à la surface plane des grands carrés de labour. Ubac tire des ramures de l’arbre le principe d’un réseau linéaire provenant dès lors moins de la tradition cubiste que d’une contemplation de la nature.  L’élan des branches se transforme, sous le regard du peintre, en une frondaison de lignes dont le tracé semble tirer son énergie tranquille du lux de la sève. La palette participe à cette célébration picturale de la nature. Ubac exploite ici les couleurs sourdes de la terre. Il enveloppe ses forêts intérieures d’une lumière de rivière rendue par les modulations d’une gamme bleutée. Les titres eux-mêmes disent cette expérience du paysage et du monde rural : La Forêt après la pluie, Taillis ou encore Pierre écrite.

Le recours au paysage comme un élément dans un processus pictural qui recule les limites du réel s’inscrit par ailleurs durablement dans l’histoire de l’abstraction. La nature est un puissant générateur de sensations que le peintre agence à la surface du tableau. Investie par la mémoire, la sensation du paysage débouche sur un univers sensible qui rejette tout édifice théorique au bénéfice d’une communion avec la matière. L’Usine (1957) de Zéphir Busine et les paysages de Roger Dudant, par exemple, s’inscrivent dans cette orientation qui ouvre les formes pour fusionner les couleurs avec une matière pigmentaire qui vibre à leur de toile. La matière reste toutefois un moyen et non une fin.

RANSONNET JP., sans titre © Collection privée

À partir des années 1980, les propriétés tactiles du tableau sont à nouveau placées au premier plan. En Belgique, plusieurs artistes contribuent au mouvement européen de retour à une peinture expressionniste riche en effet de facture. C’est ici qu’il faut situer 1990 de Zurstrassen. Celui-ci restaure un hédonisme matiériste lié, dans son cas, à une relecture de l’abstraction américaine tandis que, par ailleurs, au même moment, entre l’Ourthe et l’Amblève, Jean-Pierre Ransonnet investit les paysages ardennais dans une approche picturale qui rappelle les forêts de Raoul Ubac et les fagnes de Serge Vandercam. Il s’agit de se fondre au flux de la nature non pour décrire un coin de verdure mais pour en évoquer l’intimité. L’opération est poétique. Elle transpose les formes du paysage par le biais d’un processus de décantation intérieure qui amène le peintre à organiser les couleurs de sorte à donner au spectateur la sensation d’une immersion dans le monde végétal, qu’il s’agisse de l’épaisseur impénétrable de la forêt ou de la masse écrasante d’une colline.

Delahaut and Co

L’approche introspective et lyrique du réel amène la plupart des membres de la Jeune Peinture belge à franchir la ligne de l’abstraction autour de 1950. Les peintres suivent une trajectoire individuelle dont témoigne, par exemple, la carrière que Mig Quinet, Gaston Bertrand, Antoine Mortier, Louis Van Lint ou encore Marc Mendelson poursuivent de manière solitaire durant les années 1950.

Une autre sensibilité se développe dans le même temps. Plus radicale, entièrement gouvernée par un esprit de géométrie, elle rejette tout lien au visible pour se penser comme une autonomie plastique régie par des principes étrangers à la figuration. Elle prend appui sur la notion de forme calibrée à la couleur qui la constitue. Cette approche n’a rien d’une célébration poétique de la nature. Au contraire, elle postule que l’art abstrait est un langage visuel autonome, exonéré de tout devoir de référence au monde visible et disposant de sa logique visuelle propre. Dans ce schéma, la
forme se présente comme un module géométrique que le peintre agence à l’intérieur d’une composition où elle se répète pour former une série dans laquelle des variations de taille et de couleur sont introduites.

Cette option esthétique va largement déborder le cadre de la peinture pour toucher les arts décoratifs et l’esthétisation du cadre urbain : l’abstraction géométrique se répand dans les foyers par le mobilier, la vaisselle, la reliure tout en prenant place dans les stations de métro, les piscines, les écoles, les campus universitaires et autres lieux qui font les espaces commun de la société. Il faut dire que de nombreux collectifs d’artistes se sont formés pour assurer la promotion de l’abstraction géométrique. Cette dynamique collectif tranche avec le caractère individuel des parcours artistiques issus de la Jeune Peinture belge.

COLLIGNON Georges, sans titre © DR

Fondé à Liège en 1949, Réalité-Cobra est premier groupe à voit le jour. Il se donne comme objectif d’unir l’abstraction de tendance géométrique avec les principes issus de Cobra. Pol Bury, Georges Collignon, Paul Frank, Maurice Léonard, Léopold Plomteux et Silvin Bronkart en sont les membres. Ils organisent une première exposition en 1949. On les retrouve à l’APIAW en 1951, mais une première dissension apparaît avec le départ de Paul Frank pour qui la relation à Cobra orientait trop l’esthétique du groupe. Il faut dire que le goût des artistes de Réalité-Cobra pour la géométrie, même si l’apparente froideur des formes est tempérée par la chaleur de la gamme chromatique et par la vibration de la surface, tranche avec la spontanéité irrationnelle sur laquelle Cobra érige une vision de la représentation qui ne se confond pas avec l’abstraction.

Une troisième et dernière exposition est montée en 1952, toujours au sein de l’Apiaw. Cette année-là, le groupe Art abstrait se forme à l’initiative de Delahaut.

Delahaut joue un rôle clé, tant au niveau de l’élaboration de l’abstraction géométrique que de sa promotion à travers une dynamique associative. Plusieurs groupes d’artistes se constituent au fil des années 1950 et 1960. En organisant des expositions, ces associations assurent une visibilité à ceux qui, comme Jean Rets, Kurt Lewy, Mig Quinet, Francine Holley ou Victor Noël, s’engagent dans cet esprit de géométrie que Jo Delahaut cherchera aussi à répandre dans la société à travers l’architecture et l’art décoratif. Delahaut s’impose également comme un théoricien du langage de l’art abstrait qu’il assimile à une rhétorique régie par des lois différentes de celles qui caractérisent la peinture figurative.

Le groupe Art abstrait se constitue en 1952 autour de la peinture et de la personne de Delahaut. Ce dernier fédère une équipe de peintres clairement engagés dans la pratique d’un art ayant rejeté tout lien au réel. Georges Collignon, Georges Carrey, Pol Bury, Léopold Plomteux, Jan Saverys, Jan Burssens et le duo Hauror en font partie. Ils sont rejoints en 1954 par Jean Rets, Francine Holley, Kurt Lewy et Guy Vandenbranden. L’ensemble est actif jusque 1956. En quatre années d’existence, Art abstrait a multiplié les expositions tant en Belgique qu’à l’étranger, avant d’imploser au terme de dissensions internes opposant les tenants d’une stricte géométrie et ceux qui, comme Burssens, s’attachent au lyrisme de la matière.

Avec Maurits Bilcke et Jean Séaux, Delahaut lance en 1956 le groupe Formes qui rassemble Pol Bury, Kurt Lewy, Jean Rets, Georges Collignon, Guy Vandenbranden, Ray Gilles, Francine Holley, Victor Noël, Van der Auwera, Paul Van Hoeydonck et Van Marcke. Plusieurs critiques, tels que Jean Dypréau et Léon-Louis Sosset, apportent le soutien de leur plume à ce groupe dont les activités se limitent, en fait, à deux expositions auxquelles s’ajoute un album de sérigraphies publié en 1956.

En 1960, Formes cède la place à Art construit dont les activités contribuent à la réhabilitation de la Plastique pure des années 1920. Éphémère lui aussi, le groupe Art construit reste en activité jusque 1964. Sa dissolution ménage un espace pour la création du groupe D4. Fondé en 1965, D4 comptait les peintres suivants : Emiel Bergen, Gilbert Decock, Henri Gabriel, Victor Noël et Marcel-Henri Verden. Avec l’arrivée de Delahaut en son sein, D4 devient Geoform qui sera actif jusque 1971.

Rhétorique de la géométrie

Ces formations sont certes éphémères et difficiles à documenter, mais elles structurent et jalonnent néanmoins l’histoire de l’abstraction durant une vingtaine d’années. Les peintres qui y sont actifs érigent la clarté du plan coloré et l’approche sérielle de la forme en alternative à la gestualité de l’abstraction lyrique. Pour eux, la peinture découle moins d’un processus d’élargissement des limites du réel qu’elle ne sert de lieu de recherche formelle sans aucun rapport avec le monde visible. Triangles, croissants de lune, trapèzes constituent des modules géométriques que les artistes agencent pour donner corps à des compositions vives, dynamiques, équilibrées.

Ceci ne signifie pas que la peinture se retranche dans une tour d’ivoire. Au contraire. Nombre de peintres adhérant à l’abstraction géométrique ont plaidé pour une application sociale du langage plastique qu’ils avaient expérimenté picturalement. Les bas-reliefs placés par Delahaut au pied des immeubles de la cité de Droixhe, près de Liège, en sont l’expression.

La peinture abstraite de tendance géométrique s’apparente à une rhétorique visuelle dont le principe fondamental réside dans les combinaisons entre  trois éléments essentiels du vocabulaire plastique dont disposent les peintres : la ligne, la forme et la couleur.

La ligne est un paramètre remplissant diverses fonctions. Courbe, elle joue un rôle dynamogène en provoquant un effet visuel rotatif. Pol Bury et Jean Rets en font largement usage dans leurs compositions des années 1950. Droite, la ligne se fait architecturale en divisant le plan du tableau pour créer des surfaces agencées les unes par rapport aux autres. Comme le montrent les Entrelacs de Françoise Holley, son épaisseur peut varier, de même que sa direction, de sorte à créer des marques sonores et des effets de rythmes donnant à la peinture une dimension musicale rappelant la Sonate que Baugniet avait peint dans les années 1930.

Expo Léon WUIDAR au MACS © Ph. de Gobert

La forme, quant à elle, est vue comme un module conçu pour être répété en vue de constituer une série au sein de laquelle elle évolue en se transformant au gré de variations de couleur, de taille, de position. Delahaut excelle dans la maîtrise de la rythmique formelle qui fait de l’image une surface en mouvement. Une toile comme Rythmes nouveaux peinte en 1956 en est l’expression. Si les cercles et les arrondis ne sont pas évacués, c’est toutefois la forme angulaire qui prédomine et trouve dans la communication graphique de l’Expo’58 sa plus célèbre application. Le triangle est sans doute l’emblème formel de l’abstraction géométrique dans la Belgique des années 1950. “Lumière de l’âme”, selon Delahaut, la couleur est liée à la forme qu’elle incarne. Ce lien entre forme et couleur est primordial dans l’équilibre d’un tableau. Pour les peintres issus du groupe Art Abstrait, l’enjeu pictural consiste à trouver le timbre chromatique correspondant à la forme modulée à l’intérieur d’une suite agencée dans l’espace du tableau.

En explorant les combinaisons infinies permises par les relations entre ces trois paramètres plastiques, les peintres mettent en place un univers visuel caractérisé par une constante mutation : la forme colorée a le statut d’une séquence dans la logique d’une série. Au sortir des années 1950, cette question du mouvement de la forme dans une structure sérielle se pose avec acuité. Les réponses à cette question, toutefois, divergent. Certains peintres évacuent le principe de répétition pour se concentrer sur une seule forme magnifiée en signe immobile. C’est le début du minimalisme dont témoigne un tableau comme Structure n°1 que peint Delahaut en 1964.

D’autres, en revanche, maintiennent le concept d’exploration sérielle de la forme en valorisant le mouvement virtuellement inclus dans la dynamique de la modulation. C’est le cas de Pol Bury. Mettre la forme en action est une option esthétique qui amène ces artistes à envisager de (se) sortir du tableau pictural qui est, forcément, statique.

Dans les années 1980, la peinture de Delahaut constitue le modèle autour duquel se structure une nouvelle génération de peintres engagés dans l’art construit. Cette génération se met en place au fil des six numéros de la revue Mesure Art international qui paraît entre 1988 et 1995. Des vétérans tels que Baugniet et Delahaut participent à ce projet emmené par Jean-Pierre Maury, Pierre Husquinnet, JeanJacques Bauweraerts et Léon Wuidar.

Michaux dans le flux de l’encre

Poète et peintre d’origine belge né à Namur – il prend la nationalité  française en 1955 –, Michaux publie ses premiers textes en 1922. Trois ans plus tard, il entame une recherche graphique totalement émancipée des thèses rationalistes qui guident alors le constructivisme international et plus tard l’abstraction géométrique. À l’inverse de ce que Magritte postule en 1929 dans le onzième énoncé de sa publication Les Mots et les Images, le lisible et le visible ne sont pas, pour Michaux, des éléments de même nature. Au terme d’une recherche marquée par le surréalisme, l’usage d’hallucinogènes – entre 1956 et 1961 – et la pensée extrême-orientale, le dernier Michaux – l’artiste meurt en 1984 – revient, au milieu des années 1970, à la tache d’encre qu’il travaille avec une gestuelle informelle rappelant les travaux de 1960-1961 qui lui avaient valu une reconnaissance internationale. Vers 1974, préparant une exposition prévue à la Fondation Maeght au printemps 1976, Michaux se consacre à une série de grands formats. Ces grandes encres sont réalisées dans une optique picturale proche du jaillissement recherché par Dotremont. Alechinsky rapporte d’ailleurs qu’au cours d’un vernissage, Michaux lui-même confondit les démarches lorsque, trompé par l’obscurité, il prit un logogramme pour une de ses œuvres.

MICHAUX H., Sans titre © Drouot

Après discussion, l’auteur de Plume observe que le fondateur de Cobra est, en fait, un peintre de mots. “Il écrit, lui“, conclut Michaux qui, pour sa part, ne cherche pas vraiment à orientaliser l’écriture. Sur un plan théorique, un recueil comme Émergences-Résurgences (1972) interroge les propriétés respectives de l’image et de l’écriture. “Je peins pour me déconditionner” écrit-il d’entrée de jeu. Se déconditionner, oui, mais de quoi ?

L’image représente, pour Michaux, un lieu de dépassement du verbe. Elle relègue les mots dans l’oubli pour offrir au poète la possibilité de s’abandonner à une gestuelle dont la dimension volontairement hasardeuse, incontrôlée, tranche avec la maîtrise conceptuelle imposée par le langage. Les grandes encres de Michaux ne restaurent aucune écriture, aucun alphabet imaginaire. Elles ne donnent rien à lire. Michaux ne garde de l’écriture que le principe d’inscription sur le support comme mode de rédaction situé en dehors d’un cadre linguistique. Les grandes encres mettent ainsi en scène une poésie sans mot, où la tache noire se substitue à la lettre. Pour opérer cette substitution, Michaux active ce qui, dans l’écriture, connote le rythme : virgule, parenthèse, crochet, point. Il s’agit moins de signifier que de faire signe. Un texte comme Idéogrammes en Chine (1975) en témoigne sur un plan théorique. La ligne est un point d’articulation entre image et écriture.

Associée à l’idée de mouvement, la ligne s’affranchit de sa fonction linguistique pour se faire énergie, spasme, rapidité, vitesse, débordement. Le rapprochement entre écriture et dessin s’appuie sur une équivalence de médiums : même encre, même outil, même support. Spontanéité, rapidité d’exécution et absence de schéma préparatoire sont les principes fondamentaux de cette peinture. La démarche est également proche de l’automatisme surréaliste. Une nuance est cependant nécessaire à cet égard. L’automatisme de Michaux vise moins à faire affleurer les strates obscures du psychisme qu’à favoriser une libération du geste. Celui-ci balaie le papier
pour y répandre des laques d’encre qui s’engendrent les unes les autres. Formant un continuum vital placé sous le signe d’une perpétuelle transformation, les taches conservent pourtant une même densité en termes d’utilisation de l’encre. Michaux ne joue pas sur les modulations tonales rendues possibles par la dilution de l’encre. Celle-ci prend une signification particulière. Là où l’huile, pâteuse et collante, entrave l’immédiateté, l’encre de Chine fluidifie l’écoulement du geste. Tributaire de l’idée de mouvement, la main erre sur le papier en adoptant un rythme saccadé. Elle sature la surface en excluant toute forme de hiérarchie dans la composition. Aucun élément ne prend le pas sur un autre. Il n’y a ni centre ni marges, ni avant-plan ni profondeur, mais un univers en perpétuel devenir.

LAOUREUX Denis, ULB


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction, édition et iconographie | source : Province de Namur ; academia.edu | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, DELAHAUT J., sans titre (1958) © rtbf.be ; © Province de Namur ; © STIB ; © Fondation Roi Baudouin ; © Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique ; © Ph. de Gobert ; © Drouot.


Plus d’arts visuels en Wallonie-Bruxelles…

CREUSEN : Femme et artiste dans la Belgique du XIXe siècle

Temps de lecture : 15 minutes >

Grâce au travail acharné de plusieurs historiens de l’art, le public belge connaît et reconnaît aujourd’hui le talent d’Anna Boch. Récemment, le musée Ianchelevici (La Louvière) a fait preuve d’une belle prise de position en mettant en relief l’artiste Cécile Douard, peintre à la vie aussi fascinante que sa peinture. À Ypres, c’est l’œuvre de Louise De Hem qui est l’objet d’une attention particulière depuis plusieurs années. Ces personnalités féminines ne sont pas des cas isolés. Terre de croisements, la Belgique accueille des artistes de talent, hommes et femmes, tout au long de l’époque contemporaine. Petit pays à l’échelle de l’Europe, le territoire correspond sur le plan artistique à un vaste champ d’investigation encore largement en friche.

DOUARD Cécile, Boraine (détail, 1892) © MRBAB

Proposer une exposition sur les femmes artistes de la Belle Époque constitue un solide coup de pouce pour la mise en chantier de nouvelles recherches subsidiées. L’occasion est donnée de voir des œuvres largement méconnues, rarement montrées, et de révéler des créatrices pour la plupart oubliées au-delà de leur localité d’origine. En 1999, un événement remarquable orchestré par le musée des Beaux-Arts d’Anvers et le musée d’Art moderne d’Arnhem avait déjà créé une impulsion en ce sens.

S’il ne date pas d’hier, l’intérêt sérieux pour la participation des femmes au secteur des arts plastiques reste un phénomène relativement récent : c’est principalement à partir des années 1970 que la recherche féministe a révélé l’existence d’une contribution féminine significative dans ce secteur, et ce, dès les temps anciens. Des études approfondies ont mis en relief de nombreuses personnalités engagées – peintres, sculptrices, architectes, illustratrices, photographes, cinéastes ou encore collectionneuses – auxquelles des monographies, des expositions et des romans sont aujourd’hui consacrés. En toute logique, les chercheuses américaines et anglaises, pionnières dans le domaine des Gender Studies, se sont d’abord intéressées au milieu des avant-gardes, mais aussi aux artistes anglo-saxonnes. Centre névralgique des arts à l’époque moderne, la France a très tôt fait l’objet de multiples essais ; pensons aux études et aux événements consacrés à Camille Claudel, à Séraphine ou à Sonia Delaunay. Dernièrement, deux personnalités qui font la jonction entre l’Allemagne et la France ont été remises en lumière auprès du public francophone : Paula Modersson-Becker, d’une part, et Charlotte Salomon, d’autre part. Ce fait est à saluer car, même en histoire de l’art, le poids de la découpe du monde en États-nations continue à peser sur la recherche, notamment pour des critères d’octroi de subsides. Les artistes, hommes et femmes, ont pourtant l’âme vagabonde…

Entre les deux mon cœur balance

Femme ou artiste ?

Très courante au XIXe siècle, l’expression “femme artiste” – “woman artist” en anglais – évoque l’image d’une balance à fléau en oscillation permanente, incapable de trouver son point d’équilibre. La formule définit un profil identitaire double et conflictuel : a priori, une femme artiste n’est ni tout à fait femme, ni tout à fait artiste. Les critiques d’art et les écrivains expriment volontiers l’impossibilité d’une relation harmonieuse entre ces deux états. Et pour cause, suivant la vision romantique qui prévaut alors, l’artiste représente l’intellect, la puissance créatrice, la singularité, l’esprit d’invention, la force. La femme évoque des principes bien différents, et même antagonistes, tels que les instincts, la procréation, la grâce, la délicatesse ; son corps la modèle comme réceptacle.

Louise De Hem dans sa maison de Forest (vers 1905) © Archives du musée communal de Ypres

Dire d’une artiste qu’elle est bien “féminine” constitue un lieu commun du discours. Derrière cette observation se profile l’idée rassurante que l’intéressée respecte le cadre de pensée réservé aux femmes. À la fin du XIXe
siècle, certains auteurs annoncent l’avènement d’un champ d’action spécifique, “l’art féminin” dans lequel les femmes pourraient œuvrer sans concurrencer leurs confrères et développer leur sensibilité. Aujourd’hui, dans un autre ordre d’idées, la question de savoir s’il existe une façon d’aborder la création artistique avec un regard spécifiquement féminin suscite fréquemment le débat. Pour certains, “l’art n’a pas de sexe” ; pour d’autres, toute production artistique se ressent nécessairement du sexe de son auteur.

Au XIXe siècle, dire d’une peintre qu’”elle peint comme un homme” équivaut à reconnaître qu’elle travaille de manière aussi efficace que ses confrères et sur le même terrain. Cet éloge concédé à grand-peine n’engage finalement pas à grand-chose et s’accompagne régulièrement de considérations douteuses. Perçues avec méfiance, celles qui peignent avec talent se retrouvent suspectées de tous les vices – usurpatrices, hommasses, traînées ou inverties. D’aucuns estiment même que trop de pratique artistique nuirait à leur mission naturelle, celle de donner la vie. Ainsi, en 1903, un journaliste du Soir met en garde les femmes qui font de l’art leur profession : le décès d’une sculptrice bruxelloise récemment accouchée s’expliquerait par un excès d’énergie consacrée à l’étude et à la création, au détriment de la force nécessaire à la maternité. De plus en plus affirmées et nombreuses à la Belle Époque, les femmes cultivées qui se manifestent dans l’espace public suscitent l’imaginaire le plus débordant.

Amateurisme ou professionnalisme ?

D’autres expressions, telles que “dame artiste” ou “peintresse”, apparaissent régulièrement sous la plume des critiques et chroniqueurs de l’époque. Elles permettent une fois encore de rassembler toutes les artistes, de les réunir pour dessiner un ensemble cohérent. Cette façon de les présenter voile une grande diversité de situations professionnelles originales.

Au sens strict, une “dame artiste” est une mondaine qui s’adonne à la peinture et au dessin avec un certain savoir-faire, mais sans prétention artistique. Ses connaissances reflètent le raffinement de son éducation et traduisent son statut privilégié. Son sens esthétique ajoute à son charme, pour autant qu’elle reste à l’écart de toute ambition personnelle. À la Belle Époque, le profil presque caricatural de la “dame artiste” nuit à l’ensemble de la communauté féminine qui participe aux Salons : coiffées du statut de “dame”, les artistes perdent de leur crédibilité car elles se retrouvent assimilées à des amatrices mettant leur pinceau au service de bonnes œuvres.

La jeune Anna Boch fait partie des demoiselles encouragées dès l’enfance à développer une sensibilité picturale qui sied à son rang social. À l’âge adulte, elle sort du schéma attendu en manifestant le souhait de devenir une
peintre à part entière. Plusieurs de ses consœurs belges effectuent le même parcours, en dépit des dissensions qui s’en suivent avec leur famille. En son temps, Émile Claus met en garde les parents d’Yvonne Serruys (épouse de Pierre Mille) : si la jeune fille bénéficie de leçons de haut niveau, elle deviendra peintre. C’est finalement la sculpture qui aura sa préférence et qui la conduira à Paris. Les codes de bienséance respectés par la haute bourgeoisie sont contraignants, ils le sont plus encore au sein de la noblesse. Alix d’Anethan quitte elle aussi la Belgique pour la France et y travaille régulièrement la fresque. Cette amie intime de Pierre Puvis de Chavannes n’hésite pas à aller à l’encontre du devoir de réserve demandé à une baronne.

Issu de l’ancien français, le terme “peintresse” apparaît de manière péjorative sous la plume de certains critiques de la Belle Époque, dont Émile Verhaeren et Edmond Picard, chevilles ouvrières de la revue L’Art moderne. En septembre 1884, durant deux semaines consécutives, la une de ce journal est consacrée aux “peintresses belges” qui prennent part au Salon de Bruxelles. Edmond Picard avance masqué, sous le couvert de l’anonymat, pour critiquer ces femmes qui sortent de leur rang et prétendent au professionnalisme. Les partis pris sexistes qu’il développe peuvent surprendre de la part d’un acteur de l’avant-garde ; un esprit éveillé ne l’est cependant pas sur tous les fronts. Le propos incendiaire de l’avocat, véritable plaidoirie pour le maintien des femmes dans la sphère privée, suscite un tollé général du côté des intéressées, qui adressent de nombreuses lettres à la rédaction. Picard s’en prend précisément aux femmes qui exposent dans les Salons officiels. Dans le même temps, il lui arrive ponctuellement d’encourager des femmes qui participent au réseau des avant-gardes.

Au XIXe siècle, ainsi que les sociologues de l’art l’ont bien montré, la concurrence est rude dans le milieu des artistes. Leur nombre va croissant au fil des décennies alors que la protection sociale est quasiment nulle. Intégrer le circuit des Salons ne nécessite pas d’être en possession d’un diplôme en arts. La disparition du système corporatif entraîne l’arrivée de gens de tous horizons dans le circuit des expositions, et parmi eux des femmes qui ne viennent pas forcément de familles d’artistes. Libres d’exposer, elles ne sont pas pour la cause prises au sérieux mais plutôt présentées comme des concurrentes dangereuses, dont la présence décrédibilise le milieu des arts. Beaucoup d’artistes femmes persévèrent. Marie Collart (épouse du lieutenant-colonel Henrotin) vend régulièrement et attire des collectionneurs et des marchands internationaux. Son fils rapporte cependant qu’elle pratique des prix trop bas et lui demande de conserver ses œuvres plutôt que de les laisser partir ainsi. À cela, elle répond simplement que “tout acquéreur devient un défendeur.

Mariage ou célibat ?

Pierre angulaire dans la vie des femmes de ce temps, le mariage interfère avec la pratique professionnelle. Cette étape signe très souvent l’arrêt total de la participation au circuit de l’art et, au-delà, l’arrêt de toute production. Les maris qui ont une ouverture d’esprit suffisante pour encourager leur compagne restent très rares. Dans les dynasties d’artistes, la nécessité fait loi et les femmes qui peuvent contribuer à l’entreprise familiale sont plus facilement prises en considération. À Liège, la famille Van Marcke parvient à se faire un nom grâce à un large éventail de services : portraits photographiques, paysages pittoresques, peintures décoratives, peintures sur porcelaine et natures mortes. Julie Palmyre Robert, venue de Paris, joue un rôle pivot et contribue largement aux succès de l’entreprise ; veuve du peintre Jules Van Marcke, elle épouse ensuite le photographe Joseph Van Marcke, peut-être pour garantir la cohésion de la cellule familiale.

Montigny Jenny, Jeunes filles dans une cour de récréation (1920) © Douai, Musée de la Chartreuse

Le culte romantique du génie inspiré supporte mal la concurrence et la répartition des tâches entre deux têtes pensantes. Les couples de créateurs tels que Juliette Trullemans et Rodolphe Wytsman ou Hélène du Ménil et Isidore De Rudder restent des figures atypiques. Durant la fin-de-siècle, un nombre significatif de femmes artistes belges très douées évoluent à l’ombre d’un homme de lettres, acteur de la modernité. Ces femmes bénéficient d’un train de vie élevé grâce à leurs époux et jouissent d’une liberté de mouvement plus grande que la plupart de leurs consœurs. Leur attitude contribue à la réussite sociale de leur mari et à sa reconnaissance dans les milieux mondains. Leur travail personnel est respecté et même salué, mais rarement montré au-delà du cercle amical ; il reste donc méconnu et sous-évalué.

Pour une femme peintre aspirant au professionnalisme, ne pas se marier revient à laisser “l’artiste” prendre le dessus sur “la femme”. Ce choix doit être mûrement réfléchi car le mariage est gage d’une certaine sécurité financière et permet aussi de protéger sa réputation morale. Une peintre célibataire se verra facilement suspectée de mener une vie libre et inconvenante ; elle devra lutter sans cesse pour se construire une image de sérieux et de droiture. Lorsqu’elle reçoit la Légion d’honneur, Euphrosine Beernaert évoque les sacrifices qu’elle a choisi de faire pour poursuivre une carrière. Beaucoup de ses consœurs font une croix sur leur vie affective pour pouvoir vivre leur vocation. Certaines aussi vivent une relation amoureuse dans le plus grand secret. Jenny Montigny fait partie de celles-là.

Le monde à portée de main

Par monts et par vaux

Moins libres de leurs mouvements que leurs confrères, les femmes artistes qui ont l’occasion de circuler et de voir du pays ne sont pas rares pour autant. Et, par chance, leurs déplacements laissent de multiples traces dans les archives. Des documents et mentions parfois très ténues témoignent de réalités diversifiées – excursions, visites de musées, voyages d’étude, longs périples et exils – qui nourrissent le travail. Porter le regard bien au-delà de la sphère privée apparaît indispensable pour progresser et pratiquer son art.
Cette forme d’émancipation se révèle d’autant plus nécessaire que la peinture de ce temps se donne pour principe de “coller au réel”. En d’autres termes, si une peintre représente la mer, le désert ou les ondulations d’un corps, cela signifie qu’elle les a vus de ses yeux et a eu le loisir de les étudier sous tous les angles.

Trullemans Juliette, Joli verger (s.d.) © Musée Camille Lemonnier, Bruxelles

Des artistes venues des quatre coins de la Belgique cherchent ainsi à voir et à savoir. Elles se déplacent à l’étranger, notamment pour y présenter leurs réalisations ou pour y parfaire leur formation. Paris coûte cher et se vit à différents rythmes suivant les moyens financiers. En partance pour un court séjour, Cécile Douard note les impressions éprouvées sur le quai de la gare : “Combien je me sentais indépendante et grande fille ce matin-là !“17. Louise De Hem se rend à l’académie Julian, chaperonnée par sa mère, afin de suivre un cours d’après modèle réservé aux demoiselles et fréquenté par un public cosmopolite. Louise Héger est logée par une famille amie pour pouvoir peindre dans l’atelier féminin d’Alfred Stevens, où se retrouve une petite troupe de talents belges – Alix d’Anethan, Georgette Meunier, Berthe Art en font partie.

À l’inverse, des peintres européennes visitent régulièrement le territoire belge et y envoient leurs œuvres. Un registre de cartes d’étude conservé aux musées royaux des Beaux-Arts de Belgique permet d’épingler les noms d’artistes belges et étrangères qui viennent y copier des toiles de maîtres. Les Salons de la capitale attirent quelques fois des exposantes renommées. À la fin du siècle, le groupe des XX présente des créations signées Mary Cassatt, Louise Breslau ou encore Berthe Morisot. Plusieurs artistes venues de pays limitrophes se fixent pour un temps à Bruxelles et participent de manière remarquée à la vie artistique locale. Active à la moitié du XIXe siècle, la peintre allemande Frédérique O’Connell, née Miethe, s’y fait une solide réputation avant de monter à Paris. Le tout Bruxelles s’arrache ses portraits et commente ses soirées spirites ! Sa manière d’être étonne et dérange, tout comme les audaces de la peintre française Joséphine Rochette (épouse de Luigi Calamatta), elle aussi installée à Bruxelles avec son époux quelques temps plus tôt.

Joséphine Rochette fait partie des femmes qui ont l’occasion de séjourner longuement en Italie, terre d’art et d’histoire considérée comme une destination phare pour les peintres et les sculpteurs. En phase avec l’esprit académique, cette fille d’archéologue y étudie les modèles antiques et renaissants. Au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, le regard porté sur l’Italie par les artistes connaît une profonde mutation. Ceux et celles qui se rendent sur place s’intéressent surtout à l’étude de la lumière et des paysages ou encore à la vie populaire. Voyageuses aguerries, Anna Boch, Louise Héger et Juliette Trullemans se mettent principalement en quête de paysages. Beaucoup d’autres contrées retiennent les artistes de ce temps, mais cerner l’incidence de ces voyages sur leurs créations reste souvent difficile faute de témoignages précis.

Si loin, si proche

La nécessité intérieure de sortir du cadre est peut-être le point commun de toutes ces femmes aux expériences de vie très différentes. Celles qui choisissent de se spécialiser dans le domaine du paysage – genre très coté au tournant du siècle – n’expriment-elles pas de manière éloquente ce besoin intense de respiration et de prise de distance pour se retrouver ? Leur soif d’indépendance n’échappe pas au public de l’époque ni à leur entourage. Comment une “dame” peut-elle sortir par tous les temps, tremper les pieds et le bas de sa robe dans la boue ? Surtout, comment peut-elle se retrouver isolée sur des chemins de traverse, aux prises avec l’inconnu ?

Surveillées tant qu’elles sont en âge de se marier, les paysagistes circulent rarement seules. Louise Héger organise ses sorties en fonction des disponibilités de ses contacts, proches ou lointains ; elle joue les demoiselles de compagnie, un rôle qui lui impose de longs moments loin de ses pinceaux mais qui lui ouvre aussi des destinations rêvées. Parmi les nombreuses paysagistes encore à redécouvrir, Marguerite Verboeckhoven livre de fines notations symbolistes de bords de mer, œuvres qui nécessitent certainement de longues heures de travail en plein air, parfois même en nocturne.

Porter le regard au loin n’est pas la seule manière d’augmenter l’étendue de son champ de vision. Au XIXe siècle, la pudeur impose aux femmes des classes aisées d’ignorer les réalités de leur propre corps, bridé et corseté. Certaines se risquent sans doute à observer en secret leur nudité, d’autres luttent ouvertement pour accéder à l’étude du modèle dévêtu. L’enjeu est de taille à une époque où la peinture narrative se fonde sur une connaissance approfondie de l’anatomie. Pour mémoire, les étudiants masculins passent des heures à travailler d’après le nu en académie. L’idée qu’une jeune fille puisse faire de même en effarouche plus d’un, car toucher au corps revient à ouvrir le champ infini du désir : les témoignages relatifs à la liberté de mœurs observée dans les cours de nu réservés aux garçons sont éloquents sur ce point.

d’Anethan Aliix, Femme assise de dos (étude) (s.d) © MRBAB

Des trésors d’ingéniosité sont nécessaires aux femmes artistes qui veulent représenter l’humain. À partir des années 1880, l’offre en matière d’étude d’après le modèle nu s’accroît significativement. Quelques étudiantes parviennent même à suivre des cours de nu dans des institutions officielles mais les réticences sont fortes. Cécile Douard fait ainsi une incursion très remarquée à l’académie de Mons. Travailler d’après le modèle masculin reste très difficile pour une femme, même à Paris, et celui-ci n’est jamais que partiellement dénudé. En peinture et en sculpture, le portrait mis à part, la représentation de l’homme demeure un thème d’accès malaisé.

Ouvrir le champ des possibles

Le public et les experts du XIXe siècle ne peuvent s’empêcher de jouer les censeurs quand ils analysent la production des “peintresses”. Encouragées à s’en tenir aux compositions florales, aux portraits d’enfants, aux notations à l’aquarelle, elles n’en restent fort heureusement pas là et abordent un large répertoire de sujets, de techniques et de formats. Les femmes qui (s’)exposent doivent veiller à se faire accepter du milieu sans se
laisser influencer outre mesure. Pour ce faire, elles se construisent une image de sérieux et évitent de se démarquer ouvertement. Observer leurs travaux avec un regard genré permet néanmoins de percevoir de multiples pas de côté, des prises de risque et des angles de vision parfois clairement liés à leurs expériences de femmes. La soif de découverte, de reconnaissance
et de liberté s’exprime plutôt de manière indirecte, par exemple via leurs choix iconographiques. À l’époque romantique, elles mettent volontiers en lumière des personnalités féminines entreprenantes et positives – héroïnes de romans, figures mythologiques, historiques et religieuses. De cette façon, elles présentent au public des modèles de femmes inattendus.

Durant la période réaliste, certaines artistes se risquent à proposer des images de femmes et d’enfants en net décalage avec celles de leurs confrères. Soutenue par Arthur Stevens, la toute jeune Marie Collart est acceptée au Salon de Paris avec une Fille de ferme occupée à répandre du lisier. Atterré, un critique d’art français s’interroge : une demoiselle de bonne famille peut-elle décemment se complaire dans la fange à peindre de grossières paysannes entourées de porcs ? Fascinée par les charbonnages, Cécile Douard obtient l’autorisation de descendre dans la mine pour y observer les ouvriers et les ouvrières à l’œuvre. Sous son pinceau, les travailleuses anonymes se métamorphosent en héroïnes titanesques abruties de labeur. Fait rarement mis en évidence, sa grande toile figurant trois glaneuses d’escarbilles ne représente pas trois adultes, mais bien deux adultes suivies d’une fillette âgée d’une dizaine d’années, peut-être moins. Très courant à l’époque, le travail des enfants est un sujet presque inexistant dans la peinture belge d’alors.

Tout comme Cécile Douard, la peintre hollandaise Marie Heijermans, active à Bruxelles, témoigne de la vie des petites gens. En 1897, elle peint Victime de la misère, une œuvre coup de poing qui met en scène la détresse d’une adolescente prostituée, figurée nue dans une chambre sordide, avec un client en arrière-plan. Dans une veine beaucoup plus solaire, qui s’écarte sans complexe du réalisme social, Louise De Hem et Jenny Montigny parviennent à évoquer l’enfance avec une acuité étonnante.

À la Belle Époque, plusieurs créatrices apportent une contribution singulière au domaine de l’image imprimée, de l’illustration et du dessin. La contrainte de réalisme visuel n’étant pas de mise ici, elles peuvent plus facilement envisager leurs supports de prédilection comme espaces d’expérimentation et de transgression. Léontine Joris et Claire Duluc s’inventent des pseudonymes masculins, sans doute pour accroître leur liberté de mouvement. La première aborde le domaine de l’affiche et l’art de la caricature – secteur où les femmes sont très peu représentées – sous le nom de Léo Jo. La seconde exerce sa verve caustique sous divers noms d’emprunt – Étienne Morannes, Monsieur Haringus – et illustre les livres de son mari, l’écrivain Eugène Demolder. Très intéressée par la gravure et la gouache, Louise Danse (épouse de Robert Sand) met volontiers en scène des figures féminines maniérées à la sensualité palpable. Personnalité secrète et volontaire, Marthe Massin contribue à la construction de l’image de son mari, le poète Émile Verhaeren, qu’elle représente volontiers quand il est plongé dans ses pensées ou occupé à écrire. En dépit de sa réserve et de sa discrétion “toutes féminines”, sa posture est audacieuse : elle choisit un homme pour modèle privilégié et s’invite dans son intimité de créateur.

Le champ des arts décoratifs est aussi régulièrement investi de manière  originale par des femmes de ce temps. Gabrielle Canivet (épouse de Constant Montald), met son inventivité picturale au service de la reliure d’art, domaine alors en vogue. Hélène du Ménil (épouse d’Isidore De Rudder) connaît une véritable reconnaissance oficielle – fait rare pour une artiste belge – grâce à la réalisation de broderies figuratives éblouissantes de finesse. Se basant sur des cartons dessinés par son mari, elle exprime son goût pour l’expérimentation en développant des procédés de broderie et en soignant la recherche ornementale.

Après l’invasion de la Belgique par l’armée allemande, le cardinal Mercier écrit la lettre pastorale “Patriotisme et Endurance”, destinée à être lue dans toutes les églises du diocèse de Malines à partir du 1er janvier 1915. Cette lettre fait grande impression en Belgique et à l’étranger et suscite la colère des occupants allemands qui ont essayer de stopper par tous les moyens sa diffusion officielle… ou clandestine. C’est seulement le 13 janvier 1915 que les sœurs de l’abbaye bénédictine de Maredret, vont prendre connaissance du contenu de cette lettre pastorale et décident selon les techniques les plus traditionnelles de la calligraphier et de l’enluminer. Ce travail a été exécuté dans la clandestinité du début de l’année 1915 au 15 août 1916, jour où le cardinal Mercier, en visite à l’abbaye de Maredret, a pu découvrir ce chef-d’oeuvre de 35 planches © Abbaye de Maredret

La minutie et les qualités techniques dont elle fait preuve se retrouvent d’une tout autre manière dans les enluminures néo-gothiques de Marie-Madeleine Kerger et Agnès Desclée, sœurs bénédictines de Maredret. Restées dans leur abbaye durant la première guerre mondiale, ces deux artistes éprouvent le besoin de traduire visuellement les événements qui se passent à l’extérieur. De manière tout à fait étonnante, elles insèrent de petites scènes d’actualité dans certaines de
leurs créations, dont la lettre pastorale du Cardinal Mercier de Noël 1914. Sous leurs pinceaux, nous retrouvons des évocations de combats sans pitié, de nombreuses figures masculines de soldats vêtus et dessinés à la manière gothique, le tout traité avec un souffle patriote ! La liberté d’invention dont elles font montre tient paradoxalement aux limitations dans lesquelles elles travaillent. L’observation directe cède le pas à la construction symbolique et favorise une mise en lumière alternative.

Alexia CREUSEN


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition, correction et iconographie | sources : Femmes artistes, les peintresses en Belgique (1880-1914), ouvrage publié à l’occasion de l’exposition éponyme au musée Félicien Rops, Province de Namur, du 22 octobre 2016 au 8 janvier 2017, diffusé via academia.edu (normalement, academia.com car le site est une plateforme commerciale) | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, BOCH Anna, Falaises de l’Estérel © Collection privée, Brussel • Photo Vincent Everarts ; © MRBAB ; © Archives du musée communal de Ypres ; © Musée Camille Lemonnier, Bruxelles ; © Douai, Musée de la Chartreuse ; © Abbaye de Maredret.


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MASSON, Arthur (1896-1970)

Temps de lecture : 23 minutes >

[CONNAITRELAWALLONIE.WALLONIE.BE] MASSON, Arthur (Rièzes-lez-Chimay 22/02/1896, Namur 28/07/1970). Professeur à l’Athénée et à l’École normale de Nivelles (1922-1946), Arthur Masson commence à écrire les aventures de Toine Culot, personnage qui devient très populaire, peu avant la Seconde Guerre mondiale. Mêlant des événements vécus et imaginés, Masson décrit des gens simples, de la vallée du Viroin, en faisant souvent appel à des expressions wallonnes au suc intraduisible. Toine dans la Tourmente évoque explicitement le sort que son auteur partage avec une centaine d’otages lorsque, en décembre 1942, il est emprisonné à la citadelle de Huy, à la suite de l’assassinat d’un rexiste. Après la Libération, sa prose, pleine d’une drôlerie populaire, piquante et de bon goût, se retrouve sous la forme de feuilleton dans La Libre Belgique. La saga de Toine Culot est la partie immergée de l’œuvre de Masson qui hésite longtemps entre la poésie et le conte. Auteur d’un livre par an entre 1946 et 1970, Arthur Masson remporte un très grand succès de librairie en 1967 avec Un Gamin terrible.

Paul Delforge


Dans son Arthur Masson ou le partage du plaisir (Charleroi : Institut Jules Destrée, 1999), Robert D. Bronchart compile la biographie suivante (ci-dessous, en extraits) , en citant Ménandre d’entrée de jeu :

Un homme de bien dans le bonheur est un bien public.

ISBN 9782870350096 © Jules Destrée

“L’HOMME. Son portrait, nul ne pouvait mieux le réaliser que Marcel Lobet, qui l’a bien connu. Ceux qui l’ont fréquenté ont apprécié la probité de sa personnalité autant que la générosité de sa littérature. Il était jovial, bienveillant, accueillant, spirituel mais modeste ; il s’attardait volontiers à dialoguer avec des amis sur des thèmes sérieux. Il vivait une sobriété faite de contemplation, de contentement et de dévouement aux siens. J’ai voulu rappeler ici l’itinéraire de sa vie pour que le lecteur se familiarise mieux avec l’homme. Je me suis inspiré de l’ouvrage de Marcel Lobet, que l’on consultera pour une information plus complète.

Sa biographie en bref

      • 1896
        22 février, naissance d’Arthur Masson en Thiérache, à Rièzes-lez-Chimay, 44, rue Bertrand (aujourd’hui rue Arthur Masson).
        28 février, baptême à l’église de Baileux.
      • 1903
        La famille s’installe à Oignies, au 181 de la rue Grande.
      • 1908
        Les Masson quittent Oignies pour Heer-Agimont. Arthur termine ses études primaires, à l’école communale d’Agimont.
      • 1909
        Le père occupe un poste de douanier à Seloignes, tandis qu’Arthur commence ses humanités au Collège Saint-Joseph, à Chimay.
      • 1910
        La famille se fixe à Forges-lez-Chimay.
      • 1818
        Arthur entreprend des études de Philosophie et Lettres à l’Université  de Louvain.
      • 1921
        Du 3 octobre au 20 décembre, il enseigne à l’Athénée royal de Chimay.
        Du 21 décembre 1921 au 30 septembre 1922, il fait son service militaire.
      • 1922
        10 novembre, il obtient son doctorat en Philologie romane.
        Du 31 octobre 1922 à 1946, il est professeur à l’Athénée royal de Nivelles.
      • 1923
        24 mars, il épouse Anna Fremy, à Ixelles, et habite au 32, rue Antoine Labarre.
      • 1924
        17 mai, Anna Fremy lui donne un premier enfant, Anne-Marie, à Ixelles.
      • 1926
        30 septembre, le couple s’installe à Nivelles, 59 avenue de Burlet.
      • 1928
        11 octobre, Arthur et Anna ont un deuxième enfant, Pierre, né à Ixelles.
        1er novembre 1928 à 1946, Arthur est professeur de français à l’Ecole normale moyenne de Nivelles.
      • 1930
        La famille déménage du 59 au 39 de l’avenue de Burlet.
      • 1932
        17 août, Anna donne naissance, à Nivelles, à son troisième enfant, Bernadette.
      • 1935
        Arthur compose de nombreux poèmes. L’un d’eux, à la gloire du roi Albert, obtient le Prix Albert Ier et est publié à Paris. C’est L’adieu des petites gens.
      • 1935
        9 août, décès de sa mère, Juliette Bajomez.
      • 1942
        16 décembre, Arthur Masson est arrêté par les Allemands, à la suite de l’assassinat d’ un rexiste.
      • 1943
        17 février, il est libéré.
      • 1946
        28 octobre, la famille Masson s’installe au bord de la Meuse  namuroise, à Tailfer-Lustin, dans la villa des Acremonts.
        1er décembre, Arthur est mis à la retraite, pour des raisons de santé.
      • 1947
        12 avril , il devient membre d’honneur des Rèlîs Namurwès, cercle  littéraire fondé en 1909.
      • 1948
        Il reçoit, pour l’ensemble de son œuvre, le prix triennal Georges Garnir, décerné par l’Académie royale de Langue et de Littérature françaises.
      • 1955
        8 novembre, décès de son épouse, Anna Fremy.
      • 1956
        Juillet, il s’installe au quatrième étage de la Résidence Ardennes, 11 avenue de Smet de Nayer, avec sa fille aînée Anne-Marie.
      • 1959
        Mai, il se rend à Rome, où il assiste à un salut de béatification, dans la basilique Saint-Pierre. Il est reçu en audience par le pape Jean XXIII.
      • 1960
        Frappé d’un infarctus, il est retardé dans le travail de rédaction de son roman Ulysse au volant.
      • 1961
        Il est victime d ‘un second accident cardiaque.
      • 1964
        31 mai, on procède à la mise en place d’ une plaque commémorative,  devant sa maison natale, à Rièzes.
      • 1970
        28 juillet, Arthur Masson meurt inopinément à Namur, à deux heures du matin.
        30 juillet, funérailles célébrées en l’église Saint-Nicolas. Arthur Masson est enterré au cimetière de Dave, face à «sa» Meuse qu’il a tant aimée.

Commentaires, anecdotes et documents

a. Mazée : ses parents

Ses parents sont tous deux originaires de Mazée, à une trentaine de kilomètres de Rièzes. Sa mère s’appelait Juliette Bajomez. Son père, Jules-Gillain Masson, était douanier, son grand-père paternel maçon (sic !), l’autre cultivateur. Mazée est une paisible localité située à proximité de la frontière française. Le Viroin, affluent de la Meuse, baigne cette jolie vallée, inspirant le nom évocateur de Viroinval. Le village, encadré par la forêt de Thiérache, la Calestienne ou Famenne méridionale, et le plateau ardennais, s’étend autour de l’ancienne ferme-château, construite en 1629 par Jean de Condé. Celle-ci fut ensuite la propriété de l’abbaye Saint-Jean de Florennes avant d’être revendue en 1795 comme bien national. L’église, érigée en 1875, est dédiée à Notre-Dame de la Nativité.

De nombreuses traces de sondage et différents puits, encore visibles aujourd’hui, attestent que, autrefois, dans cette contrée, on exploitait les minerais de fer et de plomb. D’autre part, d’anciens écrits nous apprennent que le mazéage est la première opération que l’on fait subir à la fonte, avant l’affinage, pour la débarrasser du silicium. Ainsi s’expliquerait l’origine du nom du village. Comme dans toutes les régions limitrophes, le passage de la frontière créait parfois des relations difficiles entre les douaniers et la population locale. Pour les ouvriers qui travaillaient aux Forges de Vireux, le péquet et le vin étaient à l’honneur mais, au passage de la douane, ils étaient
l’objet de fortes taxes d’accises. Un petit sentier partant de la douane française, sillonnait à flanc de coteau et évitait le poste frontière de Najauge. Les fraudeurs connaissaient bien ce passage, mais les douaniers aussi, et le père d’Arthur Masson en était !

b. Rièzes-lez-Chimay : sa naissance 1896

Ce petit village étale sa solitude autour de l’église. Propriété des Princes de Chimay, Rièzes s’érigea en Commune en 1851. Accueillant, au milieu d’une nature environnante un peu sauvage, ce village est situé dans une zone argilo-schisteuse, retenant l’eau en surface et formant dès lors de vastes marécages appelés là-bas rièzes. Le paysage ayant une influence sur l’activité économique, les mines de fer et les forêts orientèrent la région de Rièzes vers la métallurgie et la saboterie. Autrefois, on fondait le minerai de fer à Boulon, Nimelette et Forge-Jean-Petit : des vestiges d’anciennes forges y subsistent encore. Quant au métier de sabotier, ce n’est qu’après la guerre 1940-1945 qu’il disparut petit à petit avec l’évolution de l’art de se chausser.

Une stèle sur le pont de l’Eau Noire rappelle que, durant les années de  guerre des maquisards menèrent une vie courageuse et aventureuse dans les forêts qui encerclent Rièzes. Les prénoms y étaient déjà si caractéristiques et peu courants qu’il n’était pas habituel, comme on le faisait ailleurs. d’affubler les habitants d’un surnom, à la manière des Trignollais dans la Toinade.

c. Tournai : son service militaire 1921-1922

Le 21 décembre 1921, Arthur Masson entre au 3ème Régiment de Chasseurs à pied, à Tournai. Il y terminera son service le 30 septembre 1922. Un détail cocasse : il rate son examen de caporal ! Et pourtant, pendant son service militaire, il obtiendra le diplôme de docteur en Philologie romane à l’Université catholique de Louvain !

d. Huy : son incarcération 1942

Le 16 décembre, Arthur Masson était arrêté par les Allemands et incarcéré à  la citadelle de Huy, à la suite de l’assassinat d’un rexiste. J’ai retrouvé, dans les archives de l’auteur, une copie de son ordre de détention , daté du 15 décembre 1942. Il émane de la Kreiscommandantur, c’est-à-dire du bureau de district, agissant sur ordre du commandant militaire pour la Belgique et le nord de la France. Il est transmis par le chef d’ administration du bureau de campagne supérieur.

Parmi ses compagnons de captivité, figurent G. Bohy – G. Charlier – P. Cornil – M. Deveze – L. Homme! – J. Nerincks – J. Marx – M. Delforge – J. Pholien (futur ministre) – le général de gendarmerie Dethise – des professeurs – des députés – des magistrats – des avocats.

e. Rièzes : son testament spirituel 1964

Le 31 mai 1964, eut lieu la séance d’inauguration de la mise en place d’ une  plaque commémorative, apposée à la façade de la maison natale de l’écrivain, à Rièzes. Arthur Masson, qui avait l’émotion souriante mais réelle, y prononça un discours de remerciement, une sorte de testament spirituel, laissé à la postérité grâce à un enregistrement conservé au Musée de la Parole, à la Bibliothèque royale Albert Ier, à Bruxelles.

Il y a quelque soixante ans, sur les petits bancs du catéchisme, au brave curé qui me posait la question : “Qui vous a mis au monde ?”, je répondais  comme il se doit: “Dieu et mes père et mère.” Et j’apportais à réciter ces mots d’autant plus de gravité que je ne les comprenais pas.
Aujourd’hui, pourvu de notions plus claires que j’ai payées au prix d’une bienheureuse innocence, si l’on me demandait: “Qui vous a fait ce que vous êtes ?”, je répondrais : “Dieu, mes père et mère, bien sûr, et mes éducateurs aussi, mais surtout mon pays natal.”
Car c’est chez moi une conviction de plus en plus ferme qu’un enfant puise, dans la terre qui l’a vu naître, dans l’air qu’il y respire, dans les images et les exemples qui s’offrent à ses yeux en ses primes années, tous les éléments qui donneront à son cœur et à sa vie une tournure définitive.
Je ne sais pas ce que je vaux et ne m’interroge guère sur ce point car j’y apporte chaque fois, je le crains fort, une indulgence très tendancieuse. Mais s’il est en moi quelque bien, je le dois à une chance que, de plus en plus, je tiens pour inestimable et c’est la chance d’être né au pays des Rièzes et des Sarts, en cette modeste maison que votre aimable initiative, mes chers concitoyens, honore aujourd’hui d’une inscription commémorative que je n’aurais jamais osé espérer et dont je suis aussi confus que reconnaissant.
Le cher Docteur André m’a prié d’évoquer pour vous quelques souvenirs de l’enfance que j’ai vécue ici. J’ai accepté d’enthousiasme parce qu’un romancier est d’abord un monsieur qui raconte des histoires, et surtout parce que vous tous qui m’entourez en ce moment êtes mes amis. Comment vous prouver mieux ma gratitude qu’en vous livrant quelques confidences qui, avec l’évocation de communs souvenirs, sont le propre de la vraie amitié  ? Voici donc une confidence.
Jusqu ‘à leur dernier souffle, mes parents ont regretté leur départ de Rièzes et ils justifiaient ce regret. Ils disaient en substance : Le pays était beau. La vie y était tranquille. Et les gens, simples et gentils, se montraient accueillants, serviables et gais. Surtout, ils usaient d’un langage charmant, une sorte de français dialectal toujours poli et qui charmait l’oreille et le cœur par sa douceur, sa réserve, son originalité.
La seconde confidence, c’est que, une fois parti d’ici, je n’ai rencontré que rarement, ailleurs, l’exacte équivalence de cette douceur de vivre et de cette sérénité presque biblique. Plus d’une fois même, en certains endroits éloignés d’ici, ma sensibilité d’enfant fut déconcertée, je pourrais dire meurtrie, par les contrastes que je rencontrais à chaque pas. Mon âme avait pris ici un pli d’éternité et tout ce qui ne ressemblait pas à ce qui avait enchanté mon enfance faisait de moi un exilé.
Comme tout homme, au long des années, j’ai connu des jours heureux, mais aussi des heures dures ou mélancoliques. Et chaque fois, ma tristesse, invinciblement, me ramenait à l’évocation saisissante de netteté, d’une petite maison de pierre bâtie dans une rangée de quelques autres demeures identiques. Elle était précédée d’une pelouse qui la séparait d’une route plate filant entre des haies vers une petite église, humble mais proprette, où conduisait une allée de tilleuls. Elle rassemblait autour d’elle, cette église, le presbytère, l’école des sœurs, celle de l’instituteur et un cimetière discret, recueilli et comme noyé dans sa verdure, où nichaient des oiseaux. Je revoyais aussi, à l’ombre d’un haut sapin, le vieux puits à manivelle protégé par un coffrage de planches…
Et ici, quittant les confidences, j’en viens aux souvenirs et aux histoires, car le vieux puits a la sienne. Sa mystérieuse profondeur m’intriguait et m’attirait tellement et si dangereusement que mes parents, pour m’en éloigner, en étaient venus à m’assurer qu’il était hanté par un monstre terrifiant, mi-homme, mi-bête, qu’ils appelaient Croque-Mitaine et de qui la spécialité, chacun sait ça, est de dévorer les petits enfants qui ne sont pas sages. Alors, à mon père douanier et détenteur d’un énorme revolver d’ordonnance et même d’une espèce de fusil chassepot, je disais: “Le Croque-Mitaine, pourquoi que tu ne le tues pas ?” Mon père me faisait chaque fois une réponse évasive d’où je conclus bientôt qu’il avait tout bonnement peur des armes à feu. Mais je lui en voulais, moi, à cet ogre aquatique, et l’idée de vengeance me travaillait. J’aurais voulu lui lancer des pierres sur les cornes, mais c’était impossible parce que, le jour où j’avais fait mes premiers pas, on avait cadenassé le portillon du puits.
Puisque je ne peux pas tuer le Croque-Mitaine, me dis-je, je peux tout de même le faire enrager. Alors… alors, je l’avoue sans vergogne, sans orgueil non plus, je recours à un procédé que le petit Jésus lui-même eut sans doute employé à l’âge candide où j’en étais alors. Je pris donc l’habitude d’aller derrière le puits et de faire subrepticement sur les planches mal jointes du coffrage ce que notre national Manneken-Pis, au titre de fonctionnaire ornemental et avec une tranquille et touchante impudeur, fait sans arrêt. Ce qui m’étonnait et me dépitait le plus, c’était de ne pas entendre le Croque-Mitaine hurler de fureur. Le jeu ne dura guère, d’ailleurs, car une bonne vieille dame, Madame Collard, belle-mère du douanier voisin, prétendit que, depuis tout un temps, elle trouvait un goût déplaisant à sa tasse de café. C’était là, j’en suis sûr, un ingénieux mensonge mais, si je haïssais le Croque-Mitaine, je respectais la bonne vieille et j’eus la générosité de ne pas empoisonner ses derniers plaisirs.
La morale de l’histoire est bien triste et c’est que, devant ce 1896 implacable, j’ai perdu tous mes droits à croire au Croque-Mitaine et surtout de lui infliger des vexations.
Autre souvenir? il est loin, je vous en préviens, d’être aussi drôle, car l’affaire aurait pu finir en tragédie. Peut-être en est-il quelques-uns, parmi les plus âgés de mes auditeurs, de qui la mémoire l’a enregistré. Ma mère vaquait à son ménage dans la pièce avant du rez-de-chaussée. Mon père, je m’en souviens fort bien, sciait du bois clans une remise. Elle est toujours là. Ma mère me dit: “Va me chercher quelques échalotes dans le petit panier qui se trouve dans l’armoire de la seconde pièce.” Tout fier de me rendre utile, me voilà devant l’armoire. Mais, au moment de l’ouvrir, je vois, allongée et immobile tout contre le mur, une bête longue, d’un gris noirâtre et dont la tête plate ne me revenait pas du tout. Tranquillement, je vais trouver mon père : “Papa, prête-moi ton courbet. il y a un grand ver comme ça près de l’armoire et je vais le tuer.” En même temps, j’ouvrais mes petits bras pour donner à mon auteur une idée des dimensions du grand ver. Intrigué, vaguement inquiet aussi, le père me dit: “Viens me montrer ça…” Ce qui se passa ensuite, je ne l’ai pas compris tout de suite, mais je me sentis soulevé du sol par un papa que je crus subitement fou et je me retrouvai assis au beau milieu de la pièce avant avec cette injonction : “Ne bouge pas de là !” Le grand ver, c’était une vipère. Faut-il vous dire qu’elle paya de sa vie son audace… Comment avait-elle réussi sa violation de domicile ? C’est simple : dans le mur de la seconde pièce était pratiquée, au ras du sol, une ouverture servant à l’écoulement des eaux de nettoyage. Dans le pays, cela s’appelle une sève. Le dictionnaire Larousse, lui, vous offre le choix entre deux noms, à savoir un souillard ou, beaucoup plus poétiquement, une chantepleure. Et c’était par là que la vilaine bête était entrée, cherchant sans doute l’ombre et la fraîcheur, car cet été-là était chaud. Le tableau qui suivit, vous l’imaginez fort bien. Les jambes fauchées par l’émotion, le cœur battant et le corps inondé de sueur, mon père réclama une goutte et puis une seconde et puis beaucoup d’autres, qu’il but avec les voisins et voisines accourus pour entendre le récit de l’équipée. Il paraît que, pour finir, il y introduisit des variantes assez bafouillantes et que la vipère prit des proportions de serpent équatorial. Ma mère, elle, qui cultivait une dévotion particulière à Saint-Antoine, brûla toute une boîte de bougies devant la statuette du bon saint de Padoue. Quant à moi, nimbé d’une inconsciente auréole éteinte depuis longtemps, je passai aux yeux du village, et même du canton, pour un enfant miraculé. Le fait est que, si je m’étais mêlé de m’expliquer moi-même avec mon grand ver, je ne serais pas ici, aujourd’hui, pour vous raconter le match. Et, s’il a horrifié les plus émotifs de mes auditeurs, voici qui les ramènera sur les rives de la gaieté.
Il y avait à Rièzes, dans ce temps-là, un vieux bonhomme qui vivait seul dans une masure branlante, non loin de l’église. C’était ce que l’on appelle un doux innocent, un chimérique inoffensif, allergique au moindre travail, mais tout compte fait pas trop malheureux, car les gens du village, charitables de nature, le préservaient de la faim et du froid. Un pain par-ci, quelques œufs par-là ou un morceau de lard et, aux premiers frimas, une vieille chemise, une culotte rapiécée, suffisaient à son bonheur. Son nom, je ne l’ai jamais su, pour la bonne raison qu’il portait un surnom. C’était Le Pwè. Seulement, si les gens étaient charitables, ils étaient tout aussi farceurs. Et l’on voit d’ici ce que pouvait donner la conjuration du syndicat des joyeux drilles formé par les douaniers, l’instituteur, Monsieur Bernard et les sabotiers, loustics par définition. Il me faudrait des heures pour vous raconter tout le parti qu’ils tirèrent du pittoresque Pwè et qui atteignit par moments les dimensions de l’épopée burlesque.
Un jour, un gaillard de la bande lui offrit un vieux frac de cérémonie et un chapeau melon, d’ailleurs beaucoup trop vaste pour son crâne de sous-développé. Et du coup, l’idée leur vint de le nommer bourgmestre de la commune, ce qu ‘il trouva tout naturel. Et tous ces lurons procédèrent à l’investiture, au cours d’une cérémonie soigneusement montée. On le ceignit d’une écharpe approximativement tricolore qu’il appela tout de suite “ma ventrière”. Après quoi, on lui passa autour du cou un ruban rouge au bout duquel pendillait une grande médaille gagnée par quelque étalon ou quelque bœuf gras. Et l’instituteur lui adressa un discours si émouvant qu’à la fin, paraît-il, ils pleuraient tous les deux. Dans un café voisin, on trinqua à la santé du nouveau maïeur avec surabondance et recommandation lui fut faite de veiller avec fermeté sur les intérêts de la commune car, soulignait-on, le maïeur en titre, que l’on venait de destituer avec la même simplicité protocolaire, les avait fort négligés. Et pour commencer, on signala spécialement à son attention le garde champêtre qui, je crois bien, s’appelait officiellement J. B. Poucet, mais Titisse pour le Pwè, lequel, pour des raisons obscures, ne l’aimait pas. On lui dit donc, au Pwè : “Ce Titisse, à présent que te v’là maïeur, tu dois le dresser. Il n’en fait qu’à sa tête et abuse de ses pouvoirs. Faut que ça change et qu’il marche droit.”
Or, quelques jours plus tard, c’était la ducasse du village et la tradition comportait une procession religieuse. Par tradition aussi, le garde champêtre, en tenue de gala et le torse bombé, se plantait au moment du départ derrière le baldaquin et mettait, si l’on peut dire, sabre au clair car ce fameux sabre n’était qu ‘une sorte de yatagan. “Ecoute, maïeur, dit l’un des farceurs, le Titisse, il n’est pas à sa place derrière le baldaquin. C’est toi qu’on doit voir là et personne d’autre !” Mon Pwè fut tout de suite convaincu. Et le dimanche suivant, tout juste au moment où la procession allait s’ébranler, on vit jaillir de l’école proche un maïeur en grande tenue lui aussi, avec son frac qui lui battait les talons, son chapeau melon qui l’aveuglait, sa ventrière nouée à la diable, sa médaille qui brimbalait et… ses pieds nus dans des sabots garnis de paille. Avant d’être revenu de son étonnement, Titisse, qui ne savait rien du complot, se voyait bousculé avec cette injonction grasseyante: “Eh, r’tire-toi d’là, eh, l’baldaquin, c’est pou l’maïeur !” On dut se mettre à plusieurs pour renfourner le pauvre Pwè dans l’école où l’on finit par le calmer, non par des piqûres, vous pensez bien, mais par l’infaillible panacée des villages proches de la frontière gauloise.
Et cette procession-là fut l’une des plus joyeuses de l’histoire de l’Eglise. Il paraît que le Saint-Sacrement lui-même riait parce que le bon curé Lambert qui le portait était secoué par la gaieté. Le jour même, après enquête, il voulut chapitrer les auteurs du complot. Il n’arriva jamais au bout de sa mercuriale car, au beau milieu, il fut pris d’une crise de fou rire. On l’aimait beaucoup. On l’aima un peu plus.
Mesdames, Messieurs, permettez-moi de m’en tenir à ces quelques souvenirs et d’en revenir aux confidences. Lorsqu’il m ‘arrive de méditer sur la tournure que prit ma vie et de me demander comment j’en vins à écrire et pourquoi mon œuvre toute entière porte un coloris d’optimisme et souvent de tendresse, la réponse est toujours la même et ne fera que répéter ma déclaration liminaire…
Sans doute, j’ai vécu en beaucoup d’endroits. C’est le sort des enfants de la gabelle, et mes études et ma carrière, et même la retraite, m’ont valu pas mal de déménagements et de souvenirs divers. Mais c’est mon Rièzes natal qui m’a marqué de l’empreinte la plus profonde. Né ailleurs, je n’aurais pas écrit, je le crois, avec l’accent que proclame ce mémorial. Peut-être même n’aurais-je pas écrit du tout.
C’est que, mieux encore que sa jovialité, votre terroir possédait alors quelque chose de subtil et d’envoûtant que j’appellerai sa poésie. Elle était faite, cette poésie, de toutes les humilités bénéfiques et sanctifiantes d’une terre pauvrement nourricière, mais dont tiraient quand même bon parti les braves gens qui ne rêvaient rien d’autre qu’une existence sereinement agreste, passée toute entière en leurs modestes demeures, devant un horizon de prés et de bois, parmi ceux-là qu’ils voyaient naître et mourir et qui leur étaient confraternels. On y était bûcheron, cultivateur, menuisier, transporteur, charron, forgeron, garde forestier, cordonnier et, deux fois sur trois, sabotier. Ah, ce beau, ce merveilleux métier de sabotier! On ne peut guère l’évoquer sans un serrement de cœur. Sa disparition fut un malheur. Elle dépeupla le pays, en modifia l’aspect, le priva de son parfum. Dès l’automne, la fumée des saboteries annonçait de loin le village, comme celle de l’encens révèle un sanctuaire. Et ces petits ateliers, construits souvent de clayonnages et d ‘argile, c’était le refuge d’aimables conciles où chaque passant s’arrêtait pour commenter, assis dans les copeaux, les nouvelles du jour, conter la dernière farce, respirer la joie de vivre. Les sabotiers nourrissaient les gens, les fixaient au sol, les préservaient de l’exode vers ces centres empoussiérés dont les fallacieux avantages se paient par une vie étriquée et fiévreuse et par des regrets et des nostalgies à la longue mortels.
Les deux guerres sans doute ont tourné des pages sur lesquelles il est vain de nous lamenter. Tout a changé, surtout depuis vingt ans, à un rythme si brutal que l’homme ne peut y opposer qu’un seul frein, et c’est sa volonté de vivre avec les ressources de sa région natale qui, toujours et malgré tout, portera en elle les ineffables récompenses de la fidélité. Souvent, nous courons beaucoup trop loin pour découvrir le bonheur, pour nous extasier aussi devant des horizons dont une savante organisation commerciale nous vante les beautés. Et nous en oublions d’admirer ce qui entoure notre clocher, d’apprécier le privilège d’être près de Dieu, le maître de notre foyer, de pouvoir élever des enfants dans la saine liberté des champs et des bois. Mais à l’âge où la sagesse lucide ne se laisse plus prendre aux duperies des apparences, on en vient toujours à faire siens ces quelques vers d’un poète oublié qui exprimait ainsi le testament de son expérience :

Frère , un seul pays est vraiment beau .
C’est celui qui nous voit naître, aimer, souffrir, vivre,
Et qui , lorsque la mort clémente nous délivre,
Offre à notre dépouille un maternel tombeau.

Je crains d’avoir abusé un peu de votre indulgente attention. C’est que, vieillissant, j’attrape peut-être le défaut des vieux curés : je prêche trop longuement. Je ne puis toutefois terminer sans m’acquitter d’un devoir de très sincère gratitude envers tous ceux à qui je dois l’hommage de cette touchante manifestation.
Mes amis, lorsqu’on est jeune, on se laisse facilement éblouir par des choses dont l’optique plus objective de l’âge mûr estompe les prestiges. On admire la beauté, l’intelligence, la science, la richesse, la réussite, le luxe, la notoriété. Au crépuscule de la vie, ce que l’on recherche et que l’on aime, c’est le cœur des gens. Votre présence ici me prouve que le cœur des gens de ma terre natale n’a pas changé. Il est resté bon, cordial, accueillant. A deux mains frémissantes de fraternelle reconnaissance, je vous offre le mien avec tout ce que mon enfance vécue parmi vous y puisa de meilleur.

Arthur Masson


Toine Culot, obèse ardennais (résumé par Arthur Masson)

© Editions Racine

Né un dimanche d’avril de l’an de grâce 1888, en un beau village ardennais.  Toine pèse déjà ce jour-là onze livres è co ène rawette. Son père, c’est le Choumaque, cordonnier de son état. Sa maman, c’est la grosse Phanie. Choyé par ce couple de braves gens et par toute la parenté, Toine grandit vite, mais grossit d’autant. Son enfance est tissue de minuscules aventures que les siens, un peu pusillanimes, dramatisent beaucoup. Son écolage primaire terminé, Toine tâte du métier de forgeron. Il quitte bientôt l’enclume pour l’encoche du sabotier, s’éprend – un peu par suggestion – d’une bringue dédaigneuse, et s’estropie à cause d’une distraction dont la belle est la cause. Le pied écrasé de Toine lui guérit le cœur. D’ailleurs, lâchant la sabotetie, le voilà au service du châtelain-maïeur du village, le bon Duverger des Sprives. Là, Toine, d’abord très heureux, est happé par l’engrenage de la politique. L’équipée ne lui vaut que désillusions. Il se croit revenu de tout, vidé et racorni. Bien décidé à vivre en égoïste, à mépriser les hommes et même les femmes, et à ne plus croire en grand’chose, il fait la connaissance d’une jeune et aimable Flamande venue passer quelques jours au château auprès de sa vieille tante Mieke, la servante au grand cœur. C’est le coup de foudre. Après des transes pathétiques, Toine épouse son Hilda. Cette belle union fructifie généreusement. En quelques années, Toine et Hilda sont devenus les très heureux parents de quatre petites filles ravissantes. Les deux cadettes sont jumelles.

Le bon maïeur décédé, Toine quitte le château et s’installe dans ses propres terres comme horticulteur-pépiniériste. Le conseil lui en est venu de son cousin T. Déome, augure débonnaire mais malin de la tribu des Culot. Ce gros homme pittoresque, sensible et farceur, à la fois secrétaire communal, marchand de graines et chantre-amateur, pense pour toute la famille et, même, impose souvent d’autorité les initiatives qu’il juge opportunes. N’ayant pas d’enfants, il a reporté sur la nichée du gros Toine tout le trésor d’une bourrue, mais riche tendresse, qui ne va pas sans rosserie. Couvé par cette affection tutélaire, choyé par sa femme, Toine voit la vie lui sourire, ce qui ne l’empêche pas de se croire le moins chanceux des hommes et de traverser l’existence en geignant. La vérité est que, gras et vite las, il prend ses courbatures pour des douleurs, ses inquiétudes pour des, maladies et ses
sueurs pour des symptômes fort alarmants.

Les filles de Toine sont à présent des jeunesses très accortes et rieuses. Mais lui se croit cardiaque Il décide de consulter un jeune médecin, nouvellement installé dans le pays, et surnommé Tchouf-tchouf, à cause de sa motocyclette. Tchouf-tchouf se moque de Toine et de ses alarmes et lui donne le conseil de travailler un peu plus. Furieux, le gros, fouissant dans son jardin, donne un coup de bêche tellement rageur qu’il défonce, en s’y engloutissant, la cachette dans laquelle, depuis la Révolution, moisissait l’effigie d’un Saint indigène, le Bienheureux Caboulet.

C’est là pour le jeune docteur Tchouf-tchouf, féru d’archéologie, l’occasion de revenir fréquemment dans la maison du gros. Mais à présent, plus et mieux qu’à Saint-Caboulet, le docteur s’intéresse à l’aînée de Toine, la belle Godelieve. Les deux jeunes gens s’aiment beaucoup, mais gardent tous deux un silence timide·. C’est l’illustre Pestiaux, droguiste, touche-à-tout, trublion, et, par surcroît, bête noire de T. Déome, qui se charge de la déclaration dans un discours qui serait une gaffe historique si le dieu des amoureux n’en tirait un idyllique dénouement. Les deux jeunes gens vont s’épouser…


Toine, Maïeur de Trignolles (extraits)

I. Mondanités

En se donnant ces petites peines, tout le monde peut arriver à acquérir l’aspect d’un gentleman.

La Baronne Staffe, Usages du monde (édition complètement refondue)

Trois jours avant le mariage de sa fille aînée, Godelieve, avec le docteur  Eugène Dognies, dit Tchouf-tchouf, Monsieur Toine Culot invita son cousin T. Déome à assister à ce qu’il appelait « la revue générale de l’équipement ».
T. Déome se rendit à l’invite et vit un Taine éblouissant. Pour harmoniser sa toilette avec celle des amis de son beau-fils, tous jeunes gens très distingués, le gros, généreux jusqu’à la prodigalité, s’était nippé comme un ambassadeur.

© Editions Racine

Aux yeux de T. Déome qui n’en revenait pas, il apparut chapé d’une redingote de tissu peigné, à revers de soie. Le pli de son beau pantalon à rayures vieil-argent tombait droit sur des souliers vernis. Une cravate blanche s’étalait sous le double menton du gros, qui, tenant d’une main une paire de gants couleur crème, avait passé trois doigts de l’autre main entre les boutons de son gilet. T. Déome, assis sur une chaise basse, émit finalement :
T’as l’air d’in dentisse ambulant !
Habitué à ces appréciations rugueuses, Toine, qui réservait d’ailleurs une surprise à son cousin, dit à sa femme :
Hilda, m’tchapia, si vous plaît…
En riant, Hilda sortit d’une armoire une boîte cylindrique en carton blanc, qu’elle ouvrit avec précaution. Ensuite, délicatement, elle couronna son Toine d’un haut de forme plus noir et plus miroitant qu’une loutre sortant de l’eau. D’abord, T. Déome mit une main en abat-jour au-dessus de ses yeux, puis, d’ébahissement, laissa tomber sa pipe sur ses genoux. Il se leva de sa chaise, fit le tour de Toine, se dressa sur la pointe des pieds pour regarder de plus près l’étonnante coiffure, recula, fit mettre le gros en pleine lumière, et, brusquement, se rassit pour rire à son aise, jusqu’à la suffocation. Immobile, la tête droite, Toine le regardait gravement. Il finit par ronchonner, mi-figue, mi-raisin :
Dji l’saveùs bé d’avance qu’y s’foutreùt co d’mi. C’est del djalouserie, è ré d’ aute.
T. Déome riait trop pour pouvoir répondre. Son rire était tellement large et tumultueux, si loin de ressembler au jaune ricanement d’un jaloux, que Hilda, la pimpante épouse de Toine, gagnée par le plaisir du drôle, se mit à rire aussi, et de bon cœur.

Les quatre filles de Toine, qui s’affairaient dans les chambres de l’étage aux préparatifs interminables de la noce, entendirent les échos de la scène joyeuse et descendirent l’une après l’autre. La mère de Toine, à travers le mur qui séparait les deux logis, entendit rire aussi. Le Choumaque, sourd, n’entendit rien, mais il vit l’air de Phanie, et la suivit chez son fils.

Toute de suite, cela fit autour de Toine un cercle de huit spectateurs. Tous riaient, sauf lui et sa mère, car elle n’avait jamais admis que l’on se moquât de son fils, qu’elle trouvait beau, bien portant, intelligent et distingué. Et aussitôt, elle voulut remettre les choses au point.
Laisse-les rire, hé m’fi ! Tu peux t’ossi bé mette in tchapia-buse qu’in aute. T’est prope, è d’ailleurs, fas les moyés d’fai ça.
Oï ! approuva T. Déome, il a les moyés, mais y n’a né l’tiesse qu’y faut.
Puis il ajouta :
– Y n’li manque pus qu’ène pwaire di bottes, ène escorie [un fouet] è des moustatches au cosmétique pou z’awè l’air d’un directeur di cirque !
Toine trouva cette opinion vraiment injurieuse et se fâcha pour de bon. Il se mit à gesticuler et à dire en substance à T. Déome, qui crevait de rire, qu’il préférait de beaucoup les directeurs de cirque à certains marchands de graines qui, coiffés d’un haut de forme ou d’un bonnet de coton, chaussés de sabots ou de souliers vernis, n’auraient jamais que l’air de ce qu’ils étaient, à savoir de paysans mal dégrossis et d’herbivores endimanchés.
Bé respondu m’fi, dit Phanie toute fiérote de voir tant d’esprit à son fils. Mi dji prétinds qu’tu n’as jamais sti si bia.
Et, résumant toute son admiration, elle conclut :
T’as l’air d’in maïeur !
Ce mot ramena brusquement T. Déome au sérieux.
A propos d’maïeur, commença-t-il…
Mais il n’acheva pas. Une pétarade de motocyclette s’arrêtait net devant la maison de Toine, et le fiancé de Godelieve, aussitôt, s’encadrait dans la porte, vêtu de son éternel veston de cuir, boucles au vent, souriant d’un air heureux et un peu timide. Suivant son habitude, il dit “bonjour” trois fois. Toine qui, depuis quelques mois, se permettait avec le docteur une familiarité d’ailleurs plausible, répondit :
Mons-sieur Ugenne, salut !
Et, majestueusement, il se découvrit et fit un large salut de son haut de forme. Catastrophe ! Ensemble les six femmes poussèrent un cri désespéré.

* * *

La veille, Mathilde, une des jumelles, avait fixé au plafond de la pièce, au moyen d’une punaise, un de ces gluants engins que l’on appelle des attrape-mouches. Elle avait déroulé à peu près vingt centimètres du ruban, se réservant de dérouler le reste au fur et à mesure des nécessités. Mais chacun sait que cette invention insecticide, en dehors de son prix modique et de la traîtrise de ses contacts, possède comme caractère spécifique celui de se dérouler lentement, mais sûrement, sans autre sollicitation que celle de la pesanteur du godet de carton qui contient la réserve de glu et de ruban.
Vingt-quatre heures après le placement, l’engin fixé par Mathilde avait déjà, sans faire plus de bruit qu’un escargot qui évacue sa coquille, dévidé les trois quarts de ses entrailles hors du godet.
Et Toine, saluant son futur gendre, venait de coller au ruban la soie miroitante de son huit reflets, avec une grâce si vigoureuse, que l’attrape-mouches, cernant aussitôt le chapeau, s’y était fixé et que Toine, qui n’avait rien vu, achevant son geste largement cérémonieux, arrachait la punaise au plafond et des cris désolés aux femmes, et sentait tout à coup sur son nez et sa joue le contact froid de la glu, tandis qu’une mouche, captive, et vivante encore, libérée par les heurts et les secousses, venait se coller sur la paupière du gros, soudain congestionné, furieux et malheureux.
T. Déome s’enfuit au jardin, pour rire à son aise. Le docteur le suivit…

***

Voyons, dit le fiancé à celui qui était devenu son grand ami, vous trouverez bien le moyen, je vous en supplie, de l’empêcher de s’affubler de ce machin-là ! Il est trop cocasse. Et il répéta : Oui, cocasse… cocasse…
Ce ne sera pas facile, objecta le gros. Il y tient, à sa buse. Mais enfin, j’essaierai…
Puis ils parlèrent d’autre chose. T. Déome s’était montré joliment généreux pour le nouveau couple. Une fois le mariage décidé, il avait fait cadeau, aux jeunes gens, d’une belle partie de son grand verger, à condition que le docteur y fît bâtir sa maison, idée que le fiancé avait trouvée séduisante. T. Déome s’était chargé des plans, de la direction et de la surveillance de l’entreprise. Aussitôt, on avait abattu un large pan de haies. Des terrassiers avaient creusé le fossé des fondations, tandis que de lourds tombereaux amenaient la pierre, la brique, le bois, le fer, et tout le reste, sur le chantier.
Quand T. Déome prenait une besogne à cœur, ça marchait toujours rondement. En moins de trois mois, le gros œuvre de la maison du médecin était mené à bien. Sans désemparer, les ouvriers spécialisés avaient relayé maçons, couvreurs et plafonneurs. A présent, il ne restait plus qu’à essuyer les plâtres, passer une dernière couche de peinture sur quelques boiseries et, dans quinze jours, quand les jeunes mariés reviendraient de leur voyage de noce, ils pourraient entrer dans une maison dûment meublée où un bon feu, entretenu par le ménage T. Déome, aurait créé un climat chaudement accueillant, ce qui est à la fois poétique et utilitaire. […]


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction et iconographie | contributeur : Patrick Thonart | sources : Institut Jules Destrée ; connaitrelawallonie.wallonie.be ; collection privée | crédits illustrations : © rtbf.be ;  © destree.be ; © Editions Racine.


Plus de littérature en Wallonie-Bruxelles…

FONTENELLE, Pierre (né en 1997)

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À n’en pas douter, Pierre Fontenelle a l’étoffe des grands artistes : ceux qui ne cloisonnent, ni ne dénigrent rien, ni personne. Curieux, généreux, à l’écoute, vif et brillant, il raconte la musique avec force détail, emporté gaiement par sa passion

d’après Musiq3

Pierre FONTENELLE, violoncelle-soliste de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège et Namurois de l’Année 2020, est un jeune musicien belge au parcours atypique, déployant sa carrière de soliste, chambriste et musicien d’orchestre autant en Belgique qu’à l’international. Après des débuts en autodidacte dès ses 11 ans aux États-Unis, puis des études au Conservatoire de Luxembourg, il rejoint l’IMEP à Namur et y est nommé assistant de la classe de violoncelle après y avoir été diplômé Master.

1er Prix du Concours Breughel 2022, il y gagne aussi le Prix du Public et le Prix de la Meilleure Interprétation. Au Concours International de Violoncelle Edmond Baert 2019, il recoit le 1er Prix ainsi que le Prix Feldbusch, et en octobre 2020, reçoit le 2ème Prix Van Hecke au Belgium Cello Society International Competition.

​À 20 ans, Pierre rejoint l’Opéra Royal de Wallonie-Liège comme violoncelle-soliste en 2019 sous la direction de Speranza Scappucci, devenant ainsi le plus jeune musicien permanent de l’orchestre. En parallèle, il est violoncelle-soliste ou chef de pupitre invité auprès de l’Orchestre Philharmonique de Liège, l’Orchestre Philharmonique de Luxembourg…

Friand de masterclasses et de rencontres inspirantes, il participe à diverses académies européennes, travaillant avec J. Pernoo, A. Gastinel, le Quatuor Danel… Il se spécialise actuellement dans le répertoire soviétique avec Han Bin Yoon au Conservatoire de Mons Arts.

Il a déjà joué en soliste avec plusieurs ensembles (Orchestre Philharmonique Royal de Liège, Chapelle Musicale de Tournai, Musique Militaire Grand-Ducale, Musique Royale des Guides…) et dans de nombreuses salles et festivals en Belgique et à l’étranger (Flagey, Chapelle Reine Élisabeth, Shanghaï Oriental Art Center, Taipei National Concert Hall, Belgium Cello Society, Festivals de Wallonie, Juillet Musical de Saint-Hubert…).

Passionné aussi par la composition, les musiques populaires et contemporaines, il crée avec l’accordéoniste Cristian Perciun le Duo Made in Belgium (1er Prix au Concours International Accordé’Opale). En 2019, ils effectuent une tournée en Chine, se produisant sur l’île de Taiwan et à Shanghaï. En 2020, l’accordéoniste luxembourgeois Frin Wolter reprend le flambeau – le Duo se renomme Duo Kiasma.

Pierre joue sur un violoncelle Nicolas-François Vuillaume de 1860, rendu disponible par la Fondation Roi Baudouin grâce à la générosité du Fonds Léon Courtin-Marcel Bouché et à la Fondation Strings for Talent. Il bénéficie également d’un prêt d’archet grâce à la générosité de la Fondation Feldbusch.

En 2016, Pierre Fontenelle rejoint Crescendo Magazine, revue bruxelloise en ligne et participe occasionnellement à l’émission Table d’Écoute sur la radio Musiq’3. Il apprécie beaucoup la mode des chaussettes et, depuis la pandémie, il s’est découvert une passion vorace pour la poésie, tant à la lecture qu’à l’écriture. Fondateur et directeur artistique des Concerts des Dames à l’Abbaye Notre-Dame du Vivier (Marche-les-Dames), il y prépare actuellement un festival pour l’été 2022.

d’après pierrefontenelle.com


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Écoutons-les encore…

L’esplanade AC/DC voit enfin le jour à Namur…

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C’est désormais historique, le conseil communal namurois emmené par son bourgmestre vient de valider à l’unanimité le projet AC/DC déposé par des fans et porté par Classic 21. La capitale wallonne accueillera désormais un totem commémoratif du premier concert d’AC/DC avec son chanteur Brian Johnson, et l’esplanade face aux halles d’exposition de la ville mosane portera désormais le nom du célèbre groupe de hard rock australien. Retour sur ce dossier aux nombreux rebondissements : souvenez-vous, nous évoquions l’année passée la possibilité d’avoir une Esplanade Brian Johnson à Namur.

Le 29 juin 1980, il y a donc exactement 41 ans, le groupe AC/DC était venu à Namur pour un concert au Palais des expositions. Une date dont même Brian Johnson se souviendra puisqu’il s’agissait pour lui du premier concert à la succession du regretté Bon Scott. C’était aussi, pour les fans, la découverte de l’album Back in Black et de ses 6 morceaux joués sur scène. Rappelons qu’il s’agit du deuxième album le plus vendu au monde à ce jour, tous styles confondus, devancé par Thriller de Michael Jackson.

Michel Remy, avait soumis l’idée avec d’autres fans du groupe (Mike Davister et Georges Boussingault) de renommer une rue de Namur du nom du chanteur. Le bourgmestre, avait accueilli positivement l’idée, suggérant même que l’esplanade qui fait face à la salle hérite du nom. Mais la réalité de terrain est autre, et l’autorisation n’avait pas été débloquée pour pouvoir baptiser le lieu.

Les raisons étaient diverses : La Commission royale de toponymie explique d’abord qu’il n’est pas de tradition de donner à une rue ou à une infrastructure de l’espace public le nom de quelqu’un de vivant. Le secrétaire de la Commission, Jean Germain, a même ajouté : “Et encore moins un groupe de musique.”

Michel Rémy, de son côté, nous avait avoué qu’il restait confiant. Dès lors, Classic 21, et plus particulièrement son chef éditorial Etienne Dombret, se sont investis dans ce projet ces derniers mois en insistant sur l’importance symbolique et culturelle que revêt ce concert. Un appel aux fans a ensuite été fait par Classic 21 il y a quelques mois dans le but de regrouper des photos de l’événement puisqu’aucun photographe n’avait alors été autorisé à immortaliser ce premier concert de Brian Johnson.

Le dossier a donc été remanié, et représenté au Conseil communal namurois qui a validé le projet dans son ensemble : en plus d’être baptisée, l’esplanade AC/DC accueillera un totem commémoratif retraçant l’histoire et les photos de cet événement historique, accompagnées de la vidéo que vous retrouverez ci-dessous. Une très belle reconnaissance donc pour cet événement qui aura marqué l’histoire de la musique et fera de Namur une destination prisée par les fans.

La photo de Brian Johnson en tête d’article (détail) est © Philippe Vienne et disponible dans la documenta, avec d’autres photos du même concert et du même artiste… [en cours de digitalisation]

 


La Sphinge rejoint le patrimoine du Musée Rops

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Félicien ROPS, La Sphynge

Le Musée Félicien Rops accueille dans ses collections une nouvelle pièce d’exception: “La Sphinge”. Cette oeuvre fut réalisée par Rops à la demande de l’éditeur Lemerre à Paris. C’est une pièce exceptionnelle pour sa rareté, ses qualités techniques et son contenu symbolique (satanique) qui, avec “La Sphinge” (ou “Le sphinx”), vient d’intégrer le déjà riche patrimoine du Musée Félicien Rops à Namur. Une acquisition rendue possible grâce à l’intervention de la Fondation Roi Baudouin. En décembre dernier, un collectionneur privé faisait savoir au musée qu’il souhaitait se défaire d’un dessin de l’artiste namurois. Une œuvre – “La Sphinge” – bien connue des conservateurs de l’œuvre de Rops puisque souvent prêtée pour des expositions tant en Belgique qu’à l’étranger. Pour acquérir cette gouache avec aquarelle et crayon de couleurs, dont on ne connaît à ce jour qu’un seul et unique exemplaire, l’appui de la Fondation Roi Baudouin était essentiel.

Lire l’article de Hugo LEBLUD dans L’ECHO du 10 avril 2017


Plus d’arts visuels…