MORDANT, Henri (1927-1998)

Temps de lecture : 4 minutes >

[CONNAITRELAWALLONIE.WALLONIE.BE] Pionnier de la télévision, Henri MORDANT (Herstal 02/07/1927, Liège 02/07/1998) sut imposer un style. Pédagogue, il se retrouva dans nombre de situations cocasses pour rendre simples des notions complexes. Militant wallon, il crut pouvoir rétablir sous son nom l’unité du Rassemblement wallon.

Docteur en Droit de l’Université de Liège (1950), passionné d’économie, Henri Mordant devient journaliste un peu par hasard, suite à une sollicitation de René Henoumont. Journaliste à La Meuse (1950-1953), il entre à la “radio-télévision” où il fera l’essentiel de sa carrière (1953-1992) et découvre le studio de Liège de l’INR. Conscientisé à la problématique wallonne depuis la Libération, président de la Commission littéraire de l’Association pour le Progrès intellectuel et artistique de la Wallonie, il nourrit un vrai goût pour les arts. Critique littéraire des plus avertis, auteur d’émissions littéraires et de pièces radiophoniques (Ozone), il passe au “Journal télévisé”, à Bruxelles en 1960, mais est déplacé après six semaines en raison de l’interview d’un rebelle algérien (Ortis) qui a déplu à l’ambassade de France. Soupçonnant le service radio de Liège d’aider les opposants à la Loi unique, la direction de la RTB préfère ne pas renvoyer Henri Mordant dans la Cité ardente et le désigne au bureau d’études du directeur général (1960-1961).

Au service Enquêtes et reportages ensuite, Henri Mordant fait œuvre de pionnier dans le journalisme économique, historique et social télévisuel, en lançant des séries d’émissions qui ont de forts taux d’écoute tout au long des années soixante et septante. Il y a eu Wallonie… (1962-1969), Dossier, Le Magazine des Consommateurs, Situation, les magazines de reportage Neuf millions, puis Neuf millions neuf ? Entre 1964 et 1968, une série de 118 émissions est consacrée à la Grande Guerre. Chef du service films, puis conseiller chef de service à la direction générale de la RTB (1977), Henri Mordant rédige un Code de déontologie journalistique discuté et approuvé par toutes les instances de la radiotélévision (Le petit livre émeraude). Théoricien de la “médiatisation”, il reprend du service d’antenne en créant et en animant le magazine d’informations À suivre

Pédagogue hors pair, Henri Mordant n’hésite pas à se mouiller… dans la Manche, pour expliquer le futur tunnel. Nous sommes en 1964 © sonuma

Professeur à l’INSAS (Bruxelles), il est aussi maître de conférences à l’Université de Liège où il donne cours à la section de journalisme (à partir de 1973). Créateur d’un style personnel de présentation télévisuelle, il rend accessibles des dossiers sociaux et économiques complexes. Il prétend pourtant qu’il n’a rien inventé ; il s’est simplement inspiré du style développé au Québec par un certain René Lévesque, journaliste devenu leader du Mouvement indépendantiste québecois, puis Premier ministre. Un parcours qui a peut-être donné d’autres idées à Henri Mordant.

Député wallon : 1980-1981 ; 1981-1985

© Institut Jules Destrée

Relais de nombreuses revendications wallonnes dans ses émissions, partisan de toute formule améliorant la décentralisation de la RTB, le journalisme entre résolument en politique en 1978, quand il est élu à la Chambre dans l’arrondissement de Liège sur une liste du Rassemblement wallon ; réélu en 1981, il siégera aussi au Conseil régional wallon (1980-1985). Devenu président du Rassemblement wallon en février 1979, Henri Mordant doit gérer le lourd héritage d’un parti qui fut la seconde force politique wallonne au début des années 1970 et qui n’envoie plus que quelques rares parlementaires dans les années 1980. Séduit par une alliance RW-FDF ainsi que par une stratégie Wallonie-Bruxelles qui conduit à l’absorption de la Wallonie et de Bruxelles au sein de la Communauté française, il enregistre de nombreuses défections. Président d’un parti sans électeurs et par conséquent sans élu – il cède la présidence à Fernand Massart en 1983 –, Henri Mordant quitte la politique et reprend du service à la RTBf.

Candidat malheureux à la direction de la RTBf-Liège, Henri Mordant conteste la décision et entre en conflit avec sa direction. L’affaire traînera en longueur jusqu’au moment où H. Mordant atteint la limite d’âge. Initiateur de l’émission Le Club de L’Europe (1988), il avait aussi remis sur antenne les émissions Wallonie 91-92. Retraité actif, il produit pour RTC Liège une série de sept émissions où il narre l’histoire de la Principauté de Liège (1995) et, lors des toutes premières élections régionales wallonnes de mai 1995, il se présente comme premier candidat d’une liste intitulée F.R.A.N.C.E. (Français réunis dans l’action nationale pour la coopération et l’émancipation). Il s’éteint en 1998, laissant des traces durables de ses multiples activités, et une formule qui caractérise bien son état d’esprit : “Il faut des racines solides et, pour s’entendre avec quelqu’un d’ailleurs, il faut d’abord être fortement de chez soi“.

[d’après l’Encyclopédie du Mouvement wallon, Parlementaires et ministres de la Wallonie (1974-2009), t. IV, Namur, Institut Destrée, 2010]

Paul Delforge, décembre 2014


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction et iconographie | sources : Encyclopédie du Mouvement wallon | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © sonuma ; © Institut Jules Destrée.


S’engager en Wallonie-Bruxelles…

ROSTAND : textes

Temps de lecture : 2 minutes >

Le Bret.
Si tu laissais un peu ton âme mousquetaire
La fortune et la gloire…

Cyrano.
Et que faudrait-il faire ?
Chercher un protecteur puissant, prendre un patron,
Et comme un lierre obscur qui circonvient un tronc
Et s’en fait un tuteur en lui léchant l’écorce,
Grimper par ruse au lieu de s’élever par force ?
Non, merci. Dédier, comme tous ils le font,
Des vers aux financiers ? Se changer en bouffon
Dans l’espoir vil de voir, aux lèvres d’un ministre,
Naître un sourire, enfin, qui ne soit pas sinistre ?
Non, merci. Déjeuner, chaque jour, d’un crapaud ?
Avoir un ventre usé par la marche ? Une peau
Qui plus vite, à l’endroit des genoux, devient sale ?
Exécuter des tours de souplesse dorsale ?…
Non, merci. D’une main flatter la chèvre au cou
Cependant que, de l’autre, on arrose le chou,
Et donneur de séné par désir de rhubarbe,
Avoir un encensoir, toujours, dans quelque barbe ?
Non, merci ! Se pousser de giron en giron,
Devenir un petit grand homme dans un rond,
Et naviguer, avec des madrigaux pour rames,
Et dans ses voiles des soupirs de vieilles dames ?
Non, merci ! Chez le bon éditeur de Sercy
Faire éditer ses vers en payant ? Non, merci !
S’aller faire nommer pape par les conciles
Que dans les cabarets tiennent des imbéciles ?
Non, merci ! Travailler à se construire un nom
Sur un sonnet, au lieu d’en faire d’autres ? Non,
Merci ! Ne découvrir du talent qu’aux mazettes ?
Être terrorisé par de vagues gazettes,
Et se dire sans cesse : « Oh, pourvu que je sois
Dans les petits papiers du Mercure François ? »…
Non, merci ! Calculer, avoir peur, être blême,
Préférer faire une visite qu’un poème,
Rédiger des placets, se faire présenter ?
Non, merci ! non, merci ! non, merci ! Mais… chanter,
Rêver, rire, passer, être seul, être libre,
Avoir l’œil qui regarde bien, la voix qui vibre,
Mettre, quand il vous plaît, son feutre de travers,
Pour un oui, pour un non, se battre, – ou faire un vers !
Travailler sans souci de gloire ou de fortune,
À tel voyage, auquel on pense, dans la lune !
N’écrire jamais rien qui de soi ne sortît,
Et modeste d’ailleurs, se dire : mon petit,
Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles,
Si c’est dans ton jardin à toi que tu les cueilles !
Puis, s’il advient d’un peu triompher, par hasard,
Ne pas être obligé d’en rien rendre à César,
Vis-à-vis de soi-même en garder le mérite,
Bref, dédaignant d’être le lierre parasite,
Lors même qu’on n’est pas le chêne ou le tilleul,
Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul !

Cyrano de Bergerac (1897)

L’acteur Jacques Weber est mis en scène par Jérôme Savary en 1983, au Théâtre Mogador :

Jacques Weber se remet en scène en 2022, à La Grande Librairie :


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction et iconographie | sources : libretheatre.fr | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Théâtre Marigny ; © france5.


Dire et lire encore…

BOGDANOFF : les jumeaux Igor & Grichka meurent du Covid-19

Temps de lecture : 4 minutes >

[LEMONDE.FR, 3 janvier 2022] Son frère Grichka et lui formaient un duo emblématique, notamment connu pour avoir animé l’émission de science-fiction Temps X, diffusée de 1979 à 1987 sur TF1. Agés de 72 ans, tous deux avaient été hospitalisés le 15 décembre 2021 à Paris après avoir contracté le Covid-19.

Igor BOGDANOFF, l’un des frères du duo emblématique qu’il formait avec son jumeau Grichka, est mort lundi 3 janvier, à Paris, à l’âge de 72 ans. “Dans la paix et l’amour, entouré de ses enfants et de sa famille, Igor Bogdanoff est parti vers la lumière lundi 3 janvier 2022″, ont écrit ses proches dans un message transmis par son agent. Son frère était mort six jours plus tôt du Covid-19. La famille n’a cependant pas souhaité communiquer sur les causes de la mort d’Igor Bogdanoff, survenue lundi après-midi dans un hôpital parisien. L’avocat des deux frères, Edouard de Lamaze, a cependant confirmé sur RTL que son décès était dû au Covid-19. Selon nos informations, les deux frères avaient été hospitalisés le 15 décembre dans le service de réanimation de l’hôpital Georges-Pompidou, après avoir contracté le Covid-19. Selon une source proche des deux frères, ils n’étaient pas vaccinés contre la maladie.

Docteurs en physique et en mathématiques dont les thèses ont été contestées par la grande majorité de la communauté scientifique, écrivains, animateurs de télévision, descendants de l’aristocratie autrichienne, figures de la vulgarisation scientifique pour le grand public… En plus de quarante ans de vie publique, Igor et Grichka Bogdanoff (qui ont remplacé l’orthographe de leur nom en Bogdanov, en signature de leurs ouvrages dès les années 1990) ont accumulé autant de succès populaires que de railleries sur le mélange des genres qu’ils entretenaient, entre théories sur la relativité générale et passion pour la science-fiction.

Le romanesque des origines des Bogdanoff, qu’ils furent les premiers à alimenter, a participé tout autant au mystère entourant leurs personnages que le récit de la transformation de leurs visages : tous deux ont démenti de nombreuses fois l’existence d’une maladie comme l’acromégalie ou le recours à la chirurgie esthétique. “Nous sommes, avec Igor, des expérimentateurs, se limitait à révéler Grichka en interview, à propos de la forme prise par leurs mentons et leurs pommettes dès le milieu des années 1990. Dans l’expérimentation, il y a un certain nombre de petits protocoles. Ce sont des technologies très avancées, c’est pour cela que le mystère dure depuis si longtemps.

Aux manettes de l’émission Temps X, dès 1979 sur TF1, les frères Bogdanoff détonnent dans le paysage audiovisuel français avec des effets spéciaux d’époque et des combinaisons argentées inusables, portées pendant neuf saisons face à de nombreux invités, comme Jacques Attali, Jean-Michel Jarre, Jean-Claude Mézières, ou même Frédéric Beigbeder, qui vient à 13 ans y faire sa première apparition à la télévision. Sur le plateau, Igor et Grichka font la démonstration d’objets d’anticipation, plus ou moins à la pointe de la technologie : la machine à traduire, la dictée magique ou l’astro-ordinateur, qui devine votre thème astrologique à partir de votre date de naissance.

Temps X © AFP
Controverses scientifiques

En 1987, au moment de la privatisation de TF1, l’émission est arrêtée. Débute alors pour le duo une longue période d’abstinence médiatique, et avec elle les premières controverses. L’écriture, en 1991, du livre à succès Dieu et la science avec l’académicien Jean Guitton provoque la colère de l’astrophysicien vietnamien Trinh Xuan Thuan, qui prétend y retrouver des passages de son livre La Mélodie secrète, publié trois ans plus tôt. Le différend se réglera à l’amiable, et les Bogdanoff s’attellent à la rédaction de leurs thèses : Fluctuations quantiques de la signature de la métrique à l’échelle de Planck, soutenue en mathématiques par Grichka dès 1999, et Etat topologique de l’espace-temps à l’échelle zéro, soutenue en physique par Igor en 2002.

Alan Sokal © Le Devoir

La découverte des deux textes par la communauté scientifique dépasse de loin leur renommée française. Le physicien américain John Baez relaie, en octobre 2002, une rumeur agitant les chercheurs : les deux doctorants français auraient réussi une Sokal, du nom du physicien qui a fait publier en 1996 un article abouti dans la forme, mais complètement faux. A travers les travaux des jumeaux, qu’il qualifie de charabia, John Baez veut ainsi dénoncer les écueils de la sélection dans certaines revues scientifiques.

Les deux frères nient tout canular, mais l’épisode remonte aux oreilles d’un journaliste du New York Times, puis du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), qui demande en 2003 une expertise des deux thèses par d’autres chercheurs. Accablant pour les Bogdanoff, le rapport est rendu public par Marianne en 2010. “Ces thèses n’ont pas de valeur scientifique“, y affirment les chercheurs. Igor et Grichka Bogdanoff remportent un procès pour diffamation contre le journal en 2014, avant d’attaquer le CNRS sur la légalité même du rapport – ils qualifient alors le comité de Stasi scientifique. Ils perdront leur procès et n’obtiendront pas le dédommagement demandé de 1,2 million d’euros.

Devenus entre-temps les icônes d’une culture des années 1980 désormais kitsch, les Bogda ont réalisé deux autres émissions scientifiques, pour France 2 – Rayons X, de 2002 à 2007, puis A deux pas du futur, entre 2010 et 2011. En réponse aux attaques visant leur légitimité, ils dénoncent une communauté scientifique incapable d’accepter un point de vue atypique et fustigent la cabale médiatique.

Depuis, les jumeaux se faisaient plus rares : Igor Bogdanoff fait de nouveau les titres lorsqu’il est placé en garde à vue en novembre 2017, à la suite d’une plainte d’une ancienne compagne, chez qui il se serait introduit par effraction. En juin 2018, ils avaient été mis en examen pour “escroquerie sur personne vulnérable, soupçonnés par la justice d’avoir profité de la vulnérabilité et des largesses financières d’un millionnaire de 54 ans, qui s’est suicidé le 31 août 2018. Outre les frères Bogdanoff, quatre autres personnes devaient être renvoyées dans ce dossier devant le tribunal correctionnel de Paris, les 20 et 21 janvier 2022.

Le Monde avec AFP


[INFOS QUALITÉ] statut : validé | sources : lemonde.fr | mode d’édition : partage, décommercalisation et correction par wallonica | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Le Monde ; AFP ; Le Devoir.


Plus de presse…

BRY : On ne peut plus ne plus rien dire…

Temps de lecture : 5 minutes >

[DIACRITIK.COM – 16.11.2021] Mais par quel truchement en sommes-nous arrivés en 2021 à ce qu’un quarteron de cuistres abondamment médiatisées dicte l’agenda politique, impose sa présence inopportune à longueur de plateaux, commande au discours des uns et des autres et s’immisce jusque dans les conversations les plus anodines ?

L’omniprésence émétique des Zemmour, Ménard, Finkielkraut, Onfray et consorts dans les médias pose question bien au-delà des idées qu’ils professent. Leurs passages télévisés ou radiophoniques, leurs sorties numériques et leurs reprises par des fidèles appointés aux motivations discutables sont davantage les causes que les conséquences de l’appauvrissement du débat public. Bien aidés par certains organes trop heureux de surfer sur le lisier des opinions rances en mode “ne tirez pas sur le messager“, ces fâcheux s’en donnent à cœur joie et déversent leurs idées aussi rances sans aucune contradiction. Quand ils ne sont pas purement et simplement aidés par des séides d’un nouveau genre : les Pascal Praud, Elizabeth Lévy, Ivan Rouffiol, Mathieu Bock-Côté, chantres mous de la réaction, pas objectifs pour deux sous, se drapant dans leur indignation professionnelle, gardiens auto-proclamés d’une liberté d’expression faisandée qui entend pourfendre une bien-pensance qui n’existe que dans leurs cerveaux de boutiquiers cathodiques.

L’un des gros problèmes de cette séquence est qu’à force de passivité, de complaisance, voire de connivence, on vient à tolérer que le mensonge devienne un moindre mal sinon la norme, on en arrive à laisser s’installer des vérités alternatives là où jadis l’intelligence et le bon sens suffisaient à éviter de choper deux ulcères pour le prix d’une dépression. Face à ce déferlement d’inepties et de contre-vérités jamais remises en cause, il faut affronter l’évidence, quitter sa réserve et ne plus se taire : on ne peut plus ne plus rien dire !

On ne peut plus ne plus rien dire quand le premier raciste venu peut aisément faire carrière à la télévision, sur Internet, à longueurs de livres ou lors de séances de dédicaces transformées en conférences à côté desquels les rassemblements organisées par Bygmalion ressemblent à des kermesses d’écoles primaires. On ne doit plus se taire devant les injonctions des sycophantes qui pleurent à longueur d’antenne qu’on les musèle et que l’on vit dans une dictature qui les empêche de s’exprimer. Mais face à ces Caliméro de comptoirs, que faire ? Les contredire ? Ils vous opposent invariablement une phraséologie primaire sur fond de “qui veut noyer son chien l’accuse de la rage” et vous renvoient des sophismes en rafales. Les ignorer ? Ce serait trop simple et quand bien même leurs audiences sont plutôt confidentielles si on décortique les chiffres de médiamétrie, on peut compter sur les réseaux sociaux, Twitter en tête, pour relayer à nos corps virtuels défendants les morceaux choisis de leurs provocations frelatées. Les fact-checker ? Ils vous rétorqueront que la doxa officielle est suspecte. Parce qu’en plus de vous prendre pour des cons, ils sont complotistes. Traquer leurs mensonges ? Ils vous diront que c’est celui qui le dit qui l’est…

A l’instar du Covid qui phagocyte l’actualité et régente nos vies depuis bientôt deux ans, cet autre virus ne quitte plus les unes des journées après avoir circulé à bas bruit pendant des années. Entre l’omniprésence croissante (dans les sujets des JT et les esprits) d’un non-candidat et la lente installation des discours racistes, on a aujourd’hui le sentiment (et c’est malheureusement bien plus qu’une impression) que la jeunesse n’emmerde plus tellement le Front National ni n’élève la voix contre les fascistes. On constate amèrement qu’on ne sait plus faire la différence entre un pamphlétaire auto-édité et un homme politique, entre un ex-journaliste sportif et un débouche-évier, entre un complotiste et un opportuniste… Et l’on voudrait nous faire prendre des lanternes pour des messies. Alors que c’était plus facile avant, même si je ne suis pas de ceux qui cèdent aux sirènes d’une nostalgie contrefaite qui fait regretter telle ou telle époque si belle soit-elle, quand c’était le bon temps, ce moment idéalisé qui n’existe que dans les cerveaux embrunis des cafardeux qui aimeraient réécrire une histoire qu’ils n’ont pas connue en profitant d’une amnésie citoyenne et d’une culture générale devenue homéopathique.

Image extraite du film “1984” de Michael Anderson, sorti en 1956 © Mary Evans

La conséquence de tout cela est que l’on ne sait plus reconnaître un facho quand on en croise un. Il est loin le temps où ils avançaient le bras en l’air en de longues processions millimétrées dans un fracas de bruits de bottes à talons en bois, regardant l’horizon de leurs yeux azur par-delà un nez aquilin et fiers de leur ascendance pure comme l’eau d’un lac bavarois. Avouez que c’était quand même plus simple : ceux-là, on savait ne pas les confondre avec un quinquagénaire en chemise bien repassée et veste de tweed qui explique benoîtement vouloir supprimer l’état de droit ou avec une passionaria aux imprécations excluantes, ressemblant à s’y méprendre aux jappements compulsifs d’un chihuahua d’influenceuse.

C’est la quadrature du cercle de l’intelligence collective, le problème de l’œuf médiatique et de la poule politique sacrifiés sur l’autel du clic. C’est la mithridatisation des idées infusées dans la course à l’audience. Tous responsables, tous coupables : pointer tel média ou tel réseau n’est qu’un paravent à une paresse intellectuelle savamment entretenue par des années de morgue politicienne. Nul besoin de remonter bien loin dans le temps. Il suffit de se rappeler le débat sur l’identité nationale orchestré par Nicolas Sarkozy. Il suffit de se souvenir de la question de la déchéance de la nationalité envisagée par François Hollande. Il suffit de penser aux pains au chocolat de Jean-François Copé à la sortie des écoles, le bruit et l’odeur de Jacques Chirac, “l’amie plus noire qu’une Arabe” de Nadine Morano ; la liste des ignominies est longue et loin d’être exhaustive. Sans verser dans le tous pourris bien trop commode car il conduit à l’avènement du national-populisme et au totalitarisme sémantique ambiant, on peut néanmoins pointer les responsabilités successives des un.e.s et des autres et se souvenir que “le fascisme ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire” (Roland Barthes).

Devant ce point que l’on n’espère pas être de non-retour où les bélitres font la loi dans leur entreprise de ripolinage de l’histoire, il faut se forcer à ne plus simplement se lamenter sur l’état passé de l’intelligence française sur lequel poussaient jadis des vertus cardinales, telles des herbes folles réparatrices sur les friches du passé. On ne doit plus contempler, désabusé, les constructions populistes en préfabriqué repoussant qui s’érigent chaque jour un peu plus nombreuses. Un peu comme dans ces villes champignons où des centres commerciaux démesurés et clinquants ont remplacé les échoppes à taille humaine des centres-villes riants et grouillants. Il faut se souvenir des combats que nos aïeux ont menés, et retrouver dans les livres et dans nos mémoires les enseignements perdus, les souvenirs oblitérés, la vérité sur laquelle crachent volontiers les révisionnistes et les négationnistes qui pervertissent le langage, rhétorisent comme ils respirent, jouent avec les malentendus, nos peurs et l’ignorance coupable de leurs éventuels contradicteurs.

Non, il ne faut plus se taire face à ce combo mortifère pour la démocratie : l’apathie journalistique et le dédain citoyen combinés avec un certain opportunisme éditorial, la course permanente à la provocation et au buzz planifié, la mise en coupe réglée du langage au nom d’une liberté d’expression à sens unique. Sinon, on ne pourra que constater notre échec collectif de vivre dans ce beau pays de France où les fascistes courent toujours (les plateaux de télévision).

Dominique BRY (FR)

  • D’après l’article original de Domminique BRY sur DIACRITIK.COM ;
  • L’illustration de l’article est © Philippe Clément / Arterra.

Tribunons librement…