Né à Rotterdam, vraisemblablement en 1469, et mort à Bâle en 1536, Érasme est le plus célèbre des humanistes de la Renaissance. S’il sillonne l’Europe et fait de longs séjours, parfois répétés, en France, en Angleterre, en Italie, en Allemagne et dans le canton de Bâle, il reste très attaché à sa terre natale, les Pays-bas, où il passe ses vingt-cinq premières années, puis revient à plusieurs reprises, pour travailler à Louvain, visiter ses amis à Anvers, Bruges ou Gand, fréquenter la cour de Bruxelles ou profiter de l’hospitalité d’un chanoine d’Anderlecht.
Érasme laisse une oeuvre considérable. Pendant près de quarante années, ce chercheur infatigable, qui correspond avec l’Europe entière, publie plusieurs livres par an (ouvrages inédits et/ou rééditions revues et corrigées). C’est par le livre que règne celui qu’on appelle parfois “le prince des humanistes”. Maîtrisant mieux que quiconque en son temps ce nouveau médium qu’est le livre imprimé, il surveille de très près la fabrication de sa production originale dans l’atelier de ses imprimeurs attitrés successifs (Thierry Martens à Anvers et Louvain, Alde Manuce à Venise, Johann Froben à Bâle…), mais est impuissant à contrôler les activités de leurs concurrents, qui diffusent les contrefaçons aux quatre coins de l’Europe.
Si l’Éloge de la Folie est le livre d’Érasme le plus souvent réédité et traduit depuis cinq siècles, les deux ouvrages les plus lus de son vivant sont les Colloques et les Adages. Le premier est un recueil de dialogues familiers entre des personnes de tous âges, des deux sexes et de toutes les professions. Le deuxième est une collection d’expressions proverbiales de l’Antiquité, accompagnes d’un commentaire explicatif plus ou moins long. Érasme ne cessa, tout au long de sa vie, de remettre sur le métier ces livres de classe devenus des classiques, faisant passer le premier d’une dizaine à une soixantaines de dialogues, le deuxième de 818 à 4151 adages.
L’ouvrage le plus important sans doute aux yeux d’Érasme est le Nouveau Testament de 1516, première édition grecque du texte, avec en regard, non pas la traduction latine traditionnelle connue sous le nom de Vulgate, mais une version latine élaborée à partir du texte grec de la traduction des Septante, faite d’après l’hébreu. Aussi Érasme s’attirera-t-il les foudres des théologiens traditionnels qui considéraient le texte de saint Jérôme, vieux de mille ans, comme doué de qualités bibliques, inspiré par Dieu, et donc intouchable.
Aujourd’hui largement accessible dans les principales langues vulgaires, l’oeuvre d’Érasme est écrite en latin. Tous les genres y sont représentés : la lettre (il en écrit des milliers), le dialogue, la controverse, la poésie, la déclamation, le panégyrique, la prosopopée, l’édition de textes, le commentaire de psaumes, la paraphrase des Évangiles et des Épîtres, le manuel scolaire (il écrit même un manuel de savoir-vivre), le traité d’éducation à l’usage des parents, des maîtres, des princes, des chrétiens, des prédicateurs, le livre de prières, le catéchisme, le recueil de proverbes ou de paroles célèbres de personnages de l’antiquité grecque et romaine…
L’activité littéraire d’Érasme se déploie dans trois directions principales, à bien des égards convergentes :
D’abord, La Défense et l’enseignement des belles-lettres, des auteurs antiques, de la rigueur philologique, des arts du langage, grammaire et rhétorique. Érasme exhume, édite, corrige, commente, annote, traduit et finalement répand un nombre considérable de textes anciens, profanes, chrétiens (les Pères de l’Église) et même sacrés. Éducateur dans l’âme, il prodigue des conseils pédagogiques aux parents et aux maîtres, mais rédige aussi des manuels scolaires pour les enfants. Les belles-lettres ne constituent pas pour lui un obstacle à la foi chrétienne, elles peuvent au contraire servir la religion du Christ. Certains païens, d’ailleurs, pourraient faire la leçon aux chrétiens, souligne-t-il volontiers, résumant sa pensée dans le cri paradoxal et provocateur lancé par un personnage de ses Colloques : ” Saint Socrate, priez pour nous”.
Ensuite, le combat en faveur de la paix entre les princes, les nations, les chrétiens. Érasme crie haut et fort que “la guerre n’est douce qu’à ces qui n’en ont pas fait l’expérience” – c’est le titre percutant d’un de ses plus beaux textes pacifistes, avec sa Complainte de la paix, dans laquelle celle-ci se lamente d’être chassée de partout. Militant de la paix, l’humaniste utilise sa plume pour dénoncer les méfaits de la guerre et exhorter les chrétiens “à suivre enfin la doctrine du Christ et à vivre dans la paix qu’elle enseigne”. Même s’il a le sentiment de “prêcher à des sourds”, il ne cesse d’interpeller les hommes de pouvoir : “J’en appelle à vous, Princes, qui gouvernez les affaires du monde et qui représentez parmi les mortels l’image du Christ. Reconnaissez la voix de Notre Seigneur et Maître qui vous exhorte à la paix”.
Enfin, l’éducation à la piété chrétienne, à cette “philosophie du Christ” dont le message est simple : “L’essentiel de la philosophie du Christ consiste à concevoir que toute espérance repose en Dieu qui nous accorde gratuitement Ses dons par l’intermédiaire de Son Fils. La mort de Jésus nous rachète, le baptême nous unit à son corps. Nous devons renoncer aux désirs de ce monde, vivre conformément aux leçons de Jésus et à ses exemples, faire du bien à tous et, si quelque adversité nous surprend, la supporter courageusement dans l’espoir de la récompense future, réservée sans aucun doute aux hommes pieux, lors du retour du Christ. Nous devons progresser dans la vertu, sans toutefois nous attribuer aucun mérite, car Dieu est dispensateur de tout bien.”
Ce christianisme-là, qu’il prêche même dans l’Éloge de la Folie, son oeuvre la plus connue, encore que souvent mal comprise, est à la portée de tous : “Il y a très peu de savants, mais il n’est interdit à personne d’être chrétien, à personne de posséder la foi, j’aurai même l’audace de dire : à personne d’être théologien”. En soutenant que tout chrétien est apte à parler de Dieu et à s’adresser directement à lui, Érasme ne s’exprime guère autrement que Luther et il ne peut que déplaire aux théologiens de profession, soucieux de défendre leur magistère. Si l’on ajoute qu’il fait preuve toute sa vie d’une attitude très critique l’égard de l’Église visible de ses tares, on comprend mieux pourquoi il sera censuré de son vivant même et mis à l’Index dès après sa mort. Il y restera jusqu’au XXe siècle, sans jamais cesser d’être lu et redécouvert.
La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte de Franz BIERLAIRE a fait l’objet d’une conférence organisée par la CHiCC, en décembre 2011 : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez le programme annuel de la CHiCC…
Depuis l’enfance, depuis la balle au prisonnier,
Jusque dans mon lit, on m’a demandé de choisir un camp.
Les faibles ou les forts, littéraires ou scientifiques,
Vierges ou salopes, Israël ou Palestine.
L’Europe oui ou non, homo ou hétéro,
De plus en plus vite et de plus en plus souvent.
Rejeter l’un pour appartenir à l’autre,
Lâcher le débat pour honorer des divisions.
Réac ou éveillé, me too ou pas me too,
Censeurs ou libertaires.
Inscrivez-vous quelque part, on en parle après…
Moi qui n’ai jamais été pressée d’appartenir,
Qui n’aime rien tant qu’écouter les autres,
Raconter le flou intérieur, regarder la pensée en train de se faire,
Comme on regarde couler du café filtre, j’ai un peu peur…
Et si tout ce qu’on avait bossé au Bac de philo,
Et la suspension du jugement – étaient démonétisés ?
Au profit d’un monde simpliste, radical,
Tailladé de frontières à l’arrache entre les genres, les gens, les idées.
Un monde inhabitable de positions et d’antagonismes,
Où “je ne sais pas” ne serait plus une réponse, mais une infamie.
Alors simplifier c’est tentant.
Le réel est d’une complexité déroutante, NOUS somme déroutants.
Troublés, facettés comme du quartz, éperdus,
Blessés et changeants, amoureux, nous sommes impensables.
Mais simplifier c’est réduire.
Trancher dans le réel, c’est le mutiler, nous avec.
Et cette part, que dans l’impatience d’arbitrer nous pourrions abandonner,
C’est la plus riche, et sûrement la plus libre, c’est la nuance.
Faite d’hypothèses, de temps et de questions, la nuance est une lampe.
Elle laisse apparaître le tracé singulier de nos routes.
Des cohérences soudaines entre les camps,
De chatoyants revers de médailles, des rires,
Et d’infinis dégradés dans les vérités.
Des couleurs inouïes, auxquelles il faut encore chercher des noms.
La Pensée en somme, et la Littérature…
[SLATE.FR, 18 septembre 2023] Après la lecture, jetez-les, donnez-les, échangez-les –ça vous fera de la place ! J’ai validé le titre, donc je sais que vous êtes hors de vous et pourquoi. Mais écoutez-moi juste un peu. J’adore les livres. Leur odeur, sentir leur poids dans ma main, regarder leurs dos bien alignés sur une étagère. Arpenter les rayonnages des bibliothèques, feuilleter des ouvrages dans la librairie indépendante de mon quartier et évidemment, par-dessus tout, les lire, tout cela me comble. Je les aime au point que j’ai étudié la littérature à la fac et que comme je n’étais jamais rassasiée, je me suis faite écrivaine.
Je vous raconte tout ça pour que vous compreniez une chose : je ne suis pas en train de vous provoquer juste pour m’amuser. Je sais que ce ne sera pas facile. Mais mon conseil est ferme et définitif : il faut vous débarrasser de vos livres.
Géométrie dans l’espace
O tempora ! O mores ! O tout ce que vous voudrez ! Je ne suis pas différente de vous. Tous les bibliophiles grandissent en rêvant de posséder un jour une gigantesque bibliothèque. Si comme moi vous êtes un millennial, vous l’avez sans doute imaginée comme celle de Belle dans le dessin animé La Belle et la Bête, avec des rayonnages du sol au plafond et un escabeau qui roule pour glisser de l’un à l’autre.
Mais vous ne vivez pas dans un palais rococo français, si ? Non. Le plus probable, c’est que vous êtes obligé de faire de la géométrie dans l’espace chaque fois que vous déménagez (et vous déménagez souvent), que vous êtes au désespoir quand il s’agit de trouver où déballer cet énième carton de livres, que vous vous demandez si c’est une idée absurde d’en coller tout en haut du frigo et que vous finissez par vous demander si vous l’utilisez vraiment si souvent que ça, ce four.
Si vous êtes un millennial et que vous êtes propriétaire, félicitations d’avoir gagné à la loterie de notre génération – mais je suis prête à parier que chez vous, c’est quand même plus petit que ce que vous espériez et que votre bureau/chambre d’amis/chambre d’enfant gagnerait à être délivré de ces mètres carrés dévorés par la bibliothèque.
Je ne suis pas en train de vous dire qu’il ne faut pas avoir de livre du tout. Tout le monde devrait avoir une collection permanente (et vous avez même ma permission de l’appeler comme ça si vous avez envie de faire un peu classe). Mais soyez réaliste vis-à-vis de l’espace dont vous disposez et des titres qui ont gagné leur droit à s’y faire une place, parce que vos étagères ne vont pas s’agrandir par l’opération du Saint-Esprit.
Donnez, donnez, donnez
Évidemment certains livres sont trop précieux pour qu’on s’en sépare, peu importe le nombre de fois que vous les aurez lus : une certaine première édition de T.S. Eliot offerte par mon petit ami préféré a une place ad vitam aeternam sur mes étagères et je relis ‘le sermon’ de Moby-Dick à chaque Yom Kippour au lieu d’aller à la synagogue, donc ça, ça reste. Si c’est un livre auquel vous revenez régulièrement, ou que vous relisez souvent, ou juste auquel vous attachez une grande importance émotionnelle –gardez-le. Les autres ? Donnez-les.
Après l’abattage, il faut continuer à acheter des livres, que ce soit des précommandes de vos auteurs préférés ou des trésors d’occasion achetés sur un coup de tête. Mais une fois lus, vous devez vous engager à les passer à quelqu’un d’autre –à des amis, à des voisins, à des boîtes à livres, à des écoles.
Oui, les bibliothèques municipales et les e-books (qui retournent dans le néant) correspondent exactement à l’idée : les livres sont faits pour être lus, puis virés. Et quand un nouvel élément intègre la collection permanente, un ancien doit en sortir.
Je comprends pourquoi il peut être difficile d’appauvrir votre collection actuelle. Pour commencer, c’est une question d’ego : après tout, chaque livre est un témoin physique de votre érudition, un trophée de papier à votre immense intelligence. Et naturellement, certains titres fournissent un complément de contexte à cette immense intelligence : les Nora Ephron prouvent que vous êtes romantique, mais les Stephen King laissent entendre qu’il y a en vous une part d’ombre.
Chacun est méticuleusement sélectionné et placé, tel un petit kit de base pour savoir Qui Vous Êtes™. Nous attribuons une telle valeur au fait de posséder des livres que John Waters prône même de ne surtout pas coucher avec quelqu’un qui n’en a pas.
Ami avec un inconnu
Et si, dans cette quête du nettoyage par le vide, nous pensions à nos livres physiques non comme à des babioles servant à impressionner de potentiels partenaires, mais comme à un moyen d’exister dans le monde et à nous y relier?
En donnant un livre, vous lui donnez l’occasion de devenir ami avec un inconnu. Vous lui donnez la possibilité d’étonner, d’effarer, de marquer. Et non, vous ne le reverrez probablement plus jamais. Même en le prêtant, vous savez qu’il ne reviendra pas.
Mais si ça se trouve, dans quelques années, peut-être entendrez-vous quelqu’un évoquer une scène, faire allusion à une intrigue, ou même mal citer un passage, et reconnaîtrez-vous l’esprit de votre vieil ami sorti de son enveloppe corporelle : “Je l’ai lu, ça, il y a longtemps”, vous direz-vous alors. Et vous penserez : «Moi aussi, je l’ai aimé.“
Assis par terre devant sa caverne, Adamah eut un moment de vertige.
Devant lui, dans le monde entier, les hommes et les femmes étaient en procession, chaque marcheur maintenait les mains sur les épaules du marcheur précédent et portait sur les siennes les mains du marcheur suivant, et les enfant couraient entre les jambes de tous, indifféremment.
Les lignes concentriques formées par les pénitents soulevaient une poussière qui faisait tousser Adamah et le vacarme des voix était violent : pas un qui ne fut en train de parler, sourdement ou avec véhémence, en train de discourir, en solo ou à l’envi. Adamah sentait le vertige monter en lui, à les voir tous passer devant lui, sans le regarder…
Chaque année, la procession ne s’arrêtait que quatre fois : aux solstices et aux équinoxes. Aux équinoxes, le défilé s’arrêtait, les bras retombaient et tous se taisaient. Le silence était assourdissant quand peu à peu les corps dressés se mettaient à hésiter, d’avant en arrière, balançant doucement sans jamais tomber d’un côté ou de l’autre. Puis, les bras remontaient sur les épaules et la marche reprenait, comme les sons qui sortaient à nouveau de chaque bouche, reformant une litanie qui durerait jusqu’au solstice suivant. Au solstice d’été, les rondes s’interrompaient de même, chacun levant les mains triomphalement pour cacher sa peur de la nuit. Au solstice d’hiver, à l’inverse, chacun, dans la foule arrêtée, croisait les bras en baissant la tête pour ressentir l’espoir du soleil vainqueur qui ne manquerait pas de briller à nouveau, un jour.
Adamah ne savait plus ce qui l’avait poussé à quitter la file au moment où elle passait devant sa caverne. Il avait quitté le rang dès l’arrêt, il s’était assis devant chez lui, comme pour prendre souffle, mais il n’était plus reparti. Aujourd’hui, il le savait, il lui fallait quitter la vue de cette danse hypnotique et plonger dans sa caverne, l’explorer. Pourquoi, il ne le savait pas.
Adamah a marché vers le fond de l’ouverture et, au détour d’une pierre, a trouvé le passage. Aidé d’une maigre torche, il a progressé jusqu’à ce qu’aucune lueur du jour ne lui parvienne plus : le chemin était tortueux mais descendait doucement, comme une invitation. Arrivé à un replat, alors qu’un courant d’air soufflait sa torche, Adamah eut peur de l’obscurité. Il réalisa néanmoins qu’il pouvait encore voir et avança de plus belle pour aboutir dans un large espace, baigné de lumière douce.
Au centre de la caverne haute comme un temple, gisait une amande de pierre polie, beaucoup plus grande que lui. La surface lisse était noire comme du granit sombre mais elle tourna au rose profond comme Adamah s’approchait pour la toucher. Il hésita devant l’étrange objet mais une confiance tout aussi étrange le poussa à avancer les mains et à poser les deux paumes sur la pierre. Il sentait qu’elle était chaude alors qu’il attendait un contact minéral et froid. Bien au contraire, l’amande était douce comme la chair. Comme il appliquait ses paumes avec plus de force, elle se mit à rayonner et l’image d’une oasis apparu sur les parois de la caverne.
Adamah savait ce moment sacré et aucune parole ne pouvait dire l’apaisement numineux qu’il ressentait alors. Surpris par l’unité qu’il éprouvait entre lui et l’oasis, il avait d’abord retiré ses mains et l’image avait disparu ; il avait ensuite reposé ses doigts puis ses paumes pleines sur ce nouveau centre de sa vie et l’image avait retrouvé tout son éclat. S’il lui était une loi désormais, c’était celle qu’il faisait sienne alors.
Avec dans l’âme la beauté de l’oasis, Adamah est alors remonté à la surface et a entamé une marche vers le centre des cercles de pénitents, profitant de chaque arrêt saisonnier pour se glisser entre les corps captifs. Selon la force qu’il se sentait, il avançait vers le cœur du mandala humain ou reculait pour une brève retraite, pendant laquelle il ne manquait pas de se ressourcer auprès de l’amande.
Or, un jour, il eut une vision et comprit ce qu’il verrait, une fois arrivé à l’épicentre des marches forcées : un bloc de béton, couvert de peintures nées de mille mains avec un seul motif, répété à l’envi : une oasis. Il pleura d’émotion en pensant aux efforts déployés par ses anciens compagnons de marche puis, se redressa et reprit la route vers sa caverne, franchissant à nouveau chaque cercle aux solstices et aux équinoxes.
Vint le jour où il aperçut au loin l’ouverture de sa caverne. Fort de ses voyages, il leva les yeux et vit des hommes et des femmes qui lui souriaient, chacun posté à l’entrée de cavernes, également creusées dans l’immense montagne… en forme d’amande.
[DIACRITIK.COM, 4 septembre 2023] Avec Le Plus court chemin, Antoine Wauters signe l’un de ses plus beaux textes, sans doute l’un des plus puissants et singuliers de cette rentrée. Après le triomphe du beau Mahmoud ou la montée des eaux, Wauters surprend radicalement en délaissant les territoires chaotiques et ruiniformes de la fiction pour s’aventurer avec grâce dans le tremblé des souvenirs d’enfance. À la manière d’un puzzle aux impossibles jointures et aux fragments irréconciliables, Wauters raconte une enfance belge tout en livrant aussi bien une poétique de l’art d’écrire, une réflexion mélancolique sur la vitesse du monde d’aujourd’hui ainsi que la révélation d’un goût de l’évasion en réponse à l’angoisse existentielle. La fiction ne suffit plus, il faut aller au concret du monde. Armé de ce mot d’ordre, Diacritik ne pouvait que partir à la rencontre du romancier le temps d’un grand entretien.
EAN 9782378561772
Ma première question voudrait porter sur la genèse de Le Plus court chemin, votre splendide nouveau récit qui paraît en cette rentrée chez Verdier. Comment, après Mahmoud ou la montée des eaux consacré à la guerre en Syrie, avez-vous éprouvé le désir d’un récit concentré sur votre enfance en Belgique ? Vous dites que l’idée de ce livre a pris naissance à l’occasion d’inédits pour la revue Fixxxion à la demande de Mathilde Lévêque et Déborah Lévy-Bertherat : comment avez-vous décidé de les reprendre et de les amplifier ? Vous affirmez, en présentant votre enfance champêtre : “Je suis marqué à vie par ce monde presque disparu“. Est-ce ce désir de retrouver ce qui a presque disparu qui vous a poussé à franchir le pas autobiographique afin de livrer Le Plus court chemin ?
Si je faisais du cinéma, je vous dirais que j’ai voulu me frotter à un genre plus “documentaire” : écrire sur ce qui m’entoure, sur ce qui m’a précédé, les lieux et les êtres qui m’ont marqué, mes grands-parents, la campagne, l’ennui, les superstitions et tout ce dans quoi je puise pour écrire mes romans. Mon imagination est très limitée, vous savez, elle tient dans un mouchoir de poche : quelques lieux, quelques odeurs, quelques images. Mais ces lieux et ces odeurs ne me quittent pas. Je veux dire que mes livres, même Mahmoud, puisent toujours dans ce monde sensoriel premier, que tout part de là, de ce grenier à sensations de mon enfance vécue dans la campagne wallonne, au début des années 80. Dans Mahmoud, je voulais faire crever la poche de silence où se noie la Syrie, faire en sorte qu’on la considère à nouveau, qu’on en parle, que cesse l’oubli. Ici, le geste est assez similaire. Nous sommes loin de la Syrie, mais il s’agit aussi de raconter un monde sur le point de disparaitre. C’est une lutte contre l’oubli. Se reconnecter à des savoirs anciens, à une forme de lenteur, voir s’il n’y a pas là de quoi apaiser ce sentiment de dépossession que nous sommes nombreux à ressentir. Voilà l’intuition que j’avais : qu’il y a dans le passé des remèdes pour notre présent.
Votre récit autobiographique paraît en premier lieu se concentrer avec privilège sur votre enfance belge, qu’il s’agisse notamment de l’évocation de madame Boline, votre institutrice, des rapports épistolaires que vous avez entretenu durant votre adolescence avec vos parents, ou bien encore les liens qui vous unissent à votre sœur Lorraine ou à votre frère Charles. Cependant, au-delà de ces épisodes, votre autobiographie paraît être très vite emportée par une double urgence : existentielle, tout d’abord.
En effet, s’y exprime, de manière le plus souvent inquiète, sinon angoissante, une série de questions existentielles où le sujet qui s’exprime se sent comme coupé de la vie, coupé des autres, comme en rupture de l’existence. Ce sentiment de vide ontologique paraît le déterminer, qu’il dise notamment : “Il n’y a que quand j’écris que je ne pèse rien“, ou encore plus violemment : “Moi-même je deviens une sorte d’objet perdu“.
S’agissait-il ainsi pour vous de proposer une manière d’autobiographie de la schize, pourrait-on dire, à savoir celle d’un récit où le malaise ontique consiste à constater combien “notre vie est coupée en deux” comme vous le précisez encore ? Est-ce que, plus largement, cette “vie de fantôme” dont vous parlez ouvre selon vous à une autobiographie qui, dans la difficulté à être soi, interroge le spectral en vous, en nous ?
Le livre évoque des choses très concrètes et des choses qui le sont moins. Car nous sommes faits des deux. Quand je me retourne sur mon enfance, je vois des ballots de paille, des bêtes, Papou penché sur son jardin, et Mémé sur ses mots fléchés, mais je vois aussi quelque chose de plus difficile à saisir, de plus trouble, qui fait que je me suis toujours senti abstrait ou, comme vous le dites, un peu “spectral”, flottant, comme s’il y avait du jeu entre le monde et moi. On écrit pour réduire cette distance. C’est ce que j’ai voulu faire. Réduire la distance, mettre des mots sur ce qui m’est arrivé, retrouver des sensations perdues et voir qu’à côté de ma vie de fantôme, je dois énormément à la matérialité de la campagne, aux voix de mes grands- mères, à l’impossible accent flamand de Papou, aux silences de Pépé, à la ténacité de mon père et à l’immense sensibilité de ma mère. Même si notre époque se focalise sur le visible, nous sommes tous les héritiers d’éléments qui ne le sont pas. Écrire, c’est faire l’expérience d’une chose assez extraordinaire : ce qui a cessé d’être visible n’est pas mort pour autant. L’enfance a disparu, or elle continue d’exister. Mes grands-parents sont morts, mais ils sont là. Voilà ce que j’ai couché sur la page : cette part d’invisible dans quoi je suis tissé et que seul le langage peut atteindre. Toute biographie est au minimum double. Des faits, des dates, des lieux. Et puis le reste : l’impression de vivre sans vivre vraiment, avoir un nom, en répondre. Tout ça m’a toujours semblé mystérieux.
Si l’urgence existentielle préside à l’écriture du Plus court chemin, une autre urgence, cette fois à vivre, emporte l’écriture de votre autobiographie. Après s’être interrogé sur la place qu’occupe “l’amplification des fatigues, blessures et ‘nœuds’ de nos ancêtres“, votre autobiographie s’attache à lui répondre en explorant l’enfance. Vous aviez donné une des clefs de votre rapport à l’enfance dans un précédent entretien que vous nous aviez accordé : “Je retourne dans la nuit de l’enfance quand j’écris“, afin, peut-on ajouter, d’y trouver une force vitale. Votre écriture autobiographique se fait quête, ici, de ce que vous nommez “la part la plus vivante” car il s’agit de la dire non avec des mots d’écrivain mais de la vivre littéralement “avec des mots qui restaient en l’air“. Sur ce rapport à l’enfance comme force de vie, diriez- vous, selon la formule de Foucault, qu’une des possibles visées de la littérature et du Plus court chemin, c’est de faire en sorte que “la vie reste en vie” ?
Absolument. La grande question étant : que s’est-il passé ? Pourquoi la joie nous a-t-elle tourné le dos ? Qu’y avait-il, dans l’enfance, qui s’est perdu ensuite, au point que notre mission soit de faire en sorte que “la vie reste en vie” ? Qu’avons-nous perdu, quand, et pourquoi ? Ce sont des questions qui m’obsèdent, sans être désabusé pour autant. C’est peut-être une réponse qui vous surprendra, mais je me suis senti très heureux en écrivant ce livre. Cela tient au fait que, pour la première fois, je ne m’aventurais pas dans un monde de fiction. J’étais là, dans mon quotidien, la maison, les enfants, Hélène, la marche, les bois, et je prenais des notes. Pour la première fois, je n’opposais pas la vie et l’écriture. Je n’essayais pas de “faire un livre”, mais de rester au contact de mon environnement. J’allais voir mes parents, je me promenais dans le village, j’étais bien. Comme un gosse, qui investit pleinement ce qui est là, offert à ses sens, à ses yeux. Mes priorités ont changé. À quarante ans, j’ai davantage envie de vivre. Non pas que je ne voulais pas vivre avant, mais je pensais que vivre et écrire ne pouvaient se faire concomitamment. L’obsession du mot, l’impression que le quotidien éloignait de la littérature. Je me suis trompé. Il n’y a pas de joie possible sans amour du réel, du concret, de ce qui est là, en vie, et qui va se rompre. Ce livre était pour moi une manière de me réconcilier avec le monde, après lui avoir longtemps tourné le dos et vécu dans des fables, des fictions. Je ne dis pas que je n’en écrirai plus, mais je ne me couperai plus autant de la vie.
Un des aspects les plus remarquables du Plus court chemin consiste à faire de l’autobiographie le creuset d’un questionnement sur votre poétique. En ce sens, votre récit se fait constamment autobiographie d’écriture qui, depuis ses hésitations et ses incertitudes, approche une définition possible du geste d’écrire. Vous multipliez ainsi les possibles définitions : “Me suis-je mis à écrire pour me cacher du bruit ?“. Vous posez également “l’écriture comme toile d’araignée“. Ou encore, donnant son titre à votre récit, ces remarques : “L’écriture comme un raccourci ? Oui. L’écriture comme le plus court chemin.” Diriez-vous ainsi que Le Plus court chemin peut se lire aussi comme un art poétique ? Mais peut-être un art poétique qui place le questionnement du sujet au centre du questionnement de l’usage de l’écriture ?
Jim Harrison dit quelque part que “nous sommes les lieux où nous avons été“. Je suis d’accord, mais nous sommes aussi toutes les phrases où nous avons vécu, les centaines de lignes et de paragraphes où nous nous sommes cachés, où nous avons prié et attendu que quelque chose nous arrive, nous qui nous sentions toujours si éloignés de tout. Parler de moi, c’était donc remonter à l’enfance, aux prés et aux cours d’eau de la campagne wallonne des années 80, mais c’était forcément aussi réfléchir à l’écriture et à ce qui m’y a conduit. Ce qui m’y a conduit ? Je l’ignore. Peut-être effectivement ma peur maladive du bruit, l’inconfort que j’éprouve dans les groupes ou le sentiment que je ne suis pas fini, ni stable, mais une sorte de brume née pour capturer d’autres brumes, d’autres peurs, d’autres voix. À vrai dire, c’est ce que l’écriture offre qui m’intéresse. L’écriture offre un lieu. Voilà pourquoi j’en parle comme du “plus court chemin“. C’est un chemin en réalité extrêmement long et sinueux, un chemin qui nous traverse de part en part, mais, plus on le pratique, plus il est accessible. J’imagine que c’est comme pour la prière. Plus vous avez prié, plus le geste vous devient naturel. Dans le lieu de l’écriture, j’ai des conversations quotidiennes avec mon oncle Aarich, mon oncle Tomasi, et ma très chère Tante Annaatje, tous trois nés en pays flamand. Je revois les ancrages bruns constellant leurs tasses de café, comme des rides ou des perturbations remontant de très loin. J’entends leurs “r” rouler comme des mottes de terre sous le soc d’une charrue. Et, durant quelques instants, ce qui a été dispersé ne l’est plus.
À cette puissante quête de l’être de l’écriture vient s’adjoindre, en filigrane, tout au long du Plus court chemin une réflexion sur le caractère sensible du langage et de la parole. Pour vous, les mots sont un nœud mat de l’existence au point que le rapport que votre parole entretient avec eux se fait ambivalent : d’un côté, le langage constitue “la seule vraie présence en moi“, la part tangible de l’existence. Mais, parce qu’ils font qu’ils fascinent ou envoûtent, “Quelque chose de ce goût-là“, les mots posent question comme vous le dites : “L’idée folle de tout type qui écrit ? Être heureux sans le secours des mots.” Est-ce qu’écrire c’est finalement, d’une manière rimbaldienne, vouloir écrire pour parvenir à la fin du langage, arriver au moment où les mots ne seront plus nécessaires ? Écrire sur l’enfance, non pas pour retrouver l’infans, celui qui ne parle pas, mais se situer après l’infans ?
J’ai longtemps pensé, en effet, que les mots étaient ce que je possédais de plus réel, qu’ils étaient des points fixes dans une mer intérieure agitée, que je pouvais prendre appui sur eux n’importe quand. La nuit, je rêvais en phrases, pas en images. Il y avait quelque chose de maladif là- dedans. Je ne pensais qu’au livre sur lequel je travaillais, incapable de mettre mes pensées en veilleuse, de les perdre de vue. Quand j’écris, dans Le plus court chemin, que je rêve d’être heureux sans le secours des mots, c’est parce que je sais que ce qui reste à la fin, ce sont les moments vrais qu’on a passés avec les gens qu’on aime, l’écoute qu’on a su leur prêter. Et parce que je sais combien écrire peut nous en couper. Retrouver, donc, non pas celui qui parle, celui qui sait, mais celui qui écoute, qui a le temps. “Avant d’être un acte d’expression, écrire est un acte d’écoute. Il faut longtemps se taire et apprendre à entendre, puis seulement parler.” Écrire pour entendre ce qu’il y a avant soi, ce qui est plus grand, plus important que soi, c’est ce que j’ai tenté de faire en donnant à entendre la voix de mes disparus et celle, plus mystérieuse, de ces lieux où j’ai grandi.
Un des points les plus remarquables du Plus court chemin est le regard rétrospectif comme à regret qui est porté sur le passé. Sans déclaration de nostalgie idéalisatrice ou encore d’enfermement dans l’idée trompeuse d’un âge d’or, votre récit déplore ce que la vie contemporaine est devenue, notamment dans son rapport au langage, au corps ou à l’existence : pour vous, l’époque se caractérise par une non-communication au terme de laquelle, finalement, “À présent, on se touche si peu“. Est-ce que ce constat d’une brutalité et d’une sécheresse de l’époque n’est pas à mettre en regard du constant rapport heureux que le sujet autobiographique entretient depuis son enfance avec la nature ?
Quand je dis qu’”on se touche si peu“, c’est parce que j’ai le sentiment que mon enfance reposait sur un sol stable, compact, là où tout me paraît aujourd’hui divisé. Il y avait moins de vide entre nous, moins de distance entre nos corps. Ce constat n’a rien à voir avec le rapport que j’ai entretenu avec la nature. J’avais très peur de la “nature”, vous savez. Non, si je suis marqué par la sécheresse de l’époque, par l’accélération des choses, c’est à cause de ce sol stable et compact d’où je suis issu. Mais vous avez raison, je n’idéalise pas les années 80. Simplement, parfois, je me dis : “tiens, encore un truc que faisait Pépé, encore une lubie, une idée fixe de Pépé.” Comme si, face à l’emballement généralisé, son sobre mode de vie m’apparaissait comme un remède. Ses chaussures réparées avec du scotch, ses pantalons usés jusqu’à la corde, sa façon de ne faire qu’une action par unité de temps, tout ça me parle. J’y vois une simplicité qui m’apparaît non seulement comme un luxe, mais comme une voie possible pour notre futur. En revanche, je dirais que c’est un livre nostalgique, très nostalgique. Mais pas une nostalgie qui empêche d’agir. Au contraire, une nostalgie qui appelle au mouvement, une nostalgie capable de nous faire poigner dans une bêche et travailler un lopin de terre, une nostalgie qui pousse au moins, au peu, tout en nous rendant plus alertes et vivants.
Parlons à présent, si vous en êtes d’accord, de la forme si singulière avec laquelle Le Plus court chemin est composé. L’ensemble se compose de brefs paragraphes, sous forme de blocs compacts qui, en fait, paraissent surtout renvoyer à la manière dont le sujet se conçoit : par fragments, comme autant de morceaux de temps mais aussi de soi. Vous le dites à maintes reprises : nous sommes disséminés, disjoints. Nous existons “par bribes. Nous flottons“, ajoutez-vous. En ce sens, est-ce que ce chemin le plus court, loin d’être une ligne droite, n’est pas plutôt à lire comme une ligne brisée, proche formellement et ontologiquement d’un “puzzle sans savoir combien de pièces il compte” ?
Vous avez raison. C’est un texte en forme de puzzle. J’ai laissé remonter des souvenirs, sans penser à la chronologie, mais en veillant à ce que ça reste fluide. En parlant de ce qui m’est le plus intime, je voulais raviver la mémoire des lecteurs, ouvrir des portes sur leur passé. J’ai été particulièrement ému par le retour d’une amie qui me disait qu’en me racontant comme je l’ai fait, je touchais “au plus profond de nos sensibilités de vivants”, et que c’était au fond “toutes nos vies” que je racontais. Offrir des instantanés nous permettant de remonter le fil de notre propre enfance, c’était l’idée. Et je tenais à cette notion de fragments parce que c’est un texte qui parle de la difficulté qu’il y a à être soi, du vide que l’on porte et de notre goût pour le silence. C’est aussi un texte qui parle d’amour et de manque. J’ai pensé qu’il fallait du creux pour dire tout ça.
Ma dernière question voudrait porter plus largement sur cette nouvelle direction que votre travail prend. Si, depuis Nos mères jusqu’à Mahmoud ou la montée des eaux, en passant par Moi, Marthe et les autres, la fiction fondait le monde que vos récits dévidaient, il n’en va plus de même ici puisque, de manière affirmée, vous dites ne plus avoir d’amour pour la fiction. Vous ajoutez même : “C’est mon environnement direct qui m’appelle. Documenter les choses avant qu’elles ne s’effacent.” Écrire contre l’oubli alors, car elle vient après les événements ? Est-ce ainsi qu’il faut entendre vos dernières lignes sur la nécessité d’écrire Après : “l’écriture vient toujours après. Après la fracture. Après la faille” ?
Quand la maison est en train de brûler, imaginer n’est plus suffisant. Il faut agir. C’est ce que je me dis souvent. On peut faire beaucoup de choses avec la fiction, y compris sensibiliser aux dangers du feu, mais ce qui me manque, c’est un amour du réel, un amour de tout ce à quoi l’on tourne forcément un peu le dos en écrivant des fictions. Des choses simples, proches, qui m’entourent. Le réel m’a longtemps donné de l’asthme, comme Cioran. Maintenant qu’il est plus qu’abîmé, je ressens le besoin de me pencher sur lui. Un peu comme une demande de pardon. Je cherche à me souvenir du passé, en même temps que du présent. Retrouver l’amour du réel, son chemin. Ça semble simple. Ça ne l’est pas.
Est-ce que mon travail prend une tournure différente ? Ma vie, oui. Pas mon travail. Car Mahmoud était une fiction, mais qui “documentait” le réel, qui se penchait dessus, afin qu’on n’oublie pas ce qui se passe en Syrie. Ici, c’est un texte qui parle de la réalité de mon enfance et de la vie dans les campagnes, mais c’est encore de la fiction, puisqu’écrire son enfance, c’est toujours la réinventer, la réécrire. Il n’y a pas d’accès au réel nu. Ça n’existe pas. Nous utilisons toujours des lunettes déformantes et le roman, l’autobiographie et le travail documentaire fonctionnent juste avec des verres différents. Quant à l’idée d’”écrire après”, le sens serait : on écrit moins par choix que parce qu’il y a eu cassure ou perte. On écrit après la fracture, quand vient le manque. C’est ce qui me touche le plus dans l’écriture : malgré tous nos efforts, les mots auront toujours un léger temps de retard sur la vie. Inévitablement. Dès qu’on se met à commenter ce qui nous arrive, on est déjà ailleurs. “Où étais-je pendant tout ce temps ?“, voilà la grande question. Tout le livre en porte la trace, s’en fait l’écho, je crois.
Mon bel enfant,
As-tu trouvé des chimères ? Le marin que tu m’as envoyé m’a dit que tu étais imprudent. Cela m’a rassurée. Sois toujours très imprudent, mon petit, c’est la seule façon d’avoir un peu de plaisir à vivre dans notre époque de manufactures. […]
J’ai peur que tu ne fasses pas de folies. Cela n’empêche ni la gravité, ni la mélancolie, ni la solitude : ces trois gourmandises de ton caractère. Tu peux être grave et fou, qui empêche ? Tu peux être tout ce que tu veux et fou en surplus, mais il faut être fou, mon enfant. Regarde autour de toi le monde sans cesse grandissant de gens qui se prennent au sérieux. Outre qu’ils se donnent un ridicule irrémédiable devant les esprits semblables au mien, ils se font une vie dangereusement constipée. Ils sont exactement comme si, à la fois, ils se bourraient de tripes qui “relâchent” et de nèfles du japon qui “resserrent”. Ils gonflent, gonflent, puis ils éclatent et ça sent mauvais pour tout le monde. Je n’ai pas trouvé d’images meilleures que celle-là. D’ailleurs, elle me plaît beaucoup. Il faudrait même y employer trois ou quatre mots de dialecte de façon à la rendre plus ordurière que ce qu’elle est en piémontais. Toi qui connais mon éloignement naturel pour tout ce qui est grossier, cette recherche te montre bien tout le danger que courent les gens qui se prennent au sérieux devant les jugements des esprits originaux. Ne sois jamais une mauvaise odeur pour tout un royaume, mon enfant. Promène-toi comme un jasmin au milieu de tous.
Le Hussard sur le toit (1951)
ISBN 2070368726
GIONO Jean, Le chant du monde (Paris, Gallimard, 1934) “Apparemment la première version du Chant du monde, Jean Giono se l’est fait voler. Fin 1931, durant une absence, sa mère, qui commençait à être aveugle, a fait entrer dans son bureau plusieurs personnes qui voulaient le voir ; à son retour, son manuscrit, gros de trois cents à trois cent cinquante pages d’écriture environ, avait disparu. Pour n’importe qui cela aurait constitué bien sûr un drame ; mais pour Giono, chez qui l’écriture est une sorte de respiration naturelle, ce vol n’a pas eu beaucoup de gravité. Après avoir fouillé toute sa maison, il est passé sans amertume à autre chose. En janvier 1932, voici qu’il travaille au Lait de l’oiseau, c’est-à-dire à Jean le Bleu. Et le 20 juin déjà, il annonce à son vieil ami Lucien Jacques qu’il “refait” Le chant du monde : “Je l’étends en plus large et en plus haut que la conception première, et si je le réussis, les petits copains se casseront le nez cette fois sur quelque chose de grand.” Or, cette deuxième version, elle-aussi, se perd, on ne sait diable pas comment. Le 3 janvier 1933, Giono décide de ne pas récrire les pages perdues et commence un roman tout à fait différent sous le même titre — Le chant du monde lui rappelle sa lecture enthousiaste des Feuilles d’herbes de Walt Whitman. Dès lors, des neuf dix heures par jour, il s’attelle à sa tâche, “lancé là-dedans comme un taureau” [Lire la suite de l’article sur GALLIMARD.FR]
Amaury NAUROY
Il plongea. Dans l’habitude de l’eau, ses épaules étaient devenues comme des épaules de poisson. Elles étaient grasses et rondes, sans bosses ni creux. Elles montaient vers son cou, elles renforçaient le cou. Il entra de son seul élan dans le gluant du courant. Il se dit : “L’eau est épaisse.”
Il donna un coup de jarret. Il avait tapé comme sur du fer. Il ne monta pas. Il avait de longues lianes d’eau ligneuse enroulées autour de son ventre. Il serra les dents. Il donna un coup de pied. Une lanière d’eau serra sa poitrine. Il était emporté par une masse vivante. Il se dit : “Jusqu’au rouge.”
C’était sa limite. Quand il était à bout d’air il entendait un grondement dans ses oreilles, puis le son devenait rouge et remplissait sa tête d’un grondement sanglant à goût de soufre. Il se laissa emporter. Il cherchait la faiblesse de l’eau avec sa tête. Il entendait dans lui : “Rouge, rouge.”
Et puis le ronflement du fleuve, pas le même que celui d’en haut mais ce bruit de râpe que faisait l’eau en charriant son fond de galets. Le sang coula dans ses yeux. Alors, il se tourna un peu en prenant appui sur la force longue du courant ; il replia son genou droit comme pour se pencher vers le fond, il ajusta sa tête bien solide dans son cou et, en même temps qu’il lançait sa jambe droite, il ouvrit les bras. Il émergeait. Il respira. Il revoyait du vert. Ses bras luisaient dans l’écume de l’eau. C’étaient deux beaux bras nus, longs et solides, à peine un peu renflés au-dessus du coude mais tout entourés sous la peau d’une escalade de muscles. Les belles épaules fendaient l’eau. Antonio penchait son visage jusqu’à toucher son épaule. A ce moment l’eau balançait ses longs cheveux comme des algues. Antonio lançait son bras loin là-bas devant, sa main saisissait la force de l’eau. Il la poussait en bas sous lui cependant qu’il cisaillait le courant avec ses fortes cuisses.
“L’eau est lourde”, se dit Antonio. Il y avait dans le fleuve des régions glacées, dures comme du granit, puis de molles ondulations plus tièdes qui tourbillonnaient sournoisement dans la profondeur. “Il pleut en montagne”, pensa Antonio. Il regarda les arbres de la rive. “Je vais aller jusqu’au peuplier.”
Il essaya de couper le courant. Il fut roulé bord sur bord comme un tronc d’arbre. Il plongea. Il passa à côté d’une truite verte et rouge qui se laissa tomber vers les fonds, nageoires repliées comme un oiseau. Le courant était dur et serré. “Pluie de montagne, pensa Antonio. Il faut passer les gorges aujourd’hui.”
Enfin il trouva une petite faille dans le courant. Il s’y jeta dans un grand coup de ses deux cuisses. L’eau emporta ses jambes. Il lutta des épaules et des bras, son dur visage tourné vers l’amont. Il piochait de ses grandes mains ; enfin, il sentit que l’eau glissait sous son ventre dans la bonne direction. Il avançait. Au bout de son effort il entra dans l’eau plate à l’abri de la rive. Il se laissa glisser sur son erre. De petites bulles d’air montaient sous le mouvement de ses pieds. Il saisit à pleines mains une racine qui pendait. Il l’éprouva en tirant doucement puis il se hala sur elle et il sortit de l’eau, penché en avant, au plein du soleil, ruisselant, reluisant. Ses longs bras pendaient de chaque côté de lui souples et heureux. Il avait de bonnes mains aux doigts longs et fins. “Il faut passer les gorges d’aujourd’hui. Il pleut en montagne, l’eau est dure. Le froid va venir. Les truites dorment, le courant est toujours au beau milieu, le fleuve va rester pareil pour deux jours. Il faut passer les gorges d’aujourd’hui.”
[CONNAITRELAWALLONIE.WALLONIE.BE] Homme de lettres, Louis BOUMAL (Liège, 1890 – Saint-Michel-Lez-Bruges, 1918) attire très tôt l’attention sur sa production littéraire. Avant que n’éclate la Grande Guerre, il n’a pas vingt-cinq ans et pourtant il compte déjà plusieurs ouvrages édités (la Renaissance septentrionale au XIVe siècle et Diderot et ses amis wallons, 1912) et de nombreux poèmes dans des revues, notamment Wallonia. Membre actif de la section liégeoise de l’Association des Amis de l’Art wallon (1912), ce docteur en Philosophie et Lettres formé à l’Université de Liège est professeur de rhétorique à l’Athénée de Bouillon quand la Grande Guerre éclate.
Mobilisé, le soldat poète publie quelques articles dans La Nouvelle Revue wallonne et dans L’Opinion wallonne (1917-1918). Avec Marcel Paquot, il lance en juin 1918 un périodique du Front consacré à la littérature, aux arts et à la musique, sous le titre Les cahiers et portant en exergue “Pour la défense et l’illustration de la langue française“. Promis à une belle carrière dans les lettres, Boumal est emporté par la grippe espagnole un mois avant la signature de l’Armistice. Depuis août 1914, il n’avait pas quitté le combat, gagnant sur le champ de bataille les étoiles de lieutenant et la Croix de Chevalier de l’ordre de la Couronne.
Paul Delforge, Encyclopédie du Mouvement wallon (2011)
Ne rouvre pas ce livre, il fait mal. Il ressemble
Aux fruits cueillis trop verts que l’on goûte par jeu.
À l’heure où le grand vent soufflera dans les trembles
Il ne faut pas le lire assise auprès du feu.
Observe la flambée et son rire dans l’âtre ;
Écoute la saison qui frappe à tes volets ;
Surtout ne mêle point ma douleur opiniâtre
Au rêve si léger de tes premiers regrets.
Et s’il te souvenait des étranges paroles
Qu’un soir j’ai pu te dire au temps clair des lilas,
Oh ! ne les redis pas ! Les feuilles étaient folles
Et le chagrin trop lourd hallucinait mes pas.
Mais plus tard, quand au vent s’égrènera ta vie,
Quand tu t’arrêteras lasse d’avoir souffert,
Et que tu sauras bien que ne t’ont pas suivie
L’amour et l’amitié jusqu’au seuil de l’hiver,
Alors, ô mon amie, assise au coin du feu,
Relisant ce poème où notre amour fut sage,
Tu connaîtras le sens profond de mon aveu
Et l’acide saveur des airelles sauvages.
Alveringhem, 3 août 1917
J’écoute passer l’heure et la brume glisser
Le long des arbres nus que l’hiver a cassés.
Le vent s’agite et court parmi le paysage
Et mon rêve avec lui se soulève et voyage.
Tant de chagrins mauvais se sont mêlés à lui
Que, l’ayant bien connu, je l’ignore aujourd’hui.
Plus jeune, il s’émouvait des fillettes ornées
Et du ciel et des eaux et des courtes années
Et de l’automne agile à dépouiller les bois,
Mais ce soir hivernal, je m’attriste et je vois
Sur la mer de mon cœur que la passion soulève,
Aux vents se déchirer les voiles de mon rêve.
Il est aussi stupide de vouloir comprendre sa vie que de prétendre se nourrir de la formule chimique d’une pomme.
Les sept plumes de l’aigle (1995)
[HENRIGOUGAUD.COM] Libertaire définitif, Henri GOUGAUD (né en 1936) invente sa vie tous les jours. Venu au monde sur les terres rouges de l’Aude, il est l’héritier des troubadours occitans, il a la poésie chevillée au corps. Il monte à Paris à la fin des années 50, chante ses textes dans les cabarets Rive-Gauche et se rapproche du milieu anarchiste. Bientôt d’autres artistes comme Reggiani, Ferrat ou Greco choisissent d’interpréter ses chansons.
En 1973 il publie Démons et merveilles de la science-fiction. Claude Villers l’invite sur France Inter et dans la foulée l’engage comme chroniqueur. Il raconte alors chaque midi des histoires à la radio. Des histoires fantastiques, des récits étranges et puis des contes, puisés dans l’immense répertoire de la tradition orale qu’il connaît bien.
Choisissant de se consacrer pleinement à l’écriture, il publie avec bonheur au fil des années, de nombreux romans et recueils de contes. Mais il est aussi sollicité pour raconter en public. C’est l’émergence du ‘renouveau du conte’ dont il est considéré aujourd’hui comme un des pères fondateurs.
Entre le merveilleux et ce que nous appelons le réel, il n’est peut-être qu’une différence de confiance accordée.
Henri Gougaud
Le rire de la grenouille. Petit traité de philosophie artisanale (CARNETS NORD, 2008)
EAN 9782355360121
[EXTRAITS] “J’imagine, dans une clairière de la forêt du temps, une troupe de pauvres gens accroupis au seuil d’une grotte. C’est le crépuscule. Le soleil vient de disparaître derrière les arbres. Comme chaque soir, ces hommes, ces femmes s’inquiètent. Et si cette fois il ne revenait pas, ce père lumineux qui tous les matins nous réveille ? Si cet être prodigieux qui fait toutes choses vivantes nous abandonnait à la nuit ? J’imagine, au milieu d’eux, une mère. Elle s’effraie, elle aussi. Elle serre contre elle son enfant. Il geint, il a froid, est mal. Et voilà que ce soir-là l’angoisse de ce fils, dans l’obscurité où ils sont, lui est soudain plus insupportable que celle qu’elle-même éprouve. C’est ainsi que lui vient l’amour, l’oubli de soi dans le souci de l’autre. Et l’amour lui inspire la première berceuse, le premier conte, la première parole dite pour attendrir la nuit, pour tempérer la peur. Sa voix n’est qu’un murmure imprécis mais rassurant, cahotant mais brave. Elle ne sait pas, personne ne sait que cette parole chantonnée à l’oreille de son enfant est le premier surgissement de la source qui deviendra, un jour, le vaste fleuve de toutes les littératures humaines.
Rien de plus humble qu’un conte. Rien de plus anodin, si l’on s’en réfère à la définition du dictionnaire “Récit d’aventures imaginaires destiné à amuser, ou à instruire en amusant.” C’est un peu court. De quoi s’agit-il, en vérité ? D’histoires plus ou moins brèves qui ne se préoccupent guère de ce que l’on appelle communément ‘la réalité’ et qui n’est peut-être, après tout, que l’apparence des choses. D’histoires vagabondes, sans auteur identifiable, sans origine précise. D’histoires qui ont traversé les siècles, les millénaires même, sans bruit, sans effet mesurable sur le destin des peuples, portées, jusqu’aux abords de nos temps modernes, par la seule parole humaine. De fait, la définition du dictionnaire ne témoigne que de la méconnaissance, sinon du mépris dans lequel les lettrés tiennent ces histoires-là. “Sornettes, disent-ils, balivernes déraisonnables.”
Et pourtant ! Imaginez : la plus ancienne mention écrite du Conte des deux frères, dont on a répertorié, en Europe, une quarantaine de versions, a été dénichée sur un papyrus égyptien datant de la XIXe dynastie (environ 1300 ans avant notre ère). Et le premier texte où apparaît une ancêtre de Cendrillon fut écrit en Chine au VIIIe siècle. Question : pendant que ces contes-là, et bien d’autres, traversaient allègrement les pestes, les grandes invasions, les guerres, les révolutions, les monts et les mers, portés par presque rien, la parole des gens, voyageurs, nomades, vagabonds, marchands, combien d’œuvres réputées immortelles se perdaient corps et biens dans les brumes du temps? Comment ont-elles fait pour subsister, pour demeurer vivantes, ces “histoires imaginaires destinées à instruire en amusant” ? Et pourquoi elles, si négligeables, ne se sont-elles pas égarées ?
Les Romains croyaient au fatum librorum, au destin des livres. Tant qu’une œuvre est nourricière, pensaient-ils, elle dure, quelles que soient les difficultés de son cheminement. Les contes ont duré. Ils sont là, toujours présents dans notre drôle de monde. C’est donc qu’ils ont encore à nous apprendre. À nous apprendre ou plutôt à nourrir en nous quelque chose d’essentiel, de vital peut-être? Je pense à la parole de Patrice de La Tour du Pin: “Les pays qui n’ont pas de légendes sont condamnés à mourir de froid.”
Je pense aussi à cette génération d’histoires métisses nées du mariage des contes amérindiens et de ceux, africains, portés jusqu’aux Amériques par les esclaves noirs. On sait peu (on imagine mal) que ces gens-là, malgré les tourments et les massacres qu’ils subissaient, malgré leur dénuement, malgré leur détresse, ont tout de même trouvé le temps, la force, le désir de se raconter leurs contes, leurs vieilles choses imaginaires, leurs ‘balivernes’. On ne dit rien de cela dans les livres d’histoire.
Comment pourrait-on parler de ces sortes de mystères miraculeux devant lesquels on ne peut que s’émouvoir en silence, et remercier je ne sais qui ? Il est temps de rappeler quelques évidences que l’on perd trop souvent de vue, submergées qu’elles sont par la cacophonie du monde dans lequel nous sommes bien forcés de vivre.
D’abord, il faut se garder de confondre l’importance des choses avec le bruit qu’elles font. Une sottise, une futilité, un mensonge entendus par dix millions de personnes n’en restent pas moins ce qu’ils sont. À l’inverse, imaginez Jésus contant ses paraboles dans les villages de Palestine. Combien ont entendu sa voix, sur telle place publique, tel coin de rue, telle ombre d’arbre ? Je suppose qu’à vingt pas de lui des gens devaient tendre l’oreille, ne comprendre qu’un mot sur deux, mais ce qu’il disait, quoique à peine audible, avait assez de force vivante pour nourrir le monde entier, et le monde en a été nourri. L’importance d’une parole se mesure à la place qu’elle prend durablement en chacun de nous, à ce qu’elle fait bouger en nous, à la terre intime qu’elle remue et fertilise.
Malheureusement nous sommes aujourd’hui harcelés par un incessant fracas de nouvelles, de modes, d’événements dont on nous affirme hautement, entre deux messages publicitaires, la catastrophique gravité avant que ne lui succède, dès l’aube du lendemain, l’annonce tout aussi démesurée du triomphe de tel chanteur, de la mort de tel couturier, ou des aventures conjugales de tel président. Nous ne nous entendons plus.
Imaginez qu’un ange, qu’un Esprit d’arbre ou de rivière (à supposer qu’ils existent), veuillent nous dire quelque chose. Comment pourraient-ils y parvenir ? Toutes les lignes de notre entendement sonnent sans cesse occupé. Sans cesse nous sommes tirés hors de nous par mille bruits, lumières, images plus ou moins terribles dont nous ne pouvons rien faire, sauf de l’euphorie sportive et de l’angoisse de bombardés.
Alors, que pèse le conte dans ce tumulte ? Ce que pèse une pomme face à la famine. Dans le monde, rien. Dans la vie, pour celui qui la mange, elle peut être un miracle, l’aube d’une renaissance.
Entre l’ampleur et l’intensité, il faut choisir. Le goût de l’ampleur – surtout que rien ne nous échappe – disperse notre attention et nous condamne à naviguer à la surface des choses. L’intensité, elle, nous limite mais peut nous permettre d’aller profond. Ce qui nous pousse au monde est ample. Le désir de vie peut être intense. Le monde et la vie : ne pas confondre. Ce n’est pas parce que la bouteille prend la couleur du vin et le vin la forme de la bouteille qu’il nous faut prendre l’un pour l’autre. Je connais des adolescents qui découvrent autour d’eux le monde, qui s’indignent de ses injustices, de ses folies meurtrières, et qui décident que la vie est abominable. Ce ne serait qu’une confusion parmi d’autres si celle-là ne pouvait pousser les plus vulnérables de nos enfants au désespoir et au suicide. Le monde est certes un lieu inhospitalier dont nous faisons trop souvent, pour notre malheur, un dépotoir.
La vie, c’est autre chose. Au coin de mon immeuble, sur le trottoir, une touffe d’herbe s’est frayé un passage dans une fente de béton. La vie, c’est ça. Une incessante poussée vers le haut (l’inverse de la pesanteur, en quelque sorte), une impatience, une force qui sans cesse nous attire, qui nargue la mort, qui la nie même, qui la repousse tous les jours à demain. La vie, c’est le désir de perpétuer notre présence au monde. C’est aussi notre relation aux choses. C’est notre appétit, notre envie de ne pas en démordre.
Or, les contes sont des nourritures. Ils ne sont pas les seuls, bien sûr, à apaiser nos famines. Tous les arts devraient, à mon avis, y concourir. J’irai même, pour peu que l’on me pousse, jusqu’à estimer traître tout artiste qui ne sert pas, qui n’exalte pas la vie. Mais restons au conte, art populaire, primitif, art premier, au sens que l’on donne aujourd’hui à ce terme. Il faut ici préciser les contours de ce que j’entends par ‘littérature orale’.
La hiérarchie communément admise place au plus haut les mythes. Ils magnifient parfois l’histoire. Le Christ, par exemple, dans la mesure où il est le fils d’un dieu et d’une mortelle, s’inscrit dans la lignée des héros civilisateurs. Les mythes les plus universels sont cependant les récits de la Création ramenés en transes de l’Invisible par les familiers des Esprits ou des dieux. Ils furent les premiers, et longtemps les seuls, à connaître les livres. Ils sont fondateurs de religions, et donc les dévots les considèrent comme des vérités révélées, le mot mythe étant réservé aux croyances des autres. Pour un juif, pour un chrétien, la Genèse est une vérité révélée, et la Création du monde selon les Indiens Hopis, un mythe. Mais laissons ces œuvres fondatrices à leurs aristocratiques hauteurs. Elles sont hors de notre sujet.
Un mot, tout de même, des légendes. Elles se distinguent des contes en ce qu’elles s’enracinent généralement dans une réalité historique ou géographique.
Les contes. Les plus connus, les plus estimés aussi, sont les contes dits merveilleux, ceux qui commencent presque toujours par l’intemporel “Il était une fois”. Le Petit Poucet, Cendrillon, Blanche-Neige, Peau d’Âne et bien d’autres sont de ceux-là. D’où viennent-ils ? Qui les a mis au monde ? On n’a, à ces questions, aucune réponse assurée. On sait seulement qu’ils sont universels. Ce ne sont pas des récits réalistes, ils ne s’inscrivent que vaguement dans la réalité des siècles ou des lieux qu’ils traversent. Les fées, les lutins, les animaux doués de parole et autres donateurs plus ou moins évanescents y sont comme chez eux. La présence quasi constante de ces peuples de l’au-delà des apparences suggère que ces récits sont nés de gens pour qui le monde et la vie ne se limitaient pas à nos perceptions raisonnables. Sans doute s’enracinent-ils, pour ce qui concerne notre Occident, dans l’animisme pré-chrétien, qui lui-même se perd dans la nuit des temps.
À l’étage inférieur (mais que valent ces hiérarchies ?) les ethnologues ont coutume de loger les contes facétieux. Ce sont pour la plupart des comédies brèves, des farces. Ils n’ont pas la dimension poétique, universelle des contes merveilleux. Bien que l’on puisse y rencontrer des fées et des sorcières, ils sont plus volontiers ancrés dans la pâte humaine, dans les mœurs populaires. Brigands et sots, rusés, débrouillards, juges, soldats, fermières délurées, tels sont les héros de ces histoires-là. Il est à noter qu’elles véhiculent souvent une sagesse qui pour être rieuse n’en est pas moins, parfois, d’une déconcertante profondeur. D’increvables fous du peuple en témoignent. Jean Bête chez nous, Ch’ra, Hodja, Nasreddin et des dizaines de leurs réincarnations, autour de la Méditerranée, sont les héros d’une folie tant éclairante qu’il s’est toujours trouvé des maîtres éveilleurs pour en faire leur miel.
Dans l’inventaire des spécialistes figurent aussi les contes étiologiques, qui donnent une réponse (le plus souvent plaisante) à la question “pourquoi ?” Pourquoi les choses sont ainsi faites ? Pourquoi est-ce l’homme qui, dans la relation amoureuse, doit faire le premier pas ? Pourquoi les humains portent-ils aux doigts des anneaux sertis de pierres – des bagues ? Pourquoi les chiens se flairent-ils sous la queue ? Il n’est pas de question qui ne doive avoir sa réponse. Il n’est rien qui n’ait sa raison d’être. Voilà ce qu’affirment sur tous les tons ces contes-là.
Il faut également dire un mot des contes d’avertissement. Le Petit Chaperon rouge, dans la version de Perrault (car, pour les versions paysannes, il en va tout autrement) est de ceux-là. La mise en garde qui le conclut est claire : “On voit ici que de jeunes enfants, surtout de jeunes filles belles, bien faites et gentilles font très mal d’écouter toutes sortes de gens, et que ce n’est pas chose étrange s’il en est tant que le loup mange.” Nombre de contes inspirés ou détournés par l’Église décrivent le sort effrayant réservé aux mauvaises gens qui négligent la messe ou les fêtes sacrées. Les contes d’avertissement sont les seuls qui finissent mal. En vérité, si cette pédagogie de la peur qu’ils mettent en œuvre peut être, en certains cas, défendable, voire nécessaire, on voit où peut mener l’utilisation qui en a été faite par les pouvoirs religieux ou politiques.
Restent les contes paillards, dits poliment licencieux, beaucoup moins anodins qu’il n’y paraît, dont je ne dirai rien ici. Nous les aborderons plus tard.
Le conteur. Paul Zumthor dit de lui dans son Introduction à la poésie orale qu’il est un ‘pré-littéraire’. […] le conteur est un Ancien. Non pas nécessairement un vieil homme, mais un être qui se souvient des racines. Un passeur de sève. Un serviteur de la vie, de cette force désirante qui pousse sans cesse à franchir un jour de plus, une nuit de plus.
Je l’ai déjà dit, et j’insiste : les contes sont d’abord les véhicules d’une nourriture, et non pas seulement d’informations plus ou moins ethnologiques, de naïvetés primitives ou de recettes psychologiques. On peut bien sûr les analyser, les interpréter, tenter de découvrir “ce qu’ils ont dans le ventre”. On ne s’en prive d’ailleurs pas. C’est là une démarche d’intellectuel, évidemment honorable et utile, mais elle a le défaut de trop souvent négliger cela, que ces vieilles histoires ne sont pas faites pour informer, même pas pour instruire, mais pour nourrir. […] Les contes veulent être mangés, béatement, et donner ce pour quoi sont faits les aliments : de la force, de la vie. J’admets que l’on veuille savoir comment ils font, comment ils s’y prennent, et qu’il soit frustrant de l’ignorer. On peut pourtant aller à leur rencontre par d’autres chemins d’exploration. Ceux-là laissent, certes, l’intellect insatisfait, mais l’intellect n’emplit pas à lui seul la maison du dedans.
Nous hébergeons aussi une intelligence sensible, amoureuse, joueuse. Ce n’est pas sérieux? Admettons. J’invite seulement à réfléchir un instant à ce que l’on demande vraiment quand on exige “du sérieux”. Ne serait-ce pas quelque chose qui ressemble à une garantie contre l’errance, à une assurance tous risques ?
L’intellect voudrait que la vie ne soit qu’une énigme, alors qu’elle est un mystère. On peut résoudre une énigme, la vaincre et ne laisser qu’une rassurante lumière, là où étaient des ombres. On ne peut qu’explorer un mystère, sans espérer l’abolir. Explorons donc.
[…] J’ai parlé tout à l’heure du fatum librorum romain, du destin des œuvres. Ne faut-il pas qu’elles soient douées de vie, de force, pour trouver leur chemin vers ceux qu’elles doivent nourrir? Ne faut-il pas qu’elles soient quelque peu parentes de la touffe d’herbe qui parvient au jour malgré l’obstacle du béton ?
[…] En vérité, à l’énormité de nos terreurs, à la dimension de nos diables, nous pouvons exactement mesurer la somme d’énergie enfermée là, et gaspillée en pure perte.”
Henri Gougaud
Il était une fois un jeune homme amoureux de la fille de son patron. Il n’avait rien, elle avait tout.
– Que puis-je t’offrir, mon aimée ?
– La seule chose qui me manque : la Vérité, répondit-elle. Cherche-la pour l’amour de moi, trouve-la, reviens me la dire et je suis à toi pour toujours.
Le garçon s’en fut à l’instant. Par monts, par vaux et par villages il demanda aux arbres, aux gens, aux ermites, aux fous, aux savants, aux fleuves, aux nuages passants :
– Avez-vous vu la Vérité ? Dans quel pays habite-t-elle ? Où pourrais-je la rencontrer ?
Personne ne sut lui répondre. Certains lui dirent qu’autrefois, dans telle forêt, telle ville elle était un jour apparue, mais elle s’était enfuie trop vite, on ne savait où, sous quel vent. Il chercha des mois, des années, il chercha jusqu’aux cheveux blancs, jusqu’à toute semelle usée. A bout de courage et d’espoir il s’assit devant une grotte, un soir, à la cime d’un mont, et n’attendit plus que la mort. Alors il entendit du bruit sous la voûte de la caverne. Il se dressa, franchit le seuil, flairant l’ombre, l’œil aux aguets. Il demanda :
– Y a-t-il quelqu’un ?
Il devina, dans la pénombre, une silhouette de femme. Il s’approcha, et que vit-il ? Une vieille hideuse, édentée, couverte de haillons puants.
– Aide-moi, femme, par pitié. Depuis ma lointaine jeunesse je cours après la Vérité.
– Tu l’as trouvée, lui dit l’ancêtre. Celle que tu cherches, c’est moi.
Elle lui en donna mille preuves. Elle savait tout de lui, du monde, des étoiles, des océans. Quand elle eut parlé, l’homme dit :
– Que veux-tu que j’apprenne aux hommes et à mon aimée de ta part ?
La tête basse elle répondit :
– Dis-leur que je suis jeune et belle. Par pitié pour eux et pour moi, dis-leur de me chercher toujours.
Avant que la peste n’arrive à Avignon, je croyais ma mère immortelle. Dieu la garde, je ne me souviens pas de son visage éteint […]. En vérité, nous soupçonnons parfois notre mémoire d’enchanter faussement le passé, alors qu’elle est fidèle à ce qui fut, et que seules sont trompeuses les mélancolies qui nous font douter d’elle…
Extrait de Paramour
EAN 9782020307413
Gougaud est un conteur généreux et terrestre (même si le narrateur du roman en appelle à son Dieu après chacune des aventures qui ponctuent son parcours initiatique). Il souffre bien sûr de cette terrible maladie des romanciers français, une fois qu’ils se mettent en tête de faire médiéval en usant d’une langue pseudo-archaïque (a-t-on déjà vu déjà vu des manants du XIVe, en guenilles et poursuivis par la Peste Noire en Avignon, user de subjonctifs imparfaits ?). Reste que les pérégrinations de Mathieu le Tremble et de ses deux compagnons d’infortune font viatique à une lecture faussement innocente : la fuite des trois larrons devant l’épidémie noire et la folie des hommes qu’elle provoque, se mue assez vite en une initiation profondément ancrée dans la Terre. La Lumière ne vient pas toujours d’où on l’attend et Mathieu le rétif, d’abord raide de ses croyances, va découvrir par l’Expérience combien “les plus hautes figures de l’âme ne sont pas des juges mais des amants” (Gougaud). On pense plus au Nom de la Rose qu’au Sacré Graal pour l’ambiance, on respire plus l’air d’un Giono que d’un Ken Follett : le ton est au conte et à une prédication (presque) païenne qui n’aurait pas mis Starhawk en colère… Bref, belle lecture : il y a un avant et un après. Que désirer d’autre ?
“L’une des plus terribles catastrophes de l’Histoire, voir la plus grande, est celle de La Peste Noire qui sévit à partir de 1347 à Marseille (les responsables du port avaient accepté un bateau génois porteur de la maladie). En 1948, elle atteint Avignon, la Cité papale, que les chrétiens visitent en nombre et propageront le fléau partout en Europe. La médecine du 14ème siècle est impuissante. On imagine que la maladie est liée à la nourriture ou à l’air. Certains aliments faciles à pourrir, comme le poisson, pourraient infecter l’estomac et les intestins. Le climat humide, l’air circulant au-dessus des marais, les vents du sud, les fumées ou mêmes le souffle des malades ont été considérés comme particulièrement dangereux et contaminants. C’est pourquoi, les médecins prenaient le pouls de leurs patients, de derrière.”
Boris CYRULNIK, dénonciateur de la “confortable servitude” dans Le laboureur et les mangeurs de vent (2022), n’aurait pas renié l’extrait suivant, où un bouteur de bûchers pour impies explique sa déraison. L’histoire écrite par Gougaud se déroule au XIIIe siècle, bien entendu…
Je ne me suis pas méfié de la malignité des mots. Il est simple de s’enfermer dans une prison de paroles. Il suffit que soit admiré le grand homme qui nous les dit. Tout s’ordonne, alors, comme il veut. Nous faisons nôtres ses désirs, nous dressons nous-mêmes les murs qui nous séparent de nos âmes et nous nous retrouvons un jour à creuser des fosses communes en croyant servir le Dieu bon. J’ai défriché le champ de ma mère l’Eglise, c’était la mission confiée. Les êtres m’étaient étrangers autant que les gens de la lune. Nous n’étions pas, en ce temps-là, de même bord, de même chair, ils n’étaient rien que mauvaise herbe.
L’enfant de la neige (2011)
EAN 9782020301053
[LIBREL.BE] Luis A. est né en Argentine. Avant de quitter ce monde, sa mère, une indienne Quechua, lui a légué un savoir millénaire. Est-ce pour la retrouver que Luis, très jeune, est parti sur les routes ? L’initiation commence dans les ruines de Tiahuanaco, où l’adolescent fait la connaissance d’El Chura, chaman, homme au plumage de renard. Celui-ci lancera son disciple à la recherche des sept plumes de l’aigle, des septs secrets de la vie. Cette rencontre en entraînera d’autres : celle du gardien du temps, du vieux Chipès, de doña María, de l’amour, qui est le premier mystère du monde. Luis A. n’est pas un personnage de roman. Cette quête étrange, tourmentée, d’un savoir et d’une lumière, a bien eu lieu, un jour – une fois -, entre la Sierra Grande, les ruelles de La Paz et le plateau de Machu Picchu.
– Chura, que s’est-il passé ?
– Quand tu es sorti de ta conscience carrée, tout à l’heure, ton corps a rencontré le monde, et le monde a rencontré ton corps. Tu es entré dans cette belle histoire d’amour que tu m’as racontée un jour, tu te souviens ? Le monde a dit à ton corps : “Qui est là ?” et ton corps ne lui a pas répondu : “C’est moi.” Il lui a répondu : “C’est toi-même.” Ton corps a reconnu les frémissements de la Terre, parce que les frémissements de la Terre sont aussi les siens. Ton corps a reconnu la danse des atomes de la Terre, parce que les atomes dansent en lui pareillement. Ton corps a rejoint sa famille, Luis.
– C’est cela, le sentir ?
– Oui. II ne peut s’allumer que si la conscience carrée se repose.
– Pourquoi la conscience carrée est-elle l’ennemie du sentir, Chura ?
– Elle n’est pas son ennemie. Elle est simplement un autre lieu de nous-mêmes. Elle est d’un autre usage. La conscience carrée est très utile pour fabriquer des trains, des routes, des avions, des villes, des médicaments, des canapés, des systèmes increvables. Mais elle est ainsi faite qu’elle ne veut pas goûter, elle veut comprendre. Elle ne veut pas jouer, elle veut travailler. Elle ne veut pas de l’inexprimable, elle veut des preuves. Elle ne veut pas être libre, elle veut être sûre. Elle doit être respectée, elle a des droits, et des pouvoirs. Mais veille à ne pas lui laisser tous les droits, ni tous les pouvoirs. Veille à ce qu’une porte reste toujours ouverte dans un coin de ta conscience carrée. Il faut que tu puisses sortir dans le jardin. C’est là qu’on se retrouvera, Luis, quand tu auras envie de ma compagnie. Dans le jardin.
II s’est levé, et nous sommes allés parmi les ruines, comme nous le faisions tous les soirs. […]
J’ai insisté mais elle m’a laissé seul avec mon inquiétude que je n’arrivais plus à dire. Il est si difficile d’accepter l’inconnu ! Nous avons tous en nous un tyran pointilleux qui tient pour inventé, donc pour inadmissible, ce qui ne peut être expliqué. Il est même certaines gens qui exigeraient, si leur venait un ange, une plume de son aile pour l’encadrer dans leur salle à manger ! Au-delà de ce que l’on croit réel et de ce que l’on suppose imaginaire est pourtant la porte la plus désirable du monde, je sais cela aujourd’hui. Elle s’ouvre sur le jardin de la vie, que les affamés de preuves ne connaîtront jamais. […]
– Apprenez-moi, senior Juarès.
– Non, Luis, tu dois apprendre seul désormais. Observe-toi. Observe les gens, quand ils se parlent, ils tentent de capter, dans les moindres regards, un peu plus de vigueur, un peu plus d’existence. Ils se grignotent. Par séduction, par ruse ou par violence. ils se volent à tout instant des forces. Pourquoi font-ils cela ?
– Parce qu’ils ignorent l’Autre, le Vivant qui pourrait leur donner tout ce dont ils ont besoin s’ils le laissaient entrer. Mais ils ne peuvent pas le laisser entrer, ils n’ont pas ce trou que je me sens, au sommet du crâne.
– Ton appel dans la maison hantée a ouvert le passage entre le Vivant du dehors et le Vivant du dedans. Tu peux donc sortir de la ronde des voleurs, Luis. A partir de maintenant, tu ne dois plus chercher ton bien chez tes semblables. Appelle. Ce qu’il te faudra te sera aussitôt donné. El Chura t’a appris l’art de l’aigle, qui te permet de n’être pas pillé. Tu viens d’apprendre seul à n’être pas un brigand. Hé, si tu continues, tu deviendras peut-être un homme véritable…
Il y a plus d’une trentaine d’années, le regretté Bernard Delvaille publiait aux éditions Pierre Seghers une volumineuse anthologie intitulée La nouvelle poésie française. Les auteurs présentés avaient, pour les aînés, la quarantaine à peine, quant au plus jeune, il s’appelait Eugène Savitzkaya et il avait à peine vingt ans. Une anthologie qui devait faire date, même si elle fut mal accueillie par les bien-pensants de l’époque et les critiques officiels qui l’avaient prise “pour un panthéon, pour une image définitive de la poésie d’aujourd’hui”.
Ainsi pouvait-on découvrir tout au long de ces quelque six cents pages, les avant-gardes de l’époque dont ces auteurs proches du Manifeste électrique aux paupières de jupes qu’avait signé Michel Bulteau en 1971 (je pense particulièrement ici à Serge Sautreau, Yves Buin ou Alain Jouffroy). Figuraient là aussi les proches des revues TXT comme Christian Prigent ou Jean-Pierre Verheggen, ceux encore qui gravitaient autour de la revue Tel Quel, Marcelyn Pleynet ou Denis Roche. Y apparaissaient aussi les noms de Daniel Biga, Pierre Dhainaut ou Lionel Ray… Un ouvrage visionnaire à plus d’un titre.
Quant aux quelques poètes belges présents dans cette anthologie, ils avaient pour noms Jean-Pierre Otte, Jacques Izoard, Eugène Savitzkaya, Christian Hubin, Jean-Pierre Verheggen, William Cliff, Michel Stavaux ou Daniel Fano…
Si aujourd’hui j’ai évoqué cette anthologie, c’est parce qu’il me semblait que je pouvais faire miens les propos de Bernard Delvaille lui-même lorsqu’il présenta à l’époque son travail. C’est que, je l’espère, nos desseins sont assez semblables. “Cette anthologie, écrivait Delvaille, est un livre d’humeur. Elle ne se veut pas consécration, mais ouverture et pari. Elle se voudrait avant tout subversive, car la poésie doit être subversive, voire, terroriste. Dans un univers encore – mais pour combien de temps ? – tout préoccupé de concurrence sociale, de conventions, de hiérarchies et de cette fatuité que donne le confort moral, la parole de Baudelaire se révèle plus vraie que jamais : ‘Tout homme bien portant peut se passer de manger pendant deux jours, – de poésie jamais.’” Qu’ajouter de plus à cette merveilleuse entrée en matière ?
Cette présente anthologie – que tout un temps j’avais pensé intituler, comme le livre de Macédino Fernandez paru chez Corti, Papiers de nouveauvenu et continuation du rien – est une lecture de poètes belges nés après mai 68. Exception faite de Yves Colley, né quelques semaines plus tôt, mais fallait-il l’exclure pour autant ? les plus âgés comme Laurence Vielle, Anne Penders et Théophile de Giraud sont nés aux alentours de ces événements qui marquèrent notre jeunesse à nous. Quant aux plus jeunes, ils n’ont pas encore vingt-cinq ans ou à peine, ils s’appellent Antoine Wauters, Raphaël Micolli, Kathleen Lor, Alexandre Valassidis, Nicolas Grégoire, Damien Spleeters ou encore Coton, et ils nous offrent déjà des pages d’une belle densité.
Quel regard dès lors poser sur ces “poètes d’après mai 68”, quelles constatations s’imposent, quelles leçons tirer de ces lectures ?
Le lecteur attentif aura ses propres réponses comme il aura ses propres sympathies pour tel ou tel autre poète. Mais quelques constantes paraissent déjà se dégager d’un tel travail.
Ainsi suis-je frappé par l’importance que prend aujourd’hui le poème en prose chez de nombreux auteurs, s’inscrivant dans la tradition d’un Michaux ou d’un Marcel Lecomte. Les poètes belges, il est vrai, ont souvent été tentés par ce type de forme fixe. Qu’on pense à Fernand Verhesen, Philippe Jones, Michel Lambiotte, André Balthazar ou Gaspard Hons, nos poètes ont souvent travaillé cet espace singulier que représente le poème en prose. Mais ici, plus qu’à d’autres moments, le poème en prose s’impose comme un genre fréquenté par nombre d’entre eux : qu’il s’agisse de Ben Arès, Frédéric Saenen, Laurent Robert, Rachaël Micolli, Antoine Wauters ou un Stéphane Lambert toujours à la frontière des genres.
Autre constatation : l’importance qu’acquiert aujourd’hui l’oralité, l’immédiat d’un discours. La reconnaissance et l’accueil grandissant du slam et des lectures-performances ne sont peut-être pas étrangers à ce phénomène-là. Des auteurs comme Damien Spleeters ou Maxime Coton, dit Coton, s’inscrivent dans cette lignée de poètes qui “montent sur scène”. Un Nicolas Ancion, qui cultive volontiers l’humour et la dérision, leur est également proche. On doit d’ailleurs, autour de cette mouvance, évoquer le rôle d’une maison d’édition comme Maelstrom dont la collection bookleg s’est fait le témoignage des différentes performances. Citons aussi une Laurence Vielle dont le texte dit par elle-même investit à merveille la scène. Il faut être témoin de ses lectures pour mesurer toute l’importance du poème “mis en scène ou en ondes”.
Mais ne gardons pas la langue de bois : le danger est parfois réel dans ces performances. Un texte qui passerait remarquablement la rampe par différents effets de scène ou de voix peut, une fois couché dans un livre, se révéler être de piètre qualité. C’est là me semble-t-il l’un des risques majeurs de telles démarches, mais elles valent la peine d’être tentées.
L’engagement citoyen est aussi présent dans cette poésie d’après mai 68. Peut-être plus que ce qu’il n’était auparavant. Qu’on lise pour s’en convaincre du Laurence Vielle ou Le poète fait son devoir de Nicolas Ancion.
Théophile de Giraud, quant à lui, pousse l’engagement jusqu’à la provocation extrême, voire, l’injure à la vie. Avec peut-être Christophe Abbès et Xavier Forget (qui n’a rien publié à ce jour), il fait partie de ces inclassables qu’André Blavier appelait les “fous littéraires”. Quel scandale suscitera-t-il après le récent badigeonnage de la statue équestre de Léopold II ? Faisons-lui confiance, nous ne sommes pas au bout de nos surprises avec cet émule d’André Stas. Et cela, qu’on le veuille ou non, oxygène un peu notre quotidien.
Parmi les architectes de la langue – disons ceux qui construisent et mettent en scène sur papier, ce qui n’est pas non plus toujours sans risque – il me faut évidemment citer Anne Penders et Gwenaëlle Stubbe. Ces voies-là ont certes été investiguées il y a déjà longtemps avec des auteurs comme Jean Daive et plus récemment Elke De Rijcke, publiée également au Cormier. Cette approche de la poésie eut de nombreux adeptes dans les années septante avec des auteurs comme Anne-Marie Albiach, Joseph Gugluemi ou un Lionel Ray dont on aurait aujourd’hui peine à prétendre qu’il fut pourtant l’auteur de L’interdit est mon opéra (Gallimard, 1973). Les modes littéraires – on se souvient aussi du mouvement minimaliste ou du mouvement électrique – sont, elles aussi, saisonnières.
Un Nicolas Grégoire quant à lui, voisine plutôt du côté d’André du Bouchet ou Jacques Dupin. Une écriture que l’on devine contrôlée, travaillée jusqu’à ne laisser en place qu’un noyau dur. Peut-être marche-t-il aussi aux côtés d’un Christian Hubin dans ce qu’il a de plus lapidaire, et cela nous laisse présager le meilleur qui soit. Alexandre Valassidis, quelque peu plus lyrique, ou Antoine Wauters, comme son aîné Ben Arès, sont résolument attachés à un travail sur la langue et sur le poème lui-même en tant que sujet ; le sentiment et ce que j’appellerais grossièrement ‘l’homme‘ n’ont pas encore trouvé ici de place réelle. Avec Rachaël Micolli un peu dans la même mouvance, voilà de jeunes poètes en qui il faut placer toutes nos espérances. Mais seul demain nous dira s’ils ont répondu à nos attentes.
Quant aux poètes déjà reconnus par leurs aînés, ils affirment de livre en livre leur personnalité spécifique. Marie-Clotilde Roose se confine dans une poésie de la retenue, peut-être est-elle l’une des rares de cette génération à croire que la poésie puisse encore réellement penser. Elle représente aussi – si on me permet de l’exprimer ainsi – l’image d’une poésie féminine, comme il en fut autrefois d’une Marie-Claire d’Orbaix ou d’une Andrée Sodenkamp.
Parmi ces poètes déjà bien installés dans notre paysage littéraire, il faut bien sûr citer Otto Ganz, Pascal Leclercq ou Christophe Van Rossom, surtout connu pour son activité remarquable de critique. Hubert Antoine est quant à lui l’une des grandes figures de ces nouvelles générations. Il fut tôt remarqué par beaucoup d’entre nous. En fait, dès son premier livre publié aux éditions de l’Arbre à paroles, Le berger des nuages, et ses autres publications au Cormier, jusqu’à cette Introduction à tout autre chose, publié chez Gallimard, confirment tout le talent de cet auteur aujourd’hui installé au Mexique. Un Fabien Abrassart, venu plus tard à l’écriture, me semble emprunter les mêmes voies et nous sommes en droit d’attendre beaucoup de lui comme d’un Laurent Fadanni, actuellement en résidence au Canada. Thibaud Binard, lui, n’aura pas eu beaucoup de temps pour s’exprimer, puisqu’il s’est donné la mort à l’âge de vingt-cinq ans, mais la lecture de son livre Diagonal Doce est une révélation et témoigne d’une œuvre déjà mature à bien des égards.
D’autres noms mériteraient d’être cités pour tel ou tel aspect de leur travail, nous laissons au lecteur le soin d’emprunter des chemins de traverse avec des David Besschops, François Monaville, Frédéric Bourgeois, Vincent Daenen et consorts.
Oui, pour paraphraser Yves Bonnefoy, j’aime à répéter à qui veut l’entendre que notre poésie est loin de ses demeures possibles.
Cet ouvrage – en quelque sorte une suite à l’anthologie Poètes aujourd’hui, un travail que j’avais co-signé avec Liliane Wouters – est fragile de par le peu de recul que je me suis donné. Il paraît évident que dans peu de temps, quelques-uns de ces poètes auront sombré corps et âme dans l’oubli, qu’ils auront abandonné le navire pour d’autres vies ou d’autres passions, quelques-uns deviendront nos plus illustres poètes et l’on peut déjà en pressentir l’un ou l’autre, d’autres vont s’affirmer. Quant au meilleur d’entre tous, il est vraisemblable que nous ne l’ayons pas encore lu, plus occupé qu’il soit à écrire qu’à se montrer en public.
Mais une chose est certaine, quels que soient les mouvements ou les écoles, la poésie mérite toujours d’être vécue et expérimentée.
Cette lecture.je n’aurais pu la mener à son terme sans l’existence de revues remarquables, souvent accueillantes pour ces voix nouvelles. Des revues comme Le Fram, Matières à poésie ou Sources, où j’ai abondamment puisé des informations, lu les premiers poèmes des uns et des autres. Que soient ici remerciés Karel Logist, Ben Arès, Eric Brogniet et tous les collaborateurs de ces revues. Sans eux ce travail eut été impossible ou aléatoire. Et il faut souligner combien est capital le rôle de ces revues ouvertes aux nouvelles écritures, c’est souvent là le terreau de demain. Les éditions Tétras Lyre, Le Cormier et Maelström m’ont été aussi d’une très grande utilité de par les collections mêmes qu’ils réservent à ces poètes nouveaux. Les auteurs eux-mêmes me furent d’un grand secours et je les remercie pour tous les inédits qu’ils m’ont aimablement confiés.
Oui, la poésie, comme le disait Pierre Reverdy, sera toujours affaire d’émotion. Puissent ces textes vous émouvoir et éveiller votre curiosité comme ils ont secoué la mienne.
Yves Namur, La nouvelle poésie française de Belgique (2009)
Yves NAMUR, La nouvelle poésie française de Belgique (Taillis Pré, 2009)
[LE-CARNET-ET-LES-INSTANTS.NET, n°158] On parle peu des jeunes poètes francophones de Belgique… On croit savoir d’eux qu’ils publient, discrètement, surtout en revue, ou qu’ils performent leurs textes ici et là. Voici qu’ils ont à présent leur anthologie ! Le maître d’œuvre en est Yves Namur, qui n’en est d’ailleurs pas à sa première initiative du genre… En 1996, il avait dirigé un hors série de la revue Sud, (dont faisaient déjà partie les précoces Gwenaëlle Stubbe et Laurent Robert que l’on retrouve ici). Son choix reprenait alors des poètes nés après 1945. Ensuite, avec sa complice Liliane Wouters, il avait publié Le siècle des femmes. Rien d’étonnant donc à ce qu’il s’intéresse aujourd’hui à nos plus jeunes poètes. D’emblée, dans sa préface, il se place sous l’autorité de deux poètes. Tout d’abord de Bernard Delvaille, dont l’anthologie La nouvelle poésie française, parue chez Seghers dans les années septante, lui a servi de modèle. Avec lui, il revendique l’anthologie poétique comme un « livre d’humeur » qui se voudrait avant tout subversif. Et ensuite de Baudelaire, convaincu que « tout homme bien portant peut se passer de manger pendant deux jours, – de poésie jamais. »
Namur se dit conscient du peu de recul qu’il s’est donné et de la fragilité du projet : réunir une cinquantaine de poètes peu confirmés. Son anthologie s’ouvre avec l’aîné, qui n’avait que trois mois en mai 68, auteur de seulement deux magnifiques livres en dix ans : Yves Colley. Formellement, il semble bien que toutes les tendances cohabitent dans ce fort volume, le vers libre, rarement classique, le poème en prose, le court comme le long. En feuilletant l’ouvrage, on est frappé par l’importance que prend aujourd’hui le poème en prose chez de nombreux poètes – dans la tradition, consciente ou inconsciente ? – de Michaux ou de Lecomte. La place de l’oralité est également à souligner : Vielle, Spleeters, Leclercq ou Coton sont de ceux qui disent et scandent leurs mots. « Certes, un texte résiste parfois bien difficilement à l’épreuve du papier, la scène se sert d’autres artifices», souligne Namur qui ne s’est pas contenté de recenser de jeunes poètes : il nous propose aussi de découvrir la face poétique de l’œuvre d’auteurs qu’on connaît jusqu’à présent mieux comme romanciers : Stéphane Lambert, Luc Baba ou Nicolas Ancion entre autres… Il faut remarquer aussi que peu de jeunes poètes, à l’exception de Nicolas Grégoire, Pierre Dancot ou Christophe Van Rossom font nommément référence à d’autres poètes, comme s’il n’existait que peu ou pas de filiations du tout… L’anthologie fait une place à Thibaut Binard, poète tôt disparu et dont il faudra un jour découvrir l’œuvre. Enfin, notons que la nouvelle poésie est surtout masculine – (seulement sept femmes !) et ne cherchons aucune explication à cela…
On peut se demander où et comment on déniche autant de « jeunes » poètes… Il faut pointer le travail des revues – et l’anthologiste remercie Matières à poésie, Sources ou encore Le Fram – ainsi que celui des petits éditeurs (Le Tétras-Lyre, Maelström et ses bookleg, Le Cormier…). On ajoutera la curiosité des jurés des prix poétiques réservés aux jeunes, le Lockem, le Houssa et le Polak de l’Académie, ou encore des bourses de la Fondations Spes. Une anthologie de près de 600 pages ne peut qu’accréditer l’idée que la poésie, bien que mal connue, se porte bien dans nos contrées. Au hasard de bienvenues notices biobibliographiques, on découvre une foule de micro-éditeurs. Qui connaît – et qui distribue ? – les éditions Le déjeuner sur l’herbe, Galopin ou encore Boumboumtralala ?
Anthologie copieuse, « brique », diront certains, ce travail a le mérite de laisser une large place pour l’expression des poètes choisis. Un petit bémol cependant : l’ouvrage comporte des coquilles. Un projet aussi ambitieux n’aurait-il pas exigé une relecture plus soigneuse ? Yves Namur, anthologiste viscéral, a voulu parier sur la diversité et les richesses de la nouvelle poésie française de Belgique. Un paysage en mouvement, surtout rien qui se veuille image définitive… Il nous donne ainsi à lire un passionnant éventail de talents et de voix. Pari gagné.
L’un des traits principaux de ces dissertations était une mélancolie chérie et caressée ; un autre, un jaillissement opulent et excessif de “beau langage” ; un autre, la tendance à empiler à tire-larigot des mots et des phrases particulièrement prisés jusqu’à ce qu’ils soient usés jusqu’à la corde […] On peut remarquer, en passant, que l’on trouvait là la moyenne habituelle de dissertation, dans lesquelles le mot “enchanteur” est exagérément caressé et l’expérience humaine décrite comme “une page de la vie”…
Voilà le décor tel que posé par Mark Twain dans Les aventures de Tom Sawyer (1876), lorsqu’il décrit le terrible soir de l’Examen, au cours duquel les enfants du village doivent, les uns après les autres, se lever, venir à l’avant de la scène sous le regard d’avance mécontent du Maître et réciter quelques poèmes ou dissertations dont l’originalité littéraire n’est pas le plus grand atout. En quelques traits limpides, Twain montre la vanité de l’exercice et règle son compte à l’usage répété des clichés littéraires. C’est également la préoccupation principale d’Hervé Laroche, comme il l’explique dans l’introduction de son jubilatoire Dictionnaire des clichés littéraires, que nous avons reproduite ci-après…
Vingt ans après…
Vingt ans après sa première parution, ce dictionnaire a été augmenté d’une petite centaine d’entrées. Les entrées déjà existantes ont été revues et parfois étendues. Mais, le lecteur doit s’ en douter, les clichés ne se renouvellent pas à la même vitesse que le vocabulaire des adolescents. Par essence, le cliché dure ; il est une forme de la permanence littéraire. Il s’agit donc plus d’un approfondissement que d’un renouvellement.
Certes, il y a bien quelques tendances qu’on peut se risquer à pointer. Les téléphones ont largement accédé au vrombissement qui était auparavant l’apanage des autos. Après les nécessaires épreuves qu’impose la vie dans un roman, le personnage cherche aujourd’hui à se reconstruire. C’est sans doute dans le registre de l’imprécis délibéré que le cliché connaît sa plus nette extension. Si l’imperceptible, l’indicible, l’indéfinissable sont depuis longtemps des incontournables du cliché, ils reçoivent aujourd’hui le renfort du vague, de l’approximatif et de l’improbable. De l’indéfinissable au vague, il y a sans doute un glissement : le flou prend peut-être le pas sur l’inaccessible (qui, rassurons-nous, se porte toujours bien). On peut se risquer à voir là l’expression d’une époque qu’on nous dit être en manque de repères, ou quelque chose de cet ordre.
Mais le constat le plus évident, c’est que, vingt ans après, on avance toujours comme un automate, alors qu’il n’y a plus d’automate depuis longtemps et qu’aujourd’hui les robots dansent bien mieux que moi (il faut avouer que ce n’est pas difficile). On s’emmitoufle toujours dans de vieux plaids, on noircit toujours des carnets ou des cahiers. On gravit toujours les escaliers au lieu de les monter et on les dévale au lieu de les descendre. On s’appuie toujours contre les chambranles des portes dans des moments difficiles. Ça palpite toujours énormément, et les songes restent préférables aux simples rêves.
Certains clichés s’épuisent doucement. L’entropie littéraire est implacable, quoique lente. Ils ont évolué vers leur forme figée et peinent désormais à nimber le texte d’une ineffable aura poétique. Sans doute d’autres ont-ils tout simplement disparu. Je ne me suis pas soucié d’en faire l’inventaire, rebuté par ce travail d’entomologiste.
Et puis, pour une large part, cela a été fait dans un ouvrage phénoménal auquel je tiens à rendre un hommage appuyé. Cet ouvrage n’existait pas lors de la première édition de ce dictionnaire, ou du moins l’encre n’en avait-il pas encore séché. Il s’agit du Dictionnaire des cooccurrences de Jacques Beauchesne, paru en 2001 chez Guérin, et étendu ensuite par les filles de l’auteur, après sa disparition prématurée en 2009. L’entreprise de Jacques Beauchesne peut être comprise comme une tentative de noyer le cliché dans la langue, tout comme on peut noyer le poisson (chose en principe impossible, mais pourtant accomplie quotidiennement par des millions de gens). Le Dictionnaire des cooccurrences comprend environ 5000 entrées, toujours des substantifs. À chaque substantif sont associées une liste d’adjectifs et une liste de verbes. Prenons par exemple effroi, puisque c’est le sentiment qui m’a saisi lorsque j’ai découvert le Dictionnaire des cooccurrences (et aussi parce que cette entrée est relativement brève) :
Cliché : biaisé, classique, commode, dépassé, éculé, en vogue, facile, habituel, inusable, outré, persistant, raciste, réducteur, répandu, ressassé, sexiste, simpliste, tenace, usé, vieux. Employer, emprunter, éviter, sortir, véhiculer un/des -(s) (+ adj.) ; avoir recours, recourir à un/des -(s) ; abuser, sortir un/des -(s) ; accumuler, combattre, éviter les -(s) ; tomber dans les -(s).
Les voilà donc, les clichés, dissimulés dans les plis de ce Dictionnaire des cooccurrences, ayant reçu leurs papiers légaux leur conférant la qualité fort sérieuse de cooccurrence apparemment inoffensifs. Voire utiles. Car le Dictionnaire des cooccurrences est une entreprise dépourvue de la moindre ironie : il s’agit d’offrir à tout écrivant un outil permettant de ne pas chercher ses mots ou, plus exactement, de les trouver rapidement et efficacement. L’auteur en a d’ailleurs réalisé une version simplifiée pour les enfants et les écoles. Outil modeste, outil besogneux, d’une ambition folle/généreuse/immense/ manifeste/ tenace, d’un sérieux absolu/imperturbable/inébranlable, il a le charme des entrepreneurs ou aventuriers qui ne doutent de rien sans pour autant être sûrs de tout. Je le recommande chaleureusement, quoique son prix conséquent ne le mette pas facilement à la portée de l’ écrivain désargenté.
Malheureusement (ou heureusement pour moi), si ce Dictionnaire des cooccurrences constitue indéniablement une solide base de travail, indispensable pour se mettre le pied à l’étrier du cliché, il a ses limites. Tout d’abord, il procède à partir des substantifs, confinant les adjectifs et les verbes dans un rôle de comparse, et négligeant les adverbes, pourtant si précieux. Ensuite et surtout, du fait de son principe même, qui est de fournir des associations nom-adjectif et nom-verbe, les clichés sont livrés démontés, en kit. On voit tout le travail qui attend un auteur pour composer des ensembles plus longs et plus élaborés, ne serait-ce que pour arriver à des choses aussi simples que Plongé dans un abîme de tristesse ou Les gouttes de pluie tambourinaient sur les vitres dans un bruit d’enfer. On mesure les efforts nécessaires pour produire un bijou comme :
Pas une nuit où je ne me réveille en sursaut, trempé, suffoquant, avec le cœur qui tremble et déraille comme une chaîne de vélo.
Cette seconde édition trouve là sa raison d’être (en dehors de la vanité de l’auteur). Poussé dans mes retranchements par cette redoutable machine à fabriquer du cliché ordinaire, j’ai pensé qu’il fallait, désormais, encourager l’audace et la créativité. Cependant, la créativité en matière de cliché est une affaire délicate : par définition, un cliché n’est pas créatif, et si une formulation est créative, ce n’est pas un cliché. Ce qui peut être créatif, ce sont des assemblages inédits de clichés, des associations surprenantes, des accumulations paroxystiques, comme : La chape de plomb qui irradiait de lui jusque-là avait perdu de son pouvoir nocif.
EAN 9782363083135
Dans les entrées du dictionnaire, ces exemples nouveaux sont annoncés par un “Plus audacieux” ou équivalent. Ils sont évidemment tous authentiques, à quelques minimes modifications près. Il s’agit toujours de livres publiés chez des éditeurs reconnus et presque tous sont tirés de livres ayant connu un grand succès, souvent primés ou distingués. Les autres exemples, s’ils sont bien entendu inspirés par des lectures accumulées, sont en revanche le plus souvent de mon cru.
De plus, pour permettre aux lecteurs qui le désirent de tester leurs capacités en tentant d’imiter les auteurs virtuoses, un exercice spécifique a été ajouté. Comme il ne faut pas se dissimuler la difficulté d’une telle ambition, deux exercices plus simples sont également proposés. Les trois exercices, dont la difficulté croissante est soigneusement étalonnée, forment un ensemble qui ajoute une dimension ludique au projet pédagogique qui fonde cet ouvrage : donner à tout auteur, débutant ou confirmé, les ressources nécessaires pour former de beaux clichés, ceux qui ravissent les éditeurs, les critiques et les lecteurs.
Comment comprendre l’espace
qui me sépare de l’arbre,
si son écorce dessine les lignes
qui manquent à ma pensée.
Comment comprendre la parenthèse
qui va du nuage à mes yeux,
si les figures du vent
délient le temps serré de ma petite histoire ?
Comment comprendre le cri pétrifié
qui gèle toutes les paroles du monde,
si de même qu’il n’est qu’un seul silence
il n’est au fond qu’une seule parole ?
Je ne comprends pas la distance.
L’ultime preuve en est l’espace absurde
qui sépare en deux vies
ton existence et la mienne.
[JOSE-CORTI.FR] La notice biographique de Roberto Juarroz (1925-1995) ci-dessous a été établie par Michel Camus et publiée dans Douzième Poésie Verticale (Paris : La Différence, 1993).
Né le 5 octobre 1925 à Coronele Dorrego dans la province de Buenos Aires en Argentine, Roberto JUARROZ a suivi des études de lettres et de philosophie à l’Université de Buenos Aires où il s’est spécialisé dans les sciences de l’information et de la bibliothécologie.
De 1958 à 1965, il a dirigé la revue de création Poesía = Poesia (20 numéros) où il s’est révélé fin découvreur et subtil traducteur de poètes étrangers, notamment Antonin Artaud. Pendant des années, il a collaboré à des dizaines de journaux, revues, et périodiques argentins et étrangers en tant que critique littéraire et cinématographique. Entre 1971 et 1984, il a été directeur du Département de Bibliothécologie et de Documentation à l’Université de Buenos Aires. Contraint à l’exil sous le régime de Peron, il fut pendant quelques années expert de l’Unesco dans une dizaine de pays de l’Amérique latine.
Roberto Juarroz a reçu le “Grand Prix d’Honneur pour la poésie” de la Fundacion Argentina de Buenos Aires. Il a également reçu plusieurs prix étrangers parmi lesquels le Prix Jean Malrieu à Marseille en mai 1992, et le Prix de la Biennale Internationale de Poésie de Liège (Belgique) en septembre 1992.
Toute l’œuvre de Roberto Juarroz porte le même titre : Poésie Verticale, chaque tome étant simplement numéroté pour être distingué des autres. Titre unique suggérant abruptement la verticalité de la transcendance “bien entendu incodifiable”, précise-t-il dans un entretien. Aussi est-il un des rares poètes contemporains à défendre haut et fort une métapoésie par où passe l’infini “bien entendu sans nom”, une vision poétique proche de Novalis pour qui “la poésie est l’absolu réel”, mais témoignant aujourd’hui d’un nouveau sens du sacré “bien entendu sans théologie.” Pour Roberto Juarroz, il n’y a pas de haute poésie sans “méditation transcendentale du langage”. La poésie, dira-t-il, est la vie non fossilisée ou défossilisée du langage.
Aujourd’hui, Roberto Juarroz est traduit en plusieurs langues. Avant que Roger Munier ne devienne en France son traducteur attitré, Fernand Verhesen fut, à Bruxelles, son premier traducteur en français et son premier éditeur (Editions Le Cormier) de 1962 à 1972.
“Le poète argentin, Roberto Juarroz est mort à Buenos Aires à l’âge de soixante-neuf ans. Quand il donnait lecture publique de ses poèmes – ce qui arrivait de plus en plus souvent ces dernières années – Roberto Juarroz ne se privait pas d’entourer sa parole de gestes éloquents, non pour marquer le tempo des mots, mais pour littéralement souligner le sens de tel ou tel vers. Il affirmait ainsi spontanément, la main s’alliant à l’esprit avec parfois quelque ironie, combien l’effort d’élucidation était au cœur de sa poésie jusqu’à en constituer le mouvement même.
D’emblée, Juarroz avait engagé son œuvre dans ce qu’il faut bien nommer un chemin d’éveil. Son pari initial n’étant nullement le fruit d’un raisonnement, mais l’expression d’un élan irrépressible, l’intuition aussi d’un questionnement qui trouverait toujours en sa propre puissance de dévoilement le sursaut de sa renaissance. Le titre unique, qui dès 1958 engageait tous les livres à venir, avait valeur d’injonction : Poésie verticale.
Trente-sept années durant, Juarroz a gardé le cap sans jamais dévier de la trajectoire qu’il s’était assigné. Pour lui, la relation décisive, à la fois problématique et féconde, confrontait l’espace de la poésie et l’esprit de la réalité. “La poésie, affirmait-il, est une tentative risquée et visionnaire d’accéder à un espace qui a toujours préoccupé et angoissé l’homme : l’espace de l’impossible qui parfois semble aussi l’espace de l’indicible“. C’est cet “impossible“, c’est cet “indicible“qui ont orienté la quête de Roberto Juarroz, celle-ci étant vécue comme une pérégrination de son propre destin à travers le langage.
Poème après poème, recueil après recueil (les volumes successifs se distinguant par leur seul numéro), le défi prenait forme et contrait la malédiction commune. “L’homme a été obstinément trompé et divisé, constatait-il. Sa capacité d’imaginer, son pouvoir de vision, sa force de contemplation ont été relégués dans la marge du décoratif et de l’inutile. La poésie et la philosophie se sont séparées à certaines moments catastrophiques de l’histoire de la pensée. Le destin du poète moderne est de réunir la pensée, le sentiment, l’imagination, l’amour, la création. Et cela comme forme de vie et comme voie d’accès au poème, qui doit façonner cette unité.“
À l’évidence, la poésie se trouve ici dotée d’une vertu d’assomption, mais cette élévation, voire cet arrachement, n’a pas le ciel pour but, plutôt la réalité cachée, le supplément de réalité que le poème ajoute au réel. Ou, pour citer Octavio Paz, le supplément d’”instants absolus“. Car la voix de Juarroz est porteuse d’une plénitude fragile. On dirait qu’il a fait de la pensée la musique de ses poèmes et que ses questions découvrent des harmonies secrètes, des dissonances recluses et d’infinis silences.
Seule la musique
peut occuper le lieu de la pensée
Ou son non-lieu
son propre espace,
son vide plein.
La pensée est une autre musique.
Vouées à l’abrupt, issues du vertige et y retournant comme s’il s’agissait d’une source intense et lucide, les improvisations rigoureusement maîtrisées de Juarroz ont fonction d’effraction : elles dérangent, déroutent, détonnent. Surtout, elles ne se satisfont ni de lueurs ni d’éclats, c’est la lumière dans son entier qu’elles entendent rejoindre. Car l’obscurité n’est pas fatale, car l’énigme est à pénétrer, car la poésie est un mystère qui doit être éveillé.
Entre effroi et révélation, Roberto Juarroz s’est doté d’un destin exemplaire, jusqu’à entrer dans la fraternité de l’inconnu.”
Extrait de VELTER A., Roberto Juarroz, La Poésie comme élévation (Le Monde, 4 avril 1995)
ELIOT, Thomas Steams (1888-1965). “Avant d’aborder l’œuvre de T.S. Eliot, deux remarques d’ordre bien différent s’imposent. D’une part, et du seul point de vue français, T.S. Eliot est le seul poète anglo-saxon dont l’œuvre, non seulement poétique mais aussi théâtrale et critique, soit presque entièrement traduite en France. D’autre part, il faut savoir que T.S. Eliot appartient autant à la littérature anglaise qu’à la littérature américaine…” [lire la suite sur wallonica.org…]
Parce que n’ai espoir de tourner encore
Parce que n’ai espoir
Parce que n’ai espoir de tourner
Désirant le talent de celui-ci la vision de celui-là
Je ne tends plus à tendre vers ces choses
(Pourquoi l’aigle vieilli étirerait-il les ailes ?)
Pourquoi regretterais-je
Le pouvoir disparu du règne d’ici-bas ?
Parce que je n’ai espoir de connaître encore
La gloire infirme de l’heure positive
Parce que je ne pense pas
Parce que je savais que je ne saurai point
Le seul véritable pouvoir transitoire
Parce que je ne peux boire
Là où fleurissent les arbres, où coulent les sources, car il n’y a plus rien
Parce que je sais que le temps est toujours le temps
Et le lieu toujours et seulement le lieu
Et que ce qui est ne l’est que pour un temps
Et seulement pour un lieu
Je me réjouis que les choses soient ce qu’elles sont et
Je renonce au visage bienheureux
Et renonce à la voix
Parce que n’ai espoir de tourner encore
Par conséquent je me réjouis, devant me construire de quoi
Me réjouir
Et prie Dieu de prendre pitié de nous
Et prie de pouvoir oublier
Ces questions qu’en moi-même je trop débats
Trop explique
Parce que n’ai espoir de tourner encore
Que ces mots répondent
De ce qui est fait, n’est plus à faire
Que le jugement ne soit pas trop sévère
Parce que ces ailes ne sont plus ailes pour voler
Rien que vanneaux pour éventer
Un air désormais sec et étriqué
Plus sec et plus étriqué que la volonté
Enseigne-nous l’engagement dégagé
Enseigne-nous la patience.
Priez pour nous pauvres pécheurs maintenant et à l’heure de notre mort
Priez pour nous maintenant et à l’heure de notre mort.
II. Dame, trois léopards blancs étaient assis sous un genévrier
Dame, trois léopards blancs étaient assis sous un genévrier
Dans la fraîcheur du jour, repus
De mes jambes mon cœur mon foie et ce qui était contenu
Dans le creux de mon crâne. Et Dieu dit
Ces os vivront-ils ? faut-il que ces
Os vivent ? Et ce qui était contenu
Dans les os (qui étaient déjà secs) répondit d’une petite voix :
Grâce à la bonté de cette Dame
Et grâce à sa beauté, et parce qu’elle
Honore la Vierge en méditation,
Nous resplendissons. Et moi qui suis ici dispersé
Je voue mes gestes à l’oubli, et mon amour
À la postérité du désert et au fruit de la gourde.
C’est là ce qui reçoit
Mes entrailles l’attache de mes yeux et les portions indigestes
Que rejettent les léopards. La Dame s’est retirée
En robe blanche, en contemplation, en robe blanche.
Que la blancheur des os expient jusqu’à l’oubli.
Il n’y a pas de vie en eux. Comme je suis oublié
Et veux être oublié, de même je veux oublier
Ainsi consacré, concentré dans un but. Et Dieu dit
Prophétise au vent, rien qu’au vent car seul
Le vent écoutera. Et les os chantèrent d’une petite voix
Sous le fardeau de la sauterelle, pour dire
Dame des silences
Calme et désolée
Déchirée et entière
Rose de la mémoire
Rose de l’oubli
Épuisée et généreuse
Soucieuse sereine
La Rose unique
Est désormais le Jardin
Où finissent tous les amours
Se termine le tourment
De l’amour insatisfait
Le tourment plus grand
De l’amour satisfait
Fin de l’infini
Voyage vers nulle fin
Conclusion de tout ce qui ne peut
Se conclure
Parole sans mot et
Mot sans parole
Grâce soit rendue à la Mère
Pour le Jardin
Où finissent tous les amours.
Sous un genévrier les os chantaient, éparpillés et resplendissant
Nous sommes heureux d’être éparpillés, nous ne nous sommes guère entre-aidés,
Sous un arbre dans la fraîcheur du jour, avec la bénédiction du sable,
S’oubliant eux et les autres, unis
Dans le silence du désert. Voici la terre que vous vous
Partagerez. Et ni division ni unité
N’a d’importance. Voici la terre. Nous avons notre héritage.
III. Au premier coude de la deuxième volée
Au premier coude de la deuxième volée
Je me retourne et vois plus bas
La même forme penchée
Dans la vapeur d’un air vicié
Aux prises avec le diable des escaliers dissimulé
Sous le masque fourbe d’espoir et désespoir.
Au second coude de la deuxième volée
Je les ai laissés s’entre-déchirer ;
Il n’y avait plus de visages, l’escalier était obscur,
Humide, plein de trous, comme la bouche radotante d’un vieillard, irréparable,
Ou la gueule d’un requin sur le retour.
Au premier coude de la troisième volée
Il y avait une fenêtre arrondie comme le fruit du figuier
Et par-delà des fleurs d’aubépine et une scène pastorale
Le personnage bien bâti habillé de bleu et de vert
Enchantait le joli mai d’un air de flûte.
Les cheveux au vent sont doux, cheveux bruns que le vent rabat sur la bouche,
Lilas et cheveux au vent ;
Distraction, musique de flûte, pauses et pas du mental sur la troisième volée,
Qui s’efface, s’efface ; force au-delà d’espoir et désespoir
Escaladant la troisième volée.
Seigneur, je ne suis pas digne
Seigneur, je ne suis pas digne
mais dis seulement un mot.
IV. Qui marchait entre la violette et la violette
Qui marchait entre la violette et la violette
qui marchait entre
Les rangées diverses de verts variés
S’avançant en blanc et bleu, aux couleurs de Marie,
Parlant de banalités
Dans l’ignorance et la connaissance d’une douleur éternelle
Qui se mouvait parmi les autres qui marchaient,
Qui a ravivé les fontaines et renouvelé les sources
Rafraîchi le rocher desséché et affermi le sable
En bleu pied d’alouette, bleu couleur de Marie, Sovegna vos
Voici les années qui s’interposent, emportent
Flûtes et violons, ramenant
Celle qui arrive à l’heure entre sommeil et veille, enveloppée
De plis de lumière, habillée de ses plis.
Les années nouvelles s’avancent, ramenant
Dans un nuage de larmes, les années, ramenant
D’un nouveau rythme l’ancien refrain. Rachète
Le temps. Rachète
La vision non déchiffrée dans le rêve plus élevé
Tandis que des licornes endiamantées tirent le corbillard doré.
La sœur silencieuse voilée de blanc et bleu
Entre les ifs, derrière le dieu du jardin,
Dont la flûte est sans voix, pencha la tête et soupira mais ne dit rien
Mais la fontaine jaillit et l’oiseau siffla
Rachète le temps, rachète le rêve
Le signe du mot non ouï, non dit
Jusqu’à ce que le vent secoue de l’if un millier de soupirs
Et après, notre exil
V. Si le mot perdu est perdu, si le mot dépensé est dépensé
Si le mot perdu est perdu, si le mot dépensé est dépensé
Si le mot non ouï non dit
Est non dit, non ouï ;
Pourtant le mot non dit, le Mot non ouï,
Le Mot sans mot, le Mot au sein
Du monde et pour le monde ;
Et la lumière brillait dans l’obscurité et
Contre le Mot le monde inquiet s’émouvait sans cesse
Autour du centre du Mot silencieux.
Ô mon peuple, que t’ai-je fait.
Où trouver le mot, où le mot
Retentira-t-il ? Pas ici, il n’y a pas assez de silence
Pas sur les mers ni sur les îles, pas
Sur les continents, dans le désert ou les marais,
Pour ceux qui marchent dans l’obscurité
Que ce soit le jour ou la nuit
Ce n’est ni le moment ni le lieu
Pas de lieu de rédemption pour ceux qui se détournent
Pas de moment de réjouissance pour ceux qui marchent dans le bruit et nient la voix
La sœur voilée priera-t-elle pour
Ceux qui marchent dans l’obscurité, qui te choisissent et te combattent,
Ceux qui sont déchirés sur les cornes entre saison et saison, temps et temps, entre
Moment et moment, mot et mot, pouvoir et pouvoir, ceux qui attendent
Dans l’obscurité ? La sœur voilée priera-t-elle
Pour les enfants à la barrière
Qui ne veulent pas s’en aller et ne peuvent prier :
Priez pour ceux qui choisirent et combattirent
Ô mon peuple, que t’ai-je fait.
La sœur voilée entre les ifs frêles
Priera-t-elle pour ceux qui l’ont offensée
Et sont terrifiés et ne peuvent se rendre
Et affirment devant le monde et nient entre les rochers
Dans le dernier désert avant les derniers rochers bleus
Le désert dans le jardin le jardin dans le désert
De sécheresse, recrachant le pépin racorni.
Ô mon peuple.
VI. Même si je n’ai espoir de tourner encore
Même si je n’ai espoir de tourner encore
Même si je n’ai espoir
Même si je n’ai espoir de tourner
Vacillant entre profit et perte
Dans ce bref transit où les rêves se croisent
La pénombre traversée de rêves entre naissance et mort
(Bénissez-moi mon père) même si je ne souhaite pas souhaiter ces choses
De la fenêtre ouverte sur la côte de granit
Les voiles blanches fuient encore vers le large, vers le large fuyant
Leurs ailes pas brisées
Et le cœur perdu se raidit et se réjouit
Du lilas perdu et des voix perdues de la mer
Et l’esprit défaillant se ravive et se rebelle
Pour les verges d’or et l’odeur perdue de la mer
Se ravive et retrouve
Le cri de la caille les voltes du pluvier
Et l’œil aveugle crée
Les formes vides entre les portes d’ivoire
Et l’odorat retrouve la saveur salée de la terre sablonneuse
C’est le temps de la tension entre mourir et naître
Le lieu de solitude où trois rêves se croisent
Entre les rochers bleus
Mais quand les voix secouées de l’if s’en vont à la dérive
Que l’autre if réponde d’une autre secousse.
Sœur bienheureuse, sainte mère, esprit de la fontaine, esprit du jardin,
Ne nous laisse pas nous abrutir d’illusions
Enseigne-nous l’engagement dégagé
Enseigne-nous la patience
Même parmi ses rochers,
Notre paix dans Sa volonté
Et même parmi ces rochers
Sœur, mère
Et esprit du fleuve, esprit de la mer,
Ne me permets pas d’être séparé
Ultime farce de mauvais goût, André STAS nous a quittés ce 26 avril 2023. Ce ne sera pas dit dans les nécrologies qui vont fleurir sur sa tombe mais l’homme était avant tout bienveillant et, s’il grommelait beaucoup, il grommelait gentil : le fait est assez rare chez les trublions de la contre-culture liégeoise des années 70 pour être relevé. L’homme aimait le pastiche (51 ?), aussi allons-nous jouer sans vergogne la compil d’hommages. Ne cherchez pas le contrepet…
“Chattes, j’ai pété !”
Pour l’instant, les manchettes de nos journaux explosent d’images générées par intelligence artificielle (“IA, mijnheer”). De beaux visages de femmes aux poitrines d’oiseaux sont mariés, avec une élégance toute commerciale, avec des câbles et des connecteurs informatiques : une impression de contre-nature s’en dégage de manière indicible. Voilà bien un phénomène qui se situe aux antipattes (dixit Alice au pays des merveilles) de la contre-culture que pratiquait André Stas : manifestement, pour le pataphysicien (si peu, si différemment), l’oeuvre doit provoquer par son contenu autant que par sa facture. Stas partageait son propos au travers du fait-main, comme en témoigne son montage ci-dessous (Ensor, le timbré ?).
On le voit : si la culture, c’est penser à la culture, la contre-culture, c’est aussi faire penser à la culture. J’ai l’intuition qu’André Stas aurait joué sa détestation du contre-nature au travers d’un objet de contre-culture. Nous ne le verrons pas, André Stas est mort. Mais, cette détestation, dans sa bêtise aveugle, la contre-nature la lui rend bien : nous avons demandé à ChatGPT (“Chattes, j’ai pété !” aurait grommelé André) qui était André Stas :
André Stas était un chimiste belge du XIXe siècle, né le 30 décembre 1813 à Leuven en Belgique et décédé le 13 décembre 1864 à Schaerbeek. Il est surtout connu pour sa découverte de la loi de Stas, qui a permis d’établir avec précision les masses atomiques des éléments chimiques. En utilisant des techniques de mesure très précises, Stas a réussi à déterminer la masse atomique de nombreux éléments avec une précision de l’ordre de 0,01%. Cette méthode a été essentielle pour la compréhension de la composition chimique de la matière, et a jeté les bases de la chimie moderne. Stas a également joué un rôle important dans le développement de la chimie analytique, et a travaillé sur de nombreux autres sujets en chimie, notamment la synthèse organique et la chimie des gaz. Sa contribution à la science lui a valu de nombreux honneurs, notamment l’élection à l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique en 1850.
La réponse du robot est identique si la question devient : “Qui était le liégeois André Stas ?” et lorsque ChatGPT est a nouveau sollicité avec la question “Qui était l’artiste liégeois André Stas ?“, la réponse ne se fait pas attendre :
Je suis désolé, mais il n’y a pas d’artiste liégeois connu sous le nom d’André Stas. Le nom André Stas est généralement associé à un chimiste belge du XXe siècle, comme je l’ai expliqué dans ma réponse précédente.
On notera que ChapGPT travaille sur un corpus de données postérieures à 2021 et compose intégralement la réponse… la plus probable : la véracité n’est pas un critère pour un robot ! Et notre ami contre-cultureux de se réjouir dans la tombe, des inepties de la contre-nature, qui sont également des contre-vérités :
Le chimiste belge évoqué s’appelait en fait Jean Servais Stas ;
La datation (1813-1864) devait alors être (1813-1891) et, personnellement, j’avais l’habitude de les situer au XIXe siècle, et non au XXe ;
[LE-CARNET-ET-LES-INSTANTS.NET] Nous apprenons le décès du collagiste et écrivain André Stas. Il avait 73 ans. André Stas est né à Rocourt le 19 novembre 1949. Diplôme de philologie romane de l’Université de Liège, il a présenté un mémoire consacré à l’aphorisme, un genre auquel il s’adonnera lui-même par la suite.
Subversif, affectionnant l’humour, il était lié à l’univers des pataphysiciens et des surréalistes. Il était également l’un des incontournables du Cirque Divers. Plasticien autodidacte, il a particulièrement excellé dans l’art du collage, qui lui a valu une reconnaissance internationale.
Il a aussi pratiqué le collage dans le domaine littéraire. Cent nouvelles pas neuves, paru aux éditions Galopin en 2005, est un recueil de textes composés exclusivement d’extraits d’œuvres d’autres auteurs. Il avait d’ailleurs poursuivi l’exercice en 2021 avec Un second cent de nouvelles pas neuves, paru au Cactus inébranlable.
André STAS (textes) et Benjamin MONTI (dessins), Bref caetera, La pierre d’alun, coll. “La petite pierre”, 2022
Raoul VANEIGEM (textes), André STAS (collages), Adages, La pierre d’alun, coll. “La petite pierre”, 2022
André Stas
ou le spadassin passe-murailles
[LE-CARNET-ET-LES-INSTANTS.NET, 28 août 2022] On peut rire aux larmes, et de tout, et de rien… mais pour rédiger un traité de savoir-rire, il faut dénicher l’arme et l’avoir bien en main. L’entretenir. Depuis plus de quatre décennies, André Stas, “ce chiffonnier muni de son crochet” – comme le décrivait en 1981 Scutenaire dans sa préface à une exposition de collages au Salon d’Art, chez Jean Marchetti – a toujours trouvé matière à confectionner ses flèches et couteaux, aiguisés, effilés, enduits d’un secret mélange de curare, de houblon et d’eau de Spa, pour atteindre ses cibles. Les collages de Stas, nés dans la parfaite connaissance de ses prédécesseurs surréalistes, ont acquis très vite une autonomie personnelle, que Jacques Lizène définissait comme “des enluminures libres.” À la fois absurdes, drolatiques, parfois féériques et souvent sensuelles voire sexuelles, mais sans illusions : Stas est impitoyable à l’égard de lui-même et de ses semblables. Cet homme ne s’épargne pas, pas plus que ses collages au scalpel n’épargnent le monde qui l’environne. On cite à nouveau Scutenaire : un collage de Stas, c’est “comme si une éponge morte et saturée d’une eau sale redevenait une créature marine, vivante et fraîche, encore que parfois effrayante.“
Stas passe à travers tout, en véritable passe-muraille des situations désespérées et de l’effroi : “Mon humour est noir, certes. Au moins, j’arrive encore à rire“, écrit-il dans son nouveau recueil d’aphorismes, Bref caetera, que publie Marchetti, juste continuité d’une longue complicité avec La pierre d’alun. La filiation se prolonge d’ailleurs avec les dessins de Benjamin Monti, qui accompagnent d’un même esprit, passé au savon noir, les “grenailles errantes” de Stas. Car tirant javelot de tout bois, ce spadassin de l’image et des mots pratique de longue date, on le sait, l’écriture brève, incisive, lapidaire, laissant jaillir “un aphorisme propice, comme un moment peut l’être.” Avec lui, les mots s’entraînent, s’entraident, se déchaînent, se détournent les uns des autres et se rattrapent, pour mieux contrer l’adversité. Qu’elle soit météorologique (“Le réchauffement climatique serait inéluctable. Le chaud must go on“), métaphysique (“Je pense donc j’y suis, j’y reste“), littéraire (“Quand j’entends le mot surréalisme, je rêve d’une pipe“), ou situation personnelle autant qu’universelle : “Désapprendre, se déposséder, se déliter, décliner, délirer, décéder.“
L’humour, l’humeur, la gaieté désabusée, le drame derrière le nez du clown. Mais l’intime ou la gravité peuvent surgir également derrière une plaisanterie d’allure potache, un calembour, une grivoiserie (“Il n’y a pas que les écureuils invertis qui aiment les glands“) – et cela même si de nos jours “la liberté d’expression est forcément mâtinée d’autocensure, écrémage du pire.” Sans cependant ériger telle ou telle maxime délictueuse en sentence définitive, car pour Stas “les aphorismes sont les amuse-gueules de la philosophie.” Au mieux, l’aphorisme n’est qu’ “un trublion, un rastaquouère“, tel le Jésus-Christ du dadaïste Francis Picabia. […]
[EVENE.LEFIGARO.FR] Après avoir passé la première partie de son enfance auprès de ses parents, le jeune Wystan Hugh Auden est envoyé en pension à l’âge de 8 ans. Il poursuit ses études à l’université d’Oxford et s’envole vers Berlin, ville dans laquelle il restera un an environ. Il y révèle son homosexualité. Une fois revenu en Angleterre, il devient instituteur. Il enseigne d’abord à la Downs School, une école de garçon. Durant trois ans, il y est très heureux et s’investit corps et âmes dans la poésie. Il écrit à cette période ses plus beaux poèmes d’amour. En 1935, il fait un mariage de convenance avec Erika Mann, elle aussi homosexuelle. Ils ne divorceront jamais. En 1939, ils émigrent tous deux aux Etats-Unis. Auden rencontre lors de l’une de ses lectures le poète Chester Kallman, qui devient son amant et son compagnon jusqu’à la fin de sa vie. Le nombre de pièces et d’ouvrages écrits par Auden ne se comptent plus. Mais c’est surtout un poète. Des formes traditionnelles aux formes originales, il a su parfaitement illustrer la beauté du vers. En 1946, l’écrivain est naturalisé américain, mais il retourne en Europe en 1948, d’abord en Italie, puis en Autriche. De 1956 à 1961, il enseigne la poésie à l’université d’Oxford. Il revient à New York en 1973 et meurt dans la ville qui l’avait accueilli 34 ans plus tôt.
Stop all the clocks, cut off the telephone,
Prevent the dog from barking with a juicy bone,
Silence the pianos and with muffled drum
Bring out the coffin, let the mourners come.
Let aeroplanes circle moaning overhead
Scribbling on the sky the message He Is Dead,
Put crepe bows round the white necks of the public doves,
Let the traffic policemen wear black cotton gloves.
He was my North, my South, my East and West,
My working week and my Sunday rest,
My noon, my midnight, my talk, my song;
I thought that love would last for ever: I was wrong.
The stars are not wanted now: put out every one;
Pack up the moon and dismantle the sun;
Pour away the ocean and sweep up the wood;
For nothing now can ever come to any good.
W. H. Auden, extrait de la pièce The Ascent of F6 écrite avec Christopher Isherwood (1936)
Arrêtez les pendules et coupez le téléphone,
Empêchez le chien d’aboyer et, cet os, qu’on lui donne.
Faites taire les pianos et, au son des tambours voilés,
Sortez le cercueil et laissez les pleureuses entrer.
Que les avions en peine tournoient par dessus,
Qu’ils tracent dans le ciel ce message : “Il n’est plus.”
Nouez du crêpe noir au cou blanc des pigeons,
Et donnez des gants noirs aux agents en faction.
Il était mon Nord, mon Sud, mon Est et mon Ouest,
Ma semaine de travail et mon dimanche de sieste,
Mon midi, mon minuit, ma parole, ma chanson ;
Je pensais que l’amour durait toujours : je n’avais pas raison.
Que les étoiles se retirent, qu’on les éteigne une à une,
Remballez le soleil et démontez la lune,
Allez vider l’océan et balayez la forêt,
Car rien de bon ne peut advenir désormais.
Je voudrais voir les gens qui poussent à la guerre,
Sur un champ de bataille à l’heure où les corbeaux
Crèvent à coups de bec et mettent en lambeaux
Tous ces yeux et ces cœurs qui s’enflammaient naguère
Tandis que flotte au loin le drapeau triomphant,
Et que parmi ceux-là qui gisent dans la plaine,
Les doigts crispés, la bouche ouverte et sans haleine,
L’un reconnaît son père et l’autre son enfant.
Oh ! Je voudras les voir, lorsque dans la mêlée,
La gueule des canons crache à pleine volée
Des paquets de mitraille au nez des combattants.
Les voir, tous ces gens-là, prêcher leurs théories
Devant ces fronts troués, ces poitrines meurtries,
D’où la Mort a chassé des âmes de vingt ans.
in La guerre (1852)
Carte postale (recto)idem (verso)
François PONSARD (1814-1867) est un Immortel de l’Académie française : “Né à Vienne (Dauphiné), le 1er juin 1814. Poète dramatique, il fut le chef de l’école du bon sens qui tint le milieu entre les classiques et les romantiques. Sa première pièce de théâtre Lucrèce, jouée en 1843, obtint un très grand succès et fut couronnée par l’Académie ; il donna Charlotte Corday en 1850, L’Honneur et l’Argent en 1853, Le Lion amoureux en 1866. Battu à l’Académie par Ernest Legouvé, il fut élu le 22 mars 1855 en remplacement de Louis-Pierre Baour-Lormian, Émile Augier s’étant retiré devant lui, et reçu par Désiré Nisard, le 4 décembre 1856. Mort le 7 juillet 1867.“
À côté de son métier d’architecte, Arnaud NIHOUL consacre tout son temps à l’écriture. Après quelque quinze nouvelles très remarquées et deux romans plusieurs fois primés, Caitlin (Prix Saga Café du meilleur premier roman belge en 2019 que wallonica.org avait été un des premiers à vous présenter) et Claymore, ce passionné des mots nous entraîne au cœur de Manhattan dans les arcanes du monde de l’art.
New York. Elena Tramonte, une célèbre galeriste, disparaît et le peintre qu’elle représentait est retrouvé assassiné le jour du vernissage. Trois mois plus tard, Lawrence Mason, le compagnon d’Elena, homme d’affaires et grand collectionneur, meurt à son tour d’une crise cardiaque dans son appartement de Central Park. Dans son testament, celui-ci lègue à la fille d’Elena, Kerry, jeune photographe, trois magnifiques tableaux figurant sa mère. Peu à peu, Kerry va noter un lien singulier entre ces portraits et trois peintures d’Edward Hopper retrouvées à Cape Cod cinquante ans après la mort du peintre. Y a-t-il un rapport entre Hopper et la disparition d’Elena ? Avec l’aide de Julian Taylor, expert en art, Kerry démontera l’incroyable machination dans laquelle sa mère a été piégée.
Après deux romans situés en Ecosse, Arnaud Nihoul nous fait traverser l’Atlantique sur les traces d’Edward Hopper. Qu’importe le lieu, on notera au passage que ses romans sont toujours en lien avec le monde de la création (littéraire, artistique, artisanale), comme une mise en abyme. Ce n’est sans doute pas anodin.
Une fois la lecture achevée – ce qui est assez rapide vu la fluidité de l’écriture et les rebondissements de l’intrigue qui en font un page-turner – on a le sentiment que, consciemment ou non, Hopper a inspiré bien plus que le sujet du roman. Les personnages principaux sont, comme ceux de Hopper, des solitaires, empreints d’une forme de mélancolie issue de blessures que l’on devine, puis découvre au fil du récit. L’un d’eux reprend d’ailleurs à son compte la citation de Wim Wenders selon laquelle “on a toujours l’impression, chez Hopper, que quelque chose de terrible vient de se passer ou va se passer”. A ce titre, le roman est, en quelque sorte, un ultime tableau de Hopper :
En plus, je suis un fan absolu de Hopper ! Ce type était un génie. Et un original. Il a capturé depuis le métro aérien des scènes théâtrales magnifiques. Et peint des toiles horizontales dans une ville résolument verticale. On retrouve un peu de la grammaire du cinéma dans ses peintures, ce sont de véritables décors de films … Il y a énormément d’atmosphère dans ses tableaux.
– C’est vrai, approuva Julian .
– On disait que les silences de Hopper n’étaient pas vides, continua Harry, ceux de ses toiles pas davantage. Il ne jugeait pas, il observait et révélait. Certains le surnommaient d’ailleurs le témoin silencieux.
Jacques DOR (France, né en 1953) se définit comme auteur en scène. Il est à la fois écrivain, poète, plasticien, vidéaste et comédien. Il conjugue ces talents dans des spectacles où vibre la poésie en clair-obscur du quotidien. Il vit à Paris. De 1973 à 1988, il fut surtout peintre et plasticien puis de 1988 à 1995, il a été photographe et affichiste pour le spectacle, compagnie Nordey.
À partir de 1995 et de sa rencontre avec Claire Le Michel, metteur en scène de la Compagnie de Théâtre “Un soir ailleurs”, il écrit surtout pour le théâtre tout en composant son dictionnaire poétique intitulé Le Dico de ma langue à moi. “Monter sur scène, interpréter mes propres textes, est une façon de prolonger l’écriture, d’éprouver physiquement les mots. J’aime la littérature “bonne à dire”, mon envie de théâtre vient de là : l’écriture qui passe par le corps… Je tente avant tout d’être présent, de travailler sur cette idée de présence…“
Sans le corps de l’autre occupant l’espace de son parfum et de son rire d’étoile filante, sans le corps de l’autre emplissant nos yeux et la paume de nos mains, nous restons sur la rive de nos supposées pensées. Depuis cet endroit nous tentons de le rendre “existant”, ce corps fait d’absence, ce corps que nous effleurons abstraitement, en rêves ; pétales de nuit et de sentiments en verre soufflé dans le vide de l’espace. Sans corps nous sommes orphelins de l’autre. Orphelins du plus proche et du plus intime de son existence, du plus proche et du plus intime de la danse singulière que sculpte son corps au beau milieu des choses. Sans ce corps resté au loin, nous ne portons dans le cœur qu’une simple photo de l’autre. Et c’est depuis cet arrêt sur image qu’il nous regarde comme on aime, qu’il nous sourit comme on aime, qu’il nous attend quelque part comme on aime. Bras ouverts. De tout son corps.
Membre d’une illustre dynastie spadoise d’artistes et d’artisans, Jules Crehay demeure cependant fort peu connu. Troisième fils de Gérard-JonasCrehay (les deux premiers étant Gérard-Antoine et Georges, le quatrième Maurice), il n’atteint pas la renommée de son père ni de ses frères aînés. Né à Spa, le 9 décembre 1858, sa biographie reste lacunaire ; on sait qu’il a été élève de l’Ecole de Dessin (cours supérieur et cours d’application), mais on ignore en quelle année. Artiste peintre et publiciste, il a également été secrétaire du Casino.
Le 27 mai 1884, il épouse Marie-Antoinette Baudinet dont il aura deux enfants : Marcel (1884) et Jules Marius (1888). En 1914, lors du séjour à Spa du Kronprinz, les Allemands exigent des otages afin de garantir sa sécurité. Ceux-ci sont tirés au sort, deux par deux et pour une durée de vingt-quatre heures. Jules Crehay fait partie du lot. Tout au long de sa vie, il se partagera entre ses deux passions: la peinture et l’écriture. Il meurt à Spa, le 24 mai 1934, à l’âge de septante-cinq ans.
Son œuvre picturale reste à découvrir : le Musée de la Ville d’Eaux ne possède aucun tableau de sa main. Sans doute un certain nombre d’oeuvres est-il resté dans la famille ; de plus, en ce qui concerne la décoration des Bois de Spa, les boîtes ne sont généralement pas signées. Dans le domaine de l’écriture, Jules Crehay publie en 1889, dans L’Avenir de Spa, un article intitulé “De l’organisation des Ecoles de Dessin et de Peinture au point de vue des industries locales”. Il y critique de manière assez virulente l’enseignement artistique prodigué alors à Spa, lui reprochant notamment de ne pas répondre aux besoins de l’artisanat local et d’avoir des visées trop artistiques. Il s’exprime en ces termes: “Il (l’enseignement) ne doit pas vouloir faire des artistes, mais bien de bons dessinateurs ; l’enseignement aura atteint le summum de ce qu’il doit donner, s’il forme, de plus, d’habiles coloristes pour l’industrie spéciale des ouvrages de Spa.”
Jules Crehay, “Vue de Spa depuis le chemin Henrotte”
Mais c’est l’œuvre de Jules Crehay, auteur wallon, qui, en définitive, a le mieux assuré sa postérité. En fait, il existait un précédent, en matière de théâtre dialectal, dans la famille Crehay. En effet, Albin Body rapporte que, durant l’hiver 1865-1866, une société s’était formée “A l’effet de représenter les chefs-d’œuvre dramatiques écrits dans notre pittoresque patois.” Cette société a joué pendant trois hivers, soit jusqu’en 1868, et recruté de nouveaux membres avant d’aborder le répertoire français. Parmi ceux-ci, un Crehay, sans aucune précision de la part d’Albin Body. Il ne peut évidemment s’agir de Jules, alors âgé d’à peine dix ans, mais le fait que l’on retrouve dans cette société trois membres de la famille Istace à laquelle Gérard-Antoine (né en 1844) s’est justement allié en 1866 pourrait laisser supposer qu’il s’agit de ce dernier.
Quoi qu’il en soit, deux pièces de Jules Crehay sont parvenues jusqu’à nous et sont conservées à Liège, à la Bibliothèque des dialectes de Wallonie. Il s’agit de On mais’cop d’fier (non daté) et de On mariège èmakralé (1891). Publiée à Spa, par l’imprimerie Engel-Lievens, On mais’cop d’fier n’est donc pas datée. Le fait qu’Albin Body ne la mentionne pas dans Le Théâtre et la Musique à Spa peut donner à penser qu’elle est postérieure à la date de l’achèvement de cet ouvrage, soit 1884 (publication de 1885). D’autre part, la pièce est plus courte, moins achevée que On mariège èmakralé ce qui peut passer pour caractéristique d’une œuvre de jeunesse et la daterait des alentours de 1885-1890.
“Comèdèe en ine acte avou des tchants”, On mais’cop d’fier compte six personnages: Bietmé (Barthélemy), le chapelier (“tchaplî”) ; Marèe, sa femme ; Houbert, le frère de Marèe ; Hinri, le locataire de Bietmé ; un agent de police et un touriste anglais. Houbert vient rendre visite à son beau-frère, Bietmé, afin qu’il “donne on cop d’fier” à son chapeau qui n’est plus très présentable (il doit se rendre à un baptême). Bietmé, comme à son habitude, remet à plus tard son travail pour se rendre au café. Marèe le lui reproche, mais il prétend y traiter des affaires: “J’y vind ciet’pus d’tchepais ki ji beus’du verres !” Après le départ de Bietmé, son locataire, Henri, reste seul dans le magasin. Arrive un Anglais avec lequel il a justement eu maille à partir peu de temps auparavant et dont il a écrasé le chapeau d’un coup de poing. Henri s’éclipse, l’Anglais entre dans la boutique, s’étonne de n’y voir personne, découvre le chapeau de Houbert qu’il trouve à son goût ; il l’emporte et abandonne le sien, se promettant de revenir payer plus tard.
De retour du café, Bietmé s’étonne de l’état de ce qu’il croit être le chapeau de Houbert: “On cop d’fier a ine parêe klikotte ! Ca sereut piette su timps ! Ottant voleure rustinde li sofflet d’ine armonika !” Entre un agent qui demande à Bietmé où se trouve le propriétaire du chapeau car il est accusé d’avoir assassiné sa femme et d’avoir caché son corps dans une malle. Bietmé est consterné, croyant qu’il s’agit de Houbert. Marèe revient, après le départ de l’agent, et Bietmé ne sait comment lui annoncer que son frère est un meurtrier. Elle fond en larmes tandis qu’apparaît justement Houbert. S’ensuit un quiproquo émaillé de jeux de mots: Bietmé : “Allons, fré ! …ni blangans nin ! … vos esté d’couvrou !” Houbert : “Awet ! Jè l’sé. C’est bin po çoulà ki j’vins r’kwéri m’tchapai !” Tout s’arrange lorsque l’agent confesse s’être trompé : il n’y a pas eu de meurtre, la femme trouvée dans une malle était une attraction foraine. Bietmé s’étonne alors auprès de Houbert de l’état de sa buse, Houbert découvre qu’il ne s’agit pas de la sienne. Arrive l’Anglais qui vient payer son chapeau. Après quelques discussions, Houbert finit par récupérer le sien et part au baptême tandis que Bietmé va fêter cela au café. On le voit, l’ensemble est fort pauvre, souvent cousu de fil blanc et dépasse rarement le niveau des spectacles de patronage.
Gérard Jonas Crehay, “Ferme à Berinzenne”
On mariège èmakralé est, en revanche, plus dense et plus intéressante : “Comèdeie ès treus ack, avou dè chant, da M. J.Crehay. Riprésintèe po l’prîmi co à Spa li 31 dès meu d’Mâss’ 1891, par li Section dramatique dê Cerk artistique ès littéraire di Spa”, l’œuvre a été publiée la même année, à Liège, par l’imprimerie Camille Couchant. Mieux écrite, mieux construite, la pièce présente également des personnages à la psychologie mieux définie qui constituent des charges assez réussies. En outre, elle fait intervenir un élément des croyances locales: les macrales et leur ennemi, le “macrê r’crêyou” ou “r’crêyou macrê”, c’est-à-dire le sorcier repenti, spécialiste du désenvoûtement. Le décor est planté par Jules Crehay dans un village d’Ardenne, en voici les acteurs : Colas, le fermier (“sincî”) ; Houbert, son fils ; Rokèe (Jules Crehay attribue à son personnage, qui ne dédaigne pas la bouteille, un nom désignant une petite mesure de genièvre – une rokèye), le “ricrèou makrai” ; Madame Picolet, bourgeoise de Liège, au sujet de laquelle Jules Crehay précise que “ce rôle doit être tenu par un homme” ; Ludwige, sa fille ; Trinette, la servante de la ferme.
Colas accourt, au lever de rideau, effrayé et en colère. Il appelle Houbert et Trinette pour leur annoncer que la “makrale” lui a encore volé six œufs. Elle s’était déjà manifestée à son encontre, la veille. Trinette propose à Colas de marier son fils pour conjurer le mauvais sort: “Ki n’marièf’ Houbert ? Vos savez k’tant k’Houbert serè jône homme les makrales habit’ront l’since…” En fait, Trinette et Houbert se marieraient volontiers, mais Colas voit d’un mauvais œil son fils, héritier de la ferme, épouser une fille sans dot. Il compte plutôt sur Rokèe pour maîtriser la “makrale”.
En effet, il attend la visite d’une amie d’enfance, Madame Picolet, à qui son époux, en mourant, a légué une belle fortune et qui a une fille de l’âge de Houbert. Appelé par Trinette, Rokèe vient proposer ses services et part à la chasse aux “makrales” avec Colas. Après leur départ, Trinette confesse au public que c’est elle qui fait la “makrale” : elle vole les oeufs et les donne à Rokèe ; en échange, celui-ci soutient à Colas que le seul moyen d’en finir est de marier Houbert. L’arrivée de Madame Picolet risque de compromettre son plan, mais Trinette n’est pas disposée à se laisser faire.
De· retour, Colas explique à Houbert ses projets de mariage le concernant, puis il part à la rencontre de la diligence venant de Liège et revient avec Madame Picolet et sa fille, Ludwige. Celle-ci est le seul personnage de la pièce à s’exprimer en français, ainsi que le fait remarquer Colas : “Elle jas, Mme Picolet, comme ine avocat, voss’demoiselle. Ji sèreus kasi bin honteux dè springlé noss’ vix patwet po l responte !” Mme Picolet: “Awet, Colas, elle ni pous s’habituer à jaser l’wallon. I fât l’excuser. Es d’ine ôte costé, c’est meyeu po ses cours…” Colas est abasourdi d’apprendre qu’elle étudie la médecine à l’Université (“Est-ce qui les feumes fiè l’docteur astheur !”) et fait remarquer qu’il doit être bien agréable de se faire soigner à Liège.
Trinette entre dans la pièce, sous un faux prétexte, pour voir les nouvelles arrivantes. Ludwige l’interroge et la traite avec condescendance. Trinette se met en valeur, rabaissant Colas et Houbert, avant de dévoiler l’existence de la “makrale” : espérant effrayer les visiteuses. Au contraire, Ludwige s’en réjouit (“Oh ! délicieux ! adorable ! la naïveté villageoise existe donc encore ?”). Elle demande plus de détails à Trinette qui l’invite à questionner Houbert. Ce dernier arrive précisément avec son père. Colas présente les jeunes gens l’un à l’autre et, sous prétexte de faire visiter la ferme à Madame Picolet, les laisse seuls. Houbert entreprend sa cour et, impressionné, essaye de parler français, mélangeant pitoyablement les deux langues : “Ma foi jè troufe què vous avez un trop malahî nom à dire.”
Trinette entr’ouvre la porte pour les observer et entend Houbert déclarer sa flamme à Ludwige qui joue le jeu. Trinette est bien décidée à se venger ; sur ces entrefaites, Colas et Madame Picolet reviennent. Ludwige supplie Colas de lui raconter l’histoire de la “makrale”. Embêté, celui-ci promet de le faire durant le souper. Les deux invitées regagnent leur chambre pour se préparer à une promenade. A sept heures et demie du soir, Trinette a dressé la table pour le souper, mais les promeneurs ne sont pas encore revenus. Elle en profite pour échafauder un plan avec Rokèe, destiné à faire fuir les intruses.
Durant le repas, Trinette cherche à dégoûter les deux femmes, tandis que Rokèe, légèrement éméché, jette de l’huile sur le feu. Les invitées se retirent dans leur chambre. Rokèe fait alors observer à Colas que l’on est la nuit du jeudi au vendredi (“Komprindéf, verdi, li jou des makrales !”). Colas s’inquiète aussitôt de ce que les “makrales” puissent tourmenter ses invitées. Rokèe se propose de rester là toute la nuit pour monter la garde. Il met un plan au point : lorsqu’il sifflera, Houbert et Colas devront arriver avec leurs cannes de néflier (“mespli”) et frapper de toutes leurs forces sur la “makrale” qu’il aura préalablement domptée avec sa formule magique.
Resté seul, Rokèe se déguise en “makrale” et attend que les femmes se relèvent, chose qui ne saurait tarder car Trinette a placé des fourmis dans leur literie. En effet, Madame Picolet entre dans la pièce ; elle trébuche contre une chaise, tombe. Rokèe en profite pour l’affubler de la coiffe de “makrale”, donne le coup de sifflet convenu et s’enfuit par la fenêtre. Colas et Houbert accourent aussitôt avec leurs cannes et rouent Madame Picolet de coups, croyant s’en prendre à la “makrale”. Ludwige arrive et leur enjoint d’arrêter, ayant reconnu sa mère. Madame Picolet écume de rage et injurie ses hôtes: “(…) vos estez deux fîs sots… deux sots, ko pu sots k’les sots k’on mine à Lierneux !” Elles s’en vont aussitôt, malgré les suppliques de Houbert et Colas. Rokèe revient innocemment. Colas et Houbert lui racontent leur tragique méprise, mais Rokèe, astucieusement, l’explique comme étant un mauvais tour joué par la “makrale”. Il insiste sur la nécessité de marier Houbert au plus vite pour mettre fin à ses agissements, avant qu’elle ne devienne encore plus agressive. Colas consent alors au mariage de Houbert et Trinette, dans sa générosité, il cède même la ferme à son fils et l’histoire finit par une chanson.
Si l’on note, à la lecture de ces deux pièces, une différence de qualité, on constate également des variantes dans l’orthographe des mots (“comèdèe / comèdeie ; tchants / chants”…). C’est la preuve, si besoin en était, que la vocation de la langue est avant tout d’être parlée, mais également que ces œuvres ont été rédigées avant la généralisation du système de transcription du wallon, proposé par Jules Feller en 1900. Tout comme pour la peinture, ces deux œuvres ne fournissent vraisemblablement qu’une connaissance lacunaire de la production de Jules Crehay auquel on attribue également l’écriture de poésies.
L’œuvre de Jules Crehay n’est pas celle d’un grand auteur, pas plus qu’elle n’est celle d’un grand peintre. Elle est néanmoins intéressante dans la mesure où elle constitue le témoignage d’une époque en un lieu donné. Sortir de l’oubli l’œuvre dialectale de Jules Crehay, c’est aussi contribuer à garder vivante la mémoire du wallon et former le vœu que plus personne ne prononce la réplique de Colas : “Ji sèrous kasi bin honteux dè springlé noss’ vix patwet.”
[RTBF.BE, 3 février 2023] Laurence Vielle lit le poème Scandale de Camille Pier, extrait d’un recueil paru aux éditions l’Arbre de Diane en octobre 2022. Camille Pier n’aime pas les cases ni les normes dans lesquelles il se sent à l’étroit. Souvent perçu et décrit comme poète, il préfère le mot “artiste” qui permet d’englober les multiples facettes de son œuvre, à la croisée de la poésie, de l’humour, de la danse et de la militance queer.
“Il y a quelque chose de l’ordre de l’assignation dans le fait de dire que je suis poète car j’utilise plusieurs modes d’expression, la poésie ne passe pas uniquement par le langage verbal” défend-il au micro de Pascale Seys en décembre 2022.
Camille Pier a grandi dans un environnement friand de mots. À l’issue de ses études universitaires, Camille effectue une formation d’un an de théâtre corporel à Bruxelles. À cette époque, il performe déjà dans des cabarets queers. “Je travaillais la nuit, j’arrivais en cours avec des restes de vernis et de paillettes quand on devait porter du noir qui était perçu comme la norme. Dans cette école on étudiait le jeu masqué. Le masque dit ‘neutre’ étaient déclinés par genre : masque neutre pour femme ou pour homme. Je me suis vite senti à l’étroit“, confie-t-il.
En 2016 il sortait déjà aux éditions de l’Arbre de Diane un livre intitulé La Nature contre-nature coécrit avec Leonor Palmeira. C’est au micro de Pascale Seys que Camille Pier discutait également de son deuxième recueil Scandale publié en 2022 dans la même maison d’édition.
Tout ce que je suis c’est un mot
et c’est mon préféré
Scandale !
Je suis un scandale
un scandale vivant
un scandale fier comme un paon
un scandale en sandales
Je suis une fête que je suis censé avoir organisée
mais qui m’échappe total
et c’est là que ça commence à être marrant
Quel scandale !
Je suis une fête
une soirée secrète
un événement fétiche sur une péniche
Je suis le festival des carnavals sans autorisation de la poliche
Je suis un club où toutes les peaux finissent toujours à poil
Dans les dark rooms de mon cœur
j’allume et j’éteins la lumière quand je veux
et j’ai même une petite télécommande pour tamiser l’intensité
avec effets feux de cheminée
effets néons rouges de vieux peep-show
effets phares de camions
Je suis un scandale
et je marche la tête haute
C’est pas une auréole que j’ai là-haut non
c’est pas une couronne même
c’est un trône !
Je marche la tête haute
et je peux aller m’asseoir en haut de ma tête
pour voir le monde d’encore plus haut
J’ai des vertiges de plaisir
qui ne sont jamais jamais des descentes
Ma vie n’a rien d’une vie décente
je suis un scandale
Tout ce que je suis c’est tout ce que tu hais
Tout ce que je réussis
c’est tout ce que tu essayais
Quand je me souviens jusqu’à quel point
l’ennui des autres a réussi à me faire me détester
Tellement j’ai voulu être aimé alors
tellement j’ai voulu être normal
et tellement je me suis détesté
d’être ce marqueur qui dépasse les lignes de coloriage
parce que y avait pas de gommes pour les marqueurs
Je me détestais de ne pas être aimé
par cette frise régulière de gens qui s’emmerdent dans la vie
je tamisais mon intensité avec cette petite télécommande
pour pas trop être visible
pour pas trop déranger
pour pas trop me mettre en danger
en danger de ces personnes
qui pensent que n’être personne
c’est ça la décence
Tout ce que je suis c’est tout ce que tu hais
Tout ce que je réussis
c’est tout ce que tu essayais
Si j’avais été considéré comme normal
j’aurais gagné un temps de dingue
à ne pas devoir guérir tous les jours de cette guerre
qu’on a déclarée dans ma tête
comme un incendie
Dans ma tête
il y a une fête où j’ai pas le contrôle
à tout moment elle peut glisser vers la guerre civile
et moi de mon trône
Scandale !
J’ai pas choisi l’étiquette
qu’on m’a collée autour du cou
Scandale !
Tout ce que je suis
c’est tout ce que j’ai fait
et tout ce que j’ai réussi
c’est tout ce que j’ai
PHÈDRE : Je le vis : je rougis, je pâlis à sa vue ;
Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue ;
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais pas parler ;
Je sentis tout mon corps transir et brûler…
Ce n’est plus une ardeur dans mes veines cachée :
C’est Vénus tout entière à sa proie attachée […]
Jean RACINE (1639-1699) est né peu avant Noël 1639 à La Ferté-Milon (Aisne), Jean RACINE est baptisé le 22 décembre. Ses grands-parents et parents sont des « officiers » locaux chargés de l’impôt auprès du Grenier à sel de la ville. En janvier 1641, sa mère lui donne une petite sœur, Marie, mais meurt presque aussitôt. Son père se remarie, mais disparaît à son tour. Dès février 1643, les deux enfants sont orphelins et sont recueillis par les quatre grands-parents.
Jean, élevé chez sa grand-mère paternelle Marie Desmoulins, reçoit une éducation simple, à laquelle le curé du lieu ajoute une formation religieuse et une initiation à la poésie latine. La famille, marquée par la rigueur janséniste, est proche de Port-Royal-des Champs, un lieu d’enseignement réputé, où Jean et sa grand-mère se réfugient en 1651 pour échapper aux horreurs de la Fronde. Jean y reçoit des « Messieurs » une formation intellectuelle et spirituelle solide, qu’il complète au collège de la ville de Beauvais. Il s’en souviendra toute sa vie.
Obéissant à une vocation littéraire, il fréquente Boileau, La Fontaine et Molière à Paris, compose plusieurs pièces mineures, puis s’oriente vers le théâtre. En 1667, Andromaque attire l’attention sur lui. Suivront une comédie particulière (les Plaideurs), ainsi que six tragédies majeures (Britannicus, Bérénice, Bajazet, Mithridate, Iphigénie, Phèdre) qui lui valent la consécration publique jusqu’à la Cour de Versailles.
Élu à l’Académie Française en 1672 (il a 33 ans), il reçoit en 1677 la charge d’historiographe du Roi, partagée avec Boileau. La même année, il épouse Catherine de Romanet, dont il aura deux garçons et cinq filles. Comme gentilhomme ordinaire de la Chambre du Roi, il aura libre accès jusqu’auprès du souverain. C’est donc là que Mme de Maintenon, devenue épouse morganatique du Roi-Soleil, lui confiera l’écriture de deux tragédies à thème biblique, destinées aux Demoiselles de Saint-Cyr : Esther (1689), puis Athalie (1691).
Vers la fin de sa vie, Racine se rapproche des Jansénistes, pour qui il écrit des Cantiques Spirituels ainsi que divers textes relatifs à Port-Royal. Lorsqu’il meurt le 21 avril 1699, il demande d’ailleurs à y être inhumé. Lors de l’expulsion des Solitaires et des religieuses (1711), son corps est transféré à l’église St-Etienne-du-Mont, auprès de celui de Pascal.
[RTBF.BE, 23 septembre 2021] Monument du répertoire classique, Phèdre, la tragédie en vers de Jean Racine est revisitée par la metteuse en scène belge Pauline d’Ollone. Autant prévenir, les amoureux des alexandrins déclamés avec emphase seront déçus. La mise en scène de ce nouveau spectacle sort les personnages de leurs costumes amidonnés.
Petit rappel du drame ; Phèdre est amoureuse d’Hippolyte qui est le fils de son époux (le roi Thésée). Quant à Hippolyte, il aime en secret Aricie, la princesse d’un clan ennemi. Phèdre, Hippolyte et Aricie forment notre célèbre triangle amoureux. Et puisque chaque amour est impossible, les personnages de l’œuvre sont en proie aux luttes intérieures.
C’est au milieu d’un plateau dépouillé et sur un tapis de jujitsu qu’apparaît notre pauvre Hippolyte, bien décidé à quitter le royaume pour fuir l’amour illégitime qu’il porte à Aricie. A quelques mètres de là, Phèdre prend de la hauteur dans une longue robe d’un blanc immaculé et confie avec désespoir son amour pour Hippolyte.
La mise en scène s’ouvre à la danse. Les personnages centraux sont accompagnés par plusieurs partenaires de jeu qui les retiennent, les repoussent ou les entravent dans leurs mouvements. Au milieu d’un décor d’une noirceur glaciale, les alexandrins d’hier résonnent avec violence dans la salle. Tandis que sur le plateau, l’eau monte et contraint les acteurs à patauger dans le drame qui est en cours. Pauline d’Ollone au micro de François Caudron : “C’est un texte puissant. Je voulais éviter l’écueil du très psychologique ou de l’introspectif. Mon travail est d’éviter que ce texte ne devienne un long tunnel de paroles.“
Flor O’Squarr, dans Histoire et Archéologie spadoises, n° 56, 1988, pp 157-165. (notice)
Révision de la carte de l’Europe, dans Lettres françaises de Belgique. Dictionnaire desOeuvres, tome III, Louvain-la-Neuve, 1989, p. 432 (notice)
Naser ed-Din, un persan à Spa, dans Histoire et Archéologie spadoises, n° 66, 1991, pp 67-73.
De Spa à Honolulu : l’étrange destin du Bois de Spa, dans Histoire et Archéologie spadoises, n° 68, 1991, pp 176-179.
Un artiste “hannonyme” à Spa : Théodore Hannon, dans Histoire et Archéologie spadoises, n° 70, 1992, pp 64-69
Le Hula, splendeur et misère de la danse à Hawaii, dans Art & Fact, n° 11, 1992, pp 135-137.
Les Crehay, peintres spadois, dans Art & Fact, n° 11, 1992, p. 155 (notice)
Jacques Van den Seylberg et Spa, dans Histoire et Archéologie spadoises, n° 73, 1993, pp 5-12.
Jules Crehay, auteur wallon, dans Histoire et Archéologie spadoises, n° 75, 1993, pp 102-110.
Crehay, dans Nouvelle Biographie Nationale, tome 3, Bruxelles, 1994, pp 94-96. (notice)
Les Crehay, quatre générations d’artistes et d’artisans à Spa, dans 4e congrès de l’Association des Cercles francophones d’histoire et d’archéologie de Belgique, Actes, tome III, Liège, 1995, pp 213-218. (résumé de texte de conférence)
Van den Seylberg, dans Nouvelle Biographie Nationale, tome 4, Bruxelles, 1997, pp 381-382. (notice)
Le Phare, dans Destinations ailleurs, Les meilleurs textes du concours 2013, Maison de la Francité, Bruxelles, 2013, pp 81-87 (wallonica, 2020)
Le Mariage, dans Parades, Bruxelles, 2014, pp 9-12, dans Karoo, n° 1, Bruxelles, 2014, pp 138-141 (Grand Prix de la Fédération Wallonie-Bruxelles) et dans wallonica, 2020 (réédition en ligne)
L’équilibre, dans wallonica, 2020 (réédition en ligne)
L’attente (nu couché), par mail réservé aux souscripteurs dans le cadre de l’Opération 12-12-12 de CLéA, accompagné d’une version audio lue par Frédérique Daoût, comédienne, le 12 janvier 2021
Wine comes in at the mouth
And love comes in at the eye;
That’s all we shall know for truth
Before we grow old and die.
I lift the glass to my mouth,
I look at you, and I sigh.
A Drinking Song (1910)
Par la bouche, on boit le vin
Et par les yeux, on boit l’amour ;
C’est là tout ce que nous apprendrons,
Avant de vieillir, avant de mourir.
Je porte le verre à ma bouche,
Je te regarde… et je soupire.
Un clic sur le bandeau ? Ce poème est également dans notre POETICA…
[RADIOFRANCE.FR/FRANCECULTURE] William Butler Yeats, poète et dramaturge irlandais (1865-1923) ; il écrit en anglais mais pense en Irlandais. Toute sa vie sera habitée par cette déchirure, toute son œuvre sera articulée autour de la question du peuple, son art, son langage. L’écriture de Yeats est complexe, labyrinthique, T. S. Eliot dira de lui qu’il était le dernier des grands lyriques anglais. Yeats fut fasciné par l’occultisme et l’ésotérisme, il fut lié aux avatars de l’ordre de la Rose-Croix, on lui prêtera des sympathies pour l’Italie fasciste… En 1923, il reçoit le prix Nobel de littérature.
Un peu de vent s’est levé et il a recommencé à neiger doucement. La pelouse est blanche, déjà, que foule délicatement un homme en gris, l’urne à bout de bras. Puis, d’un geste qui nous échappe à tous, il en laisse échapper une poudre noire, des cendres, les cendres, d’un noir insoutenable sur ce blanc, et qui ne cessent de se répandre, portées par le vent, c’est juste interminable. Alors je sens Elise se rapprocher de moi et sa main, humide comme ses yeux, saisir puis serrer la mienne.
Je ne sais plus à quel moment précisément la journée a mal commencé. Au réveil probablement, quand le chat, affamé, réclamant ses croquettes, a fait tomber dans la cuisine la vaisselle de la veille qui n’attendait que cela, à défaut d’être lavée. Ou bien au moment où la radio, programmée pour s’allumer à sept heures, m’a sorti de ma torpeur au son de la voix nasillarde de Phil Collins. Je me suis levé en sentant que quelque chose était différent, pas en moi, non, dans mon environnement plutôt. La lumière, sans doute mais pas seulement. Et puis, quand enfin le batteur britannique s’est tu, j’ai perçu un chuintement provenant de la rue, que j’ai vite identifié comme étant celui de pneus dans la neige. En soi, j’aimais plutôt ça, la neige. C’est juste que là, cela me contrariait parce que les bus ne rouleraient pas et que j’avais un rendez-vous à neuf heures. Et que j’allais devoir m’y rendre à pied alors que, déjà, je n’avais aucune envie d’y aller.
Entrer dans un hôpital, c’est tutoyer la mort. C’est du moins le sentiment que j’ai. En fait, je me refuse généralement à y mettre les pieds car, convaincu d’être en bonne santé, je suis persuadé que j’en ressortirai malade. Un peu comme du bus, mais en pire. Alors je ne sais plus très bien comment et pourquoi je me suis laissé convaincre d’y aller passer cet examen – parce que quand même, à votre âge, ce serait prudent et que. La neige crisse sous mes pas, enfin c’est ce que l’on dit généralement, moi je n’entends rien que le bruit des voitures dont celui, caractéristique, de celles équipées de pneus à clous, et puis des cris d’enfants qui arriveront en retard à l’école, constellés de traces de boules de neige.
En revanche, ce n’est pas tellement dans mes habitudes, à moi, d’arriver en retard. Je suis plutôt du genre à procéder à un décompte minutieux du temps. Ainsi, pour un rendez-vous à neuf heures, trente minutes de trajet plus, disons, dix minutes de battement – on ne sait jamais, avec la neige – font huit heures vingt, moins vingt minutes pour le petit déjeuner – non, il ne faut pas être à jeun – égale huit heures, moins vingt minutes pour s’habiller, sept heures quarante. Avec un réveil à sept heures, fût-il sonné par Phil Collins, j’ai donc de la marge. Et, de fait, il est à peine huit heures quarante quand j’arrive aux abords de l’hôpital. Je ne peux me résoudre à y entrer en avance, sachant que j’aurai encore à attendre. Aucun horaire de rendez-vous n’étant jamais respecté, il me faudra respirer davantage de cet air plombé de relents de maladie, non, je vais faire le tour du pâté de maison ou peut-être davantage même.
Parfois, enfants, jeunes adolescents, nous jouions à cela, mon frère et moi : suivre une personne en rue, collecter à son insu un maximum d’informations sur sa vie puis, au départ de ce canevas, tisser le récit imaginaire de son existence. Cela m’est revenu quand je l’ai aperçue, cette tache fauve dans la neige, tout d’abord, puis elle, en entier, comme une apparition préraphaélite, une Vénus de Rossetti par exemple. J’ai retrouvé ce vieux réflexe, enfoui au fond de mon histoire, d’instinct je l’ai suivie, je la suis, longeant les murs des maisons tout d’abord, du cimetière ensuite, jusqu’à retrouver un petit groupe aussi sombre qu’elle peut être lumineuse, au seuil d’un bâtiment dans lequel tous s’engouffrent, et moi sur leurs pas, notant au passage, sans pour autant me raviser, qu’il s’agit d’un crématorium. Je ne risque plus de les perdre, les laisse donc entrer, s’installer dans la salle 4, je refais un tour jusqu’à l’accueil où un tableau affiche les cérémonies du jour – salle 4 Anne Degivre. Je souris, je ne devrais pas évidemment mais je suis seul après tout et Anne Degivre, un jour comme aujourd’hui… Je retourne vers la salle 4.
Ils sont un petit nombre à être arrivés, que ma rousse accueille. Elle est visiblement une proche parente de la défunte, sa fille j’imagine, les observant de loin jusqu’à ce que tous soient rentrés dans la pièce. Alors, je pénètre discrètement à mon tour et m’assois au dernier rang. Un cercueil de bois clair gît au milieu d’un parterre de fleurs blanches. Dans un cadre, une photo d’une femme jeune, trop, d’une blondeur qui n’atteint pas la flamboyance de notre hôtesse avec laquelle, pourtant, elle présente une certaine ressemblance. Un homme se lève, fait face à l’assemblée. Elise, dit-il, m’a demandé de lire ce texte qu’elle a rédigé en hommage à sa sœur mais que, vous le comprendrez aisément, elle n’a pas la force de vous lire. A ce moment les regards convergent vers moi dont le portable se met à sonner. Evidemment, n’ayant pas prévu d’être là, j’ai omis la fonction silence, je quitte précipitamment la salle et décroche. Mon rendez-vous ? Oublié ou bien la neige ? Non, pas du tout, un décès dans la famille. Inopiné. Je ne peux donc pas me rendre à l’hôpital aujourd’hui. Oui, merci. Excusez-moi encore. Je rappellerai pour prendre un autre rendez-vous. Entretemps, je n’ai rien appris ni d’Anne ni d’Elise.
Ils sortent de la salle, déjà. Je ne peux même pas leur échapper. M’apercevant, Elise marche dans ma direction, pour m’admonester j’imagine. Je prends les devants, excusez-moi, je suis sincèrement désolé pour tout à l’heure, j’aurais dû. Oh, ce n’est pas grave, ça aurait certainement amusé Anne, vous savez comment elle était. Vous êtes un ami d’Anne, n’est-ce pas, ajoute-t-elle d’un ton empli de sous-entendus tandis que ses yeux verts, si verts bien que rougis, plongent en moi tellement profondément que j’en oublie qui je suis – si tant est que je l’ai jamais su. Et donc, être un ami d’Anne, oui, pourquoi pas mais quand même, on s’était un peu perdus de vue ces derniers temps. Ah bon, dit-elle, on en reparlera plus tard, enfin si vous restez pour la dispersion, là je dois rejoindre les autres. Oui, bien sûr, je réponds. A tout de suite alors, dit-elle, et je comprends qu’il y a méprise sur ma réponse. Je suis donc encore ici pour deux heures.
C’est interminable une crémation. Alors, on dispose les gens dans une salle et ils attendent. Pour les faire patienter, on leur sert de la tarte et des sodas ou bien de la bière et des chips, c’est un peu comme si toute la vie était résumée en ces deux heures, on boit et on mange en attendant la mort. Il ne manque que le sexe. Moi, ça me plairait encore bien de faire l’amour avec Elise, en attendant, mais évidemment je ne suis pas en deuil. Je m’installe un peu à l’écart, j’observe ceux qui restent : une vieille tante apparemment – j’en déduis qu’Anne et Elise ont perdu leurs parents, le lecteur de tout à l’heure – un cousin ou un ami proche sans doute – accompagné de sa femme, des amis et amies de l’une ou des deux sœurs. Elise porte son attention sur tous et converse avec chacun, de temps à autre elle joue avec les pointes de ses cheveux ou même les porte à sa bouche, puis se reprend, comme un enfant pris en défaut.
Excusez-moi, dit-elle, d’être si directe mais Anne avait depuis longtemps une liaison avec un homme marié, je le sais, elle me l’avait confié, même si elle n’avait rien voulu me dire de plus et donc, vu que vous ne connaissez personne ici et que vous restez en retrait, j’ai pensé que c’était vous – enfin, si c’est vous, vous pouvez bien me le dire à présent qu’elle est morte. Non, absolument pas, moi, ma femme aussi est morte. Ce n’était pas tout à fait vrai, en fait elle m’avait quitté, mais c’était un peu la même chose quand même, sauf que des funérailles m’auraient coûté moins cher qu’un divorce. Oh, excusez-moi, je suis désolée. Ce n’est pas grave, Elise. Je peux vous appeler Elise n’est-ce pas ? Et d’ailleurs, je ne me suis même pas présenté, Pierre Delaunois. Si, dit-elle, c’était vraiment maladroit de ma part. Pas plus que la sonnerie de mon téléphone tout à l’heure, je réponds, et elle sourit.
Vous savez, la solitude, je connais. Anne et moi, on était très différentes sur ce plan-là. Elle, elle faisait tourner la tête de tous les hommes, c’était plus fort qu’elle de toute manière, alors que moi. Moi, je suis celle que l’on abandonne. Mais quand même, dit-elle, il n’aurait jamais quitté sa femme, Anne me l’a dit, alors je ne comprends pas ce qu’elle attendait, elle perdait, elle a perdu son temps toutes ces années. Et à présent… C’est peut-être justement cela qu’elle recherchait. Quoi donc ? Quelqu’un qui ne soit pas libre, ne pas s’engager, du moins pas au-delà d’un certain point, garder une forme de liberté et de mystère qui lui assurait aussi son pouvoir de séduction. Vous croyez ? Mais si on aime, on ne peut pas se contenter de cela. Si on aime, Elise, on n’est de toute façon jamais satisfait.
Un homme en gris vient nous interrompre. La cérémonie de dispersion des cendres va commencer. Nous remettons nos manteaux. Elise frissonne néanmoins. Nous marchons côte à côte, en silence. Un peu de vent s’est levé et il a recommencé à neiger doucement.
Ce n’est pas un hasard si tu me qualifies de ‘domestique’ : c’est à cet endroit même que je suis née.
Ma grand-mère est d’ici, tout comme mon arrière-arrière-grand-mère. Et tu peux remonter de la sorte le fil de toute ma lignée. Sur des dizaines de milliers de générations, elle a bougé à peine de quelques kilomètres.
Chassées par les balais, écrasées par les talons, happées par des fauves ou des aspirateurs, mes ancêtres, ma famille et moi avons certes été amenées à plier régulièrement bagage mais pour toujours revenir discrètement dans notre coin. Que cela te plaise ou non, j’habite ici depuis toujours, je m’y plais et suis même très attachée à la demeure familiale. Je continuerai ainsi, quasi immobile sauf sous la contrainte, jusqu’à ce que je meure, de mort naturelle ou sous une pluie de poisons. Je n’ai pas à m’en faire : mes nombreuses descendantes trouveront et prendront, aux alentours de ma dépouille, la place qui leur convient.
Mon chez moi est à l’abri des regards et de la pluie. Le vent me berce. J’ai de quoi me nourrir – du reste, je peux me passer facilement de manger. Depuis ma fenêtre, je passe la plupart de mon temps à t’observer. Je détaille chaque instant de ton existence. Je consigne tout ce que tu fais, ce que tu dis, ce que tu manges, qui tu fréquentes, ainsi que l’ont fait mes ancêtres. Mon odorat est féroce, je suis ultrasensible aux bruits et à toute autre forme de vibration. Quant à mes yeux, ils me permettent une vision panoramique. Chaque soir, je transmets les résultats de mes observations comme on me l’a enseigné.
Mon ordre et moi étudions ton espèce depuis la nuit des temps : nous somme là pour ça. Ce n’est pas une mission, c’est une raison d’exister. Nous sommes relativement petites, très discrètes et, le plus souvent, solitaires. Nos vies sont brèves et notre périmètre limité. Cependant, nos facultés sont telles qu’elles dépassent ton entendement. Toutes écoutilles ouvertes, mes sœurs et moi sommes équipées pour te surveiller jour et nuit. Nous échangeons et accumulons des connaissances à ton propos. Ne me demande pas comment nous communiquons : tu n’as pas les facultés nécessaires pour le comprendre.
« Mais à quelle fin ?», voudras-tu savoir. Là encore, nos intentions ne pourront que t’échapper. Tout ce que je peux t’en dire est que ta prolifération et ta relative prospérité des Humains ont permis à notre espèce de conquérir de nouveaux territoires et de se multiplier parallèlement. Ton essor a effectivement favorisé le nôtre. Au fil de tes migrations, et plus encore depuis que tu te répands à la faveur de tes moyens de transport ultra-rapides, nous avons pu nous implanter, moyennant quelques adaptations, dans de nouveaux biotopes. Tu nous offres de nouveaux habitats confortables, parfois des plus inattendus.
Bien plus important encore : ta conquête nous a permis de nouer des relations suivies entre les communautés de notre ordre au niveau planétaire. Notre potentiel d’acquisition, de stockage et d’analyse des connaissances s’est amplifié et consolidé. Et il s’enrichit chaque jour à la faveur de notre interconnexion universelle. Cependant, notre mode de vie, en regard du tien, a très très peu évolué. Nous avons conservé les mêmes coutumes en termes d’habitat et d’alimentation. Nous n’étouffons pas la biosphère sous une gigantesque toile : les nôtres demeurent, en termes de dimensions, conformes à nos besoins élémentaires qui sont, je te le répète, frugaux.
Ce que je peux te dire aussi, c’est que nos toutes premières observations remontent à plusieurs millions d’années, lorsque nos ancêtres ont remarqué l’habileté particulière de certains primates qui figurent parmi tes aïeux. Ce qui a surtout piqué notre curiosité, c’est un comportement singulier de ces mammifères primitifs. Ils se sont mis à se déplacer sur deux pattes pour pouvoir utiliser leurs membres antérieurs comme des outils, à l’instar de ce que nous faisons pour tisser nos toiles, emballer nos proies, protéger notre progéniture. Je peux, comme me l’ont transmis mes ancêtres, tirer mes fils d’un coin à l’autre, les croiser, les mêler, en faire des structures élaborées. Ce qui est à l’origine de notre intérêt est que ta lignée se développait à la faveur d’une faculté rare du vivant qui est aussi nôtre : la dextérité. Nous avons donc poursuivi notre surveillance rapprochée. Ta lignée s’est avérée redoutablement habile. Vous avez cueilli, vous avez chassé. Vous avez créé des outils pour ce faire, puis cultivé, bâti, tissé ! Devant nos yeux écarquillés, vous avez construit des engins de toutes sortes, grâce auxquels certaines d’entre-nous sont allées explorer l’espace et le fond des océans. Mais ceux de ta lignée ont aussi joué avec le feu, avec les armes, avec des produits létaux, avec l’atome.
Si bien que le constat est unanimement partagé aujourd’hui : l’évolution de notre objet de recherche devient fortement critique. Désormais, l’espèce humaine constitue, en l’état, plus une menace qu’une opportunité pour nous. Les derniers développements de nos observations montrent que la totalité de notre habitat est en péril. Notre milieu de vie est menacé. Nos sœurs agonisent de faim jusqu’à l’extinction sous les pulvérisations, d’autres meurent par millions dans des cataclysmes climatiques. Nos toiles périssent parmi les cendres, à cause de la déforestation et des incendies. Il va falloir que nous prenions la situation en mains. Nous devons mettre un terme à cette fuite en avant. L’objet de notre recherche nous échappe !
Conscientes que la mobilisation de tous nos venins n’y suffirait pas, nous avons largement consulté les membres de notre espèce. Les acariens nous ont exposé leur stratégie, ainsi que les tiques. Mais il nous a semblé que leurs pratiques très spécifiques pouvaient difficilement être transposées au sein de tout notre ordre. Aussi avons-nous également écumé nos registres jusqu’aux plus anciens : ils font état de milliers de zoonoses, parmi lesquelles la peste, transmise par les puces des rats. Nos recueils plus récents attestent de la recrudescence et de la diversification de pathologies mortelles transmissibles par contagion. Elles résultent tout autant de la cohabitation entre animaux sauvages et humains que de la mobilité galopante de ces derniers.
Notre dernière observation se mène à une très large échelle et est collective : nous sommes mobilisées à l’échelon planétaire pour nous focaliser sur la contamination de la population humaine par un virus inconnu, qui aurait pour origine un animal sauvage non encore clairement identifié. En dépit des difficultés que nous éprouvons à pénétrer et à nous établir dans des locaux d’expérimentation étanches et des installations de soins régulièrement assainies de fond en comble, il va sans dire que nous suivons l’évolution de cette pandémie de très près, dans la mesure où elle semble en tous points concourir à nos objectifs.
L’arsenal viral paraît se déployer en toute efficacité. Il est établi que le virus ne nous affecte pas. Puisque d’autres espèces semblent se charger à notre place du boulot, nous avons décidé de surseoir à notre propre stratégie de guerre. Nous poursuivons donc simplement nos observations, comme nous l’avons toujours fait. C’est notre raison d’exister. Je suis là, au poste. Et toi, alors que tu es confiné, prisonnier dans ton propre habitat, tu me facilites grandement la tâche. Toutes mes paires d’yeux sont braquées sur toi.
[CONNAITRELAWALLONIE.WALLONIE.BE] Interprète et traductrice de formation, c’est vers l’édition que Luce WILQUIN a porté son dévolu, développant, à partir de 1992, sa propre maison (les Éditions Luce Wilquin), la plus importante de Wallonie et du pays dans le domaine littéraire, et qui fait partie des très rares établissements encore indépendants, à un moment où la concentration et l’absorption des structures dans des groupes internationaux sont plutôt la norme. Au printemps 2015, elle présentait le 500e titre publié par sa maison.
Passionnée de lecture et de littérature, Luce Wilquin a fait ses études à la Faculté de Traduction et d’Interprétation de Mons. Sa première expérience dans le domaine de l’édition, elle la vit alors qu’elle est encore étudiante, lorsqu’elle fait des traductions pour la maison d’édition verviétoise Marabout, en 1969. Licenciée en Interprétation de conférence et en Traduction, assistante au département d’espagnol de l’EII, Luce Wilquin est, avec son compagnon, à la tête d’une équipe de dix-sept collaborateurs, de 1970 à 1975, avant de passer vingt années en Suisse, où elle commence à travailler comme responsable des publications pour la Fondation Nestlé pour l’Alimentation.
Directrice éditoriale chez Edita, elle s’occupe, suite à la vente de cette maison d’édition, des relations avec la presse et les libraires pour des maisons de distribution et de diffusion. Ayant touché à toutes les facettes du métier – la rédaction, la direction éditoriale, la promotion, les relations publiques, etc. –, elle crée sa propre maison d’édition, en 1987, mais doit fermer trois ans plus tard, faute de réseau et de finances. En février 1992, Luce Wilquin fonde une maison d’édition de droit belge, alors qu’elle vit toujours à Lausanne, publiant des auteurs ‘de chez nous’, tels que la hennuyère Françoise Houdart, mais aussi des écrivains suisses. Revenant, dans un premier temps, tous les mois à Dour, chez ses parents – ce fut d’ailleurs la première adresse des éditions Luce Wilquin –, l’éditrice indépendante revient définitivement en Wallonie, en 1996. Souvent taxée de petit artisan régional, elle connaît des débuts difficiles et doit essuyer des critiques quant à la qualité de son travail, une situation qui ne s’améliore qu’au terme d’une dizaine d’années.
ISBN 2882532903
Travaillant “à l’ancienne“, dans un esprit familial, c’est, de son propre aveu, “le contact avec les textes et avec les êtres humains, les gens biens, qui les écrivent, qui les impriment, les illustrent et les lisent“, qui la passionne. Éditrice “de proximité“, elle met en effet l’accent sur les relations humaines et conçoit son travail comme l’accompagnement des écrivains. Être éditeur, pense-t-elle, c’est être au service de ceux-ci sans leur imposer quoi que ce soit.
Active au sein du Conseil du Livre, Luce Wilquin sut également se montrer attentive à l’évolution des technologies – elle met en page sur ordinateur, dès 1986 ! – et s’est lancée, depuis 2012, dans la numérisation de plusieurs titres de son catalogue, une première en Wallonie. Actuellement, les éditions Luce Wilquin publient chaque année une vingtaine de romans, de recueils de nouvelles et de poésie d’écrivains confirmés et de jeunes auteurs, diffusés dans toute la francophonie.
Marie Dewez, Institut Jules Destrée
[LESOIR.BE, 17 août 2022] Livres: l’éditrice belge Luce Wilquin est décédée. Elle fut durant deux décennies l’éditrice littéraire la plus importante de Belgique francophone. Luce Wilquin s’est éteinte ce vendredi 12 août à Nieuport.
Après plus de trente ans de carrière éditoriale, la traductrice et éditrice belge Luce Wilquin s’est éteinte ce vendredi 12 août à Nieuport, station côtière où elle avait décidé en 2018 de prendre sa retraite. Elle laisse derrière elle un héritage littéraire de quelque 550 romans et récits publiés et une aura littéraire remarquable tant en Suisse romande qu’en Belgique francophone. Au fil des décennies, ses auteurs et autrices avaient décroché de nombreux prix littéraires, et plusieurs talents naissants ont rejoint de grandes maisons éditoriales comme Albin Michel, Flammarion, Gallimard ou Stock.
EAN 9782882534132
Luce Wilquin incarnait la volonté têtue de désenclaver la littérature francophone de Belgique et de Suisse, de la faire connaître au-delà des frontières. En 31 ans, à la tête de diverses structures éditoriales, à Lausanne, à Dour puis enfin à Avin (Hannut), elle a soutenu et publié des auteurs aujourd’hui confirmés comme Michel Claise, Geneviève Damas, Valérie Cohen, Luc Baba ou Alienor Debrocq, dont elle a fait connaître les signatures de Brives à Morges, de Genève à Bruxelles. Avec la complicité de son époux André Delcourt, également traducteur et éditeur, Luce Wilquin mettait en avant son rôle de découvreur, de passeur, apportant à l’édition, à l’impression, à la diffusion, une patte professionnelle.
Fin 2018, à 70 ans passés, la persistance de problèmes de santé avait convaincu l’éditrice de renoncer à ses activités, de prendre le temps de les clôturer dans le meilleur intérêt de ses autrices et auteurs, et de se retirer en bord de mer pour profiter de ses enfants et petits-enfants.
Alain Lallemand, Le Soir
[LE-CARNET-ET-LES-INSTANTS.NET] Le journal Le Soir annonce ce matin le décès de l’éditrice Luce Wilquin, survenu le 12 août. Fondatrice et animatrice de la maison d’édition qui porte son nom, elle a publié plus de cinq cents livres sous ce label et a occupé une place considérable dans le paysage éditorial belge d’aujourd’hui.
Ayant suivi une formation d’interprète et de traductrice, Luce WILQUIN a tout d’abord travaillé dans le domaine de la traduction. En 1975, elle suit son mari, André Delcourt, à Lausanne en Suisse, où il a été engagé par une maison d’édition. Elle-même se familiarise là-bas avec plusieurs métiers du livre : responsable des publications pour la Fondation Nestlé, elle travaille ensuite pour la maison d’édition de beaux-livres Edita, comme éditrice puis comme directrice éditoriale. Après la cessation des activités d’Edita, Luce Wilquin se relance du côté de la diffusion et distribution, travaillant plus particulièrement les relations avec la presse et les libraires.
Elle crée une première structure éditoriale en Suisse en 1987, mais l’expérience tourne court après trois ans. Le projet du couple étant de revenir en Belgique, c’est en Belgique qu’elle installe sa nouvelle maison d’édition, à laquelle elle donne son nom, et qu’elle pilote tout d’abord depuis la Suisse. Créées en février 1992, les éditions Luce Wilquin proposent d’emblée un catalogue où les auteurs et autrices belges voisinent avec leurs homologues suisses. “Françoise Houdart ou Gérard Adam […] furent en fait les deux premiers auteurs publiés à cette enseigne” , expliquait Luce Wilquin à Ghislain Cotton pour Le Carnet et les Instants n°170 (2012). “J’ai travaillé sur les deux pays depuis Lausanne, mais en revenant en Belgique tous les mois pour une semaine. J’étais basée chez mes parents à Dour, ce qui fut donc la première adresse de la maison.“
Le retour définitif en Belgique suit et la maison d’édition s’installe, comme sa fondatrice, à Avin (Hannut). Les débuts sont difficiles, tant sur le plan de la reconnaissance que sur celui des finances. Dans la même interview, Luce Wilquin expliquait ainsi : “Au bout de dix ans, je commençais à piaffer un peu. On me considérait comme un petit artisan régional. On doutait de la qualité et du travail fait avec les auteurs. Je répondais qu’il fallait leur demander à ces auteurs ce qu’il en était. Pour certains, il fallait presque reconstruire tout le roman. Ce qui a été le plus dur, surtout dans les dix premières années, c’était de faire passer l’idée que je créais un catalogue qui, sur le long terme, pourrait imposer sa cohérence et sa qualité.“
Et le catalogue, en effet, se construit, d’année en année. En 2018, lorsque Luce Wilquin cessera ses activités pour des raisons de santé, il totalisera plus de cinq cents volumes, répartis dans différentes collections, telles que Sméraldine et Hypatie pour le roman, Euphémie pour les nouvelles, ou encore Noir pastel pour le policier. À côté des œuvres littéraires, Luce Wilquin a aussi un temps publié des essais monographiques consacrés à des auteurs et autrices belges : la collection L’oeuvre en lumière a ainsi notamment accueilli un essai sur Nicole Malinconi par Michel Zumkir, un autre sur François Weyergans par Jeannine Paque, sur Michel Lambert par Emilie Gäbele ou sur Xavier Hanotte par Joseph Duhamel.
Parmi les auteurs et autrices au catalogue de Luce Wilquin, on citera notamment Gérard Adam, Luc Baba, Isabelle Bary, Véronique Bergen, Valérie Cohen, Michel Claise, Dominique Costermans, Daniel Charneux, Kenan Görgün, Françoise Houdart, Françoise Lalande, Alain Lallemand, Anne-Frédérique Rochat, Liliane Schraûwen… Découvreuse de nombreux talents littéraires (elle a entre autres publié de nombreux premiers romans), Luce Wilquin a vu ses choix éditoriaux récompensés. Ainsi Norma, roman de Daniel Charneux a-t-il obtenu le prix Plisnier en 2007. Mais le grand succès de la maison reste Si tu passes la rivière de Geneviève Damas, qui a obtenu le Prix Rossel – fait extrêmement rare pour un prix qui récompense surtout les auteurs et autrices belges publiés en France – et le prix des Cinq continents de la Francophonie.
Dans leur ouvrage de référence Histoire de l’édition en Belgique (Les impressions nouvelles, 2018), Tanguy Habrand et Pascal Durand résument toute l’importance et la singularité du travail de Luce Wilquin :
Par un compromis assez remarquable entre prospection des auteurs et adresse aux lecteurs, l’éditrice de Hannut s’est ainsi créé une image de marque reconnaissable : celle d’une maison qui, sans céder aux mirages de la rareté ni aux facilités de l’édition commerciale, s’est durablement installée dans un créneau tourné tout entier vers la librairie traditionnelle.
[KARELLOGIST.COM] Vingt ans d’écriture et dix recueils publiés, du Séismographe (1988) au Sens de la visite (2008), — mais l’on pourra désormais Tout emporter en un seul volume, publié au Castor astral : florilège auquel la livrée bleue de la collection Escales des lettres prête un vêtement approprié, car le bleu, le blues, est la couleur privilégiée des poèmes de Karel Logist. Il y a, dans le titre de cette anthologie, l’expression d’un rêve d’artiste (ainsi, à la veille de la guerre, Marcel Duchamp confectionna-t-il sa fameuse boîte-en-valise, musée portatif contenant les répliques miniatures de ses œuvres). Il y a aussi, d’entrée, un art poétique suggéré. L’idée qu’un poème est une ‘petite chose’ intime, essentielle et ténue, un condensé d’univers qu’on peut emporter partout avec soi, comme un air qui vous hante et qu’on fredonne en marchant.
ISBN 9782859207618
Léger à proportion exacte de sa gravité, Logist pratique une poésie volontiers narrative, qui excelle à épingler du réel la part de grâce fugitive, d’inconnu ou d’étrangeté : les vertiges brefs du hasard, l’ombre du chien posé sur l’évier, “un air de Parker sur une aire de parking“, une passante entrevue dont l’existence nous traverse en laissant une empreinte inoubliable. Le mode mineur a sa prédilection, les charmes de la ritournelle ne lui sont pas inconnus, l’ironie est sa seconde nature — avec son revers secret d’angoisse (qui le voit “s’extraire de l’âme une dent / douloureuse d’avoir trop ri“). C’est Paul-Jean Toulet au pays de Kafka, qui se bat contre les moulins à vent de la réalité, mais non : ce sont des moulins à café…
En vers libres, en prose ou en octosyllabes assonancés, la forme est toujours dégagée, le ton reste celui de la confidence murmurée mezzo voce ; et la construction du recueil — qui préfère, à l’ordre chronologique, des regroupements thématiques rapprochant les poèmes d’hier et ceux d’aujourd’hui — met en évidence un sens du phrasé, une science agile du mètre tour à tour fluide et brisé, un art de la modulation du thème où il nous semble que l’amour du jazz a sa part. Il est en effet frappant que les quelques poèmes titrés du recueil le soient toujours en référence à des morceaux de jazz — lesquels ne semblent pas avoir été choisis au hasard.
Un blues en mineur de Sonny Rollins (Decision), les fêlures de Bud Powell (Un poco loco), les dissonances calculées de Thelonious Monk (Round About Midnight), la mélancolie bleue, si douce et si planante, de Miles Davis (So What), les mélodies acidulées d’Ornette Coleman (Tears Inside, Turnaround), tout cela s’entend ici en sourdine.
Et comme le jazzman qui s’élance sans filet au moment du solo, il y a chez le rêveur inquiet qu’est Logist quelque chose du funambule en équilibre instable sur la corde du temps présent, aux prises avec cette fatale cohabitation du meilleur et du pire, du grave et de l’anodin, qui fait la trame de l’ordinaire. Entre les vestiges de l’enfance et les signes du quotidien, la solitude urbaine et la difficulté d’aimer, l’homo logistus est ce voyageur en porte-à-faux, ce passant du transitoire qui évite “d’employer la première personne du masque singulier pour parler de [ses] différences“, et s’étonne de ne jamais se retrouver tout à fait identique à lui-même, comme jouet d’une scission de l’être survenue à son insu : “Entre deux saisons qui finissent / et qui m’ont tenu loin de moi“, “On chasse l’impression de s’être / comme par distraction / coupé au fil de journées invisibles“.
Thierry Horguelin, Indications, n°376, février 2009
Karel Logist voit loin, Karel Logist voit tout de travers. C’est qu’il voit le monde de là où il se trouve : de l’autre côté du fleuve. Selon les heures du jour, selon les saisons de l’année, le regard doit traverser tantôt la brume qui traîne autour de l’eau, tantôt les pluies de novembre, ou alors les mirages de l’été. Ainsi il arrive que le malheur, à cette distance, vous ait des airs de complicité, pour un rien il vous tendrait la main. Et il n’est pas rare que le bonheur, avec son vieux manteau et ses pas de danse maladroits, vous lance une grimace en guise de salut. Géographe de la dérision, Karel Logist ne se moque de rien ; mais il sait qu’il faut cligner de l’oeil pour y voir clair. Après, il reste des poèmes, pour dire que rien ne dure – sauf le cœur.
[EDITIONLATELIERCONTEMPORAIN.NET] Acteur et témoin de plusieurs mouvements expérimentaux d’après-guerre, dont ceux du surréalisme-révolutionnaire et de Cobra, historien des arts impliqué dans l’histoire qu’il raconte, théoricien emporté cependant à l’écart de la théorie par sa fidélité à la confusion des sensations immédiates, telles sont les facettes de Christian Dotremont que révèlent ses nombreux écrits sur l’art, la littérature et le cinéma. À leur lecture, c’est d’abord comme si on déroulait plusieurs fils de noms, qui retracent certaines constellations artistiques et intellectuelles majeures de son époque, dans ce qu’elles eurent de tumultueux et de vivant.
On croise ainsi, évoquées à travers leurs œuvres comme à travers leur existence quotidienne, de grandes figures du milieu artistique belge, tels René Magritte et son “anti-peinture” traversée d’humour et de poésie, ou Raoul Ubac et la “forêt de formes” de ses photographies, mais aussi du surréalisme parisien, tels Paul Éluard accomplissant sa “grande tâche lumineuse” dans la nuit de 1940, Nush Éluard servant du porto rue de la Chapelle, ou Pablo Picasso dans son atelier rue des Grands-Augustins, occupé à faire du café et à dessiner sur des pages de vieux journaux, en ces temps de pénurie de papier. On croise également des personnages plus inattendus, comme Gaston Bachelard, lecteur des Chants de Maldoror, Jean Cocteau, “délégué de l’autre monde“, ou Jean-Paul Sartre, travaillant frénétiquement à sa table du Dôme, et s’interrompant pour lire avec bienveillance les poèmes que lui soumet jeune Christian Dotremont. Mais celles et ceux dont il esquisse les portraits les plus denses, ce sont les artistes de Cobra, qui de 1948 à 1951 fut “une somme de voyages, de trains, de gares, de campements dans des ateliers”, une manière de travailler en “kolkhozes volants“, entre Copenhague, Bruxelles et Amsterdam. Entre autres, sont évoqués avec une finesse critique particulière Asger Jorn, qui avec ses toiles “sème des forêts” à l’écart des dogmes, Pierre Alechinsky, dont la peinture est “comme un coquillage où s’entend l’orage“, Egill Jacobsen, inventant des “masques criants de vérité chantée“, Erik Thommesen, dont les sculptures sont “un grand mystère trop émouvant pour être expliqué“, ou Sonja Ferlov, qui réconcilie “la pierre et l’air“…
Dans les textes qu’il consacre à ses amis et amies artistes, on retrouve la musique et les images obsédantes qui travaillent aussi sa poésie, telle l’image de la forêt, pour dire chaque fois les surgissements de la trame illisible du monde qui le fascinent. Artiste révolutionnaire, déçu pourtant par l’étroitesse des conceptions esthétiques communistes, il se fait théoricien d’un art du non-savoir, contre la propension à ordonner et à policer du “réalisme-socialiste“. Il s’agit avant tout pour lui de ne pas trahir “toutes ces confuses sensations que nous apportons nuit et jour“. Cela, seule une écriture affirmant sa dimension graphique le peut vraiment. Lignes discursives et lignes expressives doivent être pensées et tracées ensemble, comme en attestent ses logogrammes ou les “peintures-écritures” de Cobra. À ses yeux, l’écrivain est un artiste, voire un artisan ; les gestes de sa main sont ce qui compte avant tout. Ses écrits sur l’art manifestent sa volonté de réconcilier la dimension intellectuelle et la dimension matérielle de l’écriture, le verbe et l’image, de même, dit-il, que sont réconciliés la création et l’interprétation dans le jazz. L’écrivain doit être, selon ses termes, “spontané” et “sauvage“.
ISBN 978-2-85035-073-3
DOTREMONT Christian, Dépassons l’anti-art (édité par Stéphane Massonet, l’ouvrage est publié avec le concours du Centre national du livre et de la Fondation Roi Baudoin par L’Atelier contemporain, 2022).
Stéphane Massonet est né à Bruxelles en 1966. Après un doctorat en philosophie sur l’esthétique de l’imaginaire, il publie les textes de Roger Caillois sur l’art, Images du labyrinthe (2008), et les écrits poétiques, Aveu du nocturne (2018). Il s’intéresse à l’avant-garde, au dadaïsme, au surréalisme belge et à Cobra. Il publie Dada Terminus (1997), un roman inachevé de Christian Dotremont intitulé Le papier à cigarette de la nécessité (2007) et coordonne le numéro de la revue Europe consacré au poète belge en mars 2019. Il est également l’auteur de Dotremont et le cinéma (2021).
Extraits :
Il fait si gris, si médiocre, si vieux dans le monde qui nous est proposé qu’un trait d’encre nous touche au cœur comme une flèche, qu’une tache de couleur fait mouche sur lui, et joyeusement fait boule de neige dans l’immense parc solitaire et glacé. C’est que le trait d’encre, la tache de couleur ont tout ensemble les empreintes de l’homme et le prestige de la matière, tandis que le monde qui nous est proposé efface nos empreintes (il préfère les traces de la radioactivité) et n’accorde plus à la matière que le prestige de nous menacer.
Dans le parc solitaire et glacé les ombres qui passent font encore des chinoiseries : Eh quoi, nous disent-elles, eh quoi vous jouez ! Parfaitement, Ombres, nous jouons, nous nous amusons, Alechinsky s’amuse (qui va au cœur de la matière avec le sien), Van Roy s’amuse (qui se fait architecte des mirages de Derrière l’Œil), Bury s’amuse (qui en a eu marre de lécher les St-Honoré du trompe-l’œil), Collignon s’amuse (qui peint les champs où la couleur est son propre engrais), Welles s’amuse (qui le jour fait de la menuiserie), Corneille, François et Claus s’amusent, et Burssens et Vlérick et Bergen et de Coninck s’amusent, et Yvonne Van Ginneken s’amuse, et s’amusent contre vous. Nous ne pensons pas que pour être de son temps il faille s’embêter : nous pensons que derrière le temps de chien qui nous est fait, le temps du plaisir attend, et déjà c’est le nôtre. Plus loin que vos tristes parades, derrière les maisons, après la banlieue, derrière le terrain vague où vous jetez vos vieilles idées (dont d’autres font de nouvelles cravates), s’étend la grande plaine de jeux de la peinture expérimentale, de la jeune peinture, de la peinture qui refuse d’être l’ombre des Ombres ! Nous jouons avec le soleil, avec la mer, avec les cheveux de Gradiva, avec les cailloux, avec la pâte, avec le bois, comme des enfants : nous désapprenons vos leçons de morte morale, de nature morte, de mort générale.
Je connais ton nom, mon amour, je connais le goût de ton sommeil, la chaleur de ton épaule, je connais grâce à toi la forêt noire, l’odeur des branches de sapins brûlées, je connais grâce à Van Gogh l’intensité de l’été provençal de 1888 – et je n’y comprends rien, mais je vis. Je me souviens de la tache de soleil sur tes cheveux, de la courbe de ton geste, et je n’y comprends rien, et je souhaite de n’y jamais rien comprendre – car je souhaite vivre. Je défendrai « toutes ces sensations confuses que j’ai apportées en naissant », toutes ces confuses sensations que nous nous apportons nuit et jour.
“Cela fait quelques temps déjà que je n’arrête pas de te croiser…” Quelques lignes, quelques phrases inscrites à l’indélébile sous un pont. Ce n’était pas son idée de taguer ce pont. Elle a seize ans et fait chanter les mots. C’est la seule manière qu’elle ait de s’exprimer. C’est le seul talent qu’elle possède. Elle fait chanter les mots seule, chez elle, s’acharnant sur sa page pour évacuer ses peines et sa colère. Mais lorsqu’elle les fredonne, les autres l’écoutent. Ce sont ces autres qui ont eu l’idée d’écrire sous le pont. Elle, elle aime juste faire chanter les mots pour elle-même.
Souvent, lorsqu’elle sort de sa bulle, lorsque les mots ne doivent plus rimer ou se chanter, ils restent bloqués. Elle ne manie pas l’art de l’humour, et encore moins l’épreuve d’une conversation. Hors de sa bulle, elle reste muette durant des heures, consciente de l’absurdité de sa situation. Et si elle ne choisissait pas les bons mots ? Qu’est-elle supposée dire ? Quand est-elle supposée rire ? Pourquoi se mure-t-elle dans ce silence ridicule, alors que les autres semblent s’amuser sans se soucier une seconde des mots qui sortent de leurs bouches ? Elle reste malgré tout prisonnière de son mutisme, subissant les mots des autres. Dans sa tête, elle fait chanter les mots. Et lorsqu’elle en a assez de subir, elle se lève et rentre chez elle. Jusqu’à la semaine suivante…
[Invisible] 1- Qui n’est pas visible, qui échappe à la vue ou à la connaissance.
2- Qui ne se laisse pas voir, qui ne se montre pas. Synonyme : discret, discrète.
Les autres qui parlent autour d’elle sont différents, plus âgés. Elle aussi a grandi, elle a aujourd’hui dix-neuf ans. Ils sont différents, ces autres, mais semblent avoir cette même facilité à s’amuser sans se soucier une seconde de ce qu’il faudrait dire ou faire. Sans se l’avouer, elle les envie. Pourtant, en
chemin, elle a appris à manier les mots. Elle a enregistré les règles du jeu : voici ce qu’il faut répondre, voilà quand il faut rire… Et l’application des règles semble porter ses fruits. En tous cas, elle n’est plus prisonnière de son silence. Elle peut s’appuyer sur les règles, et les mots savants qu’elle apprend lui donnent un peu de contenance. Malgré tout, elle sent toujours peser sur ses épaules le poids de sa prison. Qu’est-ce que j’ai loupé ?
[Programme informatique] Séquence d’instructions qui spécifie étape par étape les opérations à effectuer pour obtenir un résultat. Il est exprimé sous une forme qui permet de l’utiliser avec une machine comme un ordinateur pour exécuter les instructions.
[Ordinateur] Machine électronique qui fonctionne par la lecture séquentielle d’un ensemble d’instructions, organisées en programmes. Dès sa mise sous tension, un ordinateur exécute, l’une après l’autre, des instructions qui lui font lire, manipuler, puis réécrire un ensemble de données.
Elle se souvient qu’elle savait faire chanter les mots. Elle aime le sentiment que lui procure une page blanche qui se remplit peu à peu de ce trop-plein d’émotions et d’idées qui l’enserrent. Alors lorsque l’occasion se présente, elle décide de les chanter pour les autres. Elle hésite, panique, baisse les yeux, puis se lance et fredonne quelques mots, quelques phrases. Sa voix manque d’assurance, et chaque note qui franchit ses lèvres est une question lancinante : “Suis-je ridicule ?” – Bien sûr que tu l’es. – Comment ne pas l’être ? – Tu le seras quoi que tu fasses.” Une part d’elle sait que ce n’est pas ce qu’elle veut, qu’elle n’est pas à sa place derrière ce micro. Mais elle l’étouffe au plus profond d’elle-même. Elle a toujours su faire chanter les mots, on l’appréciait pour ça. – On ne t’appréciait QUE pour ça. Alors c’est décidé, elle n’a pas d’autre choix, elle continuera. La musique sera son exutoire et
sa reconnaissance. Mais passer de la page à la scène ne s’improvise pas… Il lui faudra acquérir de la technique, il lui faudra se montrer, se mettre en danger. Tant pis, tu apprendras… C’est tout ce que tu sais faire, alors chante tes mots ! Et la question lancinante la poursuivra à chaque note…
Les années ont passé, la vie a poursuivi son cours avec ses méandres, ses rapides et ses chutes implacables. A vingt-sept ans, elle est passée maître en art de la parole. Les conversations sont soutenues, les thèmes sérieux ou futiles… Connaître les règles lui permet de donner le change, parfois même de briller. Elle sait désormais ce qu’on attend d’elle à chaque réplique et donne à son interlocuteur ce qu’il veut entendre. Et pourtant, elle sent que le puzzle n’est pas complet. Il lui manque une règle – LA règle. Mais elle a beau observer, analyser, imiter… rien n’y fait. Qu’importe cette foutue règle ! Elle est devenue quelqu’un, et le regard que les autres posent sur elle a changé. Elle lit dans leurs yeux du respect, parfois teinté d’un soupçon d’envie. Si seulement ils savaient ce qu’il y a derrière le masque. En secret, la même question lancinante – Suis-je ridicule ? – se pose à chaque mot, à chaque phrase.
You’re a fraud and you know it…
Gotye, Smoke and Mirrors
Elle chante toujours, et a décidé depuis plusieurs années d’apprendre ces règles-là aussi. Il n’y a que comme ça que tu ne seras pas ridicule. La technique vocale d’abord : résonateurs, respiration diaphragmatique, ancrage du corps… Elle s’applique, en bonne élève qu’elle a toujours été. Chacune de ses représentations reste une épreuve, mais elle préfère l’ignorer. Il n’est pas question ici de prendre du plaisir mais de démontrer ce qu’elle vaut. Elle s’accroche à cette idée. Elle aime faire chanter les mots. Après tout, que sais-tu faire d’autre ? Et si les règles vocales ne suffisent pas pour devenir une vraie chanteuse, c’est (évidemment) parce qu’il lui faut également connaître les règles de la musique. Harmonie, modes mineur ou majeur, échelle des quintes… Elle performe dans la discipline et s’ouvre ainsi la voie vers la composition. Quoi de mieux que d’écrire la musique qui portera ses mots et ses émotions ? Arrête, tu sais que ce n’est pas la bonne voie… Elle a beau essayer, elle sent peu à peu qu’il y a quelque chose qui cloche. Comme si tout cela n’avait aucun sens. Comme si ce n’était pas ce dont elle avait… envie ? – Envie ? – On lui a déjà parlé d’un truc comme ça. Ce serait la fameuse pièce manquante du puzzle. – Ok… Et ? – C’est tout. La dernière règle, c’est d’avoir envie. Ce n’est qu’une règle de plus parmi les autres. En bonne élève, elle l’appliquera donc de son mieux. Car il faut faire les choses bien.
[Intellectualisation] Nom féminin. 1- Action d’observer et d’analyser les choses d’un point de vue intellectuel. 2- Processus de défense par lequel l’homme essaie de dominer ses émotions en utilisant le raisonnement et la logique (Psychanalyse).
Elle regarde d’un air absent le tableau qui se dresse devant elle. Un ensemble de règles qui, soigneusement appliquées, permettent de s’adapter à toute situation, voire même d’être appréciée… Que faudrait-il de plus ? A trente ans, elle a atteint une forme de reconnaissance sociale et n’a objectivement pas à se plaindre de sa vie. Alors quoi ?
Il reste cette dernière règle qui lui donne du fil à retordre. L’envie… Ce qu’elle pensait n’être qu’une règle de plus parmi les autres s’avère plus compliquée à appliquer que prévu. C’est une règle qui, étrangement, n’a pas de bonne réponse. Pour toutes les autres, c’est facile : il suffit d’observer la réaction des autres et d’agir selon ce qui semble donner les meilleurs résultats. Mais dans ce cas précis, il n’y a qu’elle qui puisse décider de la bonne réponse à donner. Et c’est bien ça le problème : elle ne s’est jamais posée cette question.
Touch, I remember touch
Where do I belong ?
I remember touch
I need something more…
Daft Punk, Touch
Elle se souvient qu’elle a toujours fait chanter les mots. Elle aime le sentiment que lui procure une page blanche qui se remplit peu à peu de ce trop-plein d’émotions et d’idées qui l’enserrent. Les mots chantent sur la page sans avoir besoin de sa voix. Serait-ce sa voie ? Si telle est – peut-être ? – son envie, écrire ne s’improvise pas. Ecrire quoi ? Un poème ? Une nouvelle ? Un roman ? Il y a sans doute des règles dans l’écriture. Par quel bout commencer ? Faut-il une idée générale de l’histoire avant d’écrire le premier chapitre ? Et pour y raconter quoi ? Cela doit avoir un sens, un message fort. Comme une métaphore de la vie à laquelle le lecteur pourra s’identifier. Ecrire n’est pas si simple, il ne suffit pas de se lancer. Il faut toujours faire les choses bien.
[Lâcher-prise] Nom masculin. Moyen de libération psychologique consistant à se détacher du désir de maîtrise.
A trente-et-un an, elle s’installa devant son ordinateur et se mit à écrire.
[TEXTYLES, n°53, 2018, extraits] Qu’est-ce qu’un poète maudit ? Y a-t-il une spécificité du poète maudit, par rapport à l’écrivain ? Le genre poétique, quand il fait de la part de l’intéressé l’objet d’un choix quasi exclusif, se prête-t-il davantage que le roman à la maudicité (pour reprendre le terme proposé par Laurent Demoulin de ce même volume de la revue Textyles) ?
La maudicité d’un auteur peut se concevoir, s’évaluer et, autant que possible, s’objectiver, selon deux voies différentes : soit en partant de faits avérés (biographiques, littéraires, sociaux), indicateurs d’un déclassement social, soit en partant du point de vue de l’auteur lui-même, en se fondant sur ses postures et ses discours, à travers lesquels elle est suggérée, affirmée ou revendiquée, que cette posture soit corroborée par les faits ou non.
Quand la caractérisation de “poète maudit” n’est pas le fait du poète lui-même, elle a pour source ses contemporains (à travers discours critiques ou amicaux, soutiens, déplorations) ou la postérité, y compris critique et universitaire. […]
Joseph Orban, ou le perdant maudit
Quand le tout jeune Joseph Orban commence à écrire au début des années 1970, la figure du poète maudit est largement installée dans l’imaginaire et dans l’arsenal de catégories du monde littéraire du xxe siècle. C’est d’ailleurs en 1972 que paraît l’anthologie Poètes maudits d’aujourd’hui (1946–1970) organisée par Pierre Seghers. Plusieurs faits d’ordre biographique et sociologique s’y prêtant, il est intéressant de confronter le parcours et le profil d’Orban à cette catégorie. Ces faits sont assez riches et surtout relèvent de plans multiples.
Penchons-nous tout d’abord sur les débuts du poète. Il les a résumés lui-même dans une notice biographique placée en tête du texte Le Singe de croix, publié en 1983, soit dix ans après les débuts revendiqués :
Joseph Orban naîtra le 8 juillet 1957. Premiers textes écrits dès octobre 1973, il publiera en auto-édition, L’Attente (75), L’Eurasienne ou la marée montante (77). Elle, ailes frêles (La Soif Étanche, 1976) et Le Sexe tachycarde (Atelier de l’Agneau, 1979). Depuis lors, textes en attente : Entre le blue et le jeans (Atelier de l’Agneau, 198?), Le Singe de croix (????, 19??).
Il collaborera aux revues 25, Aménophis, La Belgique malgré tout, Anthologie 80. Il lira ses textes dans les jungles et les déserts de Liège, Bruxelles, Louvain, Mont Saint Guibert, Nantes et Lausanne. Il retournera en 82 à l’auto-édition avec Des aigles bleus, des loups agiles. Il préparera un nouveau livre provisoirement intitulé Le Parfums de contrebande. Il écrira encore de nombreux mots, de nombreux silences… (dans Revue et corrigée, n°13, automne 1983, p. 59).
La précocité (seize ans), l’auto-édition, les textes en attente, le provisoire, le silence : plusieurs éléments induisent en filigrane l’idée d’une position proche de la malédiction. Ces motifs semblent soutenus par l’emploi du futur simple, en une sorte d’analepse renvoyant au moment de la naissance l’énonciation d’événements vécus, parmi lesquels sont soulignés “textes en attente”, retour à l’auto-édition et “nombreux silences”. Or le lieu de cette naissance, Jadotville au Congo belge, reste tu dans cette notice biographique : le jeune Orban ne dit rien de ces origines coloniales, ni des difficultés familiales liée à un retour précoce au pays, deux ans avant l’indépendance, et au handicap d’un père devenu aveugle — autant de facteurs propres à susciter ne serait-ce que le sentiment d’une précarité, d’une incertitude que trahissent peut-être, obliquement, les points d’interrogation qui frappent d’hypothèque la publication des inédits énumérés.
Si l’on cherche à cerner l’éventuelle maudicité d’Orban, il paraît utile, plutôt que de situer ses débuts dans l’absolu, ou dans un contexte large (le champ littéraire et poétique francophone de Belgique au milieu des années 1970), ou même local (Liège, mais nous y viendrons forcément), de confronter son cas et celui d’un exact contemporain en la personne d’Eugène Savitzkaya, lequel fait figure de “concurrent”. Le parallélisme peut s’avérer contrastif et éclairant.
Orban est plus jeune que Savitzkaya, qui est né en 1955. Tous deux sont précoces : Savitzkaya écrit depuis le même âge qu’Orban (donc deux ans plus tôt). Leur première démarche diverge : Savitzkaya s’inscrit au concours Jeune poésie de la ville de Liège en 1972 — il le remporte grâce au vif intérêt que porte à son écriture le juré Jacques Izoard —, tandis qu’Orban attend 1975 pour publier ses premiers textes en auto-édition. Si sa deuxième publication indique un certain degré d’implication dans le champ liégeois, il faut attendre quelques années pour observer une véritable intégration. Dans le même temps, Les Lieux de la douleur de Savitzkaya sont publiés dès 1972, suivis par quelques textes déterminants (L’Empire, Mongolie plaine sale, Un Attila. Vomiques) écrits dans la foulée (1973 – 1974) et directement publiés en France (1976, Seghers, Minuit), en attendant la série des romans entamée dès 1977 (Minuit), signant une réelle reconnaissance critique. Savitzkaya bénéficie d’emblée, dès 1972, du soutien actif de Izoard, qui l’intègre immédiatement au réseau de l’Atelier de l’Agneau et de la revue Odradek. Il figurera au sommaire du premier numéro de la revue Mensuel 25 en janvier 1977.
Orban, quant à lui, malgré ses antécédents, n’entre dans le Groupe de Liège (fondé en 1975) qu’en 1978 ; il figure dans la Petite anthologie de la poésie française de Belgique du Mensuel 25 d’avril 1978, puis dans l’Anthologie 80 (1981) puis dans le numéro 50 écrivains de la province. Spécial Liège du Mensuel 25 en novembre 1983. En 1979, Le Sexe tachycarde, paraît à L’Atelier de l’Agneau. D’emblée, le succès extérieur de Savitzkaya (dès la publication d’Un Attila. Vomiques, dans la revue Minuit en septembre 1974) contraste avec le confinement liégeois d’Orban : il ne publie que dans le réseau local, quand il n’est pas ramené à l’auto-édition, notamment avec l’artiste Charles Nihoul, à l’enseigne des éditions Axe9. La publication suivante d’Orban à L’Atelier de l’Agneau ne date que de 1984. Jamais il ne sera édité en France, ni même en Belgique ailleurs qu’à Liège (à l’exception de son dernier ouvrage important, Les gens disaient l’étable, publié à Bruxelles, au Grand miroir en 2007).
D’autres faits prolongent le parallélisme, autorisant la comparaison des faits opposables : tous deux restent durablement intégrés au cercle d’Izoard ; ainsi l’un et l’autre accompagnent-ils celui-ci à plusieurs reprises à l’étranger pour représenter la poésie liégeoise et le groupe de Liège12. Tous deux ont fait une tentative d’études universitaires, en Philologie romane, qui échoua pour l’un comme pour l’autre. Tous deux ont vécu durant plusieurs décennies sans exercer aucune profession stable. Enfin tous deux ont développé une activité d’artiste plasticien, diversifiant ainsi leurs moyens d’expression. Mais, dans le cas d’Orban, la tendance à l’auto-occultation s’affirme dans le choix d’un pseudonyme, Lukas Kramer, dont la consonance germanique peut faire fonction de masque, en éloignant cet artiste inconnu de toute assignation régionale ou nationale.
On ne schématise pas trop les faits en observant que c’est le succès échu à Savitzkaya qui fut refusé à Orban. Pour le reste, s’il est vrai que, pour être un candidat à la maudicité, il faut posséder un minimum de visibilité, c’est-à-dire d’existence littéraire, sociale et institutionnelle, on constate qu’Orban en disposait.
Les facteurs de sa marginalisation mériteraient d’être explorés de plus près. Son infortune constante dans le champ littéraire procède-t-elle de facteurs internes (une tendance volontaire ou inconsciente) ou externes ? À l’appui de la première hypothèse, du côté du comportement postural, on relève dans un texte à la fois autobiographique et fantasmatique tel que Le Sexe tachycarde (1979), une allégation sans ambiguïté : “JE SUIS LE MAUDIT. Perdu dans le Larousse Médical et interdit (si tu lis tu deviens malade. Et je lisais la nuit. Blotti dans l’horreur. Je suis l’enfant dégénéré […])” — relayée plus loin par un “JE SUIS UN TROU BÉANT“. Si la malédiction revendiquée par le narrateur peut paraître être davantage d’ordre moral et héréditaire que sociale, le terme est bien là : Orban le maudit — c’est lui qui le dit.
Quant aux facteurs externes, la radicalité et la modernité pour lesquelles son écriture a d’emblée opté — prose dense et brute, matérialité, sexualité, misanthropie, misogynie, cynisme, rejet et critique de la société, (auto)portraits sans concession — pouvaient certes lui assurer une place reconnue dans un contexte tel que le Groupe de Liège et l’Atelier de l’Agneau, mais elles étaient sans doute trop peu propres à lui ouvrir les portes de plus grandes maisons, a fortiori parisiennes, comme ce fut le cas pour Savitzkaya ; mais surtout, celui-ci constituait, à proximité immédiate, un précédent et une référence difficilement concurrençable. Les mêmes ingrédients se retrouvent dans les textes contemporains de Savitzkaya, avec, en outre un souci de la cohérence stylistique qui le signalait autant aux lecteurs qu’aux éditeurs. L’écriture (de prose) d’Orban ne s’est sans doute pas suffisamment démarquée de celle de son aîné (sinon par l’outrance accrue et la démarche plus ouvertement autobiographique) pour, littéralement, pouvoir “exister” à un même niveau que lui.
Quant à Izoard, il n’est sans doute pas totalement étranger à la construction d’une image d’Orban en maudit. Toujours, dans les quelques textes critiques qu’il a consacrés à son cadet, il a souligné les aspects les plus saillants d’une posture thématique nettement orientée vers la déréliction : dans un texte de 1981 resté inédit, il parle de “dérive lyrique insensée” ; dans l’Anthologie 80, d’”autobiographie larguée” ; dans un article paru dans la revue Prologue de l’Opéra de Liège (n°160, 1983), il souligne “toutes les difficultés, tous les aléas d’une vie quotidienne âpre, sans concessions”, les “rencontres furtives, coups de solitude, errances amères”, une “Enfance triste des faubourgs sacrifiés”. Dans Le Journal des poètes, en 1984, rendant compte d’Entre le blue et le jeans, il pointe “un poète d’une très grande sincérité qui ose les aveux les plus pénibles, qui ne farde pas la réalité de couleurs trompeuses. Livre qui charrie, dans un lyrisme déchiqueté, les morceaux d’un miroir que l’on brise tous les jours. Orban traduit très justement une certaine difficulté d’être”. En 1998 encore, sur la quatrième de couverture de Des amours grises, des ombres bleues, il nomme les “trajets parfois désespérés”, des “bassesses irréversibles”, une “autobiographie en morceaux, émouvante, voire atroce”.
En dernier geste de l’aîné pour le jeune maudit, c’est Izoard qui œuvrera en 2006 pour que Joseph Orban obtienne la bourse Poésie de la fondation Spes, qui a pour vocation le soutien aux projets d’”artistes belges prometteurs” — Joseph Orban a alors près de cinquante ans. Il est décédé le 2 juillet 2014, dans une situation de vie matérielle et de santé qui traduit à elle seule la persistance de la malédiction. […]
[RTBF.BE, 7 juin 2014] Décès de l’écrivain liégeois Joseph Orban. Homme aux multiples talents, et critique d’art, il était également calligraphe, sous le pseudonyme de Lukas Kramer. Il avait purement et simplement inventé ce personnage d’un jeune peintre expressionniste allemand atteint d’une maladie incurable, et monté une exposition avec ses dessins. Joseph Orban avait réussi l’exploit de vendre l’une de ses œuvres au ministère de la culture, pour les collections d’État. Ce qui avait suscité, à l’époque, hilarité et jalousie….
Auteur discret et exigeant, il s’est toujours efforcé de produire une littérature libre, qui échappe à l’économie marchande et aux modes de consommation les plus immédiats.
Colette Jaspers
Joseph ORBAN éditait deux blogs, toujours actifs (merci probable aux “Amis de Joseph”) : Liège, hélas (“Bric-à-brac du quotidien dans la plus laide ville du monde et de sa banlieue s’étendant jusqu’aux pôles : Liège, hélas.“) et Nyota, où il écrit : “Carnet de bord et impressions d’un voyage en cargo depuis Anvers jusqu’à Cape Town. Puis, par la route, de Cape Town à Tschwane (anciennement Pretoria). Et puis retour à Liège, hélas. La plus laide ville du monde.“
Ce sont les derniers trains,
ce sont les dernières pluies.
Déjà tout disparaît.
Une dernière fois,
je ferme la fenêtre.
La chambre n’a plus d’odeur et
j’ai éteint le feu.
Je deviens l’invisible,
le bleu sur fond de ciel.
Rester.
Partir.
Ni s’incruster.
Ni fuir.
[STEPHANE.DADO] MESURE 217. Après avoir exercé durant des années le métier d’écrivaine publique et “écrivaine fantôme”, la Belge Françoise LHOIR (originaire de Waterloo) a souhaité, à l’aube de ses 70 ans, rédiger à son propre compte. C’est ainsi que Mesure 217, son premier roman, vient de paraître aux Éditions Academia (Collection Evasion). Située dans les années 1990, l’action prend place au sein d’un orchestre belge (l’ONB) dont l’auteure nous propose une radioscopie fidèle d’une phalange symphonique, inspirée d’ouvrages sociologiques récents.
On y suit le destin de la violoncelliste Marie et de sa sympathique petite famille, on y évoque surtout les péripéties d’un jeune génie du violon, Sacha, dont le comportement hors normes rappelle furieusement la personnalité étrange de Pierre-Alain Volondat, ancien lauréat du Reine Elisabeth qui a longtemps fasciné Françoise Lhoir.
Dans son livre, l’auteure combine de manière brillante le monde de la raison à celui des forces irrationnelles sans nécessairement les opposer : la maladie (on taira son nom) de Sacha est au cœur du roman, perçue à travers ses différentes facettes scientifiques, elle côtoie le monde des sciences occultes, conviées par l’intermédiaire de la numérologie dont Morgane, le personnage le plus original et attachant du livre, est une adepte fervente.
Après une première partie qui décrit le monde de l’orchestre dans la grande salle du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, le roman passe à une histoire plus intimiste, à travers une galerie de caractères attachants et humains, tous reliés par la musique, qui ne sont pas sans rappeler par leur décontraction bourgeoise et bohème l’entourage de l’écrivaine.
EAN 9782806106827
Ce premier roman simple, faisant avec une certaine fraîcheur l’éloge de la différence, se lit sans lassitude et peut être considéré comme une estimable réussite. Françoise Lhoir s’impose de toute évidence comme une dialoguiste hors pair : ses phrases sont bien ciselées, rythmées, ses personnages sont dépeints avec beaucoup d’allant et de naturel, sa fiction littéraire tient en haleine tout en restant d’une fraîcheur permanente et sans prétention. Mesure 217 s’annonce déjà comme un succès de libraire !
J’aime à penser qu’il y a des pays, beaucoup plus au Nord, où l’hiver est long et paisible, où le soleil brille au travers les fenêtres givrées, dans les cuisines qui embaument le cinq-quart à la cuisson, dans un four d’émail blanc, près des chiens robustes qui baillent sous la table. J’aime les livres qui racontent les découvertes et les cruautés des enfants nourris de Fifi Brindacier, les nouvelles ou les romans éclairés de printemps qui évoquent les craquements du dégel ou la maraude de fin d’été. J’aime que leur auteur mise sur le regard fantasque d’une petite fille espiègle, qui raconte le monde comme dans un rêve, où l’adultère et la gueule de bois des grands côtoient les collections de galets et les nœuds dans les cheveux des enfants, dans le même souffle, dans la même fête de poésie sauvage et onirique. J’aime à penser qu’il s’agit là d’un témoignage récent, d’une autobiographie d’aujourd’hui ou de la généreuse prédiction d’une vieille dame qui lit dans les étoiles…
JANSSON Tove, Autoportrait (1937) @ DR
Après avoir goûté les premières nouvelles de La Fille du sculpteur de la finlandaise Tove JANSSON (étrangement baptisé “roman” alors qu’il contient un recueil de nouvelles, racontées par une même jeune narratrice), je souhaitais tant que ce livre formidable soit au présent. Alors, j’ai plongé sur le colophon et, partant, plongé dans la douce dépression que l’on ressent devant, par exemple, les illustrations de Carl LARSSON (1853-1919, cfr. illustration d’en-tête), quand la joie de se projeter dans ces charmants paradis perdus de l’enfance et de la fraîcheur se mue en une tendre nostalgie. On en redemande, on tourne les pages de l’album puis on lève les yeux. Ah, si seulement… Mais, hélas, La Fille du sculpteur date déjà de 1968 !
978-2-924898-86-4
L’élégante et espiègle traduction de Catherine Renaud, au départ du suédois, n’est quant à elle parue qu’en 2021, aux Editions La Peuplade (Québec), qui précisent : “Auteure, peintre, illustratrice, féministe, connue dans le monde entier pour ses célèbres Moumines et son roman Le livre d’un été, Tove Jansson (1914-2001) est à l’origine d’une œuvre littéraire exceptionnelle. Elle est l’une des grandes créatrices du XXe siècle.“
Et la quatrième de couverture offre un avant-goût du petit voyage : “La fille du sculpteur raconte une enfance vécue comme un rêve, inspirée de celle de Tove Jansson, au début du xxe siècle, entre Helsinki et la maison familiale sur une île de l’archipel de Porvoo, où ses parents artistes se retiraient pour l’été. Dans ce livre éminemment onirique, les êtres humains se mettent soudainement à voler, des créatures imaginaires et mystérieuses apparaissent au détour de certaines criques, et Dieu le père lui-même surveille les enfants qui jouent dans le jardin.“
Emmanuel Requette, libraire à Bruxelles, explique également : “L’art de Tove Jansson est tout entier contenu dans cette tension qu’elle parvient comme peu à rendre palpable entre le pouvoir de l’enfant et le regard de l’adulte“. Bref, ce livre est un régal d’innocence feinte, à mi-chemin entre l’odeur du pain d’épices volé et la fraîcheur de l’eau, au cœur d’un verger.
C’était tellement agréable de regarder Anna !
Les cheveux d’Anna poussaient comme de l’herbe drue et succulente, ils pendaient, coupés un peu n’importe comment, et étaient si vivants qu’ils faisaient des étincelles. Tout aussi épais et noirs, ses sourcils se rejoignaient presque au milieu, son nez était plat, et ses joues, très rouges. Ses bras plongeaient comme des piliers dans l’eau de vaisselle. Elle était belle.
Quand Anna chante en faisant la vaisselle, je m’assieds sous la table de la cuisine pour essayer d’apprendre les paroles. C’est au treizième couplet de Hjalmar et Hulda qu’il commence enfin à se passer quelque chose.
Hjalmar entre, en habit de guerrier étincelant, et les harpes se taisent prestement. Courroucé, il se dirige vers son infidèle fiancée pour s’emparer de sa couronne de mariée. Il arrache l’objet sombre de ses cheveux clairs. Pâle, comme gisant déjà sur la civière mortuaire, horrifiée, Hulda, la poitrine tremblante d’effarement fait face au bras vengeur de son amant.
On frissonne, c’est beau. Comme Anna quand elle dit : “Sors un moment, il faut que je pleure maintenant, c’est tellement beau.”
Les amants d’Anna arrivaient souvent en habits de guerrier. J’aimais particulièrement le dragon dans son pantalon rouge et son manteau à tresses en passementerie dorée, il était superbe. Il retirait toujours son sabre, qui tombait parfois par terre dans un bruit qui parvenait jusqu’à mon lit-étagère sous le plafond, et je pensais à son bras vengeur. Puis il a disparu, et Anna a eu un nouvel amant, un Homme Pensant. C’est pour cette raison qu’elle assistait à des conférences sur Platon et qu’elle méprisait papa, qui lisait les journaux, et maman, qui lisait des romans.
J’ai expliqué à Anna que maman n’avait pas le temps de lire d’autres livres que ceux qu’elle illustrait : elle devait savoir de quoi le livre parlait et à quoi ressemblait l’héroïne pour dessiner la couverture. Certains se contentent de dessiner ce qu’ils ressentent et méprisent l’auteur. Et il ne faut pas. Un illustrateur doit penser à la fois à l’auteur, au lecteur et parfois même à l’éditeur.
– Ah ! a dit Anna. Des éditeurs de pacotille qui ne publient pas Platon. D’ailleurs, Madame reçoit gratuitement tous les livres qu’elle illustre et, sur le dernier livre, l’héroïne n’avait même pas les cheveux blonds alors qu’ils l’étaient dans l’histoire.
– Mais la couleur coûte cher! ai-je rétorqué en m’énervant. Et en plus, elle doit s’acquitter de la moitié du prix de certains livres !
C’était totalement impossible d’expliquer à Anna que les éditeurs n’aiment pas les impressions multicolores et qu’ils se plaignent des impressions bicolores, même s’ils savent qu’au moins une couleur doit être noire et qu’il est possible de dessiner des cheveux sans jaune pour qu’ils paraissent blonds.
– Ah, vraiment ! a dit Anna. Et quel est le rapport avec Platon, si je peux me permettre ?
Alors je perdais le fil de ce à quoi j’avais pensé depuis le début. Anna mélangeait les choses et finissait toujours par avoir raison. Mais parfois, j’aimais la pousser à bout. Je la laissais parler et parler de son enfance, jusqu’à ce qu’elle pleure, et je me postais à la fenêtre, me balançant sur mes talons et regardant en bas dans la cour. Ou alors je ne lui demandais rien, même si elle avait le visage gonflé et qu’elle jetait la pelle à poussière à travers la cuisine. Je pouvais pousser Anna à bout en étant polie avec ses amants, en leur posant sans cesse des questions sur ce qui les intéressait sans jamais partir. Et un autre très bon moyen était de déclarer d’une voix forte et traînante : “Madame veut du steak de veau pour dimanche”, avant de sortir aussitôt comme si Anna et moi n’avions rien d’autre à nous dire.
Anna s’est longtemps vengée à l’aide de Platon. Puis un jour, elle a eu pour amant un Homme du Peuple et elle s’est vengée en évoquant toutes ces vieilles livreuses de journaux qui se levaient à quatre heures alors que ces messieurs dormaient et se prélassaient au lit en attendant leur édition du matin. J’ai rétorqué qu’aucune vieille livreuse de journaux sur terre ne travaillait toute la nuit quand il fallait fabriquer un moule en plâtre pour un concours et que maman travaillait jusqu’à deux heures chaque nuit pendant qu’Anna dormait et se prélassait au lit, et alors Anna a dit de ne pas l’entraîner sur ce terrain et, du reste, Monsieur n’a reçu aucun prix la dernière fois ! Alors j’ai crié que c’était parce que le jury était injuste et elle a crié que c’était facile à dire, et moi, qu’elle ne comprenait rien parce qu’elle n’était pas artiste et elle que c’était facile d’être supérieure alors qu’on n’a même pas suivi de cours de dessin, et alors nous ne nous sommes plus parlé pendant plusieurs heures.
Quand nous avions toutes les deux fini de pleurer, je retournais dans la cuisine, où Anna avait accroché la couverture au-dessus de la table. Je pouvais alors construire ma cabane dessous si je ne me mettais pas dans ses jambes ni devant la porte du garde-manger. Je la construisais avec les chaises, les bûches et le tabouret. En fait, je le faisais par politesse, parce qu’on pouvait construire de bien meilleures cabanes sous la grande selle de sculpteur.
Une fois la cabane achevée, elle me donnait un peu de vaisselle. Je la prenais uniquement par politesse. Je n’aime pas faire semblant de cuisiner. Je déteste manger.
Une fois, il n’y avait pas de merisier à grappes sur le marché pour le premier juin. Maman doit avoir des fleurs de merisier à grappes pour son anniversaire, sinon elle meurt. C’est ce que lui avait dit une gitane quand maman avait quinze ans et, depuis, tout le monde se donnait beaucoup de mal pour lui trouver des merisiers. Parfois, ils fleurissent trop tôt et parfois, trop tard. Si on les cueille à la mi-mai, les feuilles bruniront sur les bords et les fleurs ne s’ouvriront jamais.
Mais Anna a dit :
– Je sais qu’il y a un merisier à grappes blanc dans le parc. Nous irons en cueillir quand il fera nuit.
Il faisait nuit assez tard, mais j’ai quand même eu le droit d’aller avec elle et nous n’avons pas dit un mot sur nos intentions. Anna m’a prise par la main, ses mains chaudes étaient toujours humides et, quand elle bougeait, elle dégageait un parfum brûlant et un peu effrayant. Nous avons descendu la Lotsgatan, traversé en direction du parc, et j’étais complètement pétrifiée de terreur, je pensais au gardien du parc, au conseil municipal et à Dieu.
– Papa ne ferait jamais une chose pareille, ai-je dit.
– Non, parce que Monsieur est bien trop bourgeois, a répondu Anna. On prend ce dont on a besoin, c’est comme ça.
Nous avions escaladé la clôture avant que je comprenne la chose incroyable qu’elle venait de dire, que papa était bourgeois. J’étais tellement stupéfaite que je n’ai pas eu le temps d’être offensée.
Anna s’est directement approchée du buisson blanc au milieu de la pelouse et a commencé à cueillir des fleurs.
– Tu cueilles mal ! lui ai-je sifflé. Fais-le correctement !
Anna était plantée dans l’herbe, les jambes écartées, et elle me regardait. Sa grande bouche s’est ouverte en un large sourire, découvrant ses belles dents, elle m’a prise par la main, s’est accroupie, et nous avons couru en nous faufilant sous les arbustes. Nous nous sommes dirigées vers un autre buisson blanc, et Anna regardait tout le temps par-dessus son épaule et s’arrêtait parfois derrière un arbre.
– Est-ce que c’est mieux comme ça ? a-t-elle demandé.
J’ai hoché la tête et serré sa main. Puis elle s’est mise à cueillir les fleurs. Elle tendait ses grands bras et sa robe la serrait de partout. Elle riait, cassait des branches, et les fleurs tombaient sur son visage. Je murmurais “arrête, arrête, ça suffit”, tellement terrifiée que j’ai failli faire dans mon pantalon.
– Tant qu’à voler, autant le faire correctement, a dit Anna calmement.
Elle avait les bras remplis de fleurs de merisier, qui lui couvraient le cou et les épaules et elle les tenait toujours fermement de ses grandes mains rouges. Nous avons de nouveau escaladé la clôture pour rentrer à la maison, et aucun gardien de parc ni aucun policier n’a jamais surgi.
Après, ils nous ont dit que nous avions cueilli les fleurs d’un buisson qui n’était pas un merisier à grappes. Elles étaient juste blanches. Mais maman s’en est quand même sortie et elle n’est pas morte.
Parfois, Anna se fâchait et criait :
– Je ne supporte plus de te voir! Va-t’en !
Alors je descendais dans la cour et je m’asseyais sur la poubelle où je brûlais des rouleaux de pellicules avec une loupe.
J’aime les odeurs. Celle des pellicules qui brûlent, de la chaleur, d’Anna, de la caisse d’argile, des cheveux de maman, l’odeur des fêtes et du merisier en grappes. Je n’ai moi-même pas encore d’odeur, du moins je ne crois pas.
En été, Anna avait une odeur différente, elle sentait l’herbe et dégageait un parfum encore plus brûlant. Elle riait plus souvent et on découvrait davantage ses grands bras et ses jambes.
Anna savait vraiment ramer. Elle donnait un seul coup et se reposait triomphalement sur les rames pendant que le bateau glissait sur le détroit en faisant jaillir des éclaboussures dans l’eau brillante du soir. Puis elle donnait un autre coup de rame, d’autres éclaboussures jaillissaient, et elle montrait combien elle était forte. Elle éclatait alors de rire, plongeait une des rames pour faire tourner le bateau et montrer qu’elle n’avait envie d’aller nulle part et se contentait de jouer. Finalement, elle laissait le bateau dériver, s’allongeait au fond pour chanter et, depuis le rivage, tout le monde l’entendait dans le soleil couchant et savait qu’Anna était allongée là, grande, heureuse, brûlante et se moquant de tout. Elle faisait ce qu’elle voulait.
Puis elle montait sur la colline, son corps se balançant lentement, cueillait parfois une fleur. Anna chantait aussi quand elle faisait du pain. Elle pétrissait la pâte, la battait, la tapotait et façonnait des petites boules qu’elle jetait dans le four exactement comme il fallait. Elle refermait la porte, s’étirait et s’exclamait :
– Houla ! Ça brûle !
J’aime Anna l’été et je ne cherche jamais à la pousser à bout.
Parfois, nous allions dans la vallée des diamants. C’est une plage où tous les galets sont ronds et précieux. Ils ont une très jolie couleur. Ils sont beaux sous l’eau, mais quand on les frotte avec de la margarine, ils restent toujours beaux. Nous y allions quand maman et papa travaillaient en ville et, après avoir ramassé beaucoup de diamants, nous nous asseyions près du ruisseau qui descendait de la montagne. Il ne coulait qu’à la fin du printemps et à l’automne. Nous construisions des cascades et des barrages.
– Il y a de l’or dans le ruisseau, a dit Anna. Cherche-le.
Je n’ai jamais vu d’or.
– Il faut le mettre toi-même, a dit Anna. L’or est magnifique dans l’eau brune. Et il prolifère. De plus en plus d’or.
Alors je suis rentrée à la maison et j’ai récupéré tout l’or que nous possédions ainsi que les perles. J’ai tout mis dans le ruisseau et c’est devenu incroyablement beau.
Anna et moi étions allongées à écouter le ruisseau, et elle chantait La Fiancée au Lion. Elle est entrée dans l’eau, a attrapé le bracelet en or de maman avec ses orteils, l’a relâché en éclatant de rire.
– J’ai toujours eu envie d’or véritable.
Le jour suivant, tout l’or avait disparu et les perles aussi. J’ai trouvé ça étrange.
– On ne sait jamais avec les ruisseaux, a dit Anna. Parfois, l’or prolifère et parfois il va droit dans la terre. Mais il peut ressortir, si on n’en parle jamais.
Puis nous sommes rentrées à la maison et nous avons fait des crêpes.
Le soir, Anna a retrouvé son nouvel amant près de la balançoire du village. C’était un Homme d’Action et il pouvait pousser la balançoire si fort qu’elle faisait des tours complets, et la seule qui osait rester assise au quatrième tour était Anna.
Quatrième enfant d’un avocat, François RABELAIS naît à La Devinière, propriété familiale située non loin de Chinon, berceau de la famille. Sa date de naissance fait l’objet de controverses : 1483, 1489 ou 1494. Des indices divers peuvent accréditer chacun de ces millésimes. Quoi qu’il en soit, il a vécu à l’époque de Colomb, de Luther, d’Érasme, de François Ier, de Charles-Quint, de Jules II, de Léonard de Vinci et de Michel-Ange. Un bouillon d’Humanisme en pleine Renaissance.
Après une instruction à Seuilly (à 1,5 km de La Devinière), Rabelais devient novice puis moine chez les Cordeliers (“de cordes liés” !) à Angers (1509-1519) puis à Fontenay-le-Comte (1520-1525). Mais ces années passées chez les Franciscains (appelés “cordeliers” en France) l’étouffent. La Sorbonne conservatrice lui interdit même de lire les Évangiles à partir du texte grec. Pour se libérer de ce joug, il passe chez les Bénédictins, plus ouverts au travail intellectuel : le voilà à Maillezais, protégé par Geoffroy d’Estissac (les ruines de l’ancienne abbaye, face au marais poitevin, incitent à visiter la Vendée).
En 1530 cependant, après avoir fréquenté plusieurs universités françaises, il s’inscrit à la réputée Faculté de Médecine de Montpellier. Grâce à son immense savoir et à sa mémoire prodigieuse, il est reçu bachelier en moins de deux mois. Il lui reste à exercer pratiquement le métier pour être certifié médecin. Il va soigner 200 malades à l’Hôtel-Dieu de Lyon ; pendant son passage, la mortalité baisse de 3 %. Dans la foulée, il est engagé comme médecin et secrétaire particulier de Jean du Bellay, évêque de Paris – l’occasion de voyager en Italie.
Ce n’est qu’en 1532 – la quarantaine bien sonnée ! – qu’il publie son premier ouvrage Pantagruel, suivi, vu le succès, de la Pantagruéline Prognostication (satire des faiseurs d’horoscopes) et de Gargantua (père de Pantagruel) en 1534.
A travers Pantagruel et Gargantua, il a l’occasion de préciser ses idées en matière d’instruction et d’éducation. Idéalement, l’élève doit devenir “un abysme de science” et s’intéresser à tout : les langues, les maths, le droit, les sciences naturelles et la diététique – préoccupation très avant-gardiste mais qui s’explique par ses connaissances médicales.
Comme piliers, deux préceptes latins : “Mens sana in corpore sano” et “Utile dulci” : si on joint l’utile à l’agréable, la leçon se retient mieux (ex. le jeu de cartes à finalité mathématique).
Les ouvrages rabelaisiens précités sont enrobés dans des récits plaisants où le gigantisme et la bouffonnerie constituent l’enveloppe… mais comme il l’écrit : “L’habit ne fait point le moine.” Il faut dépasser la forme pour s’attacher au contenu.
A côté de ses leçons pédagogiques, Rabelais ne se prive pas de railler la justice, la Sorbonne et le bas-clergé.
Après un silence de 12 ans, il publie le Tiers Livre, opus dans lequel Panurge, compagnon de Pantagruel, consulte 16 spécialistes pour savoir s’il doit ou non se marier, car le risque d’être cocu semble réel dans le mariage.
Si l’on veut bien se laisser porter par le ton et le rythme de son oeuvre, Rabelais apparaît comme un promoteur de la joie de vivre, laquelle se décline en 4 mots : rire, boire, manger…et desbraguetter. Ce sera l’occasion pour Rabelais de faire exploser sa créativité : des rythmes de phrase très puissants et un vocabulaire richissime.
Ses personnages respirent la Gourmandise : Grandgousier et Gargantua (“car grand tu as”… le gosier) et ses cuisiniers sont affublés de jolis noms : “Saulpicquet”, “Paimperdu”, “Carbonnade” et “Hoschepot”. Notre époque s’en sert encore !
Il convient enfin de souligner avec force cette vérité : Rabelais est le plus grand créateur de mots de notre langue française.
Il a popularisé des expressions toujours en vogue… après 5 siècles : “tirait les vers du nez”, “qui trop embrasse peu estrainct”, “saultoyt du coq a l’asne”. Dans le seul Pantagruel, on recense pas moins de 800 néologismes, entièrement imaginés par Rabelais. C’est à lui que l’on doit des mots comme écrabouiller, excrément, frugal, imposteur, intempéries et quinconce. Et quand il soigne les blessés dans son grand nosocome, on comprend mieux l’adjectif dérivé de ce substantif.
Il a aussi parlé de “la sepmaine des troys jeudis”, des “calendes grecques” et de “l’année des couilles molles”. En façonnant ce curieux “calendrier”, il a pu observer qu’il ne fallait pas confondre une femme “folle à la messe”… avec une femme “molle à la fesse”. L’inventeur de la contrepèterie, c’est encore lui, le père François !
La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte de Jean KOKELBERG a fait l’objet d’une conférence organisée en septembre 2022 par la CHiCC : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez notre agenda en ligne…
[DOCUMENTA : MAGAZINE LITTERAIRE n°308, mars 1993] De l’amour envisagé comme une “grande tâche de solitude”, un long apprentissage, une oeuvre suprême.
Rilke a beaucoup écrit sur l’amour, “notre plus grand et plus intime secret”. Rilke a beaucoup aimé : Lou Andreas-Salomé, Clara Vesthoff (qui deviendra sa femme), Magda von Hattingberg (Benvenuta), Lou Albert-Lasard, Baladine Klossowska (Merline). Rilke a beaucoup voyagé, le plus souvent en solitaire, il a vécu, en apatride, l’amour et l’amitié à distance, comme si c’était là le chemin d’encre et de papier de la proximité.
Rilke a très tôt pressenti que l’amour – et toutes les choses profondes de la vie – était à retrouver comme un commencement, qu’il faudrait décider de “commencer toujours”, qu’il “faudrait pour l’amour de tout au monde… que quelque chose arrivât” : aimer, écrire, dans la solitude qui mûrit, qui concentre, qui patiemment prépare le commencement.
Dans une lettre cosignée par Clara, Rilke écrit à un des frères de sa femme : “Sans cesse, l’ai dû refaire l’expérience qu’il n’est guère de chose plus ardue que de s’aimer. Que c’est du travail, du travail à la journée”. Cela a l’air d’un “rapport facile et frivole”, cela semble “à la portée de chacun”. L’exaltation amoureuse”incite à s’abandonner complètement”. Les jeunes gens surtout qui s’aiment “cèdent à l’impatience”. “Ils se déversent, alors que leur âme n’est qu’ébauche, trouble et désordre”. Ils ne savent pas encore aimer, car le don de soi est un achèvement et que non seulement eux, mais l’homme “en est peut-être encore incapable”.
Au-delà de la seule jeunesse, ignorante, inexpérimentée, c’est le procès d’une manière d’être au monde que Rilke instruit. Il désigne les gens qui ont “mésentendu, comme tant d’autres choses, la place de l’amour dans la vie”, qui en ont fait “un jeu et un divertissement”, corrompus, note Malte, qui s’inclut dans ce nombre, “par la jouissance superficielle, comme tous les dilettantes”.
II faudrait – c’est l’éthique de l’amour et de toute création – “prendre l’amour au sérieux…, l’apprendre comme un travail”, cesser de ne voir dans l’amour qu’un “plaisir de foire”, d’accès facile, sans risques, que compromis où “chacun perd le sens du large”. L’amour, c’est l’occasion unique de mûrir, de prendre forme, de devenir soi-même un monde pour l’amour de l’être aimé. C’est “une grande tâche” de solitude, de concentration, de rentrée en soi-même pour se préparer au don d’un “tout ordonné”. C’est un “dur apprentissage”, l’épreuve peut-être “la plus difficile pour chacun de nous”, “le plus haut témoignage de nous-même”, “l’oeuvre suprême dont toutes les autres ne sont que les préparations” – le delà de nous et de l’autre.
Dans cette épreuve, la femme surpasse l’homme. En témoigne la religieuse portugaise, Marianna Alcoforado (dont le poète a traduit les Lettres), cette “amante absolue” et “son pitoyable partenaire”, Chemilly. A l’une Rilke décerne “le diplôme de capacité d’amour”, à l’autre un manuel de langue pour débutants qui a appris par cœur les premières phrases.
L’amante est profonde, l’amant superficiel – “l’amour n’a jamais touché que la part la plus superficielle de lui-même”. La femme “a mené à terme quelque chose qui est son propre, ce qu’elle a de plus sien”. L’homme, “disposant de l’échappatoire de soucis plus graves”, l’a abandonnée. Son amour à elle est toujours là, plus intériorisé, plus pur, il ne dépend plus de la façon dont il l’a traitée : “Elle s’est haussée au-dessus de l’aimé”.
Chez la nonne portugaise, comme chez Héloise, Sapho, Bettina, Louise Labé, Gaspara Stampa – les grandes amoureuses délaissées qu’exaltait déjà Malte -, “la jubilation inconsciente… perce à travers leurs plaintes chaque fois qu’elles prennent conscience que leur sentiment n’a plus devant soi l’aimé, mais seulement sa propre orbite vertigineuse, bien heureuse”.
Au-delà de l’assouvissement, comme une sainte sensuelle, la nonne réalise “la transfiguration de l’extase”. “Un tel amour (il s’agit cette fois de celui de Bettina pour Goethe) n’a pas besoin de réponse, il contient l’appeau et la réponse ; il s’exauce lui-même”.
C’est pourquoi Rilke chante ces amantes délaissées et sublimes, qui lui paraissent “tellement plus amoureuses que les apaisées”, dans la première des Élégies de Duino, qu’il ne cessera de chanter l’ “inaccessible louange” qui est louange de l’amour dépossédé de son objet – sensualité pure, immanence et transfiguration, consumation infinie : “…N’est-il pas temps, pour nous qui aimons, de nous libérer de l’objet aimé, vainqueurs frémissants : comme le trait vainc la corde pour être concentré dans le bond, plus que lui-même ?”.
Si les femmes n’ont “rien que cette occupation infinie de leur cœur”, si là est “toute leur oeuvre”, les hommes, eux, sont “voués à produire”. Ils s’éloignent de l’amour, ne trouvant leur réalisation que dans le travail et par moments, ils participent à l’amour, (en gâcheurs, en dilettantes ou, pire encore, en usuriers du sentiment”. Les femmes ne peuvent “se mouvoir qu’en elles-mêmes, vivre l’existence… qu’au rythme de l’attente, de l’exaucement et de l’adieu”.
La profondeur est bien de leur côté, la force élémentaire, le souffle impétueux, la capacité de transformer’ de transfigurer – la “sensualité de l’âme”.
Rilke, conscient, comme les troubadours, des limites de l’homme, sachant qu’il fait, comme Dante, “autour de l’amour le monumental détour de son immense poème”, attend que l’homme de l’ “espèce nouvelle” qui pour le moment sombre – Pascal dirait se divertit – prenne sur lui de devenir un “amant”. Ce sera – il le sait, il le répète depuis Les Lettres à un jeune poète, depuis Malte – une “opération longue, difficile et pour lui tout à fait nouvelle”. La femme trouvera, de sa fenêtre ou de son jardin – nous sommes proches de l’amour courtois – “la patience d’attendre sans ennui et d’accueillir sans trop d’ironie cet amant retardataire”.
L’espérance rilkéenne porte sur l’avenir de l’homme et de la femme, sur l’utopie d’un nouveau couple, d’un amour plus large, plus fécond et plus pur, d’une nouvelle humanité, plus humaine. Sur ce chemin intérieur qui conduit, comme toute création profonde, comme toute haute solitude au Weltinneraum, à l’espace intérieur du monde, la femme est le guide, pour ne pas dire l’ange : “Bettine a, par toutes ses lettres, créé de l’espace, et comme un monde de dimensions élargies… le poète aurait dû s’humilier devant elle, dans toute sa magnificence, et ce qu’elle dictait, l’écrire à deux mains, comme Jean de Pathmos, à genoux. Il n’y avait pas de choix possible en présence de cette voix, qui ‘remplissait la fonction des anges’, qui était venue pour l’envelopper et l’entraîner vers l’éternel”.
Ainsi Rilke devant Lou Andreas-Salomé, devant Benvenuta ou Merline, la madonne, la sainte, la vierge, la jeune fille éternelle – la sœur d’élection – “sans apparence” (unscheinbar), tout entière transfigurée dans et par l’amour.
Un jour, la femme, hors des chaînes de sa condition sociale, sera, “la jeune fille sera” et ces mots ne signifieront plus le contraire de “mâle”, “mais une forme complète de la vie : la femme dans sa véritable humanité”. Et l’amour ne sera plus – la femme devançant l’homme – “le commerce d’un homme et d’une femme, mais celui d’une humanité avec une autre”. C’est comme si “une vaste maternité” régissait “une commune passion”. L’homme aussi engendrera, enfantera – amour et création c’est tout un – “Dans le profond tout est loi”. Nous sommes proches ici sans doute de Nietzsche-Zarathoustra, qui lui aussi sublime l’enfantement et transfigure la sexualité : “Les sexes sont peut-être plus proches qu’on ne le croit ; et le grand renouvellement du monde tiendra sans doute à ceci : l’homme et la femme, libérés de toutes leurs erreurs, de toutes leurs difficultés, ne se rechercheront plus comme des contraires, mais comme des frères et sœurs, comme des proches. Ils uniront leurs humanités pour supporter ensemble, gravement, patiemment, le poids de la chair difficile qui leur a été donnée”.
Le frère et la sœur de cette sexualité sublimée, de cet amour du proche et du lointain seront “deux solitudes se protégeant, se complétant, se limitant, et s’inclinant l’une devant l’autre”. C’est ce que disait exactement, un mois avant cette septième lettre au jeune poète, Rilke au frère de Clara : “Clara et moi, cher Friedrich, nous nous sommes rejoints et compris dans la certitude même que toute vie en commun ne peut consister qu’à fortifier deux solitudes voisines…”.
L’exigence de solitude vient du besoin irrépressible de la création – d’un autre amour, plus grand, d’une plus vaste maternité – et d’une lutte constante contre la tentation “de-ne-pas-rester seul”, d’un combat contre l’extériorité et pour la clôture, où Rilke, qui n’est pas un saint, a besoin du monde et de la femme aimée, mais à distance, pour qu’il habite aussi sa solitude qui l’ouvre à la constellation.
Le couple et la solitude sont donc les lieux croisés et séparés d’une épreuve, parfois heureuse, parfois désespérante. La relation amoureuse avec Benvenuta est ici exemplaire de cette contradiction et de sa résolution : “Pourquoi ne pas dire je veux être solitaire… Amie, crois-moi, je ne veux rien que cela. Et du même souffle dont je prie Dieu de me laisser t’aimer totalement, je le prie, je le supplie de fortifier en moi la puissance, la volonté, le désir de la solitude la plus combattante, car il n’est pas un endroit de moi-même qui n’y soit voué”.
Aussi, remarque Jaccottet, Rilke “appelait cette femme et en même temps l’éloignait”, elle incarne “la bien-aimée lointaine appelée dans plusieurs poèmes des années précédentes”, la figure de l’amour, la transfiguration érotico-poétique, non la présence physique dérangeante, qui raviverait aussi en Rilke une blessure presque originelle (la crainte et le désir, la peur d’être touché et d’étreindre) : “Oh, sens-tu, sœur, sens-tu dans le cœur de ton frère, quand tu poses tes mains dessus, le besoin indicible de tout rejeter, ah, toute tendresse, et de suivre d’exploit en exploit, irrésistiblement, le rude, le magnifique chemin de l’action ?”
Quand Benvenuta annonce qu’elle vient le voir, il essaye de différer la rencontre, puis il la met en garde contre lui-même : “Magda, peut-être vas-tu t’apercevoir, à peine m’auras-tu touché, que la fêlure est décidément irréparable… je ne te tiens pas, mes mains depuis très longtemps se sont promis de ne jamais tenir (ce n’est pas pour cela que Dieu les a faites)”.
Son premier mouvement, devant l’imminence de son arrivée, est de partir. Il se ravise – “je dois être généreux moi aussi” – mais lui écrit de ne pas oublier “de laisser toujours grand ouvertes” derrière elle ses “lignes de retraite”. Rilke se connaît bien, il ne peut être près de l’aimée que par les lettres : “pour le moment le papier reste mon seul moyen dérisoire et pourtant admirable, Magda, d’être auprès de toi, de te parler”, c’est-à-dire ne “pas agir au dehors”, de “rentrer en soi”. La rencontre physique – l’intériorité ? – a tari l'”irrésistible flux de vitalité”, la “nouvelle et riche source” de son être “le plus intime”, comme si le réel, l’avoir lieu, l’être ensemble, hors des lettres, corps à corps, empêchant la transfiguration, rendait à nouveau “le poids de la chair difficile”.
Pourtant Rilke affirme au jeune poète que “la vie créatrice est si près de la vie sexuelle, de ses souffrances, de ses voluptés, qu’il n’y faut voir que deux formes d’un seul et même besoin, d’une seule et même jouissance”. Il faut libérer le mot “sexe” (et le sexe lui-même) “des suspicions de l’Eglise”. C’est le sens du très beau texte La lettre du jeune travailleur, de 1922, où Rilke met sous la plume d’un jeune ouvrier (qui après avoir entendu la lecture des poèmes de V. a assisté le lendemain, par hasard, à une soirée organisée par une association chrétienne) un éloge de l’immanence qu’il adresse au poète. Cet éloge se présente comme une restauration de l’ici-bas dégradé depuis des siècles par le christianisme (un tel texte devrait nous éloigner définitivement de toute récupération chrétienne de Rilke). Il s’agit pour le poète, par le biais de cette fiction épistolaire, de refuser le “rabaissement que le christianisme crut bon de ménager au terrestre” et spécialement à l’amour appelé avec mépris, convoitise et curiosité, “sensuel”. Or nous possédons en cet amour “le centre de nos ravissements”. D’où cette question-accusation : “Pourquoi nous a-t-on rendu notre sexe apatride au lieu d’y transférer la fête de nos pouvoirs intimes ?” Et – renversement de type nietzschéen – “pourquoi n’appartenons-nous pas à Dieu de par cet endroit ?”. Rilke affirme fortement ici, sans recourir à la procréation, que le texte est “le mystère” de notre propre existence, qu’il est beau, qu’il est innocent comme l’enfant qui n’ignore pas le sexe, mais qui n’a pas encore été contaminé par le mensonge du péché.
Cela dit, on peut défigurer autrement que par le péché l’amour et la sexualité. En en faisant du rut et de l’ivresse, on n’éprouve l’amour “qu’en mâle et non en homme”. Alors que “la volupté de la chair” est du même ordre que le “regard pur” que “la pure saveur d’un beau fruit sur notre langue”, qu’elle est “connaissance de tout l’univers” – de sa plénitude, de sa splendeur.
Une fois encore c’est contre le mésusage, le galvaudage de cette “expérience” que Rilke s’en prend et met en garde le jeune poète, non contre l’énergie jaillissante et pure de la sexualité, non contre son mystère qu’il “sanctifie”. Il s’agit d’opposer “excitant”, “distraction” et “concentration” de l’être “vers les sommets”. Avec le manger aussi, les hommes “ont troublé la clarté de ce besoin”. Il faut – c’est l’urgence de la tâche poétique – “repurifier tous les besoins simples et profonds”, par lesquels la vie se renouvelle, les ouvrir à un plus large espace. Alors “Etre ici est splendide”, (Hier sein ist herrlich).
Rilke au-delà de ce partage de la bonne sensualité et de son mauvais usage, présente au jeune poète un critère simple pour reconnaître le pur et l’impur : c’est la totalité ou la partie de son être, c’est le moi de plus en plus large ou le moi étriqué, égoïste, fétichiste et tristement jouisseur, c’est la joie transindividuelle, l’allais dire cosmique, la joie de Weltinneraum ou les représentations illusoires du monde parcellaire, du moi atomisé :
Pour ce qui est des sentiments, purs sont tous les sentiments sur lesquels vous concentrez votre être entier et qui vous élèvent ; impur est un sentiment qui ne répond qu’à une partie de vous-même et par conséquent vous déforme… Toute exaltation est bonne si tout votre sang y participe, à la condition qu’elle ne soit pas simple ivresse ou trouble, mais une joie claire, transparente au regard jusqu’au plus profond.
Dans cette optique presque dionysiaque, le sentiment le plus pur et le plus grand amour est la Kunstding, la chose d’art que l’artiste crée et où il se met tout entier, au-delà même de l’amour, qu’on ne distinguera plus du don de l’oeuvre. Rodin est ici le modèle éthico-poétique de Rilke. “O Lou, dans un poème qui me réussit, il y a beaucoup plus de réalité que dans toute relation ou inclination que je vis… c’est là qu’est ma maison, là les figures qui me sont vraiment proches, les femmes dont j’ai besoin, les enfants qui grandiront et vivront longtemps”.
On croirait entendre Nietzsche, dans la troisième dissertation de La Généalogie de la morale, “Liberi aut libri”, des enfants ou des livres… Rilke veut dès 1903 (il est alors secrétaire de Rodin) se “rassembler loin de toutes distractions”. Il ne veut, il ne voudra jamais être tourné vers le dehors. Le dehors qui est tout ce qui n’est pas là, où les choses parlent – “toutes les choses accomplies” où le moi dépossédé de toutes les possessions, de toutes les “distractions trop claires” croît. C’est ce qu’il écrit à son futur beau-fils (qui épousera sa fille Ruth). Le dehors c’est sa famille, sa femme, sa fille (qu’il aime pourtant) mais dont sa “vocation”, sa “réalisaton intérieure” le détournait : “…Je ne puis plus appartenir totalement qu’à une chose : mon travail, et pour lui, je suis obligé de repousser au second plan nombre de choses grandes et positives que les autres, à bon droit, mettent au-dessus de tout”.
Peut-être est-ce de se sentir “nulle part, enraciné dans le monde extérieur” qui l’a exilé “à l’intérieur de lui-même” ? Peut-être sont-ce “toute une série de graves privations, parmi les souffrances” qui l’obligèrent à se “construire un monde intérieur” ?.
Ces choses qui parlent et vers lesquelles l’apatridité et l’amour ont poussé le poète “vous demandent d’abord : Etes-vous libre ? Etes-vous prêt à me conserver tout votre amour… l’amour entier, tout l’amour qui existe sur terre ?” “Une chose, pour qu’elle vous parle, confie encore Rilke à Merline, vous devez la prendre pendant un certain temps, comme la seule qui existe… qui, par votre amour laborieux et exclusif se trouve placée au centre de l’univers et qui, à cette place incomparable, ce jour-là est servie par les Anges”.
Il convient alors, nécessairement, de s’éloigner de tout ce qui pourrait, comme dit Cézanne, “venir vous mettre le grappin dessus”, il faut quitter tout ce qui attache extérieurement, tout ce qui cache l’Ouvert. Savoir qu’on ne peut “demeurer nulle part” (Den Bleiben ist nirgends). Comprendre que les amants “ne font que se masquer l’un à l’autre leur sort”, que “l’autre. . . masque la vue”, mais que l’autre, “nul ne peut le franchir et de nouveau c’est pour lui le monde”. Que “l’oeuvre d’art accomplie n’est reliée à nous qu’en ceci qu’elle nous surpasse”, que “le poème pénètre du dedans, d’un côté toujours détourné de nous… mais, dès lors ne se soucie plus jamais de nous atteindre”.
Mais alors Rilke n’est plus Rilke, mais le delà de son amour, de son vouloir – Amor fati, disait Nietzsche. Il pressent que “c’est quelque part là-bas, dans la légende, qu’il me faut commencer à t’aimer – moi commençant”. Il pressent que sa mission, c’est la transformation, la célébration, l'”existence surabondante”, que “le chant est existence” (Gesang ist Dasein), “un souffle pour rien. Une haleine en Dieu. Un vent”. Il est plus près de l’Ange, sans doute, dans les plus larges cercles “qui passent sur les choses”. On pourrait dire qu’il prie, mais Dieu est immanent et il pourrait à lui aussi écrire des lettres ou des poèmes, un peu plus encore au-delà de la personne, prenant congé (Abschied), entre élan et détresse.
Né en 1939, Jacques SOJCHER a été Professeur de philosophie et d’esthétique à l’Université Libre de Bruxelles. Il a entre autres publié un essai sur Nietzsche, La question et le sens (Aubier Montaigne, 1972), Paul Delvaux ou la passion puérile (Cercle d’Art, 1991) et un ouvrage sur La Passion célibataire.