SOJCHER : Rilke, aimer comme un ange

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[DOCUMENTA : MAGAZINE LITTERAIRE n°308, mars 1993] De l’amour envisagé comme une “grande tâche de solitude”, un long apprentissage, une oeuvre suprême.

Rilke a beaucoup écrit sur l’amour, “notre plus grand et plus intime secret”. Rilke a beaucoup aimé : Lou Andreas-Salomé, Clara Vesthoff (qui deviendra sa femme), Magda von Hattingberg (Benvenuta), Lou Albert-Lasard, Baladine Klossowska (Merline). Rilke a beaucoup voyagé, le plus souvent en solitaire, il a vécu, en apatride, l’amour et l’amitié à distance, comme si c’était là le chemin d’encre et de papier de la proximité.

Rilke a très tôt pressenti que l’amour – et toutes les choses profondes de la vie – était à retrouver comme un commencement, qu’il faudrait décider de “commencer toujours”, qu’il “faudrait pour l’amour de tout au monde… que quelque chose arrivât” : aimer, écrire, dans la solitude qui mûrit, qui concentre, qui patiemment prépare le commencement.

Dans une lettre cosignée par Clara, Rilke écrit à un des frères de sa femme : “Sans cesse, l’ai dû refaire l’expérience qu’il n’est guère de chose plus ardue que de s’aimer. Que c’est du travail, du travail à la journée”. Cela a l’air d’un “rapport facile et frivole”, cela semble “à la portée de chacun”. L’exaltation amoureuse”incite à s’abandonner complètement”. Les jeunes gens surtout qui s’aiment “cèdent à l’impatience”. “Ils se déversent, alors que leur âme n’est qu’ébauche, trouble et désordre”. Ils ne savent pas encore aimer, car le don de soi est un achèvement et que non seulement eux, mais l’homme “en est peut-être encore incapable”.

Au-delà de la seule jeunesse, ignorante, inexpérimentée, c’est le procès d’une manière d’être au monde que Rilke instruit. Il désigne les gens qui ont “mésentendu, comme tant d’autres choses, la place de l’amour dans la vie”, qui en ont fait “un jeu et un divertissement”, corrompus, note Malte, qui s’inclut dans ce nombre, “par la jouissance superficielle, comme tous les dilettantes”.

II faudrait – c’est l’éthique de l’amour et de toute création – “prendre l’amour au sérieux…, l’apprendre comme un travail”, cesser de ne voir dans l’amour qu’un “plaisir de foire”, d’accès facile, sans risques, que compromis où “chacun perd le sens du large”. L’amour, c’est l’occasion unique de mûrir, de prendre forme, de devenir soi-même un monde pour l’amour de l’être aimé. C’est “une grande tâche” de solitude, de concentration, de rentrée en soi-même pour se préparer au don d’un “tout ordonné”. C’est un “dur apprentissage”, l’épreuve peut-être “la plus difficile pour chacun de nous”, “le plus haut témoignage de nous-même”, “l’oeuvre suprême dont toutes les autres ne sont que les préparations” – le delà de nous et de l’autre.

Dans cette épreuve, la femme surpasse l’homme. En témoigne la religieuse portugaise, Marianna Alcoforado (dont le poète a traduit les Lettres), cette “amante absolue” et “son pitoyable partenaire”, Chemilly. A l’une Rilke décerne “le diplôme de capacité d’amour”, à l’autre un manuel de langue pour débutants qui a appris par cœur les premières phrases.

L’amante est profonde, l’amant superficiel – “l’amour n’a jamais touché que la part la plus superficielle de lui-même”. La femme “a mené à terme quelque chose qui est son propre, ce qu’elle a de plus sien”. L’homme, “disposant de l’échappatoire de soucis plus graves”, l’a abandonnée. Son amour à elle est toujours là, plus intériorisé, plus pur, il ne dépend plus de la façon dont il l’a traitée : “Elle s’est haussée au-dessus de l’aimé”.

Chez la nonne portugaise, comme chez Héloise, Sapho, Bettina, Louise Labé, Gaspara Stampa – les grandes amoureuses délaissées qu’exaltait déjà Malte -, “la jubilation inconsciente… perce à travers leurs plaintes chaque fois qu’elles prennent conscience que leur sentiment n’a plus devant soi l’aimé, mais seulement sa propre orbite vertigineuse, bien heureuse”.

Au-delà de l’assouvissement, comme une sainte sensuelle, la nonne réalise “la transfiguration de l’extase”. “Un tel amour (il s’agit cette fois de celui de Bettina pour Goethe) n’a pas besoin de réponse, il contient l’appeau et la réponse ; il s’exauce lui-même”.

C’est pourquoi Rilke chante ces amantes délaissées et sublimes, qui lui paraissent “tellement plus amoureuses que les apaisées”, dans la première des Élégies de Duino, qu’il ne cessera de chanter l’ “inaccessible louange” qui est louange de l’amour dépossédé de son objet – sensualité pure, immanence et transfiguration, consumation infinie : “…N’est-il pas temps, pour nous qui aimons, de nous libérer de l’objet aimé, vainqueurs frémissants : comme le trait vainc la corde pour être concentré dans le bond, plus que lui-même ?”.

Si les femmes n’ont “rien que cette occupation infinie de leur cœur”, si là est “toute leur oeuvre”, les hommes, eux, sont “voués à produire”. Ils s’éloignent de l’amour, ne trouvant leur réalisation que dans le travail et par moments, ils participent à l’amour, (en gâcheurs, en dilettantes ou, pire encore, en usuriers du sentiment”. Les femmes ne peuvent “se mouvoir qu’en elles-mêmes, vivre l’existence… qu’au rythme de l’attente, de l’exaucement et de l’adieu”.

La profondeur est bien de leur côté, la force élémentaire, le souffle impétueux, la capacité de transformer’ de transfigurer – la “sensualité de l’âme”.

Rilke, conscient, comme les troubadours, des limites de l’homme, sachant qu’il fait, comme Dante, “autour de l’amour le monumental détour de son immense poème”, attend que l’homme de l’ “espèce nouvelle” qui pour le moment sombre – Pascal dirait se divertit – prenne sur lui de devenir un “amant”. Ce sera – il le sait, il le répète depuis Les Lettres à un jeune poète, depuis Malte – une “opération longue, difficile et pour lui tout à fait nouvelle”. La femme trouvera, de sa fenêtre ou de son jardin – nous sommes proches de l’amour courtois – “la patience d’attendre sans ennui et d’accueillir sans trop d’ironie cet amant retardataire”.

L’espérance rilkéenne porte sur l’avenir de l’homme et de la femme, sur l’utopie d’un nouveau couple, d’un amour plus large, plus fécond et plus pur, d’une nouvelle humanité, plus humaine. Sur ce chemin intérieur qui conduit, comme toute création profonde, comme toute haute solitude au Weltinneraum, à l’espace intérieur du monde, la femme est le guide, pour ne pas dire l’ange : “Bettine a, par toutes ses lettres, créé de l’espace, et comme un monde de dimensions élargies… le poète aurait dû s’humilier devant elle, dans toute sa magnificence, et ce qu’elle dictait, l’écrire à deux mains, comme Jean de Pathmos, à genoux. Il n’y avait pas de choix possible en présence de cette voix, qui ‘remplissait la fonction des anges’, qui était venue pour l’envelopper et l’entraîner vers l’éternel”.

Avec Lou Andréas-Salomé © DR

Ainsi Rilke devant Lou Andreas-Salomé, devant Benvenuta ou Merline, la madonne, la sainte, la vierge, la jeune fille éternelle – la sœur d’élection – “sans apparence” (unscheinbar), tout entière transfigurée dans et par l’amour.

Un jour, la femme, hors des chaînes de sa condition sociale, sera, “la jeune fille sera” et ces mots ne signifieront plus le contraire de “mâle”, “mais une forme complète de la vie : la femme dans sa véritable humanité”. Et l’amour ne sera plus – la femme devançant l’homme – “le commerce d’un homme et d’une femme, mais celui d’une humanité avec une autre”. C’est comme si “une vaste maternité” régissait “une commune passion”. L’homme aussi engendrera, enfantera – amour et création c’est tout un  – “Dans le profond tout est loi”. Nous sommes proches ici sans doute de Nietzsche-Zarathoustra, qui lui aussi sublime l’enfantement et transfigure la sexualité : “Les sexes sont peut-être plus proches qu’on ne le croit ; et le grand renouvellement du monde tiendra sans doute à ceci : l’homme et la femme, libérés de toutes leurs erreurs, de toutes leurs difficultés, ne se rechercheront plus comme des contraires, mais comme des frères et sœurs, comme des proches. Ils uniront leurs humanités pour supporter ensemble, gravement, patiemment, le poids de la chair difficile qui leur a été donnée”.

Le frère et la sœur de cette sexualité sublimée, de cet amour du proche et du lointain seront “deux solitudes se protégeant, se complétant, se limitant, et s’inclinant l’une devant l’autre”. C’est ce que disait exactement, un mois avant cette septième lettre au jeune poète, Rilke au frère de Clara : “Clara et moi, cher Friedrich, nous nous sommes rejoints et compris dans la certitude même que toute vie en commun ne peut consister qu’à fortifier deux solitudes voisines…”.

L’exigence de solitude vient du besoin irrépressible de la création – d’un autre  amour, plus grand, d’une plus vaste maternité – et d’une lutte constante contre la tentation “de-ne-pas-rester seul”, d’un combat contre l’extériorité et pour la clôture, où Rilke, qui n’est pas un saint, a besoin du monde et de la femme aimée, mais à distance, pour qu’il habite aussi sa solitude qui l’ouvre à la constellation.

Le couple et la solitude sont donc les lieux croisés et séparés d’une épreuve, parfois heureuse, parfois désespérante. La relation amoureuse avec Benvenuta est ici exemplaire de cette contradiction et de sa résolution : “Pourquoi ne pas dire je veux être solitaire… Amie, crois-moi, je ne veux rien que cela. Et du même souffle dont je prie Dieu de me laisser t’aimer totalement, je le prie, je le supplie de fortifier en moi la puissance, la volonté, le désir de la solitude la plus combattante, car il n’est pas un endroit de moi-même qui n’y soit voué”.

Aussi, remarque Jaccottet, Rilke “appelait cette femme et en même temps l’éloignait”, elle incarne “la bien-aimée lointaine appelée dans plusieurs poèmes des années précédentes”, la figure de l’amour, la transfiguration érotico-poétique, non la présence physique dérangeante, qui raviverait aussi en Rilke une blessure presque originelle (la crainte et le désir, la peur d’être touché et d’étreindre) : “Oh, sens-tu, sœur, sens-tu dans le cœur de ton frère, quand tu poses tes mains dessus, le besoin indicible de tout rejeter, ah, toute tendresse, et de suivre d’exploit en exploit, irrésistiblement, le rude, le magnifique chemin de l’action ?”

Quand Benvenuta annonce qu’elle vient le voir, il essaye de différer la rencontre, puis il la met en garde contre lui-même : “Magda, peut-être vas-tu t’apercevoir, à peine m’auras-tu touché, que la fêlure est décidément irréparable… je ne te tiens pas, mes mains depuis très longtemps se sont promis de ne jamais tenir (ce n’est pas pour cela que Dieu les a faites)”.

Son premier mouvement, devant l’imminence de son arrivée, est de partir. Il se ravise – “je dois être généreux moi aussi” – mais lui écrit de ne pas oublier “de laisser toujours grand ouvertes” derrière elle ses “lignes de retraite”. Rilke se connaît bien, il ne peut être près de l’aimée que par les lettres : “pour le moment le papier reste mon seul moyen dérisoire et pourtant admirable, Magda, d’être auprès de toi, de te parler”, c’est-à-dire ne “pas agir au dehors”, de “rentrer en soi”. La rencontre physique – l’intériorité ? – a tari l'”irrésistible flux de vitalité”, la “nouvelle et riche source” de son être “le plus intime”, comme si le réel, l’avoir lieu, l’être ensemble, hors des lettres, corps à corps, empêchant la transfiguration, rendait à nouveau “le poids de la chair difficile”.

Pourtant Rilke affirme au jeune poète que “la vie créatrice est si près de la vie sexuelle, de ses souffrances, de ses voluptés, qu’il n’y faut voir que deux formes d’un seul et même besoin, d’une seule et même jouissance”. Il faut libérer le mot “sexe” (et le sexe lui-même) “des suspicions de l’Eglise”. C’est le sens du très beau texte La lettre du jeune travailleur, de 1922, où Rilke met sous la plume d’un jeune ouvrier (qui après avoir entendu la lecture des poèmes de V. a assisté le lendemain, par hasard, à une soirée organisée par une association chrétienne) un éloge de l’immanence qu’il adresse au poète.  Cet éloge se présente comme une restauration de l’ici-bas dégradé depuis des siècles par le christianisme (un tel texte devrait nous éloigner définitivement de toute récupération chrétienne de Rilke). Il s’agit pour le poète, par le biais de cette fiction épistolaire, de refuser le “rabaissement que le christianisme crut bon de ménager au terrestre” et spécialement à l’amour appelé avec mépris, convoitise et curiosité, “sensuel”. Or nous possédons en cet amour “le centre de nos ravissements”. D’où cette question-accusation : “Pourquoi nous a-t-on rendu notre sexe apatride au lieu d’y transférer la fête de nos pouvoirs intimes ?” Et – renversement de type nietzschéen – “pourquoi n’appartenons-nous pas à Dieu de par cet endroit ?”. Rilke affirme fortement ici, sans recourir à la procréation, que le texte est “le mystère” de notre propre existence, qu’il est beau, qu’il est innocent comme l’enfant qui n’ignore pas le sexe, mais qui n’a pas encore été contaminé par le mensonge du péché.

Cela dit, on peut défigurer autrement que par le péché l’amour et la  sexualité. En en faisant du rut et de l’ivresse, on n’éprouve l’amour “qu’en mâle et non en homme”. Alors que “la volupté de la chair” est du même ordre que le “regard pur” que “la pure saveur d’un beau fruit sur notre langue”, qu’elle est “connaissance de tout l’univers” – de sa plénitude, de sa splendeur.

Une fois encore c’est contre le mésusage, le galvaudage de cette “expérience” que Rilke s’en prend et met en garde le jeune poète, non contre l’énergie jaillissante et pure de la sexualité, non contre son mystère qu’il “sanctifie”. Il s’agit d’opposer “excitant”, “distraction” et “concentration” de l’être “vers les sommets”. Avec le manger aussi, les hommes “ont troublé la clarté de ce besoin”. Il faut – c’est l’urgence de la tâche poétique – “repurifier tous les besoins simples et profonds”, par lesquels la vie se renouvelle, les ouvrir à un plus large espace. Alors “Etre ici est splendide”, (Hier sein ist herrlich).

Rilke à Schwarzwald, Rippoldsau © Ullstein Bild

Rilke au-delà de ce partage de la bonne sensualité et de son mauvais usage, présente au jeune poète un critère simple pour reconnaître le pur et l’impur : c’est la totalité ou la partie de son être, c’est le moi de plus en plus large ou le moi étriqué, égoïste, fétichiste et tristement jouisseur, c’est la joie transindividuelle, l’allais dire cosmique, la joie de Weltinneraum ou les représentations illusoires du monde parcellaire, du moi atomisé :

Pour ce qui est des sentiments, purs sont tous les sentiments sur lesquels vous concentrez votre être entier et qui vous élèvent ; impur est un sentiment qui ne répond qu’à une partie de vous-même et par conséquent vous déforme… Toute exaltation est bonne si tout votre sang y participe, à la condition qu’elle ne soit pas simple ivresse ou trouble, mais une joie claire, transparente au regard jusqu’au plus profond.

Dans cette optique presque dionysiaque, le sentiment le plus pur et le plus grand amour est la Kunstding, la chose d’art que l’artiste crée et où il se met tout entier, au-delà même de l’amour, qu’on ne distinguera plus du don de l’oeuvre. Rodin est ici le modèle éthico-poétique de Rilke. “O Lou, dans un poème qui me réussit, il y a beaucoup plus de réalité que dans toute relation ou inclination que je vis… c’est là qu’est ma maison, là les figures qui me sont vraiment proches, les femmes dont j’ai besoin, les enfants qui grandiront et vivront longtemps”.

On croirait entendre Nietzsche, dans la troisième dissertation de La Généalogie de la morale, “Liberi aut libri”, des enfants ou des livres… Rilke veut dès 1903 (il est alors secrétaire de Rodin) se “rassembler loin de toutes distractions”. Il ne veut, il ne voudra jamais être tourné vers le dehors. Le dehors qui est tout ce qui n’est pas là, où les choses parlent – “toutes les choses accomplies” où le moi dépossédé de toutes les possessions, de toutes les “distractions trop claires” croît. C’est ce qu’il écrit à son futur beau-fils (qui épousera sa fille Ruth). Le dehors c’est sa famille, sa femme, sa fille (qu’il aime pourtant) mais dont sa “vocation”, sa “réalisaton intérieure” le détournait : “…Je ne puis plus appartenir totalement qu’à une chose : mon travail, et pour lui, je suis obligé de repousser au second plan nombre de choses grandes et positives que les autres, à bon droit, mettent au-dessus de tout”.

Peut-être est-ce de se sentir “nulle part, enraciné dans le monde extérieur” qui l’a exilé “à l’intérieur de lui-même” ? Peut-être sont-ce “toute une série de graves privations, parmi les souffrances” qui l’obligèrent à se “construire un monde intérieur” ?.

Ces choses qui parlent et vers lesquelles l’apatridité et l’amour ont poussé le poète “vous demandent d’abord : Etes-vous libre ? Etes-vous prêt à me conserver tout votre amour… l’amour entier, tout l’amour qui existe sur terre ?” “Une chose, pour qu’elle vous parle, confie encore Rilke à Merline, vous devez la prendre pendant un certain temps, comme la seule qui existe… qui, par votre amour laborieux et exclusif se trouve placée au centre de l’univers et qui, à cette place incomparable, ce jour-là est servie par les Anges”.

Il convient alors, nécessairement, de s’éloigner de tout ce qui pourrait, comme dit Cézanne, “venir vous mettre le grappin dessus”, il faut quitter tout ce qui attache extérieurement, tout ce qui cache l’Ouvert. Savoir qu’on ne peut “demeurer nulle part” (Den Bleiben ist nirgends). Comprendre que les amants “ne font que se masquer l’un à l’autre leur sort”, que “l’autre. . . masque la vue”, mais que l’autre, “nul ne peut le franchir et de nouveau c’est pour lui le monde”. Que “l’oeuvre d’art accomplie n’est reliée à nous qu’en ceci qu’elle nous surpasse”, que “le poème pénètre du dedans, d’un côté toujours détourné de nous… mais, dès lors ne se soucie plus jamais de nous atteindre”.

Mais alors Rilke n’est plus Rilke, mais le delà de son amour, de son vouloir –
Amor fati, disait Nietzsche. Il pressent que “c’est quelque part là-bas, dans la légende, qu’il me faut commencer à t’aimer – moi commençant”. Il pressent que sa mission, c’est la transformation, la célébration, l'”existence surabondante”, que “le chant est existence” (Gesang ist Dasein), “un souffle pour rien. Une haleine en Dieu. Un vent”. Il est plus près de l’Ange, sans doute, dans les plus larges cercles “qui passent sur les choses”. On pourrait dire qu’il prie, mais Dieu est immanent et il pourrait à lui aussi écrire des lettres ou des poèmes, un peu plus encore au-delà de la personne, prenant congé (Abschied), entre élan et détresse.

Jacques SOJCHER, 1993

[Le PDF OCR à télécharger dans notre DOCUMENTA contient l’ensemble des notes et des références bibliographiques que nous ne reproduisons pas ici]

Né en 1939, Jacques SOJCHER a été Professeur de philosophie et d’esthétique à l’Université Libre de Bruxelles. Il a entre autres publié un essai sur Nietzsche, La question et le sens (Aubier Montaigne, 1972), Paul Delvaux ou la passion puérile (Cercle d’Art, 1991) et un ouvrage sur La Passion célibataire.


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Plus de littérature en Wallonie-Bruxelles…

LAMBERT : Être moi toujours plus fort. Les paysages intérieurs de Léon Spilliaert (2020)

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Marine bij stormweer (1909)

“Léon SPILLIAERT est né en 1881 à Ostende. Son père y tenait une parfumerie réputée. L’univers de la ville portuaire occupa une place centrale dans l’œuvre du peintre, tandis que ses lectures d’auteurs symbolistes et son attrait pour la philosophie nietzschéenne ont nourri la teneur de son regard. Après un bref passage à l’Académie des Beaux-Arts de Bruges, Léon Spilliaert développa une esthétique empreinte d’angoisse. À partir de 1902, il illustre une série de livres pour l’éditeur bruxellois Edmond Deman qui lui permet de nouer des liens avec des artistes et des écrivains renommés tels que Rodin et Verhaeren. Grâce à ce dernier, Spilliaert expose quelques dessins aux côtés de Picasso dans une galerie parisienne. Sa santé fragile l’oblige régulièrement à rentrer à Ostende auprès de sa famille. Il y fréquente Ensor, Crommelynck et le jeune Permeke, et y fait la connaissance de Stefan Zweig, qui lui achète plusieurs dessins. Le confinement auquel le contraignent certaines périodes de convalescence l’amène à travailler l’autoportrait et à explorer la vie silencieuse des objets et des lieux. La période de création qui fera la postérité de Spilliaert se concentre sur une dizaine d’années avant la Première Guerre mondiale. Son imaginaire y témoigne d’une exceptionnelle puissance poétique, traversée par la sublimation de la noirceur. En 1916, il épouse Rachel Vergison avec laquelle il s’installe à Bruxelles. En 1917, naît leur unique enfant, Madeleine. Le couple retourne à Ostende de 1922 à 1935 avant de se réinstaller définitivement à Bruxelles où Spilliaert meurt en 1946. Ces trente années furent celles d’une forme d’équilibre trouvé (bonheur conjugal et paternel, associé à de fidèles amitiés), qui contrebalançait l’inclinaison naturelle du peintre à l’inquiétude. Parallèlement, de multiples expositions et rétrospectives vinrent asseoir sa reconnaissance en Belgique. Un mystère cependant demeure : le génie qui caractérisait les visions de ses débuts semblait l’avoir quitté.”

Extrait de LAMBERT Stéphane, Être moi toujours plus fort. Les paysages intérieurs de Léon Spilliaert (Paris : Arléa, 2020)

ISBN 9782363082237

Ostende, début XXe. Un jeune peintre mélancolique, Léon Spilliaert, scrute la mer à travers l’obscurité. Il porte un nom flamand ; admire son compatriote Ensor ; est hanté par la géométrie instable de sa ville natale et par la vie secrète des apparences et des ombres.
Un siècle plus tard, Stéphane Lambert revient sur ses terres, et entreprend à son tour ce même voyage géographique où les pensées se confondent à l’univers trouble du peintre. Car l’art est toujours un miroir poreux. Stéphane Lambert, par la grâce de ses intuitions et de son regard, saisit la quintessence du pouvoir hypnotique de l’œuvre de Spilliaert.” [ARLEA.FR]

“[…] L’essai campe une scène fondatrice, aurorale, de nature géographique, plus exactement psychogéographique : la naissance de Spilliaert à Ostende, un lieu à la lisière de la terre ferme et de l’eau. De même que la ville d’Ostende est construite sur deux éléments antagonistes — la terre et l’eau —, le peintre des espaces nocturnes et vides, de l’errance nimbée de fantastique, navigue entre solidité terrienne et évanescence aqueuse. Comme si la singularité du lieu où il naquit, passa sa jeunesse et une grande partie de sa vie adulte s’était réverbérée dans son caractère, dans son être-au-monde… Richement ponctué par des œuvres de Spilliaert (datées des années 1901-1910, à l’exception de Troncs noueux de 1938), construit sur l’alternance des deux voix, l’essai restitue le voyage de Spilliaert sur les terres de l’inquiétante étrangeté. Étrangeté de la mer du Nord, de l’Océan disait-il, étrangeté de l’existence, opaque comme le flux et le reflux des marées, des sensations, rapport trouble au monde du dehors et au monde intérieur : l’intranquillité de la mer, son appétit d’ogre ( « chaque tempête réclame son âme à dévorer ») résonne avec celle de Spilliaert qui, questionnant l’essence des choses, des êtres, des paysages, mettra en forme le réel perçu en le nimbant d’irréalité. Début du 20e siècle : un tremblement d’irréalité décolle les étants, les matières d’eux-mêmes et fait de Spilliaert le spectateur d’un monde par rapport auquel il demeure étranger. Début du 21e siècle : sur les traces de Spilliaert, à Bruxelles, à Ostende, Stéphane Lambert fait l’expérience d’une faille entre soi et le monde, d’un dénivelé irrelevable entre le visible et l’invisible, le dicible et l’indicible. C’est sur cette faille que l’art se construit. Sœur de celle de Pessoa, l’intranquillité comme tonalité des dessins, des lavis se traduit dans des paysages désorientés, mangés par l’obscurité, désertés par l’humain, dans des autoportraits rongés par le doute. […]” [Véronique BERGEN – LE-CARNET-ET-LES-INSTANTS.NET]

Dans nos pages, de Stéphane Lambert également : Mark Rothko. Rêver de ne pas être (2011).


Plus d’arts visuels…

THONART : Monstre (2017)

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LEMIRE Laurent, Monstres et monstruosités (Paris, Perrin, 2017)
Monstres : la compil…

C’est à l’occasion de la parution (et de la lecture) du livre de Laurent LEMIRE (Monstres et monstruosités, Paris, Perrin, 2017) que la question du monstre aurait pu être résolue, à tout le moins éclairée. Il n’en est rien. Tout d’abord : l’ouvrage est modieux et consiste en une longue énumération des monstres de l’histoire (et des histoires), énumération entrelardée de quelques citations bien senties (saluons la bibliographie en fin de volume). Bref, une enquête journalistique, intéressante pour les faits compilés et catégorisés par l’auteur, mais pas la monographie espérée à la lecture du thème affiché et à la vue de la très soignée couverture.

Pourtant, la table des matières était relativement séduisante. En introduction, l’auteur apporte que “Le monstre, c’est l’anormal de la nature, le monstrueux l’anormalité de l’homme”. Belle attaque qui, ponctuée d’une citation de Georges Bataille, laissait présager du meilleur. Mieux encore, Lemire ratisse large et cite un des personnages du Freaks de Tod Browning (film de 1932) : “Quand je veux voir des monstres, je regarde par la fenêtre“. Un peu impatient de lire la suite, le lecteur doit hélas déchanter dès la phrase suivante : “Aujourd’hui, il suffit de naviguer sur le web“. Mention : “peut mieux faire” !

S’ensuivent 17 chapitres bien structurés et une conclusion (sans grande conclusion) :

  1. Du mot aux maux (“… Aristote interprétait la monstruosité comme un excès de matière sur la forme, une faute de la nature, un trop-plein”) ;
  2. L’origine du monstre (Gilbert LASCAULT dans Le monstre dans l’art occidental : “Le savoir que nous pouvons posséder concernant le monstre dans l’art se révèle lui-même monstrueux, au sens courant que peut prendre ce terme. Il s’agit d’un savoir informe et gigantesque, fait de pièces et de morceaux, mêlant le rationnel et le délirant : bric-à-brac idéologique concernant un objet mal déterminé ; construction disparate qui mélange les apports d’une réflexion sur l’imitation, d’une conception de l’art comme jeu combinatoire, de plusieurs systèmes symboliques.“) ;
  3. L’échelle des monstres (“Or, pour Jean-Luc Godard, ‘les vrais films de monstres sont ceux qui ne font pas peur mais qui, après, nous rendent monstrueux’. Et il citait comme exemple Grease“) ;
  4. La fabrique des monstres (“Mais en voulant rendre l’homme parfait, sans imperfections, sans impuretés, les généticiens du futur risquent de produire des monstres.“) ;
  5. Les monstres artistiques (à propos de l’oeuvre de GOYA, El sueño de la razon produce monstruos, traduit par Le sommeil de la raison engendre des monstres : “ La raison dort, mais elle peut rêver aussi. En tout cas, dans sa somnolence, elle ne voit pas les cauchemars qui surviennent. Les a-t-elle inventés ou est-ce ce défaut de vigilance qui les a produits ?“) ;
  6. Les monstres littéraires (“Toute oeuvre littéraire importante est censée sortir du cadre des conventions. Il y a celles qui le font exploser. On parle alors de livre majeur […] Enfin, il y a celles qui se laissent déborder par elles-mêmes, n’ont quelquefois ni queue ni tête et avancent à l’aveugle dans le brouillard de l’inspiration. L’anormalité en littérature est une tentation. Elle n’en constitue pas la règle.“) ;
  7. Les monstres de foire (“L’ouvrage [CAMPARDON Emile, Les spectacles de foire, XIXe] rapporte aussi le cas d’un homme sans bras que l’on voyait à la foire Saint-Germain et sur le boulevard du Temple en 1779. ‘Cet homme, nommé Nicolas-Joseph Fahaie, était né près de Spa et avait été, dit-on, malgré son infirmité, maître d’école dans son pays.’ Né sans bras, il se servait de ses pieds en guise de mains. ‘Il buvait, mangeait, prenait du tabac, débouchait une bouteille, se versait à boire et se servait d’un cure-dent après le repas.'”) ;
  8. Les monstres scientifiques (Paul VALERY: “Le complément d’un monstre, c’est un cerveau d’enfant.“) ;
  9. Les monstres criminels (“On pense à Gilles de Rais qui a tant fasciné Georges Bataille. Le maréchal de France qui fut le compagnon d’armes de Jeanne d’Arc aurait torturé et assassiné plus de deux cents enfants dans son château de Machecoul, près de Nantes.“) ;
  10. Les monstres terroristes (Philippe MURAY : “Nous vaincrons parce que nous sommes les plus morts.“) ;
  11. Les monstres politiques (SAINT-JUST : “Tous les arts ont produit des merveilles ; l’art de gouverner n’a produit que des monstres.“) ;
  12. Les monstres gentils (“Le catalogue Marvel fournit quantité de ces créatures hideuses, mais résolues à protéger le monde : l’homme pierre, le géant vert dénommé Hulk. Ce dernier cas est très intéressant car il renverse la morale habituelle. Le personnage, le docteur Banner, devient un monstre verdâtre lorsqu’il se met en colère, donc en cédant à ce que l’on considère comme une mauvaise habitude. Or, c’est de cette colère que naît sa force, qui lui permet de combattre le mal. L’histoire de Jekyll et Hyde est ainsi présentée dans une version plus politiquement correcte.“) ;
  13. Les monstres économiques (CHAMFORT : “Les économistes sont des chirurgiens qui ont un excellent scalpel et un bistouri ébréché, opérant à merveille sur le mort et martyrisant le vif.“) ;
  14. Les foules monstres (“Les personnalités monstrueuses sont rares, les foules le deviennent couramment. Troupes assassines ou détachements génocidaires, l’Histoire avec sa grande hache, comme disait Perec, nous en a fourni de multiples exemples. ‘Je sais calculer le mouvement des corps pesants, mais pas la folie des foules’, indiquait Newton.“) ;
  15. Les monstres sacrés (Jean COCTEAU : “C’est une chance de ne pas ressembler à ce que le monde nous croit.“) ;
  16. Les monstres à la mode (Antonio GRAMSCI : “L’ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour, dans ce clair-obscur surgissent les monstres.“) ;
  17. Nos propres monstres (VERLAINE : “Souvent l’incompressible enfance ainsi se joue, / Fût-ce dans ce rapport infinitésimal, / Du monstre intérieur qui nous crispe la joue / Au froid ricanement de la haine et du mal, / Où gonfle notre lèvre amère en lourde moue.“).

Et de conclure en frôlant la question de fond, avec Jean GIRAUDOUX dans Juliette au pays des hommes (1924) : “Juliette aperçut soudain au fond d’elle-même, immobiles, tous ces monstres que déchaîne la confession, tous les contraires à tout ce qu’elle croyait savoir… Elle sentit tout ce qu’un être garde et défend en se taisant vis-à-vis de soi-même, et que tout humain qui n’est pas doublé à l’intérieur par un sourd-muet est la trappe par laquelle le mal inonde le monde.” ; puis, en l’esquivant, avec Georges CANGUILHEM  (“La vie est pauvre en monstres.“). On est sauvés ?


Littré donne l’étymologie suivante pour le terme ‘monstre’ : “Provenç. mostre ; espagn. monstruo ; portug. monstro ; ital. mostro ; du lat. monstrum, qui vient directement de monere, avertir, par suite d’une idée superstitieuse des anciens : quod moneat, dit Festus, voluntatem deorum.
Monstrum est pour monestrum ; monstrare (voy. MONTRER) est le dénominatif de monstrum.”

© CREAHM (Liège, BE)
Monstre, mon ami ?

Quand on lutte contre des monstres,
il faut prendre garde de ne pas devenir monstre soi-même.
Si tu regardes longtemps dans l’abîme,
l’abîme regarde aussi en toi.

NIETZSCHE F. W., Par-delà le bien et le mal (1886)

Pourquoi ai-je la conviction que mon frère humain de toujours, Friedrich-Wilhelm NIETZSCHE, à nouveau, donne la juste mesure du vertige de celui qui regarde dans les yeux d’Euryale, une des Gorgones ? Pourquoi l’énumération de Lemire me laisse-t-elle peu apaisé ? Pourquoi toujours ressentir cette fascination pour les monstres, pourtant terrifiants, dont le caractère hors-la-loi montrerait la volonté des dieux, pour qui l’horreur ressentie face à l’anormalité m’inviterait à marcher dans les clous ?

Pourquoi aussi, cette Sympathy for the Devil, cette connivence avec Kong, le trop-puissant au cœur simple, cette sympathie pour la créature de Frankenstein et sa délicatesse aux gros doigts, cette tolérance envers Hyde, ce miroir tendu aux Victoriens, sans parler de cette passivité devant la morsure de Dracula, dans laquelle coule le sang des Siècles ?

Et aussi : pourquoi Nietzsche, malgré l’avertissement ci-dessus, nous invite-t-il à libérer le monstre en nous, ce surhomme qui est puissant et juste d’une justice enracinée par-delà le bien et le mal, au-delà des règles et des dogmes qui régissent la vie de nos frères herbivores ?

Fascination et répulsion : la confrontation avec le monstre est ambivalente, elle pose bel et bien problème. Le monstre nu attend au détour du chemin et surgit en nous tendant miroir, il pose son énigme et nous laisse devant le choix ultime : l’apprivoiser ou se laisser dévorer

A la rencontre du monstre : la carte et le territoire

The Witch : What’s yourrr name ?
The King : I am Arthur, king of the Britons !
The Witch : What’s yourrr quest ?
The King : To find the Holy Grail !
The Witch : What’s yourrr favourrrite colourrr… ?

ARTHUR King, Mémoirrres de mon petit python (1975)

On laissera à Lemire les monstres objectifs et leur énumération, pour revenir secouer les mythes de nos contes : comme dans un rêve, le héros de mon histoire, c’est moi et le monstre que je croise, c’est moi aussi. Oui, ça en fait du monde pour peupler la narration de mon voyage, ma quête d’un Graal que, comme son nom ne l’indique pas, je ne dois pas trouver ! “Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front“, dit le nuage ; “le parfait voyageur ne sait où il va“, ajoute le vieil homme sur le bœuf. Et Nicolas BOUVIER de conclure : “Le voyage c’est comme un naufrage, ceux dont le bateau n’a jamais fait naufrage ne connaîtront jamais la mer.”

Pour affronter le monstre, il y aura donc voyage et… risque de naufrage. Peut-être un modèle peut-il nous aider à marcher, sans trop risquer de perdre le nord ?

Qu’on se le dise : modéliser n’est pas dicter et l’objectif de la modélisation reste de dénoter un aspect de la réalité par un artéfact (le modèle) afin de faciliter le jugement à son propos. Le modèle ci-dessus permettra-il de rendre justice au monstre, comme le bouclier-miroir de Zeus qui a permis à Persée de mirer le regard de Méduse sans en être pétrifié ?

L’intersection de deux cercles de diamètre identique, dont le centre de chacun fait partie de la circonférence de l’autre est dénommée traditionnellement vesica piscis (Lat. vessie de poisson) ou mandorle (amande en Italien). C’est une figure que les Pythagoriciens tenaient pour sacrée.

Ici, le cercle de gauche représente “moi” alors que celui de droite représente “ce qui n’est pas moi” (le monde, les autres, mes chaussettes sales…). L’intersection, la mandorle, la vesica piscis, illustre ce que Montaigne tenait pour ‘notre bel et grand chef-d’oeuvre‘ : vivre à propos. C’est une zone de ‘grande santé‘ (Nietzsche) où nous connaissons la satisfaction (le sens de la vie selon Diel), c’est-à-dire l’équilibre entre nos désirs et les contraintes du monde extérieur.

Loin d’être figés, nous y voletons comme une mouche dans un abat-jour : vers la gauche quand nous écoutons plus notre ego, vers la droite quand le monde nous tient, vers le haut quand nous suivons des idées plus que des sensations, vers le bas quand notre expérience prime sur les théories (Lacan : “La réalité, c’est quand on se cogne“).

Au-delà des deux cercles, le mystère. Pour ceux qui, comme moi, ne peuvent concevoir la transcendance, il y a là une frontière au-delà de laquelle la connaissance doit jeter le gant : admettons l’existence du mystère, du bord du monde, de l’impénétrable et arrêtons là toute investigation.

Dans l’espace infini, personne ne vous entend crier…

Si Ridley SCOTT a, lui aussi, exploré la confrontation avec le monstre dans son génial  Alien, le huitième passager (1979), il n’a conservé que l’option où le héros se fait dévorer. Or, entre mandorle et mystère, il y a quatre zones vers lesquelles la connaissance peut s’élargir. Certes, avec risque car, à sortir de notre zone de satisfaction, nous pratiquons l’aliénation, le devenir-autre, mais c’est un état qui n’est pas toujours fatal :

  1. absence : ne pas vouloir s’endormir avant d’avoir écouté, à plein volume, la totalité des opéras de Mozart dans leurs différentes versions est une aliénation dangereuse qui provoque une plus grande absence à nous-même et à notre monde (si ce n’est une gloriole fort vaine, que gagner à être exténué, abandonné par son partenaire et honni par ses voisins ?) ;
  2. présence : être transporté par une aria du même Wolfgang est une aliénation enrichissante en ceci qu’elle augmente notre présence à nous-même (si nous nous fondons temporairement dans des rythmes et des variations de hauteur sonore qui ne sont pas les nôtres, nous y gagnons en retour un pressentiment d’harmonie et de beauté satisfaisant).

En vérité, je vous le dis : si la sagesse de l’homme debout est de s’améliorer toujours, en élargissant sa connaissance et si marcher est le seul destin qui nous échoit, quitter les sentiers battus (l’aliénation) sera notre courage. Nous trouverons la force de renoncer aux Graals (les mystères), après avoir sympathisé avec les monstres rencontrés en chemin, sans nous faire dévorer par eux. Revenir dans la mandorle sera alors source de jubilation, d’intensité et de beauté :

Qui connaît les autres est avisé
Qui se connaît lui-même est éclairé
Qui triomphe des autres est robuste
Qui triomphe de soi est puissant
Qui s’estime content est riche
Qui marche d’un pas ferme est maître du vouloir
Qui ne perd pas son lieu se maintiendra
Qui franchit la mort sans périr connaîtra la longévité

Lao-tzeu, La voie et sa vertu (trad. Houang & Leyris, 1979)

En route pour de nouvelles aventures…

DEMONS. Par une incursion vers le nord-ouest, nous pouvons viser nos démons : ils nous attirent dans des imageries privées tellement séduisantes ou repoussantes, que l’image que nous avons de nous-même viendrait à différer de notre activité réelle. L’angoisse est au rendez-vous lorsque ces démons intimes altèrent ainsi notre représentation du monde.

Le cap est au nord parce que l’idée prime sur l’expérience. Le cap est à l’ouest parce qu’à suivre nos démons nous nous éloignons de notre zone de satisfaction, à la perdre de vue (psychose).

Magnifique mythe de Persée évoqué plus haut, où le héros reçoit de Zeus (la logistique est assurée par Athéna) un bouclier miroir qui lui permettra de supporter le regard démoniaque d’une des Gorgones sans en être pétrifié d’horreur. Du cou tranché de Méduse s’envolera Pégase, blanc et ailé (Paul Diel y lit un symbole de sublimation de la tension vaniteuse vers les désirs terrestres).

SOCIETE. Virons Debord, cap sur le nord-est, mais gardons-nous bien de céder aux chimères de masse de la Société du Spectacle : adopter les principes proposés par le mainstream, courir après la reconnaissance sociale ou être champion de la rectitude peut nous excentrer jusqu’à la souffrance. Bonjour le burn-out.

MONDE. Mettre la boussole au sud-est n’est pas moins risqué, s’offrir sans raison garder au monde nu, aux instincts grégaires que les éthologues nous révèlent, aux délices violents de la foule ou, même, à la contemplation de Mère Nature au péril de notre identité, c’est un aller-simple pour une autre aliénation : la dissolution dans la matière.

MONSTRE. Et ce monstre du sud-ouest que Nietzsche nous recommande ? Là aussi, se battre avec le dragon est un (rite de) passage obligé pour reprendre la marche de la vie, fort des cicatrices gagnées contre l’Immonde. Mais, non content de tuer la Bête, il faut également lui manger le cœur pour acquérir sa Force.

C’est ainsi que le surhomme naît de son exploration des quatre point non-cardinaux. Comment lire l’avertissement de Nietzsche, alors ? Peut-être faut-il simplement inviter le monstre à sa table pour, ensemble, manger le monde


Plus de symboles…