Compagnie Belova ~ Iacobelli

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[BELOVA-IACOBELLI.COM] L’actrice et metteuse en scène chilienne Tita Iacobelli et la marionnettiste belgo-russe Natacha Belova se sont rencontrées en 2012 à Santiago du Chili dans le cadre du Festival La Rebelión de los Muñecos. En 2015, elles créent un laboratoire de recherche autour du théâtre contemporain de marionnette dans la même ville. À la fin de cette expérience de deux mois, elles décident de créer ensemble un spectacle.

Tchaïka est le premier spectacle de la Compagnie Belova–Iacobelli. La création dure trois ans et se déroule à cheval sur quatre résidences entre Buenos Aires, Santiago du Chili et Bruxelles. Elles présentent leur travail pour la première fois fin juin 2018, au Festival La Rebelión de Los Muñecos. Le spectacle a reçu les prix du Meilleur spectacle et de la Meilleure actrice 2018 au Chili (el Círculo de Críticos de Arte de Chile) et le prix du public pour la Meilleure mise en scène au Chili (Premios Clap).

Tita Iacobelli & Natacha Belova © Pierre-Yves Jortay

Natacha Belova, historienne de formation, est née en Russie et réside en Belgique depuis 1995. C’est tout d’abord en tant que costumière et scénographe qu’elle commence ses premières collaborations au sein du réseau belge et international des arts de la scène. Elle se spécialise ensuite dans l’art de la marionnette. C’est en menant de nombreux projets liés au théâtre mais aussi au domaine de la danse, du cirque, du cinéma et de l’opéra qu’elle engrange une grande expérience, lui donnant ainsi le désir et la nécessité de créer ses propres projets. Ses premières créations sont apparues sous la forme d’expositions et d’installations. En novembre 2017, elle signe sa première mise en scène, Passeggeri de la Cie La Barca dei Matti au IF — Festival internazionale di Teatro di Immagine e Figura — Milan, Italie. Elle mène depuis ces dernières années de nombreux stages de marionnettes dans 15 pays sur trois continents et fonde son propre centre de recherche et de formation nommé IFO asbl à Bruxelles en 2016.

Tita Iacobelli commence son parcours artistique au 2001. En 2003 elle gagne le prix de la meilleur actrice dans le festival de Nuevos Directores. Elle travaille depuis 2005 au sein de la Compagnie Viajeinmóvil de Jaime Lorca en tant que codirectrice, actrice, marionnettiste et enseignante dans des ateliers de marionnette. Elle a parcouru diverses scènes d’Amérique et d’Europe, avec entre autres, les spectacles, Gulliver (2006) et Otelo (2012). Sa relation étroite avec la musique l’a amenée à diriger plusieurs spectacles de théâtre musical avec la compagnie jeune publique Teatro de Ocasión, ainsi que des concerts théâtraux avec le groupe chilien fusión-jazz Congreso et avec l’Orchestre Philharmonique du Chili au Théâtre Municipal de Santiago.

TCHAÏKA

Dans les coulisses d’un théâtre, une vieille actrice au crépuscule de sa vie ne sait plus ce qu’elle fait là. S’approchant d’elle, une femme lui rappelle la raison de sa présence : interpréter le rôle d’Arkadina dans La mouette de Tchekhov. Ce sera son dernier rôle. Sa mémoire fout le camp et si elle ne sait plus tout à fait qui elle est pas plus que son rôle, elle entend assurer la représentation. Dans sa déroute, fiction et réalité s’entrecroisent. Elle tente de suivre la trame de la pièce. Suivent des dialogues avec son fils, les abandons répétés de Trigorine son amant, qui la replongent dans son passé.
Elle renoue avec la jeune actrice qu’elle fut, avec le rôle de Nina, celui qu’elle préfère, celui de la jeune actrice qui vaille que vaille continue. Voilà Tchaïka luttant, reprenant pied, se créant un nouveau théâtre, un autre espace de jeu et de vie. Comme dans La mouette, Tchaïka est entre passé et futur, entre désillusion et espoir, et elle poursuit la route, malgré la déglingue. Conté sur la trame du rêve, ce spectacle pour une actrice et une marionnette est le premier de la compagnie belgo-chilienne Belova-Iacobelli.


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D’autres initiatives en Wallonie et à Bruxelles…

SOJCHER : Rilke, aimer comme un ange

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[DOCUMENTA : MAGAZINE LITTERAIRE n°308, mars 1993] De l’amour envisagé comme une “grande tâche de solitude”, un long apprentissage, une oeuvre suprême.

Rilke a beaucoup écrit sur l’amour, “notre plus grand et plus intime secret”. Rilke a beaucoup aimé : Lou Andreas-Salomé, Clara Vesthoff (qui deviendra sa femme), Magda von Hattingberg (Benvenuta), Lou Albert-Lasard, Baladine Klossowska (Merline). Rilke a beaucoup voyagé, le plus souvent en solitaire, il a vécu, en apatride, l’amour et l’amitié à distance, comme si c’était là le chemin d’encre et de papier de la proximité.

Rilke a très tôt pressenti que l’amour – et toutes les choses profondes de la vie – était à retrouver comme un commencement, qu’il faudrait décider de “commencer toujours”, qu’il “faudrait pour l’amour de tout au monde… que quelque chose arrivât” : aimer, écrire, dans la solitude qui mûrit, qui concentre, qui patiemment prépare le commencement.

Dans une lettre cosignée par Clara, Rilke écrit à un des frères de sa femme : “Sans cesse, l’ai dû refaire l’expérience qu’il n’est guère de chose plus ardue que de s’aimer. Que c’est du travail, du travail à la journée”. Cela a l’air d’un “rapport facile et frivole”, cela semble “à la portée de chacun”. L’exaltation amoureuse”incite à s’abandonner complètement”. Les jeunes gens surtout qui s’aiment “cèdent à l’impatience”. “Ils se déversent, alors que leur âme n’est qu’ébauche, trouble et désordre”. Ils ne savent pas encore aimer, car le don de soi est un achèvement et que non seulement eux, mais l’homme “en est peut-être encore incapable”.

Au-delà de la seule jeunesse, ignorante, inexpérimentée, c’est le procès d’une manière d’être au monde que Rilke instruit. Il désigne les gens qui ont “mésentendu, comme tant d’autres choses, la place de l’amour dans la vie”, qui en ont fait “un jeu et un divertissement”, corrompus, note Malte, qui s’inclut dans ce nombre, “par la jouissance superficielle, comme tous les dilettantes”.

II faudrait – c’est l’éthique de l’amour et de toute création – “prendre l’amour au sérieux…, l’apprendre comme un travail”, cesser de ne voir dans l’amour qu’un “plaisir de foire”, d’accès facile, sans risques, que compromis où “chacun perd le sens du large”. L’amour, c’est l’occasion unique de mûrir, de prendre forme, de devenir soi-même un monde pour l’amour de l’être aimé. C’est “une grande tâche” de solitude, de concentration, de rentrée en soi-même pour se préparer au don d’un “tout ordonné”. C’est un “dur apprentissage”, l’épreuve peut-être “la plus difficile pour chacun de nous”, “le plus haut témoignage de nous-même”, “l’oeuvre suprême dont toutes les autres ne sont que les préparations” – le delà de nous et de l’autre.

Dans cette épreuve, la femme surpasse l’homme. En témoigne la religieuse portugaise, Marianna Alcoforado (dont le poète a traduit les Lettres), cette “amante absolue” et “son pitoyable partenaire”, Chemilly. A l’une Rilke décerne “le diplôme de capacité d’amour”, à l’autre un manuel de langue pour débutants qui a appris par cœur les premières phrases.

L’amante est profonde, l’amant superficiel – “l’amour n’a jamais touché que la part la plus superficielle de lui-même”. La femme “a mené à terme quelque chose qui est son propre, ce qu’elle a de plus sien”. L’homme, “disposant de l’échappatoire de soucis plus graves”, l’a abandonnée. Son amour à elle est toujours là, plus intériorisé, plus pur, il ne dépend plus de la façon dont il l’a traitée : “Elle s’est haussée au-dessus de l’aimé”.

Chez la nonne portugaise, comme chez Héloise, Sapho, Bettina, Louise Labé, Gaspara Stampa – les grandes amoureuses délaissées qu’exaltait déjà Malte -, “la jubilation inconsciente… perce à travers leurs plaintes chaque fois qu’elles prennent conscience que leur sentiment n’a plus devant soi l’aimé, mais seulement sa propre orbite vertigineuse, bien heureuse”.

Au-delà de l’assouvissement, comme une sainte sensuelle, la nonne réalise “la transfiguration de l’extase”. “Un tel amour (il s’agit cette fois de celui de Bettina pour Goethe) n’a pas besoin de réponse, il contient l’appeau et la réponse ; il s’exauce lui-même”.

C’est pourquoi Rilke chante ces amantes délaissées et sublimes, qui lui paraissent “tellement plus amoureuses que les apaisées”, dans la première des Élégies de Duino, qu’il ne cessera de chanter l’ “inaccessible louange” qui est louange de l’amour dépossédé de son objet – sensualité pure, immanence et transfiguration, consumation infinie : “…N’est-il pas temps, pour nous qui aimons, de nous libérer de l’objet aimé, vainqueurs frémissants : comme le trait vainc la corde pour être concentré dans le bond, plus que lui-même ?”.

Si les femmes n’ont “rien que cette occupation infinie de leur cœur”, si là est “toute leur oeuvre”, les hommes, eux, sont “voués à produire”. Ils s’éloignent de l’amour, ne trouvant leur réalisation que dans le travail et par moments, ils participent à l’amour, (en gâcheurs, en dilettantes ou, pire encore, en usuriers du sentiment”. Les femmes ne peuvent “se mouvoir qu’en elles-mêmes, vivre l’existence… qu’au rythme de l’attente, de l’exaucement et de l’adieu”.

La profondeur est bien de leur côté, la force élémentaire, le souffle impétueux, la capacité de transformer’ de transfigurer – la “sensualité de l’âme”.

Rilke, conscient, comme les troubadours, des limites de l’homme, sachant qu’il fait, comme Dante, “autour de l’amour le monumental détour de son immense poème”, attend que l’homme de l’ “espèce nouvelle” qui pour le moment sombre – Pascal dirait se divertit – prenne sur lui de devenir un “amant”. Ce sera – il le sait, il le répète depuis Les Lettres à un jeune poète, depuis Malte – une “opération longue, difficile et pour lui tout à fait nouvelle”. La femme trouvera, de sa fenêtre ou de son jardin – nous sommes proches de l’amour courtois – “la patience d’attendre sans ennui et d’accueillir sans trop d’ironie cet amant retardataire”.

L’espérance rilkéenne porte sur l’avenir de l’homme et de la femme, sur l’utopie d’un nouveau couple, d’un amour plus large, plus fécond et plus pur, d’une nouvelle humanité, plus humaine. Sur ce chemin intérieur qui conduit, comme toute création profonde, comme toute haute solitude au Weltinneraum, à l’espace intérieur du monde, la femme est le guide, pour ne pas dire l’ange : “Bettine a, par toutes ses lettres, créé de l’espace, et comme un monde de dimensions élargies… le poète aurait dû s’humilier devant elle, dans toute sa magnificence, et ce qu’elle dictait, l’écrire à deux mains, comme Jean de Pathmos, à genoux. Il n’y avait pas de choix possible en présence de cette voix, qui ‘remplissait la fonction des anges’, qui était venue pour l’envelopper et l’entraîner vers l’éternel”.

Avec Lou Andréas-Salomé © DR

Ainsi Rilke devant Lou Andreas-Salomé, devant Benvenuta ou Merline, la madonne, la sainte, la vierge, la jeune fille éternelle – la sœur d’élection – “sans apparence” (unscheinbar), tout entière transfigurée dans et par l’amour.

Un jour, la femme, hors des chaînes de sa condition sociale, sera, “la jeune fille sera” et ces mots ne signifieront plus le contraire de “mâle”, “mais une forme complète de la vie : la femme dans sa véritable humanité”. Et l’amour ne sera plus – la femme devançant l’homme – “le commerce d’un homme et d’une femme, mais celui d’une humanité avec une autre”. C’est comme si “une vaste maternité” régissait “une commune passion”. L’homme aussi engendrera, enfantera – amour et création c’est tout un  – “Dans le profond tout est loi”. Nous sommes proches ici sans doute de Nietzsche-Zarathoustra, qui lui aussi sublime l’enfantement et transfigure la sexualité : “Les sexes sont peut-être plus proches qu’on ne le croit ; et le grand renouvellement du monde tiendra sans doute à ceci : l’homme et la femme, libérés de toutes leurs erreurs, de toutes leurs difficultés, ne se rechercheront plus comme des contraires, mais comme des frères et sœurs, comme des proches. Ils uniront leurs humanités pour supporter ensemble, gravement, patiemment, le poids de la chair difficile qui leur a été donnée”.

Le frère et la sœur de cette sexualité sublimée, de cet amour du proche et du lointain seront “deux solitudes se protégeant, se complétant, se limitant, et s’inclinant l’une devant l’autre”. C’est ce que disait exactement, un mois avant cette septième lettre au jeune poète, Rilke au frère de Clara : “Clara et moi, cher Friedrich, nous nous sommes rejoints et compris dans la certitude même que toute vie en commun ne peut consister qu’à fortifier deux solitudes voisines…”.

L’exigence de solitude vient du besoin irrépressible de la création – d’un autre  amour, plus grand, d’une plus vaste maternité – et d’une lutte constante contre la tentation “de-ne-pas-rester seul”, d’un combat contre l’extériorité et pour la clôture, où Rilke, qui n’est pas un saint, a besoin du monde et de la femme aimée, mais à distance, pour qu’il habite aussi sa solitude qui l’ouvre à la constellation.

Le couple et la solitude sont donc les lieux croisés et séparés d’une épreuve, parfois heureuse, parfois désespérante. La relation amoureuse avec Benvenuta est ici exemplaire de cette contradiction et de sa résolution : “Pourquoi ne pas dire je veux être solitaire… Amie, crois-moi, je ne veux rien que cela. Et du même souffle dont je prie Dieu de me laisser t’aimer totalement, je le prie, je le supplie de fortifier en moi la puissance, la volonté, le désir de la solitude la plus combattante, car il n’est pas un endroit de moi-même qui n’y soit voué”.

Aussi, remarque Jaccottet, Rilke “appelait cette femme et en même temps l’éloignait”, elle incarne “la bien-aimée lointaine appelée dans plusieurs poèmes des années précédentes”, la figure de l’amour, la transfiguration érotico-poétique, non la présence physique dérangeante, qui raviverait aussi en Rilke une blessure presque originelle (la crainte et le désir, la peur d’être touché et d’étreindre) : “Oh, sens-tu, sœur, sens-tu dans le cœur de ton frère, quand tu poses tes mains dessus, le besoin indicible de tout rejeter, ah, toute tendresse, et de suivre d’exploit en exploit, irrésistiblement, le rude, le magnifique chemin de l’action ?”

Quand Benvenuta annonce qu’elle vient le voir, il essaye de différer la rencontre, puis il la met en garde contre lui-même : “Magda, peut-être vas-tu t’apercevoir, à peine m’auras-tu touché, que la fêlure est décidément irréparable… je ne te tiens pas, mes mains depuis très longtemps se sont promis de ne jamais tenir (ce n’est pas pour cela que Dieu les a faites)”.

Son premier mouvement, devant l’imminence de son arrivée, est de partir. Il se ravise – “je dois être généreux moi aussi” – mais lui écrit de ne pas oublier “de laisser toujours grand ouvertes” derrière elle ses “lignes de retraite”. Rilke se connaît bien, il ne peut être près de l’aimée que par les lettres : “pour le moment le papier reste mon seul moyen dérisoire et pourtant admirable, Magda, d’être auprès de toi, de te parler”, c’est-à-dire ne “pas agir au dehors”, de “rentrer en soi”. La rencontre physique – l’intériorité ? – a tari l'”irrésistible flux de vitalité”, la “nouvelle et riche source” de son être “le plus intime”, comme si le réel, l’avoir lieu, l’être ensemble, hors des lettres, corps à corps, empêchant la transfiguration, rendait à nouveau “le poids de la chair difficile”.

Pourtant Rilke affirme au jeune poète que “la vie créatrice est si près de la vie sexuelle, de ses souffrances, de ses voluptés, qu’il n’y faut voir que deux formes d’un seul et même besoin, d’une seule et même jouissance”. Il faut libérer le mot “sexe” (et le sexe lui-même) “des suspicions de l’Eglise”. C’est le sens du très beau texte La lettre du jeune travailleur, de 1922, où Rilke met sous la plume d’un jeune ouvrier (qui après avoir entendu la lecture des poèmes de V. a assisté le lendemain, par hasard, à une soirée organisée par une association chrétienne) un éloge de l’immanence qu’il adresse au poète.  Cet éloge se présente comme une restauration de l’ici-bas dégradé depuis des siècles par le christianisme (un tel texte devrait nous éloigner définitivement de toute récupération chrétienne de Rilke). Il s’agit pour le poète, par le biais de cette fiction épistolaire, de refuser le “rabaissement que le christianisme crut bon de ménager au terrestre” et spécialement à l’amour appelé avec mépris, convoitise et curiosité, “sensuel”. Or nous possédons en cet amour “le centre de nos ravissements”. D’où cette question-accusation : “Pourquoi nous a-t-on rendu notre sexe apatride au lieu d’y transférer la fête de nos pouvoirs intimes ?” Et – renversement de type nietzschéen – “pourquoi n’appartenons-nous pas à Dieu de par cet endroit ?”. Rilke affirme fortement ici, sans recourir à la procréation, que le texte est “le mystère” de notre propre existence, qu’il est beau, qu’il est innocent comme l’enfant qui n’ignore pas le sexe, mais qui n’a pas encore été contaminé par le mensonge du péché.

Cela dit, on peut défigurer autrement que par le péché l’amour et la  sexualité. En en faisant du rut et de l’ivresse, on n’éprouve l’amour “qu’en mâle et non en homme”. Alors que “la volupté de la chair” est du même ordre que le “regard pur” que “la pure saveur d’un beau fruit sur notre langue”, qu’elle est “connaissance de tout l’univers” – de sa plénitude, de sa splendeur.

Une fois encore c’est contre le mésusage, le galvaudage de cette “expérience” que Rilke s’en prend et met en garde le jeune poète, non contre l’énergie jaillissante et pure de la sexualité, non contre son mystère qu’il “sanctifie”. Il s’agit d’opposer “excitant”, “distraction” et “concentration” de l’être “vers les sommets”. Avec le manger aussi, les hommes “ont troublé la clarté de ce besoin”. Il faut – c’est l’urgence de la tâche poétique – “repurifier tous les besoins simples et profonds”, par lesquels la vie se renouvelle, les ouvrir à un plus large espace. Alors “Etre ici est splendide”, (Hier sein ist herrlich).

Rilke à Schwarzwald, Rippoldsau © Ullstein Bild

Rilke au-delà de ce partage de la bonne sensualité et de son mauvais usage, présente au jeune poète un critère simple pour reconnaître le pur et l’impur : c’est la totalité ou la partie de son être, c’est le moi de plus en plus large ou le moi étriqué, égoïste, fétichiste et tristement jouisseur, c’est la joie transindividuelle, l’allais dire cosmique, la joie de Weltinneraum ou les représentations illusoires du monde parcellaire, du moi atomisé :

Pour ce qui est des sentiments, purs sont tous les sentiments sur lesquels vous concentrez votre être entier et qui vous élèvent ; impur est un sentiment qui ne répond qu’à une partie de vous-même et par conséquent vous déforme… Toute exaltation est bonne si tout votre sang y participe, à la condition qu’elle ne soit pas simple ivresse ou trouble, mais une joie claire, transparente au regard jusqu’au plus profond.

Dans cette optique presque dionysiaque, le sentiment le plus pur et le plus grand amour est la Kunstding, la chose d’art que l’artiste crée et où il se met tout entier, au-delà même de l’amour, qu’on ne distinguera plus du don de l’oeuvre. Rodin est ici le modèle éthico-poétique de Rilke. “O Lou, dans un poème qui me réussit, il y a beaucoup plus de réalité que dans toute relation ou inclination que je vis… c’est là qu’est ma maison, là les figures qui me sont vraiment proches, les femmes dont j’ai besoin, les enfants qui grandiront et vivront longtemps”.

On croirait entendre Nietzsche, dans la troisième dissertation de La Généalogie de la morale, “Liberi aut libri”, des enfants ou des livres… Rilke veut dès 1903 (il est alors secrétaire de Rodin) se “rassembler loin de toutes distractions”. Il ne veut, il ne voudra jamais être tourné vers le dehors. Le dehors qui est tout ce qui n’est pas là, où les choses parlent – “toutes les choses accomplies” où le moi dépossédé de toutes les possessions, de toutes les “distractions trop claires” croît. C’est ce qu’il écrit à son futur beau-fils (qui épousera sa fille Ruth). Le dehors c’est sa famille, sa femme, sa fille (qu’il aime pourtant) mais dont sa “vocation”, sa “réalisaton intérieure” le détournait : “…Je ne puis plus appartenir totalement qu’à une chose : mon travail, et pour lui, je suis obligé de repousser au second plan nombre de choses grandes et positives que les autres, à bon droit, mettent au-dessus de tout”.

Peut-être est-ce de se sentir “nulle part, enraciné dans le monde extérieur” qui l’a exilé “à l’intérieur de lui-même” ? Peut-être sont-ce “toute une série de graves privations, parmi les souffrances” qui l’obligèrent à se “construire un monde intérieur” ?.

Ces choses qui parlent et vers lesquelles l’apatridité et l’amour ont poussé le poète “vous demandent d’abord : Etes-vous libre ? Etes-vous prêt à me conserver tout votre amour… l’amour entier, tout l’amour qui existe sur terre ?” “Une chose, pour qu’elle vous parle, confie encore Rilke à Merline, vous devez la prendre pendant un certain temps, comme la seule qui existe… qui, par votre amour laborieux et exclusif se trouve placée au centre de l’univers et qui, à cette place incomparable, ce jour-là est servie par les Anges”.

Il convient alors, nécessairement, de s’éloigner de tout ce qui pourrait, comme dit Cézanne, “venir vous mettre le grappin dessus”, il faut quitter tout ce qui attache extérieurement, tout ce qui cache l’Ouvert. Savoir qu’on ne peut “demeurer nulle part” (Den Bleiben ist nirgends). Comprendre que les amants “ne font que se masquer l’un à l’autre leur sort”, que “l’autre. . . masque la vue”, mais que l’autre, “nul ne peut le franchir et de nouveau c’est pour lui le monde”. Que “l’oeuvre d’art accomplie n’est reliée à nous qu’en ceci qu’elle nous surpasse”, que “le poème pénètre du dedans, d’un côté toujours détourné de nous… mais, dès lors ne se soucie plus jamais de nous atteindre”.

Mais alors Rilke n’est plus Rilke, mais le delà de son amour, de son vouloir –
Amor fati, disait Nietzsche. Il pressent que “c’est quelque part là-bas, dans la légende, qu’il me faut commencer à t’aimer – moi commençant”. Il pressent que sa mission, c’est la transformation, la célébration, l'”existence surabondante”, que “le chant est existence” (Gesang ist Dasein), “un souffle pour rien. Une haleine en Dieu. Un vent”. Il est plus près de l’Ange, sans doute, dans les plus larges cercles “qui passent sur les choses”. On pourrait dire qu’il prie, mais Dieu est immanent et il pourrait à lui aussi écrire des lettres ou des poèmes, un peu plus encore au-delà de la personne, prenant congé (Abschied), entre élan et détresse.

Jacques SOJCHER, 1993

[Le PDF OCR à télécharger dans notre DOCUMENTA contient l’ensemble des notes et des références bibliographiques que nous ne reproduisons pas ici]

Né en 1939, Jacques SOJCHER a été Professeur de philosophie et d’esthétique à l’Université Libre de Bruxelles. Il a entre autres publié un essai sur Nietzsche, La question et le sens (Aubier Montaigne, 1972), Paul Delvaux ou la passion puérile (Cercle d’Art, 1991) et un ouvrage sur La Passion célibataire.


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Plus de littérature en Wallonie-Bruxelles…

Quelques vidéos fascinantes d’artistes à l’œuvre…

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Picasso et Clouzot sur le tournage du “Mystère Picasso” (1955-6)

Il y avait déjà le fascinant “Mystère Picasso” d’Henri-Georges CLOUZOT : “Au printemps 1955, Picasso appelle Clouzot pour lui parler de stylos feutres fabriqués aux États-Unis et qu’il vient de recevoir. Ces stylos ont la particularité d’avoir une encre capable de transpercer tout un bloc de pages, et a fortiori une toile. Le déclic s’opère, le procédé est trouvé : filmer la toile à l’envers et ainsi “assister à l’œuvre de création”. Ainsi Clouzot filme Picasso en train de peindre sans qu’on ne puisse le voir derrière la toile. Une sorte de Work in progress inédit.” [FRANCETVINFO.FR]

Le Mystère Picasso ne se borne pas à être un long métrage, là où l’on n’osait pas s’aventurer au-delà de 50 minutes, c’est l’unique développement de quelques-unes de ces minutes par élimination de tout élément biographique descriptif et didactique. Ainsi, Clouzot a rejeté l’atout que tout le monde aurait gardé : la variété. C’est qu’à ses yeux seule la création constituait l’élément spectaculaire authentique, c’est-à-dire cinématographique.

André BAZIN

Hypnotique Gerhard Richter

“Une image vaut 1 000 mots… Surtout lorsque l’image montre Gerhard RICHTER à l’œuvre dans son atelier ! L’artiste allemand, connu pour ses œuvres hyperréalistes, s’attèle ici à une imposante composition abstraite. Sur la toile, aidé d’un racloir, il étale la couleur et lisse la matière, inlassablement. Filmé simplement en plan fixe, le peintre semble même ne pas remarquer la présence de la caméra ! Une expérience hautement méditative et presque hypnotique, rythmée par les amples gestes de l’artiste concentré et imperturbable.

Paul McCarthy, un clown-artiste

Perruque blonde vissée sur la tête, faux nez, gants de Mickey et pinceau démesuré… Difficile de reconnaître ici le facétieux Paul McCARTHY qui singe, pendant près d’une heure, toute une galerie de personnages archétypaux du monde de l’art ! Une performance hilarante, dans laquelle il endosse tantôt le rôle de l’artiste fauché, qui réclame désespérément de l’argent à son galeriste, ou encore celui du peintre qui, transcendé par son œuvre, invoque l’esprit de Willem de Kooning et de Vincent Van Gogh. Il n’épargne rien ni personne, pas même ses contemporains, à l’image de Marina Abramović dont il parodie la célèbre performance Rhythm 10 (1973). Irrésistible et jubilatoire !

Louise Bourgeois confidentielle

Brooklyn, 1993. Louise BOURGEOIS représente les États-Unis à la biennale de Venise et ouvre les portes de son atelier à Bernard Marcadé, avant que ses œuvres  (des « cellules ») ne rejoignent la Sérénissime. « La vie m’a placée dans un rôle de professeur », lui explique-t-elle, et quelle professeure ! Pendant près d’une heure, on boit les paroles de l’artiste qui évoque tour à tour ses œuvres, sa vie, ses petits enfants… « Le changement n’existe pas. La chose est immuable », nous dit Bourgeois. Hautement inspirant !

Jackson Pollock repeint le ciel

Une large toile étalée au sol, des pinceaux (optionnels), et bien sûr des pots de peinture : la leçon peut commencer ! Dans le jardin de sa résidence à Long Island, Jackson POLLOCK, alors âgé de 39 ans, est filmé par la caméra du photographe allemand Hans Namuth. Clope au bec, l’inventeur du dripping jette la peinture sur la toile, expliquant en voix-off : « Je préfère exprimer mes sentiment que de les représenter ». Un autre plan, quelques minutes plus tard, le montre peignant une vitre transparente en contre-plongée. Et c’est comme si le ciel se parait de ses couleurs !

Arman fait les poubelles

La rue est un atelier à ciel ouvert pour ARMAN. Et pour cause, l’artiste roi de l’accumulation trouve la matière première de son art… dans les poubelles ! De la paille, de vieux journaux… Dans ces images de 1961, Arman glane dans le quartier des Halles à Paris toutes sortes de déchets. « Les moyens traditionnels sont sclérosés », affirme cet ancien étudiant des Beaux-Arts au parcours exemplaire, qui appréhende les objets comme des « faits sociologiques, des faits réels », témoins d’une société et de son époque.

Face-à-face avec César

Connu surtout pour ses fameuses compressions, CESAR a, à la fin de sa carrière, réalisé de troublants visages en PVC, comme figés dans une sorte de coulée de lave plastique, une matière que l’artiste brosse, ponce, gratte dans son atelier avec son assistant. Ce plastique, qui fascine tant le nouveau réaliste, lui permet de détruire, remettre en question le portrait – y compris le sien, qu’il réalise à l’aide… de pain ! « Il suffit que je me trouve en présence d’un matériau pour que je le palpe, que je le renifle » explique César, qui qualifie sa pratique de jeu. Le plastique, comme l’organique, c’est fantastique !”

Lire l’article original -avec pubs- d’Inès BOITTIAUX sur BEAUXARTS.COM (9 mai 2020)


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