Guillaume d’Orange-Nassau a reçu le trône des Pays-Bas, de Belgique et la couronne grand-ducale au Luxembourg, trois territoires qui restent différents et le Grand-Duché a un statut particulier : il fait partie de la confédération germanique. Guillaume Ier s’intéresse au développement de son royaume et participe à la constitution de la Société Générale des Pays-Bas. Elle est au départ caissière de l’état, émet des billets de banque, gère un patrimoine foncier et agricole fort important et soutient l’économie nationale. En bon Hollandais, Guillaume Ier développe notre réseau de canaux. Le Grand-Duché a une surface double de celle actuelle : il englobe notre province de Luxembourg actuelle.
Rémi de Puydt, né juste après la Révolution française, est le fils d’un médecin militaire. En 1813, officier des armées napoléoniennes, il est blessé, puis devient receveur des droits et accises au Luxembourg. Après quatre ans d’études d’ingénieur de génie civil à Paris, il s’installe dans le Hainaut où il réalise le canal du Hainaut. De sa rencontre avec Guillaume Ier naît l’idée du canal de Meuse et Moselle, long de 263 km, destiné à relier Liège à Trèves et de faire sortir le Luxembourg de son isolement économique. Un dénivelé de 379 mètres côté mosan et de 305 mètres côté rhénan entraînerait la construction de 205 écluses. Pour franchir la ligne de partage des eaux entre les deux bassins, Rémi de Puydt a l’idée, non pas de creuser une tranchée qui eut été énorme, mais de forer un tunnel (le mot n’existait pas encore, on parlait de ‘galerie souterraine’) à 60 m sous la crête. Il fallait aussi canaliser les rivières, installer des chemins de halage, modifier certains ponts, prévoir des lacs réservoirs pour régulariser le cours en période d’étiage. Le projet prévoyait aussi neuf autres souterrains plus courts pour recouper des méandres de l’Ourthe.
L’empereur romain Claude au 1er siècle après Jésus-Christ avait déjà eu le projet de raccorder la Meuse au Rhin, en passant au nord de Visé. Au 16e siècle, Philippe II d’Espagne, soucieux de créer une frontière naturelle avec les Pays-Bas protestants, reprit l’idée. Quelques siècles plus tard, Frédéric le Grand, célèbre roi de Prusse, revient au projet sans succès. Napoléon rêve aussi d’un canal qui serait passé plus au nord dans les plaines de Hollande, financé par un impôt sur l’eau-de-vie.
Rémi de Puydt parvint à convaincre une série de financiers à la Société Générale et est soutenu par le roi Guillaume Ier. La Société du Luxembourg créée, elle obtient la concession à perpétuité à condition que les travaux soient finis en cinq ans. Nous sommes en 1827. L’évaluation des travaux monte à 100 000 florins, somme considérable, répartie en 2 000 actions de 5 000 florins que l’on peut payer en cinq tranches. Dans l’ensemble de la Hollande, seulement vingt titres sont vendus ! À Bruxelles, cent titres sont acquis essentiellement par les administrateurs. Au Luxembourg, on en vend sept. Guillaume Ier et sa famille souscrivent 500 actions, espérant relancer l’entreprise, mais sans résultat. Malgré tout, les entrepreneurs décident de commencer les travaux par le percement du tunnel. Le chantier est installé près du village de Tavigny [Houffalize]. On attaque la galerie de 2 728 m par les deux extrémités ; la largeur est de 3,5 m et la hauteur de 5,5 m. Le travail avance d’un mètre par jour. 200 à 300 ouvriers sont sur place, ce qui provoque un grand bouleversement social et un choc culturel dans un monde d’agriculteurs.
A part les travaux du souterrain, peu de choses bougent et les finances sont trop faibles. Les travaux à réaliser tout au long du cours de l’Ourthe sont démesurés. Le délai imparti de cinq ans est trop court. En 1829, de Puydt obtient la collaboration d’artificiers de l’armée. Entretemps, la tension contre les Hollandais monte, l’armée néerlandaise est mise en déroute à Bruxelles et se retire. Le gouvernement provisoire proclame l’indépendance. Au Luxembourg, la moitié des communes a pris parti pour la Belgique, l’autre moitié est restée sous le joug des Hollandais et même des Prussiens car, si le territoire est menacé, en vertu des accords de la Confédération germanique, la Prusse vient à la rescousse. Il faudra attendre neuf ans pour que la situation se clarifie.
Rémi de Puydt a été nommé commandant de la garde civique de Mons, puis lieutenant-colonel, commandant en chef des troupes du génie de la jeune armée belge. Beaucoup d’entrepreneurs partent en exil. On continue à creuser le souterrain mais il n’y a plus de liquidités, plus de poudre, la situation politique est de plus en plus compliquée. Guillaume Ier vient de revendre toutes ses parts de la Société Générale, à la Belgique. En août 1831, le gestionnaire des travaux décide d’interrompre le chantier, de façon provisoire espère-t-il. 1130 mètres ont été creusés. En 1839, le traité des 24 articles scelle la situation du Grand-Duché et le territoire est séparé en deux, en suivant la ligne des crêtes. Cela change tout : une frontière coupe désormais le canal et le projet s’enlise complètement. En 1848, le canal de l’Ourthe refait parler de lui. À Londres, trois hommes d’affaires détiennent toutes les actions de la Société du Luxembourg et ils se disent prêts à reprendre les activités. Le canal se limiterait désormais au tronçon entre Liège et La Roche. Entre 1852 et 1857, les travaux reprennent et ce canal a fonctionné jusqu’au milieu du 20e siècle. Puis c’est le chemin de fer qui a progressivement tué cette activité.
Rémi de Puydt sera nommé ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, deviendra député pour l’arrondissement de Mons et, enfin, administrateur de l’établissement belge au Guatemala.
Les terrains expropriés sont revendus progressivement. Actuellement, comme la nature a repris ses droits, l’entrée du tunnel devient de moins en moins visible. La galerie s’est effondrée à près de 400 m, les puits ont été rebouchés, le site, classé, est voué à devenir un refuge pour les chauves-souris.
La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte est le résumé d’une conférence de Géry de Pierpont, organisée en février 2003 par la CHiCC : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez notre agenda en ligne…
John Cockerill est un peu l’arbre qui cache la forêt. Il la cache par son génie, par le mythe qui s’est créé autour de son personnage et autour de ses œuvres. Et pourtant, il n’était pas le seul, les vieux ouvriers disaient qu’ils travaillaient “amon Dallemagne“, “amon Michiels” ou “amon Orban” [“chez Orban”] selon qu’on parlait de l’une ou l’autre usine. Il y a tout un monde qu’il faut évoquer. Pourquoi, dans les années 1780-1830, notre région liégeoise est-elle devenue un des pôles du développement industriel européen ? Pourquoi à Liège et pas ailleurs ? Certes, il y avait du minerai de fer, on a recensé 300 anciennes petites mines de fer ; il y avait du charbon, mais il y en avait aussi ailleurs. Il faut chercher la réponse du côté des hommes, de leur savoir, de leurs réactions.
C’est ce monde des années 1780 à 1830 que nous vous invitons à découvrir. Il a donc connu cinq régimes : les derniers princes-évêques, la Révolution française, l’Empire français, le régime hollandais et la Belgique léopoldienne. Il faut pénétrer dans les lieux où se réunit ce monde. Trois grandes sociétés liégeoises sont créées dans les mêmes années : la Loge “La parfaite Intelligence“, la société libre d’Emulationet la Société littéraire. Les personnes qui se retrouvent dans ces sociétés sont souvent les mêmes. C’est un univers d’intellectuels, d’aristocrates, de bourgeois qui partagent les mêmes intérêts. Il y a des politiques, des inventeurs, des financiers dont l’idéal est celui des Lumières. C’est à la fois le libre examen et le libre échange. Ils désirent appliquer la méthode scientifique dans tous les domaines, dans les matières de sciences, dans les matières d’éducation, de politique, de religion, d’économie c’est-à-dire qu’ils mettent la science au service de la prospérité publique. Ils veulent introduire toute espèce de nouveau procédé, élever le niveau d’instruction des ouvriers qui sont trop souvent, à ce moment, esclaves de la routine.
Au cours des cinq régimes évoqués ci-dessus, on trouve la même politique d’encouragement et de développement. Velbrück était un ami des encyclopédistes, il était franc-maçon et un des aspects de lui moins connu : ami des arts et des manufactures. Ce concept d’émulation se défini à l’époque comme une honnête rivalité pour l’honneur et pour le bien, une compétition dans le pays pour susciter le plus possible de talents. La société l’Emulation pose des questions : comment prémunir les mineurs contre les accidents, trop fréquents ; comment perfectionner les moyens de pompage dans les mines ; comment fabriquer du fer avec du charbon de terre alors qu’on utilisait le charbon de bois.
Les élites anglaises et américaines venaient étudier à Liège au collège des jésuites anglais, supprimé en 1773. Velbrück y voit l’occasion de créer un enseignement supérieur de la physique et des mathématiques de très haut niveau, ouvert cette fois aux élites liégeoises et européennes. Il crée en même temps le grand collège installé dans l’université, l’académie et des écoles de mathématiques et de géométrie pour les artisans. Il s’agit de doter Liège d’un enseignement spécialisé à la fois du point de vue technique, du point de vue général et même du point de vue médical et juridique. Ces idées seront reprises après la parenthèse révolutionnaire. Le régime français crée un conseil d’agriculture et des arts et manufactures, équivalent de la chambre de commerce. Il crée aussi une société des sciences physiques et médicales.
Les inventeurs sont trouvés dans le même milieu de la société d’Emulation. Ils se tiennent au courant de l’actualité scientifique. Spa est le rendez-vous de toutes les élites industrielles. Autour de l’analyse des eaux, se développe un milieu scientifique avec deux frères ennemis, les frères de Limbourg : Jean-Philippe et Robert, un chimiste et un géologue. Dans leur fourneau de Juslenville, ils font des recherches pour utiliser le charbon de terre en le transformant en coke. Jean-Jacques-Daniel Dony prend la concession de la Vieille Montagne et cherche comment produire du zinc métallique à partir du minerai. Les frères Poncelet de Sedan s’intéressent à la cémentation du fer pour faire de l’acier. Jean Gossuin les invite à Liège où ils entrent en contact avec un chimiste pour expérimenter les céments afin de fabriquer des limes. Ils trouvent un client important : la fonderie de canons créée par les préfets en 1803. Napoléon a, en effet, voulu redonner à Liège sa vocation de grande cité armurière en créant la fonderie de canons. Il y a donc eu interaction entre des savants et des chercheurs. La société d’encouragement de Paris couronnera deux liégeois en 1810 : Cockerill pour ses machines à tisser et à filer, et les frères Poncelet pour leur fabrication de limes en acier. Ils vont ensuite arriver à pouvoir fondre l’acier dans leurs creusets et fabriquer de l’acier coulé. Nous sommes dans un monde d’inventeurs doublés de bons investisseurs et de bons financiers.
Voici maintenant le monde des financiers. John Cockerill est le plus mauvais exemple car c’est un génie de la mécanique qui croit que ses machines sont tellement bonnes qu’il pourra toujours en vendre ! Les Orban sont des petits commerçants qui construisent un haut fourneau, produisent des tôles, fabriquent des bateaux en fer. Les Lamarche démarrent par la mécanique et s’associent avec un constructeur britannique pour construire des machines à vapeur. Pour celles-ci, il faut du fer et ils vont acheter des hauts fourneaux, des charbonnages, des fours à coke. Il sont aussi liés à la politique car une des filles Orban a épousé un avocat du nom de Frère qui deviendra l’illustre Frère-Orban.
Le milieu des travailleurs qui possèdent le savoir-faire et qui ont su s’adapter aux techniques nouvelles joue aussi un rôle important. Les Liégeois ont été forts dans la construction des machines à vapeur parce qu’ils étaient spécialisés dans l’industrie armurière. Puisqu’ils savaient forer et polir des canons de fusils, ils pouvaient faire de même pour les cylindres de machine à vapeur.
Le grand développement liégeois résulte d’un milieu complexe qui interagit. Le capital des uns, le savoir-faire traditionnel des autres, l’innovation technologique des savants, l’appui des politiques, constituent la recette de cette première réussite.
La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte est le résumé d’une conférence de Robert HALLEUX, organisée en janvier 2003 par la CHiCC : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez notre agenda en ligne…
André-Modeste GRETRY est né en 1741 en Outremeuse, rue des Récollets au n°34. Le premier Grétry à être recensé est Arnold, fermier de la Comtesse Marie d’Argenteau, en 1540. Son nom provient d’un petit hameau de la région de Bolland. Le père d’André-Modeste était premier violon à Saint-Martin puis à Saint-Denis. Son fils commence sa carrière musicale à Liège où il va rester pendant 19 ans. Comme il n’existe pas encore d’école musicale, il doit entrer dans la maîtrise d’une église et son père l’introduit à Saint-Denis où il chante comme enfant de chœur. Il s’intéresse plus à la musique théâtrale qu’à la musique religieuse.
Le chanoine Simon de Harlez, de la cathédrale Saint-Lambert, le remarque et lui permet de se rendre à Rome où il sera intégré à la fondation Lambert Darchis. Dans ses mémoires, il raconte son voyage à pied. L’italianisme est en vogue et Grétry entend une troupe de chanteurs italiens qui chante La servante maîtresse de Pergolèse. C’est pour lui une révélation car il découvre l’opéra italien. À Rome, le théâtre Alberti lui commande, en 1766, un opéra qui s’appelle Les vendangeuses. Il obtient un grand succès. Au retour de son voyage, il passe par Genève où il entre en contact avec la musique française et l’opéra comique, alternance de parties chantées et de parties parlées. Il y rencontre Voltaire et Jean-Jacques Rousseau.
Grétry se rend ensuite à Paris. Il va être rebuté par l’art de Rameau qui est assez statique et froid par rapport à l’italianisme. Son premier opéra parisien sera un échec retentissant. Il va alors essayer de faire une synthèse entre l’art français, statique, et l’art italien, plus chaleureux. Il écrit Le huron qui triomphe unanimement dans la capitale française. Grétry était devenu un familier de la cour de Louis XV puis de Louis XVI. Dans ses opéras, il prône des valeurs de la noblesse, des valeurs assez élitistes.
En 1789, il va devoir ajuster sa vision dans des œuvres qui ne seront pas ses meilleures. Il s’installe au boulevard des Italiens, au n°7. Il aura une deuxième gloire sous le Directoire et le Consulat. Il sera admis à l’Institut, où il va siéger à côté de David, et il sera nommé Chevalier de la Légion d’honneur par Bonaparte. Sa santé commence à décliner et il acquiert alors l’ermitage de Jean-Jacques Rousseau, son philosophe préféré, ermitage où il se retire. Mais il est trop lié au contexte de son époque pour pouvoir continuer à avoir du succès. C’est la différence entre un artiste créateur et un génie créateur. Alors, il n’écrit plus de la musique mais de la littérature intéressante : il consigne son esthétique, sa pensée musicale, il écrit son autobiographie.
Grétry a quitté Liège à 19 ans et y est revenu deux fois au cours de sa vie : en août 1776 et en décembre 1783. Lors de ses deux passages, il a reçu un accueil triomphal. Velbruck l’a nommé son conseiller musical personnel. La société l’Emulation a tenu une séance exceptionnelle en son honneur et la foule se pressa pour l’accueillir. En 1804, il voulait revenir voir sa sœur qui était abbesse dans un couvent près de Huy mais sa santé ne le lui permit pas. Il décède en 1813 et reçoit à Paris des funérailles grandioses. Il est inhumé au Père Lachaise. Il avait émis le souhait d’être enterré à Liège et la Ville a voulu suivre ses volontés mais il y eut un très long procès de 14 ans entre la Ville de Liège et les héritiers de Grétry. Ceux-ci voulaient conserver la dépouille à l’ermitage de Jean-Jacques Rousseau pour y attirer du public.
Le Conseil d’Etat de Charles X a donné raison à la Ville de Liège qui a fait revenir le cœur dans la Cité ardente. L’urne qui a servi au transfert est restée longtemps dans le cabinet du bourgmestre et elle est maintenant au Musée Grétry. La Ville a lancé en 1836 un concours pour la réalisation de la statue que nous connaissons et dans laquelle le cœur sera déposé. Son érection, face à l’Emulation place du XX Août en 1842, a donné lieu à une fête populaire où se remarqua la présence de Meyerbeer et de Mendelssohn, et Liszt a donné un concert. La statue a été finalement déplacée, 24 ans plus tard, en face du Théâtre Royal.
La maison natale de Grétry, un immeuble de style liégeois Louis XV, a été pendant longtemps la propriété d’une famille d’imprimeurs, les Dubois-Desoer, qui l’a donnée à la Ville de Liège au milieu du 19e siècle. Deux conditions furent exigées : perpétuer les souvenirs attachés aux lieux et faire don des profits éventuels à l’encouragement des études musicales. La collection Grétry a réintégré la maison natale en 1913. Les premiers éléments avaient été mis en place par Jean-Théodore Radoux qui était le directeur du Conservatoire de Liège. Celui-ci avait rassemblé quelques souvenirs de Grétry mais ils n’étaient pas accessibles au grand public.
En 1985, Madame Radoux décédée, les responsables se sont trouvés dans l’embarras. Le musée a été fermé, hélas, pendant plusieurs années jusqu’en 1991. Dans le grenier de l’annexe de la maison de Grétry ont été retrouvés des sculptures et des instruments de musique. La bibliothèque recèle de nombreux écrits musicaux et littéraires de Grétry. On a recensé 125 effigies de Grétry : peintures, dessins, lavis, médailles, bustes… Dans cet intéressant musée, se trouve aussi la copie du célèbre portrait peint par Élisabeth Vigée-Lebrun, dont l’original est au Musée de Versailles (…).
La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte est le résumé d’une conférence de Nathalie HOSAY, organisée en mars 2004 par la CHiCC : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez notre agenda en ligne…
La période envisagée s’étend entre Henri Dumont, grande figure liégeoise du 17e siècle qui est allé faire carrière auprès du roi de France Louis XIV, et César Franck, un des tout premiers étudiants issu de notre Conservatoire de Liège, qui est allé, lui aussi, faire carrière à Paris. Au 18e siècle, la mode conduisait plutôt les musiciens liégeois vers l’Italie et le goût italien.
A la fin du 17e siècle, un voyageur français, Duplessis, visitant Liège, avait admiré la somptuosité du service à la cathédrale Saint-Lambert. Il a écrit ceci : “Le service s’y fait avec une plus grande cérémonie qu’en aucun lieu que j’aie vu excepté à Rome et à Notre-Dame de Paris. Il y a une musique excellente et très bien entretenue, remplie toujours d’une très grande quantité de voix, et donne envie à tous ceux qui entrent dans cette église d’y arrêter avec attention pour l’entendre”. Par l’évocation de ces deux villes, Rome et Paris, Duplessis avait sans le vouloir désigné la double influence qui se manifestait dans la musique à Liège au 17e siècle. Un événement important allait modifier l’équilibre au profit de l’Italie. En 1699, le chanoine Lambert Darchis fonda à Rome l’Hospice liégeois. Cette fondation devait permettre à de jeunes liégeois, sculpteurs, peintres, musiciens, architectes, étudiants en droit et en médecine, d’aller se perfectionner en Italie sans dépendre du Collège germanique comme c’était le cas auparavant. Dès lors, le mouvement qui orientait déjà si volontiers les musiciens liégeois vers la péninsule s’accentuera. Théâtre, concerts, musique d’église feront de Liège au 18e siècle une province de l’Italie.
En 1728, un jeune homme âgé de 19 ans, élève des jésuites et chantre à la cathédrale Saint-Lambert, se rendait à Rome afin d’y parfaire sa formation. C’est Jean-Noël Hamal. Il était né le 23 décembre 1709 et allait décéder le 26 novembre 1778. Il était fils de Henri-Guillaume Hamal, second maître de chant à la cathédrale, et avait reçu de son père une tradition musicale qui remontait aux origines du style. De ce premier séjour italien qui se termina en 1731, il rapporta le goûût d’une musique nouvelle et plus animée. Celle-ci allait exiger des musiciens plus avertis et des orchestres plus fournis.
Ont existé aussi des clavecinistes à Liège. Un facteur de Theux émigré à Paris apporta des améliorations dans la conception de ces instruments pour les rendre plus expressifs et plus chantants. Il atteignit ce but par l’utilisation de becs en cuir de buffle à la place des becs en plumes de corbeau, ainsi que le placement de genouillères pour actionner les registres. On doit plusieurs pièces de clavecin à Jean-Noël Hamal. À cette époque fleurirent de très nombreux périodiques musicaux, signe d’une grande culture musicale.
De son deuxième séjour en Italie, Hamal rapporte plus de maîtrise mais aussi l’idée de composer de petits opéras-bouffes en langue dialectale. Le théâtre liégeois, c’est, en fait, un ensemble de quatre opéras en langue wallonne mis en musique en 1757-1758 par Jean-Noël Hamal. Il est la source de tout le théâtre en wallon liégeois, tant parlé que chanté. Les librettistes sont notamment le chevalier Simon de Harlez et Jacques-Joseph Fabry, qui deviendra bourgmestre de Liège. Ces messieurs sont des assidus du théâtre de la Baraque, premier théâtre de Liège. Ce dernier s’érigeait sur le quai de la Batte, pas loin de la passerelle Saucy, dans l’espace actuellement dégagé devant la grand-poste. Des troupes italiennes s’y produisent, ce qui inspirera notamment un opéra burlesque en wallon, en 1757, Le voyage de Chaudfontaine.
André-Modeste Grétry est né à Liège le 8 février 1741 et il mourra à Paris le 24 septembre 1813. Il traversera tous les régimes et tirera chaque fois son épingle du jeu. Musicien de la reine Marie-Antoinette, révolutionnaire, il s’est retiré dans l’ermitage de Rousseau. Il est souvent revenu à Liège. Il y chercha un maître qu’il ne trouva pas car il y manquait un conservatoire et des maîtres savants. Alors, il se rendit à Rome.
L’essor du nouvel opéra comique français développé par Grétry (il en a écrit 40) confirme la disparition du théâtre italien à Liège et étouffe le jeune théâtre liégeois en wallon. Hamal retourne à la grande musique des messes et des oratorios.
En 1789, le pays de Liège fit sa révolution, à l’image de la France. La cathédrale fut démolie en 1793 et Henri Hamal, neveu de Jean-Noël, put heureusement sauver une grande partie des partitions qui avaient fait la réputation de la ville aux 17e et 18e siècles. Elles se trouvent maintenant à la bibliothèque du Conservatoire de Liège.
Sous le régime hollandais, la vie musicale renaît et une école de musique, créée en 1826, deviendra conservatoire royal en 1831. Dans la Belgique nouvelle, la ville de Liège ne tardera pas à jouer un rôle musical important.
La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte est le résumé d’une conférence de Philippe GILSON, organisée en avril 2002 par la CHiCC : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez notre agenda en ligne…
Une légende nous raconte qu’en 712, la fille du Roi d’Ecosse retrouva la vue sur les hauteurs de Liège, à Sainte-Walburge, en découvrant la beauté de la ville, et qu’elle y fit ériger un oratoire.
Mais la première trace historique de ce sanctuaire remonte à 1338, dans un courrier du prince-évêque Adolphe de la Marck. A la même époque, dans ce qui s’appelait “le faubourg Sainte-Walburge”, un Liégeois, un certain Guillaume Gillard del Cange, y fit ériger une construction pour lépreux. Ce type d’établissement, que l’on nommait à l’époque une maladrerie, tenait plus de l’hospice que de l’hôpital et, de par sa nature, exigeait la proximité d’un cimetière. Très vite, ce cimetière devint pour la population “le cimetière des Lépreux”.
Après l’abandon de l’hôpital, pillé par des escrocs, c’est un nommé Pierre Stevart qui racheta le terrain et ce qui restait de l’ancien édifice pour y faire construire une église. Lors des troubles, en effet nombreux à l’époque, les portes de la ville restaient fermées et les habitants n’avaient plus d’accès à une église. Quant au “cimetière des Lépreux”, il fut reconverti en cimetière paroissial, autour de l’église, selon la tradition de l’époque.
Le décret de Napoléon de 1804 modifiera le paysage des cimetières liégeois. Ce décret interdit l’inhumation dans les églises et à l’intérieur des villes. Tous les petits et nombreux cimetières paroissiaux vont disparaître, celui de Robermont est créé. Cependant, le cimetière de Sainte-Walburge subsistera jusqu’en 1866, notamment parce qu’il se trouve en dehors des remparts.
Un seul cimetière sur la rive droite était insuffisant et la décision d’implanter un nouveau cimetière rue Fosse Crahay fut prise par la Ville de Liège en 1868. Le projet de créer un nouveau cimetière sur la rive gauche de la Meuse réunit une belle unanimité. Par contre, le choix du lieu exact d’implantation donna lieu, déjà, à des palabres qui s’éternisèrent cinq mois durant, de mai à octobre 1868. Le conflit portait sur la salubrité des eaux de captage de la Ville, qui aurait pu être mise en cause selon l’endroit où la nouvelle nécropole serait située. En effet, les galeries des fontaines Roland ne sont distantes du site que de 600 mètres.
Finalement, un accord émergea et le Conseil communal vota l’implantation du cimetière de Sainte-Walburge à l’endroit où nous le connaissons actuellement. Il sera inauguré le 20 mars 1874 et une voie d’accès créée pour le relier au faubourg Sainte-Walburge, le boulevard Fosse Crahay.
Bien qu’il ne représente que la moitié des 44 ha de Robermont en superficie, le cimetière de Sainte-Walburge n’a rien à lui envier sur le plan historique, botanique ou environnemental. Même si une telle notion peut surprendre, chaque nécropole possède sa propre philosophie dans l’art funéraire et cette différence apparaît intéressante à analyser dans le cas des deux plus grands cimetières liégeois.
On ne trouve à Sainte-Walburge que peu de sépultures imposantes, beaucoup moins qu’à Robermont, beaucoup moins aussi de personnages qui se rappellent à nous par le nom d’artères importantes de la ville que nous empruntons quotidiennement ; on n’y découvre pas non plus la même recherche architecturale qui fait une partie de l’éclat de Robermont. Par contre, et ceci est symptomatique, d’innombrables médaillons rappellent aux visiteurs la physionomie des défunts, ce qui reste une indication que Sainte-Walburge possède une philosophie plus familiale que Robermont, plus proche de la population qui le fréquente. On y découvre ainsi énormément de personnages néanmoins connus et qui se sont révélés très attachants, parfois surprenants.
Si vous vous promenez dans le cimetière de Sainte-Walburge, vous découvrirez ainsi les sépultures de Emile Sullon, Jean Haust et Théophile Bovy, auteurs wallons, Henri Noinem, Désiré Horrent et Louis Radermecker, résistants, Maurice Destenay, Joseph Bologne et Georges Truffaut, hommes politiques, Jacques Ochs, dessinateur et caricaturiste, Henri Koch, violoniste, Henri Lacroix, guérisseur, Auguste Mindels et Ferdinand Delarge, sportifs, Edgar Scauflaire et Fernand Vetcour, peintres, et Maurice Waha, héros de Sainte-Marguerite, et bien d’autres.
Il est évidemment impossible de citer tous les personnages repris dans le livre, Le cimetière de Sainte-Walburge, 130 ans d’histoire, que j’ai consacré à cette nécropole. Il convient aussi de ne pas négliger l’aspect botanique du cimetière. C’est pourquoi un bel après-midi d’automne vous permettra de passer d’agréables moments dans un environnement bucolique tout en redécouvrant des pans de l’histoire liégeoise.
La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte est le résumé d’une conférence de Chantal MEZEN, organisée en février 2008 par la CHiCC : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez notre agenda en ligne…
[ULIEGE.BE] Le climat se réchauffe et cela ne fait plus aucun doute que les activités humaines en sont responsables. Mais concrètement, qu’est-ce qui nous attend chez nous à Liège et à quoi devrons-nous nous adapter ? Quel climat allons-nous avoir dans un monde à +2°C (en 2040) ? Comment seront nos étés ? Pourrait-on encore avoir un événement pluvieux extrême comme celui de Juillet 2021 ou doit-on se préparer à des sécheresses extrêmes ? Quels seront les impacts sur nos forêts, l’agriculture ou encore notre santé ?
Après une licence en mathématiques à ULiège en 2000, Xavier Fettweis défend sa thèse sur le climat du Groenland chez le Prof. Jean-Pascal van Ypersele de l’UCL en 2006. De retour à ULiège, il coordonne le développement du modèle régional du climat MAR utilisé notamment pour étudier la fonte des calottes polaires et les changements climatiques en Belgique au Laboratoire de Climatologie qu’il dirige depuis 2017, d’abord en tant que chercheur qualifié du FNRS, puis comme professeur depuis 2023.
A cause des activités humaines, on pourrait gagner en Belgique près de +4°C en 2100 par rapport à 1981-2010 et c’est surtout en été et en Ardenne que la hausse des températures sera la plus importante. Il faudra aussi faire face de plus en plus à des sécheresses en été, entrecoupées de quelques événements pluvieux intenses comme celui de juillet 2021. L’eau manquera donc souvent en été, ce qui impactera durablement nos forêts (qui devront s’adapter) ainsi que des écosystèmes uniques comme celui des Hautes-Fagnes qui ne seront plus en équilibre avec notre climat.
Ce n’est plus un secret pour personne que le climat est en train de réchauffer et il n’y a maintenant plus aucun doute que ces anomalies climatiques sont dues aux activités humaines car naturellement, on irait plutôt vers une glaciation dans 100.000 ans. Depuis 1850, la concentration des gaz à effet de serre a augmenté de près de 50 % à cause des activités humaines et il n’y a plus aucun doute que cette augmentation explique la hausse des températures observée. Au début des années 2000, le GIEC restait encore prudent sur le lien entre activités humaines et hausse de température car seuls les modèles suggéraient une hausse des températures qui n‘était pas (encore) observée. Depuis lors, les changements climatiques se multiplient (hausse du niveau des mer, retrait des glaciers, fonte des calottes polaires, augmentation du nombre et intensité de canicules….) et si on veut reproduire avec les modèles du climat ce qui est observé, on est obligé de tenir compte de l’augmentation des concentrations des gaz à effet serre liée aux activités humaines. Cela a permis au GIEC de conclure sans équivoque dans son 6ème rapport (en 2021) que seules les activités humaines peuvent expliquer le réchauffement climatique observé. Bref, il n’y a plus lieu aujourd’hui d’être climato-sceptique même s’il y a 20-30 ans, une telle position restait défendable.
Figure 1: Evolution de la température annuelle à Liège simulée par la modèle MAR d’ULiège forcé par les réanalyses ERA5 (~ observations) en bleu et par 6 modèles globaux du GIEC (en rouge) en utilisant le scénario SSP370.
Et en Belgique, qu’en est-il ? Par rapport à la période 1981-2010 (respectivement 1850), on a gagné près de +1°C (respectivement +2°C) sur la période 2011-2022 et ce, en particulier en Ardenne et en été. Les précipitations annuelles ont peu changé ; par contre, les chutes de neige ont déjà diminué de près de 25 % en moyenne sur la dernière décennie. Malheureusement, cette tendance ne va pas s’inverser dans les prochaines années. Même si, à la suite des Accords de Paris (COP21, 2015), on aurait pu espérer limiter le réchauffement climatique à +1.5°C en 2100 par rapport à 1850 (scénario SSP126 du GIEC), on est malheureusement aujourd’hui loin de cet objectif avec les engagements réellement pris jusqu’ici (COP28, 2023). Le scénario le plus probable actuellement est une hausse de la température globale de ±3.5°C en 2100 par rapport à 1850, ce qui correspond au 2éme moins « pire » scénario du GIEC (scénario SSP370) montré sur la Figure 1 pour la ville de Liège. On peut notamment y voir que les modèles sous-estiment le réchauffement actuellement observé (courbe en bleu) et donc que ces chiffres sont donc la fourchette basse de ce qui nous attend, hélas.
Figure 2: Statistiques observées (basées sur le modèle MAR forcé par les réanalyses ERA5) et projetées (basées sur MAR forcé par 6 modèles globaux) pour différentes périodes selon le scénario SSP370 pour Liège.
En Belgique, le hausse de température sera tout d’abord la plus marquée en Ardenne qu’en Flandre où la Mer du Nord (qui met beaucoup plus de temps à se réchauffer que l’atmosphère) va en quelque sorte atténuer le réchauffement climatique dans un premier temps (voir Figure 3). En hiver, c’est surtout les nuits qui vont devenir moins froides alors qu’en été, c’est surtout les maximums de température qui s’envoler.
Alors que la température annuelle augmenterait de près de +1.5°C en moyenne en Région Wallonne en 2040 (Monde à +2°C) par rapport à 1981-2010, la hausse de température atteindra par contre +2°C en été en Ardenne. N’oublions pas que la période de référence pour le GIEC est 1850-1900 et donc un Monde (i.e. la température moyenne globale) à +2°C selon le GIEC correspond à une Belgique à +3°C selon cette même période de référence. A l’échelle annuelle, la quantité de précipitations changerait peu mais par contre, les précipitations diminueront significativement en été alors que seuls les hauts sommets de nos Ardennes verront encore un peu de neige à la fin de ce siècle.
Figure 3: a) Anomalie de la température annuelle simulée en ~2040 (Monde à +2°C) par rapport à 1981-2010. b) pour la température en été (Juin-Juillet-Aout). c) pour les précipitation annuelles (en % par rapport à la moyenne 1981-2010) et d) pour les précipitation en été selon le modèle MAR.
Après les inondations de juillet 2021, il est légitime de se poser la question de savoir si cet événement est dû au réchauffement climatique et s’il pourrait se répéter. Pour répondre à ces questions, nous avons forcé notre modèle du climat MAR avec des observations depuis 1950 et avec plusieurs scénarios futurs du GIEC. Tout d’abord, par comparaison au maximum de précipitation sur 3 jours observé dans la Vallée de la Vesdre depuis 1950, 3 événements ressortent 7-9 octobre 1982, 12-14 septembre 1998 et 13-15 juillet 2021. Déjà en 1982 et 1998 la Vallée de la Vesdre avait été inondée mais la quantité de précipitation tombée en moyenne sur la Vallée en Juillet 2021 (160mm/3jours) surpasse largement la quantité tombée en 1982 (105mm/3jrs) et 1998 (115mm/3jours) ce qui explique le caractère exceptionnel de l’événement de juillet 2021. Dans les projections futures, on constate tout d’abord que ce genre d’événement n’est pas suggéré dans les simulation MAR forcées par les scénarios du GIEC avant 2020 ; ce qui montre que sans le réchauffement climatique lié aux activités humaines, un événement d’une telle intensité aurait été improbable. Après 2020, le modèle suggère malheureusement que cet événement pourrait se répéter 2-3 fois d’ici 2050. Après 2050, si on limite le réchauffement global à +1.5°C, le climat de la Belgique serait alors très favorable à ce genre d’événements qui pourraient devenir récurrents (tous les 10-20 ans). Si par contre le climat continue à se réchauffer, les étés deviendraient alors trop chauds et secs pour favoriser de tels événements qui resteront toutefois probables.
Le problème en été serait alors plutôt les sécheresses et les canicules favorisant des feux de forêts. Il est important de noter que nos forêts ne sont (ou ne seront) plus en équilibre avec le climat actuel et sont donc malades favorisant la présence de bois morts augmentant ce risque d’incendie. Pour ce qui est des autres événements extrêmes locaux comme les orages, tornades, rafales de vent…, il reste encore beaucoup d’incertitudes car les modèles du climat ne sont pas encore capables de les représenter explicitement. La hausse des températures permettrait d’augmenter l’intensité de ces événements locaux car il y aurait plus d’énergie pour les alimenter mais les connaissances actuelles ne suggèrent pour le moment pas de changement dans leurs fréquences. Toutefois, une chose est sûre, avec l’augmentation du bâti et des surfaces imperméables, un même événement du passé fera plus de dégâts qu’avant. Enfin, il est important de noter que la variabilité interannuelle (c-à-d. le fait d’avoir une succession d’années humides ou sèches) des précipitations aussi bien annuelles qu’en été va augmenter significativement en Wallonie (voir Figure 8). Cela suggère notamment qu’on aura plus souvent des étés secs (1 été sur 3 contrairement à 1 sur 6 actuellement) compensés par des étés plus humides (1 été sur 5 contrairement à 1 sur 6 actuellement) expliquant qu’en moyenne la diminution projetée des précipitations reste faible.
Pour rester en équilibre avec un climat qui leur est favorable, les écosystèmes vont soit devoir s’adapter, soit migrer en altitude ou en latitude pour retrouver un climat plus froid. Un exemple d’écosystèmes chez nous qui ne pourra ni monter en altitude ni en latitude est celui qu’on retrouve dans nos Hautes-Fagnes et qui a besoin d’un climat froid et humide. Les Hautes-Fagnes risquent donc à terme de s’assécher en surface et donc se reboiser.
Autres exemples d’écosystèmes qui ne sera plus en équilibre avec notre climat, ce sont les forêts d’épicéas et de hêtres qui sont des arbres avec des racines peu profondes et donc très sensibles aux sécheresses estivales qui devraient malheureusement s’intensifier et se multiplier dans le futur.
Jusqu’à maintenant, on considérait en Belgique que les ressources en eau étaient infinies, en particulier en Ardenne. Ce ne sera bientôt plus le cas car notre climat va progressivement s’approcher de celui du Gers (au Sud-Ouest de la France) où on ne compte plus les petites retenues au fond des vallées stockant les pluies hivernales pour irriter l’agriculture en été. Ces petites retenues permettraient aussi d’atténuer les conséquences d’événements de pluie extrêmes déjà intensifiés par l’augmentation de l’imperméabilisation des sols, indépendamment des changements climatiques. Enfin, il faudra s’adapter aux grosses chaleurs en construisant des maisons passives à la chaleur et plus au froid comme jusque maintenant.
La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte est le résumé d’une conférence de Xavier FETTWEIS, organisée en août 2024 par la CHiCC : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez notre agenda en ligne…
[d’après JOURSHEUREUX.FR] Les spéculoos, ces délicieux biscuits épicés ont une histoire qui remonte à plusieurs siècles en Europe. Découvrons ensemble l’origine de ces petits trésors croustillants, leurs différences avec les Speculaas néerlandais, leur mode de fabrication et leurs valeurs nutritionnelles.
L’histoire des spéculoos
Les origines des spéculoos remontent à plusieurs siècles en Europe, mais leur popularité s’est particulièrement développée au cours du xxe siècle en Belgique. À l’origine, les spéculoos étaient conçus comme une alternative abordable aux speculaas néerlandais, qui étaient plus riches en épices (les spéculoos étaient moins épicés en raison du coût élevé des épices importées en Belgique). L’un des aspects les plus intriguants de l’histoire des spéculoos est leur forme traditionnelle. Ces biscuits étaient souvent moulés en forme de moulins à vent, de personnages de la nativité ou d’animaux, en particulier pendant la période de Noël. Aujourd’hui, la plupart des spéculoos sont fabriqués sous forme de rectangles simples, mais la tradition des moules en forme perdure.
Speculaas, spéculoos : quelle différence ?
Les speculaas et les spéculoos, deux types de biscuits belges, présentent des similitudes tout en ayant quelques différences. Les speculaas, originaires des Pays-Bas, sont préparés avec un mélange d’épices traditionnel incluant de la cannelle, de la muscade, du clou de girofle et du gingembre, et ont une texture plus croquante. Ils sont souvent façonnés en formes spécifiques, telles que des moulins à vent ou des figures folkloriques néerlandaises.
En revanche, les spéculoos, d’origine belge, utilisent des épices similaires mais ont tendance à être plus moelleux. Ils sont généralement présentés sous forme de biscuits rectangulaires ornés de motifs géométriques. Le nom “speculaas” est prédominant aux Pays-Bas, tandis que “spéculoos” est plus couramment utilisé en Belgique et dans les pays francophones pour désigner ces biscuits aux saveurs épicées et sucrées.
Spéculos, spéculoos, spéculaus ?
L’orthographe traditionnelle du mot est “spéculoos“, correspondant au nom flamand du biscuit et largement adoptée en Belgique. La prestigieuse maison Dandoy, établie en 1829 à Bruxelles, préserve cette orthographe. Le plus grand producteur belge de spéculoos, la biscuiterie Lotus, suit également cette tradition orthographique. Le Petit Larousse mentionne à la fois “spéculoos” et “spéculos” pour refléter les variantes. En France, l’orthographe “spéculos” est une variante apparue suite à la réforme orthographique de 1990, mais elle demeure peu courante et est généralement signalée en fin d’article dans le Petit Larousse. Enfin, l’orthographe “spéculaus” est une version francisée, bien qu’elle n’ait pas réussi à devenir majoritaire dans l’usage francophone. Le dictionnaire Petit Robert propose également les deux orthographes, tandis que la maison Dandoy utilise parfois l’orthographe “spéculaus” sur son enseigne lumineuse à Bruxelles, ajoutant ainsi une touche de diversité à ce délicieux biscuit.
Comment sont fabriqués les spéculoos ?
Les spéculoos sont des biscuits délicieusement épicés fabriqués à partir d’ingrédients simples mais savoureux. Pour les préparer, on commence par mélanger du beurre ramolli avec du sucre brun pour créer une base crémeuse. Ensuite, on incorpore un mélange d’épices spécifiques, généralement composé de cannelle, de gingembre, de clous de girofle, de noix de muscade, de poivre blanc et de cardamome, afin de donner aux biscuits leur saveur caractéristique. On ajoute ensuite de la farine (froment), éventuellement de la fécule de maïs et de la poudre d’amande pour former une pâte. Après avoir reposé au réfrigérateur, la pâte est étalée et découpée en formes de biscuits. Ces biscuits sont ensuite cuits au four jusqu’à ce qu’ils soient légèrement dorés autour des bords, puis laissés à refroidir sur une grille. Le refroidissement permet aux spéculoos de durcir et de prendre leur texture croustillante.
Valeurs nutritionnelles des spéculoos
Les spéculoos sont des biscuits délicieusement croquants et épicés qui, bien que délicieux, sont également relativement riches en calories et en sucres : calories par portion (2 biscuits) : 80 à 100 calories ; glucides : 10 à 15 grammes ; matières grasses : 3 à 5 grammes ; protéines : 1 à 2 grammes ; fibres alimentaires : moins d’un gramme. Ces valeurs peuvent légèrement varier en fonction de la marque et de la recette spécifique des biscuits. Il est recommandé de les consommer avec modération dans le cadre d’une alimentation équilibrée.
Allergènes contenus dans les spéculoos
Les spéculoos peuvent contenir plusieurs allergènes courants, dont le gluten issu de la farine de blé, le lait sous forme de beurre, les œufs, les fruits à coque comme les noix ou les amandes, et parfois des traces de soja.
d’après joursheureux.fr
Spéculoos (la meilleure recette)
N.B. La pâte doit se faire le jour avant et se cuit… le lendemain de la veille.
Ingrédients (pour 40 spéculoos)
500g de farine
500g de farine fermentante
1 paquet de levure chimique
700g de cassonade brune
2 cuillères à café d’épices à spéculoos (ou 4 épices)
1 pincée de sel
3 œufs
400g de margarine
1/2 tasse d’eau tiède
2 cuillères à café d’arôme d’amande amère
Préparation
Préparation de la pâte (la veille)
Mélangez au robot tout ce qui est sec : les 2 farines, la levure, la cassonade, les épices et le sel.
Faites fondre le beurre (il ne doit pas être chaud).
Ajoutez le beurre, les œufs, l’eau et l’arôme d’amande amère.
Laissez reposer au moins une nuit en couvrant la pâte d’un film plastique. Elle va développer ses arômes.
Cuisson
Le lendemain, faites chauffer le four à 190 degrés.
Sur la plaque recouverte d’un papier cuisson, disposez les pâtons (55-60 g). Prélevez une cuillère à soupe de pâte, roulez-la dans vos mains pour former une boulette ronde ou allongée et applatissez la légèrement.
Cuisez au four 15 minutes exactement.
Décollez-les avec précaution et laissez-les refroidir sur une grille.
Notez que les spéculoos se conservent très bien dans une boîte hermétique.
[THECONVERSATION.COM, 16 octobre 2024] Du point de vue de la communication comme en d’autres domaines, Donald Trump est un phénomène à part. Court-circuitant volontiers les moyens traditionnels de s’adresser à ses concitoyens, n’hésitant pas à employer des procédés rhétoriques que la majeure partie de la classe politique estime indignes de la fonction suprême, déployant dans ses meetings un style très personnel, mélange d’agressivité et d’humour volontairement grossier, l’ancien magnat des affaires et star de la téléréalité a créé un univers discursif bien à lui. Jérôme Viala-Gaudefroy, spécialiste du discours politique américain, a analysé d’innombrables prises de parole de l’ex-président, que ce soit sur les réseaux sociaux, lors de rassemblements de ses sympathisants ou pendant des cérémonies officielles, pour mettre à jour, dans Les mots de Trump, qui vient de paraître aux éditions Dalloz, les ressorts d’une rhétorique qui, depuis des années, et plus encore dans la ligne droite de la campagne présidentielle actuelle, enflamme le pays et même le monde. Extraits choisis.
J’ai fréquenté une école de l’Ivy League. Je suis très instruit. Je connais les mots. J’ai les meilleurs mots… mais il n’y a pas de meilleur mot que stupide, n’est-ce pas ? Il n’y en a pas. Il n’y en a pas. Il n’y a pas de mot comme ça.
Donald Trump, 30 déc. 2015
Si Donald Trump se vante de sa très bonne maîtrise de la langue, d’avoir fait des études dans une université prestigieuse et d’être intelligent, c’est qu’il a conscience d’être souvent tourné en ridicule pour son langage hors norme. Son vocabulaire simpliste et binaire, ses phrases décousues, ses mensonges, ses bourdes et ses insultes répétées ont été largement commentés, notamment par la presse qu’il accuse de rapporter de fausses nouvelles (“fake news“).
Alors même qu’il se défend d’être incompris, ses propos illustrent parfaitement la rupture avec les normes établies du discours politique et présidentiel. Il ramène tout à sa personne, parle de lui à la troisième personne, et choisit précisément un mot très simple comme “stupide” – à la fois péjoratif et insultant – comme étant le meilleur mot pour parler de la classe politique et de ses prédécesseurs.
Rhétorique de rupture
En réalité, et malgré ce qui est souvent dit, Donald Trump est tout à fait conscient du pouvoir des mots. S’il y a une chose qu’il a très bien comprise, c’est qu’il doit en bonne partie son succès à son langage hors norme. Par ce que l’on peut appeler une véritable rupture rhétorique, Trump se positionne ainsi comme un outsider hors du champ politique. Pour ses partisans, son pouvoir est tel qu’il ne serait soumis ni aux règles de la politique, ni aux lois de la grammaire ordinaire. […]
Sur ce point, Donald Trump réussit, plus encore que ses prédécesseurs, à être au cœur des médias. Sa présidence se caractérise également par des discours très semblables à ceux de sa campagne et par un très faible nombre de discours officiels ou de conférences de presse. Même lors d’événements formels, il s’est très souvent démarqué des normes de la rhétorique présidentielle. Ainsi, dès son discours d’investiture, le 20 janvier 2017, il donne le ton en faisant un appel à l’unité du peuple, non pas autour de valeurs communes partagées, mais contre l’establishment et la classe politique américaine qu’il présente comme un ennemi.
Improvisation et authenticité
L’une des caractéristiques des discours de Donald Trump réside dans l’improvisation : une grande partie est le fruit de ce qui lui passe par la tête à l’instant où il parle, ou de ses obsessions du moment. Ce “flux de la pensée” (“stream of consciousness“) est plus ou moins structuré (ou plutôt déstructuré) par des marqueurs de discours comme “eh bien“, ou “au fait” qui ont pour objectif de rediriger le discours. Cela permet de nombreuses digressions, des répétitions, une syntaxe désordonnée et des phrases interrompues souvent inachevées. […]
C’est aussi un style conversationnel, décontracté, plus naturel et très efficace. Lorsque Trump s’écarte du sujet, il signale ainsi à son auditoire qu’il n’est pas scénarisé et donc qu’il est authentique. Comme l’ont remarqué certains linguistes, ses phrases inachevées permettent au public de les finir à sa place, ce qui accroît l’impression d’intimité que ressentent ses partisans.
Violence verbale et insultes
Trump parle, par exemple, de “défoncer la gueule” du groupe terroriste ISIS (Milford, NH, 2 févr. 2016), accuse Joe Biden d’avoir “léché le cul de Barack Obama” (Minneapolis, Minnesota, oct. 2019), et traite Michael Bloomberg de “pauvre con” (Newsmax, 14 oct. 2020).
Un autre exemple très parlant – et largement repris par les médias – concerne les footballeurs qui se sont agenouillés pendant l’hymne national pour protester contre les violences policières à l’encontre des Noirs : Trump les a qualifiés de “fils de pute qu’il faut virer du terrain“, sous les acclamations de la foule présente à son meeting (Huntsville, Alabama, 22 sept. 2017).
La masculinité et la rhétorique du pouvoir
Son accent et sa grossièreté sont traditionnellement des attributs de masculinité, ce qui, pour ses partisans, contraste avec les élites dites “féminisées de gauche” et les “flocons de neige” (“snowflakes“), une expression péjorative qui désigne la prétendue fragilité émotionnelle et l’incapacité de certaines personnes de gauche à supporter des opinions contraires.
Le langage social choquant constitue en soi un acte de pouvoir masculinisé qui dénote un côté à la fois authentique et rustre. De plus, Donald Trump utilise un vocabulaire et une prosodie qui incarnent à la fois une véritable violence et les politiques dures qu’il promet de mettre en place contre ceux qu’il considère comme des menaces sociales – les immigrés, les musulmans, les personnes de couleur, les individus LGBTQ+ notamment.
Stratégie médiatique et saturation
Lors de ses campagnes, il a mis en place une véritable stratégie de communication développée par son conseiller d’extrême droite (“alt. right“) Steve Bannon. Elle consiste à saturer le paysage médiatique par toujours plus de déclarations scandaleuses et mensongères.
Le but n’est pas de convaincre par des arguments politiques mais de créer suffisamment de chaos, de confusion et de buzz pour attirer l’attention. Il s’agit également de ne pas laisser le temps aux médias de suivre le rythme, et de rendre la vérification des faits impossible. Les mensonges du jour sont immédiatement éclipsés par ceux de lendemain.
Le récit de Trump
Comme tout bon récit, l’histoire que raconte Trump est faite de personnages clairement identifiables : des méchants (une élite corrompue, une immigration menaçante), des gentils qui sont victimes (le peuple), et un héros sauveur (Donald Trump lui-même).
Au cœur de ce drame, il faut bien entendu un enjeu existentiel : une nation ravagée par le crime et la misère, menacée dans ses fondamentaux par un ennemi à la fois intérieur et extérieur incarné par une gauche dite “radicale“, “communiste“, “marxiste” et “fasciste“, des Républicains de l’establishment “traîtres“, l’État dit “profond“, des médias qualifiés d’”ennemis du peuple“, et des immigrés présentés exclusivement comme des criminels.
[LIBREL.BE] “Florilège de citations d’un président – et candidat à la même fonction – qui a construit sa victoire sur ses talents d’orateurs. Dans un paysage politique mondial en constante évolution, aucun leader n’a autant marqué les esprits que Donald Trump. Son ascension à la présidence des États-Unis, ses discours enflammés, et ses tweets controversés ont redéfini la communication politique moderne. Mais au-delà des polémiques, que nous disent ses mots sur notre époque et sur les États-Unis ? Cet ouvrage plonge au coeur de cette rhétorique unique et déroutante. À travers une analyse détaillée de ses discours, de ses tweets, et de ses apparitions publiques, ce livre explore comment Trump a utilisé le langage pour transgresser les normes établies, attiser les divisions, et mobiliser ses partisans. De la célèbre promesse de “Make America Great Again” à la diatribe contre le “carnage américain“, chaque chapitre décrypte les stratégies linguistiques qui ont alimenté son succès et son influence. Découvrez comment Trump a redéfini les notions de peuple et de nation, en jouant sur les peurs et les espoirs des Américains, et en brouillant les frontières entre la réalité et la fiction. Ce livre vous invite à une réflexion profonde sur l’impact des mots dans la construction de l’identité nationale et la dynamique politique. Les mots de Trump, une lecture essentielle pour comprendre l’influence de cet ancien magnat de l’immobilier, devenu star de télévision, puis président de la plus grande puissance mondiale.”
[LE-CARNET-ET-LES-INSTANTS] Tout entière absorbée dans le travail de l’énonciation, dont elle n’est à première vue qu’une forme particulière, la création littéraire ne prend toutefois relief et sens que rapportée à cette ombre originaire qui est en même temps son envers et sa tentation permanente: le silence. S’en est-on suffisamment avisé ? La moindre parole, l’écrit le plus fugitif tirent leur intérêt premier de ceci, qu’ils auraient pu ne pas advenir.
Nonobstant leur teneur particulière, le seul fait de leur existence présuppose une levée, un arrachement toujours problématique à l’indifférencié du ne-rien-dire. Avant de s’imposer comme présence, il y a donc ce moment – ce mouvement – où le verbe se détache du fond muet souvent donné pour son contraire, mais avec quoi il entretient des rapports bien plus noueux que de simple antagonisme. Ne serait-ce que par le danger où il se trouve d’y retomber à tout instant – parce que, au vrai, il finit toujours nécessairement par y retomber. Ainsi la prise de parole, l’entrée en écriture ne s’accomplissent-elles jamais que dans une sorte d’inconfort ou de vacillement qui font d’elles, pour le sujet, une condition radicalement provisoire.
Objet d’une nostalgie essentielle mais rarement explicite, le silence offre donc à la littérature un rhème névralgique. Or, celui-ci semble jouir d’une faveur particulière dans les oeuvres qui ont vu le jour en Belgique francophone depuis le 19ème siècle. Davantage qu’en France notamment, les écrivains y portent témoignage de ce que la parole peut avoir de risqué, d’inopportun ou encore de malaisé, comme si, envers et contre tout, elle restait par essence inadéquate à sa motivation ou à son objet. Il y a lieu, en conséquence, de parcourir les textes à cet égard les plus significatifs, d’en reconnaitre les réseaux thématiques et leurs variances principales, de voir enfin quelle interprétation peut être donnée à une celle insistance.
Apparemment, c’est le courant symboliste qui, le premier, accorde au thème du silence une place réellement focale. Mais cet engouement, indéniable, a des racines plus anciennes : les prodromes s’en font jour dès le début du 19ème siècle, dans l’image aujourd’hui bien connue du héros romantique celle que l’imposent alors en Belgique les oeuvres de Byron, Chateaubriand ou Lamartine. Lié aux motifs de la solitude, de la rêverie et de la mélancolie, celui de la taciturnité contribue à l’édification d’une psychologie nouvelle, largement égotiste, dominée par un thème récent à cette époque, mais bientôt prépondérant dans la culture occidentale, celui de la profondeur. À l’aune de ce thème, la qualité morale de chacun est réputée proportionnelle à la richesse de son expérience intérieure, et spécialement de son expérience affective. Ce qui est tu importe ici bien davantage que ce qui est dit, la parole s’avérant en contrepoint activité superficielle, incapable d’égaler ou d’exprimer la densité de la vérité subjective.
EAN 9782246204220
On le sait, le romantisme comme tel ne suscite, en Belgique francophone, aucun texte de grande envergure. De la conception hâtivement résumée ci-haut, l’oeuvre vraisemblablement la plus représentative reste Jours de solitude (1869) d’Octave Pirmez… Il faut donc attendre la dernière décennie du siècle pour voir revenir, mais avec une ampleur accrue et un sens nouveau, ce dont Georges Rodenbach intitule en 1891 son premier recueil important : Le règne du silence. Règne qui marque d’ailleurs la production entière de l’écrivain, poésie, roman, théâtre, comme il imprègne celle de Maurice Maeterlinck, surtout à partir de L’intruse (1896), Ce dernier, précisément, va en donner la théorie circonstanciée dans son essai Le trésor des humbles (1896), dont le premier chapitre a pour titre Le silence. Affirmations sentencieuses et métaphores se succèdent ici pour élaborer non plus une psychologie, mais une éthique, et même une métaphysique de la vie intérieure, ordonnée tout entière autour d’un concept-pivot : l’âme. Dans la destinée des individus, dans la communication qui les rapproche épisodiquement, l’essentiel est de nature infraverbale – ou supraverbale, comme on voudra : la parole se spécifie par sa radicale insuffisance, et même par sa nocivité envers ce qui, dans l’humain, constitue la part la plus grave et la plus noble.
Cependant, ce qui nous requiert dans le texte de Maeterlinck est moins le flux des assertions que celui des images – lesquelles, à l’examen, s’avèrent converger en un réseau serré, offrant tous les traits d’une quasi fantasmatique. Ainsi le silence est-il associé à l’éternité, à l’obscurité, aux “profondeurs de la mer intérieure“, à quoi s’adjoignent les motifs du “berceau“, des “racines” ou de l’amour. Le modèle sous-jacent est évidemment celui de la vie intra-utérine, paradis jadis perdu auquel il s’agit de faire retour, en suspendant la tyrannie du verbe qui subjugue l’existence postnatale. “Car le silence est l’élément plein de surprises, de dangers et de bonheur, dans lequel les âmes se possèdent librement” (l’auteur souligne). Toutefois, le silence est aussi paré d’une “sombre puissance“qui lui donne un caractère “dangereux“, “effrayant” ou même terrifiant. C’est que la réintégration de l’espace matriciel relève de l’utopie, et ne pourrait coïncider en fait qu’avec la mort, d’où cette atmosphère bizarrement menaçante. Mais le penseur, entre-temps, n’est pas totalement débouté : la pratique du silence va lui permettre de satisfaire fictivement son désir secret de procréation, et donc de participer un tant soit peu à la puissance maternelle. “Le silence est l’élément dans lequel se forment les grandes choses, pour qu’enfin elles puissent émerger, parfaites et majestueuses, à la lumière de la vie qu’elles vont dominer.“
Sans doute faudrait-il, pour détailler la pensée maeterlinckienne, prendre en considération des pièces comme L’intruse, ou Pelléas et Mélisande : le lien avec l’eau, le mystère, la mort proche s’en préciserait mieux encore. Qu’il suffise de rappeler cette phrase de Ruysbroeck traduite et citée par Maeterlinck: “[L]es êtres ne sont pas circonscrits par la parole“- elle nous ramène au cœur de la question. À côté de l’ espace langagier, il existe un espace occulte, bien qu’il n’exclue nullement la communication, où se vit ce qu’il y a d’essentiel dans la destinée humaine. Cette zone est celle de l’indicible et des sentiments élevés, N’y ont cours que l’accord avec soi-même, la pureté du cœur, l’accueil ému et magnanime de l’autre, sans oublier l’ouverture sur un autre monde, où se révèle la dimension surnaturelle de l’existence, Loin de constituer le rebut de l’expérience vécue, l’impossible-à-dire en est le trésor intime et irréductible. C’est alors le langage et le discours qui se trouvent relégués dans le statut de l’inessentiel, et même de l’artifice : démonétisation du signifiant au profit d’une communion directe des âmes, rêve d’une idylle fusionnelle, débarrassée de rien moins que du symbolique…
Soucieux d’accorder au silence une position prééminente, les symbolistes belges en donnent une version à la fois mystique et morale. Teinté de rousseauisme, leur idéalisme trouve un contrepoids littéraire, quelques années plus tard, dans des récits à caractère réaliste ou naturaliste – et plus spécialement dans la figure romanesque du paysan, Certes, celle-ci n’est pas absente du Trésor des humbles : à l’homme de la terre, il ne manque “que le don d’exprimer ce qu’il y a dans son âme“.. , Mais elle prend de tout autres couleurs dans un roman comme L’hallali (Camille Lemonnier, 1906), avec le personnage pusillanime et madré de Jean-Norbert. Dans la droite ligne de Taine, le héros est décrit comme “taiseux, déshabitué de la parole“, “patient et dissimulé“, “priant à bouche scellée“. L’on touche ici à un motif romanesque des plus exploités, celui du silence paysan – silence souvent concerté, calculé, mais qui, chez Lemonnier, prend le caractère d’un handicap physiologique. Ainsi, Jean-Norbert “pourrait périr un jour d’une colère rentrée“; sa femme lui rappelle l’avis du médecin, “que tu avais trop de sang et que tu es trop muet“. Le mutisme ne désigne pas ici la libre ascèse du penseur et moins encore l’expectative d’un monde supérieur, il est le signe d’une déficience organique, il est paralysie et menace de mort.
Fille ainée de Jean-Norbert, Sibylle “était retombée à un mutisme sauvage dans cette maison du silence“: ultime refuge d’un orgueil blessé, inflexible, qui accouchera finalement du meurtre vengeur. Avec son père, elle entre dans la longue série des terriens introvertis dont sont peuplés les nombreux romans régionalistes parus en Belgique au début du 20ème siècle, et qui déclinent successivement toutes les variantes possibles du même thème. Dans La bruyère ardente (Georges Virrès, 1900) : “[A]insi vivaient intérieurement ces contemplatifs de la terre flamande : ils portaient l’image, impuissants à la formuler“- mais sachant, précisons-le, user du silence collectif comme d’une redoutable arme de rétorsion. Dans Le pain noir (Hubert Krains, 1904), c’est une longue et incoercible descente dans la désespérance qui mène le vieux couple à la folie et au suicide. Le maugré (Maurice des Ombiaux, 1911) évoque une ancienne pratique paysanne, celle de la vengeance anonyme contre le fermier usurpateur ; se taire procède ici d’une loi secrète et ancestrale, qui impose à tous les membres de la communauté paysanne une dissimulation complice.
Des éléments identiques ou comparables se retrouvent dans Le roman du tonnelier (Hubert Stiernet, 1922), dans Campine (Neel Doff, 1926), dans Le village gris (Jean Tousseul, 1927), et d’autres encore. Rétrospectivement, il est vrai que ces éléments apparaissent comme fortement stéréotypés. Mais il serait faux de croire que le stéréotype n’a rien à nous apprendre, qu’il n’est qu’un morceau de langage usé ou évidé. Il y a une histoire des clichés littéraires, et des fonctions (notamment identificatoires) qu’ils sont amenés à remplir. Ainsi faut-il distinguer en l’occurrence plusieurs types de mutismes qui, pour s’apparenter dans leur manifestation concrète, n’en relèvent pas moins de logiques toutes différentes. Il y a d’abord cette semi-aphasie congénitale, à mi-chemin entre le physique et le psychique, où la raréfaction du parlé contrecarre la densité du ressenti. À cette infirmité subie s’opposent les silences tactiques : le laconisme roublard, calculateur, ou encore le reproche muet, manœuvres codifiées de l’activité transactionnelle à quoi tient le plus clair de la vie sociale. Il faut y ajouter une stratégie plus générale, celle de la patience, en vertu de laquelle il convient que les choses aillent sans dire. C’est l’écoulement du temps lui-même (avec le retour cyclique des saisons, des travaux, des générations) qui est ici supposé compenser le défaut de parole, en la rendant inutile à force de la différer : abstinence continument dilatoire qui s’apparente manifestement au processus du refoulement.
EAN 9782366240269
Proche de la précédente, mais avec une dimension éthique plutôt qu’économique, est la soumission acceptée qui caractérise le fatalisme, suscitant la “réserve” féminine, l’effacement, la non-révolte. Vient ensuite une quatrième catégorie, moins sujette que les précédentes à la sclérose du stéréotype, celle du mutisme comme porteur de mort (mort de soi ou mort de l’autre) ; souvent, dans les romans précédemment cités, le confinement dans le non-verbal va de pair avec un exil social plus ou moins volontaire, et surtout avec une dérive intérieure dont l’aboutissement ultime, généralement présenté comme inéluctable, est le crime ou le suicide. À l’opposé de celle-ci, ce sont enfin les variantes “heureuses” du silence : particulièrement la grande paix de la nature, souvent présentée comme source de réconfort, et même de régénérescence, loin de la cacophonie blessante qui est le lot du groupe humain. Purification, analgésie, retrouvailles avec soi-même, tels sont les effets bénéfiques d’une diète dont l’idéal monastique offre une autre version ; ainsi dans En sabots (André Baillon, 1922), récit autobiographique que domine pour une grande part la quête fébrile de la tranquillité. Une harmonie comparable, mais détachée quant à elle des circonstances immédiates, est nouée au motif de la pensivité : loin de n’avoir à dire rien d’important, le personnage pensif est réputé riche d’une plénitude intérieure (souvenirs, sentiments, sagesse…), exprimable ou non, qui lui confère sur les bavards impénitents une sorte d’ascendant moral. On retrouve ici la connotation bien-pensante déjà repérable chez Maeterlinck.
Fondamentalement rétrograde, sinon réactionnaire, le roman régionaliste poursuit donc son essor tout au long de l’entre-deux-guerres. C’est à cette même époque que s’impose progressivement une œuvre originale, nettement plus moderne, et d’ailleurs complètement étrangère à l’univers rural : celle de Georges Simenon. Or, dans une large mesure, cette œuvre est obsédée elle aussi par la pénurie ou le mésusage de la parole. Très souvent, dans les aventures relatées par Simenon, ce qu’il aurait fallu dire n’a pas été dit, ou l’a été maladroitement, ou encore à contretemps, et le malheur qui frappe les personnages trouve son origine dans cette inadéquation communicative. Pour illustrer ce schème narratif, nous considérerons successivement trois romans, choisis à titre d’échantillons. Intitulé L’homme de Londres, le premier raconte la déchéance de Maloin, un modeste aiguilleur qui s’est emparé subrepticement d’une valise pleine d’argent et y voit la fin de toutes ses frustrations antérieures. Mais ses premières largesses n’apportent pas la satisfaction escomptée : comme il n’a rien dit de l’aubaine à sa famille, celle-ci réprouve une si fantasque prodigalité.
En fait, grognon et peu loquace, Maloin souffre moins d’être pauvre que de n’être pas compris – de ne pas arriver à se faire comprendre. Or, voici que rôde aux alentours le propriétaire de la valise à la recherche de son bien ; c’est un petit cambrioleur anglais, surnommé le Malchanceux, en qui Maloin devine un alter ego et pour qui il éprouve une bienveillance grandissante. Mais le pacte salvateur n’aura pas lieu. Dans la pénombre d’une cabane de pêcheur, le Malchanceux, qui ne comprend pas le français, se méprend sur les paroles conciliantes de Maloin ; agressé, celui-ci frappe et tue. Le drame n’eût pas eu lieu si le dialogue avait pu s’établir, si les deux protagonistes avaient au moins parlé la même langue. C’est donc bien l’échec de la parole qui provoque la mort de l’un et fait de l’autre un criminel emmuré plus que jamais dans son mutisme, dans son incapacité d’expliquer ce qui s’est vraiment passé.
EAN 9782253142959
Dans Les fiançailles de M. Hire, le héros est lui aussi un handicapé de la parole. Solitaire et timoré, il n’entretient avec ses semblables que des rapports soigneusement raréfiés et codifiés – il a ses habitudes à la poste, au bowling, au bordel. Se trouve-t-il dans une situation imprévue, interpellé par un(e) inconnu(e), il semble oublier l’usage du discours, se perd en bredouillements, monosyllabes, mots inarticulés. Or, par le jeu des circonstances, M. Hire est soupçonné d’avoir assassiné une prostituée, et l’étau policier se resserre autour de lui, qui, pour comble, connait le véritable tueur ! Mais, comme Maloin, M. Hire est incapable de s’expliquer ; ses propres dénégations le rendent suspect et le contrat qu’il croit conclure avec Alice, l’amie du criminel, est en fait truqué. Pourchassé, il cherchera la fuite et trouvera la mort. Ce terme tragique tient donc, en dernière analyse, à une double condition : d’une part, le héros n’arrive pas à trouver les formules qui l’innocenteraient et tend plutôt à s’”enfoncer” lui-même involontairement ; d’autre part, il n’a personne près de lui pour témoigner en sa faveur, c’est-à-dire pour compenser verbalement l’impuissance qui le jugule.
Un troisième roman de Simenon, Les gens d’en face, raconte le séjour à Batoum d’un consul turc. Complètement isolé dans cette ville d’URSS dont il ne parle pas la langue (obstacle fréquent chez Simenon…), Adil Bey va s’éprendre de Sonia, sa secrétaire russe. Mais, devenu malade, il découvre qu’on cherche à l’empoisonner et décide de s’enfuir avec Sonia. Le projet ayant été découvert par le Guépéou, Sonia est fusillée, tandis qu’Adil Bey doit regagner seul la Turquie. Une fois de plus, nous avons affaire à un roman de la parole défaillante et il y a lieu de penser qu’il en est de même dans presque toute l’œuvre de Simenon. Plus précisément, la parole y est le lieu de la défaillance de la communication : loin d’être l’instrument privilégié de celle-ci, comme on s’y attendrait, la circulation du discours contribue diversement à l’isolement du héros et à sa perte finale. D’une part, les propos tenus par le héros lui-même s’avèrent très souvent inappropriés à la circonstance, en tel ou tel de leurs aspects : par leur ton, trop fort (l’irritation) ou trop faible (le murmure), par leur contenu (la maladresse, le manque d’à-propos), par leur effet (l’absence de réponse, le faux-fuyant, etc.). D’autre part, les propos qui lui sont adressés, surtout dans les moments graves, sont rarement ceux qu’il attendait, ou du moins qu’il espérait. Enfin, il arrive fréquemment que des tiers échangent des paroles à son sujet : le héros en pressent toute l’importance, mais ne peut en tirer profit – soit qu’il les perçoive mal, soit qu’il ne les comprenne pas, soit qu’elles aient été prononcées en dehors de sa présence. Dans tous les cas, la frustration est au rendez-vous.
Par rapport aux œuvres précédemment évoquées, celle de Simenon introduit manifestement quelque chose d’inédit. Cerces, la difficulté de s’exprimer, de mener un dialogue profitable y fonctionne toujours comme un élément (important) du vraisemblable caractérologique et comportemental ; à ce titre, elle s’intègre dans ce qu’il est convenu d’appeler la “psychologie” du roman. Mais, on a pu s’en rendre compte, sa véritable nature est structurelle. Le dysfonctionnement généralisé de la communication verbale n’accompagne pas simplement le récit : il en est l’un des moteurs principaux – avec, néanmoins, un autre motif crucial, à savoir le regard. Celui-ci constitue, à côté du discours, un second champ de communication entre les personnages, communication silencieuse, recherchée souvent avec fébrilité, mais par nature incomplète. Or, le regard chez Simenon est généralement en position de suppléance par rapport à la parole, qu’il soit univoque (le guet, le voyeurisme, l’indiscrétion) ou réciproque (l’examen mutuel). La suppléance, bien sûr, est imparfaite ; elle ne peut induire qu’un échange inarticulé, ambigu, dont les termes et l’enjeu restent en grande partie énigmatiques aux protagonistes eux-mêmes. C’est précisément ce qui, au gré de péripéties rigoureusement enchainées, amène un épilogue le plus souvent malheureux (la mort, l’emprisonnement, la solitude…).
EAN 9782020025812
Sans doute faudrait-il, pour la même période, examiner bien d’autres œuvres, les contes de Franz Hellens, par exemple, ou ceux de Jean Ray, hantés par le thème du secret, de la parole interdite ou dangereuse… Un autre écrivain nous parait avoir renouvelé plus profondément, après 1945, la problématique ici en cause. Il s’agit d’Hubert Juin. Dans des livres comme Les bavards (1956), les cinq romans groupés sous le titre Les hameaux (1958-1968), Célébration du grand-père (1965), Paysage avec rivière (1974), Le double et la doublure (1981), l’auteur ne cesse de s’interroger sur ce qui fait la valeur du discours, la valeur du silence. Sur la distribution réciproque de ces deux espaces et leurs justifications respectives. Dans un cadre plus dialectique, moins réducteur que beaucoup de ses prédécesseurs, Juin nous redit que parler ne va pas de soi ; que cela implique, au moins, une sorte de responsabilité à l’égard de l’autre ; que la pure gratuité du babil doit laisser place à un usage “soucieux” du langage, articulé à l’histoire du groupe humain et à la mémoire collective, fût-ce sous le couvert de l’anecdote et de la fiction.
Issu d’un milieu rural, Juin se dit profondément marqué, et même meurtri par l’étouffante taciturnité des adultes à l’ombre desquels s’est déroulée son enfance. Son évocation de l’univers paysan tient pour une large part dans des métaphores comme “le gouffre du silence“, cette “présence monstrueuse“, “signe d’une existence pesante, informe mais éternelle“(Les bavards). Le mutisme des terriens, dit-il, est à la fois un accueil et un piège, à la fois désespoir et concentration. Cette chape massive est faite de “certitude muette” et collective, particulièrement hostile à l’écrit, au savoir livresque, ce dont souffre le futur écrivain : le poids du non-dit ne représente pas seulement une mutilation de son être propre, il est aussi perte de sens et de mémoire pour la communauté familiale et villageoise tout entière. “La désolation habite au cœur d’un silence qui ne se connait point et n’a pas de limites [ … ]. Habiter ce silence, ce n’est déjà plus être.“
L’expérience charnière qui donne à Juin le recul nécessaire est la débâcle de 1940, qui pour lui est d’abord une grande débâcle du langage. Les discours tenus jusque-là par les “autorités” s’écroulent alors lamentablement, comme des châteaux de cartes : déclarations rassurantes, opinions toutes faites, fausses nouvelles, communiqués de victoire (!), proclamations officielles, tout ce clinquant édifice verbal, en s’effondrant, dévoile rétrospectivement sa nature artificielle et mensongère. La révélation de leur vanité constitue pour Juin une leçon décisive. “Il fallait, à l’issue de cette guerre insensée, ré-apprendre à parler juste et poser une question morale“, “ré-habiter le langage“. La question qui se pose alors pour lui, au seuil de l’écriture, est de savoir comment tenir sur la réalité un discours adéquat, qui prenne en charge l’aigu de la vie (avec ses souffrances, ses bonheurs, sa durée), sans la falsifier en formules creuses et pérorantes. Comment échapper à la fois au laconisme indigent du paysan et à la rhétorique vaine du bavard, trouver la voie vers un langage pertinent parce qu’ajusté à son objet. Soulignons ce fait capital que, chez Juin, la préoccupation n’est pas de nature égotiste mais testimoniale : ce qu’il met en évidence n’est pas son cheminement personnel, mais celui de la communauté dont il est issu, et vers laquelle il décide de faire retour par la voie de l’écriture. L’idée qui s’impose à lui avec insistance est celle d’une responsabilité et d’une mission : il veut être, “au pays de la parole“, le “délégué” des paysans de son enfance, leur offrir ce dire qui leur faisait défaut, avec tout ce que cela implique comme travail de remémoration et d’élucidation du passé.
Les œuvres ultérieures de Juin peuvent être comprises comme l’application du programme défini dans Les bavards. Exemplaires, à ce titre, sont La cimenterie (1962), Le repas chez Marguerite (1966), Paysage avec rivière ou encore L’arbre au féminin (1980). Tous ces textes paraissent tendus d’un même effort, d’une même volonté : en arriver à tenir sur le terroir natal un discours “vrai “, débarrassé de la mauvaise conscience qui caractérise les romans paysans. Précisément, le monde rural décrit par Juin n’a plus grand-chose à voir avec le pittoresque, même pessimiste, du “réalisme régionaliste”. C’est un univers fondamentalement (et non accidentellement) agonistique, sans cesse tiraillé par des forces adverses, sourd remuement pulsionnel tourné ici vers la vie, là vers la mort, à la fois puissance de survie et puissance d’autodestruction. La place dévolue à la parole, dans cet univers, est symptomatique. Ceux des hameaux ne parlent guère que par bribes, ou alors par aphorismes, répugnant à s’engager personnellement dans leurs propres dires. Souvent, dans les romans de Juin, les conversations rapportées s’entremêlent, et le lecteur ne sait plus qui parle : les reparties accumulées composent une sorte de grande rumeur anonyme, où se font et se défont les réputations, où se colportent médisances et calomnies, mais où les événements vraiment graves ne donnent lieu, paradoxalement, qu’à des allusions voilées. Pour le reste, la forme prépondérance est la parole violence ou agressive : altercation, menace, raillerie, conspiration, reproche… Ce qui manque, dans cette société du bout du monde, c’est en bref un usage paisible de la parole : un discours qui viendrait révéler ce qui est caché, expliquer ce qui est énigmatique, déverrouiller les préjugés, nuancer les convictions trop massives, adoucir haines et rancœurs, désenclaver les solitudes, faire contrepoids aux désespoirs et aux dérives mortifères. Autrement dit, un discours désaliénant – le seul qui, en donnant sens à la vie comme à la mort, dégagerait un cane soie peu ces êtres des forces obscures donc ils sont les pantins.
Ce que l’oeuvre de Juin apporte de radicalement neuf à l’égard du régionalisme traditionnel, c’est une vision beaucoup plus articulée, plus “analytique” des rapports encre le groupe humain, sa violence intrinsèque, le rôle du langage et de la mémoire (ou de l’amnésie) collective – ce qui la soustraie à l’aire mélodramatique du roman paysan. Elle contraste d’autre part avec celle de Simenon en ce que, chez ce dernier, le ratage de la communication reste toujours un phénomène individualisé, même s’il met en jeu plusieurs protagonistes. L’écrivain que nous prendrons maintenant à témoin reprend à son compte le souhait manifesté par Juin d’une parole “vraie”, et aussi son désir de relayer le verbe des morts qui nous ont précédés, mais il situe sur un plan spéculatif, méditatif, cette hésitation devant la parole qui fait l’objet de notre parcours. Dans un livre intitulé Le rêve de ne pas parler (1981), Jacques Sojcher pointe quelques évidences ordinaires à propos de la communication verbale, pour les soumettre à une suspicion généralisée. “J’ai toujours pensé que parler c’était mentir et que mentir était survivre“… “Parler pour ne pas tomber“, écrit-il encore. On voit que, pour Sojcher, la question de la prise de parole est d’emblée reliée à celle de la mort, en quoi elle prend une gravité surprenante.
Qu’est-ce qui (se) passe au juste dans la parole ? Surcout l’illusion, le faux-semblant : “[L]a communication, ce jeu des bonnes volontés qui cache l’impensé dans le dialogue qui les divertit“, qui “fait tourner le mensonge, la parole fabriquée, où le je masqué parle au eu masqué avec l’aisance des rôles bien ajustés“. Car “chaque groupe social a son code“, “chaque monde a sa langue et sa parole mensongère“, de sorte que l’univers humain se réduit à une vaste tour de Babel où le jeu de la parole se trouve capturé ; le rêve de ne pas parler est le rêve de briser cette réduction, d’atteindre une parole qui serait hors de la langue, “rendant chacun à l’outre-voix de ce qui chante dans la langue “… Il faudrait alors ne plus vouloir communiquer, avancer “dans une sorte de solitude où surabondent les mots, […] vers une sorte de demeure où tous les non-dits cohabitent“. Le rêve, plus précisément (c’est ce que réussit entre autres le livre de Sojcher, et c’est en cela qu’il est poésie autant que philosophie), serait de libérer le discours du despotisme communicatif et de sa chimérique efficacité pour opérer avec les mots une voltige infinie, “où le vertige de l’impensé creuse et entraine vers une absence de fond que l’étonnement laisse ouvert et questionnant“.
Il est aussi question de la mort, qui est le plus total, le plus définitif des silences, qui est en même temps défi et question aux vivants, c’est-à-dire aux parlants. “De quel droit parler de la mort, des morts ? [ . .. ] De quel droit avancer mon souffle et mon nom, me servir d’eux qui ne peuvent me dire : menteur, imposteur ?“(l’auteur souligne). L’énonciation touche ici peut-être un bord extrême de son possible, promontoire où elle ne peut que vaciller dans l’insignifiant ou dans l’obscène. Et pourtant la mort de l’autre, du proche – spécialement, pour Sojcher, la mort du père – reste le thème incontournable par excellence, car du sens que les vivants donnent à cette mort dépend le sens de la vie elle-même, et donc de leur propre existence. “Y a-t-il un contenu du mot mort ? La mort a-t-elle un complément du nom, d’objet direct ? La more est-elle désignable, touchable par la logique, la langue, la grammaire ?“
Faut-il parler, se taire ? Les deux, ici, apparaissent également inacceptables. La “vérité” qui passe dans le texte de Sojcher repose entre autres sur ce qu’il nous place, sans échappatoire possible, devant cette aporie béante – humiliante…
Forcément lacunaire et imparfait, notre parcours à travers la littérature française de Belgique ne prétend qu’à mettre en lumière une problématique dont, assurément, on trouverait les traces dans bien d’autres œuvres. Cette insistante question n’est pas celle du silence considéré isolément, mais de la dialectique silence-parole et de son rapport à la vie elle-même. Au-delà des variantes et des clichés, elle témoigne d’une sorte de malaise ou de méfiance à l’égard du langage, comme coupable de ne pouvoir tout dire, Ainsi le verbe se révèle-t-il, dans les œuvres hâtivement inspectées ci haut, le lieu d’une déception essentielle du sujet – déception à la mesure d’un espoir que la logique nous impose de postuler. Encore faudrait-il identifier l’objet d’un tel espoir. Autrement dit, qu’attend-on au juste de la parole, pour se résigner si souvent à la non-parole ? Est-ce la vérité sur soi-même, sur les autres, sur la destinée ? Est-ce la communication, c’est-à-dire le rapprochement des êtres ? N’est-ce pas plutôt la simple affirmation de soi, de son existence, de son désir ? Tout cela, sans doute, mais plus que cela : plus, précisément, qu’en peut donner le discours. Ce serait alors dans cet excès de la demande adressée au langage qu’il faudrait voir l’origine du mutisme comme leitmotiv littéraire.
Plusieurs des œuvres envisagées en témoignent, tout n’est pas dicible. Limitée dans ses pouvoirs et dans son être même, la langue ne suffit pas à la tâche de couvrir le champ de la réalité, du vécu, et a fortiori du possible : [L]es mots à quelque chose manquent toujours, ou : il y a de l’impossible à dire. “. En vertu de quoi parler est toujours risquer de (se) faire illusion, d’occulter la part précieuse qui devrait mais ne peut se dire. Se taire, à l’opposé, est en manifester la présence. Tel est le paradoxe du silence pensif, méditatif, en fait une parole muette : le signe qu’il y a de l’indicible, et que cet indicible est l’essentiel. Que par ailleurs ce signe puisse être vide, mensonger, ne fait que le confirmer dans sa véritable nature de message.
Le plus souvent, certes, c’est la parole qui est donnée pour mensongère. On reconnait ici le thème de la trahison du langage : du fait de leur essence même, les mots font courir au locuteur un risque permanent de falsification. Par un contrecoup spécieux, l’inexprimé devient dès lors synonyme de vérité pure, le silence restant l’unique moyen de conserver cette vérité, de demeurer (solitaire) avec elle dans le contact le plus intime. Plus généralement, parler, c’est s’exposer, prendre le risque de donner à l’autre des armes contre soi : on peut proférer des choses erronées, ne pas trouver les mots qu’il faudrait, ou au contraire en dire trop, dévoiler ses intentions, ses faiblesses… Le danger est permanent. Il culmine dans ces situations où le trop-parler est cause de mort ; dans sa netteté hyperbolique, ce cas de figure illustre bien la menace inhérente à toute prise de parole, Cerces, le mutisme peut lui aussi s’avérer mortel. Mais le principal demeure : la fragilité radicale du sujet devant l’énonciation – que celle-ci s’accomplisse (car elle ne saurait échapper à quelque forme de ratage) ou qu’elle ne s’accomplisse pas, alors qu’elle l’aurait dû.
Retraite ennoblissante pour la belle âme, poste embusqué du paysan matois, havre de ressourcement pour le héros meurtri, réaction grégaire contre l’individu indésirable, impuissance- à-dire rageuse ou désespérée, les variantes littéraires du mutisme sont nombreuses, et à première vue peu conciliables entre elles – surcout quand on leur associe, comme nous avons cru devoir le faire, les cas de parole laborieuse, réticente ou inhibée, Beaucoup de ces silences, d’ailleurs, sont gorgés de propos remués ou remémorés, ou encore s’avèrent plus “éloquents” que le discours auquel ils se substituent.
Rêve contradictoire d’une parole silencieuse, qui dirait le juste et le vrai sans s’exposer aux inévitables dérapages de la mise en mots. Rêve du laconisme, comme réduction du signifiant à son minimum vital. Mais rêve de parler, ou d’écrire, pour être la voix des sans-voix, de ceux pour qui le silence est une prison. On le voit, la place donnée au comportement verbal, dans l’œuvre de fiction, est nécessairement indicative d’un porte-à-faux et d’un choix primordial : parler n’est jamais simple, jamais “naturel.”
On a beaucoup glosé sur l’inconfortable rapport-à-la-langue qui caractériserait nombre d’écrivains belges, On a voulu en repérer l’origine dans les conditions sociologiques et historiques de ce petit pays sans homogénéité linguistique et culturelle, sans véritable identité nationale, La question ne nous parait pas close pour autant. Notre réflexion nous incite à accorder au rapport-à-la-parole, ce qui est différent, une importance au moins égale ; à ne pas en faire, jusqu’à plus ample informé, un caractère spécifique de cette littérature ; et à voir dans la situation même de l’écrivain, autant que dans celle du pays, la cause de cette interrogation sur la relation du sujet à l’incertitude du discours. Car, en fin de compte, ce que nous voulons désigner dans les termes de “déception”, d’”excès de la demande adressée au langage”, comment ne pas voir que cela reflète au plus juste les frustrations liées à l’écriture littéraire elle-même ? Ces personnages qui se retirent du parlé, qui rêvent du silence, qui suffoquent de ne pas trouver la formule adéquate, ne traduisent-ils pas dans le champ de la fiction l’inquiétude fondamentale de tout écrivant, face à l’imprévisible, à l’inhabitable du langage ?
Daniel LAROCHE
Cet article a été initialement publié dans la revue Ecriture n° 36 (automne 1990) sous le titre La parole inhabitable. Parcours thématique dans la littérature française de Belgique.
Les “gougères aux épinards et au cantal” sont de petites bouchées à base de pâte à choux, d’épinards et de cantal (vous l’aviez deviné). Pour le cuisinier wallon, elles ont ceci de particulier que le fromage est mélangé à la pâte à choux encore tiède, avant la cuisson. C’est une spécialité bourguignonne (Auxerre) très appréciée pour l’apéritif ou en entrée avec une salade. Si l’origine bourguignonne est difficile à prouver, la mention de goiere est déjà attestée à la fin du XIVe siècle, dans le sens de ‘tarte au fromage’. On trouve des gougères dans toutes les bonnes boulangeries de Bourgogne, voire au-delà…
Dans le dessin animé de 2000, Kuzco, l’empereur mégalo, un des personnages les plus savoureux (l’ineffable Kronk) sert un plat de gougères aux épinards qui s’avèrent tout aussi savoureuses. Ci-dessous, la recette est partagée par une contributrice du réseau wallonica, qui espère également “ne pas pourrir le groove de l’empereur.”
Ingrédients
50 gr de beurre
17 cl d’eau
100 gr de farine
3 œufs
100 gr de fromage à pâte dure (cantal ou comté, gruyère, parmesan…)
75 gr de pousses d’épinards
noix de muscade, sel, poivre
Préparation
Préchauffez le four à 180 degrés.
Hachez les épinards et rapez le fromage.
Pour faire la pâte à choux : porter l’eau à ébullition avec le beurre coupé en morceaux. Retirez du feu, ajoutez la farine d’un coup et mélangez vivement. Remettez ensuite sur le feu et laissez sécher la pâte 2 minutes (une fine croûte se forme au fond de la casserole).
Versez la pâte dans un saladier pour la faire refroidir 5 minutes.
Ajoutez les œufs un à un vivement.
Ajoutez les épinards, le fromage, le sel, le poivre et la noix de muscade (toujours bon avec les épinards !).
A l’aide de 2 cuillères, formez des petits choux.
Déposez-les sur la plaque du four garnie d’une feuille de cuisson.
Faites cuire 25 à 30 minutes.
Il est très important de ne pas ouvrir le four pendant la cuisson sinon les choux ne lèvent pas !
“Waterloo, morne plaine ?” Il est tentant d’emprunter ce titre à Victor Hugo, chantre inégalé d’une des batailles les plus ancrées dans l’imaginaire collectif, notamment en Wallonie. En réalité, le champ de bataille de Waterloo n’est pas une plaine, mais l’essentiel n’est pas là. D’entrée de jeu, il me paraît plus important de souligner ma préoccupation de ne pas faire de la stratégie en chambre, mon manque de goût pour l’uniformologie et mon pacifisme, que l’étude de l’époque napoléoniennne ne cesse de renforcer.
Quelle est la situation de notre région, au moment où l’Armée française du Nord va y pénétrer, en juin 1815 ? Nous sommes, par la volonté de l’Angleterre, finalement devenus hollandais, bien que la rive droite de la Meuse ait failli tomber dans l’escarcelle de la Prusse. A la nouvelle du retour de Napoléon en France, une armée prussienne de 120.000 hommes stationne entre Charleroi et Liège. Liège, où, quelques jours avant Waterloo, le vieux Maréchal Blücher échappe de peu à un massacre par les troupes saxonnes, en principe alliées des prussiens ! Entre la mer du Nord et Mons, se trouve une armée hétéroclite de 90.000 hommes, anglo-écossais, mercenaires allemands combattants pour l’Angleterre, Hanovriens, Nassauviens, Brunswickois et Hollandais. La dénomination “Hollandais-belges” est évidemment trompeuse. Qu’on le veuille ou non, nous sommes hollandais, et les anciens grognards engagés dans l’armée des Pays-Bas le savent bien, eux qui ont été rétrogradés, et qui comprennent tout à coup qu’ils vont devoir tirer sur leurs anciens compagnons d’armes. Durant les cent-jours, beaucoup d’entre eux désertent et vont retrouver leurs anciens régiments dans l’armée impériale, refusant la curieuse proposition de Napoléon qui voulait que les belges s’engagent dans un “régiment étranger”.
La France sait qu’elle est lancée dans une course de vitesse. En principe, le temps travaille contre elle. En quelques semaines , Davout et Carnot, qui ont tous deux des adjoints liégeois, rééquipent une armée efficace, dont 125.000 hommes vont se porter en Belgique, en se regroupant discrètement vers Beaumont et Philippeville, alors françaises. La troupe a retrouvé l’état d’esprit des armées de la République, et est animée d’un désir de vengeance, surtout chez ceux qui ont fréquenté les prisons prussiennes ou les pontons anglais. Le plan de bataille est admirablement conçu, mais le nouveau chef d’Etat-major, le détesté et détestable Maréchal Soult, oublie de convoquer la cavalerie, ce qui épuise cette arme en marches forcées dès avant la campagne. Où sont les grosses épaulettes ? En fuite à Gand, avec Louis XVIII, terrées dans leurs châteaux, ou, choix étrange de Napoléon, reléguées dans des rôles secondaires, comme le très intelligent Suchet ou comme Jourdan, le vainqueur de Fleurus et d’Esneux-Sprimont en 1794. Passons sur la trahison du général de Bourmont, qui n’eut aucune conséquence pratique mais a permis à des générations d’historiens bonapartistes de trouver une cause à la défaite qui n’impliquait pas “l’Idole” .
Le 15 juin 1815, l’année du Nord passe la Sambre à Charleroi et se porte principalement vers l’armée prussienne. Le choc, brutal, a lieu à Ligny le lendemain. 78.000 Français affrontent 83.000 Prussiens. Le corps d’armée stationné à Liège n’a pas eu le temps de rallier. Les pertes sont sévères : 10.000 Français et 20.000 Prussiens. Tous seront soignés par les services de l’admirable Percy, chirurgien de la ligne, tandis que son confrère Larrey, le chirurgien de la Garde, sera à Waterloo. Cette “dernière victoire” de Ligny n’est pas complète. Vingt mille Français exécutent une navette inutile entre Ligny et les Quatre-Bras, à l’Ouest, où le maréchal Ney, à qui, la veille de la campagne, Napoléon a confié l’aile droite, tergiverse. Hésitation qui permet aux alliés de renforcer leur position à ce carrefour, bien que Wellington ne prenne pas conscience du danger. Celui qui deviendra beaucoup plus tard, et pour d’autres raisons, “The Iron Duke”, assiste à un bal et pense que Napoléon, qu’il craint cependant, est encore loin. Après le massacre réciproque des Quatre-Bras, 5.000 morts dans chaque camp, l’Empereur, le 17 juin, avec les deux tiers de l’armée, se lance dans une poursuite frénétique des anglo-germano-hollandais. Hasard ou pas, la course s’achève juste avant le village de Waterloo. Un an auparavant, Wellington avait repéré l’endroit pour y attendre “Bony” au cas où celui-ci s’échapperait de l’Ile d’Elbe. La cuvette de Waterloo offrait à Wellington la possibilité d’user de la tactique, éprouvée en Espagne, de la contrepente, à savoir placer ses troupes à l’abri d’une crête et y attendre l’offensive adverse pour la fusiller à bout portant. En même temps, Napoléon confie 33.000 hommes, beaucoup trop ou beaucoup trop peu, au dernier promu des Maréchaux, Grouchy, afin de poursuivre les Prussiens supposés en déroute.
Le 18 juin 1815, entre Mont-Saint-Jean et Belle Alliance, au matin, 75.000 alliés font face à 75.000 Français. Parmi ces derniers, autant de Wallons que dans le camp d’en face, ce qui met à mal la fiction d’une armée hollando-belge soudée face à un envahisseur venu du sud. Les phases de la bataille sont terribles dans leur simplicité : une attaque de diversion par l’aile gauche, menée par un frère de Napoléon, et, qui va s’épuiser à essayer de prendre une ferme brabançonne à la baïonnette, une avancée de la droite en colonnes serrées, magnifiques cibles pour les artilleurs alliés, de sanglants combats de cavalerie, où l’on s’étripe pour un drapeau, une dizaine de charges de la cavalerie française, menée par l’imprudent Ney, contre des carrés anglais qui plient mais ne rompent point, et pour terminer, une offensive désespérée d’une partie de la Garde. Depuis plusieurs heures, les autres bataillons de la Garde tentent de contenir les Prussiens, qui depuis le début de l’après-midi se répandent de plus en plus nombreux sur le flanc français. Lorsque, pour la première fois, le cri “La Garde recule !” retentit, c’est la panique. Il ne reste aux carrés de vielle et moyenne garde qu’à écrire la dernière page de l’épopée, et au Général Cambronne à, peut-être, prononcer un certain mot.
Waterloo est une des batailles les plus meurtrières de l’époque. Environ 50.000 hommes, dont 30.000 Français restent sur le terrain, morts ou blessés. Certains blessés français ne seront pris en charge que quatre jours après la bataille. On dit qu’à la moisson suivante, les blés de Waterloo étaient particulièrement beaux. L’armée Grouchy, qui n’a pas marché au canon, mais elle n’a fait qu’appliquer les ordres plus ou moins clairs de Napoléon et de Soult, prend Wavre, puis fait retraite avec ses blessés par Namur, avec la complicité de la population, pas fâchée de jouer un tour aux Prussiens.
Une autre issue à Waterloo était-elle possible ? Il est à peu près certain que, sans l’arrivée des hommes de Blücher , le front allié aurait fini par céder. Le 19 juin 1815, l’armée française aurait bivouaqué à Bruxelles. L’espoir de Napoléon était de forcer ses adversaires à signer un traité de paix, qui lui aurait conservé nos régions. Espoir fou, même à supposer que les Anglais reprennent le bateau à Ostende, ce que manifestement Wellington avait préparé, et que les Prussiens fuient vers la Rhénanie. Espoir vain, car plus de 400.000 Russes et Autrichiens se préparaient à entrer en Alsace, où ils n’auraient rencontré qu’un rideau de troupes. 1814 recommençait, en plus terrible sans doute.
Qui a gagné le 18 juin 1815 ? L’Angleterre, qui gagne enfin la guerre séculaire avec la France, les familles Wellington et Rothschild, la Prusse, qui s’installe sur le Rhin, la Hollande, qui trouve une légitimité qu’elle va matérialiser par l’orgueilleux “Lion”, et, provisoirement, l’Ancien régime. Quinze ans plus tard, la Révolution gronde à nouveau partout en Europe, et notamment en Belgique. Paradoxalement, c’est une armée française qui, en 1831-32, interviendra au nom des Puissances pour sauver le jeune Royaume de Belgique.
Qui a perdu à Waterloo ? la France, qui rentre dans le rang, paye une lourde contribution de guerre, perd la Savoie, la Sarre, le Sud de l’Entre-Sambre-et-Meuse et Bouillon. Napoléon, mais il veillera à écrire sa propre légende à Sainte-Hélène. Les généraux français déchus, parfois fusillés, et les grognards, notamment liégeois, qui cultiveront leur nostalgie, comme l’exprime si bien la chanson Li Pantalon trawé.
Les visiteurs du champ de bataille ne s’arrêtent pas toujours à la Colonne Hugo, le seul monument local consacré à une personne qui n’a pas participé au combat. La colonne reproduit quelques mots que Victor Hugo, pionnier de l’idée européenne, devait prononcer en 1849, au Congrès de la Paix : “Un jour viendra où il n’y aura plus d’autres champs de bataille que les marchés s’ouvrant au commerce et les esprits s’ouvrant aux idées”.
La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte est le résumé d’une conférence de Patrick HEUSCHEN, organisée en janvier 2001 par la CHiCC : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez notre agenda en ligne…
Le concept de révolution industrielle a été créé au moment de la révolution de 1830 par un littérateur qui remarquait un parallèle entre les événements politiques, c’est-à-dire l’indépendance belge et les grands changements que l’on voyait dans l’industrie. On percevait l’aurore de temps nouveaux, comme l’a écrit un poète : “Oui, l’industrie est noble et sainte, son règne est le règne de Dieu.” Une révolution industrielle, c’est un changement de système technique, c’est-à-dire un ensemble constitué par des matériaux et des méthodes de transformation, et des énergies.
Pendant le moyen-âge nous avons vécu sur un matériau qui était le fer produit avec du charbon de bois et l’énergie hydraulique. Au début du 19e siècle, l’énergie hydraulique atteint ses limites et les forêts se déboisent terriblement. C’est à cette époque que s’introduit, à Liège d’abord, un nouveau système technique. Au charbon de bois, on substitue le coke, du charbon de terre que l’on a cuit pour le débarrasser des matières volatiles. Les premières machines à vapeur créées en Angleterre s’introduisent aussi chez nous. Pourquoi à Liège ? Parce qu’il y avait de la houille et du minerai facile à extraire. Mais surtout une conjonction entre, d’une part un savoir-faire traditionnel et, d’autre part, un dynamisme de la bourgeoisie et d’une aristocratie investisseuse.
Le peintre Léonard Defrance affectionne les représentations des usines, des manufactures et des charbonnages. Le commanditaire de ces tableaux se fait représenter dans son usine avec ses ouvriers et souvent avec un vieillard pensif qui personnifie le passé et un petit enfant qui personnifie l’avenir, Jean-Jacques Daniel Dony invente un procédé de fabrication du zinc, son usine sera reprise par Mosselman qui va fonder la Vieille-Montagne. Nous trouvons un certain nombre d’hommes nouveaux qui ne sont pas des techniciens : les Orban qui sont des merciers, les Lamarche qui sont des marchands de tabac et de denrées coloniales, les Michiels, les Dallemagne, les Beer. Tous ces gens débutent en achetant un fourneau ou un charbonnage. Ils essaient de créer une usine intégrée où on commence par les matériaux extraits du sol, et où on va jusqu’à la fabrication des machines. C’est l’origine des sociétés comme la Société de Sclessin, la Société d’Angleur, la Société de Grivegnée, les deux fabriques d’Ougrée qui vont donner Ougrée-Marihaye et la Société d’Espérance. Ce sont des entreprises familiales montées par des hommes de négoce qui s’approprient les nouvelles techniques. Ils font venir des techniciens anglais qui construisent les nouveaux outils. Le haut-fourneau liégeois conçu pour le charbon de bois ne convient plus pour le coke. Mais très vite, les Anglais seront dépassés par les techniciens locaux.
John Cockerill n’a pas fait d’études. C’est essentiellement un ouvrier formé par son père avec un prodigieux génie entreprenant qui commence par construire des machines à filer et à tisser. De là, il découvre l’opportunité des machines à vapeur puis, partant d’un atelier de construction de ces machines, il construit un haut-fourneau, des fours à coke, achète des houillères et des mines de fer. Il inonde l’Europe de ses produits. C’est un vrai génie mais un piètre gestionnaire. Il connaîtra des revers et ainsi mourra d’une manière triste et mystérieuse en Russie en essayant de rétablir ses affaires.
Certes, ces hommes ont un certain savoir. Aujourd’hui, les ingénieurs ont étudié à l’université. À cette époque, ce sont généralement des ouvriers formés sur le tas qui ont suivi des cours de dessin industriel et qui viennent de toute l’Europe. L’Université de Liège a été fondée en 1817 en même temps que l’usine Cockerill et a eu des écoles spéciales des mines et des arts et manufactures. A cette époque les ingénieurs ne vont pas dans l’industrie, ils font carrière dans les grands corps de l’État : ponts et chaussées, corps des mines, et plus tard au chemin de fer. Les industriels se fient plutôt à leur chef fondeur, leur chef puddleur, leur chef mécanicien qui tous ont de l’or dans les mains.
Le paysage est encore très rural. Petit à petit, les usines s’entourent de maisons, de corons. Par cette imbrication entre les zones d’habitats, nos usines vont se trouver à l’étroit et cela va les handicaper par la suite.
Un système technique est condamné à saturer. Vers 1860, le fer ne répond plus à certaines contraintes notamment pour faire des rails. L’acier apparaît alors. De nouvelles énergies apparaissent. L’électricité, la dynamo inventée par Zénobe Gramme, les moteurs à combustion interne : à gaz inventé par Lenoir. Ensuite à essence, puis le moteur diesel. Ces moteurs légers et plus puissants vont s’imposer sur la route puis dans l’air. L’école industrielle de Liège, créée à l’initiative de la Société libre d’Émulation, date de 1826. Quant à l’école industrielle de Seraing, elle est créée à l’initiative du docteur Kuborn et a le souci d’actualiser sans arrêt ses cours pour suivre le progrès scientifique. Désormais, il faudra de plus en plus de science et une nouvelle génération d’ingénieurs, sortis de l’université et de l’Institut Montéfiore. Ils vont entrer dans l’industrie, ils vont se frayer un chemin jusqu’au conseil d’administration et ils vont souvent s’allier aux filles des grandes dynasties industrielles.
Le minerai de fer de notre bassin ne convient plus pour l’acier et celui de la Lorraine prend le relais. Il faut des capitaux importants pour adapter les usines et les premières fusions ont lieu. Les rapports sociaux changent vers 1886 avec la crise et les luttes ouvrières. Entre 1914 et 1918, toutes les industries liégeoises ont été démantelées par l’occupant dans le but de détruire un concurrent commercial. Paradoxalement, ces destructions ont été une chance car avec le dynamisme qui nous caractérisait et qui caractérisait nos industriels, très vite, ils vont rebâtir avec du matériel ultramoderne.
La situation fut différente en 1945 car les besoins étaient énormes et nos usines ont tourné à plein rendement pendant quelques années. Seulement, l’outil n’a pas été modernisé assez vite et est devenu obsolète.
La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte est le résumé d’une conférence de Robert HALLEUX, organisée en mai 2002 par la CHiCC : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez notre agenda en ligne…
Dès 1581 se sont installés dans l’évêché de Liège les Wittelsbach qui ont cumulé sur leur tête, dans le prolongement du concile de Trente, différents évêchés de l’Empire. Cette “dynastie” s’est perpétuée par des neveux ou des parents. Un des premiers protagonistes fut Ernest de Bavière dont un portrait se trouve dans le remarquable château de Brühl, au sud de Bonn. Il tenta de préserver son électorat de Cologne des avancées du protestantisme et des armées du roi de Suède. C’est lui qui a cédé à la Ville l’hôpital qui portait son nom. Cette dynastie s’est terminée en 1763 lorsque son lointain descendant Jean-Théodore est mort. Il fut le principal restaurateur des appartements intérieurs du Palais des Princes-Évêques. Le prince recevait les ambassadeurs de France. Ceux-ci étaient en possession d’instructions décrivant les relations entre les deux états. La vision que les Français avaient des Liégeois à la fin du 17e siècle ne manque pas de piquant : “Les Liégeois sont donc spirituels, civils, accostables et hospitaliers. Ils ont le jugement subtil, ils sont propres pour toutes sortes d’affaires, braves dans la guerre et dans les combats. Ils sont néanmoins fainéants et paresseux, ils sont opiniâtres, mutins, et plus portés à la discorde qu’au travail, à cause de leur témérité et de leur audace naturelle. Ils parlent un roman ou français fort grossier et corrompu qu’ils tâchent le plus qu’ils peuvent de tourner en bon français et de rendre poli, particulièrement les personnes de condition, la noblesse et les honnêtes gens. Ils ont beaucoup de piété et ils sont fort zélés pour la défense de la religion catholique.”
La principauté était très morcelée. Elle comprenait trois parties : le comté de Looz, actuelle province de Limbourg, qui se prolonge sur Liège et vers le Condroz ; l’Entre Sambre et Meuse, qui est profondément détaché ; et le marquisat de Franchimont. Comment cet état a-t-il survécu pendant mille ans ? Il a existé bien avant la date symbolique de 980 et a disparu officiellement le 1er octobre 1795 lorsqu’il a été rattaché par la Convention à la France, ainsi que les Pays-Bas autrichiens. Principauté d’empire qui comprenait trois états : l’état primaire, l’état noble, l’état tiers. À sa tête, l’évêque et prince reçoit théoriquement la souveraineté. Il est élu à partir des temps modernes par le chapitre de Saint-Lambert et est assisté dans sa mission par deux conseils : le conseil privé et la chambre des comptes. Le conseil privé a notamment pour mission de correspondre avec les cours étrangères, il doit préparer et négocier les alliances. Les déclarations de guerre devaient cependant être votées par les états. L’état primaire était en fait constitué exclusivement par les chanoines de la cathédrale Saint-Lambert, qui étaient à la fois les électeurs du prince-évêque et les représentants de tout le clergé de la principauté. L’état noble a été progressivement limité à 16 quartiers de noblesse ce qui réduisait le nombre de ses représentants. L’état tiers ne comprenait pas de représentants de la population des campagnes.
À partir du traité de Westphalie en 1648, un nouvel équilibre entre les puissances s’est établi qui durera jusqu’à la période impériale de Napoléon. La politique française a évolué en fonction des intérêts politiques, économiques et stratégiques de Versailles. La principauté était un lieu de passage idéal entre la France et la Hollande, alliée privilégiée de la France contre les Habsbourg d’Espagne et d’Autriche. Elle se trouvait aussi sur le trajet vers l’Allemagne. Il y avait une série de forts : Dinant, Huy, Liège, puis de la ville de Maastricht, en co-souveraineté commune entre la principauté et le duché de Brabant. Bouillon sera le verrou de la défense des terres liégeoises jusqu’en 1678 où Louis XIV s’en empare. Après le désastre de 1468, les Liégeois se sont rendu compte que la neutralité était le meilleur parti à prendre pour leur sauvegarde. Le passage de troupes ennemies, particulièrement au 18e siècle, fut négocié avec les belligérants : fourniture de munitions, de fourrage et, comme conséquence positive, la liberté de commerce.
Henri IV va témoigner, à la fin de sa vie, d’un intérêt un peu suspect pour nos régions puisqu’il était sensible à la présence proche de Charlotte de Montmorency. Cette dernière avait fui ses avances à Bruxelles. En 1635, Richelieu fait alliance avec les Provinces Unies pour dépecer les Pays-Bas autrichiens et se les partager ; il est vraisemblable que son intention était de faire subir le même sort à l’évêché de Liège. Sébastien Laruelle fut assassiné parce qu’il aurait eu pour objectif d’appeler au secours les troupes françaises au moment où le prince Ferdinand de Bavière était, lui, allié de l’Espagne. L’histoire de Liège a été ponctuée d’assassinats politiques et le problème est de savoir qui en est le commanditaire. On connaît mieux le commanditaire de l’assassinat de saint Lambert au début du 8e siècle, on a des hésitations au sujet de Laruelle en 1637. Nous sommes mal informés sur ce qui s’est passé plus récemment ! Richelieu avait l’idée que la rive gauche du Rhin devienne la frontière naturelle de la France. Le prince-évêque reprit par la force la ville qui était en rébellion et fit construire la citadelle, non pour se protéger d’un éventuel ennemi, mais pour mater la population.
En 1714, les Autrichiens reçoivent les Pays-Bas et veulent y développer les activités économiques, avec une volonté de couper les liens entre la principauté et la France. Un réseau de routes fut créé pour faciliter les liaisons des villes entre elles et aussi avec les autres régions, pour devenir un lieu d’entrepôt. Encore actuellement, Liège est le deuxième port fluvial européen. Louis XV adopta une politique de protectorat courtois : faire de ce petit état liégeois une plaque tournante sur le plan économique. En 1722, un ministre plénipotentiaire écrivait : “Le gouvernement de Liège est libre et les Liégeois veulent l’être dans leurs choix” ; il avait bien compris le caractère de ses voisins.
La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte est le résumé d’une conférence de Bruno DEMOULIN, organisée en février 2002 par la CHiCC : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez notre agenda en ligne…
[THECONVERSATION.COM, 17 avril 2024] Aujourd’hui, les écrans et les notifications dominent notre quotidien. Nous sommes tous familiers de ces distractions numériques qui nous tirent hors de nos pensées ou de notre activité. Entre le mail important d’un supérieur et l’appel de l’école qui oblige à partir du travail, remettant à plus tard la tâche en cours, les interruptions font partie intégrante de nos vies – et semblent destinées à s’imposer encore davantage avec la multiplication des objets connectés dans les futures « maisons intelligentes ». Cependant, elles ne sont pas sans conséquences sur notre capacité à mener à bien des tâches, sur notre confiance en nous, ou sur notre santé. Par exemple, les interruptions engendreraient une augmentation de 27 % du temps d’exécution de l’activité en cours.
En tant que chercheuse en psychologie cognitive, j’étudie les coûts cognitifs de ces interruptions numériques : augmentation du niveau de stress, augmentation du sentiment d’épuisement moral et physique, niveau de fatigue, pouvant contribuer à l’émergence de risques psychosociaux voire du burn-out. Dans mes travaux, je me suis appuyée sur des théories sur le fonctionnement du système cognitif humain qui permettent de mieux comprendre ces coûts cognitifs et leurs répercussions sur notre comportement. Ce type d’études souligne qu’il devient crucial de trouver un équilibre entre nos usages des technologies et notre capacité à nous concentrer, pour notre propre bien.
Pourquoi s’inquiéter des interruptions numériques ?
L’intégration d’objets connectés dans nos vies peut offrir un contrôle accru sur divers aspects de notre environnement, pour gérer nos emplois du temps, se rappeler les anniversaires ou gérer notre chauffage à distance par exemple. En 2021, les taux de pénétration des maisons connectées (c’est-à-dire, le nombre de foyers équipés d’au moins un dispositif domestique connecté, englobant également ceux qui possèdent uniquement une prise ou une ampoule connectée) étaient d’environ 13 % dans l’Union européenne et de 17 % en France (contre 10,7 % en 2018).
Si la facilité d’utilisation et l’utilité perçue des objets connectés ont un impact sur l’acceptabilité de ces objets pour une grande partie de la population, les interruptions numériques qui y sont souvent attachées entravent notre cognition, c’est-à-dire l’ensemble des processus liés à la perception, l’attention, la mémoire, la compréhension, etc.
L’impact des interruptions numériques peut s’observer aussi bien dans la sphère privée que dans la sphère professionnelle. En effet, une personne met en moyenne plus d’une minute pour reprendre son travail après avoir consulté sa boîte mail. Les études mettent ainsi en évidence que les employés passent régulièrement plus de 1 h 30 par jour à récupérer des interruptions liées aux e-mails. Cela entraîne une augmentation de la charge de travail perçue et du niveau de stress, ainsi qu’un sentiment de frustration, voire d’épuisement, associé à une sensation de perte de contrôle sur les événements.
On retrouve également des effets dans la sphère éducative. Ainsi, dans une étude de 2015 portant sur 349 étudiants, 60 % déclaraient que les sons émis par les téléphones portables (clics, bips, sons des boutons, etc.) les distrayaient. Ainsi, les interruptions numériques ont des conséquences bien plus profondes que ce que l’on pourrait penser.
Mieux comprendre d’où vient le coût cognitif des interruptions numériques
Pour comprendre pourquoi les interruptions numériques perturbent tant le flux de nos pensées, il faut jeter un coup d’œil à la façon dont notre cerveau fonctionne. Lorsque nous réalisons une tâche, le cerveau réalise en permanence des prédictions sur ce qui va se produire. Cela permet d’adapter notre comportement et de réaliser l’action appropriée : le cerveau met en place des boucles prédictives et d’anticipation.
Ainsi, notre cerveau fonctionne comme une machine à prédire. Dans cette théorie, un concept très important pour comprendre les processus d’attention et de concentration émerge : celui de la fluence de traitement. Il s’agit de la facilité ou la difficulté avec laquelle nous traitons une information. Cette évaluation se fait inconsciemment et résulte en une expérience subjective et non consciente du déroulement du traitement de l’information.
Notre attention est attirée par les informations simples et attendues
Plus l’information semble facile à traiter, ou plus elle est évaluée comme telle par notre cerveau, plus elle attire notre attention. Par exemple, un mot facile à lire attire davantage notre regard qu’un mot difficile. Cette réaction est automatique, presque instinctive. Dans une expérience, des chercheurs ont mis en évidence que l’attention des individus pouvait être capturée involontairement par la présence de vrais mots par opposition à des pseudomots, des mots inventés par les scientifiques tels que HENSION, notamment lorsqu’on leur demandait de ne pas lire les mots présentés à l’écran.
Ainsi, une de nos études a montré que la fluence – la facilité perçue d’une tâche – guide l’attention des participants vers ce que leur cerveau prédit. L’étude consistait à comprendre comment la prévisibilité des mots allait influencer l’attention des participants. Les participants devaient lire des phrases incomplètes puis identifier un mot cible entre un mot cohérent et un mot incohérent avec la phrase. Les résultats ont mis en évidence que les mots cohérents, prédictibles, attiraient plus l’attention des participants que les mots incohérents.
Il semblerait qu’un événement cohérent avec la situation en cours attire plus l’attention et, potentiellement, favorise la concentration. Notre étude est, à notre connaissance, l’une des premières à montrer que la fluence de traitement a un effet sur l’attention. D’autres études sont nécessaires pour confirmer nos conclusions. Ce travail a été initié, mais n’a pas pu aboutir dans le contexte de la pandémie de Covid.
Les événements imprévus provoquent une rupture de fluence
Comme nous l’avons vu, notre système cognitif réalise en permanence des prédictions sur les événements à venir. Si l’environnement n’est pas conforme à ce que notre cerveau avait prévu, nous devons d’une part adapter nos actions (souvent alors qu’on avait déjà tout mis en place pour agir conformément à notre prédiction), puis essayer de comprendre l’événement imprévu afin d’adapter notre modèle prédictif pour la prochaine fois.
Par exemple, imaginez que vous attrapiez votre tasse pour boire votre café. En la saisissant, vous vous attendez a priori à ce qu’elle soit rigide et peut-être un peu chaude. Votre cerveau fait donc une prédiction et ajuste vos actions en fonction (ouverture de la main, attraper la tasse plutôt vers le haut). Imaginez maintenant que lorsque vous la saisissiez, ce ne soit pas une tasse rigide, mais un gobelet en plastique plus fragile. Vous allez être surpris et tenter d’adapter vos mouvements pour ne pas que votre café vous glisse entre les mains. Le fait que le gobelet plie entre vos doigts a créé un écart entre ce que votre système cognitif avait prédit et votre expérience réelle : on dit qu’il y a une rupture de fluence.
Les interruptions numériques perturbent notre système prédictif
Les interruptions, qu’elles soient numériques ou non, ne sont pas prévues, par nature. Ainsi, un appel téléphonique impromptu provoque une rupture de fluence, c’est-à-dire qu’elle contredit ce que le cerveau avait envisagé et préparé.
L’interruption a des conséquences au niveau comportemental et cognitif : arrêt de l’activité principale, augmentation du niveau de stress, temps pour reprendre la tâche en cours, démobilisation de la concentration, etc.
La rupture de fluence déclenche automatiquement la mise en place de stratégies d’adaptation. Nous déployons notre attention et, en fonction de la situation rencontrée, modifions notre action, mettons à jour nos connaissances, révisons nos croyances et ajustons notre prédiction.
La rupture de fluence remobilise l’attention et déclenche un processus de recherche de la cause de la rupture. Lors d’une interruption numérique, le caractère imprévisible de cette alerte ne permet pas au cerveau d’anticiper ni de minimiser le sentiment de surprise consécutif à la rupture de fluence : la (re)mobilisation attentionnelle est alors perturbée. On ne sait en effet pas d’où va provenir l’interruption (le téléphone dans sa poche ou la boîte mail sur l’ordinateur) ni ce que sera le contenu de l’information (l’école des enfants, un démarchage téléphonique…).
Des stratégies vers une vie numérique plus saine
Trouver un équilibre entre les avantages de la technologie et notre capacité à maintenir notre concentration devient crucial. Il est possible de développer des stratégies afin de minimiser les interruptions numériques, d’utiliser les technologies de façon consciente, et de préserver notre capacité à rester engagés dans nos tâches.
Cela pourrait impliquer la création de zones de travail sans interruption (par exemple la réintroduction du bureau conventionnel individuel), la désactivation temporaire des notifications pendant une période de concentration intense (par exemple le mode silencieux du téléphone ou le mode focus de logiciels de traitement de texte), ou même l’adoption de technologies intelligentes qui favorisent activement la concentration en minimisent les distractions dans l’environnement.
En fin de compte, l’évolution vers un environnement de plus en plus intelligent, ou du moins connecté, nécessite une réflexion approfondie sur la manière dont nous interagissons avec la technologie et comment celle-ci affecte nos processus cognitifs et nos comportements. Le passage de la maison traditionnelle à la maison connectée relève des problématiques du projet HUT pour lequel j’ai travaillé dans le cadre de mon postdoctorat. De nombreux chercheurs (sciences de gestion, droit, architecture, sciences du mouvement, etc.) ont travaillé autour des questions de l’hyperconnexion des habitations, des usages et du bien-être, au sein d’un appartement-observatoire hyperconnecté. Cela nous a permis de déterminer ensemble les conditions idéales du logement du futur, mais aussi de déceler l’impact des technologies au sein d’un habitat connecté afin d’en prévenir les dérives.
Cette église est construite dans le style de Novgorod, qui date du 14e siècle. Quand les premiers émigrés russes sont arrivés à Liège, la Ville leur a cédé un bâtiment rue Mère-Dieu. En 1944, un V1 est tombé sur cette église un dimanche. Or, par chance (ou par miracle ?), le prêtre était malade et avait pu prévenir ses paroissiens qu’il ne pourrait célébrer l’office. Tout a été détruit, seul l’iconostase a été sauvé. En 1948 a démarré le projet de construire une nouvelle église. Evidemment, les fidèles n’étaient pas fortunés, aussi l’évêché catholique a-t-il donné de l’argent ; une somme importante fut également offerte par la Reine Elisabeth. Un concert a été organisé puis on a collecté, auprès des immigrés, la valeur d’une brique de l’édifice. Ce dernier a été consacré en 1953.
Le toit est surmonté de cinq coupoles dont le zinc fut offert par l’usine Cuivre & Zinc. Traditionnellement, les fenêtres sont petites et sans vitraux, pour se préserver du froid. L’iconostase est une cloison qui sépare la nef, où se trouvent les fidèles, de l’autel auquel seuls les prêtres ont accès. Sur cette sorte de mur est représentée l’histoire du christianisme. Au centre se trouvent les portes royales sur lesquelles on voit l’Annonciation avec l’ange Gabriel. À droite, figure la représentation du Christ et, à gauche, la Vierge, la Mère de Dieu avec le Christ enfant. Les portes latérales sont appelées les portes des diacres et y sont dessinés soit les archanges, soit les deux premiers martyrs saint Étienne et saint Valentin. L’église est consacrée à saint Alexandre Nevski et à saint Séraphin, qui sont représentés à l’extrême droite de l’iconostase. Le rang supérieur évoque la vie du Christ. Sur le côté, on trouve saint Nicolas et saint Vladimir. Une icône de sainte Barbe évoque le dur travail qu’ont effectué de nombreux immigrés russes. Saint Georges est le patron des nouveaux arrivants venus de Géorgie. Toutes ces décorations constituent un enseignement de la religion à l’intention des fidèles. Pendant onze siècles, cet enseignement était commun à celui de l’église catholique et la liturgie reste très proche. La langue utilisée dans les offices est le slavon.
La première vague d’immigration russe a eu lieu après la Première Guerre mondiale, suite à la révolution d’octobre 1917. Plus d’un million et demi de personnes on dû quitter l’empire à ce moment-là. Des liens existaient déjà entre Russes et Belges car, depuis 1880, des entreprises belges étaient présentes en Russie dans les mines de charbon ou de minerais. Ils étaient aussi présents grâce à la construction des réseaux de tramways et du Transsibérien, long de plus de 10 000 km. Nos entreprises participaient au développement industriel du pays tandis que de nombreux Russes venaient chez nous, attirés par les industries et l’université. Un grand nombre de ces immigrés provenaient de l’armée blanche qui avait combattu les bolcheviks. Ces Russes avaient quitté la Crimée pour Constantinople, d’où ils cherchaient à gagner l’Europe occidentale. Le cardinal Mercier a fondé, en 1921, l’Aide belge aux Russes pour leur permettre , par l’octroi de bourses, de reprendre des études universitaires. Cent cinquante enfants furent accueillis à Liège, puis à Bruxelles où un pensionnat éduquera plusieurs centaines de jeunes. Les immigrés ont voulu construire des églises et notamment à Uccle, avenue de Fré. Cette communauté était constituée principalement d’anciens militaires et de leurs familles. Ils étaient conservateurs, monarchistes, respectueux de l’ordre des choses. Par contre, les jeunes s’expatriaient facilement, notamment au Congo et en Amérique du Sud.
Après la Seconde Guerre mondiale, une nouvelle vague d’immigrés est venue remplacer la première, déjà clairsemée. C’étaient des personnes déplacées, des prisonniers russes envoyés par Hitler pour travailler en Allemagne. En 1945, ils n’osaient pas rentrer chez eux de peur de se retrouver dans un goulag. Ils se sont tournés vers l’Occident qui avait besoin de travailleurs pour les mines de charbon. C’est ainsi qu’ils sont nombreux dans le bassin liégeois où ils se mêlent rapidement à la population ouvrière. Ils cherchaient surtout à survivre et n’avaient aucun rêve politique. Le besoin de retrouver leurs racines les amena à l’église. Leurs enfants se sont bien intégrés. Après la chute du Mur de Berlin et l’effondrement du régime soviétique, un jumelage a été réalisé entre deux paroisses : Saint-Barthélémy de Liège et une petite communauté au nord de Saint-Pétersbourg. L’aide permit la construction d’une église et l’offre d’une iconostase de 44 icônes réalisées à Liège, dans l’atelier de Madame Gottschalk.
La troisième vague est arrivée récemment, à Liège. Ce sont qui ont fui la dislocation de l’URSS, surtout des Russes provenant des républiques d’Asie centrale, chassés par les autochtones musulmans de ces républiques devenues autonomes.
Voilà un survol de cette communauté que les Liégeois ont accueillie depuis trois-quarts de siècle, avec cette chaleur humaine qui les caractérise !
La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte est le résumé d’une conférence de Maya DOURASSOF, organisée en octobre 2004 par la CHiCC : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez notre agenda en ligne…
Dans une sauteuse, faites revenir la viande (avec un peu d’huile d’olive) pour la faire rissoler et la séparer avec une cuillère puisqu’elle aura tendance à faire de gros grumeaux. Quand elle a coloré (elle va prendre du goût), la retirer.
Dans la même poêle, faire fondre le beurre puis ajouter l’oignon émincé et le céleri coupé en petits morceaux. Faites les suer.
Puis, ajoutez la viande, le laurier, la sauge ciselée, salez et versez la crème.
Mélangez et laisser mijoter à feux doux une quarantaine de minutes. La viande doit bien s’imprégner et la sauce ne doit pas trop sécher (ajoutez plus de crème ou de lait si nécessaire).
Cuire les pâtes dans de l’eau salée.
Ajoutez du parmesan dans la sauce.
Mélangez les pâtes dans la sauce.
Servir bien chaud en ajoutant du poivre et du parmesan dans l’assiette.
En Bourgogne, au Moyen Age, grâce au sol calcaire, les moines ont abondamment planté des vignes pour les besoins du culte. Plus tard, les laïcs ont continué la viticulture pour les plaisirs de la table. Or donc, aux alentours de Dijon, les viticulteurs ont de tout temps accordé un soin jaloux à leurs vignobles, d’abord avec des moyens rudimentaires ensuite à l’aide de techniques plus efficaces. Une tapisserie représente un vigneron tout habillé en train d’écraser les raisins avec ses pieds. Par contre, jadis, de jeunes vignerons nus comme des vers se glissaient dans de grandes cuves et allaient piétiner les grappes de raisins. Ils ont été appelés les “bareuzais“. À Dijon, sur la place François Rude, s’élève la sculpture du “bareuzai” devenu le symbole de la Bourgogne vineuse. En septembre, en pleines “fêtes de la vigne”, la ville pavoise aux couleurs du folklore international : des groupes venus du monde entier s’y rassemblent et animent la cité pendant toute une semaine.
Le fondateur de la fameuse dynastie de Bourgogne, c’est Philippe le Hardi. Il a donné une vive impulsion à l’activité artistique de Dijon, il a aimé la bonne chère, le jeu et les femmes. Son successeur a été Jean sans Peur, un prince rongé d’orgueil mais très maladroit pour gérer les affaires de l’état. Philippe le Bon, troisième Duc de Bourgogne et sans doute le plus célèbre, était né à Dijon et mort à Bruges. Il s’est conduit durant toute sa vie comme un prince fort habile, ambitieux, mécène et bon vivant. Philippe le Bon a profondément aimé les fêtes et les festins. Les historiens rapportent la magnificence d’un banquet donné par lui à Lille et à l’issue duquel son fils Charles le Téméraire et tous les seigneurs de sa Cour, ont fait le vœu de partir en croisade pour repousser les Turcs. Les serments ont été prononcés sur la tête d’un faisan vivant d’où sa dénomination : Festin du Vœu du Faisan.
Les femmes ont beaucoup intéressé Philippe le Bon. Il paraît qu’il eut 30 maîtresses et, bien entendu, 17 bâtards affichés ainsi que plusieurs filles illégitimes. Un des bâtards de Philippe le Bon a été baptisé David de Bourgogne et, grâce à son père, il a été nommé évêque d’Utrecht, principauté située à un croisement de l’Europe entre l’Allemagne et l’Angleterre. Son fils légitime, Charles le Téméraire, est devenu un seigneur plein de convoitises territoriales. Il a voulu englober Liège dans son domaine ducal mais nos révoltes à son encontre nous ont valu les trop célèbres sac et carnage de la ville en 1468. Désireux d’être pardonné, il a offert à Liège, trois ans plus tard, un reliquaire, joyau d’orfèvrerie. Il est conservé dans le trésor de la cathédrale Saint-Paul à Liège.
Prononcez “Dijon” et immédiatement les personnes pensent “moutarde”. Elles ont bien raison car elle y est confectionnée depuis six siècles ! L’usine Amora-Maille s’est édifiée près du canal de Bourgogne et il est bon de savoir que la production de ce condiment peut atteindre les 100 tonnes par jour !
Une artère fluviale a également enrichi Dijon et ses environs : le canal de Bourgogne. Ce vénérable chemin d’eau qui a 180 ans s’étire sur 242 km et joint l’Yonne à la Saône. Le déclin commercial s’est amorcé à la fin du 19e siècle. Heureusement, de nos jours, la vocation de ce merveilleux canal, c’est la plaisance. Quant aux cyclistes, ils apprécient beaucoup les chemins de halage.
Les Chemins de Fer de Bourgogne gardent le souvenir d’un de leurs ingénieurs du P.L.M. qui a eu la fibre littéraire : Henri Vincenot. Il a été tour à tour rédacteur en chef du magazine “La Vie du Rail”, écrivain, peintre, sculpteur et conteur. Henri Vincenot est né à Dijon et il est mort à Commarin, à 77 ans. Citons, parmi ses ouvrages : Le Pape des escargots, La Billebaude, Le maître des abeilles et bien d’autres…
Ici est née une armada de personnalités artistiques variées. Tout d’abord, Jacques Bénigne Bossuet, fils d’un avocat, a étonné le monde théologique parisien par sa précocité oratoire. Puis, Jean-Philippe Rameau qui est devenu à Paris claveciniste, organiste, compositeur d’opéras. Il a été le contemporain de Bach et de Haendel. Le plus connu des Dijonnais, c’est Gustave Eiffel. Il a réalisé la structure métallique de la Statue de la Liberté de Bartholdi, édifié en rade de New-York ; au Portugal, le pont sur el Douro à Porto et, enfin, la Tour Eiffel enviée dans le monde entier ! Enfin, le célèbre chanoine Kir dont l’attitude courageuse pendant la Deuxième Guerre Mondiale lui a valu d’être élu maire de Dijon, puis député. Sympathique défenseur des petits salariés, des anciens combattants, des travailleurs âgés, le nom du chanoine Kir ne s’est pas oublié. Il a donné son nom au célèbre apéritif à base de crème de cassis.
Dès la sortie sud de la capitale, les rangées de vignes nous font rêver. Certes, l’harmonie entre une plante, un sol et un climat permet d’avoir la bonne maturité pour obtenir un vin remarquable. Cependant, la solide paysannerie locale, de par son travail opiniâtre, a largement contribué au succès de la culture de la vigne. Les vignobles de la Côte d’Or sont plantés sur des coteaux exposés au levant. Ces terres valent plus chers que les parcelles des Champs-Elysées à Paris !
À Chenôve, au Clos du Roi et du Chapitre, nous remarquons un pressoir du 13e siècle qui a pu presser en une fois la vendange de 100 pièces de vin et la pièce représente 228 litres. Cela veut dire plus de 30 tonnes de vendanges ! Sur ces bornes de bois s’est assise, dit-on, Marguerite de Bourgogne pour suivre le foulage du raisin. Ce travail était fait par de jeunes hommes dévêtus et la princesse a pu ainsi en admirer la plastique. Femme de sang royal, Marguerite de Bourgogne a possédé aussi du sang chaud car elle a collectionné les amants !
Gevrey-Chambertin, vin mondialement connu, était le préféré de l’empereur Napoléon Ier. Faisant partie de ce fameux cru, la maison-forte remonterait à l’An mil et elle a un riche passé historique. Le château du Clos de Vougeot a été une propriété cistercienne puisqu’elle avait été construite par Jean Loisier, abbé de Cîteaux. Elle est restée dans les mains des moines durant près de 700 ans, c’est-à-dire jusqu’à la Révolution. Enfin, le vin rosé de Marsannay-la-Côte, pas très connu des touristes, est également un bon cru.
Nous quittons les vignobles pour nous diriger vers une région très bucolique : l’Auxois. Nous apprécions beaucoup la flore sauvage qui pousse sur le surplomb des falaises de Baulme-la-Roche. Nous avons beaucoup aimé le panorama découvert de ce belvédère naturel qui rappelle une description écrite par Henri Vincenot : “De chaque côté triomphait l’Auxois comme une mer houleuse de pâturages, une mer bordée par les falaises de Baume, par les douces collines boisées, tout cela noyé dans la brule des beaux jours…” Et c’est sur ces merveilleuses images que s’achève notre voyage historique et touristique en Bourgogne.
La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte est le résumé d’une conférence de Claudine et Robert VIENNE, organisée en janvier 2001 par la CHiCC : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez notre agenda en ligne…
Le rôle de la femme a longtemps été essentiellement domestique et fortement soumis à l’autorité paternelle. À l’école, le conditionnement idéologique conduisait à la reproduction des rôles selon le sexe. Il n’était pas question pour une femme de faire de la politique. Le droit de vote n’a été accordé aux femmes qu’après la guerre [en 1948], et il a fallu une importante grève des femmes de la FN à Herstal pour obtenir ce qui paraît pourtant normal : à travail égal, salaire égal. Au 21e siècle, cette situation n’est pas encore “normale” partout…
Dans les cours d’histoire, les femmes sont souvent oubliées. Pythagore disait, six siècles avant notre ère : “Il y a un principe bon qui a créé l’ordre, la lumière et l’homme, et un principe mauvais qui a créé le chaos, les ténèbres et la femme.” Et près de deux siècles plus tard, Aristote renchérissait en écrivant : “La femelle est femelle en vertu d’un manque de qualité.” Xénophon écrivait : “Les dieux ont créé la femme pour les fonctions du dedans et les hommes pour toutes les autres.”
Il y eut cependant des femmes qui se sont réfugiées dans les arts, comme Sappho de Mytilène aux 7e et 6e siècles. Elle visait à Lesbos et, chose rare, elle savait lire et écrire. Elle a écrit des strophes tout à fait originales. Alors que les jeunes femmes devaient vivre sous une stricte surveillance, voyant le moins de choses possible et posant le moins de question possible, elle s’était mise en tête d’enseigner aux femmes à lire, à écrire, à penser. Elle a été condamnée à l’exil et ses oeuvres ont été en grande partie détruites. Une célèbre fresque de Pompéi la représente, livre ouvert à la main gauche et tenant rêveusement le stylet de la main droite.
Cependant, la femme de la Rome antique est complètement absente du droit romain et ses rapports sont de la compétence du domus dont le père, le beau-père, le mari sont les chefs tout-puissants. Cela nous montre que l’oppression des femmes dans la pensée occidentale n’est pas uniquement le fruit de la pensée religieuse catholique, même si elle y a participé. La ségrégation suivant le sexe est une pensée dont on retrouve des traces antérieurement dans des sociétés non monothéistes. Les hommes étaient les seuls auteurs et interprètes des textes sacrés ou prétendument tels. Certains produisirent des traductions carrément déformantes comme la création de la femme à partir d’une côte d’Adam alors que le texte hébreu initial est précis et dit “la femme créée à côté d’Adam” !
Même au 20e siècle, la femme reste pour l’homme un mystère, peut-être parce qu’elle représente “l’autre”. Le philosophe français contemporain Emmanuel Levinas a écrit : “L’altérité s’accomplit dans le féminin” en oubliant la réciprocité évidente de ce propos. La hiérarchie des sexes se produit dans des domaines très inattendus. En 1867, Charles Blanc écrivait : “Le dessin est le sexe masculin de l’art, la couleur en est le sexe féminin. Il faut que le dessin assure la prépondérance sur la couleur.” Un peu plus tard, quand la peinture sera reconnue comme élément essentiel, Henri Matisse dira : “La couleur est l’élément viril de la peinture, le dessin en étant la part féminine.”
Nietzsche a rédigé une série d’aphorismes cinglants, notamment : “Quand les femmes deviennent savantes, c’est généralement dû à un dysfonctionnement de leurs organes génitaux” ! Sigmund Freud prétend que “la femme est un continent noir à la libido et à l’énergie pulsionnelle passive” et il associe l’actif au masculin. Quant à Jacques Lacan, il dit que l’androcentrisme reste fondamental, qu’il permet de comprendre la position dissymétrique dans les liens amoureux.
Pourquoi cette condition inférieure des femmes a-t-elle pu défier le changement depuis des millénaires ? Tant que les femmes n’ont pas pu dire “nous” comme les noirs, les homosexuels ou les travailleurs. Par leur condition, elles ne connaissent pas cette promiscuité spatiale qui est indispensable pour s’organiser. Au Moyen Âge, elles s’étaient trouvées devant une seule alternative : le couvent ou le mariage. Certaine se sont réfugiées dans l’univers monial où elles pouvaient s’instruire et vivre relativement indépendantes des hommes. Certaines abbesses ont pris beaucoup d’importance. En pleine Inquisition, elles seront réprimées.
En 1789, les femmes se mobilisent et descendent dans la rue. En 1791, Olympe de Gouges a rédigé la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, mais elle sera guillotinée en 1793.
Flora Tristan est née en 1803 ; mariée à 18 ans, découragée, elle part à 22 ans sous un nom d’emprunt. Première enquêtrice sociale, elle a pris des notes en Angleterre, au Pérou et dans diverses villes françaises pour rédiger d’intéressants rapports sur les conditions de travail de ces populations. Flora Tristan est, en fait, la grand-mère du célèbre peintre Paul Gauguin.
Clémence Royer fut co-fondatrice, dans la Grande loge maçonnique symbolique écossaise, d’un atelier de Droit Humain en 1894. C’était une obédience masculine où l’on a permis une initiation de femmes de manière clandestine et transgressive. Elle a été la première femme à enseigner à La Sorbonne et elle a traduit le livre de Charles Darwin sur l’origine des espèces. Ses compétences reconnues, elle a été la première femme à être décorée de la Légion d’Honneur. Il faut croire que la qualité de ses travaux avait impressionné les hommes !
La bibliothèque Marguerite Durand est le seul lieu en France qui rassemble la mémoire des femmes. Brillante sociétaire de la Comédie Française, Marguerite Durand a décidé de faire don de toutes ses archives à la Ville de Paris.
La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte est le résumé d’une conférence de Myriam KENENS, organisée en juin 2004 par la CHiCC : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez notre agenda en ligne…
[RADIOFRANCE.FR/FRANCECULTURE, 16 juillet 2024] “Yeux verts, yeux de vipère !” Si ce jeu de mots date de 1830, la mauvaise réputation des yeux verts, elle, est attestée depuis la Rome antique. Comment l’idée fausse selon laquelle le vert porterait malheur s’est-elle forgée ?
Synonyme de nature perverse, d’esprit faux et de débauche, les yeux verts sont les yeux des traîtres, des prostituées, de Judas, voire du Diable en personne. Les elfes, les fées, les trolls, les korrigans, les farfadets ou les lutins, ces personnages effrayants sont, depuis le Moyen Âge, presque toujours verts, de même que leur lointain descendant le Martien. “Dans les images comme dans la réalité, [la] tonalité verdâtre est toujours inquiétante, sinon mortifère“, écrit l’historien Michel Pastoureau. “C’est la couleur de la moisissure, de la maladie, de la putréfaction et surtout des chairs décomposées. Par là même, c’est aussi celle des cadavres et (…) des revenants.“
Pourquoi la couleur verte a-t-elle été bannie des théâtres ?
Le vert qui fait peur est un vert aqueux, visqueux, désaturé. La reine Victoria, par exemple, l’avait en horreur et elle l’a chassée de tous les palais royaux anglais, notamment de Buckingham Palace. C’est surtout au théâtre que les superstitions sur le vert sont les plus tenaces : cette couleur est bannie de la scène. Les comédiens la proscrivent aussi bien sur les costumes que dans les décors ou dans la salle. Les chroniques flamandes au Moyen Âge rapportent en effet que plusieurs acteurs seraient morts après avoir joué le rôle de Judas, traditionnellement vêtu de vert. Teindre un costume en vert vif a longtemps été un exercice difficile : il fallait utiliser une matière colorante très toxique appelée le verdet, qu’on obtenait à partir de l’oxydation du cuivre. Cette couleur était certes éclatante mais très dangereuse, car ses vapeurs pouvait entraîner l’asphyxie et la mort. Les réticences des acteurs sont compréhensibles !
Outre la teinture, l’éclairage a contribué également à éloigner le vert de la scène : contrairement au rouge ou au jaune, les tissus verts se voient mal, ce qui n’était, on l’imagine bien, pas du goût des comédiens et encore moins des comédiennes qui s’estimaient trop peu mises en valeur.
Maudit au théâtre, le vert l’est aussi à bord des bateaux car la couleur passe pour attirer l’orage et la foudre. C’est sans doute la raison pour laquelle il est absent du code international des signaux maritimes. Cela expliquerait aussi pourquoi, en 1637, un étrange édit de Colbert demande aux officiers de marine de détruire tous les navires à coque verte.
Dans le domaine des croyances, le vert est en réalité une couleur ambivalente. Des enquêtes d’opinion réalisées dans plusieurs pays européens révèlent que si le vert est détesté par 20 % des sondés (au motif qu’il porterait malheur), il est aussi la couleur préférée par 20 % d’entre eux, car pour certains le vert protège des esprits malfaisants.
En Allemagne et en Autriche, les portes des étables ont longtemps été peintes en vert pour éloigner la foudre, les sorciers et les esprits malins. Aujourd’hui encore, en Irlande et au Danemark, beaucoup croient que les imperméables et les parapluies verts protègent mieux de la pluie que les autres, comme si le vert protégeait de l’averse.
Parfois préjugé et superstitions se rencontrent. Les deux sont à combattre, mais, dans le doute, n’essayons pas d’ouvrir un parapluie à l’intérieur !
Nous allons parcourir les paysages de Cointe à travers les siècles en partant de la plaine de Sclessin pour arriver au terril Piron en suivant un corridor écologique. Les corridors écologiques offrent en effet aux espèces des conditions favorables à leur déplacement (dispersion et/ou migration) et à l’accomplissement de leur cycle de vie. Ils correspondent aux voies de déplacement préférentielles empruntées par la faune et la flore.
Antiquité et Moyen Âge
Il y a 2000 ans, la vallée de Sclessin était marécageuse et la colline était couverte par la forêt d’Avroy, composée principalement de chênes, de hêtres et de frênes.
A partir du Moyen-Âge, Cointe fut partagé entre trois juridictions : la Libre Baronnie d’Avroy et la Seigneurie de Fragnée, qui toutes deux dépendaient de la Principauté de Liège, et l’avouerie d’Ougrée-Sclessin qui dépendait de la principauté de Stavelot-Malmédy. Elle se situait à l’abbaye du Val Benoît.
A partir du 10ème siècle, la vallée fut défrichée et les terrains entourant l’abbaye du Val Benoît furent cultivés ou utilisés comme pâturages. La première mention écrite de la culture de la vigne à Sclessin date de 1092 mais une étude palynologique récente de l’Université de Liège montre que la culture de la vigne sur le versant sud-ouest de la colline remonte à l’époque mérovingienne. Le sol de ces coteaux, composé de schiste, accumulait la chaleur le jour pour la restituer la nuit, créant des conditions idéales pour la viticulture.
La grande forêt d’Avroy était peuplée d’animaux sauvages tels lièvres, renards, chevreuils, sangliers et même quelques loups. A cette époque, les Princes-Evêques de Liège aimaient y chasser.
A partir du 16ème siècle, la colline fut défrichée afin de permettre l’extension des pâturages, des vergers, des vignes, des cultures céréalières, potagères et houblonnières. Une autre cause du déboisement est la fabrication du charbon de bois nécessaire aux forgerons et aux cloutiers. Des meules de carbonisation se situaient à l’actuelle place du Batty.
Si on regarde la carte de Ferraris, ci-dessous, datant de 1778, on observe que le plateau de Cointe est encore à l’époque très peu peuplé et que le paysage est essentiellement champêtre.
Le sous-sol de la colline était riche en houille et les veines de charbon affleuraient au sol. Le charbon fut exploité initialement à ciel ouvert, puis à partir du 13e siècle, des puits peu profonds appelés bures ont été utilisés. Afin de pouvoir creuser plus profondément, des galeries d’assèchement (arènes) furent creusées pour évacuer les eaux d’infiltration, permettant ainsi une exploitation plus importante des veines de charbon.
Sous le régime français, en 1797, les propriétés de l’abbaye du Val Benoît furent vendues à vil prix, et elles finissent par appartenir à Pierre Joseph Abraham Lesoinne, avocat à Liège. Son fils Nicolas réactiva le charbonnage du Val Benoît en 1824 et une de ses filles, Émilie épousa Édouard van der Heyden à Hauzeur. Il fut le patron à Sclessin du premier moulin à vapeur de Belgique, machinerie au cœur d’une importante minoterie.
Dès 1870, Sclessin va connaître un essor industriel prodigieux en exploitant systématiquement et intensivement le sous-sol grâce à plusieurs sièges charbonniers du Val Benoît.
Cette période fut marquée par une transformation majeure du paysage de la plaine de Sclessin. Les prairies et les cultures disparaissent et, à la fin du 19ème siècle, la culture de la vigne est pratiquement abandonnée. En effet, un parasite, le phylloxéra de la vigne, attaqua les vignes en provoquant une maladie du même nom. De plus, l’industrialisation permit aux entreprises d’offrir des salaires hebdomadaires garantis et un travail à l’abri des intempéries aux fils de vigneron qui abandonnèrent alors le travail de la terre. Dans le même temps, la culture houblonnière, qui permit l’extension florissante de plus de 500 brasseries dans les années 1800, fut atteinte de la rouille et disparut.
Dès 1876, la famille Hauzeur envisagea la mise en valeur des terrains qu’elle possédait sur le plateau de Cointe avec la création d’un parc résidentiel privé de haut standing. Cette partie de la colline était encore entièrement boisée.
Les travaux débutent en 1881 par l’aménagement des voiries du parc ainsi que la création d’une route en provenance de la vallée, l’avenue des Thermes qui deviendra l’avenue Constantin de Gerlache. L’Institut d’astrophysique, première construction du parc, fut érigé entre 1881 et 1882 selon les plans de l’architecte liégeois Lambert Noppius. Vint ensuite la construction de belles villas dont la villa L’Aube de Gustave Serrurier-Bovy en 1903.
Les laiteries à la fin du 19e siècle sont à la mode et on en trouve plusieurs sur le plateau de Cointe dont la laiterie du Parc. Elles attirent les familles de la bonne société qui viennent s’y restaurer et se distraire.
Dans le parc privé, en 1905, Monsieur Armand de Lairesse installa huit grandes serres à l’arrière de la villa Les Tamaris. Il y cultiva des orchidées qu’il exporta sous forme de fleurs coupées emballées dans du papier de soie et placées dans de grands paniers plats en osier. Elles ont disparu aujourd’hui.
Le parc public est créé par arrêté royal du 26 février 1900 en vue de l’exposition universelle de 1905. Il va se situer au lieu-dit Champ des oiseaux qui était encore un endroit assez sauvage avec des champs et des prairies.
Conçu par l’architecte de jardin Louis Van der Swaelmen, le parc se compose d’une section paysagère et d’une zone boisée d’aspect plus sauvage. Il comporte également une rocaille parcourue de sentiers abritant des plantes vivaces aux floraisons colorées. L’avenue de Cointe, rebaptisée en 1921 boulevard Kleyer, est l’une des principales artères du parc, offrant une vue panoramique sur la ville et ses environs.
Il accueillit l’annexe de l’Exposition universelle de 1905, avec le palais de l’horticulture belge. Un vaste terrain fut destiné aux démonstrations d’horticulture et de culture maraîchère, ainsi qu’aux concours agricoles et aux compétitions sportives. Après l’Exposition universelle de 1905, le terrain affecté aux exhibitions sportives servit aux manœuvres de l’armée. Puis la ville le reconvertit en espace public avec pistes d’athlétisme, courts de tennis, hall omnisports et plaine de jeux pour enfants.
La superficie totale de ce magnifique espace vert est de 14,7 hectares et il est aujourd’hui entretenu grâce à une gestion différenciée (fauchage tardif, éco-pâturage, plantes annuelles mellifères, nichoirs, maintien des arbres morts, tonte différenciée, absence de pesticides…) par le service des Plantations de la Ville de Liège. Il contient de nombreux arbres remarquables qui sont exceptionnels par leur âge, leur situation, leur espèce ou leur degré de rareté. La plupart de ces arbres provenaient de contrées lointaines, plantés au 19ème siècle pour instruire ou étonner. Les arbres, aujourd’hui vieillissants, présentant des maladies ou des pourritures, constituent un danger pour les usagers et doivent parfois être abattus. Ils sont remplacés par des arbres indigènes.
Le domaine du Bois d’Avroy, fut constitué progressivement par la famille de Laminne dès le début du 19e siècle. Il s’étendait sur 35 hectares et un château y fut construit de style Louis XVI. En 1910 et 1912, le château et les terrains furent vendus à la société anonyme des charbonnages du Bois d’Avroy. Autour du charbonnage, dans le quartier des Bruyères, subsistaient plusieurs fermes entourées de cultures et de pâturages.
A partir de 1966, le charbonnage commença à vendre ses terrains. On y construisit un ensemble d’immeubles situés au niveau de la rue Julien d’Andrimont ainsi que l’ONEM rue Bois d’Avroy. En 1978, un des terrains servit à la construction de l’école Saint-Joseph des Bruyères qui deviendra plus tard l’internat de l’État (aujourd’hui MDE).
Ce qui restait du terrain appartenant à la famille de Laminne, c’est à dire 4 hectares, fut vendu au début des années 1990 à un promoteur immobilier. Après bien des vicissitudes, un petit complexe immobilier verra le jour n’occupant que la partie à front du boulevard Kleyer.
Le reste des terrains, d’une surface de 5 hectares, entourant ces différents immeubles n’a plus été entretenu et a permis à la végétation et à la faune de s’installer et de se développer en toute quiétude. On y trouve plusieurs espèces communes (écureuils, hérissons, fauvettes, pics, papillons, noisetiers, ormes) et des espèces en danger comme le crapaud alyte accoucheur (Alytes obstetricans) et le coléoptère lucane cerf-volant (Lucanus cervus) qui est une espèce protégée en Wallonie et en Europe.
Le quartier résidentiel des Bruyères s’est construit sur une partie des terrains du charbonnage du Bois d’Avroy dans les années 1970. Sur ces terrains se situaient plusieurs fermes. Entre les numéros 65 et 95 de la rue des Bruyères, il y avait, à cet endroit, un ravin abrupt d’une bonne dizaine de mètres entre les cotillages des maraîchers Leblanc et Galand. C’est au fond de ce ravin que se trouvait l’œil de l’arène de Sclessin. Les eaux étant chaudes, les Galand semaient sur les bords, la première salade qu’ils livraient au marché avait quinze jours d’avance sur les autres maraîchers. Louis Leblanc, après les bombardements de 1944, a comblé ce ravin et l’a transformé en prairie où paissaient ses vaches. Aujourd’hui, les vaches ont disparu et un fermier vient y faire les foins.
Le charbonnage de la Haye, déjà présent au sommet de la rue Saint-Gilles, inaugura en 1875 un siège supplémentaire à l’emplacement d’une ancienne bure dite Piron. Jusqu’en 1930, le charbonnage va déverser ses résidus miniers au Bois Saint-Gilles.
Depuis, le terril Piron, qui couvre une superficie d’environ 7 hectares, présente un plateau herbeux, sur lequel deux terrains de football ont été aménagés et qui, aujourd’hui, sont abandonnés, ainsi que des pentes abruptes et thermophiles. La végétation y est diversifiée incluant des pelouses sèches et des espèces rares. La colonisation par les ligneux y est de plus en plus importante, y compris sur les pentes abruptes. Le site héberge une population d’orvet fragile (Anguis fragilis) et de lézard des murailles (Podarcis muralis), ainsi que le crapaud calamite (Bufo calamita) surtout en bas du versant. Le lucane cerf-volant (Lucanus cervus) est régulièrement aperçu dans le périmètre du terril.
Quel avenir pour demain ? Le plan nature de la Ville de Liège
Le Plan Communal de Développement de la Nature (PCDN) de la Ville de Liège a pour but d’intégrer durablement la nature et la biodiversité dans le développement social et économique du territoire. Il vise à établir un diagnostic précis de la nature et de la biodiversité pour orienter les actions de préservation et de restauration des milieux naturels.
La carte des réseaux écologiques thématiques synthétisés montre le maillage écologique de la Ville de Liège. Le maillage écologique est “l’ensemble des habitats susceptibles de fournir un milieu de vie temporaire ou permanent aux espèces végétales et animales afin d’assurer leur survie à long terme. Le maillage écologique de Liège se compose de zones centrales, de zones de développement et d’éléments de liaison. Les zones centrales sont prioritaires pour la conservation de la biodiversité. Les zones de développement, quant à elles, sont adaptées pour accueillir la biodiversité tout en supportant des usages anthropiques. Les éléments de liaison, tels que les alignements d’arbres le long des voiries et les haies, permettent la connectivité entre ces zones en formant des corridors écologiques. Les corridors écologiques sont importants pour le brassage génétique des populations.”
On peut observer sur la carte ci-dessous les espaces verts de Sclessin et Cointe qui sont repris en zone de centrale et en zone de développement.
La Ville de Liège désire aussi lutter contre le réchauffement climatique. Elle a déployé dans ce but son plan Canopée. Il consiste à planter plus de 24.000 arbres à l’horizon 2030 tant dans l’espace public que dans les espaces privés. Elle a formé des citoyens, bénévoles, dans chaque quartier afin qu’ils deviennent des passeurs d’arbres. Ils peuvent prodiguer des conseils en matière de plantation et de soins ainsi qu’informer sur les bonnes pratiques et la réglementation en vigueur. Grâce à ce plan, le quartier de Sclessin devrait voir le pourcentage d’arbres plantés sur son territoire augmenter de 30 à 40 %.
La Ville de Liège désire que chaque usager de la ville trouve un espace public de qualité et vert à 10 minutes à pied (voir stratégie PEP’S). Elle s’en donne les moyens grâce aux différentes actions qu’elle entreprend.
Béatrice MASUY
Bibliographie sélective :
SCHURGERS P., Cointe au fil du temps…, Liège, 2006
La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte est le résumé d’une conférence de Béatrice MASUY, organisée en juin 2024 par la CHiCC : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez notre agenda en ligne…
[RADIOFRANCE.FR/FRANCECULTURE, 28 décembre 2017] À l’heure qu’il est, on va réveiller les mots endormis, fatigués ou désuets, mais qui n’ont pas quitté le dictionnaire et se révèlent pleins de ressources.
EAN 9782234084315
Laure de Chantal et Xavier Mauduit publient chez Stock Crapoussin & Niguedouille, la belle histoire des mots endormis. Des mots qu’ils ont choisis parce qu’ils leur ont claqué à l’oreille, par leur sonorité mais aussi le sel dont ils se sont chargés au gré de leurs périples et de leurs occurrences dans la langue littéraire ou populaire. “Écouter le doux frou-frou de la langue française, c’est écouter le récit des civilisations“, résument-ils. Car “avant d’atterrir dans notre bouche, les mots ont fait le tour du monde.“
Dans le Dictionnaire de l’Académie française, septième édition, il y a environ vingt-mille mots d’origine étrangère sur un total de trente-deux mille. Toute langue est donc un carnaval perpétuel de mots migrants… Ainsi notre zizanie – un sport national – elle vient du fin fond de l’histoire, qui commence à Sumer avec l’invention de l’écriture, outil éminemment stratégique destiné à enregistrer les comptes des récoltes – le zizon est la mesure du blé – ainsi que du bétail. Dans l’Antiquité, ce sont de lourds enjeux, qui justifient des expéditions guerrières et des annexions. C’est ainsi que “les mots sèment aux quatre vents des accents exotiques sur les dictionnaires“, et qu’ils “sont immortels.“.
Mais revenons à nos moutons : crapoussin, vous avez dû voir ça se précipiter sous le sapin de Noël pour déballer fiévreusement les cadeaux. Mais la connotation n’a pas toujours été si charmante, qui mêle la posture de la grenouille à la grâce ébouriffée du poussin. Son sens premier, dès le XVIIIe siècle, désignait “un petit homme trapu et contrefait“, une sorte de crapaud bloqué à un stade infantile de son développement : “chétif, replet, bedonnant…” Et c’est ainsi qu’il apparaît dans Le Père Goriot ou dans L’Assommoir.
Quant à niguedouille, le mot “incarne la franchise, l’humour moqueur et la liberté de notre langue“, car “il chante la fête au village, où l’on danse le rigaudon“. Non, les niguedouilles ne sont pas nés des amours entre un nigaud et une andouille, mais ils fleurent bon la marmite médiévale. Les académiciens lui ouvrent la porte cochère de leur dictionnaire dans sa huitième édition comme synonyme de bêta : aux innocents les mains pleines ! Les éditorialistes l’intronisent pour se moquer des grands sans les nommer, ce qui est bien commode en période de censure de la presse, d’autant que la rime est riche avec patrouille et bredouille, voire avec “la gidouille, le gros ventre du Père Ubu dans la pièce de Jarry.“
Pour les auteurs, tous ces mots ont “la langue bien pendue” et “les essayer, c’est les adopter.” Alors, de coquecigrue pour baliverne à pimpesouée la délicate et précieuse, pour faire un tabac au réveillon de la St Sylvestre, procurez-vous et surtout offrez le bouquin !
L’argot, réservoir de mots biscornus et imagés
On dit qu’il se perd, mais c’est parce qu’il se transforme en permanence, faisant feu de tout bois, même les mots endormis et hors d’usage, comme daron, que Littré donne pour vieilli, mais qui a repris du service chez les jeunes.
Parfois, c’est l’inverse : l’argot refile quelques jolis mots au dictionnaire de l’Académie. Comme cambrioler, ou patibulaire qui désignait au Moyen Âge le gibet en argot, et qui a dérivé jusqu’à définir la mine d’un individu promis à l’échafaud.
EAN 9782321011163
L’argot des Coquillards, qui fleurissait la langue de Villon, nous a légué à travers le temps des termes passés dans le langage courant, comme la louche, pour la main ou encore picoler. Aurore Vincenti en a rassemblé un plein bouquet dans Les mots du bitume, publié par Le Robert. De Rabelais aux rappeurs, les mots de la rue témoignent d’une vigoureuse créativité. Daron, par exemple, serait une sorte de mot-valise formé de l’ancien français dam, qui signifiait seigneur et de baron, l’ensemble connotant le pouvoir et l’autorité. Le père, mais aussi le patron. Et ça marche également au féminin. Pénave est un équivalent de jacter, parler et peut se conjuguer, il vient du romani, la langue des Tsiganes : je pénave comme un rabouin, c’est-à-dire comme un bohémien… Ambiancer – on vous le souhaite pour le réveillon – qui signifie à la fois “mettre de l’animation, séduire, chauffer” vient du français d’Afrique et du nouchi, la langue hybride parlée en Côte d’Ivoire par la jeunesse urbanisée, “un joyeux mélange de langues africaines, comme le baoulé ou le dioula, et d’anglais“. Ambiancer peut avoir également une connotation érotique et il a débarqué par chez nous dans les années 2000…
Il est de certains livres comme des petits vieux sur les bancs : on peut passer à côté en les remarquant à peine, pressé que l’on est d’aller, soi-disant, quelque part. Mais celui qui prend la peine de s’asseoir un instant et d’écouter la conversation, voire de s’y mêler, va peut-être se relever avec des trésors d’humanité dans les oreilles et… matière à méditer sur ce que signifie effectivement “aller quelque part.“
EAN 9782749275840
Faire confiance à la confiance, le livre de Mark Hunyadi paru en 2023, fait cet effet-là. Au fil d’une petite centaine de pages, le philosophe louvaniste replace la confiance au cœur de la réflexion sur l’homme et sa société : le résultat est inédit et fondateur. En passant, il rend au péril numérique sa juste place, ce qui ne va pas faire plaisir aux complotistes de tout poil. A lire d’urgence !
Ce que j’ai d’ailleurs fait, au point d’intégrer l’approche de Hunyadi au cœur de ma réflexion sur comment “être à sa place” (l’ouvrage prévu a été rebaptisé, après que la philosophe française Claire Marin ait choisi ce titre pour son dernier livre). Vous retrouverez donc la confiance comme principe directeur dans les pages du livre que j’écris en ligne : Raison garder. Petit manuel de survie des vivants dans un monde idéalisé. Et, en attendant la publication dudit ouvrage, foncez chez votre libraire indépendant ou lisez la conclusion de Faire confiance à la confiance ci-dessous : nous n’avons pas résisté à l’envie de la reproduire intégralement… avec une mise en édition qui, l’espérons-nous, en facilite la compréhension.
Étant fondamentalement rapport au monde, la confiance est ce dans quoi nous séjournons. Mais le concubinage forcé avec le numérique modifie notre habitat : plus sûr, plus fonctionnel, il est aussi à même de satisfaire plus rapidement une gamme plus étendue de désirs, pour le plus grand contentement de ses utilisateurs. Il est donc aussi libidinalement plus satisfaisant, ce qui lui confère une force irrésistible.
J’ai essayé de montrer que ce taux accru de satisfaction allait de pair avec une baisse tendancielle du taux de confiance – au sens où on en avait de moins en moins besoin-, puisque le principe même de cette modification de notre manière d’habiter le monde est la prise en charge de nos désirs et volontés par des processus automatisés capables de les exécuter dans les conditions techniques les plus optimales. Du coup, la sécurité technique se substitue à la confiance naturelle dans le processus de réalisation de nos désirs.
Cela nous rive tous de manière inédite au système. Si la satisfaction de nos désirs devient, grâce au numérique, automatique ou quasi automatique, toute résistance se trouve abolie. Des processus machiniques prennent le relais et assurent l’exécution automatique du désir, rivant l’individu à la puissance sans limites de ce système libidinal. Le numérique, par le confort réel qu’il procure, affaiblit les énergies individuelles potentiellement en révolte contre la réalité en place, alimente donc la conservation du système en dédommageant chacun par un confort accru, érodant par là même les énergies antagonistes. De ce monde, le sens de la transcendance se trouve lui-même exilé, car plus les satisfactions sont immédiates, plus l’aspiration à un monde autre s’ éloigne.
Politiquement, les conséquences de cette évolution sont délétères pour la démocratie. Le problème ne tient pas aux institutions elles-mêmes, et on a envie de dire : hélas. Car le mal est plus profond, plus insidieux que cela. Il touche non pas au fonctionnement des institutions démocratiques (qui, formellement, tiennent le coup), mais, plus fondamentalement, aux valeurs sur lesquelles elles reposent. Au premier rang de celles-ci : la recherche coopérative de la vérité, ou la volonté de trouver un consensus et de s’y tenir. En effet, s’il est bien un acquis fondamental de la modernité démocratique, et ce, en gros, depuis la fin des guerres de religion qui avaient laissé l’Europe exsangue, c’est que les conflits doivent se résoudre symboliquement – c’est-à-dire par la discussion plutôt que par les armes.
Principe exigeant, ‘idéal régulateur’ comme disent les philosophes, mais suffisamment puissant et efficace pour que, par exemple, la construction européenne tout entière s’y adosse. Il est en outre éminemment générateur de confiance, car il permet aux citoyens de s’attendre légitimement à ce que les affaires publiques soient gérées dans le meilleur intérêt de tous.
Seulement voilà : la résolution symbolique des conflits suppose d’être d’accord de s’accorder, c’est-à-dire de coopérer à la recherche de la vérité, avec un petit v. Or, s’est progressivement imposée sous nos yeux, à bas bruit, une conviction d’une tout autre nature, selon laquelle ce qui compte, ce n’est plus tant la recherche de la vérité que l’affirmation de soi. L’identité plutôt que la vérité. Crier haut et fort ce que l’on est, clamer ce que l’on veut, penser ce qu’on pense et le faire savoir, voilà la grande affaire. Polarisation entre communautés irréductibles, fragmentation des revendications, populismes et fake news s’alimentent à ce même primat de l’identité sur la vérité : ne compte que ce qui me renforce dans mes convictions.
Ce qui, au-delà de routes leurs différences, réunit ces symptômes politiques, c’est précisément cette attitude de brutale affirmation de soi qui refuse route transcendance à soi-même : je veux ou je désire quelque chose parce que je suis ce que je suis, point barre. On retrouve ici le traitement naturaliste du désir dont il était question plus haut, mais à l’égard de soi-même : j’adhère à une info non en fonction de sa vérité présumée, mais parce qu’elle me plaît et flatte ce que je pense, sucre pour mon cerveau.
Il n’est pas question de former, de réinterpréter, de réévaluer mes aspirations spontanées en fonction de celles d’autrui, ou en regard d’un intérêt ou d’une valeur supérieurs. Chacun considère son désir ou sa volonté comme un fait brut qui cherche sa satisfaction comme la pierre tombe vers le bas. Comme pour les assaillants du Capitole le 6 janvier 2021, le désir doit faire loi.
J’ai essayé de le montrer, le numérique joue un rôle majeur dans ces évolutions. Car il renforce formidablement cette tendance à l’affirmation de soi, qui est aussi une tendance à la satisfaction de soi. Dans ce monde, on a de moins en moins besoin de confiance, donc de relation constructive à autrui. Dans un monde administré par le numérique, la confiance devient inutile, parce que le système tend toujours davantage à sécuriser la réalisation de nos désirs. Il les prend en charge et les exécute à notre meilleure convenance, éliminant au maximum les risques de déception.
De ce point de vue, le numérique se présente comme un immense système de satisfaction, où tout le monde, du cueilleur de champignons à l’athlète de pointe en passant par le diabétique et le chercheur en philosophie, trouve son compte. C’est une réussite diabolique, en ce sens qu’elle enferme tout un chacun dans sa bulle de satisfaction (à l’origine, diable veut dire : qui sépare). Le numérique n’est pas une fenêtre sur le monde, mais monde lui-même, paramétré par d’autres ; un monde au sein duquel, je l’ai dit, l’individu ne fait que répondre à une offre numérique.
Extrapolée à la limite, cette évolution lourde conduit à une forme de fonctionnalisme généralisé: non pas un fonctionnalisme où le système attribue à chacun sa fonction (comme dans la division du travail, où chacun est assigné à une tâche par son n + 1), mais où chacun attend du système qu’il remplisse la fonction qu’il lui attribue. Renversement, au demeurant, typiquement dans la veine de l’individualisme nominaliste : souverain dans sa volonté, l’individu met à son service un système qui l’exécute. Et le système est ainsi fait qu’il en est désormais techniquement capable. Dans ce monde, chacun devient l’administrateur de son propre bien-être, pour sa plus grande satisfaction. L’exécution du désir et de la volonté est automatisée, prise en charge par les algorithmes. Plus besoin de confiance dans ce monde-là ! La confiance y est remplacée par la sécurité. Les relations naturelles de confiance, et leur incertitude constitutive, se trouvent remplacées par des relations techniques, comme on a pu le voir ici à l’exemple du bitcoin.
Cette évolution marque un vrai tournant anthropologique et sociétal. Elle embarque tout sur son passage, y compris, donc, les valeurs qui sous-tendent la démocratie. Car elle renforce immensément chez l’individu la tendance libidinale à la satisfaction de soi, qui dès lors prévaut sur toute autre considération. Et elle renforce au passage son narcissisme cognitif, qui le pousse à préférer sa vérité à la recherche coopérative de celle-ci. L’individu trouve désormais d’autres communautés de confiance, structurées autour des influenceuses et influenceurs, par exemple, des communautés affectives formées de ceux qui pensent et sentent comme lui. Individuel ou collectif, le cockpit numérique n’en est pas moins un puissant isolant.
Nous ne sommes malheureusement, en l’état actuel des choses, pas équipés pour faire face à ces évolutions et adopter les réponses qu’elles réclament. Ni moralement, ni politiquement. Car le seul cadre dont sont dotées les démocraties constitutionnelles modernes, c’est la défense des droits et libertés individuels. Or, l’emprise du numérique comme le changement climatique sont des phénomènes globaux qui nécessitent des réponses globales. L’éthique individualiste libérale, de part en part nominaliste comme je l’ai rappelé, n’est simplement pas taillée à la mesure de ces problèmes. Au contraire, elle les aggrave, animée qu’elle est du seul souci de préserver à chacun sa sphère de liberté d’action, incapable en conséquence d’agir sur les effets cumulés des libertés individuelles agrégées.
En l’occurrence, l’enjeu éthique fondamental de l’emprise numérique n’est pas l’ensemble des risques qu’elle fait courir à nos vies privées ou à la sécurité de nos données. Ce sont là des problèmes certes importants et qu’il faut résoudre, mais le droit allié à la technique s’y emploie déjà ; et bien que difficile, cette tâche n’est pas insurmontable. En revanche, ce que le numérique fait à l’esprit représente un enjeu autrement plus considérable !
Le fonctionnalisme généralisé, l’automatisation de l’exécution des désirs, le renforcement du narcissisme cognitif, l’isolement mental, et tout cela au nom d’une plus grande satisfaction libidinale : voilà qui menace la vie de l’esprit humain bien davantage que les risques juridiques que fait courir aux individus le commerce de leurs données.
Or, cette menace ne peut être appréhendée dans le cadre de l’éthique individualiste – celle des droits de l’homme – dont nous disposons actuellement. Elle n’est simplement pas à la hauteur des enjeux anthropologiques et sociétaux qui se dessinent. Ainsi, l’Union européenne par exemple, qui se considère facilement exemplaire dans le domaine de la régulation du numérique, produit à grande vitesse un nombre considérable de textes législatifs, à commencer par le RGPD (Règlement général sur la protection des données, entré en vigueur en 2018), mais qui tous, sans exception aucune, ne font qu’entériner le système existant, en l’obligeant simplement à se conformer aux exigences des droits fondamentaux des individus. Une telle obligation est importante, certes, et on se désolerait si on ne s’évertuait à l’honorer. Elle est de plus difficile à implémenter dans la réalité, en raison des caractéristiques techniques du fonctionnement numérique, chacun le sait ; tenter de le faire est donc en soi une tâche héroïque.
Il n’empêche que cette approche par ce que j’appelle l’éthique des droits – l’éthique qui se focalise sur les torts faits aux individus – ne peut qu’ignorer les enjeux éthiques fondamentaux qui concernent la vie de l’esprit en général, c’est-à-dire nos rapports au monde, aux idées, à l’imagination. Car la vie de l’esprit pourrait être entièrement prise en charge par des processus automatiques – elle pourrait donc être intégralement automatisée en ce sens -, tout en respectant scrupuleusement les principes fondamentaux de l’éthique des droits. Chacun pourrait se retrouver à gérer son existence dans son cockpit, sans qu’aucune charte éthique ou texte législatif n’y trouve rien à redire. Le respect de l’ éthique des droits est ainsi compatible avec la déshumanisation de la vie de l’esprit.
La défense des droits individuels ne peut donc être le dernier mot de notre rapport au numérique. Sécuriser les transactions numériques, protéger la vie privée, garantir la liberté d’expression et la non-discrimination, tout important que cela soit, passe à côté des véritables enjeux éthiques du numérique, pour lesquels il n’existe pourtant aucun comité d’éthique. Tous sont en effet prisonniers de l’éthique des droits, qui ruisselle des plus hauts textes normatifs (le préambule des Constitutions, ou la Convention européenne des droits de l’homme) jusqu’aux plus infimes règlements internes d’entreprises.
L’impuissance de l’éthique des droits et de la pensée libérale en général rend indispensable une refonte de l’organigramme de nos sociétés démocratiques chancelantes. Je ne reviens pas ici sur la nécessité de créer une institution capable d’organiser l’ agir collectif à la hauteur où agissent actuellement les grandes puissances privées du numérique. C’est là une nécessité en quelque sorte conceptuelle, car aucun agir individuel, même agrégé, ne parviendra à contenir, infléchir ou réorienter ces évolutions massives. Politiquement donc, ce qui est requis, c’est une institution transnationale dont l’horizon normatif ne saurait se limiter à la défense des droits et libertés individuels, pour la raison simple que l’ensemble des phénomènes que j’ai décrits pourrait se dérouler dans le respect intégral des principes de l’éthique des droits. Ces phénomènes sont plutôt à comprendre comme l’effet systémique engendré par l’éthique des droits elle-même, qui laisse tout faire pour peu qu’il ne soit pas fait de tort aux individus en particulier. D’où la nécessité d’une institution qui secondarise l’éthique des droits, pour permettre de penser à l’horizon global du type d’humanité et de société (donc de vie de l’ esprit) que nous souhaitons. Seule une telle institution réflexive peut nous sortir de l’impuissance dans laquelle nous enferme la petite éthique des droits.
Mais une telle institution serait elle-même impossible si elle ne pouvait pas puiser dans les ressources des acteurs eux-mêmes. Cette institution doit apparaître normativement désirable à leurs yeux. Pour qu’une institution ne flotte pas dans le vide éthéré de ses principes abstraits, elle doit pouvoir s’ancrer dans le sens que les acteurs sont capables de conférer à leur propre expérience.
Ce sont ces ressources de pensée négative dont s’alimente la vie de l’esprit que le système érode jour après jour en s’adressant méthodiquement à ses utilisateurs comme à des êtres libidinaux ; il s’adresse à eux non comme à des êtres rationnels capables de pensée et de jugement, mais comme à des êtres cherchant la satisfaction automatique de leurs désirs et volontés. J’ai évoqué comment cette tendance actuellement à l’œuvre s’inscrivait dans le cadre général d’une substitution de relations techniques aux relations naturelles avec le monde, et ses conséquences de longue portée.
Mais une tendance n’est qu’une tendance, précisément, et elle laisse encore la place à des expériences qui ne s’y plient pas. Le numérique ne pourra pas remplacer ni même médiatiser toutes les relations au monde ; s’éprouver soi-même et éprouver le monde et la force illuminante des idées reste et restera l’apanage des sujets vivants, sauf à devenir des robots. C’est par conséquent dans des îlots d’expériences quotidiennes non encore colonisées par le numérique – expériences de confiance, de face-à-face, d’amour, de communication authentique, de confrontation réelle, mais aussi expériences du corps vivant, du corps dansant, du corps sentant -, c’est dans ces expériences d’épreuve qualitative de soi et du monde que les acteurs peuvent trouver eux-mêmes les ressources de contre-factualité capables d’alimenter leur pensée négative, pensée critique qui témoigne encore qu’un autre monde est possible. L’épreuve qualitative du monde, qui a été méthodiquement occultée par l’émergence du nominalisme, et qui est aujourd’hui systématiquement écartée par l’ontologie implicite du numérique, recèle, pour peu qu’on y porte une juste attention, l’image vivante d’une relation possiblement non aliénée au monde.
La philosophie est la seule science qui puisse appréhender l’expérience humaine comme un tout. C’est donc à elle que revient la tâche, aujourd’hui muée, sous la pression des circonstances, en tâche politique, d’exhiber le sens de ces expériences intramondaines riches en ressources face à l’administration numérique du monde. Ces expériences conservent les traces d’un rapport non nominaliste au monde ; traces inapparentes, comme diluées dans l’océan de l’ esprit nominaliste qui nous gouverne, mais que pour cette raison même la philosophie, en particulier dans ses usages critiques, est en charge de préserver et d’exposer comme autant de pépites où se réfugie l’esprit authentiquement humain.
La sécurité technique ne peut certes pas remplacer toutes les relations naturelles de confiance, sauf à ce que nous devenions des robots – auquel cas nous ne pourrions même plus nous en plaindre. C’est à la philosophie – la seule science qui envisage l’expérience humaine comme un tout – que revient la tâche éminente de montrer qu’un autre monde est possible, un monde où l’esprit humain, plutôt que s’ encapsuler sur lui-même, puisse se confronter à ce qui le dépasse. C’est à la philosophie que revient de montrer que la vérité, la confiance, l’amour, et d’autres expériences semblables, irréductibles à la relation numérique, élèvent l’esprit parce qu’ils le transcendent.
On ne s’attendrait pas à découvrir dans cette trilogie – qui raconte l’éducation de petites aristocrates du XIXe siècle – un remake de ce genre littéraire où il est question de voyage lointain, de terrible naufrage, d’île impossible à situer sur une carte, encore moins d’effrayants sauvages cannibales. En effet, dans les romans séguriens qui composent ce que l’on appelle la saga de Fleurville, la seule sortie du lieu clos et protégé du château n’est-elle pas quasi synonyme de malheurs ?
La robinsonnade est pourtant très en vogue dans la littérature de jeunesse au XIXe siècle. Elle propose de nombreux récits de formation qui font les garçons courageux face aux dangers, garçons qui se doivent de plier le monde à leurs normes. Mais cette narration de péripéties où l’attrait du risque au long cours et de l’ailleurs inconnu se mêle est pour sûr jugée subversive pour les petites Sophie : elle met en péril l’assignation géographique et idéologique dans leur univers ségurien. On ne doit changer ni de pays, ni de classes sociales, ni de rôle genré.
Ainsi, si les uns se doivent de robinsonner et dans la vie et dans les livres d’aventures, les autres – elles – ne sauraient robinsonner sans dommages irréversibles, a minima sans bornage précis.
Comment alors raconter l’impossible robinsonnade des filles tout en faisant la part belle aux garçons ? Le procédé narratif utilisé par le comtesse de Ségur, tout au long des trois romans, est la mise en abyme ou dit autrement, le ‘récit dans le récit’. Tout le travail d’écriture consiste alors à jouer sur les rapports que les histoires imbriquées entretiennent avec le grand texte qui les contient. Nous allons donc suivre l’intrusion prudente du récit d’aventures et sa gestion par la narration.
De l’aventure exclue à l’aventure escamotée et moralisée
Le premier volume de la trilogie, Les Malheurs de Sophie, exclut toute aventure périlleuse et lointaine. C’est une situation trop dangereuse pour des héros et des héroïnes très jeunes qui n’en sont qu’au début de leur parcours éducatif. Seul le dernier chapitre intitulé Le départ où Sophie, Paul et leurs parents s’embarquent sur le voilier La Sybille pour aller en Amérique ouvre la possibilité d’une robinsonnade. Mais il faudra attendre les volumes suivants…
Dans le deuxième volume, Les petites filles modèles, l’aventure est, cette fois, escamotée et moralisée. Réduite à sa plus simple expression, sa mise en abyme tient en un seul mot : naufrage. Sophie a perdu ses parents dans un naufrage. La pauvre Lucie et sa mère sont misérables parce que leur père et mari, marin sur la Sybille sous les ordres du commandant de Rosbourg, a fait naufrage.
Il faudra attendre le troisième volume pour en savoir plus sur ces évènements annoncés… Toujours dans le deuxième volume donc, la mise en abyme de l’aventure se limite à un titre : “… Camille et Madeleine, fatiguées de leurs jeux, prirent chacune un livre ; elles lisaient attentivement : Camille, Le Robinson suisse…”
Dans ce texte très célèbre au XIXe siècle, toutes les péripéties extraordinaires sont subordonnées au respect de l’ordre familial qui s’impose sur l’île sauvage comme dans la société civilisée. Si la morale dominante est sauve, l’aventure, elle, s’y engloutit comme aventure !
Un récit d’aventures au masculin
Il faut donc attendre patiemment le troisième volume de la trilogie, Les Vacances, pour que la robinsonnade se déploie véritablement (60 pages sur 215). Inévitablement, l’intrusion de l’ailleurs inconnu et des aventures masculines vient alors se confronter à la narration des faits quotidiens se déroulant dans le monde fermé de Fleurville.
Mais au lieu de mettre en danger le roman, de perturber l’homogénéité de l’histoire, le récit en abyme en assure la victoire. Car le texte est rusé et l’aventure masculine ne fait son entrée et ne se développe que lorsque la narration, riche des deux ouvrages précédents, est capable de l’affronter c’est-à-dire de la contrôler, de la placer “en liberté surveillée”.
Comment l’autrice s’y prend-elle pour renforcer l’autorité du texte premier et maitriser la contestation que pourraient engendrer les passages imbriqués qui racontent la robinsonnade ?
D’abord, l’ailleurs est ramené à l’ici. Les huttes construites sur l’île provoquent moins d’étonnement que la cabane décrite dans Les petites filles modèles et dans laquelle vit la pauvre Lucie. Le toit percé, l’absence de porte, le tas de mousse en guise de lit sont totalement inattendus. Chez les sauvages, Monsieur de Rosbourg n’a de cesse de reproduire le connu : murs, porte avec charnières. Le mot “hutte” lui-même est progressivement remplacé par le mot “maison” !
Puis, les mœurs des sauvages, elles-mêmes, ne paraissent pas plus extraordinaires que les pratiques alimentaires de Lucie qui mange des glands pour lutter contre la faim.
Mais la dévalorisation de l’ailleurs n’est pas la seule parade du texte. La robinsonnade est réduite à une histoire racontée. Elle n’est pas montrée en train de se réaliser, de se vivre ici et maintenant : “Après diner les enfants demandèrent à Paul de leur raconter ses aventures.“
Enfermé dans le périmètre balisé du salon, devant un auditoire d’adultes et d’enfants, le récit d’aventures confirme, une nouvelle fois, la division genrée du monde social. Les filles sont rarement des robinsonnes au XIXe siècle… Vécue donc et narrée par les hommes qui en sont les agents légitimes et les bénéficiaires (Paul est transformé par cette aventure extrêmement enrichissante pour lui), la robinsonnade est écoutée des femmes. Elles doivent en rester les spectatrices.
Et en effet, contrairement à Paul, Sophie, au début du roman, n’a presque rien à raconter de son naufrage. Pas d’île perdue au milieu de la mer, pas de sauvages mais une horrible belle-mère ramenée d’Amérique. Six pages suffisent pour faire le récit de cette catastrophe dans la petite cabane du jardin et devant les enfants uniquement. Ce n’est qu’une longue plainte entrecoupée de larmes – celles de Sophie, celles de son père, M. de Réan – et de coups de verges, ceux de Madame Fichini !
Domestiquer la robinsonnade
La mise en abyme a l’avantage décisif d’enclore la robinsonnade dans le roman. Ce procédé narratif domestique – à tous les sens du terme – la robinsonnade et son horizon d’ensauvagement. Regardons de plus près encore. L’histoire imbriquée est balisée de façon stricte et précise. C’est ainsi que son ouverture et sa fermeture sont explicitement signalées :
Tout le monde se groupa autour de lui (Paul), et il commença ainsi.
[…] À demain la suite de cet intéressant récit. Allez vous coucher, mes enfants.
L’histoire imbriquée se démarque même visuellement du grand texte par sa disposition typographique [retour à la ligne, blanc narratif, guillemets]. Tout est sous contrôle, au moins dans le dispositif auctorial et éditorial.
La robinsonnade est ainsi totalement maitrisée aussi bien par la fiction que la narration. Elle ne peut être confondue avec l’essentiel, la vie à Fleurville. Il ne reste plus qu’à l’extirper définitivement du roman puisque ni Monsieur de Rosbourg, ni Lecomte ne repartiront en mer. Transformée en aimable causerie, cette robinsonnade de salon n’est plus qu’une parenthèse, définitivement refermée.
Et il devait bien en être ainsi si l’on espérait ne pas éveiller chez les petites filles de la fiction comme chez leurs petites lectrices des désirs d’échappées… d’échapper à leur destin.
Marie-Christine Vinson, Université de Lorraine (FR)
Dans son Histoire des Rosati du XXe siècle, Louis Caudron raconte que, un beau jour de juin 1778 (le 12 exactement), quelques jeunes hommes (l’histoire a retenu les noms de Le Gay, Charamond et Caigniez), tous passionnés de roses, de poésie, de chansons d’amour et de vin, s’étaient réunis comme d’habitude dans le jardin d’une villa de Saint-Laurent Blangy, petit village proche d’Arras en Artois, ceci pour le plaisir de lire leurs poèmes dédiés à la gloire de leur cher maître Anacréon.
Mais ce jour là, l’un d’eux, Louis Le Gay, sortit de ses poches une énorme quantité de roses, les éparpilla sur la table en s’écriant “Amis, qu’un si beau jour renaisse chaque année et qu’on l’appelle La Fête des Roses.” Et tous, un verre de vin à la main d’approuver, de chanter et de se couvrir de couronnes de roses.
Qui est Anacréon ?
Anacréon était un poète grec (~575-495 acn), un des plus grands représentants du lyrisme ionien (région de Corfou, Péloponnèse). Dans ses pièces légères et gracieuses, il chante l’amour joyeux et l’ivresse décente. Auteur de 60 Anacréontiea, dont un extrait de l’Ode V, est ici insérée dans la couronne :
Mêlons à Dionysos la rose d’Éros, et, la tête ceinte de belles feuilles de roses, buvons en riant doucement. La rose est l’honneur et le charme des fleurs ; la rose est le désir et le soin du printemps ; la rose est la volupté des Dieux ! L’enfant de Kythèrè [Cythère, patrie d’Aphrodite] se couronne de corolles de roses, quand il se mêle aux chœurs des Kharites [équivalent grec des Grâces romaines]. Couronne m’en donc, ô Dionysos, afin que, la chevelure ceinte de roses, je chante dans tes temples, et que je mène les danses, accompagné d’une belle jeune fille !
N’oublions pas que Sappho (VIIe-VIe acn) de l’île de Lesbos, célèbre poétesse contemporaine d’Anacréon, considérait que la rose devait être choisie comme la Reine des fleurs !
Si Zeus voulait donner une reine aux fleurs, la rose serait la reine de toutes les fleurs. Elle est l’ornement de la terre, la plus belle des plantes, l’œil des fleurs, l’émail des prairies, une beauté toujours suave et éclatante ; elle exhale l’amour, attire et fixe Vénus : toutes ses feuilles sont charmantes ; son bouton vermeil s’entr’ouvre avec une grâce infinie et sourit délicieusement aux zéphirs amoureux.
Quelles roses embellissaient les jardins, fin du XVIIIème siècle ?
Dans son Encyclopédie, Diderot (1712-1784) nous apprend qu’il y a quatre-vingt variétés de roses, dont trois quarts à fleurs doubles. Il ajoute qu’il y en a très peu de jaunes mais que le plus grand nombre est de couleur rouge. Dans son Traité des Arbres et Arbustes (1755), Duhamel Du Monceau en cite cinquante-cinq. Une de celles-ci, la 49 paraît intéressante : Rosa omnium calendarum, flore pleno, carnae. Mais tout cela reste vague.
Tournons-nous plutôt vers les peintres du XVIIIe siècle, car ils sont plus ‘explicites’ : G.D. Ehret (1710-1770), P.J. Buchoz (1731-1807) ou G. van Spaendonck (1746-1822). De ce dernier, né à Anvers mais ayant séjourné longtemps à Paris, comme professeur de Redouté notamment, j’ai retenu : Rose à cent feuilles (Rosa centifolia L.), R. provincialis pour le botaniste Philip Miller (1691-1771) qui en 1768 déjà avait identifié la R. muscosa, peinte par Redouté :
Retournons à Saint-Laurent Blangy. Ce lieu de rencontre était baptisé Le berceau des Roses, métaphore reprise à l’occasion de chaque intronisation, comme nous le verrons plus loin. Il existait à Arras une Académie des sciences depuis 41 ans, quand ces quelques jeunes poètes décidèrent de fonder une autre Société. Si le savoir scientifique est l’apanage des Académiciens, eux, les bons vivants porteraient plutôt le flambeau du “gai savoir“.
L’écho de la fête se répercuta dans la société des gens cultivés et l’on vit bientôt arriver des notables comme Maximilien de ROBESPIERRE et Lazare CARNOT. Carnot, capitaine du Génie en garnison à Arras, publiera plusieurs de ses chansons dans le recueil des Rosati. Son enthousiasme pour les Rosati l’amènera à donner, à son fils aîné, entre autres prénoms, celui de Saady, en référence au poète persan Saadi, auteur de l’Empire des Roses.
En 1787, à l’occasion d’une Fête de la Rose, Robespierre, jeune avocat à Arras, lut un poème dédié à la rose :
Je vois l’épine avec la rose Dans les bouquets que vous m’offrez Et lorsque vous me célébrez Vos vers découragent ma prose Tout ce qu’on m’a dit de charmant Messieurs, a droit de me confondre La rose est votre compliment L’épine est la loi d’y répondre Dans cette fête si jolie Règne l’accord le plus parfait On ne fait pas mieux un couplet On n’a pas de fleur mieux choisie Moi seul, j’accuse mes destins De ne m’y voir pas à ma place Car la rose est dans nos jardins Ce que vos vers sont au Parnasse À vos bontés, lorsque j’y pense Ma foi, je n’y vois pas d’excès Et le tableau de vos succès Affaiblit ma reconnaissance Pour de semblables jardiniers Le sacrifice est peu de chose Quand on est si riche en lauriers On peut bien donner une rose
Des polémiques s’élevèrent à propos du réel auteur de ce poème. Des doutes subsistent toujours aujourd’hui, Monsieur Van Fleteren, Chancelier actuel de la Société, a sa petite idée, et une certitude : ce n’est pas l’œuvre de M. Robespierre…
C’est en 1787 que le nom officiel fut choisi : Société Anacréontique des Rosati, dont la devise fut donnée par Lazare Carnot : “ON NE MEURT PAS QUAND ON EST ROSATI.”
Rosati est une anagramme d’A.R.T.O.I.S, donc jamais de s à Les Rosati (l‘Artois est une ancienne province de France, détachée au XIIe siècle de la Flandre. Depuis la Révolution française, il constitue le département du Pas-de-Calais).
Cette Société anacréontique des Rosati, comment est-elle organisée ?
En référence aux neuf Muses grecques, un Comité des 9 fut constitué : un Chancelier (le doyen), le Directeur, un(e) Secrétaire plus 6 membres.
En fait, comment devient-on membre des Rosati ? Pour avoir l’honneur de porter le titre de Rosati, il faut entrer sous le berceau des roses. L’heureux impétrant, choisi par le Comité des 9, reçoit 3 roses. Il les respire trois fois puis les attache à sa boutonnière (corsage pour les dames). Ensuite il boit d’un trait le verre de vin rosé ou rouge qui lui est offert : “il le boit à la santé de tous les Rosati passés, présents et futurs.” Finalement il embrasse, au nom de la société, une des personnes qu’il aime le mieux ; il sera alors un vrai Rosati. Ce cœur du rituel est enrobé d’une allocution de réception, d’un hommage au plus grand des fabulistes Jean de la Fontaine, de chants, sans oublier l’Hymne des Rosati : Ecoute ô mon coeur… et d’une prestation de jeunes ballerines.
En 1786, une première femme, une poétesse, fut invitée à “entrer sous le berceau de roses et gagner le titre de Rosati“. Aujourd’hui, l’élément féminin constitue le quart de la Compagnie et le tiers du Comité des 9.
Quel vin remplissait les verres de nos joyeux lurons ?
Blanc, rosé ou rouge ?
Dans la bonne société arrageoise en 1778, les vins provenaient essentiellement de Bourgogne, Champagne ou des régions avoisinantes, donc rouge ou blanc. Dommage que Legay et ses acolytes n’aient pas connu, et pour cause, la Rose Clos-Vougeot obtenue au XXe siècle par la firme Delbard.
Alliances idéales pour un Rosati : un vin de Bourgogne célèbre, une belle rose rouge et en prime un délicat parfum de rose, de fraise et de framboise. Le vin rosé bu de nos jours est en quelque sorte un compromis, d’autant plus que maintenant les rosés, style Tavel, ont acquis leurs lettres de noblesse depuis 1936.
Si on excepte quelques tentatives de délocalisation de la société à Paris au XIXe siècle, et bien sûr, les deux guerres mondiales, son parcours jusqu’à nos jours pourrait être considéré comme un long fleuve tranquille. Tout en sauvegardant ses rites ancestraux, elle a su adapter ses activités aux exigences de la vie culturelle contemporaine et à la promotion de la jeune création. Ainsi aujourd’hui, en plus de la Fête des Roses en juin, d’autres fêtes sont organisées : en janvier, une soirée Verlaine ; en mars, une soirée Chat noir ; en novembre, une soirée automnale.
A ces soirées, tout le monde est admis, sans pour autant être qualifié de Rosati. Un peu comme pour les manifestations politiques, on y est toujours admis, même sans carte de parti.
J’ajouterai que les peintres, écrivain(e)s et poète(sse)s francophones (donc aussi des Belges), sont les bienvenus ! D’ailleurs, des œuvres de nos compatriotes y sont régulièrement primées. La société organise ainsi tous les ans 3 concours ouverts à tous/toutes : un concours de peinture, des Joutes des Jeunes poètes et les Joutes poétiques de la Francophonie. Lors de chaque concours sont attribués des 1er, 2ème et 3ème prix et des Roses d’Honneur.
Lors de la fête automnale de 2013, c’est notre compatriote Bernard TIRTIAUX qui a été élu ‘Prince des Trouvères’ avec Le passeur de lumière. Au cours de la fête automnale, les poètes participent à une joute et les convives votent. Celui ou celle qui arrive en tête est nommé ‘Prince(sse) des Trouvères’. Il (elle) reçoit la couronne de roses du lauréat de l’année précédente. Donc des Prix, des Roses d’Honneur, des Princes et Princesses et enfin consécration suprême… des ROSES D’OR !
Maurice Carême (Wavre 1899-1978 ) a été choisi pour l’entièreté de son œuvre. Elève brillant, il obtient, en 1914, une bourse d’études et entre à l’Ecole normale primaire de Tirlemont. Il est nommé instituteur en 1918 à Anderlecht. En 1943, Maurice Carême quitte l’enseignement pour se consacrer entièrement à la littérature. Il se lie la même année avec Jeannine Burny pour laquelle il écrit La bien-aimée en 1965. Secrétaire du poète jusqu’à la mort de celui-ci, elle préside à présent la Fondation Maurice Carême. En 1947, paraît La lanterne magique. L’impact sur la jeunesse est immédiat. Les enfants se reconnaissent littéralement dans cette œuvre. Rapidement, le nom de Maurice Carême se voit associé grâce à cet aspect de l’œuvre à celui de poète de l’enfance. Aujourd’hui, les poèmes de M. Carême sont étudiés dans toutes les écoles de France… comme de Belgique ! Le jour de son intronisation le 1er juin 1975, c’est un de ses longs poèmes Le Zodiaque qui a été chanté, après avoir été mis en musique. On lui doit également ce court poème sur… la rose :
Je porte une rose dans mon cœur Une rose née au soleil Une rose qui est pareille A un petit feu de douceur Mais, dis moi, connais-tu l’abeille Qui est la clé de mon bonheur ?
De nombreuses œuvres paraissent et sont couronnées par des prix littéraires en Belgique et à l’étranger (entre autres : Prix de l’Académie française (1949 et 1954), Prix international Syracuse (1950), Médaille de la Ville de Sienne (1956). Prix de la poésie religieuse (1958), Prix du Président de la République française (1961) Prix de la Province de Brabant (1964), Prix de la traduction néerlandaise (1967), Grand Prix international de poésie (France, 1968)). Le 9 mai 1972, il est nommé Prince en poésie à Paris. Le 13 janvier 1978 le Panthéon des Verlaine, Prévert, Aragon, Cocteau, Verhaeren, Rodenbach, Guido Gezelle, Hélène Swarth et d’une multitude d’autres lui ouvre ses portes.
Jean-Pierre Wesel
N.B. Pour en savoir plus sur l’initiative culturelle des Rosati, visitez le site officiel SOCIETEDESROSATI.FREE.FR…
[LETEMPS.CH, 28 décembre 2020] Alors que la confiance est dans toutes les têtes en ces temps de pandémie, le philosophe explique en quoi cette notion constitue le lien social fondamental. Et comment le numérique est en train de l’éroder.
Au début est la confiance, voilà un livre qui arrive à point nommé. Mark HUNYADI, professeur de philosophie morale, sociale et politique à l’Université catholique de Louvain, et collaborateur au Temps, a commencé cette recherche sur la notion de confiance il y a plusieurs années, bien avant le surgissement du Covid-19 dans nos vies. Et voilà que l’épidémie met ce mot dans toutes les têtes, dans toutes les bouches: peut-on avoir confiance dans les autres, dans les autorités, dans les objets, dans le vaccin?
Mark Hunyadi propose une théorie unifiée de la confiance, une façon magistrale de remettre la confiance au centre de notre relation aux autres et au monde. Une façon aussi de sortir de l’ombre un concept jusque-là sous-estimé par la philosophie et les grands penseurs de l’ordre social, Hobbes, Locke, entre autres. Après avoir défini dans une première partie ce qu’est la confiance, le livre analyse ensuite ce qui, aujourd’hui, érode ce lien social fondamental. Le philosophe, auteur par ailleurs de La Tyrannie des modes de vie et du Temps du posthumanisme, montre comment les algorithmes, et le numérique en général, contournent le recours à la confiance. Or à quoi ressemblerait une société qui se passerait de la confiance dans son rapport aux autres et au monde ? Telle est la question de ce livre qui permet de mieux lire notre présent.
«Le Temps»: Qu’est-ce que la pandémie a révélé sur la place de la confiance dans nos vies ?
Mark Hunyadi : La pandémie a mis en évidence que notre rapport au monde est un rapport de confiance. Aucune action, aucune interaction ne pourrait avoir lieu sans un minimum de confiance. De l’enfant qui commence par croire à ce que lui disent les adultes, à vous ou moi qui marchons dans la rue sans penser un seul instant que le sol peut se dérober sous nos pieds. Je ne conduirais pas ma voiture si je n’avais pas confiance dans les autres usagers de la route. Pour l’économie et la politique, pour la sécurité juridique, la confiance est vitale. Notre relation à l’environnement matériel, aux personnes et aux institutions est tissée de cette fibre invisible qu’est la confiance. Au point que l’on peut dire que la confiance est ce dans quoi nous séjournons.
Cette fibre, comme vous dites, est tellement invisible que l’on n’y pense pas en temps normal…
Le confinement a suspendu, pour un temps, les relations de confiance. Pas complètement, ce serait impossible. Mais, d’un coup, non seulement les relations interpersonnelles mais aussi les relations les plus élémentaires, les relations aux choses, aux aliments, tout est devenu suspect de contamination. Cela montrait bien qu’en temps normal, ce qui nous lie au monde est bien une relation de confiance puisque normalement les choses ne sont pas suspectes, on les touche, on les manipule, on les mange.
A chaque fois que l’on agit, on s’attend à ce que les choses, les personnes ou les institutions se comportent d’une certaine manière.
Mark Hunyadi
Dans le langage courant, on associe le mot confiance aux relations personnelles. Vous l’associez aux relations aux choses. Est-ce vraiment de même nature ?
Oui, parce que la confiance est un rapport au monde et à notre environnement. Ce qui permet de faire le lien entre la confiance que l’on a dans le monde, dans les objets, dans les personnes ou dans les institutions, c’est la notion d’attente de comportement. A chaque fois que l’on agit, on s’attend à ce que les choses, les personnes ou les institutions se comportent d’une certaine manière. En agissant, on parie qu’elles le feront. La confiance est le nom de ce pari.
S’intéresser à la confiance montre que nous sommes des êtres de liens avant tout ?
La notion de confiance permet de contrer l’individualisme contemporain, c’est-à-dire la culture de l’individu souverain doté d’une volonté souveraine qui exécute souverainement ses désirs. Nous baignons dans cette culture qui s’ancre dans la révolution nominaliste du XIVe siècle. C’est ce que j’exprime par la métaphore de l’individu-cockpit : un individu dans sa bulle qui se sert des informations qu’il reçoit du monde pour exécuter sa volonté.
Cela ne renvoie-t-il pas exactement à ce que nous avons vécu pendant le confinement?
Oui, le confinement a été une métaphore vivante de l’individu-cockpit : tous devant nos écrans à gérer des données. Voilà la représentation que la modernité se fait de l’individu. Or le modèle de la confiance permet de casser le cockpit et de montrer que cette représentation est en réalité complètement fausse. On n’est jamais dans un cockpit, on est toujours nécessairement relié à des attentes de comportement qui, elles, ne dépendent pas de notre volonté. Notre volonté est nécessairement liée à quelque chose qui ne dépend pas de notre volonté.
Dans l’individualisme contemporain, la confiance apparaît comme un risque.
Mark Hunyadi
Mais les capacités du numérique renforcent ce sentiment d’être tout-puissant derrière son écran, non ?
Le numérique est au service du cockpit de chacun d’entre nous. Les opérateurs affirment vouloir renforcer la confiance dans notre utilisation du numérique. Mais que veut dire confiance dans ce contexte ? Un opérateur de confiance est celui qui nous permet d’exécuter notre volonté et nos désirs en toute sécurité. En réalité, la confiance n’est pas renforcée, elle est contournée. Or comme le numérique assure de plus en plus notre relation au monde, à l’environnement et aux personnes, nous en venons à nous passer de plus en plus de la confiance.
Avec quel effet?
Celui d’aboutir à une société automatique où chacun avance dans son cockpit sécurisé, sans plus explorer le monde, sans plus faire l’expérience de toute son épaisseur. Par conséquent, c’est nous qui devons nous conformer aux attentes de comportement des machines. C’est comme cela que nous devenons les rouages d’une machine et que le système prend la forme d’une gigantesque roue de hamster. Nous ne pouvons que reproduire le système. Cette emprise numérique ne nous fait pas souffrir, c’est là son immense perversité. Cette domination va dans le sens libidinal de notre désir et de notre plaisir. Mais un plaisir sans aucune transcendance.
Le rôle de la confiance a été jusqu’ici minimisé, dites-vous, et peu étudié. Pourquoi?
Dans l’individualisme contemporain, la confiance apparaît comme un risque. Faire confiance, dans cette optique, c’est dépendre de la bonne foi d’un vendeur, du sérieux d’une baby-sitter… La confiance met dans une situation de dépendance. Or c’est ce que l’on ne veut pas. D’où la prédominance du contrat aujourd’hui qui garantit contre un grand nombre de risques. La théorie de la confiance permet de critiquer l’individualisme du cockpit qui fait de toute relation à autrui une menace.
Comment rester optimiste?
Ce qui me rend optimiste, c’est que la confiance est inéliminable. On ne pourrait l’éliminer que si nous étions des robots, car eux n’ont pas besoin de confiance. Même numérisé de façon poussée, on va toujours poser la question de la confiance. Mais l’humanité va se ressaisir avant cela ; sans quoi elle ne pourra même plus s’en plaindre.
[THECONVERSATION.COM, 11 juin 2024] Ce 21 avril 2024, le Tribunal international du droit de la Mer (TIDM, que l’on nommera simplement Tribunal dans ce texte) est rentré dans l’histoire en devenant le premier organe judiciaire international à rendre un avis consultatif sur le climat. Par là, il répondait à une question posée en 2022 par la Commission des petits États insulaires (Cosis) dans le cadre d’une demande d’avis consultatif.
L’avis conclut à l’obligation des États de protéger et de préserver les océans de la planète des effets du changement climatique. C’est la première fois qu’un tribunal international se penche sur les obligations des États en matière de changement climatique dans le cadre de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer de 1982, dite de Montego Bay – que l’on nommera Convention dans ce texte.
Cet avis fait partie de la vague de textes attendus pour les mois à venir de la part des organes juridictionnels internationaux, sollicités à plusieurs reprises pour se prononcer sur les obligations des États relatives au changement climatique :
La Cour internationale de justice (CIJ) doit rendre prochainement un avis suite à une demande effectuée en mars 2023 par Vanuatu dans le cadre de l’Assemblée générale des Nations unies. Il doit porter sur les obligations des États de limiter le réchauffement climatique et sur leurs responsabilités face aux dégâts causés par celui-ci.
La Cour interaméricaine des droits de l’homme a été saisie en janvier 2023 par le Chili et la Colombie, là aussi pour éclaircir les obligations des pays à répondre à l’urgence climatique dans le cadre du droit international.
Rappelons, dans ce contexte, l’importance de cet avis consultatif. Même s’il n’a pas de portée obligatoire, il peut exercer une influence non négligeable à la fois sur le droit international et sur des décisions de justice nationales en matière climatique.
Le raisonnement des juges internationaux
Avant de détailler la réponse du Tribunal, examinons d’abord la question qui lui a été posée. La Cosis interrogeait le Tribunal sur l’existence d’obligations spécifiques, pour les États parties à la Convention, de prévenir, réduire et maîtriser la pollution marine. Ceci en relation avec les effets délétères qui résultent – ou sont susceptibles de résulter – du changement climatique causé par les émissions anthropiques (c’est-à-dire, résultant des activités humaines) de gaz à effet de serre (GES) dans l’atmosphère.
Le Tribunal a estimé qu’il devait d’abord déterminer si les émissions anthropiques de GES dans l’atmosphère relevaient bien de la définition de la “pollution du milieu marin” au sens de l’article 1, 1, 4, de la Convention. Cet article, note le Tribunal, ne fournit pas explicitement une liste de polluants du milieu marin, mais liste trois critères pour déterminer ce qui constitue une telle pollution :
il doit s’agir d’une substance ou une énergie,
elle doit avoir été introduite par l’homme, directement ou indirectement, dans le milieu marin,
cette introduction doit avoir (ou être susceptible d’avoir) des effets nocifs.
Cette définition est générale, en ce sens qu’elle englobe tout ce qui répond à ces critères. De même, les termes substance et énergie doivent être compris dans un sens assez large.
Les arguments scientifiques au Tribunal
Trois points décisifs ont permis au Tribunal d’affirmer l’obligation de protection et de préservation pour les États :
Le rôle des océans dans la protection contre le changement climatique,
La qualification des émissions de gaz à effet de serre (GES) en tant que polluants marins,
Les obligations des États de préserver les océans à cet égard.
Pour cela, les arguments scientifiques ont tenu une place centrale. Dans son raisonnement, le Tribunal a repris le dernier rapport du GIEC à travers plusieurs arguments clés, notamment :
l’océan est “un régulateur climatique fondamental à des échelles de temps saisonnières à millénaires“,
l’accumulation de GES anthropiques (définies par les juges comme “résultant des activités humaines ou produit par elles“) dans l’atmosphère a eu de nombreux effets sur l’océan,
les émissions anthropiques de GES “ont conduit à des concentrations atmosphériques de dioxyde de carbone, de méthane et d’oxyde nitreux qui sont sans précédent depuis au moins les 800 000 dernières années.”
En ce qui concerne les risques liés au climat, le Tribunal rappelle que, selon le GIEC toujours :
“Les risques et les effets néfastes prévus ainsi que les pertes et dommages connexes liés aux changements climatiques augmentent.“
“L’augmentation de la fréquence des vagues de chaleur marine accroîtra les risques de perte de biodiversité dans les océans.“
Autrement dit, le Tribunal établit, grâce aux arguments scientifiques du GIEC, un lien de causalité entre les émissions de GES d’une part, et le réchauffement des océans et la perte de biodiversité marine d’autre part. Ce sont ces éléments qui ont ensuite permis aux juges de conclure que les émissions anthropiques de GES dans l’atmosphère constituent une pollution du milieu marin.
Une obligation de protection
Revenons sur les trois critères qui permettent de caractériser la pollution marine dans la Convention : la qualification de substance ou d’énergie, l’introduction directe ou indirecte par l’humain dans le milieu marin, et les effets nocifs, réels ou avérés, consécutifs à cette introduction.
Ici, le Tribunal a estimé que ces trois critères étaient remplis.
Il estime que les gaz à effet de serre d’origine humaine, et en particulier le CO2, sont bien des “substances” et que la chaleur accumulée par les océans est de l’énergie thermique, une forme d’énergie. Une interprétation d’ailleurs partagée par la Commission du droit international dans son commentaire sur la définition de la “pollution atmosphérique.“
Comme les GES introduits indirectement par les êtres humains piègent la chaleur dans l’atmosphère, et que les océans stockent ensuite cette chaleur, la seconde condition est remplie.
Le réchauffement des océans, on l’a vu précédemment, provoque une augmentation des pertes et dommages liés au changement climatique, ainsi qu’une perte de biodiversité marine. Les effets nocifs de la troisième condition sont donc caractérisés.
Restait une dernière étape dans le raisonnement des juges : les obligations spécifiques des États parties de protéger et préserver les océans face aux pollutions du milieu matin ainsi définies.
Le Tribunal cite d’abord l’article 192 de la Convention qui dispose que “les États ont l’obligation de protéger et de préserver le milieu marin.“
Il reconnaît aussi que, selon l’article 193, les États ont le droit souverain d’exploiter leurs ressources naturelles conformément à leurs politiques environnementales, mais “conformément à leur obligation de protéger et de préserver le milieu marin“, ce qui est une contrainte à l’exercice de leur droit souverain.
C’est en réalité l’article 194 qui constitue, dans cet avis, la disposition clé. Il exige notamment des États qu’ils prennent “toutes les mesures nécessaires pour prévenir, réduire et maîtriser la pollution du milieu marin ‘quelle qu’en soit la source’.“
Pour le Tribunal, il s’agit d’une obligation commune à toutes les sources de pollution – notamment, comme on l’a vu plus haut, les GES – que les États doivent respecter.
Un avis qui fera date
Cet avis est important, car il confirme que le droit de la mer peut être utilisé pour évaluer les actions et inactions des États en matière de changement climatique. L’obligation de protéger le milieu marin contre toutes les sources de pollution marine ne pourra plus être remise en question. De ce fait, un État pourra être tenu pour responsable devant le Tribunal s’il ne déploie pas de mesures de prévention et de protection des mers et océans contre les activités émettant des GES.
Pensons ici, par exemple, à l’exploitation des énergies fossiles en haute mer, aux marées noires provoquées par les navires pétroliers, ou même à toutes les activités produisant du CO2, même indirectement. De ce fait, les États seront probablement tenus d’exercer une vigilance accrue sur les activités qu’ils autorisent en mer.
On le voit, la portée de l’avis est grande. Il a un potentiel considérable pour faire évoluer les obligations des États dans la lutte contre le changement climatique. À terme, pourquoi pas, il pourra servir de base pour lutter contre les ‘irresponsabilités’ environnementales.
[d’après PHILOMAG.COM, 25 octobre 2007] David Hume fait valoir la supériorité des sensations et des affects sur les idées qui n’en sont plus que de pâles copies. Il démonte nos habitudes de pensée et en tire le principe de sa philosophie.
L’écossais David HUME (1711-1776) sous-titre son Traité de la nature humaine, “Essai pour introduire la méthode expérimentale dans les sujets moraux“. Référence explicite à Isaac Newton, la méthode empiriste donne la priorité à l’expérience. La “science de la nature humaine” que le philosophe entend constituer ne pourra jamais que remonter aux principes les plus généraux, sans prétendre atteindre les qualités ultimes de la nature humaine. Empiriste et phénoméniste, celui qui a réveillé Emmanuel Kant de son “sommeil dogmatique” rejette toute idée et tout concept philosophique qui ne renvoient pas à une origine expérimentale.
[…] Il n’est pas besoin de posséder un savoir bien approfondi pour découvrir l’état imparfait qui est actuellement celui des sciences : même la multitude, au-dehors des portes, peut juger, au bruit et à la clameur qu’elle entend, que tout ne va pas bien au-dedans. Il n’est rien qui ne soit un sujet de débat et à propos de quoi les savants ne soient pas d’opinions contraires. La question la plus insignifiante n’échappe pas à nos controverses, et nous sommes incapables de décider avec certitude des questions les plus importantes. Les discussions se multiplient, comme si tout était incertain, et ces discussions, on les tient avec le plus grand enthousiasme, comme si tout était certain. Au milieu de tout ce remue-ménage, ce n’est pas la raison qui l’emporte, mais l’éloquence ; et nul ne doit jamais désespérer de gagner des prosélytes à l’hypothèse la plus extravagante, s’il possède assez d’art pour la représenter sous des couleurs favorables. La victoire n’est pas remportée par des hommes en armes, qui manient la pique et l’épée, elle l’est par les trompettes, les tambours et les musiciens de l’armée. […] Dès lors, voici le seul moyen dont nous puissions attendre le succès de nos recherches philosophiques : délaisser la méthode lente et ennuyeuse que nous avons suivie jusqu’ici et, au lieu de prendre de temps à autre un château ou un village à la frontière, marcher directement sur la capitale, sur le centre de ces sciences, sur la nature humaine elle-même ; une fois que nous en serons maîtres, nous pourrons espérer partout ailleurs une victoire facile.
Traité de la nature humaine, Livre I, Introduction (1739)
Comment savons-nous que la table existe indépendamment de nous ? qu’elle reste la même quand nous ne la voyons plus ? que le feu brûle toujours et que la glace toujours nous rafraîchit ? Beaucoup de nos prétendus “savoirs” ne sont en fait que des croyances. Si nous pouvons avoir une certitude démonstrative des relations entre nos idées (les mathématiques en donnent l’exemple), la certitude que nous avons quant aux “choses de fait” n’est pas telle. Elle existe pourtant bien comme phénomène de certitude “subjective“ : c’est la croyance. On a qualifié à juste titre la philosophie de Hume d’”enquête sur la croyance” tant cet objet traverse les domaines de sa recherche. Le lecteur rencontre tout d’abord cette notion au cœur de l’explication sceptique de la connaissance des causes : pourquoi attendons-nous que tel phénomène surgisse à la suite de tel autre, alors que rien dans les idées de ces phénomènes ne permet une telle inférence, alors que l’expérience passée ne peut stricto sensu “faire règle pour l’avenir“ ? Hume répond qu’il s’agit d’un cas de croyance, qu’il explique par le transfert de la “vivacité” du phénomène actuel à son corrélat habituel. Dès lors, en amont de cette analyse, nous pouvons reconnaître une “croyance sensible” dans la vivacité de l’impression : avoir une impression sensible, c’est croire indubitablement à l’existence de l’objet. L’homme est un animal qui croit bien plus qu’il ne sait, qui ne peut que croire. Ce qui d’ailleurs suffit à la tâche principale, celle de conduire son existence. Encore faut-il faire la part entre croyances recevables, ou connaissances expérimentales probables, et croyances superstitieuses, ou délires de notre imagination.
Causalité
En mettant en question l’évidence de la relation de cause à effet, David Hume porte atteinte à l’un des principaux présupposés du rapport de l’homme au monde et à lui-même. Cette relation est d’abord une tendance de l’esprit humain : nous associons nos idées selon leur ressemblance, selon les circonstances de leur apparition (contiguïté spatiale ou temporelle) et selon la relation de cause à effet. Les deux premières associations dépendent d’un donné, intellectuel ou empirique, que la troisième dépasse toujours : affirmer qu’un fait est la cause d’un autre revient à établir entre eux un lien d’implication, une “connexion nécessaire“. Que vaut, philosophiquement, cette opération ? C’est une outrance, si l’on remarque que rien dans les idées et rien dans l’expérience n’autorise le passage d’une conjonction constante – le soleil s’est toujours levé – à une connexion nécessaire – le soleil se lèvera demain. Comment en venons-nous à penser par causes et effets ? Et quelle est la valeur de telles inférences ? Hume propose de donner à ses doutes une solution sceptique, rapportant la croyance causale à l’effet d’habitude produit par la répétition des conjonctions. Il suggère que notre croyance aux causes a elle-même sa cause, ce qui n’est pas sans faire problème, mais signifie surtout qu’il ne rejette pas notre façon ordinaire de comprendre le monde. Elle constitue un savoir moins certain que la connaissance démonstrative, mais doté du degré de probabilité le plus élevé quand toute l’expérience passée plaide pour ce que nous en inférons. Scepticisme “mitigé“, c’est-à-dire s’appliquant aussi au scepticisme lui-même : les questions que posent notre connaissance empirique n’empêchent pas la constitution d’une “science sceptique” à visée pragmatique.
Idées et impressions
Les impressions et les idées sont, pour David Hume, les seuls contenus mentaux (ou, dans son vocabulaire, “perceptions de l’esprit“). Selon cet empiriste radical, nous n’avons jamais affaire qu’à nos perceptions, qui ne sont pas sur le même pied : les idées n’ont que le rang de “copies” ou de “traces” (mnésiques) des impressions, qui sont incomparablement plus “vives” que les idées. Le rapport sensible-intelligible de Platon se trouve ici inversé, et cette notion de “vivacité” pose question. Une perception “vive” manifeste une force de conviction sans pareille, de sorte que nous sommes “sans distance” à son égard : impressions des sens (“de sensation“), émotions et passions (“impressions de réflexion“, c’est-à-dire subséquentes) ont une “force” caractéristique. Dans la lecture, par exemple, les sensations de voir, de toucher, de prendre plaisir au livre se distinguent, sous cet aspect, des représentations que le texte lu suggère. La pensée, au sens le plus large, consiste en associations d’idées, sachant que l’esprit, libre de relier les idées selon sa fantaisie, a néanmoins tendance à certaines liaisons régulières, les associations par ressemblance, contiguïté dans le temps ou l’espace et causalité. Trois principes qui suffisent, pour le philosophe écossais, à rendre compte de notre fonctionnement mental. Mais la théorie des impressions et des idées lui fournit aussi le principe de sa pensée de la croyance avec la notion (problématique) d’”idée vive“.
Passion
Les passions appartiennent, pour le philosophe écossais, à l’ensemble des impressions, événements mentaux dotés d’une “vivacité” incomparable. Tous les états affectifs, de la simple propension à l’obsession prédominante, se rangent dans cette catégorie d’impressions à laquelle il consacre le livre II du Traité. D’une part, il dit que les passions sont des impressions “de réflexion“, ce qui signifie qu’elles constituent des réactions aux sensations qui les précèdent (désir, crainte, aversion, etc.). D’autre part, Hume les décrit comme des “modifications originelles de l’existence“, ce qui met en valeur leur puissance de détermination (le mode de leur vivacité). Quand les passions directes entretiennent un rapport simple au plaisir et à la douleur (désir, aversion, joie, tristesse, espoir et crainte), les passions indirectes, plus complexes, associent la qualité d’une cause, l’idée de l’objet relié à cette cause, la sensation pour cette qualité et la passion correspondante. Autrement dit, l’amour, la haine, l’orgueil et l’humilité “produisent” leur objet : le moi ou autrui. Enfin, l’analyse humienne fait apparaître la catégorie des “passions calmes“, préférences déterminant des jugements plutôt que des agissements, parmi lesquelles le sens moral, le goût ou même… la raison.
Vertu
Dans sa morale, Hume refuse de définir le bien et le mal in abstracto. Ce sont les dispositions généralement approuvées, ou vertus, qui décrivent le bien (et inversement pour le mal), à partir des intentions manifestées par les agents (et interprétées par les spectateurs). Les vertus “naturelles” sont des passions approuvées (la bienveillance, la magnanimité) ; les vertus “artificielles” sont conformes à un système conventionnel d’intérêt commun (la justice, la fidélité politique ou conjugale). L’obligation à la pratique vertueuse est toujours “naturelle“, produite par une passion, y compris l’intérêt personnel.
Dans le cas des vertus artificielles, l’obligation est “morale“ : elle provient de l’approbation générale de la conformité aux règles. Héritier de la grande tradition “sentimentaliste” anglo-écossaise, David Hume rend possibles plusieurs développements importants en philosophie morale : l’expressivisme, l’utilitarisme ou, plus proche de lui, le travail d’Adam Smith sur la figure du “spectateur moral“.
Convention
Deux rameurs qui tirent au même rythme leur aviron accordent leur mouvement de façon spontanée, sans avoir besoin de se mettre d’accord sous la forme d’un contrat, ni même de se lier par aucune promesse. L’accord de mouvement synchronisé est né sans qu’ils y prêtent attention, par “convention” note Hume. Cette notion apparaît dans le troisième livre du Traité de la nature humaine, qui porte comme titre La Morale. Elle répond à une question, celle de “la manière dont les règles de justice sont établies par l’artifice des hommes“ ; question qui fait écho à un problème, celui d’une nature humaine caractérisée par des “besoins et nécessités innombrables” et, en même temps, par “des moyens insuffisants pour y parvenir“. La solution du problème, c’est la vie en société, et Hume propose l’idée d’une mise en place progressive. Car tout contrat social supposé à l’origine des états civils est, pour lui, une fiction théorique. Les hommes ont déjà fait l’expérience de la vie sociale dans la vie familiale : aussi trouvent-ils spontanément le mode d’accord (sur la propriété, sur son transfert) qui leur permet de dépasser les conflits d’intérêt.
S’il faut penser l’origine des sociétés en termes d’intérêt personnel à la coopération, on peut substituer à cette “illusion rétrospective” l’idée d’une conjonction des intérêts. Une convention est la découverte commune d’un terrain d’entente, d’un mode de relation profitable aux partenaires, d’un artifice utile. Au fond, Hume met l’accent sur l’accord et non sur l’échange d’engagements. Un accord qui ne nécessite aucun plan préalablement négocié puis conclu (ainsi les rameurs), aucune verbalisation (le langage ne peut se précéder lui-même), ni même un équilibre dans l’échange (comme la pièce de monnaie “vaut pour” quelque chose d’une plus grande valeur). Promesses et contrats ne sont jamais que des sortes de conventions, “expresses” et destinées à pallier l’incertitude de l’avenir. Plus fondamentale, la notion de convention sert de “clef” pour comprendre la coopération sociale et la constitution commune de croyances, d’attentes et de valeurs partagées.
Goût
Comme beaucoup de ses contemporains, Hume rapproche le jugement esthétique (ou jugement de goût) et le jugement moral : tous deux sont prononcés par un plaisir (ou un déplaisir) d’un genre particulier. Dans l’un de ses essais les plus subtils (De la norme du goût), il repousse l’idée que la beauté puisse être une qualité des choses. Mais tout n’est pas pour autant “de bon goût” pourvu que cela corresponde au goût de quelqu’un. Il y a tout de même “certains principes généraux d’approbation et de blâme” au milieu de la variété des goûts possibles. Mais de tels principes ne reconstituent-ils pas des “canons de la beauté“ ? L’une des originalités de l’essai se trouve dans la proposition, en guise de réponse, d’un portrait : celui de l’homme de goût, de l’esthète. Il y a des experts, au jugement plus sûr, parce qu’ils ont accumulé une expérience, savent comparer et se déprendre de la “mode“. La délicatesse du goût est aussi une perfection de grande valeur pour l’existence, puisqu’elle nous protège des malheurs de la “délicatesse de passion“. L’une comme l’autre augmentent l’intensité de nos plaisirs et de nos peines, mais la première nous oriente vers l’inépuisable fonds d’expériences esthétiques possibles, quand la seconde nous livre à la contingence des rencontres heureuses ou malencontreuses…
Religion naturelle
Est appelée “religion naturelle” la thèse philosophique qui prétend justifier rationnellement quelques vérités religieuses, au premier rang desquelles l’existence de Dieu. Ainsi appuyé sur la seule autorité de la raison, ou “lumière naturelle“, le théisme pourrait se passer de la tutelle d’interprètes autorisés et se distinguer des formes “faibles” de croyance. Hume oppose souvent la philosophie, la méthode philosophique et les conclusions qui sont les siennes, à la superstition. Il n’en conteste pas moins la “religion des savants“, en particulier dans les Dialogues sur la religion naturelle. Ce livre donne un très bon exemple de ce type d’écriture philosophique qui oppose des thèses par l’intermédiaire de protagonistes fictionnels. Deux théismes s’y opposent : l’un est nourri d’arguments a priori, l’autre de la considération du monde (argumentation a posteriori). Dans cette audacieuse mise en scène, l’analyse critique des thèses de la religion naturelle conclut à la faiblesse de toute pensée des “causes finales” et à l’accointance de la “religion des savants” avec celle des ignorants.
Traité de la nature humaine : premier ouvrage du philosophe, en trois volumes, le Traité a d’abord reçu un accueil discret avant d’être reconnu comme l’une des contributions majeures à l’histoire des idées.
L’Entendement, livre I et appendice ;
Les Passions, livre II ;
La Morale, livre III.
Enquête sur l’entendement humain : cette reprise condensée du premier livre du Traité est l’ouvrage le plus lu de Hume, souvent considéré comme renfermant la quintessence de sa pensée.
Dialogues sur la religion naturelle : œuvre posthume dans laquelle le philosophe attaque aussi bien les fondements de la religion que la croyance en la toute-puissance de la raison, que développaient les encyclopédistes et les tenants de la religion naturelle.
Essais moraux, politiques et littéraires : où l’on découvre la verve de l’amateur de salons, qui affûte son esprit sur le mariage, le suicide, la liberté de la presse ou les partis politiques.
Essais esthétiques : des textes subtils, consacrés à l’éloquence, à la norme du goût ou au raffinement, qui témoignent d’une esthétique expérimentale.
L’œuvre commentée
Le Vocabulaire de Hume, de Philippe Saltel : pour se familiariser avec les notions clés de sa pensée empirique.
Empirisme et Subjectivité. Essai sur la nature humaine selon David Hume, de Gilles Deleuze : dans cet ouvrage exigeant, le philosophe montre comment, avec Hume, l’empirisme ne se définit plus seulement par l’origine sensible des idées, mais par la substitution plus radicale de la croyance au savoir.
David Hume. Une philosophie des contradictions, de Jean-Pierre Cléro : pour une étude approfondie de la philosophie humienne.
Hume et la fin de la philosophie, d’Yves Michaud : pour prendre la mesure de la rupture introduite par le penseur écossais dans l’histoire de la philosophie.
La Philosophie empiriste de David Hume, de Michel Malherbe : cette étude pointue est la plus complète de la pensée du philosophe.
Hume et la naissance du libéralisme économique, de Didier Deleule : pour comprendre les fondements philosophiques d’une doctrine économique.
[TERRITOIRE-MEMOIRE.BE, Aide-mémoire n°72, 2015] Nous avons eu l’occasion dans cette chronique d’aborder nombre des thèmes classiques de la littérature d’extrême droite. L’un de ceux-ci n’avait été abordé que par la bande mais jamais à travers un ouvrage qui lui était spécifiquement consacré. Nous comblons cette lacune avec un livre très particulier aux conséquences non négligeables.
La Ligue antimaçonnique belge. Épuration
Le Docteur Paul Ouwerx (1896-1946) est le fondateur de la troisième Ligue antimaçonnique belge en septembre 1940. Sous l’Occupation donc. Cette ligue s’inscrit dans une tradition antimaçonnique qui remonte à l’encyclique papale Humanum Genus de Léon XIII qui condamne en 1884 la franc-maçonnerie. Après l’existence d’une première ligue antimaçonnique, une deuxième est relancée en 1910 après la décision du congrès catholique tenu à Malines l’année précédente. Cette deuxième ligue constitue non seulement une bibliothèque, mais également des listes de francs-maçons, principalement des fonctionnaires travaillant dans les colonies et qui sont vus comme une menace pour les missionnaires catholiques. Après une accalmie suite à la Première Guerre mondiale, le climat délétère reprend en parallèle avec la montée du fascisme. La Belgique suit dans les années 30 la même courbe que la France. C’est le journal La Libre Belgique qui va se distinguer avec la publication du 8 janvier au 28 mai 1938 d’une première liste de francs-maçons.
Paul Ouwerx se fait à cette période une spécialité à travers plusieurs livres, dont Les précurseurs du communisme. La Franc-Maçonnerie peinte par elle-même que nous analysons ci-dessous, de ce type de publication dénonciatrice. Aidé, notamment financièrement, par les nazis dès leur arrivée en Belgique, il édite Le Rempart et crée une exposition antimaçonnique qui sera inaugurée le 30 janvier 1941 dans les locaux du Grand Orient de Belgique, rue de Laeken, avant de tourner dans les grandes villes belges. Le 20 août 1941, l’occupant prend un décret interdisant officiellement les Loges. L’étape suivante sera la persécution, la déportation et l’assassinat de nombreux maçons. Le procès d’Ouwerx et de ceux qui l’entouraient commencera le 5 mai 1947 et se fera sans le principal accusé mort l’année avant.
Un livre introduisant la délation
Le livre d’Ouwerx se compose en fait de deux parties. Un exposé d’une centaine de pages visant à démasquer le complot maçonnique, puis un nombre similaire de pages reprenant des noms de francs-maçons que l’auteur présente ainsi : “Le présent répertoire est établi par ordre alphabétique. Il contient les noms de beaucoup de militants, ‘officiers dignitaires’, faisant partie des comités de gérance des loges ; noms relevés soit dans des documents maçonniques, soit dans le Moniteur Belge ou dans les listes déposées aux greffes des tribunaux de première instance, lorsqu’il s’agit de loges constituées en ASBL.” Cette première liste, prenant pas moins de 77 pages, est suivie de 5 pages de noms de responsables ‘d’œuvres satellites’ parmi lesquelles la Libre Pensée, La Ligue de l’enseignement mais aussi la Ligue des Droits de L’homme et le Rotary. L’ouvrage se termine par la liste sur 15 pages des membres du corps enseignants de l’ULB. Quand nous aurons précisé que de très nombreux noms sont suivis des adresses privées, et à la lumière de notre brève contextualisation, on comprend mieux que l’ouvrage est loin d’être anecdotique.
L’auteur est d’ailleurs conscient que sa démarche est particulière et se justifie : “En écrivant cet ouvrage, nous avons été guidé par le souci de la vérité scientifique (…). Nous l’avons fait dans un but de SALUT PUBLIC et non en vue d’une basse délation. D’ailleurs la dénonciation du crime est un devoir. (…) Si nous ne voulons pas laisser périr dans une mer de sang notre civilisation chrétienne et les bienfaits qui en dérivent, il faut écouter la voix du Grand Pape ; il faut faire connaître les faux principes maçonniques, qui ne sont qu’une façade trompeuse. Il faut dénoncer toutes les abominations qui se passent au nom de ce que, par dérision, on appelle “le progrès” est qui n’est qu’un complot pour le bouleversement général, dont le bolchévisme est l’aboutissement. Souvenons-nous donc des terribles prophéties judaïques contenues dans les Protocoles des sages de Sion.” Nous reviendrons dans notre conclusion sur l’affirmation contenue à la fin de cette citation. Mais avant, nous allons examiner les différents reproches faits à la franc-maçonnerie par Ouwerx.
Celui-ci, comme la précédente citation le montre déjà, s’inscrit totalement dans le cadre réactionnaire de l’église catholique et considère d’abord la Franc-Maçonnerie comme un ennemi mortel : “C’est la première fois, (après le piétinement de la croix par le Grand Ecossais de Saint-André d’Ecosse) que l’on parle en clair de s’attaquer à la religion et au christianisme dénommés fanatisme et superstition. Il fallait pour cela une longue initiation, une longue discrétion, une longue terreur du châtiment, une longue domestication de l’esprit.” Le livre d’Ouwerx insiste beaucoup sur le fait qu’il révèle des secrets cachés en publiant les serments des différents grades notamment. L’occasion pour lui d’insister sur le côté secret des serments et sur la fidélité qui est promise par le nouveau membre sans qu’il connaisse les buts réels.
Exposition antimaçonnique au Temple du boulevard d’Avroy à Liège (1941)
Car si les révélations de l’ouvrage sont certes destinées au grand public, elles le sont aussi et surtout à de nombreux maçons : “Car cela prouve que la majorité des francs-maçons sont maintenus dans les bas grades et, par conséquent, ignorent ce qui se passe dans les grades supérieurs” et plus loin d’insister : “Nous avons établi que la majorité des francs-maçons ne sont que des moutons de Panurge, que la secte maintient dans les bas grades, c’est-à-dire dans l’ignorance des buts finaux poursuivis par elle.” Ce serait donc les hauts grades qui dirigent réellement : “La franc-maçonnerie belge est dirigée par deux grands corps régulateurs : le Grand Orient et le Suprême conseil de Belgique. Le Suprême conseil s’est réservé la direction des 4e au 33e degrés, abandonnant les trois premiers au Grand Orient. Mais plusieurs ‘Vénérables’ de loges symboliques (c’est-à-dire dépendant du Grand Orient) ont eu pour secrétaires des membres des hauts grades du Suprême conseil (…) De sorte que le secrétaire de la loge était en réalité le supérieur du vénérable !” Et ce serait dans ces mêmes hauts-grades que seraient gardés les vrais buts de la maçonnerie, par une petite minorité. D’autant que la présence en loge est faible allant de 1 sur 7 à 1 sur 5 qui participerait réellement. Une présence qui a de plus diminué de 10.000 à 5.000 membres depuis le début des années 30 : “On voit donc qu’elles ont subi une décadence. Nous attribuons celle-ci aux divulgations faites des actes de la secte.“
Le complot judéo-maçonnique contre la civilisation
Loin de l’émancipation et de la liberté, c’est à l’anarchie que la maçonnerie mène : “Quand les francs-maçons parlent de “liberté”, nous devons comprendre “anarchie”. Car ils ne posent aucune limite à la liberté qu’ils revendiquent… et qu’ils prétendent devoir encore conquérir.” Et de prendre en exemple les mobilisations faites en faveur de [Francesc] Ferrer : “Ferrer ne fut pas un penseur tout court : ce fut un révolutionnaire dans le sens le plus complet du mot.” Anarchie politique, mais aussi sociale : “En attendant ‘l’âge d’or’, la Franc-Maçonnerie s’efforce de dissoudre la cellule sociale de base qu’est la famille.” Si la responsabilité de la guerre civile espagnole est clairement mise sur le dos des républicains téléguidés par les loges maçonniques, il en est de même de la Révolution française, mais aussi des “déficiences militaires de 1914 [qui] sont imputables à des francs-maçons.” Et d’insister en mettant la responsabilité sur les pacifistes comme Lafontaine : “Quant aux conséquences de l’invasion, rendue possible grâce à l’intransigeance des antimilitaristes, opposés aux mesures de précautions militaires indispensables, il est bon de les rappeler : plus de 40.000 morts, un nombre incalculable d’invalides, rien que pour l’armée. Nos villes saccagées, incendiées, notre industrie détruite. Notre dette publique passant de 5 à 55 milliards.“
Il ne fait d’ailleurs aucun doute pour l’auteur que “La guerre de 1914 éclata à la suite de l’attentat de Sarajevo. Or le meurtrier Princip était juif ; une conjuration judéo-maçonnique en avait fait son exécutant.” Conjuration judéo-maçonnique, le terme fondamental est lâché qui permet de tout expliquer : “Nous établirons que le sens maçonnique de la “liberté” est celui de les laisser libres d’exécuter leurs complots pour établir la république mondiale, sous la domination juive.” En effet, “Il y a identité absolue de vues entre les juifs et les francs-maçons quant à l’idéal poursuivi.” Et de prendre un exemple qu’il veut éloquent et démonstratif : “La judéo-maçonnerie est bien représentée à la tête des institutions de prévoyance sociale, puisque la direction de l’Office du placement et du chômage belge fut confiée au juif franc-maçon Max Gottschalk. Or, jamais le chômage n’a été plus lourd pour nos finances, ni plus inquiétant pour la sécurité de l’État. Car, parallèlement, le F Max Gottschalk est président du comité d’accueil des juifs réfugiés en Belgique ! Et comme, d’après la loi maçonnique, il faut d’abord aider les TT CC FF, les goyim s’installent dans un chômage sans fin, formant ainsi une armée de mécontents, terrain propice aux mouvements révolutionnaires !” Le Plan du travail est vu dans ce cadre comme une soviétisation de l’économie belge avec “tentacules de l’étatisation (qui) se resserrent.“
Toute la thèse centrale du livre est que “Toute l’histoire de la franc-maçonnerie n’est qu’une immense piperie de mots et une duperie infâme, à la faveur de laquelle se poursuit la désagrégation de l’ordre établi. En bref, la franc-maçonnerie constitue un complot contre la sureté de l’État.” Un complot qui n’a qu’un seul but, la domination du cosmopolitisme, la domination des Juifs : “Ce qui frappe le plus dans cet article, c’est qu’il cadre totalement avec les idées développées dans les Protocoles des Sages de Sion : à savoir que “liberté” veut dire, “ce que la loi (juive) permet”. Or, quand les juifs, fondateurs des loges, seront les maîtres, la liberté ne sera plus qu’un souvenir ! Voyez la Russie !” Le sérieux des affirmations de ce livre, qui comme nous l’avons souligné en commençant n’a pas été sans conséquences concrètes, doit se lire à l’affirmation qui veut que le Protocole des sages de Sion soit un livre de référence, ce que nous avions démonté dans une de nos premières chroniques.
Dans ce 72e numéro, la revue Aide-mémoire se penche sur les alternatives démocratiques dans un numéro spécial consacré aux tentatives de faire coïncider la définition de la démocratie (pouvoir du peuple par le peuple pour le peuple) avec la réalité de nos organisations institutionnelles. Le présent numéro se veut une approche de ces nouvelles formes d’organisations démocratiques : leur histoire, leurs origines, leurs perspectives mais aussi leur pertinence dans une perspective politologique. Parce qu’en période de crise brutale, les tentatives d’alternatives sont indispensables, les réflexions porteuses de changement nécessaires.
À chaque numéro, citoyens engagés, philosophes, historiens et autres enseignants s’efforcent de décrypter les enjeux réels auxquels sont confrontées les sociétés démocratiques contemporaines. Dans notre revue, les discours démagogiques, les résurgences du fascisme et les tentations nationalistes se lisent à la lumière de la mondialisation, des relations politiques internationales, des inégalités et de l’exclusion sociale. Nous savons qu’il est inutile d’isoler tel acte raciste ou tel groupe d’extrême droite sans les intégrer dans un cadre plus global d’explication et d’interprétation du fonctionnement de nos sociétés.
EISNER W., Le complot ; l’histoire secrète des protocoles des Sages de Sion (préface Umberto Eco, 2018))
[LIBREL.BE] Qui d’autre que le légendaire dessinateur Will Eisner pour retracer l’histoire de ce “complot juif” inventé de toutes pièces au début du XXème siècle pour attiser l’antisémitisme en Europe ? Les Protocoles des Sages de Sion justifient les pires passions et leur diffusion connaît un succès retentissant avant et pendant la première Guerre mondiale. Un journaliste britannique du Times révèle la supercherie en 1921 : les Protocoles sont un plagiat d’un obscur traité anti-bonapartiste écrit par un dissident français en exil. Les ‘auteurs’ des Protocoles n’ont eu qu’à remplacer bonapartistes par Juifs et le mot France par le monde…
On connaît donc la vérité mais rien n’y fait : les Protocoles sont utilisés par Hitler, le Ku Klux Klan et trouvent encore aujourd’hui de nombreux lecteurs dans les pays arabes et chez les activistes d’extrême droite. Intrigué et choqué par le destin de ce faux grossier, Eisner nous raconte son histoire avec un coup de crayon unique, drôle et noir, ironique et inquiétant ; on est pris par le charme de la bande dessinée sans jamais oublier ce que l’auteur combat : un grand mensonge qui sert la haine et l’antisémitisme.
Né à Liège en 1966), Laurent DEMOULIN est romaniste, conservateur du Fonds Simenon et enseignant à l’Uliège, il est avant tout un écrivain talentueux : pamphlétaire (L’hypocrisie pédagogique), conteur (Ulysse Lumumba), critique littéraire (directeur de la revue Textyles), essayiste (Petites mythologies liégeoises, avec Jean-Marie Klinkenberg, 2016 ; Tout le reste est littérature, entretiens avec Jacques Dubois, 2018), prosateur (son récit Robinson, publié en 2016, a reçu le prix Rossel) et poète…
Poète lumineux, à la fois narratif et lyrique, il a reçu le prix Marcel Thiry pour Trop tard (2007, bellement illustré par Colette Schenk et Dacos) et le prix Maurice Carême pour Poésie (presque) incomplète paru en 2018. Ici et maintenant, Laurent Demoulin est de ces rares auteur(e)s-autrices-auteuses-etc. qui démentent l’affirmation d’Emile Zola : “Si vous semez des professeurs, vous ne récolterez jamais des créateurs.“
Génération perdue (1998)
À mon âge, mon père avait déjà quitté ma mère et épousé sa seconde femme.
Plusieurs enfants portaient son nom.
Tandis que je vais seul sur la vieille route, sans descendance et sans avenir.
À mon âge, mon grand-père avait déjà conçu le plan de livres
Dont je ne comprends même pas le titre et qui se vendent toujours,
Trente ans après sa mort, discrètement, sur la terre, à des universitaires consciencieux.
Et je traîne ma vie entre deux bières avec amis qui, comme moi, écrivent sans projet,
Jouent de la musique sans connaître le solfège et font trop peu l’amour.
À mon âge, mon père en était à son troisième métier.
Il avait claqué la porte, comme le vent la voile, au large de plusieurs boîtes.
À mon âge, mon fils aimera déjà la femme qui pleurera à son enterrement,
Comme le père de mon père à celui de la mère de mon père.
Et, je vais seul de loyer en loyer, homme neuf, fils de personne, sans descendance et sans avenir.
À mon âge, mon grand-père imposait déjà le respect
Son destin était gravé dans son cœur de marbre
Et le monde était un livre où il ne lui restait plus qu’à recopier à la plume
Un texte écrit avant sa naissance.
Tandis que mon cœur est griffé
Et que le monde tout autour ressemble plus à des cartes que l’on bat sans cesse
Qu’à un livre blanc.
À mon âge, mon grand-père avait déjà été sacré roi
Et mon père avait déjà pris la Bastille,
À mon âge, mon grand-père récitait des iambes grecs solidement rythmés.
Mon père les premiers poèmes libérés de la rime.
À mon âge, mon fils et ses amis réinventeront enfin la poésie,
Elle remontera au Parnasse dans leur sillage victorieux.
Je n’ai plus qu’à les attendre.
Vous qui êtes en train de lire cet article, vous n’êtes ni analphabète, ni illettré. Vous avez été scolarisé et avez donc eu accès à l’apprentissage du code, l’alphabet, utilisé par notre langue pour garder une trace écrite des productions langagières. Vous avez peu à peu fixé les démarches de base de la lecture et avez pu progressivement accéder au sens des textes. Au fil de votre enfance et de votre scolarité, la lecture vous est devenue automatique et familière, et jamais vous ne l’oublierez.
Pourtant, aujourd’hui, environ 10 % de la population adulte, qui est néanmoins passée par l’école, est exclue de cet accès autonome aux textes du quotidien. En effet, toutes ces personnes, plus d’un million de citoyens en Belgique, ne sont pas arrivées, au terme de leur scolarité, à automatiser suffisamment les démarches de base de la lecture. Leur déchiffrage des textes, lent et fastidieux, entraine chez eux un sentiment de découragement car la lecture dans ces conditions pénibles ne permet pas d’accéder au sens des textes. Arrivés à l’âge adulte, ces lecteurs en grande difficulté souffrent de ce qu’on appelle l’illettrisme qui les exclut de toute une série de plaisirs ou de droits. Ils souffrent surtout d’un sentiment de honte et se sentent des citoyens ‘de seconde zone’.
Dans notre société de l’hyper-écrit où toute démarche quotidienne passe par la lecture-écriture d’un texte, ils se sentent particulièrement abandonnés. Un exemple simple : acheter un billet de train à l’automate d’une gare. Cela requiert des compétences de lecture déjà très affinées : adopter la bonne stratégie face à la page d’accueil qui se présente comme un plan dont il faut comprendre comment l’aborder, savoir repérer et sélectionner les informations pertinentes qui correspondent à son projet de voyage et à son statut personnel de voyageur, auto-évaluer les résultats de sa lecture pour éventuellement revenir en arrière et effectuer d’autres choix, lire suffisamment vite et supporter le stress lié à l’impatience palpable de la file des voyageurs derrière soi…
Par ailleurs, les performances en lecture des jeunes de 15 ans posent également question. Les enquêtes internationales qui testent leurs compétences ou les résultats qu’ils obtiennent aux épreuves de lecture de la Fédération Wallonie-Bruxelles montrent qu’un tiers environ d’entre eux sont de mauvais, voire de très mauvais lecteurs. Ils arrivent difficilement à percevoir le sens littéral des textes simples qui leur sont proposés, ils n’accèdent pas à leurs implicites ni ne perçoivent clairement leurs intentions.
Cela a des conséquences multiples, tant sur la qualité de leurs apprentissages scolaires (or, l’échec scolaire mène souvent à l’exclusion sociale) que sur leurs capacités de développement personnel. Cela pose également question du point de vue de leur participation à la vie démocratique et citoyenne, en particulier aujourd’hui, à la veille des élections européennes auxquelles ils sont invités à participer dès l’âge de 16 ans. Comment en effet, sans avoir de compétences solides en lecture, porter un regard éclairé sur le programme des partis auxquels ils vont confier la responsabilité de les représenter, comment adopter une distance critique par rapport aux multiples influences dont ils sont l’objet à travers les discours dominants de leur famille ou des réseaux sociaux ?
Il importe donc aujourd’hui d’offrir à chacun une information solide sur les vertus de la lecture, comme le dit Michel Desmurget, chercheur en neurosciences cognitives, dans une interview accordée au Vif en novembre 2023 : “Là où les écrans récréatifs sapent consciencieusement le développement des enfants, la lecture construit minutieusement leur humanité : langage, culture, imagination, créativité, expression orale et écrite… La lecture est incontestablement le vecteur d’émancipation le plus puissant à offrir à un enfant défavorisé.”
Mais d’autres signes montrent au contraire que la lecture ne se porte pas si mal. Si un tiers des élèves de 15 ans sont de piètres lecteurs, un autre tiers manifeste des compétences correctes en lecture et le dernier tiers est constitué de bons ou très bons lecteurs, capables d’aborder des textes complexes et d’adopter un positionnement critique à leur égard. Autres signes positifs, en vrac : l’ouverture toute récente de la nouvelle bibliothèque B3 à Liège, qui comptabilise 10.000 nouvelles inscriptions en quelques mois et accueille aujourd’hui un nombre impressionnant de jeunes ; succès croissant de plusieurs librairies indépendantes qui proposent de multiples activités autour de la lecture ; prix Horizon (prix du deuxième roman) qui réunit tous les deux ans un jury constitué de plus de 1000 lectrices et lecteurs, etc. Qu’est-ce donc qui attire tant de personnes vers cette pratique qui peut paraître lente et fastidieuse en comparaison des multiples occupations divertissantes qu’offrent les nouvelles technologies ? En quoi cette pratique, éminemment singulière et secrète, consiste-t-elle ?
Finalement, qu’est-ce que c’est, lire ?
“La lecture d’un texte peut être définie comme une activité de construction de sens, réalisée par un lecteur dans un contexte particulier” (Giasson et Goigoux, 1997).
1. C’est une activité intense, très prenante, au point que pour le lecteur, le monde extérieur s’efface. Voyez à cet égard les très belles photos qu’André Kertesz a publiées dans son recueil On reading.
2. Le sens du texte advient à la confluence de trois “forces” qui contribuent chacune à construire le sens : celui-ci n’est pas donné une fois pour toutes et pour tous, chaque lecteur le construit personnellement, en intégrant les éléments fournis par le texte et en se situant dans un contexte de lecture particulier.
Lecteur → SENS ← Texte
↑
Contexte
Alberto Manguel (écrivain, traducteur, auteur d’Une histoire de la lecture, docteur Honoris Causa de l’ULg) explique : “Lire ne consiste pas en un processus automatique d’appréhension du texte comparable à la manière dont un papier photosensible est impressionné par la lumière, mais en un processus labyrinthique de construction, commun à tous et néanmoins personnel.”
3. Que signifie enfin “construire le sens” ? Il s’agit d’une opération complexe au cours de laquelle le lecteur doit s’efforcer de :
comprendre, c’est-à-dire construire le sens littéral(C’est écrit dans le texte),
interpréter, c’est-à-dire construire le sens inférentiel(C’est écrit entre les lignes),
apprécier, c’est-à-dire construire le sens personnel(Est-ce que j’apprécie ce texte ? Suis-je d’accord avec son contenu ? Me fait-il penser à une expérience que j’ai vécue, un autre texte que j’ai lu ? Que signifie-t-il exactement pour moi ? Qu’est-ce que j’en garde pour ma propre vie ?).
Comment s’y prend-on pour lire ?
Le lecteur doit mettre en œuvre de multiples processus et stratégies de lecture. En voici quelques-unes, particulièrement importantes :
Ne pas se contenter de déchiffrer le texte, même si cette démarche est essentielle, mais se centrer sur la production de sens.
Déchiffrer suffisamment rapidement pour arriver à produire du sens. En effet, un déchiffrage trop lent, qui ne parvient à saisir que quelques lettres à la fois lors de chaque déplacement de l’œil, ne permet pas d’accéder au sens, notre mémoire de travail étant limitée à 7 éléments maximum. Comparez une saisie lente et balbutiante du texte comme “Le – cro – co – di – le – a – tra – ver – sé – la – ri – viè – re – pour – at – tra – per – la – ga – zel – le.” à une saisie rapide et experte comme “Le crocodile a traversé la rivière – pour attraper la gazelle.” La vitesse de déchiffrage a une incidence directe sur la compréhension du texte.
Avoir confiance en lui-même, être dans un état de “sécurité lecturale“.
Disposer des connaissances lexicales nécessaires et des connaissances du monde lui permettant d’avoir accès à l’univers culturel du texte.
Prélever des indices pertinents dans le texte, les mettre en relation les uns avec les autres pour réaliser des inférences et anticiper la suite.
Mettre en œuvre les stratégies de lecture pertinentes en fonction de son projet de lecture : lire de A à Z, ou repérer les informations importantes et les sélectionner avant d’approfondir sa lecture, etc.
Prendre en compte les caractéristiques formelles du texte lu, par exemple sa structure.
Être conscient de l’influence du contexte de la lecture, par exemple les conditions physiques dans laquelle a lieu cette activité (on ne lit pas de la même façon dans le métro ou dans son lit, sur papier ou sur écran), ou l’époque à laquelle la lecture a lieu (on lit aujourd’hui Tintin au Congo comme un texte empreint de racisme alors qu’à l’époque de sa publication, on le lisait comme un texte divertissant).
On constate donc une extrême complexité de ce que le lecteur doit convoquer pour comprendre, interpréter et évaluer les textes, eux-mêmes très variés, et cela dans une grande diversité de contextes de lecture. Cette complexité provoque indéniablement chez les lecteurs les plus fragiles des déficits de lecture de différentes sortes auxquels il convient de remédier, tant à l’école que dans le milieu de vie.
Les deux remèdes essentiels, en dehors d’un travail plus spécifique effectué par les professionnels de la lecture que sont les enseignants, sont les suivants :
familiariser les enfants avec l’univers du livre, la culture de l’écrit, la diversité de ses usages, et ce depuis le plus jeune âge,
clarifier la nature de l’activité de lecture, à savoir ne pas seulement déchiffrer, mais construire le sens littéral des textes, le sens inférentiel et surtout, le sens personnel.
De la lecture à la littérature
Face à la multiplication des documents de toutes sortes auxquels nous avons accès aujourd’hui, en particulier la mixité de ceux-ci composés d’images et de texte, d’oral et d’écrit, le concept de lecture devient un peu étroit. Il est progressivement remplacé par celui de littératie, défini par l’OCDE de la façon suivante : aptitude à comprendre et à utiliser l’information écrite dans la vie courante, à la maison, au travail et dans la collectivité en vue d’atteindre des buts personnels et d’étendre ses connaissances et ses capacités.
L’Association Belge pour la Lecture, section Francophone (ABLF) a repris sous la forme d’un nuage de mots les éléments constitutifs à ses yeux de la littératie.
En bleu : l’essentiel de la littérature
En vert : les différents types de documents à lire aujourd’hui
En orange : les multiples opérations de la littératie
En rouge : les objectifs que l’on peut choisir de poursuivre en lisant
Lire, à quoi bon ? Apports et vertus de la lecture
Plusieurs enjeux de la lecture peuvent être distingués : d’abord ceux qui sont liés à la vie quotidienne et à la vie professionnelle, assez évidents : en effet, sans capacité de lire, impossible de s’insérer dans notre société caractérisée par la surabondance de textes de toutes sortes.
Mais la lecture possède aussi de nombreuses vertus en ce qui concerne le développement personnel des lecteurs.
Le plaisir, d’abord et avant tout : lire rime avec rire et plaisir ! Lire est aussi l’anagramme de lier, (re)lier les lecteurs à la pensée de l’auteur du texte, mais aussi les relier entre eux, en communauté de lecteurs partageant un ami commun, le livre.
En quoi consiste exactement ce plaisir de la lecture ? On peut en distinguer au moins trois composantes :
le plaisir de s’identifier aux personnages du récit, de vivre leurs aventures, dans leur univers, comme le faisait Madame Bovary. Cette facette du plaisir de lire s’appelle d’ailleurs le bovarysme,
vient ensuite le plaisir de l’interprétation : inférer, anticiper et vérifier la pertinence de sa réflexion,
enfin le plaisir que l’on éprouve devant une forme nouvelle, procuré non pas tant par ce que l’auteur dit que par la façon dont il le dit, par le ton propre qui est le sien et qui touche chez le lecteur un point sensible, par son inventivité ou sa beauté.
Outre le plaisir qu’elle procure à ses adeptes, la lecture possède de nombreuses autres vertus, comme l’expriment les auteurs de la plaquette Lire est le propre de l’homme, de l’École des loisirs :
Arthur Hubschmidt, cofondateur de l’École des loisirs : “Je suis protégé par des amis discrets et passionnants. Je n’ai plus peur. Je sais qu’une inépuisable chaine d’ami(e)s m’attend.”
Jean-François Chabas : “Le livre a structuré mon intellect, nourri ma morale et ma sensibilité.”
Agnès Desarthe : “C’est un miroir, une machine à remonter le temps, une porte ouverte sur l’autre.”
Valérie Zénatti : “Les livres nous apprennent le courage, le goût de la justice, l’audace, la rêverie.”
Claude Ponti : “Nous sommes libres de savoir, de comprendre, de choisir et d’agir, parce que nous savons lire et que nous lisons. Nous sommes des êtres de culture et de choix. Rien ne garantit que nous fassions les bons choix, mais comme nous lisons, nous choisissons, nous décidons.”
Geneviève Brisac : “Pourquoi lisons-nous ? N’est-ce pas dans l’espoir d’une vie plus dense, de journées plus vastes ? Une vie plus dense, plus ronde, des journées plus vastes, plus claires, un monde plus lumineux, un avenir vivable, un passé compréhensible.”
Daniel Pennac : “Chaque lecture est un acte de résistance. De résistance à quoi ? A toutes les contingences. Toutes. …/… Une lecture bien menée sauve de tout, y compris de soi-même.”
Autre enjeu de la lecture : la vie citoyenne. La lecture est toujours perçue comme une menace par ceux qui détiennent le pouvoir, car lire, c’est se doter de connaissances, découvrir d’autres modes de fonctionnement, se doter d’un libre arbitre et devenir à même de se libérer des emprises dont on est l’objet. D’ailleurs, comme le précise Alberto Manguel, “L’histoire de la lecture est éclairée par une suite apparemment sans fin d’autodafés. Le livre est le fléau des dictatures. Puisqu’on ne peut désapprendre l’art de lire une fois qu’il est acquis, reste à en limiter la portée.” Lire et élire sont deux verbes qui ont plus à voir entre eux que leur simple consonance…
Enfin, si l’on accepte l’idée que les lecteurs peuvent transposer à la vie quotidienne les procédures qu’ils mettent inévitablement en œuvre lorsqu’ils lisent, on peut encore répertorier quelques apports supplémentaires de la lecture :
Lorsqu’on lit, on anticipe. Comme le dit Philippe Meirieu, “L’écrit nous permet de ne pas rester dans l’immédiateté, d’introduire du sursis, de la distance, de la réflexion”. Or, les technologies modernes de notre société consumériste nous plongent souvent dans l’immédiateté de la satisfaction de nos besoins ou de nos envies. Pour notre bonheur individuel ou collectif ?
Lire nous invite à relier les informations entre elles, à considérer le texte et les questions qu’il pose comme un ensemble, un système. Cette vision systémique apparaît aujourd’hui indispensable dans notre société technologique excessivement guidée par une réflexion héritée du Discours de la méthode de Descartes, à savoir la division des questions-problèmes en unités plus petites qui constituent alors des questions-problèmes simples, auxquelles on apporte des réponses simples, qui elles-mêmes deviennent des questions-problèmes, etc. Lire, c’est être plus intelligent (étymologiquement, inter-legere = relier). Ménandre : “Ceux qui savent lire voient deux fois mieux…”
Lire, c’est développer son empathie à l’égard de l’Autre. “C’est le cadeau empoisonné de la littérature, dit avec humour Geneviève Brisac, comprendre que jamais personne ne vécut sur Terre sans avoir son propre point de vue.” Or, faire société est grandement facilité lorsqu’on arrive à envisager que le point de vue de l’autre, différent du nôtre, s’explique et mérite d’être pris en compte.
Et bien entendu, lire donne accès à l’imaginaire et à la créativité, deux capacités dont nous avons tant besoin aujourd’hui pour nous éloigner des modèles dominants délétères dans lesquels nous sommes englués et ainsi développer de nouvelles pistes.
Lire, le propre de l’homme ?
On a longtemps considéré que les activités suivantes étaient de bonnes candidates au titre de “propre de l’homme” : la guerre, la fabrication d’outils, l’art, le deuil, l’enseignement, la séduction, l’agriculture, la démocratie, la paresse, le langage, le rire… Mais les récents travaux des éthologues nous apprennent qu’il n’en est rien. Bien entendu, les observateurs de l’espèce humaine retrouvent tous ces comportements chez nous, et à un niveau de complexité inégalé. François Verheggen, professeur de zoologie à l’Université de Liège, se demande ainsi dans son récent ouvrage intitulé La cigale et le zombie si ce niveau de complexité ne serait pas, finalement, le propre de l’homme. Or, comme le montre le début de cet article, la lecture est une activité éminemment complexe…
Nancy Huston, autrice de l’essai L’espèce fabulatrice explique quant à elle que ce qui distingue l’espèce humaine des autres espèces, ce serait le fait que seuls les humains (se) racontent des histoires, dont ils gardent trace, depuis environ 5000 ans, en recourant à l’écrit et donc à la lecture : “Le Sens humain se distingue du sens animal en ceci qu’il se construit à partir de récits, d’histoires, de fictions.”
Bien entendu, être humain, c’est faire partie d’une espèce qui se caractérise par des comportements observables et objectivables. Comme la lecture. Hitler, par exemple, savait lire. Et nos contemporains qui lui ressemblent sont aussi des lecteurs…
Finalement, font-ils, faisons-nous, nous les primates humains, preuve d’humanité, au sens second de ce terme polysémique ? Sommes-nous capables de manifester de la bienveillance, de la compassion envers autrui, de la bonté, de la pitié, de la sensibilité ? Et la lecture peut-elle nous y aider ? On peut y croire, au moins un peu…
Jean KATTUS
La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte est le résumé d’une conférence de Jean KATTUS, organisée en février 2024 par la CHiCC : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez notre agenda en ligne…
Jack SELS (Anvers, 1922 – Anvers, 1970) est le type même du musicien autodidacte : quelques leçons de piano à l’âge de six ans et, pour le reste, un travail intensif en solitaire et sur le terrain ! Avant d’opter pour le ténor, il a apprivoisé l’ensemble de la famille des saxophones ; on ne s’étonnera donc pas qu’ayant intériorisé la sonorité et les particularités de chacun d’eux, il se révèle être un arrangeur particulièrement pertinent. Très tôt, il découvre le jazz et le jeu, moderne pour l’époque, de Lester Young qui influencera fortement la génération de Charlie Parker, Dizzie Gillespie, Miles Davis, etc.
Il commence à la fin de la guerre à se mêler au milieu du jazz anversois et fait ses débuts professionnels en 1945 au sein de l’orchestre de Mickey Bunner. C’est avec cet orchestre mais aussi avec différentes autres petites formations qu’il joue pour les Américains dans les hôtels et casinos de la côte belge. Il quitte ensuite la Belgique et séjourne quelques temps en Angleterre où il découvre le grand orchestre de Ted Heath. De retour au pays, il se met à fréquenter les jeunes loups du jazz belge de l’après-guerre, lequel compte trois noyaux géographiques principaux : Bruxelles, Liège et Anvers (Sels, Vanhaverbeke, Franckel…). Bientôt, ces trois centres s’interpénètrent et c’est de ces associations en tous sens que naît la grande “école” moderne du jazz belge.
Ainsi, Sels – qui a fait la connaissance de musiciens comme Christian Kellens, Bobby Jaspar, Jean Fanis,Sadi, etc. – effectue bientôt une tournée en France avec un orchestre composé notamment de René Thomas, Benoît Quersin, Jacques Pelzer et Jean Leclère. A la demande de Willy de Corte, président du Hot Club, il représente la Belgique lors de différents festivals, notamment aux Pays-Bas (La Haye, Amsterdam, etc.). Il rentre au pays pour participer au festival de Knokke en 1948, avec Toots Thielemans et Francis Coppieters. Et, peu après, l’occasion lui est donnée de réaliser son rêve : il monte un big band avec lequel il joue pour la Welfare. Big band malheureusement éphémère et rapidement dissous. Mais entretemps, comme les Liégeois des Bob-Shots, comme Toots, Jack Sels a reçu de plein fouet le choc du be-bop, sur disque d’abord puis en live lors du fameux concert du big band de Dizzy Gillespie à Bruxelles en 1948. Jack est séduit par cette nouvelle musique. Mais si le jazz de Parker (via Sonny Stitt) le bouleverse, son jeu à l’époque serait plutôt à rapprocher d’un des jeunes boppers disciples de Lester Young, Wardell Gray.
C’est pourtant dans la sphère “bop” que commence ce qui restera sans doute la grande aventure de Jack Sels : en 1949, toujours fasciné par le concert donné par Gillespie l’année précédente, il tente de monter en Belgique un big band de tendance bop et afro-cubaine. Fameuse histoire en réalité que ce All Stars Bop Orchestra, sans doute le premier essai de ce genre en Europe, essai réussi. Dans les rangs de cet All Stars, on trouve deux Américains, alors fixés en Belgique et en France : le saxophoniste Jay Cameron et le trombone Nat Peck (qui seront omniprésents en France pendant la décennie suivante) ; à leurs côtés, les jeunes as du jazz belge : Bobby Jaspar, Nick Fissette, Herman Sandy, Christian Kellens, Roger Asselberghs, Francis Coppieters, Jean (Ray) Warland, John Ward auxquels se joignent de nombreux et talentueux musiciens de pupitre, deux percussionnistes, et le maître d’œuvre bien entendu, Jack Sels, saxophone ténor, arrangeur, leader.
Le concert que donne cet orchestre à Anvers (Galeries Artes) en automne 1949 est l’événement majeur du moment. Comme l’écrit avec un humour grinçant Roland Durselen : “Ce concert est un événement historique dans l’histoire du Jazz belge. S’il s’était passé dans tout autre pays que le nôtre, il serait devenu un évènement international…” (Act. Mus. n° 65). Dans la salle, tous les musiciens qui ne sont pas sur scène écoutent fascinés leurs compagnons recréer à leur manière la magie du big band de Dia, mais aussi les audaces de Kenton et bien d’autres choses encore. Sur scène, les musiciens se donnent à fond pour permettre à Jack de gagner son pari. Ils ont tous revêtu de bon gré l’étrange uniforme choisi par le chef : une salopette bleue (symbolisant le travail de pionnier) et une lavallière (pour marquer le caractère artistique revendiqué par cette manifestation). Aux micros de présentation, un Wallon et un Flamand, Carlos de Radzitzky et Louis Vaes (président du Jazz Club d’Anvers).
Le répertoire est composé pour l’essentiel d’arrangements de Gil Fuller (l’arrangeur du big band de Gillespie) et de compositions de Jack Sels qu’il a lui-même arrangées et orchestrées : des pièces comme Boplero, Hipstérie, Bongola seront applaudies autant, si pas davantage, que les œuvres américaines. Car le concert est un succès. Presque un triomphe si l’on en croit les commentateurs. Hélas, un succès dans la sphère du jazz ne représente aucune garantie pour l’avenir. Cet orchestre splendide, qui a réussi à mettre au point un répertoire hyper-complexe en six ou sept répétitions et à le faire “passer” à un public loin d’être acquis d’avance (L’Actualité Musicale publiera en complément au compte rendu officiel de Durselen un petit texte reprenant les impressions d’un profane – un profane conquis au-delà de toute espérance !), cet orchestre donc, ne trouvera guère d’autres occasions de prouver sa valeur et il sera officieusement dissous peu après le concert (ce qui ne l’a pas empêché d’être en tête du référendum du Hot-Club de Belgique pour la saison 1949-1950).
Mais Sels ne s’avoue pas vite vaincu ; ayant entendu la musique de Miles Davis et les premières esquisses de cette musique de “fusion”, qu’on appellera le Third Stream, il se lance dans un nouveau projet tout aussi grandiose mais d’orientation quelque peu différente. Jack Sels and his Chamber Music entend élargir l’instrumentation traditionnelle du jazz en adjoignant aux cuivres, vents et rythmes habituels, non seulement des cordes, mais encore des bois (hautbois, bassons, flûtes). Côté jazz, on retrouve dans cet orchestre quelques piliers du jazz belge d’alors : Herman Sandy, Christian Kellens, Roger Asselberghs, Alex Scorier, Francy Boland, Jean Fanis, Benoît Quersin.
L’orchestre se produira aux Beaux-Arts à Bruxelles en février 1951 (il existe des enregistrements jamais édités de ce concert) ; si les titres joués lors du concert de l’All Stars Bop s’accordaient au contexte musical, on ne s’étonnera pas de rencontrer des thèmes appelés Pasiphaé, Menuet for two, The lady in the Castle, etc. Pourtant, la détermination de Sels ne suffira pas à percer le mur d’indifférence dont va être entouré le jazz dans les années qui suivent ces deux prestigieuses réussites. De 1951 à 1954, Jack Sels s’exile et vit un certain temps en Allemagne où il est toujours possible de jouer pour les Américains. Mais les Américains ne demandent plus nécessairement du jazz aux musiciens et l’Allemagne n’est certes pas à cette époque un paradis jazzique. Jack y jouera aux côtés de ses amis Etienne Verschueren, Willy Albimoor, Roger Vanhaverbeke et Rudy Frankel jusqu’à son retour en Belgique en 1954.
Pendant la seconde moitié des années 50, il reprend part à la vie du jazz belge qui consiste alors essentiellement en jam-sessions peu lucratives mais jubilatoires ; les plus jubilatoires étant sans doute celles de la Rose Noire à Bruxelles, de l’Exi-Club à Anvers, etc. Jack enregistre quelques musiques de films, de nombreux boogie-woogie (l’ère du rock’n’roll a commencé) et participe à au moins deux grandes séances : la première en 1958 pour l’album Jazz in Little Belgium (en quartette avec Fanis, Warland et Frankel), la seconde (en 1959) aux côtés du saxophoniste américain Lucky Thompson, de Sadi, etc. et d’où sortira le superbe 45 tours Bongo Jazz. C’est en 1958 que Sels commence à animer pour la BRT (radio) l’émission hebdomadaire Levende Jazz avec le trio Vanhaverbeke/Fanis/Frankel ; ce quartette (au sein duquel Frankel sera bientôt remplacé par Al Jones) se produit régulièrement dans les clubs de jazz.
Mais la plus grande émotion qu’il soit donné à Jack de connaître en cette fin des années 50 se situe sans doute pendant cette fameuse nuit de 1959 que L. Van Rijmenam a résumé dans une formule emphatique : “The night of the Prez and the Vice-Prez“. Jack va, en effet, participer pendant cette nuit à l’enregistrement d’une émission télévisée, puis à une jam monstre aux côtés de son maître de toujours, Lester Young, le Président, trois semaines à peine avant la mort de ce dernier. Il reste que, quelle que soit l’importance de ces quelques moments intenses, ils ne suffisent pas à assurer la subsistance d’un musicien. Et Jack Sels, un des trois ou quatre saxophonistes qui auront marqué l’histoire du jazz belge, se retrouve docker au port d’Anvers ! En 1961, il enregistre quelques titres avec le jeune Philip Catherine et les Américains Oliver Jackson et Lou Bennett ; puis, à partir de 1963, il enregistre via la BRT avec des formations comme Saxorama, The Clouds (Freddy Snijder), le trio d’Al Jones, etc., en vue des émissions Jazz Panorama. Certains de ces enregistrements seront plus tard réédités sur le label Vogel de Mon de Vogelhaere sous le titre quelque peu surfait de Complete Jack Sels.
Par l’intermédiaire de Juul Anthonissen, Sels travaillera de temps à autre aux côtés de Nick Fissette, Jean Fanis, Roger Vanhaverbeke et Al Jones. Mais jamais il ne pourra vivre vraiment de sa musique. Et son nom, qui était sur toutes les lèvres des fous de jazz de sa grande époque, ne signifie plus grand chose pour le public. Quand l’heure du renouveau sonnera, il sera hélas bien trop tard pour Jack Sels, décédé, presque anonyme, le 21 mars 1970 des suites d’une crise cardiaque. Dans Le Point du Jazz n° 3 (août 1970), Babs Robert écrira un Requiem for Jack auquel Robert Pernet joindra une discographie du grand saxophoniste anversois. Sadi, quant à lui, dédiera à Sels le thème Hittin’ the road qui, dans une version enregistrée avec René Thomas et le batteur américain Wally Bishop, sera publiée en complément de l’édition posthume des enregistrements réalisés en 1961. Roger Vanhaverbeke organisera tous les ans un Memorial Jack Sels…
Les facteurs d’instruments de musique en Wallonie et à Bruxelles
LES SECTEURS DE LA FACTURE INSTRUMENTALE
La Communauté française de Belgique en 1985 compte 81 artisans dans la facture instrumentale qui se répartissent en sept catégories :
clavecins et pianoforte 9,
orgues 12,
lutherie 31,
instruments à vent 12,
percussions 3,
instruments mécaniques 6,
instruments populaires 8.
Les facteurs d’instruments rangés dans la catégorie des clavecins fabriquent indifféremment des clavecins ou des instruments plus petits de type épinettes, virginals ou clavicordes. Un seul d’entre eux se consacre aussi à la construction de pianoforte. Tout récemment. un facteur de clavecins vient de décider de mettre sur le marché des pianos munis de sa marque.
Dans le secteur des orgues, les facteurs réalisent principalement des grandes orgues d’église ; quelques-uns fabriquent aussi des orgues positifs de dimensions plus réduites. Une entreprise s’adonne à la fois à la facture des orgues et des clavecins.
La lutherie, les instruments à vent et les instruments populaires présentent une certaine diversité dans leurs spécialisations. Certains luthiers ne se limitent pas à la fabrication des instruments du quatuor moderne ou ancien : les uns se spécialisent dans les violes d’amour, violes de gambes ou barytons, les autres se consacrent aux guitares ou aux luths ; d’autres enfin s’adonnent à la fabrication d’archets ou d’outils de lutherie.
De même, dans les instruments à vent qui se subdivisent en bois et en cuivres, la spécialisation à un type déterminé d’instruments est une pratique courante. Dans les bois, seules des flûtes de type Renaissance ou baroque sont fabriquées dans nos régions. Suite à la forte concurrence étrangère, les instruments à vent en cuivre ne sont pratiquement plus construits chez nous ; seules des entreprises dont la création remonte au 19e siècle ou au début du 20e siècle présentent encore au public des instruments munis de leur marque. La plupart d’entre elles se sont tournées vers l’entretien ou la restauration des cuivres ; la vente d’instruments importés occupe par ailleurs une grande partie de leurs activités. Un seul facteur d’instruments à vent distribue une cinquantaine de modèles divers, à la fois dans les bois et dans les cuivres, qui tous sont marqués de son nom. Mais il faut souligner que c’est à l’étranger que ce facteur fait fabriquer ses produits.
Trois artisans se sont tournés vers une activité très spécifique au sein des instruments à vent : le premier fabrique des cornets à bouquin de type Renaissance, le deuxième reproduit des embouchures anciennes, le troisième se spécialise dans des becs de saxophones fabriqués dans des matières diverses.
Le secteur des instruments populaires offre une large variété de types divers. Si l’un ou l’autre facteur se consacre uniquement à la fabrication des cornemuses, des vielles à roue ou des accordéons diatoniques, d’autres s·occupent de plusieurs catégories à la fois: dulcimers, épinettes des Vosges et harpes celtiques.
Enfin, les facteurs d’instruments mécaniques fabriquent surtout des orgues de Barbarie. Deux d’entre eux réalisent également des instruments plus importants de type orchestrion.
La facture instrumentale est un métier essentiellement masculin. Seules trois femmes facteurs exercent cette activité : deux s’occupent de lutherie et une autre de clavecins.
Les artisans de la facture instrumentale ont une moyenne d’âge de 42 ans pour l’ensemble de ses secteurs. Seules les spécialités de la lutherie et des clavecins présentent une moyenne d’âge légèrement inférieure à cette moyenne générale, avec respectivement 39 et 41 ans. Par contre, la moyenne d’âge est légèrement supérieure dans les instruments mécaniques (44 ans), les orgues (45 ans), les instruments populaires (46 ans). les instruments à vent et les percussions (47 ans).
LES SECTEURS NON REPRESENTES : CLOCHES, PIANOS, SYNTHETISEURS
Lorsque l’on observe les divers secteurs de la facture instrumentale dans la Communauté française de Belgique en 1985, on constate que trois catégories d’instruments n’y sont pas représentées : ce sont les cloches, les pianos et les synthétiseurs.
La dernière fonderie de cloches de Wallonie installée à Tellin dans le Luxembourg a fermé ses portes cette année suite au décès de la dernière représentante d’une dynastie de fondeurs se transmettant l’art du métier de père en fils ou de père en filles depuis plusieurs générations.
Quant au secteur des pianos, il n’est plus du tout représenté. Actuellement les pianos vendus sont importés de l’étranger : U.S.A., Allemagne, Autriche, Japon et Corée. La vente des pianos importés se fait soit par des grandes maisons soit par des entreprises familiales plus réduites. Toutes ces maisons ont été créées il y a près d’un siècle : elles produisaient alors leurs propres pianos. Au fil des années, elles sont passées entre les mains de membres d’une même famille.
Alors que la facture de pianos était très florissante au 19e siècle et jusque dans les années 1920, les premières défections s’annoncent dans l’immédiate après-guerre (1945-1950) et continuent tout au long des années qui suivent: Hanlet abandonne la facture en 1960. Van der Elst en 1963 et Hautrive en 1973, pour ne citer que quelques noms.
Les raisons de cet abandon sont d’ordres économique et financier : coût trop élevé du matériel de base souvent importé de l’étranger et charges sociales trop lourdes pour la main-d’œuvre occupée. Le coup de grâce est porté lors de l’invasion massive du marché de pianos étranger, notamment allemands et japonais de haute qualité et à des prix nettement plus concurrentiels que ceux pratiqués en France et en Belgique.
Les manufactures existantes se sont alors tournées vers des activités essentiellement commerciales. Pourtant. depuis 1960, la demande ne cesse de progresser (certaines petites entreprises vendent jusqu’à 300 pianos par an !), avec cependant une légère stagnation au cours de ces cinq dernières années, suite à la crise économique. Le système de leasing, location avec option de vente, est désormais pratiqué par tous avec succès (pour certains, il représente même 90 % des revenus). La clientèle est essentiellement formée d’amateurs, auxquels se joignent les grandes institutions professionnelles telles les conservatoires, académies, ou les radios et télévisions belges.
Pourtant, il faut noter que depuis mars 1985, une maison livre à nouveau des pianos modernes, munis de sa marque, à des prix très concurrentiels par rapport aux marques étrangères. Sans doute est-il trop tôt pour estimer la présence d’une relance dans ce secteur tout au moins peut-on parler d’un renouveau, ou en tous cas d’une tentative pour faire face aux marques étrangères. La structure d’exploitation de cette maison permet de prendre le risque d’une telle aventure. Sans doute faudra-t-il attendre encore quelques années avant de pouvoir estimer si ce secteur a réellement quelques chances de renaître dans nos régions.
Les synthétiseurs sont les derniers venus sur le marché des instruments de musique. La demande est importante mais aucun appareil n’est conçu ni réalisé, ni même assemblé dans nos régions. La majorité des synthétiseurs sont importés du Japon (marques Yamada. Korg, Kawai, Roland) ou des U.S.A. (Oberheim, Sequential Circuits, EM, MOC). Au niveau européen, la République Fédérale d’Allemagne et l’Italie se présentent comme les deux grands constructeurs, travaillant néanmoins en grande partie sous licence américaine. Enfin, la marque australienne Fairlight est à l’heure actuelle considérée comme produisant le synthétiseur le plus performant.
REPARTITION GEOGRAPHIQUE
Tels qu’ils sont répartis dans le tableau [disponible dans le catalogue], les 81 facteurs d’instruments de musique sont installés pour près de deux tiers en Wallonie et pour un tiers à Bruxelles (voir cartes pp. 12 et 13). La province la plus riche en facteurs d’instruments de musique est le Hainaut ( 17) suivie de Liège ( 14), du Brabant (11), de Namur (8) et du Luxembourg (3). Aucune province ne compte des facteurs de toutes les spécialités : de même, on ne peut dire que tel ou tel secteur est davantage implanté dans une région déterminée. Néanmoins. les facteurs d’orgues, les facteurs d’instruments mécaniques et d’instruments populaires préfèrent la province à la capitale. Le Brabant semble offrir le plus de variétés puisque seule la catégorie des percussions n’y est pas représentée.
A l’intérieur de la capitale, les facteurs d’instruments de musique sont dispersés dans plusieurs communes. Certes, trois luthiers se sont installés au cœur même de Bruxelles, dans le quartier du Sablon. près du Conservatoire royal de Musique, et deux facteurs-marchands d’instruments à vent se trouvent au centre-ville. Les communes situées au sud de Bruxelles-ville semblent être davantage choisies comme lieu d’exploitation, quoique celles du nord ne soient pas pour autant complètement désertées.
Près d’un quart des facteurs, principalement les luthiers, connaissent plusieurs lieux d’exploitation. Souvent, ils changent de commune lorsqu’ils habitent Bruxelles, mais ils ne se dirigent pas nécessairement vers le centre ville. Quelques luthiers de province viennent s’installer à Bruxelles. Mais c’est plutôt le mouvement inverse que l’on observe d’une manière générale : les facteurs d’instruments de musique qui ont acquis un certain renom dans la capitale quittent celle-ci pour s’installer en province. Il faut par ailleurs remarquer que ces facteurs ne choisissent pas nécessairement les villes pour y fixer leur atelier ; au contraire, ils semblent préférer la campagne.
La grande majorité des facteurs sont de souche wallonne ou bruxelloise. Seuls six d’entre eux sont d’origine étrangère (un Français, un Italien, deux Allemands. un Anglais, un Néo-Zélandais).
APPRENTISSAGE ET FORMATION
En général, la formation des artisans de la facture instrumentale est très diversifiée. L’apprentissage en autodidacte se rencontre fréquemment parmi les luthiers (50 %), les facteurs d’instruments à vent en bois ou les facteurs d’instruments mécaniques (50 %), alors qu’il est nettement plus rare chez les facteurs d’orgues ou les facteurs de clavecins (10 %).
L’apprentissage se fait soit par des stages auprès de facteurs étrangers (50 % ) ou belges (35 % ), soit par des études dans des écoles de facture instrumentale (15 %).
La plupart des facteurs d’orgues et de clavecins ont d’abord acquis une formation de menuisier ou d’ébéniste avant d’entreprendre une spécialisation dans la facture instrumentale. Il faut également noter que 30 % des facteurs d’instruments à vent et d’instruments à percussion ont acquis leur formation dans les ateliers paternels. La majorité des facteurs connaissent la pratique des instruments qu’ils fabriquent. Ils sont quasiment tous instrumentistes amateurs ou, dans quelques cas, professionnels ; certains ont un diplôme du Conservatoire. La plupart des facteurs d’instruments populaires font partie de groupes folkloriques ou de musiques populaires.
Quelques facteurs bénéficient aussi d’une formation de musicologue (sortis des universités francophones du pays).
Il existe deux écoles de facture instrumentale dans la partie flamande du pays, une créée en 1976 à Puurs, le Centrum voor Muziekinstmmentenbouw, et l’autre créée en 1981 comme section de l’école technique provinciale de Boom. La première de ces écoles procure un diplôme de formation sociale complémentaire tandis que la section de Boom délivre un diplôme technique. Dans chacune de ces écoles. les cours de facture instrumentale s’insèrent dans un programme de cours généraux dispensés pendant trois ans par des luthiers de métier. Chaque école compte une trentaine d’étudiants qui tous reçoivent une formation de luthier. Il semble qu’il n’y ait pas de cours concernant les autres spécialités : ni la facture d’orgues ni celle de clavecins. Il n’existe pas d’écoles semblables en Wallonie (voir p. 25).
Les deux tiers des facteurs d’instruments de musique actuels de Wallonie et de Bruxelles se sont installés à leur compte après 1971 ; plus précisément, la plupart de ceux-ci ont commencé la facture instrumentale entre 1976 et 1980, suite au renouveau de la musique ancienne. Toutefois, le mouvement s’est amorcé dès les années 1965-1975 avec une dizaine d’artisans débutant dans ce métier Par contre. depuis 1981, il semble qu’il y ait un net ralentissement dans le nombre de nouveaux facteurs.
Les facteurs d’instruments de musique s’installent à leur compte généralement vers l’âge de 30 ans. Toutefois, selon les spécialités, on constate de légères variations oscillant entre 27 ans (facture d’orgues) et 35 ans (instruments populaires). Il faut cependant remarquer qu’il est parfois assez malaisé de préciser exactement le début de leurs activités de facteur : la plupart commencent en amateur, bien souvent en sus d’une autre activité professionnelle qu’ils n’abandonnent d’ailleurs parfois pas complètement. Ce lent démarrage n’est bien entendu possible que dans les secteurs qui ne nécessitent pas de capitaux importants de départ.
Mais pour une fabrication continue et de choix. il faut toutefois investir dans des réserves de bois importantes qu’on laisse sécher plusieurs années. Dans le secteur des orgues, le montant des capitaux nécessaires est par ailleurs plus important.
D’où viennent ces capitaux de départ ? Quelques luthiers et facteurs de clavecins installés après 1970 ont remporté une bourse de la Fondation belge de la Vocation qui leur a permis un démarrage plus facile. D’autres ont bénéficié d’un emprunt spécial jeune ; certains possèdent des économies personnelles provenant d’une autre occupation principale ou de facilités familiales.
Si la grande majorité des facteurs d’instruments de musique de Wallonie et de Bruxelles ont ouvert de nouveaux ateliers en s’installant à leur compte, il faut remarquer qu’il existe quelques entreprises à tradition familiale. Six d’entre eux en sont à leur deuxième ou troisième génération de facteurs d’instruments : Gomrée (orgues), Schumacher (orgues), Thirion (instruments mécaniques), Camurat (lutherie), Bantuelle (cuivres), Kerkhofs (cuivres), Maheu (cuivres) (certains toutefois se sont à présent convertis uniquement dans la vente d’instruments) ; huit facteurs d’instruments appartiennent à des maisons qui remontent au 19e siècle : la maison Delmotte (orgues) date de 1812, la maison Kaufmann (clavecins) quoique créée à l’étranger remonte à 1828, la maison Mahillon (cuivres) est fondée en 1836 et passe aux mains de Steenhuysen en 1939, la maison Bernard (lutherie) est ouverte en 1868, la maison Van Linthout (cuivres) a débuté en 1870, la maison Persy (cuivres) s’est établie en 1897, la maison Maheu (cuivres) débute en 1890 et la maison Biesemans (percussions) commence en 1908.
MILIEU FAMILIAL
La moitié des facteurs d’instruments de musique sont issus d’une famille dont les parents exerçaient, dans 30 % des cas, une profession libérale (médecin, industriel, avocat) et, dans 20 % des cas, des activités dans la facture instrumentale. Pour le reste, on peut dénombrer 11 % appartenant à un milieu ouvrier (verrier, tourneur, menuisier, textile, tôlier), 10 % issu d’un milieu d’artistes (musicien professionnel, peintre, photographe), 8 % d’un milieu de petits commerçants (boucher, pâtissier), 7 % d’un milieu d’enseignants (instituteur, régent, professeur dans le secondaire). Un dernier groupe représentant 14 % de l’ensemble des facteurs d’instruments de musique s’apparente à des milieux divers : comptable, employé, chef de gare, officier dans l’armée de l’air ou ébéniste.
Dans la catégorie des facteurs de clavecins, des luthiers, des facteurs d’instruments à vent en bois, on remarque une nette tendance à l’appartenance à un milieu familial de type professions libérales. La majeure partie des facteurs d’orgues et des facteurs d’instruments à vent en cuivre est issue d’un milieu de facteurs d’instruments de musique. Quant aux facteurs d’instruments mécaniques, ils appartiennent à un milieu plus populaire. […]
Suivent les sujets suivants :
Structures d’exploitation
Artisan ou chef d’entreprise ?
Nature des activités
Activité principale ou activité secondaire ?
Choix du métier
Clientèle
Importance de la production
Evolution au cours des dernières années
Publicité
Prix des instruments
Difficultés économique
Frais et répartition des charges
Initiatives souhaitées
Au niveau des professionnels
Au niveau des pouvoirs publics
La suite est disponible dans le PDF complet avec reconnaissance de caractères, à télécharger dans la DOCUMENTA. L’ouvrage présente également une fiche individuelle pour chacun des 82 facteurs identifiés par l’étude… en 1985.
[OPERALIEGE.BE, dossier de presse] Bartleby est un opéra de Benoît Mernier, sur un livret de Sylvain Fort. L’œuvre est une commande de l’Opéra Royal de Wallonie (Liège). Cette nouvelle création (création mondiale en mai 2026) s’inspirera de la nouvelle Bartleby d’Herman Melville, un texte emblématique de la littérature américaine du XIXème siècle qui explore des thématiques philosophiques et politiques profondes. Avec cette adaptation, l’Opéra Royal de Wallonie-Liège entend proposer à son public un opéra contemporain qui résonnera avec les préoccupations et les questionnements de notre époque.
L’équipe créative : Interviews
Benoît Mernier, compositeur :
C’est la première fois que je collabore avec l’Opéra Royal de Wallonie-Liège et je suis très heureux que la création de mon troisième opéra puisse se faire dans cette Maison. C’est aussi l’occasion de faire de nouvelles rencontres artistiques. Pour moi, l’attrait de l’opéra en tant que compositeur, c’est cela aussi : le travail d’équipe. Chacun prend sa part du travail dans une volonté d’excellence. Les métiers qui œuvrent par exemple aux costumes, au maquillage, aux éclairages, aux décors, à la conception ou à la régie technique et d’orchestre …, et dont le public ne mesure pas toujours l’importance (parce que l’on ne voit pas ces gens sur la scène), sont primordiaux pour la réussite d’une production. Leur travail est tout aussi déterminant que celui des chanteurs, des musiciens dans la fosse, du metteur en scène… C’est cette dynamique commune qui me donne l’énergie et la joie de composer un opéra.
Quant à Bartleby, cette nouvelle de Melville m’a totalement envoûté. Ce qui m’a plu, c’est l’étrangeté de l’histoire et surtout le fait que Melville propose une énigme dont il ne donne pas l’explication. Cette énigme nous questionne et nous renvoie à nous-mêmes. On y parle de l’empathie, de la culpabilité, de la question du refus, de la mélancolié liée à la sensation de l’inutilité, le monde du travail, du regard de l’autre… Face à cette énigme, nous sommes renvoyés à nous-mêmes, à nos questionnements quotidiens et métaphysiques. Bien que l’histoire se passe à Wall Street au milieu du XIXème siècle, elle nous apparaît comme totalement actuelle et proche de nous. Nous pouvons nous projeter dans chacun des personnages.
Pour cette création, je prévois un orchestre traditionnel, avec les vents par deux ou trois, une harpe, un célesta, des percussions et les cordes. Le Chœur aura un rôle important et diversifié : je l’imagine représentant tour à tour une présence poétique, une présence théâtrale ou une présence évanescente, sorte d’aura autour du personnage de Bartleby. Enfin, pour ce qui est des solistes, nous avons prévu quatre rôles principaux (soprano, baryton, ténor et baryton-basse), et quelques rôles secondaires. Pour le moment, je suis au début de l’écriture. Tout reste donc à faire, même si la trame et les choix dramaturgiques importants ont été posés en concertation étroite avec le librettiste Sylvain Fort et le metteur en scène Vincent Boussard. Ces choix sont déterminés essentiellement par des questions d’efficacité théâtrale : comment raconter le plus clairement possible cette histoire, lui donner vie, laisser la place au spectateur pour qu’il puisse en faire sa propre interprétation. C’est vraiment le challenge que nous nous sommes imposé : une énigme ne peut être posée efficacement que de façon claire.
L’opéra est un art du compagnonnage : ma collaboration avec Sylvain Fort et avec Vincent Boussard est idéale dans le sens où je perçois que, tous, nous poursuivons le même objectif, avec nos sensibilités différentes mais qui cherchent à s’accorder. Notre but commun est de faire aimer l’histoire de Bartleby, de la rendre vivante aujourd’hui. Il y a entre nous une écoute et une compréhension mutuelles qui sont très rassurantes et très stimulantes !
Sylvain Fort, librettiste :
Je suis depuis longtemps très intéressé par Melville. J’admire chez lui une ambition littéraire insatiable. Il cherchait légitimement à être lu, et peut-être fêté comme écrivain, mais rien dans son œuvre ne fait de concession aux goûts du public. Il faut être un peu fou pour écrire Moby Dick, mais plus largement c’est toute son œuvre qui est d’une sensibilité étrange, décalée, comme si chez lui il y avait toujours un regard de biais sur le monde, attentif à la solitude, à la singularité qui met à part du monde ordinaire. Et puis il y a toute sa poésie, historique, patriotique, lyrique, très étrange souvent. Pour moi, il est le père de toute une littérature américaine de la marge, voire de la marginalité. Bartleby est l’exemple même de cette esthétique littéraire – et il est stupéfiant de penser que ce texte date de la moitié du XIXème siècle, tant sont fortes les résonances avec toute une littérature moderne et d’ailleurs par nécessairement américaine, qu’on songe à Kafka, Musil ou Beckett.
Le rôle de librettiste est une première pour moi : c’est très intimidant et très excitant à la fois. L’incomparable expérience artistique de Benoît et Vincent et leur bienveillance me portent. Je ne les connaissais pas : c’est notre ami Camille De Rijck qui nous a connectés. Dès les premières réunions de travail, nous sommes tombés d’accord sur le propos de cet opéra, ses options esthétiques, et sur l’idée que nous nous faisions du livret. À partir de là, tout s’est passé dans la plus grande harmonie : l’échange d’idées est toujours au service de l’œuvre, nous partageons la même passion pour ce projet commun et nous sommes animés du même enthousiasme à l’idée de donner naissance à une œuvre forte et marquante.
Le parti a été choisi d’un livret en anglais. Ce livret n’est pas une traduction mais une adaptation. Le but est de rester fidèle à la langue de Melville, qui est si singulière. Néanmoins, Bartleby n’est pas un texte théâtral. Sa dramaturgie est très linéaire. Tout l’enjeu consiste à en tirer une succession de scènes qui animent un propos théâtral et de le faire sans trahir le texte. De là tout un travail sur la matière même du récit et du texte pour le tordre dans le sens d’un livret sans le dénaturer, ni le caricaturer. S’ajoute à cela le fait que la musique est aussi une instance narrative. Il faut donc ouvrir constamment les portes à l’imagination du compositeur. Pour cela, il ne faut pas saturer le livret, ne pas en faire une contrainte mais plutôt une stimulation musicale. C’est un vrai travail littéraire, qu’aucun autre type d’exercice ne permet.
En tant que metteur en scène, les occasions sont malheureusement rares de se confronter au répertoire contemporain, et encore moins à la création d’œuvres nouvelles. Le travail en collaboration avec Benoit Mernier (il s’agit du deuxième, après Frühlings Erwachen créé à la Monnaie en 2007) est particulièrement enrichissant et singulier car il a souhaité m’y associer dès la genèse. Chacune des décisions touchant l’écriture, les personnages, la dramaturgie au sens large est prise en commun, dans le respect des champs d’expression de chacun, compositeur, metteur en scène ou librettiste. C’est un engagement créatif organique, étapes après étapes, qui rend implicites et partagées chaque décision ; c’est après une maturation de plusieurs mois (ou années) que le travail de répétitions s’engagera enfin. Bartleby sera ma troisième collaboration avec l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, dans une formule aujourd’hui inédite. Je sais particulièrement gré à l’ORW et son directeur de prendre à ce point au sérieux la préparation et la programmation d’une œuvre nouvelle, en donnant à sa production les mêmes chances, moyens et ambitions qu’à un titre du répertoire lyrique. C’est particulièrement audacieux dans la morosité actuelle !
J’entends mettre en scène Bartleby avec la limpidité d’un langage ouvert, qui rende possible une adhésion ou une réaction chez chacun et tous, quels que soient histoires, âges et provenances sociales. L’histoire qui se déroule dans un cabinet de juristes à Wall Street semble à première lecture teintée de réalisme et nous invite à sonder l’œuvre sous un angle plutôt psychologique. Mais l’approche strictement réaliste et psychologique se révèle une impasse quand on veut restituer la part énigmatique de Bartleby, qui a pour particularité d’être ‘inexpliquée’ et inexplicable. Là est sa puissance et ainsi le veut Melville qui – génialement – s’attache à ne jamais rien dévoiler des raisons qui poussent Bartleby à prétendre non-agir comme il le fait. Aussi, le livret de Sylvain Fort, qui part du texte de Melville, se joue-t-il de ce réalisme de prime abord et le distord, à coup d’allitérations, de jeux rythmiques, de renvois etc. pour affirmer sa part burlesque, ludique et poétique. Il a également fait le choix d’incursions hors du roman sous la forme d’emprunts à la poésie de Melville, offrant au personnage Bartleby un possible récit intérieur sans en rien amorcer le début d’une explication psychologique. Il ouvre ainsi la voie au compositeur pour une écriture ludique et poétique.
La dramaturgie scénique s’inscrira nécessairement dans ces voies multiples. A ce stade du travail, mon intuition est que, autant que l’exercice, le sujet impose une écriture scénique impactante, limpide et très directe, qui s’écarte de tout ‘énigmatisme’ ou entre-soi de langage : la pièce repose sur l’insondabilité d’un personnage pivot (sur lequel glisse toute explication rationnelle), dont la consistance même semble être questionnée. Ici l’énigme est sujet, pas langage. À une écriture scénique et musicale limpide, sensible et pénétrante d’en restituer toute la singularité et la complexité.
La source littéraire : Bartleby, d’Herman Melville
EAN 9782070401406
Bartleby the Scrivener, nouvelle d’Herman Melville publiée en 1853, met en scène un employé aux écritures d’une étude juridique de Wall Street qui, de manière progressive et sans jamais s’en justifier, refusera de travailler puis de quitter son bureau. Cette histoire explore les thèmes de l’aliénation, de l’isolement et de la résistance passive. L’énigmatique comportement de Bartleby, exprimé par sa réplique mythique “I would prefer not to“, soulève des questions sur la nature humaine et la condition sociale. Devenue un classique de la littérature américaine, la nouvelle a été saluée pour sa complexité psychologique et son commentaire sur la vie urbaine au XIXe siècle. Son personnage principal est devenu emblématique, incarnant le refus obstiné face à la conformité sociale. Bartleby the Scrivener reste une œuvre puissante, intemporelle et fascinante, captivant les lecteurs par le mystère jamais élucidé de l’inflexible détermination de son héros.
[RTBF.BE, 24 février 2021] Si je vous dis Hermann Melville, vous vous dites immédiatement Moby Dick ! Pas faux, la baleine blanche du Capitaine Achab est entrée dans l’histoire de la littérature. Mais elle a peut-être injustement occulté d’autres textes de l’auteur. Le dessinateur espagnol Jose Luis Munuera s’est souvenu d’une nouvelle de Melville qui résonne de manière singulière aujourd’hui : Bartleby, Le Scribe, sous-titrée Une Histoire de Wall Street.
Ce n’est pas un livre sur la finance qui nous attend. De finance, il n’en est question qu’en filigrane dans cette fabuleuse nouvelle qui renvoie plutôt à la pensée du philosophe de la désobéissance civile, l’américain Henry David Thoreau, un contemporain de Melville. Nous sommes dans une étude de notaire, à New York, au milieu des années 1800. Et le notaire engage un commis aux écritures, un clerc, si vous voulez, le fameux scribe du titre de la nouvelle, un certain Bartleby. Installé derrière un paravent face à un mur de briques – qui en anglais renvoie bien à Wall Street -, Bartleby se révèle d’abord bien plus efficace que ses deux collègues englués dans une certaine routine très peu efficace. Jusqu’au jour où, à la demande du notaire, Bartleby fait cette réponse : “Je préférerais ne pas le faire“. À partir de là, la nouvelle bascule. Le clerc Bartleby “préfère ne pas faire” de plus en plus de choses, y compris bouger de son fauteuil. De manière étrange, son patron ne parvient pas à s’imposer à cet employé récalcitrant qui, dès lors, incarne la résistance aux excès du capitalisme et à une certaine mécanisation des tâches.
La BD installe quant à elle un climat, une ambiance. Les décors de New York sont très réussis. Les scènes de rue, sont brillamment travaillées, elles sont un peu vaporeuses, comme noyées dans une brume ou une pluie permanente, grâce au lavis tantôt sépia tantôt bleuté qui en accentue par ailleurs le côté suranné. Par contraste les personnages au cerné noir très visible et mis en couleur à l’écoline apparaissent comme caricaturaux, excessifs dans leurs côtés cartoonesques. Le résultat est surprenant et vient se poser sur le texte tantôt drôle, tantôt absurde et tantôt classique de Melville. On en sort comme hébété, conscient qu’on vient de lire une bande dessinée d’une grande modernité alors que le scénario date de 1853. On peut dire que Jose Luis Munuera, touche à tout de la BD qui a aussi bien œuvré sur les aventures de Spirou et Fantasio que sur des séries jeunesse réalise là un de ses meilleurs albums.