HUME : Dans le vif de l’expérience

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[d’après PHILOMAG.COM, 25 octobre 2007] David Hume fait valoir la supériorité des sensations et des affects sur les idées qui n’en sont plus que de pâles copies. Il démonte nos habitudes de pensée et en tire le principe de sa philosophie.

L’écossais David HUME (1711-1776) sous-titre son Traité de la nature humaine, “Essai pour introduire la méthode expérimentale dans les sujets moraux“. Référence explicite à Isaac Newton, la méthode empiriste donne la priorité à l’expérience. La “science de la nature humaine” que le philosophe entend constituer ne pourra jamais que remonter aux principes les plus généraux, sans prétendre atteindre les qualités ultimes de la nature humaine. Empiriste et phénoméniste, celui qui a réveillé Emmanuel Kant de son “sommeil dogmatique” rejette toute idée et tout concept philosophique qui ne renvoient pas à une origine expérimentale.

[…] Il n’est pas besoin de posséder un savoir bien approfondi pour découvrir l’état imparfait qui est actuellement celui des sciences : même la multitude, au-dehors des portes, peut juger, au bruit et à la clameur qu’elle entend, que tout ne va pas bien au-dedans. Il n’est rien qui ne soit un sujet de débat et à propos de quoi les savants ne soient pas d’opinions contraires. La question la plus insignifiante n’échappe pas à nos controverses, et nous sommes incapables de décider avec certitude des questions les plus importantes. Les discussions se multiplient, comme si tout était incertain, et ces discussions, on les tient avec le plus grand enthousiasme, comme si tout était certain. Au milieu de tout ce remue-ménage, ce n’est pas la raison qui l’emporte, mais l’éloquence ; et nul ne doit jamais désespérer de gagner des prosélytes à l’hypothèse la plus extravagante, s’il possède assez d’art pour la représenter sous des couleurs favorables. La victoire n’est pas remportée par des hommes en armes, qui manient la pique et l’épée, elle l’est par les trompettes, les tambours et les musiciens de l’armée. […] Dès lors, voici le seul moyen dont nous puissions attendre le succès de nos recherches philosophiques : délaisser la méthode lente et ennuyeuse que nous avons suivie jusqu’ici et, au lieu de prendre de temps à autre un château ou un village à la frontière, marcher directement sur la capitale, sur le centre de ces sciences, sur la nature humaine elle-même ; une fois que nous en serons maîtres, nous pourrons espérer partout ailleurs une victoire facile.

Traité de la nature humaine, Livre I, Introduction (1739)

Croyance

© Gary Brown – Science Photo Library

Comment savons-nous que la table existe indépendamment de nous ? qu’elle reste la même quand nous ne la voyons plus ? que le feu brûle toujours et que la glace toujours nous rafraîchit ? Beaucoup de nos prétendus “savoirs” ne sont en fait que des croyances. Si nous pouvons avoir une certitude démonstrative des relations entre nos idées (les mathématiques en donnent l’exemple), la certitude que nous avons quant aux “choses de fait” n’est pas telle. Elle existe pourtant bien comme phénomène de certitude “subjective“ : c’est la croyance. On a qualifié à juste titre la philosophie de Hume d’”enquête sur la croyance” tant cet objet traverse les domaines de sa recherche. Le lecteur rencontre tout d’abord cette notion au cœur de l’explication sceptique de la connaissance des causes : pourquoi attendons-nous que tel phénomène surgisse à la suite de tel autre, alors que rien dans les idées de ces phénomènes ne permet une telle inférence, alors que l’expérience passée ne peut stricto sensu “faire règle pour l’avenir“ ? Hume répond qu’il s’agit d’un cas de croyance, qu’il explique par le transfert de la “vivacité” du phénomène actuel à son corrélat habituel. Dès lors, en amont de cette analyse, nous pouvons reconnaître une “croyance sensible” dans la vivacité de l’impression : avoir une impression sensible, c’est croire indubitablement à l’existence de l’objet. L’homme est un animal qui croit bien plus qu’il ne sait, qui ne peut que croire. Ce qui d’ailleurs suffit à la tâche principale, celle de conduire son existence. Encore faut-il faire la part entre croyances recevables, ou connaissances expérimentales probables, et croyances superstitieuses, ou délires de notre imagination.

Causalité

En mettant en question l’évidence de la relation de cause à effet, David Hume porte atteinte à l’un des principaux présupposés du rapport de l’homme au monde et à lui-même. Cette relation est d’abord une tendance de l’esprit humain : nous associons nos idées selon leur ressemblance, selon les circonstances de leur apparition (contiguïté spatiale ou temporelle) et selon la relation de cause à effet. Les deux premières associations dépendent d’un donné, intellectuel ou empirique, que la troisième dépasse toujours : affirmer qu’un fait est la cause d’un autre revient à établir entre eux un lien d’implication, une “connexion nécessaire“. Que vaut, philosophiquement, cette opération ? C’est une outrance, si l’on remarque que rien dans les idées et rien dans l’expérience n’autorise le passage d’une conjonction constante – le soleil s’est toujours levé – à une connexion nécessaire – le soleil se lèvera demain. Comment en venons-nous à penser par causes et effets ? Et quelle est la valeur de telles inférences ? Hume propose de donner à ses doutes une solution sceptique, rapportant la croyance causale à l’effet d’habitude produit par la répétition des conjonctions. Il suggère que notre croyance aux causes a elle-même sa cause, ce qui n’est pas sans faire problème, mais signifie surtout qu’il ne rejette pas notre façon ordinaire de comprendre le monde. Elle constitue un savoir moins certain que la connaissance démonstrative, mais doté du degré de probabilité le plus élevé quand toute l’expérience passée plaide pour ce que nous en inférons. Scepticisme “mitigé“, c’est-à-dire s’appliquant aussi au scepticisme lui-même : les questions que posent notre connaissance empirique n’empêchent pas la constitution d’une “science sceptique” à visée pragmatique.

Idées et impressions

Les impressions et les idées sont, pour David Hume, les seuls contenus mentaux (ou, dans son vocabulaire, “perceptions de l’esprit“). Selon cet empiriste radical, nous n’avons jamais affaire qu’à nos perceptions, qui ne sont pas sur le même pied : les idées n’ont que le rang de “copies” ou de “traces” (mnésiques) des impressions, qui sont incomparablement plus “vives” que les idées. Le rapport sensible-intelligible de Platon se trouve ici inversé, et cette notion de “vivacité” pose question. Une perception “vive” manifeste une force de conviction sans pareille, de sorte que nous sommes “sans distance” à son égard  : impressions des sens (“de sensation“), émotions et passions (“impressions de réflexion“, c’est-à-dire subséquentes) ont une “force” caractéristique. Dans la lecture, par exemple, les sensations de voir, de toucher, de prendre plaisir au livre se distinguent, sous cet aspect, des représentations que le texte lu suggère. La pensée, au sens le plus large, consiste en associations d’idées, sachant que l’esprit, libre de relier les idées selon sa fantaisie, a néanmoins tendance à certaines liaisons régulières, les associations par ressemblance, contiguïté dans le temps ou l’espace et causalité. Trois principes qui suffisent, pour le philosophe écossais, à rendre compte de notre fonctionnement mental. Mais la théorie des impressions et des idées lui fournit aussi le principe de sa pensée de la croyance avec la notion (problématique) d’”idée vive“.

Passion

Les passions appartiennent, pour le philosophe écossais, à l’ensemble des impressions, événements mentaux dotés d’une “vivacité” incomparable. Tous les états affectifs, de la simple propension à l’obsession prédominante, se rangent dans cette catégorie d’impressions à laquelle il consacre le livre II du Traité. D’une part, il dit que les passions sont des impressions “de réflexion“, ce qui signifie qu’elles constituent des réactions aux sensations qui les précèdent (désir, crainte, aversion, etc.). D’autre part, Hume les décrit comme des “modifications originelles de l’existence“, ce qui met en valeur leur puissance de détermination (le mode de leur vivacité). Quand les passions directes entretiennent un rapport simple au plaisir et à la douleur (désir, aversion, joie, tristesse, espoir et crainte), les passions indirectes, plus complexes, associent la qualité d’une cause, l’idée de l’objet relié à cette cause, la sensation pour cette qualité et la passion correspondante. Autrement dit, l’amour, la haine, l’orgueil et l’humilité “produisent” leur objet : le moi ou autrui. Enfin, l’analyse humienne fait apparaître la catégorie des “passions calmes“, préférences déterminant des jugements plutôt que des agissements, parmi lesquelles le sens moral, le goût ou même… la raison.

Vertu

Dans sa morale, Hume refuse de définir le bien et le mal in abstracto. Ce sont les dispositions généralement approuvées, ou vertus, qui décrivent le bien (et inversement pour le mal), à partir des intentions manifestées par les agents (et interprétées par les spectateurs). Les vertus “naturelles” sont des passions approuvées (la bienveillance, la magnanimité) ; les vertus “artificielles” sont conformes à un système conventionnel d’intérêt commun (la justice, la fidélité politique ou conjugale). L’obligation à la pratique vertueuse est toujours “naturelle“, produite par une passion, y compris l’intérêt personnel.

Dans le cas des vertus artificielles, l’obligation est “morale“ : elle provient de l’approbation générale de la conformité aux règles. Héritier de la grande tradition “sentimentaliste” anglo-écossaise, David Hume rend possibles plusieurs développements importants en philosophie morale : l’expressivisme, l’utilitarisme ou, plus proche de lui, le travail d’Adam Smith sur la figure du “spectateur moral“.

Convention

Deux rameurs qui tirent au même rythme leur aviron accordent leur mouvement de façon spontanée, sans avoir besoin de se mettre d’accord sous la forme d’un contrat, ni même de se lier par aucune promesse. L’accord de mouvement synchronisé est né sans qu’ils y prêtent attention, par “convention” note Hume. Cette notion apparaît dans le troisième livre du Traité de la nature humaine, qui porte comme titre La Morale. Elle répond à une question, celle de “la manière dont les règles de justice sont établies par l’artifice des hommes“ ; question qui fait écho à un problème, celui d’une nature humaine caractérisée par des “besoins et nécessités innombrables” et, en même temps, par “des moyens insuffisants pour y parvenir“. La solution du problème, c’est la vie en société, et Hume propose l’idée d’une mise en place progressive. Car tout contrat social supposé à l’origine des états civils est, pour lui, une fiction théorique. Les hommes ont déjà fait l’expérience de la vie sociale dans la vie familiale : aussi trouvent-ils spontanément le mode d’accord (sur la propriété, sur son transfert) qui leur permet de dépasser les conflits d’intérêt.

© Marion Brosse

S’il faut penser l’origine des sociétés en termes d’intérêt personnel à la coopération, on peut substituer à cette “illusion rétrospective” l’idée d’une conjonction des intérêts. Une convention est la découverte commune d’un terrain d’entente, d’un mode de relation profitable aux partenaires, d’un artifice utile. Au fond, Hume met l’accent sur l’accord et non sur l’échange d’engagements. Un accord qui ne nécessite aucun plan préalablement négocié puis conclu (ainsi les rameurs), aucune verbalisation (le langage ne peut se précéder lui-même), ni même un équilibre dans l’échange (comme la pièce de monnaie “vaut pour” quelque chose d’une plus grande valeur). Promesses et contrats ne sont jamais que des sortes de conventions, “expresses” et destinées à pallier l’incertitude de l’avenir. Plus fondamentale, la notion de convention sert de “clef” pour comprendre la coopération sociale et la constitution commune de croyances, d’attentes et de valeurs partagées.

Goût

Comme beaucoup de ses contemporains, Hume rapproche le jugement esthétique (ou jugement de goût) et le jugement moral : tous deux sont prononcés par un plaisir (ou un déplaisir) d’un genre particulier. Dans l’un de ses essais les plus subtils (De la norme du goût), il repousse l’idée que la beauté puisse être une qualité des choses. Mais tout n’est pas pour autant “de bon goût” pourvu que cela corresponde au goût de quelqu’un. Il y a tout de même “certains principes généraux d’approbation et de blâme” au milieu de la variété des goûts possibles. Mais de tels principes ne reconstituent-ils pas des “canons de la beauté“ ? L’une des originalités de l’essai se trouve dans la proposition, en guise de réponse, d’un portrait : celui de l’homme de goût, de l’esthète. Il y a des experts, au jugement plus sûr, parce qu’ils ont accumulé une expérience, savent comparer et se déprendre de la “mode“. La délicatesse du goût est aussi une perfection de grande valeur pour l’existence, puisqu’elle nous protège des malheurs de la “délicatesse de passion“. L’une comme l’autre augmentent l’intensité de nos plaisirs et de nos peines, mais la première nous oriente vers l’inépuisable fonds d’expériences esthétiques possibles, quand la seconde nous livre à la contingence des rencontres heureuses ou malencontreuses…

Religion naturelle

Est appelée “religion naturelle” la thèse philosophique qui prétend justifier rationnellement quelques vérités religieuses, au premier rang desquelles l’existence de Dieu. Ainsi appuyé sur la seule autorité de la raison, ou “lumière naturelle“, le théisme pourrait se passer de la tutelle d’interprètes autorisés et se distinguer des formes “faibles” de croyance. Hume oppose souvent la philosophie, la méthode philosophique et les conclusions qui sont les siennes, à la superstition. Il n’en conteste pas moins la “religion des savants“, en particulier dans les Dialogues sur la religion naturelle. Ce livre donne un très bon exemple de ce type d’écriture philosophique qui oppose des thèses par l’intermédiaire de protagonistes fictionnels. Deux théismes s’y opposent : l’un est nourri d’arguments a priori, l’autre de la considération du monde (argumentation a posteriori). Dans cette audacieuse mise en scène, l’analyse critique des thèses de la religion naturelle conclut à la faiblesse de toute pensée des “causes finales” et à l’accointance de la “religion des savants” avec celle des ignorants.

Philippe SALTEL, philomag.com

Pour aller plus loin

© Vrin
Les œuvres de David Hume
      • Traité de la nature humaine : premier ouvrage du philosophe, en trois volumes, le Traité a d’abord reçu un accueil discret avant d’être reconnu comme l’une des contributions majeures à l’histoire des idées.
        • L’Entendement, livre I et appendice ;
        • Les Passions, livre II ;
        • La Morale, livre III.
      • Enquête sur l’entendement humain : cette reprise condensée du premier livre du Traité est l’ouvrage le plus lu de Hume, souvent considéré comme renfermant la quintessence de sa pensée.
      • Dialogues sur la religion naturelle : œuvre posthume dans laquelle le philosophe attaque aussi bien les fondements de la religion que la croyance en la toute-puissance de la raison, que développaient les encyclopédistes et les tenants de la religion naturelle.
      • Essais moraux, politiques et littéraires : où l’on découvre la verve de l’amateur de salons, qui affûte son esprit sur le mariage, le suicide, la liberté de la presse ou les partis politiques.
      • Essais esthétiques : des textes subtils, consacrés à l’éloquence, à la norme du goût ou au raffinement, qui témoignent d’une esthétique expérimentale.
L’œuvre commentée
      • Le Vocabulaire de Hume, de Philippe Saltel : pour se familiariser avec les notions clés de sa pensée empirique.
      • Empirisme et Subjectivité. Essai sur la nature humaine selon David Hume, de Gilles Deleuze : dans cet ouvrage exigeant, le philosophe montre comment, avec Hume, l’empirisme ne se définit plus seulement par l’origine sensible des idées, mais par la substitution plus radicale de la croyance au savoir.
      • David Hume. Une philosophie des contradictions, de Jean-Pierre Cléro : pour une étude approfondie de la philosophie humienne.
      • Hume et la fin de la philosophie, d’Yves Michaud : pour prendre la mesure de la rupture introduite par le penseur écossais dans l’histoire de la philosophie.
      • La Philosophie empiriste de David Hume, de Michel Malherbe : cette étude pointue est la plus complète de la pensée du philosophe.
      • Hume et la naissance du libéralisme économique, de Didier Deleule : pour comprendre les fondements philosophiques d’une doctrine économique.

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction, édition et iconographie | sources : philomag.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : RAMSAY Allan, Portrait de David Hume (1766) © DP ; © Gary Brown/Science Photo Library ; © Marion Brosse ; © Editions Vrin.


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CONDILLAC : L’éveil de la statue

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[d’après PHILOMAG.COM, 31 août 2012] En imaginant l’éveil d’une statue de marbre, le philosophe sensualiste Étienne Bonnot de CONDILLAC explore le problème de la connaissance de soi.

C’est une statue de marbre, mais elle est “organisée intérieurement comme nous.” Elle est inerte, froide, sans vie. Soudain, elle s’anime et nous suivons les modifications dont elle devient le théâtre. Que se passe-t-il ? En s’éveillant, la statue découvre d’abord la sensation. Elle est envahie par des odeurs, des sons, des images. Elle sent, elle entend, elle voit. Mais, absorbée par ces sensations nouvelles, la statue se fond avec tout ce qui l’entoure : sentant une rose, elle “sera cette odeur de rose“, nous dit Étienne Bonnot de Condillac, philosophe sensualiste du XVIIIe siècle. La statue fraîchement éveillée ne connaît alors ni son corps ni les corps extérieurs, incapable de les démêler dans ces sensations confuses.

Sensation

Première selon Condillac, la sensation permet d’engendrer la connaissance de soi et des autres corps, ainsi que les facultés humaines. L’exemple de la statue illustre cette hypothèse en plaçant le lecteur dans la situation propre au dénuement de la naissance.

Condillac (1714-1780)

Cependant, la statue jusqu’alors immobile commence à se mouvoir. Elle bouge sa main, la pose sur le corps qu’elle ignore être le sien : elle se touche. Elle sent la “solidité” de sa peau contre sa main, et découvre qu’il existe quelque chose hors d’elle-même puisque “le propre de cette sensation est de représenter à la fois deux choses qui s’excluent l’une hors de l’autre“. En se touchant, la statue découvre d’abord l’extériorité, car le contact de sa peau lui fait en même temps sentir l’écart, la séparation. Mais elle sent en même temps autre chose, d’intime et de confus : ce qu’elle touche, c’est elle, sa peau, son corps. En se touchant, elle se sent à la fois touchant et touchée, car “en distinguant la poitrine de sa main, la statue retrouvera son moi dans l’une et dans l’autre, parce qu’elle se sent également dans toutes deux.” La statue vient de découvrir qu’elle avait un corps, mais ne pourrait jamais en reconnaître l’unité si, “sous sa main“, “une continuité de moi” ne remplaçait la contiguïté des membres touchés.

Solidité

C’est une sensation donnée par le toucher qui nous permet de distinguer les corps, parce que nous sentons, à travers elle, la résistance que se font deux corps qui s’excluent mutuellement. Avec elle commencent pour la statue “son corps, les objets et l’espace.

En mettant en scène l’éveil progressif d’une statue à la sensibilité, Condillac introduit dans le Traité des sensations une expérience de pensée insolite où le philosophe rejoint Pygmalion. Pourquoi la statue ? pourquoi ce détour par ce qui ne sent ni ne connaît pour explorer la lente émergence de la conscience de soi et de la connaissance du monde ? Parce que la statue permet au penseur de faire cette table rase dont le sujet sentant et pensant est incapable, parce qu’il faut remonter en deçà de la conscience et de la sensibilité pour trancher la question délicate de l’origine : origine du sentiment, origine des facultés et encore origine des idées.

Avec sa statue, Condillac expose une idée novatrice et audacieuse : contre ceux qui, comme Descartes, postulent l’existence des facultés et des idées innées (créées avec nous par Dieu), il démontre que c’est la sensation qui découvre au sujet son identité, et engendre toutes les facultés humaines comme la mémoire, l’entendement ou bien la volonté. Au faux commencement imaginé en Dieu, Condillac oppose la véritable origine ancrée en chacun : la sensation.

Cécilia Bognon-Küss, philomag.com


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction, édition et iconographie | sources : philomag.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : statue du Camposanto de Pise © Patrick Thonart.


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PHILOMAG.COM : Kant, préface de La critique de la raison pure (extraits)

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Régler les objets sur la connaissance et non point la connaissance sur les objets.

Kant (1787)

Tel est le changement de perspective radical réalisé par Kant dans la Critique de la raison pure. Cette “révolution copernicienne” suppose de dégager les conditions de possibilité et les limites du savoir objectif auquel l’homme peut légitimement prétendre. S’il outrepasse ce cadre, il s’adonne alors à des spéculations métaphysiques dont Kant nous montre à la fois la fécondité et le danger


Le texte suivant est extrait d’un cahier central de PHILOMAG.COM, préparé par Victorine de Oliveira. Le numéro 24 de novembre 2008 était consacré à la question  L’Amérique, pourquoi ne pense-t-elle pas comme nous ? : quels sont les éléments qui nous permettent d’affirmer que la culture française est en déclin  ? Une chose est sûre, elle voyage mal. Certains films et romans font exception, comme La Môme qui a rencontré un fort succès ou L’Esquive qui a plu aux critiques. Les Américains ont au… lire la suite sur PHILOMAG.COM


Introduction

Le projet de Kant est né de la découverte d’un problème. Celui de la  représentation : “Je me demandai en effet, écrit Kant dans une lettre de 1772, sur quel fondement repose le rapport de ce qu’on nomme en nous représentation à l’objet.

Interrogation qui peut apparaître déconcertante, tant il est rare qu’elle s’impose à notre esprit : ce rapport entre les choses ou les objets tels qu’ils sont en eux-mêmes (ce que Kant nomme les choses en soi), et les objets tels qu’ils constituent le contenu de nos représentations (ce que Kant appelle les phénomènes), nous nous bornons en général à le présupposer. De fait, certains objets sont présents à notre conscience, qui est donc une conscience d’objet. Mais dans la mesure où je m’interroge parfois sur moi-même, cette conscience est également une conscience de soi.

La spécificité du kantisme est d’avoir vu là les termes d’un problème : celui des conditions de possibilité de la conscience d’objet. Plus précisément, d’un double problème, que Kant mit neuf ans à résoudre. D’une part, peut-il y avoir accord ou adéquation entre le contenu de ma représentation (le phénomène) et l’objet en soi ? Ici, le problème de la représentation renvoie au problème classique de la vérité.

D’autre part et surtout, comment, pour nous représenter cet accord, pourrions-nous penser quelque chose de la chose en soi ? Difficulté majeure : dès que nous pensons l’objet en soi, il devient un objet pensé par nous et “pour nous” et ce que nous cherchions à concevoir nous échappe. Problème soulevé déjà, quelques dizaines d’années auparavant, par l’excellent Berkeley, qui en déduisait l’inexistence des choses extérieures (par exemple, la matière) et affirmait que seuls existent le sujet et ses perceptions. Conclusion refusée par Kant, parce qu’elle empêche de rendre compte du vécu même de la représentation, qui contient pour nous une part de passivité, impossible à comprendre si nous étions par nos représentations les auteurs des choses représentées.

Une fois exclus un pur idéalisme, où le sujet ferait surgir les objets par cela même qu’il en conçoit l’idée, mais aussi un pur réalisme qui présuppose contradictoirement la représentation d’un en soi comme cause de la représentation, l’interrogation se confronte-t-elle à la quadrature du cercle ? Le pari kantien est d’estimer que non. Au prix d’une “révolution” dont la Préface explique qu’elle consiste à “révolutionner” les termes mêmes du problème.

Kant maintient certes un usage de la notion de “chose en soi“: s’il n’y avait pas de chose en soi, “il s’ensuivrait l’absurde proposition selon laquelle il y aurait un phénomène sans rien qui se phénoménalise“. Il faut toutefois y recourir aussi peu que possible. Le problème ne sera plus posé en termes de relation entre chose en soi et phénomène, mais à partir d’un retour au sujet en tant qu’il fonde l’objectivité de nos représentations (le fait qu’elles aient des objets et qu’elles puissent être vraies).

Le principe de cette fondation consistera à distinguer dans la subjectivité les représentations purement subjectives (particulières à un sujet ou à un groupe de sujets) et les représentations objectives (susceptibles d’être universelles, c’est-à-dire partagées par tous les sujets). En ce sens, la révolution kantienne reformule la question de savoir ce que le sujet peut tenir pour objectif. Avant cette révolution, le couple subjectif/objectif équivalait au couple interne/externe : une représentation subjective était conçue comme purement intérieure au sujet. Resituée par Kant, l’objectivité désigne ce qui vaut universellement, pour tout sujet, et le couple subjectif/objectif équivaut au couple pour moi/pour tous, ou encore particulier/universel. Mesurer l’objectivité d’une représentation moins à sa conformité à un en soi qu’à sa capacité à valoir, non seulement pour moi, mais pour tous, c’est-à-dire à son universalisation possible, c’était ouvrir la voie à un renouvellement dans la vision même de la raison et inclure en celle-ci, non plus le simple rapport à soi, mais aussi bien le rapport aux autres.

Alain Renaut

L’auteur

Né à Königsberg m 1724, Emmanuel Kant aura passé sa vie entière dans cette ville située au bord de la Baltique. Il effectue toute sa carrière à l’université locale, refusant des offres provenant d’établissements prestigieux. Son existence, au quotidien minutieusement réglé, est intégralement consacrée à l’élaboration d’une oeuvre qui a bouleversé la philosophie occidentale. Il meurt à presque 80 ans, en 1804.

En 1781, paraît à Riga la Critique de la raison pure. L’oeuvre n’est pas un best-seller, loin de là, néanmoins elle soulève des objections savantes auxquelles Kant est soucieux de répondre. Il remanie donc certains passages clés et publie une seconde édition en 1787. Le texte s’accompagne d’une préface inédite qui donne toute la mesure de son projet : la Critique de la raison pure est un traité de la méthode qui détermine ce que l’homme peut connaître, et comment son esprit opère. Une révolution philosophique sans précédent est en marche…

L’extrait (préface à la 2ème édition) traduit par Alain Renaut

[…] Jusqu’ici, on admettait que toute notre connaissance devait nécessairement se régler d’après les objets ; mais toutes les tentatives pour arrêter sur eux a priori par concepts quelque chose par quoi notre connaissance eût été élargie ne parvenaient à rien en partant de ce présupposé. Que l’on fasse donc une fois l’essai de voir si nous ne réussirions pas mieux, dans les problèmes de métaphysique, dès lors que nous admettrions que les objets doivent se régler d’après notre connaissance – ce qui s’accorde déjà mieux avec la possibilité revendiquée d’une connaissance de ces objets a priori qui doive établir quelque chose sur des objets avant qu’ils nous soient donnés. Il en est ici comme avec les premières idées de Copernic, lequel, comme il ne se sortait pas bien de l’explication des mouvements célestes en admettant que toute l’armée des astres tournait autour du spectateur, tenta de voir s’il ne réussirait pas mieux en faisant tourner le spectateur et en laissant au contraire les astres immobiles. Or, en métaphysique, on peut faire une tentative du même type en ce qui concerne l’intuition des objets. Si l’intuition devait se régler sur la nature des objets, je ne vois pas comment on pourrait en savoir a priori quelque chose ; en revanche, si l’objet (comme objet des sens) se règle sur la nature de notre pouvoir d’intuition, je peux tout à fait bien me représenter cette possibilité. Étant donné toutefois que, si elles doivent devenir des connaissances, je ne puis en rester à ces intuitions, mais qu’il me faut les rapporter en tant que représentations, à quelque chose qui en constitue l’objet et déterminer par leur intermédiaire cet objet, je peux admettre l’une ou l’autre de ces hypothèses : ou bien les concepts, par le moyen desquels j’effectue cette détermination, se règlent aussi sur l’objet, et dans ce cas je me trouve à nouveau dans la même difficulté quant à la manière dont je puis en savoir quelque chose a priori ; ou bien les objets, ou, ce qui est équivalent, l’expérience dans laquelle seule ils sont connus (en tant qu’objets donnés), se règlent sur ces concepts – ce qui, aussitôt, me fait apercevoir une issue plus commode, parce que l’expérience elle-même est un mode de connaissance qui requiert l’entendement, duquel il me faut présupposer la règle en moi-même, avant même que des objets me soient donnés, par conséquent a priori : une règle qui s’exprime en des concepts a priori sur lesquels tous les objets de l’expérience doivent donc nécessairement se régler et avec lesquels ils doivent s’accorder. En ce qui concerne les objets dans la mesure où ils peuvent être pensés simplement par la raison, et cela de manière nécessaire, mais sans pouvoir aucunement être donnés dans l’expérience (du moins tels que la raison les pense), les tentatives de les penser (car il faut pourtant bien qu’ils se puissent penser) constitueront ensuite une superbe pierre de touche de ce que nous admettons comme le changement de méthode dans la manière de penser à savoir que nous ne connaissons a priori des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes.

Cette tentative réussit à souhait et promet à la métaphysique, dans sa première partie, là où elle ne s’occupe que des concepts a priori, dont les objets qui leur correspondent peuvent être donnés dans l’expérience conformément à ces concepts, la voie sûre d’une science. Car on peut, en vertu de cette transformation dans la manière de penser, expliquer parfaitement bien la possibilité d’une connaissance a priori et, ce qui est encore plus, donner aux lois qui sont a priori au fondement de la nature entendue comme l’ensemble global qui [donne] des objets de l’expérience leurs preuves suffisantes – deux points qui étaient impossibles en suivant la façon de procéder utilisée jusqu’ici. Mais ce qui se dégage de cette déduction de notre pouvoir de connaître a priori, c’est, dans la première partie de la métaphysique, un résultat étrange et apparemment très dommageable pour ce qui en constitue le but d’ensemble, qui occupe la seconde partie – à savoir que nous n’avons jamais la possibilité, avec ce pouvoir, d’aller au-delà des limites de l’expérience possible, ce qui est pourtant précisément l’objectif le plus essentiel de cette science. Mais c’est en ce point précisément que l’on peut expérimenter une contre-épreuve de la vérité du résultat obtenu dans cette première appréciation de notre connaissance rationnelle a priori, à savoir qu’elle n’atteint que des phénomènes, mais qu’en revanche elle laisse la chose en soi être certes effective pour soi, mais inconnue de nous. Car ce qui, avec nécessité, nous pousse à aller au-delà des limites de l’expérience et de tous les phénomènes, c’est l’inconditionné que la raison réclame nécessairement et de façon entièrement légitime dans les choses en soi, vis-à-vis de tout ce qui est conditionné, en exigeant ainsi que la série des conditions soit close. Or, s’il se trouve qu’en admettant que notre connaissance d’expérience se règle sur les choses en tant que choses en soi, l’inconditionné ne peut nullement être pensé sans contradiction ; que bien au contraire, à supposer qu’on admette que notre représentation des choses telles qu’elles nous sont données ne se règle pas sur celles-ci en tant que choses en soi, mais que ce sont plutôt ces objets en tant que phénomènes qui se règlent sur notre mode de représentation, la contradiction s’évanouit, et que par voie de conséquence l’inconditionné ne devrait pas être trouvé dans les choses en tant que nous les connaissons (telles qu’elles nous sont données), mais en tant que nous ne les connaissons pas, comme choses en soi : alors, il se démontre que ce qu’au point de départ nous n’avions admis qu’à titre d’essai est fondé. Cela étant, il nous reste encore, une fois dénié à la raison spéculative tout progrès dans ce champ du suprasensible, à rechercher si ne se trouvent pas dans sa connaissance pratique des données conduisant à déterminer ce concept transcendant de la raison qui est celui de l’inconditionné, et permettant ainsi de faire accéder, conformément au souhait de la métaphysique, notre connaissance a priori, bien qu’uniquement du point de vue pratique, au-delà des limites de toute expérience possible. Et dans le cadre d’une telle démarche la raison spéculative nous a en tout cas ménagé une place pour un tel élargissement, bien qu’elle ait dû laisser vide cette place, et il ne nous est donc pas interdit de songer à la remplir – elle nous y invite même -, si nous le pouvons, à l’aide des données pratiques qu’elle nous fournit.

Dans cette tentative pour transformer la démarche qui fut jusqu’ici celle de la métaphysique, et dans le fait d’y entreprendre une complète révolution, à l’exemple des géomètres et des physiciens, consiste ainsi la tâche de cette Critique de la raison pure spéculative. Elle est un traité de la méthode, non un système de la science elle-même ; mais elle en dessine cependant tout le contour en prenant en considération ses limites, tout autant qu’elle en fait ressortir dans sa totalité l’architecture interne. Car la raison pure spéculative possède en soi une spécificité : elle peut et doit mesurer son propre pouvoir suivant les diverses façons dont elle se choisit des objets de pensée, procéder même à un dénombrement complet des différentes manières de se poser des problèmes, et ainsi esquisser tout le plan d’un système de métaphysique ; cela parce que, pour ce qui concerne le premier point, rien, dans la connaissance a priori, ne peut être attribué aux objets que ce que le sujet pensant tire de lui-même, et parce que, pour ce qui touche au second, la raison pure spéculative constitue, vis-à-vis des principes de la connaissance, une unité entièrement distincte, subsistant par elle-même, où chaque membre, comme dans un corps organisé, existe en vue de tous les autres et tous existent en vue de chacun, et que nul principe ne peut être accepté pour assuré sous un seul point de vue sans avoir en même temps été examiné dans la relation globale qu’il entretient avec tout l’usage pur de la raison. Ce pourquoi la métaphysique a aussi cette chance rare, qui ne peut être le lot d’aucune autre science rationnelle ayant affaire à des objets (car la logique s’occupe uniquement de la forme de la pensée en général) : une fois mise par cette critique sur la voie sûre d’une science, elle peut s’emparer complètement du champ entier des connaissances qui relèvent d’elle et donc achever son oeuvre, ainsi que l’abandonner à l’usage de la postérité comme un capital qu’on n’augmentera jamais, parce qu’elle a affaire uniquement à des principes et aux limites de leur utilisation, et qu’elle les détermine elle-même. Par conséquent, à cette complétude, elle est même obligée, en tant que science fondamentale, et d’elle il faut que l’on puisse dire : nil actum reputance, si quid superesset agendum [“En considérant que rien n’est fait si quelque chose reste à faire” (Lucain, Pharsale].

Mais quel est donc, demandera-t-on, le trésor que nous songeons à léguer à la postérité avec une telle métaphysique, décantée par la critique, mais aussi, par là, stabilisée ? On croira percevoir, à la faveur d’un survol rapide de cet ouvrage, que l’utilité en est pourtant encore simplement négative, et qu’elle consiste à nous détourner de nous risquer jamais avec la raison spéculative au-delà des limites de l’expérience, et telle est bien, effectivement, sa première utilité. Mais elle devient positive aussitôt qu’on prend conscience que les propositions fondamentales avec lesquelles la raison spéculative s’aventure au-delà de ses limites ont pour inévitable résultat, non un élargissement, mais au contraire, si l’on y regarde de plus près un rétrécissement de notre usage de la raison, dans la mesure où elles menacent en réalité d’élargir avant tout les limites de la sensibilité, de laquelle elles relèvent proprement, et ainsi de supprimer bel et bien l’usage pur (pratique) de la raison. En conséquence, une Critique qui limite la raison spéculative est, en tant que telle, certes négative, mais comme elle abolit en même temps par là un obstacle qui restreint l’usage pratique ou même menace de l’anéantir, elle est en fait d’une utilité positive et qui est très importante dès lors que l’on est convaincu qu’il y a un usage pratique absolument nécessaire de la raison pure (l’usage moral), dans le cadre duquel elle s’étend inévitablement au delà des limites de la sensibilité – en vue de quoi elle n’a certes besoin d’aucune assistance de la raison spéculative, mais doit pourtant être garantie contre toute opposition de sa part, pour ne pas se mettre en contradiction avec elle-même. Contester à ce service rendu par la Critique l’utilité positive équivaudrait à dire que la police ne procure aucune utilité positive parce que son activité principale est en fait seulement de barrer la porte à la violence que les citoyens ont à redouter venant d’autres citoyens, afin que chacun puisse mener ses affaires dans la tranquillité et la sécurité. Qu’espace et temps ne soient que des formes de l’intuition sensible, donc uniquement des conditions de l’existence des choses en tant que phénomène, que nous ne possédions en outre pas de concepts de l’entendement (donc, aucun élément) pour parvenir à la connaissance des choses, si ce n’est dans la mesure où une intuition correspondant à ces concepts peut être donnée, que, par conséquent, nous ne puissions acquérir la connaissance d’aucun objet comme chose en soi, mais seulement en tant qu’il est objet d’intuition sensible, c’est à dire en tant que phénomène, c’est là ce qui est démontré dans la partie analytique de la Critique ; assurément s’ensuit-il, de fait, la restriction de toute la connaissance spéculative seulement possible de la raison à de simples objets de l’expérience. Pourtant, il faut toujours émettre cette réserve – et le point est à bien remarquer – que nous ne pouvons certes pas connaître, mais qu’il nous faut cependant du moins pouvoir penser ces objets aussi comme chose en soi.

Car si tel n’était pas le cas, il s’ensuivrait l’absurde proposition selon laquelle il y aurait un phénomène sans rien qui s’y phénoménalise. Or, si nous supposons que ne soit aucunement faite la distinction, rendue nécessaire par notre Critique, entre les choses comme objets de l’expérience et les mêmes choses comme choses en soi, le principe de causalité, et par conséquent le mécanisme de la nature, devrait valoir absolument, dans le processus de leur détermination, à propos de toutes les choses en général en tant que causes efficientes. Du même être par exemple de l’âme humaine, je ne pourrais donc pas dire que sa volonté est libre et qu’elle est pourtant en même temps soumise à la nécessité de la nature, c’est-à-dire qu’elle n’est pas libre, sans me trouver dans une contradiction manifeste : car, dans les deux propositions, j’ai pris l’âme dans la même signification, à savoir comme chose en général (chose en soi), et sans avoir procédé au préalable à la Critique je ne pouvais pas non plus prendre le terme autrement. Mais si la Critique ne s’est pas fourvoyée en apprenant à prendre l’objet en deux significations différentes, à savoir comme phénomène ou comme chose en soi ; si la déduction de ses concepts de l’entendement est juste, par conséquent aussi si le principe de causalité ne porte que sur des choses prises dans le premier sens, c’est-à-dire en tant qu’elles sont objets de l’expérience, mais que ces mêmes choses entendues selon la seconde signification ne lui sont pas soumises, la même volonté est pensée dans le phénomène (les actions visibles) comme se conformant avec nécessité à la loi de la nature et, en tant que telle, comme non libre, et cependant, d’un autre côté, comme appartenant à une chose en soi, par conséquent comme libre, sans que survienne là une contradiction. Or, bien que je ne puisse connaître mon âme, en la considérant du dernier point de vue, par l’intermédiaire d’aucune raison spéculative (encore moins par observation empirique), et que par conséquent je ne puisse pas non plus connaître la liberté comme propriété d’un être auquel j’attribue des effets dans le monde sensible, cela parce qu’il me faudrait connaître un tel être de manière déterminée en son existence sans que pourtant ce soit dans le temps (ce qui est impossible dans la mesure où je ne peux soumettre aucune intuition à mon concept), j’ai cependant la possibilité de me forger une pensée de la liberté, c’est-à-dire que la représentation n’en contient du moins en elle aucune contradiction, si intervient notre distinction critique entre les deux types de représentation (la représentation sensible et la représentation intellectuelle), ainsi que la limitation qui en procède à l’égard des concepts purs de l’entendement, par conséquent aussi à l’égard des propositions fondamentales qui en découlent. Or, admettons que la morale suppose nécessairement la liberté (au sens le plus strict) comme propriété de notre volonté, en ceci qu’elle avance a priori comme des données de la raison des propositions fondamentales pratiques originelles, inscrites en celle-ci, qui seraient absolument impossibles sans la supposition de la liberté – mais admettons aussi que la raison spéculative ait démontré que cette liberté ne se peut aucunement penser : dans ce cas, il faut que la première supposition, à savoir celle de la morale, s’écarte devant celle dont le contraire contient une contradiction manifeste, et qu’en conséquence la liberté et, avec elle, la moralité (car le contraire n’en contient aucune contradiction si la liberté n’est pas déjà présupposée) cèdent la place au mécanisme de la nature. Mais étant donné que, pour la morale, j’ai seulement besoin que la liberté ne se contredise pas elle-même et se puisse donc, en tout cas, du moins penser, sans qu’il soit nécessaire en outre de la connaître avec discernement, et que par conséquent j’ai besoin simplement que la liberté ne mette aucun obstacle, pour la même action (envisagée sous un autre rapport), au mécanisme de la nature, la doctrine de la moralité confirme la place qu’elle occupe, de même que la physique aussi la sienne – ce qui, en revanche, n’aurait pas eu lieu si la Critique ne nous avait pas d’abord appris notre inévitable ignorance à l’égard des choses en soi et n’avait pas limité à de simples phénomènes tout ce que nous pouvons connaître dans le registre théorique.

Une même démonstration de ce qu’il y a de positivement utile dans des propositions fondamentales de la raison pure possédant une dimension critique se peut indiquer en ce qui concerne le concept de Dieu et celui de la nature simple de notre âme, ce que toutefois je laisse de côté par souci de brièveté. Je ne peux donc pas même admettre Dieu, la liberté et l’immortalité à destination du nécessaire usage pratique de ma raison, si je n’ampute pas en même temps la raison spéculative de sa prétention à des vues débordant toute appréhension, parce qu’il lui faut, pour les atteindre, se servir de propositions fondamentales qui, ne s’étendant en fait qu’à des objets d’une expérience possible, sont cependant appliquées à ce qui ne peut être un objet de l’expérience, transforment effectivement, à chaque fois, cet objet en phénomène et ainsi déclarent impossible toute extension pratique de la raison pure. Il me fallait donc mettre de côté le savoir afin d’obtenir de la place pour la croyance et le dogmatisme de la métaphysique, c’est-à-dire le préjugé selon lequel il serait possible d’y faire des progrès sans une Critique de la raison pure, est la vraie source de toute incroyance entrant en conflit avec la moralité – incroyance qui est toujours très fortement dogmatique. S’il peut donc ne pas être difficile, avec une métaphysique systématique rédigée en suivant les indications de la Critique de la raison pure, de transmettre un héritage à la postérité, ce n’est pas là un cadeau négligeable, soit que l’on compare simplement la culture de la raison, telle qu’elle s’accomplit par l’entrée dans la voie sûre d’une science en général, avec sa façon de tâtonner sans principes et de tourner en rond avec légèreté quant elle est dépourvue de Critique, soit que l’on considère aussi quelle meilleure utilisation du temps en résulte pour une jeunesse désireuse de savoir qui, avec le dogmatisme habituel, trouve un encouragement si précoce et si puissant à ratiociner tout à son aise sur des choses auxquelles elle ne comprend rien et n’entendra jamais rien, pas plus que personne au monde, ou même à partir à la recherche de nouvelles idées et opinions en négligeant ainsi l’apprentissage de sciences solidement établies ; mais c’est encore plus vrai si l’on prend en compte l’inestimable avantage d’en finir à tout jamais sur un mode socratique, c’est-à-dire par la démonstration la plus claire de l’ignorance des adversaires, avec toutes les objections élevées contre la moralité et la religion. Car il y a toujours eu quelque métaphysique dans le monde, et sans nul doute y en aura-t-il aussi toujours une, mais force sera de voir également l’accompagner une dialectique de la raison pure, parce qu’elle lui est naturelle. C’est donc la première et plus importante affaire de la philosophie que de priver à tout jamais la métaphysique de la moindre influence dommageable en colmatant la source des erreurs commises.

Malgré cette importante transformation intervenant dans le champ des sciences et le préjudice que doit subir la raison spéculative dans ce qu’elle s’imaginait détenir jusqu’ici, tout demeure cependant, pour ce qui touche à l’intérêt général de l’humanité et à l’utilité que le monde retirait jusqu’alors des doctrines de la raison pure, dans la même situation avantageuse qu’autrefois et le préjudice ne concerne que le monopole des écoles, mais nullement l’intérêt des êtres humains. Je demande au dogmatique le plus inflexible si la preuve que notre âme continue d’exister après la mort, telle qu’on l’obtenait à partir de la simplicité de la substance, si celle de la liberté du vouloir vis-à-vis du mécanisme universel, tirée des distinctions subtiles, bien qu’inopérantes, entre la nécessité pratique subjective et objective, ou si celle de l’existence de Dieu à partir du concept de l’être suprêmement réel (à partir de la contingence de ce qui change et de la nécessité d’un premier moteur), après être sorties des écoles, sont jamais parvenues jusqu’au public et ont jamais pu avoir la moindre influence sur la conviction de celui-ci. si cela n’est pas arrivé, et si l’on ne peut même pas, à cause de l’inaptitude de l’entendement du commun des hommes pour une aussi subtile spéculation, s’attendre à ce que cela se produise ; si c’est bien plutôt, en ce qui concerne le premier objet, la disposition de la nature humaine, perceptible en chaque individu, telle qu’elle l’incite à ne jamais pouvoir être satisfait de ce qui est temporel (en tant qu’insuffisant pour les dispositions de sa complète destination), qui a dû suffire pleinement à susciter l’espérance d’une vie future, si, quand au deuxième objet, la simple présentation claire des devoirs dans leur opposition à toutes les prétentions des penchants a dû faire naître la conscience de la liberté, et enfin si, pour ce qui touche au troisième, l’ordre, la beauté et la prévoyance magnifiques qui apparaissent partout dans la nature ont dû à eux seuls produire la croyance en un sage et puissant auteur du monde – à la faveur d’une conviction qui se répand dans le public, dans la mesure où elle repose sur des fondements rationnels : non seulement, dans ces conditions, il y a là un domaine qui demeure intact, mais bien plutôt gagne-t-il encore en prestige du fait que les écoles ont désormais appris à ne pas prétendre accéder, sur un point qui concerne l’intérêt universel de l’humanité, à une vision plus élevée et plus large que celle à laquelle la grande foule (pour nous, la plus digne de respect) peut également parvenir avec tout autant de facilité, et donc à se limiter uniquement à la culture de ces preuves qui peuvent être saisies universellement et qui suffisent du point de vue moral. La transformation ne concerne par conséquent que les arrogantes prétentions des écoles, qui se feraient volontiers passer dans de telles questions (comme c’est au demeurant légitime dans beaucoup d’autres domaines) pour seules capables de connaître et de conserver ces vérités dont elles communiquent au public uniquement l’usage, mais dont elles gardent pour elles la clef (quod mecum nescit, solus vult scire videri [“Ce qu’il ignore avec moi, il veut paraître seul le savoir“). On a pourtant pris en compte aussi une prétention plus légitime du philosophe spéculatif. Il reste toujours, de manière exclusive, dépositaire d’une science utile au public, sans qu’il le sache, à savoir la critique de la raison ; cette dernière ne peut en effet jamais devenir populaire, mais il n’est pas non plus nécessaire qu’elle le soit : car si les arguments finement tissés en faveur de vérités utiles veulent si faiblement entrer dans la tête du peuple, c’est de façon toute aussi restreinte que les objections pareillement subtiles qu’on pourrait élever contre elles lui viennent à l’esprit ; en revanche parce que l’Ecole, de même que tout homme s’élevant à la spéculation, s’engage inévitablement dans ces arguments comme dans ces objections, la Critique est obligée, par une recherche approfondie des droits de la raison spéculative, de parer une fois pour toutes au scandale qui tôt ou tard doit surgir, même pour le peuple, des conflits dans lesquels s’empêtrent inévitablement les métaphysiciens (et, comme tels, finalement aussi les clercs) quand ils procèdent sans Critique, et qui viennent même ensuite fausser leurs doctrines. C’est alors uniquement grâce à cette Critique que peuvent être entièrement éradiqués le matérialisme,  le fatalisme, l’athéisme, l’incroyance des libres penseurs, l’exaltation de l’esprit et la superstition, qui peuvent être universellement dommageables, enfin aussi l’idéalisme et le scepticisme, qui sont plus dangereux pour les écoles et peuvent difficilement passer dans le public. Si des gouvernements trouvent bon de s’occuper des affaires des savants, favoriser la liberté d’une telle Critique, par laquelle seulement ce que la raison élabore peut être établi sur un socle solide, serait de loin plus conforme à leur sage sollicitude pour les sciences comme pour les hommes que de soutenir le ridicule despotisme des écoles, qui crient vigoureusement au danger pour la collectivité si l’on déchire leurs toiles d’araignée dont le public n’a pourtant jamais pris connaissance et dont il ne peut donc jamais non plus ressentir la perte. […]

Kant


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction et iconographie | sources : Philosophie Magazine n°24 | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, DOERSTLING Emil, Kant et ses compagnons à table (v. 1900) © Bibliothèque municipale de Königsberg (auj. Kaliningrad) ; © philomag.com.


Lire pour mieux comprendre…

BOURDOUXHE : Homo sapiens contre homo sensibilis (2022)

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Tout au long de notre parcours scolaire, de l’école gardienne aux éventuelles études supérieures, on nous enseigne des matières. Des matières qui sont, pour la plupart, théoriques, factuelles et livresques. Cette approche, qui est bien entendu tout à fait louable et utile, constitue quasiment un passage obligé pour faire de nous un homo sapiens. Ou, à tout le moins, un individu capable d’exprimer des propos qui reposent sur des bases un peu sérieuses. Cette approche fait de nous des individus à même de comprendre un minimum ce qu’on leur raconte, quand on leur parle de la pluie et du beau temps, voire quand on les entraîne sur des sujets plus profonds. Qui, après tout, ne rêve pas de jouer au savant, à sa façon, et de pouvoir faire profiter son entourage de son savoir, voire de l’épater par son érudition ? Quel Narcisse ne souhaiterait-il pas voir se refléter et briller toutes ses connaissances quand il se regarde dans le miroir ? Vive, par conséquent, l’homo sapiens.

Une fois les études terminées, notre chemin vers le savoir se poursuivra dans le milieu professionnel. Certains suivront ou subiront des formations dans le cadre de leur métier. Des formations techniques, bien entendu, mais parfois aussi de petits modules de formation concoctés par des spécialistes en ressources humaines. Des formations axées par exemple sur la gestion des personnalités difficiles, la communication de crise, la gestion du stress, la maîtrise de sa colère et j’en passe.

Loin de moi l’idée de remettre en question les bienfaits de certaines de ces formations en ressources ou relations humaines, quoi que parfois le doute est amplement permis. Pourtant, je me demande si l’instauration de cours ou de cursus sur l’immatériel – c’est-à-dire les sentiments, l’amitié, l’amour, l’empathie, les relations humaines, par exemple – ne nous enrichirait pas bien davantage. Car, à bien y réfléchir, les échecs humains les plus cuisants, ne relèvent-ils pas plus souvent de failles de l’ordre du sensible, que de carences cognitives, qui selon moi, sont relativement accessoires et peuvent bien plus vite être digérées par l’individu ?

Dès l’enfance, on nous formate de multiples façons. Même quand on veut nous apprendre à apprendre, on le fait bien souvent en nous inculquant et en nous imposant des schémas de pensées, des modes de fonctionnement, des comportements modélisés voire standardisés, des conventions, etc. Mais quand nous enseigne-t-on finalement le mode opératoire de la sensibilité ? A quel moment l’occasion s’offre-t-elle à nous de découvrir et d’approfondir le fonctionnement de l’humain dans l’impalpable, l’immatériel, si ce n’est peut-être dans des cours de psychologie, de philosophie ou de morale ? Qui a déjà eu des cours sur ce qu’est l’amour, ou sur ce que sont les relations humaines ?

J’ai le sentiment que l’Homme a consenti et consent toujours de nombreux efforts, non seulement pour expliquer de manière plus ou moins rationnelle le monde qui l’entoure, mais également pour imposer des pseudo-vérités ou croyances qu’il a de toute façon lui-même façonnées : des dieux pour répondre aux questions qui le dépassent ; des religions pour soumettre ses pairs à des dogmes qui lui assurent une certaine supériorité ; des philosophies pour tenter de comprendre les choses de la vie qui guident son comportement ; des sciences qui tiennent leur crédibilité à un empirisme qu’il n’est plus besoin de remettre en cause ; les mathématiques pour circonscrire la société dans une rigidité cartésienne et un ensemble mesurable.

Cependant, toutes ces tentatives d’expliquer le monde de manière peu ou prou rationnelle, ne cachent-elles pas une incapacité manifeste à extérioriser ou extirper l’homo sensibilis qui est tapi en nous depuis la nuit des temps ? Ne trahissent-elles pas une inaptitude à nous exprimer, à comprendre et à nous faire comprendre par les sens, plutôt que par le sens et la connaissance ? L’être rationnel que nous sommes ou aimerions être, ne bute-t-il pas contre cette part irrationnelle qui nous habite et que nous ne parvenons pas à véritablement cerner ? Ce côté rationnel serait-il lié simplement à notre conception d’un progrès qui se veut technologique, quitte à sacrifier la composante humaine ?

Olivier Bourdouxhe

Vous me direz, toutes ces paroles sont bien belles, mais comment concrètement enseigner l’immatériel, si ce n’est en recourant au matériel ? Je n’ai malheureusement pas de réponse toute faite, prête à l’emploi et encore moins universelle. Au mieux, j’ai bien une suggestion utopiste qui consisterait à nous immerger dans d’autres vécus et à vivre momentanément au contact d’autres milieux. Non pas dans le but de proposer une nouvelle émission de télé-réalité, mais afin d’aiguiser nos sensibilités par une immersion dans d’autres réalités, dans des référents culturels différents qui nous aideraient certainement à ne plus prendre pour acquis ce qu’on nous sert comme des évidences, des valeurs absolues qui permettraient à l’homme d’assurer son salut.

J’ai lu d’ailleurs récemment à ce sujet que le Danemark venait d’introduire des cours sur l’empathie, qui s’adressent aux enfants et adolescents âgés entre 6 et 16 ans. Voilà peut-être une piste que nous pourrions également développer chez nous.

Olivier Bourdouxhe


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction, édition et iconographie | source : Olivier Bourdouxhe, auteur | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : ©  La Compagnie Les Hommes Sensibles ; © Olivier Bourdouxhe.


La parole ouvre le débat en Wallonie et à Bruxelles…