Corinne DUBUS (née en 1975) est illustratrice de livres pour enfants. Elle est diplômée de l’Académie Royale des Beaux-Arts de Bruxelles en 2001 et a aussi fréquenté l’Atelier de gravure de l’Académie de Dessin de Watermael-Boitsfort. Elle est membre de l’atelier Razkas depuis 2009, où elle pratique principalement la gravure en relief. La couleur et les matières sont des éléments importants de son travail. Elle joue avec les superpositions et les transparences, mais explore aussi les possibilités offertes par la gravure en tant qu’outil d’expérimentation et à partir des matrices gravées aime faire des tirages uniques. (d’après CENTREDELAGRAVURE.BE et CCJETTE.BE)
Cette estampe est réalisée à l’aide de plusieurs matrices gravées sur Tetrapak (oui, ces emballages de boissons bien connus…). La matière des ailes est rendue par l’application de papier-bulle encré. En juxtaposant les diverses parties de l’animal, Corinne Dubus propose une œuvre unique et ludique, qui fait partie d’une série d’insectes tous différents.
Septembre 2021. J’ai toujours peint l’ordinaire, ce qui m’entoure. Des gens, des pigeons. Je vois la beauté partout et dans tout, et pour moi, il s’agit toujours de montrer la beauté là où on s’y attend le moins, peu importe le sujet. Il n’a jamais besoin d’être “extraordinaire” pour être peint. C’est généralement le sujet qui me choisit plutôt que l’inverse.
Dans la continuité de Gutter Paradise, où mon travail se focalisait sur de minuscules plumes irisées des habitants des trottoirs des villes (les pigeons), l’une de mes premières toiles monumentales de la série Plantasia représente un groupe ‘d’oiseaux du paradis’, ces plantes flamboyantes aux fleurs oranges et violettes qui ressemblent étrangement à des oiseaux. Mais ici, je n’ai peint que les tiges du pied de la plante. La décision de peindre des plantes n’a pas été prise sur un coup de tête. A proprement parler, la graine a été plantée il y a longtemps: enfant, j’ai toujours aidé ma mère dans son grand potager, parfois c’était amusant, parfois c’était plutôt une corvée. Mais inconsciemment, j’accumulais toutes les informations qui m’étaient transmises. Le calendrier lunaire, que planter et à quel moment , comment préparer la terre. Et même si j’ai vécu par la suite la plupart du temps dans des grandes villes, ce dicton résume bien la situation :”Vous pouvez sortir l’enfant du jardin mais vous ne pouvez pas sortir le jardin qui est à l’intérieur de l’enfant.“
Bien sûr, la nature (fleurs, arbres, paysages) et les portraits sont les sujets les plus courants en peinture mais j’espère que ma façon de mettre l’accent sur les détails microscopiques pourra apporter une pierre à l’édifice…
Ouverture : du jeudi 9 au samedi 11 septembre en présence de l’artiste
Dans une société albanaise traditionnellement dominée par les hommes, les femmes qui souhaitaient être libres n’ont longtemps pas eu d’autre choix que de renoncer à leur identité sexuelle. Après autorisation de leurs familles, des jeunes filles qui en exprimaient le désir avaient la possibilité de travailler et de participer à la vie publique. Le prix de cette liberté ? Faire vœu de chasteté et renoncer à fonder une famille.
“Les vierges sous serment sont l’héritage d’une tradition ancrée dans les montagnes du nord de l’Albanie, où le code du Kanun, droit coutumier médiéval, a fait loi jusqu’au XXe siècle. Les premières vierges sous serment ont souvent été des combattantes, qui enfilaient le pantalon et prenaient les armes pour défendre le nom de leur famille, sur fond de guerre ou de vendetta. Leur lutte s’est mue à l’époque contemporaine en résistance à un ordre établi extrêmement patriarcal. En faisant vœu de chasteté, elles pouvaient espérer gagner une liberté que seul le statut d’homme pouvait offrir. C’est cette génération qui disparaît aujourd’hui.
“Vous savez ce qu’est une vierge sous serment ?”, demande Lali, du haut de ses 63 ans, à un jeune serveur, qui d’un signe de tête lui signifie son ignorance. Lali, revisse le béret militaire qui lui couvre la tête, glisse les pouces sous ses bretelles noires et continue : “Alors jeune homme, croyez-vous que je suis un homme ?” Le serveur est alors plus ferme dans sa réponse. Bien sûr qu’il est un homme, avec son pantalon, sa cigarette et son visage autoritaire. “Raté !”, lance Lali, théâtrale. “Je suis une Burrsneshë, une jeune fille devenue homme”. Lali éclate alors franchement de rire face au regard hébété de son interlocuteur.
La scène, qui s’est déroulée à l’été 2017 dans un village du nord de l’Albanie, n’est pas une plaisanterie faite aux dépens du serveur mais la manifestation d’une antique tradition locale : Lali, Djiana de son prénom de femme, a bel et bien renoncé à son identité et à sa sexualité de femme en échange du droit de mener sa vie comme elle l’entendait. “Et pourtant j’étais belle, très belle”, ose-t-elle en dévoilant une photo d’elle adolescente, juste avant son serment, précieusement conservée depuis et colorisée par ses soins.
Quand Djiana décide de prêter serment à 17 ans, elle reçoit le soutien de son père, qui fait venir le barbier de la famille. Depuis ce jour, Djiana a les cheveux courts et porte le pantalon. Elle devient Lali, qui signifie “grand frère”. A 23 ans, son serment lui permet de choisir une carrière militaire, comme son père l’avait fait avant elle. Elle s’engage dans l’armée et monte en grade, jusqu’à commander 800 femmes et hommes sous la dictature d’Enver Hoxha.
Sous l’ère communiste, ces femmes sans descendance ni héritage, dont la vie est dédiée au travail et au service de la communauté, ont été plutôt bien perçues. Certaines ont même fait de belles carrières. En souvenir de ses années de commandement, Lali arbore fièrement béret militaire et anneau aux armes de la marine, symboles de sa réussite sociale.
Mais, précise-t-elle, “chaque Burrneshë a sa motivation et son histoire, il faut prendre le temps de comprendre, ajoute Lali. Mais toutes, nous avons construit notre vie avec honneur et pour l’honneur.” C’est pour le prouver qu’elle quitte ce jour-là sa confortable station balnéaire de Durrës, à une heure de Tirana. Cap au nord, vers les montagnes, pour rendre visite à son amie Skurtan.
Skurtan, 83 ans, accueille son amie Lali dans sa maison de retraite de Shkodër, située sur les rives du plus grand lac de la péninsule balkanique. Elle est aussi taiseuse et réservée que Lali est gaie et volubile. Son frère et sa belle-sœur n’ont pas observé la tradition de la garder chez eux quand elle est tombée malade et que sa maison s’est effondrée. Skurtan se prénommait Skurta avant d’ajouter un “n” pour masculiniser son prénom.
Très jeune, elle décide de dire non au mariage et de suivre le chemin opposé à celui de sa sœur jumelle. Elle se coupe les cheveux et fait carrière comme directeur de coopérative agricole. “Pour moi, choisir cette voie a valu la peine”, résume Skurthan en martelant ses propos de sa canne. Elle n’a aucun regret si ce n’est celui de voir les valeurs traditionnelles qui constituent la base de son serment – travail, honneur et famille – s’éroder en même temps que le pays efface les derniers vestiges de la dictature communiste et embrasse le capitalisme. Profondément respectées dans l’Albanie traditionnelle, les dernières Burrneshë sont devenues une curiosité dans l’Albanie post-communiste. Loin du district de Tropojë où elle est née et a travaillé, sentant sa légendaire force le quitter, Skurta(n) s’inquiète désormais de ce qui va rester de l’histoire des vierges jurées.
Dans le village de Viçidol, non loin de Tropojë, Hajdar vit encore à 86 ans dans la maison qui l’a vue naître. Elle se hâte d’enfiler son costume traditionnel masculin pour accueillir ses invités dans la Oda, salon à double vocation intime et public, et véritable lieu de pouvoir. Aujourd’hui, elle vit seule dans cette maison qui a connu des jours meilleurs. La plupart des membres de sa famille ont émigré, notamment en Allemagne et au Danemark. Il ne reste aujourd’hui que des fantômes, dont celui de sa mère, fortement opposée de son vivant à la vocation de sa fille. “J’aimais ma mère ; elle était belle et travailleuse. Mais je n’ai jamais compris comment elle a pu se marier”, répète celle que tout le monde surnomme désormais Mixhë, “tonton”.
Dans la tradition albanaise, une jeune fille ne pouvait prêter serment qu’avec l’aval de son père. Devenir une vierge jurée constitue un privilège qu’un père accorde à sa fille… quitte à la condamner à rester vieux garçon. “Rien ne pouvait me faire changer d’avis de toute façon : j’avais eu un rêve prémonitoire, un signe d’Allah”, ajoute Hajdar. A la mort de son frère, pouvoir travailler, une prérogative alors masculine en Albanie – lui a permis d’assurer l’avenir des enfants de ce dernier.
Bedrije tardait à se marier. Elle n’en voyait pas l’intérêt, elle que son père laissait tout faire : jouer dehors, s’habiller à sa guise. Mais il y a 60 ans dans le nord de l’Albanie, la seule alternative au mariage, c’est le serment de virginité. “Au final, Dieu a bien fait les choses, puisque j’ai pu m’occuper des enfants de mon frère quand celui-ci est mort, précise-t-elle. C’était mon destin de pouvoir travailler, de subvenir à leurs besoins et de les protéger comme s’ils étaient mes propres enfants.” Aujourd’hui encore, elle vit comme elle l’entend, joue aux dominos dans les cafés, porte des chemisettes, fume… Depuis dix ans maintenant, elle conduit aussi. Un mini-bus jaune flamboyant, avec l’aigle à deux têtes de l’Albanie peint en noir sur le capot. Chaque jour, elle le met à disposition des gens de son village et les conduit pour une poignée de lek vers la ville voisine de Bajram Curri. Entre deux courses, elle a ses habitudes dans un café où des kiosques rococo abritent du soleil. Entre deux raki, l’anisette locale, elle raconte sa vie de vierge sous serment.
“Je suis heureuse de ma vie et de mon choix”, confie-t-elle. Sa seule crainte aujourd’hui est celle que partagent toutes les Burrneshë. Sans enfant, elles n’ont pas d’assurance-vie. Elle-même ne touche pas de retraite, suite à la perte de documents officiels. Il ne lui reste que l’espoir de ne jamais avoir à dépendre de quelqu’un. “Je prie pour ne jamais avoir d’accident avec ma camionnette”, répète-t-elle régulièrement.
L’histoire de Drane commence comme un conte, mais n’a rien d’un Walt Disney. Enfant, elle habite dans une maison faite de roseaux et de terre battue, à proximité de la mer Adriatique, avec autant de frères et sœurs qu’il en faut “pour monter une équipe de foot”. Elle garde les moutons depuis qu’elle est en âge de marcher et de se repérer. A six ans seulement, elle tombe dans les bois sur un drôle d’objet ovale et lourd, joue avec et le dégoupille. Ses deux mains et la possibilité d’une vie normale explosent. Elle réapprend à tout faire sans jamais se départir de sa dignité. Devenir un homme était la suite logique, suggère Drane à demi-mots, une façon d’éviter le déshonneur pour une femme promise à devenir vieille fille.
À 62 ans, elle vit seule, dans la maison en dur reconstruite sur l’emplacement de la cabane, un paysage de nouvelles constructions et de grues, dans ce qui est devenu en quelques années seulement la banlieue de la station balnéaire Shëngjin. La vie s’écoule entre son jardin et sa cuisine, entourée des poules et du chiot offert par ses neveux. Elle bouscule parfois brusquement de ses moignons la boule de poils. “C’est pour le rendre agressif et qu’il apprenne à me défendre, explique-t-elle tout en manipulant avec dextérité un couteau grand comme son avant-bras. “Je suis fière de n’avoir eu besoin de personne”. Au contraire, c’est elle, en tant qu’homme de la famille, qui a veillé jusqu’au bout sur ses parents. Plus d’un an après sa mort, elle porte encore fièrement le deuil de sa mère et a renoncé à tous ses plaisirs de Burrneshë : l’alcool, les dominos et les terrasses de café.” [d’après FRANCE24.COM]
Corinne Clarysse, Dorothée Van Biesen, commissaires, et Les Drapiers, vous invitent à l’exposition Narration Textile
Anais Beaulieu (FR), Brodette (B), Peter Frederiksen (USA), Richard Saja (USA), Martha Samyn (B) & Samuel Trenquier (B) : selfies tuftés, broderies animées, chimères 2.0 feutrées, mouchoirs pimpés, violences policières immortalisées à l’aiguille ou toile de Jouy travestie, tout est bon pour entrechoquer histoire du textile, actualité, imaginaire collectif et fiction personnelle…
INFORMATIONS PRATIQUES
Du 4 septembre au 23 octobre 2021 – Exposition accessible du jeudi au samedi de 14h à 18h En dehors de cet horaire, possibilité de rendez-vous. Vernissage le samedi 4 septembre de 16h à 19h. Accès libre.
Samedi 2 octobre sur réservation
Présentation de livres d’artistes textiles par le CLA avec la participation de Marie Van Roey et Christèle Simonard.
Avec le soutien de la Fédération Wallonie Bruxelles et de la Région Wallonne
En 1958, Paul DIEL a prononcé une série de six conférences dans l’émission radiophonique L’Heure de culture française de la radiotélévision française de l’époque. L’ensemble visait à fournir une Introduction à la Psychologie de la Motivation. C’est Jane DIEL qui les propose dans la biographie qu’elle a consacrée à son époux en 2018 (éditions MA-ESKA). Nous avons regroupé les six textes dans wallonica.org, les voici :
“Depuis la découverte de la pensée symbolisante de l’extra-conscient, la psychologie des profondeurs s’est développée par des doctrines qui semblent être contradictoires. L’histoire de la psychologie des profondeurs est liée aux noms prestigieux de Freud, d’Adler et de Jung. Freud découvre l’onirisme névropathique du subconscient : crises convulsives, paralysie des membres, dysfonction des organes, idées obsédantes, actions symboliques de purification, etc. Ces symptômes expriment symboliquement les désirs insatisfaits et refoulés.
En complétant la découverte freudienne de l’onirisme subconscient, Jung entrevoit l’existence du symbolisme surconscient. Les archétypes jungiens sont des images-guides apparentées aux symboles mythiques. Voici comment Jung définit les archétypes: “…ils forment, d’une part, le plus puissant préjugé instinctif et, d’autre part, ils sont les auxiliaires les plus efficaces qu’on puisse imaginer des adaptations instinctives.” Il en résulte que ces images ancestrales et collectives tentent de guider la vie de chacun en direction sensée.
Adler, de son côté, commença l’étude d’un phénomène psychique radicalement opposé à la conduite sensée : la fausse rationalisation, déjà passagèrement constatée par Freud. Ce phénomène, habituellement dérobé au conscient, forme le lien dynamique entre les deux instances extraconscientes découvertes par Freud et Jung. La fausse rationalisation tente d’embellir les intentions pathogéniques et inavouables du subconscient, en y greffant des motifs pseudo-sublimes conformes en apparence à l’impératif éthique archétypique du surconscient.
Adler dénommera politique de prestige ce phénomène de rationalisation erronée et de fausse auto-justification. Dans ce terme nouveau pointe déjà la compréhension qu’à la base du raisonnement morbide se trouve une fausse auto-estimation, une survalorisation mensongère de soi-même, destinée à procurer une illusoire satisfaction vaniteuse.
Adler découvre ainsi la fausse motivation. Mais l’étude demeure empirique. Le phénomène pourrait bien être d’une importance beaucoup plus étendue que ne le laisse soupçonner l’investigation adlérienne. La falsification du raisonnement serait-elle la cause primaire de la maladie de l’esprit sous toutes ses formes ?
Les œuvres respectives de Freud, d’Adler et de Jung contiennent d’importants éléments de vérité. L’apparence d’une contradiction provient des erreurs doctrinales (pansexualité chez Freud, instinct de domination chez Adler, spiritualisme trop exclusif chez Jung). Ces œuvres sont pourtant complémentaires. Leur trait d’union est la recherche de la connaissance de soi-même jusque dans les tréfonds de l’extraconscient. Leur commun but curatif se fonde sur le contrôle conscient, assurant une relative maîtrise des désirs.
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, on est en droit de dire que l’effort commun qui traverse les doctrines, qui les unit en dépit de leur apparente contradiction, consiste dans l’élaboration d’une méthode introspective de prise de connaissance de soi, malgré l’existence du fonctionnement extraconscient. On trouvera aussi bien chez Freud que chez Adler et Jung de nombreux passages qui attestent la valeur de l’introspection et soulignent la nécessité d’y recourir.
L’esprit ne peut parvenir à diminuer la tension affective des désirs qu’en trouvant la valorisation juste, donc en éliminant la fausse motivation. La réussite curative ne peut résulter que de l’orientation sensée. Or, il n’existe qu’une seule direction sensée de la vie, et c’est uniquement l’impératif éthique du surconscient qui l’indique. Son exigence immanente consiste à chercher la satisfaction, non pas dans l’exaltation des désirs et dans la fausse justification de cette exaltation, pas plus d’ailleurs que dans la suppression des désirs naturels (d’ordre sexuel et matériel), mais dans leur satisfaction harmonieusement ordonnée.
Dans cette perspective, on constate un accord complet entre l’ancien problème de la philosophie et celui de la psychologie moderne.
Mais alors que la philosophie s’est intéressée en premier lieu à l’aspect éthique, la psychologie est issue de l’étude de l’aspect pathologique. Son interrogation première concerne le mal, la maladie psychique, l’exaltation imaginative cause de la rupture d’équilibre. L’exaltation malsaine est diamétralement opposée à l’harmonisation saine. L’homme crée lui-même le bien et le mal ; il est responsable de la valeur ou de la non-valeur, par sa valorisation juste ou fausse. La voie est libre pour aborder le problème essentiel, non plus par voie d’intuition, mais par l’analyse des fonctions psychiques.
Pour l’analyse psychologique, le problème le plus ancien se pose d’une manière entièrement renouvelée. Mais il se présente sous la forme d’un dilemme dont l’acuité exige une solution d’urgence. D’un côté se trouve mise en lumière la cause subconsciente de la déformation pathologique et de ses conséquences néfastes : l’élucidation des tréfonds devient une nécessité vitale. De l’autre côté, cette élucidation semble être plus impossible que jamais. Comment l’introspection pourrait-elle sonder les tréfonds qui se dérobent au conscient ?
Or, la fausse rationalisation est le mensonge à l’égard de ses propres intentions motivantes. Cesser de se mentir, c’est commencer à se connaître. Du fait que la fausse rationalisation, mi-aveuglément imaginative, mi-raisonnante, s’opère, par là même, à la frontière du conscient, elle devrait nécessairement être accessible à la prise de connaissance. L’analyse doit donc se concentrer sur la fonction imaginative susceptible de fausser le raisonnement.
Nous savons tous, par voie d’introspection immédiate, que, pour former un projet, nous enchaînons nos désirs en un jeu imaginatif. L’imagination tente de prospecter les conditions réelles de réussite. Sous cette forme, l’imagination est une fonction naturelle, indispensable à la délibération mi-affective, mi-réflexive. Le jeu imaginatif nous procure une présatisfaction, capable de stimuler la recherche de la satisfaction réelle et active.
Cependant, le jeu imaginatif, pour peu que l’affectivité l’emporte sur la réflexion, devient malsain. Au lieu de prospecter les conditions de réalisation satisfaisante, l’imagination se contente de présatisfaction. Elle n’est plus alors qu’un vain jeu, exaltant parce que libéré de toute entrave réelle, mais dangereuse précisément en raison de l’évasion dans l’irréel et de l’égarement dans l’irréalisable.
Le danger est d’autant plus grand qu’à l’imagination d’évasion correspond nécessairement l’imagination de justification. L’évasion imaginative est la faute vitale par excellence, dénoncée comme coupable par la vision surconsciente de la vérité. La fausse justification, en refoulant la faute, perd de vue non plus seulement la réalité ambiante, mais elle prépare la désorientation la plus décisive et la plus nocive qui soit : la perte de la vérité à l’égard de soi-même et de sa propre valeur.
L’exaltation imaginative sous ses deux formes complémentaires -évasion de la réalité ambiante et fausse justification de soi-même- est une faiblesse de la fonction valorisante de l’esprit. Or, l’erreur de la valorisation ne peut se manifester que de deux manières : survalorisation ou sous-valorisation. Ainsi s’introduit dans l’esprit la cause même de son insanité : l’ambiguïté de la fonction valorisante. La valorisation contradictoire prive l’esprit de sa lucidité et la volonté de sa force de décision. L’ambivalence n’est pas un phénomène qui se manifesterait de-ci de-là de manière sporadique : elle est la loi qui régit la progressive décomposition morbide du moi conscient. Elle crée la désorientation subconsciente. La valorisation faussement justificatrice est une erreur essentielle, nuisible pour toutes les interrelations humaines, car elle se manifeste sur le plan de la vie pratique sous la forme d’une fausse estimation de soi-même et d’autrui. À l’auto-surestime vaniteuse, moyen de refouler sa propre culpabilité, correspond infailliblement l’inculpation excessive d’autrui. Le sujet se considère comme exempt de toute faute, et la faute pour tout ce qui lui arrive de désagréable et d’angoissant se trouve projetée sur autrui. L’autre devient l’ennemi redoutable, injuste en principe : le sujet ne cessera plus de se plaindre sentimentalement pour tant d’injustice à subir.
Vanité, accusation, sentimentalité sont les moyens de refouler l’insatisfaction coupable. Tout le cortège des ressentiments humains se trouve inclus dans ce cadre catégoriel formé par l’imagination faussement justificatrice.
Les maladies de l’esprit sont la conséquence d’une aggravation de la fausse motivation justificatrice, laquelle se trouve à divers degrés d’intensité en tout homme. Chacun pourrait s’en rendre compte s’il voulait se donner la peine de scruter ses délibérations intimes. Ces ressentiments d’apparence normale sont jugés sans gravité. En raison de leur fréquence, ils sont pourtant bien plus dangereux pour la conduite sensée de la vie humaine que les manifestations spectaculaires de la psychopathie, qui n’en sont que des états d’aggravation.
Toutes les interactions humaines sont insidieusement perturbées par les ressentiments secrets. Il importe donc d’envisager l’étude du comportement à partir des motivations intimes.”
En 1958, Paul DIEL a prononcé une série de six conférences dans l’émission radiophonique L’Heure de culture française de la radiotélévision française de l’époque. L’ensemble visait à fournir une Introduction à la Psychologie de la Motivation. C’est Jane DIEL qui les propose dans la biographie qu’elle a consacrée à son époux en 2018 (éditions MA-ESKA). Nous avons regroupé les six textes dans wallonica.org, les voici :
“La psychologie de l’extraconscient date de la découverte d’un fonctionnement psychique dérobé à la pensée logique, opérant au-dessous du seuil du conscient. Freud a fait cette découverte des réactions subconscientes en cherchant une explication au comportement illogique, d’apparence absurde et dépourvue de tout sens, que présentaient certaines maladies mentales en état de crise aiguë. L’histoire de cette découverte est connue, tout comme le sont le système théorique et la méthode thérapeutique que Freud en a tirés. Il importe de démontrer que Freud, alors même que l’on conteste son système, a donné le signal de départ à un approfondissement radical de la pensée humaine.
Freud – on le sait – avait supposé que certaines crises convulsives servaient aux malades à exprimer des désirs sexuels, chargés de honte et refoulés. La crise ou plus généralement le symptôme psychopathique fut pour la première fois reconnu comme étant d’origine psychique. La crise était expliquée comme un moyen de satisfaire oniriquement le désir interdit en l’exprimant symboliquement. Le processus, du fait qu’il est inconnu du malade et indépendant de sa volonté, révélerait donc l’existence d’un fonctionnement psychique subconscient à tendance morbide.
Freud constata ainsi, dans le comportement humain, un facteur déterminant auparavant insoupçonné. Mais en même temps, s’efforçant d’éclaircir ce facteur déterminant, il introduisait dans le domaine de la pensée humaine un principe d’explication demeuré complètement inconnu : l’explication symbolique.
L’explication symbolique est radicalement différente de l’explication logique jusqu’alors exclusivement utilisée. Elle ne cherche pas, pour un effet extérieurement donné, une cause extérieurement constatable (principe d’explication commun aux autres sciences). L’explication symbolique cherchera, pour une réaction humaine manifeste et cliniquement observable, le désir latent. Elle suppose que la réaction manifeste exprime, d’une manière oniriquement déformée, la cause latente, la motivation, dont l’homme ne sait rien et ne veut rien savoir. Ce nouveau mode d’explication permettra de comprendre les productions du psychisme, productions illogiques par excellence : le rêve nocturne, la fabulation mythique et le symptôme psychopathique.
Mais la découverte du symbolisme eut des conséquences plus importantes encore. Elle contient en elle-même l’exigence de dépasser les conclusions théoriques que Freud a voulu en tirer. Une interrogation s’impose : comment se peut-il que la réflexion sur le symptôme manifeste parvienne à reconstituer son lien avec le désir latent ? L’extraconscient doit avoir auparavant établi ce lien. Si ce lien est symboliquement véridique, force est d’admettre qu’il existe une sorte de pensée extraconscient, laquelle, bien qu’elle s’exprime oniriquement, est néanmoins significative et sensée. Il est donc indispensable de diviser l’extraconscient en un subconscient oniriquement insensé et un surconscient oniriquement sensé (nommé, par Jung, le “soi“). Le terme “extraconscient” est précisément choisi pour désigner, d’un seul mot, les deux aspects complémentaires : surconscient-subconscient. (Afin de faciliter la compréhension de la terminologie, il n’est peut-être pas superflu de rappeler ici que l’extraconscient est préconscient, et qu’il englobe aussi l’inconscient primitif et purement instinctif). Le surconscient est le siège d’une sorte d’esprit préconscient, producteur des mythes ; le subconscient, en revanche, siège de l’aveuglant débordement affectif, produit le symptôme psychopathique. Il importe donc de comprendre que le conflit essentiel du psychisme humain – la lutte entre l’affect aveugle et l’esprit prévoyant – se poursuit sans relâche dans le tréfonds de l’extraconscient. Dans l’état de veille, il déborde vers le conscient qui délibère à la recherche d’un apaisement. Mais la délibération, dans la mesure où elle reste inachevée, se poursuit au sein du rêve nocturne où elle s’exprime par images symboliques.
Ainsi voit-on que le conflit essentiel, la lutte entre l’esprit et l’affect, la lutte entre le conscient et le subconscient, envahit la vie entière. Le conflit est la vie, et la vie exige la solution.
Il faut bien se rendre compte de l’immense portée révolutionnaire contenue en germe dans la découverte freudienne du symbolisme subconscient. La force explosive de cette découverte est telle qu’elle risque de démolir toutes les constructions explicatives élaborées jusqu’ici par la pensée humaine et admises pour vérité. L’erreur contenue dans ces constructions est imputable au fait qu’elles ignoraient l’existence d’une pensée extraconsciente.
Freud lui-même n’a pas implicitement prévu la pensée extraconsciente. Une part d’erreur doit donc se trouver également dans les conclusions qu’il a tirées de sa découverte du symbolisme subconscient. Freud ne s’interrogeait que sur le contenu refoulé du subconscient : le désir chargé de culpabilité. Il néglige de poser la question concernant l’instance véridiquement symbolisante, et il ne put découvrir le surconscient et sa pensée prélogique.
Toute la théorie freudienne est marquée par une erreur initiale. Freud explique la vie entière à partir de sa découverte du subconscient. Les manifestations culturelles apparaissent dans sa théorie comme le produit du refoulement des désirs, de préférence sexuels. Freud explique la vie normale à partir du subconscient pathogène, au lieu d’expliquer la déformation pathologique à partir de la vie normale.
La norme, dans la vie humaine, est indiscutablement la pensée logique et consciente. C’est à partir d’elle qu’il faudrait expliquer le fonctionnement subconscient, car on ne peut comprendre l’inconnu qu’en fonction du connu. Le fonctionnement nouvellement décelé ne peut-être radicalement séparé du conscient : entre la pensée illogique du subconscient et la pensée logique du conscient doit exister un rapport génétique. Il importe, en premier lieu, de ne pas prendre pour une réalité l’image linguistique qui présente la psyché sous la forme d’un réservoir spatial dans lequel on distinguerait les instances comme des tiroirs superposés. L’image ici n’est qu’une fiction indispensable, et les instances ne sont, à la vérité, que les diverses formes interdépendantes du fonctionnement psychique.
Afin d’entrevoir la nature du rapport génétique entre le conscient et le subconscient, qu’on se rappelle le rôle prédominant que joue, dans la thérapie freudienne, la mémoire. Toute cette thérapie est fondée sur l’évocation associative des souvenirs oubliés. Le matériel ainsi reproduit est symboliquement interprété, absolument de la même façon que l’est le symptôme psychopathique.
Freud, pour les besoins de sa thérapie, se voyait obligé d’admettre l’aspect onirique de la mémoire. Pourquoi n’a-t-il point fondé toute sa théorie sur la mémoire, phénomène naturel et pourtant mi-conscient, mi-extraconscient ? Quelle énorme chance de simplification. Pourquoi ne l’a-t-il pas saisie ? La raison en est sans doute que la mémoire est un dynamisme qui joue entre
oubli et évocation, tandis que, pour Freud, l’oubli refoulant est un phénomène statique qui ne concerne que les traumatismes passés, une fois pour toutes enfouis dans la boîte du subconscient. Mais le refoulement concernerait-il, au contraire, en premier lieu, le dynamisme des désirs actuels chargés de culpabilité ? Existe-t-il des motifs qui détournent constamment l’intérêt de certains désirs, les tenant ainsi dans l’oubli sans possibilité d’évocation? Dans l’affirmative, l’oubli touchant ces désirs ne sera plus exclusivement passif, comme il en va généralement des innombrables matériaux tenus à la disposition de l’intérêt évocateur. L’oubli sera actif, il possédera ainsi le trait caractéristique du contenu refoulé. Le motif refoulant sera nécessairement un sentiment actuel de pénibilité excessive, à l’endroit d’un désir surchargé de honte. Le dynamisme de l’ensemble des désirs, en tant qu’ils sont coupés de leur communication avec le conscient, exercera son influence morbide en créant le subconscient.
Ainsi compris, le subconscient, loin d’être préétabli, n’est que le fonctionnement perverti de l’ extraconscient. Mais le dynamisme pervers affectera également la capacité d’évocation. L’intense surcharge d’énergie affective obligera les désirs refoulés à chercher leur issue dans une décharge active. Dans l’impossibilité d’accéder au conscient qui les passerait au crible du contrôle délibérant, les désirs coupables se déchargeront directement au moyen du subconscient onirique. L’onirisme présentera les désirs coupables et refoulés sous une forme déguisée, mais symboliquement significative pour l’originaire intention honteuse.
Un désir d’ordre sexuel, ou matériel, chargé de honte, sera, par exemple, tiré de l’oubli forcé, symboliquement évoqué et satisfait par un acte de boulimie, de kleptomanie, mais aussi par une crise convulsive parétique ou agitée, passagère ou durable ; cependant, il se peut tout aussi bien que le symptôme symbolique exprime, à la place du désir, sa charge de culpabilité. Afin de contenir l’angoisse coupable, le sujet accomplira un acte symbolique de purification : il se lavera, par exemple, les mains ou une quelconque partie du corps; dans d’autres cas, il se trouvera empêché de toucher certains objets jugés impurs. N’importe quel objet peut se trouver chargé d’interdit, tout comme n’importe quelle action ou omission pourra être utilisée comme symbole de purification. Mais, quels que soient ces actes symboliques, tous auront en commun leur trait d’illogisme : le fait qu’ils sont accomplis et obsessivement répétés d’une manière insensée, sans aucune nécessité logique.
Toutes les conditions de la constitution du symptôme psychopathique se trouvent ainsi réunies. Le symptôme s’avère explicable à partir de la mémoire et de ses fonctions d’oubli et d’évocation, manifestations psychiques d’origine naturelle et saine.
Le problème crucial se pose ainsi clairement : d’où vient l’angoisse coupable qui rend la mémoire morbide et activement refoulante .
Le désir étant un phénomène trop naturel pour être en soi honteux et coupable, l’interdit ne peut venir que de l’esprit. Il importe donc de déceler la cause qui dresse l’esprit contre le désir. Normalement, l’esprit devrait s’employer à le satisfaire. L’exigence de satisfaction met, dès l’origine, toutes les fonctions psychiques au service du désir. La mémoire liant le passé au futur (que l’homme aime s’imaginer chargé de promesses), qu’est-elle en premier lieu, sinon l’attente prolongée, la tension insatisfaisante des désirs en quête de satisfaction ? Seulement, voilà : tous les désirs ne peuvent être sans cesse présents à l’esprit valorisant, d’où la fonction d’oubli, nécessairement complétée par la capacité d’évocation. Les
fonctions conscientes – pensée, volonté, sentiments – apportent à leur tour leur concours à la quête de satisfaction du désir évoqué. Bien plus, elles sont créées par cette quête.
Ainsi toute la gamme des sentiments, variant entre attirance et aversion, espoir et déception, se constitue à partir d’une mémoire affective qui n’est autre que la tension énergétique des désirs. La pensée, par contre, est une mémoire réflexive capable de tirer du passé une expérience utilisable pour la future satisfaction des désirs. La décision volontaire résulte de la délibération qui confronte la mémoire affective et la mémoire réflexive, à seule fin de préparer la décharge satisfaisante des désirs.
La compréhension des fonctions conscientes, selon leur origine et leur but, permettra-t-elle de résoudre l’énigme de l’extraconscient ?
La délibération, parce que co-déterminée par le subconscient, n’aboutit pas nécessairement à sa fin satisfaisante. L’affectivité aveuglante peut déborder la réflexion lucide. Cette perte de lucidité, vitalement dangereuse, serait-elle à l’origine du sentiment de culpabilité ? L’esprit indiquerait-il par l’angoisse coupable la faute vitale, l’exaltation des désirs ? Le tourment de la culpabilité serait alors un sentiment à portée positive. Il serait l’appel de l’esprit qui tentera d’obtenir l’aveu conscient de la faute, son contrôle et son
élimination. Sentiment vague, la culpabilité ne pourrait émaner que de la sphère surconsciente. Le conscient devrait transformer l’appel vague en un savoir précis et contrôlable, seul moyen de se libérer de l’insatisfaction coupable. Mais le conscient, au lieu d’écouter l’esprit, peut se laisser entraîner par l’affect. Il se rend ainsi complice de la faute, qui est précisément l’exaltation de l’affect. Le conscient affectivement aveuglé tentera de se libérer de la faute en la désavouant. La conséquence de ce désaveu est le refoulement. Sans désaveu, pas de refoulement ; sans refoulement, pas de symptôme. Le refoulement découvert par Freud n’est qu’un effet ; sa cause primaire réside dans le désaveu de l’appel de l’esprit. S’il en est ainsi, il est clair que le procédé thérapeutique, tel que Freud l’a prévu, serait passible d’une simplification décisive ; la thérapie, pour être pleinement efficace, devrait s’attaquer à la cause primaire de la morbidité. Elle devrait combattre la tendance humaine à nier en toutes circonstances toute faute.
Cette tendance, la fausse auto-justification, est toujours présente et actuelle en chacun. Elle est l’erreur de l’esprit, incarnée dès l’enfance : la fausse valorisation de soi-même et du monde ambiant. En s’attaquant à cette cause essentielle toujours actuelle, la thérapie évitera un détour considérable à travers la remémoration du passé et de son contenu refoulé. Le désaveu de toute faute, l’auto-justification, falsifie sans cesse les motifs actuels de l’activité. Elle les rationalise faussement et crée ainsi la fausse motivation. Freud lui-même a constaté ce processus de “fausse rationalisation“. Il a omis de l’étudier, car son étude exige le recours à la méthode introspective.
Le moindre acte d’introspection lucide enseignera que la transformation de l’auto-accusation coupable en auto-justification s’opère sans cesse sur le plan de l’imagination. L’imagination se contente de jouer avec les désirs et de se délecter de leurs promesses de satisfaction. Perdant ainsi de vue les exigences de la réalité, elle finit par rendre les désirs insensés en les exaltant démesurément, tout en continuant à justifier leurs exigences irréelles. L’exaltation imaginative est la faute vitale en principe. Elle crée les innombrables fautes accidentelles, car son insuffisante évaluation de la réalité pleine d’obstacles, tout comme son appréhension angoissée des obstacles réels, préparent les réactions d’échec. À travers toutes ces vaines promesses, l’imagination exaltée n’aboutit qu’à l’insatisfaction coupable. Le psychisme – selon sa loi qui est la recherche de la satisfaction – tentera de se débarrasser de l’angoisse d’insatisfaction en refoulant les désirs devenus coupables. Le refoulement, passagèrement libérateur, conduira finalement, par accumulation, à l’explosion des symptômes.
La maladie psychique ne débute pas – comme Freud l’avait pensé – avec les manifestations subconscientes du refoulement, producteur des symptômes névrotiques. Sa cause première se trouve dans l’exaltation imaginative, dans la rêverie les yeux ouverts, état psychique des plus fréquents, dont la nocivité est insuffisamment reconnue. L’imagination morbidement exaltée se trouve être à la frontière du conscient et du subconscient. Ses méfaits doivent donc être accessibles à la compréhension introspective. C’est elle, l’exaltation morbide de l’imagination, qui détermine l’état initial de l’insanité de l’esprit, et c’est elle qu’il importe d’étudier pour comprendre la maladie de l’esprit, sous toutes ses possibilités d’aggravation. Cet état initial – d’ailleurs souvent stationnaire – est la nervositéavec ses sautes d’humeur, ses caprices et ses irritations, ses délectations vaniteuses et ses tourments coupables. Pour l’homme atteint de nervosité, la vie risque de n’être qu’une continuelle déception.
Confrontée avec le sens de la vie, l’exaltation imaginative est le contraire de l’ethos harmonisant. Constante préoccupation égocentrique, l’imagination exaltée n’est rien d’autre que l’introspection sous sa forme subjective et morbide, qu’il faut combattre afin d’accéder à une observation méthodique et objectivante.
Mais aussi importe-t-il de ne pas confondre l’imagination morbide avec l’imagination sous sa forme créatrice, qui, elle, marque la frontière entre le conscient et le surconscient, d’où sa force inspiratrice.”
Le Théâtre National de Belgique (direction : Jacques Huisman) présente PELLEAS ET MELISANDE, un rêve de Maurice Maeterlinck, dans une mise en scène de Henri Ronse. Les décors, les costumes et les lumières sont de Beni Montresor ; la musique d’Arnold Schoenberg (décor musical de Yvan Dailly, avec la collaboration technique de Willy Paques ; régie de Michel Dailly.).
C’était la saison 1976-1977, ma mère était costumière au Théâtre du Gymnase liégeois qui accueillait alors la troupe bruxelloise du TNB pour mon premier Pelléas (et mon premier Schoenberg après La nuit transfigurée).
J’en ai gardé le programme, celui-là et les suivants. Etais-je déjà conscient que, bien des années plus tard, il servirait une de nos missions, chez wallonica.org : exhumer et pérenniser des publications qui ont vécu un temps puis, hélas, sont passées aux oubliettes, malgré leur intérêt réel.
La technique au service de l’homme : nous avons scanné et “océrisé” (effectué la reconnaissance de caractères) le programme de l’époque et nous vous le livrons ici en texte intégral (révisé et corrigé), comme à l’accoutumée sans publicités. Le fichier PDF résultant de cette dématérialisation est disponible dans notre DOCUMENTA…
Il est né à Bruxelles, le 10 mai 1946. Après des études de Lettres et de Philosophie à l’Université Libre de Bruxelles, il s’en va à Paris, où il donne des articles à plusieurs journaux et revues (N.R.F., Lettres Françaises, etc.). Secrétaire de rédaction de la revue L’Arc, il en dirige plusieurs des numéros spéciaux (Joyce, Georges Bataille). En 1966-67, il fait ses premiers essais de mise en scène au Théâtre-Poème, à Bruxelles.
Henri RONSE (1946-2010)
En septembre 1971 , il fonde, à Paris, le Théâtre Oblique. Il y met en scène : Strindberg, Beckett, Maeterlinck, Artaud, Kafka, Jodelle (Cléopâtre captive), Yeats, Raymond Roussel, Butor, Schoenberg… Le Théâtre Oblique – installé définitivement, en 1974, au Cyrano-Théâtre – devient un important lieu d’échanges : théâtre, cinéma d’avant-garde, concerts, expositions… Des tournées à l’étranger lui donnent une stature internationale.
Au Théâtre de l’Odéon, Henri Ronse a présenté la Rodogune de Corneille (1975) et La Sonate des Spectres (1976) de Strindberg, avec un extraordinaire succès. Il prévoit également la mise en scène de Lulu de Wedekind à New York, et une tournée du Théâtre Oblique aux U.S.A.
Henri Ronse parle de Pelléas et Mélisande
TNB : Pelléas et Mélisande, c’est d’abord un opéra. L’Opéra de Debussy ?
HENRI RONSE : Non, un opéra qui se trouve dans l’œuvre de Maeterlinck ; une virtualité d’opéra, si vous préférez. Pour la musique de scène, de préférence à Debussy – à une chanson près – j’ai fait appel au poème symphonique de Schoenberg. Schoenberg a parfaitement compris le génie de la pièce. Un génie germanique qui l’apparente aux poèmes musicaux de Wagner. Cette histoire de passion et de mort est dans la ligne de Tristan et Isolde. Oui, en soi, Pelléas et Mélisande est un opéra. Tout tourne autour des rapports de la pièce et de cet opéra englouti qu’elle porte en elle.
Et le sujet de cet opéra ?
Un rêve. Un rêve qu’a fait Maeterlinck vers 1890. Il a vingt-huit ans. Il écrit, il rêve sa pièce, dans la solitude de sa maison de campagne d’Oostacker, le long du canal de Terneuzen. Plus tard, mûri, il reniera cette œuvre avec toutes celles de sa jeunesse : ces shakespitreries, dira-t-il. Peut-être parce qu’il en a peur, parce qu’elles le dénoncent trop. C’est dans Maeterlinck lui-même qu’il faut trouver la vérité de Pelléas et Mélisande.
Et qui est-ce, Maeterlinck ?
Un être complexe. Déséquilibré jusqu’à friser par moments la folie. Le poète des Serres chaudes et le champion de boxe. D’un côté l’athlète flamand, fier de ses pectoraux et de ses doubles muscles ; mais derrière cette façade, un homme inquiet, qui a peur, qui se cache. Toute sa vie, il se cachera dans des châteaux de plus en plus vastes. Le château de Pelléas et Mélisande, isolé au milieu d’un pays que ravage la famine, est une préfiguration de cet immense château d’Orlamonde, où l’écrivain finira sa vie, terré, éloigné de toutes les agitations du monde.
De quoi a peur Maeterlinck ?
De la souffrance, de la mort (il est hanté par la mort). Et surtout, de la violence qui est en lui. Maeterlinck, c’est Pelléas, c’est le poète des Serres Chaudes. Et c’est aussi cette brute de Golaud, le chasseur effréné, couvert du sang des bêtes. Georgette Leblanc, sa compagne, raconte qu’un jour, dans leur maison de Paris, importuné par les miaulements d’une de ses chattes dans le jardin, il va à la fenêtre et l’abat d’un coup de pistolet entre les deux yeux. Il a la hantise des armes à feu. Où qu’il soit, il se promène, autour de sa demeure et tire contre les ombres. A Orlamonde, au soir de sa vie, il reste assis dans une pièce du château, une mitraillette sur les genoux ; il attend les voleurs. Dans Pelléas pour traduire cette hantise, j’ai remplacé toutes les armes blanches par des armes à feu.
Maeterlinck, c’est aussi Arkel ?
Le jeune Maeterlinck aspire à être Arkel. Il sera Arkel, plus tard, dans Orlamonde. Remarquez qu’ici, dans ce château, où se déchaînent des passions terribles, au milieu d’une province où les pauvres gens meurent de faim , le long des routes, Arkel ne fait rien. Il ne gère rien, ne remédie à rien, n’empêche rien. Il laisse faire ; il regarde avec un étrange fatalisme, mêlé d’une immense pitié. Peut-être sait-il que le château est condamné, ce château se décomposant au milieu des marécages, bâti au-dessus de la pestilence des grottes.
Un peu la Maison Usher ?
L’âme des personnages aussi se décompose. Quand Golaud entraîne Pelléas dans les souterrains suintant l’eau croupie, se penche avec lui sur le gouffre, tous deux se penchent en même temps sur ce qu’il y a de plus profond, de plus caché en eux-mêmes : les désirs troubles, inavoués ; la complicité sournoise dans le désir de la même femme.
Venons-en à cette femme, Mélisande.
Elle est l’amour ; elle est la mort. Je crois qu’elle a aimé Golaud. Mais elle aime encore plus Pelléas, non seulement parce qu’il est la jeunesse mais parce que cet amour est frappé d’interdit. Elle est de ces femmes que personne n’arrive à posséder ; qui rêvent de se faire tuer au moment du plaisir, ou plutôt en ce moment de plaisir suprême qui se situe juste avant le plaisir. Elle me fait penser à Salomé (celle de Gustave Moreau), à Judith (celle de Cranach), ces femmes qui se promènent avec une tête coupée et sanglante. Au moment de son dernier rendez-vous avec Pelléas, une scène d’un érotisme violent, où tous les interdits sautent, elle ne fait rien pour se cacher, bien au contraire : “Laissez-moi dans la clarté… Je veux qu’on me voie…“. Obscurément, elle souhaite que Golaud survienne. Et tue.
Nous sommes loin de la pure, de l’innocente Mélisande de la tradition.
Nous sommes dans un rêve de Maeterlinck. Un rêve mêlé certes de réminiscences de Shakespeare : Pelléas c’est un peu Hamlet ; Mélisande, Ophélie ; Golaud, Othello ; Arkel, Lear après la folie ou Prospéro. Un rêve shakespearien 1890. Un homme de cette fin de siècle rêve de Shakespeare, et de notre impuissance à habiter les grandes figures de Shakespeare. En même temps, il se penche sur lui-même, se découvre avec épouvante. Se découvre enfermé dans une prison mentale, qui prend la forme de murs épais entourant un château gothique. Mais ces murs reposent sur des gouffres…
Dans la décoration, cela se traduit par quoi ?
Je viens de vous le dire : 1890… un rêve… un anachronisme voulu entre des costumes fin XIXe siècle et les murs d’un château gothique… des murs qui sont aussi ceux d’une prison… ou les parois crâniennes d’un homme parti à la recherche de lui-même… Et puis, ne l’oublions pas, c’est un opéra.
…
Je sais ce que vous allez me demander : qu’est-ce que c’est, un opéra ? Je vous répondrai par une citation de Meyerhold, qui mit en scène La Mort de Tintagiles de Maeterlinck : “Vous n’aimez pas l’opéra ? Tout simplement, vous manquez d’imagination pour vous représenter ce que peut-être un opéra.”
Le décorateur : Beni MONTRESOR
Natif de Vérone (mais c’est près de Venise, précise-t-il), Beni Montresor, italien vivant à New York, étudie la peinture à l’Académie des Beaux-Arts de Venise et la décoration au Centre Expérimental Cinématographique de Rome. Il débute parallèlement à la radio comme auteur de pièces et adaptateur de contes de fées, collabore au cinéma avec Rossellini, de Sica et Fellini.
Pour Puccini, Menotti, Berlioz, Rossini, Mozart et Debussy, ses décors sont bientôt accueillis par les Opéras les plus prestigieux : le Metropolitan de New York, la Scala de Milan, le Covent Garden de Londres, la Fenice de Venise. Il travaille aussi à Broadway pour le Royal Ballet, le New York City Ballet. La Comédie Française l’engage en 1976. Sélectionné au Festival de Cannes, en 1971, pour la Semaine de la Critique, Pilgrimage, sorte de pèlerinage initiatique est le premier long métrage qu’il écrit. Pour la sortie à Paris de La Messe Dorée, son deuxième film, Claude Mauriac, du Figaro, a écrit: “Beni Montresor est un visionnaire et un poète“. La Messe Dorée va bientôt sortir en Belgique.
Henri Ronse a demandé que soient reproduites ici les lignes que Maeterlinck a consacrées à une plante aquatique : la vallisnère. On y trouve une conception à la fois héroïque et tragique de l’amour. La fleur femelle et la fleur mâle de la vallisnère sont des amants très maeterlinckiens :
La Vallisnère est une herbe insignifiante, une herbe qui n’a rien de la grâce étrange du nénuphar ou de certaines chevelures sous-marines. Mais on dirait que la nature a pris plaisir à mettre en elle une belle idée. Toute l’existence de la petite plante se passe au fond de l’eau, dans une sorte de demi sommeil jusqu’à l’heure nuptiale où elle aspire à une vie nouvelle. Alors la fleur femelle déroule lentement la longue spirale de son pédoncule, monte, émerge, vient planer et s’épanouir à la surface de l’étang. D’une souche voisine, les fleurs mâles qui l’entrevoient à travers l’eau ensoleillée s’élèvent à leur tour pleines d’espoir vers celles qui se balancent, les attendent, les appellent dans un monde magique. Mais arrivées à mi-chemin, elles se sentent brusquement retenues; leur tige, source même de leur vie, est trop courte et elles n’atteindront jamais le séjour de lumière, le seul où se puisse accomplir l’union des étamines et du pistil. Est-il dans la nature inadvertance ou épreuve plus cruelle ? Imaginez le drame de ce désir, l’inaccessible que l’on touche, la fatalité transparente, l’impossible sans obstacle visible. Il serait insoluble comme notre propre drame sur cette terre. Les mâles avaient-ils le pressentiment de leur défection ? Toujours est-il qu’ils ont renfermé dans leur cœur une bulle d’air, comme on renferme dans son âme une pensée de délivrance inespérée. On dirait qu’ils hésitent un instant. Puis, d’un effort magnifique, le plus surnaturel que je sache, dans les fastes des insectes et des fleurs, pour s’élever jusqu’au bonheur, ils rompent délibérément le lien qui les attache à l’existence. Ils s’arrachent à leur pédoncule, et d’un incomparable élan, parmi les perles d’allégresse, leurs pétales viennent crever la surface des eaux. Blessés à mort, mais radieux et libres, ils flottent un moment aux côtés de leurs insoucieuses fiancées. L’union s’accomplit, après quoi , les sacrifiés s’en vont périr à la dérive, tandis que l’épouse déjà mère clôt sa corolle où vit leur dernier souffle, enroule sa spirale et redescend dans les profondeurs pour y mûrir le fruit du baiser héroïque.
Quelques peintres symbolistes belges aux environs de 1890
Fernand KHNOPFF : Près de la merEmile FABRY : Les gestes et des visagesJean DELVILLE : Tristan et Yseult
Les œuvres musicales que vous entendrez au cours du spectacle
Avec la sécheresse d’un communiqué militaire, l’affiche et la fiche technique de notre programme annoncent : musique de Schoenberg.
C’est loin d’être inexact, si l’on songe que c’est le poème symphonique que Schoenberg écrivit entre 1902 et 1903, d’après l’œuvre de Maeterlinck, et sur les conseils de Richard Strauss, qui sert de support musical à notre spectacle. Nous avons choisi la version du Philharmonique de Berlin, dirigé par Herbert von Karajan (Deutsche Gramophon).
Par ailleurs, en prélude à l’entracte, nous vous faisons entendre la Nuit transfigurée (Verklärte Nacht), autre œuvre de jeunesse de Schoenberg, écrite en 1901, d’après un poème de Richard Dehmel. Primitivement conçue pour sextuor à cordes, l’œuvre fut transposée pour orchestre à cordes, en 1917, par l’auteur. C’est cette façon que nous avons choisie (à regret d’ailleurs, mais la version sextuor est actuellement introuvable sur le marché du disque) : l’English Chamber Orchestra est dirigé par Daniel Barenboïm (HMV).
Toutefois, d’autres œuvres musicales viennent incidemment souligner la pièce de Maeterlinck. A tout seigneur tout honneur, Debussy sera présent, non seulement au début de la deuxième partie, avec la Cantilène des cheveux ; et un peu plus loin encore avec son troisième nocturne, Sirènes ; mais surtout, cette cantilène dont nous venons de parler servira de leitmotiv aux deux protagonistes féminins, Mélisande et Geneviève, tout au long de la pièce.
C’est à la Suite pour violoncelle seul de B. Britten que nous avons emprunté certains soli de cello. Si vous avez l’oreille extrêmement fine, vous percevrez peut-être un chœur du Vaisseau fantôme de Wagner.
Vous entendrez encore un lied de Schumann (tiré de L’Amour et la vie d’une femme) chanté par Kathleen Ferrier, et un court extrait de Folksongs de Luciano Berio, chanté par Cathy Berberian. Une valse de J. Strauss (Les Feuilles du matin) éclairera certains passages de l’œuvre, qui s’achèvera soutenue par la voix de Maria Callas chantant Casta Diva, extrait de la Norma de Bellini .
Yvan Dailly
M. Jacques MAIREL, critique musical du « Soir », venu voir la première de notre « PELLEAS ET MELISANDE » à Spa, soulignait, dans son article la place que tient Schoenberg dans l’accompagnement musical du spectacle. Il terminait par ces mots :
Avec quelques brefs fragments de Debussy, la chanson de Mélisande qui devient comme un leitmotiv accompagnant la marche somnambulique de Geneviève et les jeux d’Yniold ; un violoncelliste qui enchaine ses improvisations à Schoenberg, comme s’il accompagnait quelque récitatif. Et pour finir, sur le tableau figé de ceux qui entourent Mélisande morte, plane le grand air superbe de la Norma de Bellini Casta Diva, ultime trait qui nous distancie de l’œuvre, nous rappelle qu’il ne s’agissait que d’un rêve, projection des fantasmes de Maeterlinck… et d ‘un opéra. Ainsi Ronse utilise-t-il la musique à tous les niveaux de l’expression : pour nous dire la vérité qui se cache derrière les mots, pour nous suggérer, à ses références au premier et au deuxième degré, que nous sommes dans le domaine de l’artifice et de l ‘art, et finalement de la poésie.
Quelques traits pour une image de Maurice MAETERLINCK
Prélude à l’après-midi d’un jeune bourgeois flamand
Ce matin là, en sa maison de campagne d’Oostacker, non loin de Gand, à deux pas du Canal de Terneuzen, M. Maurice prenait son petit déjeuner. M. Maurice était un grand et vigoureux gaillard qui, dans quelques jours allait fêter ses vingt-huit ans. Son papa, riche propriétaire, vivait fort largement grâce aux redevances que lui versaient ses fermiers. Aussi, M. Maurice, jeune avocat, ne devait pas compter sur la générosité de ses rares clients pour lui fournir l’excellent beurre des Flandres que présentement il étalait sur ses tartines.
Un curieux garçon, ce Maurice. On le disait poète. Et en effet, il avait déjà publié – à compte d’auteur, bien entendu, ou plutôt à compte de parents d’auteur – deux plaquettes : Serres Chaudes, recueil de poèmes abscons, auxquels personne ne comprenait rien ; et La Princesse Maleine, un drame en cinq actes, auquel on comprenait moins encore. Il faut bien, n’est-ce-pas, que jeunesse se passe !
De La Princesse Maleine, on avait tiré 30, puis 155 exemplaires. Il s’en était vendu cinq. Quelques exemplaires avaient été envoyés, à tout hasard, aux critiques de Bruxelles et de Paris. Et même l’un d’eux, un jeune inconnu nommé Emile Verhaeren, en avait dit beaucoup de bien.
Donc, M. Maurice mangeait ses tartines. On peut même supposer qu’il les trempait dans sa grande jatte de café. Quand la servante entra. Elle apportait Le Figaro qui venait d’arriver de Paris. M. Maurice jeta un regard sur la première page. Ses yeux s’écarquillèrent. Il lut. Plus il lisait, plus ses yeux s’écarquillaient.
Un article retentissant
En cette première page du Figaro du dimanche 24 août 1890, il y avait, sur deux colonnes, un article d’Octave Mirbeau : Mirbeau, le romancier et dramaturge célèbre, l’homme qui faisait la pluie et le beau temps dans la critique parisienne. Le titre de l’article : Maurice Maeterlinck. Et voici ce qu’on y lisait :
Je ne sais rien de M. Maurice Maeterlinck. Je ne sais d’où il est et comment il est. S’il est vieux ou jeune, riche ou pauvre, je ne le sais. Je sais seulement qu’aucun homme n’est plus inconnu que lui et je sais aussi qu’il a fait un chef-d’œuvre un admirable et pur et éternel chef-d’œuvre qui suffit à immortaliser un nom et à faire bénir ce nom par tous les affamés comme les artistes honnêtes et tourmentés, parfois aux heures d’enthousiasme, ont rêvé d’en écrire un, et comme ils n’en ont écrit aucun jusqu’ici. Enfin, M. Maurice Maeterlinck nous a donné l’œuvre la plus géniale de ce temps et la plus extraordinaire, et la plus naïve aussi, comparable et (oserais-je le dire ?) supérieure en beauté à ce qu’il y a de plus beau dans Shakespeare. Cette œuvre s’appelle La Princesse Maleine.
A Paris, dans les salles de rédaction, dans les cafés, dans les salons, dans les rues, il n’allait bientôt plus être question que de Maurice Maeterlinck : cet être surgi du néant, que personne ne connaissait, dont personne n’avait lu une ligne. L’Angleterre, l’Amérique, l’Allemagne, les pays scandinaves allaient se passionner à leur tour. Le Manchester Guardian publierait un article : A New Shakespeare.
Pour le moment, le jeune Maurice Maeterlinck, devant sa tartine inachevée, était à la fois ivre de fierté et frappé d’épouvante : comment allait-il faire, après de tels éloges, pour ne pas décevoir ses lecteurs, pour ne pas sombrer dans le ridicule ? Quant aux bourgeois de Gand, attablés ce soir-là dans leurs brasseries, ils se frappèrent les cuisses et se tordirent d’un énorme rire. M. Maeterlinck père devait avoir payé la forte somme à ce plumitif de Paris pour qu’il balançât aussi impudemment l’encensoir sous le nez de son
rejeton.
Origines et enfance du poète
Les Maeterlinck sont une fort ancienne famille. En l’an 1395, la Flandre fut frappée par la famine. Le bailli de Renaix organisa sévèrement le rationnement. Tous les matins, il faisait distribuer à chaque habitant les quelques mesures de blé auxquelles il avait droit. Si bien que personne, ni riche, ni pauvre, ne mourut de faim dans la ville. L’excellent bailli fut désormais appelé Maeterlinck, ce qui veut dire le mesureur. Il fut armé chevalier et reçut un écu orné de trois petites louches et tenu par une licorne.
Les descendants de cet homme équitable prospérèrent, si bien que le père de notre écrivain, Polydore Maeterlinck, se trouvait propriétaire de vastes domaines, d’une belle maison à Gand, boulevard Frère-Orban, et de cette demeure campagnarde où l’aile de la gloire vint effleurer le jeune Maurice. Polydore employait ses nombreux loisirs à cultiver les fruits – il créa une pêche Maeterlinck et un raisin Polydore très appréciés – et à élever les abeilles, ce dont son fils devait plus tard se souvenir.
Maurice-Polydore-Marie-Bernard Maeterlinck, naquit à Gand, le 29 août 1862. Son éducation – comme c’était alors le cas dans la bourgeoisie flamande – fut purement française. Il connaissait pourtant très bien le néerlandais et devait plus tard plaider en cette langue. A douze ans, il entra au Collège Ste-Barbe, où l’avaient précédé Emile Verhaeren et Georges Rodenbach ; où il allait se trouver dans la même classe que d’autres futurs poètes, Charles Van Lerberghe et Grégoire Le Roy. Il fut un élève parfaitement médiocre. De ses six années de collège, il a dit qu’elles avaient été les moments les plus désagréables de mon existence.
Pourtant, l’enseignement ne devait pas être mauvais en cette pépinière de poètes ; mais il était entièrement axé sur la religion et, ainsi que l’a dit Van Lerberghe, la religion était une religion de mort. Pareille formation ne devait pas manquer d’étendre son ombre sur le garçonnet Maeterlinck, sur l’homme Maeterlinck.
L’obsession de la chasteté et de la pureté idéale, la terreur du péché, de l’enfer et de ses flammes, ont marqué son imagination d’enfant. “On ne devrait pas avoir le droit, dira-t-il à Georgette Leblanc, de déformer ainsi de futurs hommes.” L’inquiétude s’est installée dans son coeur, une fêlure intime dont il rend ses maîtres responsables.
Très tôt, notre potache se mit à écrire des vers. En cachette, bien sûr ; la poésie était très mal vue, tant à Ste-Barbe que dans le milieu familial. Enfin, en 1881, vint la libération. Maurice, sans trop se fatiguer, suivit les cours de la Faculté de Droit. Et surtout, il se mit à lire avec boulimie, à écrire. Il envoya ses premiers vers à de petites revues. Il se passionna pour le mystique flamand Ruysbroeck. Enfin, en décembre 1885, avec l’ami Le Roy, et sous prétexte d’aller étudier les secrets de l’éloquence judiciaire, ce fut le premier voyage à Paris.
Maurice se garda bien de mettre les pieds au Palais, mais fréquenta assidument les brasseries à poètes. Un soir, à Montmartre, son aîné, Georges Rodenbach le présenta à Villiers de l’Isle-Adam :
Un petit homme barbichu, blafard, tenaillé par la plus effroyable misère, et qui vivait uniquement, magnifiquement, pour son art. D’une voix blanche, cotonneuse, étouffée et déjà pareille à une voix d’outre-tombe, il nous «parlait» ses œuvres qui allaient naître. Visiblement, il essayait sur nous ses fantastiques imaginations…
Nous avons écouté certaines tirades inédites d’Axel, outre des fragments d’œuvres qui ne furent jamais écrites et qui ne vivent plus que dans notre mémoire. Il me souvient notamment d’une «Crucifixion» parodiée par des singes dont l’atroce et grandiose ironie nous faisait frissonner d’horreur. Tout cela crépitait comme des étincelles aux pointes des paratonnerres.
Ces mystères étaient célébrés à voix basse comme une messe secrète, dans un coin d’ombre d’une brasserie empestée de pipes et de relents de bière et de choucroute, dans le vacarme des conversations crapuleuses ou de l’ignoble rire des filles chatouillées, parmi les fracas des commandes de tête de veau à l’huile ou de pieds de porc, des bocks el des plats entrechoqués et de la mangeaille gloutonnement mastiquée.
Nous avions l’impression d’être les officiants ou les complices de je ne sais quelle cérémonie pieusement sacrilège, dans l’envers d’un ciel qui nous était tout à coup révélé.
A la fermeture de la brasserie, nous reconduisions Villiers à son domicile incertain, puis chacun rentrait chez soi ; les uns abasourdis, les autres à leur insu mûris ou régénérés, au contact du génie, comme s’ ils avaient vécu avec un géant d’un autre monde.
…La Princesse Maleine, Mélisande et les fantômes qui suivirent attendaient l’atmosphère que Villiers avait créée en moi pour y naître et respirer enfin.
En cette brasserie enfumée de vapeurs de choucroute, le poète Maurice Maeterlinck était né.
Un as de la boxe et du vélo
Regardons-le, ce poète, avec les yeux de ceux qui l’ont vu dans sa jeunesse, dans son âge mûr. Et commençons par nous étonner de son aspect physique. Le jeune Maeterlinck vu par Georges Rodenbach d’abord :
…imberbe, les cheveux courts, le front proéminent, les yeux clairs, nets, regardant droit, la figure durement modelée – tout un ensemble indiquant la volonté, la décision, l’entêtement, une vraie tête de flamand…
Jules Renard , après l’avoir rencontré à Paris, nous le dessine ainsi dans son Journal : “Un ouvrier belge qui s’est acheté un chapeau trop petit et des culottes trop larges.” Ou encore: “Maeterlinck se balance avec son air de charpentier arrivé et satisfait.” Ce gaillard au masque de dogue, bâti en armoire à glace, se glorifie de ses “biceps gros comme des œufs de paonne” et de ses “pectoraux en bourrelets de muscles” qu’il fait tâter à la ronde, “plus fier que s’il avait écrit un chef-d’œuvre ou accompli un acte héroïque.“
En 1901, il triomphe dans un championnat de poids et haltères. Il est le premier écrivain boxeur de la littérature française.
“Maeterlinck, lentement, ajuste ses gants, se met en garde, de trois quarts, la tête légèrement baissée, les épaules en avant, le bras droit allongé : évidemment il va opposer son poids. Il voit clairement, bloque et donne le coup droit avec le minimum de déplacement.“
A vélo, il file tel un dard, laissant loin derrière lui son amie Georgette Leblanc, le souffle perdu, épuisée, effondrée au creux d’un fossé. Plus tard, il se passionnera pour la moto et, fou de vitesse, sèmera la terreur sur les routes.
Il a une perpétuelle fringale de boisson et de nourriture – la carbonade flamande est son plat favori – une fringale de femmes aussi, et elles ne lui sont pas cruelles. A ceux qui l’approchent, il donne une impression de solidité, de sérénité indestructible. Avec cela, organisé en diable : ne supportant pas qu’on arrive cinq minutes en retard au repas. Suprêmement habile à tirer le maximum de ses droits d’auteur. Combien l’homme est différent de l’œuvre ! Si du moins l’on se contente de juger l’homme d’après son aspect extérieur.
Ce qui se cachait derrière l’athlète flamand
Roger Bodart, poète lui aussi, parle ainsi de l’apparent désaccord entre l’individu Maeterlinck et le poète Maeterlinck :
Cet homme qui goûtait mieux que nul autre les plaisirs de la table et du lit, qui ne s’est pas lassé de regarder le visible et de le dire, comme on s’est trompé en ne voyant en lui qu’un être épais, enfoncé comme un Dieu Terme, à mi-corps, dans la terre ! Certes, il goûtait tout. Mais les plaisirs qu’il prenait ne le concernaient pas. Il mangeait, buvait, caressait, mais il était ailleurs. C’est pourquoi il parlait si peu. En fait, sous l’enveloppe du robuste gaillard fier de ses muscles, il y a un être écorché, divisé, d’une sensibilité qui touche à la névrose. Georgette Leblanc, qui fut sa compagne pendant plus de vingt ans, nous le décrit ainsi au début de leur liaison : “… l’image même du trouble. Malgré sa carrure et ses fortes mains de mécanicien, ses traits m’apparaissaient comme à travers une eau qui tremble… Comment ce gaillard solide sur ses fortes jambes pouvait-il être si mal assuré ?”
Elle dit aussi qu’il fallait éloigner de lui certaines personnes : le seul son de leur voix le faisait s’évanouir. Comme l’exaspère jusqu’à l’égarement furieux le miaulement d’une chatte en folie, auquel il met fin d’un coup de pistolet entre les deux yeux de la bête. Il a peur : “… toutes les variétés de l’appréhension, celle des gens et des mols, celle du malheur qui peut venir et du coup qui peut surprendre. Il ne dormira jamais sans plusieurs armes à côté de son lit, revolver à portée de la main, couteau corse grand ouvert et fusil chargé.“
Plus tard, dans la solitude d’Orlamonde, il attendra on ne sait quel ennemi, une mitraillette sur les genoux. Partout il cherche un refuge où être à l’abri de ses semblables. C’est d’abord la chère maison d’Oostacker ou le grenier de la maison familiale, rue Frère-Orban. Mais les bons bourgeois de Gand ne ratent pas une occasion de railler lourdement ce poète, ce bourgeois qui a mal tourné. Alors, dès qu’il en a les moyens, il s’enfuit vers la France. Il y habitera des demeures de plus en plus somptueuses, de plus en plus vastes : le château de Médan ; l’abbaye de Sainte-Wandrille en Normandie ; enfin le féérique palais d’Orlamonde, sur les hauteurs de Nice – qui sont autant de forteresses.
Ecoutons encore Roger Bodart : “Cet homme célèbre a toujours fui le monde. S’il a vécu dans des palais, c’était vraisemblablement moins par goût du faste que pour pouvoir préserver autour de lui de grandes étendues de solitude et de silence. Nul n’a parlé du silence mieux que lui.“
Les vertus du silence
Cet homme qui se cache, qui se tait, sera le poète de l’invisible, le poète du silence. Dès sa première jeunesse, il est ce grand taiseux contemplatif dont parle Camille Lemonnier, un être qui refuse de se livrer. Louis Piérard rapporte cette anecdote : “Le romancier flamand Cyriel Buysse m’a raconté qu’adolescents, ils se rencontrèrent au patinage au cours d’un rude hiver. Ensemble, ils firent de grandes randonnées sur les canaux gelés, vers Bruges et la Hollande proche : Buysse, tout de suite, se fit connaître. Ce n’est qu’au bout de quelques jours que Maeterlinck donna son nom. « Pourquoi avoir tant tardé ? » lui demanda son compagnon. « Je ne savais pas, fit Maeterlinck, que nous deviendrions des amis».“
Pourquoi dire son nom ? Pourquoi parler ? La vérité des êtres est bien au- delà des paroles. Ecoutons maintenant Maeterlinck lui-même :
Il ne faut pas croire que la parole serve jamais aux communications véritables entre les êtres… Dès que nous avons vraiment quelque chose à nous dire, nous sommes obligés de nous taire… Dès que nous parlons, quelque chose nous prévient que des portes divines se ferment quelque part… Les paroles passent entre les hommes, mais le silence, s’il a eu un moment l’occasion d’être actif, ne s’efface jamais et la vie véritable, et la seule qui laisse des traces, n’est faite que de silence.
Le regard non plus n’apporte rien d’essentiel :
On se trompe toujours lorsqu’on ne ferme pas les yeux – dit Arkel – … Nous ne voyons jamais que l’envers de nos destinées.
Maeterlinck, homme mal connu, même par ses amis, est bien placé pour savoir que ce qu’on voit, ce qu’on entend d’un être ne nous apprend pas grand chose sur sa réalité profonde. Son théâtre est celui du silence. Un théâtre où, derrière des gestes, des mots apparemment banaux, se devine une vérité mystérieuse. “Le dialogue ressemble à l’iceberg dont la part cachée est la plus grande et parfois la plus redoutable” (Georges SION).
Un théâtre où, dans ses personnages, l’auteur ne cesse de se chercher. “Préoccupé toujours du monde des ténèbres qu’il porte en lui et qu’il s’est attaché à sonder, Maeterlinck, ce poète de l’invisible, demeure toujours penché sur lui-même.” (Marcel LECOMTE).
« Un théâtre pour marionnettes »
Un théâtre de la pitié. Une pitié impuissante, désarmée. “Si j’étais Dieu, j’aurais pitié du cœur des hommes.” Voilà ce que dit Arkel, un peu avant la catastrophe : le meurtre de Pelléas, la mort de Mélisande, le désespoir de Golaud. Cette catastrophe, le vieillard ne fait rien pour l’empêcher. Que pourrait-il faire ? Il sait trop bien que le destin des hommes est incompréhensible, et les mène inexorablement vers la souffrance et la mort.
Quand, en 1918, Maeterlinck rassembla ses premières pièces, il les caractérisa ainsi dans une préface :
On y a foi à d’énormes puissances, invisibles et fatales, dont nul ne sait les intentions, mais que l’esprit du drame suppose malveillantes, attentives à toutes nos actions, hostiles au sourire, à la vie, à la paix, au bonheur. Des destinées innocentes, mais involontairement ennemies, s’y nouent et s’y dénouent pour la ruine de tous, sous les regards attristés des plus sages, qui prévoient l’avenir mais ne peuvent rien changer aux jeux cruels et inflexibles que l’amour et la mort promènent parmi les vivants. Et l’amour et la mort et les autres puissances y exercent une sorte d’injustice sournoise, dont les peines – car cette injustice ne récompense pas – ne sont peut-être que des caprices du destin.
Le théâtre de sa jeunesse – de La Princesse Maleine à la Mort de Tintagiles, de Pelléas et Mélisande aux Aveugles et à Intérieur – l’auteur l’appelle un théâtre pour marionnettes. Pourquoi ? Parce que ses personnages, si humains, si émouvants soient-ils, ne sont rien de plus que des pantins mus par les fils du destin. Ils sont pareils à ces Aveugles dont le guide, un vieux prêtre, vient de mourir subitement et qui, perdus dans une nuit glaciale, sont condamnés, l’un après l’autre, à mourir de froid. Pareils à cette famille d’Intérieur dont la fille vient de mourir noyée ; on ramène le cadavre ; mais eux ne savent encore rien de leur malheur, par la fenêtre on les voit vaquer paisiblement aux occupations de la soirée, ignorant la fatalité qui pèse sur leurs têtes.
Deux amants immortels.
Tel est ce théâtre du désespoir, écrit par un jeune homme désespéré. Est-ce là tout l’enseignement qu’il peut nous apporter ? Non, il y a plus en lui. Voyez Pelléas et Mélisande. De cette histoire atroce est né un prodige. Que Pierre Brisson décrivait ainsi : “On doit ici à Maeterlinck une des créations les plus rares du monde. On lui doit un couple. La pièce peut disparaître un jour, Pelléas et Mélisande, joints l’un à l’autre, ont toutes les chances de traverser les âges.” Et Pierre-Aimé Touchard : “Avec « Tristan et Yseult », je ne crois pas qu’il existe de plus beau chant d’amour dans la littérature de langue française.” D’où vient ce miracle ? D’ une opération de magie qui fait découvrir la beauté au cœur même de la cruauté du monde. Au coeur de son absurdité. “Le poète, nous dit Jean-Marie Andrieu, doutant de l’immortalité de l’âme, crée des âmes, il peuple d’âmes les mondes qu’il détruit. La beauté du cérémonial fait oublier le sens de la cérémonie. La mort elle-même s’efface devant l’éclat de la jeunesse et l’ardeur de l’amour. C’est le privilège de l’artiste, lorsqu’au fond de lui-même, il refuse une réalité, d’y substituer une autre qui devient non seulement la sienne, mais la nôtre. Et s’il nous fait dire en face de l’horreur : « Non, cela n’est pas possible » , nous transformons, grâce à lui, un signe d’étonnement en une constatation. « Cela » cette horreur est devenue impossible en effet . Il n’est pas possible que Golaud ait tué Pelléas. Et Mélisande n’est pas morte.“
Après « Pelléas… »
Quelques quatre années après avoir écrit Pelléas et Mélisande, Maeterlinck rencontra la cantatrice et comédienne Georgette Leblanc – la sœur du créateur d’Arsène Lupin – qui fut sa compagne pendant vingt ans. Cette femme débordante d’activité, de projets et d’extravagances, le monstre sacré 1900 en toute sa splendeur, eut du moins le mérite de comprendre ce grand gaillard torturé, de lui apporter un nouvel équilibre. Elle le sortit des marais du désespoir, du nihilisme et lui enseigna les vertus de l’action.
De longues conversations entre les deux amants sortit La Sagesse et la Destinée (1898) où on lit :
Au fond, si l’on avait le courage de n’écouter que la voix la plus simple, la plus probe, la plus pressante de sa conscience, le seul devoir indubitable serait de soulager autour de soi, dans un cercle aussi étendu que possible, le plus de souffrance que l’on pourrait.
La pitié impuissante du vieil Arkel devient fraternité agissante. C’est dans ce sens qu’au début de l’année 1914, Maeterlinck va consacrer une petite fortune à venir en aide aux mineurs en grève du Borinage.
Car il est devenu riche et il le sera de plus en plus. Georgette Leblanc est, pour lui, un merveilleux service de relations publiques. Elle joue et fait jouer ses pièces, lui en fait écrire d’autres : Sœur Béatrice, Monna Vana, L’Oiseau Bleu… Elle l’aiguille vers les essais d’une philosophie, que certains trouveront simpliste, mais qui apporte à des centaines de milliers de lecteurs un souffle de sérénité et d’espoir. C’est Georgette encore qui pousse Maurice à entreprendre les fameuses études sur les insectes – très appréciées par ce connaisseur qu’est Jean Rostand – : La Vie des Abeilles, La Vie des Termites, La Vie des Fourmis. C’est elle aussi qui provoque l’épique bagarre entre Maeterlinck et Debussy, à propos de Pelléas et Mélisande, et dont nous parlons plus loin. Mais on peut lui pardonner ce pittoresque esclandre, pour tout le bien qu’elle fit, par ailleurs, à son ami.
Maeterlinck par Franz Masereel
Ils se séparèrent. Maeterlinck épousa la charmante Renée Dahon. Le roi Albert fit de lui un Comte Maeterlinck. En 1911 , il avait reçu le Prix Nobel. Ses livres étaient traduits dans toutes les langues et se vendaient par millions d’exemplaires. Il acheta Orlamonde, que l’on dirait le rêve de pierre d’un roi dément. Et s’y terra.
Un entracte : le départ aux Etats-Unis, pour fuir les Nazis qu’il détestait. Puis aussitôt que possible, le retour à Orlamonde, où le Comte Maurice Maeterlinck mourut le 6 mai 1949, à l ‘âge de quatre-vingt-six ans. Le 24 avril 1976, un article de Carlo Bronne, paru dans Le Soir, nous alertait : “Que vont devenir les cendres du poète ? Elles reposaient où il a vécu. Orlamonde serait sur le point d’être aménagé en casino, ce qu’il devait être à l’origine. L’urne funéraire ne peut voisiner avec les tables de jeu, les frigos et les machines à sous. Verhaeren a son tombeau au bord de l’Escaut ; Maeterlinck doit réintégrer la terre qu’il aimait.“
Histoire d’une pièce et d’une partition : Pelléas et Mélisande
Maeterlinck trouve un metteur en scène. En cette décennie 1890, le phare du théâtre vivant en France était Antoine. On demanda à Antoine : « Pourquoi ne montez-vous pas une pièce de ce jeune Maeterlinck dont on parle tant ? Il répondit : « Ce n’est pas du tout pour moi ».
En quoi il avait raison. Antoine, c’est le naturalisme, le réalisme, la tranche de vie ; les vrais quartiers de bœuf en scène, si l’on est censé se trouver dans une boucherie ; de vraies poules picorant et caquetant, si l’on est dans une cour de ferme. Exactement le contraire de ce que tentait le poète gantois. Il fallait, pour jouer les pièces de Maeterlinck, un metteur en scène, un animateur tout neuf. Maeterlinck le trouva : il s’appelait Aurélien Lugné-Poe, venait à peine de passer la trentaine et, avec quelques jeunes enthousiastes avait fondé une nouvelle compagnie, le Théâtre d’Art. Cette troupe, il voulait la mettre au service de la poésie. Maeterlinck était son homme.
Maeterlinck vint donc à Paris. Généreusement, Lugné-Poe et son amie Suzanne Després lui offrirent leur lit, tandis qu’ils se contentaient d’un matelas par terre, dans le couloir. Ah ! Lugné-Poe devait s’en souvenir de cette nuit-là ! “Il était costaud, le grand flamand ! Soudain son lit craqua, cassa et dans un fracas, le sommier s’écroula sur le sol. Maeterlinck se rendormit cependant de sa belle âme, tandis que nous restâmes plus d’un an sans lit.” Une grande amitié venait de naître.
Pelléas… sera-t-il créé sans décors ?
On commença avec L’intruse, un acte tout en demi-teintes, en silences, où, sans presque qu’on s’en aperçoive, la Mort pénètre dans une maison et vient y chercher sa proie. Cette courte pièce avait été admise, un peu comme bouche-trou, dans une soirée composée d’autres œuvres. “On nous avait placé à la fin – dit Lugné-Poe – , pour que, si le programme était trop long, on pût nous balancer.” Le spectacle n’était pas trop long, heureusement. Et, ô surprise ! “L’intruse, commencée devant l’apathie du public, réveilla cette salle assoupie, fut un triomphe et, le lendemain, tout Paris parlait de cet étonnant et tragique flamand sur lequel coururent des histoires fantastiques.”
Après L’intruse vinrent Les Aveugles, encore un acte. Enfin, de sa solitude d’Oostacker, Maeterlinck apporta une œuvre nouvelle et assez longue pour être jouée seule, Pelléas et Mélisande.
Hélas! au Théâtre d’Art, Lugné-Poe n’était pas seul maître à bord. Il dépendait d’un Comité de Direction qui émit ce jugement : “Pièce incompréhensible. Par exemple, sans décors !” Pas un sou donc pour les décors. Pourtant il en fallait des décors ! Maeterlinck venait d’arriver de Gand, lui-même fort démuni : ses parents commençaient sans doute à trouver que leur jeune poète leur coûtait fort cher. En vain, Lugné-Poe courut-il tout Paris pour obtenir un subside. Ce fut son excellent papa qui sauva la situation. Cet homme admirable consentit un prêt de 200 F (à peu près 20.000 de nos francs). Tout était sauvé ! “J’entends encore Maeterlinck me dire : Quel bon type que ton père !”
Où les cheveux de Maeterlinck poussent prodigieusement
La première fut donnée le 17 mai 1893, dans la salle des Bouffes-Parisiens. En matinée, car le soir, on jouait un vaudeville, Madame Suzette. Octave Mirbeau – toujours lui ! – avait battu Je rappel dans L’Echo de Paris : “Une belle et hautaine manifestation d’art dramatique, d’art simple et profond aura lieu dans quelques jours.” La salle avait ses îlots de partisans fougueux : des peintres, des écrivains, Georges Clemenceau et Léon Blum et un jeune compositeur fort effacé, un nommé Claude Debussy. Quelques noyaux d’adversaires farouches aussi, avec comme centre de ralliement la bedaine de M. Francisque Sarcey, ennemi déclaré de tout ce qui n’était pas bien français, zélateur de la pièce bien faite à la Scribe ou à la Victorien Sardou. La journée allait être rude.
Pendant cette matinée sensationnelle, Maeterlinck alla tourner trois ou quatre fois dans les rues avoisinant le Palais Royal. Ses cheveux, il nous le dit ensuite, avaient démesurément poussé pendant la matinée. C’était un phénomène assez curieux, chaque fois que Maeterlinck, énervé par une représentation, venait à Paris, ses cheveux croissaient en quelques heures au point qu’il devait ensuite passer chez un coiffeur…
Le rideau se leva. Notons les deux principaux éléments de la distribution : Mélisande, Mlle Meuris et Pelléas, Mlle Marie Aubry (curieuse époque où les rôles de jeunes premiers – que ce fût Pelléas, Lorenzaccio, Hamlet ou l’Aiglon – étaient tenus par des comédiennes !).
Succès à Paris, à Bruxelles, à Liège…
Ce fut un grand succès. Une sensation véritable, note Antoine, qui pourtant n’avait guère de tendresse pour la nouvelle école. Un délire ! dira Mallarmé. Bien sûr, Francisque Sarcey, dans sa chronique du Temps, ne pouvait que ronchonner : “On sort de ces ténèbres parfaitement abruti, comme si l’on avait une calotte de plomb sur la tête. Ah ! j’ai revu l’air libre avec volupté ! Si l’on m’y repince à entendre une pièce de Maeterlinck ! On commence à nous ennuyer terriblement avec ces exhibitions dithyrambiques de génies belges, norvégiens ou suédois, quand nous avons chez nous tant de gens de talent que l’on affecte de mépriser ou de blaguer.“
N’empêche, la pièce était lancée. Le 5 juin, Lugné-Poe venait la présenter au Théâtre du Parc, à Bruxelles. Ecoutons le témoignage de l’ami Van Leerberghe : “Toute la légion était là pour défendre l’œuvre de Maeterlinck contre l’éternel ennemi, le bourgeois, qui lui aussi était venu en grand cortège. La victoire pour nous a été facile…“
Puis la tournée se prolongea : à Liège, en Hollande, au Danemark , en Norvège, à Londres. Sans compter un retour en force à Paris. Des traductions furent jouées en Allemagne, en Angleterre, en Amérique. Puis vint le triomphe du Maeterlinck essayiste, avec Le Trésor des Humbles et La Sagesse et la Destinée. On reprit Pelléas et Mélisande, dans le monde entier. Quand arriva à cette pièce à succès la plus étonnante, la plus imprévue des mésaventures…
Maurice somnole, tandis que Georgette s’exalte
En août 1893, trois mois a près la première de Pelléas, Maeterlinck reçut de son ami , le poète et romancier Henri de Régnier cette lettre : “Mon ami Claude Debussy, qui est un musicien du plus fin et du plus ingénieux talent, a commencé sur Pelléas et Mélisande des musiques charmantes qui en enguirlandent le texte délicieusement, tout en le respectant scrupuleusement. Il voudrait, avant de pousser plus avant ce travail qui est considérable, avoir l’autorisation de le poursuivre.“
Fort curieusement, Maeterlinck , dont la langue est la plus musicale qui soit, n’entendait rien à la musique. L’affaire lui parut de piètre importance. On lui envoya quelques papiers, qu’il signa sans les lire. Puis il se hâta de penser à autre chose. Sur ce, il fit la connaissance de Georgette Leblanc. Il l’aima avec une passion fougueuse et partagée, non exempte de tempêtes cependant. Il alla l’applaudir à tout rompre, quand elle chanta le rôle de Carmen à l’Opéra-Comique. Enfin, chassé par les clabauderies des bourgeois gantois, il vint s’installer avec elle, dans une très confortable maison, rue Raynouard, à Passy.
C’est là qu’un jour de la fin de 1901, vint sonner Claude Debussy, sa partition
sous le bras. Maurice et Georgette s’assirent. Debussy se mit au piano – un piano droit, placé contre le mur, ce qui fort heureusement l’empêchait de voir ses auditeurs – et se mit à jouer. Pour l’infortuné Maeterlinck, cette dégoulinade de sons n’avait aucune signification. Il s’agita, s’assoupit, se réveilla, alluma sa pipe, attendit que ce fût fini.
Les sentiments de Georgette étaient différents : “…quand le prélude de la mort de Mélisande arriva, je ressentis cette émotion spéciale, unique, que nous éprouvons en présence des chefs-d’œuvre : notre vie semble se détacher de nous, quelque chose s’arrête… nous sommes suspendus dans un monde inconnu où nos expressions n’ont plus de sens.” Sa décision était prise : elle serait la Mélisande de Maeterlinck et de Debussy.
Epouvantable fureur d’un Gantois
En effet, tout sembla s’arranger pour satisfaire ce désir. Georgette alla, trois ou quatre fois, répéter chez Debussy, qui semblait ravi. Déjà la pièce était inscrite à l’affiche de l’Opéra-Comique. Quand, un matin, Maeterlinck lut dans son journal cette nouvelle stupéfiante : “MM. Claude Debussy et Albert Carré, directeur de ]’Opéra-Comique, avaient confié le rôle de Mélisande à une jeune cantatrice américaine, Mlle Mary Garden.”
La colère du terrible Gantois fut effroyable. Déjà il avait empoigné sa plus lourde canne et rugissait : “Je m’en vais donner quelques coups de bâton à Debussy pour lui apprendre à vivre !” Georgette, échevelée, s’accrocha à lui ; il se dégagea ; et comme elle lui barrait le chemin de la porte, il sauta par la fenêtre (on était heureusement au rez-de-chaussée). Il entra chez le compositeur comme une trombe, le gourdin brandi. Le voyant si formidable, le pauvre Debussy se pâma dans un fauteuil. La jeune et charmante Mme Debussy, éperdue, se rua sur son mari , un flacon de sels à la main. Que pouvait faire Maeterlinck devant une scène aussi touchante ? Il tourna les talons.
Cependant il ne décolérait pas. Et d’autant plus que les papiers qu’il avait signés – il s’en apercevait seulement maintenant – le privaient de tout droit de regard sur la distribution . Il parlait de provoquer tout le monde en duel. Enfin il mit la main à la plume et écrivit au Figaro une lettre, où l’on trouvait ces paroles vengeresses :
Cette représentation aura lieu malgré moi, car MM. Carré et Debussy ont méconnu les plus légitimes de mes droits… En un mot, le « Pelléas » en question est une pièce qui m’est devenue étrangère, presque ennemie ; et dépouillé de tout contrôle sur mon œuvre, j’en suis réduit à souhaiter que sa chute soit prompte et retentissante.
Une salle houleuse autant que partagée
Mary Garden dans le rôle de Mélisande
Si l’on compare aujourd’hui des photos de la juvénile et frêle Mary Garden, et d’une Georgette Leblanc aimablement rebondie, on comprend assez le choix de Debussy et de Carré. Et d’autant plus que la voix de Mary Garden était exquise et tout à fait dans le ton qu’il fallait. Mais notre Maeterlinck, aveuglé par l’amour, sourd à toute musique, était bien en peine de comprendre cela. Du moins avait-il le mérite maintenant de se retirer de la bataille.
Une bataille qui ne faisait que commencer. A trente-neuf ans, Debussy était encore quasi-inconnu. La plupart des pontifes de la musique française considéraient ses œuvres non seulement comme révolutionnaires, mais encore parfaitement inaudibles. Son caractère ombrageux, sa susceptibilité maladive n’avaient guère arrangé les choses. Seul l’appréciait un milieu très limité d’écrivains et de poètes – Mallarmé, Pierre Louys, Paul-Jean Toulet, André Gide, Paul Valéry… – ainsi qu’une poignée de jeunes enthousiastes. Tous étaient là, le 28 avril 1902, jour de la générale – y compris les inévitables Léon Blum et Clemenceau -. Mais aussi une foule de mondains et de snobs, avides de voir manger le dompteur, et bien décidés à ne pas donner le dernier coup de dent. “L’hostilité des autres nous poissait les mains“, dira Paul Valéry.
André Messager était au pupitre. Il leva sa baguette. Le prélude et le premier acte furent écoutés dans le silence. “Ce fut le coup de foudre – dit le poète Fernand Gregh –. Dès les premières mesures, j’eus la révélation, et, si je puis dire, l’éblouissement de cette musique absolument nouvelle, à la fois sensible et intelligente, aiguë et tendre, originale et harmonieuse, divine. Je bus comme un homme altéré les beaux accords du début, sourds, profonds, troublés d’infini, l’admirable thème de Mélisande si nostalgique dans son tendre balancement, le grand cri de Golaud devant la femme : « Oh ! vous êtes belle ! » , le sanglot chuchoté de la petite fille peureuse : « Ne me touchez pas ou je me jette à l’eau », que Mary Garden chantait, avec ce rien d’accent anglais qui lui donnait vraiment l’air d’un « oiseau qui n’est pas d’ici ».“
Les amis de Debussy comme ceux de Maeterlinck, infidèles aux consignes données par l’écrivain – d’ailleurs la plupart du temps, c’étaient les mêmes : Octave Mirbeau en tête, comme il se doit – pouvaient croire la partie gagnée. Ils ne perdaient rien pour attendre.
Le charivari se déchaîne
Dès le deuxième acte, les cris d’oiseau, les réflexions incongrues s’élèvent de la salle. Pendant la scène du souterrain, un petit malin s’écrie : « Y a donc pas le gaz ? Fallait prendre une lampe pigeon ! » La scène des cheveux est saluée par cette réplique spirituelle: « Son petit beau-frère va la distraire, quand il aura fini de faire le coiffeur ! » Et quand Mélisande, après avoir été brutalisée par Golaud , soupire : « Je ne suis pas heureuse ! », on lui répond du parterre : « Hé, viens avec moi, c’est moins brutal ! »
Les Debussystes ne manquent pas de passer énergiquement à la contre-offensive. Ils applaudissent à s’en rompre les paumes, acclament, et par contre, conspuent les opposants. L’un de ceux-ci est bien puni de sa goujaterie : un étui à lorgnette, lancé d’une main sûre, vient lui fendre l’arête du nez; on l’emporte, tout sanglant. A une dame qui , à côté de lui, ricane: « Musique de jean-foutre ! », le poète Robert de Montesquiou réplique superbement: « Madame, je voudrais que jean-foutre eût un féminin pour vous répondre ! »
Au dernier baisser de rideau, c’est le pandémonium : ovations délirantes et huées, coups de sifflet stridents et hourras. Aux gens bien intentionnés qui viennent le sommer, « au nom de l’opéra français», d’interrompre les représentations, Albert Carré répond : « Mais je n’y songe pas. Nous recommençons après-demain, et nous continuerons aux dates prévues. »
Les « Pelléastres »
Les représentations suivantes furent mieux accueillies. Grâce surtout à une garde fidèle de jeunes qui se faisaient un devoir de venir, chaque soir, susciter l’enthousiasme. Marie-Jeanne Viel cite cette lettre d’un de ces vibrants Pelléastres à un autre : “Mon cher ami, il m’est impossible de pelléer ce soir ; mais je délègue mon ami P.L. qui hurlera au nom de la collectivité. Croyez-moi votre sincère frère en Debussy.”
Pourtant, ces héroïques soldats étaient bien mal récompensés par leur idole. Trop méfiant et trop peu sociable pour entrer en contact avec cette généreuse phalange – où Ravel allait, par contre, recruter ses meilleurs amis – , Debussy ne connut jamais ces étudiants, ces peintres, ces poètes, ces employés, ces artisans, ces élèves du Conservatoire, qui se battaient pour lui avec tant de flamme. Qui se battaient pour Debussy, mais aussi pour Maeterlinck, car les deux hommes étaient l’objet d’une identique ferveur, d’une conjointe admiration. La gloire du compositeur débordait amplement
sur l’écrivain, cet écrivain si furieux et qui avait voué l’œuvre commune au désastre.
« …une œuvre dramatique qui aurait pu se passer de musique… »
En quoi, il n’avait peut-être pas tout à fait tort. Certes, on ne peut que se rallier à l’avis d’Herman Closson, qui voit dans le Pelléas de Debussy : “… un des sommets de la musique contemporaine… une œuvre profondément inspirée… On y cherche en vain l’indice d’un vieillissement, d’une prochaine désagrégation.” Ce qui n’empêche pas de partager aussi l’opinion de Pierre-Aimé Touchard : “La façon dont Maeterlinck a été dépossédé par Debussy de son chef-d’œuvre représente un cas unique dans la littérature dramatique… On ne joue plus Pelléas sans l’accompagnement de sa partition musicale, et il semblerait à beaucoup sacrilège de vouloir le sacrifier. Or, s’il est une œuvre dramatique qui aurait pu se passer de musique, c’est bien celle-là, dont la prose est par elle-même une des plus exaltantes musiques qu’ait pu créer la langue d’un écrivain.“
C’est bien l’avis du Théâtre National qui, pour la deuxième fois en sa carrière, vous présente, non pas l’opéra, mais cette pièce qui, en elle-même, est un opéra.
Luc ANDRÉ
Quelques Pelléas… sans Debussy
Contrairement à ce qu’assure Pierre-Aimé Touchard, Pelléas et Mélisande a été maintes fois repris sans la musique de Debussy. Et particulièrement en Belgique. Nous devons à l’excellent homme de théâtre qu’est Adrien Mayer, ce recensement des dernières reprises de la pièce, dans notre pays.
Palais des Beaux-Arts (avril 1935) : Renée Maeterlinck (Mélisande) ; Jean-Pierre Aumont (Pelléas) ; René Alexandre (Golaud) ; Paul Gerbault (Arkel).
Théâtre des Galeries (novembre 1936): Renée Maeterlinck (M.) ; Charles Gontier (P .); Max Péral (A.); mise en scène de Max Péral.
Palais des Beaux-Arts (décembre 1942): Marthe Dugard (M.); Raymond Gérôme (P.); Maurice Auzat (A.) ; mise en scène d’André Bernier.
Théâtre National (1949) : Jacqueline Huisman (M.); Yvan Dominique (P.) ; Marcel Berteau (G.) ; Maurice Auzat (A.) ; mise en scène de Jacques Huisman.
Compagnie des Galeries au château de Beersel (été 1956): Marcelle Dambremont (M.) ; Jean-Claude Weibel (P.) ; André Gevrey (G .) ; mise en scène de Marcelle Dambremont.
Signalons enfin que Pelléas et Mélisande a fait l’objet d’une excellente émission de la Télévision belge, en décembre 1974. Lucien Binot avait fait de la pièce une très fidèle adaptation, réalisée par Joseph Benedek. Décors : Serge Creuz. Distribution : Sophie Barjac (M.) ; Philippe Morand (P.) ; Pierre Bianco (G.); Henri Bilien (A.).
L’artiste peintre, photographe et sculpteur allemand Peter KLASEN naît à Lübeck en 1935. Maître des contrastes, il est fasciné par l’hostilité de la ville moderne et par les représentations du corps à l’état de marchandise.
“Peter Klasen grandit au sein d’une famille sensible aux arts : son oncle Karl Christian Klasen, élève d’Otto Dix, est un peintre expressionniste de paysages et de portraits et son grand-père, mécène et collectionneur. Peter Klasen commence ainsi très jeune à dessiner et à peindre. Il s’initie aux techniques de la lithographie et de l’aérographe. La lecture de Dostoïevski, Kafka et Thomas Mann le marque profondément.
De 1956 à 1959, Peter Klasen étudie à l’École Supérieure des Beaux-Arts de Berlin, alors école d’avant-garde, et devient l’ami de Georg Baselitz. En 1959, lauréat du prix du Mécénat de l’industrie allemande, il obtient une bourse d’étude et s’installe à Paris. Là, Klasen s’intéresse aux cinéastes de la Nouvelle Vague (Godard, Truffaut, Chabrol,…). Il fait la relecture des écrits théoriques de Dada et du Bauhaus, et développe le concept de l’intégration de la photographie dans son travail pictural.
Peter Klasen est, dans les années 60, un des fondateurs du mouvement artistique nommé Nouvelle Figuration ou Figuration Narrative. Il élabore alors un langage plastique personnel : il explore et réinterprète les signes de notre environnement urbain et, plus généralement, de notre société. Il s’intéresse aux images exploitées par les mass média et dénonce, par ses métaphores picturales, l’uniformisation du cadre de vie occidental. Ses peintures et œuvres graphiques invitent à une réflexion critique sur le monde qui nous entoure.
Peter Klasen réalise ses premiers “tableaux-rencontres” où s’opposent des images découpées et leur représentation peinte à l’aérographe. C’est aussi le moment où apparaît sur ses toiles l’image morcelée du corps féminin tirée d’affiches publicitaires, de cinéma et de magazines : ce sera une constante dans son œuvre jusqu’en 1973. Klasen se fait l’écho d’une réalité déchirée où se mêlent des objets de consommation courante (téléphone, appareil électrique…), des objets de séduction (rouge à lèvres), des objets liés au corps et à la maladie (thermomètre, stéthoscope, seringue, pilule…).” [d’après ARTCOMOEDIA.FR]
“L’artiste a installé son atelier dans un havre de paix de près de 500 mètres carrés, niché entre deux petites forêts de bambous, à Vincennes. Un lieu où les conditions de travail ont été créées “pour y voir un peu plus clair“. La première sensation, une fois la porte franchie, est celle d’une grande bouffée d’air frais. À l’image des toiles pluridimensionnelles du peintre allemand, le lieu est scindé en plusieurs espaces de vie et de travail parfaitement compartimentés, mais cohabitant dans une harmonie quasi japonisante. Du mur d’entrée donnant sur rue au bout du jardin jouxtant le haut espace exclusivement dédié à l’atelier, c’est un parcours de près de soixante mètres de long qui attend les hôtes de l’artiste.
Pour rejoindre le saint des saints, l’impétrant traverse d’abord un premier sas, à l’air libre, puis un second, derrière de grandes baies vitrées, garni de hauts bambous dialoguant avec de mystérieuses sculptures africaines. Son regard se perd en hauteur, cherchant la canopée au son des chants d’oiseaux, avant que la voix de Peter Klasen ne le ramène sur terre. L’artiste, disponible et chaleureux, raconte avec passion l’histoire de cette ancienne usine à métaux qu’il a transformée en atelier, en 1983, avec son épouse disparue il y a huit ans : “Nous l’avons découverte par une petite annonce parue dans Le Figaro. Il en fallait 450.000 francs, une somme relativement dérisoire à l’époque pour tout cet espace.”
La ville de Vincennes s’étant très tôt embourgeoisée, peu d’usines s’y sont implantées au tournant du XXe siècle, laissant la part belle aux spectaculaires réhabilitations d’anciens locaux industriels en ateliers ou lofts aux villes de Montrouge ou Châtillon, au sud de Paris. “Ce type de volume est rare et, par conséquent, je n’ai pas beaucoup de confrères dans les environs proches.” Pendant plusieurs mois, l’artiste et sa femme réinventent le lieu de fond en comble pour le rendre habitable : suppression d’un ancien pont roulant, démolition de certains murs, restructuration des pièces… “Il y avait tellement de lumière qu’il a fallu condamner des fenêtres zénithales, un comble !”, se souvient encore Peter Klasen, d’un ton amusé ; l’artiste s’offre pourtant chaque été des bains de lumière méridionale dans son atelier de Châteauneuf-Grasse, à une vingtaine de kilomètres au nord de Cannes, où il retrouve sa “bande parisienne“.
Dans son atelier vincennois, qu’il dit “dépouillé mais ordonné”, le peintre, filant décidément la métaphore, assure avoir créé les conditions de travail idéales “pour y voir un peu plus clair”. Le précédent atelier que Peter Klasen a occupé entre 1973 et 1983 était situé place Falguière, à Montparnasse, au cœur de la vie artistique parisienne. “C’était un endroit très agréable mais bien trop petit et plutôt pensé pour des peintres de chevalet travaillant à l’ancienne.” Par chance, l’artiste occupe le premier étage de ce bâtiment de douze ateliers et peut ainsi faire passer ses grands formats… par la fenêtre !
Si ses études aux Beaux-Arts de Berlin l’ont préparé, dans les années 1950, à se mesurer à la peinture classique, l’enseignement d’avant-garde, encore mâtiné de cet esprit pionnier directement issu du Bauhaus, privilégiait l’émancipation des futurs créateurs. “J’y ai été formé à la construction de l’image, quel que soit le médium utilisé, car c’est bien la technique qui est à la disposition des artistes et non l’inverse”, résume-t-il. Guère étonnant dès lors que l’exposition personnelle dont il fait actuellement l’objet à la galerie Eva Hober, à Paris, soit titrée “Dialogue avec les maîtres”, le peintre de 82 ans tenant à préciser qu’il prend cet événement “très au sérieux”.
À son arrivée à Paris en 1959, le jeune homme rencontre les peintres de sa génération, dont Corneille avec qui il se lie d’amitié et qui devient vite l’un de ses mentors. “Je suis venu en France pour me nourrir de ces échanges. C’était fascinant de pouvoir croiser Picasso, Breton, Giacometti et parfois leur parler…” Sa collection personnelle plus de deux cents œuvres anciennes ou tridimensionnelles, stockées dans des entrepôts à Cergy-Pontoise et Noisy-le-Sec, mais également des créations d’autres artistes est pour l’essentiel inaccessible aux néophytes.
À Vincennes, les amateurs n’ont accès qu’à des pièces relativement récentes. Impossible toutefois de ne pas citer ces grands maîtres du design dont Peter Klasen possède quelques pépites dans son atelier : une applique à deux bras de Serge Mouille au-dessus du bar de la cuisine, deux fauteuils iconiques modèles “670” et leur ottoman de Charles Eames, les célébrissimes fauteuils “LC3” du Corbusier datant de 1959 “parmi les premiers à avoir été numérotés !” et un spectaculaire bureau de Jean Prouvé perché à l’entresol, surplombant l’atelier. Autant de souvenirs liés à son épouse, née à Saigon d’un père français, militaire de carrière dans la coloniale, et qui a longtemps tenu à Lille un magasin d’ameublement spécialisé dans les années 1930-1950.
Sur des tables ou des étagères, quelques sculptures animalières aux formes art déco et des céramiques des années 1950-1960 complètent élégamment le décor. Peter Klasen, au demeurant parfaitement ambidextre, travaille debout et à plat sur une table où s’amoncellent pochoirs et découpages lestés de poids. La technique de l’aérographe, qu’il emploie depuis toujours, le fait plus ressembler à un chirurgien armé d’un bistouri qu’à un peintre traditionnel. Le plus étonnant, lorsqu’on le rejoint dans son espace de travail, est qu’aucune odeur de peinture n’est perceptible ! En effet, un générateur d’air comprimé propulse de la peinture acrylique ou vinylique inodore à travers un stylet que l’artiste manipule pour composer ses zones de couleurs. “Il m’arrive parfois d’utiliser une impression numérique comme trame de fond.Mais le plus important reste l’intervention manuelle, plus subtile que le procédé sérigraphique. Et c’est justement la modulation de l’aérographe qui donne toute sa force à cet effet de trois dimensions qui ressort de mes tableaux.”
Fasciné depuis toujours par la technologie, Peter Klasen assure être un homme de son temps, “un sismographe, un archéologue du présent parfaitement conscient de la liberté qui nous est donnée aujourd’hui, après un XXe siècle dramatique”. Depuis le début des années 1960, il emprunte, détourne et raille l’iconographie du monde de la consommation et de la publicité. Ayant volontairement tourné le dos à une abstraction alors dominante, le peintre avoue avoir eu très tôt une “fascination ambiguë pour les États-Unis”, tout en assurant se sentir plus proche du pop anglais antérieur au pop art d’Andy Warhol et Roy Lichtenstein et bien plus transgressif de ses amis Allen Jones ou Peter Blake.
“Pop”, le mot est lâché ! Lorsqu’il évoque la figuration narrative, qu’on qualifie parfois d’équivalent français du pop art, Peter Klasen parle toujours à la première personne du pluriel, disant de lui-même et de ses compagnons d’alors : “Nous étions les anticorps de l’omniprésence américaine sur la scène culturelle.” L’artiste, “vrai passionné de classique”, travaille en musique. Mais il lui arrive aussi de peindre en écoutant… de la pop.” [d’après GAZETTE-DROUOT.COM]
Jean-Pierre HUSQUINET est né à Ougrée en 1957. Il fait ses études à l’Académie des Beaux-Arts de Liège. En 1980, il se spécialise dans la technique de la sérigraphie. Il est le fondateur et animateur des éditions Heads and Legs à Liège, éditions spécialisées dans la publication de sérigraphies d’art construit. Jean-Pierre Husquinet se livre dans les années 1990 à des expérimentations liant la pratique sculpturale et la musique. (d’après CENTREDELAGRAVURE.BE).
Sérigraphie issue d’un recueil collectif intitulé “Sept abstraits construits” rassemblant des estampes de Marcel-Louis Baugniet, Jo Delahaut, Jean-Pierre Husquinet, Jean-Pierre Maury, Victor Noël, Luc Peire et Léon Wuidar (imprimeur et éditeur : Heads & Legs, Liège). Lors de sa parution, en novembre 1987, le recueil complet fut présenté à la Galerie Excentric à Liège dans le cadre d’une exposition intitulée Constructivistes Belges. (d’après CENTREDELAGRAVURE.BE)
L’artiste inuk Pitaloosie SAILA, dont les lithographies, gravures et estampes ont été exposées un peu partout au Canada et ailleurs dans le monde, est décédée le 24 juillet 2021, a annoncé vendredi la Winnipeg Art Gallery.
“Née en 1942, Pitaloosie Saila a fait partie des pionnières de l’art contemporain inuit. Elle en est devenue l’une des figures artistiques reconnues – puis l’aînée, au sein de la communauté de Kinngait, à l’ouest d’Iqaluit, au Nunavut.
Ses œuvres font partie des collections de plusieurs musées au Canada, dont le Musée des beaux-arts (MBAC), la Winnipeg Art Gallery ou encore le Musée canadien de l’histoire. C’était l’une des meilleures artistes de Kinngait, unique aussi, témoigne la galeriste Patricia Feheley, qui la représente depuis plusieurs décennies avec la Feheley Fine Arts, à Toronto.
Alors que les premières générations d’artistes inuit contemporains s’inspirent surtout de sujets traditionnels et symboliques de leur culture, Pitaloosie Saila s’est démarquée en représentant aussi des scènes du Sud qui l’ont marquée quand elle a dû quitter sa communauté alors qu’elle était jeune, raconte Mme Feheley.
Pitaloosie Saila a passé son enfance dans divers hôpitaux du Québec et de l’Ontario pour y traiter des problèmes de santé. Ce déracinement lui aura toutefois permis d’apprendre l’anglais, un atout non négligeable dans la communication de son travail, précise Patricia Feheley.
L’artiste inuk a aussi évoqué les difficultés qu’elle a rencontrées, par la suite, pour réapprendre l’inuktitut, sa langue maternelle, à son retour au Nunavut à la fin des années 1950.
Tout au long de sa carrière, Pitaloosie Saila a fait preuve d’innovation à la fois dans les sujets et dans le style de ses images, elle avait une place spéciale dans son cœur pour les représentations de figures féminines fortes ainsi que pour la puissance de la mère et de l’enfant, a écrit la galerie Feheley Fine Arts, en hommage à Mme Saila.
Ses œuvres ont régulièrement été intégrées aux collections annuelles des gravures de Cape Dorset, dès la fin des années 1960.
La reconnaissance de son travail prend un tout autre essor quand elle participe à l’exposition Isumavut – L’expression artistique de neuf femmes de Cape Dorset, organisée par le Musée canadien des civilisations en 1994. Pitaloosie Saila y côtoie Pitseolak Ashoona, Lucy Qinnuayuak, Kenojuak Ashevak, Qaunak Mikkigak, ou encore Napachie Pootoogook.
L’exposition était alors présentée comme un ensemble tonique de sculptures, de gravures et de dessins réalisés de 1959 à [1994] illustrant les idées de chacune d’elle en abordant des problèmes de la vie contemporaine inuite.
Le travail de Pitaloosie Saila se concentrait plutôt sur sa vie personnelle, ce qui tranchait alors avec la perception que l’on pouvait se faire de l’art inuit, analyse Christine Lalonde, conservatrice associée de l’art autochtone au MBAC.
Pour la première fois, les commissaires avaient proposé aux artistes de rédiger leur propre description, se souvient-elle, c’était révolutionnaire, car ça nous permettait de mieux les connaître selon leur propre point de vue, avec plus de détails que les biographies génériques habituelles.
Pitaloosie Saila était une artiste solide, qui était reconnue et appréciée, mais peut-être pas à la mesure de son talent, observe Mme Lalonde. Elle est parfois restée dans l’ombre d’artistes plus âgées qu’elle comme Kenojuak Ashevak, figure de proue des gravures de Cap Dorset, explique la conservatrice du Musée des Beaux-Arts du Canada.
Dans la sphère privée, Pitaloosie Saila était une aînée très respectée, généreuse, qui s’occupait de sa famille élargie, témoigne Mme Lalonde. Elle était célèbre aussi pour les banquets qu’elle organisait avec son époux (le sculpteur Pauta Saila), et qu’elle a continué à proposer après le décès de celui-ci, en 2009.
En 2004, l’artiste inuk a été nommée membre de l’Académie Royale des arts du Canada (ARC), en reconnaissance de sa contribution à la société canadienne d’art.” [d’après ICI.RADIO-CANADA.CA]
“Pitaloosie Saila, immense artiste inuit, est morte samedi. Hormis un galeriste sur son blog, moi sur les réseaux ici [FaceBook], personne n’en parle, ni ne la célèbre. Il y a deux ans, lorsque le grand sculpteur Barnabus Arnansungaaq était mort dans l’indifférence générale, j’avais sur cette page poussé un coup de gueule salutaire. Car par chance mes mots furent tellement partagés, surtout au Québec, que Radio Canada fit des reportages, des annonces, s’excusant de l’oubli et me remerciant de l’alerte.
Et en voici donc une autre à diffuser pour l‘honneur d’une artiste. Qu’on n’en parle pas en Europe, ça se comprend : l’art inuit est probablement le plus méconnu du monde. Mais au Canada, c’est d’autant plus inacceptable que Pitaloosie reçut un honneur rarissime pour une artiste de son origine : elle fut nommée à la prestigieuse Royal Academy of Arts du Canada. Tout académicien blanc né à Ottawa aurait droit à un long article, mais si vous êtes une femme du Nunavut, rien.
Née en 42, Pitaloosie eut une enfance difficile où, atteinte de tuberculose, elle vécut d’hôpital en hôpital, en particulier au Québec. A 18 ans, elle se met à dessiner davantage, veut assumer une vie d’artiste : elle ne s’arrêtera plus. Son trait est inventif, ses thématiques aussi, elle a dit qu’elle portait en elle un quotidien inuit qui vient de très loin dans son regard. Sensible aux motifs des habits notamment, elle réalise de nombreux portraits.
Personnalité forte, aux épaules puissantes, elle dénonce avec ironie celles qui s’occidentalisent à l’excès. Féminisme affirmé aussi, et l’une des premières en cet art : dans une œuvre que j’ai dans ma collection, elle a pris la pipe de son père et la fume, symbole pour elle d’une femme qui prend le pouvoir avec pareil symbole. Son bestiaire est très large, ainsi que des faits du quotidien inusités. Ainsi, la dernière œuvre que j’ai acquise d’elle il y a à peine trois mois représente l’effet de l’insolation en été.
Ayant appris la nouvelle cette nuit, je vous glisse rapidement quelques œuvres parmi des centaines, dont six qui sont dans mon quotidien ici. Longue vie à son œuvre car je sais qu’un jour, cet art (en particulier dessins et gravures) sera reconnu à sa juste valeur. Et je serai toujours de ceux qui en parleront encore et encore, d’autant que certains silences semblent décidément une banquise toujours à rompre avec nos mots voyageurs.”
Né en 1955 à Verviers, Jacques THANNEN a été formé à l’Académie des Beaux-Arts de Verviers et à l’Académie Internationale d’Eté de Wallonie. Depuis 1985, il participe à plus de 150 expositions dont de nombreuses biennales et triennales internationales de gravure. Ses œuvres ont été acquises par une dizaine d’institutions publiques et privées en Belgique et à l’étranger. Il a reçu le Grand Prix de la ville de Verviers en 1987. Dans les travaux les plus récents, des xylogravures essentiellement, se retrouve l’apprivoisement d’éléments, d’images antagonistes qui insufflent à l’œuvre vivacité et harmonie. (d’après CULTUREPLUS.BE)
“Danse au crépuscule” est la traduction du titre de cette œuvre. Il d’agit d’une estampe de nature mixte : à la fois gravure sur bois et sur linoléum. Dans cette série de “danseuses”, très synthétiques et graphiques, l’artiste explore les combinaisons de formes et de couleurs, mais travaille également sur la matière permise par les diverses techniques utilisées.
Les Notes de chevet de Sei Shônagon (Xe-XIe siècle) sont un classique de la littérature médiévale nippone. Dame de compagnie à la cour impériale de Kyôto, elle y collectionne les choses qui lui rendent l’existence douce et aimable. Elle y énumère des noms de fleurs, d’oiseaux, d’étangs, partage quelques anecdotes, souvenirs ou inventions. Autant d’éléments qui font le sel de la vie – qu’on ne l’ait jamais perdu ou qu’il nous soit enfin rendu.
Le texte suivant est extrait d’un cahier central de PHILOMAG.COM, préparé par Victorine de Oliveira. Le numéro 140 de juillet 2020 était consacré au Goût de la vie : “Après l’épreuve du confinement et de la maladie, nous avons eu envie d’ouvrir la fenêtre, de sortir, de respirer… et de nous demander à quoi tient le goût de la vie. Existe-t-il un simple plaisir d’exister ? Devons-nous préférer le bien-être (stable) à la jouissance (flamboyante) ? Avons-nous besoin de rituels ? Et surtout, nous nous sommes posés une question vertigineuse : est-ce toujours après les épreuves, les deuils, les crises, les expériences négatives, que nous retrouvons – décuplée – notre joie de vivre ?”
Ce printemps, l’aurore… Ce printemps, l’aurore est inachevée. Le soleil se lève, lance ses premiers rayons dans les rues de Paris, toque aux volets encore fermés de ceux qui n’iront pas travailler. Personne pour en profiter. La France confinée regarde le ciel depuis sa fenêtre.
Choses particulières. La cour du Louvre déserte, mis à part un vigile au téléphone et son chien. Pédaler en zigzaguant tout le long de l’avenue de l’Opéra. La rue de Rivoli sans voitures. Traverser sans regarder. Un coucher de soleil place Pigalle bercé par le chant des oiseaux. Des SDF, beaucoup. Du plastique partout. Une rame de métro vide.
Arbres. Le paulownia sous ma fenêtre dont les quinze jours de floraison sont restés presque sans témoin. Les platanes du boulevard de Clichy, dont le pollen s’est mêlé aux applaudissements de 20 heures. Les allergies ont eu ce printemps une lourdeur particulière. D’autres platanes, avenue Trudaine, sous lesquels les enfants jouaient au ballon, malgré tout. Sur un banc, pour peu que leur feuillage laisse passer un rayon de soleil, on y faisait parfois une entorse à son attestation.
Choses qui font battre le cœur. Le regard du caissier du supermarché, le reste de son visage masqué. La nuit immobile. Une silhouette qui nous suit peut-être.
Choses qui font naître un doux souvenir du passé. Les chaises empilées derrière les vitrines des cafés fermés. Un rayon de soleil qui éclaire les verres sagement alignés sur leur étagère. Des affiches de théâtre : le spectacle devrait s’être achevé depuis un mois ou avoir commencé il y a deux semaines.
Fêtes. Celle que l’on fera quand tout cela sera terminé. Celle que l’on tente déj à, en petit comité, avec un brin de culpabilité – le cœur n’y est pas. Celle qui semble remonter à une autre vie – corps suants entrechoqués, verres échangés sans même faire exprès, l’heure qu’on oublie de regarder.
Choses que l’on a grand hâte de voir ou d’entendre. Un café brûlant posé sur le zinc. La possibilité d’engager la conversation à moins d’un mètre. Des masques chirurgicaux pour tous. Le temps où il ne sera plus nécessaire d’en porter.
L’auteur
On ne sait pas grand-chose de la vie de la dame de compagnie et écrivaine Sei Shônagon. Ce nom est d’ailleurs plutôt un surnom, shonagon signifiant « troisième sous-secrétaire d’État » – il renvoie sûrement à la fonction exercée par l’un de ses parents. Elle naît aux environs de 965 dans une famille de notables qui accorde une grande place à la littérature, à la poésie et à l’érudition. Elle entre au palais impérial en 990 et se met au service de la princesse Sadako, âgée de 15 ans, épouse de l’empereur Ichijô, lui-même âgé de 10 ans. À la mort en couches de Sadako en l’an 1000, on perd complètement la trace de Sei Shônagon au point qu’on ne connaît même pas la date de son décès. Ses Notes de chevet s’inscrivent dans une tradition littéraire qui, entre les Xe et XIe siècles, s’écrit surtout au féminin. Si les hommes se concentrent sur la poésie, les femmes de la cour ont le champ libre pour la prose, jugée moins noble. Ces dernières explorent le registre de l’intime avec des journaux, des notes, parfois des romans dont l’intrigue se situe la plupart du temps au Palais. Autant de classiques de la littérature nippone médiévale tous signés par des femmes: Journal d’une libellule (anonyme, fin du Xe siècle), Journal de Sarashina (milieu du XI’ siècle) ou encore Le Roman de Genji (vers l’an 1000) de la dame d’honneur Murasaki Shikibu. Nous sommes alors en pleine ère Heian (794-n85), considérée comme l’apogée de la cour impériale japonaise, alors située à Kyôto, et de toute la littérature et des arts qui lui sont liés.
Le texte
Soumise à une étiquette stricte, la vie d’une dame de compagnie à la cour impériale de Kyôto n’en était pas moins très libre. En témoignent les Notes de chevet de Sei Shônagon. Si elles comportent quelques choses désolantes ou choses dont on n’a aucun regret, elles sont pour l’essentiel une collection d’instants et de choses qui ravissent son autrice. Tantôt simples énumérations (de noms d’arbres, de fleurs, d’édifices, d’étangs), tantôt anecdotes du Palais où s’intercalent des poèmes, ces notes célèbrent avec délicatesse et raffinement les plaisirs d’une vie sans ombre… ou dont l’ombre s’est enfin dissipée.
Les extraits
EAN9782070705337
SEI SHONAGON, Notes de chevet (extraits, Paris : Gallimard, Connaissance de L’orient n°5, 1985, traduit du japonais par André Beaujard en 1934)
1. Au printemps, c’est l’aurore que je préfère.
La cime des monts devient peu à peu distincte et s’éclaire faiblement. Des nuages violacés s’allongent en minces traînées. En été, c’est la nuit. J’admire, naturellement, le clair de lune ; mais j’aime aussi l’obscurité où volent en se croisant les lucioles. Même s’il pleut, la nuit d’été me charme. En automne, c’est le soir. Le soleil couchant darde ses brillants rayons et s’approche de la crête des montagnes. Alors les corbeaux s’en vont dormir, et en les voyant passer, par trois, par quatre, par deux, on se sent délicieusement triste. Et quand les longues files d’oies sauvages paraissent toutes petites ! c’est encore plus joli. Puis, après que le soleil a disparu, le bruit du vent et la musique des insectes ont une mélancolie qui me ravit. En hiver, j’aime le matin, de très bonne heure. Il n’est pas besoin de dire le charme de la neige ; mais je goûte également l’extrême pureté de la gelée blanche ou, tout simplement, un très grand froid ; bien vite, on allume le feu, on apporte le charbon de bois incandescent ; voilà qui convient à la saison. Cependant, à l’approche de midi, le froid se relâche, il est déplaisant que le feu des brasiers carrés ou ronds se couvre de cendres blanches.
2. Les époques.
Parmi les époques, j’aime le premier mois, le troisième mois, les quatrième et cinquième mois, le septième mois, les huitième et neuvième mois, le douzième mois ; tous ont leur charme dans le cours des saisons. Toute l’année est jolie. […]
8. Marchés.
Le marché de Tatsu. Parmi tous les marchés du Yamato, celui de Tsuba mérite une attention particulière, car les pèlerins qui vont au temple de Hacé ne manquent pas de s’y arrêter peut-être a-t-il avec Kwannon une affinité spéciale ? Les marchés d’Ofouça, de Shikama, d’Asuka.
9. Gouffres.
Le gouffre de Kashikofuchi. Il est très amusant de se demander quel esprit profond on a pu lui trouver pour lui donner ce nom ! Le gouffre de Naïriço. À qui cet avis était-il destiné, par qui peut-il avoir été donné ? Le gouffre d’Aoïro me charme aussi beaucoup : on en aurait pu faire le costume des chambellans. Les gouffres d’Inaboutchi, de Kakouré, de Nozoki, de Tama’0 [ … ]
13. Edifices.
La Porte de la garde du corps. Le Palais de la Deuxième avenue et celui de la Première avenue sont beaux aussi. Les Palais de Somedono, de Seka, de Sugawara, de Rén’zéi, de Suzaku. Le Palais où résida l’empereur qui avait abdiqué. Les Palais d’Ono, de Kôbaï, d’Agata-no-ido ; le Palais de la Troisième avenue orientale, le Petit Palais de la Sixième avenue, le Petit Palais de la Première avenue.
Sur l’écran dressé devant la baie ouverte au nord de la salle qui occupe l’angle du nord-est, au Palais pur et frais, on voyait représenté l’Océan déchaîné, avec les êtres horribles qui l’habitent : des monstres aux longs bras, aux jambes démesurées. Quand la porte de la chambre où se tenait l’Impératrice était ouverte, nous voyions constamment ces affreuses peintures, et nous avions accoutumé d’en rire avec répugnance. Un jour, nous nous divertissions ainsi ; près de la balustrade, on avait placé de grands vases de porcelaine verte, et on y avait mis quantité de branches de cerisier, longues d’environ cinq pieds, dont les fleurs ravissantes débordaient jusqu’à cette balustrade. Vers midi, arriva le Seigneur premier sous-secrétaire d’État. Il portait un manteau de cour, couleur de cerisier, à peine assoupli, et un pantalon à lacets, d’un violet sombre. Son blanc vêtement de dessous dépassait un peu et laissait voir un joli dessin cramoisi
foncé. Comme !’Empereur se trouvait auprès de son Épouse, le Sous-secrétaire vint, pour parler au Souverain, s’asseoir sur le plancher, dans l’étroit espace devant la porte. Derrière le store étaient les dames d’honneur, avec leurs amples manteaux chinois, couleur de cerisier, qu’elles laissaient retomber sur leurs épaules, leurs costumes couleurs de glycine, de kerrie, de toutes les nuances aimées, dont beaucoup débordaient sous le store qui pendait, jusqu’à mi-hauteur, devant l’entrée de la galerie du nord. À ce moment, on servit le dîner dans les appartements impériaux. Il y eut un grand bruit de pas, et nous entendîmes distinctement quelqu’un ordonner: “Faites place, faites place !” L’aspect du ciel pur et serein était merveilleux, et quand les chambellans eurent apporté les derniers plats, le dîner fut annoncé ; l’Empereur sortit par la porte du milieu, accompagné par le Sous-secrétaire d’État, qui revint ensuite près des fleurs. L’impératrice écarta son écran et s’avança sur le seuil. Tout, en cet instant, charmait les yeux, et les dames, ravies, sentaient s’évanouir dans leur esprit le souvenir de toutes choses. Alors, le Sous-secrétaire, chanta d’une voix lente la vieille poésie :
Les mois et les jours
Se succèdent ; mais
Le mont Mimoro
Demeure à jamais !
Je trouvai cela très joli, et vraiment, j’aurais désiré que cette splendeur durât mille années.
Avant même que les dames qui servaient eussent appelé les gens pour leur faire emporter les tables, l’Empereur passa dans l’appartement de notre maîtresse. Il m’ordonna de frotter le bâton d’encre de l’écritoire et, pendant qu’il me parlait, j’avais les yeux au ciel. Je ne pensais qu’à le contempler ; j’aurais voulu le regarder ainsi encore plus longtemps que, tout à l’heure, l’Impératrice. Il plia une feuille d’élégant papier blanc et nous dit: “Que chacune écrive là-dessus une ancienne poésie, la première dont il lui souviendra.” “Comment faire ?” demandai-je au Sous-secrétaire d’État, qui était dehors, devant le store ; mais il me répondit : “Dépêchez-vous d’écrire et de présenter à Sa Majesté ce que vous aurez fait, les hommes ne doivent se mêler de rien.” Puis, prenant l’écritoire de !’Empereur, il nous pressa en répétant : “Vite, vite, sans réfléchir, même Naniwazu, n’importe quoi : ce qui pourra vous venir à l’esprit !” Je ne sais ce qui m’intimida tellement; mais un rouge me monta au visage, et je me sentis toute troublée. Tout en s’étonnant de mon émoi, les demoiselles nobles écrivirent deux ou trois poèmes, sur le printemps, sur l’âme des fleurs, puis elles me dirent que c’était mon tour, et j’écrivis alors la poésie :
Les années ont passé,
Et j’ai vieilli.
Cependant,
Quand je regarde les fleurs,
Je n’ai plus de soucis. [ … ]
18. Choses qui font battre le cœur.
Des moineaux qui nourrissent leurs petits.
Passer devant un endroit où l’on fait jouer de petits enfants.
Se coucher seule dans une chambre délicieusement parfumée d’encens.
S’apercevoir que son miroir de Chine est un peu terni.
Un bel homme, arrêtant sa voiture à votre porte, dit quelques mots pour annoncer sa visite.
Se laver les cheveux, faire sa toilette et mettre des habits tout embaumés de parfum.
Même quand personne ne vous voit, on se sent heureuse, au fond du cœur.
Une nuit où l’on attend quelqu’un. Tout à coup, on est surpris par le bruit de l’averse que le vent jette contre la maison.
19. Choses qui font naître un doux souvenir du passé.
Les roses trémières desséchées.
Les objets qui servirent à la fête des poupées.
Un petit morceau d’étoffe violette ou couleur de vigne, souvenir de la confection d’un costume, et que l’on découvre dans un livre où il était resté, pressé.
Un jour de pluie, où l’on s’ennuie, on retrouve les lettres d’un homme jadis aimé.
Un éventail chauve-souris de l’an passé.
Une nuit où la lune est claire.
20. Choses qui égayent le cœur.
Beaucoup d’images de femmes, habilement dessinées, avec de jolies légendes.
Au retour de quelque fête, les voitures sont pleines, et on en voit déborder les vêtements des dames. De nombreux serviteurs les escortent ; les conducteurs guident bien les bœufs et font courir les équipages.
Une lettre écrite sur du papier de Michinoku blanc et joli, avec un pinceau si fin qu’il semblerait ne pouvoir tracer même le plus mince trait.
L’aspect d’un bateau qui descend la rivière.
Des dents bien noircies.
À « égal ou inégal » , jouer souvent « égal » .
Une étoffe de soie très souple, tissue de jolis fils chinés.
Les pratiques magiques de purification, destinées à empêcher les effets des mauvais sorts, exécutées au bord d’une rivière, par un devin qui parle bien.
De l’eau qu’on boit quand on se réveille la nuit.
À un moment où l’on s’ennuie, arrive un visiteur qui n’est ni trop intime ni trop étranger ; il fait la chronique de la société, il raconte ce qui s’est passé dernièrement, choses plaisantes, détestables ou curieuses, touchant ceci ou cela, affaires publiques et privées ; il parle sans ambiguïté, mais dit tout juste ce que l’on peut entendre. Cela charme le cœur.
Lorsqu’on visite un temple shintoïste ou bouddhique, et qu’on fait dire des prières, on est heureux d’entendre les bonzes, si c’est dans un temple bouddhique, ou les prêtres inférieurs, si c’est dans un temple shintoïste, réciter d’une voix agréable, sans arrêt, mieux même qu’on ne l’avait espéré.
Une voiture de cérémonie, couverte de palmes, qui avance avec une sereine lenteur. Si elle va vite, cela semble inconsidéré, sans dignité. C’est la voiture treillissée que le conducteur doit faire courir. À peine a-t-on aperçu celle-ci
qui sort d’une porte ! Elle est déjà passée, et l’on ne voit plus que les hommes d’escorte qui la suivent en courant. Il est charmant de se demander qui ce peut être. Mais si cette voiture va lentement, si on l’a trop longtemps devant les yeux, cela ne convient plus du tout.
Les bœufs doivent avoir le front très petit, tacheté de blanc il est bien qu’ils aient le dessous du ventre et le bas des jambes blancs, ainsi que l’extrémité de la queue. Les chevaux doivent être pie alezan, ou gris, ou très noirs avec des balzanes et des taches blanches aux épaules ; ou encore aubères avec la crinière et les jambes très claires. Il faut qu’on dise en les voyant : “Pour vrai, c’est une crinière faite avec le fil que donne l’écorce du mûrier !”
Le conducteur d’une voiture à bœufs doit être grand, avoir des cheveux décolorés par le soleil et une face bronzée. Il sied qu’il ait l’air intelligent.
Les valets de pied, les hommes d’escorte doivent être sveltes. Du reste, j’aime aussi à voir tels, au moins tant qu’ils sont jeunes, les hommes de qualité. Les gens trop gras me paraissent toujours avoir envie de dormir.
Les pages doivent être petits, avoir de beaux cheveux dont l’extrémité vienne frôler doucement leur cou. Il faut qu’ils aient une jolie voix, et parlent très respectueusement. C’est alors parfait.
J’aime qu’un chat ait le dos noir, et tout le reste blanc.
Un prédicateur doit avoir la figure agréable. Lorsqu’on tient les yeux fixés sur son visage, on sent mieux la sainteté de ce qu’il explique. Quand on regarde ailleurs, sans qu’on le veuille on oublie d’écouter ; ainsi, quand le prédicateur est laid, on craint toujours de mériter la punition du Ciel. Il me faut quitter ce sujet. Si mon âge s’y prêtait un peu mieux, j’aurais pu écrire là-dessus, au risque d’encourir le châtiment céleste ; mais, maintenant, la peine serait trop effrayante. Il y a des gens qui, entendant parler d’un prêtre particulièrement vénérable et pieux, se précipitent pour arriver les premiers à l’endroit où l’on dit qu’il prêche. Il me semble que s’ils agissent de la sorte, justement dans le même esprit de péché que moi, ils feraient mieux de rester chez eux. […]
Au septième mois, la chaleur est extrême ; on laisse tout ouvert, la nuit comme le jour, et l’on tarde à se coucher ; mais c’est ravissant, quand on s’éveille par un beau clair de lune, et qu’on regarde au-dehors. Même la nuit sombre me plaît ; il est bien inutile de vanter le charme de la lune pâle, à l’aurore. Tout près du bord, sur le plancher bien poli de la véranda, on étend, pour un moment, une jolie natte. Il ne faut pas pousser l’écran de trois pieds au fond de la pièce, mais le dresser au bord de la galerie extérieure ; autrement, cela semblerait bien mystérieux.
Quittant son amie, le galant vient sans doute de partir. La dame a rabattu sur sa tête un vêtement violet clair, avec une doublure très foncée. À l’endroit, la nuance du tissu n’est pas du tout pâlie, et le lustre du damas qui le double n’est pas beaucoup fané non plus. Elle paraît dormir, elle a un vêtement simple, couleur de clou de girofle, une jupe de soie raide, écarlate foncé, dont les cordons de ceinture sortent, très longs, de dessous son vêtement et semblent encore dénoués. Ses cheveux s’amoncellent à son côté, on se dit qu’ils doivent être bien longs quand ils ondoient librement. Mais voici qu’un homme arrive, venu on ne sait d’où, alors que le paysage d’aurore est tout couvert d’une épaisse brume. Il a un pantalon à lacets violet, une jaquette de chasse couleur de girofle, mais si claire qu’on pourrait se demander si elle est teinte, un vêtement blanc sans doublure, de
soie raide, et un habit de soie foulée très brillante, écarlate.
Le brouillard a mouillé ses vêtements, qu’il laisse négligemment pendre. Les cheveux de ses tempes sont un peu en désordre ; il a l’air de les avoir, sans soin, fourrés sous son bonnet laqué. Avant que la rosée des liserons fût tombée, il a quitté son amie ; il pensait à la lettre qu’il va écrire, mais le chemin lui semble long, il fredonne : “Les jeunes tiges de chanvre.”
Il allait à son poste au Palais ; pourtant, comme la fenêtre de treillis n’est pas baissée, il déplace légèrement le store, d’un côté, puis regarde à l’intérieur de la chambre. Il se dit, amusé, que sans doute, ici, tout à l’heure, un homme s’est levé pour partir. Peut-être celui-ci songeait-il, comme lui, au charme de la rosée ? Après un moment, il voit près de l’oreiller un éventail étalé, fait de papier violet pourpre tendu sur du bois de magnolia. Au pied de l’écran sont éparpillées des feuilles, étroites et longues, d’épais papier de Mitchinokou, les unes bleu foncé, les autres écarlates, et quelques-unes dont la nuance est un peu pâlie. La dame se doute qu’il y a là quelqu’un, elle regarde de dessous son vêtement, et l’aperçoit, souriant, appuyé sur le bord de la fenêtre. Ce n’est pas un homme avec qui elle doive se gêner ; mais comme elle n’a pas l’intention d’entrer en relation avec lui, elle regrette qu’il l’ait vue ainsi librement. “Oh ! quel long sommeil, ce matin, après la séparation !” s’écrie-t-il, entrant jusqu’à mi-corps en dedans du store. “Assurément, répond-elle, vous dites cela parce que vous êtes fâché d’avoir laissé votre amie alors qu’il n’y avait pas encore de rosée.” Peut-être est-il superflu de noter spécialement ces jolies choses, et pourtant on ne saurait, sans en être charmé, les voir ainsi converser tous les deux.
L’homme se penche et, avec son éventail, il amène à lui celui qui est contre l’oreiller ; mais elle se demande s’il ne vient pas trop près d’elle ; le cœur battant, elle se retire un peu en arrière. Alors il prend l’éventail, le regarde, et murmure avec un soupçon de dépit: “Voilà bien de la froideur !” Cependant le plein jour est venu, et l’on entend de nombreuses voix. Tout à l’heure, il se hâtait, pour écrire à son amie avant que l’on pût voir se dissiper la brume, et maintenant on s’inquiète en pensant qu’il ne semble guère pressé.
L’homme qui, ce matin, a quitté cette maison-ci, a écrit une lettre (on se demande en combien de temps) et il l’a envoyée, attachée à un rameau de lespédèze20 encore tout humide de rosée. Pourtant, comme il y a quelqu’un avec la dame, le messager ne peut lui remettre sa missive. Le parfum d’encens dont elle est tout imprégnée parait délicieux. Lorsqu’il deviendrait
trop inconvenant pour lui de rester, le visiteur s’en va. Il est sans doute amusant de se dire que, peut-être, une pareille scène s’est passée dans la maison d’où il venait lui-même !
21. Fleurs des arbres.
J’aime la fleur du prunier, qu’elle soit foncée ou claire ; mais la plus jolie, c’est celle du prunier rouge. J’aime aussi un fin rameau fleuri de cerisier, avec ses corolles aux larges pétales, et ses feuilles rouge foncé.
Les fleurs de glycine, tombant en longues grappes, aux belles nuances, sont vraiment superbes.
Pour la fleur de la deutzie, elle est d’un rang inférieur, et n’a rien qu’on puisse vanter.
Cependant, la deutzie fleurit à une époque agréable ; on la trouve charmante quand on pense que, peut-être, un coucou se cache dans son ombre. Au retour de la fête de Kamo, dans les environs de la lande de Murasaki, que c’est joli lorsqu’on voit, autour des pauvres chaumières, les haies hirsutes, toutes blanches de ces fleurs. On dirait des vêtements blancs mis sur d’autres, verts, et aux endroits où il n’y a pas de fleurs, cela ressemble à une étoffe de couleur “feuille verte et feuille morte”. C’est ravissant.
Vers la fin du quatrième mois et le début du cinquième, les orangers, au feuillage vert foncé, sont couverts de fleurs blanches, et quand on les admire, mouillés par la pluie, de grand matin, il semble qu’ici-bas rien n’ait un pareil charme. Si parmi les fleurs on peut découvrir, se détachant très nettement, des fruits mûrs qui paraissent des boules d’or, alors le tableau ne le cède pas même à celui des cerisiers humides, le matin, de rosée. Au reste, il n’est pas besoin de dire le charme de l’oranger, peut-être parce qu’on pense qu’il a avec le coucou une affinité particulière. La fleur du poirier est la chose la plus vulgaire et la plus déplaisante qui soit au monde. On ne la garde pas volontiers près des yeux, et l’on ne se sert pas d’un rameau de poirier pour y attacher même un futile billet.
Quand on voit le visage d’une femme qui manque d’attrait, c’est à la fleur du poirier qu’on l’assimile, et, en vérité, à cause de sa couleur, cette fleur parait sans agrément. Pourtant, en Chine, on lui trouve une grâce infinie, on la chante dans les poèmes. Si, la jugeant laide, on réfléchit que quelque chose doit expliquer ce goût des Chinois, et si on la regarde attentivement, on croit distinguer au bord des pétales une jolie nuance rose, si faible qu’on n’est pas sûr de ses yeux. On a comparé la fleur du poirier au visage de Yô Ki-hi, lorsqu’elle vint en pleurant vers l’envoyé de l’Empereur, et l’on a dit : “Le rameau fleuri du poirier est couvert des gouttes qu’y a laissées la pluie printanière.” Aussi bien, quand je songe qu’il ne s’agit pas là d’un éloge médiocre, je me dis qu’aucune autre fleur n’est, sans doute, si merveilleusement belle.
La fleur violet-pourpre du paulownia est aussi très jolie. Je n’aime pas la forme de ses larges feuilles étalées ; cependant, je n’en puis parler comme je ferais d’un autre arbre.
Quand je pense que c’est dans celui-ci qu’habiterait l’oiseau fameux en Chine, je ressens une impression singulière. À plus forte raison, lorsque avec son bois, on a fabriqué une guitare, et qu’on en tire toutes sortes de jolis sons, les mots ordinaires suffisent-ils pour vanter le charme du paulownia ? C’est un arbre vraiment superbe !
Bien que le mélia ne soit pas un bel arbre, sa fleur est fort jolie. Chaque année, on ne manque pas de le voir, quand vient la fête du cinquième jour, au cinquième mois, avec ses fleurs déformées par la sécheresse. C’est charmant aussi.
22. Étangs.
L’étang de Katsumata, celui d’Iwaré. L’étang de Nihéno. Il est bien amusant, quand on va au temple de Hase, d’y voir les oiseaux aquatiques s’envoler sans cesse avec bruit.
L’étang de Mizounashi. Comme je demandais un jour pourquoi on l’avait ainsi nommé, on me répondit que, même quand il pleut beaucoup, au cinquième mois et toute l’année, on n’y aperçoit pas d’eau. Mais on ajouta que certaines années où le soleil brille splendidement, l’eau y coule en abondance au début du printemps. “Ce n’est pas sans raison, aurais-je voulu répondre, qu’on lui a donné son nom, s’il est desséché ; pourtant, comme il y a aussi des moments où l’eau y coule, il me semble qu’on n’a guère réfléchi.”
L’étang de Sarouçawa. Un empereur, ayant entendu dire qu’une demoiselle de la Cour s’y était jetée, serait allé, à ce que l’on raconte, voir cet étang. Cela me charme, et il est inutile de dire combien je suis émue que Hitomaro, ait chanté les cheveux dénoués flottant sur l’eau.
L’étang d’Omaé. Il est curieux de se demander à quoi ont pensé ceux qui lui ont attribué ce nom.
L’étang de Kagami. L’étang de Sayama. Peut-être trouve-t-on celui-ci joli parce que l’onse rappelle, charmé, la poésie sur la bardane. L’étang de Koïnouma. Celui de Hara. Il est charmant qu’autrefois on ait dit à propos de lui : “Ne coupez pas les sargasses !” L’étang de Masuda.
23. Fêtes.
Rien n’égale en beauté la fête du cinquième mois. Les parfums de l’acore et de l’armoise se mélangent, et c’est d’un charme singulier. Depuis l’intérieur des Neuf Enceintes jusqu’aux demeures des gens du peuple les plus indignes d’être nommés, chacun pose ces feuilles en travers de son toit, et veut couvrir le sien mieux que les autres. C’est merveilleux aussi, et en quelle autre occasion voit-on pareille chose ?
Ce jour-là, le ciel était couvert de nuages. Au Palais de l’impératrice, on avait apporté, du service de la couture, des boules contre les maladies avec toutes sortes de fils tressés qui pendaient ; on les avait fixées à gauche et à droite du pilier de l’appartement central, où est dressé l’écran. On remplaça ainsi les boules contre les maladies qu’on avait préparées, le neuvième jour du neuvième mois, en enveloppant des chrysanthèmes dans de la soie raide ou damassée, et qui étaient restées fixées à ce pilier durant des mois, puis on les jeta. De même les boules que l’on suspend le cinquième jour du cinquième mois devraient peut-être demeurer jusqu’à la fête des chrysanthèmes ; mais comme tout le monde, pour attacher n’importe quoi, en arrache des fils, après peu de temps il n’en reste rien.
On offre les présents de la fête, les jeunes personnes fichent des acores dans leurs cheveux, elles cousent à leurs manches des billets de retraite, elles fixent, d’une manière ou d’une autre, avec une tresse aux couleurs dégradées, à leur manteau chinois ou à leur veste, de longues racines d’acore ou de jolis rameaux. On ne peut dire que ce soit merveilleux, mais c’est bien joli ; d’ailleurs, y a-t-il personne qui songe aux cerisiers sans enthousiasme parce qu’ils fleurissent chaque printemps?
Les fillettes qui vont et viennent aux carrefours ont attaché à leurs vêtements les mêmes choses que les dames, mais en les proportionnant à leur taille ; elles se disent qu’elles ont fait là quelque chose d’admirable, elles considèrent sans cesse leurs manches en les comparant à celles de leurs compagnes. Je trouve à tout cela un charme que je ne puis rendre ; mais il est plaisant aussi d’entendre crier ces fillettes quand les pages, qui jouent familièrement avec elles, leur prennent leurs racines d’acore ou leurs rameaux.
C’est également gracieux lorsqu’on enveloppe des fleurs de méfia dans du papier violet, ou qu’on fait, en mettant des feuilles d’acore dans du papier vert, des rouleaux minces qu’on lie, ou encore lorsqu’on attache du papier blanc aux racines. Les dames qui ont reçu des lettres dans lesquelles on avait enveloppé de très longues racines d’acore veulent, pour répondre, écrire de bien jolies choses, et se consultent entre amies. Il est amusant de les voir se montrer mutuellement les réponses qu’elles préparent.
Les gens qui ont envoyé une lettre à la fille de quelque noble, à une personne d’un haut rang, sont en ce jour d’une humeur particulièrement agréable, et charment par leur grâce jusqu’au chant du coucou qui dit son nom vers le soir, tout est délicieux et m’émeut à l’extrême. [ … ]
25. Oiseaux.
J’aime beaucoup le perroquet, bien que ce soit un oiseau des pays étrangers. Tout ce que les gens disent, il l’imite.
J’aime le coucou, le râle d’eau, la bécasse, !’étourneau, le tarin, le gobe-mouches.
Quand le faisan cuivré chante en regrettant sa compagne, il se console, dit-on, si on lui présente un miroir. Cela m’émeut, je songe avec compassion à la peine que doivent éprouver les deux oiseaux, par exemple lorsqu’un ravin les sépare !
De la grue, j’aurais trop à dire. Cependant, il est vraiment splendide que sa voix monte par-delà les nuages, et cela, je ne puis le taire.
Le moineau à tête rouge, le mâle du gros-bec, l’oiseau habile.
Le héron est très désagréable à voir ; à cause de leur expression, je n’aime pas à regarder ses yeux. Il n’a vraiment rien qui charme. Néanmoins, une chose m’amuse : on a pu prétendre que le héron ne dormirait pas seul dans le bois aux arbres agités par le vent.
L’oiseau-boîte.
Parmi les oiseaux d’eau, c’est le canard mandarin qui m’émeut le plus. Avec ravissement, je me rappelle ce que l’on a dit de l’amour réciproque du mâle et de la femelle : chacun, après l’autre, balaierait la gelée blanche qui couvre les ailes de son compagnon.
La mouette.
Ah ! songer que le pluvier de rivière ferait égarer son ami !
La voix de l’oie sauvage est d’une mélancolie délicieuse quand on l’entend dans le lointain.
Le canard sauvage me charme quand je pense qu’il balaie, à ce que l’on dit, la gelée blanche sur ses plumes.
Du rossignol les poètes ont parlé comme d’un oiseau ravissant. Sa voix, d’abord, puis ses manières et sa forme, tout en lui est élégant et gracieux. Il est d’autant plus regrettable que le rossignol ne chante pas à l’intérieur des Neuf Enceintes. Je l’avais entendu dire ; mais je croyais qu’on exagérait. Cependant, depuis dix années que je suis en service au Palais, je l’ai attendu en vain, il n’a jamais fait le moindre bruit. Et pourtant, tout près du Palais pur et frais, il y a des bambous, des pruniers rouges; le rossignol devrait y venir à son aise. Quand on quitte le Palais, on peut l’entendre chanter d’une voix splendide, dans les pruniers, qui ne méritent pas un regard, d’une misérable chaumière. La nuit, toujours il garde le silence, il aime le sommeil ; mais que pourrait-on faire maintenant pour corriger son naturel ? En été, jusqu’à la fin de l’automne, sa voix est rauque ; les gens du commun changent son nom, et l’appellent, par exemple, l’oiseau mangeur d’insectes. Cela me fait une impression pénible et lugubre. On ne penserait pas ainsi à propos d’un oiseau ordinaire tel que le moineau. C’est, pour sûr, parce-que le rossignol chante au printemps que, dans les poésies et les compositions littéraires, on a célébré le retour de l’année comme une jolie chose. Et encore, s’il se taisait le reste du temps, combien ce serait plus agréable ! Mais pourquoi s’indigner ? Même quand il s’agit d’une personne, perd-on son temps à médire de quelqu’un qui n’a plus l’apparence humaine, et que l’opinion des gens commence à mépriser ?Pour ce qui est du milan, du corbeau ou d’autres oiseaux de cette sorte, personne au monde ne les regarde, et jamais on ne les écoute attentivement. Aussi bien, quand je songe que si le rossignol est critiqué, c’est justement parce qu’on en a fait un oiseau merveilleux, je me sens désagréablement émue.
Un jour, nous voulions voir le retour de la procession, après la fête de Kamo, et nous avions dit d’arrêter nos voitures devant les Temples Ourin’in’ et Tchiçokouïn. Le coucou se faisait entendre (peut-être ne voulait-il pas rester caché en un tel jour), et le rossignol l’imitait très bien. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, c’était vraiment joli, alors qu’ils chantaient ensemble dans les grands arbres.
Je ne saurais dire non plus le charme du coucou quand vient la saison. À un moment ou à l’autre, on entend sa voix triomphante. On le voit, dans les poésies, qui s’abrite parmi les fleurs de la deutzie, dans les orangers ; s’il s’y
cache à demi, c’est qu’il est d’humeur boudeuse.
On s’éveille, pendant les courtes nuits du cinquième mois, au moment des pluies, et l’on attend, dans l’espoir d’entendre le coucou avant tout le monde. Tout à coup, dans la nuit sombre, son chant résonne, superbe et plein de charme. Sans qu’on puisse s’en défendre, on a le cœur tout ensorcelé ; mais quand le sixième mois est arrivé, le coucou reste muet. Vraiment, il est superflu de dire combien j’aime le coucou ! En général, tout ce qui chante la nuit est charmant. Il n’y a guère que les bébés pour lesquels il n’en soit pourtant pas ainsi.
26. Choses élégantes.
Sur un gilet violet clair, une veste blanche.
Les petits des canards.
Dans un bol de métal neuf, on a mis du sirop de liane, avec de la glace pilée. Un rosaire en cristal de roche.
De la neige tombée sur les fleurs des glycines et des pruniers.
Un très joli bébé qui mange des fraises.
[…]
“La vie se gagne et se regagne sans cesse, à condition de se convaincre qu’un salut est toujours possible, et de se dire que rien n’advient qui ne prend racine en nous-mêmes.
Italie, la Basilicate, été 2005. Alors que le village de Ravina est en fête, Chiara, quinze ans, se volatilise. Les villageois se lancent à sa recherche ; les jours passent, l’enquête piétine : l’adolescente est introuvable. Une horde de journalistes s’installe dans une ferme voisine, filmant le calvaire de l’entourage. Le drame de ces petites gens devient le feuilleton national.
Des années après les faits, Sandro, un proche de la disparue, revient sur ces quelques mois qui ont changé à jamais le cours de son destin.
Roman au suspense implacable, L’été sans retour est l’histoire d’une famille maudite vivant aux marges du monde, confrontée à des secrets enfouis et à la cruauté obscène du cirque médiatique.”
Les années se sont écoulées, désormais, pareilles à une seule et longue journée, et je ne sais plus trop par quel bout prendre toute cette histoire. Longtemps je me suis mesuré à mes remords, cherchant à les exiler aux confins de ma mémoire sans y parvenir. Toujours, ils remontent à la surface. Avivent les plaies. Mais je n’ai plus le choix. Quinze ans déjà que j’ai quitté Ravina. Avec le temps, le passé s’embrume, les visages et les voix s’estompent, et aussi les silhouettes, les paysages. Car dans l’histoire que je me résous enfin à raconter, les hommes sont indissociables de la nature qui les a vus naître et dont ils sont le portrait le plus fidèle, effrayante de beauté et d’âge. Cette histoire est d’abord celle d’une famille, et plus encore d’un homme. Son nom était Pasquale Serrai, même si à Ravina tout le monde l’appelait Serrai, uniquement Serrai, en insistant sur la dernière syllabe, comme lorsque vous échappe un long cri de douleur.
Giuseppe Santoliquido est un auteur belge qui a gardé vivaces ses racines italiennes au point d’être le spécialiste auquel la RTBF et d’autres médias de la presse écrite se réfèrent régulièrement pour éclairer la politique de la péninsule ; car il est aussi essayiste et politologue.
Et vous allez voir que toutes ces spécialités se conjuguent dans cet excellent roman, son troisième, qui paraît dans la prestigieuse collection blanche de Gallimard. Les deux premiers, déjà très remarqués et primés chez nous, étaient parus chez de très honorables éditeurs belges mais être publié en France vous donne évidemment une tout autre audience.
Au cœur d’un drame familial dans les Pouilles
Nous sommes dans un village du Salento, au sud des Pouilles, où s’est déroulée il y a une dizaine d’années une tragédie intrafamiliale. Une jeune fille de quinze ans disparaît entre sa maison et celle de sa cousine où elle passait le plus clair de son temps. Quelque temps après on découvre son corps dans un fossé, dans le champ de son oncle. Cette affaire a déclenché un battage médiatique sans précédent, un peu à la mesure de l’affaire Dominici dont les plus anciens parmi nous se souviennent.
Et c’est un peu le même scénario ici, une famille de paysans qui se déchire, des mensonges, des jalousies, des aveux rétractés, des faux témoignages qui vont faire les choux gras de toutes les télévisions italiennes venues s’installer, 24 heures sur 24 heures dans la cour de la modeste ferme. Un emballement médiatique qui va déclencher un tourisme de l’horreur et transformer ce drame intime en spectacle populaire, avec une confusion des genres entre le reportage en direct, l’instruction et le divertissement. Dans une totale impudeur, faut-il le dire. Et cette berlusconisation, cette vampirisation d’une tragédie familiale inspire à Giuseppe Santoliquido un roman qui, a contrario, est non seulement d’une parfaite dignité et d’une grande pudeur, mais il lui permet de prendre une hauteur, à la fois littéraire et éthique.
Tout cela se déroule dans cette si belle campagne du Sud, dans les oliviers et sur des collines que survolent de ravissants papillons bleus, alors qu’en contrebas se nouent des amours sincères et beaux, que dans un garage un piège se referme sur une jeune fille et que dans les ruelles, des forts à bras jouent les justiciers. Mais qu’est-ce donc qui a tué l’adolescente ? Telle est la question posée ici, plus encore que de savoir “qui” l’a tué et pourquoi. Mensonges, délations, erreur judiciaire et aveux arrachés face caméra auraient-ils eu lieu si les stars des émissions les plus regardées ne les avaient pas sollicités en direct ? Ont-ils faussé les débats ? Ou n’ont-ils fait que placer la Nation au chevet d’une famille éplorée ?
Quelles sont la place et la responsabilité des médias dans des affaires judiciaires ?
ISBN 978-2-07-291575-8
Giuseppe Santoliquido pose la question dans le livre, en suivant le déroulé des événements, raconté bien des années après par un narrateur qui est resté très attaché à ce village déchiré. Et la douceur, l’attention de ce jeune homme à l’égard de ce pays de l’enfance, donnent toute la mesure du désastre, de la perte de l’innocence, et de la laideur d’une sous-culture qui alimente les plus bas instincts.
Mais sous la très belle plume de Giuseppe Santoliquido nous savourons aussi les expressions populaires, les traces de paganisme qui demeurent dans les superstitions, et les dictons, et nous mesurons tout ce qui s’est perdu et qui soudait les habitants dans ces campagnes où règnent désormais l’ennui et le chômage. Les liens solidaires, les rites saisonniers donnaient il n’y a pas si longtemps, une identité et une place à chacun. Avec ce que cela avait d’étouffant mais aussi de structurant et de chaleureux.
Plongez dans cette fascinante histoire, rondement menée et superbement écrite. [d’après RTBF.BE]
“Kamina, 24 août 1960 (A.F.P.) – LES ÉVÉNEMENTS DE L’EX-CONGO BELGE. Nos troupes ne pourront évacuer Kamina avant plusieurs semaines déclare le colonel belge, commandant de la base
Recevant la presse, le colonel d’aviation Remy van Lierde, commandant la base militaire belge de Kamina, a déclaré mardi : “Je ne partirai pas d’ici avant d’être certain que : (1) Je ne laisserai pas les Européens en danger et que l’O.N.U. sera capable d’assurer leur protection grâce à un nombre suffisant de troupes et (2) L’O.N.U. sera capable de reprendre les installations en main.” Le colonel répondait à une question concernant le délai de huit jours laissé par M. Hammarskjœld pour l’évacuation de la base.
“Je ne vois guère la possibilité de partir avant plusieurs semaines, a-t-il ajouté. Lors même que l’O.N.U. trouverait les techniciens nécessaires, il faut des mois pour apprendre à diriger nos travailleurs indigènes qui appartiennent à des tribus bien différentes. En plus de cela, a-t-il poursuivi, ce que j’ai vu du travail de l’O.N.U. me parait un peu désordonné. Mardi dernier est arrivé à Kamina sans prévenir, un bataillon marocain de l’O.N.U., qui se trompait d’aéroport. Sept cents Éthiopiens sont là depuis huit jours, mais ils n’ont pas bougé : quant aux deux cents Irlandais, je n’ai pas encore rencontré leur colonel. Nos rapports ne sont pas mauvais, mais on ne saurait dire que nous fraternisons déjà.“
La base militaire belge de Kamina qui doit passer sous le contrôle de l’O.N.U. a été construite pour résister à une attaque atomique. L’aérodrome peut être utilisé par des bombardiers lourds d’un rayon d’action de 8 000 kilomètres. Avec son équipement, elle a coûté 7 milliards de francs belges. La base contient encore 2.000 militaires belges et 600 techniciens. Elle occupe 15.000 employés civils africains.
Kamina est non seulement la plus importante des bases congolaises, mais elle est aussi, potentiellement, une base Internationale. Elle possède deux pistes permettant en même temps les décollages et les atterrissages d’escadrilles. Leurs caractéristiques sont celles des aérodromes de l’O.T.A.N. La base est équipée d’un puissant armement antiaérien. Les bâtiments militaires sont en béton et dispersés afin de mieux résister à une attaque atomique. Sur le terrain de manœuvres de l’armée peuvent s’effectuer des tirs réels de canons Vickers de 20 millimètres et de mitrailleuses Thomson…” [d’aprèsLEMONDE.FR]
Manifestement, l’investissement avait été moindre en termes de formations données aux militaires belges, pour faciliter la coopération avec les “travailleurs indigènes” évoqués par van Lierde ; en témoigne le syllabus authentique (collection privée) publié dans la documenta : “Eléments de Kiswahili véhiculaire, à l’usage des militaires de la base de Kamina“ (non-daté avec, en couverture, un dessin daté de 1952).
L’avant-propos du syllabus ne manque pas d’intérêt pour qui désire s’imprégner des mentalités en cours à l’époque. Nous le transcrivons tel quel :
Vous trouverez dans la brochure élaborée par le Commandant de la Base de Kamina, à l’intention de ceux appelés à s’y rendre, le conseil d’apprendre avant le départ, des rudiments de Kiswahili.
Ce conseil est dicté par l’expérience, et les éléments de Kiswahili rassemblés ci-après permettront de le suivre, à ceux qui voudront bien faire le petit effort indispensable. Ceux-là, affirme le Commandant de la Base, ne le regretteront pas. Il est permis de le croire et voici en deux mots les avantages et les satisfactions les plus immédiats que vous retirerez des connaissances préalablement acquises dans ce domaine.
Transplanté en quelques heures, sans préparation, de votre pays, au centre de l’Afrique, dans un milieu totalement nouveau et inconnu, le dépaysement des premiers jours presque inévitable, que vous éprouverez, sera sans aucun doute atténué dans la mesure où vous pourrez prendre directement contact avec les noirs qui vous entourent.
Vis-à-vis de ceux-ci, la connaissance même sommaire du Kiswahili vous fera perdre d’emblée à leurs yeux votre qualité de “bleu” ; vous y gagnerez en prestige, et c’est avec les noirs une chose qu’il ne faut pas dédaigner…
“De son voyage en Afrique équatoriale française, entrepris avec Marc Allégret en 1925-1926, soit juste après la fin de la rédaction des Faux-Monnayeurs, Gide tire deux œuvres, publiées à quelques mois d’intervalle : Voyage au Congo, sous-titré Carnets de route (1927) et Le Retour du Tchad, sous-titré Suite du Voyage au Congo, Carnets de route (1928). La première évoque le début du voyage, de la traversée de Gide vers l’Afrique en juillet 1925 à son départ de Fort-Lamy en février 1926 (nom donné par les colons à l’actuelle capitale du Tchad, Ndjamena) ; la seconde prend le relais, en relatant le trajet retour, depuis la remontée du Logone en février 1926, jusqu’au départ de Yaoundé en mai de la même année.
EAN 9782070393107
Toutes deux présentées sous la forme d’un journal, ces œuvres ne sauraient pourtant apparaître comme de simples « relation[s] de voyage » (Paul Souday) : si l’écrivain y livre en effet un témoignage personnel sur son voyage en Afrique équatoriale française, au point de partager par exemple les lectures (la plupart du temps anachroniques et classiques) qui l’y ont accompagné, se mêle pourtant à ces observations quotidiennes un ensemble de réflexions plus générales, de nature sociale, économique, politique parfois, qui confère à son témoignage une portée sinon polémique, du moins critique. Le travail de recomposition entrepris, qui amène Gide à repenser la structure du journal en chapitres, et à ajouter, le plus souvent en notes ou en appendices, des précisions relatives aux difficiles conditions de travail des colonisés, ou aux injustices dont ceux-ci sont victimes, souligne la manière dont le voyage, initialement entrepris par curiosité, a éveillé chez l’écrivain une conscience critique voire politique.
Après la publication, au début des années 1920, d’une trilogie de “défense et [d’]illustration” de l’homosexualité (Corydon, Si le grain ne meurt, Les Faux-Monnayeurs), ces deux œuvres dans lesquelles Gide prend position contre les dérives du colonialisme poursuivent ainsi, en la renforçant, la veine engagée de son écriture. Elles confèrent à l’auteur, de son vivant déjà et sans doute davantage encore après sa mort, une posture tout à la fois d’écrivain engagé et d’ethnologue. Pour autant, le regard porté par Gide sur la réalité coloniale africaine n’a rien de révolutionnaire et n’échappe pas aux stéréotypes véhiculés par son époque : l’écrivain, qui avait d’ailleurs utilisé durant son voyage les modes de transports traditionnels des colons (tipoye et porteurs issus de la population colonisée), demeure en partie prisonnier de son univers de référence, hiérarchisé et européano-centré. Estimant ainsi, suivant une formule restée célèbre, que “[m]oins le Blanc est intelligent plus le Noir lui paraît bête” (Voyage au Congo), il n’échappe pas à un certain nombre de lieux communs sur les Noirs (leurs apparentes difficultés à raisonner, leur prétendue puissance sexuelle, etc.). Leur présence n’enlève rien, pourtant, à la force et à l’originalité d’un témoignage qui a fait naître, au-delà d’une âme citoyenne (Albert Thibaudet), un authentique intellectuel engagé.”
Voyage au Congo, in Souvenirs et Voyages, éd. Daniel Durosay, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2001, p. 331-514 (notice et notes p. 1194-1265).
Retour du Tchad, in Souvenirs et Voyages, éd. Daniel Durosay, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2001, p. 515-707 (notice et notes p. 1265-1296).
Critique d’époque
Autour du Voyage au Congo. Documents réunis et présentés par Daniel Durosay , Bulletin des Amis d’André Gide, janvier 2001, p. 57-95.
Allégret Marc, Carnets du Congo, Voyage avec André Gide, éd. Daniel Durosay et Claudia Rabel-Jullien, Paris, CNRS éditions, 1987.
Souday Paul, Voyageurs. Au Tchad, Les Livres du Temps : troisième série, Paris, Éditions Émile-Paul Frères, 1930.
Articles critiques
À la chambre. Débats sur le régime des concessions en Afrique Équatoriale Française (1927, 1929), Bulletin des Amis d’André Gide, n° 160, octobre 2008, p. 461-470.
Le dossier de presse du Voyage au Congo (V) : Robert de Saint Jean – Firmin van den Bosch, Bulletin des Amis d’André Gide, n°107, juillet 1995, p. 475-489.
Le dossier de presse de Voyage au Congo et du Retour du Tchad, (Marius – Ary Leblond, Géo Charles, Pierre Bonardi, Pierre Cadet, Édouard Payen, Marie-Louis Sicard, Anonyme, Louis Jalabert, André Bellesort, Pierre Mille), Bulletin des Amis d’André Gide, n° 160, octobre 2008, p. 471-508.
Allégret Marc, Voyage au Congo, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 80, octobre 1988, p. 37-40.
Bertrand Stéphanie, La polyphonie énonciative dans les écrits sociopolitiques de Gide : une arme polémique ?, in Ghislaine Rolland Lozachmeur (éd.), Les Mots en guerre. Les Discours polémiques : aspects sémantiques, stylistiques, énonciatifs et argumentatifs, actes du colloque de Brest (avril 2012), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. Rivages linguistiques, 2016, p. 483-492.
Bénilan Jean, André Gide à Léré, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 160, octobre 2008, p. 439-460.
Durosay Daniel, Présence / absence du paysage africain dans Voyage au Congo et Le Retour du Tchad, André Gide 11, 1999, p. 169-193.
Durosay Daniel, Livre et littérature : l’espace optique du livre (repris sous le titre : Le livre et les cartes : l’espace du voyage et la conscience du livre dans le Voyage au Congo), Littérales, n° 3, 1988, p. 41-75.
Durosay Daniel, Les images du voyage au Congo : l’œil d’Allegret, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 73, janvier 1987, p. 57-68.
Durosay Daniel, Images et imaginaires dans le Voyage au Congo, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 80, octobre 1988, p. 9-30.
Durosay Daniel, Analyse thématique du Voyage au Congo, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 80, octobre 1988, p. 41-48.
Durosay Daniel, Lire le Congo, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 93, janvier 1992, p. 61-71.
Durosay Daniel, L’Afrique de Martin du Gard et celle de Gide, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 94, avril 1992, p. 151-175 [partiellement consacré à Gide].
Durosay Daniel, Présentation des Carnets du Congo Bulletin des Amis d’André Gide, n°80, octobre 1988, p. 54-56.
Durosay Daniel, Les “cartons” retrouvés du Voyage au Congo, Bulletin des Amis d’André Gide, n°101, janvier 1994, p. 65-70.
Durosay Daniel, Analyse synoptique du Voyage au Congo de Marc Allégret, Bulletin des Amis d’André Gide, n°101, janvier 1994, p. 71-85.
Durosay Daniel, Autour du Voyage au Congo. Documents, Bulletin des Amis d’André Gide, n°129, janvier 2001.
Gide André, Voyage au Congo, Bulletin des Amis d’André Gide, n°133, janvier 2002, p. 25-30.
Gorboff Marina, Chapitre 7, L’Afrique, le voyage de Gide au Congo, Premiers contacts : des ethnologues sur le terrain, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 99-114.
Goulet Alain, Le Voyage au Congo”, ou comment Gide devient un Intellectuel, Elseneur (Presses de l’Université de Caen), « Les Intellectuels », no 5, 1988, p. 109‑27.
Goulet Alain, Sur les Carnets du Congo de Marc Allégret, Bulletin des Amis d’André Gide, no 80, octobre 1988, p.49-53.
Hammouti Abdellah, Le Retour du Tchad d’André Gide ou “le goût de noter”, Bulletin des Amis d’André Gide, no 138, avril 2003, p. 229-242.
Lüsebrink Hans-Jürgen, Gide l’Africain. Réception franco-allemande et signification de Voyage au Congo et du Retour du Tchad dans la littérature mondiale, Bulletin des Amis d’André Gide, n°112, octobre 1996, p. 363-378.
Masson Pierre, Sur le Journal d’Henri Heinemann, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 160, octobre 2008, p. 549-552.
Morello André, Lire Bossuet au Congo. Gide à la frontière des préjugés de l’ethnologie, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 177/178, janvier-avril 2012, p. 87-98.
Robert Pierre-Edmond, The Novelist as Reporter : Travelogs of French Writers of the 1920’s through the 1940’s, from André Gide’s Congo to Simone de Beauvoir’s America, Revue des sciences humaines, mars 2004, p. 375‑387 [partiellement consacré à Gide].
Savage Brosman Catharine, Madeleine Gide in Algeria, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 160, octobre 2008, p. 543-548.
Steel David, Coïncidences africaines. La Belle Saison des Thibault et le Voyage au Congo: d’un film à l’autre, Bulletin des Amis d’André Gide, n°94, avril 1992, p. 143-149.
Van Tuyl Jocelyn, “Un effroyable consommateur de vies humaines”. Témoignages littéraires sur la préhistoire du sida, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 160, octobre 2008, p. 509-542.
Putnam Walter, Gide et le spectacle colonial, Bulletin des Amis d’André Gide, n°131-132, juillet-octobre 2001, p. 495-511.
Putnam Walter, Dindiki, ma plus originale silhouette, Bulletin des Amis d’André Gide, n°199/200, automne 2018, p. 111-130.
Wynchank Anny, Fantasmes et fantômes, Bulletin des Amis d’André Gide, janvier 1994, p. 87-99.
Thèses et mémoires
Ata Jean-Marie, Vision de l’Afrique noire dans l’imaginaire romanesque de Louis Ferdinand Céline et André Gide : approche comparatiste de « Voyage au bout de la nuit » et « Voyage au Congo », thèse de littérature française soutenue en 1986 à l’Université Paris-Sorbonne sous la direction de Jeanne-Lydie Goré [partiellement consacrée à Gide].
Coquart Véronique, André Gide et la colonisation française en Afrique noire, d’après « Voyage au Congo » et « Retour du Tchad », mémoire de maîtrise d’histoire soutenu en 1998 à l’Université de Lille III sous la direction de Jean Martin.
Durosay Daniel, Attitudes politiques et productions littéraires, thèse de littérature française soutenue en 1981 à l’Université Paris Nanterre sous la direction de Marie-Claire Bancquart [partiellement consacrée à Gide].
Ferreri Serge, Étude sur le journal de Voyage : Gide, « Voyage au Congo » et « Retour du Tchad », Leiris « L’Afrique fantôme », thèse de littérature française soutenue en 1982 à l’Université Paris VII sous la direction de Michèle Duchet [partiellement consacrée à Gide].
Tétani Jacques, La Vision du Congo colonial dans « Voyage au Congo » d’André Gide et « Tarentelle noire et diable blanc » de Sylvain Bemba, mémoire de maîtrise de lettres soutenu en 1982 à l’Université de Limoges [partiellement consacré à Gide].
L’article complet de Stéphanie Bertrand est paru sur ANDRE-GIDE.FR ;
Notre grand et glorieux chef-d’œuvre, c’est vivre à propos.
Montaigne
Tout au long des Essais, Michel de Montaigne (1533-1592.) vante le bonheur d’être chez lui à étudier les Anciens, s’applique à évoquer le plaisir d’un bon vin ou les douleurs que lui causent ses calculs rénaux. Il semble mener la vie d’un seigneur oisif… alors qu’il ne cesse, en réalité, de jongler entre carrière politique et retrait du monde. Cette tentative permanente d’équilibre donne naissance à une sagesse pratique toujours aussi indispensable à notre époque pressée.
Le texte suivant est extrait d’un cahier central de PHILOMAG.COM, préparé par Victorine de Oliveira. Le numéro 120 de juin 2018 était consacré à la question A quelle vitesse voulons-nous vivre ? : “Constat : le désir d’une existence intense mais qui dure longtemps est devenu dominant aujourd’hui. La course rapide est-elle vraiment tenable sur la distance ?” Plusieurs penseurs de marque sont étudiés dans ce magazine : Isabelle Autissier, Jérôme Lèbre, Carlo Ginzburg, Sartre, Bimbenet et… Montaigne.
“Non mais là, c’est la course…” : cette phrase, nous l’avons tous entendue dans la bouche de quelqu’un – voire l’avons nous-mêmes prononcée. Elle sert en général d’excuse à celui qui n’a pas du tout le temps pour un déjeuner, un verre, un ciné, et en est “vraiment désolé“. L’ennui, avec cette histoire de course, c’est qu’elle suppose plusieurs participants avec un vainqueur et un classement. Vous qui osez proposer de passer une heure à profiter du soleil en terrasse, voilà ce que vous avouez sans même vous en rendre compte : je m’arrête au bord de la piste, je marque une pause, et qu’importe si je perds des points au classement. Votre petit blanc à la main ne signifie rien qu’autre que “dégonflé“. N’empêche. A regarder les autres courir, vous sentez bien qu’il y a quelque chose qui cloche. La ligne d’arrivée ? Jamais vue, jamais entendu parler. Ou alors sous un autre nom : la mort. Et si le podium se situe après, personne n’est jamais revenu pour se vanter d’en avoir conquis la première marche. Tout ça sent l’arnaque… Cette intuition, Montaignel’étaye tout au long des Essais. Pour leur auteur, rien de plus vain que courir après les honneurs, la gloire et l’illusion de l’immortalité : “Les plus belles vies sont, à mon gré, celles qui se rangent au modèle commun et humain, avec ordre, mais sans miracle et sans extravagance“, affirme-t-il. Il insiste :”mes discours sont, conformément à mes mœurs, bas et humbles“. Est-ce là un éloge de la médiocrité ? Plutôt une invitation à trouver chacun son propre tempo. Car rien de plus absurde qu’être pressé par le temps au point de devoir “chier en courant“, comme le souligne le fabuliste grec Ésope (VII-VIe siècle av. J.-C.) que cite avec malice Montaigne. Quand Alexandre le Grand (356-323 av. J.-C.) “disait que la fin de son travail, c’était travailler“, Montaigne préfère accorder son corps et son âme pour jouir des plaisirs que lui offre la Nature, son seul guide. En cela, il s’inspire de l’éthique épicurienne qui recommande non pas de s’adonner exclusivement au plaisir, mais d’en user avec parcimonie selon notre besoin, afin d’atteindre la tranquillité de l’âme, ou ataraxie. C’est cet apaisement que Montaigne met en scène dans ce beau et célèbre passage :”Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors ; voire et quand je me promène solitairement en un beau verger, si mes pensées ne sont entretenues des occurrences étrangères quelque partie du temps, quelque autre partie je les ramène à la promenade au verger, à la douceur de cette solitude et à moi.” Ce “vivre à propos” résonne avec l’idéal antique de s’accorder à la nature, à l’ordre du monde. Les mythes sont là pour rappeler ce qui arrive à ceux que sortir du cadre démange : le foie dévoré à l’infini par un aigle, un rocher roulé pour l’éternité sur une pente dont il finit toujours par dévaler… La démesure, ou hubris, rien de pire pour les Anciens. “Il n’est rien si beau et légitime que de faire bien l’homme, et dûment, ni science si ardue que de bien et naturellement savoir vivre cette vie” : voilà toute l’ambition de Montaigne. Tout cela semble bien loin de la course frénétique dans laquelle vous vous sentez embarqué malgré vous ? C’est bien pour ce genre d’adversité que Montaigne forge sa sagesse. Loin d’avoir toujours eu le loisir de se promener “en un beau verger“, il mena une carrière politique active. Le jardin, même métaphorique, reste un espace intérieur préservé quand tout s’emballe autour de soi.
L’auteur
La lecture des Essais pourrait faire passer Montaigne pour un sage retranché dans sa tour d’ivoire. C’est que “je suis moi-même la matière de mon livre“, prévient-il d’emblée : “ce ne sont pas mes gestes que je décris, c’est moi, mon essence“. Comprendre : il ne s’agit pas d’écrire ses mémoires avec une chronologie fidèle, mais de suivre le fil de ses idées. De la vie à cent à l’heure de Montaigne -du moins telle qu’elle pouvait l’être au XVIe siècle-, il transparaît peu dans les Essais. Et pourtant. S’il commence par prendre son temps – il serait né au onzième mois de grossesse de sa mère le 28 février 1533 -, il suit très tôt une éducation drastique. Son père, Pierre Eyquem, seigneur du château de Montaigne dans le Périgord, le fait réveiller tous les matins par un musicien et engage un précepteur qui ne lui parle qu’en latin. Après des études de droit à Toulouse, il devient magistrat à la Cour des aides de Périgueux, puis est affecté au parlement de Bordeaux. L’époque est aux affrontements entre catholiques et protestants : les tensions politiques et les fréquentes injustices dont Montaigne est témoin ne lui laissent que le temps de déplorer “l’humaine imbécillité“. À cette même époque, il se lie d’amitié avec Étienne de La Boétie. Ce dernier, emporté par la peste en 1563, laisse Montaigne dévasté. Il se marie sans conviction, hérite du château de son père et renonce à la magistrature en 1570. “Lassé de l’esclavage de la cour et des fonctions publiques“, il semble entrer en retraite. Il entame la rédaction des Essais en 1572, qu’il poursuivra jusqu’à sa mort. Mais la retraite n’a qu’un temps : il s’attelle à plusieurs missions diplomatiques jusqu’à être élu maire de Bordeaux en 1581. Jusqu’à sa mort, en 1592, il oscille entre affaires politiques et périodes d’écriture afin de peaufiner ses Essais. “Prenons, surtout les vieillards, prenons le premier temps opportun qui nous vient” : tel fut le combat permanent de Montaigne.
Le texte
Entamé en 1572 après que leur auteur décide de renoncer à une charge publique, les Essais connaissent plusieurs versions et ajouts jusqu’à la mort de Montaigne. Véritable work in progress, ils se nourrissent de l’expérience d’un homme à l’intense carrière politique. S’il se plaint régulièrement du poids de ses responsabilités, il reconnaît volontiers qu’”il se tire une merveilleuse clarté pour le jugement humain de la fréquentation du monde“. Cette sagesse née de la confrontation au monde fait l’objet des dernières pages des Essais que nous vous proposons ici : un extrait des Essais, mis en français moderne et présentés par Claude Pinganaud, parus en 2002 aux éditions Arléa.
EAN 9782070122424
L’équipe wallonica a fait son choix, en termes de traduction des Essais de Montaigne en français moderne : il s’agit du texte limpide d’André Lanly paru chez Gallimard (Quarto). Nous reproduisons ici le texte choisi par Philosophie Magazine. Le débat est ouvert…
LIVRE III Chapitre 13 : De l’expérience
[…]
À la vérité, je reçois une principale consolation, aux pensées de ma mort, qu’elle soit des justes et naturelles, et que désormais je ne puisse en cela requérir, ni espérer de la destinée faveur qu’illégitime. Les hommes se font accroire qu’ils ont eu autrefois, comme la stature, la vie aussi plus grande. Mais Solon, qui est de ces vieux temps-là, en taille pourtant l’extrême durée à soixante-dix ans. Moi, qui ai tant adoré, et si universellement, cette médiocrité excellente du temps passé et ai pris pour la plus parfaite la moyenne mesure, prétendrai-je une démesurée et monstrueuse vieillesse ? Tout ce qui vient au revers du cours de nature peut être fâcheux, mais ce qui vient selon elle doit être toujours plaisant. Tout ce qui advient selon nature doit être compté parmi les biens (Cicéron, La Vieillesse, XIX). Pour ainsi, dit Platon, la mort que les plaies ou maladies apportent soit violente, mais celle qui nous surprend, la vieillesse nous y conduisant, est de toutes la plus légère et quelque peu délicieuse. Aux jeunes gens, c’est un coup violent qui arrache la vie ; aux vieillards, c’est la maturité (Cicéron, La Vieillesse, XIX).
La mort se mêle et confond partout à notre vie : le déclin préoccupe [anticipe] son heure et s’ingère au cours de notre avancement même. J’ai des portraits de ma forme de vingt-cinq et de trente-cinq ans ; je les compare avec celui d’aujourd’hui : combien de fois ce n’est plus moi ! Combien est mon image présente plus éloignée de celles-là que de mon trépas ! C’est trop abuser de nature de la tracasser si loin qu’elle soit contrainte de nous quitter, et abandonner notre conduite, nos yeux, nos dents, nos jambes, et le reste à la merci d’un secours étranger et mendié, et nous résigner entre les mains de l’art, lasse de nous suivre.
Je ne suis excessivement désireux ni de salades, ni de fruits, sauf les melons. Mon père haïssait toute sorte de sauces : je les aime toutes. Le trop-manger m’empêche ; mais, par sa qualité, je n’ai encore connaissance bien certaine qu’aucune viande [nourriture] me nuise ; comme aussi je ne remarque ni lune pleine, ni basse, ni l’automne du printemps. Il y a des mouvements en nous, inconstants et inconnus ; car des raiforts, pour exemple, je les ai trouvés premièrement commode, depuis [après] fâcheux, à présent derechef commodes. En plusieurs choses, je sens mon estomac et mon appétit aller ainsi, diversifiant : j’ai rechangé du blanc au clairet [vin rouge de Bordeaux], et puis du clairet au blanc. Je suis friand de poisson et fais mes jours gras des maigres, et mes fêtes des jours de jeûne ; je crois ce que certains disent qu’il est de plus aisée digestion que la chair. Comme je fais conscience de manger de la viande le jour de poisson, aussi fait mon goût de mêler le poisson à la chair : cette diversité me semble trop éloignée.
Dès ma jeunesse, je dérobais [supprimais] parfois quelques repas : ou afin d’aiguiser mon appétit au lendemain – car, comme Épicure jeûnait et faisait des repas maigres pour accoutumer sa volupté à se passer de l’abondance, moi au rebours, pour dresser ma volupté à faire mieux son profit et se servir plus allégrement de l’abondance-, ou je jeûnais pour conserver ma vigueur au service de quelque action de corps ou d’esprit – car l’un et l’autre s’apparessent cruellement en moi par la réplétion, et surtout je hais ce sot accouplage d’une déesse si saine et si allègre [Vénus] avec ce petit dieu indigeste et roteur, tout bouffi de la fumée de sa liqueur [Bacchus] -, ou pour guérir mon estomac malade ; ou pour être [parce que j’étais] sans compagnie propre, car je dis, comme ce même Épicure, qu’il ne faut pas tant regarder ce qu’on mange qu’avec qui on mange, et loue Chilon de n’avoir pas voulu promettre de se trouver au festin de Périandre avant que d’être informé qui étaient les autres conviés. Il n’est point de si doux apprêt pour moi, ni de sauce si appétissante, que celle qui se tire de la société.
Je crois qu’il est plus sain de manger plus bellement et moins, et de manger plus souvent. Mais je veux faire valoir l’appétit et la faim : je n’aurais nul plaisir à traîner, à la médicinale, trois ou quatre chétifs repas par jour ainsi contraints. Qui m’assurerait que le goût ouvert que j’ai ce matin je le retrouvasse encore à souper ? Prenons, surtout les vieillards, prenons le premier temps opportun qui nous vient. Laissons aux faiseurs d’almanach les éphémérides, et aux médecins. L’extrême fruit de ma santé, c’est la volupté : tenons-nous à la première présente et connue. J’évite la constance en ces lois de jeûne. Qui veut qu’une forme lui serve fuie [qu’il fuie] à la continuer ; nous nous y durcissons, nos forces s’y endorment ; six mois après, vous y aurez si bien acoquiné votre estomac que, votre profit, ce ne sera que d’avoir perdu la liberté d’en user autrement sans dommage.
Je ne porte les jambes et les cuisses non plus couvertes en hiver qu’en été, un bas de soie tout simple. Je me suis laissé aller pour le secours de mes rhumes à tenir la tête plus chaude, et le ventre pour ma colique ; mes maux s’y habituèrent en peu de jours et dédaignèrent mes ordinaires provisions. J’étais monté d’une coiffe à un couvre-chef, et d’un bonnet à un chapeau double. Les embourrure de mon pourpoint ne me servent plus que de garbe [ornement] : ce n’est rien, si je n’y ajoute une peau de lièvre ou de vautour, une calotte à ma tête. Suivez cette gradation, vous irez beau train. Je n’en ferai rien, et me dédirais volontiers du commencement que j’y ai donné, si j’osais. Tombez-vous en quelque inconvénient nouveau ? Cette réformation ne vous sert plus : vous y êtes accoutumé, cherchez-en une autre. Ainsi se ruinent ceux qui se laissent empêtrer à des régimes contraints et s’y astreignent superstitieusement : il leur en faut encore, et encore après d’autres au-delà ; ce n’est jamais fait.
Pour nos occupations et le plaisir, il est beaucoup plus commode, comme faisaient les anciens, de perdre le dîner [sauter le déjeuner] et remettre à faire bonne chère à l’heure de la retraite et du repos, sans rompre le jour : ainsi le faisais-je autrefois. Pour la santé, je trouve depuis, par expérience, au rebours, qu’il vaut mieux dîner et que la digestion se fait mieux en veillant.
Je ne suis guère sujet à être altéré, ni sain ni malade : j’ai bien volontiers alors la bouche sèche mais sans soif ; communément, je ne bois que désir qui m’en vient en mangeant, et bien avant dans le repas. Je bois assez bien pour un homme de commune façon : en été et en un repas appétissant, je n’outrepasse point seulement les limites d’Auguste, qui ne buvait que trois fois précisément ; mais pour n’offenser la règle de Démocrite, qui défendait de s’arrêter à quatre comme à un nombre mal fortuné, je coule à un besoin jusqu’à cinq, trois demi-setiers environ [trois quarts de litre] ; car les petits verres sont les miens favoris, et me plaît de les vider, ce que d’autres évitent comme chose malséante. Je trempe mon vin plus souvent à moitié, parfois au tiers d’eau. Et quand je suis en ma maison, d’un ancien usage que son médecin ordonnait à mon père et à soi, on mêle celui qu’il me faut dès la sommellerie, deux ou trois heures avant qu’on le serve. Ils disent que Granaos, roi des Athéniens, fut inventeur de cet usage de tremper le vin d’eau ; inutilement ou non, j’en ai vu débattre. J’estime plus décent et plus sain que les enfants n’en usent qu’après seize ou dix-huit ans. La forme de vivre plus usitée et commune est la plus belle : toute particularité m’y semble à éviter, et haïrais autant un Allemand qui mît de l’eau au vin qu’un Français qui le boirait pur. L’usage public donne loi à de telles choses.
Je crains un air empêché et fuis mortellement la fumée (la première réparation où je courus chez moi, ce fut aux cheminées et aux retraits [lieux d’aisance], vice commun des vieux bâtiments, et insupportable), et entre les difficultés de la guerre compte ces épaisses poussières dans lesquelles on nous tient enterrés, au chaud, tout le long d’une journée. J’ai la respiration libre et aisée, et se passent mes morfondements [rhumes] le plus souvent sans offense du poumon et sans toux.
L’âpreté de l’été m’est plus ennemie que celle de l’hiver ; car, outre l’incommodité de la chaleur, moins remédiable que celle du froid, et outre le coup que les rayons de soleil donnent à la tête, mes yeux s’offensent de toute lueur éclatante : je ne saurais à cette heure dîner assis vis-à-vis d’un feu ardent et lumineux. Pour amortir la blancheur du papier, au temps que j’avais plus accoutumé de lire, je couchais sur mon livre une pièce de verre, et m’en trouvais fort soulagé. J’ignore jusqu’à présent l’usage des lunettes et vois aussi loin que je fis jamais, et que tout autre. Il est vrai que, sur le déclin du jour, je commence à sentir du trouble et de la faiblesse à lire, de quoi l’exercice a toujours travaillé mes yeux, mais surtout nocturne. Voilà un pas en arrière, à tout peine sensible. Je reculerai d’un autre, du second au troisième, du troisième au quatrième, si coiement [doucement] qu’il me faudra être aveugle formé avant que je sente la décadence et vieillesse de ma vue. Tant les Parques détordent artificiellement notre vie. Si suis-je en doute que mon ouïe marchande à s’épaissir [pourtant je doute que je deviens dur d’oreille], et verrez que je l’aurai demi-perdue que je m’en prendrai encore à la voix de ceux qui parlent à moi. Il faut bien bander l’âme pour lui faire sentir comme elle s’écoule.
Mon marcher est prompt et ferme ; et ne sais lequel des deux, ou l’esprit ou le corps, ai arrêté le plus malaisément en même point. Le prêcheur est bien de mes amis qui oblige mon attention tout un sermon. Aux lieux de cérémonie, où chacun est si bandé en contenance, où j’ai vu les dames tenir leurs yeux mêmes si certains, je ne suis jamais venu à bout que quelque pièce des miennes n’extravague toujours ; encore que j’y sois assis, j’y suis peu rassis. Comme la chambrière du philosophe Chrysippe disait de son maître qu’il n’était ivre que par les jambes (car il avait cette coutume de remuer en quelque assiette qu’il fût, et elle le disait lorsque, le vin émouvant les autres, lui n’en sentait aucune altération), on a pu dire aussi dès mon enfance que j’avais de la folie aux pieds, ou de l’argent vif, tant j’y ai de remuement ou d’inconstance en quelque lieu que je les place.
C’est indécence, outre ce qu’il nuit à la santé, voire et au plaisir, de manger goulûment, comme je fais : je mords souvent ma langue, parfois mes doigts, de hâtiveté. Diogène, rencontrant un enfant qui mangeait ainsi, en donna un soufflet à son précepteur. Il y avait à Rome des gens qui enseignait à mâcher, comme à marcher, de bonne grâce. J’en perds le loisir de parler, qui est un si doux assaisonnement des tables, pourvu que ce soient des propos de même, plaisants et courts.
Il y a de la jalousie et envie entre nos plaisirs : ils se choquent et empêchent l’un l’autre. Alcibiade, homme bien entendu à faire bonne chère, chassait la musique même des tables à ce qu’elle ne troublât la douceur des devis [propos], par la raison – que Platon lui prête – que c’est un usage d’hommes populaires d’appeler des joueurs d’instruments et des chantres à leurs festins, à faute de bon discours et agréables entretiens, de quoi les gens d’entendement savent s’entre-festoyer. Varron demande ceci au convive [banquet] : l’assemblée de personnes belles de présence et agréables de conversation, qui ne soient ni muettes, ni bavardes, netteté et délicatesse aux vivres et au lieu, et le temps serein. Ce n’est pas une fête un peu artificielle et peu voluptueuse qu’un bon traitement de table : ni les grands chefs de guerre, ni les grands philosophes n’en ont refusé l’usage et la science. Mon imagination en a donné trois en garde à ma mémoire, que la fortune me rendit de principale douceur en divers temps de mon âge plus fleurissant, car chacun des conviés y apporte la principale grâce, selon la bonne trempe de corps et d’âme en quoi il se trouve. Mon état présent m’en forclôt [exclut].
Moi, qui ne manie que terre à terre, hais cette inhumaine sapience qui nous veut rendre dédaigneux et ennemis de la culture du corps. J’estime pareille injustice de prendre à contre-cœur les voluptés naturelles que de les prendre trop à cœur. Xerxès était un fat, qui, enveloppé en toutes les voluptés humaines, allait proposer prix à qui lui en trouverait d’autres. Mais non guère moins fat est celui qui retranche celles que nature lui a trouvées. Il ne les faut ni suivre, ni fuir, il les faut recevoir. Je les reçois un peu plus grassement et gracieusement, et me laisse plus volontiers aller vers la pente naturelle. Nous n’avons que faire d’exagérer leur inanité ; elle se fait assez sentir et se produit assez, merci [grâce] à notre esprit maladif, rabat-joie, qui nous dégoûte d’elles comme de moi-même : il traite et soi et tout ce qu’il reçoit, tantôt avant, tantôt arrière, selon son être insatiable, vagabond et versatile.
Si le vase n’est pur, ce qu’on y verse s’aigrit.
(Horace, Épîtres, I, 2, 54)
Moi qui me vante d’embrasser si curieusement [soigneusement] les commodités de la vie, et si particulièrement, n’y trouve quand j’y regarde ai finement à peu près que du vent. Mais quoi, nous sommes partout vent. Et le vent encore, plus sagement que nous, s’aime à bruire, à s’agiter, et se contente en ses propres offices, sans désirer la stabilité, la solidité, qualités non siennes.
Les plaisirs purs de l’imagination ainsi que les déplaisirs, disent certains, sont les plus grands, comme l’exprimait la balance de Critolaüs. Ce n’est pas merveille : elle les compose à sa poste [guise] et se les taille en plein drap. J’en vois tous les jours des exemples insignes, et, à l’aventure, désirables. Mais moi, d’une condition mixte, grossier, ne puis tordre si à fait à ce seul objet si simple que je ne me laisse tout lourdement aller aux plaisirs présents de la loi humaine et générale, intellectuellement sensibles, sensiblement intellectuels. Les philosophes cyrénaïques tiennent, comme les douleurs, aussi les plaisirs corporels plus puissants, et comme doubles et comme plus justes.
Il en est qui, d’une farouche stupidité, comme dit Aristote, en sont dégoûtés. J’en connais qui, par ambition, le font ; que ne renoncent-ils encore au respirer ? Que ne vivent-ils du leur et ne refusent la lumière de ce qu’elle est gratuite et ne leur coûte ni invention ni vigueur ? Que Mars, ou Pallas, ou Mercure les sustentent, pourvoir, au lieu de Vénus, de Cérès et de Bacchus : chercheront-ils pas la quadrature du cercle juchés sur leurs femmes ! Je hais qu’on nous ordonne d’avoir l’esprit aux nues pendant que nous avons le corps à table. Je ne veux pas que l’esprit s’y cloue, ni qu’il s’y vautre, mais je veux qu’il s’y applique ; qu’il s’y assoit, non qu’il s’y couche. Aristippe ne défendait que le corps, comme si nous n’avions pas d’âme ; Zénon n’embrassait que l’âme, comme si nous n’avions pas de corps. Tous deux vicieusement. Pythagore, disent-ils, a suivi une philosophie toute en contemplation, Socrate toute en mœurs et en action ; Platon en a trouvé le tempérament entre les deux. Mais ils le disent pour en conter, et le vrai tempérament se trouve en Socrate, et Platon est bien plus socratique que pythagorique, et lui sied mieux.
Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors ; voire et quand je me promène solitairement en un beau verger, si mes pensées ne sont entretenues des occurrences étrangères quelque partie du temps, quelque autre partie je les ramène à la promenade au verger, à la douceur de cette solitude et à moi. Nature a maternellement observé cela, que les actions qu’elle nous a enjointes pour notre besoin nous fussent aussi voluptueuses, et nous y convie non seulement par la raison, mais aussi par l’appétit : c’est injustice de corrompre ses règles.
Quand je vois César et Alexandre, au plus épais de leur grande besogne, jouir si pleinement des plaisirs naturels, et par conséquent nécessaires et justes, je ne dis pas que ce soit relâcher son âme, je dis que c’est la raidir, soumettant par vigueur de courage, à l’usage de la vie ordinaire, ces violentes occupations et laborieuses pensées. Sages s’ils eussent cru que c’était là leur ordinaire vacation, celle-ci l’extraordinaire. Nous sommes de grands fous : “Il a passé sa vie en oisiveté“, disons-nous.
– Je n’ai rien fait d’aujourd’hui.
– Quoi, avez-vous pas vécu ? C’est non seulement la fondamentale, mais la plus illustre de vos occupations.
– Si on m’eût mis au propre des grands maniements, j’eusse montré ce que je savais faire.
– Avez-vous su méditer et manier votre vie ? Vous avez fait la plus grande besogne de toutes.
Pour se montrer et exploiter, nature n’a que faire de fortune, elle se montre également en tous étages, et derrière, comme sans rideau. Composer nos mœurs est notre office, non pas composer des livres, et gagner non pas des batailles et provinces, mais l’ordre et tranquillité à notre conduite. Notre grand et glorieux chef-d’œuvre, c’est vivre à propos. Toutes autres choses, régner, thésauriser, bâtir, n’en sont qu’appendicules et adminicules pour le plus.
Je prends plaisir de voir un général des armées, au pied d’une brèche qu’il vaut tantôt attaquer, se prêtant tout entier et délivre [à l’aise] à son dîner, à son devis, entre ses amis ; et Brutus, ayant le ciel et la terre conspirés à l’encontre de lui et de la liberté romaine, dérober à ses rondes quelque heure de nuit pour lire et breveter [annoter] Polybe en toute sécurité. C’est aux petites âmes ensevelies du poids des affaires de ne s’en savoir purement démêler, de ne les savoir et laisser reprendre :
Ô vaillants guerriers qui souvent, avec moi,
Avez souffert les pires épreuves,
Noyez aujourd’hui vos soucis dans le vin,
Demain nous voguerons sur la vaste mer.
(Horace, Odes, I, 7, 30)
Soit par gausserie [moquerie], soit à certes [sérieusement], que le vin théologal et sorbonnique est passé en proverbe, et leurs festins, je trouve que c’est raison qu’ils [les étudiants] en dînent d’autant plus commodément et plaisamment qu’ils ont utilement et sérieusement employé la matinée à l’exercice de leur école. La conscience d’avoir bien dispensé les autres heures est un juste et savoureux condiment des tables. Ainsi ont vécu les sages ; et cette inimitable contention à la vertu nous étonne en l’un et l’autre. Caton, cette humeur sévère jusqu’à l’importunité, s’est ainsi mollement soumise et plu aux lois de l’humaine condition et de Vénus et de Bacchus, suivant les préceptes de leur secte, qui demandent le sage parfait autant expert et attendu à l’usage des voluptés naturelles qu’en tout autre devoir de la vie. Qui a le cœur avisé doit avoir le palais avisé (Cicéron, Les Fins, II, 8).
Le relâchement et la facilité honorent, ce semble, à merveilles et siéent mieux à une âme forte et généreuse. Épaminondas n’estimait pas que de se mêler à la danse des garçons de sa ville, de chanter, de sonner et s’y embesogner avec attention fit chose qui dérogeât à l’honneur de ses glorieuses victoires et à la parfaite réformation de mœurs qui était en lui. Et parmi tant d’admirables actions de Scipion l’Aïeul, personnage digne de l’opinion d’une origine céleste, il n’est rien qui lui donne plus de grâce que de le voir nonchalamment et puérilement baguenaudant à amasser et choisir des coquilles, et jouer à cornichon-va-devant le long de la marine [plage] avec Lélius, et, s’il faisait mauvais temps, s’amusant et se chatouillant à représenter par écrit les plus populaires et basses actions des hommes, et, la tête pleine de cette merveilleuse entreprise d’Annibal et d’Afrique, visitant les écoles en Sicile, et se trouvant aux leçons de la philosophie jusqu’à en avoir armé les dents de l’aveugle envie de ses ennemis à Rome. Ni chose plus remarquable en Socrate que ce que, tout vieux, il trouve le temps de se faire instruire à baller [danser] et jouer des instruments, et le tient pour bien employé.
Celui-ci s’est vu en extase, debout, un jour entier et une nuit, en présence de toute l’armée grec surpris et ravi par quelque profonde pensée. Ils vu, le premier parmi tant de vaillants hommes de l’armée, courir au secours d’Alcibiade accablé des ennemis, le couvrir de son corps et le décharger de la presse à vive force d’armes, et, le premier parmi tout le peuple d’Athènes, outré comme lui d’un si indigne spectacle, se présenter à recourir [délivrer] Théramène, que les trente tyrans faisaient mener à la mort par leurs satellites ; et ne désista cette hardie entreprise qu’à la remontrance de Théramène même, quoiqu’il ne fût suivi que de deux en tout. Il s’est vu recherché par une beauté de laquelle il était épris, maintenir au besoin une sévère abstinence. Il s’est vu, en la bataille délienne, relever et sauver Xénophon renversé de son cheval. Il s’est vu continuellement marcher à la guerre et fouler la glace les pieds nus, porter même robe en hiver et en été, surmonter tous ses compagnons en patience de travail, ne manger point autrement en festin qu’en son ordinaire. Il s’est vu, vingt-sept ans, de pareil visage, porter la faim, la pauvreté, l’indocilité de ses enfants, les griffes de sa femme, et enfin la calomnie, la tyrannie, la prison, les fers et le venin. Mais cet homme-là était-il convié de boire à lut [à qui boira le plus] par devoir de civilité, c’était aussi celui de l’armée à qui en demeurait l’avantage ; et ne refusait ni à jouer aux noisettes avec les enfants, ni à courir avec eux sur un cheval de bois, et y avait bonne grâce, car toutes actions, dit la philosophie, siéent également bien et honorent également le sage. On a de quoi, et ne doit-on jamais se lasser de présenter l’image de ce personnage à tous patrons [modèles] et formes de perfection. Il est fort peu d’exemples de vie pleins et purs, et fait-on tort à notre instruction de nous en proposer tous les jours, imbéciles et manques, à peine bons à un seul pli, qui nous tirent en arrière plutôt, corrupteurs plutôt que correcteurs.
Le peuple se trompe : on va bien plus facilement par les bouts, où l’extrémité sert de borne d’arrêt et de guide, que par la voie du milieu, large et ouverte, et selon l’art que selon la nature, mais bien moins noblement aussi, et moins recommandablement. La grandeur de l’âme n’est pas tant de tirer à mont et tirer avant comme de savoir se ranger et circonscrire. Elle tient pour grand tout ce qui est assez, et montre sa hauteur à aimer mieux les choses moyennes que les éminentes. Il n’est rien si beau et légitime que de faire bien l’homme, et dûment, ni science si ardue que de bien et naturellement savoir vivre cette vie ; et, de nos maladies, la plus sauvage, c’est mépriser notre être. Qui veut écarter son âme le fasse hardiment, s’il peut, lorsque le corps se portera mal, pour la décharger de cette contagion. Ailleurs, au contraire, qu’elle l’assiste et favorise, et ne refuse point de participer à ses naturels plaisirs, ni de s’y complaire conjugalement, y apportant, si elle est plus sage, la modération, de peur que par indiscrétion ils ne se confondent avec le déplaisir. L’intempérance est peste de la volupté, et la tempérance n’est pas son fléau : c’est son assaisonnement. Eudoxe, qui en établissait le souverain bien, et ses compagnons, qui la montèrent à si haut prix, la savourèrent en sa plus gracieuse douceur par le moyen de la tempérance, qui fut en eux singulière et exemplaire. J’ordonne à mon âme de regarder et la douleur et la volupté de vue pareillement réglée – l’exaltation de l’âme dans la joie est aussi blâmable que sa crispation dans la peine (Cicéron, Tusculanes, IV, 31 )-et pareillement ferme, mais gaiement l’une, l’autre sévèrement, et, selon ce qu’elle y peut apporter, autant soigneuse d’en éteindre l’une que d’étendre l’autre. Le voir sainement les biens tire après soi le voir sainement les maux. Et la douleur a quelque chose de non évitable en son tendre commencement, et la volupté a quelque chose d’évitable en sa fin excessive. Platon les accouple, et veut que ce soit pareillement l’office de la fortitude combattre à l’encontre de la douleur et à l’encontre des immodérées et charmeresses blandices de volupté. Ce sont deux fontaines auxquelles qui puise, d’où, quand et combien il faut, soit cité, soit homme, soit bête, il est bien heureux. La première, il la faut prendre par médecine et par nécessité, plus écharsement [parcimonieusement], l’autre par soif, mais non jusqu’à l’ivresse. La douleur, la volupté, l’amour, la haine sont les premières choses que sent un enfant ; si la raison survenant, elles s’appliquent à elle, cela c’est vertu.
J’ai un dictionnaire [manière de parler] tout à part moi : je passe le temps quand il est mauvais et incommode ; quand il est bon, je ne le veux pas passer, je le retâte, je m’y tiens. Il faut courir le mauvais et se rasseoir [s’arrêter] au bon. Cette phrase [expression] ordinaire de “passe-temps”, et de “passer le temps”, représente l’usage de ces prudentes gens qui ne pensent point avoir meilleur compte de leur vie que de la couler et échapper, de la passer, gauchir et autant qu’il est en eux, ignorer et fuir, comme chose de qualité ennuyeuse et dédaignable. Mais je la connais autre, et la trouve et prisable, et commode, voire en son dernier décours [déclin], où je la tiens ; et nous l’a nature mise en main, garnie de telles circonstances, et si favorables, que nous n’avons à nous plaindre qu’à nous si elle nous presse et si elle nous échappe inutilement. La vie du fou est déplaisante, confuse, tout entière tournée vers l’avenir (Sénèque, Lettres à Lucilius, XV). Je me compose pourtant à la perdre sans regret, mais comme perdable de sa condition, non comme modeste et importune. Aussi ne sied-il proprement bien de ne se déplaire à mourir qu’à ceux qui se plaisent à vivre. Il y a du ménage [art] à la jouir : je la jouis au double des autres, car la mesure en la jouissance dépend du plus ou moins d’application que nous y prêtons. Principalement à cette heure, que j’aperçois la mienne si brève en temps, je la veux étendre en poids ; je veux arrêter la promptitude de sa fuite par la promptitude de ma saisie, et par la vigueur de l’usage compenser la hâtiveté de son écoulement. À mesure que la possession du vivre est plus courte, il me la faut rendre plus profonde et plus pleine.
Les autres sentent la douceur d’un contentement et de la prospérité ; je la sens ainsi qu’eux, mais ce n’est pas en passant et glissant. Si [aussi] la faut-il étudier, savourer et ruminer, pour en rendre grâces condignes à celui qui nous l’octroie. Ils jouissent les autres plaisirs comme ils font celui du sommeil, sans les connaître. À cette fin que le dormir même ne m’échappât ainsi stupidement, j’ai autrefois trouvé bon qu’on me le troublât pour que l’entrevisse. Je consulte d’un contentement avec moi, je ne l’écume pas, je le sonde et plie ma raison à le recueillir, devenue chagrine et dégoûtée. Me trouvé-je en quelque assiette tranquille ? Y a-t-il quelque volupté qui me chatouille ? Je ne la laisse pas friponner aux sens, j’y associe mon âme, non pas pour s’y engager, mais pour s’y agréer ; non pas pour s’y perdre, mais pour s’y trouver ; et l’emploie de sa part à se mirer dans ce prospère état, à en peser et estimer le bonheur, et amplifier. Elle mesure combien c’est qu’elle doit à Dieu d’être en repos de sa conscience et d’autres passions intestines, d’avoir le corps en sa disposition naturelle, jouissant ordonnément et compétemment des fonctions molles et flatteuses par lesquelles il lui plaît compenser de sa grâce les douleurs de quoi sa justice nous bat à son tour, combien lui vaut d’être logée en tel point que, où qu’elle jette sa vue, le ciel est calme autour d’elle ; nul désir, nulle crainte ou doute qui lui trouble l’air, aucune difficulté passée, présente, future, par-dessus laquelle son imagination ne passe sans offense. Cette considération prend grand lustre de la comparaison des conditions différentes. Ainsi je me propose, en mille visages, ceux que la fortune ou que leur propre erreur emporte et tempête, et encore ceux-ci, plus près de moi, qui reçoivent si lâchement et incurieusement leur bonne fortune. Ce sont gens qui passent voirement leur temps ; ils outrepassent le présent et ce qu’ils possèdent pour servir à l’espérance, et pour des ombrages et vaines images que la fantaisie leur met au-devant,
Pareils à des fantômes qui voltigent, dit-on, près la mort,
Ou à ces songes qui trompent nos sens assoupis,
(Virgile, Énéide, X, 641)
lesquels hâtent et allongent leur fuite à même qu’on les suit. Le fruit et but de leur poursuite, c’est poursuivre, comme Alexandre disait que la fin de son travail, c’était travailler,
Convaincu de n’avoir rien fait
Tant qu’il restait quelque chose à faire.
(Lucain, La Pharsale, II, 657)
Pour moi, donc, j’aime la vie et la cultive telle qu’il a plu à Dieu nous l’octroyer. Je ne vais pas désirant qu’elle eût à dire [qu’elle ne connût pas] la nécessité de boire et de manger, et me semblerait faillir non moins excusablement de désirer qu’elle l’eût double –Le sage recherche avidement les richesses naturelles (Sénèque, Lettres à Lucilius, CXIX) ; ni que nous nous sustentassions mettant seulement en la bouche un peu de cette drogue par laquelle Épiménide se privait d’appétit et se maintenait ; ni qu’on produisît stupidement des enfants par les doigts ou par les talons, mais, parlant en révérence, plutôt qu’on les produise encore [en plus] voluptueusement pal’ les doigts et par les talons, ni que le corps fût sans désir et sans chatouillement. Ce sont plaintes ingrates et iniques. J’accepte de bon cœur, et reconnaissant, ce que nature a fait pour moi, et m’en agrée et m’en loue. On fait tort à ce grand et tout-puissant donneur de refuser son don, l’annuler et défigurer. Tout bon, il a fait tout bon. Tout ce qui est selon la nature est digne d’estime (Cicéron, Les Fins, III, 6).
Des opinions, de la philosophie, j’embrasse plus volontiers celles qui sont les plus solides, c’est-à-dire les plus humaines et nôtres : mes discours sont, conformément à mes mœurs, bas et humbles. Elle fait bien l’enfant, à mon gré, quand elle se met sur ses ergots pour nous prêcher que c’est une farouche alliance de marier le divin avec le terrestre, le raisonnable avec le déraisonnable, le sévère à l’indulgent, l’honnête au déshonnête, que volupté est qualité brutale, indigne que le sage goûte : le seul plaisir qu’il tire de la jouissance d’µne belle épouse, c’est le plaisir des consciences de faire une action selon l’ordre, comme de chausser ses bottes pour une utile chevauchée. N’eussent ses suivants non plus de droit, et de nerfs, et de suc au dépucelage de leurs femmes qu’en a sa leçon ! Ce n’est pas ce que dit Socrate, son précepteur et le nôtre. Il prise comme il doit la volupté corporelle, mais il préfère celle de l’esprit comme ayant plus de force, de constance, de facilité, de variété, de dignité. Celle-ci ne va nullement seule selon lui (il n’est pas si fantastique [fantasque]), mais seulement première. Pour lui, la tempérance est modératrice, non adversaire des voluptés.
Nature est un doux guide, mais non pas plus doux que prudent et juste. Il faut pénétrer la nature des choses, et voir exactement ce qu’elle exige (Cicéron, Les Fins, V, 16). Je quête partout sa piste : nous l’avons confondue [brouillée] de traces artificielles, et ce souverain bien académique et péripatétique, qui est vivre selon celle-ci, devient à cette cause difficile à borner et exprimer ; et celui des stoïciens, voisin à celui-là, qui est consentir à nature. Est-ce par erreur d’estimer certaines actions moins dignes de ce qu’elles sont nécessaires? Si [aussi] ne m’ôteront-ils pas de la tête que ce ne soit un très convenable mariage du plaisir avec la nécessité, avec laquelle, dit un ancien, les dieux complotent toujours. À quoi faire démembrons-nous en divorce un bâtiment tissu d’une si jointe et fraternelle correspondance? Au rebours, renouons-le par mutuels offices. Que l’esprit éveille et vivifie la pesanteur du corps, le corps arrête la légèreté de l’esprit et la fixe. Celui qui célèbre l’âme comme le souverain bien en condamnant la chair comme un mal embrasse l’âme charnellement et charnellement fuit la chair, par ce qu’il en juge selon la vanité humaine et non selon la vérité divine (Saint Augustin, Cité de Dieu, XIV, 5).
Il n’y a pièce indigne de notre soin en ce présent que Dieu nous a fait ; nous en devons compte jusqu’à un poil. Et n’est pas une commission par acquit, à l’homme, de conduire l’homme selon sa condition : elle est expresse, naïve et très principale, et nous l’a le créateur donnée sérieusement et sévèrement. L’autorité peut seule envers les communs entendements, et pèse plus en langage pérégrin [étranger]. Rechargeons en ce lieu. Qui n’avouerait que le propre de la sottise soit de faire mollement et en rechignant ce qu’on est obligé de faire, de pousser le corps à hue, l’âme, à dia, tiraillé entre des mouvements aussi contraints (Sénèque, Lettres à Lucillius, LXXIV).
Or sus, pour voir, faites-vous dire un jour les amusements et imaginations que celui-là met en sa tête, et pour lesquels il détourne sa pensée d’un bon repas et plaint l’heure qu’il emploie à se nourrir, vous trouverez qu’il n’y a rien de si fade et tous les mets de votre table que ce bel entretien de son âme (le plus souvent il nous vaudrait mieux dormir tout à fait que de veiller à ce à quoi nous veillons), et trouverez que ses discours et intentions ne valent pas notre capilotade [ragoût]. Quand ce seraient les ravissements d’Archimède même, que serait-ce ? Je ne touche pas ici et ne mêle point à cette marmaille d’hommes que nous sommes ni à cette vanité de désirs et cogitations qui nous divertissent, ces âmes vénérables élevées par ardeur de dévotion et religion à une constante et consciencieuse méditation des choses divines, lesquelles, préoccupant par l’effort d’une vive et véhémente espérance l’usage de la nourriture éternelle, but final et dernier arrêt des chrétiens désirs, seul plaisir constant, incorruptible, dédaigneux de s’entendre à nos nécessiteuses commodités, fluides et ambiguës, et résignent facilement au corps le soin et l’usage de la pâture sensuelle et temporelle. C’est une étude privilégiée. Entre nous, ce sont chose que j’ai toujours vues de singulier accord : les opinions supercélestes et les mœurs souterraines.
Ésope, ce grand homme, vit son maître qui pissait en se promenant : “Quoi donc, fit-il, nous faudra-t-il chier en courant ?» Ménageons le temps, encore nous en reste-t-il beaucoup d’oisif et mal employé. Notre esprit n’a volontiers pas assez d’autres heures à faire ses besognes, sans se désastrer du corps, en ce peu d’espace qu’il lui faut pour sa nécessité. Ils veulent se mettre hors d’eux et échapper à l’homme. C’est folie : au lieu de se transformer en anges, ils se transforment en bêtes ; au lieu de se hausser, ils s’abattent. Ces humeurs transcendantes m’effraient, comme les lieux hautains et inaccessibles ; et rien ne m’est à digérer fâcheux en la vie de Socrate que ses extases et démoneries, rien si humain en Platon que ce pour quoi ils disent qu’on l’appelle divin. Et, de nos sciences, celles-là me semblent plus terrestres et basses, qui sont le plus haut montées. Et je ne trouve rien de si humble ni si mortel en la vie d’Alexandre que ses fantaisies autour de son immortalisation. Philotas le mordit plaisamment par sa réponse ; il s’était conjoui avec lui par lettre de l’oracle de Jupiter Ammon qui l’avait logé entre les dieux : “Pour ta considération j’en suis bien aise, mais il y a de quoi plaindre les hommes qui auront à vivre avec un homme et lui obéir, lequel outrepasse et ne se contente pas de la mesure d’un homme.“ (Horace, Odes, III, 6, 5).
La gentille inscription de quoi les Athéniens _.10rèrent la venue de Pompée en leur ville se conforme à mon sens :
D’autant es-tu dieu comme
Tu te reconnais homme.
C’est une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être. Nous cherchons d’autres conditions pour n’entendre l’usage des nôtres, et sortons hors de nous pour ne savoir quel il y fait. Si [aussi] avons-nous beau monter sur des échasses, car sur des échasses encore faut-il marcher sur nos jambes. Et au plus élevé trône du monde, si [pourtant] ne sommes assis que sur notre cul.
Les plus belles vies sont, à mon gré, celles qui se rangent au modèle commun et humain, avec ordre, mais sans miracle et sans extravagance. Or la vieillesse a un peu besoin d’être traitée plus tendrement. Recommandons-la à ce dieu, protecteur de santé et de sagesse, mais gaie et sociale :
Accorde-moi, ô fils de Latone, de jouir de mes biens
Avec une santé robuste et, si possible, toutes mes facultés.
Fais que ma vieillesse ne soit pas avilissante
Et que je puisse toujours pincer la lyre.
(Horace, Odes, I, 31, 17)
“Philippe Édouard CAUDERLIER nait le 17 avril 1812 à Anvers, et passe son enfance et son adolescence à Bruxelles. Sa mère, Pélagie Cauderlier, 31 ans, est originaire de Wallonie, plus précisément de Virelles, un petit village du département de Jemappes (actuellement province du Hainaut) ; servante, elle est domiciliée à Bruxelles, au coin de la Place Fontainas et du Marché aux Charbons, dans un quartier économiquement très actif de ce qui allait devenir plus tard la capitale belge. On y brassait entre autres de la bière et on y distillait du genièvre, ce qui laisse à penser que le père de Philippe Edouard pourrait bien être issu de ce milieu, et pourrait expliquer dans une certaine mesure la future carrière de son fils.
Le conditionnel s’impose car Philippe Edouard porte le nom de sa mère ; c’est un enfant naturel, un de ces nombreux bâtards nés au XIXe siècle et ses efforts pour retrouver son père sont restés vains.
On ne connait de la scolarité et de la formation de Philippe Édouard Cauderlier que ce qu’il a bien voulu en écrire : dans son ouvrage La Santé (1882), il affirme n’avoir pu suivre que pendant deux mois l’école du soir. Cela ne l’a néanmoins pas empêché de faire une carrière satisfaisante, ajoute-t-il avec une fierté non dissimulée. Son épanouissement indéniable, Cauderlier le devra donc à lui-même et à ses très nombreuses lectures.
A l’âge de dix-huit ans, il fréquente donc des cours du soir pendant deux mois. Quels cours, on ne le sait. Quelques mois plus tard, il est enrôlé à bord d’un navire marchand, peut-être comme coq ; mais rien n’est moins sûr… Il traverse l’Atlantique sur le Bolivar, probablement au départ de la France. Sa connaissance approfondie de la cuisine française, qui sert de référence à cette époque, pourrait en tout cas s’expliquer par un séjour prolongé dans ce pays.
Un an à peine après avoir abandonné définitivement la mer, il décide de s’unir à Joanna Hoste. Une heureuse décision s’il en est (d’autant plus que Madame Cauderlier est également la nièce du futur éditeur de son cher époux) car le couple restera uni jusqu’à la mort. Cauderlier et son épouse ne seront toutefois pas épargnés par le malheur. De leur union resteront finalement trois garçons : Emile, Gustave et Ernest. Deux enfants sont morts prématurément : la petite Elisa décède après quelques semaines, et Jules ne vit que vingt mois. Ces malheurs influenceront indirectement les ouvrages de Cauderlier : il y évoquera régulièrement le taux de mortalité élevé chez les enfants et suppliera les parents d’entourer les bambins des meilleurs soins possibles.
En 1842, Cauderlier s’installe à Gand, à proximité du Belfort (Sint-Janstraat), et ouvre son propre commerce de pâtisserie Au pâté roulant. Plus tard, il va déménager dans la Veldstraat. Ses activités professionnelles prennent très rapidement, une autre orientation. Dans divers documents des années 1840, il se qualifie lui-même tour à tour de “traiteur”, “charcutier”, “cuisinier”, “restaurateur” ou encore “organisateur de banquets et marchand de gibier”.
Cauderlier est sans aucun doute un excellent homme d’affaires. En 1858, à 46 ans à peine, il peut se permettre de vivre de ses rentes et entame avec succès une carrière d’auteur culinaire. En 1861 parait chez l’éditeur gantois Ad. Hoste son premier livre L’Économie Culinaire, qui est très rapidement traduit sous le titre Het Spaarzame Keukenboek.
Les publications de Cauderlier obtiennent un grand succès. Dans un dépliant publié à l’occasion de la quatrième réimpression du livre Het Spaarzame Keukenboek, nous apprenons par exemple que 60.000 exemplaires de ses livres ont déjà été vendus. Une liste des acheteurs de l’ouvrage au cours des derniers mois souligne le caractère international des lecteurs. Selon ce document, Cauderlier est lu non seulement en Belgique et en France mais également en Angleterre, aux Pays-Bas, en Italie, Russie, Pologne, Syrie, Égypte, Espagne, aux États-Unis et même en Argentine.
Pendant les années 1860 et 1870, Cauderlier poursuit ses publications. Pour un public assez réduit de professionnels, il écrit Le livre de la fine et de la grosse charcuterie ainsi que La pâtisserie et les confitures. Par contre, avec Les 52 menus du gourmet et, plus encore avec La Cuisinière et Keukenboek (qui est une version abrégée de son premier livre), Cauderlier s’adresse à un plus large public.
La Santé, paru en 1882, est sa dernière œuvre, et la plus étonnante. Il ne s’agit pas d’un livre de cuisine habituel, mais davantage d’un essai, truffé de conseils de santé principalement destinés aux personnes âgées. Il contribue en tout cas de manière significative à la démocratisation de la cuisine.
Cauderlier décède en 1887, mais l’intérêt pour ses livres ne faiblit pas. Son éditeur effectue plusieurs réimpressions posthumes, dont le contenu diffère parfois d’une version à l’autre. La popularité de Cauderlier ne semble prendre fin que dans les années 1920, avec l’apparition sur le devant de la scène de nouveaux journalistes gastronomiques, tels que Gaston Clément et Paul Bouillard. Par ailleurs, des réceptaires, comme Ons Kookboek (Mon livre de cuisine) du Boerinnenbond, les ouvrages d’Irma Snoeck-Van Haute et de Mesdames Droeshout et Van Dale, s’adressent tout particulièrement aux femmes au foyer et à tous les amateurs de bonne chère. Quelques sept décennies plus tard, Cauderlier mérite d’être redécouvert.
Cauderlier et la cuisine du XIXe siècle
L’intérêt porté à Cauderlier se situe sur deux plans.
D’une part, il nous permet d’étudier le mode de vie de la bourgeoise belge du XIXe s., sur le plan gastronomique, dans les longues listes des comestibles et des plats préparés (pâtés, vol-au-vent, volaille et gibier, vins, etc. – fourniture à domicile de plats tout préparés, que l’on peut même acheter par abonnement mensuel dont le prix varie entre 40 et 60 BEF par mois) qu’il propose en tant que traiteur et dans leurs conditions de vente (qualité garantie, bouteilles ou conserves défectueuses reprises sans discussion, service à domicile ou sur place pour les banquets).
Avec ce commerce de traiteur et la vente de produits alimentaires de qualité, Cauderlier répond à la demande sans cesse croissante d’une bourgeoisie gantoise en recherche d’une cuisine plus raffinée et de produits chers comme le fromage, les desserts variés, le vin, le poisson. Cauderlier souhaite, par le biais de ses publications, promouvoir mais aussi démocratiser la fine cuisine bourgeoise dont on a peu traité auparavant. La citation suivante illustre bien ses intentions :
“L’Économie culinaire” est venue combler cette lacune et a rendu la cuisine accessible aux plus modestes fortunes. Cet ouvrage a donc une utilité qu’on ne saurait reconnaître à aucun de ceux qui se sont succédé depuis un siècle.
S’adressant aux classes moyennes et à la petite bourgeoisie, il fait preuve d’une vision toute personnelle de la cuisine et des habitudes alimentaires, comme le montre son premier livre. Il prend ses distances vis-à-vis de la cuisine élitiste et extravagante, donc chère, notamment de celle de Marie-Antoine Carême, un chef français. Cauderlier plaide pour une cuisine simple, légère, sobre et donc meilleur marché.
Il tente d’éviter les matières premières chères et luxueuses. Pour ses recettes, il choisit des produits régionaux et frais, n’hésitant pas à critiquer violemment les nouvelles méthodes d’engraissage. C’est dans ce contexte qu’il répertorie d’importants aspects de la gastronomie régionale. Son livre de cuisine contient de nombreuses recettes classiques : waterzooi de poulet, de poisson ou de lapin, carbonnades, chou rouge à la gantoise, steak aux pommes de terre… Par ailleurs, Cauderlier émet conseils et avis quant à l’entretien et l’organisation de la cuisine, la composition des menus, la décoration des tables, etc.
Par ses livres de cuisine, Cauderlier s’inscrit également dans la riche tradition française qu’il critique cependant car des maitres tels que Grimodde la Reynière, Carême et Brillat-Savarin ont fixé dans leurs célèbres ouvrages les règles d’habitudes alimentaires élitaires.
L’ode à la vertu bourgeoise qu’est l’économie ne se limite d’ailleurs pas aux titres de ses livres et aux avant-propos, mais se retrouve également dans ses recettes et ses notes. On y trouvera donc régulièrement les expressions : méthode de préparation inutile, gaspillage, épargne, économie, cherté, bon marché… Dans ce contexte, il était inévitable que la traditionnelle cuisine française tape-à-l’œil de l’époque fasse régulièrement l’objet de critiques.
La modération étant une vertu de ce bourgeois, Cauderlier n’est donc pas partisan d’une liste interminable de plats, faisant certains diners ressembler davantage à une kermesse de village. Il se rallie de plus en plus à une tendance générale qui prône la modestie en cuisine, a fortiori chez les personnes âgées. La gourmandise est chez certaines personnes âgées un péché mortel car l’habitude de consommer de nombreux plats pendant le même repas est funeste pour la santé.
C’est ce même souci d’une alimentation saine et de qualité qui l’amène à morigéner le secteur des sous-traitants. Ainsi, il n’apprécie guère ceux qui souhaitent engraisser les volailles et il est peut-être un des premiers à s’en prendre aux précurseurs de l’élevage en batterie, d’un point de vue culinaire certes. Idem pour l’engraissage des bœufs, qui a pour effet, selon lui, de rendre la bonne viande de bœuf particulièrement difficile à trouver.
Sur sa lancée, il sermonne également certains pêcheurs qui, selon lui, ont l’habitude de laisser crever leurs poissons dans une insuffisante quantité d’eau. L’ancien chef coq veut surtout qu’on serve des produits de meilleure qualité au consommateur et il prend ses responsabilités ; il est dommage que ses remarques aient été ultérieurement atténuées…
Dès le début, il a prôné le naturel et stigmatisé, parfois de manière violente, le côté artificiel de la profession. Non seulement en cuisine, mais aussi dans d’autres secteurs, on ne peut selon lui obtenir des résultats vraiment satisfaisants que par des méthodes naturelles. Cela vaut tout spécialement pour l’élevage du poulet, du bœuf et du porc qui, dit-il, ne donne une viande acceptable que s’il est pratiqué selon les méthodes traditionnelles et en liberté. Une manière de voir plus qu’actuelle…
Il n’en néglige pas pour autant l’évolution technologique et reconnaît l’utilité de la réfrigération, de la conserve industrielle… Il s’intéresse aux produits européens et américains qu’il conseille parfois. Il suit de près les communications scientifiques et s’y réfère lorsque ces études peuvent appuyer ses propres arguments basés sur un solide bon sens et une pratique professionnelle qui l’a amené à fréquenter tous les niveaux sociaux.
Un autre plan, plus général, permet de mieux appréhender, à travers l’œuvre de l’écrivain et ses commentaires, l’évolution de la société belge entre 1830 et 1930 – de la chandelle à l’électricité, du transport pédestre ou par chevaux au train, en un mot passant d’une économie rurale à l’ère industrielle -, une période charnière sur le plan éducatif, politique, intellectuel et scientifique qui a créé nos conditions actuelles de vie et qui ne peut qu’interpeller enfants et adultes. Abordée cet angle, la découverte de Cauderlier offre aux enseignants, par exemple, maintes et maintes possibilités d’aborder l’histoire, la sociologie, l’éducation et l’enseignement, l’évolution philosophique de la société belge au XIXe s.”
Aqqaluk Lynge est né à Aasiaat, une petite ville dans l’Ouest du Groenland en 1947. Il est né dans une famille de politiciens : il est le fils de Hans Lynge, un politicien groenlandais, et le petit-fils de Frederik Lynge, un politicien danois. Aqqaluk Lynge fait ses études primaires au Groenland et complète son éducation secondaire et universitaire au Danemark. Il étudie à l’université de Copenhague et à la Social Hoegskole de Copenhague (école formant les travailleurs sociaux) au début des années 70.
Une fois diplômé (1976), il retourne dans sa ville natale, Aasiaat, pour y exercer les métiers de travailleur social pendant quatre ans (1976-1980) et de professeur assistant au Social Pedagogical College (1979-1980). Dans les années 80, il est journaliste pour Kalaallit Nunaata Radioa (KNR), la société de diffusion nationale du Groenland.
Pendant les 35 années suivantes, Aqqaluk Lynge devient un politicien groenlandais reconnu et investi, un défenseur des droits inuits ainsi qu’un auteur et poète kalaalit prolifique, qui écrit en groenlandais, en danois et en anglais.
Aqqaluk Lynge commence à s’engager en politique pendant ses études au Danemark, lorsqu’il devient membre du conseil d’administration du Conseil des Jeunes Groenlandais, une association étudiante de Copenhague. Lynge devient président du Conseil lorsque celui-ci évolue pour devenir le Kalaalit Inuusuttut Ataqatigit (1974-1976). Il est le cofondateur et trésorier de la fondation Aasivik (1976-1984), un camp d’été traditionnel inuit, et cofondateur (1976-1980) du parti politique inuit Inuit Ataqatigiit. Il préside ce parti de 1980 à 1992. En 1983, les Groenlandais élisent Aqqaluk Lynge au premier Parlement du Groenland [Inatsisartut] et il se voit confier différents portefeuilles ministériels de 1983 à 1995.
Aqqaluk Lynge travaille au Conseil circumpolaire inuit (CCI), d’abord comme vice-président (1995-1997), puis comme président (1997-2002), ensuite comme vice-président du CCI à l’international et finalement comme président du Groenland au CCI (2002-2014). Le CCI promeut les droits des Inuits et défend leurs intérêts à un niveau international : il est la voix unifiée de toutes les communautés inuites dans le monde (…).
Les écrits de Aqqaluk Lynge constituent une contribution importante à la littérature groenlandaise. Aqqaluk Lynge est l’auteur de plusieurs recueils de poésie groenlandaise. En 1982, à Copenhague, Brondum publie Tupigusullutik angalapputTil haeder og aere, une collection des poèmes de Lynge. Une anthologie des poètes et auteurs contemporains du Groenland éditée par Aqqaluk Lynge intitulée Sila. Praesentation af grønlandske digtere og forfattere af i dag. En antologi [Sila. Présentation des poètes et auteurs groenlandais d’aujourd’hui] est publiée en 1996 à Nuuk au Groenland.
Un recueil d’articles, de poèmes et de discours écrits par Lynge au cours des vingt-cinq années précédentes est publié sous le titre de Isuma/Synspunkt (Atuakkat, 1997), coïncidant avec son cinquantième anniversaire. Taqqat uummammut aqqutaannut takorluukkat apuuffiannut /The Veins of the Heart to Pinnacle of the Mind(International Polar Institute, 2008) rassemble une sélection de poèmes d’Aqqaluk Lynge en groenlandais et leur traduction en anglais. Une traduction française, Des veines du cœur au sommet de la pensée (Les Presses de l’Université du Québec) est publiée en 2012.
En 2012, l’Université Dartmouth décerne à Aqqaluk Lynge un doctorat honorifique en lettres humaines. Il réalise le film Da myndighed-erne sagde stop (1972) qui documente la fermeture de Quillissat, une ville minière groenlandaise, et de son effet sur les citoyens. L’institut du film danois reproduit ce documentaire sous le titre Nâlagkersuissut oĸarput tássagôĸ en 2019.L’œuvre de Lynge (films, poésie, essais) offre une perspective critique sur l’impérialisme danois, témoignant de ses conséquences concrètes sur les Inuits du Groenland. (lire l’article complet sur INUIT.UCAM.CA)
La voix de mon chant
Chacun des mots que j’écris
c’est le mot que je lis
c’est la voix de mes mots
l’âme de ma lettre
Chacun des mots que je lis
c’est le mot que j’écris
c’est la voix de ma lettre
l’âme de mes mots
Tout l’amour que je donne
c’est l’amour que j’entends
c’est l’âme de mon amour
la voix dans mes oreilles
Chacun des murmures que j’entends
c’est le cri du désespoir
C’est la voix de mon âme
l’âme de mon chant
in Des veines du coeur au sommet de la pensée (2012)
Née en 1947, Andrée WELLENS a suivi les cours de perspective et dessin à l’Athénée Saucy à Liège. Diplômée en Sculpture, Gravure, et Histoire de l’art de l’Académie Royale des Beaux-Arts de Liège. Elle effectue également différents stages à l’Académie d’été de Libramont. Elle fait aussi partie du groupe IMPRESSION(S), anciens élèves issus de l’Académie des Beaux-Arts de Liège depuis 2007. (d’après CULTUREPLUS.BE)
Une cravate est pliée en quatre endroits. Son endroit arbore des ornements décoratifs typiques (qui nous confirment si besoin que c’est bien une cravate). L’envers de la cravate, par contre, révèle un motif inattendu : un fonds blanchâtre strié de traits grisâtres. Cette cravate, d’après le titre, symbolise par métonymie son porteur, à savoir, l’homme. Mais alors, que signifie son revers ?
Hellzapoppin’ (littéralement : l’enfer « Hell » s’éclate « Poppin’ ») est LE film dont les gags furent presque tous copiés par la suite. Pourquoi ?
“Quid de ce film culte ? Helzappopin est d’abord un grand succès de Broadway, c’est une pièce musicale, une revue qui tiendra l’affiche à New York et précédera les grands succès de Carrousel ou Oklahoma. Qui observe Hollywood peut savoir d’avance que tous les grands succès des scènes de Broadway doivent être adaptés au cinéma ; une firme de renom solide, mais dont l’aura n’équivaut pas à celui de la MGM, va s’en charger : l’Universal. Cette firme qui trouvait son originalité dans le cinéma fantastique et fut, sur ce chapitre, productrice de chefs-d’œuvre impérissables, de la Momie (la seule bonne version de ce thème réalisée en 1932 par Karl Freund) au Corbeau (version de 1935 réalisée par Louis Friedlander), avait aussi pris goût à illustrer toutes les formes de la comédie américaine, musicals et burlesques compris.
Lorsqu’en 1941, Henry Godman Potter tourne Hellzapoppin, le génial comique William C. Fields réalise un film pour cette firme. Le choix du metteur en scène, H. G. Potter, s’impose aisément. Ce cinéaste, boudé aujourd’hui par la critique et le public, est pourtant l’auteur d’un des meilleurs films jamais tournés d’où émane une nette impression d’inquiétante étrangeté (Un million clef en main, 1948). Il fait partie de ces nombreux artistes polyvalents qui hantent les studios de cinéma américains. Né en 1903, il fonde, à l’âge de vingt-quatre ans, avec Robert G. Haight, le premier festival de théâtre d’été aux États-Unis. C’est dans ce cadre que, de 1927 à 1933, il met en scène de nombreuses comédies musicales, toutes réglées au métronome et enlevées. Mais ce film sera tourné en deux fois. La première version, assez courte, due à H. G. Potter, ne suffit pas à calmer la faim canine de nonsense des commanditaires de ce film. Et c’est Edward Cline, le metteur en scène de Mae West, qui complètera l’affaire avec son sens aiguisé du rythme et son goût incurable, heureusement, pour l’absurde.
La sortie du film a lieu le jour de Noël 1941. L’idée très astucieuse qui marque la séance de projection est de faire figurer parmi les invités des sosies de personnalités célèbres du show-business ou de la politique, dont un homme qui ressemble au maire de New York comme une goutte d’eau ressemble à une autre, une fausse Garbo et des faux frères Marx.
Ole Olsen et Chic Johnson
Qui est qui ? Telle est la question que cette « première » met en scène de façon extravagante et qui sert de film rouge à ce film débridé. On n’en peut plus de rire devant les confusions des personnes et des objets, des sentiments et des intérêts, des passages incessants entre un espace scénique et un autre. Imaginez que ce film raconte comment deux personnages cocasses (joués par les comiques populaires d’alors, Ole Olsen et Chic Johnson) assistent à la projection d’un film au sein duquel ils se trouvent promus au rang d’acteurs principaux, dont la tâche est de perturber une représentation théâtrale engoncée, et, afin de sauver une belle histoire d’amour, histoire dont tout le monde se contrefiche, à dire vrai. Tout cela fait une jolie pagaille, tant les coordonnées mêmes de l’espace et du temps sont malmenées. Qui a vu ne serait-ce qu’une seule fois ce film déchaîné se souvient, au moins, de trois moments sidérants que je livre ici sous la forme d’échantillons détachés.
Un spectacle commence, dans l’assistance un homme porte un masque grotesque et effrayant ; avec insistance, il se penche sur ses voisines dont l’impassibilité est totale ; découragé, il ôte son masque, geste qui ne découvre que le plus insignifiant des faciès. C’est à ce moment-là que l’une des spectatrices pousse un cri d’effroi… Traversant tout le film, un livreur cherche en vain une certaine madame Jones afin de lui livrer une plante, qui grandira de façon impressionnante jusqu’à devenir un arbre de belle taille. Un projectionniste, enfin, s’embrouille dans les bobines du film, les deux protagonistes principaux se retrouvent parachutés dans un western, au plus chaud moment d’une de ces impérissables bagarres entre cow-boys et Indiens. À peine ont-ils réintégré le cadre de leur action, une vaste propriété américaine, qu’un Indien, échappé de ce western, erre, à cheval, dans un égarement total, devant la piscine de cette propriété.
Voilà quelques moments piquants de ce film qui fait aux trouvailles se succéder les gags. On y pressent du Tex Avery, du Roger Rabbit, quand on ne se souvient pas du nonsense, sans doute plus féroce, si typique des frères Marx. Une belle part de l’humour des Branquignols de Robert Dhéry (1949) vient aussi de là. Saturation, escamotage, fausse sortie, cadres qui se délitent, spectacle qui implose, tout se condense et se télescope comme dans l’étoffe du rêve. Ce ne sont plus seulement les objets, mais bien ce qui les contient et leur donne un cadre qui devient flottant, erratique, discordant par moments, évanouissant par d’autres. Pourtant, les corps de deux acteurs résistent à ce maelström. La silhouette insolite d’un faux prince russe et la présence charnelle, sensuelle et comique d’une Martha Raye déchaînée, nymphomane et volcanique, qui chante avec une énergie convaincante, sont les deux points corporels consistants, toujours aimantés l’un par l’autre sous la forme d’une alliance fatale entre attirance et répulsion en une poursuite accélérée.
En conséquence, ce film ravit dans un épuisement sans bornes. Cela impliquerait sans doute qu’il pût régresser dans une surenchère machinale de ses artifices s’il ne s’y trouvait un moment de grâce rayonnante, musicale et dansante. Le caractère endiablé de cette machine filmique qui, sans cesse, se désamorce et se réamorce, se dilapide et se renouvelle, a trouvé dans le jazz et la danse son envers et son maître. Car ce qui, aujourd’hui, demeure de plus intact et de plus neuf dans ce film est une incise, un impromptu. Avec le prétexte qu’un spectacle est en train de se monter – c’est, rappelons-le, la trame de l’ensemble –, on peut tourner bien des numéros simples ou sophistiqués. Le coup de génie est d’avoir fait appel à des musiciens de jazz d’une inventivité exceptionnelle. Leur joie de jouer est admirable. Arrivent Slim Gaillard, pianiste et guitariste, et Slam Stewart, contrebassiste ; d’autres les rejoindront. Ils jouent, tous, dans le film le rôle d’employés de maison, ce qui n’étonnera pas grand monde. Qui sont ces artistes non identifiés en détail dans le générique et non mentionnés dans le bonus ? Le premier, guitariste, pianiste, vibraphoniste, joueur de bongos, danseur, chanteur, compositeur et parolier, est un jazzman insolite et réjouissant. Dès l’âge de dix-huit ans, il se produit seul, jouant sur sa guitare en improvisant simultanément des numéros de danse avec claquettes (tap dance). Deux années plus tard, il fait la rencontre du second, le contrebassiste Slam Stewart – qui a la particularité de doubler ses solos de contrebasse en doublant vocalement, à l’octave supérieure, les lignes qu’il trace à l’archet et qui a enregistré avec Charlie Parker et Errol Garner. Leur duo, qui prend comme nom Slim and Slam, sera une réelle attraction et durera jusqu’en 1942.
Tant font, remuent et jacassent, pillent les conventions comme larrons en foire, détroussent les rythmes et les harmoniques convenus et ne perdent nulle occasion de jouer et de sauter du coq à l’âne, que rien ne leur semble trop hot ni trop pesant. La langue commune, ainsi dynamitée et épuisée, donne naissance à des trouvailles verbales qui crépitent et fulgurent au point qu’ici Slim Gaillard et son bienheureux compère inventent une langue forgée de toutes pièces en se référant parfois à des dialectes réels, mais ici démembrés, retroussés jusqu’à la moelle de leurs sonorités insolites. Cette glossolalie suffoquée est alors émaillée d’expressions sans signifiés explicites ou univoques, elles sont les balises qui jalonnent la langue gaillardesque : « Rootie Vootie », « Mac Vootie »…
Jazzman surréaliste, Slim Gaillard aime à débiter des syllabes au rythme d’une kalachnikov, à jouer du piano les paumes retournées vers le ciel – soit le plafond de la salle de spectacle – et se régale à swinguer intensément. Les rejoignant ici, Rex Stewart, le trompettiste de Duke Ellington, souffle des mesures très bluesy que l’usage de la sourdine plunger rend rauques et impérieuses, et tous improvisent, rejoints par les plus obscurs Elmer Fane à la clarinette, Jap Jones au trombone et C. P. Johnston aux toms. À l’agitation des acteurs succède l’inspiration des musiciens, le brouhaha ambiant s’éteint devant la naissance de la musique. Nous rions encore de joie devant ces danses. Et ce rire vient d’ailleurs, il n’est plus provoqué par la mécanique horlogère du comique de répétition ou de destruction si essentiel à ce film. Il s’agit là d’une jubilation devant la création, en phase avec le surgissement du rythme en son appel au corps.
Et ce n’est pas tout. Aux musiciens qui continuent à jouer un riff (courte phrase musicale répétée de façon obsédante) succèdent les danseurs de Lindy Hop : la troupe des Whitey’s Lindy Hoppers (William Downes et Micky Jones, Billy Ricker et Norma Miller, Al Minns et Willa Mae Ricker, Frankie Manning et Ann Johnson). Lindy Hop : ce terme ne veut strictement rien dire. Cette danse aurait vu le jour au cours d’une soirée de l’été 1927 où un journaliste demandant à un danseur noir, Shorty Georges, le nom de la danse qu’il venait d’exécuter avec exactitude, fantaisie et brio, s’entend répondre Le Lindy Hop, allusion au périple de l’aviateur Charles Lindberg volant au-dessus de l’Atlantique – Lindy Hops The Atlantic titraient alors les quotidiens.
Le Lindy Hop, que nous voyons dans ce film, est un compendium explosif et acrobatique de toutes les danses de couple nées dans les années 1930. On trouvera aussi des danses Lindy Hop dans le film des Marx Brothers dirigé par Sam Wood en 1937, Un jour aux courses.
Par ces moments rares et précieux de jazz et de danse, Hellzapoppin prend une autre dimension que celle de la fantaisie dévastatrice, dont ce film reste toutefois le modèle avec Une nuit à l’opéra des frères Marx et quelques courts métrages bien antérieurs de nos amis d’enfance Laurel et Hardy – ceux dirigés par Léo Mac Carrey ou Hal Roach.”
Olivier DOUVILLE
L’article complet d’Olivier DOUVILLE, Hellzapoppin ou un des chefs-d’œuvre du film burlesque est paru dans le JDPSYCHOLOGUES.FR;
L’illustration de l’article est extraite du film original.
POTTER H.C., Hellzapoppin (film, USA, 1941) en bref : “Pour les besoins d’un film, Ole et Chic imaginent une histoire d’amour. Un de leurs amis, Jeff, un auteur sans le sou, est follement épris de Kitty, la fille d’un milliardaire, mais celle-ci est promise à un autre, Woody, qu’elle n’aime pas. Jeff prépare un spectacle avec Ole et Chic. Ces derniers s’efforcent d’éloigner Woody par tous les moyens. Pendant ce temps, Jeff promet à Kitty qu’il l’épousera si son spectacle fait recette. Suite à un quiproquo, Ole et Chic se mettent à douter de la fidélité de la belle. Ils décident donc de saboter le spectacle de leur ami…” [Lire la fiche technique sur TELERAMA.FR]
Pour les amateurs d’acrobaties : une des scènes de danse les plus diaboliques et jubilatoires du film (Lindy Hop) a été “colorisée”. A vous les Whiteys Lindy Hoppers!
La communication s’attache à définir les pratiques culturelles dans laquelle l’arbre s’inscrit : pratiques coutumières du temps et des groupes, pratiques économiques, politiques, alimentaires, techniques, ludiques, expressives, scientifiques et éthiques. Elle tente de définir le statut de l’arbre au sein des sociétés traditionnelles et examine quelles valeurs identitaires, esthétiques, juridiques, symboliques ou pragmatiques sont aujourd’hui liées aux arbres patrimoniaux et comment les collectivités et/ou les institutions peuvent (ou doivent) prendre en charge la protection de ces valeurs et surtout leur transmission…
“Depuis octobre 2003, date où la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, fut proposée par l’Organisation des Nations unies pour l’Education, la Science et la Culture (UNESCO), l’expression “patrimoine immatériel” –ou son équivalent anglais Intangible Heritage–, est de plus en plus utilisée. On remarquera toutefois que, dans la plupart des textes ou des discours, son acception se limite aux seuls rituels collectifs spectaculaires. Ainsi, il est significatif que les dix-sept chefs-d’œuvre du patrimoine oral et immatériel de la Communauté française Wallonie-Bruxelles soient tous liés à des fêtes publiques, qu’ils s’agissent des acteurs (les échasseurs de Namur, les géants d’Ath, les gildes d’arbalétriers et d’arquebusiers de Visé) ou des événements festifs eux-mêmes (Tour Sainte-Renelde de Saintes, carnavals de Binche et de Malmedy, marches d’Entre-Sambre-et-Meuse).
Le seul chef d’œuvre lié à l’arbre est la fête du Meyboom de Bruxelles, plantation éphémère d’un arbre, le 9 août de chaque année, dans un ancien quartier populaire de la ville. Je reviendrai plus tard sur la plantation de l’arbre de mai, coutume autrefois largement répandue dans nos régions, mais je profite de l’exemple bruxellois pour déplorer le manque de cohérence de nos institutions politiques qui ont arbitrairement séparé la tutelle du patrimoine immobilier, confiée aux Régions, et celle des patrimoines mobilier et immatériel, attribuée aux Communautés. J’ai montré à plusieurs reprises dans des articles consacrés à la sauvegarde du patrimoine immatériel comment cette fracture était inappropriée et même dommageable. Comment pourrait-on dissocier un rituel (patrimoine immatériel) du lieu où il se déroule (patrimoine immobilier ou naturel) et des objets, instruments, masques (patrimoine mobilier) qui sont indispensables à sa réalisation ? Que sont les savoir-faire sans outils, la médecine traditionnelle sans plantes et la plupart des croyances sans représentations de la divinité et sans objets pieux ?
Le rapport entre l’homme et l’arbre que nous essayons d’analyser aujourd’hui reflète lui aussi l’interdépendance du matériel et de l’immatériel, la superposition des représentations, usages, croyances ou expressions. Ainsi, l’arbre remarquable est certes un patrimoine naturel, mais, le plus souvent chez nous, l’homme l’a planté, taillé, soigné ou en a aménagé les abords.
De même, l’arbre est associé aux bâtiments construits par l’homme (patrimoine immobilier), de la simple maison particulière aux édifices les plus prestigieux, et il peut être le support d’un panneau, d’une potale [terme du wallon liégeois qui désigne une petite niche contenant une statue de saint ou de la Vierge. On l’utilise aujourd’hui pour toutes les petites chapelles extérieures], d’une croix…, qui relèvent du patrimoine mobilier. En fait, l’arbre est au centre d’un ensemble de pratiques culturelles très diversifiées, recouvrant pratiquement tout le spectre des pratiques du patrimoine culturel immatériel et en épousant les principaux caractères, à savoir la transmission intergénérationnelle, la perpétuelle évolution et la fragilité devant l’actuelle globalisation de la culture liée à la mondialisation économique.
Les pratiques culturelles relatives aux arbres
Les pratiques culturelles relatives aux arbres ne s’inscrivent pas nécessairement dans les catégories proposées jusqu’ici par les ethnologues car leur transmission est essentiellement orale et gestuelle, alors que les taxinomies ont été créées pour des réalités tangibles, quantifiables ou qualifiables. Même lorsque le patrimoine immatériel est associé à un objet, un bâtiment ou à un site particulier, les supports descriptifs classiques sont impuissants à traduire son intangibilité. Force nous est d’établir de nouvelles classifications qui associent les supports de la tradition et de la transmission, l’appartenance au groupe et le caractère dynamique de l’expression ou du geste émis par le porteur de tradition. Pour simplifier ici, je partirai de la Grille des pratiques culturelles du Québécois Jean Du Berger, qui les répartit en trois catégories : les pratiques culturelles du champ coutumier, celle du champ pragmatique et celles du champs symbolique et expressif. Le champ coutumier comprend tout d’abord les pratiques liées au temps. Ce n’est pas un hasard si le principal ouvrage du grand spécialiste wallon des arbres qu’est Benjamin Stassen, s’intitule La mémoire des arbres et s’ouvre sur un chapitre consacré à l’Arbre et le temps. L’arbre survit en effet à l’homme et celui-ci lui a fréquemment confié une fonction mémorielle. Qu’on songe aux arbres commémorant une révolution, la naissance d’une institution ou même d’un enfant, l’érection d’une église, d’une école, etc. Qu’on songe aussi aux nombreuses essences vertes qui accompagnent notre calendrier, destinées, au départ, à célébrer le renouveau ou à assurer la fécondité : sapin de Noël (et les plantes qu’il a peu à peu remplacées, telles que lierre, houx, gui, laurier ou palmier sous d’autres cieux), buis de Pâques, et “mais” de printemps. Ceux-ci sont encore, ça et là, offerts aux jeunes filles (Cantons de l’Est), aux notables (Grez-Doiceau, par exemple) ou érigés pour une fête (le Meyboom des Compagnons de Saint-Laurent à Bruxelles) ou une procession.
Des pratiques régulatrices, de types économiques ou juridiques, se sont transmises au cours des siècles. Pierre Koemoth a évoqué ce matin les chênes de justice ou arbres aux plaids, nombreux dans nos régions sous l’Ancien Régime ; à la même époque, on connaissait l’arbre patibulaire et celui, moins tragique, destiné au bornage, à marquer la limite de plusieurs juridictions. Certains droits d’usage étaient également associés à l’exploitation forestière, comme la glandée, droit de faire paître les porcs sous les chênes jusqu’au 30 novembre, ou l’affouage, droit de ramasser le bois mort et d’abattre le mort bois (arbres qui ne portent pas de fruits comestibles par l’homme ou l’animal domestique), toujours d’actualité dans quelques villages wallons. En dehors de notre ère culturelle, est-il besoin de rappeler l’importance de l’arbre à palabres en Afrique de l’Ouest, par exemple ?
Le champ pragmatique comporte les pratiques culturelles liées au corps, à l’alimentation, au vêtement, et les techniques liées au bâti, à l’habitation, aux transports, à l’acquisition de matière premières, à la défense. Pour les illustrer, j’évoquerai rapidement l’utilisation de fruits, de feuilles, de racines et d’écorces mais aussi de sève (de bouleau, par exemple) pour l’alimentation directe, la confection de tisanes ou de cosmétiques, d’éléments de parure, etc. Du bâton, auxiliaire de la marche, aux charpentes, en passant par les traverses de chemin de fer, le charbon de bois nécessaire au premiers hauts-fourneaux et tant d’autres usages décrits ce matin par Robert Dumas, le bois, c’est-à-dire l’arbre, est le socle de notre civilisation. Je ne m’appesantirai pas sur le sujet mais rappellerai que même les pratiques les plus connotées techniquement peuvent avoir un but esthétique ou ludique, donc immatériel.
Le troisième champ, qualifié de symbolique et expressif, est bien évidemment celui qui nous intéressera le plus ici. Il concerne les pratiques expressives, ludiques et sportives, scientifiques et éthiques. Qu’elles soient langagières, narratives ou lyriques, les pratiques expressives sont très nombreuses mais pas toujours identifiées comme telles : qui, se rendant à Aulnois, à Chênée, à Fays ou à Frêne, pense encore au lieu planté d’aulnes, de chênes, de hêtres ou de frênes ? Ces toponymes sont aussi devenus anthroponymes : Delaunay ou Delaunois, Duchêne, Defays ou Dufresne… Dans la même catégorie de pratiques langagières qui n’évoluent plus, on trouve les dictons et proverbes : “C’est au fruit qu’on reconnaît l’arbre” ou “L’ivêr n’èst rin qu’oute qui quand lès nwâres sèpines ont flori” [L’hiver n’est terminé que quand les prunelliers ont fleuri]. Par contre, les pratiques expressives narratives ou lyriques – contes et légendes, mythes, récits, poèmes, chansons – et celles que l’ont peut qualifier d’arts d’interprétation ou spectacles sont celles qui font preuve de la plus grande créativité. D’Ovide à Georges Brassens, du trouvère médiéval anonyme à l’écolier du XXIe siècle, l’arbre n’a cessé d’alimenter l’imaginaire…
Le spectacle, jeu de scène, s’apparente aux pratiques ludiques qui, avec l’arbre, se déclinent en jeux et sports divers. L’accrobranche est une version contemporaine des jeux qui, de tous temps, ont vu des nuées d’enfants grimper aux arbres, s’y balancer ou en sauter de branche en branche. Le tir à l’arc s’est longtemps pratiqué à l’aide d’un arbre ébranché, perche qui peut à l’occasion se muer en mât de cocagne… Quelques troncs de plus et voilà une activité typiquement scoute : le woodcraft, construction de meubles, d’estrades ou de portiques à l’aide de bois et de ficelle… La sculpture sur bois pratiquée comme passe-temps pourrait aussi être rangée dans cette catégorie des pratiques ludiques, même si elle nécessite un savoir-faire très pragmatique. Il peut paraître paradoxal de qualifier des pratiques traditionnelles de scientifiques. Comment pourtant traduire autrement les recettes, les remèdes, voire les divinations que certains, en ayant acquis oralement ou gestuellement le savoir et le savoir-faire, pratiquent dans le but de guérir, de soulager ou de répondre aux interrogations de leur entourage ?
Par contact, par ingestion, par inhalation, l’arbre ou l’une de ses parties se fait alors complice de l’homme. Parfois, il en est la victime : ainsi, une pratique qui tend heureusement à disparaître chez nous, veut que lorsqu’on souffre d’une dent, il faut frotter contre celle-ci un clou neuf, clou que l’on va ensuite ficher dans le tronc d’un arbre connu. Le même traitement vaut pour un furoncle, appelé clou en wallon et en français régional. Le mécanisme de guérison invoqué est le transfert : l’arbre prend le mal qu’on lui a cloué et en débarrasse ainsi le cloueur. Précisons qu’une étude réalisée en 2003 par une équipe de l’université de Liège a montré que sur la soixantaine d’arbres à clous recensés dans les provinces de Liège et de Luxembourg, seuls trois portent des clous récents et pourraient donc encore faire l’objet du rituel de clouage.
Clous fichés dans le tilleul des Floxhes à Anthisnes
Pour l’historien Yves Bastin, “la proximité d’arbres cloués et de chapelles semble due à la superposition de croyances en un point donné plutôt qu’à la récupération par le clergé de coutumes religieuses païennes. Le clouage à des fins médicales n’est pas une pratique chrétienne qui aurait directement succédé à un culte païen.” Nous ne considèrerons donc pas l’arbre à clous comme un arbre sacré relevant des pratiques éthiques, même si, dans nos régions, l’arbre sacré est souvent associé à une chapelle ou à une fontaine guérisseuse. L’arbre sacré est celui qui a été sacralisé par une bénédiction et/ou un objet de dévotion – chez nous, un Christ, une statue de saint ou de Notre-Dame. L’arbre sacré n’est pas, loin s’en faut, une prérogative de la religion chrétienne. Il existe et a existé de tous temps et sur tous les continents. Ainsi, une peinture de la tombe du pharaon Thoutmôsis III, dans la Vallée des Rois, en Egypte, montre le pharaon allaité par un sein que lui tend la déesse de l’arbre sacré, Isis. Cette peinture est datée des environs de 1450 avant Jésus-Christ. De la même époque sans doute date l’épisode du buisson ardent, relaté dans l’Ancien Testament (Livre de l’Exode, III), buisson au pied duquel Moïse reçut la révélation du monothéisme. L’arbre, sacré dans les trois religions du Livre (le judaïsme, le christianisme et l’islam), est identifié comme un buisson pyracantha conservé au pied du Mont Sinaï, dans l’actuel monastère Sainte-Catherine. En Inde, c’est sous un arbre, aujourd’hui sacré, que Bouddha a accédé à la Bodhi, éveil ou connaissance suprême. On pourrait multiplier les exemples.
En Wallonie, mais aussi en France, en Grèce et dans d’autres régions du globe parfois très éloignées, il n’est pas rare de rencontrer des arbres couverts de linges ou de pièces de tissus, parfois de couleurs vives, comme en Mongolie. Dans nos régions, ce sont le plus souvent des ex-voto déposés par les pèlerins venus prier là pour la guérison d’un proche, le retour d’un être cher, la réussite aux examens, la fortune ou le bonheur… Etymologiquement, l’ex-voto est l’objet placé dans un lieu saint en accomplissement d’un vœu ou en remerciement d’une grâce obtenue. Sur l’arbre, il est souvent placé préventivement, au moment de la demande d’aide. Quelques exemples d’arbres couverts d’ex-voto illustreront mon propos. Ainsi, en Normandie, dans le Calvados, le village du Pré d’Auge est connu pour son chêne et sa fontaine Saint-Méen, censés soulager les affections dermatologiques. L’arbre est situé au milieu d’un pré, en contrebas de l’église. Il jouxte une source où les pèlerins viennent tremper un mouchoir. Ils s’en frottent la partie du corps malade puis le déposent sur l’arbre qui abrite, au creux de son tronc, une tête de saint Méen protégée par un grillage.
Un tel arbre support d’ex-voto peut se voir aussi à Stambruges, entité de Beloeil dans le Hainaut. La source qu’il ombrageait a disparu mais le nom même du site Arcompuch’ ou Erconpuch’ (littéralement Arconpuits) est explicite sur son existence ancienne. La chapelle et donc la dévotion locale ne sont pas antérieures au XVIIIe siècle ; pourtant, la renommée de l’arbre (un robinier) est telle qu’on parle aujourd’hui d’Arbre au puits et que les gardiens du lieu sont obligés de débarrasser régulièrement le tronc de ses ex-voto les plus douteux sur le plan de l’hygiène. Aux chapelets, scapulaires, ceintures et vêtements de toute sorte, on préfère de nos jours pansements, mouchoirs, plâtres, emballages de médicaments et même… vignettes de mutuelle.
A Stambruges (Beloeil), le robinier de l’Erconpuch’ et ses ex-voto
Un autre arbre à ex-voto de nos régions est plus sobre : le frêne de la source Saint-Thibaut sur la colline de Montaigu, dominant le village de Marcourt (province de Luxembourg). Alors qu’au début du XXe siècle, l’arbre se dressait majestueusement, il n’en reste aujourd’hui qu’un morceau de tronc achevant de pourrir dans l’herbe humide. Comme autrefois cependant, les pèlerins y déposent de petites croix en brindilles nouées en leur centre.
Je terminerai ce rapide panorama des pratiques culturelles liées aux arbres en vous invitant à découvrir un arbre riche de sens, le ginkgo d’Hiroshima, au Japon : dans la ville rasée par la bombe, un arbre a reverdi au printemps 1946. Il a survécu aux hommes, aux animaux et même aux constructions humaines…”
Christiana MOREAU est une artiste autodidacte, peintre et sculptrice belge. Elle vit à Seraing et a été nommé citoyenne d’honneur de la ville. Après La Sonate oubliée (2017), dont l’action se situe entre Seraing et Venise, et Cachemire rouge (2019), La Dame d’argile est son troisième roman.
EAN 9782253040507
“Sabrina est restauratrice au musée des Beaux-Arts de Bruxelles. Elle vient de perdre sa grand-mère, Angela, et a découvert, dans la maison de celle-ci, une magnifique sculpture en argile représentant un buste féminin, signée de la main de Costanza Marsiato. Le modèle n’est autre que Simonetta Vespucci, qui a illuminé le quattrocento italien de sa grande beauté et inspiré les artistes les plus renommés de son temps.
Qui était cette mystérieuse Costanza, sculptrice méconnue ? Comment Angela, Italienne d’origine modeste contrainte d’émigrer en Belgique après la Seconde Guerre mondiale, a-t-elle pu se retrouver en possession d’une telle oeuvre ? Sabrina décide de partir à Florence pour en savoir plus. Une quête des origines sur la terre de ses ancêtres qui l’appelle plus fortement que jamais…”
Immobile sur sa chaise, Sabrina semble hypnotisée par la sculpture posée devant elle, sur la grande table d’atelier. C’est un buste féminin.
Une terre cuite d’une belle couleur chaude, rose nuancé de blanc. Un visage fin et doux au sourire mélancolique, regard perdu au loin, si loin dans la nuit des temps. La chevelure torsadée emmêlée de perles et de rubans modelés dans la matière entoure la figure d’une façon compliquée à la mode Renaissance. La gorge est dénudée. Le long cou, souple et gracile, est mis en valeur par un collier tressé entortillé d’un serpent sous lequel apparaît une énigmatique inscription gravée : “La Sans Pareille”.
Depuis cinq ans qu’elle travaille pour le musée des Beaux-Arts de Bruxelles, c’est la première fois que la restauratrice a entre les mains un objet aussi fascinant et parfait. Le plus incroyable est qu’il lui appartient. À elle ! Une jeune femme d’origine plus que modeste, naturalisée belge, mais italienne de naissance.
L’excitation fait trembler sa lèvre inférieure qu’elle mordille de temps à autre. Son immobilité n’est qu’un calme de façade ; en elle grondent les prémices d’un orage sans cesse réprimé, dont les nuages noirs ne parviennent pas à déchirer le ciel de sa vie devenue trop sage. Elle s’est peu à peu accommodée de sa situation et semble, en apparence, avoir fait la paix avec elle-même. Elle n’éprouve plus ce désir destructeur qui l’a si longtemps rongée, et pourtant la menace couve. Des picotements désagréables tentent d’attirer son attention sur le risque imminent. Elle repousse ces pensées dérangeantes et tend la main vers la statue pour caresser la joue ronde et polie, sentir sous ses doigts la finesse du grain de la terre cuite, le lissé impeccable de la surface.
D’une écriture claire et fluide, “La Dame d’argile” est un beau roman pour l’été. Ce serait néanmoins réducteur de le limiter à cela. Dans ce récit choral à quatre voix, Christiana Moreau évoque la destinée de femmes de différentes époques et de différents statuts, mais aussi la place qui leur est réservée dans la société (et contre laquelle, parfois, elle se révoltent). En parallèle, elle partage avec le lecteur son amour de l’art, et particulièrement du Quattrocento, dans lequel on sent également poindre sa connaissance pratique de la sculpture. En cette année de commémoration des 75 ans de l’immigration italienne en Belgique, on retrouve aussi, dans le roman, une description sensible de cette page, souvent sombre, de notre histoire. Tout cela confère de la profondeur au récit sans rien lui retirer de sa légèreté.
“Il va sans dire que notre organisme nécessite de la nourriture pour fonctionner. Devoir manger sainement est ainsi devenu une de nos préoccupations actuelles. C’est essentiel pour notre santé physique et mentale, et l’alimentation peut même avoir des enjeux plus larges tels que le respect de l’environnement, en consommant des aliments biologiques et locaux.
La nourriture a toujours été le centre dans les relations humaines : de la préhistoire pour se réunir autour du feu en fêtant la chasse, jusqu’à aujourd’hui où l’on réalise des réunions entre famille ou amis. Elle nous nourrit sur le plan physique mais aussi émotionnel. L’alimentation joue un rôle d’implication dans la psychologie sociale et affective. L’équilibre est donc parfois compliqué à trouver, ce qui peut se traduire par des troubles du comportement alimentaire (TCA).
Ces troubles sont connus depuis de nombreuses années, mais sont très mal compris. En général, nous pensons souvent que ce sont des problèmes liés à l’adolescence et que ce seront des phases passagères. Mais il faut se rendre compte que les TCA touchent les deux sexes et à tout âge. Les personnes atteintes de TCA se font du mal à elle-même, en se privant ou en se gavant de nourriture. L’alimentation leur permet d’apaiser une souffrance émotionnelle, une douleur. De plus, toutes les TCA sont des maladies mentales multifactorielles.
Parmi elles, on peut en citer une en particulier qui est relativement moins connue, et qui touche pourtant énormément de personne dans le cadre de notre société actuelle, qui nous pousse sans cesse à manger mieux, à manger bio, à supprimer les éléments mauvais pour la santé : c’est l’orthorexie. Il s’agit d’une pathologie où les individus sont obsédés par l’idée de manger constamment sainement.
L’orthorexie du grec « orthos » qui signifie correct et « orexies » qui veut dire appétit est un ensemble de pratiques alimentaires, qui sont caractérisées par une volonté obsessionnelle d’ingérer une nourriture saine et de rejeter tous les aliments perçus comme malsains.
Ce terme a été créé en 1996 par le Docteur Steven BRATMAN. Selon lui, une personne atteinte d’orthorexie va planifier longuement à l’avance tous ses repas et réduire toutes les matières grasses, sel, sucre. Elle ne mangera pas de produits OGM ou contenant des pesticides, et elle va favoriser les aliments biologiques et locaux.
Il est important de noter que l’orthorexie n’est pas officiellement reconnue comme une pathologie. Les TCA reconnues aujourd’hui sont l’anorexie, la boulimie et l’hyperphagie, qui sont répertoriées dans le DSM5, qui est la cinquième édition du manuel diagnostic et statistique des troubles mentaux. Tim Walsh, professeur de psychiatrie à l’Université de Columbia, a précisé : “Pour être répertorié comme pathologie dans le DSM, il faut disposer de connaissances scientifiques approfondies sur un syndrome et que ce syndrome soit largement accepté au plan clinique, deux critères auxquels l’orthorexie ne satisfait pas pour l’instant.“
Entre TCA ou TOC (trouble obsessionnel compulsif), ce trouble fait débat auprès des psychologues. Les scientifiques pensent que ce trouble se situe entre le TOC et la phobie.
L’objectif des individus atteints par l’orthorexie est de manger des aliments les plus sains possibles pour être en excellente santé. Gérard Apfeldorfer, psychiatre spécialiste en TCA souligne que : “Se nourrir, pour lui, c’est se soigner, et tout aliment est un alicament. Sa recherche de « sains » l’a conduit à écarter bon nombre d’aliments qu’autrefois il considérait comme savoureux, mais qu’il conçoit désormais comme des poisons.”
Selon une étude de Donini, réalisée en Italie, le taux de prévalence chez les personnes souffrantes d’orthorexie mentale était plus élevé chez les hommes que chez les femmes (11,3% contre 3,9%). D’après Donini, les hommes aussi souffriraient de cette maladie, puisqu’ils sont obnubilés par leur image, en raison du fait que la plupart étaient des sportifs. Ce résultat fut étonnant, puisqu’aux yeux de la société la pression du physique est plus forte chez les femmes.
Un questionnaire a été établi pour définir si une personne est atteinte ou non d’orthorexie. Celui-ci sert d’outil de dépistage notamment pour le diagnostic précoce du trouble. Il a été effectué par le Docteur BRATMAN. Si toutes les réponses sont positives, l’individu est considéré comme complètement obnubilé par la nourriture.
Le questionnaire enquête sur :
La planification de son alimentation au moins trois heures par jour,
Le calcul des calories,
Le sentiment de supériorité par rapport à ceux ne suivant pas une alimentation « saine »,
La mise en place d’un régime strict et des mécanismes de privation après un éventuel écart,
La certitude que la valeur nutritionnelle est plus importante que le plaisir de manger,
L’isolement psychosocial et une angoisse permanente à propos de l’alimentation.
Bien évidemment, répondre positivement à quelques unes de ces questions ne fait pas de l’individu une personne orthorexique. Néanmoins, si la personne répond “oui” à 4-5 questions, on recommandera peut-être d’être un peu moins strict avec l’alimentation. Si le nombre de “oui” est supérieur à 6, il est probable que la personne souffre d’orthorexie et il faudra alors potentiellement consulter pour un suivi d’ordre psychologique.
De plus, une autre caractéristique clé pour repérer cette pathologie repose sur le moment des courses : on observe un décryptage attentif de toutes les étiquettes. Ces personnes vont regarder le nombre de calories, les additifs alimentaires présents, voire les teneurs en différents macronutriments. La planification des repas prend d’ailleurs beaucoup de temps, afin d’être sûr de manger seulement ce qui est nécessaire pour l’organisme. La notion de plaisir n’est alors plus au rendez-vous et on cherche simplement à donner ce qui est bénéfique pour le corps. Enfin, lorsqu’elles ne suivent pas ces règles, un sentiment de forte culpabilité apparaît.
Les conséquences liées à l’orthorexie
En choisissant de manger de mieux en mieux, une personne orthorexique peut se dégouter de la nourriture ou avoir peur de celle-ci, et ainsi potentiellement développer une forme d’anorexie. À contrario, une autre réaction peut survenir en raison d’une privation trop importante, qui entraînera des excès alimentaires pour compenser ce manque de nutriments, et entraînant ainsi une boulimie.
De plus, certains individus peuvent développer des carences très importantes, en raison d’une liste extrêmement réduite d’aliments consommés. Ces carences peuvent fragiliser les os (risque d’ostéoporose précoce par exemple), générer un dysfonctionnement hormonal (absence de règle), voire diminuer le fonctionnement cérébral en supprimant le glucose par exemple.
Néanmoins, le problème le plus courant va être la désocialisation. Une personne souffrante d’orthorexie n’envisage aucune sortie au restaurant par exemple, par crainte de manger des aliments dits « malsains » selon ses critères. Cette peur est traduite par l’absence de contrôle sur le contenu de son assiette (provenance, recette, cuisson…). Cette personne pourra même montrer des signes d’arrogance envers ses proches, en raison d’un sentiment de supériorité par rapport aux autres concernant le domaine de l’alimentation dite pure qu’elle offre à son corps.
Enfin, outre l’impact sur la santé physique, les conséquences sur la santé mentale sont très nombreuses : isolement social, mal-être psychologique lié aux sentiments de frustration et de culpabilité, vision négative de soi-même, et très grande anxiété pouvant parfois mener à une dépression.
La prise en charge
N’étant pas reconnue comme une réelle maladie, l’orthorexie est très compliquée à traiter. Par ailleurs, il n’existe pas encore assez d’études scientifiques pour élaborer des recommandations précises ou pour réaliser une prise en charge standardisée au niveau national. Toutefois, il faut que le patient ait une prise de conscience sur l’existence de son trouble afin d’initier un changement de comportement. Il peut être suivi psychologiquement, et ainsi rétablir une notion de plaisir et de liberté alimentaire.
La volonté obsessionnelle de manger exclusivement des aliments sains ne vient pas de nulle part, il existe souvent un élément déclencheur. L’hyper-contrôle de la nourriture peut provenir d’une discussion ou de conseils avec une personne non spécialisée en diététique (et donc des informations non fondées), d’un désir de perdre quelques kilos ou de reprendre en main sa santé.
Généralement, les personnes souffrant d’orthorexie ont une certaine fragilité, un manque d’estime de soi, ou un désir d’avoir le contrôle. Malheureusement, ces personnes peuvent tomber dans des comportements excessifs et développer des autres TCA comme la boulimie ou l’anorexie.
De plus, avec l’émergence de nouveaux modes alimentaires (le végétarisme, le sans gluten, sans lactose, le crudivorisme, le jeûne…) et les réseaux sociaux, cette volonté démesurée de manger sain est encore moins étrangère.
Il faut savoir qu’au XXème siècle, nombre de régimes ont commencé à apparaître dans la société. On réalise que prendre soin de soi est important, et on souhaite donner une relation entre son corps et son esprit.
Dans la société actuelle, nous pouvons trouver un grand nombre de régime, qu’on peut regrouper sous différentes formes, et différents buts. Voici des exemples :
Végétarien / végétalien : le bien-être animal prime.
Contrôle du poids : perte ou gain de poids.
Détoxification : éliminer des substances toxiques dans notre corps.
Croyance : bouddhisme, judaïsme, islamisme…
Raison médicale : sans gluten, diabétique, cétogène.
Certains régimes vont améliorer la qualité de vie de la personne en corrélation avec une perte de poids, une diminution du diabète, un bien-être ou une reprise de confiance en soi. À contrario, d’autres régimes peuvent détériorer la qualité de vie de la population en étant nocifs pour la santé, notamment les nouveaux régimes dits miracles.
Afin de comprendre comment un mode alimentaire établi par une personne peut tendre à une orthorexie, nous allons étudier le cas du régime végétarien, en mentionnant des études à l’appui.
Pour rappel, un végétarien est une personne qui va exclure de sa consommation tout ce qui provient de la chair animal. En revanche, il peut manger des produits laitiers, des œufs et parfois le poisson (appelé plus précisément l’ovo-lacto-végétarien). Les personnes qui deviennent végétariennes peuvent le faire pour différentes raisons, notamment pour des raisons éthiques et écologiques :
Refus de tuer un animal et de consommer son cadavre,
Refus d’utilisation des techniques modernes pour l’élevage,
Refus de surconsommation,
Inégalité dans le monde des richesses de nourriture.
Une personne peut également devenir végétarienne pour des raisons spirituelles comme le végétarisme indien par exemple, ou médicales afin d’éliminer les toxines issues de la dégradation des aliments d’origine animale qui peuvent être nocives pour l’organisme. De plus, limiter leur consommation est un facteur protecteur vis-à-vis des risques de maladies cardio-vasculaires. À la différence d’un végétarien, un végétalien exclut absolument tous les aliments d’origine animale (viandes, poissons, œufs, produits laitiers, miel…).
Potentiels liens avec l’orthorexie
La consommation alimentaire régie par un régime strict, bien équilibré et bien planifié comme par exemple une alimentation végétarienne saine, peut s‘avérer difficile pour certaines personnes, puisque cela peut tourner à l’obsession. Des travaux de recherche ont été réalisés afin d’établir une corrélation entre le végétarisme et l’orthorexie. Aussi, les régimes végétariens peuvent être entrepris pour éviter de manger certains aliments spécifiques et ainsi éviter certaines situations alimentaires, ou alors afin de réussir des restrictions, de dissimuler des habitudes alimentaires trop restrictives pour contrôler son poids ou bien contrôler sa santé.
Un régime végétarien ou végétalien pourrait être un facteur contribuant à l’apparition de l’orthorexie. Une réduction permanente des aliments autorisés qui peut contribuer à un régime alimentaire qui se compose de très peu d’aliments considérés comme comestibles et sains. Néanmoins, un nombre faible d’étude sur le lien entre l’orthorexie et le végétarisme existe à ce jour. Il a été montré que le végétarisme ne repose pas seulement sur un enjeux éthique, mais que bien souvent pour les jeunes femmes il s’agit également d’un désir d’améliorer sa santé, voire parfois même une envie de perdre du poids. Il faut savoir que les personnes qui souffrent d’orthorexie ont également pour objectif d’améliorer leur santé, mais pas forcément de perdre du poids. Des chercheurs ont laissé entendre que le régime végétarien pourrait être utilisé pour masquer les troubles de l’alimentation, puisqu’il permet à ces personnes d’éviter certains produits, ou certaines situations liées à la nourriture (restaurants par exemple). Le fait de devenir végétarien permettrait d’augmenter son sentiment de contrôle, sentiment très présent chez les personnes souffrantes d’un TCA.
Dans d’autres études, il a aussi été remarqué que ces personnes préféraient passer du temps avec des gens qui ont les mêmes idées qu’eux, et se sentent mieux avec des personnes ayant des habitudes alimentaires similaires. Ce phénomène pourrait potentiellement renforcer le comportement de sélection alimentaire et conforter la personne dans l’idée que ce qu’elle fait est l’idéal.
Les études ont dévoilé que les personnes suivant un régime végétarien / végétalien sont plus sujettes à un comportement orthorexique par la suite, puisqu’elles ont des connaissances plus approfondies sur l’alimentation que les personnes omnivores. L’individu pourra ainsi prendre conscience de la gravité d’une mauvaise alimentation, et va éliminer au fur et à mesure les aliments mauvais pour sa santé. Il s’auto-impose une restriction alimentaire, phénomène caractéristique d’une personne suivant un régime alimentaire comme les végétariens pas exemple. Dans le cas d’une situation liée à l’orthorexie, les résultats des recherches pourraient suggérer que suivre un régime végétarien et végétalien puisse être un facteur important dans la prévention des comportements orthorexiques. Néanmoins, ce n’est pas une réalité universelle, puisqu’une personne végétarienne le devient principalement en raison de la défense de la cause animale et environnementale. Elle ne supporte pas la souffrance animale et remet en cause la surconsommation actuelle. Une personne orthorexique quant à elle veut améliorer son bien-être avant tout.
Conclusion
Ces dernières années, l’alimentation a connu un véritable essor de prise de conscience. L’alimentation doit avoir un impact positif sur la santé et ne pas affecter les relations avec les autres ou la qualité de vie. Nous avons vu dans ce dossier ce qu’était l’orthorexie, comment la diagnostiquer et potentiellement la traiter. On a observé que ce trouble ne doit pas être pris à la légère puisqu’il se développe de plus en plus dans différents domaines, que ce soit dans les régimes alimentaires ou le milieu sportif par exemple, notamment chez les adolescents. Il est nécessaire de reconnaître ce trouble en tant que véritable maladie, et d’établir un diagnostic précis afin de mieux le traiter. Finalement, une réflexion s’impose : les personnes souffrant d’orthorexie veulent prolonger leur vie, mais n’oublient-elles pas de la vivre ?“
L’article original d’Aurélie Bouyssou est disponible sur NUTRIMIS.COM ;
Née en 1949, Anne WOLFERSest diplômée en 1973 de l’Ecole nationale Supérieurs des Arts visuels de la Cambre (E.N.S.A.V.) en section gravure et enseignante en gravure à Chelsea School of art de Londres, puis à l’Ecole d’art d’Uccle (Bruxelles). Travaillant le trait dans son dessin avec l’ombre et la lumière comme ingrédients élémentaires de ses gravures, Anne Wolfers représente des personnages, souvent au centre d’une composition qui utilise le vide.
Cette gravure noir et blanc représente un homme et une femme enlacés. Elle s’inscrit parmi les nombreux personnages uniques ou en duo gravés par l’artiste. Ici les visages des personnages évoquent des origines africaines et européennes d’où découle un jeu d’inversion des couleurs. Le corps de l’homme se complète dans le vide de l’image. Alliant un style faussement naïf et le goût des détails, la gravure évoque autant les enluminures orientales précieuses que les illustrations contemporaines.
Charles-Henri DEWISME (dit Henri Vernes) naît à Ath, le 16 octobre 1918. Très vite, ses parents divorcent et le petit Charles Dewisme est élevé par ses grands-parents dans une maison tournaisienne située rue Duwez dans le quartier Saint-Piat. Aujourd’hui une plaque commémorative est visible sur la façade de la maison. Déjà à l’époque celui qui deviendra Henri Vernes avait un goût très prononcé pour les romans d’aventures, comme par exemple les Harry Dickson de son futur ami Jean Ray.
A 19 ans, il interrompt ses études et fait une fugue en Chine… (preuve qu’il avait déjà le goût de l’aventure en lui !) Pendant la guerre, il travaille comme espion pour les services secrets britanniques. Il connait malgré tout beaucoup de monde dans l’autre camp ce qui lui permit de sauver sa peau à quelques reprises. Il aime écrire et collabore avec plusieurs journaux. Il réutilisera certains de ses articles comme source d’inspiration pour ses Bob Morane.
Il écrit un premier livre : “Strangulation”. Il envoie le manuscrit à Stanilas-André Steeman qui dirigeait une collection de romans policiers Le Jury. Mais le roman fut refusé et perdu à jamais. Il paraitrait que Stanilas-André Steeman ne l’aurait pas accepté car le manuscrit avait été envoyé roulé et non à plat. Son second livre, lui, est et bien publié et s’intitule La porte ouverte (La renaissance du livre, 1944). A cette époque, Henri Vernes écrivait encore sous son véritable nom : Charles-Henri Dewisme ! Ce premier livre ne fut malheureusement pas très commercialisé et seulement 700 exemplaires se sont vendus !
Un troisième opus se rajoute à la liste, en 1949 : La belle nuit pour un homme mort, un roman très noir. Parallèlement, il publie des histoires policières dans les journaux. En 1994 parait Le goût du malheur, histoire écrite en 1945 mais jamais publié auparavant.
Henri Vernes & Bob Morane
C’est en 1953 que Henri Vernes crée le personnage de Bob Morane à la demande de J-J. Schellens, l’ancien directeur littéraire des éditions Marabout, qui, pour sa nouvelle collection nommée Marabout-Junior, voulait un auteur pouvant lui créer “un personnage à suite” qui serait en librairie tous les 2 mois (délai convenu entre J-J. Schellens & H. Vernes) de façon à ce que les jeunes lecteurs de cette nouvelle série Marabout puissent acheter leur livre en librairie régulièrement et à date prévue…
Tout au début, C-H. Dewisme dût écrire un livre “test” qui s’intitulait Les conquérants de l’Everest ; test qui s’avéra convaincant puisque C-H. Dewisme fût accepté pour écrire la nouvelle série !
Depuis lors, à l’instar de son héros, c’est son propre nom qui signifie également l’aventure. Il écrit à une cadence encore plus infernale que la fameuse vallée (en allusion à La vallée infernale, le premier roman des aventures de Bob Morane) des histoires d’aventures plus passionnantes les unes que les autres. Ce passionné de l’écriture a vraiment dédié sa vie à son héros qu’il a mis en action dans 215 romans, au côté de son infatigable compagnon Bill Ballantine et en inventant ainsi de nombreux ennemis occasionnels (les coupeurs de têtes, l’homme invisible…) ou réguliers (L’ombre Jaune, Orgonetz, Miss Ylang-Ylang…).
Son imagination très fertile lui a permis de créer de nouveaux pays étrangers, la lutte de Bob contre des dictateurs, des univers parallèles et surtout, surtout LE Bob Morane !
“A l’instar d’un Georges Simenon ou d’un Frédéric Dard, durant des années, Henri Vernes écrit pour Marabout Junior une aventure de Bob Morane tous les deux mois ! (Bob Morane doit son nom à un modèle d’avion de chasse et à celui du guerrier Masaï, qui a tué son premier lion). A ce rythme-là, il n’est pas étonnant d’en arriver au nombre incroyable de plus de 200 romans. Il est normal aussi que son héros soit devenu une vedette incontestée de la BD et des petits et grands écrans. Sans doute le doit-il aussi à ses qualités morales, à son humanisme profond comme à son sens de l’écologie. Mais Bob Morane se bat finalement contre la bêtise des hommes. Il le fait cependant en être responsable : il analyse la situation, ne s’engage qu’après avoir mesuré les risques. De son créateur, il a l’humour, la curiosité, le sens de l’amitié. Henri Vernes a été durant vingt ans l’ami de Jean Ray, dont il a relancé et préfacé les œuvres. Il a connu et connaît également Michel de Ghelderode et Thomas Owen. Son tout premier roman, Strangulation, il l’envoya à Stanislas-André Steeman, à l’époque où celui-ci dirigeait la collection “Le Jury”. N’oublions pas qu’un des premiers titres de Bobo Morane fut, en 1957, Les Chasseurs de dinosaures et que son auteur utilisa la science-fiction, créant La Patrouille du temps en même temps que l’Américain Poul Anderson, dans ce qui reste son thème favori : le voyage dans le temps…” [d’après DECITRE.FR]
Il y a eu un “avant Bob Morane” mais également un “pendant Bob Morane”. Au début de l’aventure moranienne, Charles-Henri Dewisme a également publié quelques titres notamment pour l’Héroïc Album ou encore le journal Tintin. Henri Vernes a ensuite écrit quelques romans pour les éditions Marabout Junior n’ayant aucun rapport avec Bob Morane. Les uns signés de son vrai nom, les autres signés Jaques Seyr. En 1957, il invente un nouvel héros Luc Dassaut qu’il met en scène dans Les rescapés de l’Eldorado et Base clandestine parus chez Hachette. Ce dernier titre deviendra par la suite Des dinosaures pour la comtesse chez Héroïc Album. Henri Vernes reste malgré tout concentré sur son personnage principal : Bob Morane. Mais entre le moment où l’auteur quitte en 1982 les bibliothèques vertes, jusqu’à ce qu’il rejoigne Fleuve Noir en 1988, aucun nouveau Bob Morane ne parait en librairie. L’auteur ne se tourne pourtant pas les pouces : il invente sous un autre pseudonyme (Jacques Colombo) une série érotique, Don. Le personnage éponyme est l’opposé absolu de Bob Morane même si les deux personnages partagent quelques traits physiques. Les valeurs communiquées par Bob Morane ne sont absolument pas celles de Don. Le simple exemple du meurtre le montre déjà : Bob Morane déteste tuer, Don le fait sans scrupule… Mais la principale différence se situe dans le sexe : alors qu’Henri Vernes évite constamment le sujet dans ses précédents romans, il est omniprésent dans Don. C’est pour cela que Charles Dewisme a inventé ce nouveau pseudo de Jacques Colombo : il ne voulait pas que ses jeunes lecteurs découvrent cette série rose écrite de sa plume. En 1986, Jacques Colombo raccroche pour redevenir Henri Vernes en 1988 avec l’excellent L’arbre de la vie. [d’après BOBMORANE.BE]
Reportons-nous vers l’an 50 avant J.C. Les Romains ont conquis la Gaule malgré la résistance des Gaulois. Ils voyageaient en suivant les voies déjà tracées par les Celtes, qu’ils ont améliorées pour faciliter les déplacements des troupes et du charroi. Une ville prit de l’importance à cette époque : Bavay (Bavacum), ce qui est attesté par la présence des ruines d’un vaste forum. Sept voies importantes partaient de cette ville, ce qui a été matérialisé plus tard en élevant une colonne sur la grand-place.
A la fin du VIe siècle, ce réseau de voies a été repris par la reine des Francs, Brunehaut, qui voulait restaurer les voies de communication. Une de ces voies nous intéresse particulièrement : elle reliait Bavay à Cologne. Elle traversait la Hesbaye par Waremme, passait à Tongres pour aller traverser la Meuse à Maastricht : Mosae trajectum. A Maastricht, la chaussée arrivait par l’actuelle Tongerseweg et Tongersestraat pour rejoindre le pont. Un premier pont avait été construit par les Romains à cet endroit. On en a retrouvé des traces sous la forme de pieux de bois. Des restes de thermes romains ont été retrouvés près de la Stokstraat, à l’endroit appelé “op de thermen”.
La religion chrétienne s’est rapidement enracinée dans la région. Vers 380, l’évêque Servais a déplacé le siège épiscopal de Tongres à Maastricht. Au Moyen Age, son tombeau devient un lieu de pèlerinage. Au VIe siècle, Monulphe fait construire l’église Saint-Servais pour y placer les restes de son prédécesseur. La légende de Saint-Hubert rapporte que le seigneur Hubert négligeait ses devoirs religieux. Parti chasser un vendredi saint, il vit un cerf portant une croix lumineuse. Hubert, saisi d’effroi, se jeta à terre et humblement, il interrogea la vision : “Seigneur ! Que faut-il que je fasse ?” La voix reprit : “Va donc auprès de Lambert, mon évêque, à Maastricht. Convertis-toi. Fais pénitence de tes péchés, ainsi qu’il te sera enseigné. Voilà ce à quoi tu dois te résoudre pour n’être point damné dans l’éternité. Je te fais confiance, afin que mon Église, en ces régions sauvages, soit par toi grandement fortifiée.”
Vers l’an 700, assassinat de Saint Lambert à Liège. Lors d’un banquet, Lambert avait refusé de bénir la coupe d’Alpaïde, concubine de Pépin de Herstal et mère de Charles Martel. Son frère Odon a assassiné l’évêque pour venger l’honneur de sa sœur. Hubert devenu évêque ramena à Liège, vers 720, les reliques de Saint Lambert et le siège de l’évêché y fut déplacé mais Maastricht resta la résidence favorite des évêques. Elle détenait les reliques de Saint-Servais, premier évêque des “Tongres” (IVe siècle) mais elle était trop accessible aux Normands, Liège pouvait mieux se protéger sur le Publémont.
De 736 à 814, Charlemagne règne sur toute la région. Une première cathédrale est construite à Liège. En 881, Maastricht fut mise à sac par les Vikings. Fureur normande également à Liège qui est incendiée. En 980, sous le règne de l’évêque Notger (972-1008), le diocèse devient tellement important qu’on peut le qualifier de Principauté. Notger est le véritable fondateur de la Principauté épiscopale de Liège. “Tu dois Notger au Christ et le reste à Notger”. Il décèdera le 10 avril 1008 et aurait été enterré à l’église Saint-Jean à Liège mais on ne retrouve plus la trace de sa sépulture.
Sous son règne, l’enseignement et la culture connaitront un développement sans précédent. Il est l’initiateur d’un nouveau système politique qui se répandra en Europe aux XIe et XIIe siècles : l’Église impériale. L’évêque, qui avait déjà le pouvoir spirituel (“religieux “), possède à partir de ce moment le pouvoir temporel (“politique”). Notger devient ainsi prince-évêque. Il exerce un pouvoir sur les territoires qui ne relèvent pas de l’Église. Cet État indépendant va exister pendant plus de 800 ans au sein du Saint-Empire romain germanique, jusqu’à la Révolution liégeoise.
Les XIe et XIIe siècles ont été une période de grande prospérité, notamment sous le chapitre de Saint Servais. Vers l’an 1000 ont commencé, à Maastricht, des campagnes de construction massives. Cette activité de construction a entraîné une période d’expansion culturelle dans et autour de Maastricht. L’art mosan atteint un niveau élevé et les peintres et sculpteurs de Maastricht étaient actifs dans de nombreuses régions du Saint-Empire romain germanique. De ce moment date la construction de l’église Notre-Dame avec sa façade fortifiée.
L’église Saint-Jean, avec son clocher rouge, est devenue protestante en 1634. A Saint-Servais, il faut voir la châsse et le buste. Cette basilique est la plus grande. Bien sûr, au cours des siècles, elle a subi beaucoup de transformations et d’améliorations. En 1204, Maastricht est sous l’autorité conjuguée du prince-évêque de Liège et du duc de Brabant. Confirmation d’une première charte de 908. Maastricht devient alors un condominium, une ville sous double autorité. En 1229, la ville, bien qu’elle n’aie pas eu les droits de cité en tant que telle, est autorisée, par le duc Henri Ier de Brabant, à construire des remparts.
Le moulin banal du prince-évêque, où les habitants faisaient faire leur farine, fut repris par les brasseurs en 1442 pour y moudre leur malt. En 1281, un nouveau pont est construit pour remplacer celui qui s’était effondré auparavant. Vers 1375, une seconde muraille est construite. L’économie de la ville est, à l’époque, tournée vers la tannerie. Maastricht était, au Moyen Âge, un important centre religieux et de pèlerinage. Dès le XIIIe siècle, de nombreux monastères se sont établis dans la ville.
Vers 1400, Maastricht est sous contrôle du Brabant, et fait donc partie des possessions du duc de Bourgogne. Charles le Téméraire, et plus tard Charles Quint et Philippe II d’Espagne, séjournèrent à plusieurs reprises dans la ville et logèrent dans l’Hôtel du gouvernement espagnol. Les fenêtres sont ornées de blasons, notamment celui de Charles Quint. En 1468, sac de Liège par Charles le Téméraire, avec l’aide des Maastrichtois que cela arrange de détruire notre pont.
Au XVIe siècle, Maastricht, avec ses 15 à 20 000 habitants, était une des plus grandes villes des Pays-Bas. Le développement culturel de la ville fut modeste vers 1500. Le manque de liberté religieuse est pesant. En 1535, 15 anabaptistes, considérés comme hérétiques, sont brûlés sur un bûcher sur la place du Vrijthof. Lors du beeldenstorm (la “crise iconoclaste“) de 1566, les icônes et le mobilier des églises et chapelles de Maastricht ont en partie été détruits.
En 1567, Maastricht tombe aux mains de Guillaume le Taciturne et des calvinistes opposés à Philippe II. En 1579, l’armée espagnole, commandée par Alexandre Farnese, duc de Parme, assiégea la ville et la reprit le 1er juillet de cette année, après quoi la “re-catholisation” de la ville commença. En 1632, Frédéric-Henri d’Orange-Nassau a conquis la ville après l’avoir assiégée 74 jours. Maastricht s’intègre aux Provinces-Unies protestantes. Le condominium entre le duc de Brabant et Liège fut rétabli. Les conditions de la paix étaient de donner aux protestants et catholiques les mêmes droits afin que les deux aient la liberté religieuse. De cette époque date l’hôtel de ville (1659-1665), autour duquel se tient le marché.
En 1673, la Principauté permet à la France d’attaquer de flanc les Pays-Bas (guerre de Hollande contre Guillaume III d’Orange). Maximilien-Henri de Bavière (1650-1688) s’allie à Louis XIV. La ville est prise par Vauban et reste sous domination française jusqu’en 1678. D’Artagnan est tué en défendant le duc de Malborough, ancêtre de Churchill. Suite à ces événements, les fortifications sont renforcées, notamment par la construction du Fort Saint-Pierre qui domine la ville, à peu près à l’emplacement où les Français avaient placé leurs canons.
Au XVIIe siècle, Maastricht était une petite ville provinciale tranquille. Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, une légère reprise de la vie culturelle eut lieu. De belles maisons du XVIIe et du XVIIIe sont visibles dans le quartier de la Stokstraat et de la Plankstraat. De 1747 à 1748, la ville passa une nouvelle fois brièvement sous domination française après la bataille de Lauffeld. Durant ces périodes, les protestants habitant Maastricht perdirent les droits qui les rendaient égaux aux autres chrétiens.
Le 4 novembre 1794, le commandant français Jean Baptiste Kléber prend Maastricht qui est dès lors annexée par la République française. De 1795 à 1814, elle est le chef-lieu du département français de la Meuse-Inférieure (Liège, c’est le département de l’Ourthe). Tous les habitants deviennent citoyens français. L’héritage de la période française n’est pas considéré comme positif : les églises, les monastères et chapitres sont dissous, les stocks de biens précieux sont vendus ou détruits, les bibliothèques, archives et trésors pillés. Enfin, les anciennes institutions s’occupant des malades, des pauvres et des personnes âgées sont supprimées.
Le 1er août 1814, Maastricht devient la nouvelle capitale de la province du Limbourg, intégré au Royaume des Pays-Bas en 1815. En 1826, le Zuid-Willemsvaart, un canal, fut ouvert à la circulation. Lors de la Révolution belge de 1830, la garnison en poste à Maastricht, commandée par Bernardus Johannes Cornelis Dibbets, demeura loyale au roi Guillaume Ier .
En août 1831, la Hollande attaque la Belgique. Le 19 avril 1839, Traité des XXIV articles: la ville et la partie orientale du Limbourg ont été intégrées de façon permanente aux Pays-Bas. Traité entre la France, l’Autriche, la Grande-Bretagne, la Prusse et la Russie, d’une part, et les Pays-Bas de l’autre part, relatif à la séparation de la Belgique d’avec les Pays-Bas conclu et signé à Londres le 19 avril 1839.
Entre 1845 et 1850, le canal de Maastricht à Liège fut creusé. La première ligne de chemin de fer, liant Maastricht à Aix-la-Chapelle, fut ouverte en 1853. En 1861, Liège est reliée par la Compagnie du Chemin de Fer de Liège à Maastricht. Ce n’est qu’en 1865 que Maastricht fut connecté au réseau ferroviaire néerlandais. En 1899, rachat de la compagnie par l’Etat belge.
En 1834 déjà, Petrus Regout commença à fabriquer du verre et du cristal sur Boschstraat, usine qui fut bientôt suivie par une usine de poterie. Avec le développement des usines, Maastricht devint une importante ville industrielle. Depuis la fusion en 1958 avec “Société Céramique” l’entreprise s’est appelée N.V. Sphinx-Céramique. Après une restructuration, la production a été déplacée vers la Suède en 2010, l’usine de Maastricht étant trop petite pour une production profitable. Dans le quartier Céramique, le Bonnefanten Museum est un ancien bâtiment industriel transformé par l’architecte italien Aldo Rossi. A Maastricht, beaucoup de rues sont appelées “lunet“. Une lunette est un petit ouvrage de fortification extérieur.
Le but premier de l’université du Limbourg, qui a été fondée à Maastricht en 1976, était de relancer l’économie régionale après la fermeture des mines. Elle s’appelle Université de Maastricht (UM) depuis 1996. La collaboration entre les provinces néerlandaise, allemande et belge, qui a commencé en 1976 également, reçoit un statut légal en 1991 (Euregio). La collaboration porte essentiellement sur les universités, les écoles supérieures et le monde de l’entreprise. En 1992, les représentants de 12 pays européens signent, le 7 février, le Traité de Maastricht qui prévoit, entre autres, l’adoption de l’euro.
La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte de Robert VIENNE a fait l’objet d’une conférence organisée en 2015 par la CHiCC : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez notre agenda en ligne…
Depuis quelques années, la synthwave est partout. Elle est sortie de l’underground pour s’inviter dans les plus grands festivals métal. Certains artistes n’hésitent pas à surfer sur la vague comme le groupe Muse qui en a injecté – avec plus ou moins de réussite – dans son album Simulation Theory de 2018. La synthwave s’exporte aussi dans l’univers des séries TV : on la retrouve dans la BO de la série Netflix Stranger Things ou encore au générique de la saison 9 de la série anthologique American Horror Story dont l’action se déroule en 1984. Elle a également fait l’objet, en 2019, d’un documentaire réalisé par Ivan Castell – avec la présence de John Carpenter à la narration – intitulé The Rise Of The Synths. D’un genre plutôt confidentiel au départ, la synthwave est quasiment devenue “mainstream” notamment grâce à ses liens étroits avec la pop culture, en particulier le cinéma et les jeux vidéo.
D’après le site spécialisé Synthspiria, la synthwave peut se définir comme “une reprise et inspiration des genres employant des synthétiseurs, des boîtes à rythmes et autres instruments des eighties en y ajoutant des sonorités modernes issues de la musique électronique.” Ce mouvement commence à émerger – sans pour autant être appelé “synthwave” – au début des années 2000 notamment grâce à l’influence de la scène électro française avec des groupes tels que Daft Punk ou Justice. Mais c’est en 2005 qu’elle prend son essor, là encore à travers des artistes français comme Kavinsky et son EP Teddy Boy, sorti sur le label Record Makers, fondé par les membres du groupe Air. On peut également citer Secret Diary (2008) de College (qui fait partie du collectif français Valerie) ou encore l’album Cosmos (2004) du duo américain Zombi pour le versant plus sombre.
Le succès du film Drive en 2011, va donner un sérieux coup de projecteur au genre, et particulièrement à l’une de ses branches, l’outrun c’est-à-dire la synthwave de la route. Sur la bande originale du film, on retrouve Kavinsky avec son désormais célèbre Nightcall ainsi que College et Electric Youth pour le titre A real Hero. Depuis, le genre connait différentes variantes parmi lesquelles la darksynth, la dreamwave, la vaporwave ou encore la cybersynth. De nombreux artistes ont émergé, avec une grosse mouvance française emmenée par Perturbator, Carpenter Brut, Dan Terminus, Absolute Valentine, Tommy 86, Volkor X, Carbon Killer ou encore Fixions. Mais la synthwave n’est bien sûr pas un genre uniquement français, on peut également citer les Américains GosT, Dance With The Dead et Arcade High, les Australiens de Power Glove ou encore les artistes du collectif Rosso Corsa, présents dès le début des années 2010.
Plusieurs labels se sont également engouffrés dans la brèche : le label de métal finlandais Blood Music a signé certains des plus gros artistes de la scène, les Marseillais de chez Lazerdics Records sont dans la course depuis 2016 ou encore la grosse machine new-yorkaise NewRetroWave, célèbre pour sa chaîne YouTube et ses clips à l’esthétique très 80’s. En effet, la synthwave est un genre musical très référencé et le visuel y a une importance particulière, notamment à travers son imagerie rétro puisée dans les années 1980/1990. Musicalement, les synthés des années 1980, l’italo-disco ou encore les bandes-originales de films ont eu une influence indéniable sur le mouvement. Au final, on peut dire que la synthwave puise ses racines dans la nostalgie de la pop culture de ces années-là pour mieux les retranscrire en musique.
L’une des principales inspirations de l’esthétique synthwave vient du cinéma des années 1980, particulièrement des films de science-fiction ou d’action américains de cette époque. Les films de John Carpenter ainsi que ses bandes-originales reviennent régulièrement lorsque les artistes sont interrogés sur leurs influences. L’exemple le plus flagrant est celui du pseudonyme de Carpenter Brut qui est un hommage on ne peut plus clair au maître incontesté de l’horreur. Le musicien vient d’ailleurs de signer la bande originale de Blood Machines, un film de science-fiction qui se situe dans un univers aux forts accents 80’s et à l’esthétique cyberpunk, et qui constitue la suite de la vidéo de son titre Turbo Killer. Pour Volkor X aussi, l’influence de Carpenter est présente, il a d’ailleurs sorti un remix de “John Carpenter’s The Fog”. Quant à Kavinsky, il a mentionné l’importance de la BO du film Christine dans son appréhension de la musique : “Pour moi, la musique se rapproche du cinéma. Pour faire un disque, il me faut un fil rouge, un sujet. J’ai une passion pour les BO. J’ai d’abord découvert la musique de Christine […] représentation parfaite de la relation entre un homme et sa machine. Elle était simple, honnête et minimaliste. Juste ce qu’il faut pour que ça colle avec les images.”
Outre l’évocation quasi unanime de Carpenter, c’est plus généralement le cinéma d’action et de science-fiction des années 1980 qui a marqué un certain nombre d’artistes. Le nom de Perturbator vient d’ailleurs de là, comme il l’explique : “Je voulais qu’il rappelle l’horreur et le cinéma d’exploitation, façon années 1980 : Predator, Terminator, Annihilator, Vindicator.” Volkor X a, quant à lui, tiré son pseudonyme de la série télévisée japonaise San Ku Kai. Sur son premier album Code 403, Jack Maniak glisse des références à quelques films cultes de la pop culture tels que Gremlins ou Terminator 2 alors que chez Absolute Valentine, ce sont les films Robocop et The Crow qui ont eu de l’importance. Le cinéma d’horreur a également occupé une grande place pour plusieurs musiciens, c’est le cas du groupe Dance With The Dead ainsi que de GosT, à tel point que ce dernier n’hésite d’ailleurs pas à qualifier sa musique de slasherwave, faisant ainsi écho aux “slasher movies”. Pour lui, l’œuvre majeure est Nightmare On Elm Street (les Griffes de la Nuit) de Wes Craven sorti en 1984. L’influence du cinéma pour les artistes synthwave se ressent particulièrement dans leur musique, qui s’appréhende souvent comme “une bande-son pour des films imaginaires”, pour reprendre les propos du superviseur musical John Bergin issus du documentaire The Rise Of The Synths.
Outre le cinéma, l’univers cyberpunkest particulièrement lié à celui de la synthwave, à tel point qu’il existe même un courant spécifique nommé la cybersynth ou cyberpunk, emmené par des artistes tels que Dan Terminus, Glitch Black ou encore Fixions. Du roman Neuromancien de William Gibson en 1984, aux mangas tels que Ghost In The Shell et Akira, en passant par le cinéma avec le film Blade Runnerde Ridley Scott en 1982, cet univers a été une source d’inspiration très importante pour de nombreux musiciens. D’ailleurs, Blade Runner a profondément marqué James Kent pour son projet Perturbator : “Ça a été une assez grosse révélation cinématographique pour moi, et qui a énormément déteint sur ma musique, sur Perturbator plus particulièrement.” Pour Dan Terminus, “tout ce qui est cyberpunk en matière de littérature et de films… ça ce sont des sources d’inspiration.” Son premier album, The Darkest Benthic Division sorti en 2014, est d’ailleurs un hommage direct à Blade Runner, dans la mesure où il évoque une histoire parallèle au film de Ridley Scott. Il en va de même sur The Wrath Of Code (2015), qui raconte une histoire originale cyberpunk. [lire la suite de l’article de Vänessa LOBIER sur OBSKURE.COM)]
Né à Liège en 1896 et mort à Bruxelles en 1995, Marcel-Louis Baugniet est l’élève de Jean Delville en 1915 à l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles. Dès 1922, il est lié à l’avant-garde belge autour de la revue “7 arts”. Dans un style très proche du purisme, il essaye de traduire des sujets empruntés à la vie moderne, tout en exécutant une peinture abstraite, pendant wallon du constructivisme. (d’après LAROUSSE.FR)
Sérigraphie issue d’un recueil collectif intitulé “Sept abstraits construits” rassemblant des estampes de Marcel-Louis Baugniet, Jo Delahaut, Jean-Pierre Husquinet, Jean-Pierre Maury, Victor Noël, Luc Peire et Léon Wuidar (imprimeur et éditeur : Heads & Legs, Liège). Lors de sa parution, en novembre 1987, le recueil complet fut présenté à la Galerie Excentric à Liège dans le cadre d’une exposition intitulée Constructivistes Belges. (d’après Centre de la Gravure et de l’Image imprimée)
Georg SIMMEL (1858-1918) voit naître, avec Berlin, les métropoles telles que nous les connaissons aujourd’hui. Centres d’échanges, de brassage et de stimulations sensorielles et intellectuelles, elles sont aussi des lieux de la nervosité permanente pour leurs habitants. Mais pour le sociologue, l’un ne va pas sans l’autre !
Philosophie Magazine n°151 (été 2021)
Le texte suivant est extrait d’un cahier central de PHILOMAG.COM, préparé par Victorine de Oliveira. Ce numéro d’été de 2021 est consacré à L’étrange gravité du sexe : “Nous vivons une drôle d’époque du point de vue des mœurs. D’un côté, avec les applications de rencontre, la mode des sex friends et des plans cul, le succès des conseils des sexperts, nous n’avons jamais été aussi près d’une démystification de l’érotisme qui facilite sa consommation effrénée. De l’autre, avec le phénomène #metoo mais aussi la publication de livres comme La Familia Grande de Camille Kouchner, une prise de conscience de la violence de la domination masculine est en cours, qui empêche de prendre l’acte sexuel à la légère. Alors, voulons-nous tout à la fois plus de liberté et plus d’éthique au lit ? Est-ce seulement possible ?“
Ça vous avait manqué… ou du moins vous le pensiez : votre voisin de terrasse qui parle trop fort ou vous colle la fumée de sa cigarette sous le nez, alors même que la jauge des places assises est toujours réduite, ce type qui vous passe tranquillement devant, alors que vous attendez sagement dans la file pour acheter votre premier ticket de cinéma depuis des lustres… Retrouver le plaisir d’un verre en terrasse ou d’un film dans une salle obscure, c’est aussi se coltiner tous les anonymes venus jouir en même temps que vous du même lieu et de la même distraction. Subitement, vous retrouvez ces sensations et ces réflexes que vous pensiez oubliés depuis presque un an : accélération du rythme cardiaque, légère excitation devant l’animation, désir de vous saper un peu histoire d’attirer les regards, en même temps qu’une légère distance à la limite de l’indifférence pour votre prochain.
Autant de caractéristiques de la vie urbaine que le sociologue allemand Georg Simmel a relevées dans son court essai Les Grandes Villes et la Vie de l’esprit. Il y remarque que “la base psychologique, sur laquelle repose le type des individus habitant la grande ville, est l’intensification de la vie nerveuse, qui résulte du changement rapide et ininterrompu des impressions externes et internes“. Les sens du citadin sont sans cesse sollicités, c’est pourquoi, paradoxalement, les villes sont le lieu de la “vie de l’esprit” : l’esprit est l’élément de stabilité qui permet de ménager une sensibilité toujours en mouvement, toujours accaparée de stimuli nouveaux – le bruit d’un moteur qui démarre, les différentes odeurs qui s’échappent d’une rue pleine de restaurants, une conversation attrapée au vol – , “il est la force la plus capable d’adaptation de nos forces intérieures“. Au point qu’il génère le fameux “caractère blasé des citadins“. Haut lieu de la sensibilité sur-sollicitée, la grande ville est donc aussi un terrain propice au développement de l’activité intellectuelle.
Cette activité, Simmel l’entend en un sens assez large. Il ne s’agit pas seulement de la production d’œuvres d’art mais aussi des échanges économiques, de la conversation et des tentatives de se distinguer que développent certaines personnes afin de ne pas avoir le sentiment d’être emportées par le flux de la masse, soit toutes “les extravagances spécifiques de la grande ville“. Il s’agit d’un comportement citadin endémique qui vise “à être autrement, à se distinguer, et par là à se faire remarquer – unique moyen finalement pour beaucoup de natures de gagner en passant dans la conscience des autres une certaine estime de soi-même et la conscience d’occuper une place“. Le portrait urbain que dresse Simmel est surprenant. D’abord, parce qu’il semble toujours d’actualité, d’autant plus à l’heure où les villes reprennent un semblant d’activité normale après de longs mois de demi-sommeil. Ensuite, parce que le sociologue considère de façon positive une donnée que nous avons tendance à regarder d’un mauvais œil : l’excitation nerveuse. Plutôt synonyme de fatigue, d’encombrement et de trop-plein, la frénésie des villes semble être devenue un repoussoir, sans parler du comportement de ses habitants, perçus comme arrogants, snob et sûrs d’eux-mêmes. Simmel rappelle au contraire que la ville et son grondement permanent sont le creuset d’un mode de vie qui a donné naissance aussi bien à la philosophie qu’à la sociologie, soit autant de tentatives non pas “d’accuser ou de pardonner, mais seulement de comprendre“.
L’auteur
Georg SIMMEL (1858-1918)
“Le développement de Berlin […] coïncide avec mon propre développement intellectuel le plus fort et le plus large“, confie Georg Simmel, une fois la ville de son enfance devenue quasi méconnaissable. Né en 1858 dans la capitale prussienne qui compte alors un peu moins de 800.ooo habitants, il la voit s’étendre au point d’atteindre les 4 millions d’habitants à la veille de la Première Guerre mondiale. Simmel étudie la philosophie et l’histoire, et consacre sa thèse à Kant, avant d’obtenir un poste de professeur à l’université de Berlin en 1885, d’abord non rémunéré – mais l’héritage de son père lui permet de vivre confortablement. Cette relative aisance le laisse libre d’orienter ses recherches vers des sujets assez éclectiques et peu académiques pour l’époque. Il publie son premier essai en 1890, La Psychologie des femmes, qui justifie de façon maladroite l’infériorité des femmes et leurs prétendues prédilections pour le mensonge et la coquetterie par leur moindre “différenciation“, c’est-à-dire par leur évolution moins achevée. Vingt ans plus tard, il reviendra sur son point de vue : “En aucun cas, tout ce que fait l’être humain ne se déduit de l’ultima ratio que constituerait le fait qu’il est homme ou femme” (Le Relatif et l’absolu dans le problème des sexes, 1911). Entre-temps, il s’intéresse aussi à l’argent (Philosophie de l’argent, 1900), à la religion, à la mode, à l’amour, toujours en croisant philosophie (inspirée de Hegel) et sociologie, une discipline qu’il contribue à fonder. Autant d’intérêts qui reflètent la stimulation intellectuelle d’un penseur qui voit naître ce qu’on n’appelle pas encore une métropole. Il meurt en 1918 à Strasbourg, où il enseigne depuis quatre ans.
Le texte
Les Grandes Villes et la Vie de l’esprit est un court texte que Simmel prononce d’abord lors d’une conférence à Dresde en 1902. Son originalité tient surtout à la faculté d’observation de son auteur, qui remarque que l’environnement urbain fabrique un type d’homme nouveau, à la fois nerveux et intellectuellement épanoui. Si ses sens continuellement sollicités deviennent peu à peu blasés, son intellect, seul élément de stabilité, prend le relais.
Les extraits
[…] L’intellectualité de la vie dans la grande ville
La base psychologique, sur laquelle repose le type des individus habitant la grande ville, est l’intensification de la vie nerveuse, qui résulte du changement rapide et ininterrompu des impressions externes et internes. L’homme est un être différentiel, c’est-à-dire que sa conscience est stimulée par la différence entre l’impression du moment et la précédente ; des impressions persistantes, !’insignifiance de leurs différences, la régularité habituelle de leur cours et de leurs oppositions ont besoin de beaucoup moins de conscience que la poussée rapide d’images changeantes, ou l’écart frappant entre des objets qu’on englobe d’un regard, ou encore le caractère inattendu d’impressions qui s’imposent. Tandis que la grande ville crée justement ces conditions psychologiques – à chaque sortie dans la rue, avec le rythme et la diversité de la vie sociale, professionnelle, économique -, elle établit dès les fondements sensibles de la vie de l’âme, dans la quantité de conscience qu’elle réclame de nous en raison de notre organisation comme être différentiel, une profonde opposition avec la petite ville et la vie à la campagne, dont le modèle de vie sensible et spirituel a un rythme plus lent, plus habituel et qui s’écoule d’une façon régulière.
C’est pour cette raison que devient compréhensible avant tout le caractère intellectuel de la vie de l’âme dans la grande ville, par opposition à cette vie dans la petite ville, qui repose plutôt sur la sensibilité et les relations affectives. Car celles-ci s’enracinent dans les couches les moins conscientes de l’âme et s’accroissent le plus dans l’harmonie tranquille d’habitudes ininterrompues. Le lieu de l’intellect au contraire, ce sont les couches supérieures, conscientes, transparentes de notre âme ; il est la force la plus capable d’adaptation de nos forces intérieures ; pour s’accommoder du changement et de l’opposition des phénomènes, il n’a pas besoin des ébranlements et du retournement intérieur, qui seuls permettraient à la sensibilité, plus conservatrice, de se résigner à suivre le rythme des phénomènes. Ainsi, le type de l’habitant des grandes villes – qui naturellement existe avec mille variantes individuelles – se crée un organe de protection contre le déracinement dont le menacent les courants et les discordances de son milieu extérieur : au lieu de réagir avec sa sensibilité à ce déracinement, il réagit essentiellement, avec l’intellect, auquel l’intensification de la conscience, que la même cause produisait, assure la prépondérance psychique. Ainsi la réaction à ces phénomènes est enfouie dans l’organe psychique le moins sensible, dans celui qui s’écarte le plus des profondeurs de la personnalité.
L’impersonnalité des échanges
Pour autant que l’intellectualité est reconnue comme une protection de la vie subjective à l’encontre du pouvoir oppresseur de la grande ville, elle se ramifie en de multiples manifestations particulières et par leur moyen. Les grandes villes ont toujours été le siège de l’économie monétaire dans laquelle la multiplicité et la concentration des échanges économiques confèrent aux moyens d’échange eux-mêmes une importance que la limitation du commerce rural n’aurait pu permettre. Mais l’économie monétaire et la domination exercée par l’intellect sont en intime corrélation. Elles ont en commun la pure objectivité dans la façon de traiter les hommes et les choses, et, dans cette attitude, une justice formelle est souvent associée à une dureté impitoyable. L’homme purement rationnel est indifférent à tout ce qui est proprement individuel parce que les relations et les réactions qui en dérivent ne peuvent être entièrement épuisées par l’intellect logique – exactement de la même façon que l’individualité des phénomènes n’intervient pas dans le principe économique. L’argent n’implique de rapport qu’avec ce qui est universellement commun et requis pour la valeur d’échange, et réduit toute qualité et toute individualité à la question : combien ? Toutes les relations affectives entre les personnes se fondent sur leur individualité, tandis que les relations rationnelles traitent les êtres humains comme des nombres, des éléments indifférents par eux-mêmes, dont l’intérêt n’est que dans leur rendement objectif et mesurable – c’est ainsi que l’habitant de la grande ville traite ses fournisseurs, ses clients, ses domestiques et même les personnes envers qui il a des obligations sociales; au contraire, dans un milieu plus restreint, l’inévitable connaissance des individualités engendre tout aussi inévitablement une tonalité plus affective du comportement, un dépassement de la simple évaluation objective de ce qu’on produit et de ce qu’on reçoit en contrepartie.
Du point de vue de la psychologie économique, l’essentiel est ici que, dans les rapports primitifs, on produit pour le client qui commande la marchandise, de sorte que production et client se connaissent mutuellement. Mais la grande ville moderne se nourrit presque complètement de ce qui est produit pour le marché, c’est-à-dire pour des clients tout à fait inconnus qui ne sont jamais vus par le producteur lui-même. C’est pourquoi une objectivité impitoyable affecte l’intérêt des deux parties ; leur égoïsme économique qui fait des calculs rationnels n’a nullement à craindre d’être dévié par les impondérables des relations personnelles. Et manifestement l’économie monétaire qui domine dans les grandes villes, qui en a chassé les derniers restes de la production personnelle et du troc et qui réduit de jour en jour le travail à la demande, est en corrélation si étroite avec cette objectivité rationnelle que personne ne saurait dire si ce fut d’abord cette conception issue de l’âme, de l’intellect, qui exerça son influence sur l’économie monétaire, ou si celle-ci fut le facteur déterminant pour la première. Il est seulement sûr que la forme de la vie des grandes villes est le sol le plus fécond pour cette corrélation ; j’en veux encore pour preuve le plus important historien anglais des constitutions ; dans le cours de toute l’histoire anglaise, Londres ne s’est jamais comporté comme le cœur de l’Angleterre, mais souvent comme sa raison et toujours comme son porte-monnaie !
L’exactitude des rapports
D’une façon non moins caractéristique, les mêmes courants de l’âme s’unissent à la surface de la vie en un trait apparemment insignifiant. L’esprit moderne est devenu de plus en plus calculateur. À l’idéal des sciences de la nature, qui est de faire entrer le monde dans un modèle numérique, de réduire chacune de ses parties en formules mathématiques, correspond l’exactitude calculatrice de la vie pratique, que lui a donnée l’économie monétaire ; c’est elle qui a rempli la journée de tant d’hommes occupés à évaluer, calculer, déterminer en chiffres, réduire les valeurs qualitatives en valeurs quantitatives. L’essence calculable de l’argent a fait pénétrer dans le rapport des éléments de la vie une précision, une sécurité dans la détermination des égalités et des inégalités, une absence d’ambiguïté dans les accords et les rendez-vous, ce qui est manifesté par la diffusion universelle des montres. Or, ce sont les conditions de la grande ville qui sont aussi bien cause qu’effet de ce trait. Les relations et les affaires de l’habitant type de la grande ville sont habituellement si diverses et si compliquées, et avant tout la concentration d’hommes si nombreux avec des intérêts si différenciés fait de ses relations et de ses actions un organisme si complexe, que, sans la ponctualité la plus exacte dans les promesses et dans leurs réalisations, tout s’écroulerait en un inextricable chaos. Si toutes les horloges de Berlin se mettaient soudain à indiquer des heures différentes, ne serait-ce que pendant une heure, toute la vie d’échange économique et autre serait perturbée pour longtemps. A cela s’ajoute, plus extérieure encore apparemment, la longueur des distances, qui fait de toute attente et de tout déplacement inutile une perte de temps irrattrapable. La technique de la vie dans la grande ville est globalement impensable, si toutes les activités et les relations d’échange ne sont pas ordonnées de la façon la plus ponctuelle dans un schéma temporel stable et supra subjectif.
Or ici aussi intervient ce qui peut être le seul but de toutes ces considérations : de chaque point situé à la surface de l’existence, pour autant qu’il s’est développé en elle et à partir d’elle, on peut envoyer une sonde dans la profondeur des âmes, et toutes les manifestations extérieures les plus banales sont finalement liées par des lignes directrices aux décisions ultimes sur le sens et le style de la vie. La ponctualité, la fiabilité, l’exactitude que lui imposent les complications et les grandes distances de la vie dans la grande ville, ne sont pas seulement en très étroite connexion avec son caractère financier et intellectuel, mais doivent aussi colorer les contenus de la vie et favoriser la disqualification de ces élans et traits irrationnels, instinctifs et souverains, qui veulent déterminer la forme de la vie à partir d’eux-mêmes, au lieu de l’accueillir de l’extérieur comme une forme universelle, d’une précision schématique. Quoique les personnes qui, dans l’existence, se suffisent à elles-mêmes, avec de telles caractéristiques, ne soient nullement impossibles dans la ville, elles sont pourtant opposées au citadin type, et ainsi s’explique la haine passionnée de la grande ville chez des natures comme Ruskin ou Nietzsche – natures qui trouvent la valeur de la vie dans ce qui est sommairement original et ne peut être précisé d’une façon équivalente pour tous, et natures en qui, pour cette raison, cette haine a la même source que la haine contre l’économie monétaire et contre l’intellectualisme de l’existence.
Le caractère blasé des citadins
Les mêmes facteurs qui, dans l’exactitude et la précision extrêmes de la forme de vie, sont ainsi coulés ensemble en un modèle d’une extrême impersonnalité agissent, d’un autre côté, dans un sens au plus haut point personnel. Il n’y a peut-être pas de phénomène de l’âme qui soit plus incontestablement réservé à la grande ville que le caractère blasé. Il est d’abord la conséquence de ces stimulations nerveuses qui changent sans cesse, étroitement enfermées dans leurs contradictions, et nous sont apparues comme les raisons du progrès de l’intellectualité dans la grande ville : c’est pourquoi aussi les hommes sots qui a priori n’ont pas de vie spirituelle ne sont pas blasés habituellement. De même qu’une vie de jouissance sans mesure rend blasé parce qu’elle excite les nerfs jusqu’aux réactions les plus fortes, si longtemps que finalement ils n’ont plus aucune réaction, chez eux les impressions, les plus anodines comprises, provoquent des réponses si violentes par leurs changements rapides et contradictoires, les bousculent si brutalement qu’ils donnent leur dernière réserve de forces et que, restant dans le même milieu, ils n’ont pas le temps d’en rassembler une nouvelle. L’incapacité qui en résulte, de réagir aux nouvelles stimulations avec l’énergie qui leur est appropriée, est justement ce caractère blasé que montre déjà tout enfant de la grande ville en comparaison des enfants de milieux plus tranquilles et moins changeants.
À cette source physiologique du caractère blasé de la grande ville s’ajoute l’autre source qui a cours dans l’économie monétaire. L’essence du caractère blasé est d’être émoussé à l’égard des différences entre les choses, non pas au sens où celles-ci ne seraient pas perçues comme c’est le cas pour les crétins, mais au contraire de telle sorte que l’on éprouve comme nulles l’importance et la valeur des différences entre les choses, et, par-là, des choses elles-mêmes. Aux yeux du blasé, elles apparaissent d’une couleur uniformément terne et grise, indignes d’être préférée à l’autre. Cette attitude d’âme est le reflet subjectif fidèle de la parfaite imprégnation par l’économie monétaire ; pour autant que l’argent évalue de la même façon toute la diversité des choses, exprime par des différences de quantité toutes les différences respectives de qualité, pour autant que l’argent avec son indifférence et son absence de couleurs se pose comme le commun dénominateur de toutes les valeurs, il devient le niveleur le plus redoutable, il vide irrémédiablement les choses de leur substance, de leur propriété, de leur valeur spécifique et incomparable. Elles flottent toutes d’un même poids spécifique dans le fleuve d’argent qui progresse, elles se trouvent toutes sur le même plan et ne se séparent que par la taille des parts de celui-ci qu’elles occupent. Dans le détail, cette coloration ou plutôt cette décoloration des choses par leur équivalence avec l’argent peut être imperceptible ; mais dans le rapport que le riche a aux objets qui peuvent être acquis pour de l’argent et même peut-être déjà dans le caractère global que l’esprit public attribue maintenant partout à ces objets, il est amoncelé à une hauteur très remarquable.
C’est pourquoi les grandes villes, qui, en tant que sièges par excellence de la circulation de l’argent, sont les lieux où la valeur marchande des choses s’impose avec une ampleur tout autre que dans les rapports plus petits, sont aussi les lieux spécifiques où l’on est blasé. En elles culminent dans une certaine mesure ce succès de la concentration des hommes et des choses, qui pousse l’individu jusqu’à sa plus haute capacité nerveuse ; par l’accroissement seulement quantitatif des mêmes conditions, ce succès s’inverse en son contraire, en ce phénomène spécifique d’adaptation qu’est le caractère blasé, où les nerfs découvrent leur ultime possibilité de s’accommoder des contenus et de la forme de la vie dans la grande ville, dans le fait de se refuser à toute réaction à leur égard – mesure d’auto-conservation chez certaines natures au prix de la dévaluation de tout le monde objectif, ce qui, à la fin, entraîne irrémédiablement la personnalité spécifique dans un sentiment de dévaluation identique.
La réserve de l’habitant des grandes villes
Tandis que le sujet doit mettre cette forme d’existence en accord avec lui-même, son auto-conservation à l’égard de la grande ville réclame de lui un comportement de nature sociale qui n’est pas moins négatif. L’attitude d’esprit des habitants des grandes villes les uns à l’égard des autres pourra bien être désignée d’un point de vue formel comme un caractère réservé. Si la rencontre extérieure et continuelle d’un nombre incalculable d’êtres humains devait entraîner autant de réactions intérieures que dans la petite ville, où l’on connaît presque chaque personne rencontrée et où l’on a un rapport positif à chacun, on s’atomiserait complètement intérieurement et on tomberait dans une constitution de l’âme tout à fait inimaginable. Ce sont en partie cet environnement psychologique, en partie le droit de se méfier que nous avons à l’égard des éléments qui affleurent dans le contexte passager de la vie dans la grande ville, qui nous contraignent à cette réserve. Et, par suite, nous ne connaissons souvent pas, même de vue, nos voisins de palier, des années durant, et nous apparaissons comme froids et sans cœur à l’habitant des petites villes.
Si je ne me trompe, l’aspect interne de cette réserve extérieure n’est pas seulement l’indifférence, mais, plus souvent que nous n’en avons conscience, une légère aversion, une hostilité et une répulsion réciproques qui, à l’instant d’une occasion quelconque de proche rencontre, tourneraient aussitôt en haine et en combat. Toute l’organisation interne d’une vie d’échange aussi différenciée repose sur une pyramide de sympathies, d’indifférences et d’aversions d’une espèce très courte ou très durable. Mais, par-là, la sphère d’indifférence n’est pas aussi grande qu’il y paraît au coup d’œil superficiel ; l’activité de notre âme répond presque à chaque impression que produit sur nous un autre être humain par un sentiment déterminé en un certain sens, sentiment qui a une inconscience, une légèreté et une mobilité que l’âme ne dépasse apparemment que par l’indifférence. En fait, cette dernière serait pour nous contre-nature, de même que nous ne pouvons pas supporter la confusion d’une suggestion dans les deux sens opposés sans en choisir un. Et nous sommes préservés de ces deux types de danger liés à la grande ville par l’antipathie, antagonisme latent et phase préliminaire de l’antagonisme de fait ; elle produit les distances et les éloignements sans lesquels nous ne pourrions tout bonnement pas mener ce genre de vie : leur intensité et leur dosage, le rythme de leur apparition et de leur disparition, les formes qui nous satisfont – cela constitue avec les raisons d’uniformité au sens restreint un ensemble indivisible de la figure de la vie dans la grande ville : ce qui apparaît immédiatement en celle-ci comme dissociation n’est ainsi en réalité qu’une de ses formes élémentaires de socialisation. Ce caractère réservé avec dominante d’aversion cachée paraît à son tour être une forme ou un revêtement d’une essence spirituelle beaucoup plus universelle de la grande ville. Elle accorde effectivement à l’individu une liberté personnelle d’une espèce et d’une quantité dont il n’y a pas du tout d’analogue dans les autres rapports sociaux : elle ramène ainsi, somme toute, à l’une des grandes tendances de développement de la vie sociale, à l’une des rares tendances pour lesquelles on peut trouver une formule presque générale. […]
Le sens de l’individualité
Cela invite déjà à ne pas comprendre la liberté individuelle, élément complémentaire logique et historique d’une telle étendue, en un sens seulement négatif, comme simple liberté de mouvement, et suppression des préjugés et des étroitesses d’esprit ; son élément essentiel est que la particularité et le caractère incomparable que possède en définitive toute nature quelle qu’elle soit parviennent à s’exprimer dans la conformation de la vie. Que nous suivions les lois de notre nature propre – et c’est là la liberté – devient tout à fait évident et convaincant pour nous et pour les autres dès que les expressions de cette nature se distinguent de celles des autres ; c’est seulement le fait de ne pas être interchangeable avec autrui qui prouve que notre manière de vivre n’est pas contrainte par autrui.
Les villes sont enfin le siège de la plus haute division du travail économique ; elles montrent à ce propos des phénomènes aussi extrêmes que, à Paris, le métier lucratif de Quatorzième : des personnes indiquées par des panneaux à leurs maisons, qui, à l’heure du dîner, se tiennent prêtes dans un costume convenable pour qu’on vienne vite les chercher là où on se trouve treize à table dans une réunion. C’est justement en proportion de son étendue que la ville offre de plus en plus les conditions décisives de la division du travail : un cercle qui, par sa grandeur, peut admettre une pluralité extrêmement diverse de productions, tandis qu’en même temps la concentration des individus et leur combat pour le client contraignent le particulier à une spécialisation de la production dans laquelle il ne peut pas être supplanté trop facilement par un autre.
L’élément décisif est que la vie citadine a transformé la lutte pour la subsistance en une lutte pour l’être humain, si bien que le gain pour lequel on se bat n’est pas accordé par la nature mais par l’homme. Car, à ce sujet, ce n’est pas seulement la source indiquée plus haut de la spécialisation qui a cours, mais la source plus profonde : celui qui propose doit chercher à susciter sans cesse chez celui auquel il fait la cour des besoins toujours nouveaux et toujours plus originaux. La nécessité de spécialiser la production pour trouver une source de revenus qui ne soit pas encore épuisée, et de trouver une fonction qui ne soit pas facilement remplaçable, contraint à la différenciation, à l’affinement, à l’enrichissement des besoins du public, ce qui doit manifestement conduire, à l’intérieur de ce public, à des différences croissantes entre les personnes.
Ce phénomène produit, en son sens restreint, une individualisation spirituelle des propriétés de l’âme ; la ville en fournit l’occasion en proportion de sa grandeur. Une série de causes saute aux yeux. Tout d’abord, la difficulté de faire valoir la personnalité propre dans les dimensions de la vie dans une grande ville. Là où la progression quantitative de l’importance et de l’énergie atteint sa limite, on a recours à la particularisation qualitative pour obtenir à son avantage, par l’excitation de la sensibilité aux différences, la conscience du cercle social d’une façon ou d’une autre: ce qui conduit finalement aux bizarreries les plus systématiques, aux extravagances spécifiques de la grande ville, excentricité, caprice, préciosité, dont le sens ne se trouve pas dans les contenus d’un tel comportement, mais seulement dans la forme qui consiste à être autrement, à se distinguer, et par là à se faire remarquer – unique moyen finalement pour beaucoup de natures de gagner en passant dans la conscience des autres une certaine estime de soi-même et la conscience d’occuper une place. C’est dans le même sens qu’agit un facteur inapparent, mais qui a cependant une somme d’effets très remarquable : la brièveté et la rareté des rencontres qui sont accordées par chacun aux autres – comparées avec les contacts dans la petite ville. Car ici la tentation de se présenter d’une façon mordante, condensée et la plus caractéristique possible, se trouve extraordinairement plus présente que là où les rencontres longues et habituelles veillent déjà à donner à l’autre une image sans équivoque de la personnalité. […] [d’après PHILOMAG.COM]
EAN9782228920643
“Aujourd’hui, 55% de la population mondiale vit dans une ville ; dans trente ans, ce sera 75%. Notre rapport à la ville est donc une question de plus en plus pressante à l’heure de la globalisation et des mégapoles. D’où l’utilité de lire Simmel, pionnier de l’écologie urbaine et fondateur, avec Durkheim et Weber, de la sociologie moderne. Quelle est la psychologie de l’habitant des grandes villes ? Son rythme de vie est-il à l’origine de son individualisme ? Comment s’adapte-t-il aux normes de la société ? Et surtout : que ressent-il ? Pourquoi le regard, l’ouïe, l’odorat sont-ils si importants pour comprendre les interactions sociales dans un environnement urbain ?” [LIBREL.BE]
Grâce à des noms tels que Kurt Rosenwinkel, Bill Frisell et Jakob Bro, la guitare électrique est plus que jamais à l’honneur dans le jazz. Alain PIERRE (né en 1966) s’en tient à la guitare acoustique classique et à la guitare à douze cordes. “Pour moi, c’est le moyen idéal pour incorporer mes sentiments personnels de la façon la plus optimale dans ma musique.”
Il étudie tant au Conservatoire de Liège qu’à celui de Bruxelles et donne lui-même cours depuis de nombreuses années. En tant que compositeur, il travaille pour les formations les plus diverses, allant de duos et trios aux ensembles vocaux et quartets à cordes. Il est surtout un musicien très demandé sur des projets extrêmement variés.
Voici quelques-unes de ses récentes collaborations :
un duo avec la chanteuse Barbara Wiernik (“Different Lines“)
Acous-Trees avec Pierre Bernard, Olivier Stalon, Frédéric Malempre, Antoine Pierreet Barbara Wiernik.
Citons aussi de nombreux projets et/ou enregistrements en duo avec entre autres Peter Hertmans, Steve Houben et Guillaume Vierset, sans oublier qu’il a fondé groupe belgo-tunisien Anfass. Et pour finir, il y a bien entendu son tout dernier groupe Tree-Ho! avec le bassiste Félix Zurstrassen (LG Jazz Collective, David Thomaere Trio, Urbex) et le batteur Antoine Pierre (Taxi Wars, Urbex, Philip Catherine, LG Jazz Collective). [lire la suite sur JAZZ.BRUSSELS]
Alain PIERRE joue en duo avec Peter Hertmans dans un répertoire constitué de compositions personnelles ainsi que de musiciens des années 70. Il donne également des concerts en solo (dernier CD paru : “Sitting In Some Café” – Spinach Pie Records SPR 103).
Il est membre du projet “Les 100 Ciels de Barbara Wiernik” qui réunit le noyau dur et le répertoire des groupes dans lesquels chante Barbara : “Barbara Wiernik Soul of Butterflies“, “PiWiZ” de Pirly Zurstrassen, “Acous-Trees” d’Alain Pierre et “Murmure de l’Orient” de Manu Hermia agrémentés d’un quatuor à cordes et d’un clarinettiste de l’Ensemble “Musiques Nouvelles”. La direction artistique et les arrangements sont confiés à Pirly Zurstrassen et Alain Pierre.
Il a formé “Alain PIERRE Special Unit“, jouant ses propres compositions avec Barbara Wiernik (voix), Toine Thys (Saxes, Clarinette Basse), Félix Zurstrassen (Basse) et Antoine Pierre (Drums). Il a également fondé “Acous-Trees”, jouant ses compositions avec Barbara Wiernik (Voix), Pierre Bernard (Flûtes), Olivier Stalon (Basses électrique et acoustique), Frédéric Malempré (Percussions) et Antoine Pierre (Drums).
En 1999, il a fondé le groupe belgo-tunisien “Anfass“ avec le guitariste tunisien Fawzi Chekili, Steve Houben et le joueur de ney tunisien Hichem Badrani (CD “Anfass” – Igloo IGL 148) avec les compositions d’Alain Pierre et de Fawzi Chekili. Il figure aussi sur le CD “Dolce Divertimento” avec ses compositions en duo avec Steve Houben.
Alain Pierre a effectué plusieurs tournées avec ces différents projets en Europe mais aussi Tunisie, Maroc, Nigéria, Bénin, République Démocratique du Congo, Inde et Vietnam. Il enseigne la guitare et l’improvisation et la composition au Conservatoire de Huy depuis 1987 et lors de stages d’été (AKDT de Libramont, Tunisie, République Démocratique du Congo). Il enseigne la lecture jazz et le jeu d’ensemble jazz au Conservatoire royal de Bruxelles depuis 2015. [d’après CONSERVATOIRE.BE]
“Angeliki IONATOU, mieux connue sous le nom de scène d’Angélique Ionatos, s’en est allée dans l’indifférence la plus totale. Elle naît à Athènes en 1954. En 1969, elle a quinze ans lorsque sa famille fuit la dictature des Colonels, alors au pouvoir en Grèce, pour s’établir en Belgique, puis en France. Guitariste, compositrice et interprète, elle enregistre avec son frère Photis un premier album Résurrection, paru en 1972, désigné Grand Prix du disque par l’Académie Charles-Cros.
Ses compositions, chantées en grec ou en français dans un esprit traditionnel, s’inspirent de la poésie et ont pour principaux thèmes l’amour, la mort et la mer (Méditerranée). À chaque album correspond un spectacle et des musiciens différents selon l’oeuvre ou le thème. Pour la cantate Marie des Brumes (1984) et les recueils Le Monogramme (1988) et Parole de Juillet (1996), elle met en musique les poèmes du Prix Nobel de littérature Odysséas Élytis.
En 1989, Angélique Ionatos s’associe avec le Théâtre de Sartrouville pour l’élaboration de ses spectacles, créés jusqu’en 2000 en coproduction avec le Théâtre de la Ville à Paris, puis en tournée sur les scènes françaises et européennes. L’album Sappho de Mytilène (1991), réalisé avec la chanteuse Nena Venetsanou, est consacré aux vers de la poétesse de l’Antiquité grecque (VIIème siècle avant Jésus-Christ). L’Académie Charles-Cros couronne pour la seconde fois l’artiste.
Après la parution d’Ô Erotas, en 1992, la musicienne pose sa voix grave sur une partition inédite du compositeur Mikis Theodorakis, Mia Thalassa, dédiée à la mer et publiée en 1995. L’année 1997 voit la création de l’opéra pour la jeunesse La Statue merveilleuse, d’après Oscar Wilde. En 2000 suit l’album D’un Bleu Très Noir, et trois ans plus tard, la mise en musique de pages du journal de Frida Kahlo pour le spectacle Alas Pa’Volar (Des ailes pour voler), qui donne lieu à un enregistrement.
Angélique Ionatos poursuit son chemin singulier par le spectacle Athènes-Paris, créé en 2005 au Théâtre du Châtelet, puis l’album hispanique Eros y Muerte (2007), sur des poèmes de l’écrivain chilien Pablo Neruda. Elle se produit ensuite avec la chanteuse et guitariste Katerina Fotinaki, qui l’accompagne sur l’album Comme Un Jardin Dans la Nuit, paru en 2009. En 2013, son spectacle Et les rêves prendront leur revanche est présenté au festival d’Avignon. D’un projet à l’autre, l’artiste présente son tour de chant Anatoli et la pièce de Jean-Pierre SiméonStabat Mater furiosa, puis enregistre l’album Reste la Lumière, paru en 2015.” [d’après P.L. Coudray]
“Il est des pays dont l’histoire dramatique donne naissance à des exilés magnifiques. C’est le cas de la Grèce, où naît, en 1954, Angelikí Ionátou, plus connue sous son nom francophone, Angélique Ionatos. Car si elle a chanté et mis en musique les plus fines lettres grecques, dont les mots du prix Nobel de littérature Odysseas Elytis, c’est bien en Belgique et surtout en France qu’elle sera surtout connue. Et c’est aux Lilas, en Seine-Saint-Denis, qu’elle s’est éteinte mercredi 7 juillet, quelques jours après avoir fêté son 67e anniversaire.
Le succès, Angélique Ionatos le rencontre rapidement. Née à Athènes, elle a 15 ans lorsqu’elle arrive à Liège, en Belgique, fuyant avec sa mère la dictature des colonels, et tout juste 18 ans à la sortie de son premier disque, Résurrection, qui remporte le prix de l’Académie Charles-Cros. Deux autres prix de la prestigieuse académie ponctueront une riche discographie, comportant une vingtaine d’enregistrements. Le dernier en date, Reste la lumière, est paru en 2015.
Avec d’autres artistes comme Mikis Theodorakis, dont la rencontre fut déterminante pour sa carrière musicale, Angélique Ionatos fut une étoile de la diaspora grecque en France, contribuant inlassablement à la connaissance de sa culture. “Je compose très rarement en mode majeur, se confiait-elle, dans “A voix nue” sur France Culture. J’ai une tendance à aller vers le côté… je ne dirais pas triste, parce que pour moi la tristesse est un peu fade, mais vers quelque chose qui a toujours un aspect tragique.” [d’après FRANCEMUSIQUE.FR]