QUERSIN, Benoît (1927-1992)

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Benoît QUERSIN est né à Bruxelles, en 1927, et décédé à Vaison-la-Romaine  (F), en 1992. Personnage aux multiples facettes, Benoit Quersin est avant tout le bassiste de cette génération de mutants (Jaspar, Thielemans, Thomas, Pelzer) qui changea la face du jazz belge à la fin des années 40. Sur cet instrument ingrat – peu de musiciens belges s’y illustrèrent jusqu’il y a quelques années – il accompagnera un nombre impressionnant de grands maîtres américains ou européens ; il jouera un rôle déterminant dans la diffusion et dans la propagation du jazz en Belgique.

Benoît Quersin grandit dans un environnement musical particulièrement riche : sa mère est pianiste, sa grand-mère, violoniste amateur. Il rencontre ainsi d’éminentes personnalités comme Bela Bartok ou Stefan Askenase ; c’est avec ce dernier qu’il prendra quelques leçons de piano. Cet environnement privilégié aurait pu le déterminer à entreprendre des études classiques poussées (sa sœur deviendra d’ailleurs professeur de violon au Conservatoire de Bruxelles). Mais c’est dans une autre direction qu’il va s’orienter. Peu avant la guerre, Quersin découvre le jazz. Il se sent aussitôt “attiré invinciblement” vers cette musique reproduite d’oreille à l’écoute des disques de Fats Waller, Louis Armstrong, etc. Une de ses idoles est le chef d’orchestre belge Fud Candrix, qu ‘il a pu applaudir quelque fois aux Beaux-Arts.

A la Libération, il possède les bases suffisantes pour monter un premier orchestre ; avec quelques voisins, musiciens amateurs comme lui (un trio : clarinette, piano, guitare), il s’attaque à Honeysuckle Rose et autres “saucissons” millésimés. Petit à petit, il va pénétrer dans le milieu du jazz belge, alors en ébullition (les Américains sont là et le jazz, pour quelques temps, est à la mode). Il fait (1947) la rencontre, décisive, d’un certain Jean Thielemans – il ne s’appellera Toots que plus tard – avec lequel il va jouer quelque temps. A cette époque, il est toujours pianiste et lorsqu’il se met à la contrebasse, il a déjà derrière lui une forte connaissance harmonique qui l’aidera à donner à son jeu de basse une richesse peu commune.

C’est avec Candrix que Quersin se met à la contrebasse et que, bientôt, il abandonne le piano pour se consacrer exclusivement au “gros violon”. Il obtient ses premiers engagements comme bassiste dans les orchestres de Big John (Jean-Pierre Vandenhoute), Jean Leclère, puis Francis Coppieters (au Versailles). Il découvre les disques de Charlie Parker et Dizzy Gillespie qui ont tôt fait de le convertir au be-bop, déjà familier aux quelques musiciens liégeois qui deviendront rapidement ses compagnons de route (Bobby Jaspar, Jacques Pelzer). En 1948, il subit comme tant d’autres le choc Gillespie qui le fait pénétrer pour de bon -en tout cas en tant qu’auditeur- dans l’univers be-bop.

C’est encore dans le cadre du be-bop que va se passer le premier épisode marquant de sa carrière : en 1949, Toots l’emmène avec lui au fameux Festival de Paris où les têtes d’affiche étaient tout simplement Charlie Parker et Miles Davis ! Au programme également, un autre orchestre belge : les BobShots (avec Jaspar et Pelzer précisément), première formation européenne à s’être attaquée à la nouvelle musique. On imagine que ce séjour parisien aura dû fonctionner comme un incroyable voyage initiatique. Bien mieux que sur disques, Quersin comprend, en regardant jouer Tommy Potter et le batteur Max Roach, quel travail colossal attend les bassistes et les batteurs belges s’ils veulent arriver à maîtriser ce nouveau langage.

De retour en Belgique, il se remet à jouer dans des orchestres souvent plus proches de la variété que du jazz. Toutes les occasions sont bonnes pour passer quelques jours à Paris, où se concentre à l’époque toute l’activité jazzique européenne ; ainsi en 1950, il assiste avec Alex Scorier et Roger Asselberghs à la fameuse Semaine du Jazz. En Belgique, il joue quelque temps dans le Jump College et suit Jack Sels dans quelques unes de ses expériences : il participera ainsi au Chamber Music de 1951 , ainsi qu’à un quintette dans lequel Sels a également engagé René Thomas et Jean Fanis.

Pendant ses séjours à Paris, il retrouve Bobby Jaspar, Sadi, et fait la connaissance d’Henri Renaud ; au fil des rencontres, il obtient un engagement de trois mois aux côtés de la chanteuse Lena Horne. Mais, s’il lui arrive encore d’accompagner des musiciens de tous styles, il a désormais choisi sa voie : en 1952, lors d’une interview publiée dans Jazz Hot, Quersin fait cette déclaration, qui témoigne d’une lucidité peu commune à l’époque : “… Le public préfère telle musique parce qu’elle est plus à sa portée (et cela n’a rien d’étonnant); mais que des individus prétendument informés du sujet, voire des critiques, contestent à une musique le droit d’évoluer et prétendent arrêter le cours de l’histoire à 1930 me paraît saugrenu (…) Ce n’est pas faire du modernisme à tout prix que de s’exprimer dans une langue qui corresponde à l’état actuel de la musique et à la sensibilité contemporaine. Armstrong est peut-être la personnalité la plus marquante du jazz, bon ! Mais n’arrêtons pas l’histoire pour cela. Ou bien alors, Van Gogh est un barbouilleur et Stravinsky un escroc…

En 1950, Benoît Quersin décide de s’installer définitivement à Paris. Il y deviendra en peu de temps, avec Pierre Michelot et Jean-Marie Ingrand un des bassistes les plus demandés. Jusqu’en 1957, il déploie une activité intense. Il côtoie non seulement l’élite du jazz européen, mais aussi de nombreux musiciens américains. Ainsi, il joue et enregistre avec Sidney Bechet, Jonah Jones, Lionel Hampton, Lucky Thompson, Jay Cameron, Zoot Sims, Jon Eardley, Allen Eager, Kenny Clarke, Sarah Vaughan, Dizzy Gillespie, etc. Et bien sûr Chet Baker qui l’engagera pour sa tournée européenne. Avec des leaders de natures aussi différentes, il est rapidement porteur d’un bagage musical particulièrement riche. Parmi les musiciens européens qu’il faut ajouter à ce palmarès, citons Henri Renaud, Bobby Jaspar, Bernard Peiffer, Sadi, Jack Dieval, André Persiany, Stéphane Grapelli, René Thomas, Bob Garcia, Maurice Vander, Sacha Distel, Jimmy Deuchar, etc.

Mais, après cette période faste du jazz à Paris, la situation va se dégrader. Jaspar et Thomas sont aux Etats-Unis ; les contrats se font rares. Quersin rentre en Belgique en juin 1957. Pas un seul engagement en Belgique. Après un premier séjour de quelques mois en Afrique (hiver 1957-1958), il redevient un sideman très actif. Avec Jack Sels, il rejoint Lucky Thompson à Cologne pour l’enregistrement d’une session aujourd’hui historique (Bongo Jazz) ; avec Jacques Pelzer – un de ses partenaires privilégiés – il participe à l’enregistrement de l’album Jazz in Little Belgium (1958). II écrit la musique de plusieurs films (notamment pour Henri Storck), et il effectue quelques excursions de l’autre côté de l’Atlantique.

L’année 1958 sera un tournant décisif dans la carrière de Quersin : exclusivement musicien “pratiquant” jusque-là, il va s’attaquer aussi à la production et à la diffusion du jazz. On le retrouve à la tête d’un club de jazz qui deviendra au début des années 60 le plus important du pays : le Blue Note (à ne pas confondre avec son homonyme parisien) où vont défiler pendant quelques années les meilleurs jazzmen internationaux. Le nom de Benoît Quersin est alors connu bien au-delà des frontières belges et françaises et son carnet d’adresses ressemble plutôt à un bottin jazzique international ! 1959 : c’est le début de l’aventure de Comblain-la-Tour. Il s’y produira à de nombreuses reprises; avec Pelzer, il joue aussi au premier Festival d’Antibes (1960) et en Italie (1961 ).

C’est également en 1961 qu’il ajoute une nouvelle corde à son arc, en animant pour la RTB diverses émissions (Jazz-Actualités, Jazz in Blue). Il fait de nombreux reportages (Etats-Unis, Afrique) pour différents journaux, et il écrit pour Jazz Magazine, Le Monde, Le Soir Illustré, etc. En tant que musicien, il fait partie du quartette monté par Bobby Jaspar et René Thomas à leur retour des Etats-Unis, un quartette qui fera notamment les beaux soirs du Ronnie Scott’s de Londres (comme en témoigne un album récemment publié), du Blue Note et de nombreux autres clubs européens. C’est encore avec Thomas et Jaspar que Quersin enregistre un superbe album en Italie, et qu’il retrouve Chet Baker, le temps d’enregistrer l’album Chet is Back (1962).

Benoît Quersin au Zaïre © colophon.be

A partir de 1963, il va progressivement réduire ses activités de musicien, et s’investir davantage dans son travail “paramusical”. II enregistre encore quelques disques fameux (notamment Meeting avec René Thomas et Jacques Pelzer). Sa réputation de spécialiste du jazz est désormais bien implantée dans les domaines de l’animation et de la diffusion En 1963, il devient conseiller, pour une durée de deux ans, de la Société Philharmonique et de la Discothèque Nationale de Belgique ; la même année, il obtient de la RTB que les différentes productions liées au jazz soient réunies en une réelle “Section jazz” dont il est le coordinateur.

Il anime plusieurs émissions de jazz sur les différents programmes de la RTB radio et est conseiller technique pour la radio flamande. Il interviewe les “grands maîtres” (Coltrane notamment). Cette “défense et illustration” du jazz tous azimuts reste, comme au moment de l’arrivée du jazz moderne en Europe, ouverte à toute évolution. Ainsi, après avoir défendu les boppers contre leurs détracteurs (tout en continuant à aimer aussi le jazz plus classique), il va se faire le défenseur du nouveau jazz qui déferle sur le vieux monde dans les années soixante ; dès 1962, il écrit pour Jazz Magazine ces quelques lignes qui attestent sa profonde intelligence de ce qu’est réellement l’originalité du jazz : “… Le jazz évolue tous les jours et continuera d’évoluer. Le jazz est passé en cinquante ans par tous les stades possibles. Après la musique folklorique, la musique populaire, la musique de variétés, nous arrivons aujourd’hui à un moyen plus original d’expression, une forme autonome de la musique, plus intellectuelle, qui se libère du système harmonique. Mais l’essentiel reste sauvegardé : le jazz continue d’être une expression directe de la sensibilité. Il a conquis ses lois propres, il est devenu un langage esthétique cohérent et autonome, comme la peinture, mais à part quelques échecs expérimentaux, il a su préserver la fraîcheur d’inspiration des premiers temps. Le jazz, à la différence d’autres formes d’art même musicales, est d’une création immédiate, qui s’opère dans l’instant et qui engendre son propre renouvellement. C’est pourquoi j’attache tant de prix et d’intérêt à la musique d’un John Coltrane, d’un Charlie Mingus, d’un Miles Davis, d’un Omette Coleman…”

Et pourtant, malgré cette passion pour l’évolution du jazz, c’est vers les racines, vers les sources profondes du jazz que Benoît Quersin va bientôt se tourner, définitivement. Les quelques voyages africains qu’il a effectués, notamment avec Jacques Pelzer, l’ont bouleversé et lui ont donné envie de connaître en profondeur cette musique envoûtante. En 1966, il est présent à Dakar, au Festival Mondial d’Art Nègre. L’année suivante, il part en mission pour trois mois au Cameroun, pour le compte du Musée Royal d’Afrique Centrale (Tervuren). De plus en plus, l’Afrique l’appelle. Pourtant, il continue quelque temps encore à assurer les différentes tâches qu’il a entreprises, notamment sur le plan radiophonique. En pleine crise du jazz, il lance avec Marc Moulin les émissions Cap de Nuit, puis Now, qui feront date dans l’histoire de la radio belge. Si le jazz reste prédominant, Quersin et Moulin ouvrent leurs programmes à d’autres types de musique (rock, ethnique), en leur donnant par ailleurs une dimension sociologique.

Mais l’Afrique finira par gagner la bataille. Avant d’avoir pu assister à la relève du jazz en Belgique – une relève à laquelle il a indirectement participé-,  il coupe enfin le cordon ombilical qui le rattachait à l’Occident et part s’installer au Zaïre (Congo) où il produit un travail musicologique remarquable. A partir de 1973, il s’occupe de la Section Musicologique des Musées Nationaux du Zaïre, parcourant l’Afrique de village en village, récoltant des documents sonores fascinants, œuvrant avec détermination à préserver le patrimoine africain et à défendre l’authenticité sous toutes ses formes. Disques, livres, articles, conférences, organisation de tournées (notamment avec une troupe issue de la tribu Pende). Le jazz passe à l’arrière-plan, la passion reste ! En 1987, Marc Moulin et Fred Van Besien lui ont consacré un hommage télévisuel largement mérité. A cette occasion, Benoît Quersin a repris la guitare basse pour accompagner Toots, son compagnon des débuts, le temps d’un soir d’émouvantes retrouvailles au Bierodrome à Bruxelles. Puis il est reparti vers ces sources grondantes du jazz dont il est aujourd’hui un des plus éminents spécialistes.

Discographie sélective : nombreux enregistrements, notamment avec Henri Renaud (Blue Star – 1952) ; Bobby Jaspar (1953, 1955, 1962) ; Jack Dieval (1953, 1955, 1956) ; Sidney Bechet (1954) ; Jay Cameron (1955) ; René Urtreger (1955) ; Stéphane Grappelli (Barclay – 1955) ; Martial Solal (Vogue – 1955) ; René Thomas (Barclay – 1955) ; Chet Baker et Bobby Jaspar (1955- 1956) ; Lucky Thompson (1956) ; Jacques Pelzer (Decca – 1958).

Jean-Pol  SCHROEDER


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés), correction et actualisation par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : image en tête de l’article : © rtbf.be ; colophon.be | remerciements à Jean-Pol Schroeder


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CONGO : Eléments de Kiswahili véhiculaire à l’usage des militaires de la base de Kamina (env. 1952)

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“Kamina, 24 août 1960 (A.F.P.) – LES ÉVÉNEMENTS DE L’EX-CONGO BELGE. Nos troupes ne pourront évacuer Kamina avant plusieurs semaines déclare le colonel belge, commandant de la base

Recevant la presse, le colonel d’aviation Remy van Lierde, commandant la base militaire belge de Kamina, a déclaré mardi : “Je ne partirai pas d’ici avant d’être certain que : (1) Je ne laisserai pas les Européens en danger et que l’O.N.U. sera capable d’assurer leur protection grâce à un nombre suffisant de troupes  et (2) L’O.N.U. sera capable de reprendre les installations en main.” Le colonel répondait à une question concernant le délai de huit jours laissé par M. Hammarskjœld pour l’évacuation de la base.

Je ne vois guère la possibilité de partir avant plusieurs semaines, a-t-il ajouté. Lors même que l’O.N.U. trouverait les techniciens nécessaires, il faut des mois pour apprendre à diriger nos travailleurs indigènes qui appartiennent à des tribus bien différentes. En plus de cela, a-t-il poursuivi, ce que j’ai vu du travail de l’O.N.U. me parait un peu désordonné. Mardi dernier est arrivé à Kamina sans prévenir, un bataillon marocain de l’O.N.U., qui se trompait d’aéroport. Sept cents Éthiopiens sont là depuis huit jours, mais ils n’ont pas bougé : quant aux deux cents Irlandais, je n’ai pas encore rencontré leur colonel. Nos rapports ne sont pas mauvais, mais on ne saurait dire que nous fraternisons déjà.

La base militaire belge de Kamina qui doit passer sous le contrôle de l’O.N.U. a été construite pour résister à une attaque atomique. L’aérodrome peut être utilisé par des bombardiers lourds d’un rayon d’action de 8 000 kilomètres. Avec son équipement, elle a coûté 7 milliards de francs belges. La base contient encore 2.000 militaires belges et 600 techniciens. Elle occupe 15.000 employés civils africains.

Kamina est non seulement la plus importante des bases congolaises, mais elle est aussi, potentiellement, une base Internationale. Elle possède deux pistes permettant en même temps les décollages et les atterrissages d’escadrilles. Leurs caractéristiques sont celles des aérodromes de l’O.T.A.N. La base est équipée d’un puissant armement antiaérien. Les bâtiments militaires sont en béton et dispersés afin de mieux résister à une attaque atomique. Sur le terrain de manœuvres de l’armée peuvent s’effectuer des tirs réels de canons Vickers de 20 millimètres et de mitrailleuses Thomson…” [d’aprèsLEMONDE.FR]

© Collection privée

Manifestement, l’investissement avait été moindre en termes de formations données aux militaires belges, pour faciliter la coopération avec les “travailleurs indigènes” évoqués par van Lierde ; en témoigne le syllabus authentique (collection privée) publié dans la documenta : “Eléments de Kiswahili véhiculaire, à l’usage des militaires de la base de Kamina (non-daté avec, en couverture, un dessin daté de 1952).

L’avant-propos du syllabus ne manque pas d’intérêt pour qui désire s’imprégner des mentalités en cours à l’époque. Nous le transcrivons tel quel :

Vous trouverez dans la brochure élaborée par le Commandant de la Base de Kamina, à l’intention de ceux appelés à s’y rendre, le conseil d’apprendre avant le départ, des rudiments de Kiswahili.
Ce conseil est dicté par l’expérience, et les éléments de Kiswahili rassemblés ci-après permettront de le suivre, à ceux qui voudront bien faire le petit effort indispensable. Ceux-là, affirme le Commandant de la Base, ne le regretteront pas. Il est permis de le croire et voici en deux mots les avantages et les satisfactions les plus immédiats que vous retirerez des connaissances préalablement acquises dans ce domaine.
Transplanté en quelques heures, sans préparation, de votre pays, au centre de l’Afrique, dans un milieu totalement nouveau et inconnu, le dépaysement des premiers jours presque inévitable, que vous éprouverez, sera sans aucun doute atténué dans la mesure où vous pourrez prendre directement contact avec les noirs qui vous entourent.
Vis-à-vis de ceux-ci, la connaissance même sommaire du Kiswahili vous fera perdre d’emblée à leurs yeux votre qualité de “bleu” ; vous y gagnerez en prestige, et c’est avec les noirs une chose qu’il ne faut pas dédaigner…


Vous voulez vous mettre au Kiswahili ? Ouvrez le fichier PDF de ce syllabus dans la documenta et jugez par vous-même des procédés pédagogiques utilisés à l’époque, des mises en situation évoquées à l’attention des militaires en service à Kamina et des mentalités en cours pendant ces années de décolonisation. A comparer avec le travail de l’excellent David van Reybrouck dans Congo, Une histoire (Actes Sud, 2012)


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GIDE : Voyage au Congo (1927-28)

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Le site du Centre d’Etudes Gidiennes (sic) nous éclaire un peu plus sur la visite d’André GIDE (1869-1951) au Congod’avant les événements (selon l’euphémisme traditionnel des anciens coloniaux belges) :

“De son voyage en Afrique équatoriale française, entrepris avec Marc Allégret en 1925-1926, soit juste après la fin de la rédaction des Faux-Monnayeurs, Gide tire deux œuvres, publiées à quelques mois d’intervalle : Voyage au Congo, sous-titré Carnets de route (1927) et Le Retour du Tchad, sous-titré Suite du Voyage au Congo, Carnets de route (1928). La première évoque le début du voyage, de la traversée de Gide vers l’Afrique en juillet 1925 à son départ de Fort-Lamy en février 1926 (nom donné par les colons à l’actuelle capitale du Tchad, Ndjamena) ; la seconde prend le relais, en relatant le trajet retour, depuis la remontée du Logone en février 1926, jusqu’au départ de Yaoundé en mai de la même année.

EAN 9782070393107

Toutes deux présentées sous la forme d’un journal, ces œuvres ne sauraient pourtant apparaître comme de simples « relation[s] de voyage » (Paul Souday) : si l’écrivain y livre en effet un témoignage personnel sur son voyage en Afrique équatoriale française, au point de partager par exemple les lectures (la plupart du temps anachroniques et classiques) qui l’y ont accompagné, se mêle pourtant à ces observations quotidiennes un ensemble de réflexions plus générales, de nature sociale, économique, politique parfois, qui confère à son témoignage une portée sinon polémique, du moins critique. Le travail de recomposition entrepris, qui amène Gide à repenser la structure du journal en chapitres, et à ajouter, le plus souvent en notes ou en appendices, des précisions relatives aux difficiles conditions de travail des colonisés, ou aux injustices dont ceux-ci sont victimes, souligne la manière dont le voyage, initialement entrepris par curiosité, a éveillé chez l’écrivain une conscience critique voire politique.

Après la publication, au début des années 1920, d’une trilogie de “défense et [d’]illustration” de l’homosexualité (Corydon, Si le grain ne meurt, Les Faux-Monnayeurs), ces deux œuvres dans lesquelles Gide prend position contre les dérives du colonialisme poursuivent ainsi, en la renforçant, la veine engagée de son écriture. Elles confèrent à l’auteur, de son vivant déjà et sans doute davantage encore après sa mort, une posture tout à la fois d’écrivain engagé et d’ethnologue. Pour autant, le regard porté par Gide sur la réalité coloniale africaine n’a rien de révolutionnaire et n’échappe pas aux stéréotypes véhiculés par son époque : l’écrivain, qui avait d’ailleurs utilisé durant son voyage les modes de transports traditionnels des colons (tipoye et porteurs issus de la population colonisée), demeure en partie prisonnier de son univers de référence, hiérarchisé et européano-centré. Estimant ainsi, suivant une formule restée célèbre, que “[m]oins le Blanc est intelligent plus le Noir lui paraît bête” (Voyage au Congo), il n’échappe pas à un certain nombre de lieux communs sur les Noirs (leurs apparentes difficultés à raisonner, leur prétendue puissance sexuelle, etc.). Leur présence n’enlève rien, pourtant, à la force et à l’originalité d’un témoignage qui a fait naître, au-delà d’une âme citoyenne (Albert Thibaudet), un authentique intellectuel engagé.”

Stéphanie Bertrand

Bibliographie raisonnée, préparée par ANDRE-GIDE.FR
Éditions
    • Voyage au Congo, in Souvenirs et Voyages, éd. Daniel Durosay, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2001, p. 331-514 (notice et notes p. 1194-1265).
    • Retour du Tchad, in Souvenirs et Voyages, éd. Daniel Durosay, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2001, p. 515-707 (notice et notes p. 1265-1296).
Critique d’époque
    • Autour du Voyage au Congo. Documents réunis et présentés par Daniel Durosay , Bulletin des Amis d’André Gide, janvier 2001, p. 57-95.
    • Allégret Marc, Carnets du Congo, Voyage avec André Gide, éd. Daniel Durosay et Claudia Rabel-Jullien, Paris, CNRS éditions, 1987.
    • Souday Paul, Voyageurs. Au Tchad, Les Livres du Temps : troisième série, Paris, Éditions Émile-Paul Frères, 1930.
Articles critiques
    • À la chambre. Débats sur le régime des concessions en Afrique Équatoriale Française (1927, 1929), Bulletin des Amis d’André Gide, n° 160, octobre 2008, p. 461-470.
    • Le dossier de presse du Voyage au Congo (V) : Robert de Saint Jean – Firmin van den Bosch, Bulletin des Amis d’André Gide, n°107, juillet 1995, p. 475-489.
    • Le dossier de presse de Voyage au Congo et du Retour du Tchad, (Marius – Ary Leblond, Géo Charles, Pierre Bonardi, Pierre Cadet, Édouard Payen, Marie-Louis Sicard, Anonyme, Louis Jalabert, André Bellesort, Pierre Mille), Bulletin des Amis d’André Gide, n° 160, octobre 2008, p. 471-508.
    • Allégret Marc, Voyage au Congo, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 80, octobre 1988, p. 37-40.
    • Bertrand Stéphanie, La polyphonie énonciative dans les écrits sociopolitiques de Gide : une arme polémique ?, in Ghislaine Rolland Lozachmeur (éd.), Les Mots en guerre. Les Discours polémiques : aspects sémantiques, stylistiques, énonciatifs et argumentatifs, actes du colloque de Brest (avril 2012), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. Rivages linguistiques, 2016, p. 483-492.
    • Bénilan Jean, André Gide à Léré, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 160, octobre 2008, p. 439-460.
    • Durosay Daniel, Présence / absence du paysage africain dans Voyage au Congo et Le Retour du Tchad, André Gide 11, 1999, p. 169-193.
    • Durosay Daniel, Livre et littérature : l’espace optique du livre (repris sous le titre : Le livre et les cartes : l’espace du voyage et la conscience du livre dans le Voyage au Congo), Littérales, n° 3, 1988, p. 41-75.
    • Durosay Daniel, Les images du voyage au Congo : l’œil d’Allegret, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 73, janvier 1987, p. 57-68.
    • Durosay Daniel, Images et imaginaires dans le Voyage au Congo, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 80, octobre 1988, p. 9-30.
    • Durosay Daniel, Analyse thématique du Voyage au Congo, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 80, octobre 1988, p. 41-48.
    • Durosay Daniel, Lire le Congo, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 93, janvier 1992, p. 61-71.
    • Durosay Daniel, L’Afrique de Martin du Gard et celle de Gide, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 94, avril 1992, p. 151-175 [partiellement consacré à Gide].
    • Durosay Daniel, Présentation des Carnets du Congo Bulletin des Amis d’André Gide, n°80, octobre 1988, p. 54-56.
    • Durosay Daniel, Les “cartons” retrouvés du Voyage au Congo, Bulletin des Amis d’André Gide, n°101, janvier 1994, p. 65-70.
    • Durosay Daniel, Analyse synoptique du Voyage au Congo de Marc Allégret, Bulletin des Amis d’André Gide, n°101, janvier 1994, p. 71-85.
    • Durosay Daniel, Autour du Voyage au Congo. Documents, Bulletin des Amis d’André Gide, n°129, janvier 2001.
    • Gide André, Voyage au Congo, Bulletin des Amis d’André Gide, n°133, janvier 2002, p. 25-30.
    • Gorboff Marina, Chapitre 7, L’Afrique, le voyage de Gide au Congo, Premiers contacts : des ethnologues sur le terrain, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 99-114.
    • Goulet Alain, Le Voyage au Congo”, ou comment Gide devient un Intellectuel, Elseneur (Presses de l’Université de Caen), « Les Intellectuels », no 5, 1988, p. 109‑27.
    • Goulet Alain, Sur les Carnets du Congo de Marc Allégret, Bulletin des Amis d’André Gide, no 80, octobre 1988, p.49-53.
    • Hammouti Abdellah, Le Retour du Tchad d’André Gide ou “le goût de noter”, Bulletin des Amis d’André Gide, no 138, avril 2003, p. 229-242.
    • Lüsebrink Hans-Jürgen, Gide l’Africain. Réception franco-allemande et signification de Voyage au Congo et du Retour du Tchad dans la littérature mondiale, Bulletin des Amis d’André Gide, n°112, octobre 1996, p. 363-378.
    • Masson Pierre, Sur le Journal d’Henri Heinemann, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 160, octobre 2008, p. 549-552.
    • Morello André, Lire Bossuet au Congo. Gide à la frontière des préjugés de l’ethnologie, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 177/178, janvier-avril 2012, p. 87-98.
    • Robert Pierre-Edmond, The Novelist as Reporter : Travelogs of French Writers of the 1920’s through the 1940’s, from André Gide’s Congo to Simone de Beauvoir’s America, Revue des sciences humaines, mars 2004, p. 375‑387 [partiellement consacré à Gide].
    • Savage Brosman Catharine, Madeleine Gide in Algeria, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 160, octobre 2008, p. 543-548.
    • Steel David, Coïncidences africaines. La Belle Saison des Thibault et le Voyage au Congo: d’un film à l’autre, Bulletin des Amis d’André Gide, n°94, avril 1992, p. 143-149.
    • Van Tuyl Jocelyn, “Un effroyable consommateur de vies humaines”. Témoignages littéraires sur la préhistoire du sida, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 160, octobre 2008, p. 509-542.
    • Putnam Walter, Gide et le spectacle colonial, Bulletin des Amis d’André Gide, n°131-132, juillet-octobre 2001, p. 495-511.
    • Putnam Walter, Dindiki, ma plus originale silhouette, Bulletin des Amis d’André Gide, n°199/200, automne 2018, p. 111-130.
    • Wynchank Anny, Fantasmes et fantômes, Bulletin des Amis d’André Gide, janvier 1994, p. 87-99.
Thèses et mémoires
    • Ata Jean-Marie, Vision de l’Afrique noire dans l’imaginaire romanesque de Louis Ferdinand Céline et André Gide : approche comparatiste de « Voyage au bout de la nuit » et « Voyage au Congo », thèse de littérature française soutenue en 1986 à l’Université Paris-Sorbonne sous la direction de Jeanne-Lydie Goré [partiellement consacrée à Gide].
    • Coquart Véronique, André Gide et la colonisation française en Afrique noire, d’après « Voyage au Congo » et « Retour du Tchad », mémoire de maîtrise d’histoire soutenu en 1998 à l’Université de Lille III sous la direction de Jean Martin.
    • Durosay Daniel, Attitudes politiques et productions littéraires, thèse de littérature française soutenue en 1981 à l’Université Paris Nanterre sous la direction de Marie-Claire Bancquart [partiellement consacrée à Gide].
    • Ferreri Serge, Étude sur le journal de Voyage : Gide, « Voyage au Congo » et « Retour du Tchad », Leiris « L’Afrique fantôme », thèse de littérature française soutenue en 1982 à l’Université Paris VII sous la direction de Michèle Duchet [partiellement consacrée à Gide].
    • Tétani Jacques, La Vision du Congo colonial dans « Voyage au Congo » d’André Gide et « Tarentelle noire et diable blanc » de Sylvain Bemba, mémoire de maîtrise de lettres soutenu en 1982 à l’Université de Limoges [partiellement consacré à Gide].

 


S’engager, se rengager ?

VIENNE : Ianchelevici et Liège (CHiCC, 2019)

Temps de lecture : 11 minutes >
IANCHELEVICI Idel, Le plongeur et son arc (1939) © Philippe Vienne

Idel IANCHELEVICI est né le 5 mai 1909, à Leova, aujourd’hui située en Moldavie. Leova, ville-frontière, connaîtra un destin bousculé : faisant partie de ce que l’on appelle la Bessarabie, elle est russe au moment de la naissance de Ianchelevici, roumaine après la première guerre mondiale, intégrée à l’URSS à partir de 1945 jusqu’à l’indépendance de la Moldavie en 1991. Avant la Seconde Guerre mondiale, environ un tiers de la population de Leova est juive. C’est le cas de Ianchelevici qui naît dans une famille juive askhénaze de huit enfants, dont il est le cadet.  Enfant, il dessine et modèle la terre glaise, des passions qui ne l’abandonneront jamais.

En 1923, à 14 ans, il entre au lycée de Chisinau (actuelle capitale de la Moldavie). Même s’il envisage de devenir médecin, peut-être par admiration pour un de ses professeurs d’anatomie, le dessin et la sculpture continuent d’occuper ses temps libres. Mendel, l’aîné de la fratrie aide, par son commerce d’alimentation, le père à subvenir aux besoins de tous et paie les études de son frère. C’est Mendel également qui conseille à “Ian” de se rendre en Belgique, où il a des connaissances qui pourraient l’aider. C’est ainsi que Ianchelevici arrive à Liège, en 1928. Il travaille comme apprenti graveur chez Pieper, une firme qui décore et vend des fusils de chasse de la FN. Ce premier séjour à Liège est bref, car il retourne effectuer son service militaire en Roumanie.

C’est en 1931 qu’il s’installe véritablement à Liège. Pour vivre, il travaille comme emballeur au Grand Bazar. Sur le conseil et la recommandation du peintre Joseph Bonvoisin, après avoir passé un examen, il entre directement en dernière année à l’Académie des Beaux-Arts. Il a pour professeur Oscar Berchmans, à qui on doit notamment le fronton de l’Opéra Royal de Wallonie (ORW), les sculptures de la remarquable Maison Piot (dite Maison des Francs-Maçons) et également, par coïncidence, la décoration de la façade de la Maison Pieper, le marchand d’armes pour lequel Ianchelevici a travaillé. Ianchelevici sort diplômé de l’Académie en 1933 et récompensé du premier prix de statuaire.

A la fin de la même année, il épouse Elisabeth Betty Frenay, née d’un père belge et d’une mère française, vivant à Spa où ses parents géraient un hôtel. Il l’avait rencontrée à l’Académie où elle étudiait également la sculpture. Comme souvent, trop souvent sans doute, elle renoncera à une carrière pour contribuer à celle de son mari. « Un artiste dans la maison, ça suffit », livrait-elle en guise d’explication. Un an plus tard, en 1934, ils s’installent à Bruxelles. Il y expose, en 1935, trente-sept sculptures au Palais des Beaux-Arts et réalise quatre grands bas-reliefs pour le pavillon roumain à l’Exposition internationale de Bruxelles.

C’est le début d’une brillante carrière, carrière durant laquelle Ianchelevici se partagera toujours entre la sculpture et le dessin. Il réalise, en effet, un très grand nombre de dessins, indépendants de ses sculptures – ce ne sont, pour la plupart, pas des dessins préparatoires. Il fera don de 2000 dessins au Musée Ianchelevici de La Louvière (MiLL) et 6000 à l’Université de Liège, ce qui donne une idée de l’ampleur de son œuvre.

A l’issue de la guerre, durant laquelle il sera contraint de se cacher, Ianchelevici obtient la nationalité belge en 1945. Il s’attelle alors à son œuvre la plus monumentale, Le Résistant, qui sera finalement installée à Breendonk en 1954. La même année, Ianchelevici quitte définitivement la Belgique pour s’installer en France, à Maisons-Laffitte où il mourra en 1994, à l’âge de 85 ans.

Même si, au total, il n’aura passé que cinq années à Liège, il reste attaché à la ville qui l’a vu débuter et qui conserve encore plusieurs de ses sculptures. Le don qu’il fait à l’Université en témoigne par ailleurs.

Les sculptures conservées à Liège

Robert Vivier (1934)
Robert Vivier (La Boverie, Liège) © Philippe Vienne

Robert Vivier, né à Chênée en 1894 et mort à La Celle-Saint-Cloud (région parisienne) en 1989, est un poète et romancier belge. Son œuvre romanesque a intégralement été écrite avant 1940. Son œuvre poétique, en revanche s’étale sur toute la durée de sa vie. Vivier est également un spécialiste de la littérature italienne, qu’il enseigne à l’Université de Liège.

Son épouse, Zenia (Zénitta) Klupta n’est autre que la mère d’Haroun Tazieff, né d’un premier mariage, que Vivier adoptera. Dès 1934, Vivier se lie d’amitié avec Ianchelevici qui réalise son buste. C’est lui, et surtout son épouse, qui inciteront Ianchelevici, peu conscient du danger, à se cacher à partir de 1942. Il utilisera même de faux papiers au nom d’Adolphe Janssens, Adolphe étant le prénom par lequel il se faisait appeler étant jeune, le trouvant plus chic que le sien, jusqu’à ce qu’il devienne tristement célèbre. Ses proches l’appelleront d’ailleurs plus souvent Ian que Idel.

On sent dans ce bronze, comme souvent dans les premières œuvres de Ianchelevici, l’influence de Rodin (le buste de Clémenceau, par exemple). Roger Avermaete, un des biographes de Ianchelevici, parle du portrait d’un “doux rêveur“. Cela me semble fort réducteur, voire péjoratif. Mais Ianchelevici rend certes bien l’intériorité quelque peu nostalgique du poète qu’était Vivier.

Le Plongeur et son Arc (1939)
Plongeur (Liège, port des yachts) © Philippe Vienne

A partir de 1935, Ianchelevici va se consacrer à la réalisation de sculptures monumentales qui correspondent à sa vision, sans se préoccuper d’éventuelles commandes, sans même savoir si elles seront un jour érigées quelque part. “Un monument doit être grand, dépasser l’humain car il est l’idéal de l’humain”, dira-t-il dans sa Profession de foi. On peut en effet penser que si l’idéal de l’homme est plus grand que l’homme lui-même, c’est également l’idéal qui grandit l’homme. Ianchelevici lance ainsi plusieurs projets qui aboutiront, entre autres, à L’Appel, qui sera placé à La Louvière en 1945 et au Plongeur.

C’est, en effet, pendant qu’il travaille à L’Appel qu’il reçoit une commande pour l’Exposition de l’Eau à Liège, en 1939. Ce sera l’occasion de faire aboutir un projet, déjà jeté sur papier, intégrant sculpture et architecture. La figure, déjà haute de deux mètres cinquante, est fixée au sommet d’un arc de quinze mètres, figurant le tremplin. L’ensemble, tant la sculpture que l’arc, qui s’élevait au-dessus de la piscine olympique, a été conçu par Ianchelevici. Celui-ci sera toutefois déçu du résultat final parce qu’une couche de peinture noire a été appliquée sur le personnage, rompant ainsi l’unité plastique de l’ensemble. Pour lui, et à juste titre me semble-t-il, “Un monument n’est pas une juxtaposition de plusieurs éléments, mais un seul élément“.

Le Plongeur et son arc, Liège, Exposition internationale de l'eau, 1939
Le Plongeur et son arc (Liège, Exposition internationale de l’Eau) © cartes postales Nels

Le début de la guerre interrompt l’Exposition de l’Eau. L’œuvre, comme les bâtiments, n’a pas été conçue pour le long terme. L’arc est démoli, la Ville, qui s’est portée acquéreuse du Plongeur, en fait réaliser un moulage en ciment, moins fragile que l’original en terre et plâtre. Après la guerre, un projet de réinstallation de l’œuvre au bout du parc de la Boverie, près de l’Union nautique, est évoqué mais n’aboutira pas, faute de moyens vraisemblablement. Le Plongeur reste entreposé dans les réserves du Musée des Beaux-Arts (aujourd’hui La Boverie) où il tombe progressivement dans l’oubli en même temps qu’il se dégrade. A telle enseigne que, au début des années 90, quand je me suis mis en quête de cette œuvre, le musée était en piteux état et fermé au public et le Plongeur demeurait introuvable.

Heureusement, d’autres chercheurs s’y sont intéressés, l’oeuvre a finalement été retrouvée, en mauvais état, mais la décision a été prise, en 1998, de réinstaller le Plongeur, au port des yachts cette fois. La sculpture actuelle est donc une réplique, en polyester creux sur une armature métallique, réalisée par le sculpteur Victor Paquot. L’arc, comme l’ensemble de l’installation, a été conçu par l’Atelier d’Architecture Cocina. La ‘re-création’ a été inaugurée en 2000 et, dans un souci de fidélité à l’original sans doute, le Plongeur conserve (hélas ?) la couleur noire qui chagrinait tant Ianchelevici. Il est donc assez ironique de penser que son œuvre la plus emblématique pour la plupart des Liégeois, est justement une de celles dont il était le moins satisfait, et une reconstitution qui plus est.

La Source (1948)
La source (La Boverie, Liège) © ACL, Bruxelles

C’est à partir de 1945 que Ianchelevici se met vraiment à sculpter le marbre (marbre rosé du Portugal ici, en taille directe). Ses premières œuvres jouent sur le contraste entre la rugosité du bloc d’où se détache une figure lisse, souple. La chevelure ondoyante, figurant l’eau de la source, noyant mains et pieds, est encore assez brute. Par opposition, le corps gracile n’en paraît que plus lisse et doux.

Le Pâtre (1956)
Le pâtre (Musée en plein air du Sart Tilman, Liège) © Philippe Vienne

Au milieu des années 1950, l’Etat belge fait ériger à Léopoldville (Kinshasa) un monument en hommage à l’explorateur britannique Stanley. Le monument présente la statue de Stanley sur un soubassement, ainsi qu’une esplanade entourée d’un mur en arc de cercle comportant sept niches. L’Etat belge souhaitait que soient représentées en bas-relief les sept provinces de leur colonie. Mais, pressenti pour ce travail et invité sur place, Ianchelevici n’adhère pas à l’idée. Il estime que ce long mur coupe la perspective vers le fleuve et obtient la modification du projet. Les sept niches sont percées et trois d’entre elles seront ornées de bronzes réalisées par Ianchelevici. Trois grandes figures d’Africains représentant les piliers fondamentaux de l’économie traditionnelle vont remplacer les sept provinces : le pâtre, le chasseur et le pêcheur.

© Jean Housen

Bien que le sujet soit athlétique, sa musculature n’est pas noueuse comme celle du Plongeur. A partir de la fin des années 40, la sculpture de Ianchelevici commence à se rapprocher de ses dessins, dans une vision plus longiligne, épurée. L’attitude du personnage est à la fois élégante, puissante et hiératique. Il ne s’agit pas d’une représentation coloniale d’un “bon sauvage” mais bien d’un homme africain, reconnu dans sa culture et sa dignité. Les Congolais ne l’ont pas perçu autrement, eux qui ont maintenu en place ces trois statues quand celles de Stanley et d’autres symboles du colonialisme ont disparu. Le bronze du Sart-Tilman est une reproduction à plus petite échelle de l’œuvre originale.

La Rencontre (1958)
Liège, Palais des Congrès (hall d’entrée) © Les Amis de Ianchelevici

Placée dans le hall d’entrée, l’œuvre est symbolique : le Palais des Congrès (construit entre 1956 et 1958 par le groupe L’Equerre, avec lequel Ianchelevici avait participé à une exposition collective lors de ses débuts liégeois, en 1933) est un lieu de rencontre, d’échanges. Le bas-relief incarne cet idéal de fraternité.

On retrouve ici plus encore la ligne souple et épurée du dessin de Ianchelevici. Les chevaux sont admirables de grâce, de finesse. On note un allongement des formes, à la manière des peintres maniéristes, qui contribue au sentiment d’élégance des personnages. Personnages qui sont tous similaires, symbolisant cet idéal d’égalité, de fraternité et d’universalité. Un cavalier et un homme à terre font le même geste, bras ouverts, paumes vers le ciel dans un geste universel d’accueil. Un autre personnage donne l’accolade à deux autres qui se serrent la main. L’importance des jeux de mains, caractéristique de Ianchelevici, transparaît bien ici.

A l’extrême droite, dans l’espace libre, Ianchelevici introduit, en plus faible relief, la silhouette d’un homme sans visage : celui qui n’est pas encore là, l’homme à venir, l’homme de l’avenir… On avait suggéré à Ianchelevici d’y glisser un autoportrait, il a modestement et symboliquement préféré cette solution.

Les Jeunes filles (1963)
Liège, anc. Ecole Hazinelle (auj. Centre J) © Philippe Vienne

L’œuvre est actuellement à peine visible et seulement partiellement, masquée par des étagères qui menacent malheureusement sa conservation.

Robert Vivier compare ces jeunes filles à “un Puvis (de Chavannes) bien plus vivant, un Gauguin cubiste“. Ce n’est pas pour rien qu’il va chercher ses comparaisons dans la peinture : cette œuvre est, en définitive, plus proche du dessin, de la gravure que de la sculpture. On retrouve ici, dans la finesse du trait, quelque chose du Ianchelevici qui fut graveur sur arme. Cela s’explique aussi par la nature du support, l’ardoise est plus fragile et ne permet pas un trait très profond. Grâce et élégance caractérisent cette oeuvre. Par ailleurs, il me semble que la figure, à gauche, s’inspire d’une sculpture de Kurt Lehmann (Allemagne, 1905-2000). En effet,  Femme se retournant a été acquise par le Middelheim en 1957, année durant laquelle le musée a également acquis une sculpture de Ianchelevici. On retrouve la même attitude, même si la femme de Lehmann lève les deux bras. On observe également le même jeu d’ombre sous l’aisselle.

Confluence (1967)
Liège, Cité administrative © Philippe Vienne

La sculpture doit son titre à l’échevin Jean Lejeune, elle symbolise la fusion des eaux de l’Ourthe et de la Meuse aux portes de Liège. Ce sont deux femmes à la longue chevelure qui représentent, de manière allégorique, les deux cours d’eau.

L’œuvre présente donc deux faces rigoureusement identiques. Comme dans Le Baiser de Brancusi, dont on sent ici l’influence, les figures s’inscrivent dans un parallélépipède. Les corps sont séparés par cette immense chevelure ondoyante, symbolisant le flux de l’eau. L’attitude des jeunes femmes et à rapprocher de celle de la “jeune fille d’Hazinelle“, inspirée de Lehmann, qui vient d’être évoquée. Les lignes sont pures, les personnages gracieux, mais leurs visages expriment la détermination comme il en va de ces cours d’eau volontaires.

Le Mur (1971)
Liège, cimetière de Robermont © Philippe Vienne

Je veux arriver à la plus pure simplicité d’expression, c’est-à-dire avec l’attitude la plus calme, atteindre le maximum d’expression.

Le style est proche de celui de La Rencontre, pourtant antérieure de près de quinze ans, ce qui prouve bien la volonté de Ianchelevici de persévérer dans la voie énoncée dans cette citation. L’œuvre se caractérise par le dépouillement et la stylisation.  On note à la fois des gestes d’espérance (mains tendues, regard vers le ciel) et de fraternité (main sur l’épaule). Un groupe d’enfants est situé à l’extrême droite, direction du cimetière des enfants. Tous les visages sont similaires, rappelant que tous les hommes sont égaux devant la mort.

Aube (1976)
Liège, réserves du Musée en plein air du Sart-Tilman © Les Amis de Ianchelevici

Les chevelures se déroulant en cascade et se confondant avec la matière sont un sujet récurrent chez Ianchelevici. On l’a vu avec La Source et Confluence, c’est encore le cas ici. Durant les années 70, la sculpture de Ianchelevici évolue notablement vers un plus grand dépouillement, une stylisation résultant de lignes épurées, se rapprochant de sa production graphique. L’influence de la sculpture antique est également nettement perceptible.

Il ne faut pas oublier non plus que Ianchelevici travaille essentiellement en taille directe et que, par conséquent, la forme initiale du bloc influence davantage la composition. C’est assez perceptible dans cette pièce également. L’œuvre est, comme souvent, empreinte de grâce et d’une pudeur sensuelle. Sa finesse et son aspect longiligne la rendent hélas vulnérable, l’œuvre a été cassée à plusieurs reprises et est actuellement en attente d’une restauration.

Nous avons ainsi parcouru l’ensemble des sculptures qui, pour la plupart, sont visibles à tout moment par les Liégeois. Elles offrent un panorama assez complet, par leur variété et leur chronologie (de 1934 à 1976), de l’œuvre de Ianchelevici. La conclusion, je souhaite la laisser à Ianchelevici lui-même :

Peu importe le style, la forme abstraite, figurative ou non (…), le principal est que la réalisation atteigne son but : communiquer le sentiment humain à l’humain (…)

Je pense que l’on peut dire que cet objectif est atteint.

Bibliographie
  • AVERMAETE R., Ianchelevici (Bruxelles : Arcade, 1976)
  • BALTEAU B., NORIN L., VELDHUIJZEN H., Ianchelevici ou la matière transfigurée (Tournai : La Renaissance du Livre, 2003)
  • CASSOU J., Sculptures de Ianchelevici (Bruxelles : André de Rache, 1955)
  • Ianchelevici (Crédit Communal, 1987)

Philippe VIENNE

Remerciements à Philippe Delaite


La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte de Philippe VIENNE a fait l’objet d’une conférence organisée en juin 2019 par la CHiCC : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez notre agenda en ligne

Plus de CHiCC ?

LUMUMBA, Patrice-Emery (1925-1961)

Temps de lecture : 2 minutes >

“Le bourgmestre de Bruxelles, Philippe Close, a annoncé mardi son intention de faire inaugurer le 30 juin 2018 dans sa commune une place Patrice Lumumba, qui sera le premier lieu public en Belgique rendant hommage à cette figure du combat de l’ex-Congo belge pour son indépendance.

Le conseil municipal doit voter lundi prochain une résolution en ce sens, a déclaré M. Close à la radio publique La Première (RTBF).

Patrick LUMUMBA en 1960 (c) Belga

Patrice LUMUMBA fut l’éphémère premier Premier ministre du jeune Congo indépendant – l’actuelle RDC (ex-Zaïre) – au sortir de la colonisation belge en 1960.

Patriote perçu comme pro-soviétique par les Américains et désavoué par les milieux d’affaires belges, il avait été assassiné le 17 janvier 1961 dans la province du Katanga, avec la complicité présumée de la CIA, du MI6 britannique et de la Belgique.

A Bruxelles, des membres de la diaspora africaine regroupés dans diverses associations réclamaient depuis plusieurs années qu’une rue, une place ou un lieu public célèbre la mémoire de celui qui est surnommé “le père de l’indépendance“, tué à l’âge de 35 ans.

Et mardi, le bourgmestre socialiste (PS) de la capitale belge s’est dit “extrêmement fier” de leur donner enfin gain de cause, une décision qu’il a présentée comme la fin d’un tabou en Belgique. “Le 30 juin, Bruxelles, pour la première fois, aura une place Patrice Lumumba, ça passe lundi au conseil communal et on est extrêmement fiers de reconnaître ça“.

Il ne s’agit pas de débaptiser une place existante, mais de donner le nom de Lumumba et de fixer une plaque commémorative dans un square bruxellois marquant l’entrée de Matongé, le quartier de la communauté congolaise de la capitale.

C’est un quartier que tout le monde connaît, qui a une signification très affective pour notre communauté (…) C’est une très grande victoire“, a dit à l’AFP Lydia Mutyebele, conseillère communale PS qui a porté le projet.

Pour cette élue de 39 ans née au Congo, venue en Belgique à l’âge de six ans, Lumumba est “une figure emblématique” pour tout le continent noir, symbolisant pour de nombreux jeunes “l’attachement à une Afrique qu’ils connaissent peu parce qu’ils sont nés ici“.

L’annonce de ce geste politique intervient le jour du 60e anniversaire de l’inauguration de l’Exposition universelle à Bruxelles, le 17 avril 1958, où un village congolais aux allures de zoo humain était censé évoquer la puissance de la Belgique du temps des colonies.”


Plus de presse :

VAN REYBROUCK : Congo, une histoire (ACTES SUD, 2012)

Temps de lecture : 2 minutes >

Le livre du Congo, un essai total écrit comme un roman (Prix Médicis Essai 2012 ; Prix du Meilleur Livre Étranger – Essai 2012). De la préhistoire aux premiers chasseurs d’esclaves, du voyage de Stanley missionné par Léopold II à la décolonisation, de l’arrivée de Mobutu puis de Kabila à l’implantation industrielle d’une importante communauté chinoise, ce livre retrace, analyse, conte et raconte 90.000 ans d’histoire : l’Histoire d’un immense pays africain au destin violenté…

Dans la presse :
      • Attention, phénomène ! Congo n’est pas simplement un essai rigoureux, dense et très documenté. Congo se lit vraiment comme un roman, un grand roman.” (Lire)
      • Un mélange de multiples (et passionnantes) tranches de vies privées, d’historiographie, de reportage, de littérature et même de poésie. (…) C’est le Voyage au Congo de Gide transposé dans la modernité, relu par Lévi-Strauss, annoté par Fernand Braudel et remixé par Studs Terkel, Howard Zinn ou n’importe quel tenant de l’histoire orale ! (…) Un roman vrai et bouillonnant qui s’offre aussi comme un étonnant miroir de nous même et des complexités Nord-Sud.” (Le Monde des livres)
      • Un ovni éditorial qui mêle habilement les approches historiques, journalistiques, et littéraire. Un de ces rares ouvrages que l’on ne parvient pas à reposer une fois qu’on l’a ouvert…” (Jeune Afrique)
      • David van Reybrouck signe un libre de référence extrêmement riche, un hymne jubilatoire à la vitalité et à l’extraordinaire volontarisme de cette nation en mouvement. Un essai écrit comme un roman, best seller dans sa langue d’origine, et qui a valu à son auteur le prestigieux prix Ako 2010. Ce livre est l’histoire, fidèle, rigoureuse, éminemment documentée et absolument romanesque d’un pays.” (Afrique Education)
      • D’une écriture captivante, d’une composition savante et bourré d’observations saisissantes. Van Reybrouck se moque des querelles d’historiens qui agitent son pays. Il a voulu prendre ses lecteurs au collet, et a parfaitement réussi.” (Humo)
      • Fusion de documents, de témoignages inédits et de récits, cette fresque gargantuesque se dévore comme un roman.” (Géo)
      • Congo fait partie des rares ouvrages de non-fiction historique qui allient histoires vécues et analyse de ces histoires en transmettant avec virtuosité données pures et vue d’ensemble.” (Der Spiegel)
      • Une lecture essentielle qui éclaire l’histoire de cet immense pays et des relations belgo-congolaises, mais plus largement aussi celles des pays européens avec le reste du monde ou la mondialisation. Immanquable.” (Imagine demain le monde)

D’autres incontournables du savoir-lire…