POLONY : Notre époque utilitariste ignore ce que la littérature peut apporter

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“Natacha POLONY [née en 1975] est journaliste. Depuis 2012, elle tient la revue de presse de la matinale d’Europe 1 et présente, depuis 2015, l’émission de débat Polonium sur Paris Première. Agrégée de lettres modernes, elle a un temps enseigné en lycée et à l’université. Amoureuse notamment de poésie, elle regrette que le journalisme ait rompu progressivement avec la littérature.

PHILITT : Quel fut votre premier choc littéraire ?

Natacha Polony : Je ne pourrais dire lequel est absolument essentiel puisque je me souviens avoir commencé à être marquée par l’idée de l’écriture en lisant Le Petit Prince quand j’avais huit ans. Puis, je me souviens des Contes du lundi d’Alphonse Daudet. J’avais déjà l’idée d’écrire Je me suis mise à lire des livres en regardant d’abord la dernière page pour voir comment cela était fait. Je voulais comprendre le cheminement de l’écrivain, comprendre pourquoi l’histoire était construite dans ce sens, pourquoi la langue se développait de telle ou telle manière. J’ai redécouvert Flaubert bien après l’avoir lu la première fois vers 14 ans. J’ai saisi le sens de son écriture à travers son ironie, cette manière de se moquer de la vulgarité de la bourgeoise dans ce qu’elle avait d’installée, ce début de société de consommation…

Vous avez un DEA et vous êtes agrégée de lettres modernes, vous avez enseigné un temps la littérature. Pourquoi avoir arrêté l’enseignement pour le journalisme ?

J’ai fait une maîtrise sur le temps et l’intemporel dans la poésie d’Yves Bonnefoy, puis un DEA sur la métaphore de l’exil et de l’errance dans la poésie après 1945 centré sur Yves Bonnefoy, Edmond Jabès et Jean Laude. Ce dernier est totalement inconnu et on ne trouvait ses œuvres qu’à la bibliothèque nationale (rire). En poésie, j’ai commencé par Mallarmé qui m’a menée à Bonnefoy et à la question du basculement qui vit la littérature, et en particulier la poésie, à partir du moment où s’impose l’évidence de la mort de Dieu. Que faire quand Dieu ne garantit plus le langage et sa capacité à nommer l’être ? C’est tout le drame de la poésie du XXe siècle.

J’étais passionnée de littérature et en particulier de poésie et je trouvais évident de ne faire que ça de toute ma vie dans une exaltation totale. Mais j’ai rapidement compris que si je restais à l’université, j’allais écrire ma thèse puis passer le reste de ma vie à la réécrire sous forme d’articles. À cette époque, j’assistais à tous les colloques possibles et j’ai appris à me méfier des coteries. Une personne sortait du lot, un professeur extraordinaire, Abdelwahab Meddeb. Sauf qu’il était totalement méprisé par l’ensemble du corps enseignant car il n’avait pas les diplômes qu’il fallait et qu’il n’était pas du sérail. Dans les colloques, quand Meddeb parlait, les autres discutaient entre eux alors qu’il était très haut-dessus. Ça ne m’a pas donné envie de continuer dans cette voie d’autant que j’étais toujours passionnée par les mots mais également préoccupée par la question de l’utilité et du sens.

Vous n’avez pas envisagé de devenir critique littéraire ?

La littérature était pour moi essentielle mais je n’avais pas forcément envie d’écrire sur la littérature. Là aussi, j’ai vu ce qu’étaient les critiques littéraires dans les journaux. C’est un renvoi d’ascenseur permanent. En général, s’orientent vers le métier de critique littéraire des gens qui aiment l’écriture et qui ont souvent envie d’écrire eux-mêmes et cela les rend dépendants des autres critiques, des autres journaux, des maisons d’édition. Il y a toute une économie derrière. C’est profondément problématique. Pour ma part, je ne supporterais pas d’écrire un roman qui soit médiocre – c’est-à-dire oublié deux mois après – et de voir tous mes petits camarades journalistes en dire du bien seulement parce que ce sont mes petits camarades journalistes. Ce serait intolérable. Et pourtant, c’est la règle.

Ne pensez-vous pas qu’il existe aujourd’hui une confusion, entretenue notamment par les journalistes mais pas seulement, entre ce qui relève de la littérature et ce qui n’en relève pas ?

Le problème est là. Je pense que plus personne ne sait exactement ce qu’est la littérature. J’ai participé à un jury pour le prix de la Closerie des Lilas. Quand il a fallu que je prenne la parole pour justifier mes choix, j’ai expliqué avoir choisi en fonction de ce qui, pour moi, était de la littérature et de ce qui n’en était pas, sachant que sept livres sur dix n’étaient absolument pas de la littérature et n’avaient rigoureusement aucun intérêt. Cela relevait du scénario et les auteurs espéraient être adaptés au cinéma et vendre les droits. On m’avait regardé bizarrement en me disant que mon argument était inacceptable.

À mes yeux, pour savoir si l’on est face à une œuvre littéraire, il faut se poser la question du style. Ce n’est pas un hasard si Flaubert fait partie de mon panthéon. Quand il dit “Yvetot vaut Constantinople“, il veut dire que la question n’est pas celle du sujet traité mais du traitement. Est-ce qu’on est capable d’avoir pensé une phrase pour qu’elle dise exactement ce qu’on a voulu dire, dans sa totalité et dans toutes ses possibilités ?

Oui mais il y a aussi des ogres de la littératures comme Dostoïevski ou Balzac qui avaient une approche moins réflexive sur leur style…

Effectivement. Certains ont besoin de le retravailler et d’autres le font de manière plus instinctive. Pour autant, on ne peut pas dire de Balzac que son style lui échappe. Ce n’est pas parce qu’il ne le formule pas que tout ça est un hasard. Je suis plus sensible aux écrivains stylistes. Ceux qui me touchent parmi nos contemporains sont Pierre Michon, Julien Gracq ou Albert Cossery.

« Nul n’est tenu d’écrire un livre », a dit Bergson. Qui aujourd’hui pour suivre ce précieux conseil ? Lorsqu’on est journaliste, homme politique ou personnalité publique, il faut écrire un livre. Cette banalisation de l’acte d’écrire n’est-elle pas dangereuse ? On publie chaque année en France plus de 60 000 livres alors que, selon Thomas de Quincey, un lecteur d’élite ne peut lire que 20 000 livres en une vie.

Ici, la question est de savoir ce qu’on appelle un livre. J’ai des crises d’angoisse quand j’évolue dans les allées du salon du livre. Autant d’arbres sacrifiés pour rien ! C’est ma fibre écologiste qui parle. Aujourd’hui, le pôle principal de publication est le développement personnel… Je ne suis pas sûre qu’on puisse appeler ça des livres. Il faut resserrer le prisme de ce qu’on appelle livre. De même, je refuse qu’on me présente comme écrivain dans les médias. Je ne suis pas écrivain. Je suis essayiste, modestement. Être écrivain, c’est s’engager corps et âme.

Nous sommes dans une époque où David Foenkinos est publié en collection Blanche chez Gallimard. Plus rien ne signifie rien (rire). C’est désespérant. La société du spectacle absorbe absolument tout, y compris la littérature qui est obligée de se réfugier dans les franges, très loin de ce qui peut apparaître à la télévision ou ailleurs.

Pourtant, Apostrophes, l’émission de Bernard Pivot, n’est pas si loin.

Bernard Pivot (1980)

Avant, les téléspectateurs français étaient capables de passer une heure à écouter Albert Cohen ou Vladimir Nabokov. On est à des années-lumière de cela. Ce n’est pas si vieux, mais le monde a basculé. De plus, dans les années 80, il y avait beaucoup moins de chaînes donc le public était plus ou moins captif. On pouvait faire de la qualité, les gens n’allaient pas zapper pour regarder Hanouna. Paradoxalement, la concurrence en télévision a fait baisser drastiquement le niveau.

Vous dites aimer particulièrement les écrivains antimodernes. Lesquels ? Qu’est-ce qui vous intéresse chez eux ?

Giono a écrit des articles dans les années 60 sur la critique du progrès qui sont hilarants. Il entretient une méfiance vis-à-vis de tout ce qui relève de la technique et de la mécanisation de l’humain. Tout ce qui va nous couper peu à peu des sensations. Je suis touchée par les écrivains qui tentent par le langage de transcrire les sensations. Je suis bouleversée par certains textes de Colette. Il y a une richesse et une intelligence dans la description du réel, de la nature et de ce qu’elle nous procure. À mes yeux, ce qui nous rend humain, c’est la sensorialité. C’est par les sensations que nous construisons notre intelligence et que nous pensons le monde.

En disant cela, il y a tout un pan métaphysique que vous ne prenez pas en compte.

Oui je suis athée. Même si la façon dont je construis cet athéisme pourrait se rapprocher d’une forme de panthéisme. Le mot Dieu me dérange car je le trouve beaucoup trop chargé. De même, je ne crois pas à l’immortalité de l’âme. Je crois que nous sommes matière mais que nous participons à un cycle dont nous ne comprenons pas le sens.

Dans la littérature du XIXe siècle, notamment chez Balzac (Illusions perdues) ou chez Bloy (Le Désespéré), on trouve de manière récurrente une critique acerbe du journalisme, souvent dénoncé comme le lieu de l’arrivisme et de la médiocrité. Qu’en pensez-vous ? Cette critique est-elle toujours valable ?

Oui bien sûr. Mais il y aurait quelque chose de très prétentieux à simplement dire cela. Je pense que l’arrivisme et la médiocrité sont les choses du monde les mieux partagées. On peut en trouver dans tous les domaines mais sous des formes diverses. Il y a une médiocrité propre au journalisme qui, comme au XIXe siècle, relève de raisons économiques. L’économie de la presse a tendance à sélectionner des gens qui n’ont pas le recul suffisant.

Les journalistes n’ont plus aucun lien avec la littérature, même les critiques littéraires. Ce sont désormais les journalistes politiques qui sont invités aux dîners et qui fréquentent la haute société. Il y a des jeunes qui entrent en journalisme par l’écriture. Ce n’est pas la majorité depuis qu’on a inventé cette plaie que sont les écoles de journalisme. Les journalistes ne maîtrisent plus le langage. Ils acceptent des mots qui leur sont dictés par les autres.

La tradition du journalisme en France est intimement liée à la littérature. De grands écrivains étaient aussi des journalistes (Mauriac, Camus, Péguy, Bernanos…). Qu’en est-il aujourd’hui ? La dégradation du journalisme est-elle causée par sa désunion d’avec la littérature ? Et inversement, le journalisme peut-il retrouver ses lettres de noblesse en renouant avec la littérature ?

Il y a deux traditions françaises spécifiques dans le journalisme : le lien avec la littérature et le lien avec la politique. Nous ne sommes pas dans cette tradition anglo-saxonne qui considère que le journalisme est un métier à part qui ne devrait s’intéresser qu’aux faits. En France, nous avons cette propension à croire dans le pouvoir des mots qui fait que nous aimons un article bien écrit, qui va nous emporter. Et nous aimons un article qui prend parti, qui défend un point de vue. C’est la tradition du journalisme d’opinion. Je crois que les deux vont ensemble. Nous sommes dans une époque profondément utilitariste qui refuse de comprendre ce que la littérature peut apporter. Aujourd’hui, seul compte le culte de l’information immédiate et de la rapidité. C’est le contraire de la littérature.”


Littérature encore ?

QUITIN : Eugène Ysaye (1938)

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© collection privée

QUITIN José (1915-2003), Eugène Ysaye – Etude biographique et critique (Bruxelles, Bosworth & Co, 1938), avec une préface d’Arsène SOREIL


Préface de M. Arsène SOREIL

En me demandant quelques lignes de préface, M. ]osé QUITIN aura fourni, du moins, au Liégeois adopté que je suis, l’occasion d’un hommage, très modeste, à la ville que nous aimons.

Dans la cité de GRETRY et d’YSAYE, de DEFRECHEUX, d’Henri SIMON, de MIGNOLET, chacun prend une conscience plus vive et plus exigeante de la communauté spirituelle wallonne. La leçon liégeoise se prend face aux horizons comme devant les œuvres, parmi les chansons, au sein de la foule comme dans l’intimité. Accueil aimable qui est partout. Je songe naturellement, et de préférence, aux contacts liégeois que m’aura valus [sic] le “beau métier”, à la sommation quotidienne qui, des bancs attentifs, monte vers la chaire : sommation de renouvellement, de vie, de clarté. Belle jeunesse avide de recevoir! Elle ne se doute pas que nous aussi nous recevons, et beaucoup, et qu’il y a dans la classe austère, échange et réciprocité de devoirs et de gratitude. Ce qui est tout à fait beau, tout à fait bon, c’est quand il nous est permis d’écouter à notre tour, d’apprendre auprès de l’élève d’hier. Je ne savais d’Eugène YSAYE que ce que tout le monde en sait. Pour avoir eu la primeur du beau travail si informé, si compétent déjà, de M. José QUITIN, j’éprouve le sentiment d’une faveur reçue, reçue de Liège. Je mesure à mon plaisir, le plaisir qu’éprouvera le public wallon et un public plus vaste, celui même, pourquoi pas ? de l’Européen YSAYE.

Je souhaite à ce livre de faire aimer la supériorité vraie, le travail, le désintéressement, l’amitié, la simplicité, la bonhomie. YSAYE, c’est tout cela, et YSAYE, c’est Liège, c’est la Wallonie, une des expressions les plus parfaites que notre petite patrie ait livrées d’elle-même.

Arsène SOREIL


Avant-propos

Avant de commencer cette étude sur la vie et l’oeuvre du grand maître liégeois Eugène YSAYE, je tiens à remercier son fils, M. Gabri YSAYE, qui a mis à ma disposition, avec l’amabilité la plus charmante, non seulement ses souvenirs, mais aussi la magnifique collection de lettres que son père reçut de VIEUXTEMPS, D’INDY, CHAUSSON, DEBUSSY, LEKEU, de combien d’autres encore, avec qui il entretenait d’étroites relations.

José QUITIN


Justification de l’étude sur Eugène Ysaye

Il y a quelques années, encore élève à l’Athénée Royal de Liège, et devant faire à mon tour une causerie sur un sujet librement choisi, j’avais pris comme thème Eugène YSAYE.

Le Maître, qui m’avait connu tout gamin, et avec qui mes parents entretenaient d’amicales relations, fut amusé de mon enthousiasme à son égard et me fournit lui-même quelques indications biographiques.

J’ai repris et développé ce modeste travail d’écolier.

La présente étude, où j’ai mis toute mon affection pour l’homme généreux, tout mon respect pour le grand Liégeois, toute mon admiration pour l’Artiste, je l’ai voulue strictement objective. J’ai relaté sa vie, son caractère, son oeuvre, avec le plus d’exactitude possible. J’ai donné mon avis sincèrement sur les compositions de lui que je connais. je suis sûr qu’il me pardonne, là-haut, mes présomptueuses critiques, car il aimait avant tout la vérité.

José QUITIN


Eugène YSAYE

CHAPITRE PREMIER

Biographie du virtuose.
Son rôle dans la propagation de la musique contemporaine.

Le 16 juillet 1858, naît à Liège, faubourg Sainte-Marguerite, celui dont le nom devait devenir célèbre dans toute l’Europe et les deux Amériques : Eugène YSAYE. Son père, Nicolas YSAYE, chef d’orchestre du théâtre d’opérettes liégeois, le Pavillon de Flore, mieux connu à l’époque sous le nom du propriétaire de l’établissement : Amon RUTH [chez Ruth], est un musicien adroit et avisé. Il sera chef d’orchestre dans plusieurs tournées de la célèbre cantatrice Carlotta PATTI en Amérique.

Quant à la mère d’Eugène YSAYE, Marie-Thérèse SOTTIAU, de santé assez délicate, elle a grand’peine à élever deux enfants aussi turbulents, qu’Eugène et son frère aîné Joseph. Les deux gamins vivent dans la rue. Ce sont d’interminables courses, jeux, batailles entre “bandes” rivales sur la place des Arzis et à travers le faubourg, dont le caractère populaire n’a guère changé depuis lors. Mais cette vie insouciante est interrompue fort tôt. A peine âgé de quatre ans et demi, l’enfant apprend, sous la direction de son père, les premiers rudiments du solfège et, peu après, du violon. En 1866, Eugène YSAYE est admis comme élève au Conservatoire Royal de Liège dans la classe de Désiré HEYNBERG, pour en être expulsé peu de temps après. Les rapports du professeur donnent comme motif : “Cet élève semble manquer de dispositions”. En réalité, Eugène qui n’a que huit ans, est un enfant terrible, qui brosse les cours avec la plus grande désinvolture s’il trouve un partenaire pour une partie de billes.

Après cet éclat, son père le reprend sous sa direction et le fait bûcher ferme.  Bientôt après, Eugène passe un nouvel examen et réintègre le Conservatoire, dans la classe de Rodolphe MASSART. En 1867, il obtient, en partage avec Ovide MUSIN, cet autre grand violoniste, un second prix de violon. L’année suivante, il conquiert un premier prix de violon et un premier prix de musique de chambre. Il est âgé de dix ans !

A cette époque, Eugène YSAYE habite rue aux Frênes, aux limites du populeux quartier d’Outre-Meuse. Son père part en tournée en Amérique.  L’état de santé de la mère s’aggrave pendant son absence et elle meurt en 1869.

Eugène reste seul avec son frère pendant quelque temps. Personne ne s’occupe de lui. Heureusement, le retour de son père l’oblige a reprendre ses études sérieusement. Déjà bien avant cela, Eugène faisait partie de l’orchestre du Pavillon de Flore, ainsi que celui de la Cathédrale Saint-Paul, que son père dirigeait. D’ordinaire, Nicolas YSAYE empochait à la fois son salaire et celui de son fils. Un jour, il s’absente d’une répétition. Pour la première fois de sa vie, le gamin reçoit le prix de son travail et signe le livre du caissier. Très fier de ce geste d’homme, Eugène se laisse entraîner par un ami qui fait miroiter à ses yeux les délices du billard et des pintes [ancien verre à bière, contenant environ un quart de litre. La pinte de bière coûtait à l’époque cinq centimes] de bière du pays, et l’argent se liquéfie…

L’enfant rentre assez penaud a la maison et déclare à son père n’avoir rien reçu. Celui-ci, homme violent et prompt à s’emporter, se rend aussitôt à la Cathédrale.

Accroupi dans un coin de la petite cuisine de sa maison de la rue des Meuniers, Eugène attend anxieusement. Toute sa vie il se souvint du retour de son père, raidi, le vaste chapeau noir sinistrement incliné sur le nez, grandissant à mesure que son fils se courbait et s’écriant d’une voix terrifiante : “Je reviens de Saint-Paul !“.

Lorsqu’il racontait cette anecdote, Eugène YSAYE ne manquait pas d’ajouter : “j’åreu volou moussi d’vint on trô d’sori!” [“J’aurais voulu disparaître dans un trou de souris !”].

Nous retrouvons le père et le fils à l’orchestre de Spa, pour la saison. Le père est chef, Eugène joue les parties de violon solo et… de trombone à coulisses !

Eugène est un adolescent exubérant et emporté. Pour obliger son fils à travailler, Nicolas YSAYE le renfermait dans sa chambre. Mais un jour qu’Eugène avait un rendez-vous avec une petite amie, les choses se gâtèrent. Il se laissa enfermer, puis, son père parti, cassa d’un coup de poing la porte vitrée, tourna la clef restée dans la serrure et s’en fut tout courant au rendez-vous. Ce n’est qu’après avoir retrouvé la belle qu’il s’aperçut qu’il avait la main ensanglantée. Il s’était ouvert une veine du poignet. Cet accident le gêna pendant toute sa carrière et les deux seuls arrêts qu’il eut en public provinrent d’une faiblesse subite du poignet.

Cependant il ne cesse de travailler. En 1874, il a donc seize ans, il obtient deux médailles en vermeil, pour le violon et la musique de chambre. La qualité dominante, qui consacrera sa célébrité, est déjà visible chez lui à cette époque. Quel que soit le violon qu’il ait entre les mains, fut-ce le plus infâme sabot, YSAYE en tire une sonorité merveilleuse, qui allie le charme, la beauté et la puissance. Voici en quels termes Armand PARENT, le célèbre altiste, relate, dans son livre Souvenirs et Anecdotes, son émerveillement la première fois qu’il entendit jouer YSAYE. Celui-ci, qui avait à peine vingt ans, exécute une oeuvre de WIENIAWSKY.

Que dire de cette révélation ! je savais par ouï-dire qu’YSAYE était un violoniste remarquable, mais j’étais loin de m’imaginer une telle perfection : beauté de son, attaque vigoureuse sans jamais écraser la corde (qualité conservée pendant toute sa carrière), facilité surnaturelle de main gauche, archet d’une souplesse et d’un esprit extraordinaires, rythme inébranlable et surtout une émotion communicative à un suprême degré.

Peu après, YSAYE reçoit une bourse du gouvernement et se rend à Bruxelles ou il devient élève particulier du célèbre virtuose russe Henri WIENIAWSKY, qui venait de prendre la succession de Henri VIEUXTEMPS comme professeur au Conservatoire de la capitale.

En 1876, Eugene YSAYE succède à Ovide MUSIN comme premier violon solo au Kursaal d’Ostende. Plusieurs exécutions d’œuvres de WIENIAWSKY marquent son séjour dans cette ville. Après une fougueuse interprétation de la Polonaise, un critique de l’époque écrit : “Ce jeune talent a conquis d’emblée la première place dans cette brillante pléiade de violonistes belges, gloire artistique de notre petit pays. »

En 1877, YSAYE devient élève de Henri VIEUXTEMPS, qui l’entraîne à Paris. Une lettre de VIEUXTEMPS, datée de cette même année, recommande le jeune virtuose à M. PEYCHAUD, généreux mécène bordelais qui avait fait de Bordeaux la ville de France la plus renommée après Paris pour la valeur de ses concerts et de ses manifestations artistiques. Voici un passage de cette lettre qui montre quelle estime VIEUXTEMPS avait pour son élève.

“16 avril 1877.

Mon Cher Monsieur PEYCHAUD,

Ces mots vous seront remis par M. YSAYE, mon jeune et déjà très habile disciple, qui aura l’honneur de se faire entendre samedi 21 courant au concert du Cercle Philharmonique. Doué d’une façon particulière, possédant une belle qualité de son et une conception simple et naturelle en même temps qu’un mécanisme de bon aloi, vous apercevrez les dons qui le distinguent et le destinent à atteindre très haut dans l’avenir. J’espère qu’il saura mettre ses heureuses qualités en évidence et saura les faire apprécier par le public, les artistes et les connaisseurs, parmi lesquels vous occupez à si juste titre une des toutes premières places.”

C’est à Bordeaux qu’YSAYE fait la connaissance de Camille SAINT-SAËNS, qui lui donne l’occasion de se produire aux concerts COLONNE à Paris.

Une lithographie datée de 1879 montre un jeune homme grand et svelte, à carrure athlétique, respirant la force et la santé. Le visage est calme mais énergique, les yeux profonds. De longs cheveux auréolent cette tête fière, au front haut et droit. Une barbe légère atténue la largeur du menton, puissant et volontaire.

J’imagine que cette attitude de fierté tranquille, mais sans arrogance, était celle du jeune artiste, conscient de sa valeur et fort de sa personnalité naissante, vis-à-vis du public.

YSAYE était passionnément attaché à son maître Henri VIEUXTEMPS. Ce n’est qu’après sa mort, survenue en 1881, qu’il se rend a Berlin. Il y est engagé comme Konzertmeister à l’orchestre BILSE, aux appointements de 600 marks par mois. YSAYE y prend connaissance d’un vaste répertoire orchestral, y compris les œuvres de WAGNER, dont l’avènement venait d’être consacré en Allemagne et à qui la France fermait encore ses portes.

Cependant, cette vie ne lui plaît pas. Malgré les offres alléchantes de BILSE qui lui propose jusqu’à 200 marks d’augmentation, il le quitte. Il cherche à donner des concerts, à se faire connaître. Présenté à JOACHIM, le maître du violon en Allemagne, il lui joue son concerto hongrois de telle façon que le compositeur en est émerveillé.

Mais tout n’est pas rose pour YSAYE depuis qu’il a quitté BILSE. Il voyage perpétuellement et court le cachet. Dans ses lettres, son père lui fait d’amers reproches. Il semble même enclin à croire qu’Eugène, qui se trouve actuellement dans l’impossibilité de lui envoyer des secours financiers comme il le faisait auparavant, mène la vie à grandes guides et l’oublie. Des embarras d’argent avaient aigri Nicolas YSAYE. Une place qui lui revenait de droit lui avait échappé. Eugène YSAYE le réconforte et l’encourage dans une lettre qu’il lui adresse a Dunkerque, puis il cherche à lui faire comprendre et admettre sa décision de quitter BILSE. Depuis lors, cependant, il éprouve des difficultés :

“…(Je perds patience) au milieu de la vie errante que je mène, cherchant la gloire plus que la fortune, au milieu des tribulations sans nombre dont le sort me gratifie, tantôt par l’art, tantôt par la matière.”

Aux reproches de son père, il répond par ces phrases magnifiques, qui montrent une résolution, une vigueur, une volonté extraordinaires chez ce jeune homme de vingt-cinq ans :

“Voulez-vous que je retourne chez BILSE ? Voulez-vous que je me voue pour 600 bons marks par mois à un public idéal ? Voulez-vous que je renonce à être quelque chose ? C’est bien facile. J’épouserai même une allemande sentimentale et bête si vous le voulez. Elle me fera des économies et nous vivrons tous comme des coqs en pâte. Allons donc ! A d’autres. Je me sens créé pour avoir un nom, un grand nom. je l’aurai, je le veux et c’est mal à vous de m’empêcher de suivre ce cours de mes pensées et de ma nature. Croyez-vous donc qu’il ne m’a pas fallu du courage, de la force et de la conviction pour renoncer au doux enfer que me faisait vivre BILSE à Berlin au Konzerthaus ? Croyez-vous donc que j’ai toujours vécu sans souci du lendemain ? La force, dis-je, la volonté m’ont soutenu et où tant d’autres auraient échoué, j’ai réussi ! Oui, j’ai réussi. Maintenant la glace est fondue, et si j’attends encore un an, si je sacrifie encore un an la question d’argent pour voir quelques coins de l’Europe où je suis ignoré, l’Europe sera à moi.”

Anton de RUBINSTEIN, le grand pianiste et compositeur russe, qui avait été le compagnon de WIENIAWSKY quelques années auparavant, entraîne YSAYE en Russie. C’est le début des tournées d’YSAYE. Mais RUBINSTEIN est le maître. Il dresse son jeune compagnon à sa discipline artistique et lui fait voir tout le répertoire connu alors des sonates pour violon et piano.

Rodolphe MASSART, le premier maître d’YSAYE à Liège, maître auquel il conserva toujours une grande reconnaissance, avait posé les bases de son éducation musicale et violonistique. WIENIAWSKY avait perfectionné sa technique et lui avait donné le brio que sa fougueuse nature mettait merveilleusement en valeur. VIEUXTEMPS avait tempéré les excès de cette nature trop généreuse avec son enseignement classique, son style simple et noble à la fois. Enfin, RUBINSTEIN, à son tour, lui insuffle un rythme inébranlable, en même temps qu’un extrême souci des nuances. Il a ainsi une profonde influence sur le tempérament artistique d’YSAYE.

Celui-ci passe deux hivers en Russie. Il loge chez RUBINSTEIN qui le traite en frère cadet. Il est certain qu’il approfondit là-bas sa connaissance des œuvres de la jeune école russe contemporaine.

Le virtuose est complet, l’artiste possède des conceptions esthétiques élevées et fermement ancrées. La période de formation est achevée, et YSAYE commence seul ses tournées triomphales à travers l’Europe. Plusieurs fois, on l’entendra à Berlin après PABLO DE SARASATE et JOACHIM, les deux maîtres du violon les plus appréciés à l’époque. Chaque fois son succès dépasse celui, pourtant énorme, de ses deux rivaux.

Vers I883, YSAYE se fixe à Paris, dans ce Paris qui est en pleine effervescence intellectuelle. Le symbolisme triomphe. Le poète doit être humain et artiste. La jeune école abandonne le Naturalisme et le Parnasse. VERLAINE et MALLARMÉ ouvrent la voie. Maurice BARRÈS, André GIDE débutent et vont s’imposer.

En peinture, l’impressionnisme trouve en Claude MONET et DEGAS de merveilleux apôtres.

En musique, c’est l’école symphonique qui s’affirme avec César FRANCK, LALO, SAINT-SAËNS, FAURÉ, DUPARC, d’INDY, CHAUSSON, MAGNARD, Guy ROPARTZ. Le jeune Guillaume LEKEU débute et DEBUSSY, plus près du mouvement pictural, accomplit sa révolution artistique.

Pour tous ces artistes, YSAYE apparaît comme un dieu.

Pour tous ces compositeurs, il sera l’interprète rêvé, pour qui ils écriront une oeuvre.

Lors d’une visite à son frère aîné Joseph, directeur de l’Ecole de Musique d’Arlon, Eugène YSAYE fait la connaissance de Mlle Louise BOURDEAU, fille du Major BOURDEAU. Les jeunes gens s’épousèrent à Arlon en 1887. Le plus beau cadeau de noces d’YSAYE lui fut donné par le père FRANCK, qui lui envoya le manuscrit dédicacé de sa merveilleuse sonate qu’il venait d’achever.

A Paris, Eugène YSAYE rencontre et s’attache Raoul PUGNO, pianiste français. Désormais ils continueront ensemble la route qu’YSAYE se fraie à travers le monde. PUGNO est plus qu’un accompagnateur pour lui. C’est le complément indispensable au cours de ses fantaisies de virtuosité ; c’est son double dans les sonates; c’est encore un frère sage et attentif, car l’homogénéité de leurs deux natures se resserre dans les liens d’une étroite
amitié.

Une lettre de PUGNO à Mme YSAYE, écrite de Moscou où les deux artistes sont en tournée, nous révèle ce rôle de PUGNO :

« En tous cas, écrit-il, je soigne votre gros, soyez-en sûre, avec un soin de bonne d’enfant. Et à chaque désir intempestif, champagne, bière ou toute autre chose, il entend la voix du mentor qui lui dit sévèrement: Eugène, je vais télégraphier à Louise ! et aussitôt son cœur parle et le tigre devient mouton. »

En 1886, YSAYE avait été nommé professeur au Conservatoire de Bruxelles.  Sa classe comptait, outre de nombreux étrangers, une pléiade de jeunes Belges qui, depuis, ont porté hors de nos frontières le renom de l’école belge du violon : DERU, CHAUMONT, ZIMMER, MARCHOT, CRICKBOOM et tutti quanti.

L’activité d’YSAYE est débordante. En plus de ses tournées, avec PUGNO, qui les conduisent jusqu’en Amérique, on l’entend à maintes reprises en trio avec GÉRARDY et PUGNO.

En 1886, il fonde un quatuor à cordes avec son élève Mathieu CRICKBOOM au second violon, Léon V AN HOUT à l’alto et Joseph JACOB au violoncelle. Le succès de ce quatuor est foudroyant. En raison de cette réussite et de l’avidité d’YSAYE à découvrir des nouveautés, son rôle dans la diffusion des œuvres de la jeune école française prend une importance primordiale. Tous les compositeurs lui envoient leurs manuscrits, tous veulent être joués par lui. La raison de cet enthousiasme, SAINT-SAËNS nous la livre dans cette lettre datée du 7 avril 1893 :

“Mon cher Ami,
C’est un violoniste qui m’écrit pour me dire à quel point vous avez été merveilleux au Conservatoire et quel triomphe vous avez remporté “malgré” mon concerto. Je m’y attendais et je ne me console pas de ne pas vous avoir entendu.
Je pourrai partir un samedi soir et aller passer le dimanche avec vous. Et vous me le jouerez pour moi tout seul.
Votre bien reconnaissant,

C. SAINT-SAËNS”

Claude DEBUSSY a envoyé en lecture à YSAYE le manuscrit de son splendide Quatuor et lui demande son avis sur son oeuvre. Dans la même lettre, DEBUSSY, qui souhaite vivement revoir YSAYE, auquel il a soumis précédemment la partition de Pelléas et Mélisande, à laquelle il travaille depuis plusieurs années, le remercie de ses encouragements.

“Très cher Ami,
Je suis anxieux d’avoir ton avis sur le Quatuor et quel sort lui réserve ton Éminence. J’ai de plus tous les employés de la Maison DURAND et Fils sur le dos et ils viennent chaque matin réclamer mon manuscrit. “Que faire, Seigneur, que faire ?” comme disait saint Paul dans un vers demeuré fameux.
]’ai été tellement bousculé à mon arrivée à Paris que c’est seulement aujourd’hui que je trouve un moment pour le faire (sic) et te dire encore une fois mon grand regret d’avoir été obligé de partir si vite ! Car je dirai faiblement la joie que m’ont donnée les quelques heures passée avec toi. Je t’assure que ton approbation à Pelléas et Mélisande m’a été d’un encouragement tout à fait unique, et je serais heureux que la dédicace de cette oeuvre te fasse, à la recevoir, le plaisir que j’ai eu à te la donner.”

Soit dit en passant, cette dédicace donnée dans un mouvement de reconnaissance spontané par DEBUSSY, fut reportée sur le Quatuor tandis que Pelléas était dédicacé à M. Henry MALHERBE, critique et musicologue français, en juin 1914, c’est-à-dire douze ans après la première représentation de l’opéra.

 YSAYE se consacre à la propagation des œuvres des jeunes. Il crée à Bruelles, en 1893, la sonate de Guillaume LEKEU. Ce dernier, dans une lettre à un ami, écrit à ce propos :

“Ce qu’est devenue ma sonate de violon sous la main d’YSAYE, tu ne peux l’imaginer – j’en suis encore épouvanté dans mon ravissement!”

L’intimité qui régnait entre ces artistes était admirable. YSAYE était surtout lié avec Vincent d’INDY et CHAUSSON. Vincent d’INDY le conviant à venir passer une journée chez lui s’exclame

“… Surtout, ça ne fait pas que je t’ai assez vu durant ton séjour ici et je m’en chagrine. Au moins tâche de comprendre cela en venant demain de bonne heure, je dis de bonne heure, ça veut dire l’heure que tu voudras, 8 heures du matin (! ! !) si le cœur t’en dit, mais il ne t’en dira pas …
Enfin, je voudrais bien que nous puissions causer et voir ta musique avant déjeuner si possible, on est plus tranquille.
Bien entendu, viens en veston et en chemise sale, car nous sommes absolument en famille, je n’ai invité aucun ami ni personne parce que je tiens à t’avoir seul, bien à moi pendant un bon moment et à causer. Rien n’est fructueux comme ces entretiens entre gens pas trop moules qui peuvent échanger des opinions d’art.”

De CHAUSSON, à qui YSAYE avait sollicité un prêt d’argent, cette réponse pleine de délicatesse :

Cher Ami,
Pas de notaire ! à quoi penses-tu ? Je vais à Paris lundi, je te ferai envoyer la chose en question et de ton côté, tu m’enverras un reçu. Et ce n’est pas plus difficile que cela. Je suis très content de pouvoir t’être agréable. Et maintenant, parlons de choses sérieuses!

Et CHAUSSON l’entretient d’un prochain concert.

En 1895, Eugène YSAYE fonde à Bruxelles, avec son frère cadet Théo, pianiste et compositeur, les concerts YSAYE. Toute la jeune école française y sera entendue. Toute la jeune école belge : GILSON, JONGEN, VREULS, DUPUIS, LEKEU, Théo YSAYE et combien d’autres encore, y verra créer ses œuvres.

Ces concerts, qui complètent l’oeuvre de diffusion artistique commencée par le quatuor YSAYE, font de Bruxelles, sous l’impulsion du Maître, un centre musical dont l’importance rivalise avec celle de Paris et se trouve même, vers 1900, sérieusement en avance. Une lettre de DUPARC, en même temps qu’elle montre la vive admiration du compositeur français pour YSAYE, nous renseigne sur l’activité des concerts de Bruxelles :

Château de Florence,
Monein (Basses-Pyrénées)

Cher Ami,

J’ai appris hier, tout à fait par hasard, par un journal d’orphéon qu’on m’envoie de Bordeaux, que vous veniez de faire exécuter Phidylé à Bruxelles ; je ne veux pas tarder à vous dire combien je vous en suis reconnaissant et je vous prie de vouloir bien exprimer toute ma gratitude au chanteur qui m’a si bien interprété. L’orchestration de cette mélodie a été mon dernier travail et je pense que je n’en ferai plus aucun autre, car en dépit de mes apparences plantureuses, j’ai une pauvre santé, et ma tête refuse son service. Je n’ai jamais entendu Phidyléet je n’ai pas besoin de vous dire si j’aurais été heureux de l’entendre à Bruxelles. Je sais quelle merveilleuse musique on y fait, ce qui n’a rien d’étonnant quand un artiste tel que vous s’en mêle. Mais j’aurais surtout été heureux de vous revoir et de vous entendre ; je n’oublierai jamais, croyez-le, les frissons que vous m’avez fait passer dans l’épine dorsale, ni les émotions profondes dont vous avez rempli mon cœur et mes yeux en jouant tant de belles choses, autrefois chez BORDES, rue La Rochefoucauld, et entre toutes l’admirable Quintette de mon bien-aimé maître FRANCK. Figurez-vous que moi, son vieil élève, je ne connais pas encore son quatuor qu’on dit si sublime. Mais je me promets bien d’aller exprès à Bruxelles quand je le pourrai pour vous demander de me le faire entendre. Ce jour-là sera un des deux ou trois tout à fait heureux qui me restent peut-être à vivre.

Adieu, cher Ami, et merci encore : croyez à mes sentiments les plus affectueux et comptez-moi toujours parmi les admirateurs les plus enthousiastes de votre merveilleux talent.

DUPARC

Le théâtre de la Monnaie, à Bruxelles, s’associe, pour sa part, aux efforts artistiques d’YSAYE et crée plusieurs œuvres que l’Opéra de Paris refusait comme trop révolutionnaires. Citons en 1886 : Gwendoline de CHABRIER ; en 1897, Fervaal de d’INDY ; en 1903, l’Etranger de d’INDY et le Roi Artus de CHAUSSON.

Mais ce n’est pas sans peine qu’YSAYE civilise ses compatriotes. A côté de l’opposition qui lui est faite par les pontifes musicaux de l’époque, il se trouve en proie à des difficultés d’ordre pratique. Ainsi le premier concert YSAYE est donné au Cirque. Il faut avouer que le décor de trapèzes et d’agrès ne cadrait guère avec la musique symphonique…

Assez longtemps après, vers 1910, alors que les concerts YSAYE étaient lancés et connaissaient le succès, YSAYE annonce, pour l’hiver suivant, la création de six symphonies d’auteurs belges. Du coup, le nombre des abonnements tomba de 50 %. Inutile de dire que les six symphonies furent jouées.

Cependant, l’activité d’YSAYE le retient souvent loin de son poste de professeur de violon au Conservatoire Royal de Bruxelles. Aussi, en 1897, il envoie, de New-York, sa démission au Directeur du Conservatoire, M. GEVAERT.

Libéré des soucis professoraux, YSAYE continue son oeuvre de propagandiste avec le même zèle, la même foi, la même ardeur à faire connaître les noms de ses amis qu’il avait mises à établir sa propre réputation.

YSAYE se glorifie à juste titre de son apostolat artistique. Le soir même de la première exécution à Bruxelles, après la mort du compositeur, du merveilleux Poème de CHAUSSON, dont BREITKOPF l’éditeur, disait que cette musique “était trop moderne pour plaire et se vendre“, YSAYE écrit à Mme CHAUSSON et à ses enfants :

Aujourd’hui, 17 juin 1899, trois mille auditeurs, instruits de la mort du compositeur ont écouté pensivement, religieusement et avec une émotion que je sentais croissante, son Poème dont j’ai laissé mon cœur sangloter la triste et sublime mélodie plaintive.

Votre père a reçu aujourd’hui -je l’affirme, l’ayant bien senti- la première feuille d’une couronne de gloire que tous les peuples lui tresseront ; et moi qui fus parmi les premiers à comprendre, à aimer, à admirer le musicien personnel, le poète sincère et doucement mélancolique qu’il était, je fus aujourd’hui plus attendri encore à la pensée que j’étais le premier après sa mort à mettre humblement toutes mes forces d’artiste au service d’une de ses œuvres, dont la pure gloire rejaillira sur vous tous, chers enfants, et surtout sur celle qui en est comme la discrète émanation : votre mère!

[Extrait de la Musique de l’Amour, par Ch. OULMONT]

1914 ! Les trois fils d’Eugène YSAYE, Gabri, Antoine et Théo (ce dernier n’avait pas seize ans !) s’engagent dans l’armée belge. YSAYE séjourne à Knocke. L’avance constante des armées allemandes le contraint de se réfugier en France, d’où il passe à Londres. Toute sa fortune, au débarquement en Angleterre, consiste en son violon.

Il trouve à Londres le plus charmant accueil et se produit comme virtuose et comme chef d’orchestre, pour le plus grand bien des réfugiés belges en Angleterre. En 1917, il se rend en Amérique où Mme TAFT, belle-sœur du Président des Etats-Unis lui offre la place de chef à l’orchestre de Cincinnati. YSAYE y poursuit son oeuvre de propagandiste et fait découvrir aux Américains imbus des romantiques allemands les trésors de la jeune école française.

Dès 1920, YSAYE rentre en Belgique, rappelé par nos Souverains, et y reprend ses fonctions de Maître de chapelle à la Cour.

Un deuil cruel vient frapper l’artiste. Sa compagne des jours de lutte et de gloire meurt à Bruxelles en février 1924.

Tous les amis du Maître, qui connaissaient la place qu’occupait au foyer Mme YSAYE et qui aimaient cette femme dont le charme captivait tout son entourage, s’affligèrent avec lui. Le Roi ALBERT lui écrivit les lignes suivantes :

Laeken, le 11 février 1924

Cher Maître,
Je suis vivement ému en apprenant le deuil cruel qui vient vous frapper si inopinément dans vos plus chères affections. Je sais combien Mme YSAYE était pour vous une compagne intelligente et dévouée, et personnellement
j’avais pu apprécier son charme et son amabilité.
Aussi est-ce de tout cœur, cher Maître, que je prends part à votre douleur et à celle de vos enfants et que je vous assure de mes sentiments fidèlement dévoués.

ALBERT

De son côté, la Reine ELISABETH adressait à son vieux professeur une lettre tout aussi simple et sincère.

La santé d’YSAYE avait été ébranlée par ce coup funeste. Mais il reprend bientôt le dessus. On entend de nouveau son violon prestigieux. Une lettre de G. FAURÉ nous permet d’apprécier l’accueil du public parisien.

Bien cher Ami,
Tu penses bien que, si je n’étais pas au Théâtre des Champs-Elysées hier soir, c’est que cela ne m’avait pas été possible. Les sorties du soir me sont, hélas, tout à fait interdites!
Mais j’y avais des amis et les bonnes nouvelles abondent depuis ce matin. Je sais donc que tu as joué comme toi seul sais jouer et qu’on s’est retrouvé de nouveau devant ce style ample, généreux, d’une absolue et géniale magnificence qui semblait disparu de la Terre ! Je sais que le théâtre était comble, que tu as été acclamé triomphalement et j’espère que tu auras ressenti ce qu’au delà d’une profonde admiration, il y avait de profonde et émouvante affection dans cet enthousiasme.

FAURÉ

Nous voyons YSAYE entrer dans une période de production artistique intense. Plusieurs de ses œuvres sont créées à Liège sous sa direction.

En 1927, YSAYE épouse en secondes noces, Mlle Jeannette DINCIN, violoniste remarquable, fille d’un médecin américain.

Mais la maladie (YSAYE était atteint de diabète), qui progressait sournoisement, entre dans une phase aiguë. En dépit des soins attentifs de Mme Jeannette YSAYE et de l’intervention des meilleurs médecins, l’amputation du pied droit devient nécessaire.

Malgré les tourments physiques qu’il endure, YSAYE continue son oeuvre musicale. Il vent élargir le sillon ouvert un siècle et demi auparavant par Jean-Noël HAMAL et créer un opéra wallon.

Sur un livret composé entièrement par lui, YSAYE écrit la musique drue, vivante et colorée de Piér li houïeu [Pierre le houilleur].

Cependant, la joie procurée par le succès de son oeuvre est de courte durée. La maladie le terrasse le 12 mai 1931, alors qu’il commençait un nouvel opéra wallon, d’après un roman de Joseph MIGNOLET : L’avierge di pîre [La vierge de pierre].

Eugène YSAYE était âgé de soixante-treize ans…

Cette esquisse de la longue et brillante carrière du virtuose nous a déjà permis d’entrevoir, outre les qualités de l’artiste, certains traits de bonté et de dévouement qui caractérisent l’homme.

Recueillant les souvenirs de ceux qui l’ont connu intimement, y ajoutant ceux qui me restent de mon enfance, je vais tenter de peindre ce caractère admirable.

CHAPITRE DEUXIÈME

L’homme

La première chose que l’on doit dire d’YSAYE, pour expliquer son caractère et son oeuvre, c’est qu’il est purement et absolument wallon. Son enfance s’est passée dans les quartiers les plus foncièrement liégeois : Sainte-Marguerite et Outremeuse. Il y a puisé la sève populaire et forte qui, durant la longue vie qu’il a menée loin de sa petite patrie, a nourri et soutenu son idéal d’Amour et de Beauté. Car YSAYE n’est pas seulement wallon par ses origines, il l’est par ses goûts, par ses affections, par son parler, par ses actes, par sa musique. Si tous les artistes savent qu’ils le trouveront conseiller sincère et secourable, les enfants de Wallonie savent qu’ils trouveront en lui un père. Guillaume LEKEU lui dédicace une photographie dans les termes suivants :

A Eugène YSAYE, à l’ami sûr et toujours réconfortant, au Maître évocateur d’émotions inoubliables, filialement du fond du cœur.

Son entourage ne l’appelait jamais autrement que le Père et plus familièrement Pèpère.

Dès le premier abord, YSAYE attirait invinciblement la sympathie. Il se dégageait de lui une sorte de fluide qui en faisait un irrésistible séducteur. Ce fluide était particulièrement agissant auprès des petits enfants, qu’il adorait, et avec qui il savait jouer des heures entières, pour leur plus grande joie.

Ses lettres, ses discours, étaient émaillés de réflexions pittoresques, dites en patois, qui expriment son amour pour la Cité ardente.

Tous les auteurs wallons lui étaient familiers : il les lisait, il venait applaudir leurs oeuvres au théâtre wallon du Trocadéro, qui recevait sa visite à chacun de ses voyages à Liège.

C’est son affection pour son terroir natal qui poussera YSAYE à écrire pour les Wallons sa dernière oeuvre : Piér li houïeu.

Mais à côté de ces sentiments élevés se font jour d’autres goûts wallons, tout prosaïques ceux-là, tels que l’amour du boudin, de ces pommes de terre spécifiquement wallonnes que l’on appelle cwènnes di gattes [cornes de chèvre] et du flairant froumadje di Hève [les fromages de Herve (près de Liège) ont un parfum comparable à celui du camembert]. Voici en quels termes YSAYE qui séjournait au Zoute où il ne pouvait trouver ces denrées fait, à une Liégeoise, une odoriférante commande gastronomique.

Le Zoute – Villa Chanterelle.

Divine Berthe ! – Le printemps est revenu, l’été reviendra, et le doux parfum des fleurs ainsi que le chant des oiseaux feront germer en nous des moissons nouvelles d’amours, de poésie, d’harmonies, de baisers -si j’ose- ô Berthe !
Hélas! ce qui a disparu, ce qui ne fleurit plus, ce que je voudrais voir revenir, ce sont les Herves qui distillent des parfums plus suaves, plus tisonnants, plus remémorants que toute l’Arabie! … La nuit, comme des bras d’une femme aimée, je sens qu’on m’entoure le cou d’une aune de boudin des deux sexes! … Alors, ô Berthe, il faudrait ne pas me laisser dans les affres et, en revenant de Saint-Paul, passer au derrière de la petite Vierge [La statue de la Vierge, par Del Cour, érigée face à la cathédrale Saint-Paul] et faire une flairante commande de douze bouquets pas trop défleuris. Si tu fais cela, je te bénirai. Mon âme à toi,

Eugène YSAYE.

La confiance en soi était la qualité maîtresse d’YSAYE. Toute sa vie le prouve surabondamment. Cette confiance était soutenue par une force physique extraordinaire, et cette puissance lui permettait de jouer aisément, en une même soirée, trois œuvres que les meilleurs violonistes n’abordent séparément qu’avec prudence au concert, en raison de leurs difficultés techniques et de la résistance physique qu’elles exigent de l’exécutant. Ce sont les sonates de LEKEU, de FRANCK et la sonate à Kreutzer de BEETHOVEN, soit environ deux heures d’une musique vibrante, tourmentée et passionnée.

YSAYE était d’ailleurs un grand sportif. DUPONT, maître d’armes à Bruxelles, lui donnait régulièrement la leçon d’escrime. François THIRIFAY, maître d’armes à Liège, fut également son professeur et partenaire. YSAYE prêta maintes fois son concours comme virtuose aux galas organisés par ses amis les escrimeurs au profit de l’un ou l’autre atteint par l’âge ou l’infortune. C’est ainsi que nous voyons réunis dans un de ces galas les maîtres du fleuret IMBART DE LA TOUR et François THIRIFAY et les maîtres de la musique : le pianiste Arthur de GREEF, le violoncelliste LOEWENSON, la cantatrice LITVINE et enfin YSAYE, avec la musique du 1er Régiment de Guides comme orchestre. Au sortir de scène, YSAYE, qui ne se sentait nullement fatigué, quitta son habit pour livrer à son vieil ami THIRIFAY un assaut au fleuret dont l’envers du décor fut spectateur et juge.

YSAYE fut aussi un fervent de la bicyclette et du tennis, sports tout nouveaux à cette époque. La natation comptait en lui un adepte enthousiaste et il maniait des haltères tous les matins.

Lorsque l’âge lui interdit la pratique des sports, il devint supporter assidu des matches de football avec toutes les qualités… vocales requises pour jouer ce rôle. Pendant ses vacances, il organisait des parties de croquet. Mais au dire de ses partenaires, cela ne durait jamais longtemps, car des batailles terminaient toutes les parties perdues par YSAYE, vilain joueur, qui ne prétendait pas payer l’apéritif à ses vainqueurs.

La force physique d’YSAYE et sa confiance en soi étaient soudées par une volonté de fer. M. Armand PARENT rapporte, dans “Souvenirs et anecdotes”, les faits suivants :

En 1886, YSAYE est engagé aux concerts COLONNE à Paris. Aux deux répétitions avec l’orchestre il joue mal. Tête de COLONNE et désespoir de PARENT …  J’emprunte le texte de ce dernier :

La veille du concert, au moment de nous quitter, YSAYE, un peu soucieux mais énergique, me fait cette déclaration stupéfiante : « Je sais que je n’ai pas été brillant aux répétitions, mais demain je serai sublime ».

Et le lendemain, au concert, ce fut un délire d’enthousiasme dans le public.

Mais les manifestations de cette volonté impérieuse étaient adoucies par une bonne humeur constante. Même dans les circonstances les plus pénibles pour lui, YSAYE conserve le ton gouailleur du wallon qui refuse de s’apitoyer sur son propre sort.

Alors qu’il se remettait lentement des suites de l’opération subie en 1929, opération au cours de laquelle on l’avait amputé d’un pied, il écrivait à son ami Vincent d’INDY :

Bruxelles le 31 juillet 1929.

Mon cher Vieux,
J’ai tardé à te donner de mes nouvelles parce que je tenais à le faire moi-même et que j’en étais incapable jusqu’à ce jour …
Et voilà, comme dit la chanson : J’ai un pied qui r’mue et l’autre qui ne va guère, j’ai un pied qui r’mue et l’autre qui ne va plus. Oui, je n’ai plus qu’un pied, le gauche, le droit a été mangé par les cochons, je crois. En résumé, j’eusse préféré le raccourcissement d’Abélard, quoique…
Ta bonne petite lettre, cher vieil ami, fut un baume sur le moignon; celui-ci prend déjà la jolie forme d’une boule de bilboquet; dans quelques semaines, un appareil me permettra de marcher (presque deux ans de stagnation et de souffrances).
Enfin, c’est fini, et tu es le premier à qui j’annonce moi-même cette bonne nouvelle.

Je t’embrasse,
EUGÈNE.

(Extrait de “Souvenirs et Anecdotes” d’A. PARENT)

La bonté d’YsAYE était proverbiale parmi les artistes. Aucun d’eux n’allait le solliciter en vain. Conseils, appui moral, secours financiers, YSAYE faisait tout ce qui était en son pouvoir pour aider ses jeunes confrères. Il remuait ciel et terre, formait une coalition artistique pour empêcher de jeunes virtuoses d’aller se vendre, comme il disait aux orchestres des villes d’eau, où ses protégés, forcés de se soumettre aux exigences d’un public au goût artistique très variable, étiolaient leur talent.

En l’occurrence, YSAYE se souvenait de ses luttes à Berlin, des difficultés éprouvées, des trucs qu’il avait dû employer pour séduire les imprésarios méfiants et peu scrupuleux. Tel celui qui l’engagea après la réception que voici.

YSAYE était à bout de ressources. Ou trouver un engagement, ou jouer à la terrasse des cafés. Il dépense ses derniers marks à acheter deux bouteilles de champagne et à louer un domestique pour quelques heures. Ses amis l’aident à remeubler temporairement son appartement et YSAYE convoque un grand imprésario berlinois. Le domestique, dûment stylé, introduit ce dernier avec tout l’apparat convenable et, dès que le visiteur et son maître sont installés, apporte, comme si la chose était courante et naturelle à la maison, la première des deux bouteilles de champagne. La discussion se prolonge. La bouteille est vide. YSAYE fait un signe. Le domestique, avec une politesse obséquieuse, s’incline respectueusement devant lui et lui demande : « Toujours le même, Monsieur ? ».

Lorsqu’il racontait cette histoire, qui se termina fort heureusement, YSAYE disait du domestique : “Ci là ! dji l’âreu bin strôné !” [“Celui-là, je l’aurais volontiers étranglé”]

La bonté d’Eugène YSAYE conférait à son logis, une atmosphère toute spéciale. Sa maison était ce qu’on appelle à Liège, li mohonne dè Bon Dju [La maison du Bon Dieu], ouverte à tout qui frappait à la porte.

Guillaume LEKEU écrivait à sa mère :

YSAYE est parti ce matin pour Bruxelles, où j’irai le voir à la fin du mois … Il ne veut pas que je descende à l’hôtel, ma chambre, chez lui, m’attend perpétuellement, paraît-il. Je ne parviendrai jamais, certainement, à m’acquitter envers YSAYE de toutes les marques d’affection qu’il me prodigue.

(Extrait de “Guillaume LEKEU” par M. LORRAIN)

Cette hospitalité qu’YSAYE accordait sans compter à tous ses amis mettait son entourage dans des situations inextricables. Plus d’une fois, des invités durent se contenter d’un fauteuil, car toutes les chambres étaient occupées ! Sa villa du Zoute, La Chanterelle, était le théâtre de scènes baroques qui justifient l’expression qui vient sous la plume de LEKEU : “J’ai passé la soirée chez YSAYE en compagnie de Madame et de son frère Théo. Quels êtres extravagants mais si profondément artistes.

Mon père, qui était en vacances à Knocke faisait du quatuor avec YSAYE à La Chanterelle. Il lui demande un jour :

– Mais qui est ce bonhomme là ? Voilà huit jours qu’il nous écoute (un petit public d’amis et de commensaux écoutaient le travail du Maître).
– Celui-là ? C’est un ami. Il loge ici.
– Tiens ! et comment s’appelle-t-il ?
– Ah! valet! Çoula, djè nè sé rin! [Ah, mon garçon, cela, je n’en sais rien].

La Villa du Zoute était le rendez-vous estival, de tous les artistes de passage à la côte belge. Pablo CASALS, Georges ENESCO, Joseph SZIGETI, Arthur RUBINSTEIN, Alfred CORTOT, Yves NAT, Jacques THIBAUD, et combien d’autres encore ! y vinrent et payèrent comme tous les visiteurs, le tribut à la musique. Infatigable, malgré son âge, YSAYE travaillait le violon le matin avec ses élèves, faisait une courte promenade l’après-midi, puis étudiait une nouvelle oeuvre, et, le soir, on exécutait des quatuors et des quintettes. La soirée se prolongeait très tard.

Parfois, cependant, l’un ou l’autre des partenaires était insuffisant. YSAYE, entravé, ne supportant pas d’entendre mal jouer les œuvres qu’il préférait et, d’autre part, ne voulant pas faire affront à un jeune musicien, se déclarait fatigué et proposait une partie de whist.

Le whist était plus qu’un jeu pour lui. Il lui arrivait d’entrer dans des colères folles, lorsque son partenaire commettait une bévue.

Ces colères, aussi fugaces que violentes, car il ne savait garder rancune à personne, YSAYE les avait encore en une autre circonstance. Fervent amateur de Bourgogne, il ne supportait pas que le moindre choc fût donné à la bouteille pendant le débouchage. Il suivait l’opération avec l’angoisse du gourmet qui craint le sacrilège du bouchon cassé. Un jour qu’un violoncelliste liégeois venait de commettre ce crime affreux, YSAYE se laissant tomber dans son fauteuil avec un râle de colère étouffée, exhala douloureusement ces mots définitifs : “Il est âssi adreu di ses mains qu’on pourçai di s’cowe!” [Il est aussi adroit de ses mains qu’un cochon de sa queue].

YSAYE était toujours escorté de quelques élèves qui venaient recevoir du vieux Maître des leçons merveilleuses de technique et surtout d’interprétation.

M. François RASSE, Directeur du Conservatoire Royal de Liège, ancien élève d’YSAYE au Conservatoire Royal de Bruxelles, et dont YSAYE prisait fort les qualités de musicien et d’érudit, a bien voulu me documenter sur la partie technique de l’enseignement d’YSAYE. Tout nouvel élève, quel que fût son acquis, devait, avant tout, s’assimiler les gammes et arpèges doigtées par YSAYE. Non seulement les gammes simples, mais aussi celles en 3es, 4es, 6es, 8es et 10es. Aux changements de position, au lieu de déplacer rapidement toute la main, ainsi que le pratique l’école classique, YSAYE rassemblait les doigts et chassait celui qui tenait la note par celui qui devait jouer la note suivante. En un mot, au doigté par succession des classiques, il opposait un doigté par substitution. Ajoutons qu’il effectuait les changements de position sur les demi-tons. A cela se joignait un travail spécial du pouce gauche dont YSAYE se servait comme d’un pivot immobile autour duquel se déplaçait la main dans certains traits rapides. Dans un changement de position où toute la main devait se déplacer, le pouce précédait les autres doigts et formait, si je puis dire, une base avancée de la nouvelle position. YSAYE possédait une extraordinaire souplesse du pouce gauche. Grâce à cela, il exécutait des traits qui, d’ordinaire, exigent le déplacement total de la main, sans changer le pouce de place, ce qui lui donnait une extraordinaire vélocité et lui permettait d’obtenir une justesse impeccable.

Au point de vue de l’archet, YSAYE se montrait tout aussi exigeant. Non seulement il ne voulait pas qu’on entende le passage d’une corde à l’autre, mais il n’acceptait même pas qu’on le voie. Et pour donner l’illusion complète à l’œil et à l’oreille, il faisait décrire à l’archet un arc de cercle continu de la quatrième à la première corde. Il avait d’ailleurs composé une série d’exercices (doigts et archet combinés) à ce sujet. Ce travail de l’archet, joint à des doigtés très personnels, parfois peu orthodoxes du point de vue classique, mais toujours essentiellement pratiques et violonistiques, conféraient à YSAYE une ampleur de sonorité et un soutenu dans le phrasé qui l’ont rendu inégalable.

Comme tous ceux qui ont connu YSAYE et que j’ai consultés pour établir les bases de mon étude, M. RASSE me recommanda vivement d’insister sur la grande bonté du Maître. Sa classe était une famille. YSAYE ne supportait pas les petites jalousies courantes entre artistes. Il entrait dans une formidable colère s’il surprenait un de ses élèves à dénigrer un camarade.

Nul ne l’entendit jamais médire d’aucun artiste. Respectueux et reconnaissant envers ses anciens maîtres, il entendait que chacun respectât ses professeurs. Un jour un jeune violoniste belge lui demande de l’entendre et de bien vouloir l’accepter comme élève. Après l’audition, YSAYE critique doucement les défauts, assez nombreux, du jeune artiste. Celui-ci d’accabler aussitôt son ancien maître de vifs reproches, voyant en lui la cause de ses travers.

– Qui était votre professeur? demande YSAYE, fâché d’entendre les diatribes du jeune homme.
– M. THOMSON.
– Il est difficile de ne rien apprendre avec un Maître comme THOMSON, Monsieur, et s’il ne vous a pas plu, je vous plairai encore moins.

Remarquons qu’YSAYE et THOMSON, camarades de classe du Conservatoire de Liège, étaient rivaux directs en tant que virtuoses.

Ainsi que je le disais plus haut, l’enseignement d’YSAYE était avant tout artistique. Chaque oeuvre recevait les doigtés et coups d’archet qui lui convenaient et que les élèves reproduisaient soigneusement, mais la leçon était une leçon d’interprétation.

YSAYE accompagnait son élève au piano ou, lorsqu’il était bien disposé, au violon. Alors, c’était un émerveillement. Sous ses doigts, le violon sonnait comme un orchestre. Le chant joué par l’élève était si pleinement soutenu par l’accompagnateur que l’auditeur non averti n’aurait pu dire lequel, du maître ou de l’élève jouait la partie principale. Chacune de ces improvisations qu’YSAYE brodait sur l’accompagnement écrit par le compositeur intensifiait l’expression de la mélodie et lui en faisait dire plus que son auteur n’avait rêvé qu’elle dit. YSAYE n’a jamais voulu écrire ces accompagnements.

]’ai eu le bonheur d’entendre une de ces inoubliables improvisations, peut-être la dernière du Maître. YSAYE dînait à Liège, et j’étais parmi les convives de cette réunion tout à fait intime. Son dernier élève, M. Remo BOLOGNINI, jeune violoniste américain de très grand talent, joua d’abord un caprice de PAGANINI. Puis le Maître voulant remercier ses hôtes, accompagna M. BOLOGNINI dans le 4e concerto de VIEUXTEMPS.

L’archet, qui était celui d’un vieillard pendant les quelques premières mesures – YSAYE avait à ce moment soixante-douze ans – s’affermit immédiatement et le prodigieux virtuose, retrouvant pour quelques instants toute la puissance de sa jeunesse, redevenu ardent et fougueux, accompagna son digne élève comme jadis VIEUXTEMPS l’avait accompagné lui-même.

L’Adagio du Concerto nous surprit tous les yeux pleins de larmes, et le Finale nous laissa écrasés devant le brio et la puissance du Maître. La dernière note s’était tue depuis longtemps qu’aucun d’entre nous n’osait bouger, de peur de rompre l’enchantement terrible et merveilleux qui nous étreignait encore.

Cet homme unique, qui interprétait les œuvres les plus savantes, les plus intellectuelles, les plus raffinées avec une compréhension extraordinaire, n’avait même pas fait une école primaire. Quand il était enfant, l’enseignement n’était pas obligatoire, et Nicolas YSAYE estimait préférable pour son fils, l’étude du violon à celle de l’arithmétique ou du français.

Personne n’a pu me dire comment Eugène YSAYE apprit les rudiments de la lecture et de l’écriture. Mais une chose est évidente, c’est que, arrivé à l’âge d’homme, YSAYE discourait en un français impeccable avec une facilité que lui enviaient maints orateurs, écrivait admirablement sa langue, de même que l’anglais et l’allemand, et parlait assez couramment l’italien et le russe.

A ce point de vue, YSAYE fut, dans toute la force du terme, un autodidacte. Il se forma en voyageant en compagnie de livres, de dictionnaires, de grammaires. Quatre auteurs eurent sur son esprit, sur son art même, une influence indubitable. Tout d’abord, Jean-Jacques ROUSSEAU. YSAYE trouvait en lui-même la justification de la formule qui est à la base de l’édifice rousseauiste : l’homme naît bon. Cette affirmation, YSAYE l’adopta, avec toutes ses conséquences, parce qu’il ne pouvait croire à la jalousie, à l’envie, à la méchanceté des autres hommes.

La bibliothèque d’YSAYE renfermait aussi les traductions des auteurs grecs et latins. Sa lecture favorite, dans ce domaine, était les Commentaires de la Guerre des Gaules, de Jules César.

Ce souci d’étendre ses connaissances vers le domaine littéraire antique évoque l’aspect classique du caractère d’YSAYE. Il est étonnant de voir quel fonds de classicisme pur possède ce virtuose romantique. Au point de vue musical, il faut sans doute y voir les influences de VIEUTEMPS et de RUBINSTEIN, dont la musicalité était extrêmement raffinée. YSAYE entretint et développa le germe qu’ils avaient déposé en lui. Ses lectures classiques lui donnèrent une tournure d’esprit qui tempéra les élans de sa nature impétueuse dans ce qu’ils auraient pu avoir d’excessifs ; elles remplirent le rôle des barrages de notre Meuse, qui régularisent son débit sans jamais l’amoindrir, mais au contraire, l’ennoblissent et font d’elle un fleuve puissant.

Cependant la nature romantique et ardente d’YSAYE trouve sa correspondante dans les œuvres d’Honoré de BALZAC. YSAYE et BALZAC ont en commun la bonté, la puissance, la verve, la vie intense. BALZAC, d’inspiration romantique, par l’exubérance de sa Comédie humaine, est réaliste par la vérité de ses personnages et de ses décors. Ce mélange de romantisme et de réalisme, nous le retrouvons chez les Wallons, mais avec une pointe d’ironie et une sentimentalité plus délicate, qui en font une race à part, dont les artistes sont personnels, sinon toujours dans leur technique, du moins dans leurs sentiments.

Cet esprit, YSAYE le possédait et l’aimait par dessus tout et si BALZAC lui apparaissait comme le Dieu de la littérature, les auteurs wallons, dont les vers et la prose occupaient une large place dans sa bibliothèque, étaient plus près de son cœur. YSAYE écrivait un jour :

Vous savez combien j’aime et je cultive notre bonne vieille langue si mordante, si gouailleuse et si gaie, comme rend gai le bon vieux vin !

Et ailleurs encore :

Liège, le sol natal, les rives fleuries, notre bon vieux patois, pour moi, c’est l’pan dè bon diu [Le pain du Bon Dieu, poème en dialecte liégeois de Henri Simon, traduit en français par J. Haust aux éditions La vie wallonne, Liège)] que SIMON chante si bien!. .. C’est ce pain là qui nourrit mes souvenirs, mon esprit et mon cœur.

Cet attachement au terroir se traduit sans cesse dans ses lettres, par ses réflexions pittoresques dites en patois, par ses enthousiasmes pour les artistes de chez nous, par son affection agissante envers eux, et enfin, par ses interprétations et ses compositions.

CHAPITRE TROISIEME

L’Artiste et le Compositeur
Les interprétations d’YSAYE

Est-il possible d’analyser quand on est emporté par un remous sentimental qui livre l’auditeur à l’artiste ? YSAYE envoûtait son public. A qui plus qu’à lui pourraient s’appliquer ces paroles de Camille MAUCLAIR parlant du ‘prestige du virtuose‘ :

Cependant, il se tient, seul et libre au devant d’une foule, il obtient une qualité inconnue de silence, une obéissance passive dont l’instantanéité est saisissante. Nul être qui n’attende de lui le rythme de son cœur : il en réglera les battements, et son geste commandera les organismes. Il crée l’angoisse et le ravissement. Il décrète l’amour et la peine, et de tels droits lui sont acquis sans conteste. Des centaines de créatures s’en remettent à lui du soin de leur émotion. Il est le prince, l’amant, le mage et le prêtre. Il ordonne, il caresse, il soumet, il conseille tour à tour. Cependant, perdu dans son rêve, il est immensément isolé, et il sait qu’il règne, mais ne semble pas le savoir.

Camille MAUCLAIR, La Religion de la Musique

Eugène Ysaye photographié par Alban (1930) © José Quitin

YSAYE ne soumettait pas seulement son public : il soumettait aussi les compositeurs. Une fois leur oeuvre entre ses mains, il en faisait sa chose. Il bouleversait les idées de l’auteur et lui imposait ses géniales conceptions. Et l’auteur découvrait à son oeuvre des beautés ignorées, et il admirait l’interprète qui lisait en lui mieux qu’il ne l’avait fait lui-même.

Tous composaient pour YSAYE. CHAUSSON lui écrit que son Poème et son Quatuor sont faits pour lui. Il ajoute même : “DEBUSSY écrit pour toi un Concerto. Je ne le connais pas et ne veux pas le connaître maintenant.” Je ne pense pas que CHAUSSON, qui achevait son Poème à cette époque, craignit de subir les influences de DEBUSSY. Je crois plutôt qu’il préférait avoir la révélation du concerto en question par YSAYE lui-même. Malheureusement, cette oeuvre avorta et fut jetée au panier par DEBUSSY.

Avant d’étudier le Compositeur Eugène YSAYE, il me semble opportun de souligner les deux tendances apparemment contradictoires qui se font jour déjà chez le virtuose. YSAYE est un Artiste avant tout. Ses capacités techniques sont mises au service de la musique. Mais il ne peut nier qu’il est élève de WIENIAWSKY et de VIEUXTEMPS, deux Virtuoses du violon. Aussi, le voyons-nous, dans sa jeunesse, accorder au violon une place prépondérante, et parmi les instruments, et dans la musique elle-même. Armand PARENT écrit : “A cette époque lointaine (1885), la musique pour YSAYE, c’était le violon, la musique à son service. Le violon était le roi de la musique, c’en était touchant.

La maturité aidant, YSAYE atténua cette conception un peu simpliste, mais jamais au point de négliger si peu que ce soit, l’importance du violon, ni la connaissance approfondie de sa technique. Il exigeait de ses élèves une technique accomplie, disant, avec raison, qu’elle seule permet au virtuose de se donner entièrement à l’interprétation des œuvres jouées. YSAYE reprocha toujours aux écoles belge et française de minimiser le côté purement instrumental au profit du côté artistique, comme à l’école allemande de verser dans le travers opposé.

Cette conception d’YSAYE touchant le rôle et les capacités d’un interprète, nous la retrouvons toute entière dans sa musique. En effet, YSAYE écrit pour et par le violon comme il disait parfois. Si nous exceptons deux œuvres pour le violoncelle et son opéra, toutes ses compositions sont écrites pour son instrument favori.

Que trouvons-nous dans les œuvres d’Eugène YSAYE ? D’abord, de la Musique. – Une musique fluide, mélodieuse, qui sonne bien, quoique toujours un peu grisaille au début du morceau. Comme ces brouillards qui couvrent la Meuse le matin et que le soleil déchire, ainsi la nature artistique et intime d’YSAYE s’épanche dans sa musique avec une tendresse souvent mélancolique, voilée par une sorte de pudeur, que traduit l’accompagnement du quatuor à cordes. Mais, peu à peu, la nature fougueuse du Maître se manifeste. Sa musique gronde, grandit, s’accélère, s’enfle, sonne, éclate enfin en un cri passionné qui laisse l’auditeur haletant après cette course vers l’Idéal.

Puis, le calme revient. La fureur des sentiments exacerbés fait place à un apaisement profond, mais où l’âme du compositeur est toujours vibrante, toujours prête à s’élancer de nouveau à la conquête du Beau.

Parcourons l’oeuvre d’Eugène YSAYE. J’y marquerai quatre groupes qui correspondent à ses conceptions artistiques et intellectuelles :

  1. Les œuvres purement sentimentales.
  2. Celles où le souci de joindre la virtuosité à la musicalité se fait jour.
  3. Les œuvres de technique pure.
  4. Son opéra, Piér li Houïeu.

Signalons que ce classement correspond à l’ordre chronologique des compositions. Nous voyons ainsi YSAYE évoluer vers la technique pure au violon en réaction contre l’abandon progressif de ce souci par les violonistes
au cours de ces dernières années.

La première partie, qui est la plus abondante, se compose d’une série de Poèmes pour un ou plusieurs instruments à cordes, avec accompagnement d’orchestre. Les caractères sentimentaux que je signalais tout à l’heure se manifestent pleinement dans ces œuvres dont le prototype est à mon avis, le poème pour orchestre à cordes sans basses intitulé Exil. Voici quelques titres qui suggèrent les sujets traités : Chant d’hiver, Scène au rouet, Extase, Méditation, Amitié, Poème élégiaque.

J’ai eu le bonheur de retrouver des commentaires d’Eugène YSAYE sur quelques-unes de ses œuvres. Ils furent donnés par le Maître à un concert à Liège en 1926. Il profitait de cette occasion pour développer les idées qui lui étaient chères touchant le rôle et les qualités du virtuose et les éléments qui doivent, selon lui, composer toute oeuvre instrumentale.

Méditation, poème pour violoncelle et orchestre à cordes.

Ecrire pour un instrument dont on ne joue pas m’a toujours semblé une chose impossible ; mais j’avais l’exemple de VIEUXTEMPS qui écrivit des concertos pour violoncelle qui décèlent une connaissance parfaite des ressources techniques de l’instrument. De plus, les HOLLMANN, HEKKING, GÉRARDY, SERVAIS, CASALS, POLLAIN, GAILLARD et d’autres m’ont initié de si près aux secrets de leurs basses que je n’eus guère de peine à faire sonner ce ténor de la corde. La Méditation est le développement d ‘une esquisse datant des temps lointains où GÉRARDY et moi nous parcourions, de concert, l’Amérique du Nord. Beaucoup plus tard, Fernand POLLAIN me tisonnant, je repris l’ébauche et achevai le tableau et on me permettra de dire que la Méditation, garnie de son vêtement orchestral, est l’une de mes machines pour laquelle j’ai une légère préférence. Je ne sais pourquoi, peut-être est-ce par les souvenirs qui se rattachent à l’époque de l’esquisse…

Le début de cette notice montre bien le souci qu’avait YSAYE d’écrire pour un instrument, c’est-à-dire de lui faire donner son maximum de sonorité et d’en exploiter le plus complètement possible les ressources techniques.

Chant d’hiver, pour violon et orchestre réduit.

Ce morceau fut conçu à une époque où l’âme de l’artiste est tourmentée par le doute, à l’un de ces moments où la conscience de n’être rien vous obsède et vous meurtrit ; alors c’est la tristesse, la mélancolie, le regret des jours sans souci de l’enfance au bord de la Meuse qu’on exhale en des mélodies plaintives et un peu frileuses. En lisant les beaux vers wallons de VRINDTS j’ai trouvé cette strophe qui rend bien la pensée qui s’agite dans le cours de ce Chant d’hiver qui, écrit avant l’admirable Poème d’Ernest CHAUSSON (de même que mon Poème élégiaque) éveille l’intérêt par la nouveauté de la forme.

To soule si plainde, tot soule choûler,
I nîve … et l’nivaye si ra poule
disconte les mohonnes : li vint hoûle …
… I m’sonle co même ôr li chanson
Di noste aiwe tot moussant d’zos l’glèce.

J. VRINDTS, Poèmes wallons

[Tout semble se plaindre, tout semble pleurer, / Il neige … et la neige se blottit / Contre les maisons ; le vent gémit… / Il me semble même entendre encore la chanson / Du ruisseau glissant sous la glace]

On peut rattacher à ces œuvres le trio de concert pour deux violons, alto et orchestre à cordes et le poème Amitié pour deux violons et orchestre. On remarquera dans la notice d’YSAYE sur le Trio, la restriction qu’il apporta au côté technique par pur souci artistique, pour que l’oeuvre sonne bien, comme il dit.

Trio de concert, pour deux violons, alto et orchestre.

La guerre, si souvent improductive de choses d’art fut le contraire pour moi : une grande partie des œuvres du programme d’aujourd’hui date des années de la terrible épreuve que l’Europe a subie. Ce Trio fait partie du travail qui fut mon oasis pendant la tourmente, car le musicien n’a pas d’exil, il emporte avec lui l’élément consolateur : l’Art, et nulle puissance ne peut détruire ce refuge de la pensée, du cœur. Je voulais écrire ; j’écrivais un Duo pour deux violons pour jouer avec notre vénérée souveraine la Reine ELISABETH lorsque, sur le point d’achever, je m’aperçus que la partie technique manquait de sens poétique et que, loin d’être une récréation, ce duo devenait un travail des plus ardus. Je renonçai à ma première idée et je transformai le morceau pour trois instruments au lieu de deux. C’est ainsi que cette composition de forme plutôt classique fut jouée à Londres en 1916-17 par MM. DEFAUW, TERTIS et moi-même. Cela sonne bien et, dès l’état de duo, je n’en voulais pas davantage.

Amitié, Poème pour deux violons et orchestre.

C’est encore l’idée du Duo, mais ici la pensée est libre, et on la laissera s’égarer dans le vaste champ des heureux et doux souvenirs combien variés ! d’une amitié pure qui a bientôt cinquante ans d’âge et dont les sentiments, meilleurs, plus sûrs, moins fragiles que ceux de l’amour sont chez moi et chez celui à qui l’oeuvre est dédiée, indestructibles.

YSAYE fait allusion ici à Théodore LINDENLAUB, critique musical du journal Le Temps, qui fut le conseiller et le guide du virtuose dans maintes occasions.

Le Poème Nocturne fait transition entre ces œuvres purement sentimentales et celles où se manifeste le souci d’allier la virtuosité à la musicalité. La notice d’YSAYE sur ce poème montre, de plus, sa constante recherche de l’originalité, qui se traduit ici par la réunion du violon et du violoncelle.

Poème nocturne, pour violon, violoncelle et orchestre à cordes.

A part le Concerto de BRAHMS, un duo original de VIEUXTEMPS, la Muse et le Poète de SAINT-SAËNS, et quelques arrangements sur des opéras célèbres, je ne connais pas d’œuvres importantes pour violon, violoncelle et orchestre. Cette lacune dans le répertoire des solistes m’a tenté, et c’est au cours des dernières tournées que je fis en Amérique que j’ai conçu le plan de cette oeuvre.

En général, la forme Poème m’a toujours attiré, elle est plus favorable à l’émotion, elle n’est astreinte à aucune de ces restrictions qu’oblige la forme consacrée du Concerto ; elle peut être dramatique et lyrique, elle est par essence romantique et impressionniste ; elle pleure et chante, elle est ombre et lumière et de prisme changeant ; elle est libre et n’a besoin que de son titre pour guider le compositeur, lui faire peindre des sentiments, des images de l’abstrait sans canevas littéraire ; c’est, en un mot, le tableau peint sans modèle.

Le Poème est, je le pense, un progrès dans mon écriture musicale; il doit marquer chez moi une étape décisive dans l’essai, dans la recherche tenace, la volonté d’associer l’intérêt musical à celui de la grande virtuosité de la vraie virtuosité, trop négligée, je le répète, depuis les maîtres du violon, depuis que les instrumentistes n’osent plus écrire et abandonnent ce soin à ceux qui ignorent les ressources, les secrets du métier.

J’ai laissé volontairement de côté les Harmonies du Soir pour quatuor solo et accompagnement d’orchestre d’archets. En effet, cette oeuvre qui, par l’inspiration et la forme, se rattache à la série des Poèmes, montre un autre souci du compositeur : la recherche des combinaisons originales d’instruments ou de groupes d’instruments dans le but d’enrichir les sonorités. Remarquons à ce sujet la conception hardie de Exil, écrit pour un orchestre de violons et d’altos. Cette oeuvre audacieuse, dont l’équilibre est parfait, est tout à fait originale et le succès qu’elle remporte au concert en dit assez sur ses qualités. Écoutons ce qu’YSAYE disait des Harmonies du Soir.

Les Harmonies du Soir, pour quatuor solo et orchestre d’archets, op. 31.

Cette composition est ma dernière production. Cette combinaison du quatuor solo avec accompagnement d’orchestre de cordes est, je crois, toute nouvelle, et je n’en connais pas d’autre exemple. Ce morceau fut joué pour la première fois au Palais de Laeken dans un concert consacré à mes œuvres et notre gracieuse Souveraine en est la Marraine.

L’idée maîtresse est toute lamartinienne, de pensée rêveuse. Deux thèmes qui à la fin se juxtaposent, en forment la trame ; la forme est graduelle et, comme dans la plupart de mes œuvres, elle fait place à la douceur qui achève l’oeuvre en retournant au sens méditatif et rêveur.

Cette dernière phrase, qui nous donne le schéma de tous les Poèmes d’YSAYE, définit l’aspect sentimental des œuvres de l’artiste. Avant d’examiner la seconde partie de son oeuvre qui consacre l’union de la virtuosité et de la pensée musicale, signalons des mélodies telles que Lointain passé, Les neiges d’antan, Berceuse, Rêve d’enfant, qui s’apparentent plus ou moins à l’une ou l’autre inclination d’YSAYE.

Mais d’autres œuvres apparaissent qui sont écrites dans le but de relever le niveau de la virtuosité instrumentale tout en y alliant les beautés de la pensée musicale. Je citerai la Fantaisie et le Divertimento, tous deux pour violon et orchestre.

Divertimento, pour violon principal et orchestre.

Déjà à remarquer le titre, on saura que le rôle de l’orchestre n’est pas celui d’un simple accompagnement et que la polyphonie, autant que les conquêtes de l’harmonie moderne s’y insèrent. L’oeuvre doit donner l’impression d’une chose qui marche mesurément, alla marcia. La forme est progressive et d’un seul mouvement, sans arrêt. Le violon se divertit, semble livrer son humeur à l’improvisation. Il n’y a là, pour ainsi dire, aucun thème régulier, le sens est mélodique (sans l’astreindre à des césures, à des périodes) et la technique elle-même du violon est essentiellement chantante.

Le but – s’il y en eut un – fut d’intéresser l’auditeur par une corrélation intime, un équilibre constant entre l’action de la virtuosité et le rôle orchestral. L’auteur s’efforce de redonner au travail purement instrumental, un renouveau d’intérêt, une puissance d’attraction trop négligés, un peu perdus depuis PAGANINI, VIEUXTEMPS et WIENIAWSKI.

Les violonistes ont abusé des compositions pianistiques, des choses qui subordonnent le verbe du violon au soi-disant intérêt symphonique. Le Divertimento doit nous ramener à une conception plus juste, plus claire et plus respectueuse du caractère, des ressources, du pouvoir de cet instrument idéal qu’est le violon.

Passons au troisième groupe des compositions d’YSAYE : les œuvres de virtuosité pure.

Nous trouvons ici un mouvement violonistique qui, par ses proportions fait songer à celui de Jean-Sébastien BACH. Mais alors que chez BACH les difficultés techniques résultent de la polyphonie et des formes savantes qu’il emploie pour écrire de la musique, chez YSAYE, au contraire, les difficultés techniques sont le but et, chose étonnante, il en résulte une musique originale et forte.

De nos jours, ce parti d’accumuler des difficultés uniquement pour le plaisir de les résoudre est passé de mode. Le public exige la romance qui le chatouille agréablement et, en fait de virtuosité, il n’apprécie guère que la vélocité. Faut-il voir dans les goûts actuels le résultat, transposé dans la musique instrumentale, des libertés que DEBUSSY a innovées en composition ? Le rejet des règles et des contraintes a conduit en droite ligne au laisser-aller, générateur d’une désolante pauvreté d’inspiration. Un phénomène parallèle a-t-il lieu pour les virtuoses ?

Quoiqu’il en soit, on ne peut faire grief à YSAYE d’avoir édifié son recueil de sonates sur cette conception, si l’on considère que la majeure partie de son oeuvre est avant tout sentimentale et poétique. YSAYE écrivait ses sonates au lit, le soir, sans avoir d’instrument près de lui. Le lendemain, il les jouait, et c’est à peine si une retouche était nécessaire par-ci, par-là.

Chaque sonate est dédiée à un virtuose contemporain et est écrite pour lui. YSAYE avait recherché les qualités maîtresses de chacun d’eux et avait écrit une oeuvre qui devait mettre en valeur les dons techniques, rythmiques et artistiques particuliers à Jacques THIBAUD, Fritz KREISLER, Georges ENESCO, Manuel QUIROGA, Mathieu CRICKBOOM et Joseph SZIGETI.

Remarquons que la dénomination Sonate accordée à ces œuvres doit être prise dans le sens primitif. Au XVIIe siècle, Suonata signifiait pièce sonore. Les italiens appelaient ainsi, à l’origine de la musique instrumentale indépendante, tout morceau écrit pour des instruments à archets ou à vent.

Parcourons rapidement ces sonates :

  • A Joseph SZIGETI, un Grave, Fugato, Allegretto poco Scherzoso et Finale con brio où les doubles-notes abondent et donnent à l’oeuvre un caractère orchestral.
  • A Jacques THIBAUD une sonate d’inspiration romantique dont les parties s’intitulent : Obsession, Malinconia, Danse des Ombres, Les Furies. Ici, la technique est plutôt dans l’archet.
  • La Danse des Ombres, constamment à deux voix, écrite dans le mouvement de la Sarabande du XVIIe siècle, est formée d’une série de variations sur le thème du Dies Irae, exposé intégralement à la fin de la Malinconia qui précède. Cette sonate est certainement la meilleure des six parce que, malgré lui dirais-je, YSAYE a laissé l’artiste dominer le virtuose. Peut-être, par renversement des rôles, a-t-il subi le prestige de Jacques THIBAUD, qui
    est, avant tout un artiste, comme jadis CHAUSSON, d’INDY, FRANCK avaient subi l’autorité du violoniste idéal : Eugène YSAYE.
  • La Sonate n°3, dédiée à Georges ENESCO, porte le titre de Ballade. Elle commence par un récitatif écrit sans barres de mesure. (YSAYE reprendra ce procédé d’écriture plus tard dans un choeur de son opéra). Au récitatif succèdent un Lento puis un Allegro con bravura dont le thème, un peu lourd et appuyé s’allège dans un emportement d’arpèges brisées, de traits en sixtes et en dixièmes qui amènent, après reprise du thème, une progression finale avec une pédale sur ré qui se termine par deux mesures tempo vivo d’accords arrachés au talon de l’archet.
  • La quatrième sonate, à Fritz KREISLER, est à base rythmique. Elle reprend les titres des sonates de BACH et aussi leur technique d’accords arpégés dans l’Allemande et la Sarabande. C’est toujours le style de BACH qui inspire, le Finale, où l’archet exécute tous les genres de détachés. Cette sonate fut imposée par voie de tirage au sort au 1er concours international Eugène YSAYE (Bruxelles 1937).
  • La cinquième, à son élève et ami Mathieu CRICKBOOM, comporte deux parties intitulées l’Aurore et la Danse rustique. Cette sonate évoque à maintes reprises la technique de PAGANINI par des effets de cordes pincées par les doigts de la main gauche et par les traits en doubles notes où quartes et sixtes se mêlent. La fin de la Danse est un véritable déchaînement violonistique dans lequel le mouvement va sans cesse accelerando.
  • La dernière sonate, dédiée à Manuel QUIROGA, ne comporte qu’une seule partie Allegro. Tout au long des sept pages de la partition, le violon subit un assaut frénétique. On se demande s’il est possible à un homme d’exécuter staccato ces traits en tierces, en dixièmes, de bondir de la quatrième à la première corde, de lancer ces gammes qui sillonnent l’oeuvre comme autant d’éclairs. Mais YSAYE connaissait les ressources du violon et celles de son élève, dont la technique étonnait le vieux Maître lui-même.

A côté de ce monument violonistique encore ignoré du public et malheureusement, de la plupart des violonistes, YSAYE préparait une Méthode de violon qui devait, par un entraînement rationnel et progressif, permettre d’aborder l’étude des sonates avec plus de facilité.

Une partie de ce travail dont on imagine aisément la haute valeur pédagogique était écrite, mais fut malheureusement égarée après la mort du Maître.

Le Dictionnaire de Musique de RIEMANN, inscrit parmi les œuvres d’YSAYE six concertos pour le violon. Il est vrai qu’YSAYE travailla assez longtemps à des concertos dont le nombre exact est huit. Mais il n’en fut jamais pleinement satisfait et ces œuvres sont restées inédites. J’ai retrouvé, sur la couverture du troisième concerto, propriété de M. Gabri YSAYE, les lignes suivantes écrites de la main du Maître :

3e Concerto – en Mi – Paris 1880. Ce concerto (1re partie seulement) fut joué à Stockholm, Hambourg 81-82. Il fut d’abord essayé à Spa en 80, en été, avec orchestre, partie solo jouée par M. CRICKBOOM. Je le reprends aujourd’hui après quarante-cinq ans d’oubli… J’y sens ma jeunesse pleine de fougue et d’expression. La tonalité et la forme font penser à MENDELSSOHN ! C’est un modèle qu’un jeune homme pouvait suivre.

Eugène YSAYE, 1928

La sonate en do mineur, pour violoncelle solo, est écrite dans le même esprit que les sonates de violon. Le style en est polyphonique à la manière des sonates de BACH. Elle est composée de quatre parties : grave, intermezzo, in modo di recitativo, Finale con brio. La première partie expose un thème noble et large, d’une gravité sombre. Mais la fin s’anime et la mélodie s’élève. La première partie s’achève dans un registre aigu, dans un sentiment plus clair quoique toujours en mineur. L’intermezzo est une pièce très bien venue. Je suis tenté d’y voir un grave personnage se mettre à danser. Mais sa danse trop correcte et lui-même guindé, d’où les hésitations traduites par des accords pizzicati à contretemps. La troisième partie nous replonge dans une atmosphère d’anxiété. Le violoncelle gronde sourdement sur la quatrième corde et laisse l’auditeur suspendu au point d’orgue final. La finale enchaîne brusquement. Le drame éclate soudain, le thème de la première partie réapparaît, dans un mouvement plus rapide, pour se perdre dans un tumulte de doubles-notes auxquelles des fragments chromatiques confèrent un caractère d’imploration. Mais le thème de la première partie revient pour conclure avec autorité et brutalité.

Par son esprit perpétuellement sombre et agité, par sa conception unitaire basée sur le thème initial, cette sonate prend une place à part dans l’oeuvre d’Eugène YSAYE. J’espère qu’elle prendra une place de choix dans le répertoire du violoncelle, car c’est une oeuvre vraiment belle, mais hérissée de terribles difficultés techniques.

Si nous voulons faire le point dans l’oeuvre instrumentale d’YSAYE, nous constaterons que, partout où il laisse chanter son cœur sans se préoccuper de la technique, il atteint à un lyrisme ample et généreux qui rend ses œuvres très attachantes et très belles.

Ce seront le Poème d’Hiver, Exil, Lointain passé et Rêve d’enfant, une miniature merveilleuse de fini et de délicatesse.

Par son inspiration romantique, le Divertimento fait accepter les passages de technique pure qu’il renferme. Pour ma part, je place au-dessus de tout cela la 2e sonate pour violon solo, où la technique et l’inspiration sont si intimement soudées pour concourir à l’expression de la pensée qu’elles forment un tout splendide qui fait étape dans la littérature du violon.

Signalons, pour terminer cet aperçu de l’oeuvre instrumentale d’Eugène YSAYE, de nombreuses transcriptions et arrangements d’œuvres anciennes et modernes. Citons entre-autres : l’Aria de BACH, un Aria de HAENDEL, une Sonate de Nicolo PASQUALI, l’Etude valse de SAINT-SAËNS, etc…

Il me reste à examiner la dernière oeuvre d’YSAYE, celle qui marque l’apogée de son ascension vers le Beau, celle où il mit tout son cœur de Wallon fervent, celle pour qui il usa ses dernières forces avec un enthousiasme juvénile : Piér li houïeu.

YSAYE commença son opéra en 1929, alors qu’il était âgé de soixante-onze ans. Entendons-le parler de son travail.

Bons et chers Amis,
Connaissez-vous une chose plus tyrannique, plus absorbante, plus exclusive qu’une partition, qu’une orchestration à écrire? Non ! Il n’y a pas au monde de femme plus jalouse, plus grognarde, plus pleurnicharde, plus chiourme et plus vindicative lorsqu’on tente de la quitter, ne fût-ce que pour un court moment.
Je suis pris dans cette galère, mes pauvres amis, et j’y rame comme un forçat !… C’est Piér li houïeu qui prétend que je l’habille de neuf ; il réclame tantôt du velours, tantôt du satin ; il lui faut du doux, du fort, du zéphir et du tonnerre tot al fèye [tout à la fois], et il ne se contente point de fleurs, de dentelles, d’arabesques, festons, astragales sonores, il veut des bijoux, de l’or et tous les trésors de Golconde ! Cela m’apprendra aussi à vouloir le faire chanter dans la seule langue que les Russes ignorent !
Mèlie, Piér et Jâck me harcèlent de leur exorbitante prétention; les chœurs me poursuivent comme le fut Oreste par les Euménides ! ils me forcent à chanter avec eux et, de mon organe de pintade en détresse, dji brai come on vai [je crie comme un veau].
Enfin, aujourd’hui, comme tous mes personnages sont partis à Flémalle-Grande pour lutter contre les Disciples [Les Disciples de Grétry, vieille et célèbre chorale liégeoise dont le destinataire de cette lettre, M. Jean Quitin, est directeur], je souffle un moment et je vous écris…

C’est tout YSAYE qui s’exprime dans ces phrases. C’est l’artiste emporté par son rêve et c’est le Wallon qui ne perd jamais sa bonne humeur gouailleuse, le sens inné du ridicule et de l’ironie amicale. Eugène YSAYE voulait être le promoteur d’un mouvement qui aurait donné naissance à un théâtre lyrique wallon.

Avant lui, Jean-Noël HAMAL, compositeur liégeois du XVIIIe siècle, avait écrit quatre opérettes dont la plus connue est Li voyièdje à Tchâfontaine [Le voyage à Chaudfontaine]. Plus près de nous, Sylvain DuPuis compose la musique de Coûr d’ognon [Coeur d’oignon]. Marcel BATTA, Joseph DUYSENX, DEFOSSEZ, Rose DEROUETTE, écrivent sur des livrets wallons. Aucun cependant, ne traite un sujet aussi dramatique que l’est Piér li houïeu qui, par son caractère et son ampleur scénique, reste une oeuvre profondément originale et intensément wallonne.

Le livret de l’opéra, entièrement de la main d’YSAYE, raconte un épisode d’une grève de mineurs. Piér a été choisi comme chef par ses compagnons. Afin de précipiter les événements, les ouvriers le poussent à déposer une bombe sous les fenêtres du patron. Cependant, Mèlie, épouse de Piér, croit que la grève n’est pas le seul motif des absences fréquentes de son mari. Jalouse, elle le suit alors qu’il va placer l’engin meurtrier.

Pour éviter un crime et sauver son mari elle tente d’éteindre la mèche, mais l’explosion se produit. Mortellement blessée, Mèlie est ramenée chez elle, et
la douleur de Piér et de Jâck, père de Mèlie, est poignante à voir. Avant de mourir Mèlie s’accuse de l’attentat. Piér, touché par le remords se fait moine.

Cet épisode des grèves, parfois sanglantes, qui marquèrent les débuts du socialisme en Belgique, est prétexte à l’étude de l’âme wallonne, tour à tour sentimentale, gaie, simple et avenante, puis farouche et aveuglément emportée par ses passions, devant la menace faite à sa liberté. Tous ces aspects sont brossés en des tableaux pleins de naturel. Des scènes émouvantes, habilement amenées, contrastent heureusement avec des épisodes populaires et joyeux.

Cependant, un grand défaut alourdit le livret. La scène finale où Mèlie est ramenée mourante, est introduite magistralement. Mais malheureusement un chœur de lamentations chanté par les femmes des houilleurs vient atténuer petit à petit, l’émotion qui étreignait le spectateur. Si bien que la décision surprenante de Piér, qui suit l’arrivée inattendue d’un moine, nous trouve parfaitement consolés de la mort de Mèlie.

Il y aurait eu grand avantage à laisser tomber le rideau sur la douleur de Piér et de Jâck. Dans ces conditions, l’émotion subsistait. L’auteur avait fait voir tout ce qu’il voulait montrer, et le sort de Piér, resté inconnu, n’aurait inquiété personne car, en réalité, ce n’est pas lui le héros : Piér n’est qu’un bras agissant ; Mèlie, elle, est l’âme même du drame.

Hormis cela, l’action est bien conduite, et les personnages sont infiniment sympathiques. L’âme tendre et passionnée de Mèlie, la dure volonté des tièsses di hoïe, la philosophie sereine du vieux Jâck et l’être impulsif de Piér sont magistralement peints. La progression des événements est bien soutenue. Le début est frais et joyeux ; une paskèye [chansonnette], un crâmignon [danse populaire chantée], une scène d’amour.

Bientôt viennent les doléances de Mèlie qui se plaint à son père des absences de Piér, une scène de jalousie orchestrée magnifiquement, nous introduisent au coeur du drame, lequel se déroulera suivant un rythme accéléré. La partition est pleine de verve et de coloris. L’ouverture, pièce symphonique de valeur, nous place d’emblée dans une atmosphère dramatique. YSAYE y utilise avec bonheur les thèmes du chant d’amour de Piér, du crâmignon Pov’mohe [Pauvre mouche], du chant des houilleurs qu’il
développe dans une fugue au dessin net et animé. Dans l’action, l’orchestre soutient les voix avec une sorte de ferveur ardente.

Une nouveauté hardie en matière d’écriture théâtrale est appliquée dans le choral du Serment des houilleurs. Durant neuf pages de partitions, il n’y a plus de barres de mesure. Cette rupture originale et audacieuse avec l’écriture mesurée confère à ce passage une solennité, une grandeur, une puissance qui conviennent particulièrement bien à l’idée exprimée.

Sans avoir ces hardiesses d’écriture, le duo d’amour et la douleur du père sont deux passages pathétiques, qui émeuvent vivement par leur sincérité.

La création de Piér li houïeu eut lieu à Liège en mars 1931. Eugène YSAYE, gravement malade, écoutait la radio-diffusion de son opéra dans la clinique du Docteur LARUELLE, à Bruxelles. Sa Majesté la Reine ELISABETH avait tenu à assister à cette première de l’oeuvre qui devait terminer la carrière du Maître.

M. François GAILLARD, Directeur et chef d’orchestre du théâtre, assuma la lourde tâche de la mise au point de l’exécution. Les interprètes étaient Mme Yvonne YSAYE, petite cousine du compositeur, MM. Alfred LEGRAND et Jacques JENOTTE, de l’Opéra-Comique de Paris. Le spectacle était précédé d’un concert d’œuvres d’Eugène YSAYE, où l’on entendit MM. Gabri YSAYE, Remo BOLOGNINI, Rodolphe SOIRON, Charles DONNAY et Hector CLOCKERS.

Lorsqu’on pense que Piér li houïeu, qui est la dernière composition d’YSAYE, ne porte que le numéro 35 au catalogue de ses œuvres, on ne peut que déplorer le fait qu’il ait commencé si tard à écrire pour le théâtre. Quels chefs d’oeuvre n’aurait-il pas produits si, à trente ans, il avait travaillé un peu plus pour lui et un peu moins pour les autres? Car cet homme de soixante-douze ans débutait dans la composition théâtrale. Toutes ses œuvres précédentes avaient été écrites pour instruments à cordes et orchestre. YSAYE abordait donc pour la première fois, le travail simultané du grand orchestre symphonique, des voix et des chœurs.

Certaines critiques ont visé une instrumentation parfois massive. Seule, une longue pratique de l’écriture symphonique permet d’éviter d’emblée ce défaut. Hélas ! le Maître ne devait plus vivre assez longtemps pour pouvoir réviser son oeuvre et corriger ces détails.

Epilogue.

Eugène YSAYE fut, dans toute l’acception du terme, un grand homme. Artiste unique, virtuose incomparable, compositeur puissant et inspiré, il fut encore et surtout un père pour tous les jeunes qui eurent recours à lui.

La Reine ELISABETH, qui fut de tous temps une véritable amie pour Eugène YSAYE, a voulu perpétuer le nom du Maître et sa bonté agissante en créant d’après les directives qu’il lui avait soumises dans plusieurs rapports, un Prix International Eugène YSAYE.

La première épreuve de ce prix réservé aux moins de trente ans, fut disputée à Bruxelles, à Pâques 1937. Le jury, composé des violonistes les plus en renom de différents pays d’Europe retint, en finale, douze concurrents. On assista à la victoire complète et incontestable de l’école russe, qui remporte les Ier (David OISTRAKH), 3e, 4e, 5e et 6e prix.

La raison de cette victoire russe a été formulée par M. OISTRAKH : “Ce concours montre que nous avons, en effet, des conditions exceptionnelles de travail qui nous assurent également des séries de victoires dans notre vie musicale à venir» (Le Soir, 3 avril 1937).

Cette constatation du premier classé est corroborée par M. Jacques THIBAUD, le grand violoniste français, au cours d’une interview qu’il accorda à M. DE GEYNST (La Meuse, 4 avril I937) : “L’année d·ernière déjà, lorsque j’ai été donner un concert à Moscou, les candidats au prix YSAYE se livraient à l’entraînement. A cette époque, tous, sous la conduite de maîtres éminents, travaillaient en vue de ce concours.”

Il ressort donc que la préparation de ces jeunes gens était poussée jusqu’au dernier point depuis très longtemps déjà. Comme le Prix YSAYE honore avant tout la technique, les concurrents russes eurent la partie belle. Mais sans aucun doute, les Belges voudront montrer qu’ils comptèrent parmi eux des maîtres du violon et ramèneront en Belgique le titre glorieux de Grand Prix International Eugène YSAYE.

Il m’est impossible, pour achever cette étude, de trouver des mots plus justes que ceux prononcés par le grand violoncelliste espagnol Pablo CASALS, reçu à la Maison d’Art de Bruxelles en 1935 : “Vous eûtes en Belgique, le meilleur, le plus sublime et génial chantre du violon que l’on ait jamais connu ;
il s’appelait Eugène YSAYE. N’oubliez jamais ce que vous devez à son nom, à son
oeuvre toujours vivante et à son impérissable mémoire.”

Liège, le 27 septembre 1937.                 JOSÉ QUITIN


Et dans la documenta :


[INFOS QUALITE] statut : publié et posté dans documenta | mode d’édition : transcription du PDF océrisé | source : QUITIN José, Eugène Ysaye. Etude biographique et critique  (Bruxelles, Bosworth & Co, 1938, épuisé)  | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : Bosworth & Co | remerciements à Patrick Thonart (collection privée)


Plus de musique ?

BILAL : Immortel ad vitam, le film (hors-série EPOK, 2004)

Temps de lecture : 29 minutes >

“En février 2003, Epok [magazine édité par la FNAC française] a demandé à Enki Bilal d’inaugurer Work in progress une rubrique de deux pages cédée à un artiste pour qu’il y raconte chaque mois, de sa genèse à sa première présentation publique, la conception d’une œuvre. Cheminement des idées, écriture du story-board, modalités de financement, galères techniques, choix des acteurs, des costumes, de la musique, du titre… Le réalisateur d’Immortel ad vitam s’est prêté au jeu à sa manière, mêlant l’image et le texte pour rendre compte d’un projet qui a absorbé l’essentiel de son énergie durant près de quatre ans. Ce livret est le fruit de cette expérience éditoriale : 36 pages d’aventure cinématographique et un poème de Charles Baudelaire.

wallonica.org a transcrit ici les textes du numéro spécial, hors publicité, ajouté des illustrations propres à cette page et déposé le PDF complet de la brochure (hors publicité) dans documenta.wallonica.org


Je veux retrouver mes amygdales

Enki Bilal

Sophie réfléchit, réfléchit, mais décidément elle ne voit pas. Des anecdotes sur le tournage d’immortel ad vitam, le film d’Enki Bilal dont elle est l’assistante de production depuis trois ans ? Une grosse colère, un fou rire, un caprice, une fâcherie ? Non, vraiment rien… Puis, elle traduit d’une phrase la difficulté à camper le caractère du réalisateur à travers les détails du quotidien : “Un matin, il est arrivé avec un manteau marron, marron foncé bien sûr. On lui a tous dit : Non, là, Enki, vraiment, c’est de la folie !» Enki Bilal est presque toujours vêtu de noir. Pendant la conception d’immortel, il portait un bonnet de la même couleur,”au début parce qu’il faisait froid, puis comme un fétiche“. Il était matinal, ponctuel, poli, carré, disponible, parlait peu, observait intensément. N’a jamais investi les plateaux avec sa bande ou réclamé des sushis à minuit. Pour tout accès de fièvre, Linda Hardy, l’actrice principale du film, évoque ce déjeuner où, après une matinée éprouvante, toute l’équipe racontait des histoires drôles un peu lestes : non seulement Bilal riait franchement, mais il en connaissait même quelques unes plutôt gratinées. Elle s’en étonne encore. Comment diriger une troupe d’une centaine de personnes sans esclandre, presque sans bruit ? “Comme il économise ses mots, on l’écoute“, dit Sophie Bernard. “Enki sait très exactement ce qu’il veut. Il contrôlait tout dans les moindres détails, mais il était attentif aux remarques“, ajoute un technicien. Têtu, orgueilleux, il a affiché tout au long du projet une humeur absolument égale. “Ma façon de survivre sous le poids de la charge“, commente-t-il. Serein, Bilal ? “Un jour, raconte l’un de ses assistants, l’un d’entre nous avouait être en analyse. Enki a dit qu’il n’en avait jamais fait, qu’en guise d’exutoire ses bandes dessinées et ses films lui suffisaient.” Effectivement. Son troisième long métrage raconte l’histoire d’amour d’un humain sortant d’une longue phase d’hibernation, d’une mutante et d’un dieu, dans un monde dominé par une dictature économique eugénique. Il y est question de clonage et de jeunisme, de corruption, de violence sociale, de résistance et de mondes parallèles. Le brun et le gris dominent, et l’on n’aimerait pas croiser dans la rue les personnages secondaires. Dans cet entretien, Enki Bilal dessine les contours de cet univers obsessionnel, si personnel.

EPOK. Immortel ad vitam est une adaptation de La Trilogie Nikopol. Pourquoi avoir choisi d’adapter un album ancien et non pas l’une de vos dernières bandes dessinées ?

Enki BILAL. Je n’ai pas eu l’impression de dépoussiérer un vieil album, mais plutôt de revisiter un univers qui est fondateur de mon travail graphique. C’est en effet dans cette trilogie qu’est né mon graphisme actuel, avec l’utilisation de la couleur directe, la texture et la matière prenant le pas sur le trait. Immortel est une adaptation volontairement très libre de la trilogie, à laquelle j’ai travaillé au départ avec l’écrivain de science-fiction Serge Lehman. On a déplacé l’action de Paris à New York pour créer d’emblée une rupture radicale avec la bande dessinée. Donc, changement de lieu, l’époque n’a pas d’importance, mais nous sommes forcément dans le futur qui, souvent, chez moi, se mélange au passé. J’aime les anachronismes, par pur plaisir graphique des décalages, mais aussi parce que la mémoire y prend toute sa place.

Pourquoi New York ?

C’est une ville magnifique, que j’adore, dans laquelle je me sens à l’aise. Je ne suis pas antiaméricain, et encore moins anti-new-yorkais. C’est aussi la tarte à la crème de la SF, alors allons-y… Assumons. Enfin, il me fallait une ville haute pour profiter des effets visuels de la 3D.

Vous avez, en revanche, conservé les personnages de la trilogie. Vous leur êtes attaché ?

Ils me tiennent à cœur. Le film se focalise sur trois d’entre eux : Nikopol, l’humain, Horus, le dieu tordu et ambitieux, et Jill. Pour elle, je me suis demandé si elle devait rester ce qu’elle était dans la bande dessinée, à savoir une journaliste envoyant des articles dans le passé. Au fil de l’écriture, elle a glissé dans la peau d’une femme non humaine, une extraterrestre en phase de mutation. Et, finalement, nous avons bâti une histoire un peu étrange, d’amour à trois.

Dans vos histoires, les hommes et les femmes ont toujours des caractères extrêmement typés.

J’aime que les hommes soient des anti-héros. J’aime que mes personnages masculins soient fragiles, manipulés, qu’ils aient souffert, mais pas trop, qu’il y ait en eux un peu de poésie, je ne mets pas en scène des redresseurs de torts, des supermen. Je crois que c’est culturel, une réaction aux super-héros américains, que je n’aime pas. On peut presque dire que ce sont des héros d’Europe de l’Est. Dans ma tête, inconsciemment, ils viennent toujours de l’Est : ils essaient de ne pas sombrer, de survivre dans un monde qui les manipule. Mes personnages féminins, eux, sont plus “fiables”, plus solides, quitte à paraître plus durs. Cela vient sans doute de la Jill aux cheveux bleus de l’album, mais aussi tout simplement de ma perception de la femme, mon admiration pour sa lucidité.

Nikopol aime Baudelaire… Vous aimez la poésie ?

La langue française est faite pour la poésie. Je me suis replongé dans Baudelaire à l’occasion de l’adaptation. J’ai retrouvé un vrai plaisir de lecture. Et je trouve très excitant, dans la version originale d’Immortel, en anglais, d’avoir en sous-titres du Baudelaire dans le texte.

Immortel parle de dictature, d’eugénisme, de mafias économiques… Pourquoi avoir mis en scène un univers si sombre ?

Parce que notre monde est ainsi. D’une certaine manière, c’est la seule partie réaliste du film. Ces thèmes sont récursifs dans tous mes travaux, que ce soit en bande dessinée ou dans mes deux premiers films, et ils correspondent à ma perception de notre civilisation: mais, avant tout, c’est une histoire d’amour sur fond de clonage, de corruption, de dictature médicale… J’ai toujours besoin d’un fond assez précis, qu’il soit politique, géopolitique ou idéologique pour raconter une histoire. Cette fois, j’ai décidé de remplacer la dictature idéologique classique, celle qui appartient à notre passé bipolaire, par une dictature économique et eugénique.

Ce monde-là est en paix.

C’est un leurre. Il n’y a pas de guerre, mais la ville a subi des mutations. La guerre, au XXe siècle, était le produit d’affrontements idéologiques. Bunker Palace Hôtel, mon premier film, évoquait ces luttes de pouvoir. Dans Immortel, le monde a changé : je ne crois plus aux guerres de pays à pays, aux bombardements massifs. Il y a une mutation vers le mafieux et les manipulations. C’est le propre de l’homme : manipuler et ne pas se laisser manipuler.

Est-ce une manière de réinterpréter l’histoire récente ?

Je crois que les grands groupes financiers ont déjà énormément d’intérêts dans les domaines de la science et de la médecine, deux marchés considérables. Le non-vieillissement est une véritable obsession de l’être humain : même si ce marché est aussi un leurre, il fonctionne très bien. Les produits qui concernent la prolongation de la vie sont une manne incroyable. Je suis parti de ce constat. Je ne peux être excité par un thème que s’il me permet de produire des images fortes. Le monde médical me fascine pour des raisons très personnelles : il me fait peur. J’ai été traumatisé quand j’étais gamin, vers l’âge de 7-8 ans, par une opération des amygdales sans anesthésie, à Belgrade. Je m’en souviendrai toute ma vie. le goût du sang, la douleur, la glace qu’il fallait manger juste après et qui m’a écœuré à vie des glaces.

On retrouve dons tout votre travail des corps abîmés, mutants. Cela a-t-il un lien avec cette fascination pour le monde médical ?

Cela fait partie de mes obsessions.

Oui, mais pourquoi les mutations vous obsèdent-elles ? Avez-vous d’autres obsessions ?

J’aimerais retrouver mes amygdales.

Avec Immortel, dont l’action se situe en 2095, cherchez-vous à donner votre vision du monde dans quatre-vingt-onze ans ?

Non, le film, rêve ou cauchemar, parle de nous, maintenant. C’est une méprise constante du public vis-à-vis des gens qui font de la prospective : on pense toujours qu’ils veulent donner leur vision du monde de demain. Ce n’est pas cela. C’est vrai que j’ai abordé la montée d’un intégrisme violent et éradicateur dans Le Sommeil du monstre, et dans ce cas, évidemment, cela correspondait à mes craintes pour le futur. Mais il y a énormément de choses que je mets dans mes histoires uniquement pour le plaisir, pour me promener dans l’imaginaire. C’est donc en partie, et seulement en partie, ma vision du futur : cela dit, j’aimerais pouvoir prédire que dans un futur proche une extraterrestre tombera amoureuse d’un humain qui aurait perdu une jambe en faisant une chute alors qu ‘il était en état d’hibernation, et que le tout serait manipulé par un dieu égyptien qui aurait une revanche à prendre…

Vous croyez aux extraterrestres ?

Bien sûr. La probabilité est plus qu’établie que l’Univers ne puisse pas ne pas être habité par d’autres formes de vie.

Et Dieu ? Vous parlez sans cesse de religion dans vos travaux. Vous croyez en Dieu ?

Non. Je parle beaucoup de religion dans mes travaux, car c’est une préoccupation essentielle des humains. Les religions ont toujours été un point d’achoppement, de violence, de haines, de rejet. C’est une aberration par rapport à ce que disent tous les monothéismes au départ : les textes sont purs, ceux qui les manipulent sont impurs. Cela me fascine. J’aurais pu recevoir une double éducation religieuse : catholique par ma mère, musulmane par mon père, mais ni l’un ni l’autre ne pratiquait. Et lorsque l’on n’a pas reçu d’éducation religieuse, venant d’un pays où les religions étaient maintenues sous le boisseau par le régime, l’arrivée en France est un choc : à 10 ans, cela m’a marqué. J’ai découvert le catholicisme comme partie intégrante de la société, y compris à l’école publique.

Brun, gris, bleu… Les couleurs du film restent très proches de celles de vos bandes dessinées. Vous sentez-vous obligé de les garder, comme marque de fabrique ?

Pas du tout. Ce sont mes couleurs. C’est mon goût, je ne me pose pas la question. Mon univers n’est pas si restrictif : il y a de la couleur dans mes images ! Pour moi, la couleur est un langage : le bleu, le rouge, le noir, le blanc disent des choses… Ils ont une fonction narrative. Les gens ont une vision monochrome, très grise de mon univers. Je n’y peux rien. Les couleurs arrivent par touches sur ces fonds monochromes et prennent ainsi un sens fort. Je ne me sens pas enfermé dans un genre. Je ne tiens absolument pas compte de ma notoriété pour m’enfermer, et enfermer mes lecteurs dans une reproduction de ce qui a fait mon succès. Au contraire, je me remets sans cesse en question, et cela se traduit par une forte évolution des graphismes et des textes dans mes albums.

Quand même, on imagine mal un univers joyeux naître dans votre imagination !

Mais si, il m’arrive d’imaginer des scènes joyeuses ! C’est vrai que je me vois mal passer une heure quarante dans un monde idyllique fabriqué par moi-même. Je préfère un univers dur, angoissant, et cinq minutes joyeuses à la fin. Attention ! Il ne faut pas me provoquer : je peux faire un film d’une heure quarante joyeux, mais alors les cinq dernières minutes, ce sera l’apocalypse.

D’où vous vient cette manie de scinder les villes en trois zones ?

Regardez Paris aujourd’hui ! Comme la plupart des grandes métropoles, elle est socialement découpée en trois classes : les privilégiés, ceux qui s’en sortent et les autres. Je ne fais que rendre distincts ces trois niveaux : le niveau trois, le plus élevé en altitude, était dans le scénario occupé par les exclus, car il était pollué. Plus on descendait vers le bas, plus la ville était assainie. Mais, pour installer ces trois ambiances, j’avais un problème : trop de matière pour un film d’une heure quarante-cinq. Il aurait fallu en faire un de trois heures, ce qui était impossible financièrement. Il a donc été nécessaire de dégraisser certaines choses. Non sans résister, j’ai fini par privilégier l’histoire des trois personnages principaux, le reste n’étant qu’effleuré, suggéré.

Ce manque de moyens financiers a-t-il beaucoup modifié votre projet initial ?

Dans un film utilisant des techniques virtuelles, le premier script doit être très précis, abouti. On sait qu’il sera difficile de trop modifier le projet. Les équipes de 3D commencent à travailler très tôt sur la modélisation des décors notamment : on ne peut pas changer un lieu, un décor en cours de route, alors que c’est quelque chose que je fais fréquemment en bande dessinée. L’actualité me fait modifier des scènes, rajouter des cases… La bande dessinée est libre, ce qui n’est pas le cas du cinéma. Mais l’élaboration du film a duré quatre ans. Le projet a nécessairement évolué ou cours de cette longue gestation ! Il y a eu des changements pour raisons techniques ou économiques : certaines scènes étaient lourdes, il a fallu les supprimer. Le fossé est grand entre l’écriture et l’objet final. On avance sans savoir exactement où l’on va. Il faut se concentrer sur ce que l’on veut dire, faire des choix, trancher et assumer. Il faut éviter la frustration ou alors la transformer en excitation, en énergie positive.

Y a-t-il des choses que vous auriez voulu voir dans le film et qui n’ont pas pu y figurer pour des raisons matérielles ou techniques ?

Ces moments-là sont rangés dans un coin de ma mémoire, soigneusement occultés. Je pourrais aller les rechercher, mais cela n’aurait pas grand intérêt puisque j’ai finalement le film que je voulais. Cette histoire à trois me plaît. Elle ne devait pas au départ avoir cette importance et elle s’est imposée. C’est une excellente surprise.

Êtes-vous un réalisateur très directif ?

Dans un film comme Immortel ad vitam, la direction d’acteurs est déjà définie dans les dialogues et le script. Il y a peu d’improvisation possible, et cela donne une assise aux personnages. À partir de là, dans ce cadre, après les répétitions et les mises en place, j’ai laissé aux acteurs le plus de liberté possible. Ça a très bien marché ! Je faisais rarement plus de six ou sept prises. Si l’acteur n’arrivait pas à jouer une scène, c’est généralement parce qu’elle n’était pas juste, il fallait alors la modifier.

Quel souvenir vous laisse la fabrication d’Immortel ad vitam ?

Je n’ai qu’une certitude : je suis parfaitement et totalement épuisé. Du premier jour à aujourd’hui, je n ‘ai pas cessé de travailler, de me battre contre les galères techniques, de mener plusieurs fronts, de tourner, de contrôler des images de synthèse… J’ai tout fait pour ne pas être dépassé, mais au fur et à mesure je découvrais la nasse dans laquelle je m’étais mis. Je n’ai pas eu le temps d’avoir des regrets, il fallait sans cesse trouver des solutions.

Est-il difficile d’affronter de nouveau le public et la critique quand on a connu comme vous deux échecs commerciaux avec ses précédents films ?

Il m’est parfois arrivé d’avoir eu le sentiment d’un ratage sur des histoires courtes, des couvertures d’album, des choses ponctuelles, mais ce n’était pas le cas pour mes films précédents. Je les assumais, même si l’on n’est jamais vraiment content de son propre travail. Quand je feuillette 32 décembre, par exemple, qui a pourtant eu un gros succès critique et en librairie [450.000 exemplaires vendus, NDLR], il y a au moins cinq ou six cases que je regarde en me disant que je n’aurais pas dû les faire comme cela. Je pensais donc avoir fait des films personnels, atypiques, avec des faiblesses et des erreurs mais aussi de belles choses. Entre le premier et le deuxième, j’avais beaucoup appris. Je crois que si ces films n’ont pas marché, c’est en partie parce qu’ils ont été mal distribués, ou qu ‘ils sont arrivés trop tôt, au mauvais moment. L’échec commercial est relativement facile à accepter. Ce qui est dur en revanche, c’est le rejet de la critique. Les films, devenus cultes au Japon, ont été totalement rejetés en France.

Pourquoi ?

C’est une règle qu’il faut admettre. Je n’ai plus envie de parler de ça… Je mets toute mon énergie et ma passion dans ce que je fais, c’est déjà énorme.

Avez-vous peur de l’échec d’Immortel ad Vitam ?

Pour l’instant, cela ne m’angoisse pas. Après l’échec de Tykho Moon, j’ai imaginé un projet de résistant, un film avec un tout petit budget, du bricolage, des copains… En même temps, j’attaquais 32 décembre. C’est alors que le Père Noël Charles Gassot a débarqué. Je lui ai fait remarquer que j’avais connu deux échecs, cela ne l’a pas découragé. C’est ça aussi un vrai producteur. Et nous voilà quatre ans plus tard.

Pourquoi se mettre en danger quand on a une reconnaissance telle que la vôtre dans l’univers de la bande dessinée ?

Cela me donne l’impression de vivre, d’avancer. Je n’aimerais pas me vautrer dans le confort de ma réussite d’auteur de bandes dessinées. Il se produirait inévitablement une dégradation de la qualité de mon travail, de mon engagement. En l’occurrence, j’avais envie de me prouver que l’on pouvait faire deux objets artistiques différents en partant d’un même socle. Et puis, le fait de passer d’un genre à l’autre me plaît. Le film me conduit à m’interroger sur mon style graphique, mon écriture. L’écriture cinématographique est précise, il faut beaucoup de temps pour être juste. Depuis, je suis devenu moins bavard dans mes dialogues de BD.

Iriez-vous jusqu’à la suppression du texte ?

J’ai toujours travaillé dans une logique éditoriale. Je m’exprime avec la technique d’un peintre, mais je n’ai encore jamais véritablement mené de travail de pur peintre. J’aime trop la narration.

Et une histoire sans images ?

Non, j’aime passer de l’un à l’autre. C’est peut-être pour cela que mes albums ressemblent de plus en plus à des romans graphiques.

Revenons à Immortel ad vitam. Charles Gassot disait au début : “On va exploser les Américains !” Et maintenant ?

Immortel n’est pas, mais alors pas du tout, une superproduction à effets spéciaux : il y a dans le film deux ou trois scènes de poursuite, d’action, mais c’est tout. On est beaucoup plus dans un film d’auteur, de créateur. Un film intimiste. Je suis allé voir Le Seigneur des anneaux III ; quand les Américains nous font une attaque avec monstres ailés, on ne peut pas lutter ! Il serait tout aussi idiot de vouloir rivaliser avec Matrix : cinq minutes de parlottes, dix minutes de castagne… Immortel ad vitam est un film à l’esprit européen qui utilise certains outils techniques américains. À l’arrivée, ce film, compact et cohérent, est plus à moi que je ne l’imaginais. Je me suis approprié l’outil, par la force des choses. Immortel est une histoire d’amour hybride, faite d’images 35 mm et d’images de synthèse. Il y a un parallélisme réel entre la forme et le fond.

A qui s’adresse le film ?

Je ne sais pas, aux gens qui seront touchés par une histoire qui nous dit des choses sur ce que l’on est, nous ! À tous ceux qui ont envie de se laisser embarquer dans quelque chose d’un peu atypique, de différent. Ce n’est pas un film de genre, même s’il sera classé “science-fiction”, ce qui ne me gêne pas. Si l’on avait demandé à Truffaut de répondre à la question : “Jules et Jim, c’est quoi le sujet ?” Il aurait répondu : “Il y a l’amour et ils sont trois.” Là, je peux dire la même chose : il y a l’amour et ils sont trois. Quatre avec Baudelaire.

Propos recueillis par Géraldine Foes


ISBN 9782203158450

Enki Bilal

Ça a commencé comme ça, au début de l’année 2000. Je suis dans mon atelier. Je travaille sur 32 décembre, mon prochain album. Charles Gassot me rend visite. Charles Gassot est un producteur de cinéma audacieux et curieux de tout. Nous nous connaissons depuis longtemps. En 1989, il avait donné l’ultime coup de pouce à Maurice Bernart pour produire mon premier long métrage, Bunker Palace Hôtel. La dernière fois que l’on s’était vus, c’était au Stade de France : France-Ukraine, match nul. Il tient entre ses mains mes dessins, mes peintures et dit : “Le moment est venu de faire bouger tout ça sur grand écran.” Je ne suis pas convaincu, l’animation ne convient pas à mon graphisme. Il dit: “Il ne s’agit pas d ‘animation. Il s’agit de 3D, d’images de synthèse. La technique a énormément évolué.” Je réponds : “C’est froid, c’est synthétique. Ou alors il faudrait y intégrer de vrais acteurs de chair.” Il me dit : “On est bien d’accord, on parle de la même chose. J’ai envie de tenter une expérience de ce type. Carte blanche, si tu le souhaites.” J’hésite pendant plusieurs jours sur cette notion luxueuse mais casse-gueule de carte blanche. Scénario original ou adaptation fidèle d’album existant ? Avec Pierre Christin [scénariste des premiers albums de Bilal], j’avais déjà vécu une aventure de ce genre. A la demande d’Ettore Scola, nous avions tenté d’adapter Les Phalanges de l’ordre noir. À l’arrivée, le minutage du script de Pierre dépassait quatre heures et demie. Le projet n’a jamais abouti. Je finis par choisir une solution intermédiaire. Puiser dans la matière de La Trilogie Nikopol et remodeler une histoire inédite autour de trois personnages emblématiques : Jill, Horus et Nikopol. Je pense à Serge Lehman, écrivain de SF que j’apprécie, qui connaît bien mon travail, mais dont l’œil sera forcément plus neuf que le mien. Il accepte d’être le détonateur du script. Le synopsis ne tarde pas. Le ping-pong entre lui et moi peut commencer.

Dans un film comme celui-là, le teaser [le produit d’appel, NDLR] a deux fonctions. Une fonction d’appel au financement (ce dont parle Charles Gassot) et une fonction de test purement technique. Il faut savoir que le véritable pari du film, sur le plan esthétique, est dans le métissage d’images d’origines différentes : images réelles d’acteurs et de certains éléments de décors (filmées en 35 mm) et images de synthèse d’autres personnages et de la plupart des décors (New York en 2095). Pour moi, évidemment, c’était aussi l’occasion de tester les aspects atypiques d’un tel tournage et de découvrir les équipes de Duran chargées de la 3D. Le résultat, sans être satisfaisant à 100 %, nous a largement convaincus que c’était jouable, à condition d’être un peu fous. Et on l’a été. Plutôt plus que pas assez…

Enki Bilal

Charles Gassot, le producteur

Moi, mon métier, c’est trouver des idées, mettre des gens en relation et accompagner des talents. Voilà comment les choses se sont passées pour Immortel ad vitam. D’un côté, il y avait Enki, un homme qui a élaboré au fil des ans un univers fascinant, troublant. C’est un vrai créateur. De l’autre, j’avais envie de monter un projet pour tirer parti du savoir-faire exceptionnel de certains studios français dans le domaine de l’image numérique en 3D. J’ai donc décidé d’organiser la rencontre entre ces deux mondes. Dès que j’ai eu en main les premiers éléments de Bilal, j’ai su que l’on tenait un projet exceptionnel. Mais il fallait trouver l’argent, beaucoup d’argent. Pour tourner une heure quarante-cinq en 3D, ce qui est sans précédent en Europe, nous avions besoin de 25 millions de dollars. Nous avons préparé un teaser de trois minutes, un produit d’appel destiné à être présenté à Cannes, en 2001. Dès la première image, l’univers d’Enki apparaît en grand écran, animé. C’est magique. Les Asiatiques ont immédiatement été intéressés. Ils ont aimé ce mariage entre la plus performante des technologies et l’univers très personnel d’un auteur. Immortel, c’est de la science-fiction dans un univers romantique, une histoire d’amour et des effets spéciaux inédits. On n’a pas vu de projet aussi original depuis Blade Runner. Je n’ai pas eu de difficultés pour rassembler les fonds. Pour moi, tout est nouveau . Il faut faire travailler des acteurs en chair et en os en leur demandant de jouer sur des fonds verts, sans personne en face. Il faut faire travailler des infographistes, qui sont des gens géniaux et fous furieux à la fois. Il faut faire en sorte que tout le monde garde son calme… Enki, maître de cérémonie, est extrêmement exigeant. Chacune de ses idées a des répercussions énormes. Tout cela représente un énorme travail de coordination, de circulation de l’information, de recadrage. Immortel, c’est quatre ans de travail, un gros enjeu et, évidemment, beaucoup de doutes. Faire un film, c’est douter. Tant que la copie n’ est pas en salle, on doute, on modifie, on améliore. C’est comme cela qu’une œuvre se crée.

Nous sommes quelques mois avant le 11 septembre 2001. Titanesque travail de modélisation de la pointe sud de Manhattan pour l’équipe déco de chez Duran. Où placer les éléments clés du New York du futur, où situer la pyramide volante des dieux égyptiens, où placer surtout l’emblématique building Eugenics, firme surpuissante aux activités médico-génétiques douteuses ? Où ? me demande-t-on. Je pointe du doigt les deux tours du World Trade Center : Là ! Deux, trois manipulations plus tard, les Twin Towers s’effacent de l’écran [sic]. Le building Eugenics surgit en leur lieu et place.

Jacquemin Piel, directeur des effets spéciaux

Duran est une entreprise spécialisée dans les effets spéciaux depuis longtemps. Nous nous sommes mis à la 3D en 1997, en animant notamment de nombreux clips. Avant de travailler avec Bilal, deux questions se sont posées : sommes-nous capables de retranscrire son univers graphique ? Sommes-nous capables de mélanger des acteurs réels à des personnages virtuels en 3D ? La réalisation du teaser nous a convaincus que c’était possible. Enki a alors dessiné des personnages, des têtes, des bouts de décors, des voitures, des costumes et, à partir de là, six graphistes designers ont développé son univers, aidés par une documentaliste et un architecte. Ils ont imaginé une représentation de New York en 2095 avec la circulation des hommes et des voitures. Pour les immeubles, sur la base de nos recherches, Enki a procédé à une sorte de casting de buildings. Nous avons imprimé les immeubles retenus et il a retravaillé au crayon. Puis, nous avons affiné la modélisation de chaque immeuble, passerelle… , dans le style graphique d’Enki. De même pour les personnages, il a fallu modéliser chaque acteur virtuel, définir son maquillage, sa coiffure, ses vêtements et, bien sûr, ses expressions faciales. C’est un travail titanesque, qui a commencé en 2001 et qui a mobilisé une cinquantaine de graphistes. Parallèlement à la modélisation, il fallait fabriquer avec Enki un story-board en 3D pour le tournage. Ce gigantesque brouillon est un outil indispensable pour découper les plans du film et concevoir la mise en scène. Pour cela, Duran a développé un outil maison capable de manipuler et de visualiser en 30 et en temps réel les acteurs dans leurs décors virtuels. Cela permet de valider le découpage de la fiction et de préparer le tournage avec les vrais acteurs ! Les comédiens tournant sur des fonds verts, face au vide, il faut pouvoir leur dire avec précision dans quelle direction ils doivent porter leurs regards, en face de quoi ils sont supposés se trouver… Lorsque l’on tourne en 35 mm, on ne peut pas changer les perspectives après coup. Quand ce story-board a été achevé, le tournage a pu commencer.

Jean-Pierre Fouillet, chef décorateur

Le travail de décoration a commencé de façon classique par la réalisation d’esquisses et de maquettes de l’ensemble des décors, seule une partie de ceux-ci devant être réellement fabriquée. Ce fut le cas de la fameuse salle de bains : elle existait dans la bande dessinée, puis a été réalisée en 3D, et nous l’avons construite pour de vrai. Immédiatement est apparue la difficulté qui nous a accompagnés tout au long des six mois de préparation des décors du film : les proportions d’un univers en 3D sont toujours un peu fausses, puisque le graphiste n’a pas les mêmes contraintes qu’un architecte. Lorsqu’il faut reproduire physiquement une image virtuelle, on a souvent des surprises : baignoire géante, échelle des matériaux. Parfois, comme pour la baignoire, cela donne un effet intéressant que l’on conserve. Mais nous avons souvent dû corriger les volumes ou les proportions : il fallait que le spectateur se situe dans un futur proche, qu’il n’ait pas le sentiment d’être projeté dans un monde totalement imaginaire. Nous avons donc beaucoup travaillé avec Enki et les graphistes de Duran pour harmoniser leurs images avec les décors. Nous avons dessiné les plans de tous les décors du film, même ceux que nous n’avons pas construits par la suite. Il fallait imaginer très précisément ce que nous voulions pour ne pas compliquer la tâche des studios Duran. Nous ne pouvions pas leur demander de refaire une pièce en 3D sous prétexte que tel meuble aurait été mieux à gauche qu’à droite. C’était la seule façon d’avoir une harmonie dans tout le film, d’éviter les ruptures dans les détails, les matériaux, les couleurs… Nous avons aussi conçu le mobilier, les objets et les accessoires, dont une partie a été fabriquée par une équipe de sculpteurs. Lorsque les décors intérieurs ont été prêts, nous les avons montés dans les studios d’Aubervilliers. Nous avons peu travaillé sur les décors extérieurs. Ils sont en 3D, à l’exception des éléments en contact avec les acteurs, comme les passerelles sur lesquelles ils circulent. Si la voiture de John a été fabriquée, la plupart des véhicules sont virtuels, notre travail ayant consisté à adapter à ces engins, des intérieurs réels dans lesquels les acteurs ont tourné.

Mimi Lempicka, créatrice de costumes

Sur ce film, la recherche des costumes a démarré avec les personnages virtuels. Il fallait trouver un équilibre entre leurs tenues et celles des personnages réels, tempérer certains costumes virtuels malgré le potentiel de la 3D et forcer certains costumes réels soit dans les formes, soit dans le choix des matériaux. Il était donc important, dès le départ, d’avoir une vision globale de tous les personnages du film. Comme base de travail, j’avais le scénario d’Enki, ses bandes dessinées, quelques têtes modélisées. Pour concevoir les formes, nous avons finalement opéré avec mon équipe comme si nous devions habiller de véritables acteurs : maquettes, réalisation du prototype et essayage sur un comédien en présence d’Enki et des infographistes de Duran prêts à évaluer et à absorber toutes les informations. Dans un deuxième temps, nous avons fait des propositions et des échantillonnages de matières à associer qu’il aurait souvent été compliqué ou très coûteux d’utiliser dans la réalité : chambre à air, peau veinée, galuchat…, tout en indiquant les degrés de patine et d’usure. Pour les personnages réels, le travail s’est poursuivi au moyen de documentations diverses, de recherche d’images et de photos, de réflexion sur le caractère et l’histoire de chacun, et bien sûr de nombreux dialogues avec le réalisateur. J’ai notamment puisé mon inspiration dans les photos d’August Sander et des images d’Albanais au début du siècle pour leur côté mystérieux et intemporel. Les costumes et les accessoires des personnages principaux ont tous été fabriqués pour respecter l’esprit du film, mais aussi pour répondre à certaines contraintes techniques (les cascades, par exemple). Enfin, les costumes des figurants ont été loués et composés en mélangeant les époques et les genres (civil et militaire).


Enki Bilal : Les personnages de mon film sont issus de La Trilogie Nikopol : Jill et Nikopol sont des personnages dessinés, devenus pour moi emblématiques. Il est assez rare qu’un metteur en scène fasse un film à partir d’éléments qu’il a déjà explorés dans un autre domaine. Inconsciemment, je savais que les acteurs qui devaient les incarner s’imposeraient comme des évidences.

Jill (Linda Hardy). Pour Jill, une amie m’avait aidé à faire le casting du teaser, le premier test technique : j’ai choisi Linda parmi six ou sept comédiennes, dans un premier temps essentiellement pour sa ressemblance physique. Mais, lors du tournage du teaser, j’ai trouvé qu’elle avait un véritable potentiel d’actrice et une vraie envie. C’est une bosseuse. L’évidence était là. Je lui ai fait faire un essai plus poussé, et j’ai réussi à l’imposer. Le rôle de Jill est délicat, car peu spectaculaire : pas de colères, pas de crises de larmes (même bleues), toutes ces choses qui mettent en valeur le travail des comédiens. De plus, je tiens à le préciser, je ne voulais pas d’une actrice déjà reconnue.

Nikopol (Thomas Kretschmann). Première chose : impensable de demander à Bruno Ganz, la référence du personnage de la bande dessinée. Il a pris quelques années, mais reste un comédien d’exception. Un jour, sans doute, dans un autre film… Ensuite, résister à la tentation de ne se focaliser que sur les grands noms, les stars internationales. Charles Gassot et les responsables d’UGC ont vite compris que l’aspect atypique et la nature artistique du projet pouvaient, et même devaient, se passer d’une telle contrainte. Pour moi, Nikopol était d’Europe centrale, même si dans le film il était new-yorkais. Nikopol est le nom d’une ville d’Ukraine. Parfois, quand je cherche des noms de personnages, je me jette sur un atlas… L’évidence est arrivée par Charles Gassot. Patrice Chéreau venait de lui présenter Thomas Kretschmann, un acteur d’origine est-allemande, travaillant de plus en plus à Los Angeles, et ayant tourné avec lui dans La Reine Margot. J’ai vu des photos qui me convenaient. Il avait un côté un peu voyou qui m’a plu. Lorsque je l’ai rencontré, il venait de terminer le tournage du Pianiste de Polanski. Le contact a été immédiat et très bon. Sa voix, sa façon de bouger, tout paraissait cadrer. J’avais mon couple Thomas connaissait bien mon travail. Linda, peu. Je leur ai demandé surtout de ne pas trop se plonger dans les albums, mais de travailler plutôt leurs personnages à partir du script.

Elma Turner (Charlotte Rampling). Pour Elma Turner (personnage inédit, absent de la bande dessinée), femme médecin protectrice de Jill, encore une fois, cela a été l’évidence absolue : Charlotte Rampling. Nous étions restés sur un rendez-vous manqué pour Bunker Palace Hôtel, mon premier film.

Froebe (Yann Collette) & Jack Turner (Jean-Louis Trintignant). Certains amis fidèles m’accompagnent dans toutes mes expériences cinématographiques. Jean-Louis Trintignant et Yann Collette sont de ceux-là. Tous deux apparaissent dans le film sous leurs traits, mais en images de synthèse. Jean-Louis a même le visage de son personnage de Bunker Palace Hôtel.


Nicolas Degennes, créateur de maquillage

Enki Bilal aime le maquillage, il le rend réel, féerique, inimaginable, donc moderne et tellement actuel… Je rêvais de le rencontrer un jour. Dans la foulée du film Peut-être de Cédric Klapisch, Sophie Bernard, de la société de production Téléma, a été le lien pour cette rencontre. Enki m’a demandé de faire des propositions sans me donner de direction réelle. Il parle peu, mais il regarde, partage son énergie, ouvre son cœur et quand il dit quelque chose, c’est un mot-clé. Je suis parti des dessins vierges et j’ai fait des propositions de style, mais aussi de textures et de technique de maquillage. J’ai rencontré la costumière, le décorateur, les infographistes et Cécile Gentilin, la chef coiffeuse. Un visage n’est pas le même le matin ou le soir, son maquillage varie. La fatigue le rend plus inquiétant en fin de journée. Tout est important dans le maquillage d’un visage, le poil, son implantation, les pores de la peau. Nous avons partagé nos compétences et nos recherches, puis fabriqué une banque de données composée de matières grasses, mates, brillantes qu’ont pu utiliser les infographistes… À la fin, nous avons créé un monde réel un peu irréel, avec des visages maquillés grâce à des textures au Latex, ce qui les fige, les rend moins humains, et un monde de visages virtuels assez réalistes. L’ensemble était homogène, à la fois gris et coloré. Au total, il a fallu environ trois mois de préparation. Il y a eu trois mois de tournage pour Pascal Thiollier, chef maquilleur, et Marie-Luce Fabre, magicienne de la psychologie et néanmoins géniale maquilleuse. Nous avons maquillé jusqu’à 100 personnes en une matinée. Dans de tels cas, on se lâche et l’énergie d’Enki vous guide dans son univers de création, c’est génial. Jill a la peau blanche, son sang et ses larmes sont bleus. Il a fallu annuler les rouges du visage de Linda, colorier ses yeux. Ayant la chance de travailler en laboratoire pour la conception de nouveaux produits de maquillage, je suis allé voir mes petits chimistes et je leur ai demandé de me fabriquer des fonds de teint très spéciaux, pas encore commercialisables – car trop expérimentaux -, mais qui le seront un jour. Ils ont été emballés, ont composé des matières plastifiées, des textures rigides et souples, des colles. Cette recherche donne un effet très particulier sur les larmes et cicatrices de Jill. Charlotte Rampling disait un jour de moi : “Ils sont mignons ces créateurs, ils vous font des trucs superbes, mais c’est pas eux qui portent ces maquillages toute une journée.” Je l’avoue, il est très éprouvant de porter nos inventions.

Linda Hardy, actrice

Rien ne m’a vraiment paru difficile pendant le tournage, à l’exception du premier jour, puisqu’il s’agissait d’une scène de viol. Pour le reste, ni les fonds verts, ni les harnais auxquels nous étions parfois accrochés pour tourner certaines scènes ne m’ont effrayée. J’ai peu d’expérience du cinéma, donc pas de repères : lorsque je tournerai un film plus conventionnel, tout me semblera peut-être extrêmement simple ! Le plus dur pour moi, c’étaient les deux heures quotidiennes de maquillage et le port des lentilles. Tous les jours, et parfois deux fois par jour, il fallait rester là, immobile et sans rien faire, attendant de devenir Jill. Pour traduire la psychologie du personnage, qui n’a en fait que trois mois d’existence, j’ai écouté très attentivement les directives d’Enki. Il m’a fallu modifier la tessiture de ma voix pour la rendre plus grave, et comme nous tournions en anglais, j’ai perdu mon naturel : cela m’a aidée à construire un personnage un peu mécanique, surnaturel, glacial au début et qui se réchauffera au fil du film.

Enki Bilal

Le tournage traditionnel 35 mm, en studio à Aubervilliers, était attendu par tous comme une délivrance, une étape enfin concrète après deux ans de virtualités synthétiques et abstraites. Le décor, les lumières, la caméra, tout est là. Au poste de chef opérateur, je retrouve avec plaisir Pascal Gennesseaux, cadreur de mon premier film, Bunker Palace Hôtel, tourné à Belgrade à la fin des années 80. Je prends le temps de répéter les premières scènes entre Jill et Nikopol dans le décor de la chambre d’hôtel et de la salle de bains. Les dialogues, traduits en anglais, ont gardé leur extrême et nécessaire précision. On est bien loin de toute notion de réalisme et de naturalisme. Linda Hardy et Thomas Kretschmann font des propositions que j’accepte parfois. Visiblement. chacun se débat dans un univers qui laisse peu de place à l’improvisation. Je réalise moi-même à quel point le script est redoutablement verrouillé. Malgré tout et très rapidement, je sens les acteurs prendre leur personnage en charge, chacun à sa manière, Linda sur la concentration, Thomas sur l’énergie et une certaine impatience. Je fais en sorte que l’essentiel soit dit entre nous au cours de ces répétitions. Je tiens à aborder le tournage avec le maximum de souplesse et de sérénité.

Thomas Kretschmann, comédien

Un jour, j’étais à Los Angeles, où je vis, et je regardais un film en 3D, en me disant que cela devait être fantastique de jouer dans ce type de production, où le rôle de l’acteur devient extrêmement précis, technique. Deux semaines plus tard, j’ai reçu un appel d’Enki. Il m’a proposé de jouer dans son film. On m’a fait parvenir un teaser : le monde qui était là, difficile, fascinant, me correspondait parfaitement, et j’ai pensé que j’avais beaucoup de chance que l’on m’offre le rôle de Nikopol. Le fait que j’ai joué avec Roman Polanski puis avec Enki, comme moi originaires de l’Europe de l’Est, n’est peut-être pas une coïncidence. C’est sans doute pour cela que j’ai l’impression d’être en phase avec leur monde. Le personnage de Nikopol est comme moi, un homme du passé et de nulle part. Je viens d’Allemagne de l’Est, je vis à L.A., mais je ne suis d’aucun de ces lieux. Je n’ai rien fait de particulier pour préparer le rôle à part lire le script, regarder les bandes dessinées d’Enki, m’asseoir à côté de lui… La difficulté, c’est que le monde d’Enki est tellement fantastique que l’on n’a pas de référents. Il faut se concentrer et imaginer quelque chose de nouveau. Je devais être alternativement Nikopol et un Nikopol habité par Horus, sans changer d’apparence extérieure. Lorsque j’étais habité par Horus, j’adoptais une manière de bouger différente et je modifiais le débit de ma voix. Au moment où Horus prenait possession de Nikopol, j’inspirais profondément pour marquer la transformation. Finalement, tout cela était très technique.

Enki Bilal

J’ai toujours utilisé le vert dans mes peintures avec prudence, pour ne pas dire parcimonie. Je lui donne le plus souvent une fonction électrisante sur des camaïeux froids. C’est d’ailleurs ainsi qu’il est apparu sur le tournage. Par petites touches, l’air de rien, dans le coin d’un décor d’abord , puis sur un fond plus conséquent. Le tournage traditionnel, qui aura duré un peu plus de un mois, arrivait à son terme, avec pas mal de mélancolie pour nombre d’entre nous… Les scènes de chambre et salle de bains, Jill-Nikopol, les scènes du cabinet médical, Jill-Elma Turner, sont derrière, celles riches en figuration du Tycho Brahé Bar, aussi. La chair du film, des personnages, était en boîte. La dictature du vert, de la technique 30, pouvait se mettre en marche. On se souviendra tous de l’apparition surréaliste de Thomas Pollard (Horus) en collant vert des pieds à la tête, sur un lit aux côtés de Nikopol et Jill. Et qui oubliera le plateau de 1.300 mètres carrés, sans le moindre élément de décor, recouvert quasiment du sol au plafond de toile verte, bien électrique, épuisante au fil des jours pour les yeux ? Les scènes d’action, poursuites, suspensions, seront tournées là, faussement abstraites, ultraprécises… Il faut reconnaître que nous haïssions tous ce vert : trop de jaune dedans, pour cause de cheveux bleus de Jill. D’ailleurs, pourquoi lui ai-je fait des cheveux bleus à Jill ?


La postproduction

La postproduction d’un film numérique consiste pour l’essentiel à intégrer des effets dans des images déjà tournées. Les 1.400 plans du film sont retravaillés.

  • La mocap’. La “motion capture” est une phase d’aide à l’animation. Un acteur joue sur un plateau, vêtu de noir et couvert de capteurs qui enregistrent ses mouvements. On obtient ainsi un squelette en mouvement, qui est utilisé pour restituer les postures des personnages virtuels.
  • L’animation. L’animation est le processus qui va donner vie à un personnage ou faire bouger un objet. Sur cette image [voir p. 26 dans  documenta.wallonica.org], on voit le faucon pénétrer dans une chambre d’hôtel : l’équipe d’animation fait freiner l’animal qui tient Jill entre ses griffes. La scène doit être crédible. En réalité, Jill a été filmée en 35 mm, tenue par des câbles fixés au plafond, coulissant le long de rails.
  • L’éclairage. L’équipe de l’éclairage doit donner aux images virtuelles un rendu proche de la réalité. Ils font le travail d’ un chef opérateur sur un long métrage classique. Il faut fabriquer des ombres, des reflets, des brillances… Les matériaux mats absorbent la lumière, les matériaux brillants la reflètent. Il faut donc tenir compte de toutes ces nuances. Sur l’image ci-contre [idem], l’équipe ‘rend réelle’ la tête du barman (un dessin d’Enki modélisé en 3D), en animant d’abord ses mouvements pour les rendre humains (alors qu’objectivement le barman ressemble à un mérou), puis en éclairant le visage.
  • Le compositing. C’est la dernière phase, déterminante, car c’est ce qui fait que l’on y croira ou pas. On prend les images tournées en 35 mm, les images de synthèse, et l’on mixe le tout de telle façon que le spectateur ne voit pas les couches superposées. C’est en quelque sorte la patine du film, un travail sur le grain, la profondeur de champ, les nuances de couleurs.

Le son

Enki Bilal

L’image dessinée, peinte, ne produit aucune frustration sonore, musicale ou autre, je crois le savoir depuis longtemps. Elle a sa totale autonomie, contenant sans doute une musicalité impalpable, à un autre niveau que celui des décibels. Pour l’image filmée, c’est tout le contraire. Même le silence a besoin d’une bande-son. Au mixage, l’aspect non réaliste de la majeure partie de mon film ainsi que sa fabrication atypique révèlent de manière passionnante l’importance et la précision du langage sonore. Musique originale, effets, bruitage, tout se fond pour créer un univers décalé mais cohérent. Pour certaines scènes clés, j’ai choisi des morceaux de Sigur Rös, Julie London, Bashung, Denis Levaillant, Julie Delpy, Venus

Laurent Quaglio, sound designer

Ayant travaillé sur les bandes-son de L’Ours et de Microcosmos, j’ai une bonne expérience des films hors normes, ceux pour lesquels il faut inventer des sons de toutes pièces. Or, il y a dans Immortel un gros travail de création sonore (très peu de sons naturalistes et beaucoup de choses créées dans mon studio). Au départ, pour savoir si mon travail conviendrait à Enki, j’ai imaginé des sons en regardant une scène, préparée tout exprès, d’environ deux minutes. Il s’est avéré que mes propositions collaient parfaitement avec celles de Goran Vejvoda.

Goran Vejvoda, créateur de la musique originale d’Immortel

Dans un film classique, la composition se fait lorsque le montage est terminé : on effectue un ‘spotting’, c’est-à-dire que l’on regarde le film avec le réalisateur pour choisir les scènes qui seront appuyées par la musique. Ici, j’ai composé à partir d’un premier montage de travail et d’un très bref spotting, j’ai même composé certains morceaux sans avoir vu d’images. Cela m’a permis de briser le train-train habituel du cinéma, de faire fonctionner mon intuition. La musique était au départ assez noire, elle est devenue, au fil du temps, plus subtile et poétique. Je ne voulais pas d’un Stabylo émotionnel, ce genre de musique qui surligne lourdement toutes les scènes, comme cela se fait de plus en plus souvent.


Baudelaire par Nadar (1855) © Bridgeman Berlin

Les dialogues de la dernière scène d’immortel sont extraits des Fleurs du Mal, de Charles Baudelaire :

Jill : “Mais…

Tout cela ne vaut pas le poison qui découle
De tes yeux, de tes yeux verts,
Lacs où mon âme tremble et se voit à l’envers…
Mes songes viennent en foule
Pour se désaltérer à ces gouffres amers.

Nikopol :

Tout cela ne vaut pas le terrible prodige
De ta salive qui mord,
Qui plonge dans l’oubli mon âme sans remord,
Et, charriant le vertige,
La roule défaillante aux rives de la mort !

Baudelaire, Poison

L’intégralité des pages non-commerciales du magazine EPOK consacré au film d’Enki Bilal est conservée dans DOCUMENTA, ad vitam…

 

 


Encore de la BD ?

DE BOLLE : Tête de remplacement (s.d., Artothèque, Lg)

Temps de lecture : 2 minutes >

DE BOLLE Francis, Tête de remplacement
(linogravure, 66 x 50 cm, s.d.)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
à l’Artothèque Chiroux de la Province de Liège ?

© francisdebolle.be

Né en 1939, Francis DE BOLLE suit des cours d’enseignement secondaire artistique à l’Institut Saint Luc de Bruxelles (de 1954 à 1958). C’est en autodidacte qu’il associe la gravure à la peinture. Il est co-fondateur du groupe graphique Cap d’Encre (1964-1970) dont fait également partie Pierre Alechinsky. En 1964, il organise à Bruxelles sa première exposition. Elle sera suivie, durant une quarantaine d’années, de plus de trente expositions personnelles en Belgique, Suède, France et Serbie ainsi que de participations à de nombreuses expositions collectives en Belgique et à l’étranger (d’après FRANCISDEBOLLE.BE).

Il s’agit d’une suite de visages de profils imprimés avec la même matrice (morceau de linoleum gravé), retravaillée d’image en image. Cela donne une impression d’une séquence d’apparition/disparition du dessin qui apparaît du néant pour y retourner. Cette œuvre est donc un work in progress, proposant un rythme plastique obsédant, mais peut aussi être vue comme une métaphore de l’existence.

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Francis De Bolle ; francisdebolle.be | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

COLMANT, Jacqueline (née en 1954)

Temps de lecture : < 1 minute >

Jacqueline Colmant a été pendant longtemps une amoureuse du dessin, pratiquant encore et encore, jusqu’à la découverte de l’acrylique qui lui a permis d’aborder un graphisme de plus grandes dimensions, tout en travaillant toujours la caresse du pinceau sur le support.

A la suite d’une première exposition sur le thème de la femme rousse, elle s’engage dans la voie de la recherche sur le silence, l’isolement et le temps.

Elle aborde alors le gisant, la stèle funéraire, la calcination, l’urne protectrice, embaume cosses et cocons – réceptacles de vie, poursuit son travail avec le feu et les matériaux de couverture bitume et plomb, en protège les livres, traite l’ensevelissement dans des paysages lents et paisibles, et arrive aujourd’hui à la terre crue, gangue protectrice d’âmes en bois issues de la nature, références au vivant.


Plus de formes…

Babylon 5 : Comprendre les histoires pour mieux construire le futur

Temps de lecture : 6 minutes >

“Et si Babylon 5 était tout simplement une des meilleures séries de science-fiction jamais écrite ? […] Entre réappropriation de l’histoire du monde et déconstruction de l’histoire du héros de science-fiction, il y a beaucoup à dire sur les 110 épisodes répartis en 5 saisons qui furent diffusés de 1993 à 1998…

“Babylon 5 ?!”, me dites-vous, un air pétrifié vous figeant le visage dans l’horreur la plus sombre. La série avec le type à la coupe de cheveux ridicule et aux effets spéciaux d’un autre âge ?”. Bien, admettons : certains choix esthétiques de la série et la difficulté de ses images de synthèse à traverser les années peuvent rebuter. Plus sérieusement, cependant, qu’est-ce que Babylon 5 pourrait bien offrir de plus intéressant que les autres séries de science-fiction occidentales ?

Pour bien appréhender la question, il est important d’en connaître quelques spécificités. Lorsque Warner Brothers accepte de financer une nouvelle série de SF écrite par le scénariste J. Michael Straczynski, celui-ci leur présente une saga auto-suffisante, dont l’histoire sera toute tracée, du pilote au dernier épisode de la saison 5, avant même que la production ne commence. Ainsi libéré de l’énorme contrainte posée par l’incertitude annuelle du renouvellement, Straczynski en profite pour planifier son histoire de manière millimétrée (il écrit 92 des 110 épisodes lui-même), sans toutefois oublier que le médium télévisuel impliquait un certain lot de risques auxquels il convenait de pallier en intégrant des portes de sortie scénaristiques possibles pour chaque personnage important de la série. Pour réaliser sa vision, la concentration de l’action dans un nombre prédéfini de lieux permet de contrôler le budget (estimé à 500.000 dollars par épisode… soit au moins trois fois plus faible que celui de Star Trek DS9).

Ainsi, la différence majeure que présente Babylon 5 est sa capacité à construire une mythologie cohérente et riche en se transformant progressivement en épopée sérialisée dans laquelle chaque épisode participe à l’évolution des intrigues comme des personnages. Cela signifie que certaines graines plantées en saison 1 trouvent leur écho uniquement en saison 3, voire en saison 5, que les personnages ne sont jamais statiques comme ils peuvent l’être dans les autres séries (qui fonctionnent sur un procédé de répétition de la diégèse afin de maintenir la familiarité de l’univers présenté), et que chaque dialogue est susceptible de porter une signification bien plus ample qu’à la première vision. Reposant sur les procédés de prolepse et d’analepse, la série se révèle ainsi exigeante sur l’instant mais gratifiante sur la durée, qui permet finalement de saisir la portée et la précision de l’écriture globale.

Alors que la franchise Star Trek fonctionne par alternance entre système d’épisodes indépendants et arcs narratifs développés sur une saison (parfois deux), ou que The X-Files finit par plier sous l’incertitude toujours reconduite de sa survie (menant à des non-dits et des incohérences), Babylon 5 se permet de bâtir son épopée dès son pilote et fait de chaque épisode une pièce intégrante du puzzle. Cependant, au-delà de la cohérence interne inégalée que la série offre dans le genre de la SF, la création de Straczynski dépasse de très loin l’exercice d’écriture en construisant ses fondations sur deux piliers inédits en télévision : la réappropriation de l’histoire du monde, et la déconstruction de l’histoire du héros de science-fiction et de son univers.

Babylon 5 © taraazi.com

Babylon 5, épopée historique

Sur ses cinq saisons et quelques-uns de ses téléfilms, la franchise Babylon 5 développe un univers régit par les forces géopolitiques et les héros individuels qui l’habitent. Les deux aspects en question participant à l’existence de la dimension épique de l’histoire, la pleine portée de celle-ci ne peut être réellement abordée que si le spectateur garde à l’esprit que les événements présents à l’écran font écho à des faits historiques réels réinterprétés, reformulés pour en souligner le rôle et en comprendre l’impact. Il est extrêmement difficile d’en parler avec précision sans révéler des parties importantes du scénario, c’est pourquoi les détails de ces points scénaristiques seront passés sous silence autant que faire se peut, leur signification n’en étant pas moins compréhensible une fois les parallèles établis (mais certains spoilers persistent, soyez prévenus).

Pour renforcer sa filiation à l’histoire, on notera que la série est présentée, et ce dès la première saison, sous forme de fait révolu, d’une sorte de conte mythique qui nous est récité en images, l’inscrivant directement dans l’Histoire. Babylon 5 est donc une station spatiale bâtie dans l’espoir de créer un lieu d’échange et de paix pour les différentes cultures peuplant la galaxie. Il s’agit de la cinquième station Babylon, les trois premières ayant été victimes de sabotage et la quatrième ayant tout simplement disparu au lendemain de sa mise en service. Les acteurs principaux de ce théâtre interstellaire représentent cinq races : les humains, les Minbari, les Narns, les Centauris et les mystérieux Vorlons. Ce simple postulat permet de rappeler la vraie Babylone bien sûr qui, lorsqu’elle fut gouvernée par le roi Hammurabi, se transforma en scène de confrontations dans l’espoir de rallier les cinq états-ville les plus puissants la composant (Larsa, Eshnunnathe, Qatna, Aleppo et Assur). Ainsi plantée sur un sol historique, aux limites du mythe, la série se divise en cinq saisons, la première faisant office de prologue et la dernière d’épilogue, tandis que les diverses tragédies épiques développées atteignent leur apogée en saison 4.

Motivée par les manipulations de races anciennes, l’intrigue se permet de dépasser les considérations manichéennes pour mieux pervertir le schéma de guerre froide qui s’installe petit à petit, et s’achever sur une confrontation des idéologies primordiales ayant servi de justification aux guerres d’antan. Ainsi, si les races de Babylon 5 sont prisonnières de leur idéologie, elles ne le sont justement pas afin de mieux s’approprier un territoire spatial, mais bien pour conquérir un territoire métaphysique. Si Straczynski fait s’opposer ces êtres anciens et leurs positions arrêtées aux races plus jeunes généralement motivées par leurs seuls besoins immédiats, c’est pour mieux souligner le fait qu’une idéologie respectée sans recul est aussi destructrice que l’absence de tout idéal.

Plongés dans un monde en mouvement constant, les personnages revivent notre histoire : le peuple Drazi se divise à l’instar de l’Irlande du Nord ou du conflit israélo-palestinien ; le mouvement paramilitaire de la Garde de nuit est créé en réaction à une aliénisation croissante de la société et ravive le souvenir de la Gestapo ; une planète est bombardée “jusqu’à revenir à l’âge de pierre” comme le fut le Vietnam ; deux des races majeures entretiennent une relation semblable aux WASP et aux afro-américains autrefois esclaves ; la Bataille de la Ligne si souvent évoquée par les héros se révèle vite ressembler à une bataille de Dunkerque élevée au niveau cosmique ; l’empereur fou Cartagia fait écho au romain Caligula ; la République Centauri n’est autre qu’un Empire Romain en décadence, et les exemples se multiplient encore et encore au fur et à mesure que les saisons défilent.

La présence de tels parallèles ne suffit pas néanmoins, à justifier le discours de Straczynski, qui se doit de poursuivre en adaptant l’issue ou les circonstances de tels événements pour en extraire une prise de position critique. De ce fait, si les dissensions internes peuvent paraître logiques aux combattants, elles n’ont aucun sens pour les étrangers, qui ne perçoivent pas la finalité des combats ; l’existence de mouvements violents et réactionnaires se retourne d’une certaine façon contre ses instigateurs en les entraînant dans une spirale incontrôlable ; le bombardement orbital de la victoire est obtenu au prix immense de l’âme du politicien ; l’issue de la bataille de Dunkerque est relue en tant que victoire miracle suite à la compréhension soudaine de l’unité des peuples, et ainsi de suite.

Orientant son histoire vers un angle globalement positif, Straczynski réécrit l’Histoire pour mieux effacer la binarité apparente du monde et en révéler la complexité intrinsèque, ne laissant ainsi jamais au spectateur l’occasion de prédire avec certitude l’issue de tel ou tel arc scénaristique, le prenant également par surprise aux moments les plus inattendus. Cependant, si l’optimisme est important, la difficulté des épreuves à surmonter pour parvenir à la victoire ou à des semi-victoires force toujours les héros à envisager une alternative, une troisième solution.

Au final, l’auteur de la série construit une épopée dont il n’est pas toujours évident d’appréhender la portée sans repérer sa réorganisation historique. Celle-ci permet de remettre en question la responsabilité de chacun à forger l’histoire et à appréhender les conséquences qu’ont chacune de nos décisions. Par conséquent, les personnages essayant de remodeler l’histoire à leurs propres fins ne récoltent que vents et tempêtes : le passé doit absolument être mis à jour à travers le prisme de la vérité absolue, elle-même mise à mal par la tendance qu’ont les médias à dramatiser les faits et les universitaires à se faire conteurs plutôt qu’observateurs, réduisant ainsi les actions d’une somme d’individus à des flux socio-politiques abstraits. Cette recherche de la vérité est présentée comme unique solution à la compréhension du passé et à la construction du futur.” [lire la suite sur CLONEWEB.NET]


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation par wallonica.org  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © transi.com


Se faire une toile…

DIEL, Paul (1893-1972)

Temps de lecture : 12 minutes >

Paul DIEL en bref…

DIEL est orphelin à 14 ans et termine ses études secondaires grâce à l’appui matériel d’un tuteur. Il entreprend ensuite de lui-même des études de philosophie. Inspiré notamment par Platon, Kant et Spinoza, mais aussi par les découvertes de Freud, Adler et Jung, il approfondit sa propre recherche psychologique en établissant les bases d’une méthode d’introspection qu’il expérimentera d’abord sur lui-même.

Au départ psychologue à l’hôpital central de Vienne, il part en France après l’Anschluss, travaille à Saint-Anne jusqu’à la guerre, durant laquelle il connaîtra la dure vie des camps de réfugiés étrangers. Puis il entre en 1945 au CNRS où il travaillera comme psychothérapeute auprès d’enfants dans le laboratoire d’Henry Wallon, soutenu par Albert Einstein, avec lequel il a correspondu pendant de longues années.

Einstein lui écrivait d’ailleurs en 1935: “J’admire la puissance et la conséquence de votre pensée. Votre œuvre est la première qui me soit venue sous les yeux tendant à ramener l’ensemble de la vie de l’esprit humain, y compris les phénomènes pathologiques, à des phénomènes biologiques élémentaires. Elle nous présente une conception unifiante du sens de la vie.

Fondateur de la psychologie de la motivation (ou science des motifs), il travailla également à l’explication des mythes grecs et chrétiens au départ de sa méthode. A une époque dominée par le comportementalisme à l’américaine (‘Behaviourism’ : l’homme est une boîte noire et on ne travaille que sur la base de son comportement), il s’inscrit en faux et réhabilite l’introspection, en avançant qu’elle est une fonction naturelle chez l’homme, dont la maturation donne son sens à l’évolution humaine.

Le présent exposé ne propose pas en premier lieu une théorie, mais une expérience à faire et à refaire, d’où résulte secondairement une synthèse théorique​.

Jusqu’à sa mort, survenue en 1972, Diel poursuivra inlassablement son travail de chercheur et de psychanalyste, formant un groupe d’élèves et publiant de nouveaux livres de sujets variés (l’éducation, le symbolisme, l’évolution, etc.) mais tous liés par une même utilisation de la méthode introspective.

ISBN 9782822405447

Dans une biographie parue en 2018, Jane Diel résume ainsi les découvertes de son mari : “Depuis longtemps, il avait compris l’importance fondamentale des désirs. Dès sa jeunesse, […] il avait souffert de leur multiplication et de leur anarchie culpabilisante ; c’est sans doute la raison pour laquelle il en fait le point de départ de ses recherches. Il relie les désirs aux trois pulsions (matérielle, sexuelle et spirituelle) et il s’attache à trouver un remède à leur emprise, il propose leur choix et leur tri en valeur de satisfaction et en regard des possibilités de leur réalisation ou alors de leur mise en attente jusqu’à un moment favorable. S’ils s’avèrent irréalisables, il n’est d’autre issue que de les dissoudre par sublimation, ce qui en conséquence les libère de la culpabilité qui s’y attache, seul moyen de trouver la paix intérieure, la joie.

En 1958, Paul DIEL a prononcé une série de six conférences dans l’émission radiophonique L’Heure de culture française de la radiotélévision française de l’époque. L’ensemble visait à fournir une Introduction à la Psychologie de la Motivation. Jane DIEL (ou son éditeur) les propose en annexe de la biographie de son époux. Nous avons regroupé les six textes dans wallonica.org, les voici :

      1. Psychologie et langage ;
      2. Psychologie et philosophie ;
      3. La psychologie des profondeurs ;
      4. Psychologie et motivation ;
      5. Motivation et comportement ;
      6. Psychologie et vie.

Biographie détaillée de Paul DIEL (en moins bref)…

 

Les premières années

Paul Diel vient au monde le 11 juillet 1893 à Vienne, d’une mère allemande institutrice de français, Marguerite, et de père inconnu. L’enfant est tout d’abord placé en famille d’accueil puis, à quatre ans, dans un orphelinat religieux près de Lainz, établissement dont Diel se souviendra comme d’une ‘maison de tortionnaires’. Sa mère vient le voir chaque fois qu’elle le peut, mais pas assez souvent. L’enfant, se sentant terriblement seul, évite le désespoir et la révolte en s’accrochant à la certitude que cette mère, dont l’amour est l’unique soutien, viendra le rechercher un jour.

À onze ans, il entre au lycée, dévorant avidement nombre de romans d’aventures dont les héros, modèles de courage et de combativité, embrasent son imagination. En juin 1906, peu avant son treizième anniversaire, son rêve se réalise enfin : sa mère l’arrache à l’orphelinat. C’est alors une année de liberté et de jeux qui s’arrête subitement peu après la rentrée scolaire 1907, avec le décès de sa mère succombant à un cancer. Paul Diel se retrouve seul au monde.

Le jeune adolescent est hébergé par la famille d’un camarade, avant d’être pris en charge par un avocat ami de sa mère, qui devient son tuteur et le place à nouveau dans un foyer. Diel s’y lie d’amitié avec un garçon qui l’initie à la physique et aux mathématiques, et influence fortement ses choix ; bien plus tard, le souvenir de cet ami servira de modèle à l’une des catégories de la fausse motivation, l’accusation.

N’étudiant que les matières qui l’intéressent, Paul Diel échoue au bac. Lassé des études, il parvient à trouver un emploi d’aide-comptable avec l’aide de son tuteur mais, piètre employé, est congédié après quelques mois. Ne voulant pas décevoir son tuteur, il le lui cache, quitte le foyer et se retrouve à la rue.

La rue et la philosophie

À dix-huit ans, vagabond, il erre dans Vienne dont il fréquente les cafés et les bibliothèques. Il exerce occasionnellement de petits travaux et trouve à l’hôpital, lorsque sa santé flanche, un lit, des repas chauds et la tranquillité nécessaire à ses lectures.

Un an plus tard, en 1912, il revient vers son tuteur, se représente au bac et passe l’épreuve avec mention. Ne se sentant néanmoins pas capable de travailler de manière imposée, il refuse de s’inscrire à l’université et s’oriente vers la poésie. Son tuteur lui obtient un emploi administratif à Hitzing, mais Diel choisit la liberté et disparaît, retournant à son existence marginale.

En 1914, gravement blessé au cours d’un duel par un étudiant l’ayant offensé, Paul Diel refuse de se faire soigner, mais est finalement hospitalisé d’urgence suite à une septicémie. En ce début d’été, tandis que les chirurgiens sont déjà mobilisés, Diel est opéré par un médecin incompétent. Suite à des complications, plusieurs interventions sont nécessaires. L’hospitalisation se prolonge, que Diel met à profit pour acquérir une grande connaissance de la philosophie, particulièrement marqué par Kant et Spinoza. Il écrit également de la poésie. Mais lui apparaît, de plus en plus clairement maintenant, la question essentielle, à laquelle rien de ce qu’il lit n’apporte de réponse satisfaisante : “comment vivre pour trouver ma satisfaction ?

Il ne sort de l’hôpital qu’un an et demi plus tard, à vingt-deux ans, le coude paralysé. Déclaré inapte au service, il est rendu à la vie civile. Ne pouvant plus pratiquer de sport, il découvre le théâtre et décide d’écrire davantage que de la poésie.

Le théâtre, Jane, la psychologie

Paul Diel devient figurant et parvient à gagner de quoi subsister. Ses écrits témoignent déjà de ses préoccupations majeures : le sens de la vie, l’amour, la sainteté, la dualité esprit-matière, l’opposition entre réussite extérieure et élan essentiel. Peu à peu, il acquiert un statut d’acteur professionnel, souvent en tête d’affiche, et intègre une troupe malheureusement dissoute après un an, faute d’argent. Diel se fait alors engager en province et poursuit son œuvre littéraire : traité d’art dramatique, pièce de théâtre, roman, poèmes…

En 1922, lors d’une tournée dans le nord de l’Italie, il rencontre Jane Blum, une jeune française d’origine juive. Tous deux tombent amoureux et décident de ne plus se séparer. Après un début de vie commune marqué par la précarité, le couple parvient à rejoindre Paris et se marie. Paul Diel, rejeté à cause de ses origines, ne parvient pas à placer ses pièces de théâtre et sa femme tombe malade. Le couple repart pour l’Autriche. Diel y découvre les psychologues modernes, et notamment Alfred Adler. Ses futurs thèmes de prédilection se mettent en place : le désir, les motifs inconscients, la vanité et l’exaltation, la recherche d’harmonie intérieure.

La situation du couple en Autriche n’est pas plus brillante qu’à Paris. Tandis que Paul Diel obtient un poste d’agent d’assurance, sa femme repart à Paris, hébergée par une amie. Séparations et retrouvailles se succèdent jusqu’en 1930, date à laquelle Jane Diel rejoint son mari.

Freud près Adler, les premiers travaux

Dès 1928, Paul Diel suit des cours de psychiatrie. Il élargit la notion de refoulement de Sigmund Freud et reprend la notion de besoin d’estime d’Adler comme élément central de construction de la personnalité, et les intègre à sa propre vision. Il a trouvé sa voie et, renonçant alors à l’expression littéraire artistique, commence à rédiger, en allemand, son premier ouvrage de psychologie, Phantasie Und Realität (Imagination et réalité), où se trouvent déjà les fondements de la future Psychologie de la motivation : la démarche introspective, le désir comme élément central des pulsions, l’exaltation imaginative, la culpabilité, la sublimation.

Le manuscrit de Phantasie Und Realität est terminé en 1933, et adressé à plusieurs éditeurs autrichiens, allemands et suisses. Tandis que la situation politique se dégrade, les réponses tardent à venir ou sont négatives, l’ouvrage étant jugé “trop éloigné des problèmes de l’actualité“. Freud lui-même, surchargé de travail, refuse de lire le texte d’un inconnu.

En 1934, la guerre civile éclate à Vienne. Diel, qui a commencé son second ouvrage de psychologie, Geist Und Güte (Esprit et bonté), perd son emploi d’agent d’assurance, tombe malade et se retrouve hospitalisé. En 1935, il adresse Phantasie Und Realität à Albert Einstein qui, admiratif, n’hésite pas à le soutenir. Un échange épistolaire de vingt ans s’en suivra entre les deux hommes.

Sur recommandation d’Einstein, Diel contacte le Professeur Moritz Schlick, philosophe, membre du Cercle de Vienne et fondateur du néo-positivisme. Schlick, enthousiasmé par le manuscrit, propose à Diel de l’aider à se faire publier. Les deux hommes ont rendez-vous le 22 juin 1936 afin de convenir des ultimes démarches auprès des éditeurs. Le soir même, Schlick est assassiné, l’attestation destinée à accompagner le manuscrit de Paul Diel dans l’une de ses poches.

Malgré l’aide d’Einstein, Diel ne parvient toujours pas à publier son ouvrage. Ses compétences sont néanmoins reconnues par le Professeur Emil Froeschels, de l’hôpital principal de Vienne, où Paul Diel entre en 1936 comme psychologue et où il connaît ses premiers succès professionnels, allant jusqu’à prendre Froeschels lui-même en analyse.

Anti-nazi de la première heure, le couple Diel perçoit vite combien cette position, avantageuse dans un premier temps, devient dangereuse depuis le meurtre de Dollfus. En 1938, les troupes allemandes envahissent l’Autriche. Il est temps de partir. À la dégradation de la situation politique s’ajoute les difficultés financières.

Exil, retour à Paris, de Sainte-Anne à Gurs

Toujours aussi démuni, le couple reconnaît finalement ne plus pouvoir rester à Vienne et parvient à quitter le pays sous prétexte de rendre visite pour deux mois à la famille de Jane à Paris. Il n’emporte que deux valises, quelques effets personnels, les manuscrits de Phantasie Und Realität et de Geist Und Güte, la somme « réglementaire » de trente marks et l’espoir secret d’obtenir de la France le statut de réfugié politique.

En 1939, Paul Diel, âgé de quarante-cinq ans, obtient un poste de psychologue dans le service du Professeur Henri Claude, à Sainte-Anne, grâce aux recommandations d’Einstein et de Froeschels. Mais ses théories sont mal vues et sa situation est inconfortable. La guerre éclate.

Diel s’engage dans l’armée française et, attendant d’être appelé, poursuit son travail à Sainte-Anne, cette fois grâce à l’appui d’Irène Joliot-Curie.

Il rédige en français, à l’intention du Professeur Maxime Laignel-Lavastine, succédant à Henri Claude, un exposé sur le traitement des névroses et des psychoses : Thérapie.

Suite à l’offensive allemande de mai 1940, Paul Diel se retrouve parmi les étrangers d’origine allemande regroupés au stade de Colombes, près de Paris, sur décret de Vichy. Quelques jours plus tard, une nouvelle décision libère les maris de femmes françaises. Malheureusement inattentif, Diel ne saisit pas cette opportunité et se voit déporté au camp de Gurs, dans les Pyrénées Atlantiques, l’un des camps français, où il écrit un court texte sur les relations humaines empoisonnées par les provocations impondérables, Le coup d’épingle.

Entrée au CNRS, publications

C’est dans ces conditions inhumaines que Diel élabore son travail sur le langage symbolique des mythes et sur la signification psychologique de Dieu, La Divinité et le héros, qui aboutira plus tard à La Divinité. En 1943, il développe son exposé Thérapie, qui deviendra bientôt Psychologie de la motivation. Mais il tombe gravement malade.

Rejoint quelque temps par sa femme, qu’il n’a plus vue depuis trois ans, il obtient un régime de faveur, un peu de liberté et un logement délabré et sans chauffage. Les conditions de vie s’adoucissent cependant, et Diel en profite pour approfondir sa théorie du calcul psychologique et le principe de fausse motivation.

Après la Libération, Paul Diel retourne à Paris et y retrouve sa femme. Une nouvelle fois grâce à Joliot-Curie, Diel entre au CNRS sous la direction d’Henri Wallon. Au Laboratoire de psychobiologie de l’enfant, il applique ses idées aux enfants et adolescents en difficulté, tout en reprenant son poste à Sainte-Anne et poursuivant, trois années durant, son travail sur le texte de Psychologie de la motivation.

ISBN 978-2-228-88445-7

Son poste au CNRS et, plus que jamais, le soutien d’Einstein et de Wallon — lequel considère Diel comme le quatrième psychanalyste après Freud, Adler et Jung —, permettent enfin à Paul Diel de publier son premier ouvrage : Psychologie de la motivation paraît en 1948 dans la Collection de philosophie contemporaine dirigée par Maurice Pradines, aux Presses Universitaires de France. D’autres vont suivre. Diel a cinquante-cinq ans. Cette première publication lui amène auditeurs et élèves à qui il enseigne sa méthode sous forme de thérapies, de conférences, de séminaires et de cours.

La Divinité et le héros se scinde en La Divinité et Le Symbolisme dans la mythologie grecque, respectivement publiés en 1950 aux PUF et en 1952 chez Payot, ce dernier ouvrage élogieusement préfacé par Gaston Bachelard. Chez Payot désormais paraissent : La Peur et l’angoisse en 1956, puis Les Principes de l’éducation et de la rééducation en 1961, Le Journal d’un psychanalysé en 1964, Psychologie curative et médecine en 1968, et enfin Le Symbolisme dans la Bible et Le Symbolisme dans l’Évangile de Jean, respectivement en 1975 et 1983. Paul Diel reçoit un prix de l’Académie française pour La Peur et l’angoisse grâce à André Chamson, et correspond avec Adolphe Ferrière, cependant qu’une chaire au Collège de France lui est refusée. En 1968, alors que les institutions universitaires et médicales méprisent son travail, Paul Diel ne parvient pas à se faire entendre des étudiants. Son décès, le 5 janvier 1972, passe quasiment inaperçu dans le public (ce que regrette André Chamson à la une du Figaro).”

Lire l’article original sur le site du Cercle Paul Diel Suisse Romande


Voir aussi…

Oeuvre​​s

​​Littérature secondaire

Multimédia

Extraits, commentaires & citations​

La méthode d’analyse introspective

Fondée sur la théorie rigoureuse développée par Diel, la méthode introspective permet à chacun de découvrir objectivement son propre psychisme, grâce à une analyse guidée par la connaissance des lois présidant aux évasions et fausses justifications. L’analyse consiste ainsi à prendre peu à peu connaissance des évasions et fausses justifications, détectables par leurs manifestations stéréotypées, et à leur opposer des contre-valorisations, pensées et réflexions contrecarrant la pente naturelle de la vanité et de ses métamorphoses. Le sujet est ainsi amené à harmoniser ses désirs selon l’exigence de son élan de dépassement individuel. L’énergie psychique dispersée dans les conflits intérieurs peut alors s’investir positivement dans les nécessités de la vie journalière, libérant ainsi le sujet du poids de ses tourments et le conduisant vers un meilleur développement de ses capacités.

  1. Psychologie des profondeurs, elle se propose d’assainir le psychisme. Le rôle de l’analyste est alors de guider le sujet dans sa recherche introspective. Au-delà de l’analyse des pensées, sentiment et actions, la méthode permet de traduire en langage conceptuel le contenu symbolique des rêves.
  2. Psychologie du présent, elle libère le patient des effets des traumatismes passés grâce à un travail introspectif qui ne s’appesantit pas sur le déroulement rétrospectif des événements.
  3. Psychologie de la responsabilité, elle est fondée sur l’idée que l’homme est responsable de ses réactions face à ce qui lui arrive.
  4. Méthode analytique et thérapeutique, elle ouvre sur la dimension éthique de l’existence, le sens de la vie étant défini comme la recherche de l’harmonie (entente profonde) entre les différents plans de satisfaction (matériel, sexuel et spirituel). Son fondement est biologique, car la recherche de satisfaction constitue le moteur évolutif à l’œuvre depuis des millénaires. Le bien-être intérieur est ainsi moralement établi et la méthode permet de se libérer progressivement du conflit interne entre moralisme et amoralisme, entre spiritualisme exalté et matérialisme excessif. Elle replace l’être humain au centre de sa finitude et du mystère de la vie.

Par la généralité de son approche, elle concerne toutes les formes de déviation de la pensée, des sentiments, et des actes.

La traduction des rêves

Prolongement de la délibération diurne, nos rêves sont l’expression du conflit entre les désirs subconscients refoulés, parce que irréalisables ou insensés, et l’appel de l’élan de dépassement (le surconscient). Le rêve se présente sous la forme d’un langage à déchiffrer. La méthode de traduction des rêves développée par Diel consiste à traduire en langage clair le contenu psychologique des symboles du rêve. Ces symboles universels figurent dans les mythes de tous les peuples et se retrouvent dans les rêves de tous les êtres humains. Les mythes grecs traduits par Diel sont l’expression, comme tout mythe, du combat du héros contre les monstres, symboles de ses tentations perverses. Il est aidé dans ce combat par les divinités, symboles de ses forces surconscientes.” (d’après API​)


Infos qualité​​ | sources :  Association de psychanalyse introspective ; collection privée ; Payot-Rivages ; wikipedia.org ; youtube.be | texte original et compilation | première publication dans walloniebruxelles.org repris dans agora.qc.ca | dernière révision 2019 | Remerciements à Jeanine Solotareff (FR) et Hervé Toulhoat (FR)


Plus de discours qui expliquent le monde…

FRANSIS : Les fêtes de la Pentecôte à Cointe à la Belle-Epoque (CHiCC, 1989)

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Les fêtes de la Pentecôte à Cointe à la Belle-Epoque :
  • LE SAMEDI : en fin de matinée, un tir de campes, à l’emplacement de l’actuelle avenue du Mémorial, annonçait l’ouverture des festivités. Une demi-douzaine d’instrumentistes, précédés d’une grosse-caisse, parcouraient alors les avenues et les rues du quartier. C’étaient les “Aubades”.
  • LE DlMANCHE MATIN : c’était la procession, avec tirs de campes au départ et à la rentrée, ainsi qu’aux reposoirs, pendant la bénédiction, et cela généralement à trois reprises sur le parcours. La procession de Cointe parcourait alternativement deux itinéraires :
    • La première année : départ de l’église paroissiale (chapelle provisoire, dédiée à N.D. de Lourdes à l’angle des rues du Chéra et du sentier qui allait devenir l’avenue du Mémorial) puis, par les avenues des Ormes, de la Laiterie, du Hêtre, la procession arrivait et s’arrêtait dans les jardins de l’Asile de la Vieille-Montagne où se trouvait le premier reposoir. Ensuite, par la rue de Cointe (rue Professeur Mahaim), rue du Batty et la place du Batty, elle gagnait les jardins des Filles de la Croix (Chanmurly) où avait lieu une seconde bénédiction. Enfin, elle descendait la rue Mockel, empruntait la rue Mandeville jusqu’au pied de la rue Saint-Maur, où se trouvait le troisième reposoir. Finalement, elle remontait vers la chapelle paroissiale, par la rue Saint-Maur.
    • La seconde année : départ de la chapelle paroissiale, puis parcourait l’avenue de Cointe, la rue du Batty, la rue de l’Asile (rue de Bourgogne) et descendait la rue Aux Pierres pour s’arrêter à un premier reposoir, face à l’actuelle rue du Cellier. La procession descendait alors la rue du Perron jusqu’au cimetière de Sclessin, faisait demi-tour, puis remontait cette rue et, par les rues des Mésanges et des Bruyères, s’arrêtait à un second reposoir, aux environs du Couvent des Dames du Sacré-Coeur. Elle empruntait le boulevard Montefiore puis un parcours sylvestre et un peu chaotique (Chemin du Champ des Oiseaux) elle descendait l’avenue de l’Observatoire pour faire un dernier arrêt au reposoir, près de la remise des tramways. Elle remontait enfin l’avenue, puis, par la rue des Lilas (rue Constantin le Paige), elle regagnait la chapelle.L’ouverture de la Basilique, en 1936, influera sur le passage de la procession dans certaines rues : Moineaux – Hirondelles – du Puits et Chera…
  • LE DIMANCHE APRES-MIDI : un service intensif de tramways – plus tard de trolleybus – amène les Liégeois sur le plateau. Certaines années, un particulier a même organisé , avec sa camionnette, des voyages qui, par le boulevard Kleyer, au départ de St. Gilles, arrivent à l’ école communale de Cointe. Des Guillemins, de Fragnée, de Sclessin, de nombreux piétons montent vers Cointe. La fête foraine se limitant à la place du Batty, celle-ci est rapidement engorgée. Alors, la foule sans cesse grandissante va devoir se caser ! Où ? Aux terrasses des magasins et des cafés, tandis que les pèlerins se succèdent à jet continu à la chapelle Saint-Maur.

On danse “aux cachets” (5 centimes avant 1914 – 10 centimes après la première guerre, puis 25 centimes). Ces bals populaires ont lieu dans la salle DELBEZ, rue des Lilas (Constantin le Paige), dans la salle CHARLIER (aujourd’hui CGER), avenue de l’ Observatoire. Ajoutons-y le café Kursaal, aujourd’hui “Le Kleyer”, dans la salle en planches, à l’emplacement des immeubles n° 4 à 22 , boulevard Kleyer, ainsi qu’au café KINET , près de l’école communale. J’ignore si l’on dansait au café DELANGE, au-dessus de la rue des Muguets (Jonquilles), mais je sais qu’il s ‘y déroulait de fameuses parties de quilles…

Laiterie de Cointe © histoiresdeliege.wordpress.com

Mais, le CLOU de la fête, c ‘est… les bals en plein air ! Ils battent leur plein à l ‘hôtel du Champ des Oiseaux (place du Batty),dont les jardins longent le boulevard Kleyer, à la laiterie LOURTIE (rue Saint-Maur) et, plus tard, à la laiterie du Rossignol dont l’entrée se trouvait à l’emplacement de l’actuel café du Mémorial. Mais le n°1 de ces établissements, c’est celui qui a laissé son nom à notre avenue de la Laiterie. Si la foule y était trop dense, alors quelques musiciens et une partie des danseurs descendaient l’avenue du Petit-Bourgogne, pour aller danser à la laiterie PUREMONT, au milieu du thier. Quant aux amoureux, ils appréciaient particulièrement les nombreux endroits boisés du quartier !…

  • LE LUNDI MATIN : c’est le jour J du pèlerinage à Saint-Maur. Dès l’aube, nous sommes réveillés par le passage des pèlerins. Il s’agit d’arriver tôt, pour ne pas se voir canalisés à 100 mètres en amont ou en aval de la chapelle. Sitôt la messe de 7 heures terminée, nombreux sont les pèlerins qui se ruent vers la laiterie LOURTIE, pour se sustenter avant de participer à la danse “aux Olivettes” (espèce de danse en usage chez les Provençaux après qu’ils ont cueilli les olives, à l’époque de l’olivade – Dict.Quillet).  Dans ce qu’on ne tardera pas, d’ailleurs, à pratiquer dans les autres cafés du plateau.
  • LE LUNDI APRES-MIDI : même scénario que la veille, mais avec plus de monde encore. Certaines années, des bandes venant de Chênée et d’Angleur, prennent place sur les pelouses, près de la plaine des sports. Ils y organisent alors de véritables spectacles entre eux, avec danses, chants, cramignons, farandoles et autres exhibitions. Et la nuit… Nouveau réveil des riverains, mais cette fois, par des groupes de fêtards qui retournent joyeusement et d’un pas plus qu’incertain vers les communes et les quartiers voisins.
Laiterie du parc de Cointe © histoiresdeliege.wordpress.com
APOTHEOSE ET DECADENCE
L’apothéose

A quoi faut-il attribuer l’immense succès des fêtes de la Pentecôte dans notre Cointe d’antan ?

  • D’abord et surtout à la popularité de l’ancestral pèlerinage à Saint-Maur.
  • A la tradition, bien ancrée en notre bon Pays de Liège : on va à Cointe à la Pentecôte.
  • A l’époque, les fêtes paroissiales se déroulaient selon un calendrier bien établi. Ce calendrier commençait par la fête à Cointe et se terminait par la fête des quatre hauteurs, à savoir : Saint-Gilles, Sainte-Walburge, Embourg et une quatrième, dont le nom m’échappe. Cointe était donc la “Primavera”.
  • La jeunesse et les gens du peuple, qui n’ont pas les possibilités actuelles de se déplacer, attendent avec impatience ces réjouissances.
  • Aucun autre quartier de la ville ne pouvait offrir autant d’attraits réunis : la fête foraine, nombreux dancings, autant de laiteries, et le tout dans un cadre de verdure exceptionnel.
La décadence
  • Le vendredi 10 mai 1940, avant-veille de la Pentecôte, les “Stukas” sillonnent notre ciel. Les forains démontent en hâte baraques et manèges et vont se réfugier sous les arbres du boulevard Kleyer.
  • La guerre finie, on constate la disparition de toutes les laiteries. Seules, les salles de danse DELHEZ et CHARLIER survivront, mais pas pour longtemps. C’est un premier coup mortel pour la fête à Cointe.
  • Nous sommes à l’ère de l’automobile ! Les dimanches et jours de fête, et particulièrement pendant le week-end de Pentecôte, les gens partent vers l’Ardenne ou la Côte.
  • La procession, étant donné la diminution constante des participants, finira par ne plus sortir.
  • Banneux et Beauraing attirent les pèlerins, au détriment des lieux de pèlerinage plus anciens, voire plus modestes, tels que Saint-Maur dont la chapelle est de plus en plus vétuste, les Trixhes à Flémalle, le Bouxhay à Bressoux, et bien d’ autres…

Bref : “Autres temps, autres moeurs !

Georges FRANSIS

  • illustration en tête de l’article : “Les villas de Cointe“, carte postale ancienne © delcampe.net

Brochure éditée par “ALTITUDE 125”, la Commission Historique et Culturelle de Cointe, Sclessin, Fragnée et du Bois d’ Avroy.


ARAKI, Noboyushi (né en 1940)

Temps de lecture : 7 minutes >

“Il existe deux types de photographes. Ceux qui sortent toujours avec leur appareil en quête d’instantanés à la sauvette. Et ceux qui s’en servent uniquement pour une prise de vue mûrement réfléchie. En faisant de sa vie une performance visuelle, Nobuyoshi Araki croise les deux profils.

Ce Japonais de 74 ans a un jour résumé l’affaire : Mon corps est devenu un appareil.” Ou encore : Mon propre souvenir disparaît au moment même où je prends la photo. C’est l’appareil qui me sert de mémoire.” Une de ses images les plus saisissantes est le visage de sa femme Yoko Aoki, en 1970, en train de jouir. Ce qui veut dire que l’auteur sait faire deux choses à la fois : l’amour et appuyer sur le déclencheur. Comme il peut dégainer son appareil, fourchette à la main et bouche pleine, ou en se brossant les dents. Cela vient de loin.

Il a 12 ans quand son père, photographe amateur, lui tend un appareil pour saisir ses copines. Mais il préfère dire à Jérôme Sans, dans le livre Araki (Taschen, 2002, complété en 2014), que, dès qu’il est sorti du ventre de sa mère, il s’est retourné et a photographié son vagin.  Tout semble XXL chez le Tokyoïte. Quand une grosse exposition contient 300 photos, lui en accroche parfois 4 000. Certaines tiennent dans la main, d’autres mesurent 2 mètres sur 3. Elles sont en couleurs et en noir et blanc. Parfois il les maltraite à coups de pinceau.

Plutôt que de calculer le nombre d’images prises en soixante ans, il vaut mieux décrire sa journée type. Il l’a racontée, il y a quelques semaines, quand M Le magazine du Monde lui a commandé une séance de mode (réalisée dans le cadre de la collection Esprit Dior, Tokyo 2015) : Dès que je me lève, je gagne le toit et je photographie les nuages. Et puis je me penche au balcon et j’enregistre la rue. Je monte dans un taxi et je prends des images à travers la vitre.” Il arrive à son studio et photographie des mannequins ou des objets. Il fait un tour au bar ou chez des amis, et c’est reparti. Jusque tard dans la soirée. Tout passionne son objectif. Une fleur, son chat (il lui consacre un livre, Chiro, My Love, en 1990), les objets les plus divers, les habitants de Tokyo, avec un penchant sérieux pour la femme nue, jambes écartées, parfois ficelée et suspendue au plafond.

Araki a aussi révolutionné le livre de photographie. C’est peut-être là qu’il est le plus fort. Il en a publié 450, 28 pour la seule année 1996, certains proches du fanzine, jusqu’à celui de 600 pages et 15 kg, publié par Taschen au prix de 2 500 euros. La profusion épate, la rapidité aussi. Certains de ses ouvrages paraissent aussitôt après la prise de vue.

Arrêtons-nous un instant sur le graphisme et la mise en pages de ses livres. Araki a été photographe publicitaire à l’agence Dentsu, la plus importante du pays. Il a été éditeur, rédacteur en chef de journal. Il maîtrise le design, la typographie, le rythme visuel, la calligraphie, autant de talents conjugués dans les couvertures des livres, stupéfiantes de liberté et d’audace. Il travaille pour la publicité, la mode, l’industrie, la presse. Pour qui lui demande. Il sort rarement du Japon depuis la mort de sa femme, en 1990 ; voyager est du temps perdu pour photographier.

Araki ne parle pas anglais. Ses photos parlent pour lui. Un photographe s’affadirait en s’éloignant de sa terre. L’Américain Eggleston n’a jamais été aussi bon qu’à Memphis et Garry Winogrand qu’à New York. Ou Araki qu’à Tokyo. Pas toute la ville, surtout ses quartiers populaires. Aujourd’hui, c’est Shinjuku. Mais, au début de sa vie, c’était Minowa ou encore Yoshiwara, le plus grand quartier de plaisir de la capitale. Il aimait jouer dans son cimetière et sentir les cendres de 25 000 prostituées qui y sont enterrées.

Plaisir et mort réunis. C’est le résumé de l’art et de la vie d’Araki. Nombre de photographes, de Nan Goldin à Larry Clark, ont érigé le journal intime par l’image en œuvre d’art. Sauf qu’Araki l’enrichit 24 heures sur 24. D’abord en s’inventant un personnage de manga. Visage rond, lunettes rondes teintées en bleu, ventre rond sur tee-shirt blanc à manches longues (avec la lettre A imprimée au niveau de la nuque), salopette à bretelles rouges (sa couleur favorite), un toupet de chaque côté du crâne. Une figurine de dinosaure l’accompagne partout, qui surgit parfois sur l’image.

“J’en ai marre de tous les mensonges sur les visages, les nus, les vies privées et les paysages que l’on voit partout dans les photos de mode.” Araki est aussi une rockstar. Il y a quelques années, quand il débordait d’énergie, nous l’avons accompagné dans le bar qui lui appartient, logé haut dans un immeuble de Shinjuku. On poussait la porte d’un appartement, on tombait sur un comptoir et quatre tables. Une femme d’âge respectable nous accueillait en kimono très chic. Une autre, aux formes généreuses, assurait le service. Araki y allait presque chaque jour pour manger des sushis et boire. Il faisait aussi le spectacle. Il s’emparait d’un micro pour chanter La Vie en rose, tirait le portrait des clients au Polaroid, qu’il dédicaçait et donnait, se laissait volontiers photographier.
Araki a malmené la posture de l’artiste pur et cloîtré qui organise son oeuvre autour de la rareté. Lui, c’est table à volonté dans un mariage entre art et luxe. Plus il produit, mieux c’est. Il multiplie les campagnes de publicité et peut exposer ses images dans des boutiques de Toshiba ou de Shiseido sans que son image d’artiste soit écornée. [lire la suite dans LEMONDE.FR]
 
Nobuyoshi Araki, Bondage © Taschen

Araki Nobuyoshi est né le 25 mai 1940 à Minowa dans l’arrondissement de Shitaya — l’actuel arrondissement de Taitô —, au cœur de la ville basse  (shitamachi) de Tokyo. Sa famille tenait un commerce de socques en bois (geta). Mais son père, Araki Chôtarô, était un amateur passionné de photographie, ce qui a eu une influence décisive sur l’avenir de son fils. Celui-ci a en effet commencé à prendre lui-même des photos alors qu’il était encore à l’école primaire.

En face de la maison des Araki, il y avait un temple – le Jôkanji – où l’enfant allait jouer. Cet établissement bouddhique était aussi appelé nagekomi dera (littéralement “temple dépotoir”) parce que du temps de l’époque d’Edo (1603-1868), on venait y déposer (littéralement “jeter”) le corps des courtisanes de Yoshiwara, le quartier des plaisirs de la capitale, mortes sans avoir de famille. Par la suite, Araki Nobuyoshi a qualifié d’ “Erotos” le principe fondamental qui régit sa façon de photographier. “Erotos” est un mot-valise qu’il a forgé lui-même à partir du nom de deux divinités grecques dont la première “Eros”, personnifie le désir, le sexe et la vie, et la seconde “Thanatos”, la mort. Le don inné avec lequel Araki va et vient de façon incessante entre le monde de la vie et celui de la mort est sans doute profondément lié au lieu qui l’a vu grandir.

Araki Nobuyoshi avait déjà décidé qu’il serait photographe au moment où il est entré au lycée. En 1959, il a intégré le département d’imprimerie et de photographie de la faculté d’ingénierie de l’Université de Chiba. Il a réussi à en sortir diplômé en 1963, malgré les difficultés que lui a posé le contenu essentiellement scientifique de l’enseignement. Son travail de fin d’études, intitulé Satchin, était constitué d’une série de photos pleines de vie d’une bande d’enfants de son quartier. Araki a été aussitôt embauché par Dentsû, l’agence de publicité la plus importante du Japon. Et en 1964, la revue d’arts graphiques Taiyô lui a décerné la première édition du prix Taiyô pour Satchin, une récompense qui a marqué le début de la carrière du photographe.

Pendant son séjour chez Dentsû, Araki a fait de la photographie publicitaire tout en menant de front un travail personnel à la manière d’un rebelle. Il a en effet utilisé les studios de l’agence où il travaillait pour faire des photos de nus qu’il a présentés dans des expositions ainsi que dans un album intitulé “Album de photographies Xerox”. Comme l’indique son titre, il a réalisé cet ouvrage lui-même à la main en utilisant une photocopieuse de l’agence Dentsû. L’œuvre la plus importante de cette période est Voyage sentimental, un album édité par son auteur en 1971 qui se compose de photographies du voyage de noces à Kyoto et dans le Kyûshû du photographe et de sa jeune épouse Aoki Yôko, rencontrée à l’agence Dentsû.

Dans la préface de Voyage sentimental, Araki Nobuyoshi explique la raison de ce titre. Pour lui, “ce qu’il y a de plus proche de la photographie, c’est le roman autobiographique (shishôsetsu)”, un genre littéraire japonais souvent écrit à la première personne où le narrateur décrit ses relations avec ses proches. Le Voyage sentimental est construit comme un shishôsetsu retraçant les rapports du photographe avec sa femme. C’est le premier exemple de la  “photographie de l’intime” (shishashin), devenue par la suite un des courants majeurs de l’expression photographique au Japon. Le Voyage sentimental d’Araki ne se limite pas pour autant à une simple description des liens unissant les jeunes mariés. Il se situe aussi dans le droit fil des récits mythiques universels qui vont du monde de la vie à celui de la mort avant de revenir à leur point de départ. (lire la suite sur NIPPON.COM)

Chiro, le chat du photographe (2016) © nippon.com

Bondage, érotisme et controverses sont les thèmes qui collent à la peau du photographe Nobuyoshi Araki, né en 1940 à Tokyo. Avec Between Love and Death: Diary of Nobuyoshi Araki, accueillie au Singapore Internationale Photography Festival en 2018, révèle une nouvelle face de son œuvre photographique. Entre amour et mort, ses images prises entre 1963 et 2018 prennent la forme d’un journal intime photographié. Il retrace la relation dans la vie, comme dans l’au-delà, du photographe et de sa femme Aoki Yoko, décédée d’un cancer de l’utérus en 1990.

Comme l’a dit Araki lui-même: “C’est grâce à Yoko que je suis devenu photographe.” Dans sa série Sentimental Journey, il révèle des moments de pure intimité. Il y documente leur lune de miel : des chambres d’hôtel aux voyages en train. Dans Winter Journey, il capture la maladie de Yoko puis sa mort. Même si Yoko n’est plus là, Araki continue de la photographier au travers leur chat noir et blanc Chiro. Finalement, c’est avec sa série Sentimental Sky, images du ciel prises sur leur balcon, qu’il essaye encore de capter l’essence de son fantôme.

Ce journal intime, à lire en images, débute avec une relation amoureuse tendre et sensuelle, puis se déploie à travers le décès, le manque, la propre maladie d’Araki et finalement sa résilience et sa soif de vie. Si l’image de Yoko n’est pas dans tous les tirages, elle plane, omniprésente, dans tous les pans du travail d’Araki.” (voir plus sur CERCLEMAGAZINE.COM)

  • illustration de l’article : Nobuyoshi Araki, “Untitled (Eros Diary)” (2015) © nobuyoshi araki – elephant.art

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation par wallonica.org  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © nobuyoshi raki ; elephant.art ; nippon.com


Plus d’arts visuels…

Le Baiser de Brancusi est enfin libre

Temps de lecture : 6 minutes >

“Peut-être avez-vous déjà arpenté le cimetière du Montparnasse. Peut-être avez-vous vu le cénotaphe de Baudelaire et sa statue grise. La tombe de Marguerite Duras ornée de pots plantés de stylos. Celle de Gainsbourg, remplie de photos en noir et blanc. Avez-vous déjà marché jusqu’au bout, au bord du mur, dans la 22e division ? C’est là, dans un coin caché loin de l’allée centrale que vous apercevrez une curieuse caisse en bois trouée d’un cercle, haute de plus d’un mètre. Elle surplombe une tombe de 1910 – attention, n’approchez pas : un panneau vous l’interdit, trois caméras et deux alarmes la surveillent nuit et jour.

Tatiana Rachewskaïa (1887-1910) est morte à l’âge de 23 ans, pendue dans sa chambre. Dans un médaillon sur sa stèle, une photographie la montre coiffée d’un chapeau blanc, le regard triste. Issue de la bonne société de Kiev, elle avait débarqué à Paris quelque temps auparavant et s’était inscrite à la faculté de médecine. C’est là qu’elle avait rencontré le médecin d’origine roumaine Solomon Marbais de l’Institut Pasteur, qui non seulement lui donna des cours particuliers, mais devint aussi son amant. À la fin de l’idylle, dans la grande tradition des romans russes, elle se suicida par amour. Les obsèques eurent lieu en décembre. “Sa mère était venue de Moscou. Elle avait convaincu le prêtre de donner, selon la coutume rituelle, un cierge à toutes les personnes présentes et le bedeau chantait : “pardonnez-lui tous ses péchés”…” peut-on lire sous la plume de son ami Ilya Ehrenbourg, un écrivain révolutionnaire. Le docteur Marbais propose à la famille de Tatiana d’orner sa tombe – et justement, il connaît un sculpteur Roumain très prometteur : Constantin Brancusi.

Le jeune Brancusi vient alors de quitter l’atelier de Rodin, convaincu que rien ne pousse à l’ombre des grands arbres”. Pour lui, la sculpture a une fonction spirituelle ; l’apparence importe moins que sa réalité invisible, au cœur de la matière. Sa première version du Baiser, son œuvre majeure, date de 1905. Il y en aura quarante ; chaque nouvelle tentative est plus épurée, tendant plus encore vers l’abstraction que la précédente. Celle qui orne la tombe de Tatiana est la seconde et la seule qui ait été réalisée en ‘taille directe’. La seule qui mesure 90 cm de hauteur et qui montre les amants de la tête aux pieds. Sans ébauche, sans étude préparatoire, Brancusi ne dégage pas les amants de la pierre : ils sont la pierre. Ils en révèlent la pensée, l’esprit, l’essence cosmique de la matière”. Le Baiser est un bloc de calcaire à peine dégrossi dans lequel se dessinent deux bustes de profil collés l’un à l’autre. Seuls les cheveux et le bombé d’un sein distinguent l’homme de la femme. Les corps symétriques s’unissent si parfaitement que vus de face, on pourrait croire à un seul être. Leurs jambes accolées rappellent la tradition roumaine selon laquelle deux arbres plantés côte à côte, près d’une tombe, évoquent la force de l’amour face à l’éternité. “J’ai voulu évoquer non seulement le souvenir de ce couple unique mais celui de tous les couples du monde qui ont connu l’amour avant de quitter la vie” déclare Brancusi en installant son œuvre sur la tombe de Tatiana, en échange d’un billet de 200 Francs.


MONUMENTS ET PATRIMOINE 06.07.2021
Le Baiser de Brancusi : le Conseil d’État déclare que la sculpture ne quittera pas le cimetière de Montparnasse
Le Baiser de Brancusi : le Conseil d’État déclare que la sculpture ne quittera pas le cimetière de Montparnasse
Le Baiser de Brancusi au cimetière du Montparnasse © Wikimedia Commons / Constantin Brancusi
Le Conseil d’État a récemment confirmé la légalité du classement au titre des Monuments historiques du Baiser de Brancusi, qui orne une tombe du cimetière du Montparnasse. Cette décision, très attendue, pourrait signer le retour de la sculpture dans le prestigieux registre et la protéger définitivement des velléités des ayants droit.

Le Baiser de Brancusi : le Conseil d’État déclare que la sculpture ne quittera pas le cimetière de Montparnasse

Le Baiser de Brancusi : le Conseil d’État déclare que la sculpture ne quittera pas le cimetière de Montparnasse
Le Baiser de Brancusi au cimetière du Montparnasse © Wikimedia Commons / Constantin Brancusi

Le Conseil d’État a récemment confirmé la légalité du classement au titre des Monuments historiques du Baiser de Brancusi, qui orne une tombe du cimetière du Montparnasse. Cette décision, très attendue, pourrait signer le retour de la sculpture dans le prestigieux registre et la protéger définitivement des velléités des ayants droit.MONUMENTS ET PATRIMOINE 06.07.2021
Le Baiser de Brancusi : le Conseil d’État déclare que la sculpture ne quittera pas le cimetière de Montparnasse
Le Baiser de Brancusi : le Conseil d’État déclare que la sculpture ne quittera pas le cimetière de Montparnasse
Le Baiser de Brancusi au cimetière du Montparnasse © Wikimedia Commons / Constantin Brancusi
Le Conseil d’État a récemment confirmé la légalité du classement au titre des Monuments historiques du Baiser de Brancusi, qui orne une tombe du cimetière du Montparnasse. Cette décision, très attendue, pourrait signer le retour de la sculpture dans le prestigieux registre et la protéger définitivement des velléités des ayants droit.MONUMENTS ET PATRIMOINE 06.07.2021
Le Baiser de Brancusi : le Conseil d’État déclare que la sculpture ne quittera pas le cimetière de Montparnasse
Le Baiser de Brancusi : le Conseil d’État déclare que la sculpture ne quittera pas le cimetière de Montparnasse
Le Baiser de Brancusi au cimetière du Montparnasse © Wikimedia Commons / Constantin Brancusi
Le Conseil d’État a récemment confirmé la légalité du classement au titre des Monuments historiques du Baiser de Brancusi, qui orne une tombe du cimetière du Montparnasse. Cette décision, très attendue, pourrait signer le retour de la sculpture dans le prestigieux registre et la protéger définitivement des velléités des ayants droit.

L’ŒUVRE RATTRAPÉE PAR SA VALEUR

Après les obsèques, après les pleurs, la petite section 22 de la division 22 tomba dans le sommeil pendant près de 100 ans – elle devient le repaire secret des amoureux et des amants de passage : un écrivain raconte même dans son journal ses ébats aux pieds du Baiser. Et comme toutes les belles choses de ce monde, elle est soudain rattrapée par sa propre valeur, et la tombe entre dans la tourmente.

Le 4 mai 2005 à New York, chez Christie’s, un marbre de Brancusi explose le record mondial pour une sculpture en dépassant les 27 millions de dollars. Tout de suite, le marchand d’art parisien Guillaume Duhamel se met en route. Il retrouve au fin fond de la Russie les heureux descendants de Tatiana Rachewskaïa, la suicidée par amour. S’ils ne connaissent ni Brancusi ni leur aïeule, ils découvrent la tombe dès leur arrivée à Paris et font aussitôt valoir leurs droits – la statue leur appartient, et par l’entremise de Duhamel, ils veulent la vendre aux enchères. Le seul Baiser en taille directe. Le seul qui montre les amants de la tête aux pieds : l’œuvre peut atteindre les 50 millions, estimation basse.

INTERDICTION DE REGARDER LA STATUE

S’ensuit un bras de fer entre les ayants droit et l’État français qui durera 15 ans. L’œuvre de Brancusi est déclarée ‘Trésor National’. Elle est inscrite par le préfet de Paris au titre des Monuments Historiques, la rendant inamovible. Ce dernier considère que la tombe et la statue sont indissociables, elles forment un ‘immeuble’, et pour preuve : la stèle sur laquelle repose le Baiser est signée par Brancusi et porte l’épitaphe à la chère aimable chérie”. Le marchand d’art et la famille saisissent le tribunal et interdisent aux passants de regarder leur statue : c’est alors que la caisse en bois fait son apparition. S’ils sont déboutés en 2018, ils font appel : nous avons de nouveaux éléments” déclare Duhamel. Des factures de la maison de marbrerie en face du cimetière prouvent que la signature et l’épitaphe ont été commandées séparément de la statue, et ne sont pas de la main de Brancusi. Bam.

Le 11 décembre dernier, la cour a donc rappelé que pour bénéficier de l’inscription au titre des monuments historiques, “un bien mobilier doit avoir été conçu aux fins d’incorporation matérielle à cet immeuble, au point qu’il ne puisse en être dissocié sans atteinte à l’ensemble immobilier lui-même.” Or, l’œuvre est dissociable. Complètement dissociable. Et désormais libre. Pour la cour, le préfet a commis une erreur juridique, entraînant l’annulation de son arrêté : la statue n’est plus inscrite aux monuments historiques. Combien de temps avant de retirer la caisse en bois ? Combien de temps avant que la sculpture ne s’envole, laissant Tatiana solitaire ? Une chose est sûre : à quelques allées de là dans le cimetière du Montparnasse, Constantin Brancusi se retourne dans sa tombe.” (d’après MARIANNE.NET)

  • Lire aussi “Brancusi : la suicidée, le baiser et les millions” sur LEXPRESS.FR
  • Illustration : Brancusi, Le Baiser © LEXPRESS.FR

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation par wallonica.org  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © express.fr


Plus de matière…

EXPO | Messieurs Delmotte : All You Can Eat

Du 5 mars au 4 avril prochains, Messieurs Delmotte s’installe à la Design Station avec une exposition teintée de couleurs pop, de burlesque et de critiques ouvertes incidentes, voire accidentelles : « All You Can Eat ». Une initiative de la Province de Liège dans le cadre de l’exposition Warhol. The American Dream Factory, présentée à La Boverie.

La Province de Liège ne pouvait que répondre favorablement à l’invitation de la Ville de Liège lancée aux opérateurs culturels afin de s’inscrire dans une dynamique collective autour de cette exposition majeure. Répondant à sa manière à l’héritage d’Andy Warhol, proche également de la démarche artistique de Marcel Broodthaers, l’artiste contemporain et atypique qu’est Messieurs Delmotte s’est imposé comme une évidence pour le service Culture de la Province qui a choisi de mettre en valeur son travail.

En effet, tout comme l’icône américaine du Pop Art, Messieurs Delmotte, artiste au talent protéiforme, s’exprime et joue avec la multiplicité des supports. Puisant son inspiration dans la culture populaire, il déjoue la banalité du quotidien et questionne allègrement les notions d’ego, de célébrité et d’icône, tout comme il interroge l’objet d’art… jusqu’à en devenir un !

Cet artiste à l’apparence singulière de dandy, à la coiffure méticuleusement ‘géléifiée’ vit et travaille à Bruxelles. Liégeois d’origine, il est représenté depuis 2019 dans la Collection artistique de la Province de Liège et l’œuvre acquise est à (re)découvrir au sein de cette exposition : une suite de séquences vidéographiques regroupées sous le titre Neither « In », neither « Off ». In between Venice & Biennale, dans lesquelles l’artiste se met en scène dans des situations plus absurdes et inattendues les unes que les autres, où il s’amuse à déconstruire les mécanismes de conditionnement social qui nous caractérisent. Parce que si ces prestations, comme il préfère les dénommer, semblent tout simplement comiques et légères, elles n’en demeurent pas moins − à l’instar du reste de sa foisonnante production − une critique ouverte, toutefois poétique, de la société et des réalités du quotidien.

Présentée à la Design Station, pôle créatif et économique faisant à sa manière écho à la Factory d’Andy Warhol, cette exposition dévoile, à travers de nombreuses créations originales produites pour l’occasion (dessins, photographies, sculptures, installations, vidéos), la surprenante démarche artistique et plastique de Messieurs Delmotte.

Une invitation de la Province de Liège à se laisser prendre au jeu et à goûter à toutes ces propositions et pourquoi pas rencontrer l’artiste ? Messieurs Delmotte sera présent les vendredi 5 et samedi 6 mars ainsi que les samedi 3 et dimanche 4 avril. D’autres dates seront prévues…

PÉPIN : Peut-on ne plus aimer la philosophie ?

Temps de lecture : 2 minutes >

Charles Pépin répond à la question d’un lecteur de Philosophie Magazine [PHILOMAG.COM

CP : “J’aime beaucoup votre question, cher Enzo. Elle laisse entendre que la philosophie peut nous décevoir, créer en nous une forme de désamour. Cela peut effectivement être le cas d’une certaine philosophie. Lorsque, par exemple, elle est trop dogmatique ou trop systématique, on peut s’en éloigner au motif qu’elle ne nous aide pas à penser ou à vivre nos existences singulières.

On peut aussi être lassé par l’histoire de la philosophie, par cette impression qu’on y trouve toutes les propositions, qu’une chose peut y être défendue aussi bien que son contraire, que cette histoire n’est pas marquée par une vraie progression. On peut également, pour toutes les raisons précitées, se tourner vers la psychologie, le développement personnel, la religion…

Enfin, on peut ne plus supporter l’éloge du doute et du sens critique, parce qu’on n’en a plus la force et qu’on réclame de tout son être des certitudes qui rassurent… 

Si l’on définit la philosophie comme la recherche de propositions théoriques ayant des répercussions existentielles, comme un travail sur les concepts produisant des effets sur nos affects, et si on l’aime pour cela, il n’y a toutefois, me semble-t-il, aucune raison de cesser de l’aimer.

Au contraire. Plus on la fréquente, plus on l’aime, car on mesure chaque jour un peu plus son pouvoir d’agrandir notre vie, notre vision des choses et notre façon de les vivre. Ainsi, s’ouvrir aux philosophies du bonheur ou de la joie, c’est ouvrir le champ de nos manières d’être heureux, de nos possibilités de joie.

Pourquoi cesserait-on d’aimer une telle ouverture des possibles ? À cela s’ajoute qu’on se sent moins seul quand on comprend que tant d’autres hommes, dans des cultures ou des époques différentes, se sont posé les mêmes questions, ont éprouvé les mêmes souffrances, ont connu les mêmes angoisses.

Cette découverte d’une communauté humaine par-delà les différences, on ne peut s’en lasser. Quand on aime cette manière dont le doute nous élève et nous rapproche là où nos certitudes nous séparent, quand on aime la manière dont une liberté de penser fait du bien même à notre corps, nous rend plus vivants, plus présents à nous-mêmes, aux autres et au monde, on l’aime de plus en plus – et de moins en moins sagement, de plus en plus follement ; on devient accro à ce qui nous libère.”

Charles PEPIN

  • Charles Pépin répond chaque mois à deux questions de lecteurs dans PHILOMAG.COM ou dans son équivalent papier originel, le Philosophie Magazine ;
  • L’illustration est © Séverine Scaglia – Philosophie Magazine

Ecouter et entendre…

DEGEY : Petite histoire de Cointe (CHiCC, 1989)

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Pendant 500.000 ans, et jusqu’à l’aube de notre ère, la Meuse va patiemment creuser son lit et, petit à petit, former et modeler cet éperon, ce plateau, qui,un beau jour, s’appellera Quinte, puis… Cointe.

Sur l’origine de ce toponyme, personne ne peut être bien affirmatif : “La forme COINTE est moderne. Depuis le XIVe s. jusqu’au XIXe s. ce nom était orthographié QUIENT ou QIENT, puis QUIENTE, et enfin QUOINTE. Divers dictionnaires de langue romane donnent QUINTE, comme synonyme de banlieue… Encore faudrait-il s’assurer que QUIENTE n’est pas une expression altérée. Au surplus, anciennement, on connaissait la Grande Quinte et la Petite Quinte…” (Théodore GOBERT “Rues de Liège” t.IV, p.285).

Quel est l’aspect de Cointe, il y a 2.000 ans ? La vaste forêt d’Avroy couvre totalement l’éperon, tandis que, dans la vallée, les marais d’Avroy s’étendent jusqu’aux confins de Tilleur, Sclessin ou “Sclacyns” n’étant alors qu’une vaste plaine marécageuse.

Une voie, un chemin – selon E. DETHIER dans “2.000 ans de vie en Hesbaye” – venant d’ATUATUCA TUNGRORUM, passant par le “Batch dès Macrales”, Fooz, Awans, Grâce-Berleur, Saint-Nicolas, Saint-Gilles et Cointe, gagne la Meuse en amont de Liège. C’est la “Vôye des Romînnes”. A Cointe – près de l’actuel G.B. – cette voie se divisait en deux branches : l’actuel CHERA, d’une part, qui continuait vers le Val-Benoît et, d’autre part, le TCHINROWE qui descendait sur Sclessin où il aboutissait à un gué, en amont de l’île aux Corbeaux (Standard), pour gagner le Condroz par Fammelette…

Il faut savoir qu’avant les travaux d’amélioration du cours de la Meuse – au milieu du siècle passé – notre fleuve avait une profondeur moyenne de 80 centimètres, ce qui en permettait le franchissement par de nombreux gués. Le Chera aboutissait à un gué en face de Kinkempois. Après l’avoir franchi, il se dirigeait vers l’Ardenne. Des découvertes confirment l’ancienneté de notre Tchinrowe et du Chera : dans les boues du fleuve, en face de Kinkempois, on a retrouvé une hache de l’âge du bronze, genre de trouvailles fréquentes à d’anciens gués.

Notons encore qu’à Angleur, dans le prolongement de ce gué, existe – quelle coïncidence – la “rue Romaine” ! Nous savons aussi que les Romains, quand ils envahirent nos régions, utilisèrent les chemins existants, qu’ils améliorèrent ensuite. Nous pouvons donc supposer qu’après avoir été foulés par les pieds des Gaulois, notre Tchinrowe le fut également par ceux des légionnaires romains. D’ailleurs, lors des travaux de démergement, rue de Trazegnies (ancien Tchinrowe) on a pu reconnaître les traces d’un chemin sur rondins, comme les Romains en établissaient dans les régions marécageuses, telle la “Via Mansuerisca”, à la Baraque Michel.

Quelle pourrait être l’origine de la dénomination de nos plus vieux chemins? Selon François DUMONT (“Origine et évolution d’Ougrée-Sclessin”, p.10), dans le toponyme TCHINROWE, on s’accorde à trouver un terme gaulois : “Camino” signifiant chemin, et “Rowe” désignant un gué. Tchinrowe désignait donc un chemin menant à un gué. Quant à CHERA… “Tchèra” était une dénomination donnée jadis – surtout hors des cités – à des chemins assez larges pour livrer passage à des véhicules tractés. En wallon, nous avons encore “tchèrî” qui signifie charrier.

Au Moyen-Age, trois juridictions se partageront Cointe :
1.- La Libre Baronnie d ‘Avroy (Bois-l’Evêque);
2.- La Seigneurie de Fragnée, – ces deux juridictions dépendant du Chapitre de Saint-Lambert, donc de la Principauté de Liége;
3.- L’Avouerie, puis Seigneurie d’Ougrée-Sclessin, dépendant de la Principauté de Stavelot -Malmedy, et gouvernée par un “Avoué”.

Les gens de robe ne pouvant porter l’épée, ils déléguaient leurs pouvoirs de justice et de défense à des gentilshommes appelés Voués ou Avoués. A Sclessin-Cointe, cette charge héréditaire fut confiée aux de BERLOZ, ce qui résulta du mariage de Gérard de BERLOZ avec la fille de Henri de VELROUX, voué de Sclessin au milieu du XIIIe s. Dix-sept de BERLOZ ou de BERLO vont se succéder à la tête de l’Avouerie de Sclessin, qui deviendra bientôt une Seigneurie, acquise en 1400 par Jean de BRUS, moyennant une rente annuelle de 47 muids d’épeautre (environ 115 hectolitres).

Le plus illustre des de BERLO fut Gérard – plusieurs fois Bourgmestre de Liège au XVe s., et qui porta l’étendard de Saint-Lambert à la bataille de Brusthem en 1467. Le dernier Comte de BERLO fut Marie-Léopold-Joseph de BERLO de SUYS. Il fut exclu de l’Etat Noble en 1791, par le Prince-Evêque de HOENSBROECX, pour s’être associé aux mouvements patriotiques de la Révolution liégeoise.

Que reste-t-il de ce lignage qui nous administra durant cinq siècles? Une partie du Château et la pierre tombale d’Arnold de BERLO, mort en 1538 et de son épouse, qui se trouve aujourd’hui dans la galerie, près de la Cité Administrative. Quant aux autre de BERLO, hormis ceux qui furent inhumés à Berloz près de Waremme, voici ce que nous apprend Renaud STRIVAY, dans “Les Horizons Mauves” :

“En 1911, on trouva dans les ruines de la chapelle du Château de Sclessin, un caveau où gisaient les ossements de 13 cadavres (Comtes de BERLO, Comtesse de MERODE, de CORTEMBACH, etc.). Ces restes furent conduits, sans cérémonie aucune, au cimetière d’Ougrée, non sans qu’un ouvrier – cédant à la sotte manie des terrassiers – eut fracassé de son pic, quelques-unes des têtes !…”

Une autre institution qui eut, depuis 1224 jusqu’en 1797 – soit pendant plus de cinq siècles – une influence considérable sur Cointe, Fragnée et Sclessin, fut sans conteste l’Abbaye Cistercienne du Val-Benoît. Si les bâtiments et une partie des terres se trouvaient à Fragnée, une importante partie des biens s’étendait dans la plaine sclessinoise, jusqu’à la “haie du Château”. Ses vignobles escaladaient les coteaux vers Cointe et ses bois couvraient une large partie du Plateau. Ils s’appelaient “Bois des Dames du Val-Benoît” – “Bois de Flivaz” ou encore “Bois-Chaînoit”.

Cette abbaye connut bien des vicissitudes au cours des siècles !… Incendies, inondations, guerres, pillages, procès;… avec les Cointois qui voulaient garder leurs droits “d’aisemenches”, c’est-à-dire passage, glandage, ramassage du bois mort, etc. Soit encore avec les de BERLOZ ou le Chapitre de Saint-Lambert, au sujet des droits de houillerie ou de propriété…

La houillerie ! Voilà une activité qui va transformer l’aspect de l’éperon cointois. Déjà en 1315, le Chapitre Cathédral octroie une concession de deux veinettes de houilles et charbons, sur Fragnée. En 1319, il est déjà question des “eaux d’arènes” qui descendent du Bois d’Avroy. En 1349, mention est faite de la houillère de “Hongherie” “deseur les vignes de Sclachiens” dans les bois de l’abbaye… Fin du XVIIIe, s., on relève une quarantaine de “burs”, tant au Bois d’Avroy, au Bois de Flivaz (Chera et avenue de Gerlache) qu’au
Pelé-Mont (basilique et Monument Interallié).

C’est à partir du milieu du XIXe s., avec l’industrialisation, que l’exploitation systématique du sous-sol se fera d’une manière intensive, grâce aux quatre sièges des Charbonnages du Bois d’Avroy (rue Bois d’Avroy), du Val-Benoît (aujourd’hui I.N.I.E.X), le Grand Bac (aujourd’hui Ferblatil) et le Perron, face au Standard, et où est exploité l’ancien terril des quatre sièges, avec ses six millions de tonnes !… Un petit chemin de fer reliait ces quatre sièges.

Petit à petit, la vieille forêt d’Avroy, déjà sillonnée par de nombreux chemins menant aux burs, va céder la place à l’agriculture – surtout à partir de la fin du XVIe siècle. On défriche et on distille le charbon de bois “en Cokea” (sur le Batty). Les débuts du développement agricole de “Quinte” n’iront pas sans peines, comme en témoigne ce texte :

“En 1601, le Chapitre de Saint-Lambert, rend à titre d’accense perpétuelle, les Communes et Sartages d’Avroit. Ces biens domaniaux furent répartis entre 30 ou 40 familles. Chacune devait faire de son lot de terrain – boisé ou non – une terre arable… Le sol de la région restant revêche à toute culture, pour l’améliorer, les cultivateurs durent y consacrer leurs peines et leur argent, sans rien ou presque rien tirer d’abord.”

En 1603, ils signalèrent cette situation par lettre “aux Vénérables Seigneurs de la Cathédrale” : ” Les remontrants ont employé toute leur substance pour rendre un pays très incultivable, en agriculture ; il convient encore employer grands frais pour le parachever, et il n ‘est pas raison que le pauvre homme perde tous ses moyens, peines et travaux, pour améliorer les biens de son maître.” Heureusement, leurs Seigneuries se montrèrent compréhensives !…” (Th. GOBERT, “Les Rues de Liège”)

En 1826, comme nous l’indique une carte du cadastre , la presque totalité du Plateau est livrée aux cultures, prairies, vergers, cotillages et houblonnières.
Au sud, sur les versants bien exposés, les vignobles, couronnés par les vestiges du Bois de Flivaz étalent leurs pourpres. Jadis, la culture du houblon était importante dans le Pays de Liège. Les fruits de cette cannabinacée étaient exportés jusqu’en Bavière !

En 1810, on dénombrait dans notre Département, 594 brasseries pour le commerce et 215 pour l’usage particulier de leurs propriétaires. Elles fournirent, cette année-là, 530.112 hectolitres ! Dans ces chiffres n’intervient pas la “production clandestine” ! Le houblon – la vigne du nord – comme l’écrivait ROUVEROY, “la vigne du Nord, étalant sa beauté, entourant son appui de sa tige flexible, s’élance dans les airs avec légèreté…”

Georges FOSTER écrivait, en 1790 : “Le long des rives de la Meuse, nous apercevions – à perte de vue – des pyramides de perches à houblon. La culture de cette plante, donne aux Liégeois, l’occasion de s’en servir pour relever le goût de leur excellente bière, qui est ici, comme on sait, un des articles d’exportation les plus renommés…” Notre bière était même exportée aux Indes !

Tout un folklore entourait la culture du houblon. En septembre – à la Saint-Lambert – le dernier jour de la récolte, le cultivateur régale son troupeau de “plok’trèsses”… S’il est content, quelques bouteilles de genièvre couronnent “li cafè èt l’dorèye”  ! Et, quand le fermier n’est pas trop avare, la fête se termine par un “cramignon” de “plok’teûs” et de plok’trèsses”. C’était la fête du coq, qui avait lieu sur le champ même où la récolte avait été opérée.

La rouille, qui sévit dans les houblonnières à partir de 1883, contribua – pour une large part – à la disparition de cette culture chez nous. Voici comment un fonctionnaire français, rendait hommage – en 1804 – à notre boisson populaire : “La bière de Liége passe pour la plus salubre et la mieux faite de toutes celles qu’on fabrique dans les Départements réunis. Elle est, en effet, d’une bonne qualité, brune et brassée ordinairement avec l’épeautre. Elle a été longtemps l’objet d’un immense commerce. Il s’en faisait, autrefois, des envois considérables dans les colonies hollandaises.”(GAILLARD,“Quelques souvenirs du Pays de Liège”)

Quant à la vigne, la plus ancienne mention écrite de sa présence sur nos coteaux, date de 1092 ! Il s’agit d’une charte par laquelle RICHER – Chanoine de Saint-Denis à Liège – reçoit de RODOLPHE, Abbé de Malmedy, une partie inculte de la Villa de Sclacyns, pour y planter une vigne. Le sol de nos coteaux – exposés au midi – composé de schiste, était particulièrement propice à cette culture. En effet, le schiste conserve la chaleur accumulée le jour, pour la restituer la nuit. Et, de plus, ces versants jouissaient d’un double ensoleillement, par la réverbération des rayons solaires sur la surface du fleuve.

Que reste-t-il de ce bon temps des vignobles ? Derrière l’ I.N.I.E.X. – dans la propriété VERMERE – on peut encore voir les ruines d’un vide-bouteilles, détruit lors d’un bombardement de 1944 ! A l’étage supérieur, une grande terrasse permettait aux amateurs de bons vins, de se réunir nombreux, pour des beuveries dont nos anciens étaient si friands, qu’on appelait : ” Les après-midi de Bourgogne “, nous dit Armand BAAR. Et il ajoute “les conséquences de l’acidité de certains de nos vins pouvaient se lire au-dessus d’un petit édicule bien spécial, construit à quelques pas de là :

aCC ID:rr et LibVIt e.e.e
Ventris MiseratVs onVstI
aptVM CaCanDo nobILe strVXIt opVs.

Ce qui peut se traduire comme suit : “En l’an 1777, il arriva et fut jugé convenable que, par compassion aux embarras des entrailles, on construisit ce remarquable édifice, commode pour les besoins.” (Chronogramme donnant deux fois : 1777)”

Mais alors… Quelle était la qualité de nos vins ? A leur sujet déjà, les Français racontaient des histoires “belges” :

  • Il y avait le vin des trois frères. Quand le premier buvait, les deux autres devaient le soutenir pour ne pas qu’il s’effondre !
  • Le vin de la chaussette ! Quand une chaussette est trouée, il suffit de la plonger dans ce vin pour que le trou se referme aussitôt !
  • Le vin tourneur ! Il faut tourner sur soi-mêe en le buvant, sinon on risque d’être transpercé !
    Comme on ne caricature que les grands – que “l’on ne prête qu’aux riches”, il faut croire qu’ils n’étaient pas si mauvais que ça, nos vins !

D’ailleurs, en voici la confirmation: un certain CHARDON – en 1783 – représentant de commerce à la Maison BUREAU et Cie, à Dijon, écrivait : “Ce qui nous nuit encore beaucoup en Allemagne, ce sont les vins liégeois ! On préfère leurs vins – qu’on qualifie de Bourgogne – comme les nôtres…”

Quant à Georges FOSTER, il écrivait encore, en 1790 :
“Les vignobles qui entourent la ville ne sont pas – il est vrai – connus au dehors. Qui a jamais entendu nommer le vin de Liége ? Seulement, on se procure ici, à très bon compte, le bourgogne et le champagne, et les mauvaises langues disent que la cause de ce bas prix n’est pas le transport du vin par la Meuse, mais le talent des Liégeois à fabriquer des crûs français en n’employant que le jus de leurs raisins.”

Il y eut enfin “Le Petit Bourgogne”, ce restaurant des frères et soeurs RENARD, qui accueillit la bourgeoisie liégeoise, tout au long du XIXe siècle en “Côte d’Or” d’abord, face à l’actuelle Cité Piercot – ensuite au Château du Beaumont, plus proche du Val-Benoît. On pouvait y déguster : “La Truite court-bouillonnée dans le vin local”, “La Friture de Meuse”, “Les Jets de Houblon, sauce-crème”, servis dans de grands plats, couronnés d’oeufs pochés et surtout, “Les Coquets”, élevés dans les vignobles, rôtis, bardés de deux fines tranches de lard gras, emmaillottés de feuilles de vigne… Ils étaient accompagnés de “Petits Pois à la Liégeoise”, récoltés dans nos cotillages et additionnés de crème teintée aux fines herbes. Le dessert ? En saison “Les Fraises de Saint-Lambert au sucre” !…

Alors, dans la seconde moitié du siècle passé, puis à la “Belle Epoque”, le petit village de Cointe s’est agrandi, développé, pour devenir ce “Village dans la Ville ” que nous connaissons aujourd’hui. Ce fut d’abord l’implantation de diverses institutions, comme le Couvent du Sacré-Coeur, à Bois-l’Evêque, l’Asile de la Vieille-Montagne, qui a fait place à l’Hôpital psychiatrique du Petit-Bourgogne, le Pensionnat des Filles de la Croix, sur le Batty, et l’Institut d’Astrophysique. Aidèrent surtout au développement : la création du Parc Privé, de la Plaine des Sports et du Parc Public, ainsi que l’aménagement des avenues d’accès, telles les avenues de l’Observatoire et C. de Gerlache ainsi que la création d ‘une ligne de tramway. Mais, tout cela est une autre histoire, que nous espérons vous conter bientôt…

Emile DEGEY

  • illustration en tête de l’article : Vue de Cointe depuis le mémorial interallié ©Philippe Vienne

Brochure éditée par “ALTITUDE 125”, la Commission Historique et Culturelle de Cointe, Sclessin, Fragnée et du Bois d’ Avroy.


ARDUINA : Serge Darat et Alain van Steenacker, débardeurs à cheval (1997)

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Une profession âpre et passionnante

Combien sont-ils encore en Belgique, les débardeurs à cheval ? Cent cinquante, deux cents ? Question difficile: beaucoup ne sont pas recensés. Arduina en a côtoyé deux sur le lieu de leur travail, en plein effort, un après-midi durant. Tableau d’une profession-passion combinée à l’amour du cheval.

La voiture venait de quitter la route qui file à travers la campagne et se dirigeait vers un des boqueteaux parsemant les prés et les champs légèrement vallonnés. Là opéraient Serge Darat et Alain van Steenacker, deux des derniers débardeurs à cheval du pays.

Cahotant dans les ornières profondes du chemin empierré, le véhicule s’engageait sous les premières frondaisons, quand, juste après la butte d’entrée du petit bois, un hongre apparut, paisible et énorme, relié par sa longe à un arbre et barrant le sentier de toute sa longueur.

Délaissant l’auto, je m’apprêtais à contourner l’animal ; un homme arriva et fit pivoter le quadrupède de façon à ménager un passage. “Serge est là-bas, dit-il, il termine son repas.” Il désignait une petite clairière, un peu plus loin. Sur un tas de bois, un dos massif, arrondi , coiffé de longs cheveux. A l’heure de midi, hommes et bêtes marquaient une pause et prenaient un peu de repos.

Serge Darat se lève pour faire connaissance. Grand, de forte carrure, une barbe de deux jours, le débardeur se veut d’une discrétion coquette sur son âge : tout ce qu’il consentira à dire, c’est qu’il a près de 40 ans. Un autre cheval, un peu moins grand que le premier, est attaché près de lui. Assailli par les mouches et les taons, il paraît nerveux. “Deux belles bêtes, pas vrai ? Nous les nourrissons au grain. Ce matin à 7 heures, ils ont eu droit à 4 kilos d’avoine et d’orge. Nous leur en donnons à nouveau un kilo et demi en milieu de journée, une dernière ration de 4 kilos le soir après le travail, du foin entre 22 et 23 heures, et de la paille pour la litière. En période de travail, ils ont besoin d’accumuler beaucoup d’énergie, qu’ils doivent d’ailleurs absolument dépenser sous peine de complications de santé.

Alain, l’équipier de Serge, nous rejoint. C’est lui qui a libéré le chemin forestier en poussant Julot, magnifique brabançon de 6 ans et 900 kilos. De la même race, Tino, qui appartient à Serge, est un peu plus léger pour le même âge : 750 kilos seulement, mais le poids n’a pas une importance primordiale. D’ailleurs, Serge prétend que Tino est plus fort que son congénère. Question de mental, de confiance en soi…

Surtout respecter l’animal
Serge et Tino (dans le désordre) © Jacques Letihon

Sous les ordres de leurs maîtres, les deux animaux sont occupés au travail depuis quelques jours dans ce petit bois où la commune, propriétaire des lieux, souhaitait faire pratiquer une éclaircie. Le marchand qui a emporté la soumission fait habituellement appel à nos deux débardeurs, raison de leur présence ici. Ceux-ci viennent sur le terrain après le passage d’autres acteurs : le garde-forestier qui a marqué les arbres destinés à la coupe, puis le bûcheron qui les a abattus et élagués. Précédés par l’arrière-train dodelinant de Tino, nous parcourons les deux cent mètres qui nous séparent du lieu de ramassage. La pluie a détrempé le sol, qu’un soleil timide ne parvient pas à sécher. De part et d’autre du chemin forestier sillonné d’ornières, le terrain accuse une forte pente.

De nombreux bois s’allongent entassés sur les côtés : ce sont les bottes, fruits du travail des jours précédents et de la matinée. Le travail de débardage terminé, une machine les tractera jusqu’à la clairière, où ils seront hissés dans des camions pour être conduits à destination. “Certains troncs sont énormes et pèsent facilement huit cent kilos, voire une tonne. Aussi, il ne faut pas demander l’impossible aux chevaux, précise Serge, et surtout les respecter ! A six ans, ils sont en pleine force, mais si l’on n’y prend garde, on pourrait les tuer en une demi-heure. Ceci dit, ils sont capables de travailler sans problème jusqu’à 14 ans voire même au delà. Respecter son cheval, cela signifie aussi qu’il ne faut pas le laisser sur un échec, qu’il ne puisse pas penser ‘ce type est fou pour me demander de tirer seul un poids pareil’. Dans ce cas, nous y mettons les deux chevaux. Une des raisons pour lesquelles je préfère le travail en équipe ! Une autre étant qu’en cas d’accident, il y a toujours quelqu’un de disponible pour chercher du secours.

Nous voici sur le lieu de travail. Alain est déjà à l’ouvrage avec Julot. Des troncs jonchent le sol en déclivité. Serge en a repéré un, quelques mètres en contre-bas. Il y conduit Tino, dont le collier est muni d’une chaîne avec, au bout, un crochet. Il enroule la chaîne autour de l’arbre, la referme au moyen du crochet et examine scrupuleusement le passage à emprunter pour remonter sur le chemin . Le cheval s’impatiente, lève une jambe puis l’autre en soufflant. Et soudain : “Allez Tino, aar, aar ! Tino ! Allez !” La voix formidable, rugueuse, jaillit des entrailles de l’homme, et, répondant aussitôt à l’injonction, l’animal, tous muscles dehors, s’arc-boutant, hisse la masse énorme vers le sommet.

Aar : à gauche. Ye : à droite. Oh : arrête. Recule, un pas : en français dans le texte. Pas compliqué le langage cheval !

Tino obéit à la perfection, enjambe les troncs couchés et semble se faufiler à toute vitesse entre les arbres avec une agilité et une souplesse étonnantes au vu de sa morphologie. Derrière lui, courbé, Serge court, hurle ses ordres, saute pardessus un tronc, évite un amas de branches mortes, dirige de la voix et de la longe. Il participe totalement, on dirait presque qu’il tire avec son cheval. Quelques efforts de cet acabit et les cheveux collent de sueur aux tempes. Le souffle se fait court. Le T-shirt est trempé. Il faut adapter la longueur de la chaîne. Réflexe professionnel. Serge est attentif à tout, et surtout à son cheval. Toujours le respect.

Rien ne prédestinait Serge Darat à exercer la profession de débardeur. Après ses études secondaires, il tâte un peu du droit à l’Université de Liège. Pas longtemps, et sans succès. Puis, en rupture avec le milieu familial, il s’exile en Afrique durant quelques mois. A son retour, comment subsister ? C’est la crise, la fin des années septante. Un copain lui procure un emploi de bûcheron. Serge cherchait du boulot, il trouve des bouleaux. Professionnellement, c’est son premier contact avec le milieu forestier. Il sympathise avec Alain van Steenacker, un gars de son âge, sorti de l’école forestière, bûcheron lui aussi. Mais le bûcheronnage, c’est difficile, c’est dangereux et le corps souffre énormément. Etre débardeur, cela paraît beaucoup plus simple ! La décision est prise en 1985. Alain :

Nous avons eu l’opportunité d’acquérir un cheval et du matériel, puis nous avons fait nos premières armes absolument seuls. Mais nous avons eu la chance d’avoir un très bon cheval pour débuter. Par après, on s’est renseigné, on a pu travailler et observer les méthodes des anciens. C’est ainsi que l’on apprend le métier, sur le tas. Je ne pense pas qu’il existe une école de débardage. En tous les cas, à l’école forestière ce sujet n’est pas abordé.

Lunettes rondes sur le nez, les cheveux courts à 1,80m du sol, Alain parle d’une voix calme, posée. Il s’adresse à son cheval de la même manière, sans crier outre mesure. Et tout au long de l’après-midi s’est imposée l’osmose entre l’homme et l’animal, ce dernier à l’image de celui qui le commande : Tina, nerveux, tout en muscles et en rapidité, avec Serge, courant, gueulant, jurant. Alain, plus doux, réservé, commandant Julot, cheval placide, distrait, aimant le contact avec l’homme au point d’être triste s’il reste deux mois en pâture. Rien d’étonnant, dès lors, d’apprendre que Serge est meilleur pour faire tirer les chevaux, en obtenir le maximum, alors qu’Alain l’est d’avantage pour le débourrage (le dressage préparatoire).

© fotocommunity
L’animal ou la machine

Après avoir tiré, hissé, mis en bottes plusieurs charges, les travailleurs,  humains et équidés, s’accordent quelques minutes de répit, afin de reprendre leur souffle et des forces pour la suite de leur dur labeur. C’est un moment fort apprécié. On profite des charmes de la forêt, on fait parfois silence. Parfois aussi on discute de tout et de rien, de choses banales, d’autres moins, le prochain rendez-vous chez le maréchal-ferrant, par exemple. On médite, comme Serge : “Il n’y a pas d’école, alors la relève, c’est nous…” (un sourire ironique se dessine sur ses lèvres).

Où apprendre le métier ? Il n’y a pas de cours organisés officiellement. Encore moins un diplôme reconnu. Le métier s’apprend en forêt, en le pratiquant  en compagnie d’un débardeur ! Six mois au minimum sont nécessaires pour apprécier les multiples situations qui se présentent dans l’exercice de cette profession qui peut devenir dangereuse si elle n’est pas exercée correctement, en raison des nombreux paramètres qu’il faut maîtriser. Serge se souvient d’un jeune venu à sa rencontre à l’issue d’un concours de débardage. Le garçon de 15 ans, tombé amoureux du métier, souhaitait ardemment devenir débardeur. Le deal fut le suivant : pendant 3 ans, tout en continuant ses études techniques, l’adolescent a passé ses vacances scolaires à travailler en forêt en compagnie du débardeur. A titre gratuit. En contrepartie, à l’issue de l’apprentissage et à titre de défraiement, Serge lui a acheté un cheval , l’a débourré et a fourni un collier. Devenu adulte, ce jeune est débardeur à cheval depuis 10 ans.

Nos débardeurs s’interrogent : leur métier n’est-il pas un peu désuet? Ils sont encore 200 en Belgique, à tout casser, à utiliser un cheval pour leur profession. Utiliser un cheval au vingtième siècle ! Pour le moment, l’animal et la machine se complètent. Le choix dépend de la personnalité. Serge et Alain préfèrent le premier et ne manquent pas une occasion de prouver sa supériorité : un jour, ils remarquent un attroupement au bord de la route où ils circulent, non loin d’un camion finlandais dont les propriétaires font une démonstration de matériel. Ils utilisent de petites machines munies d’un treuil et montées sur chenilles, et dont la pression au sol ridiculement basse préserve la structure du terrain. La discussion s’engage, tant bien que mal, en anglais. Tour en reconnaissant l’efficacité de la mécanique, Serge et Alain soutiennent que leurs chevaux, qui attendent dans le van, font un travail identique en moitié moins de temps. Des paris sont lancés. Les deux compères sortent Julot et Tino et gagnent le pari.

Evidemment, les machines ne sont pas adaptées à tous les types de terrain, mais les animaux ne vont pas partout non plus. Voilà en quoi ils sont complémentaires. Le reste est affaire de goût, goût de la nature par exemple, sans négliger cependant l’aspect financier. Un cheval est moins cher à l’achat, et les frais pour le nourrir correctement, le soigner et le ferrer
ne sont pas excessifs. Par contre, une machine est onéreuse, les remboursements mensuels sont élevés. Comment faire quand la quantité de travail se réduit ou vient à manquer ?

D’autre part, une fois le moteur à l’arrêt et la machine hissée sur la remorque, la journée de travail est terminée. Le cheval réclame beaucoup de temps et d’attention. Il faut le ramener à l’écurie, le soigner, le panser, le nourrir, entretenir son abri, etc. Pas question non plus de partir trop longtemps en vacances. Les contraintes sont donc plus nombreuses.

Cependant, Serge et Alain n’ont pas d’autres maîtres qu’eux. Ils sont totalement libres d’organiser leur emploi du temps comme bon leur semble, en communion avec la nature, et cette liberté-là n’est pas désuète. Alors ils en profitent tant qu’ils le peuvent encore…”

Eddy DANIEL


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ARDENNES : Arduina, l’éphémère (1997-1998)

Temps de lecture : 2 minutes >

195 FB / 33 FF / 11 FL : des francs belges ou français, des florins, c’est la marque d’une autre époque. On la trouve au pied de la couverture de l’éphémère magazine Arduina, dont trois numéros seulement nous sont parvenus (merci à notre regretté collaborateur David Limage pour cela). La collection est néanmoins complète comme cela et restera disponible dans les ressources de notre documenta.wallonica.org. De courte durée, l’initiative était néanmoins belle  et généreuse, comme le détaille le rédac’chef de l’époque :

“D’ARDUINA À ARDENNE…

Il y a une place pour l’Ardenne dans l’Éternité” a écrit Roger Gillard dans un ouvrage consacré à cette belle région de notre pays.

Cadre de vie active pour les uns, l’Ardenne est terre de tradition et vitrine de
notre patrimoine. Lieu d’évasion pour les autres, elle est, avec ses forêts, source de sérénité et de détente. Une bouffée de grand air et de verdure, c’est d’abord ce que souhaite apporter Arduina, que le titre suggère à lui seul : Arduina signifiant “Profonde” en langue Celte.

Il s’agit bien d’un retour aux sources qui est proposé au moyen de cette publication d’un genre tout à fait original en Belgique. La vocation d’Arduina, le magazine de l’Ardenne, est aussi de mettre en lumière toute une région et par là, son activité rurale et économique. Les aspects culturels et sportifs ne seront pas oubliés, puisque là aussi, Arduina tient à aborder ces domaines importants de la vie.

Arduina compte ainsi s’articuler autour des axes principaux définis comme suit: Tourisme, Découverte, Histoire, Tradition, Sport et Culture, sans oublier un chapitre réservé à l’Environnement et à la Protection de la nature. A ceux-ci viendront s’ajouter différentes rubriques et ‘services’ tels que l’agenda des manifestations et des informations générales.

La fréquence de parution, bimestrielle, c’est-à-dire tous les deux mois, permettra enfin de développer certains thèmes en rapport avec les saisons. Avant tout, transmettre un sentiment d’évasion et de bien-être mélangés, voilà la raison même d’exister que s’est donnée Arduina.

Enfin, détail pratique, pour l’impression du magazine, notre choix s’est porté sur du papier recyclé, qui correspond bien à l’esprit de ce type de publication. Appréciez- vous cette option ? N’hésitez pas à nous le faire savoir…

De votre accueil dépend la confirmation de nos ambitions.
Merci et… bonne lecture”

Christian Léonard, Rédacteur en chef


Et dans la documenta, nous conservons pour vous les trois numéros ‘océrisés’ (c’est-à-dire que vous pouvez sélectionner le texte et le copier-coller pour votre meilleur usage, en respectant les droits selon Creative Commons), un clic et vous découvrez le magazine Arduina n°1 en PDF sur votre écran

 


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BAKEWELL : Comment vivre ? Une vie de Montaigne en une question et vingt tentatives de réponse (ALBIN MICHEL, 2013)

Temps de lecture : 7 minutes >

Comment affronter la peur de la mort ? Accepter la fin de l’amour ? Tirer parti de chaque instant ? En deux mots : comment vivre ?

“Le XXIe siècle est plein de gens imbus d’eux-mêmes. Plongez une demi-heure dans l’océan virtuel des blogs, des tweets, des (you)tubes, des (my)spaces, des face(book)s, des pages et des pods, et vous verrez surgir des milliers d’individus fascinés par leurs propres personnes et essayant d’attirer l’attention à grands cris. Ils s’épanchent; ils se ‘livrent’, ils tchattent et mettent en ligne les photos de tout ce qu’ils font. Extrovertis dénués de toute inhibition, ils se regardent le nombril comme jamais ils ne l’ont fait. Lors même qu’ils sondent leur expérience privée, bloggers et networkers communiquent avec leurs semblables dans un festival communautaire du moi.

Des optimistes ont essayé de faire de cette rencontre mondiale des esprits la base d’une nouvelle approche des relations internationales. L’historien Theodore Zeldin a lancé un site, The Oxford Muse, qui invite les gens à concocter de brefs autoportraits en mots, à décrire leur vie quotidienne et ce qu’ils ont appris. Ils les mettent en ligne pour les donner à lire et susciter des réactions. Pour Zeldin, le dévoilement de soi partagé est la meilleure manière de faire naître la confiance et la coopération à travers la planète, en remplaçant les stéréotypes nationaux par de vrais gens. La grande aventure de notre époque, dit-il, est “de découvrir qui habite le monde, un individu à la fois“. L’Oxford Muse fourmille donc d’essais personnels ou d’entretiens avec des titres du genre : Pourquoi un Russe qui a fait des études fait des ménages à Oxford, Pourquoi être coiffeur comble le besoin de perfection, Comment écrire un autoportrait vous montre que vous n’êtes pas celui que vous croyiez, Ce que vous pouvez découvrir si vous ne buvez ni ne dansez, Ce qu’une personne ajoute à ce qu’elle dit dans la conversation quand elle parle d’elle par écrit, Comment réussir quand on est paresseux, Comment un chef exprime sa bonté...

En décrivant ce qui les rend différents de tous les autres, les contributeurs révèlent ce qu’ils partagent avec tout le monde : l’expérience de l’humanité. Cette idée – écrire sur soi pour tendre aux autres un miroir où ils reconnaissent leur propre humanité – n’a pas toujours existé. Il a bien fallu l’inventer. Et, à la différence de maintes inventions culturelles, on peut l’attribuer à une seule personne : Michel Eyguem de Montaigne, noble, magistrat et viticulteur, qui vécut dans le Périgord de 1533 à 1592.

C’est tout simplement en le faisant que Montaigne en conçut l’idée. Contrairement à la plupart des mémorialistes de son temps, il n’écrivit pas pour rapporter ses prouesses et ses réalisations. Pas davantage il ne coucha par écrit la chronique des événements historiques dont il fut le témoin direct, quand bien même il aurait pu le faire: au cours des décennies passées
à incuber et écrire son livre, il vécut une guerre de religion qui faillit détruire son pays. Appartenant à une génération flouée de l’idéalisme prometteur dont jouissaient les contemporains de son père, il s’adapta aux misères publiques en concentrant son attention sur la vie privée. Il survécut aux troubles, supervisa son domaine, trancha des affaires en sa qualité de magistrat et fut le maire de Bordeaux le plus accommodant de son histoire. Dans le même temps, il composa des textes exploratoires, sans attaches, auxquels il donna des titres simples : De l’amitié, Des cannibales, De l’usage de se vêtir, Comme nous pleurons et rions d’une même chose, Des noms, Des senteurs, De la cruauté, Des pouces, Comme notre esprit s’empêche soi-même, De la diversion, Des coches, De l’expérience

Au total, il écrivit cent-sept essais de cette nature. D’aucuns couvrent une page ou deux ; d’autres sont beaucoup plus longs, en sorte que les éditions les plus récentes de la série complète couvrent plus d’un millier de pages. Ils proposent rarement d’expliquer ou d’enseigner quoi que ce soit. Montaigne se présente comme quelqu’un qui s’est contenté de coucher par écrit ce qui lui passait par la tête lorsqu’il prenait sa plume, saisissant rencontres et états d’esprit comme ils venaient. Et de ces expériences, il fit une base pour se poser des questions, par-dessus tout la grande question qui le fascina comme elle fascina tant de ses contemporains. Deux mots tout simples suffisent à la formuler : Comment vivre ?

À ne pas confondre avec la question éthique : “Comment doit-on vivre ?” Les dilemmes moraux intéressaient Montaigne, mais ce que les gens devraient faire l’intéressait moins que ce qu’ils faisaient vraiment. Il voulait savoir comment vivre une vie bonne, par quoi il faut entendre une vie correcte et honorable, mais aussi une vie pleinement humaine, satisfaisante et florissante. Cette question l’amena à la fois à écrire et à lire, car il était curieux de toutes les vies humaines, passées et présentes. Il ne cessait de s’interroger sur les émotions et les mobiles qui poussaient les gens à agir ainsi qu’ils le faisaient. Et comme il était l’exemple le plus proche qu’il eût sous la main d’un être humain vaquant à ses occupations, il s’interrogea tout autant sur lui-même.

Une question prosaïque, “Comment vivre ?“, éclatée en une myriade d’autres questions pragmatiques. Comme tout le monde, Montaigne buta sur les grandes perplexités de l’ existence : comment affronter la peur de la mort, comment se remettre de la mort d’un enfant ou d’un ami cher, comment se faire à ses échecs, comment tirer le meilleur parti de chaque instant en sorte que la vie ne s’épuise pas sans qu’on l’ait goûtée ? Mais il est aussi de moindres énigmes. Comment éviter de se laisser entraîner dans une dispute absurde avec son épouse, ou un domestique ? Comment rassurer un ami convaincu qu’un sorcier lui a jeté un sort ? Commet ragaillardir un voisin éploré ? Comment garder sa maison ? Quelle est la meilleure stratégie à adopter si vous êtes tenus en respect par des voleurs en armes qui n’ont pas l’air de savoir s’ils vont vous tuer ou vous rançonner ? Si vous surprenez la gouvernante de votre fille qui lui prodigue de mauvais conseils, est-il sage d’intervenir ? Comment faire face à un taureau ? Que dire à votre chien qui a envie de sortir jouer, quand vous souhaitez rester à votre pupitre pour écrire votre livre ?

Sarah Bakewell © London Review Bookshop

Au lieu de réponses abstraites, Montaigne nous dit ce qu’il fit à chaque fois, et quel était son sentiment quand il le fit. Il nous donne tous les détails dont nous avons besoin pour toucher du doigt la réalité, et parfois plus qu’il ne nous faut. Il nous dit, sans raison particulière, que le melon est le seul fruit qu’il aime, qu’il préfère faire l’amour couché que debout, qu’il ne sait pas chanter, qu’il aime la compagnie enjouée et se laisse souvent emporter par l’étincelle d’une répartie. Mais il décrit aussi des sensations qu’il est plus difficile de saisir verbalement, si même on en a conscience : ce que ça fait d’être paresseux, ou courageux, ou indécis ; de s’abandonner à un instant de vanité, ou d’essayer de se défaire d’une peur obsédante. Il écrit même sur la sensation pure d’être en vie.

Explorant ces phénomènes sur plus de vingt ans, Montaigne se questionna sans relâche et brossa son portrait : un autoportrait en mouvement constant, si vivant qu’il surgit pour ainsi dire de la page, pour venir s’asseoir à côté de vous et lire par-dessus votre épaule. Il lui arrive de tenir des propos surprenants : bien des choses ont changé depuis la naissance de Montaigne, voici près d’un demi-millénaire, et ni les mœurs ni les croyances ne sont toujours reconnaissables. Lire Montaigne, ce n’en est pas
moins éprouver maintes fois le choc de la familiarité, au point que les siècles qui le séparent du nôtre sont réduits à néant. Les lecteurs continuent de se reconnaître en lui, tout comme les visiteurs d’Oxford Muse se reconnaissent ou reconnaissent des aspects d’eux-mêmes dans le récit d’un Russe instruit qui fait des ménages ou dans l’expérience de celui qui préfère ne pas danser.

Dans un article à ce sujet paru dans le Times en 1991, le journaliste Bernard Levin écrivait: “Je mets tout lecteur de Montaigne au défi de ne pas poser le livre à un moment ou à un autre pour s’écrier, incrédule: “Comment a-t-il su tout cela de moi ?” La réponse est, bien entendu, qu’il le sait en se connaissant lui-même. À leur tour, les gens le comprennent parce qu’eux aussi savent tout cela sur leur propre expérience. Comme l’écrivit au XVIIe siècle Blaise Pascal, un de ses premiers lecteurs les plus obsessionnels: Ce n’est pas dans Montaigne mais dans moi que je trouve tout ce que j’y vois.”

Sarah Bakewell


BAKEWELL Sarah, “Comment vivre ? Une vie de Montaigne en une question et vingt tentatives de réponse” (ALBIN MICHEL, 2013)

“La perplexité devant l’existence nourrit toute l’œuvre de Montaigne. En écrivant sur lui-même, le grand penseur tend un miroir où chacun peut se reconnaître. D’où l’extrême modernité et l’intelligence des Essais. Véritable phénomène d’édition en Angleterre et aux Etats-Unis, le livre de Sarah Bakewell est un guide aussi érudit que savoureux de l’univers et de la pensée du philosophe. En vingt chapitres, qui sont autant de tentatives de réponse à la question existentielle Comment vivre ?, il aborde de manière chronologique et thématique la vie personnelle de Montaigne et les événements qui ont marqué son temps. Connaisseur ou néophyte, chacun y trouvera des réponses à ses doutes les plus obscurs et les plus féconds. Une superbe incitation à découvrir ou relire un des chefs-d’œuvre de la pensée moderne….”

Si vous connaissez l’œuvre de Montaigne, Comment vivre ? vous enchantera. Si vous ne la connaissez pas, le livre se suffit largement à lui-même… Pour faire court, Montaigne a ici la biographie qu’il mérite.

The Independent

Une magnifique et vivante introduction à l’œuvre de Montaigne.

The Guardian

Nous sommes bêtes, mais nous ne saurions être autrement, alors autant se détendre et vivre avec » : ainsi l’auteure britannique Sarah Bakewell résume-t-elle la philosophie de Montaigne. Le trait est provocateur mais sied à la gouaille tranquille du seigneur aquitain dont la vie et l’œuvre servent ici de matière à un questionnement plus que sérieux : « comment vivre ? » C’est qu’entre le souvenir d’une femme qui ne fait l’amour « que d’une fesse », les notes de lecture et le regard étrangement humain d’un chat, les Essais constituent l’une des tentatives de réponse les plus ambitieuses… et pragmatiques. À la traditionnelle biographie, Bakewell préfère l’habileté d’une promenade à gambades thématiques. Le point de départ : tomber de son cheval et frôler la mort. S’ensuit l’éveil à une vie que Montaigne veut « en toute douceur et liberté, sans rigueur et contrainte ». Il suffit de pouvoir se dire : « si j’avais à revivre, je revivrai comme j’ai vécu ». Apprentissage du latin, magistrature à Bordeaux, amitié intense avec Étienne de La Boétie, deuils, ennuis domestiques… l’écheveau complexe d’une vie se dévide sans autre fin qu’offrir à la vue les nerfs d’un philosophe, « un exemple ordinaire d’être vivant ».

PHILOMAG.COM


D’autres incontournables du savoir-lire :

GEOFFRAY, Agnès (née en 1973)

Temps de lecture : 5 minutes >

La plasticienne Agnès Geoffray transforme la survivance des traces de l’histoire, sous forme de photographies, et pose la question : que reste-t-il de l’image ?

Il ne s’agit pas pour elle simplement de savoir ce qu’elle signifie puisqu’il faut s’interroger sur sa vie et sa transmission. Sa méthode fonctionne plus par résonance, dans ses réalisations, par une mise en forme soignée : l’image intègre les aspects historiques et sociaux, en plus de son rapport à l’esthétique.

Elle ne cesse d’analyser les détails d’un cliché par rapprochement et similitude. Par une sorte de symbiose entre le croire et l’agir, elle mêle l’évidence supposée et l’étrangeté. Elle touche le regard du spectateur, mais aussi ébranle la condition de l’implication du corps.

C’est sous forme d’allers et retours du modèle originel vers celui, transformé, de l’artiste que se constitue l’essence même de son travail, par un mouvement mais aussi par le constat de la prise de conscience des plis qui, pris ensemble, éclairent la matrice d’où elle se déplace. En témoignent le foulard militaire en soie imprimée de cartes de la seconde guerre mondiale, ou le “Parachute” (2019) de la même époque, sur lequel des mots sont brodés en rouge.

Son approche, par une série de fragments fondateurs de l’œuvre, fait le lien entre l’avant et l’après, par la découverte de perspectives restées inaperçues. En gommant ou modifiant des détails, elle falsifie des images vernaculaires issues d’archives afin de mieux les recontextualiser. Dès lors, se posent les questions : comment l’image nous parvient-elle ? Quelle est leur puissance historique et leur part de fiction ?

Des images qui prennent racines dans des représentations violentes de conflits, largement étudiés. Agnès Geoffray en fabrique une nouvelle version pour agir sur leur réalité. Par un travail d’ajustement, elle établit des rapports depuis un angle déviant, et entraîne le regardeur, détourne son attention qui ne porte plus uniquement sur la surface mais sur le contenu.

Dans le diptyque, “Libération 1 et 2” (2011), elle interroge ce qui se dérobe au premier regard. Elle se méfie de ce qui saute aux yeux. Elle bondit par-dessus la linéarité du temps. Une renaissance avant de replonger à la source. En “en robant” le corps de cette femme, on passe d’une scène violente avec les sourires satisfaits des hommes qui saisissent ses poignets, à pratiquement une scène de danse dans la rue. En sélectionnant un détail, une action, un tremblement, elle nous immobilise dans l’égarement.

Tout au contraire et c’est sa force, elle recadre en décalant, d’un autre point de vue, pour provoquer une nouvelle attention. Après un silence, dont la durée dépend du temps passé à la stupéfaction de l’emprise ou victimisation.

Il existe dans les actes d’Agnès Geoffray une répétition du mode opératoire du motif, quelque chose qui insiste dans ses actes de regard. “Le choc de l’obus” qui a atteint des milliers d’hommes pendant le cataclysme, transmis par le danseur Jérôme Andrieu, vacillant, sous forme de vidéo, est d’une exemplarité accomplie.

Pour comprendre une image, l’expérience enseigne qu’il faut se mettre, en la regardant, à l’écoute de sa teneur temporelle. Selon un rythme souvent binaire qui implique l’image (ou l’objet). Simultanément, la plasticienne combine des emblèmes dupliqués, fréquemment en binôme ou plus, chacun d’entre eux présente un détail différent du voisin, en décalage. Les variations se révèlent complexes parfois, bourrées d’interférences, par des assauts irréguliers, espacés, accélérés, puis ralentis. Parfois, face à des photographies manquantes, elle fournit elle-même le matériau, sous forme visuelle ou grâce à son propre alphabet, des histoires écrites. “Résultant d’un processus de reconstruction fictionnalisée”, précise-t-elle, l’artiste invente des histoires, dont certaines utilisent un vocabulaire dix-neuvièmiste.

Les mots sont souverains dans ses créations. Dans “Palimpsestes” (2012), les verbes sont épinglés au mur. Des papiers et tracés, d’une écriture secrète, donnent voix et corps à un langage oublié dans les “Messagers” (2014). Ou, encore, ces écrits, appels à la résistance, qui ont valeur de tracts, glissés dans les poches des soldats allemands.

Il en surgit un passé qui percole le présent, une interprétation fine, poétique et politique de l’histoire, à travers le pouvoir des images.” [ARTAIS-ARTCONTEMPORAIN.ORG]

L’inquiétante étrangeté d’Agnès Geoffrey

“Agnès Geoffray n’est pas à proprement parler photographe mais plutôt une manipulatrice de signes, qu’il s’agisse de l’écriture qui représente une grande partie de son travail (relativement peu connue) ou des images qu’elle manipule, soit en détournant par réappropriation des photographies glanées, soit en mettant en scène des situations auxquelles elle donne un aspect ordinaire, comme si elles appartenaient à la première catégorie des images récupérées (collectionnées, altérées, réassignées). Dans son travail d’écriture le procédé est identique, elle récupère, oblique, altère des textes existants ou crées mais qu’elle traite comme des éléments abandonnés, trouvés, retrouvés.

Toute son œuvre est marquée donc par le palimpseste, la réécriture sur ce qui a déjà existé, qui n’est plus tout à fait là et qu’elle réactive. L’image photographique est toujours déjà absente. Elle appartient d’emblée à la grande circulation des signes de la mémoire collective et personnelle qui fonctionnent par identification assimilatrice, projection, appropriation et récupération. C’est dans cet interstice que les obsessions d’Agnès Geoffray viennent se loger.

Agnès Geoffrey et la circulation des images

Agnès Geoffray, quand elle parle de son travail, en appelle fréquemment au flux (rhizomique) qui relie les images par associations ou disjonctions. Les images sont, au même titre que les mots, des signes d’une grammaire générale qui fait que l’on ne voit pas des nuances mais une forme identifiable, un arbre, un geste, un bourgeois, une femme du peuple, une photographie de famille ou un moment de l’histoire collective. Les images sont des éléments mémoriels qui ont, en outre, une valeur d’indice. Elles se réfèrent à un moment irrémédiablement révolu que notre travail de gestation, une sorte de parturition de seconde main, réactualise.

C’est là, dans la relation de réappropriation (…), qu’intervient Agnès Geoffray. La photographie n’est totalement révélée que dans une forme chimique et sensible de palimpseste. C’est ce que la plasticienne photographe s’évertue à distordre par retouches ou mises en scène. Elle interfère dans la circulation globale des signes visuels photographiques, mais aussi dans le moment où l’image interpelle le regardeur. Alors que l’image picturale est en quelque sorte immanente, elle se donne comme un tout juxtaposé inséré dans l’histoire des arts, la photographie appelle toujours, dès le premier regard, quelque chose d’autre qu’elle-même. Le travail d’Agnès Geoffray oscille entièrement dans cet interstice où ses propres digressions sémiotiques tentent de provoquer l’altérité par laquelle l’Inquiétante Etrangeté (Unheimliche) pourra surgir et conduire à d’autres associations plus ou moins dérangeantes, selon l’histoire de chacun.

L’angoisse et le palimpseste

L’Inquiétante Étrangeté est, pour faire court, le moment où l’identification dysfonctionne, c’est l’instant où ce qui est familier se dérobe parce qu’il est impossible d’assigner clairement à ce qui se produit une identité fixe et claire, l’altérité surgit dans l’ordre familier et génère une angoisse inexplicable. Dans son travail de réécriture Agnès Geoffray vise à susciter, par des décalages subtils, un glissement similaire qui conduit inexorablement vers l’indéfinissable.

Dans le corpus de l’artiste plasticienne il y a autant de réappropriations que de créations, pourtant, il n’est pas toujours aisé de faire le partage. Chaque image paraît ordinaire, les gris sont ceux des anciennes photographies familiales, les cadrages sans effet formel, les situations souvent banales, la position du photographe frontale, à hauteur d’œil. La banalité formelle est une chausse-trappe. Le regardeur ne se méfie pas plus que lorsqu’il feuillette un album de famille. Pourtant rien ne “colle” dans ces compositions (collages, rencontres arbitraires) ou recompositions.” [Lire l’article complet sur ARTEFIELDS.NET]

Visiter le site d’AGNES GEOFFRAY


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation par wallonica.org  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Agnes Geoffrey


Plus d’arts visuels…

NAM JUNE PAIK (1932-2006)

Temps de lecture : 5 minutes >

“Nam June Paik est un artiste coréen considéré comme le fondateur de l’art vidéo. Il est né à Séoul le 20 juillet 1932 et est décédé à Miami le 29 janvier 2006. Son génie est d’avoir compris que l’apparition de la télévision avait changé le monde.

Les débuts

Après des études de musique et d’histoire de l’art en Corée puis au Japon en 1952 (fuyant un pays en guerre), Nam June Paik part en 1956 terminer sa formation universitaire en Allemagne. Il se spécialise en collage sonore à partir de bandes audio et disques vinyles. En 1958, il travaille auprès du compositeur Karlheinz Stockhausen (pionnier de la musique électroacoustique) au Laboratoire de Recherche du studio de musique électronique de Radio Cologne – où travaillent également les compositeurs René Köring et Mauricio Kagel. A cette époque, Nam June Paik produit ses propres concerts, expositions et “actions musicales”, performances pendant lesquelles il s’attaque aux instruments de musiques (il brise, par exemple, un violon sur scène) dans le but “d’éliminer la musique traditionnelle”. En 1961, il participe à la pièce musicale de Karlheinz Stockhausen, Originale, en réalisant une performance pendant que l’œuvre du compositeur allemand et ses propres montages sonores sont joués simultanément. C’est dans le cadre des représentations de la pièce Originale, que l’intérêt de Nam June Paik pour le médium vidéo va augmenter.

Durant cette période, Nam June Paik côtoie l’avant-garde de l’époque (notamment Joseph Beuys, John Cage, George Maciunas, Merce Cunningham, le couple de plasticiens Christo et Jeanne-Claude, etc.) et rejoint finalement, en 1962, le groupe artistique Fluxus (issu du mouvement dada qui mélange aussi bien la musique, la performance, l’art plastique et l’écriture). Dès le départ, l’œuvre de Nam June Paik est marqué par ces influences hétérogènes, transdisciplinaires et expérimentales.

La naissance de l’Art vidéo

En mars 1963, lors de l’exposition Fluxus « Music/Electronic Television », il présente à la galerie Parnass de Rölf Jährling à Wuppertal une installation composée de 13 téléviseurs posés à même le sol dont l’image déréglée par des générateurs de fréquence ne diffuse rien d’autre que des rayures et des striures. Cette “Exposition de musique et de télévision électronique”, qui fait écho à la technique du langage indéterminé et variable employé par John Cage dans ses “pianos déréglés” (dont le premier happening remonte à 1952), est considérée aujourd’hui comme la première œuvre d’art vidéo. A cette époque, le mot vidéo, n’étant pas encore connu, c’est donc à posteriori que son acte fut reconnu comme “art vidéo” (vers 1972-1973, quand on commence à prendre conscience des spécificité de ce medium).

Nam June Paik n’est pas le premier artiste à détourner la télévision de son usage habituel. A peu près à la même période, l’Allemand Wolff Vostell projette la vidéo expérimentale  Sun in your head et le Français Jean-Christophe Averty diffuse une série d’émissions télévisuelles absurde Les Raisins verts. L’innovation qui le démarque des autres vient de ce que les œuvres de Nam June Paik sont déjà des installations, maîtrisées, produisant des images électroniques abstraites et indépendantes de la télévision. En 1964, Nam June Paik rencontre la violoncelliste Charlotte Moorman avec qui il collabore pour de nombreuses performances.

L’œuvre de Nam June Paik

L’ensemble de l’œuvre de Nam June Paik se compose d’installations vidéos dans lesquels il introduit des instruments de musique et des moniteurs de télévision qu’il modifie pour les détourner de leur fonction initiale. Dans sa série “robots”, il empile des postes de télévision jusqu’à leur donner une forme anthropomorphique. A la différence du cinéma, l’art vidéo consiste moins à filmer qu’à travailler la matière de l’image électronique. Nam June Paik manipule les images et les sons, en les superposant, les altérant, les étirant et les accélérant  jusqu’à les rendre méconnaissables. En révélant le procédé technique de la télévision, Nam June Paik dévoile le simulacre de l’image télévisuelle et met à jour sa nature idéologique et technologique. A la fois sculptures et mise en scène sonore et visuelle, les installations de Nam June Paik offrent aux visiteurs, une expérience sensorielle totale. (lire l’article complet sur CAHIERDESEOUL.COM)

Nam June Paik, “Watchdog II” (1997) © cahierdeseoul.com

“L’artiste qui a su le mieux imaginer et exploiter le potentiel artistique de la vidéo et de la télévision est, sans aucun doute, le créateur d’origine coréenne Nam June Paik. Grâce à son abondante production d’installations, de vidéos, d’émissions de télévision globales, de films et de performances, Nam June Paik est parvenu à modifier notre perception de l’image temporelle dans l’art contemporain (…).

Les explorations artistiques initiales de Paik dans le domaine des mass médias et, plus précisément, de la télévision, font l’objet, en 1963, de sa première exposition en solitaire: Exposition of Music-Electronic Television (Exposition de télévision électronico-musicale), organisée à la Galerie Parnass de Wuppertal, en Allemagne. Cette exposition, dans laquelle des appareils de télévision distribués dans une salle, installés sur les côtés et placés à l’envers ont été préparés par l’artiste pour déformer la réception des transmissions, est cruciale. À cette occasion, il crée également des vidéos interactives visant à transformer le rapport des spectateurs avec le média. Ces premiers pas marquent l’éclosion de Paik, qui, plus de 40 ans durant, développera d’innombrables idées et inventions qui ont joué un rôle essentiel dans l’introduction et l’acceptation de l’image électronique en mouvement dans la sphère de l’art.

En 1964, Paik s’installe à New York pour poursuivre ses travaux autour de la télévision et de la vidéo et, à la fin des années 60, se constitue en chef de file d’une nouvelle génération d’artistes désireux de créer un nouveau langage esthétique basé sur la télévision et les images en mouvement. Dans les années 70 et 80, il travaille comme professeur et se consacre activement à la promotion d’autres artistes et au développement du potentiel de ce média émergent. À côté d’une remarquable séquence de films vidéo et de projets pour la télévision – comprenant des collaborations avec ses amis Laurie Anderson, Joseph Beuys, David Bowie, John Cage et Merce Cunningham– il met sur pied une série d’installations qui ont radicalement transformé la production vidéo et redéfini la pratique artistique (…).

Paik a créé de nombreuses pièces de petit format qui ne laissent pas, toutefois, d’être représentatives de son œuvre. Vidéo Bouddha (Video Buddha) (1976), par exemple, contient des références aux antiques rites funéraires coréens et présente une sculpture du Bouddha, mi-enterrée dans un monticule de terre, qui se contemple dans un moniteur vidéo en circuit fermé. Chaise TV (TV Chair) (1968) est le résultat d’un traitement ironique de Paik de la réception de la télévision. Dans cette pièce, un moniteur remplace le siège d’une chaise de sorte que, dès que quelqu’un s’y assied, l’écran est caché par le corps. Paik fait également preuve de son intérêt pour l’humanisation de la technologie dans Famille de robots (Family of Robot) (1986), une série de sculptures de personnages vidéo construites avec d’anciens appareils de radio et de télévision. D’autres exemples révèlent comment certaines collaborations de Paik ont surgi de nouvelles expériences visuelles, comme le montre l’œuvre Synthétiseur Vidéo Paik-Abe (Paik-Abe Video Synthetizer) (1969), un dispositif de traitement d’images vidéo développé en partenariat avec Shuya Abe. Autre exemple des expérimentations de Paik, Violoncelle TV (TV Cello) (1971), l’une des nombreuses pièces créées par l’artiste pour sa collaboratrice au long cours de performances, Charlotte Moorman, détourne la vidéo en un instrument musical/visuel d’un autre ordre.

Paik est l’auteur d’un groupe remarquable de nouvelles œuvres fondées sur la technologie laser. En collaboration avec le spécialiste du laser Norman Ballard, Paik crée Modulation en synchro (Modulation in Sync) (2000), installation à grande échelle qui évoque la relation dynamique existant entre la nature et la lumière qui comprend les pièces Doux et sublime (Sweet and Sublime) (dessins multicolores à base de faisceaux laser projetés sur le plafond) et L’échelle de Jacob (Jacob’s Ladder) (une cascade traversée par le laser). Une autre installation de sculptures laser, Trois éléments (Three Elements) (2000), utilise le laser pour créer un espace virtuel et redéfinit la forme et les matériaux de la sculpture. Finalement, dans son œuvre la plus récente, Cône laser (Laser Cone) (2001), Paik manipule les faisceaux pour qu’ils s’entrecroisent sur une énorme surface conique qui enveloppe le spectateur dans une articulation graphique de lumière. Ces projets sont à mettre en rapport avec des créations antérieures comme Couronne TV (TV Crown) (1965), dans laquelle il déformait les tubes à rayons cathodiques des téléviseurs pour créer des dessins linéaires ou La lune es la TV la plus ancienne (Moon is the Oldest TV) (1965) où il évoquait les phases de la lune. “[lire l’article complet sur GUGGENHEIM-BILBAO.EUS]

  • Illustration en tête de l’article :  Nam June Paik, “TV Buddha” (1974) © cahierdeseoul.com

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation par wallonica.org  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © cahierdeseoul.com


Plus d’arts visuels…

JOLIET Charles, Mille jeux d’esprit
(Paris : Hachette, 1886)

Temps de lecture : 4 minutes >

FONDS PRIMO. Souvenez-vous : il y a quelques semaines, secoués par un généreux donateur (le Fonds PRIMO compte quelque 300.000 images, rien que pour vos yeux), nous décidions de doubler le blog encyclo wallonica.org d’un centre de ressources numériques, à l’adresse déjà interstellaire documenta.wallonica.org. Parmi les pépites partagées par ce désormais compagnon de route, il y a toute une série d’ouvrages ‘océrisés’ (images dont les caractères du texte sont reconnus par votre ordinateur), libres de droits.

Nous allons progressivement les rendre disponibles dans la documenta, en veillant à chaque fois vous les annoncer dans la partie plus journalistique de notre site : le blog. Nous ouvrons le feu avec un ouvrage de la fin du XIXe dont la lecture vous permettra d’affûter cet outil aujourd’hui si galvaudé : votre intelligence.

GREINER Otto, Prometheus (1909) © Fine Arts Museum Ottawa

Prométhée fut puni pour nous avoir donné la possibilité d’utiliser des outils ou, plutôt, pour avoir négligé de nous expliquer que l’outil (ici, l’intellect) n’est qu’un objet intermédiaire (médium) entre nous et ce monde complexe où nous devons vivre. Tout Titan qu’il était, il s’est vu privé de son GSM et attaché sur un rocher bien terrestre où un aigle, divin messager de Zeus, venait tous les soirs lui dévorer le foie, siège de sa révolte. Il est vrai que, petites choses que nous étions face aux super-héros de la mythologie, il n’était alors pas certain que nous serions capables de faire la distinction entre, d’une part, la représentation de la réalité que nous proposent différents outils (ex. les médias), utilisés de main de maître tant par des professionnels que par le beau-frère de Josiane, et, d’autre part, la réalité dont nous devons construire nous-même la connaissance, que nous devons nous approprier en la pratiquant. Finalement, Zeus n’avait pas tout à fait tort de prendre la mouche : ce n’était pas gagné ! En plus, il était assez sympa : il a laissé Hercule libérer le Titan, à condition que ce dernier garde autour du doigt une bague adornée d’un éclat du rocher qui avait été son pilori. Souviens-toi toujours, Prométhée…

Ce n’est pas comme si des médias (ex. les réseaux sociaux) nous présentaient chaque jour une image du monde, saturée en couleurs factices et en nombres exponentiels, comme si nous étions sensibles à la répétition des mêmes informations non vérifiées et que, finalement, nous donnions raison à Guy Debord qui, en 1967 déjà, annonçait que La Société du Spectacle l’emporterait et nous irions puiser nos références dans le ‘spectacle’ plutôt que dans le monde réel (lire à ce propos notre article : Dieu est mort : c’est vrai, je l’ai vu sur les réseaux sociaux…). Où es-tu Hercule ?

Charles JOLIET, “littérateur”

En attendant une meilleure connaissance du monde pour chacun (tiens, ça sert à ça une encyclopédie ?), voici donc un livre que Prométhée n’aurait pas désavoué, en version intégrale, et qui permettait à nos anciens d’entraîner leur intelligence en la désarçonnant. En bonus, vous pourrez lire l’avertissement de l’ouvrage ci-dessous, avant de cliquer sur le lien vers la documenta où nous avons publié le PDF du texte de Charles JOLIET, Mille jeux d’esprit (Paris : Hachette, 1886, 3e éd.). “Amuser la jeunesse avec la Littérature, l’Art et la Science c’est glisser l’Alphabet dans une boite de joujoux” : ce brave Monsieur Joliet aurait pu faire partie de notre équipe !


AVERTISSEMENT

“Pour satisfaire au désir depuis longtemps exprimé par les lecteurs du Journal de la Jeunesse, l’auteur a réuni et condensé, sous le titre de MILLE JEUX D’ESPRIT, un choix des Études publiées dans le Supplément hebdomadaire du Journal. L’Ouvrage comprend Trente-six Chapitres et se divise en deux parties :

    • La Première partie offre les PROBLEMES ET QUESTIONS à chercher et à résoudre.
    • La Seconde partie donne les SOLUTIONS ET LES RÉPONSES. Chacun des Chapitres est précédé des méthodes, règles, principes et exemples qui expliquent et facilitent la Solution des Sujets proposés.
En présentant aujourd’hui cet ouvrage au public, il nous est permis d’en exposer l’origine et le but. Le Journal de la Jeunesse a été fondé le 7 décembre 1872, et son premier Supplément a paru le 19 juin 1875. Ce Supplément est consacré â des Problèmes et Questions ; dont le volume qu’on a sous les yeux contient un résumé complet, destinés à exercer les facultés ingénieuses de l’esprit, et les Noms des Correspondants qui envoient les Solutions et Réponses sont publiés.
Chaque mois, des Concours sur les sujets les plus variés sont ouverts à tous les lecteurs. Outre les Compositions écrites, Narrations, Études, Lettres, Scènes dialoguées, les Concours mensuels s’étendent aux Ouvrages de Couture, Filet, Crochet, Tricot, Broderie, Dentelle, Tapisserie, ainsi qu’aux travaux les plus divers, Dessin, Musique, Cartes de Géographie, Plans, Histoire naturelle, Objets en carton et en bois, Fleurs artificielles, etc. etc. Tels sont les tournois pacifiques de ces Concours dont le plus important est le Concours de Pâques. De magnifiques Ouvrages illustrés, offerts par la Librairie Hachette et Cie, sont décernés aux Concurrents qui obtiennent les premières places, et qui sont classés par séries : Prix, Accessits, Mentions d’honneur et Mentions. Enfin, les Diplômes des Concours sont expédiés à la fin de l’année. Bien que ces Jeux d’esprit n’aient d’autre prétention que d’être des récréations amusantes, l’attrait qui s’attache à tous les problèmes a pour effet d’exiger des recherches instructives, de faire ouvrir des livres.
Amuser la jeunesse avec la Littérature, l’Art et la Science c’est glisser l’Alphabet dans une boite de joujoux. Nous avons pu constater ce résultat par les témoignages des familles des jeunes lecteurs du Journal de la Jeunesse.
Les Problèmes et Questions du Supplément hebdomadaire, alimentés par les Communications de ses correspondants, sont publiés sous le Nom, les Initiales ou le Pseudonyme de leurs auteurs. C’est grâce à ces Communications, toujours accueillies avec faveur, que le Supplément présente une variété et une abondance de sujets dont la source, sans cesse renouvelée, semble inépuisable.

Nous nous faisons ici un devoir et un plaisir de les remercier en leur offrant la Dédicace de ce travail car la meilleure part est leur ouvrage. Paris, 1882.

Charles JOLIET”


Et dans la documenta :


D’autres outils et dispositifs ?

LEVAUX : SOS Mauvaise Réputation (2013, Artothèque, Lg)

Temps de lecture : 2 minutes >

LEVAUX Aurélie William, SOS Mauvaise Réputation
(sérigraphie, 70 x 50 cm, 2013)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
à l’Artothèque Chiroux de la Province de Liège ?

A.W. Levaux © parismatch.com

Formée à l’ESA Saint-Luc de Liège, où elle enseigne aujourd’hui le dessin, Aurélie William LEVAUX (née en 1981) travaille à la croisée des genres, quelque part entre la bande dessinée, la littérature et l’art contemporain. Elle commence à faire de la bande dessinée au sein du collectif Mycose en 2003. La relation à l’intime que permet ce médium lui permet de se raconter dans des histoires au ton doux-amer, frôlant l’autobiographie (d’après OUT.BE).

Cette sérigraphie a été réalisée à l’initiative de la librairie et galerie d’art La Mauvaise Réputation à Bordeaux en 2013. Aurélie William Levaux y traite littéralement de la “mauvaise réputation”, une “étiquette sur ton front”, qui colle à la peau et constitue “un festin pour les cons”. En dessous, on peut lire en petits caractères : “grimpe plus haut”, comme une injonction et une lueur d’espoir. La composition monochrome est complexe convoquant des motifs symboliques (l’échelle, l’oiseau, la couronne, les arbres) ainsi que deux silhouettes féminines principales, l’une stigmatisant l’autre (“vilaine petite pute”).

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Aurélie William Levaux ; parismatch.com | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

L’énigme du professeur Moreau

Temps de lecture : 4 minutes >

“Voici Œdipe et le Sphinx (1864) plantés dans une verticale escarpée. L’étrange face-à-face fait penser à une carte à jouer. Une diagonale fuse le long des crêtes pour bien séparer les ailes déployées du monstre et le fier randonneur ancré dans la pierre. Venu d’un étroit défilé, Œdipe s’appuie sur sa lance décorée d’un brin de laurier. Chapeau dans le dos, l’air supérieur, le pèlerin toise la sphinge d’une moue méprisante. Accoudé à la roche, il a le masque sévère. Son profil fait penser aux médailles de Pisanello avec lesquelles il ne faut pas trop discuter.

Pourtant, la sphinge absorbée l’étreint. Tenterait-elle de lui parler ? Ce monstre poupon ressemble à une princesse amourachée, sortie du château pour la première fois. Son visage est éclatant, la poitrine adolescente. Son nom Sphiggein en grec signifie serrer, étouffer. Ses petons de féline – délicatement posés sur le torse d’Œdipe – atténuent l’étymologie. Les griffes sont juste sorties pour s’accrocher, ne pas tomber. La bête est coquette : diadème sur le chef, collier de cornaline autour de son corps de lion. Elle déploie à l’instant tout l’argent de ses plumes. Pense-t-elle à s’envoler ? Son Kouros indifférent n’a pas l’air partant, sa lance pique le chemin de pierre.

© Metropolitan Museum of Art

En marge du face-à-face, un autre personnage est plus franchement cloué au sol. Échoué dans ce premier plan affaissé, son pied émerge des rochers. On aperçoit aussi sa pourpre, sa couronne, sa main. Ce souverain chu, quasi-déchu, saisit encore la pierre, s’agrippe au tableau. A-t-il fait une sortie de route ? Il n’a pas dû voir cette “borne” sur le bas-côté… La colonne est pourtant bien colorée. Un curieux serpent s’y enroule, conduit les regards jusqu’à ce vase Piranesi, orné de quatre griffons qui montent la garde. Juste au-dessus, un papillon trompe leur vigilance et s’envole vers la montagne aux lauriers.

À ce moment de la peinture, Œdipe ne sait rien de son vrai père Laïos, roi de Thèbes. Un souverain au CV peu glorieux qui, à 18 ans, a violé le fils du roi de Corinthe et déclenché la colère des dieux : “Si tu as un fils, il sera ton assassin et l’amant de Jocaste” lui dit l’oracle. Précautionneux, Laïos fait pendre son fils en forêt, par ses chevilles percées. Mais le bébé est vite décroché par le berger du roi de Corinthe. Ce souverain adoptif le baptise Œdipe ou pieds enflés. Bien plus tard, Œdipe surprend un ragot de cour contestant ses origines. Filant à Delphes pour vérification, l’oracle lui répond : “Tu tueras ton père, tu coucheras avec ta mère.” Beau programme.

Errant sur les routes, Œdipe croise alors le carrosse du roi de Thèbes – ce père inconnu – qui doit aussi voir l’oracle pour solutionner une histoire de sphinge. Sur la chaussée trop étroite, on s’échauffe : Œdipe se fait gifler avant de répliquer généreusement en tuant Laïos. Poursuivant sa route, il croise le Sphinx aux portes de Thèbes. Sur la toile de Moreau, la monstresse a pris les devants et s’est avancée jusqu’au lieu du carambolage père-fils. A-t-elle déjà prononcé la fameuse énigme qui terrorise la ville : “Quel est l’être doué de la voix qui a quatre pieds le matin, deux à midi et trois le soir ?” Possible.

La sphinge n’est pourtant pas venue en terroriste. Sur le Sphinx vainqueur (1888) ou Œdipe voyageur (1888), ses victimes s’étalent partout. Ici, rien. Le roi presque mort n’est pas son œuvre. Alors c’est autre chose qui doit se jouer dans ce face-à-face. Pour nous mettre sur la voie, Moreau laisse un indice, écrit en 1864 : “Voyageur à l’heure sévère et mystérieuse de la vie, l’homme rencontre l’énigme éternelle qui le presse et le meurtrit. Mais l’âme forte défie les atteintes enivrantes et brutales de la matière et, l’œil fixé sur l’idéal, il marche confiant vers son but après l’avoir foulée aux pieds.” Encore une énigme ! Celle-ci est proche d’un sujet de philosophie, symboliste. Avis aux regardeurs : le professeur Moreau ramasse les copies à la fin de l’heure.

Selon le peintre, son Œdipe marcherait confiant. Pourtant, à bien observer sa moue, on s’interroge. Est-il si sûr de lui ? Si dominateur ? Une fois passée la première impression, sa bouille questionne. À noter aussi ce contrapposto hésitant, qui maintient la Sphinge à distance… Œdipe a pourtant de quoi être fier. Il vient de renvoyer papa sous la litière. Ce Laïos qui l’a mutilé, pendu par les pieds, retourné vers la matière. Œdipe, est notre esprit en éveil, mutilé par l’ego, puis révolté. Au retour de Delphes, sur le chemin de la vérité et des lauriers d’Apollon, il défie “les atteintes enivrantes et brutales de la matière“. Il tue l’ego, foule aux pieds celui qui l’a empêché de s’élever.

Et maintenant ? Œdipe a “l’œil fixé sur l’idéal”. La sphinge, symbole de la volonté humaine, la marche de la vie mue par l’intelligence. Sa cornaline pourrait d’ailleurs symboliser l’énergie, la détermination. Elle bondit sur lui. Voudrait-elle l’empêcher d’aller plus loin ? C’est paradoxal, lui qui “marche confiant vers son but” : Thèbes, ville des instincts. Un figuier planté à l’autre bout du tableau indiquerait la route à suivre, la plante étant parfois un symbole du fruit défendu dans les représentations de la chute de l’Homme. Et que dire du serpent ? Ce mini-Python qui rampe sur terre, qui siffle ces choses si peu élevées. Mais les griffons qui surplombent le vase ne le laisseront pas grimper. Pour s’élever vers les lauriers d’Apollon, il faut se transformer, façon papillon.

À cet instant, Œdipe a toute la carte en main. Alors que va-t-il faire ? Se transformer ou ramper ? Malheureusement, on connaît la suite. Monsieur pieds enflés va répondre à l’énigme de la marche, la sphinge va se jeter de la falaise et la volonté s’émousser. Œdipe va piétiner son but premier : s’élever. Bientôt roi de Thèbes, il épousera Jocaste et finira les yeux crevés à force de n’avoir pas vu la vérité. Il aurait dû mieux regarder la sphinge. Mais pas dans les yeux… À gauche du sein lumineux, un avertissement serait-il caché parmi les plumes ? Le profil d’un aigle qui semble lui manger le foie se dessine, comme un clin d’œil piquant à Prométhée, autre symbole de l’ego enchaîné au matériel. Picoré par la vérité, l’ego finit toujours par repousser. Voyez Laïos qui s’agrippe encore à la roche… Un joueur de cartes appellerait ça une mauvaise main.” (lire l’article complet sur BEAUXARTS.COM)


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation par wallonica.org  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Metropolitan Museum of Art


Plus d’arts visuels…

Naissance de la littérature : l’épopée de Gilgamesh

Temps de lecture : 7 minutes >

Plus ancien récit connu de l’histoire de l’humanité, l’Épopée de Gilgamesh a vu le jour entre le Tigre et l’Euphrate, dans l’antique Mésopotamie. Elle reste pourtant une œuvre vivante, du fait de l’intemporalité des questions qu’elle pose sur la condition humaine.

“À présent que je t’ai rencontrée
Tavernière,
Puissé-je éviter (cette) mort
Que je redoute (tant)!»
(Mais la tavernière s’adressa à lui, Gilgamesh)
« Pourquoi donc rôdes-tu
Gilgamesh?
La vie-sans-fin
Que tu recherches,
Tu ne (la) trouveras (jamais)!
Quand les dieux
Ont créé les hommes,
Ils leur ont assigné la mort,
Se réservant l’immortalité
À eux seuls,
Toi, (plutôt,)
Remplis-toi la panse ;
Demeure en gaieté,
Jour et nuit ;
Fais quotidiennement
La fête ;
Danse et amuse-toi,
Jour et nuit ;
Accoutre-toi
D’habits bien propres ;
Lave-toi,
Baigne-toi ;
Regarde tendrement
Ton petit qui te tient par la main,
Et fais le bo(nh)eur de ta femme
Serrée contre (t)oi,
Car telle est
La perspective (unique)
Des hommes.

Ce passage, transcrit vers 1800 avant notre ère, est traduit d’une langue dérivée de l’akkadien et présenté par Jean Bottéro (Gallimard, 1993, p. 257).

Représentation de Gilgamesh (Khorsabad)

“L’Épopée de Gilgamesh, c’est l’histoire d’un roi qui ne voulait pas mourir. Ce roi a réellement existé: il gouvernait d’une main de fer la cité sumérienne d’Ourouk (au sud de l’Irak actuel), vers 2650 avant notre ère. Désespéré par la mort de son ami Enkidou, il s’était mis en quête de l’immortalité. Une recherche qui, à ce moment du récit, a tout d’une errance : selon le texte, Gilgamesh ‘rôde’ seul, dans la steppe, vêtu de guenilles. Il y rencontre Sidouri, une femme étrange, à la fois philosophe et tavernière. Sidouri demande à Gilgamesh les raisons de son errance, de son ‘visage abattu’ et de son ‘cœur triste’. “Puissé-je éviter (cette) mort. Que je redoute (tant) !“, lui répond le roi, implorant.

EN QUÊTE DE L’IMMORTALITÉ

Les aventures de Gilgamesh, probablement enjolivées au fil des siècles, laissèrent une impression si forte que, bien plus tard, elles furent consignées sur des tablettes d’argile, entre 1800 et 1600 avant notre ère. Thème intemporel par excellence, la quête de l’immortalité a inspiré bien des œuvres. Elle est souvent associée à la soif du pouvoir suprême et à l’invulnérabilité, que ce soit à travers la légende du Graal – que des divisions nazies chercheront jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale – ou dans nos récits plus contemporains, imprégnés de mythologie : Le Seigneur des anneaux, de John Ronald Reuel Tolkien, où un anneau de pouvoir confère à celui qui le porte une extraordinaire longévité, ou dans la série des Harry Potter de Joanne K. Rowling, dans laquelle un mage noir parvient à diviser son âme pour vivre éternellement. Cependant, dans cette première transcription de ce rêve si humain d’échapper à la mort, Gilgamesh ne recherche aucun pouvoir. Sa suprématie sur les autres hommes n’est pas un objet de quête mais un état de fait. À Ourouk, il est craint par son peuple, il dispose d’une force surhumaine et n’a peur de personne. Néanmoins – indique le texte -, il ‘redoute’ la mort. “Les Mésopotamiens, écrit Brigitte Lion, professeure à l’université de Lille-III, croyaient en effet que la vie se prolongeait au-delà de la mort, mais par une forme d’existence diminuée, sans joie, les trépassés étant réduits à l’état de fantômes, prisonniers des Enfers.” Si Gilgamesh veut échapper à la mort, c’est d’abord parce qu’il a vu mourir Enkidou, son ami et alter ego.

Humbaba

Enkidou, cet ‘enfant sauvage’ que lui envoyèrent les dieux au début de l’Épopée, avec qui Gilgamesh traversa déserts, forêts de cèdres et montagnes. Enkidou, avec qui il accomplit de nombreux exploits, terrassant des créatures terrifiantes telles que l’ogre Humbaba et le Taureau céleste. Leurs aventures plurent aux hommes – leur assurant respect et gloire – mais contrarièrent les dieux, qui virent leurs exploits comme autant d’offenses et condamnèrent Enkidou à ‘mourir prématurément’ et à ‘redevenir argile’, comme l’évoque l’image akkadienne désignant la mort.

Sumériens : peuple d’origine mal connue établi en Mésopotamie au IVe millénaire avant notre ère. À la fin du IIIe millénaire acn, les Akkadiens, peuple sémite, l’éliminèrent politiquement, mais la culture sumérienne survécut, en particulier dans les domaines littéraire et religieux.

LA TRAGÉDIE DE L’EXISTENCE HUMAINE

Mon ami que je chérissais et qui avait avec moi traversé tant d’épreuves, le sort commun à tous les hommes l’a terrassé !“, explique Gilgamesh à la tavernière Sidouri. Peut-être est-ce ce qui continue à nous toucher dans cette quête ? L’histoire de Gilgamesh nous parle d’abord d’amitié, pour ne pas dire d’amour, et de la souffrance provoquée par la perte d’un être cher. Une souffrance qui n’a pas dû beaucoup changer en quatre millénaires, et que la tablette précédant notre extrait décrit parfaitement: “Gilgamesh tâta le coeur [d’Enkidou]: il ne battait plus du tout! Alors, comme à une jeune épousée, il voila le visage de son ami ! Il lui tournait autour comme un aigle, ou comme une lionne privée de ses petits, il ne cessait d’aller et venir, devant et derrière lui ; il arrachait et semait les bou(cles) de sa chevelure! Il dépouillait et jetait ses beaux habits, comme pris en horreur !” À cette détresse immense, succèderont différents rites funéraires : inhumation, offrandes, sacrifices d’animaux et érection d’une statue à l’effigie d’Enkidou – tout cela précédé de lamentations : “Je te pleure !, clame Gilgamesh. Écoutez-moi, Anciens de la cité, écoutez-moi déplorer en personne Enkidou, mon ami ! Éclater comme une pleureuse en amères lamentations !» Malgré cette souffrance, les dieux n’accorderont pas l’immortalité à Gilgamesh. Ce que suggère déjà la première réponse de la tavernière Sidouri: “Quand les dieux ont créé les hommes, ils leur ont assigné la mort.” “Selon les paroles de Sidouri, analysait l’assyriologue Elena Cassin, la ligne de clivage entre les dieux et les hommes passe entre l’immortalité des premiers et la vie interrompue qui est le lot des autres.” Pourtant, la spécialiste observait dans le même temps que cette ligne de clivage n’était pas si évidente.

Car les dieux mésopotamiens ressemblent étrangement aux hommes. Comme eux, du sang coule dans leurs veines (à la différence des démons remplis de venin). Comme eux, ils peuvent mourir : c’est le cas par exemple de Dumuzi, dieu de la fertilité et amant d’Ishtar (principale divinité féminine mésopotamienne, associée à l’amour et à la guerre), dont Gilgamesh relate le sort dans l’Épopée. Et si les dieux sont mortels, tous les hommes ne le sont pas. Plus précisément, il existe un homme, Utanapishti, à qui les dieux ont accordé la vie éternelle, après qu’il fut sauvé du Déluge (récit qui a inspiré l’épisode biblique équivalent) par une déesse compatissante. C’est ce même Utanapishti que cherche à rejoindre Gilgamesh dans sa quête, espérant ainsi échapper à son tour à la mort. “Pourquoi donc, Gilgamesh, exagérer ton désespoir ?, le sermonnera Utanapishti, à la fin de l’Épopée, toi que les dieux ont fait de substance divino-humaine.” Tout en lui expliquant qu’il n’obtiendra pas ce qu’il cherche – les dieux ne réitéreront pas l’octroi de la vie éternelle à un homme-, Utanapishti reconnaît la nature surhumaine de Gilgamesh.

L’Épopée de Gilgamesh était consignée dans une écriture dite cunéiforme, c’est-à-dire en forme de clou. En effet, le support le plus couramment utilisé pour consigner les textes en Mésopotamie était l’argile. On y imprimait les signes à l’aide d’un calame biseauté – d’où leur forme anguleuse – pendant que la terre était encore humide.

LE SIGNE DE L’ÉTOILE

Fils de la déesse Ninsoun, la ‘dame des vaches sauvages’, Gilgamesh est décrit mesurant près de sept mètres et capable de parcourir 500 km en une seule journée. C’est là, selon Jean Bottéro, tout le paradoxe de l’Épopée : “Ce Gilgamesh qui cherche à si grand-peine la vie sans fin et rentre chez lui, au bout du compte, l’oreille basse, tous ses espoirs anéantis et résigné à poursuivre, avec une façon d’enthousiasme, son destin de mortel, son nom est partout affecté du signe cunéiforme de l’étoile qui, selon les règles de cette écriture, le classe parmi les êtres divins.” Ce signe, on le retrouve également associé au nom de Sidouri. Plus qu’une simple tavernière-philosophe, cette dernière appartient elle aussi au domaine des dieux. Lorsqu’elle vit Gilgamesh pour la première fois, d’abord effrayée par son allure, elle remarqua elle aussi qu'” il y avait de la chair divine dans son corps“. Pourtant, tout son discours sera une invitation à partager la condition humaine, à se détourner de la quête de l’immortalité pour s’adonner à des plaisirs plus prosaïques : “remplis-toi la panse“, “fais quotidiennement la fête“, “danse et amuse-toi, jour et nuit“.

Le texte se termine sur quatre derniers conseils. Dans la droite ligne des précédents, ce dernier quatrain a quelque chose d’étrange – pas tant par les thèmes abordés que par l’organisation des couplets. C’est ce que met en avant Tzvi Abusch, professeur d’assyriologie à Harvard: “Nous sommes étonnés par le déroulé particulier de ces éléments : dans le premier couplet, le port de vêtements propres précède l’impératif de se laver la tête et le corps ; dans le deuxième couplet, la relation avec un enfant est mentionnée avant le fait d’avoir des rapports sexuels avec une femme.” Comment le comprendre ? Simple figure de style (chiasme) ? Ou manière – c’est l’hypothèse de Tzvi Abusch – d’insister sur le dernier conseil, le plus important de ceux que Sidouri dispense à Gilgamesh: “Fais le bo(nh)eur de ta femme serrée contre (t)oi, car telle est la perspective (unique) des hommes.” Une invitation à être pleinement homme, et peut-être également à cesser de pleurer Enkidou, son ami, à qui – rappelons-le – Gilgamesh avait voilé le visage, “comme à une jeune épousée“, comme il l’aurait fait pour sa femme. Peut-être Sidouri demande-t-elle à Gilgamesh de faire le deuil de cette relation passée, et de la remplacer par une autre, avec une femme, cette fois. Une femme qui aura le pouvoir de lui redonner goût à une vie mortelle, tout comme dans les premières tablettes de l’Épopée, une femme avait permis – par ses charmes – à son ami Enkidou de quitter les bêtes sauvages avec lesquelles il frayait, pour mener avec lui une vie d’homme.

(2000 ans acn.) L’Épopée de Gilgamesh, le plus vieux texte du monde qui nous soit parvenu, a été consigné sur des tablettes d’argile en Mésopotamie. Bien qu’ayant influencé l’Iliade et l’Odyssée, la Bible ou encore le poème sanscrit du Mahâbhârata, elle fut oubliée durant de longs siècles. À la fin du XIXe siècle, des archéologues découvrirent douze tablettes en akkadien dans la bibliothèque du roi Assourbanipal, à Ninive (actuelle Mossoul). L’Épopée est aujourd’hui traduite dans toutes les langues et inscrite au programme des collégiens français, comme ‘texte fondateur de l’humanité’.

A lire :
  • L’Épopée de Gilgamesh par Jean Bottéro (Gallimard, 1993, 300 p.) ;
  • Forme et identité des hommes et des dieux chez les Babyloniens par Elena Cassin, dans Corps des dieux (Gallimard, 1986, 416 p.) ;
  • La quête de l’immortalité par Brigitte Lion, dans Gilgamesh le plus vieux récit du monde (L’Histoire, n° 356, septembre 2010) ;
  • Gilgamesh par Stephen Mitchell, traduction Aurélien Clause (Synchronique, 2013, 248 p.).”
  • L’article original de Mikael CORRE est paru dans Le Monde des Religions (janvier-février 2014) ;
  • L’illustration de l’article montre la tablette dite ‘du Déluge‘ gravée en cunéiforme, relatant les exploits du héros sumérien Gilgamesh. VIIe siècle avant notre ère, provenant du site de Ninive (Irak). © British Museum.

Lire encore…

Le mystère Trenet

Temps de lecture : 36 minutes >

A force de donner son dernier concert d’adieu (entre autres, au Forum de Liège), le Fou Chantant a fini par tirer sa révérence, le 19 février 2001. Si les articles obituaires (voire nécrologiques) se tenaient prêts dans les tiroirs des rédactions, certains “dossiers Trenet” ont marqué la différence. Ainsi, ce dossier “Le mystère Trenet” publié dans le Nouvel Observateur le lendemain du décès du chanteur…


“Il vient de mourir à 87 ans…

Le Mystère Trenet

Qui était-il, ce Français hors du temps qui a révolutionné la chanson ? Pourquoi ce notable swing, politiquement et sexuellement incorrect, est-il devenu le poète des bonheurs enfuis, des amours enfantines et des baisers volés ? Comment cet homme sans attaches a-t-il servi de lien entre trois générations réputées irréconciliables ?

Ya d’la peine, adieu, adieu les hirondelles, y a d’la peine, une France est morte hier à l’hôpital Henri-Mondor de Créteil, une France hors du temps, une France seule au monde, une France imaginaire racontée par un fou, une France où, grand-père, vous oubliez votre cheval, une France aux yeux bleus. Les cousines germaines sont des coquines, elles trottent menu, la taille à l’aise, dans l’allée des marronniers, et les grands dadais, les gentils écureuils les regardent le feu aux joues. Mais l’amour est un mystère et il faut savoir attendre, attendre encore, avant que votre corps charmant se donne à minuit, dans un p’tit hôtel, tout au fond d’la rue Delambre. Attendre que la guerre finisse, que le vieux piano de la plage et le mari de Mam’zelle Clio soient endormis et que cessent enfin leur tapage tous les chats, tous les chats, tous les chats.

Peut-on parler de Charles TRENET (1913-2001) autrement qu’avec ses mots à lui ? Lui-même qui nous a tant fait chanter en utilisait si peu, avare de ses effets, préférant la répétition aux trouvailles, comme s’il craignait par-dessus tout
d’avoir l’air de se prendre pour un poète. Rester à sa place: refrain-couplet. Ne pas déranger. Comme Simenon. Faux modeste, vrai malin? Il savait bien qu’il avait mis le feu à la chanson française, qu’en imposant la simplicité, il avait piégé le siècle, que sa fleur bleue était une bombe. Fleur bleue toujours, eau de rose jamais : ç’aurait pu être sa devise. “vous savez pourquoi je ne suis pas un poète ? Parce que j’ai besoin des béquilles de la musiquette !

Sa musiquette ? Un don du ciel. Il n’a pas 20 ans quand, débarquant à Paris au début des années 30, il entend pour la première fois un jazz-band, la “musique des esclaves“, que Max Jacob lui a fait connaître au Bal nègre de la rue Blomet. Antonin Artaud était-il présent cette nuit-là ? On ne le saura jamais, bien que Trenet l’affirmât, mais il fabulait tellement… Presque autant que Cocteau, qui prétendait être son mentor et son ami mais dont il se méfiait : “Il piquait tout, même les calembours ; à la fin je n’ouvrais plus la bouche avec lui! Le poète, le généreux, l’éperdu, c’était Max.

Bal nègre, 1931, donc : dans la seconde, le fils abandonné du notaire de Perpignan, né natif de Narbonne, qui est monté à Paris pour faire lire ses poèmes à Artaud .. . dans la seconde, le “p’tit Français, rien qu’un p’tit Français“, découvre le rythme de sa vie. Alchimie du swing et de la rime : un génie, le premier du genre, est né. Les poèmes qu’il portait en lui et dont on ne saura jamais s’ils méritaient qu’on les regrette, sont devenus chansons, des chansons comme on n’en avait jamais entendu. Comme Prévert, mais dix ans plus tard, mettra le surréalisme à la portée des lycéens, il fait descendre dans les rues “de la Varenne et de Nogent” le jazz de Harlem. La révolution Trenet peut commencer.

La gloire du Fou chantant mettra pourtant quelques années avant d’exploser. Il devra se contenter d’un duo avec Johnny Hess + Charles et Johnny. Succès de surprise pour cabarets d’initiés. Drôle de parenthèse culturelle que cet avant-Front populaire. Vienne flambe mais Paris baisse un peu les bras. Les surréalistes, trop occupés à s’excommunier au nom de la révolution prolétarienne et de l’appartenance au PC, ne font plus le printemps et affichent, déjà, un passéisme rigolard. Breton proclame : “Dans le mauvais goût de mon époque, je m’efforce d’aller plus loin que quiconque.” Et le music-hall, des Grands Boulevards à Montparnasse, est la chasse gardée des Mistinguett, Ouvrard, Georgius, Fréhel, Damia. Yvonne George, l’idole des intellos, manque de conduire Desnos au suicide mais ne passe pas vraiment la rampe. Fernandel, Tino Rossi et Piaf en sont à leurs balbutiements. Seul Chevalier (Maurice de Ménilmontant), qui lorgne déjà sur Hollywood, ose ouvrir son tour de chant aux influences américaines. C’est donc à lui que Trenet enverra, en 1936, ce qui sera son premier tube : “Y a d’la joie“.

© DR

Un demi-siècle plus tard, en décembre 1988, dans une loge aménagée dans le vestiaire d’un stade de basket à Reims, où il effectue un de ses innombrables retours, il sortira de son portefeuille un papier plié en quatre. C’est la lettre de Chevalier qui accepte la chanson du petit. Il lui souhaite bonne chance et il le tutoie. Trenet n’osera jamais en faire autant. Respect, comme disent les rappeurs, malgré la condescendance que l’aîné ne cessera de lui manifester. Mais il raconte quand même sa revanche sur le grand Maurice. C’était en 1959. De Gaulle, dès son arrivée à l’Elysée, avait invité les stars du music-hall. On les fait grimper sur une sorte d’estrade. Au premier rang, Maurice, Tino, Piaf et Trenet. Juste derrière, Montand, Mouloudji, Gréco, Aznavour, Bécaud et les autres. “Quand Chevalier m’a vu à côté de lui, il m’a fait un geste du pouce pour que je recule d’un rang. J’ai obéi.” Et de Gaulle arrive, serre les mains de Piaf, de Tino puis, passant par-dessus l’épaule de Chevalier, prend la main de Trenet : “Il l’a gardée dans la sienne et, avec sa voix de De Gaulle, s’est mis à déclamer: “Longtemps, longtemps après que les poètes ont disparu”… On a beau ne pas être gaulliste, ça requinque !

Peu d’hommes célèbres auront eu autant que Trenet besoin d’être requinqués. Même dans le show-biz, où chacun cultive sa petite névrose avec un soin jaloux, où chacun vous livre – à vous, à vous seul – la blessure secrète qui, malgré les millions, mais les impôts prennent tout, n’est-ce pas, l’empêche d’être heureux, sans parler de l’autre, le rival, ce con, ce nul, qui monte, qui monte et qui est en train de lui piquer son public … Oui, même dans cet univers scintillant et pathétique, Trenet aura été le plus solitaire, le plus mal aimé. Ni la fréquentation des poètes, “Apollinaire et Rimbaud et l’ami de mon cœur, Charles Cros“, ni le recensement de ses maisons, de ses voitures, de ses comptes en banque, ni les trois mille versions de La Mer, son jackpot, ni la stupéfiante longévité de son succès -avec quelques courtes périodes d’oubli, soyons justes – n’ont jamais pu faire du chanteur un homme heureux. Il ne l’avouait jamais, sauf une fois à notre ami Richard Cannavo, qui fut le Las Cases de l’empereur Charles : “Toute ma vie, j’ai couru après l’enfance que je n’ai pas eue … Elle a été éclipsée par les problèmes de famille, des choses compliquées que je comprenais trop bien.” Les choses compliquées, les enfants les comprennent : Dolto n’a jamais dit mieux.

Aux autres, moins proches, qui essayaient de percer le mystère de ses accès de misanthropie, de son goût du secret, de sa solitude, de ses mensonges perpétuels, il opposait toujours les mêmes pirouettes de clown, buvant le Cointreau au litre, demandant avec l’accent de Perpignan : “Il est vraiment aussi con qu’on le dit, votre ami Montand ?” ; lançant ses calembours et ses à-peu-près à la mitraillette : “J’habite sur la Marne, ça me repose de la scène.” Ou bien : “J’ai acheté une copie de la Joconde, je suis le seul à posséder un Léonard de vingt sous.” Ou encore : “Le coiffeur Alexandre écrit ses Mémoires, c’est les essais de mon peigne ?” Il disait aussi : “J’aimerais vivre jusqu’en 2013. Je serais le fou cent ans.” Et c’est moins rigolo, aujourd’hui que le grand marchand de nostalgie vient de plier bagage.

Trenet fête ses 50 ans de chanson en 1987 © charles-trenet.net

Drôle de pays, drôle de siècle, où un personnage politiquement et sexuellement incorrect a servi de lien entre trois générations réputées irréconciliables! Détesté par la droite des années 30 et 40 parce qu’il apportait la musique des nègres et l’humour des fous ; méprisé par les fifis, les résistants de 1944, parce qu’il avait écrit (sur commande ?) Douce France, et qu’on trouvait un parfum maréchaliste à ce vers : “Oui, je t’aime [la France], dans la joie et la douleur” ; ignoré par les amateurs de chansons à message parce qu’il n’avait pas assez lourdement affirmé sa confiance en l’avenir de la révolution : on peut difficilement rêver pire carnet de conduite. Et pourtant, on s’est passé Trenet de droite à gauche et de père en fils depuis plus de soixante ans, à la fois comme un mistigri et comme un petit bout de jardin secret. Et c’est sans doute pour cela qu’il est si difficile de dire aujourd’hui pourquoi on l’aimait.

Pourquoi on faisait semblant de le croire lorsqu’il chantait “J’aime mon père, ma mère, la France et le bon Dieu/Et puis les femmes, les femmes, les femmes qu’ont les yeux bleus“, lui qui n’aimait que les décorations et les garçons vraiment trop jeunes … Et qu’est-ce que ça peut bien vous foutre, puisqu’il vous a fait aimer l’irrespect et les jeunes filles ? Bien sûr, il y a la Folle Complainte, chanson qu’il semble avoir écrit contre soi, comme si une main de fer avait soudain saisi son poignet et, après “les becs d’acétylène aux Enfants assistés/Et le sourire d’Hélène par un beau soir d’été“, l’avait forcé à avouer : “J’n ‘ai pas aimé ma mère/J’n ‘ai pas aimé mon sort/J’n ‘ai pas aimé la guerre/J’n ‘ai pas aimé la mort.” Mais, après tout, là aussi, pourquoi le prendre au mot ? Sa réponse à lui, c’est : “Ne cherchez pas dans les pianos ce qu’il n y a pas.” Jolie parade. Mais s’il fallait garder un seul vers parmi les mille chansons de Charles Trenet, ce ne serait évidemment pas celui-là. C’est un vers qui n’a que six mots et que vous connaissez tous et qui est bouleversant de perfection, de profondeur, de simplicité et de grâce, et qui est la philosophie même. C’est : Que reste-t-il de nos amours ? Relisez ce vers, relisez-le deux fois, dix fois, et vous verrez Hamlet interrogeant le crâne, Proust devant les momies du Temps retrouvé, Giacometti et son Homme qui marche, Bacon défiguré. J’en rajoute ? Et après ? Ce n’est pas tous les jours qu’on perd un siècle.”

Pierre BÉNICHOU


Un siècle de Trenet

“Pour écrire Monsieur Trenet, monumentale biographie dont l’édition définitive va paraître chez Plon, notre ami Richard CANNAVO a dû faire le tri entre légende et réalité, entre vérités et mensonges, fouillant les archives, interrogeant les témoins et passant des dizaines d’heures auprès du Fou chantant. Sur les jeunes années comme sur les premiers triomphes, sur la période noire de l’Occupation ou sur l’amour-passion qui liait l’auteur de Je chante à sa mère, ce livre jette une lumière inédite. Extraits.

Douce enfance

Bien que notaire, mon père n’était pas tellement bourgeois, il était même un petit peu bohème : il a été notaire parce qu’il fallait bien faire quelque chose et qu’il avait suivi les études pour ça, mais il aurait préféré jouer du violon à la terrasse des cafés. Il me disait toujours que c’était là le grand regret de sa vie. Mais on ne pouvait tout de même pas, à la fin, lui acheter un café pour qu’il aille jouer à la terrasse ! Il est donc resté dans son étude et parfois même, quand il faisait très chaud, il disait qu’il était dans son “étuve de notaire”. Il composait aussi, en particulier des sardanes. Et on se réunissait tous les samedis pour faire de la musique en famille : c’est pour ça que j’ai écrit la Famille musicienne. C’était la mienne ! Mon père donc était un excellent violoniste. Ma mère jouait très bien de la harpe ancienne, et mon frère du cymbalum et du piano. Dans le quartier, on nous appelait “la famille musicienne”. Et chaque samedi, à la maison, il y avait un concert, en général c’était un quatuor avec mon père, ma tante Emilie au piano et le curé de la paroisse aussi, qui venait jouer de la flûte. Tout ça en fait était charmant. Mais on ne jouait pas d’imbécillités comme je le dis dans la chanson ! On jouait du classique, beaucoup de Mozart, du Brahms, du Beethoven. Lorsqu’ils jouaient le samedi, comme le dimanche je pouvais faire la grasse matinée je restais jusqu’au bout. Par contre quand les réunions avaient lieu le jeudi, ce qui arrivait aussi, le salon n’étant séparé de ma chambre que par une cloison, j’entendais la musique et je priais le bon Dieu pour qu’ils s’en aillent !

Le petit pensionnaire

Charles a 7 ans, et à cet âge que l’on dit de raison il découvre la déraison des adultes. Sa mère peut bien vouloir vivre sa vie, son père se replier à Saint-Chinian, lui se retrouve là, entouré d’étrangers, soudain très seul au monde dans ce pensionnat, “tache noire des soutanes dans le rose de mon cœur de Jésus“, il se retrouve là, dans “ce décor de martyrs que nous [son frère Antoine et lui] ne pouvions plus assimiler tant il symbolisait l’indifférence devant la présence forcée, l’âge mûr fermé à l’âge tendre, l’âge tendre enfermé par l’âge mur…” qu’il évoquera dans l’une de ses chansons les plus poignantes, le Petit Pensionnaire :

Je suis le petit pensionnaire
Qui rentr’au bahut l’dimanch’soir
Après un seul jour éphémère
De grand bonheur et d’espoir
Après les minutes exquises
Il faut retrouver le dortoir
La veilleuse bleue,
La nuit grise.

Il est né peintre
Marie-Louise Trenet avec son fils © DR

Après la chanson, la peinture sera la seconde passion de la vie de Trenet. De lui sa mère disait : “Charles a raté sa vocation : il est né peintre.” Paradoxe, Forfanterie ? Même pas ! Née très tôt, c’est là une passion qui ne le quittera jamais. Tout petit déjà il peint, en particulier lors des traditionnelles vacances à La Nouvelle. “Me voilà parti seul dans les rochers, avec ma boîte d’aquarelle“, écrit-il dans Mes jeunes années,Pour moi il s’agit de trouver un joli coin ; essayer d’en fixer l’image. C’est difficile de traduire cette perspective au bout de laquelle se dresse le phare qui ressemble à une ombrelle fermée. Et si j’ouvrais l’ombrelle ? Je l’ouvre. Le soir, je montre mon tableau. “Pourquoi ce parapluie au fond de la jetée ?” demande maman. – “C’est pas un parapluie, c’est une ombrelle!” – “Une ombrelle à la place du phare ?” – “C’est pour que les bateaux n’aient pas trop de soleil.” – “Tâche de faire ce que tu vois”, conclut maman qui n’était pas encore habituée au surréalisme.

Il a 5 ans alors ! A 8 ans, il dessine des portraits de Landru, les tours de la cathédrale Saint-Just, sa mère assise au piano. C’est alors qu’il rencontre un ami de son père, le peintre Fons-Godail, qui l’initie à la poésie des couleurs – et l’on sait combien les couleurs jouent un grand rôle dans les chansons de Trenet ! Il racontera à Claude Chebel (Fidèle, France- Inter, 1983) : “La peinture, c’était une évasion tout à fait physique que je pratiquais en compagnie d’un ami de mon père, Fons-Godail, un peintre très célèbre à Perpignan, une espèce de Renoir catalan, il avait à peu près ce talent-là. Il était très impressionniste, et c’est pour cela qu’il m’impressionnait beaucoup! C’était un curieux personnage. Il avait inventé un parachute et s’était jeté du premier étage de la tour Eiffel ! Il s’était brisé les deux jambes d’ailleurs, et comme personne ne voulait lui acheter le brevet de son parachute, il avait inventé une machine à râper le chocolat … Tout cela est bien entendu dépassé aujourd’hui, mais sa peinture, elle, s’est fixée. Seulement, comme il a très peu produit, il ne reste pas beaucoup de ses toiles. Heureusement j’en possède quelques-unes.“[…]

Jusqu’en 1929 au moins, jusqu’à son séjour à la Kunstgewerbeschule de Berlin, le petit Charles veut être peintre : la peinture est sans doute la principale occupation de ses jeunes années, et sa passion. Et, déjà, il expose. Les premières traces de cette activité de celui qui n’est encore qu’un enfant remontent au 29 janvier 1927. Ce jour-là, le Coq catalan écrit : “Trois toiles rutilantes de joie, de fougue et de lumière (on notera ici l’analogie avec ce que l’on écrira plus tard de ses chansons) attirent les regards et retiennent l’attention, cette semaine, à la vitrine de Parès-Tailor. Elles sont signées Charles Trenet, le plus jeune fils de notre ami Lucien Trenet, notaire à Perpignan. Nous adressons nos compliments affectueusement charmés au jeune artiste qui n’a pas encore 14 ans et qui témoigne déjà de dons exceptionnels et d’un tempérament remarquablement affirmé.” Quelques mois plus tard, le 22 mai 1927, on peut lire : “Dans la magnifique devanture de M. Parès, tailleur, rue des Marchands, notre jeune ami Charles Trenet expose quelques unes de ses peintures et aquarelles. Beaucoup de goût, de dessin personnel, de sentiment artistique sincère. C’est jeune et ça sait! Nos meilleurs encouragements à Charles Trenet.

Le jazz, une musique scandaleuse

A Paris, pris dans un tourbillon de vertige, l’adolescent prodige s’enflamme pour le jazz qui, déferlant depuis l’autre rive de l’ Atlantique, envahit peu à peu les nuits hantées de la capitale, le jazz qu’il avait déjà approché autrefois, avec sa mère d’abord, puis en compagnie de l’oncle Albert. Pour son numéro de Noël 1931, le Coq catalan propose un spécial jazz dans lequel Bausil et Trenet (Charles, encore inconnu et qui, depuis Paris, poursuit sa collaboration épisodique au journal de son ami) diront leur amour et leur fascination pour cette musique neuve, ces rythmes venus d’ailleurs qui sont en passe de révolutionner la chanson. Il est passionnant de voir ici comment est perçue alors cette musique nouvelle, scandaleuse, par deux êtres qui eux-mêmes sont en quelque sorte nouveaux et un peu scandaleux. Avec son lyrisme, sa fraîcheur, son enthousiasme coutumiers Albert Bausil, sous le titre Exaltation sur le jazz, écrit une longue et superbe incantation à la musique noire : “Jazz ! Musique qui s’absorbe, musique qui se fond comme un sorbet de bruit à l’ananas. Musique évidente, matérielle, palpable, musclée, désinvertébrée – visible. Musique qui brasse, qui masse, qui désankylose. Musique qui pleut sur la fièvre de la journée comme une hydrothérapie froide et chaude. Musique qu’on mord comme une mangue, qu’on touche comme une chair, qu’on boit comme une bouche avant l’amour. Jazz sensuel et chaste, enfantin et ennuyé, plaintif et narquois, sirupeux et opiacé. Jazz sombre, palpitant et allongé comme deux vers de Baudelaire […].” Albert Bausil, frappé de plein fouet par le jazz un soir de spleen à Paris, écrivait déjà, en février 1929 : “Le jazz, c’est du gin, de la moutarde, des pickles, du roat-lookum, du gaz en fuite et du vert-de-gris. Le jazz, avant tout, c’est une musique verte, rouge et jaune, tout en projecteurs…

La rencontre avec Johnny Hess
Johnny et Charles en 1935 © Collection privée – AKG-Images

C’est un pianiste habillé comme un collégien bien élevé, avec cravate et souliers vernis, blancs, et Suisse de surcroît, qui va précipiter les choses, susciter la vocation, en somme faire la décision. Ce jeune homme (il a tout juste un an de moins que Charles) s’appelle Johnny Hess. Charles raconte : “Je fréquentais un piano-bar : le College Inn. Les pianistes y étaient d’ordinaire des étudiants américains. Un jour, par hasard, j’y entrai dans l’après-midi. Au piano, un enfant jouait, et si bien que je demandai à le connaître. Quand il se leva, je vis qu’il ne s’agissait pas d’un enfant, mais d’un garçon sensiblement de mon âge (donc de 17 ou 18 ans), dont la tête seulement était celle d’un gosse. Il s’appelait Johnny Hess et nous devînmes tout de suite amis. Johnny ne pouvait jouer du piano que de 5 à 7, l’heure d’arrivée des Américains, car sa mère ne l’autorisait pas à sortir davantage. Mais les deux heures pendant lesquelles il jouait étaient pour moi un enchantement, quelque chose de si différent de ce que j’avais entendu jusqu’alors que je ne me lassais pas de l’écouter. Puis, un jour, avec lui, j’allai entendre à Bobino Pills et Tabet interpréter ensemble Couchés dans le foin. Et, à la sortie, nous nous regardâmes : “On pourrait monter un numéro ensemble, dans le genre Pills et Tabet – Tu as déjà chanté ? – Non, et toi? – Moi non plus. – Tant mieux, on va essayer!” Et on a essayé. Il nous faudra plus d’une année de répétitions, de travail acharné pour nous constituer un répertoire… Il n’était pas question, en effet, de reprendre les chansons bêtes et vulgaires qui avaient cours dans ce temps-là et que je ne citerai pas par charité chrétienne …” Ils mettent un an pour se bâtir un vrai spectacle.

L’examen de la Sacem

Une nécessité toutefois pour obtenir ce contrat des Editions Salabert : passer l’examen d’admission à la Société des Auteurs, Compositeurs et Editeurs de Musique, la toute-puissante Sacem. Une Sacem beaucoup plus exigeante qu’aujourd’hui où il suffit de compter un titre enregistré pour y être admis membre de droit. En outre, n’ayant pas 20 ans, Charles se trouve contraint de présenter une autorisation paternelle afin de pouvoir concourir ! Au matin du 24 janvier 1933, il entre dans la salle d’examen. Avec papier, gomme et porte-plume, comme un quelconque écolier. Il se souvient : “On m’enferma dans une pièce un peu sombre et l’on me dit : “Jeune homme, vous avez deux heures à deux heures et quart pour satisfaire à cette épreuve. Le sujet vous en sera communiqué dans cinq minutes.” Bon. Cinq minutes après, un aimable employé de cette grande administration entra, me remit une enveloppe fermée – quel cérémonial ! -, que je décachetai fiévreusement. Sur une feuille de papier il y avait écrit : “Quel est mon destin ? ” Ce sujet, j’avais le choix de la forme pour le traiter : soit une chanson, trois couplets et trois refrains, soit une dissertation. J’ai opté pour le second mode. C’était charmant de poser une telle question à un aspirant artiste de 19 ans ! Je ruminai donc ce magnifique sujet, et sans doute l’amabilité de ces messieurs du conseil s’était-elle manifestée en donnant au petit jeune homme que j’étais l’occasion d’entrevoir une heureuse destinée. Dix minutes après j’avais terminé, et cela ne fit pas très bon effet car je donnais peut-être l’impression à mes examinateurs que j’avais bâclé mon travail. Quand j’ai sonné l’appariteur, il pensait que je voulais de l’encre car à cette époque on trempait encore le porte-plume dans l’encrier, et il m’a dit : “Si vous travaillez si vite, vous n’avez pas grande chance d’être admis!” Ça s’est quand même très bien passé.” Si bien, même, que Charles Trenet demeure aujourd’hui encore le plus jeune candidat jamais admis sur examen comme auteur à la Sacem.

La première audition

Henri Varna se montre un peu dérouté lors de cette première audition. Il faut le comprendre. La chanson française en cette année 1933 s’enlise, en effet, dans la médiocrité ; on chante volontiers les filles des rues et leur misère, Pigalle et son folklore ou les amours de pacotille. Il n’y a rien en dehors des refrains pseudo réalistes à la Lys Gauty, des roucoulades de la chanson de charme ou de la vulgarité des comiques troupiers. Pas d’humour, pas de poésie, aucune finesse : la masse et le scalpel… Enfin, question interprètes, le choix est limité : deux grands noms seulement se disputent le haut de l’affiche, Tino Rossi pour le charme, et Maurice Chevalier pour la fantaisie. Avec leur rythme nouveau et leurs textes délirants, Charles et Johnny surprennent un peu, qui ne ressemblent à rien de connu et qui auront l’immense mérite d’apporter un souffle nouveau à un genre au plus bas : avec eux la chanson française va prendre un véritable tournant qui aboutira par la suite à la chanson moderne. Peut-être Henri Varna l’a-t-il pressenti lorsque, devant l’enthousiasme de ses collaborateurs, il décide de les engager ? Une première expérience qui, pour les nouveaux duettistes, tournera court : trois jours ! Ils ne resteront que trois jours au Palace, sur leur première scène, écœurés d’entrée par le métier. Charles Trenet, qui sera à l’origine de la rupture de leur contrat, raconte : “Nous avions à peine 20 ans, et cela a été notre vrai début. Difficile ! Nous passions totalement inaperçus puisque, proposés en numéro un sur le programme avec nos quatre chansons, nous sortions de scène quand les spectateurs arrivaient ! Nous avions beau nous époumoner, nos chansons se perdaient dans le brouhaha des retardataires et même dans les appels des marchands de bonbons qui, pour faciliter leur commerce, feignaient de ne pas s’apercevoir que le spectacle était commencé! Je me souviens que mon frère Antoine, monté tout exprès de Perpignan, avait raté notre prestation et il s’était précipité dans notre loge pour nous demander de recommencer ! Ce n’était évidemment pas possible, de la même manière qu’il fut impossible de convaincre Varna de modifier l’ordre de son spectacle. Si bien que trois jours plus tard, nous avions démissionné ! […]”

Et Maurice Chevalier accepta de chanter Y a d’la joie
Trenet et Maurice Chevalier © Paris-Match

J’étais au service militaire et j’ai composé Y a d’la joie en balayant la cour, pour me donner du courage. A un moment, l’adjudant est arrivé et m’a demandé: “Mais qu’est-ce que vous chantez là?” Je lui ai répondu que c’était une chanson que je composais, et alors il s’est exclamé: “Oh, ça n’ira pas loin !” […]

Y a d’la joie avait été apportée à Maurice Chevalier par Raoul Breton, l’éditeur de Charles Trenet – qui très vite deviendra son ami. Mme Breton se souvient : “C’est Maurice Chevalier en effet qui avait créé Y a d’la joie. Quand je me suis mariée, Maurice, qui était un de nos amis, avait demandé à mon mari ce qu’il voulait comme cadeau de noces et mon mari avait dit : “Je lance un jeune. Je voudrais bien que vous chantiez une chanson de lui.” Et Maurice ne voulait pas chanter cette chanson. Il disait : “Je ne suis pas fou, je ne veux pas chanter ‘la tour Eiffel part en balade’, etc. Je ne peux pas chanter tout ça !…” Il l’avait tout de même emportée et l’avait mise sur son piano, à Cannes. Il y avait là Mistinguett qui lui avait dit: “Qu’est-ce que c’est que cette chanson ?” Il lui avait répondu : “Oh, c’est un fou !” Elle avait regardé, s’était mise à fredonner et soudain s’était exclamée : “Le fou, c’est toi si tu ne la chantes pas ! “ […]”

Le disque miracle

En ce mois d’octobre 1937, revoilà donc Charles Trenet errant dans la grande ville. Il a remisé l’uniforme au placard, et endossé sa veste à carreaux. Il a 24 ans, la vie devant lui, et six chansons en poche. Et quelles chansons ! Je chante, Fleur bleue, J’ai ta main, la Polka du roi, Pigeon vole et Biguine à Bango… Son premier disque, édité par la firme Columbia, va immédiatement frapper les esprits, et du stade d’inconnu le hisser en quelques jours au rang de vedette. […]

1938: l’année du triomphe

Pourtant la carrière du Fou chantant ne débute véritablement qu’en mars 1938, lorsqu’il est engagé par Mitty Goldin, patron de l’ABC, pour se produire en première partie du spectacle de Lys Gauty. Disons-le : Mitty Goldin jusque-là ne connaissait que Charles le duettiste, et ne se montrait guère convaincu. Ce n’est que sur l’insistance de Raoul Breton (toujours lui !) que le patron de l’ ABC avait consenti à effectuer le voyage jusqu’à Marseille pour aller écouter ce Charles Trenet dont on lui disait monts et merveilles, dans ce petit bar du Melody. Là, séduit dès le premier instant, il avait immédiatement proposé un contrat à ce débutant dont il pressentait déjà les immenses possibilités.

Situé sur le boulevard Montmartre, l’ABC, que l’on appelle aussi le théâtre du rire et de la chanson est, en ce printemps 1938, l’un de ces hauts lieux du music-hall où se forgent les légendes. D’entrée Charles Trenet va y frapper un grand coup. Ce soir-là, au moment d’entrer en scène, seul pour la première fois, Charles a la gorge nouée. Il a 25 ans, et il pense à son enfance à Narbonne, à toutes ces années d’espérance et de bonheur, à ses amitiés au soleil, et puis à ce duo achevé avec Johnny Hess. Ce soir-là, oui, pour la première fois il est seul. Seul comme il le sera désormais, dans la lumière blanche des projecteurs. Devant lui, dans la pénombre de la salle, il y a Jean Cocteau et Max Jacob, ses amis, ses maîtres. Dans le couloir qui le mène des coulisses à la scène, Charles Trenet enfonce son chapeau sur le sommet de son crâne, puis le fait basculer en arrière, libérant quelques boucles folles, blondes. Au premier rang, il peut voir les jeunes mariés, Emmanuel Berl et Mireille, qui l’a tant inspiré, bavardant avec Sacha Guitry et Colette. Derrière eux, Jean Nohain, dont Trenet adore les chansons naïves. Au fond de la salle, alors que les premiers accords semblent écarter le rideau de scène, l’écrivain et dandy Drieu la Rochelle se glisse discrètement sur un strapontin ; il sort tout juste de son Hispano-Suiza, le costume impeccable. Il prête une oreille attentive aux derniers mots d’une chanson qui va entrer dans la légende : “Ficelle, sois donc bénie, car grâce à toi j’ai rendu l’esprit, je m’suis pendu cette nuit.” Drieu l’ignore bien sûr : dans quelques années, il se suicidera. Quant à Trenet, là, devant lui, devant ses amis, devant son premier public, et devant Paris, il va devenir, en quelques minutes d’éternité, le Fou chantant. Dans un décor champêtre représentant une grand-route bordée d’arbres et de fleurs, l’apparition de ce jeune inconnu plein de fougue, à la poésie étourdissante, provoque une formidable flambée d’enthousiasme. Du délire. Un triomphe.

Je chante : le suicide de l’Alsacien

Il ouvre son spectacle avec Je chante, et cet hymne étrange au bonheur qu’il dispense sur des rythmes légers inspirés d’Al Jonson est comme une profession de foi, un formidable cri d’enthousiasme portant la joie de vivre jusque dans la misère et la mort. Car elle a quelque chose d’insolite, de profondément déroutant, cette histoire d’un chanteur vagabond affamé mais ivre de sa liberté qui s’abat un jour au creux d’un fossé, terrassé par la faim, et qui, ramassé par les gendarmes, n’hésite pas, avec une ardeur identique à celle qu’il met à pousser la romance, à se suicider…

Je chante, cette chanson qui tout au long de sa carrière sera son titre fétiche, cette chanson qui littéralement marque une époque, est en fait tirée d’un long poème intitulé le Pauvre Alsacien, inspiré au jeune Charles par le souvenir de ces hordes de réfugiés qui, durant la guerre de 1914-1918, traversaient Narbonne en pleurant leur vie perdue. Comme il l’a dit un jour à Jacques Chancel, “de ce poème j’ai donc tiré la chanson. Dans la première version je disais : “Je chante, je suis un pauvre Alsacien…” Ensuite je me suis dit : “Tout de même, tout le monde sait que tu es catalan, ça ne va pas coller!” Alors j’ai modifié mon texte, j’ai changé pour “Je chante, je chante soir et matin…” Voilà !

Un chapeau pour les mains

Ce chapeau qu’il porte soigneusement rejeté en arrière pour dégager ses boucles blondes n’est pas un accessoire totalement gratuit. Maurice Chevalier, le grand Maurice, ne porte-t-il pas, lui aussi, un couvre-chef, un canotier, incliné sur le côté? Et puis, ce débutant maladroit qu’est encore Trenet ne sait pas que faire de ses mains. En 1983, il dira au micro de Claude Chebel : “Ça me permettait de jouer avec. Lys Gauty m’avait dit: “Dans mes tournées, j’ai un foulard noir, c’est épatant. Ça m’occupe un peu les mains. Et quand je suis énervée, ça ne se voit pas.” C’était vrai ça : il faut avoir les mains toujours un peu occupées. D’ailleurs, c’est un vieux truc des metteurs en scène américains. Si vous regardez les films américains, vous verrez que les acteurs ont toujours les mains occupées. Sauf s’ils sont en gros plan. Sinon ils font toujours quelque chose avec leurs mains. C’est plus facile, ça évite la nervosité. Alors je me suis dit, ce chapeau, comme je ne suis pas encore très fort pour la mimique, ça va m’aider.

L’amitié des poètes

Voilà. C’est gagné, donc, pour Charles Trenet. Il a 24 ans. Pour lui, c’est parti. Cela ne s’arrêtera jamais et ce ne sont pas les (rares) esprits chagrins qui n’apprécient pas ses compositions qui le feront douter, comme ce critique qui écrivait alors : “Pour faire ‘moderne’ et parce qu’il faut bien épater le bourgeois, il se croit obligé de crier, de gesticuler comme un pantin. Il est prêt à sacrifier des qualités précieuses : sens du rythme, indéniable fantaisie. Heureusement que le jeune public qui applaudit à de telles outrances sera demain le premier à en rire.” C’est en mars 1938, quelques jours à peine après les débuts de Charles, que Gaston Bonheur, alors journaliste à Paris-Soir, prononce ce texte de présentation du Fou chantant lors d’une émission radiophonique : “Shakespeare aimait ces jeunes vagabonds que l’on croise au coin des rivières ou au prochain tournant du ciel, un gros coquelicot aux lèvres, les yeux perdus, un refrain en tête et qui traînent la savate en ayant l’air de voler un peu au dessus des chemins. Il les appelait ‘gentilshommes de la lune’. Charles Trenet est un gentilhomme de la lune à ce qu’il est un peu poète, un peu musicien et tout fou. Ce n’est pas pour rien qu’on a appelé Charles Trenet ‘le Fou chantant’. D’ailleurs, il suffit de le voir arriver avec ses mèches de soleil, sa bouche écarlate, ses mains prêtes à capturer un oiseau.[…]”

En fait ces quelques soirées du mois de mars 1938 marquent un tournant dans l’histoire du music-hall, capital : avec une audace que l’on mesure mal aujourd’hui, avec sans doute cette inconscience superbe des êtres qui ne doutent pas de leur destin, ce jeune homme blond et bondissant brandit haut dans le ciel le sceptre de la poésie. Avant lui la chanson, qu’elle soit réaliste ou sirupeuse, sentimentale ou comique, n’était qu’un aimable divertissement ; à lui seul, en un jour, Charles Trenet l’a hissée au rang d’un art. Et justement des hommes de l’art, de vrais poètes ne s’y sont pas trompés, qui ont tenu à lui exprimer leur admiration, et leur gratitude. Max Jacob d’abord, qui avait surnommé Trenet un jeune printemps en marche et qui un jour lui a écrit cette petite dédicace : “A Charles Trenet qui a donné la vie à la poésie par sa voix et sa voix à la vie de sa poésie, avec la vraie amitié
de Max Jacob.

Pierre Mac Orlan, lui, écrit : “Je dois, pour obéir à un besoin qui me commande depuis longtemps, essayer de définir l’art de Charles Trenet qui, certainement, représente cette joie de vivre, privilège trompeur de la jeunesse, âge ingrat, mais de courte durée. […] Il n’existe aucune trace d’amertume dans ses chansons, même quand elles paraissent tragiques […]. Les chansons de Charles Trenet sont souvent nostalgiques parce que la joie de vivre porte en soi la mélancolie. “Mademoiselle Clio”, qui est un chef-d’oeuvre dont la place est dans une anthologie de la poésie contemporaine, est une chanson tendre qui prend toute sa lumière dans un joli souvenir d’amour et le fantastique qu’un somnambule cocu sème en gambadant sur le toit d’un hôtel meublé de la rue Delambre. C’est une chanson gracieuse d’une très grande personnalité littéraire, une oeuvre d’art qui donne au nom de Charles Trenet une signification précise, si précise que l’on ne peut l’imaginer que dans un personnage lyrique.[…] Dans cette existence quotidienne qui depuis la dernière guerre se dissout dans un brouillard lugubre, une chanson de Trenet prend toute son importance : elle est bénéfique, car le poète de l’amitié pour les bêtes et pour les choses et pour les hommes a su créer une chanson pour chacun de nous.[…]”

Philippe Soupault aussi a rendu hommage au poète : “Tous ceux qui aiment la poésie et la chanson (et ils sont innombrables) sont reconnaissants à Charles Trenet d’avoir su les réconcilier. Ce poète, ce musicien, cet auteur de chansons a réussi ce tour de force de faire aimer et applaudir par ce qu’on nomme le grand public des chansons d’une qualité poétique que nul ne songe à contester. Charles Trenet est un poète dont la verve, le tact, l’audace ont depuis bientôt vingt ans métamorphosé la chanson. Il est le seul qui n’a jamais accepté de compromis dans ce domaine si galvaudé qu’est celui de la chanson. Pas une de ses œuvres qui ne soit de qualité.[…]

Enfin Jean Cocteau. Auteur, le 1er janvier 1940, de cette courte dédicace illustrée de visages d’anges : “Tout bégayait. Tout traînait. Plus rien ne traîne et tout parle… C’est grâce aux chansons de Charles Trenet.

Max Jacob me disait

En réalité, si Cocteau en ce mois de décembre 1937 découvre les talents d’homme de scène de Charles Trenet et en est émerveillé, les deux hommes se connaissent depuis longtemps, depuis les premiers pas du Fou chantant dans la capitale, au début des années 30 lorsque, jeune homme efflanqué ouvrant sur le monde de grands yeux affamés, il rencontre jour après jour tous ces hommes qui ont peuplé les rêves de son enfance, et en particulier deux d’entre eux : Max Jacob et Jean Cocteau. Charles Trenet a évoqué ces souvenirs en 1953 au micro de Pierre Lhoste : “J’ai rencontré Max Jacob peu de temps après mon arrivée à Paris, en quelle année, je ne me souviens plus exactement. J’étais l’auteur d’un très volumineux manuscrit intitulé “les Rois fainéants” que je promenais sous mon bras et sous le nez de tous les éditeurs parisiens. Les éditeurs, très obligeants, en lisaient parfois, même devant moi, quelques feuillets et concluaient, après un sourire qui se transformait vite en grimace : “C’est excellent, c’est excellent, mais vous savez en ce moment…”[…] A présent je pourrais peut-être dire si mon manuscrit était bon ou mauvais … mais je l’ai perdu ! Ça vaut peut-être mieux ainsi ! C’est pourtant grâce à ce manuscrit que j’ai connu Max Jacob. Oui, au hasard de mes pérégrinations, j’aboutis un jour 12, rue Amélie, aux Editions Denoël et Still, et je fus reçu par M. Denoël et M. Still qui travaillaient dans des bureaux remplis de livres. Et ils furent, me semble-t-il, plus intéressés que les autres à la lecture de mes “Rois fainéants”. Je me souviens que Denoël me dit: “Mais ce que vous avez écrit là, mon garçon, c’est très intéressant ! Ecrivez-moi des contes de fées. Avez-vous lu “le Cornet à dés”? Si vous ne l’avez pas lu, lisez-le. Mais de toute façon, je voudrais que vous fassiez la connaissance de Max Jacob !” Je répondis: “Je n’oserais jamais faire sa connaissance.” “Mais si, mais si !” insista-t-il.

Je disais cela pour lui répondre quelque chose car j’étais enchanté à l’idée de connaître ce grand homme que j’admirais profondément. J’avais déjà dévoré “le Cornet à dés”, “le Laboratoire central” … Alors Denoël me dit: “Si vous voulez, ce sera pour jeudi, c’est le jour des enfants!” Et le jeudi suivant j’arrivai à 8 heures chez Denoël, où Max Jacob se trouvait déjà depuis 7h55. Comme je n’avais jamais vu de photographies de lui, je le pris immédiatement pour M. Chiappe, alors préfet de police, il lui ressemblait beaucoup. Mais vite le large sourire de Denoël mit fin à ma déception et, me désignant au faux préfet de police, il s’écria : ”Ami, permettez-moi de vous présenter le jeune Charles Trenet, qui désirait vous voir!” “Eh bien, répondit Max Jacob, qu’il me voie, qu’il me voie!” Et il dit cela en mettant son monocle, comme si le fait de mettre un monocle m’eût permis de le mieux voir ! Et, depuis ce jour, je le revis pendant deux ans, presque tous les soirs. Il habitait alors rue Saint-Germain où il peignait des gouaches dont les ciels lyriques m’enchantaient. Et un jour je lui demandai : “Max…” Oh ! il était si simple, si gentil qu’il permettait qu’on l’appelle Max familièrement. Je lui dis donc : “Max, d’où prenez-vous ces couleurs pour ce ciel?” Il me répondit : ”A toi je vais l’avouer car tu es mon ami, et même mon camarade, c’est du blanc d’argent mêlé à un peu de cendre de cigarette!” J’essayai le lendemain le blanc d’argent et la cendre de cigarette pour faire des ciels, car je peignais aussi, eh bien, cela ne donna pas le gris de Max Jacob, j’avais peut-être mis trop de cendre, ou trop de blanc peut-être…

Max composait aussi des chansons, il en composait des tas, fort jolies d’ailleurs, des poèmes en chanson car il était tellement poète que quand il faisait une chanson, ce ne pouvait être que très poétique. Et quand il voulait se reposer d’un poème sérieux ou d’un tableau qui lui avaient demandé un gros effort, alors il me demandait d’écrire, sous sa dictée, une chanson, que nous terminions bien souvent en collaboration. Il m’écrivit un jour (j’étais parti pour Perpignan) : “Viens, reviens vite à Paris, actuellement je ne vois que du gris, il est temps de continuer nos chansons sur le pape.” Oui, ces chansons sur le pape n’étaient d’ailleurs pas irrévérencieuses pour le Saint-Père, mais elles étaient pleines de mysticisme mêlé d’un petit peu d’humour, d’humour absurde. Un couplet pour lequel nous avions emprunté la musique de la chanson de Jean Tranchant, “Il existe encore des bergères”, disait à peu près ceci :

Il existe encore chez Pie XI
Des tables de nuit pour enfants
Que gardent une dame de bronze
Et un éléphant…”

La « Douce France » de 1943

Georges Wertheim, professeur d’allemand, ancien déporté, avait 15 ans en 1941. Il se souvient, quarante ans après, du jeune homme exalté qu’il était alors et qui sacrifiait tout son argent de poche à Charles Trenet, sa passion, achetant disques 78-tours et formats papiers de ses chansons, ne manquant aucun de ses concerts. Il raconte : “La propagande antisémite à cette époque n’était pas que le fait de quelques journaux à faible tirage comme “le Réveil du peuple”. Je me souviens qu’au lycée, dès qu’on évoquait Charles Trenet, les noms de Trenetski ou Trenetvitch étaient prononcés, et l’on entendait couramment : “D’ailleurs, tu as vu son nez?” On disait aussi que son nom était l’anagramme de Netter. Ridicule ! J’ai assisté à ce concert de l’Avenue Music-hall, comme à tous ses autres spectacles parisiens d’ailleurs, parfois même à plusieurs reprises, jusqu’en 1943. Je me souviens que c’est là qu’il a chanté pour la première fois “Douce France” et que, pour moi comme pour tous les spectateurs, cela a été un choc. Un choc, une émotion qui me faisait lui pardonner une concession, bien mince il est vrai, lorsqu’il chantait “Biguine à Bango”: pour ne pas choquer les autorités de Vichy il disait “on travaille pour la patrie” au lieu de ”pour la République… quand on fait biguine à Bango”. Il est évident que le résistant que j’étais déjà ne confondait pas les gens comme Charles, qui chantaient et avaient raison de le faire, avec ceux qui collaboraient ostensiblement et participaient aux actions de propagande en faveur de Vichy ou des Allemands. S’il avait été un collaborateur, tout grand monsieur et parfois grand poète qu’il fût, jamais je ne serais allé l’écouter, et je ne l’aurais pas suivi partout où il se produisait à Paris.[…]”

Pendant les années noires, Charles Trenet continue de chanter, gardant une attitude digne dont témoignera son imprésario, Emile Hebey, peu de temps avant sa mort en 1983 : “Pendant toute la durée de l’Occupation, Trenet a été d’une distinction et d’une correction extraordinaires. Ainsi on lui a demandé à de multiples reprises de venir chanter en Allemagne pour les prisonniers. Il ne voulait pas. C’était non, toujours non. Tant et si bien qu’on a fini par le réquisitionner pour y aller. Les réquisitions évidemment, on n’y échappait pas ! Il a donc dû partir un beau jour. Il avait quatre galas à effectuer outre-Rhin. A son retour, il n’en avait donné que deux. “Mais comment avez-vous fait ?” lui ai-je demandé “Oh, vous savez, quand je veux être emmerdant, croyez-moi, je sais l’être … Je n’ai donné que deux galas, et encore aucun des deux n’a eu lieu à la date et à l’endroit indiqués.

Il y a eu aussi ce projet de comédie musicale qu’il devait écrire avec un monsieur très important, plein de talent aussi, mais qui avait le tort de se trouver au mieux avec les Allemands. Lorsque ce monsieur lui a apporté le projet, Charles lui a dit, avec beaucoup de poésie: “Je lirai ça ce soir avant de m’endormir, pour me donner de beaux rêves…” Puis, ce monsieur à peine sorti, il l’a déchiré et mis au panier, sans même l’avoir lu. Simplement parce qu’il ne voulait pas travailler avec quelqu’un affichant ses sympathies pour l’occupant. Cela dit, Charles n’a jamais été non plus acharné contre les Allemands. Je me souviens qu’un jour je rouspétais parce que nous devions voyager debout dans un train : “Vous vous rendez compte, Charles, tous ces Allemands qui prennent toutes les places!” C’était au début de la guerre. Et Charles m’a répondu, très calme: “Vous au moins, Emile, vous n’êtes pas mobilisé, vous avez la chance de demeurer chez vous, alors laissez-les assis à leur place ; ils sont soldats et ne doivent pas s’amuser…” Par contre il ne leur parlait jamais. Et il n’a jamais autorisé un Allemand à se faire photographier à côté de lui.

La Mer vue du train

“La Mer a été écrite en 1943, se souvient Roland Gerbeau. J’ai assisté à sa naissance. Nous étions dans un train entre Montpellier et Perpignan, en tournée, nous venions de chanter à Montpellier ou à Sète, je ne sais plus exactement, et le train donc passait le long des étangs de Thau, cette longue ligne de chemin de fer qui glisse entre la mer et les étangs. Du côté de Bouzigues, Charles s’est mis à la fenêtre, pour regarder le paysage. Et il s’est
mis à fredonner… Comme bien souvent chez Trenet, ses impressions se traduisaient immédiatement, je dirais d’instinct, par une chanson qu’il se mettait à fredonner, qu’il composait comme ça, sans crayon, sans papier, sans piano, sans rien ; il chantonnait et cela devenait tout de suite une chanson !…

Il était donc à la fenêtre et il fredonnait… La Mer” est née là, dans ce compartiment : “Voyez ! Près des étangs/ Ces grands roseaux mouillés/ Voyez/ Ces oiseaux blancs/ Et ces maisons rouillées…” Tout était là, tout défilait devant lui qui fredonnait, à mi-voix. En arrivant à Perpignan je me souviens qu’il a dit à Léa Chauliac, son pianiste, qui se trouvait aussi dans le train : “Viens Léa, on va aller travailler un petit peu au théâtre…” Ils y sont allés, pour mettre au point… “la Mer”. C’était fin 1943, mais il ne l’a lancée qu’à la Libération. Parce qu’il ne croyait pas à ce genre de chanson ! Pourtant “la Mer” très vite est devenue l’hymne de l’évasion, la chanson des congés payés, d’un certain bonheur de vivre. Mais lui au début ne voulait pas la chanter […]

Pas de doute, cette mer qui a vraiment bercé son cœur toute sa vie, ces golfes clairs de son enfance aux reflets d’argent auront fait sa fortune : on estime que la Mer, qui reste diffusée en moyenne douze fois par jour dans le monde, rapporte à Charles Trenet plusieurs dizaines de millions de centimes par an ! En fait, sur les quelques centaines de titres qu’il a déposés à la Sacem, la Mer à elle seule aurait suffi pour le rendre célèbre à jamais. […]

On ne compte plus les enregistrements (plus de 4.000) ni les pays où cette chanson-phénomène fait ses ravages, elle qui demeurera numéro un des années durant en URSS et au Japon, où Radio-Tokyo ira jusqu’à la prendre pour indicatif ! Il y a quelques années l’éditeur recevait des commandes de partitions libellées en… kilos!

Une femme pour la vie : Marie-Louise

C’est en décembre 1979, à la veille de Noël, que Charles Trenet connaîtra sa plus grande souffrance : il perd sa mère. Compagne fidèle de tant d’années de bonheur, complice de tant d’émotions capitales, elle meurt à 88 ans, vaincue par la maladie, elle s’éteint, elle qui, farouche et fière, répondait lorsqu’on lui demandait son âge : “Éternellement jeune, comme les chansons de mon fils ; comme elles, mon cœur n’a pas de rides.” Elle meurt donc, à Narbonne, sa ville natale, et pour Charles, qui finalement sa vie durant n’aura été qu’un enfant, le vide soudain est grand, intolérable. Cet homme si entouré n’est plus qu’un orphelin … Longtemps il va se terrer, frileusement replié sur son chagrin. Il n’écrit plus, ne chante plus, ne se montre plus, ne répond même pas au téléphone et ne reçoit aucun visiteur. Il a annulé ses ultimes contrats (à quelques très rares exceptions près) et les quelques télévisions prévues. Il a cessé de lire les journaux et d’écouter la radio. Muré dans son chagrin, il s’est retiré du monde. Il va errer ainsi une année durant, de propriété en propriété, ne sachant où se fixer, se sentant mal partout. Il souffre et son rire s’est éteint, l’éclat trop bleu de ses yeux s’est éteint. Il souffre. Il faut dire que dans la vie de Charles, la minuscule Marie-Louise aura tenu une place énorme, elle qui, par son absence au seuil de l’aventure, aura créé une béance douloureuse au cœur de l’enfant fragile, avant que d’être sa compagne fidèle sur l’autre versant de la vie. “Les feux de la rampe ne s’éteignent jamais, dit-il en citant Chevalier. Ils se sont éteints pour moi le jour où les yeux de ma mère se sont fermés pour toujours.” [ … ]

Lors de sa Radioscopie, le 11 mai 1978, quelques mois avant sa mort, Marie-Louise Caussat-Trenet, cette mère tant aimée, dira à Jacques Chancel : “Moi
je me suis mariée très tôt. J’avais 19 ans. C’est trop tôt, surtout avec l’éducation que nous recevions. On vous lançait dans le mariage comme quelqu’un qui vous jette à l’eau. On dit qu’il suffit de lancer les gens dans l’eau pour leur apprendre à nager, mais c’est faux parce que quelquefois ils se noient. Moi je ne me suis pas noyée tout à fait, mais c’était très difficile. Non pas que j’aie fait un mauvais mariage, je ne peux rien reprocher au père de Charles. C’est moi qui me suis trompée, ça peut arriver quand on ne sait pas. Mon mariage a été la première soirée où je sois allée. Quelle vie mondaine pouvait-on mener à Narbonne? Alors comment voulez-vous qu’on ne soit pas sage en province ? Pourtant j’ai admirablement vécu, avec
ce que l’on peut appeler le meilleur et le pire. C’est ça la vie. Il vaut mieux être secoué un peu de temps en temps que de vivre sans bouger. Ah, moi, j’ai vraiment bougé ! ll y a dans la Bible : “Celui qui sème le vent récolte la tempête.” Moi j’ai semé le vent bien sûr, et j’ai récolté la tempête. C’est normal. Mais enfin, malgré la tempête je me suis toujours efforcée de tenir le coup, de sauvegarder ma personnalité, mon intégrité à travers les ennuis, les déboires, les situations difficiles, pécuniaires, sociales… Et ça a passé comme une tempête. Pourtant, si je regrette une chose aujourd’hui, c’est d’avoir mis mes enfants en pension à l’âge où ils étaient mieux avec maman. Charles ne me l’a jamais reproché, mais cela lui a fait beaucoup de peine, parce qu’il était un garçon très affectueux, et sentimental. Je crois que c’est ce qui l’a plus chagriné dans sa vie, et marqué. Il éprouvait cruellement un manque! Oh, j’avais les enfants pendant les vacances bien sûr ! mais ça ne compensait pas. Ils n’ont jamais eu l’impression qu’ils étaient des enfants délaissés, abandonnés : c’étaient des lettres, des petits joujoux. Mais ça ne remplace pas la présence ! En fait, le vent, la tempête, cela a été pour moi, mais aussi pour eux. Et puis tout s’est arrangé, tout s’est aplani…

Étonnant personnage que cette femme de caractère qui, entre les deux guerres, dans une petite agglomération de notables comme Narbonne, n’hésite pas, épouse de notaire, à prendre un amant en ville, une espèce de bohème un peu hâbleur, brillant et plein de verve et coureur de jupons, puis à le suivre dans son errance aux quatre coins du globe, au grand désespoir du petit Charles livré à la déprime rampante d’un pensionnat. Cet abandon, sans doute, les aura marqués autant l’un que l’autre. En fait, Marie-Louise Caussat-Trenet commence à racheter les années perdues le jour où, rassemblant ses économies, elle entreprend d’installer dans ses meubles son Charles encore adolescent, qui vient tout juste de débarquer à Paris et qui vit alors dans un hôtel un peu louche.

Par la suite, lorsque Charles sera devenu célèbre, ils ne se quitteront plus, au point que certains, dans leur entourage, n’hésitent pas à évoquer aujourd’hui la présence ‘un peu envahissante’ de celle qui pour le Fou chantant était un peu Jocaste. En réalité Charles et sa mère forment un couple terrible, ils se disputent tout le temps, mais ne peuvent pas longtemps se passer l’un de l’autre. Pour qu’elle soit plus proche encore Charles lui installe un petit pavillon donnant sur la Marne, dans sa propriété de la Varenne. Elle y vient très souvent… et repart invariablement furieuse, pour des raisons toujours futiles. Des années durant, presque leur vie entière, ils ne se quitteront plus. C’est au point que jusqu’à la mort de sa mère, et même au plus fort de sa gloire, lorsqu’il est réclamé dans le monde entier, Charles ne signera jamais un contrat sans s’être assuré au préalable qu’il pourra s’échapper au moins tous les trois mois pour revenir en France l’embrasser ! Une fois seulement il restera bloqué six mois au Canada : ne pouvant rejoindre Narbonne, il exige que sa mère fasse le voyage ! “Sa mère était très belle et elle avait sur lui une emprise énorme, raconte Mme Breton. Il l’adorait, mais elle l’énervait aussi quelquefois, parce qu’il fallait toujours qu’elle sache tout, parce qu’elle voulait toujours se mêler de tout. Lorsqu’elle n’avait pas de nouvelles de lui pendant plus de huit jours, elle lui écrivait de longues, de très longues et belles lettres. C’était très beau dans leur vie à tous les deux, c’était quelque chose de très émouvant…” Ils forment un couple terrible, oui, et orageux. Ils n’ont pas vingt ans de différence d’âge.”

Richard CANNAVO


© Polydor

Maxime Le Forestier : “Je l’ai à peine croisé, c’était un type isolé qui communiquait peu avec les autres. Un monstre sacré, en somme. J’ai appris à l’apprécier à travers Brassens. Il y a chez l’un comme chez l’autre un être humain qui s’exprime. Mais, selon moi, Brassens est allé plus loin, c’était un homme plus profond. Trenet a été génial en 1936, quand il a accompagné les premiers congés payés avec ses chansons : Boum, Je chante, Nationale 7, etc. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est qu’on dit toujours qu’il a amené le swing en France, alors que Mireille et Jean Nohain l’ont popularisé avant lui, c’était déjà la musique que les jeunes écoutaient à l’époque. Pour moi, l’homme est difficile à cerner, c’est pourquoi j’ai plus de respect pour lui que d’amour, mais ses chansons m’ont souvent transporté, comme la Folle Complainte. Et puis il a eu le génie de s’entourer d’excellents musiciens comme Crolla, Reinhardt ou Rostaing.”


Tu ne seras jamais un vieux poète
EAN 9782035826534

“Charles, où es-tu donc allé te cacher ? Je m’autorise à te tutoyer parce qu’à l’égal de l’ami Prévert je dis tu à tous ceux que j’aime. Adolescent, je chantais la Mer en m’accompagnant au piano. Plus tard, ce sera le Serpent python, Dans les pharmacies, Que reste-t-il de nos amours ? et surtout, Longtemps après que les poètes ont disparu. Je me voulais déjà poète et t’avais reconnu comme étant de la famille. Adulte, j’ai commis quelques anthologies de poésie où, bien sûr, tu as ta place à côté de Brel, de Brassens, de Ferré, de Vian, d’Aragon, de Queneau et de Carco. Cette enfance retrouvée à volonté, qui fut jusqu’au bout la tienne au cours de ta longue vie, t’a maintenu en bon état de poésie. Tu ne seras jamais un vieux poète. Tu restes ce merveilleux Fou chantant avec ton drôle de chapeau, tes yeux pervenche et ton bleuet à la boutonnière. Nous les poètes, tu le sais, écrivons contre la mort espérant que Dame Postérité aura le bon goût de ne pas nous oublier. Mais il lui arrive d’avoir des trous de mémoire, à cette dame ! La poésie est aussi une école d’humilité, une ascèse quelquefois. Mais toi, Charles, tu ne cours aucun risque de ce côté-là. Tes poèmes ne sentiront jamais le moisi, avant de tomber en poussière, puisqu’ils se promènent en liberté sur les ailes du vent, paroles et musique intimement mêlées. Ces poèmes, as-tu écrit, “la foule les chante un peu distraite en ignorant le nom de l’auteur. Parfois il manque un mot, une phrase, et quand on est à court d’idées, on fait la la la, la la la”, et la chanson continue d’être fredonnée : même si on devait oublier ton nom, Charles, on n’oubliera jamais tes chansons : elles sont dans l’air de ce temps qui ne coule pas mais jaillit, comme disait le cher Bachelard, telle une fraîche eau de jouvence. Dis, Charles, où es-tu allé te cacher ?”

Jean Orizet, poète, éditeur, fondateur de la revue Poésie 1, il est l’auteur d’une Histoire de la poésie (Larousse) qui fait référence et où il a fait entrer Trenet.


Brigitte Fontaine © Jean-Baptiste Millot

Brigitte Fontaine : “Quand j’étais jeune, je ne l’admirais pas. Je connaissais ses chansons par mon oncle qui les fredonnait. Ce n’est que plus tard que j’ai su apprécier ce grand artiste ; la Folle Complainte, le Jardin extraordinaire, etc. Moi, Trenet, je l’adore ! Il est léger, inventif, imaginatif. L’un des plus grands ! C’est un vrai poète – puisque ses textes tiennent le coup même sans musique – ce qui est rare. Et puis, il est drôle, charmant, toujours inattendu. On n’a pas fait mieux depuis.”


Georges Moustaki : “J’étais très ému d’approcher Charles Trenet à l’Olympia lors d’un de ses premiers come-back dans les années 80. Et heureux de pouvoir lui dire que je faisais partie de ceux qui ont eu envie d’écrire et de chanter grâce à lui. Peut-être a-t-il pris ces propos pour un compliment de circonstance à l’artiste après sa prestation. S’il m’en avait donné le temps, je lui aurais raconté que je l’ai découvert quand j’étais écolier à Alexandrie. J’avais commencé par me ruiner en achetant tous ses 78-tours avant d’avoir l’occasion de l’écouter dans un théâtre de la ville. C’est à cette époque que j’ai commencé à idolâtrer cet ange blond auréolé de feutre aussi à l’aise dans le charme que dans la pitrerie, dont les paroles à la fois populaires et érudites swinguaient avec grâce et légèreté sur des mélodies limpides et qui faisait exploser la planète chanson par sa folie poétique. Par la suite, nous nous sommes parfois croisés, le temps d’un sourire amical ou d’un duo pour la télévision. Lors de notre dernière rencontre, je me suis senti en face de lui comme un patriarche, émerveillé par la juvénilité d’un octogénaire adolescent.


Renée Lebas : “Je suis une admiratrice de Charles Trenet depuis ses débuts avec Johnny Hess, avant-guerre. Avec mon frère, nous les suivions partout. A l’époque je ne chantais pas encore. Après la guerre, en 1946, je suis passé en vedette américaine de son spectacle au Théâtre de l’Etoile. Plus tard, il a écrit la Mer et m’a proposé de la chanter, et c’est ainsi que j’ai créé cette chanson. Voilà pourquoi il m’appelait la mère de la Mer. Nos rencontres étaient toujours joyeuses, les contacts excellents. A la chanson française, il a apporté renouveau et fraîcheur. Il abordait tous les sujets avec poésie, joie, clarté et légèreté. Tout au long de ma carrière, j’ai eu l’occasion de créer ou d’interpréter ses chansons : Revoir Paris, Madame la Pluie, Seule depuis toujours, Fleur bleue. Il m’appelait aussi la chanteuse irréaliste.”


Et dans la documenta, nous avons conservé un PDF reprenant intégralement cet encarté de l’époque qui, autrement, aurait peut-être disparu dans les poubelles à cartons (on dirait du Trenet…)

 


Chanter encore ?

LEBIRE : la chapelle Saint-Maur (CHiCC)

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“La première question que nous pouvons nous poser est : où est  sise la chapelle Saint-Maur ? La chapelle Saint-Maur est sise rue Saint-Maur 64. Que nous dit Gobert à propos de la rue Saint-Maur ? “Rue Saint Maur, conduit de la rue Mandeville au Plateau de Cointe. Troisième division, ancien quartier du sud”. A l’époque où Gobert a écrit son livre “Les Rues de Liège”, c’est-à-dire vers 1885, voici comment se présentait la rue Saint-Maur : “A envisager le tracé régulier et la belle largeur de dix mètres qu’offre cette voie, son sol pavé et parfaitement nivelé sur une grande partie de son parcours, vainement on tenterait de se rendre compte de l’aspect ancien des lieux”. Gobert nous apprend donc une chose très importante : cet endroit est ancien.

La rue Saint-Maur n’a pas toujours été appelée rue Saint-Maur, mais ruelle Saint-Maur. Cette ruelle se prolongeait jusqu’à la partie de la rue Jonckeu appelée rue Varin. (Ces deux rues existent encore aujourd’hui et portent encore le même nom. Elles sont situées dans le quartier des Guillemins, au pied de la colline de Cointe). Comme le mot “ruelle” l’indique, l’actuelle rue Saint-Maur était alors très étroite et sans pavage. Cette ruelle était mal entretenue et paraissait avoir été creusée suivant le caprice de la nature à travers le vieux “Bois d’Avroy”. (La dénomination “Bois d’Avroy” a été reprise pour désigner le nouveau complexe de constructions établi à Cointe, vers le quartier de Saint-Gilles. C’est le “domaine du Bois d’Avroy”).

En 1842, le Conseil communal adopte un “plan d’alignement” pour une partie de la rue. Ce plan a été approuvé par le Roi dans l’arrêté royal du 9 juillet 1842. Le 14 septembre, l’édilité (c’est-à-dire le service chargé dans les villes de l’entretien des rues, des édifices…) votait un nouveau projet – projet qui allait imposer à la rue une largeur de dix mètres. Cette décision très importante est ratifiée par le Roi, le 14 décembre 1843. Or, pour élargir la rue, il fallait l’accord des propriétaires de la rue. Ceux-ci traînent pour donner leur avis et le plan subit des modifications au Conseil le 16 juin 1882 (c’est-à-dire près de quarante ans après la ratification par le Roi), le 19 mars 1883 et le 29 juin 1885. Les arrêtés royaux d’approbation de ces changements sont du 9 octobre 1882, du 12 juin 1883 et du 23 septembre 1885.

“Autrefois cette rue était très fréquentée”, nous dit Gobert. Nous pouvons nous demander pourquoi cette rue était tellement fréquentée… Comme nous l’avons dit, une chapelle était située dans cette rue. Ne serait-ce pas à cause de cet oratoire que la rue a une telle fréquentation ? Si, Gobert nous le dit : “… la chapelle où les gens allaient adresser leurs prières au Ciel…”

Pourquoi appelle-t-on cette chapelle : chapelle Saint-Maur ? Plus précisément : qui est saint Maur ? Nous voilà devant une question bien embarrassante, car elle nous place devant un dilemme. Saint Maur est-il ce soldat martyr du IVe siècle honoré le 29 janvier dans le calendrier ou le saint Maur, abbé de Glandfeuil en Anjou (France) que plusieurs critiques disent être différent du saint Maur du IVe siècle, disciple de saint Benoît ?

A ce propos, nous nous permettrons une légère “digression”. Si vous consultez le “Dictionnaire d’Hagiographie” de Dom Baudot, livre dont nous donnons la référence complète en fin de travail, il est assez surprenant de voir la quantité de saint Maur différents qui ont probablement existé. Nous citons :

MAUR : VIe s.- Maur, fils d’un sénateur romain nommé Equitius,naquit en 510, fut présenté à 12 ans à saint Benoît de Subacio et devint son cher disciple des premiers jours. Il le suivit au Mont Cassin. D’après une tradition, Maur, envoyé en Gaule par saint Benoît vers 528, y fonda des monastères, notamment à Glandfeuil, sur la Loire. En 581 , il laissa le gouvernement de son abbaye à Bertulfe pour s’occuper uniquement de son salut. Sa mort survint le 15 janvier 584. Le corps fut retrouvé en 845. Par crainte des Normands, on le transféra à Saint-Pierre-des-Fossés et, plus tard, à Saint-Germain-des- Prés.

MAUR : VIIe s.- Maur ou Mort-né (parce que privé de vie en naissant) fut rendu à la vie par l’intercession de la Sainte Vierge. Il exerça le métier de son père, charbonnier, et termina ses jours dans la solitude, près d’Andenne, sa patrie, au comté de Namur. Son corps fut transporté à Huy, dans l’église de Saint Jean-Baptiste, où il est vénéré.

MAUR de Césène : VIIe s.- Maur, membre distingué du clergé de Ravenne, représenta son archevêque au Concile de Rome contre les monothéistes en 645. Il fut ensuite nommé évêque de Césène où il est honoré le 20 janvier. Saint Pierre Damien a écrit sa vie.

MAUR : Papias et Maur étaient deux soldats romains qui avaient été convertis par le pape saint Marcel. Ils furent jetés en prison et frappés avec des fouets plombés jusqu’au moment où ils expirèrent. Ceci arriva vers 330, sous l’empereur Maximien. Ils furent enterrés dans les catacombes : on fit une translation de leurs reliques sous Sergius II et une autre sous Grégoire IX.

MAUR : Raban Maur (Bx) est un évêque. Il est né vers 776 d’une famille noble de Mayence. Il fut d’abord élève puis moine de Fulda. Il alla perfectionner ses études à Tours, sous Alcuin, revint diriger l’école de son abbaye. Elu abbé de Fulda en 882, il devint célèbre en Allemagne, France et Italie. Obligé d’accepter l’archevêché de Mayence, il fit face à ses nouveaux devoirs tout en continuant sa vie d’étude et de pénitence. Il mourut à Winkel le 4 février 856. Il a toujours été invoqué comme un Saint…

MAUR de Libye : IIIe s. – Un martyr de Rome, honoré à Gallipoli en Italie.  Il souffrit sous le règne de Numérien en 283.

MAUR : VIe s. – Un prêtre venu de Césarée à Rome avec son fils Félix et sa nourrice. Il délivra la contrée d’un serpent monstrueux et fut célèbre par ses miracles. Il est honoré à Spolète.

MAUR, Pantaléemon et Sergius : IIe s. – On donne Maur comme natif de Bethléem, envoyé de Rome par saint Pierre à Bisceglia sur l’Adriatique où il fonda un évêché. Emprisonné par ordre de Trajan, il fut confié à Sergius et Pantaléemon, deux gardes du corps, et les convertit. Tous trois furent mis à mort pour la foi. Maur fut décapité.

MAUR : Sous l’empereur Valérien, un édit fut porté en vue d’arrêter les conversions des païens. Le pape Etienne Ier assembla son clergé et l’exhorta à se préparer au martyre. Le prêtre Bon, parlant au nom de tous, répondit qu’ils perdraient volontiers leurs biens et sacrifieraient leur vie. De ce fait, ce prêtre, avec un certain nombre de membres du clergé – dont Maur – furent mis à  mort.

MAUR : IIIe s. – Maur, prêtre de Reims, fit beaucoup de conversions dans la région de Reims . Il souffrit pour la foi, ou sous Valérien vers 260, ou sous Dioclétien, vers 300. Au XVIIe s., on retrouva ses restes près de l’église de Saint-Nicaise à Reims. Cependant, une partie des reliques de saint Maur avait été transférée en 1012 à Florennes (diocèse de Liège).

MAUR : Maur fut évêque de Plaisance durant la première moitié du Ve s. Il mourut en 445 et son corps est vénéré dans l’église Saint-Savin de cette ville.

MAUR : IVe s.- Maur, deuxième évêque de Verdun, devint célèbre à cause des nombreux miracles opérés à son tombeau. Ces miracles eurent lieu surtout au IXe s., quand on fit la solennelle translation des reliques du saint évêque sur la vie duquel on ne possède aucun détail. La fête est au 16 novembre dans le nouveau propre de Verdun.

MAUR : XIe s.- Parmi les religieux que saint Etienne de Hongrie attira dans ses Etats, on compte un nommé Maur, de l’abbaye de Saint-Martin. Ce Maur devint évêque des Cinq Eglises et mourut vers 1070. Le culte qu’on lui rendit de temps immémorial a été confirmé par Pie IX en 1848.

MAUR : VIe-VIIe s.- Maur, évêque de Vérone, vécut probablement au VIe s.

MAUR : IIIe s. – Maur, venu d’Afrique pour visiter les tombeaux des Saints Apôtres, fut arrêté comme chrétien par ordre du préfet de Rome, nommé Célerin, sous l’empereur Numérien, et décapité en l’an 284.

MAUR : Claude, tribun de Rome, Hilarie, son épouse, Jason et Maur, leurs enfants, furent mis à mort pour la foi, sous l’empereur Numérien (en 283). Claude fut précipité dans le Tibre, Jason et Maur furent décapités et Hilarie aussi.

Il existe même des saintes Maure (…). Il semble cependant intéressant de mentionner ici un extrait d’article rédigé par Monsieur Charles Bury, sur la chapelle de Mons (Bombaye) : “La chapelle de Mons est surtout connue par un pélerinage à sainte Maure, patronne des lessiveuses, née à Troyes au IXe s. et qui consacra toute sa vie aux oeuvres de piété. De nombreux miracles se sont produits par l’attouchement d’objets qu’elle avait confectionnés pour le culte. La dévotion envers la bienheureuse Maure attire de nombreux pélerins à Mons. Les ex-votos qui garnissent les murs de la chapelle portent des dénominations assez différentes. Une ancienne inscription sur la poutre du jubé : “In honorem Beatae Matris Dei”, mal interprétée par les fidèles, a modifié l’authentique vocable ainsi que le sujet des invocations. Depuis longtemps, Sainte Maure est sollicitée par les futures mères…”

Selon Gobert, le saint vénéré dans la chapelle de Cointe serait plus sûrement un saint peu connu ou relativement peu connu du pays hutois. On prétend que ce saint avait été mis au monde sans vie – de là son nom de Saint Mort -et dont nous avons dit quelques mots (cfr notes tirées du “Dictionnaire d’Hagiographie”).

Dans “Les Rues de Liège”, nous trouvons quelques précisions sur ce saint : “A Huy, cette vénération envers ce saint Mort ou Maur remonte des temps fort éloignés. En effet, on mentionne un Thierry de Saint Maur au XIIIe siècle. A Mons, au siècle suivant, on mentionne une confrérie de Saint Maur très célèbre. Son culte à Liège est de date relativement récente. L’oratoire placé sous le vocable de Saint Maur ne l’a pas toujours été. Ce sanctuaire, érigé pour la première fois au début du XVe siècle, fut consacré en l’an 1402 par Henri de Nuys, évêque de Sidon, suffragant de l’Elu Jean de Bavière. C’est en l’honneur de “la Sainte Vierge et de l’Apôtre saint Mathieu” et non de saint Maur qu’il avait été élevé. On l’appelait alors la “chapelle de l’ermitage de Fragnée” et ce nom lui est resté jusqu’au XVIe siècle. Les Bollandistes ont tout récemment publié dans leurs Analecta, la pièce la plus ancienne relative au saint Maur du pays hutois. C’est une courte chronique de la fin du XVe s. conservée dans un manuscrit liégeois de Saint-Laurent.

“Nous y voyons qu’en l’an 1466, au temps le plus agité des guerres civiles du règne princier de Louis de Bourbon, le sous-prieur de ce couvent, Gérard de Gingelom, se trouvant à Huy avec son abbé, voulut savoir ce qu’était devenu le saint vénéré dans cette petite ville de Huy, sous le nom de saint Mort. Ce qu’il en apprit et ce qu’il en rapporta lui avait été raconté par les paroissiens auxquels il s’était adressé. D’après eux, ce saint, enfant de braves gens d’Envoz (Autvalle), étant mort-né, fut porté sur l’autel de Notre-Dame-des-Vignes, à Huy, et ressuscité par l’intercession de la Vierge, aurait grandi dans la piété, puis distribué son bien aux pauvres pour embrasser la vie érémitique. Il résidait non loin d’Andenne sans doute, puisqu’il était particulièrement révéré des religieuses du noble chapitre de cette localité. Il fut assassiné dans son ermitage par des bandits. Le char que ces religieuses envoyèrent pour ramener le cadavre ne put bouger de place jusqu’au moment où les chevaux, abandonnés à eux-mêmes, prirent le chemin de l’église hutoise en laquelle le Saint avait reçu son miraculeux baptême. Ce fut là qu’on inhuma ses restes, et la vénération dont ces reliques furent l’objet, comme les grâces obtenues de son intercession, finirent par substituer Saint Maur à Notre Dame et à Saint Jean, dans le patronage de cette église” (Gobert).

Dans son livre “Connaissez-vous Huy ?”, René Furnémont nous parle de l’église Saint-Mort de Huy, en pages 22 et 23. Nous vous livrons cet extrait : “Vers l’an 698, rapporte la légende, un enfant mort-né naquit au foyer d’un pauvre charbonnier des environs d’Andenne. Désolé , le père s’en vint à Huy, à l’église St Jean-l’Evangéliste déposer l’enfant aux pieds de Notre Damme des Vignettes. C’est là que la prière fervente d’un ermite rappela à la vie le bébé à qui les circonstances de sa naissance valurent le nom de “mort”. A l’âge de 18 ans, Mort devint gardien des pourceaux de Sainte Begge. C’est ainsi qu’il mourut dans les bois de Haillot, à l’endroit où s’élève aujourd’hui une modeste chapelle qui fut naguère le but d’un pélérinage des plus suivis. Les pélerins venaient baiser la pierre sur laquelle Mort avait posé la tête pour mourir. Lorsque Mort ferma les yeux pour toujours, les boeufs refusèrent de tirer le chariot qui devait le ramener à Andenne. Ils prirent la direction de Huy et vinrent s’arrêter devant la chapelle où l’enfant avait repris vie. L’ermite vivait toujours ; il venait d’atteindre sa centième année. Ayant accueilli le corps de celui qu’il attendait, il s’endormit à son tour pour l’éternité. Restaurée par les soins de Sainte Begge, la chapelle du miracle fit place, au XIIIe siècle, à l’édifice ogival actuel. Malgré les graves mutilations qui l’ont défiguré, celui-ci a été classé par la Commission royale des Monuments. En 1624, le pape Urbain VIII ayant canonisé le serviteur de la fondatrice d’Andenne, les restes furent placés dans une châsse, sous les yeux du nonce Caraffa et l’église, devenue le but d’un pélerinage très populaire, lui fut désormais dédiée…”

Si nous revenons à ce que Gobert nous disait, nous pouvons constater que la version de cette “histoire” que donne Furnémont correspond à ce qu’avance Gobert. Voyons ce que ce dernier nous livre encore : “A cette légende populaire, dont on ne connaît aucune version antérieure à celle-ci, le chroniqueur de Saint Laurent n’ajoute rien qui indique même l’époque où aurait vécu le Saint. Il nous fait connaître seulement qu’il était surtout invoqué avec succès contre la goutte et les maux de dents. Ce qui ressort du récit du moine de Saint Laurent, c’est que vers la fin de ce XVe siècle, on avait été particulièrement frappé en ce monastère, du culte rendu dans Huy à Saint Maur et des pélérinages dont le tombeau de cet ermite était le but fréquent. N’est-il pas permis d’en conclure que ce fut à la suite de ce pieux engouement de l’abbaye liégeoise pour Saint Maur, qu’on plaça sous le patronage du Saint solitaire, l’oratoire établi au milieu de dépendances du monastère de Saint-Laurent, car la paroisse Sainte-Véronique relevait de cette maison religieuse ?”

Donc, avant la fin du XVIe siècle, l’ermitage était connu sous le nom de chapelle Saint-Maur. ( voir “Conclusions et Capitulaires de Saint-Lambert“, analysées par M.S. Bormans, p.241).

Reparlons un peu de la rue Saint-Maur… La rue qui conduisait à la chapelle avait pour dénomination depuis le XIVe s. au moins “mont Badar”. Elle ne devait pas tarder à être définitivement changée en “ruelle Saint-Maur”. La chapelle de Fragnée conquit assez rapidement une renommée à la suite de son changement de vocable. Cette renommée lui fut maintenue dans les siècles ultérieurs : “Le pélerinage à Saint Maur est un des plus suivis de la ville et des environs.”

A côté de la chapelle, vivait un ermite… L’ermite avait son habitation à côté du sanctuaire et avait peine à vivre. Il remplissait cependant toutes ses obligations d’ermite. Que faisait cet ermite ? Il est bon de savoir qu’il relevait du Chapitre de Saint-Lambert. Ce Chapitre, dès le XVIe s., nommait le titulaire, s’occupait de toutes les choses se rapportant à l ‘ ermitage, mais encore veillait à ce que la conduite du préposé fut régulière. Ainsi, en 1567, le Chapitre ayant appris que l’oratoire était peu ou pas entretenu et que l’ermite exerçait son art de façon mécanique, procéda à une enquête.

Le pieux solitaire avait donc à prendre soin de la chapelle ; il y sonnait l’Angelus, le matin, à midi et le soir. Combien de services – dans les premiers temps surtout – ne dut-il pas rendre aux pauvres passants ? Sa subsistance était assurée le plus souvent par les fidèles. Dès le XVIIe siècle, il donnait l’instruction à la jeunesse des environs qui était alors sans école. Il offrait ses services en de nombreuses autres circonstances. Pour subvenir à ses besoins, la générosité des gens ne suffisait pas, et l’ermite s’adonnait à la culture des champs voisins, appartenant au Chapitre de Saint-Lambert, auquel il payait une redevance. Parfois, s’il mendiait, le produit était destiné à la réfection ou à la reconstruction de la chapelle et à la réparation de sa demeure.

Il ne faut cependant pas croire que les anachorètes de Saint-Maur étaient des religieux. Si, de temps à autre, des prêtres demeurèrent dans cet ermitage, il y eut aussi des ermites qui se marièrent, évidemment après avoir abandonné leur état. Tel fut le cas de Jean Francottay, à la veuve duquel, le 18 février 1633, le Chapitre cathédral acoorda un subside peur avoir reconstruit la chapelle et amélioré l’habitation joignante.

Dans la première moitié du XVIIe s., le Vicaire Général eut à réprimer certains abus commis par quelques ermites en divers endroits : “Usant – disait le prélat – d’habits trop conformes aux ordres religieux, ils vont et tracassent indifféremment, sans ordre ou obédience, mendiant et amassant des aumônes en quantité, comme pour des couvents entiers de religieux ; ils s’entremettent de prêcher la parole de Dieu et d’ouïr les confessions.” Voulant mettre fin à ces irrégularités, le Vicaire Général porta le 12 août 1644, un règlement pour les ermites, qui les déclarait soumis à l’autorité du curé de la paroisse. Ils devaient avoir un costume modeste, complètement distinct de celui des religieux. Ils ne pouvaient mendier qu’avec la permission du chef paroissial et étaient au reste tenus de s’adonner à des travaux manuels destinés à pourvoir à leur existence.

Au commencement du XVIIIe siècle, le Vicaire Général encore, visita tous les ermitages de la Principauté. A la suite de cette inspection, il donna aux ermites une règle et une organisation spéciales. Il les partagea en plusieurs congrégations ayant des supérieurs. Des statuts réglaient les réunions, déterminaient les occupations de chacun et les exercices de piété qu’ils avaient à accomplir journalièrement. Comme nous pouvons le voir, la vie des ermites ne se passait pas dans l’oisiveté ni dans la mendicité. Sans doute recevaient-ils maintes aumônes, mais ils travaillaient, se montraient utiles au public et, à l’occasion, apportaient leurs soins aux malades. L’ermitage était donc un centre de pélerinage, mais il avait un rôle important pour les habitante de Cointe. En effet, l’ermitage facilitait aux fidèles l’observance des devoirs religieux. Durant plusieurs centaines d’années, tous les dimanches et jours de fêtes, on célébrait l’office divin dans la patite chapelle. Bref, celle-ci était une chapelle auxiliaire.

A la fin du XVIIIe siècle, les habitants de Cointe et des environs, firent valoir cet état de fait. Dans quelles circonstances ? A cette époque, la Belgique était sous la tutelle de la France. La République décida l’aliénation de l’oratoire. La loi du 11 Prairial an III (dans le calendrier républicain) avait proclamé prétendûment, la liberté des cultes. Plus tard, l’arrêté des Conseils de la République, en date du 7 Nivôse an VIII (28 décembre 1799), déclara que “les citoyens des communes qui étaient en possession au 1er jour de l’an II, d’édifices originairement destinés à l’exercice d’un culte, continueront à en user librement, sous la surveillance des autorités constituées.”

Se fondant sur ces décisions, les pétitionnaires exposèrent le 21 Pluviôse an VIII (10 février 1800) à l’Administration Centrale du Département de l’Ourthe, que “de temps immémorial, ils ont eu la jouissance· d’une petite chapelle appelée St. Maure dont la destination a été aussi de tous temps de servir à l’exercice du culte catholique. L’éloignement de cette partie de commune ou hameau, du centre de la paroisse dite de Sainte-Véronique, avait nécessité en son temps l’établissement de cette chapelle.” Ils concluaient en demandant que la chapelle fut conservée et que “lesdits habitants soient autorisés à en continuer le libre usage pour l’exercice de leur culte catholique”. L’autorité départementale se laissa fléchir et prit un arrêté surseyant à la vente de la chapelle.

Quand la Révolution française éclata, l’ermitage avait pour titulaire Joseph Briquet. Cet ermite, vieux, épuisé depuis longtemps, ne tarda pas à succomber. Lui succéda un sieur Paul Robert qui, pendant plus de vingt ans, l’avait assisté et avait même habité sa modeste demeure. C’était un étrange ermite que ce Paul Robert. Il montra une telle ardeur à la défense et à l’expansion de la cause révolutionnaire qu’à la restauration du pouvoir princier, le curé de Sainte-Véronique dut l’expulser de l’ermitage où s’installa un prêtre nommé Emotte. Sa mission n’y fut pas longue.

Après la rentrée triomphale des troupes républicaines le 27 juillet 1794, Paul Robert s’adressa à l’autorité révolutionnaire pour être rétabli dans sa place. Vu ses antécédents, par arrêté de l’Administration Centrale en date du 16 Brumaire an III (6 novembre 1794), il fut “autorisé à rentrer dans la jouissance de l’ermitage qu’il a habité pendant 26 ans, comme aussi de la petite pièce de terre adjacente, à la condition de mettre en culture et d’en payer provisoirement la redevance que l’ex-chapitre en tirait ; c’est-à-dire 24 florins annuellement.” (Archives de l’Administration Centrale, reg.117 f°156)

Paul Robert occupait encore l’ermitage en 1811. A ce moment, Napoléon, pour faire face aux nombreux frais de ses expéditions lointaines, s’efforça de se créer de nouvelles ressources par tous les moyens. Ainsi fit-il aliéner à son profit, la plupart des “biens nationaux” qui avaient échappé à la vente sous la République. L’ermitage de Saint-Maur fut du nombre. On l’expertisa le 22 août 1811. Il consistait, d’après l’acte dressé à cette occasion et que nous citons textuellement :

” 1°) En une chapelle et un petit bâtiment nommé l’ermitage de Saint Maur ; ladite chapelle est bâtie en pierre brute et en brique et est couverte en ardoise ; la maison est construite en charpente et en brique et est couverte en ardoise ; ladite maison consiste, au rez de chaussée, en une pièce à feu, et, au-dessous une petite cave, et, au premier, en une pièce également comme le rez de chaussée ; ladite chapelle ainsi que la maison sont bâties sur huit ares et soixante-douze centiares, joignant du nord à la ruelle Bourgogne, du levant à la ruelle Saint Maur, du midi à Antoine Lamotte, du couchant à Joseph de Lange.

2°) Une autre pièce de terre et broussaille, la terre est défrichée, située vis à vis ladite chapelle le chemin entre deux contenant 18 ares et soixante quinze centiares, joignant du midi à la ruelle de Loups, du levant à la veuve Nicolas Marichal, du nord à l’abbé Dossin.”

La vente eut lieu le 14 août 1811 et l’ensemble fut adjugé à MM. Charles Dechamps, Noël Dans et Henri Robert, au prix de 1.500 francs. Il échut plus tard à la famille Beaujean et était – à l’époque où Gobert a écrit son livre – en possession de M. Tart, banquier.

Les aumônes que les pélerins déposaient dans le tronc de la chapelle y sont employées par les propriétaires. Dans un article signé A.S. et tiré d’un journal du 12 février 1967, voici ce que nous avons lu : “…elle (la chapelle) fut vendue avec son mobilier, en 1911, pour 2.000 F. et achetée par M. Delhaize qui en fit don à la fabrique d’église Notre-Dame de Lourdes de Cointe.” Cet article est intitulé “Sur les hauteurs de Cointe ••• Que deviendra la chapelle Saint Maur ?” Dans ce même article, on peut lire que “le conseil de fabrique de l’église paroissiale de Cointe a proposé à la Ville de la reprendre comme monument témoin de notre passé. Cette proposition doit être évidemment ratifiée par le conseil communal. Ce sera probablement chose faite dans les prochaines semaines.”

En effet, renseignements pris auprès du clergé de la paroisse, cette décision a été acceptée par le Conseil. D’ importants travaux de restauration doivent être entrepris. Notons que le toit a été réparé récemment. Actuellement, la chapelle est fermée toute l’année et ce depuis quelque temps déjà. La statue de Saint Maur a été transférée en la crypte de l ‘église du Sacré-Coeur. C’est là que les pélerins peuvent prier et obtenir médailles et images. C’est là aussi que certains vont encore déposer des ex-votos, comme en fait foi l’attestation du sacristain.

Comment se présente l’oratoire ?  Le sanctuaire se compose d’une nef, d’un petit choeur avec autel. “La bâtisse actuelle de l’oratoire a été faite sur l’emplacement d’un plus ancien, dont les soubassements en pierre, vieux de trois à quatre siècles sont très caractéristiques, vus du jardin surtout” nous dit Gobert. Et il continue en disant : “Il avait les mêmes dimensions que la chapelle aujourd’hui existante.”

De quand date cet oratoire ? Il a été réédifié en 1673 et 1674, comme en font foi deux inscriptions, l’une au-dessus de la clef de voûte surplombant la porte et l’autre sur le petit vitrail du choeur. Ce petit vitrail a été placé dans le choeur à la mémoire de Pierre de Rosen, chanoine de la Cathédrale, Archidiacre de Campine, Prévôt de Saint Jean l’Evangéliste et Chancelier du Prince, indique le millésime 1673, comme celui de la restauration, de la réédification plus précisément. En face de ce vitrail, se trouve un autre semblable au premier et dédié à Guillaume Natalis, Abbé de Saint Laurent. L’année 1673 se retrouve au-dessus d’une fenêtre simulée où l’on aperçoit l’inscription: “SINE DEO NIHIL” (Rien n’est possible sans Dieu). Il y a d’autres inscriptions encore, sans intérêt historique et en partie disparues. Ces pierres figurent sur la façade et sont au nombre de trois : “SOLI DEO HONOR ET GLORIA” (Honneur et Gloire pour Dieu) “Ste. MAURE ORA P.N. 69” (Saint Maur, priez pour nous 69) “SINE DEO OM NIHIL” (Sans Dieu, tout est néant).

Ce sanctuaire était très bien entretenu au XIXe siècle. Dans les comptes communaux figurent des subsides pour cet objet et pour subvenir aux besoins de l’ermite, et ce, déjà au XVIlle siècle.

La façade de la chapelle présente donc une porte – dont nous avons déjà parlé – trois fenêtres avec vitraux et une fenêtre, située à hauteur d’homme et fermée par des barreaux ou colonnettes de bois, au nanbre de sept. Elle est sise au nunéro 64 (…). Quand on observe la carte postale éditée par la Maison Lecarme et reproduisant la chapelle devant laquelle posent Monsieur Ubags (qui quêtait les jours où il y avait office) et quelques enfants, on peut voir qu’il y a une statue dans la niche située au-dessus de la porte d’entrée de la chapelle. Or, sur la ph0to prise il y a peu, cette statue n’apparaît plus. Il est fort probable qu’elle aura disparu lors des bombardements de la guerre 1940-45 et n’aura jamais été remplacée. La chapelle possède aussi un charmant clocher ; c’est là que se trouvaient jadis les cloches qui annonçaient aux gens des hameaux environnants, la messe et l’angélus. Ce clocher est surmonté d’une croix de fer. En regardant une carte de la chapelle envoyée à Mme Bury, la chapelle apparaît peinte en jaune et le soubassement dessiné en brun et la statue est encore dans la niche au-dessus de la porte. Dans la chapelle se trouvaient donc la statue de saint Maur, en bois, une statue de saint Roch et une pieta. Elle renfermait aussi une peinture d’une Mater Dolorosa, dûe au pinceau de Nicolas La Fabrique. Le tableau est signé. Je dis que ces objets se trouvaient dans la chapelle, car actuellement ils se trouvent remisés dans une petite pièce de l’église du Sacré-Coeur.

Et le pèlerinage ? Il existe enoore, mais depuis quelque temps, il a lieu le limdi de la. Pentec8te, à la crypte de l’église du Sacré-Coeur. Voici ce qu’en écrivait Gobert : “Ce qui frappe le plus l’attention, c’est le grand nombre d’ex-votos et de béquilles de tous genres, pendus au mur. Ils témoignent de la foi des pélerins et de la vogue dont ce pélerinage continue à jouir. La foule arrive surtout nombreuse le dimanche et le lundi de la Pentecôte (c’est la fête du quartier de Cointe). Ce deuxième jour, une messe solennelle est célébrée à sept heures. Longtemps avant l’heure, la foule ne cesse de s’accroître sur la place voisine. Pour permettre aux assistants nombreux de la suivre, la clochette de la tourelle en annonce les différentes parties par des tintements argentins. Elle n’est mise en branle qu’en cette circonstance. Toute la journée, l’oratoire ne cesse d’être rempli par la foule d’arrivants, qui se répand ensuite dans les restaurants voisins et sur le vaste terrain faisant face à la chapelle. Ce terrain est tout parsemé d’établis et de tables. Les gens du peuple vont là, soit se rassasier de gaufres, de gâteaux et d’autres friandises, soit faire l’emplette de médailles ou de mille petits souvenirs. Des pélerins ne manquent pas non plus d’aller s’approvisionner d’eau à la fontaine St Maur qui longtemps a été tarie par les travaux des houillères voisines. Cette eau, à laquelle ils croient reconnaître des vertus curatives, est recueillie dans des bouteilles et sert principalement à lotionner les parties malades.”

Voilà ce que nous livre Gobert. J’ai recueilli de mon côté, une source orale des années trente. Elle m’a été livrée par Monsieur l’abbé Ch. Chalant. Voici à peu près ce qu’il me disait (Monsieur l’abbé – alors qu’il était encore enf;nt – habitait le quartier de Saint-Gilles, non loin de Cointe. Comme toutes les familles chrétiennes des environs et de Cointe, ses parents venaient en pélerinage à St. Maur) :

“Les pélerins faisaient le pélerinage pour obtenir la guérison d’un membre de la famille, mais surtout des enfants. Les parents qui avaient des enfants sains, faisaient le pélerinage pour demander à saint Maur de préserver leurs enfants contre toutes sortes de maux, et notamment contre les maux de jambes. Aussi – continue Monsieur l’abbé – les adultes avaient-ils coutume de porter les enfants, de leur domicile à la chapelle. Cela était pénible parfois, car l’enfant ne devait point toucher le sol avant d’arriver à l’oratoire. Mais cela n’empêchait pas les parents de se reposer de temps en temps. Lorsque les adultes s’arrêtaient en chemin, ils déposaient les enfants sur les appuis de fenêtres des maisons qui bordaient les rues qui conduisaient à la chapelle. La halte terminée, on reprenait l’enfant sur ses bras et on continuait sa route…” C’était simple, mais encore fallait-il y penser !

La source de Saint-Maur :  Durand Fardel, dans son “Dictionnaire général des eaux minérales et d’hydrologie médicale” mentionne cette source. Elle est sulfureuse. Cette source a été longuement signalée dans l’étude qu’un spécialiste, Monsieur A. Poskin a consacrée en 1888, aux sources minérales de la Belgique et qui a paru au “Bulletin de la Société belge de Géologie, de Paléontologie et d ‘Hydrographie”. Voici ce qu’il dit:

“La source de Saint Maur est visitée chaque jour par un assez bon nombre de malades et le tas considérable de béquilles déposées dans la chapelle témoigne de la croyance aux vertus miraculeuses de cette eau. Elle sort du schiste houiller qui compose la colline, à travers un tuyau en poterie et est reçue dans un réservoir en pierre si mal entretenu, que l’eau ne peut être puisée sans renfermer de grandes quantités de particules organiques… L’écoulement n’était guère qu’un suintement lors de notre visite, le 21 juin 1883, à cause de la sécheresse exceptionnelle de la saison. Les habitants assurent qu’elle ne tarit jamais et qu’elle coule parfois en abondance.”

“Elle accuse une odeur hépatique assez forte et reste neutre au papier de tournesol. La température de l’eau dans le réservoir était de 21,5°, le baromètre accusant une pression de 764 m.”

“La source est aujourd’hui abritée sous un petit bâtiment proche de la chapelle et donne encore de l’eau comme jadis.”, nous dit Gobert.

Cette source est tarie, aujourd’hui. Il n’en subsiste aucune trace. Voici, à ce sujet, un extrait d’article, signé A.S. (“La Libre Belgique” du 12 février 1967) : “Une source proche laissait couler un mince filet d’eau, recueilli par des pélerins. Cette source est tarie depuis longtemps, sans doute dès le début de ce siècle (XXe s.)”

Alexandrine LEBIRE

Bibliographie
  • GOBERT, Th., “Les Rues de Liège, anciennes et modernes”, Liège, 1891-1895
  • BAUDOT, Dom : “Dictionnaire d ‘Hagiographie”, Paris, 1925
  • FURNEMONT, R. : “Connaissez-Vous Huy ?”
  • REM, G. : “Cointe”, article tiré de “La Wallonie”
  • REM, G. : “A Cointe”, article tiré de “La Wallonie” du 15 octobre 1957.
  • A. S. : “Sur les hauteurs de Cointe… Que deviendra la chapelle St.Maur ?  “, article tiré de “La Libre Belgique” du 12 février 1967.
  • BOVERIE, D. : “Cointe”, article paru dans la rubrique “Autour du Perron” dans “La Meuse” du 2 août 1962.
  • BURY, Ch. : “La chapelle de Mons (Bombaye)”, article tiré du “Journal de Visé – Dalhem” du 8 novembre 1953.
  • TARCISIUS : “Le Montmartre liégeois”, article tiré de “L’Appel des Cloches” du 10 juin 1966.

  • Travail d’étude présenté par Alexandrine LEBIRE pour l’obtention du diplôme d’institutrice en juin 1968. Elle écrit : “Qu’il me soit permis de remercier Monsieur Charles BURY, Vice-Président du Vieux-Liège, et Monsieur Jean-Claude FABES qui m’ont apporté leur gracieuse collaboration.

  • Brochure éditée au profit de la restauration de la chapelle par le Comité de quartier de Cointe et la Commission historique en janvier 1991
  • L’article est illustré par une aquarelle de Madeleine Defawes
  • Pour toutes les autres illustrations © Philippe Vienne 

Plus de CHiCC ?

IMPEDUGLIA : State of Enchantment (s.d., Artothèque, Lg)

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IMPEDUGLIA Laurent, State of Enchantment
(sérigraphie, 55 x 73 cm, s.d.)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
à l’Artothèque Chiroux de la Province de Liège ?

Laurent Impeduglia © delphinecourtay.com

Peintre, dessinateur, touche-à-tout actif sur la scène internationale depuis le début des années 2000, Laurent IMPEDUGLIA (né en 1974) met volontiers en scène des personnages issus de l’univers de son enfance (publicité, jeux vidéo, comics…) qu’il combine avec des éléments naturels ou architecturaux, des formes abstraites et des symboles plus ou moins obscurs. Ses compositions accordent aussi une place importante à de courtes phrases qui apparaissent comme des sentences ou un titre, un peu à la manière de Jacques Charlier, son aîné en irrévérence (d’après SPACE-COLLECTION.ORG).

Dans cette vision naïve, inspirée à la fois par les bandes dessinées underground, l’art brut ou le pop art et Basquiat, Laurent Impeduglia dresse un portrait corrosif de notre société. Dans ce grand bazar capitaliste, où se mêlent consommation, religion et industrie, tout semble fêlé, la folie et la mort guettent. Le titre lui-même souligne ironiquement cette représentation proche d’un délire sous acide.

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Laurent Impeduglia ; delphinecourtay.com | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

LEJEUNE : Sans titre (2015, Artothèque, Lg)

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LEJEUNE Luc, Sans titre
(photographie numérique, 40 x 40 cm, 2015)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
à l’Artothèque Chiroux de la Province de Liège ?

© Luc Lejeune

Luc LEJEUNE est né en 1948. Urbaniste et architecte, il a enseigné à l’ESA Saint-Luc à Liège. Il est également photographe et voyageur, en témoignent ses nombreuses séries.de photographies qui évoquent autant l’ailleurs que l’ici.

Cette photographie est issue de la série “Urbanscapes”, elle a été exposée à la Galerie Traces à Liège en 2015. Le Quai-sur-Meuse, au pied du pont des Arches, semble interroger le photographe-architecte. Il a saisi une passante exactement au moment où elle se trouve entre un couple de statues (dont on peut se demander qui les a jamais regardées) et du mobilier urbain (un ensemble de boîtiers électriques). Le regard s’attarde donc, comme contraint et forcé, sur cet impensé urbanistique, devant lequel tant de monde passe sans jamais y jeter un œil.

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Luc Lejeune | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

LE SAVIEZ-VOUS : pourquoi les bouteilles de vin contiennent-elles 75 cl et non 1 litre ?

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La contenance d’une bouteille de vin a été normalisée au XIXe siècle et les explications les plus folles ont couru, qui correspondaient souvent à des hypothèses du genre :

      • la capacité pulmonaire ;
      • la consommation moyenne pendant un repas ;
      • la meilleure capacité de stockage du vin ;
      • la facilité de transport…

En réalité, il s’agit simplement d’une disposition pratique avec une base historique, datant d’une époque où les principaux clients des vignerons français étaient les Britanniques.

L’unité de volume pour les Britanniques était le gallon impérial, équivalent à… 4,54609 litres. Pour simplifier les comptes de conversion, on a transporté les vins du Bordelais notamment en fûts de 225 litres, soit exactement 50 gallons, correspondant à 300 bouteilles de 750 ml (75 centilitres : vous l’aviez calculé spontanément). Comme le calcul était plus simple, les vignerons ont adopté un baril = 50 gallons = 300 bouteilles.

De cette façon, un gallon correspond à 6 bouteilles. Qui plus est, c’est pour cette raison, même aujourd’hui, les caisses de vin contiennent souvent 6 ou 12 bouteilles.

Pour ce qui est du fond creux ou concave de la bouteille de vin, il remonte au IVe siècle. Grâce à la création de ce qu’on appelle la piqûre, les souffleurs sont enfin arrivés à stabiliser la bouteille. Une forme qui s’est ensuite généralisée sur tous les types de bouteilles de vin. Sauf sur la cuvée Cristal de Champagne Louis Roederer dont le fond plat était exigé par le tsar de Russie Alexandre II, se méfiant des explosifs cachés dans la piqûre.

Si non è vero, è ben trovato : voilà de quoi briller en société entre deux gorgée !


Boire plus ?

Musée de la gourmandise : la Bibliotheca gastronomica (Hermalle-sous-Huy, BE)

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L’initiative est belle de regrouper sous un même toit le maximum de ressources liées à la… gourmandise. Et c’est arrivé près de chez vous ! Peut-être même y retrouve-t-on la recette de la Poularde Valentine Thonart, d’heureuse mémoire...

LIEGETOURISME.BE y consacre une page pour le moins élogieuse : “Le musée qui plait aux gourmets, gourmands, gastronomes et goinfres ! Véritable cabinet de curiosités culinaires, ce musée décline la gourmandise sous ses aspects historiques, archéologiques, ethnographiques, folkloriques et artistiques grâce à quelques 1.200 objets, meubles et tableaux authentiques, rares ou curieux, de l’Antiquité à nos jours. Dégustez de délicieuses recettes anciennes ou régionales à la taverne et choisissez un souvenir à la boutique. La Bibliothèque du musée contient la plus importante collection de livres de gastronomie en Belgique avec plus de 20.000 bouquins. Le musée vous ouvre ses portes toute l’année et vous propose des visites en français et en néerlandais.

Autobaptisé Bibliothèque & Musée de la Gourmandise, la désormais ‘institution épulaire’ donne de plus amples informations sur son site, MUSEE-GOURMANDISE.BE :

“Sous la responsabilité de Charles-Xavier Ménage († 2020), bibliothécaire et conservateur du musée de la Gourmandise, la Bibliotheca gastronomica rassemble plus de 20.000 ouvrages concernant l’alimentation, la cuisine (principalement européenne), les arts de la table et… le tabac traditionnellement inclus dans la gastronomie, puisqu’il est repris dans la classe 663-9 de la classification décimale universelle, au même titre que le chocolat, le cacao, le café et le thé.

Cette classification n’est cependant pas appliquée à Hermalle car l’importance du fonds, la diversité des ouvrages et la nécessité de recouper rapidement les informations ont amené Charles Ménage à imaginer un système différent, parfaitement opérationnel.

Charles-Xavier Ménage en action © Paul Ilegems 2015

Les réceptaires occupent évidemment de nombreux rayons car les recettes constituent la plupart du temps la base du livre de cuisine. Mais celui-ci peut également couvrir une large variété de sujets, incluant les techniques de cuisson, les recettes et commentaires de chefs, les conseils diététiques, l’établissement des menus, la tenue du ménage, les règles de savoir-vivre, les conventions de réception, etc.

L’alimentation et la cuisine étant au centre même de la vie –on ne peut s’en passer-, leur étude débouche sur toutes les disciplines, qu’elles soient scientifiques, artistiques, philosophiques ou religieuses. La bibliothèque comprend donc aussi des bibliographies, des biographies, des ouvrages d’histoire, d’économie domestique, des livres sur les boissons, la conservation alimentaire, la chimie alimentaire, la physiologie du goût, etc. et de nombreuses monographies. Publicité, iconographie, littérature, musique n’y sont pas oubliées.

À cela s’ajoutent les documents plats : étiquettes de vin, bagues de tabac et des menus par milliers qui traduisent les mœurs épulaires de nos contemporains depuis plus de deux siècles.

Le tout forme un ensemble impressionnant accessible en consultation par tout un chacun, mais sur demande motivée et sur rendez-vous car la bibliothèque dépend uniquement du volontariat : quelques (trop rares) bénévoles aident le bibliothécaire pour l’encodage informatique loin d’être terminé, le rangement et l’entretien. Si cela vous dit de les rejoindre…

C’est sur base de ce fonds –que vous pouvez enrichir en y déposant vos manuscrits, livres, cahiers de recettes ou menus de famille– que nous effectuons des recherches (par exemple sur le café liégeois à la demande de la Ville de Liège), que nous écrivons des articles de fond, que nous donnons des conférences illustrées sur l’Histoire du livre de cuisine occidental jusqu’au XXe siècle et que nous préparons des expositions temporaires au Musée de la Gourmandise de Hermalle-sous-Huy.

© Daniel Baise – Fonds Primo

Si la lecture apporte une satisfaction virtuelle, parfois littéraire –certains écrits peuvent s’apprécier pour leur poésie, leur humour, la qualité de leur rédaction–, parfois gustative –ne salivons-nous pas en lisant certaines compositions de mets ?–, elle ne suffit pas toujours pour appréhender les recettes car leur réalisation recèle parfois bien des surprises… ne fût-ce que dans l’estimation du temps (17 heures de cuisson pour une Julienne au consommé, par exemple) !

Des bénévoles de notre asbl ont donc choisi d’entrer dans le vif du sujet, d’oser entreprendre la réalisation de recettes de cuisiniers du passé, de faire cette recherche d’ingrédients, ce calcul des proportions, cette estimation de durée de préparation et de modes de cuisson, et de les appliquer concrètement. Cela a débouché sur quelques soirées de dégustation de recettes d’auteurs culinaires célèbres comme Menon (XVIIIe siècle), Gouffé et Cauderlier (XIXe siècle), mais aussi sur l’expérimentation de la cuisine médiévale et de l’inventive cuisine de guerre –ou comment faire de la soupe au chocolat sans chocolat…

La Bibliothèque de la Gourmandise comporte également 4 autres fonds :

    1. Bibliothèque d’histoire de l’art et d’archéologie (2.500 ouvrages concernant l’architecture, la peinture, le mobilier, la décoration, la ferronnerie, l’orfèvrerie, la verrerie, la céramique, etc.) ;
    2. Bibliothèque de danse et chorégraphie (2.000 ouvrages sur la danse concernant notamment la bibliographie, les biographies, l’histoire de la danse – du ballet, les livrets, les dictionnaires, l’anatomie, le mouvement, les manuels techniques -danse classique, moderne, de jazz, danse espagnole, folklorique, de salon-, les grandes écoles, les compagnies de ballet, la littérature, l’iconographie, etc.) ;
    3. Fonds Georges Plumier (archives locales et littérature dialectale de Hermalle-sous-Huy) ;
    4. Écriture et poste (documentation liée au Musée Postes restantes).

Participez à l’enrichissement de ces fonds en y déposant vos manuscrits, livres, cahiers de recettes ou menus de famille !” [MUSEE-GOURMANDISE.BE]


Manger encore ?

KUIJKEN : les six suites pour violoncelle solo de Bach, BWV 1007-1012 (concert, Céroux-Mousty, 1997)

Temps de lecture : 6 minutes >

“A 15 ans, Wieland Kuijken entame des études de violoncelle. Il obtient le prix supérieur au Conservatoire de Bruxelles. Mais c’est en autodidacte qu’il commence la viole de gambe à l’âge de 18 ans. Avec son frère Sigiswald, ils fondent l’ensemble Alarius en 1959 qui se consacre à la musique baroque. Parallèlement à cela, Wieland s’intéresse à la musique contemporaine : il fera avec l’ensemble Musiques nouvelles de nombreux concerts dans toute l’Europe.

Comme gambiste, Wieland s’est acquis une réputation internationale. Il a enregistré de nombreux disques avec, entre autres, Jordi Savall, Gustav Leonhardt, Frans Brüggen, Alfred Deller et bien sûr avec ses frères Sigiswald et Barthold.

Wieland Kuijken est professeur de viole aux conservatoires de Bruxelles et de La Haye, donne de nombreuses masterclasses dans le monde et fait partie de nombreux jurys internationaux.

Il est membre de La Petite Bande depuis sa fondation, est violoncelliste du Quatuor Kuijken et dirige également le Collegium Europe depuis 1988.

Comme violoncelliste baroque et comme gambiste, Wieland Kuijken est unanimement considéré comme un des précurseurs et comme un des grands maîtres de l’interprétation contemporaine de la musique baroque.”

Sigiswald, Barthold et Wieland Kuijken © Barthold Kuijken

Johann Sebastian Bach (1685-1750)

  • Suite n°1 en sol majeur BWV 1007 : Prélude – Allemande – Courante -Sarabande – Menuet I & II – Gigue ;
  • Suite n°2 en ré mineur BWV 1008 : Prélude – Allemande – Courante -Sarabande – Menuet I & II – Gigue ;
  • Suite n°3 en do majeur BWV 1009 : Prélude – Allemande – Courante -Sarabande – Bourrée I & II – Gigue ;
  • Suite n°4 en mi bémol majeur BWV 1010 : Prélude – Allemande – Courante – Sarabande – Bourrée I & II – Gigue ;
  • Suite n°5 en do mineur BWV 1011 : Prélude – Allemande – Courante -Sarabande – Gavotte I & II – Gigue ;
  • Suite n°6 en ré majeur BWV 1012 : Prélude – Allemande – Courante -Sarabande – Gavotte I & II – Gigue.

Les suites pour violoncelle seul de Bach

“La genèse

À force de considérer en lui l’organiste, le claveciniste et le compositeur de cantates, passions et messes, on en oublie que Bach était violoniste de formation. En 1703 , il commence sa carrière comme violoniste à Weimar, où il retourne en 1708 comme Konzertmeister et, en 1717, il est nommé maître de chapelle de la Cour de Coethen dont le petit orchestre est constitué essentiellement d’instruments à cordes. En 1720, Bach couronne sa carrière violonistique avec ses Sei Solo o Violino senza Basso accompagnato, qualifiées de libro primo sur la page de titre de l’ autographe. On est tenté de supposer que le compositeur envisageait à la même époque un libro secondo sous la forme d’un opus du même genre, ou peut-être même qu’il y travaillait déjà. Aujourd’hui, on présume généralement que les 6 Suites a Violoncello senza basso, dont il existe également un autographe (malheureusement non daté), constituent ce second livre. Le seul point de repère que l’on ait pour une datation éventuelle de la composition de ces suites est le fait que la page de titre et les titres soient de la main de la seconde femme de Bach, Anna Magdalena, qu’il avait épousée le 3 décembre 1721, après la mort subite de sa première femme.

Bach ne composa jamais pour une postérité imaginaire, mais avait toujours en vue un but déterminé. Ses œuvres pour clavier furent avant tout conçues pour les leçons qu’il donnait à ses fils, son Orgelbüchlein poursuivait le même objectif tandis que les grands Préludes et Fugues d’orgue furent composés essentiellement pour son propre usage.

Excellent violoniste, Bach a joué lui-même ses Sonates et Partitas pour violon solo, comme le prouvent les indications de doigté dans l’autographe. Son habileté à jouer de la viole de gambe et du violoncelle était en revanche minime et n’aurait jamais permis une interprétation de ces Suites, d’une exécution exceptionnellement difficile. À la question souvent soulevée de savoir pour qui il composa ce libro secondo, la réponse des musicologues est que Bach ne peut l’avoir destiné qu’à Ferdinand Christian Abel, un remarquable gambiste et violoncelliste qui fit partie, jusqu’en 1737, de la Chapelle des Princes d’Anhalt-Coethen et qui était l’ami du compositeur. C’est le fils d’Abel, Karl Friedrich, lui aussi excellent gambiste, qui fonda à Londres, avec Johann Christian Bach, les célèbres Bach-Abel Concerts.

Les limites de l’instrument

La comparaison s’impose entre les œuvres pour violon et pour violoncelle seul. Pour le violon, Bach écrit trois Sonates et trois Suites ‘modernes’ pour l’époque, tandis que pour le violoncelle, il se contente de Suites. Au violon, instrument doué d’une extrême souplesse, il n’impose pas seulement une virtuosité poussée au plus haut degré mais aussi une polyphonie très élaborée, qui dépasse presque les limites de l’interprétation violonistique. S’il voit également dans le violoncelle un instrument dont il convient de jouer avec virtuosité, il se sent cependant plus à l’étroit dans les possibilités qu’offre l’instrument, plus étroitement lié aussi à la tradition. Cette tendance à une certaine objectivation se traduit dans l’utilisation seulement discrète de la polyphonie, de la technique des doubles cordes et des effets de bariolage. L’écriture polyphonique se retrouve dans les Sarabandes, parfois aussi dans la Bourrée et la Gavotte, tandis que les autres mouvements des Suites se contentent souvent de très peu de doubles cordes, qui interviennent plus spécialement dans les cadences et les conclusions. Cette retenue provient notamment du fait que l’on employait encore partout, vers 1700, un type d’archet ne permettant qu’un jeu limité. Par cela même, Bach devait donc renoncer à ces effets spécifiquement ‘spatiaux’ qui caractérisent à un si haut degré ses œuvres pour violon. La richesse de techniques et de couleurs, de procédés d’écriture et de caractères distincts à laquelle parvient Bach dans le cadre de ces limites est cependant étonnante.

Viola pomposa

Que Bach ait aspiré à élargir les possibilités d’exécution technique du violoncelle, c’est là ce que nous apprennent les deux dernières Suites. Il donne à la cinquième le titre de Suite (sic) discordable, prescrivant l’accord de la corde de la, un ton plus bas, en sol. Quant à la dernière, Bach la composa pour un instrument à cinq cordes, la viola pomposa, instrument dont il inspira la construction, à moins qu’il n’en eût été lui-même l’inventeur, et dont l’ampleur du registre en première position excédait de vingt-cinq pour cent celle du violoncelle. Ernst Ludwig Gerber, fils d’un élève de Bach, confirme dans son lexique que le compositeur utilisa cet instrument dans son orchestre à Leipzig. À l’en croire, on s’en servait surtout pour jouer des basses animées parce que les “passages hauts et rapides” se laissaient plus facilement exécuter sur cet instrument. Ces possibilités accrues qu’offrait la viola pomposa, Bach les a exploitées dans chacun des mouvements de la dernière des six Suites.

Le choix des mouvements

À la différence d’autres cycles d’œuvres de Bach, dans lesquels c’est précisément la disparité des mouvements qui détermine le caractère cyclique, la particularité des Suites pour violoncelle réside dans le fait que les six œuvres reposent toutes sur la même ordonnance de mouvements. Bach se sentait tenu d’y respecter cette norme germanique d’une division cyclique fixe, à laquelle il accorda également la prédilection dans ses Suites pour clavier. À un Prélude introductif succèdent les quatre mouvements attitrés de la suite que sont l’Allemande, la Courante, la Sarabande et la Gigue, cette dernière danse étant chaque fois précédée de deux danses à la mode, qui constituent pour ainsi dire la seule donnée variable au sein de la série de mouvements. Ces “morceaux galants” adoptant la forme du Menuet, de la Gavotte et de la Bourrée, se présentent pratiquement sans la moindre stylisation. Bach place en tête de toutes les Suites un Prélude qui représente chaque fois un autre type et dont la structure comprend de une à quatre parties : ainsi dans la Suite n°2, il s’agit d’un mouvement doté d’un développement harmonique d’une incroyable richesse et d’un point culminant clairement marqué, dans la Suite n° 4, d’un Prélude s’étalant en plans sonores avec triples accords brisés et passages de vélocité, vaguement comparable au 1er Prélude du Clavier bien tempéré, dans la Suite n° 5, d’une ouverture à la française avec section introductive solennelle et section médiane quasi fuguée et, dans la Suite n° 6, d’un morceau de grande virtuosité, prenant très clairement modèle sur le style de la toccata.

Dans les mouvements attitrés de la suite, Bach est certes davantage lié aux conventions. Cependant, il s’efforce là aussi de donner aux formes, mouvements, rythmes et figurations tels qu’établis par la tradition dans les dernières décades du XVIIe siècle, la plus grande variété possible en développant leur potentiel artistique. À cette transformation ou extension permanente d’éléments préexistants, qui constitue un trait fondamental de toute la production de Bach, vient s’ajouter un étonnant approfondissement du contenu qui a élevé ses œuvres au-dessus de toute contingence pour leur conférer une valeur intemporelle.”

Texte préparé par l’association Espace Garage
pour les concerts des 5-6 décembre 1997
© Collection privée


Pour y avoir assisté : ce concert fut un grand moment… momentané. Il est néanmoins encore possible d’explorer les 6 Suites pour violoncelle de Bach en écoutant “l’ultime version”, selon nous, enregistrée par Anner Bylsma en 1992 (son premier enregistrement des Suites, daté de 1979, était trop fortement entaché de la hâte et de l’aridité des débuts des Baroqueux, comme on nommait à l’époque cette nouvelle approche musicale initiée, entre autres, par les Kuijken). Dans nos Incontournables, un article du Savoir-écouter y est consacré avec un extrait de la Première Suite (video).


Savoir écouter…

Archéologie : à la Réunion, une prison pour enfants de l’époque coloniale révèle son histoire

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Pour la première fois en France, un “bagne d’enfants” fait l’objet d’une étude archéologique approfondie. Les fouilles menées par l’INRAP sur l’ancienne colonie pénitentiaire de l’îlet à Guillaume, à la Réunion, mettent en lumière l’organisation (habitat, ateliers, lieux de culte, etc.) et la chronologie du site.

Construite en 1864 par les missionnaires de la congrégation du Saint-Esprit, cette colonie pénitentiaire de mineurs, établie sur l’îlet à Guillaume, à la Réunion, a accueilli plus de 3.000 enfants en 15 ans. Ils étaient placés sous la garde très stricte des frères spiritains, qui les faisaient notamment travailler à la construction de bâtiments, pour les “redresser” suite à une condamnation par la justice des enfants. Ce pénitentiaire, placé sur le plateau de 5 hectares d’une falaise isolée surplombant la rivière Saint-Denis, a été très peu étudié par les chercheurs. L’INRAP, avec le soutien du département, entreprend donc de le documenter depuis octobre 2020 en croisant archives et études archéologiques.

(Re)dresser les enfants

En 1850, une loi sur l’emprisonnement des enfants crée le statut des colonies pénitentiaires agricoles, comme celle de l’îlet à Guillaume. Elle impose une discipline très dure aux enfants qui y sont envoyés et préconise leur mise au travail dans les champs ou dans les industries avoisinantes. Dans Surveiller et punir (1975), Michel Foucault les considère comme des “cloîtres” ou des “prisons”. La colonie de l’îlet à Guillaume ne fait pas exception.

En effet, durant les quinze années de son existence, les missionnaires n’ont pas ménagé les enfants, les faisant travailler aux champs, à la forge, à la scierie ou dans la basse-cour. Les conditions de vie des petits bagnards seront malheureusement rarement dénoncées. En outre, les enfants ont probablement contribué à la construction de nombreux bâtiments du site (terrasses, forge et chapelle provisoire) comme le laisse supposer la présence de pierres taillées de petites dimensions. Ils auraient également réalisé les dallages de la voirie principale.

Pour prévenir les évasions, le site n’était pourvu d’aucun mur d’enceinte ni d’aucune barricade. Son implantation dans une forêt isolée et hostile suffisait à décourager les plus téméraires. Une case, celle du frère Alexandre, était située au seul point de sortie pour s’assurer qu’aucun détenu ne prenne la fuite.

Vestiges de la communauté pénitentiaire © INRAP
Des fouilles inédites

Les recherches menées sur la colonie de l’îlet à Guillaume se situent au croisement du travail d’archives et des fouilles archéologiques. Le premier, assuré par Véronique Blanchard, permet une revue exhaustive de toute la documentation existante sur le pénitencier. De leurs côtés, des archéologues, topographes et archéobotanistes, sous la houlette de Thierry Cornec, analysent le lieu en profondeur. Ils ont d’abord entrepris de comprendre l’ordre dans lequel ont été construits les bâtiments et par qui. Les fouilles ont mis en lumière l’organisation de la colonie, la fonction des bâtiments mais aussi les méthodes d’approvisionnement en eau grâce à la mise au jour d’un système de canalisations.

Ces observations ont été rendues possibles par des modélisations au Lidar (détection laser). Cette technologie de sonde a permis de reconstituer numériquement l’ensemble du site en 3D. Des prélèvements du sol vont enfin permettre de savoir quel genre d’agriculture pratiquait la colonie grâce à des analyses archéobotaniques.

Entre sa fermeture en 1879 et les années 1950, le lieu avait été complètement délaissé par les autorités. Si un plan du site a bien été réalisé en 1999, une documentation approfondie était nécessaire pour comprendre le rôle et le fonctionnement de ce lieu qui a mis au travail forcé plusieurs milliers d’enfants.” [lire l’article sur  CONNAISSANCEDESARTS.COM]

  • Lire aussi sur GEO.FR
  • Illustration de l’article : Section des routes. Frère Isaac (1868) © Congrégation du Saint-Esprit via connaissancedesarts.com

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation par wallonica.org  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © connaissancedesarts.com ; INRAP


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CHANDELEUR : des crêpes, par hasard ?

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Février 2021 – “Donc, on fait des crêpes… parce qu’au Ve siècle, le pape Gélase (kabyle chrétien de la tribu des Djelass), a remplacé les Lupercales, fête du Dieu Pan, divinité de la fécondité (Lupercus en latin) par la commémoration d’un rite juif devenu catholique : la présentation de bébé Jésus au Temple et la “purification” de Marie, 40 jours après l’accouchement.

A ce propos, il y a une très belle influence de la tragédie grecque dans l’évangile de Luc, quand le prêtre Siméon et la vieille prophétesse Anne disent à la jeune Marie : “Ton enfant amènera la chute et le relèvement mais toi… un glaive de douleur te transpercera le cœur…” (Luc, 2, 34-35 ; on dirait du Sophocle et on ne sait rien de Saint Luc sauf qu’il avait une très grande culture hellénistique).

Mais revenons au pape berbère qui nous fait faire des crêpes pour commémorer un rite juif devenu catholique pour remplacer une fête païenne sur base d’un récit écrit par un inconnu qui aimait la tragédie grecque. Pour métamorphoser la fête du Dieu Pan, dieu du désir dansant, des forces de la nature, incarnation prodigieuse du Panthéisme (ça veut dire tous les Dieux, les gars), Gélase a donné aux pèlerins venus à Rome des torches pour leur procession (candela en latin d’où chandeleur) et des crêpes (symbole celte du soleil, symbole germain de purification, symbole berbère de fécondité).

GENTHE Arnold, Anna Duncan Dancing © Library of Congress

Peut-être que cette nuit-là comme Plutarque l’avait raconté dans “La disparition des oracles“, les navigateurs entendirent une voix sur la Méditerranée, une voix venue de nulle part, qui clamait dans la nuit noire : “Le Grand Pan est mort !” suivi des murmures d’une tristesse immense…

La poésie panthéiste n’était plus, la nuit du monothéisme tombait sur le monde. Plutarque (un type qui était vraiment très bien : historien, ambassadeur en Egypte, prêtre d’Apollon à Delphes, philosophe, astronome) avait compris que la lune qui ressemble tellement à une crêpe, ne brille pas mais reflète la lumière du soleil. Allez, ma pause est finie, fuyons les chimères identitaires, et non : le Grand Pan n’est pas mort. Le Grand Pan est éternel et ce soir on mange des crêpes !”

Jean-Paul MAHOUX

  • L’illustration principale de l’article est © rtbf.be

D’autres orateurs à notre tribune…

GHEUDE : 31 janvier 2021, François Perin aurait eu 100 ans

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“Professeur, homme politique, écrivain… De ces trois casquettes, c’est, sans conteste, la première que François PERIN (Liège 31/01/1921, Liège 26/09/2013) préféra porter. Par son érudition, son sens de la pédagogie, son verbe électrisant, son humour caustique, le professeur de Droit public à l’Université de Liège aura marqué bien des générations d’étudiants.

L’influence qu’il exerça dans le monde politique belge de la seconde moitié du XXe siècle fut, elle aussi considérable. Elle débuta en 1961, avec le rôle de propagandiste-conférencier qu’il joua aux côtés d’André Renard lors de l’aventure du “Mouvement Populaire Wallon“, issue de la grande grève de l’hiver 60-61.

Un tribun, un agitateur d’idées était né qui, durant les deux décennies qui suivirent, allait se démener pour fustiger l’incurie et l’immobilisme des dirigeants politiques et amener ceux-ci à entreprendre l’indispensable réforme institutionnelle de l’Etat. Son nom reste aujourd’hui associé à cette loi du 1er août 1974 créant des institutions régionales à titre préparatoire à l’application de l’article 107 quatre de la Constitution ; loi qu’en tant que ministre de la Réforme des Institutions, il mit au point avec son homologue flamand, Robert Vandekerckhove.

François Perin avait approfondi l’histoire du Mouvement populaire flamand. Il avait parfaitement conscience que la Belgique ne pourrait résister aux coups de boutoir du nationalisme flamand et qu’elle finirait par “imploser“. Ce fut l’une des raisons qui l’amena à démissionner du Sénat, le 26 mars 1980 :

(…) Je ne parviens plus, en conscience, à croire en l’avenir de notre Etat. (…) La Belgique est malade de trois maux, incurables et irréversibles. Le premier mal, je l’ai dit antérieurement, est le nationalisme flamand, qu’il s’avoue ouvertement ou non. Le second, c’est que la Belgique est livrée à une particratie bornée, souvent sectaire, partisane, partiale, parfois d’une loyauté douteuse au respect de la parole donnée et de la signature, mais très douée pour la boulimie avec laquelle elle investit l’Etat en jouant des coudes, affaiblissant son autorité, provoquant parfois le mépris public. Le troisième mal, c’est que la Belgique est paralysée par des groupes syndicaux de toutes natures (…), intraitables et égoïstes, irresponsables, négativistes et destructeurs finalement de toute capacité de l’Etat de réformer quoi que ce soit en profondeur. Et il n’y a rien, ni homme, ni mouvement d’opinion, pour remettre cela à sa place et dégager l’autorité de l’Etat au nom d’un esprit collectif que l’on appelle ordinairement la nation, parce que, dans ce pays, il n’existe plus de nation. Voici, Monsieur Le Président, ma démission de sénateur. Je reprendrai, en conséquence, en solitaire, le chemin difficile des vérités insupportables. Adieu.

François Perin n’était pas qu’un verbo-moteur. Il possédait également le don de l’écriture. Une écriture aussi décapante que ses discours et avec laquelle, en 1981, il s’occupera des Germes et bois morts dans la société politique contemporaine (Editions Rossel). Six ans plus tard, il se fera historien pour nous relatera l’Histoire d’une nation introuvable (Editions Paul Legrain).

Mais il y aussi l’intérêt de François Perin pour de nombreux thèmes de type philosophico-spirituel. Dans Franc-parler, en 1996 (Editions Quorum), il plaidera en faveur d’une “rénovation de la pensée humaniste dégagée des gangues du christianisme et du rationalisme“.

Le jardin secret de François Perin nous révèle un être fasciné par la vie contemplative :

L’apport de la pensée orientale éclaire d’un jour tout à fait lumineux l’insoluble problème de la Trinité qui, par son absurdité rationnelle, a amené le rationalisme critique et la déchristianisation de notre société. (…) Il faut rentrer en nous et y retrouver l’éternel qui dépasse notre contingence éphémère. Une telle attitude engendrera une morale du détachement, de la sérénité et du désintéressement total. Faute de retrouver une inspiration profonde susceptible de la rééquilibrer, notre société industrielle, avec son contexte d’agressivité, de compétition et d’énervement perpétuel, jettera l’espèce humaine dans l’autodestruction.

Propos tenus lors d’une soirée organisée par
le Lion’s Club au château de Spontin,
le 13 novembre 1980

ISBN : 978-2-39001-027-2

Edmond Blattchen précisera qu’il doit à François Perin, qui fut son professeur, le fait d’avoir produit et présenté l’émission télévisée de la RTBF Noms de dieux. Outre les trois ouvrages précités, notons encore d’innombrables chroniques de presse consacrées aux thèmes les plus divers. François Perin possédait les qualités d’un homme d’Etat : vision des choses à long terme, désintéressement total. Mais il était né dans un non-Etat. A maints égards, il n’est pas sans nous rappeler Voltaire, dont il partageait d’ailleurs le profil acéré et le regard malicieux. Le testament politique qu’il livra dans sa dernière interview au Soir, le 6 août 2010, trouve un écho particulier après la dernière crise politique que nous venons de traverser :

Le nationalisme flamand est bien ancré. Il est porté tantôt avec une virulence, et une haine, par certains, tantôt avec un louvoiement prudent par d’autres, mais il ne s’arrête pas, il ne s’arrête jamais. (…) Je souhaite donc le scénario suivant : la proclamation d’indépendance de la Flandre, une négociation pacifique de la séparation et du sort de Bruxelles, et la Wallonie en France. C’est mon opinion. On va hurler ! Mais enfin…”

Jules Gheude, biographe de François Perin
et essayiste politique (GEWIF)

“Docteur en Droit de l’Université de Liège (1946), François Perin entre au Conseil d’État, comme substitut (1948) et demande à être mis en disponibilité en 1961. Assistant à temps partiel de Walter Ganshof van der Meersch, professeur de Droit public à l’Université libre de Bruxelles (1954), chef de Cabinet adjoint auprès du ministre de l’Intérieur Pierre Vermeylen (1954), chargé du cours de Droit constitutionnel à l’Université de Liège (1958), il devient professeur ordinaire en 1968, en charge notamment du cours de Droit constitutionnel.

Membre du groupe Esprit (1954), cofondateur du CRISP (1958), François Perin contribue à l’écriture du programme du Mouvement populaire wallon (1961), dont il est l’un des responsables actifs. Après le décès d’André Renard (1962), Fr. Perin qui est en froid avec le PSB, lance un nouveau parti wallon (1964). Élu député dans l’arrondissement de Liège en 1965, il devient ainsi (avec Robert Moreau) le premier mandataire choisi sur une liste exclusivement wallonne. En 1968, le Parti wallon s’est structuré et, sous l’effet du Walen buiten, de nombreuses sections fleurissent en pays wallon sous le nom de Rassemblement wallon. En 1971, le parti de François Perin devient la deuxième force politique de Wallonie.

Régulièrement réélu député dans l’arrondissement de Liège (1965-1977), ce spécialiste du droit, imaginatif et inventif, joue un rôle majeur lors des travaux du groupe des XXVIII (1968-1969) qui planche sur une réforme de l’État. Tous les négociateurs s’accordent à attribuer à François Perin et à Freddy Terwagne la paternité de l’idée de faire reconnaître, dans la Constitution, l’existence des Régions et de leur accorder des pouvoirs règlementaires dans un certain nombre de matières bien déterminées. En d’autres termes, ils apparaissent comme les pères de l’article 107 quater introduit dans la Constitution lors de sa révision en décembre 1970.

En l’absence d’une simultanéité dans la mise en place des Communautés (revendication flamande) et des Régions (revendication wallonne), François Perin pousse le Rassemblement wallon à accepter de soutenir le gouvernement Tindemans, en 1974, en échange de la mise en place d’une régionalisation préparatoire. Avec son collègue CVP Robert Vandekerckhove, le ministre Fr. Perin est le père de la loi ordinaire du 1er août 1974 qui définit notamment les limites de la Wallonie, la dote d’un budget, de compétences, d’un Comité ministériel et d’un Conseil régional au rôle consultatif. C’est une amorce d’application de l’article 107 quater. Ne disposant pas d’une majorité spéciale, la formule est transitoire ; elle permet de faire exister la région wallonne pour la première fois dans un cadre démocratique.

Premier membre d’un gouvernement belge issu d’un parti régionaliste, F. Perin est ministre des Réformes institutionnelles ; il est aussi membre du premier Comité ministériel des Affaires wallonnes (4 octobre 1974) dont il démissionne (15 décembre 1975). Auteur d’un Rapport politique très remarqué (printemps 1976), le ministre Perin lance de nouvelles pistes pour améliorer l’ensemble du fonctionnement de l’État, mais sans les avoir fait valider par son parti. Au-delà des idées, la forme accentue des tensions antérieures. Le 8 décembre 1976, Fr. Perin quitte avec fracas le gouvernement Tindemans IIbis, ainsi que le Rassemblement wallon pour contribuer à la fondation du Parti des Réformes et de la Liberté de Wallonie.

Coopté au Sénat par le PRLW (1977-1978), puis élu directement dans l’arrondissement de Liège (1978-1980), il entend se consacrer entièrement à la politique belge et défendre l’idée de la communautarisation. Dès lors, il prend une part très active et constructive lors des discussions qui se déroulent à la Haute Assemblée, [voir ci-dessus] … il déplore les carences irréversibles de l’État et remet sa lettre de démission, séance tenante, au président du Sénat. Le 26 mars 1980, il met ainsi un terme à sa « carrière » politique.

Il retrouve à plein temps sa charge professorale à l’Université de Liège jusqu’à son admission à l’éméritat (1986). En 1983, il renonce à son adhésion au PRL. Membre de nombreux mouvements tout en conservant son indépendance, il demeure un militant wallon actif, défenseur de l’identité française de la Wallonie. Attiré par l’option du rattachement de la Wallonie à la France dès les années nonante, il ne cache pas sa sympathie pour une telle formule. Régulièrement appelé à commenter l’actualité politique belge, Fr. Perin a aussi développé une grande curiosité pour les questions religieuses.”

Paul DELFORGE, dans Encyclopédie du Mouvement wallon,
Parlementaires et ministres de la Wallonie (1974-2009),
t. IV, Namur, Institut Destrée, 2010, p. 483-485


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DEGEY : le château du Beaumont (CHiCC)

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Le château du Beaumont est situé à Sclessin (Liège, BE), au n° 293 de la rue Côte d’Or, à quelque 300 mètres en amont de l’ancien passage à niveau du Val-Benoît et de l’ISSEP. Il se dresse au pied de la colline, dite jadis “le Beaumont“, puis “Côte d’Or“, dans le prolongement de la rue de la Préfecture. La dénomination de cette rue nous rappelle que pendant l’occupation française, le château du Beaumont fut la résidence champêtre du Préfet de l’Ourthe.

A ce sujet, nous lisons dans la Gazette de Liège du 6 août 1803 : “(…) pour capter la confiance des parents au profit de l’Ecole Centrale de la place du XX Août, ce fut en vain que le Préfet même du département de l’Ourthe, DESMOUSSEAUX, daigna recevoir en sa maison de campagne, les professeurs et les élèves couronnés et leur faire les honneurs du dîner préfectoral…” Quant à la dénomination “Côte d’Or”, n’aura-t-elle pas été donnée par le super-Préfet MONGE, né à Beaune, nos vignobles lui rappelant sa Côte d’Or natale ?

Château est peut-être un bien grand mot ! En réalité, il s’agit de ce que l’on appelait au XVIIIe siècle, une “Folie”. Voici ce que nous pouvons lire à son sujet dans le “Patrimoine Monumental de la Belgique”, tome 8/2, page 492 :
“N° 293. Château du Beaumont. 1772. Résidence de plaisance construite par l’architecte J.B. RENOZ pour le Prince-Evêque de Liège, Charles de VELBRUCK, au lieu-dit “Petit-Bourgogne”. Située au fond d’un jardin ouvert à rue par une large entrée encadrée de pilastres, demeure à trois niveaux en briques et calcaire. Les entrées de cave, en arc surbaissé, s’ouvrent dans le haut soubassement de calcaire appareillé en refends. Les deux étages réservés à l’habitation, sont accessibles par un perron en fer à cheval, bordé d’un beau garde-corps en ferronnerie, qui mène à la porte d’entrée, percée au centre de l’avant-corps à trois pans. Façade de cinq travées encadrées chacune d’un chaînage à refends. Baies à linteau droit. Porte cintrée à clé moulurée en console, bordée d’une guirlande de fruits. Etages soulignés par une épaisse corniche. Toiture mansardée à croupettes recouvertes d’ardoises percées de deux lucarnes à fronton triangulaire. Façade arrière semblable, premier étage de plain-pied avec jardin. A l’intérieur, remarquable décoration d’époque.” 

On associe généralement ce château de style néo-classique à François-Charles de VELBRUCK qui fut Prince-Evêque de Liège du 16 janvier 1772 au 30 avril 1784, date de sa mort en son château d’Hex, des suites d’une attaque d’apoplexie. Ce n’est pas seulement la rumeur populaire qui fait de VELBRUCK le propriétaire ! PIRENNE dans ses “Constructions verviétoises du XVème au XXème siècle“, attribue à RENOZ, hors ville, le château du Petit-Bourgogne à Sclessin, ou du moins, les deux pavillons de son parc, commandés par le Prince VELBRUCK. A son tour, Renée DOIZE, dans son livre sur l’architecture civile d’inspiration française à la fin du XVIIe siècle et au XVIIIe siècle, dans la Principauté de Liège, écrit : “C’est pour le Prince VELBRUCK que RENOZ construisit le château de Beaumont près de Liège”.

Plan du château du Beaumont (1840) © CHiCC

S’il est généralement et logiquement admis que cet édifice fut construit par RENOZ, il n’en va pas de même pour admettre que VELBRUCK en fut le propriétaire. (Le château d’OBICHT, à 12 km de Maastricht, le frère jumeau du Beaumont, fut également construit par RENOZ). Quant à sa date de construction, un chronogramme situé sur un édicule proche de l’ancien vide-bouteilles qui dominait le Val-Benoît, donne l’an 1777. D’autre part, suivant l’ancienne propriétaire, dans le salon, derrière une des toiles, figure la date de 1772. Elle fut découverte lors de la restauration des tableaux en 193 7. Dans le même salon, au-dessus de la cheminée, se trouve un portrait de VELBRUCK encastré dans un médaillon ovale. A l’époque, c’était la coutume de placer ainsi le portrait du propriétaire-bâtisseur .

Le créateur officiel de ce domaine, d’après les recherches effectuées par Georges HANSOTTE, Conservateur des Archives de l’Etat à Liège, est Maximilien-Henri-Joseph-Antoine, Baron de GEYER de SCHWEPPENBURG, chanoine tréfoncier de la cathédrale Saint-Lambert. Abbé séculier de Visé, né à Cologne le 2 septembre 1712, il habitait place Saint-Michel à Liège, dans l’actuel hôtel SOER de SOLIERES.

Est-ce l’amour de la campagne ou l’amour du bon petit vin du Beaumont ou toute autre mystérieuse raison qui lui fit construire cette “Folie sclessinoise” ? Bref, le 13 mai 1775, il achetait en ce lieu, au chanoine de Saint-Barthélémy de GOESWIN, “une maison, pressoir, appendices et appartements, jardins, cotillages, prairies arborées, terre, vignobles et broussailles y attenantes, situées à Sclessin en lieu-dit Beaumont, joindant la totalité d’amont à Monsieur RENOZ, architecte maître masson…” (A.E.L. acte du notaire PIRLOT).

Le 6 octobre 1789, Maximilien décède à Liège. C’est son neveu Corneille qui hérite du Beaumont. Le 15 messidor an XII (15.07.1804). Corneille vend le château du BEAUMONT ainsi que l’hôtel de SOER à Jacques-Joseph RICHARD, notaire à Liège qui, pendant la révolution française, fut marchand de vin. Le 16 juin 1880, Richard-Hyacinthe-Vincent-Gilles LAMARCHE, petit-fils de RICHARD, rachète les huit neuvièmes de la propriété du Beaumont, entre-temps louée à la famille HOUBOTTE. C’est Jean HOUBOTTE qui construisit le Pont des Arches en 1860. Le 20 mars 1894, les sept frères et sœurs RENARD rachètent le bien et y transfèrent leur restaurant du “Petit-Bourgogne”. Ce sont Emile, Jules, Laurence, Ernestine, Octavie, Hubertine et Victorine. Prix d’achat : 55.000 Francs.

En 1918, Octavie, la dernière survivante de la famille RENARD, laisse la propriété par testament à deux cousines, Berthe-Laurence Julie BOSSY, épouse Emile BODSON, industriel, rue Renory, 6 à Angleur et Léonie-Valérie BOSSY, rue de Hesbaye, 23, épouse Jules BODSON, pharmacien à Liège. En 1921, les sœurs BOSSY vendent le château aux époux BONHOMME-CLOSSET, négociants en bois. En 1949, les BONHOMME vendent Beaumont aux époux BOSTEM-RANDOUR. Le château est délabré car il a servi de phalanstère aux ouvriers émigrés de la “Lainière de Sclessin”. En 1980, le château devient la propriété de Monsieur et Madame BEAUJEAN-VAN PUT.

Si le château du Beaumont put passer au travers des bombardements de mai 1944 sans trop de dégâts, il n’en fut pas de même du pavillon sis à flanc de colline et dit “Vide-Bouteilles” qui fut totalement détruit. Comme nous aurons pu le constater, aucun acte ne mentionne notre Prince VELBRUCK. Mais nous savons que le Chanoine de GEYER était un ami d’enfance du Prince, étant tous deux originaires de Düsseldorf où VELBRUCK naquit le 11 juin 1710. Le chanoine reçut-il régulièrement son ami au Beaumont ? Le lui loua-t-il ou tout simplement fut-il simplement un prête-nom ?

Selon la rumeur publique, VELBRUCK y aurait pudiquement caché certains aspects de sa vie privée, car notre Prince et philosophe aimait Marie-Christine BOUGET, “Stinette” pour les intimes, l’épouse du Bourgmestre de Liège GRAILET. Nous savons qu’il en eut deux fils naturels, Charles-François-Marie GRAILET, baptisé à Liège le 2 juillet 1762 et François-Charles, ondoyé le 22 mai 1773 à Saint-Adalbert. Le parrain fut VELBRUCK lui-même et la marraine, sa propre nièce, la comtesse d’ ARLBERG de VILENGRE. Le secret fut bien gardé, la rumeur quant à elle, persista.

En consultant la correspondance échangée entre le Prince et DARGET, son Ambassadeur à Paris (Tomes 15, 16 et 17 de l'”Annuaire de l’histoire liégeoise”), nous avons remarqué que la plupart des missives sont datées de Liège. Vingt et une le sont de Seraing (château Cockerill). Huit portent la mention “à la campagne” ou encore “Hex, le…”. Deux enfin, portent la mention “A la campagne, près de Liège” et sont datées des 20 septembre et 5 octobre 1773, comme par hasard, à la période des vendanges ! … Voilà qui pourrait correspondre à notre Beaumont.

Notice sur l’architecte RENOZ gui bâtit le château en 1772.

La famille RENOZ est originaire de Franche-Comté. Les époux Claude RENOZ et Barbe DEWEZ eurent cinq enfants, dont Jacques-Barthélémy, notre architecte. C’est en 1756 qu’il prêta serment et paya son inscription, 40 florins, au bon métier des maçons en qualité de “maître-architecht”. Parmi ses oeuvres, nous relevons :

– Reconstruction de Saint-Jean l’Evangéliste (plan de PIRSON)
– Construction de Saint-André.
– Eglise du Saint-Sacrement.
– L’ancien hôtel de ville de Spa.
– L’Hôtel de ville de Verviers.
– Le Waux-Hall de Spa.
– L’Hôtel de Maître de la Société Littéraire de Liège.
– Les châteaux de Beaumont et d’Obicht …

Ayant eu neuf enfants, ses gains d’architecte ne lui suffisant pas, il se lança dans les affaires, tels le commerce du bois, les transactions immobilières, un service de diligence Liège-Paris, un moulin à papier. Le ménage RENOZ habita rue Sœurs-de-Hasque, puis place des Carmes. Il posséda quelques biens fonciers dont les fermes de Comblain-la-Tour et Rabosée, une maison de campagne à Rivage-en-Pot, deux ou trois maisons à Sclessin, “au pied d’un beau vignoble voisin d’un important chanoine”.

La visite

Comme les visiteurs pourront le constater, l’intérieur du château dans le goût français du XVIIIe siècle, est ravissant et plaisant à regarder.

 

Le hall d’entrée, de forme octogonale, est dallé noir et blanc et possède trois portes dont une cintrée à double battant, donnant sur la salle à manger, encadrée de deux niches avec Apollon et Artémis. Les portes latérales sont surmontées de panneaux en stuc représentant un lion et une lionne et conduisent, l’une à la cage d’escalier, l’autre au petit salon de peintures. Des pilastres cannelés répartissent harmonieusement les espaces.

Le petit salon de peintures est orné de cinq grands panneaux représentant des paysages et trois dessus de portes figurant des putti. Sur la hotte de la cheminée, le portrait du Prince VELBRUCK régnant. Elégante cheminée Louis XVI, en marbre de Saint-Remy. Le fumoir, au décor liégeois très intime. Nous y admirerons, entre autres, des armoires d’angles ainsi que les carreaux manganèse de la cheminée.

La salle à manger, elle aussi de forme octogonale, est la plus vaste pièce de la maison. Sa décoration est de style classique, parfaitement symétrique et agrémentée de pilastres cannelés à chapiteaux corinthiens supportant la corniche. Celle-ci est soulignée de guirlandes et de rubans fleuris. Quant aux demi-lunes, elles présentent des putti sur les nuages. Les stucs seraient de FRANCK, stucateur de RENOZ. La quatrième porte conduit à la cuisine.

La cage d’escalier possède un bel escalier en chêne reposant sur une marche de départ en marbre et dont les balustres au profil Louis XIV sont agrémentés de sculptures Louis XVI. Le palier est stuqué. Les chambres possèdent de belles cheminées d’époque.

Le portait de Velbruck

“(…) Au-dessus d’une cheminée en marbre, dans un cadre de forme ovale très artistement sculpté, est encadré un portrait en buste de VELBRUCK, peint à l’huile sur toile: les avant-bras qui sortent de dessous une mosette d’hermine, sont recouverts des manches en dentelle d’une aube blanche et se terminent par des mains potelées tenant une feuille de papier blanc, sans inscription, dans une pose debout. La main droite porte à l’annulaire une bague. L’habituel ruban rouge, la croix d’or, le rabat noir et blanc, y figurent. Sur l’épaule gauche est accrochée la cappamagna qui enveloppe le bas du portrait.” (Vieux-Liège, Tome XI, p. 495, 1940-1950).

Selon Monsieur BANQUET, ce portrait est cité par FROIDCOURT dans l’iconographie du Prince. Toutefois, il faut se rendre à l’évidence, ce portrait n’est pas à la mesure exacte de la cavité destinée à le recevoir !…

Le buste de Velbruck

“(…) qui trône dans la salle à manger est d’acquisition récente. Signé de DUPONT, c’est un cadeau de Madame BEAUJEAN à son mari. Il faisait partie d’une série de bustes ornant les locaux de l’Université, place du XX Août, à Liège.

L’ancienne orangerie, qui se trouvait côté aval du château, a disparu après les bombardements de mai 1944. Elle avait été transformée en bibliothèque. Entre l’orangerie et le corps de logis, s’étendait une vaste terrasse couverte dont la toiture était soutenue par de jolies colonnes à la grecque. Elle servit de salle de restaurant du “Petit-Bourgogne” à la “Belle Epoque”. Madame BOSTEM fit enlever la toiture pour créer une terrasse. Hélas, le pavement n’ayant pas été prévu pour le plein air, il se détériora rapidement et les eaux d’infiltration mirent à mal les magnifiques caves. A disparu, un magnifique pigeonnier à colombages, ainsi que le “Vide-Bouteilles” écrasé sous les bombes en mai 1944.

Madame BOSTEM adorait son château. Une de ses filles, Madame MASSIN, y résida jusqu’en 1980. On le loua pour des cérémonies de mariage, puis Madame BOSTEM décida de le vendre. Elle eut un entrepreneur comme acquéreur, mais quand elle apprit que celui-ci avait l’intention d’enlever portes, fenêtres, parquets et autres éléments récupérables pour les revendre au propriétaire du château d’OBICHT, Monsieur SZYMKOWIAK, château qu’on reconstruisit après l’incendie de 1954, furieuse, elle rompit les pourparlers. Monsieur et Madame BEAUJEAN qui en étaient eux aussi fort amateurs, en firent l’acquisition en 1980.

Le Vide-Bouteilles

“Le Prince-Évêque avait, avant la fin du XVIIIème siècle fait édifier une champêtre et toute charmante demeure d’été – dessus le Petit Bourgogne bien connu depuis une quinzaine d’années – que nous visiterons ensemble un de ces quatre matins et, à mi-côte, dans la futaie, le complément indispensable, la “Gloriette” ou “Vide-Bouteilles” où l’on allait par les plus chauds après-dîners et les tièdes soirées, prendre le repas du soir ou décacheter quelques vieux pots de bourgogne… C’est une tourelle hexagonale (les côtés ont 3 mètres 90 de long), de briques et de castux, du plein Louis XVI, à deux étages, le premier étage, le principal, étant de plain-pied avec une terrasse supérieure.

Le vide-bouteilles © E. Degey

Vers l’Ouest, vers la ville, une porte donnait accès à cette chambre (diamètre 6 mètres 60), décorée dans les angles de longs pilastres, surmontés de corbeilles pleines de fruits. Les bases de ces pilastres masquent de petites armoires destinées à serrer la vaisselle. Une cheminée de marbre Saint-Remy, remplace le pilastre dans l’encoignure nord et deux très larges et hautes fenêtres à petits carreaux, donnant vue sur la Meuse, la jolie, naguère, les banlieues liégeoises de Fragnée, Fétinne, Rivage-en-Pot et les monts boisés de Kinkempois et Renory. Une troisième fenêtre faisant face à la porte, vers l’Occident, est fermée d’une cloison de planches pour éviter sans doute un trop fort courant d’air, ou bien le grand éclat des rayons solaires, ou mieux encore, l’indiscrétion du personnel gravissant de ce côté l’escalier de service. En effet, un escalier de vingt-sept marches de bois et de briques, faisant communiquer vers l’extérieur par l’arrière, directement avec la terrasse inférieure, sans faire le détour par l’avant, le long du mur de
soutènement du terrain.

La cave ou rez-de-chaussée servait de cuisine ( 6 mètres 10 de diamètre, 3 mètres 50 de haut). On y trouve un foyer à linteau de grès houiller dépourvu actuellement de son inscription et à côté, deux fours, un à pain semi-circulaire, un autre au-dessus, pour les “tartes” probablement ou pour tenir chauds les plats et aussi en dessous, un réduit à bûches (60 x 60, profondeur 1 mètre 25). Une grande fenêtre et une seconde très réduite à cause de l’escalier, l’éclairant. On y entre par une pièce annexe où se trouvent deux loges à vin et un bac de pompe avec robinet versant l’eau d’un réservoir entaillé dans le schiste et qu’une baie aère hygiéniquement. Ah ! combien nos ancêtres réfléchissaient aux moindres détails dans tout ce qu’il construisaient et créaient !

Sur la terrasse qui s’étend au devant, se trouve aussi un appentis en briques (3 mètres 72 de long, 1 mètre 85 de profondeur, 1 mètre 70 à 2 mètres 40 de haut) s’ouvrant également vers l’Est, abritant donc les gens des ardeurs du soleil d’été et des pluies dominantes. L’intérieur était orné de fresques où nous devinons des personnages en habit à la française, des culottes rouges, les tricornes posés sur la perruque plate…

Dans la muraille du fond, existaient deux fenêtres, des créneaux plutôt pour permettre l’occasion de jeter un coup d’oeil sur le beau panorama vers Tilleur et Ougrée. Toute cette muraille était protégée par une couverture d’ardoises. Un petit mur bas, avec dalles de recouvrement et une balustrade en bois à croisillons, dont il reste quelques traces, bordait le terrain.

Les faces Ouest et Sud-Ouest de la “gloriette” étaient également pourvues de leur carapace d’ardoises. Chacune des faces était surmontée d’un petit pourtour triangulaire surbaissé et les six pans de la toiture se réunissaient à une pomme hexagonale, couverte de plomb, surmontée d’une girouette en forme d’aigle ou de corbeau. Or, cette girouette ne tournait pas sur son axe mais entraînait celui-ci qui, à son tour, entraînait une aiguille se mouvant dans le plafond de la pièce principale sur une rose des vents peinte dans un caisson, à six pans toujours. Les seize divisions : nord, midi ou sud, est et ouest, nord-nord ouest, nord-ouest, ouest-nord-ouest, etc., sont indiquées et des soleils marquent en outre l’est et l’ouest. Comme tout cela est bien conçu pour le bien-être, l’agrément, la facilité de chacun !”  (Ch. J. COMHAIRE, extrait du journal “La Meuse”, édition rose du 26 mai 1913).

“J’ai réservé pour la bonne bouche, comme on dit vulgairement, une petite perle épigraphique. Le sujet est quelque peu rabelaisien, mais… honni soit qui mal y pense, la science ne peut avoir de scrupules. Si quelques délicates lectrices craignaient quelques gauloiseries, quelques inconvenances, qu’elles daignent s’arrêter à ce tournant de phrase … Et maintenant que les femmes honnêtes sont sorties, comme disait le prédicateur (personne dans l’auditoire n’avait bougé), nous pouvons commencer.

Je vous ai décrit (“La Meuse”, lundi 26), la “Gloriette” réservée aux agapes estivales de ses hôtes. Or, quand on a beaucoup mangé et beaucoup bu, ma foi , il faut évacuer le résidu … et nos constructeurs construisent des chambrettes étroites, généralement à un unique siège, où le patient peut, à son aise, réfléchir longuement aux nécessités de ce bas monde. Autrefois, l’établissement était relégué dans le coin le plus éloigné du jardin, entouré de buissons et de bosquets que le ramage des oiseaux et les senteurs de lilas, des sureaux et des ifs embaumaient. Aujourd’hui, nos architectes nous flanquent çà au beau milieu d’une grande pièce, où le restant de la famille s’ébat, qui dans la baignoire, qui à la toilette, qui au trapèze de gymnastique. C’est le progrès, quoi ?

Or donc, la jolie “gloriette” du Beaumont possède son annexe obligatoire et personnelle, à quelque distance (32 mètres), à la lisière de la propriété. Le bois est touffu et certes, au temps ancien, il y avait un rideau de boulingrins ou d’ ifs dans la direction du bâtiment principal. Ce qui le prouve -et voyez encore la réflexion qui accompagnait les moindres actes de nos pères- c’est que la porte est placée dans le sens opposé.

C’est une construction en briques, de belles briques cuites au bois, rectangulaires, avec les deux angles arrières recoupés de façon à arrondir le mur à l’ intérieur. A la base, une baie rectangulaire, très allongée horizontalement, servait à vider la fosse. Mentionnons le toit d’ardoises et le lierre archi-vieux couvrant le plus possible.

A l’ intérieur, voici, dans la muraille, à main droite, une petite niche pour déposer le flambeau -si c’est le soir- et le siège de chêne, avec l’arête très pratiquement et très artistement arrondie, ce à quoi ne pensent pas toujours nos modernes et l’ orifice muni à l’avant d’un bec ou gouttière, usage ancien bien utile et sottement disparu. Mais avant que d’entrer dans l’ oratoire, le moribond pouvait, s’il était latiniste, éprouver quelques douces joies en lisant une inscription placée au-dessus de la porte. Une large planche est clouée, en effet sur la muraille, au-dessus de celle-ci, cantonnée de deux petits pilastres Louis XVI, et porte cette délicieuse sentence :

aCCIDit Lib VIt e.e.e.
Ventrls MiseratVs on Vstl
AptUM CaCanDo nobILe strVXIt op Vs.

Si nous nous représentons la disposition des lieux, et du lieu, à mi-côte d’une colline couverte, depuis la base jusqu’à hauteur de la “Gloriette”, d’un vignoble (c’est le terrain de Monsieur BROCK, autrefois Monsieur PHILIPS, horticulteur, avec la vieille demeure du vigneron) et si nous connaissons les propriétés éloquentes du petit cru du pays, nous nous figurons aussitôt la scène : “Il est arrivé”, il a gravi la côte, “et cela”, le raisin, “lui a plu, etc .” Il en a pris beaucoup du raisin, mais gare : “ayant eu pitié, compatissant, au ventre trop chargé, accablé, il ( ou on) a construit ce noble édicule apte, propre à faire …” ce que font les petits enfants.

Et notez que cette inscription, en excellent latin, constitue un distique de deux vers, un hexamètre (les deux premières lignes aboutées) et un pentamètre (la troisième) et notez qu’elle donne deux fois la date 1777 par la disposition et la gravure chronogrammatique des caractères qui la composent. Cela dit, soyez à peu près certains, comme moi, que l’auteur de cette joyeuse et toute littéraire et historique plaisanterie, n’est autre que le Prince-Evêque Charles, des Comtes de VELBRUCK, grand amateur et grand protecteur des arts de notre défunte Principauté. Espérons que l’acquéreur futur de la propriété de Monsieur BOUHAYE conservera l’édicule et son savant distique.” (Ch. J. COMHAIRE, “La Meuse” édition rose du 18 juin 1913).

Emile DEGEY


Brochure éditée par “ALTITUDE 125”, la Commission Historique et Culturelle de Cointe, Sclessin, Fragnée et du Bois d’ Avroy.