INGEVELDT, Victor alias Vico Pagano (1911-1997)

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Victor Ingeveldt est né à Liège en 1913. Saxophone ténor, clarinette, violon. Il fait des études de violon classique au Conservatoire de Liège. Au tout début des années 30, il commence à jouer dans des orchestres de brasserie, en banlieue, puis dans les bars du Pot d’Or à Liège. Il découvre le jazz et l’improvisation et se met au saxophone.

En 1933, il débute comme professionnel à l’Eden (Liège) dans l’orchestre Dalmans. Deux ans plus tard, il part pour Bruxelles et se produit dans les établissements les plus cotés (Saint-Sauveur, etc.). Entretemps, il assimile le style de Chuck Berry, puis celui de Lester Young. En 1939, il entre chez Jean Omer au Boeuf sur le Toit, où il accompagne Coleman Hawkins un peu avant son retour aux U.S.A. Dès cette époque, il est considéré comme un des meilleurs ténors belges.

Pendant la guerre, il travaille dans les principaux big bands bruxellois (Jean Omer, Fud Candrix, Robert De Kers, Eddy de Latte…) ainsi que, occasionnellement, en petite formation avec Vicky Thunus notamment, à Liège et à Bruxelles. Il grave un grand nombre de 78 tours. A la Libération, Victor lngeveldt joue dans l’orchestre Ernst Van’t Hof duquel se dégage bientôt la formation The lnternationals (avec Brinckuyzen, Moralès, De Boeck, etc.), formation qui, pendant quelques années, sera une des meilleures du pays et multipliera les concerts pour les Américains, les tournées et les enregistrements.

Par la suite, étant professionnel, il ne peut plus se consacrer au seul jazz et travaille dans la variété. Pendant les années 50 et 60, il fait partie des “Chakachas“, orchestre de variétés très connu, avec lesquels il fait le tour du monde. Il renoue avec le jazz en 1973 en entrant dans le Big Band de la BRT. A la fin des années 70, il part vivre en Italie où il s’intègre rapidement au milieu jazz local, jouant même, à presque 70 ans avec de jeunes musiciens de jazz-rock. Il revient de temps à autre en Belgique pour un gala avec le BRT Big Band. Il s’est remis à jouer prioritairement du violon.

Jean-Pol SCHROEDER


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés), correction et actualisation par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © discogs.com


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HOUSSA, Gaston (1910-1984)

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Gaston Houssa est né à Liège en 1910 et y décédé en 1984. D’abord violoniste puis chanteur-animateur dans l’orchestre de Lucien Hirsch. Au commencement de la guerre, après le départ de Hirsch, il reprend l’orchestre en mains. Sollicité pour se produire en Allemagne, il monte une nouvelle formation, laissant à Pol Baud l’ex-orchestre Hirsch.

De retour à Liège, il travaille au Mondial avec une petite formation, la plus strictement jazz qu’il ait jamais dirigée ; soutenu notamment par l’excellent guitariste Roger Vrancken, il y apparaît comme un violoniste hot convaincant. Il monte avec Jean Evrard et Lou Dearly le fameux trio vocal Houssa avec lequel il part pour Paris à l’occasion de la semaine du Music-Hall belge en France. Il se produit au Théâtre de l’Etoile et enregistre quelques disques pour la firme Olympia.

Toujours à Paris, il fusionne son propre trio à celui de Bob Jacqmain, formant ainsi les fameuses Voix du Rythme qui graveront quelques faces avec les plus grandes formations belges (Jean Omer, Gene Dersin, etc.). Gaston Houssa travaillera en grande formation de nombreuses années, dans la tradition Hirsch/Ventura (show, sketches…) et apparaît encore à la Taverne du Palace à Bruxelles au début des années 50 avec un répertoire qui n’a plus aucun rapport avec le jazz. Il disparaît ensuite de la scène musicale.

Jean-Pol SCHROEDER


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés), correction et actualisation par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © discogs.com


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CALIGARI, Serge (1909 – 1994)

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Serge Caligari étudie le violon dès son enfance. A douze ans, il se produit déjà en concert et est considéré comme un violoniste de grand talent. Il est remarqué par Stan Brenders qui l’engage dans l’orchestre qu’il dirige au Bois de la Cambre (Bruxelles).

Il se met au saxophone alto et à la clarinette, développe une sonorité veloutée qui va séduire, au début des années 30, Jean Bauer, qui vient de reprendre en mains l’orchestre d’Oscar Thisse et en a fait le Rector’s Club. Caligari remplace Thisse au sein de l’orchestre. Pendant une dizaine d’années, sa trajectoire se confond dès lors avec celle du Rector’s : engagements d’été à la Côte (Blankenberge, Knokke), saisons en Suisse, en Hollande, hiver à l’Eden (Liège), etc.

Il s’initie à l’improvisation aux côtés de Brinckhuyzen notamment et fait profiter l’orchestre de sa culture classique et d’une technique instrumentale sans failles. Pendant la guerre, il reste fidèle au Rector’s. Parallèlement, il joue avec l’accordéoniste Hubert Simplisse et participe à l’enregistrement des disques gravés par celui-ci avec Raoul Faisant et René Thomas. A l’arrivée du jazz moderne, à la fin des années 40, Serge Caligari perd progressivement le contact avec le jazz, comme la majeure partie des musiciens professionnels.

Jean-Pol SCHROEDER


[INFOS QUALITE] statut : maintenance requise | mode d’édition : transcription (droits cédés), correction et actualisation par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © mesmononkes.be


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KOCH , Henri (1903-1969)

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Cet article est la retranscription intégrale de la plaquette éditée par les AMIS d’HENRI KOCH et la petite-fille du violoniste liégeois en 1989 (Martine Koch a également réalisé le dessin figurant en couverture). L’ouvrage ayant disparu des librairies, nous l’avons scanné intégralement : il est désormais téléchargeable dans notre DOCUMENTA.

José Quitin et Martine Koch ont rédigé la notice “KOCH, Henri” dans la Biographie nationale, accessible via le site Connaitre la Wallonie : nous la reproduisons ici. Après quoi, vous trouverez donc la transcription intégrale de la plaquette Henri Koch, l’homme et l’artiste, sauvée des souris de grenier !


Henri Koch
(Liège 10/07/1903, Liège 02/06/1969)

Fils d’un industriel et trompettiste amateur, la carrière musicale de Henri Koch commence très tôt, quand son père le confie à Jean Quitin, violon-solo du Théâtre de Liège [et père de José Quitin, auteur en 1938 d’une étude biographique et critique sur Eugène Ysaye, également disponible dans la documenta]. En 1914, le jeune garçon est admis dans la classe de Marcel Lejeune. S’ensuivent de nombreux premiers prix : de solfège, en 1917, de violon, en 1918, de musique de chambre, en 1920, d’histoire de la musique, en 1921, et d’harmonie, en 1922. En 1923, Henri Koch reçoit la Médaille en vermeil de violon (classe Oscar Dossin). La même année, il part pour Paris, où il joue dans de petits orchestres de cinémas et de brasseries. C’est dans la capitale française que commence sa carrière de virtuose, quand il décroche un engagement à Radiola, petite station émettrice privée de radio.
À partir de 1924, Henri Koch joue dans le Quatuor de Liège, aux côtés de Joseph Beck, Jean Rogister et de Lydia Rogister-Schor. Ensemble, ils se produiront durant quinze ans, en Belgique, en France, aux Pays-Bas, en Suisse, aux États-Unis, en Allemagne, en Pologne et en Autriche. Second violon dans le quatuor à cordes réuni par Marcel Lejeune depuis 1919, il devient premier violon-solo du Théâtre royal de Liège de 1925 à 1938, succédant ainsi à celui qui avait été son premier professeur, Jean Quitin.
Prix Kreisler en 1928, moniteur de la classe de violon d’Oscar Dossin puis de celle de Marcel Lejeune, cofondateur, en 1932, de l’Association pour la Musique de Chambre, Henri Koch dirige également, à partir de 1928, une classe de violon de l’Académie de Musique de Liège, jusqu’à sa nomination de professeur au Conservatoire royal de Liège, en 1932. La Seconde Guerre mondiale interrompt momentanément sa carrière internationale. Professeur à la Chapelle Reine Elisabeth à Bruxelles, de 1939 à 1944, premier violon du Quatuor de la Reine, il fonde le Quatuor municipal de Liège, en 1947.
La carrière de Henri Koch est extrêmement remplie : il est encore le premier violon-solo de l’Orchestre symphonique de Liège, de 1947 à 1969, des Solistes de Liège, soliste des Concerts d’été et du Festival de la ville de Stavelot, directeur de l’Orchestre du Cercle royal des Amateurs.

José QUITIN et Martine KOCH


© Martine Koch | Les amis d’Henri Koch asbl

 

Henri Koch, l’homme et l’artiste

Edité par l’asbl “Les amis d’Henri Koch

Parler de ces choses, chercher à comprendre leur nature, puis l’ayant comprise, essayer lentement, humblement, fidèlement d’exprimer, d’extraire à nouveau de la terre brute ou de ce qu’elle nous fournit – sons, formes, couleurs – qui sont les portes de la prison de l’âme – une image de cette beauté que nous sommes parvenus à comprendre : voilà ce que c’est que l’art.

JAMES JOYCE

A mon grand-père et à toutes les personnes qui gardent en elles son fidèle souvenir.

Martine Koch

Bruxelles, le 22 mai 1989

IN MEMORIAM HENRI KOCH

A l’occasion du vingtième anniversaire de la mort d’Henri Koch, je me devais de rendre un hommage à celui qui anima tant et si longtemps la vie musicale liégeoise.

Dès mon premier contact avec l’Orchestre de Liège, je fus impressionné par la personnalité rayonnante et généreuse de ce remarquable violoniste. Au-delà de la maîtrise incomparable qu’il conférait à son rôle de violon-solo, je fus frappé par l’enthousiasme passionné qu’il communiquait à l’orchestre pour les œuvres du répertoire et les nouveautés musicales.

Nous nouâmes vite des liens de profonde amitié qui devaient nous conduire à une collaboration artistique telle que je ne l’avais jamais connue auparavant dans ma carrière.

Jusqu’aux premières approches de cette longue maladie que, courageusement, il essayait de dominer, Henri Koch ne cessa de m’entretenir de ses préoccupations concernant les activités et l’avenir de l’Orchestre de Liège.

Avec fidélité et reconnaissance, j’honore respectueusement et affectueusement la mémoire de ce grand musicien.

Paul Strauss

C’est au cœur même de la Cité Ardente que naît, le 10 juillet 1903, François-Henri KOCH, dans une petite maison, au 18 de la rue Saint-Jean, à l’ombre du “Royal” et de la Cathédrale.

Ses parents, de condition relativement modeste, travaillent durement. Son père, Henri-Georges KOCH, dont les ascendants sont originaires de Neuwied, est artisan-nickeleur et sa mère, Eléonore-Marie DECHAMP, en bonne liégeoise vigoureuse et énergique, prête main forte à son mari dans l’atelier.

Jusque-là, rien ne laisse prévoir un musicien dans la famille, si ce n’est la passion du papa pour la trompette. Cette passion s’est emparée de lui vers l’âge de vingt ans, peut-être à force de redresser des cuivres! Aussi, dès qu’il a un moment de répit, entre un cadre de vélo et un enjoliveur à réparer, se précipite-t-il vers l’instrument pour faire des gammes et améliorer sa technique. Et il y réussit car, très vite, il est engagé dans les nombreuses brasseries qui ne manquent pas dans le quartier, ainsi qu’au “Royal” quand Aïda est porté à l’affiche, œuvre où il joue les célèbres “trompettes thébaines”. D’ailleurs, quelques jours avant sa mort, il est encore sur scène, à près de septante ans !

C’est donc au son de cet instrument que le petit François-Henri va grandir et partager ses jeux avec sa sœur Constance-Henriette, de quatre ans son aînée, qui sera aussi, tout au long de sa future carrière, sa plus fervente admiratrice. Elle épousera également un violoniste, chef d’orchestre, issu du Conservatoire de Liège, Achille Colwaert.

Pax et Max , c’est ainsi que les deux enfants surnomment affectueusement leurs parents, décident très tôt que leur fils sera musicien et réalisera ce que Henri-Georges n’a pu que partiellement réussir. Comme, selon la tradition familiale, le prénom “Henri” est un porte-bonheur, il fera sa carrière avec ce prénom seul. Reste à choisir l’instrument ! Ce qui n’est pas trop difficile étant donné la popularité dont jouit le violon en ce début de siècle, et qui règne en maître absolu sur la vie musicale liégeoise.

En effet, depuis le début du 19ème siècle, la région liégeoise est le berceau de bon nombre de violonistes virtuoses qui vont former la célèbre Ecole liégeoise du violon : Henri Vieuxtemps, Lambert Massart, Martin Marsick, Eugène Ysaye, César Thomson, Léopold Charlier… pour n’en citer que quelques-uns. De plus, cette popularité entraîne une demande car Liège ne compte plus les établissements qui utilisent des orchestres : brasseries, restaurants, café, cinémas… Le métier de musicien est devenu un “bon métier” qui assure un travail à plein temps.

Ainsi, Henri reçoit pour son huitième anniversaire non un jouet quelconque, mais un petit violon et on le confie à un violoniste voisin, Monsieur Van Missiel, qui va lui en enseigner les bases.

Quelle n’est pas la joie des parents lorsqu’ils se rendent compte qu’il ne peut bientôt plus s’en passer et possède un don réel. De plus, une petite anecdote vient prouver que c’est la bonne voie et fait disparaître à tout jamais les quelques doutes qui auraient pu subsister dans l’esprit du papa Koch quant au bon choix pour l’avenir de son fils.

Le professeur du Conservatoire Royal, Oscar Dossin, venu un jour rechercher le vélo de son fils, en réparation à l’atelier familial, entend jouer Henri et, ne sachant pas que c’est déjà chose décidée, explique avec force arguments qu’il est hors de question de faire de ce petit un nickeleur mais bien un violoniste et qu’il l’acceptera dans sa classe le moment venu.

C’est Jean Quitin (1882-1952), violon-solo au Théâtre Royal, qui se charge de le préparer à l’examen d’entrée du Conservatoire.

Il faut savoir que ce n’est pas, à cette époque, chose aisée que d’entrer dans le “Temple musical”, car il y a beaucoup de prétendants mais peu d’élus, seulement dix ou douze sur une quarantaine de candidats. Aussi, est-ce la liesse familiale lorsque, à onze ans, Henri est accepté dans la classe de Marcel Lejeune, répétiteur de Maître Dossin. C’est la joie mais la tristesse aussi car la première guerre mondiale est déclarée et Henri va faire ses études pendant une période très troublée. Ce qui n’empêche pas cependant une très grande régularité dans ses résultats.

En 1916, il est admis à suivre le cours supérieur de violon dans la classe de Maître Dossin (1857-1949), professeur émérite mais aussi très sévère, avec qui il faut “travailler dur” car, sans un travail sérieux, un don ne peut s’épanouir. De plus, c’est un digne représentant de l’Ecole Liégeoise car il fut élève de Rodolph Massart qui a formé l’illustre Ysaye dans ce même conservatoire.

Bientôt les distinctions se suivent. En 1917, premier prix de solfège, à l’unanimité, dans la classe de Lucien Mawet. En 1918, premier prix de violon, à l’unanimité et avec distinction, dans la classe d’Oscar Dossin.

(…) Je tiens à vous dire nettement tout ce que Je dois à mon bon professeur M. Dossin. C’est la base qui importe dans toute œuvre entreprise. Et la base m’a été fournie par lui, une base solide, durable, définitive. Maitre Dossin est un excellent professeur, un des meilleurs que je connaisse parce qu’il commence par FAIRE AIMER LA MUSIQUE. Je lui serai éternellement reconnaissant de m’avoir fait aimer la musique ; c’est cet amour de la musique qui m’a montré clairement la voie à suivre et qui m’a fait sentir profondément les ressources infinies de l’art violonistique au service d’un tempérament.

(…) Au Conservatoire de Liège, le respect du texte musical est inné. On met sa conscience artistique à interpréter une œuvre, de Beethoven par exemple, comme il l’eut interprétée lui-même. Et, puisque nous parlons de ce géant de la musique, je me souviens, non sans émotion, de certain concerto que M. Dossin nous faisait exécuter. Il nous disait, avant le premier coup d’archet, en nous montrant un buste de Beethoven qui figurait en bonne place dans sa classe: “Attention ! Il vous voit.” Ce “Il vous voit” nous donnait la chair de poule. Il s’agissait de bien faire. Il arrivait cependant, à notre grande honte, que notre brave professeur, mécontent du travail fourni, retourna le buste pour “qu’il ne vit plus“.

(…) L’œuvre n’est pas écrite pour l’instrument mais l’instrument est – et doit être – au service de l’œuvre.

(…) Monsieur Dossin m’avait appris ce que je considère comme un des caractères fondamentaux de l’art : la sincérité…

Interview de Henri Koch par Marcel Lépinois,
Liège-échos, novembre 1928

En 1919, au sortir d’une guerre éprouvante et désirant vivement aider ses parents, Henri, qui a à peine seize ans, enfile ses premiers pantalons longs pour entrer comme second violon au Théâtre Royal. (Voici encore une tradition familiale : son fils, Louis, y entrera comme timbalier à quinze ans, son petit-fils, Philippe, comme violoniste à seize ans, et à chaque fois sans l’autorisation paternelle !) Il tient aussi la partie de second violon dans le Quatuor Lejeune.

A partir de ce moment, il va avoir un emploi du temps assez chargé, et cela jusqu’à la fin de sa vie.

Le “Royal” à Liège (carte postale d’époque)

Le matin, il étudie lorsqu’il ne suit pas les cours du conservatoire, l’après-midi, il joue aux “Variétés” et le soir au “Royal”. Tout cela ne l’empêche nullement de continuer à décrocher les diplômes ! En 1920, premier prix de musique de chambre, à l’unanimité, dans la classe de Jules Robert. En 1922, premier prix d’harmonie, d’emblée, dans la classe de Charles Radoux. A ce sujet, mieux vaut laisser la parole à Henri lui-même :

C’était au début ! J’étais au Conservatoire et j’avais obtenu mon prix de violon. J’étais assez jeune, j’avais quinze ans, et je devais suivre le cours d’harmonie… !
J’avais devant moi une sorte de gros dictionnaire et je devais puiser là-dedans toutes les leçons ; ce qu’on pouvait faire et ne pas faire. Alors, quand j’avais consulté cela pendant une vingtaine de minutes, j’étais absolument parti sur d’autres vues… Ce qui fait que je ne suivais pas, ça n’allait pas, je n’arrivais pas à “encaisser” ces choses…
Vous savez, cela a duré deux ou trois années… Ça n’allait pas, j’étais un mauvais élève !
Et il est arrivé ceci : alors que j’étais au cours de violon, je suis appelé chez le Directeur qui était Sylvain Dupuis. C’était un homme qui adorait son conservatoire et qui l’a mené de main de maître. Il aimait ses élèves. Tous les élèves du conservatoire, il les connaissait. C’était extraordinaire ! Et la preuve qu’il les connaissait bien, c’est que je suis appelé dans son bureau et là, il me laisse, pendant je ne sais combien de temps, “mijoter” devant lui alors qu’il écrivait.
Et puis il me dit : “Mais Koch, que se passe-t-il ? …le cours d’harmonie n’a pas l’air de vous intéresser ?”
Moi, j’étais presque pétrifié. Je ne savais pas ce qu’il fallait faire ! “Pourquoi ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Et il prend le registre des présences et il commence : ”Un, deux…” et il va jusqu’à je ne sais plus quel chiffre mais ça dépassait les normes.
Enfin, il me demande : “Qu’est-ce que vous avez à dire ?” Et ne sachant vraiment plus ce qu’il fallait faire, je lui réponds cette chose absolument banale, qu’un enfant de dix ans peut dire mais pas un garçon de quinze ans : “J’ai été malade !”
En disant cette phrase, je m’étais rendu compte de la bêtise, mais, enfin, rien ne sortait et il fallait absolument lui dire quelque chose !
“Ah, dit-il, tiens ! c’est curieux, ça”. Alors, il prend un autre registre, qui pesait trois, quatre kilos, et il recommence à compter puis me dit : “C’est extraordinaire chez vous, vous êtes toujours malade de dix heures à onze heures, mais jamais de neuf heures à dix heures !”
C’était vrai ! J’allais au cours de violon à neuf heures mais je ne suivais pas le cours d’harmonie à dix heures. Cela ne m’a pas mis à l’aise !
Mais il a su “arranger les choses”, comme on dit.
“Oui, c’est bien ça ! Ça ne va pas ! Eh bien, nous sommes au début de l’année scolaire, fin octobre, et dans quelques mois, vous passerez l’examen en vue du concours. Vous ne savez rien mais cela ne fait rien ! Vous passerez tout de même l’examen et si vous n’êtes pas admis, eh bien, je vous mettrai à la porte du conservatoire non seulement pour l’harmonie mais pour le violon aussi!”
A ce moment-là, vous vous rendez compte dans quelle situation je me trouvais ! Ce fut, comme on dit, un “sale quart d’heure” ! Alors, j’ai commencé à travailler comme j’ai pu. J’ai repris mon traité d’harmonie. J’étais au Théâtre mais, aux entractes, j’y travaillais. J’avais un ami magnifique, Marcel Lejeune, qui était mon aîné. C’était un harmoniste distingué, il était aussi au Théâtre et je lui demandais des conseils. Après le Théâtre, je rentrais chez moi, il était tard, on n’entendait aucun bruit, alors je recommençais à travailler très sérieusement. J’ai vraiment bloqué, j’étais affolé ! Et ce mauvais moment est devenu un moment extraordinaire quand j’ai vu le résultat : j’avais un premier prix !
Si le Directeur n’avait pas fait cela, je n’aurais peut-être jamais travaillé l’harmonie. J’aurais été un musicien, comment dirais-je, “d’école primaire”. Je n’aurais pas fait mes “humanité musicales”. C’est lui qui a permis cela, par sa dureté. Il m’a sauvé et je l’en remercie encore maintenant.

(interview radiophonique – juin 1968)

En 1923, il obtient la “médaille en vermeil” au concours supérieur de violon, récompense suprême qui couronne des études faites de régularité et de travail assidu. Il a tout juste vingt ans ! C’est un des plus beaux jours de sa vie et, pour recevoir dignement cette récompense, lors de la très solennelle remise des prix, il s’offre son premier “veston chic”, déniché par sa sœur dans une petite boutique d’Outremeuse.

Comme il est heureux lorsque, en entrant rue Saint-Jean, il s’aperçoit que tous les voisins sont sur le pas de leur porte pour lui faire l’ovation traditionnelle, selon une vieille coutume liégeoise et lui remettre une lyre faite de lauriers.

La presse commence à s’intéresser à lui. Voici d’ailleurs un témoignage concernant le jeune lauréat.

(…) Si je n’ai aucune sympathie pour le concerto de Glazounov, je ne puis taire cependant les mérites du violoniste qui s’exhiba, de Monsieur Henri Koch, médaille en vermeil de la classe de Monsieur Oscar Dossin. Il mit au service de cette page, aussi peu russe que nullement attachante, l’appoint d’une nature généreuse, d’un archet souple, d’une virtuosité et d’une maturité déjà fort apparentes. J’irai même jusqu’à écrire qu’il y avait de la flamme dans son exécution, une vivacité d’esprit sans convention et toute spontanée qui m’a plu énormément. Somme toute, Mr Koch se pose comme un espoir dans la lignée issue de notre école de violon.

(Journal de Liège – Charles Radoux – 1923)

Dès le départ, l’auteur de cet article dit ne pas aimer l’œuvre mais bien l’interprète. Et c’est bien là une des principales caractéristiques de Henri Koch violoniste. Tout au long de sa carrière, il a toujours ”transcendé” toute œuvre qu’il jouait. Il aurait pu interpréter le “bottin du téléphone”, le public l’aurait écouté avec plaisir de A jusque Z !

Son diplôme en main, la vie professionnelle s’ouvre à lui. Il pourrait continuer tranquillement une carrière déjà toute faite, à son pupitre du “Royal”, mais ce n’est pas ce qu’il ambitionne.

Ce qu’il veut vraiment, c’est élargir encore ses possibilités. Cette soif de connaissances, qui est l’un des traits dominants de son caractère, ne se limite d’ailleurs pas à la musique car, pour lui, tout est source d’enrichissement intellectuel.

Comme la plupart des artistes à cette époque, il n’a pu suivre que le cycle inférieur de l’enseignement général, les études au Conservatoire accaparant tout son temps, ainsi que le désir de travailler très tôt pour aider les siens tout en “faisant du métier”. Aussi, poursuit-il une formation d’autodidacte. Il suffit de détailler un peu sa bibliothèque : s’y côtoient Nietzsche, Dante, Plutarque, Platon, Molière, Verlaine, l‘Encyclopédie d’Histoire universelle, le Dictionnaire de la peinture

Pour se perfectionner, il faut partir à l’étranger. Aimant par-dessus tout sa langue maternelle et ne voulant pas s’éloigner trop de sa chère ville natale et de ses parents, il décide de suivre les pas de Franck, Vieuxtemps, Ysaye et part à la découverte de Paris.

Nous le retrouverons, en septembre 1923, installé dans une petite chambre de la rue des deux gares, dans le 10e arrondissement.

Une fois par semaine, il travaille avec le professeur HAYOT (1862- 1945), fondateur et premier violon d’un quatuor réputé début du siècle, et qui a fait ses études avec le liégeois Lambert Massart au Conservatoire de Paris (professeur de Wieniawsky, Sarasate, Kreisler). Ainsi, reste-t-il dans la tradition “liégeoise’ du violon, tout en étant hors de son pays.

Bien sûr, ces cours ne sont pas gratuits, de plus il doit payer son loyer et se nourrir dans une capitale qui n’a pas la réputation d’être “bon marché”. Il lui faut donc trouver des engagements pour pouvoir vivre décemment.

Heureusement, dans le Paris des Années folles de l’après-guerre, la musique tient une place importante, aussi trouve-t-il assez rapidement de nombreux “cachets” dans les multiples restaurants et brasseries (chez Barbotte, au Sélect… ) ainsi que dans des cinémas où les films, non encore parlants, sont accompagnés “en direct” par quelques musiciens. Il aurait même tenu un petit rôle dans une des productions de l’époque. Sa ressemblance avec Pierre Blanchard y serait-elle pour quelque chose ?

La brasserie, Les deux Pierrots, place Clichy, est le quartier général des musiciens en quête de travail. Les directeurs d’établissements musicaux viennent y faire des appels au micro, qui demandant un trompettiste, qui un violoniste, pour l’emmener jouer, l’heure qui suit, dans leur salle. Pour cela, il faut être doué en lecture à vue. Et Henri l’est de façon exceptionnelle. Ce qui est dû, en partie, à l’excellent enseignement du solfège au Conservatoire de Liège, reconnu dans toute l’Europe des années vingt. C’est justement ce qui va l’y faire remarquer par différents directeurs de radio. (Son fils, Emmanuel, suivant les traces paternelles passera aussi par ce quartier général quelque trente ans plus tard.)

A cette époque. la transmission sans fil en est à ses débuts, et ce sont des débuts fulgurants. Les artiste jouent “en direct” et les programmes sont “chargés”.

On le retrouve alors, plusieurs fois par semaine, dans les programmes de diverses radios de la capitale : Le petit parisien, l’émetteur de la Tour Eiffel, Radiola… , où il interprète tous les morceaux à succès de l’époque : Liebesleid de Kreisler, Légende de Wieniawsky, Berceuse de Fauré, Les clochettes de Paganini… mais aussi les concertos de Vieuxtemps ; la Symphonie espagnole de Lalo…

Le directeur de la radio émettrice Radiola, frère du compositeur Gustave Charpentier (l’auteur de l’opéra Louise) l’engage rapidement comme violon-solo à temps plein. C’est une excellente affaire pour notre ami ! Dans les brasseries et cinémas, il touchait vingt francs de l’heure, à la radio il en touche cinquante ! Radiola le charge également de l’adaptation, pour quintette à cordes, d’une sélection d’airs d’opéras célèbres. C’est bien à ce moment qu’il se rend compte que le sermon de Sylvain Dupuis a porté ses fruits, car son premier prix d’harmonie y est certainement pour quelque chose!

Bien sûr, ce genre de travail le change des études au Conservatoire, mais ne le détourne nullement de son unique but : être un violoniste “classique.”

Pendant plus d’un an, il va donc être “parisien” d’adoption, tout en revenant régulièrement passer quelques heures avec ses parents et respirer “l’air liégeois”. Toute cette activité ne l’empêche pas de consacrer un maximum de temps à l’étude des grandes œuvres du répertoire.

Vous voulez connaître une journée de musicien ? Celles de ma jeunesse musicale étaient guidées par le désir de me parfaire à tout prix, mais il fallait aussi manger son beefsteak à midi. A Paris, je travaillais ferme, j’étudiais tous les jours (un musicien qui laisse d’étudier quotidiennement est un musicien qui s’ankylose) et je me produisais à la radio. Sous plusieurs noms, figurez-vous : Boltini pour la langueur, Emilio Perez pour la chaleur rythmique et, naturellement, sous mon propre nom pour le classique.
Il faut trimer pour arriver à ne plus vivre que de sa qualité de virtuose, trimer pour acquérir cette qualité remise en question chaque jour.
Oui, beau métier, ou belle vocation plutôt. Mais tyrannique comme tout ce qu’on aime, comme tout ce que l’on veut le plus parfait possible.

(interview Germinal – A. Closset – 22.7.1961)

En novembre 1924, le service militaire le rappelle en Belgique. Caserné à Etterbeeck, il fait partie du premier régiment des Guides. Mais s’il est doué pour la musique, il ne l’est pas autant pour la cavalerie ! Les premières manœuvres ne se passent pas trop bien. D’abord, il ne répond pas lorsque l’adjudant fait l’appel et s’époumone au nom de François Koch, son nom “officiel” (on l’a toujours appelé Henri !), ce qui lui vaut quelques corvées supplémentaires. Ensuite, il part désespérément accroché à la crinière d’un cheval qui s’emballe pour revenir à la caserne, plusieurs heures plus tard, à pied et sans cheval ! (celui-ci étant rentré dans son box depuis déjà longtemps!)

Heureusement, le chef de musique Prévost apprend qu’il est violoniste et lui donne la possibilité de terminer ses obligations dans l’orchestre qu’il dirige.

En novembre 1925, ayant rempli son devoir envers la patrie, Henri décide de ne pas retourner à Paris, où il aurait pu faire une brillante carrière, s’y étant déjà fait un nom dans le milieu artistique. Il préfère rester dans sa chère ville natale et retrouve le “Royal” où il succède à son professeur, Jean Quitin, au pupitre de premier violon-solo.

A cette époque, le “Royal” est véritablement un Théâtre lyrique consacré aux opéras, opérettes, ballets, avec une prédilection pour les représentations en langue française. La saison commence vers fin septembre pour s’achever début avril. Les programmes sont conséquents : environ quinze représentations par mois, plus les dimanches en matinée, sans compter les répétitions. Il est vrai que la “sacro-sainte” télévision n’est pas encore née et que le Théâtre représente la “sortie” hebdomadaire pour bon nombre de personnes un tant soit peu mélomanes (les concerts symphoniques n’ont pas encore atteint le succès qu’on leur connaît actuellement). Lors des “matinées populaires”, il n’y a plus un seul strapontin de libre. Ce qui explique le si grand nombre de spectacles différents en un seul mois.

Prenons, par exemple, le mois de janvier 1927 qui verra à l’affiche, ou en préparation : Werther, Coppelia, Hamlet, Tannhaüser, La Favorite, Manon, Paillasse, Madame Butterfly, Les Noces de Figaro, Mignon, Tosca, Faust, Le Barbier de Séville, La Bohème, Carmen !

Henri va donc interpréter tous les grands opéras et opérettes du répertoire pendant plus de treize ans. Mais il ne reste pas toujours dans l’ombre de la fosse d’orchestre et bon nombre des habitués du “Royal” se réjouissent lorsque Thaïs est porté à l’affiche car c’est l’occasion d’entendre la fameuse Méditation dans laquelle il excelle.

(…) Celui qui remporta le plus de succès fut Mr Henri Koch, qui dut recommencer la Méditation. Il la joue avec âme, avec cœur, d’une sonorité riche et d’un archet bien assuré. Aux bravos insistants de l’auditoire, nous ajoutons nos félicitations vivaces. Peu de théâtres ont un soliste aussi distingué que celui-ci.

(Presse – 1928)

Ou dans Paganini, opérette de Franz Lehar.

Le succès de la soirée se partagea entre Mr Hirigaray, qui le méritait bien, et notre concitoyen Henri Koch, qui ne le méritait pas moins. Car le jeune et talentueux Prix Kreisler rendit à ravir les deux soli que la partition impose à Paganini. Henri Koch donna aux deux pièces son merveilleux son, un extraordinaire fini du trait et sa belle sensibilité d’artiste. Aussi, le public le réclamant sur scène, lui fit-il une belle fête.

(P. – La Wallonie – 1929)

Mais il ne se contente pas de l’obscurité de la fosse et mène, parallèlement, une carrière de soliste et de chambriste. Depuis 1925, (il a vingt-deux ans) il fait partie comme premier violon, du Quatuor de Liège.

Première variation : Le Quatuor de Liège

C’est le compositeur et altiste Jean Rogister 1879-1964) qui crée, en 1925, le Quatuor de Liège. En font partie Henri Koch (premier violon), Gaston Radermaecker puis, dès 1926, Joseph Beck (second violon), Jean Rogister (alto) et son épouse Lydie Rogister-Schor (violoncelle). Tous sont issus du Conservatoire de la ville dont ils portent le nom. Très vite, ils vont acquérir un grand renom international et, pendant plus de quinze ans, parcourir la Belgique et les principales villes d’Europe : Paris, Berlin, Vienne, Prague, Varsovie, Londres, Amsterdam, Rome… Tant en concerts qu’à la radio.

Ce succès vient, bien sûr, de la qualité artistique incontestable des membres de cet ensemble, mais aussi d’un travail assidu, sans lequel un artiste ne peut prétendre à l’approche de la perfection. D’autant moins un groupe comprenant quatre personnalités à la fois fortes et “individuelles”, somme toute, quatre “solistes”.

Aussi, pendant plusieurs années, vont-ils répéter à raison de trois ou quatre heures pratiquement tous les jours, afin de réaliser la fusion la plus parfaite possible de leurs individualités, pour ne plus former qu’un seul corps, une seule et même pensée au service d’un seul but : la musique. Et c’est assez rare de trouver quatre solistes émérites qui dominent à ce point leur instinct personnel pour obéir à la seule pensée musicale et devenir “un”.

A en juger par ces quelques extraits de presse de l’époque.

(…) Les qualités qu’on admire chez eux ? Mon Dieu ! Ce sont celles qui sont à la clef des meilleurs groupes de musique de chambre, celles qui, seules, permettent d’y réussir et d’y briller. Justesse individuelle et collective (Oh ! j’applaudis à celle-ci !), homogénéité et fondu de la sonorité qui, par surcroît, s’étale chaude et vibrante ; étude profonde du texte musical, du style, du genre sans que cette analyse engendre jamais la froideur ou la raideur ; juste équilibre des valeurs relatives d’une partie à l’autre ; dialogue aussi clair que judicieusement balancé. En somme, tout ce qu’il faut à la musique pour sortir ses effets et émaner son plein charme. Et en plus, de la sensibilité, de l’émotion, de l’enthousiasme, de l’amour et du respect.

(Ch. Radoux – Mai 1928)

(…) Le “Quatuor de Liège”, fondé par le compositeur Jean Rogister, donnait, sur l’invitation de Sa Majesté la Reine des Belges, une séance de musique de chambre au palais Royal de Laeken. Séance entièrement consacrée aux œuvres de Jean Rogister. Après chaque exécution, la Reine félicitait chaleureusement le compositeur. Le Maître Eugène Ysaye, présent à la séance, fit remarquer la grande personnalité de ces œuvres et des effets tout à fait nouveaux que le compositeur parvenait à tirer des instruments, ainsi que la haute valeur du groupe.

(Le Soir – Bruxelles)

Le quatuor de Liège atteint une parfaite homogénéité. L’ensemble est précis et fin, les nuances admirablement rendues. Un profond respect pour l’œuvre, une foi véritable, animent chacun des exécutants et les empêchent de s’isoler orgueilleusement comme il arrive parfois…

(Woollett – Journal du Havre – 1.1.1928)

Le quatuor de Liège est parmi les meilleurs, les plus homogènes, les plus compréhensifs. Et notre reconnaissance est celle d’un auditeur ravi par la magnifique discipline, l’unité de conception, le style, la précision, la souplesse et la délicatesse avec lesquels Mrs H. Koch, J. Beck, J. Rogister et Mme Rogister-Schor savent communiquer à leurs semblables leurs émotions musicales, leur enthousiasme et leur mélancolie. Rares sont les quartettistes qui possèdent au même titre la science du plan et de la répartition du discours entre les diverses parties, ceux qui jouent non seulement en surface, mais en profondeur et ceux enfin pour qui la musique n’est pas seulement l’art de combiner les sons mais aussi celui d’exprimer ses plus hautes et ses plus chères aspirations.

(Demblon)

Leur répertoire est considérable et très varié, reprenant toutes les grandes époques, mais aussi tourné vers les œuvres de l’avenir. Citons, au hasard, l’intégrale des quatuors de Haydn, Mozart et Beethoven, ceux de Schumann, Grieg, Borodine, Glazounov, Tchaïkovski, Hugo Wolff, Hindemith, Reger, Debussy, Ravel…

Sans oublier les compositeurs belges qui, bien sûr, sont au premier plan : César Franck, Joseph Jongen, François Rasse, Lucien Mawet et, bien entendu, Jean Rogister.

Il faut noter aussi que le Quatuor de Liège sera le créateur, soit à Liège, soit à l’étranger de Novelettes de Glazounov, de quatuors de Guy Ropartz et de Béla Bartok, Deux sérénades de Joseph Jongen, Deux esquisses de E. Goossens, Fantaisie de R.O Morris et d’œuvres de Ethel Smyth, Arnold Bax, V. Rieti…

L’on ne peut passer sous silence les trois tournées qu’ils effectuent aux Etats-Unis d’Amérique en 1930 (du 21 janvier au 18 mars), en 1932 (du 16 janvier au 22 mars) et en 1933 (du 4 février au 21 mars).

Actuellement, tous les grands artistes parcourent le globe terrestre en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, se produisant dans les cinq continents en une même quinzaine. Mais dans les années trente, le Concorde n’est pas encore né et Lindbergh vient à peine de traverser l’Atlantique.

Pour atteindre le “Nouveau Monde”, il faut naviguer et la traversée dure, en moyenne, entre huit et douze jours, selon les conditions atmosphériques. De plus, ils font ces tournées en plein hiver ! Les voyages ne sont pas une partie de plaisir, loin s’en faut, entre des vagues de plusieurs mètres et sur un bateau qui, comme dit Henri, “danse le swing” sans arrêt.

Et lorsqu’ils mettent pied à terre, cela ne fait que commencer ! Il faut parcourir des distances énormes, en train de nuit ou en car, avec un concert pratiquement chaque jour, dans des villes différentes, éloignées parfois de plusieurs centaines de kilomètres les unes des autres.

Ils vont donc “visiter”, si l’on peut dire, plusieurs grands centres dans différents états : New-York, Des Moines (Iowa), Urbana, Lac Michigan, Culver, Chicago, Washington (notamment en la présence de Madame Hoover, épouse du président des Etats-Unis), Philadelphie, Virginia, Albyon, Lexington (Kentucky), Tiffin (Ohio), Jacksonville, Tarkio, Minneapolis, Aberdeen (South Dakota), l’Université de Yale…

Ils y interprètent les grands quatuors du répertoire ainsi que des œuvres de César Franck, Joseph Jongen et Jean Rogister.

La presse liégeoise donne régulièrement des nouvelles des “enfants du pays” partis au-delà des mers. Voici, prise sur le vif, l’impression que garde Henri, à peine rentré dans sa chère ville natale, après l’un de ces périples.

– (…) Vous êtes content du voyage?
– Enchanté. La presse liégeoise a déjà dit l’accueil flatteur qui nous a été fait dans le nouveau monde. Partout où nous avons passé, les personnalités indigènes ont bien voulu reconnaître une certaine valeur à l’école liégeoise dont nous sommes – tous quatre – si justement fiers.
– Foin de modestie, nous avons eu des échos du succès triomphal que vous avez remporté là-bas. Madame Hoover, elle-même, n’a-t-elle pas voulu vous entendre ? N’avez-vous pas été ovationnés partout où vous êtes passés ?
– Nous avons visité une quinzaine de villes ; partout l’accueil a été favorable.
– Quel est le trait qui vous a le plus frappé, au cours de vos randonnées?
– La ferveur de certain public américain pour César Franck. Lors d’un concert d’art belge, nous avions annoncé les œuvres de plusieurs compositeurs de nos compatriotes. Quelques heures avant la soirée, nous reçûmes une délégation du comité qui nous patronnait et qui nous faisait part du désir du public d’entendre, notamment, toute la Sonate pour violon de César Franck, comportant 4 parties. Noblesse oblige. Il nous fallut interpréter l’œuvre du grand Maître… En bis, car le public connaisseur devant qui nous jouions s’enthousiasma et nous dûmes rendre la 4ème partie de la sonate.

(P.A. La Wallonie)

(Il interpréta cette sonate en compagnie d’un pianiste américain)

A présent, quelques critiques des grands journaux américains.

(…) Le quatuor de Liège fut très apprécié ici. Les belges sont reçus cordialement à leur premier concert. Individuellement, les membres du Quatuor de Liège sont d’excellents artistes. Comme quatuor, ils composent un ensemble dont l’homogénéité, l’équilibre sonore, le bon goût musical sont rarement atteints.

(New-York Times)

(…) Les critiques de personnalités musicales considérables sont des plus élogieuses. Le Directeur du Conservatoire dit : Le Quatuor de Liège est un des meilleurs que j’aie jamais entendu. L’exécution de Beethoven et Schumann était de beaucoup supérieure aux auditions de ces mêmes œuvres par les meilleurs quatuors du monde. L’audition du groupe liégeois fut l’événement le plus important, dans notre conservatoire de musique, depuis les cinq dernières années, déclare le critique musical, professeur de psychologie RUCKMIC. Le directeur des Beaux-Arts dit : chacun du Quatuor de Liège est un réel artiste. Leur concert m’a impressionné plus que n’importe quel concert entendu depuis plusieurs années.

(Daily lowan – lowan City)

(…) La salle était comble. On remarquait la présence de Mrs Herbert Hoover et du Prince de Ligne, Ambassadeur de Belgique, et d’autres notabilités. Le programme était composé d’œuvres d’auteurs belges : Franck, J. Jongen, Fr. Rasse, J. Rogister. Le Quatuor de Liège montre un sens de coordination extraordinaire. Leurs interprétations sont sympathiques, autoritaires et sincèrement artistiques à tous points de vue. Ce groupe exemplifie les meilleures traditions du jeu du quatuor.

(Evening Star – Washington)

Il y aurait beaucoup d’anecdotes, amusantes ou moins agréables à raconter. La voiture de location bloquée dans une tempête de neige en rase campagne, les bagages qui ne suivent pas, l’alto qui disparaît, les démêlés avec un imprésario peu scrupuleux… En tout cas, le quatuor garde son optimisme en toutes circonstances !

Quant à Henri, le souvenir qui l’amusait le plus concerne la première tournée. Ayant besoin de chaussures vernies pour les concerts, il s’empresse d’en acheter une paire le jour même du départ. Il les étrenne au premier concert outre-Atlantique. Et quel n’est pas son étonnement, lorsqu’il salue le public, de se découvrir de si grands pieds ! Mais, rapidement accaparé par les spectateurs, il n’y pense plus jusqu’au concert suivant. Ce n’est qu’après quelques jours qu’il en découvre la raison. Toujours très distrait et extrêmement pressé lorsqu’il s’agit de questions “bassement” domestiques ou matérielles, il a essayé ces “vernis” sans ôter le rembourrage habituellement mis dans les pointes ! Résultat : trois pointures en trop !

Bien sûr, ces tournées sont autant de découvertes mais c’est toujours une immense joie pour lui de retrouver sa famille et sa patrie, comme en témoignent ces quelques mots, inscrits à la hâte dans son carnet de notes, le jour du retour de la troisième tournée :

Vive la Belgique ! Vive les Wallons !
Anvers, ça va mieux !
Bruxelles, ça va encore mieux !
Liège : fini ! Ouf !!!

Après 1933, la dégradation de la situation politique et économique interrompt cette série de tournées outre-Atlantique. Ce qui va permettre au public européen de mieux profiter encore de ce groupe de grande valeur. Et ce, jusqu’à la seconde guerre mondiale.

Après 1945, le Quatuor de Liège ne se reformera pas, chacun ayant de nouvelles activités et l’âme du groupe, Jean Rogister, se consacrant totalement à la composition.

© Polydor

Il est dommage que le disque, en cette première moitié du siècle, n’en soit encore qu’à ses balbutiements car quelle formidable discothèque aurions-nous pu constituer avec de tels interprètes ! En fait, il n’existe qu’un seul disque du Quatuor de Liège : le Quatuor inachevé de Guillaume Lekeu (Ch. Van Lancker au piano, Henri Koch, Jean et Lydie Rogister), enregistré pour la firme Polydor à Paris, le 3 février 1933, la veille du départ pour la troisième tournée aux Etats-Unis.

Il faut souligner aussi que ce groupe est à l’origine de l’A.M.C (Association pour l’étude de la musique de chambre), créée en 1933, en collaboration avec Charles Van Lancker, claveciniste-pianiste et Claudine Boons, cantatrice. Association qui a pour but de faire découvrir tout un répertoire de musique ancienne, notamment sur des instruments d’époque, et moderne.

Après un arrêt pendant la seconde guerre, ce groupe se disloquera en 1947, suite à la disparition de certains de ses membres.

***

Revenons à Henri, au sortir du service militaire en 1925. Nous le savons déjà violon-solo au théâtre Royal et premier violon 25 du Quatuor de Liège, mais il ne se limite pas à ces deux activités qui constituent déjà, à elles seules, une carrière bien remplie.

Non seulement il enseigne au Conservatoire, où il est moniteur de la classe de Marcel Lejeune, puis dès 1928, à l’Académie de Liège dirigée par Jean Quitin, mais il entame aussi une brillante carrière de soliste en donnant de nombreux récitals tant en Belgique qu’à l’étranger. Toujours à l’affût de nouvelles connaissances, il suit aussi des cours de contrepoint et fugue.

Cependant, une grande date approche, qui couronnera son talent de virtuose : le Prix Kreisler. Ce concours, institué par la fondation de l’œuvre des artistes à la suite du récital offert gracieusement à la Ville de Liège par le Maître Fritz Kreisler en octobre 1927, est réservé aux violonistes, belges ou étrangers, ayant terminé leurs études en Belgique et se destinant à la carrière de virtuose.

C’est le 15 novembre 1928, dans la salle du Conservatoire de Liège, que se dispute cette épreuve qui promet au vainqueur, outre un gain substantiel, la reconnaissance par tout le milieu musical. Deux séances vont opposer neuf concurrents de différentes nationalités, dont deux liégeois, Maurice Raskin et Henri Koch, dans un répertoire assez conséquent.

Comme il fallait s’y attendre, le soir, la salle du Conservatoire était littéralement envahie. Des fauteuils au paradis, pas une place de libre. Et le public était là, vibrant, sensible comme un thermomètre, marquant tous les degrés de l’enthousiasme. Dès l’après-midi, M.M. Maurice Raskin et Henri Koch (deux liégeois et tous deux élèves de M. Oscar Dossin) parurent en excellente posture. Monsieur Maurice Raskin est réellement un jeune maître. Il a le charme et l’élégance d’un futur Thibaut. Compréhension, pureté de style, beauté du son, justesse, aisance, tout appartient à ce brillant instrumentiste. M. Henri Koch est également un très beau violoniste. De conscience admirable, il met au point avec une impeccable précision. Il est élégant dans son jeu, vivant, coloré, distingué. Bref, c’est, lui aussi, un violoniste rare. Devant ces deux sujets exceptionnels et supérieurs à tous leurs 26 compétiteurs, le jury ne pouvait prendre qu’une seule attitude logique : il partagea le Prix Kreisler qui, décerné pour la première fois, revient à deux élèves formés par le Conservatoire de Liège. Voilà, je l’espère, de quoi convaincre encore une fois de la nette supériorité de notre école sur toutes celles du royaume. De tels faits parlent avec une suffisante éloquence et Liège qui, politiquement, n’est pas capitale, l’est assurément dans le royaume de la musique. Ah ! quel accueil à la nouvelle du résultat, quel enthousiasme et quelle frénésie !

(lnterim – L’ express 17.11.1928)

Ce prix est commenté dans toute la province et la fierté, la solidarité des liégeois lors de la réussite de l’un des leurs, se manifeste de façon toute sympathique lorsque Henri retrouve son pupitre de violon-solo au Théâtre Royal.

Au Royal – Thaïs – une manifestation en l’honneur de M. H Koch, violon-solo, lauréat du Prix Kreisler. Devant une salle particulièrement bien garnie, Mr Dorsers monte au pupitre et l’orchestre entame le Valeureux Liégeois que l’on écoute debout. Apparaissent devant le rideau, Mr Gaillard et Mr Koch, violon-solo, un des lauréat de prix Kreisler qui est l’objet d’une longue ovation. Mr Gaillard qui, dit-il, n’est pas un orateur, trouve pourtant les mots qu’il faut pour exprimer au jeune virtuose toute la fierté, tout le bonheur causé à ses amis de l’orchestre, à leur chef et à tout le public liégeois, par le brillant succès qu’il vient de partager avec un autre de nos concitoyens, le jeune Maurice Raskin. Celui-ci a, malheureusement, été rappelé à Paris, sans quoi il serait, ce soir, à côté de son ami. Mr Gaillard souligne ce magnifique succès de l’école de violon liégeoise et y associe de tout cœur le professeur des deux lauréats: le Maître Oscar Dossin. Celui-ci, qui est dans la salle, est longuement ovationné. Puis, Mr Lemal, au nom de l’orchestre, remet à son collègue un magnifique étui à violon, et tandis que l’orchestre joue l’Où peut-on être mieux de Grétry, gerbes et cadeaux s’amènent devant le rideau, les applaudissements crépitent et une véritable pluie de fleurs tombe des étages supérieurs. Accolades, puis Mr. H. Koch répond par quelques mots venus du cœur, tandis que l’orchestre joue la Brabançonne. Manifestation spontanée, cordiale et d’autant plus émouvante.

(Edouard Lambert – L’Express – Liège 24.11.1928)

Mais le mieux n’est-il pas d’entendre le lauréat lui-même ?

…Ah! Ce fut, comme on dit chez nous, “toute une affaire” ! Parce que j’avais déjà joué pas mal, n’est-ce pas. Je faisais aussi du quatuor, j’étais… quand même… enfin… un peu connu, voyez-vous.
Mes partenaires, mes aînés me disaient :
– Attention! Tu vas concourir là, je ne sais pas s’il faut le faire… Parce que si tu ne l’obtiens pas, ça paraîtra un camouflet.
– Il y avait déjà une réputation à défendre !
H. Koch : Eh bien ! …Ils disaient cela. Alors, je répondais : “Mais je ne suis pas de cet avis. Ce qui veut dire que j’ai encore l’occasion de le faire (la limite d’âge me permettait de le faire seulement une fois) et ça, je veux le tenter, quoi qu’il arrive. Et voilà, cela s’est bien passé, j’ai pu l’obtenir en compagnie de mon ami Raskin. Nous avons passé une journée mémorable. Parce que c’était très difficile, vous comprenez… On passait, on re-passait, on re-re passait… Et nous sommes restés à deux, devant cette salle du Conservatoire qui était comble et, déjà à cette époque-là, il y avait les supporters de Raskin, de Koch, qui “discutaient le coup”. Et ça s’est terminé d’une curieuse manière. Nous attendions les résultats ou alors de devoir refaire une autre prestation. Et je me souviens très bien, dans le couloir, on discutait, avec Maurice :
– Tu sais, moi, je ne joue plus. C’est une chose terminée. Je ne veux plus jouer. Je suis à bout. Est-ce que c’est entendu?
– Ah, je dis, oui, d’accord ! Nous ne jouons plus. Et nous avons eu cette chance, n’est ce pas, de partager ce prix ! Ça, c’était magnifique. Ça c’était un beau jour ! J’étais heureux quand j’ai retrouvé mes partenaires. Ils m’ont dit “Alors, tu as réussi !” C’était un quitte ou double. Après, nous avons joué souvent ensemble. Nous jouions un concert “à deux”. Et là, restaient les supporters de Raskin, comme il y en avait de Koch ! C’était toute une histoire! Mais il y en avait deux qui s’entendaient admirablement. C’étaient les deux lauréats. C’était très amusant. Ça, c’était un bon moment.

(Interview radiophonique – Juin 1968)

Bien sûr, dans la salle, il devait y avoir une spectatrice un peu plus anxieuse que les autres, Mademoiselle Emma Antoine. Eh oui ! Malgré un emploi du temps des plus chargés, notre ami avait tout de même trouvé un instant pour découvrir la future compagne de sa vie. Ils sont fiancés depuis quelques mois. Elle aussi est musicienne, étudie le piano et fait partie des chœurs du Conservatoire.

Pourtant, leur première rencontre, lors des festivités du centenaire du Conservatoire en 1926, ne s’était pas trop bien passée. Emma chantait dans les chœurs et Henri faisait partie de l’orchestre. De son séjour à Paris, il avait conservé un léger accent de “titi”, d’où la réflexion de notre Emma, bien wallonne : “Mais pour qui se prend-t-il, lui, qui “fransquignole” sans arrêt ?

Heureusement, cette première impression s’efface immédiatement pour laisser place à un amour profond et indestructible. Ils se marient le 8 août 1929 et cette union, faite aussi de complicité, d’estime et de tendresse durera près de quarante années.

Emma n’est pas seulement une épouse attentive, elle est aussi une précieuse collaboratrice, participant activement à la passion dévorante de son mari : la musique. Le “grillon du foyer” se transforme fréquemment en accompagnatrice intrépide lorsqu’il travaille les grands concertos du répertoire : Beethoven, Brahms, Mendelssohn, Saint-Saëns…

Il faut ajouter ici une petite anecdote qui vient entériner sans conteste la “triple” union qui a lieu en cet été 1929. Triple, car en épousant Henri Koch, Emma épouse également la muse Euterpe. Il suffit pour s’en convaincre, de jeter un coup d’œil sur l’agenda de notre soliste, à cette date du 8 août 29 :

– Mariage
– Programme : souvenir de Moscou, Clochettes de Paganini, Rondo capriccioso, Havanaise, Arioso de Bach, Tambourin chinois

A la fois un programme de concert et un événement privé inoubliable. Effectivement, le voyage de noces des nouveaux époux est assez particulier. Juste après le repas familial traditionnel, les deux tourtereaux s’en vont, seuls au monde, les yeux dans les yeux, le violon sous le bras, mais suivis de près par les soixante chanteurs de la chorale Les Valeureux Liégeois!

Leur voyage de noces est aussi un tournée en Suisse où Henri va participer, en collaboration avec cette chorale, à de nombreux concerts. Ils vont ainsi visiter, tout en travaillant, plusieurs grandes villes : Zürich, Lausanne, Berne, Montreux, Evian, Genève… Ce voyage-tournée, ils le feront à plusieurs reprises dans les années à venir car tous deux adorent la Suisse et, en particulier, les longues promenades au grand air.

Henri admire profondément la nature et se révolte à chaque fois qu’elle est menacée. D’ailleurs, il interdit que l’on coupe une fleur de son jardin. Il aime aussi les animaux et leur future demeure de la rue Bassenge sera toujours un abri sûr pour toute la gent animale. Que ce soit Duc, le fidèle berger allemand, le lapin apprivoisé qui adore le chocolat ou Jules, le mainate qui l’accompagne avec ferveur lorsqu’il étudie. Jusqu’à la petite araignée descendant le long de son fil quand il travaille sur la terrasse.

Comme on peut le constater, le mariage n’est pas pour lui une façon de se “ranger”, d’avoir une vie plus calme, mais tout l’opposé. Ses activités s’enchaînent à la vitesse de l’éclair. Certes non par ambition, mais tout simplement par besoin vital. Besoin vital de servir la musique, de “respirer” à travers le violon.

Lorsqu’il n’est pas en tournée avec le Quatuor de Liège, le matin est réservé aux répétitions de nouveaux programmes, l’après-midi ce sont les cours qu’il donne à l’Académie de musique et le soir, le Théâtre Royal. Et si la saison théâtrale est terminée ou s’il y a relâche, ce sont les récitals en Belgique ou à l’étrange

Evidemment, de nombreux moments sont réservés à son foyer mais si, par hasard, il a quelques jours de vacances, le violon est toujours du voyage. La musique fait partie intégrante de la famille et, parfois, domine même certains événements heureux ou malheureux, alors que toute autre profession serait mise de côté.

Il n’en est pour preuve que ces deux exemples : Le jour, tant attendu, de la naissance de son premier fils, Henri-Emmanuel, le 4 juin 1930, il a à peine le temps d’embrasser son épouse avant d’entrer sur scène pour un récital. Gageons que, ce jour-là, il jouait non seulement pour le public mais aussi, et surtout, pour un nouveau venu qui serait, lui aussi, vite contaminé par le virus violonistique !

De même, et là dans des circonstances très pénibles, interprétera-t-il le concerto de Beethoven, en direct à l’I.N.R (la radio nationale) le 7 février 1947, quelques heures seulement après la mort de son père.

D’aucuns pourraient trouver cela inhumain, mais c’est tout le contraire. La musique s’adresse avant tout à l’âge. Et quel plus grand témoignage d’amour que, dans ces moments de grande joie ou de douleur, surpasser ses sentiments et jouer mieux encore, tout particulièrement pour un être qui arrive ou qui nous quitte.

Ainsi, en ce début des années trente, la maison s’emplit de gazouillements d’enfants sur fond de Beethoven Mais nous arrivons à un nouvel événement important dans sa carrière : le 10 juillet 1932, le jour même de ses vingt-neuf ans, il est nommé professeur de violon au Conservatoire Royal de Musique de Liège. Ce qui ne veut pas dire qu’il se sent arrivé ‘au sommet’, bien loin de là. En témoigne ce brouillon de lettre adressée à un virtuose de l’époque, alors qu’il a trente ans et pourrait s’estimer artiste accompli.

(…) Comment vous dire toute mon admiration pour le grand artiste que vous êtes ? Vous que je considère comme le premier Maître belge, depuis que notre père Ysaye n’est plus ! Vous, qui m’avez donné le grand honneur d’assister à l’exécution admirable de la sonate de J. Jongen, que vous avez joué en compagnie de Maître Scharrès à L’I.N.R., il y a quelques jours. Parler de virtuosité serait ridicule, vous êtes au-dessus de toute cette matière ! Mais votre interprétation magistrale m’a laissé confondu ! Au point, qu’à l’heure actuelle, en écrivant ces lignes, j’entends encore cette sonorité suave, vibrante, quoi… idéale. Que faut-il admirer ? La technique parfaite de cette main gauche qui semble se jouer de toutes les difficultés ? Cet archet magique courant sur la corde avec une aisance qui déconcerte ? Quelle bonne leçon vous m’avez donnée ! Aussi je me permets de vous rappeler la promesse que vous avez bien voulu me faire, m’autorisant à recueillir vos conseils, quand le temps me permettra de travailler de plus près mon violon, de façon à ce que vous ne soyez pas trop désillusionné…

(brouillon de lettre à un destinataire inconnu)

Deuxième variation : Henri Koch pédagogue

La carrière professorale de Henri Koch ne débute pas en 1932. Déjà, avant son séjour à Paris, son professeur, Maître Oscar Dossin, le choisit comme répétiteur de s classe, où il s’occupe des débutants. Il est alors, à la fois, professeur et élève (il suit les cours d’harmonie et prépare son diplôme supérieur de violon) au sein du même établissement. Ensuite, après son service militaire, il devient moniteur de la classe de Marcel Lejeune et, dès 1928, titulaire du cours supérieur de violon à l’Académie de Musique de Jean Quitin.

Il n’est donc pas novice en la matière lors de sa nomination au Conservatoire Royal où il succède à Léopold Charlier, atteint par la limite d’âge. Dans la chronologie des professeurs de violon de l’établissement, établie par José Quitin, il portera le numéro dix-neuf.

Il faut noter que cette carrière professorale débute à une période peu propice. L’euphorie de l’après-guerre s’est éteinte et la crise de 1928-1929 a provoqué une instabilité tant politique qu’économique. Le Conservatoire est moins fréquenté car la profession de musicien n’est plus ce qu’elle était. C’est devenu un métier “à risques”. Non seulement les débuts de la radio, du disque, du cinéma parlant, mais aussi les nombreuses taxes nouvelles, portent un coup fatal aux orchestres de brasseries et à toute la vie musicale liégeoise. De plus, les restrictions dans les différents pays ferment les frontières et ne permettent plus aux musiciens belges de s’expatrier dans les orchestres étrangers. La seconde guerre mondiale et ses conséquences vont encore diminuer les possibilités d’avenir.

Comme on peut le constater, les circonstances extérieures ne sont pas très favorables à l’éclosion de nombreux talents mais cela n’empêchera pas le jeune professeur de former toute une série de futurs solistes. Et cela pendant trente-six ans et sous trois directeurs successifs : François Rasse (1873-1955) de 1932 à 1938, Fernand Quinet (1898-1971) de 1938 à 1963 et Sylvain Vouillemin (1910) de 1963 à 1968, date à laquelle Henri quitte l’enseignement.

Si l’on prend en compte les années passées comme répétiteur, cela fait presque un demi-siècle d’enseignement. Un bail ! direz-vous. Peut-être ! Mais pas un bagne en tous cas, car Henri adore ses élèves et c’est un plaisir pour lui d’essayer de transmettre son savoir aux plus jeunes.

En 36 ans de professorat, outre les nombreux premiers prix, dont Boris Cotlearov (qu’il retrouvera à Londres après la guerre), Maria Mascetti (qui sera son fidèle chargé de cours tout au long de sa carrière au Conservatoire de Liège), Elisabeth Hendricks, Mathieu Levaux, Yvonne Delclisar, Elie Poslawsky (futur chef d’orchestre), Alfred Abras, Juliette Weydts, Micheline Rassart, Robert Pirau, André Havelange, Jules Conings, Talebzadeh Abolgassem… il va former quatorze diplômes supérieurs :

      • En 1937 :
        – Hubert Devillers, violoniste du Théâtre Royal, professeur, second violon-solo au Stedelykorkester de Maastricht ;
        – Lucien Fagard, chargé de cours au Conservatoire de Liège, violon-solo à la Monnaie ;
        – Marcelle Labeye, professeur au Congo belge.
      • En 1942 :
        – Fernand Paris, déporté pendant la guerre et mort dans un bombardement en Allemagne ;
        – Marcel Debot, prix Vieuxtemps, Prix François Prume, professeur à Ankara puis au Conservatoire Royal de Bruxelles, lauréat du concours reine Elisabeth en 1955.
      • En 1951 :
        – Henri-Emmanuel Koch, prix Vieuxtemps, lauréat du concours international de Munich, premier Konzertmeister du Limburg Sinfonie Orkest, Maastricht – Pays-Bas, professeur au Conservatoire Royal de Liège ;
        – Paul Lambert, alto-solo du Limburg Sinfonie Orkest, Maastricht – Pays-Bas, professeur au Conservatoire de Verviers, lauréat du concours de Genève professeur au Stedelijkconservatorium (Maastricht).
      • En 1954 :
        – Lucette Piron, violoniste à l’Orchestre de Liège, compositeur.
      • En 1956 :
        – Nadine Vossen, professeur au Conservatoire de Verviers ;
        – Jules Higny, professeur à Ankara puis à Namur.
      • En 1958 :
        – Charles Jongen, Prix Vieuxtemps, professeur au Conservatoire Royal de musique de Liège ;
        – Johanna Milder, professeur aux Pays-Bas.
      • En 1960 :
        – Paul Mouton, professeur.
      • En 1968 :
        – Richard Assayas, qui fit carrière aux Etats-Unis.

Henri aime ses élèves, doués ou moins doués, comme ses propres enfants et tout qui est passé, si peu de temps que ce soit, par sa classe en garde un souvenir que rien ne peut effacer. Loin d’être un professeur “passif”, qui laisse jouer l’élève puis donne son avis, il estime que le meilleur moyen de faire comprendre quelque chose en matière musicale, c’est de le montrer. Il n’existe pas de méthode “magique” pour apprendre la pratique d’un instrument. Rien de tel que l’exemple. Même les exercices les plus simples ou les plus rébarbatifs, Henri Koch ne dédaigne pas les faire avec ses élèves les moins avancés. Ou alors, il se met au piano pour accompagner les plus âgés.

C’est peut-être un “père” pour ses élèves, mais pas un “papa gâteau”, loin de là. Il est sévère, très sévère même, mais jamais inhumain. Bien sûr, il met l’élève à l’aise, ne compte pas les heures supplémentaires, mais il faut travailler. Et travailler “dur”. Or, pour les élèves de sa classe, c’est un plaisir d’étudier et leur meilleure récompense est bien ce sourire au coin des lèvres du professeur lorsqu’ils apportent la preuve de leurs progrès.

Ce paternalisme envers ses étudiants (ne l’appelle-t-on pas le “Père Koch”, comme un autre grand musicien liégeois?) ne s’arrête pas à la porte de sa classe. Lorsqu’ils ont terminé leurs études, il les soutient dans toutes leurs entreprises musicales, les aide à se lancer dans la vie professionnelle et se réjouit du fond du cœur de toutes leurs réussites.

Il est soucieux aussi d’une amélioration de la situation des jeunes artistes belges, comme en témoignent ces quelques réflexions, mises sur papier en vue des réunions du “comité d’interprétation musicale” de la fondation des Beaux-Arts, dont il fait partie peu après la seconde guerre mondiale, et qui a pour but de redonner vie à la jeunesse musicale.

…Recréer l’enthousiasme ! Avant toute chose, retrouver des chefs de file qui traceraient la voie et à qui on ferait confiance.
– Créer, dans chaque ville, une amicale de jeunes : réunions où seraient discutés tous les problèmes intéressant la musique et l’instrument.
– Organiser des “auditions intimes”, cela permettrait aux jeunes élèves de prendre contact et de nous rendre compte de ce qu’ils ont à dire, de ce qu’ils désirent et de recréer une ambiance réellement artistique : leur rendre la foi !!!
– Avant le conservatoire, nécessité de créer des écoles destinées aux futurs artistes, avec un programme approprié.
– Après les études :  Il y a plusieurs écoles célèbres à l’étranger ! Il serait, à mon avis, nécessaire que nos jeunes puissent faire un séjour dans ces écoles pour se rendre compte des caractéristiques instrumentales ; etc.  Cela nous permettrait de nous rendre compte de ce qui se fait ailleurs.
– Envoyer en mission un artiste qui rendrait compte du travail accompli dans ces institutions !
– De plus, il faudrait parfaire la culture générale par des cours d’histoire de l’art et de langues étrangères.
– Donner aux élèves des places à tarif réduit aux concerts.
– En début de carrière, l’artiste a besoin de se faire entendre (aide à apporter au niveau financier, payement des divers déplacements…). Je déplore le manque d’imprésarios en Belgique car l’artiste a des difficultés à organiser lui-même ses concerts. Cela coûte trop cher et prend trop de temps à l’artiste inexpérimenté.

(notes personnelles)

Ainsi, il y a plus de quarante ans, préconise-t-il déjà ce qui commence seulement maintenant à s’organiser concrètement ! Enfin, pourquoi ne pas laisser la parole au professeur lui-même?

– Vous êtes content de cette carrière de professeur qui a duré trente-six ans?
– Oui. Et puis j’ai été trois ans moniteur, ça fait trente-huit, trente-neuf ans! Mais ça s’est passé, c’est extraordinaire, à une rapidité folle. Et j’ai eu de la chance. Beaucoup de chance ! Parce que je me suis toujours très bien entendu avec mes élèves. Et je désirais surtout une chose : c’est que les élèves entrant dans mon cours n’aient pas de complexe ”professeur-élève”. Ça, je ne le désirais pas, parce que moi, j’en ai souffert quand je suis entré au cours supérieur de violon. Pas de la faute de mon professeur, qui était un homme extraordinaire et un professeur parfait, mais, vous comprenez, les premières fois… Etant enfant, la toute première fois, je n’avais pas joué deux minutes qu’il disait “c’est mauvais” et puis il me mettait dans le coin. Alors, pendant cinq, six mois, chaque fois que je prenais mon violon devant le professeur, je n’étais pas à mon aise. Et je me suis promis que, si j’étais un jour professeur, ça ne pourrait pas m’arriver et ça n’est pas arrivé. Quant aux élèves, j’ai toujours eu de bons élèves. Oui, de bons élèves parce qu’ils étaient travailleurs. Peut-être un moins bon que l’autre, ça c’est autre chose, mais, en tout cas, ils ont été très gentils avec moi et je les considérais presque comme mes enfants. Jusqu’au bout, ça s’est passé comme cela et ma carrière professorale s’est passée vraiment dans le plaisir du travail. Et le souvenir que je garde de mes élèves ? J’en suis souvent ému car il y a des élèves que je ne reconnais pas. Vous vous rendez compte? Je les avais à l’âge de dix, douze ans et maintenant ils sont pères de famille… Il m’est arrivé, déjà, de me trouver devant un ancien élève, au Cercle des Amateurs de Liège. Il arrive, rend son violon et joue à l’orchestre. Je vais le voir après : – Comment vous appelez-vous ? – Delvaux. – Ah ! Tiens ! Avec qui avez-vous travaillé le violon ? Il me regarde et dit : “Mais avec vous !”
Vous vous rendez-vous compte ? Quelle situation terrible ! Ça, c’étaient les années qui marquaient !
– Et vous avez quand même eu un élève qui s’appelait Emmanuel Koch?
– Ah oui, ça c’est curieux ! Car ce n’est pas toujours facile de donner cours à son fils. Or, je l’ai eu comme élève pendant, je ne sais plus, sept, huit ans peut-être ! Ah ! Les débuts n’ont pas toujours été faciles! Mais j’avais dit à mon fils : “Toi, mon vieux, quand tu vas passer le pas de cette porte, attention ! Ce sera autre chose.” Alors mon fils, qui m’appelait papa, moi je l’appelais Henri : je l’ai appelé “Koch” tout court, et il s’est rendu compte qu’il n’était plus question de ”papa”. Il ne m’appelait pas “Monsieur le professeur”, il ne disait rien… Et il était bien entendu que je ne lui tolérerais rien, comme aux autres élèves. Un jour, je l’entends travailler chez moi. A la moindre chose, j’arrivais : “Mais non, ce n’est pas comme ça…” Et je me suis rendu compte, justement, que ce n’était pas comme ça qu’il fallait pratiquer. Et j’ai dit à mon fils : “Ecoute, toi, tu travailleras au second étage. Je ne veux plus t’entendre et tu auras une leçon particulière le mercredi à deux heures. Mais je ne veux plus t’entendre car ce n’est plus possible. A tout moment je vais te trouver, je t’interdis de faire ceci, cela, je dis que ce n’est pas bon or, je sais très bien qu’à ce stade, tu ne peux pas faire autrement. Donc, il n’y a rien d’autre à faire, tu dois “marcher”.
Et ça s’est très bien passé. Jusqu’au bout! Jusqu’au moment où il a eu sa médaille. Et là, c’était quand même aussi un moment difficile. Quand je J’ai vu là, derrière cette porte… Il était très fatigué, et il était pâle. Moi, j’étais en train de le réconforter. Je lui disais : “Ca va aller, mon vieux, tu vas voir…” une fois entré sur scène… j’étais aussi pâle que Iui. Et, c’est curieux, c’est au moment où je dirigeais… je l’ai vu là… j’ai eu quand même un moment… c’était le père sans doute ! …un moment difficile. Qui n’a pas duré, parce que j’étais occupé… Mais j’ai eu un moment qui n’était pas facile. Et ça c’est bien passé. Il a eu sa médaille et je suis un homme comblé. Donc, c’est vrai, j’ai eu de la chance. D’excellents élèves, en général, et des élèves qui ont fait honneur au cours car ils sont professeurs un peu partout, dans tous les orchestres… Debat, qui est professeur à Ankara ; Higny, qui est aussi en Turquie… J’en ai à l’Orchestre National, en France, au Mexique… Donc, vous voyez, je suis un homme comblé sous ce rapport. L’enseignement n’a jamais été pour moi quelque chose de difficile parce que j’aimais cela et que j’avais de bons élèves.

(interview radiophonique – juin 1968)

…Puis, il y a les leçons particulière à donner aux élèves, faire d’eux d’honnêtes musiciens. Quand on le peut, car il se trouve parfois des parents qui obligent des gosses à tenir un violon, alors qu’ils sont bien plus doués pour le diabolo. “Cent fois sur le métier, remettre son ouvrage.” Voilà la vie du musicien !

(interview par A. Closset – Germinal – 22.7.1961)

***

Ainsi, dès 1932, Henri Koch entre pleinement dans la “grande famille” du Conservatoire Royal. Depuis la création de la Société des Concerts du Conservatoire par jean-Théodore Radoux en 1883, les professeurs et les élèves les plus avancés font, d’office, partie de l’orchestre du conservatoire. Il ajoute donc une nouvelle activité à son emploi du temps déjà surchargé, une nouvelle volute au tourbillon musical qui va crescendo ! Déjà, lorsqu’il était élève, puis répétiteur, il tenait régulièrement une des parties de premier violon lors de ces concerts.

Toutes ces activités, les tournées avec le Quatuor de Liège, l’enseignement et les concerts au Conservatoire, les représentations au Théâtre Royal, ne l’empêchent nullement de poursuivre sa carrière de soliste.

Pas un jour ne se passe sans, au moins, une heure d’exercices, rien que pour garder la forme car il a fait sienne la devise du grand Ysaye : Quand je reste un jour sans travailler, je le sens ; quand je reste deux jours sans le faire, c’est le public qui le sent.

Chaque artiste sait que la musique est un passion exigeante qui demande beaucoup de sacrifices. Mais quelle merveilleuse récompense lorsque la salle de concerts crépite sous les applaudissements. Tout ce travail ardu, les heures d’étude, de découragement passager, les sacrifices, sont oubliés en un instant.

Voici deux extraits de presse des année trente qui définissent à la fois son “style violonistique” et son caractère.

…Le concerto en mi majeur de Bach, qui compte parmi les œuvres les plus importantes du Maître, révèle une inspiration particulièrement émouvante, s’alliant au style le plus élevé. Mr Henri Koch, en artiste profondément sensible, a su en traduire toute la noblesse et la magnanimité. Son jeu sobre, substantiel, et d’une admirable distinction, fit de l’adagio un épisode de haute émotion et de recueillement. Ce qui touche, chez Henri Koch, c’est de voir avec quel respect, quelle humilité, il “sert” la musique. Jamais il n’essaye de mettre en valeur sa technique – que nous savons pourtant éblouissante – et son seul souci est de satisfaire les exigences, combien plus nobles, de l’interprétation.”

(J. Janssens – Le rappel – Charleroi 21.2.1938)

( … ) Les “salons” de l’hôtel de Suède connaissaient, mardi soir, la grande foule. Tant mieux, tant mieux… d’autant mieux que cet empressement se manifeste en l’honneur d’un “Liégeois”. Car “Liégeois” il l’est, cet excellent Henry Koch, cette entité généreuse au concours de qui nul ne fit jamais appel en vain, sans cesse prêt à rendre service, prodigue toujours de mérites si vaillamment conquis. “Liégeois”, il l’est dans Ie magnétisme prenant de son archet, dans la vibration chaleureuse des quatre cordes de son violon, dans ce phrasé profond, caressant, émouvant qui est l’apanage des “bons” de chez nous. Et je suis heureux que tant de ses concitoyens aient tenu à lui prouver et leur amitié et… leur reconnaissance, eux qui l’avaient “lâché”, si seul, si misérable, lors du dernier et combien remarquable récital qu’il donna, il y a quelques semaines, au conservatoire… Combien j’aurais compris un Henry Koch écœuré s’écriant après cela: “Ingrate patrie, tu n’auras plus mes chants !” Mais Koch ne connaît pas la rancune et, surtout, Koch vit pour son art. Son violon, c’est sa raison d’être : ses joies, ses amertumes, ses rancœurs, ses espoirs, ses ambitions, à lui il les confie. En son violon il se réconforte ; pour lui il lutte et travaille ; par lui il triomphe ; sans lui… l’existence matérielle bête et son néant. Tel est Koch ; tel est ce jeune, ce modeste qui trouve en lui la force de s’échapper des tâches quotidiennes pour rejoindre son idéal, perfectionner ses qualités et purifier son âme d’artiste (…)

(Charles Radoux-Rogier – Chronique musicale – Liège 11.4.1934)

Pendant cette période de conflit politiques et de restrictions économiques qui précède les futurs bouleversements de l’Europe, il y a moins de tournées à l’étranger. Mais cela profite d’autant mieux aux mélomanes belges.

Toutes les grandes villes du pays I’accueillent, soit en récital, soit en sonates, notamment avec l’excellent pianiste Joseph Delcour qui sera, lui aussi, professeur au Conservatoire Royal de Liège.

Pour comprendre ce que peut être une semaine d’activités dans la vie de Henri Koch, il suffit de lire ces quelques pages de ses “carnets de notes” car il est totalement impossible de dénombrer tous les concerts auxquels il participe. Plusieurs volumes n’y suffiraient pas ! Prenons, au hasard, le mois de mars 1935.

Dimanche 3 : théâtre, matinée et soirée.
Lundi 4 : répétition quatuor 9h30, cours conservatoire 2h. répétition sonates 19h.
Mardi 5 : répétition quatuor 9h30, élèves de 12h à 18h.
Mercredi 6 : 9h30 répétition conservatoire, 14h répétition quatuor (œuvres de Rasse, Rogister, Mozart, Schumann), 18h élèves puis travail personnel (œuvres de Beethoven, Bach, Paganini, Ysaye, Wieniawsky, Havanaise…).
Jeudi 7 : gala cercle artistique : quatuor Rasse, Rogister, Beethoven et Mi majeur de Bach.
Samedi 9 : 20h concert Malmédy : concerto et romance de Beethoven.
Dimanche 10 : 14h30 répétition Hougardy.
Lundi 11 : récital Tirlemont : Paganini, Havanaise, Polonaise, Tarentelle, Ysaye…

Et c’est une semaine encore relativement “normale” !

Mais toute cette effervescence aurait pu ne pas exister car, un mois à peine après la naissance de son second fils, Louis (né le 1er avril 1934), toujours dans le bonheur de voir sa famille s’agrandir, survient le pire des accidents pour un violoniste. Emporté par la joie d’une partie de ballon avec Henri-Emmanuel (preuve que notre musicien n’est pas de ces virtuoses qui portent des gants jour et nuit !), il se casse l’auriculaire de la main gauche. La fracture se remet mal et le doigt a raccourci. Qu’à cela ne tienne ! Avec la volonté obstinée et le courage qu’on lui connaît, notre artiste recommence Ies exercices à zéro et renouvelle totalement sa technique.

Le fruit de sa patience et son opiniâtreté lui permettront de reprendre ses activités quelques mois plus tard, toujours avec autant, sinon plus de talent. Le début de l’année 1939 voit quelques changements dans son emploi du temps. Il vient d’abandonner le pupitre de premier violon-solo du Théâtre Royal pour se consacrer plus encore à la carrière de soliste (qui est en réalité son principal but) quand, en avril, il reçoit un télégramme de Bruxelles qui va, à nouveau, remplir son agenda.

Sa Majesté la Reine Elisabeth, admiratrice des Arts et violoniste accomplie, le désigne comme premier violon du quatuor qui portera Son Nom. La Chapelle Musicale Reine Elisabeth va ouvrir ses portes en juillet et Sa Majesté lui propose également la charge de professeur de perfectionnement.

Les voyages recommencent et, pendant près de cinq ans, Henri partagera son temps entre Liège, où il donne cours au conservatoire, et Bruxelles où il enseigne à la Chapelle, tient le pupitre de premier violon-solo de l’orchestre de cette institution et fait partie du Quatuor Reine Elisabeth.

Il a ainsi l’immense honneur d’approcher régulièrement une Personne remarquable de générosité, de bonté et d’intelligence supérieure : Sa Majesté la reine Elisabeth de Belgique.

La reine Elisabeth (1876-1965) apprenant le violon à son fils Léopold, en présence du Roi Albert I © isopix

Plusieurs fois par semaine, Cette grande Dame rend visite à la Chapelle musicale, s’intéresse à toutes les activités et Se joint volontiers à l’orchestre ou au quatuor. Il aura donc le grand bonheur d’interpréter, en Son illustre compagnie, le double concerto de J.S Bach et de nombreux quatuors.

Henri se rend aussi, régulièrement, au Château de Laeken pour travailler avec Sa Majesté. Là encore, il est le témoin privilégié de Sa générosité et de l’attention qu’Elle porte aux personnes rencontrées, toutes conditions sociales confondues.

Ayant appris qu’il a un penchant gourmand pour les truffes au chocolat, Sa Majesté veille à lui en offrir à chacune de ses visites.

Un jour, alors que Sa Majesté joue du violon en compagnie de notre ami, Elle s’arrête brusquement.
– Votre famille aime-t-elle le poisson ?
– Oh oui, Votre Majesté, répondit-il, interloqué.
– Rentrez-vous à Liège aujourd’hui ?
– Oui, Votre Majesté.
La Reine lui fait alors apporter un grand coffret à n’ouvrir que chez lui… il contenait un superbe brochet qui venait d’être pêché dans l’étang du parc. « J’ai pensé que cela ferait plaisir à votre famille », explique la Reine, le lendemain, à Henri venu la remercier.

Un matin, il arrive au Palais pour faire de la musique en compagnie de Sa Majesté. Une Dame d’un certain âge, installée dans le salon de musique, lui demande si c’est lui qui travaille avec la Reine.
– Oui, Madame.
– Alors, surtout, je vous conseille d’être très sévère ! Ma fille doit étudier.
C’était la Duchesse Marie-José de Bragance, mère de la Reine Elisabeth.

Enfin, un dernier témoignage, ultérieur à cette période, qui atteste si besoin l’est encore, de l’attention que porte la Souveraine au bien-être tant moral que physique des personnes qui ont le grand honneur de L’approcher. Quelques jours après avoir été reçu au Palais Royal en compagnie de son fils Henri-Emmanuel, Henri reçoit ce pli.

Palais de Bruxelles,
Le 2 avril 1953.

Cher Monsieur Koch, La Reine m’a chargé de vous faire parvenir l’onguent dont Elle vous a parlé lors de l’audience du 28 mars dernier, et qui est destiné à vous et à votre fils. Je joins à la présente lettre la recette, en double exemplaire, pour le pharmacien. Le paquet contenant le remède lui-même vous parviendra par courrier séparé. Croyez, cher Monsieur Koch, à tous mes meilleurs sentiments.

Edouard de Streel.
Secrétaire de la Reine.

Sa Majesté avait remarqué que Henri-Emmanuel souffrait d’une irritation de la peau due à la mentonnière de son violon.

***

Bien sûr, cette période va être plus qu’assombrie par la seconde guerre mondiale et l’occupation du pays. Henri est sans doute un artiste, mais c’est avant tout un être humain qui souffre, peut-être moins physiquement ou matériellement, mais surtout moralement, de la pénible situation de son pays, de la détresse de ses concitoyens et par-dessus tout du fait de se sentir totalement impuissant face à tout ce désastre, n’ayant qu’un “violon” pour défendre sa patrie !

En témoignent ces quelques ligne, prises au hasard dans ses carnets de notes, où il écrit fiévreusement ses sentiments au long des jours…

(…) Au conservatoire, on parle de reprendre le travail ! Pour y donner des leçons de violon !!! C’est le moment! Quelle vaste blague !!! Mon quartier, un peu isolé, paraît tellement en paix ! Mon violon me dégoûte. Ça, ce n’est plus drôle ! Pourvu que ça change ! Quel sort misérable que d’être forcé de rester quand les autres donnent leur vie ! Jamais je ne me suis trouvé dans une situation semblable ! Vraiment, j’en souffre ! Il faut être là pour la famille !!! pour ce carnet de mobilisation civile. Enfin, pour apprendre des gammes !!! c’est absurde! Quelle triste vie!

(…) Des avions passent et repassent, on les croirait inoffensifs ! Et pourtant, où vont-ils ? D’où viennent-ils? Qu’ont-ils fait ? On n’ose y penser ! Pourvu que cette boucherie finisse au plus vite avec le triomphe de la vérité et de la justice !

(…) 22h. Il fait encore clair pour aller se coucher sans tourner l’interrupteur. Le jour se meurt comme bien des êtres !

(…) Le matin est, pour moi, le moment le plus pénible ! Je ne sais que faire, pensant que d’autres souffrent de tout et meurent sur le terrain !!! Il en résulte un dégoût de tout. Quand je pense que je dois rester ici pour apprendre la musique !!! C’est terrible ! Je suis de tout cœur avec eux, mais aussi, ça ne suffit pas !! Et rien à faire, à cause de la mobilisation civile.

(…) Les enfants ! Pauvres gosses ! Quelle impression d’entendre leurs petites voix naïves et pures, dans ce fracas de feu, sang et mort ! Qu’est-ce que le ciel réserve aux hommes ! Humanité, où vas-tu ? Je donne cours à 3 élèves ! C’est insupportable ! Enfin ! Voilà pourquoi nous sommes mobilisés ! C’est grotesque!

(…) Nous, artistes, nous ne pouvons croire que le monde soit abimé à ce point ! Est-il possible que des dirigeants soient réellement sans foi, honneur… Et qu’il n’y aurait que basses combines, froidement accomplies au détriment de tout un peuple. Le bon sens, la sincérité, le travail sont pourtant des choses simples, oui, toutes simples !!! Ah ! Où sont-ils les X commandements ? Nous ne sommes rien ! Et pourtant ! C’est une fin de civilisation ! La pureté, la droiture n’ont-elles plus de place au soleil ? Non ! Il doit exister encore des hommes, de vrais hommes, qui sont, eux, quelque chose de grand et l’heure va sonner pour les hommes de bonne volonté ! Gare aux meneurs, gare aux fourbes dont, à l’heure actuelle, chaque pays doit être amplement pourvu ! Pauvre humanité ! Pauvre Belgique ! Pauvre belges ! Ils ne peuvent pas périr. Paix aux hommes de bonne volonté ! Honneur aux hommes réellement courageux ! Victoire à la vraie justice !

(…) Je souffre de l’écartelage du pays et j’y assiste impuissant.

(…) On sent que de pauvres gens souffrent atrocement la perte d’un père, la disparition d’un frère, l’attente quand même ! L’espoir, fou, peut-être ! Ajouter à cela la perte totale du sourire ! Même le rire des enfants parait presque indécent !!! Et pourtant, c’est la chose la plus incompréhensible : misère morale et matérielle d’une part… et joie de vivre, insouciance de l’autre ! Les enfants sont les seuls qui peuvent encore donner l’impression de vigueur! Les autres, comme nous, vivons et sentons que nous sommes totalement impuissants. Notre force ne peut venir que par notre art, à essayer de soulager les malheureux ! Ce que je fais de toutes mes forces, et c’est bien la moindre des choses que I’on puisse faire! Je ne demande qu’une chose, que mon art rapporte le plus possible de pain aux pauvres et le plus de joie et de réconfort moral aux autres. A cela, je voudrais m’y employer jusqu’à la limite de mes forces et le mieux possible !

(carnets de notes : mai 1940 – octobre 1940)

Et c’est bien là ce qu’il va faire. 0n ne peut compter le nombre de concerts auxquels il va participer, au profit de toute œuvre d’entraide aux malheureux. Il suffit de lire ces deux témoignages

Sclessin, le 23 mai 1943

Cher Monsieur Koch,

Je tiens à vous exprimer encore toute ma vive reconnaissance pour la délicieuse matinée de ce jour. Le public est resté sous le charme de votre si merveilleuse interprétation, nous avons reçu de si nombreuses congratulations ! Nous ne les avons pas méritées cependant.
La recette, grâce à vous, a été superbe, un résultat absolument inattendu, nous allons pouvoir aider tant de malheureux…

F. HARIGA

 

Août 1941

Monsieur le Professeur,

Le comité de notre œuvre tient à vous remercier chaleureusement pour la collaboration merveilleuse que vous avez apportée lors de la soirée organisée le 22 courant, en la salle du Palais Mosan.
Le geste aussi généreux que spontané que vous avez eu en retournant à notre œuvre la somme de 1.500 francs prouve, une fois de plus, la qualité de votre âme d’artiste qui comprend la part qu’elle doit prendre aux grandes douleurs frappant le peuple.
Un autre plaisir aussi grand pour nous a été d’apprendre que vous nous maintiendrez votre précieuse collaboration dans l’avenir.
Nous vous réitérons nos bien sincères remerciements, et vous prions d’agréer, Monsieur le Professeur, l’expression de nos sentiments les meilleurs.

Comité d’entraide aux sinistrés des bombardements du Grand Liège

A chaque demande de ce genre, il répondra toujours “oui” sans aucune condition. Mais il ne faut pas se méprendre sur ses intentions profondes. Ce ne sera jamais pour voir son nom sur une affiche, ce dont il se moque bien, mais pour participer le plus possible, avec ses moyens d’artiste, aux diverses manifestations qui ont pour but d’essayer d’aider, un tant soit peu, les personnes dans le besoin.

Ce trait de caractère n’est pas spécifique de cette période difficile car, tout au long de sa carrière, Henri Koch a toujours répondu immédiatement “présent” à toute prestation bénévole en faveur de toute œuvre humanitaire. Que ce soit pour les hôpitaux, les usines, les concerts de bienfaisance de toute sorte ; que ce soit devant plusieurs centaines de personnes, dans une salle comble ou, tout simplement, pour un seul auditeur, et particulièrement lorsque cette personne n’a pas les moyens physiques ou financiers d’assister aux concerts. Et avec d’autant plus de bonheur et de conscience artistique quand il peut faire plaisir à des personnes de condition modeste.

Jamais il n’oubliera qu’il est “peuple » et bien qu’il côtoie les plus grands, c’est surtout avec les humbles qu’il aime à bavarder, ayant toujours quelques mots d’amitié, et quittant souvent une assemblée de notables pour rejoindre le public “anonyme” et populaire.

***

Fin de l’année 1944, notre Henri retrouve sa chère ville natale à temps plein, si l’on peut dire, car la libération du pays amène des jours meilleurs, ainsi que la possibilité de reprendre les concerts et tournées à l’étranger. Ce qui ne va pas manquer !

Entre 1946 et 1948, il donne plusieurs récitals à Londres, accompagné au piano par Charles Van Lancker, professeur de musique de chambre au conservatoire de Liège. Il fait aussi plusieurs tournées en Pologne et Tchécoslovaquie, dont une notamment en compagnie du chef d’orchestre réputé, Fernand Quinet.

Prague, Wroclaw, Varsovie, Poznau, Cracovie… l’entendent dans les concertos de Beethoven, Mozart, Vieuxtemps, le Tzigane de Ravel, la Symphonie Espagnole de Lalo, la sonate de Franck…

Naturellement, ces tournées, au sortir de la guerre, ne sont pas de tout repos. Les voyages sont très longs et souvent assez éprouvants, dans des wagons sans chauffage, aux vitres brisées ; les visas ne sont pas souvent prêts quand il le faut, ce qui perturbe toute la programmation de la tournée ; le rationnement se fait aussi cruellement ressentir… Quelle n’est pas sa surprise lorsque, dans un hôtel de Poznau, il reçoit pour petit déjeuner… une choucroute sans saucisse !

De plus, il est souvent malade lors de ces tournées car le moindre refroidissement réveille une vieille bronchite dont il s’est mal rétabli pendant la guerre. Ce qui ne l’empêche pas, lorsqu’il entre sur scène, de retrouver la super forme, comme en témoignent ces quelques extraits de presse.

Londres :

…son style rappelle celui d’un autre grand technicien, belge également, César Thomson.

(Daily Telegraph)

Prague :

Henri Koch est un violoniste au sens large, concentré, et dont la technique des deux mains est parfaite. Il a présenté les deux compositions avec un sens musical développé et le prélude de Bach qu’il a exécuté pour répondre au désir du public fut joué dans le style exact.

(Svobodne – Slovo – 9 mars 1947)

Mardi soir, H. Koch a donné un concert. Il a à nouveau démontré que le niveau de son art est très élevé. Il faut surtout apprécier son tempérament qui ne nuit nullement à son récital, prémédité et maîtrisé. Il surprend par la noblesse de la cantilène au dynamisme magnifiquement articulé et par son jeu énergique, ferme et souple. Le public a été enchanté de l’exécution de Monsieur Koch.

(Rude Pravo – 14 – mars 1947)

…Le violoniste belge H. Koch a remporté à la Philharmonique Tchèque un grand succès. Il est véritablement un violoniste excellent…

(Pravo-Lido – 18 mars 1947)

Cracovie :

(…) possède tous les moyens techniques de son instrument. Le son est généreux et, à la science des jeux polyphoniques, il apporte avec lui les grandes traditions de la culture musicale de l’occident. Avant toute chose, il possède le talent, au service duquel il met toute sa science. Dans cette atmosphère, écouter la musique est un plaisir. Il semble qu’il brise la barrière entre l’exécutant et le public. Nous lui somme reconnaissants pour cette exceptionnelle et belle soirée.

(Dzienik Polski – Krakow – mars 1947)

Hollande :

…Nous fûmes heureux de pouvoir à nouveau entendre Mr H. Koch dont nous avons, à plusieurs reprises, pu admirer et apprécier le magnifique talent. C’est un virtuose de premier plan, qui ne quémande pas les applaudissements en multipliant les acrobaties : le musicien de grande classe s’adresse par les moyens les meilleurs, à nos sentiments les meilleurs. C’est le messager qui apporte la bonne parole. On sentait dans le ovations et multiples rappels, l’expression d’une reconnaissance profonde.

Mais ce ne sont là que quelques “échappées” hors de son port d’attache et, dans les années à venir, elles vont se faire de plus en plus rares. Il est vrai que son activité en Belgique, et plus particulièrement à Liège, ne lui laisse plus guère le temps de voyager. Ce dont il n’est pas mécontent, d’ailleurs ! Nous savons déjà que le Conservatoire Royal de Liège, où il est professeur, possède un orchestre dont Henri est premier violon-solo. Sous la direction de François Rasse, de 1925 à 1938, cet orchestre a fait découvrir aux Liégeois bon nombre de compositeurs comme Poulenc, Ibert, Ravel, Stravinsky… ainsi que plusieurs grands noms de la musique belge. De plus, l’organisation de Concerts d’Education Populaire à prix réduits (patronnés par l’Etat, la Province et la Ville de Liège) permettent à tout un chacun d’entendre tant les grands classiques que les compositeurs modernes.

L’orchestre, qui est devenu “permanent” depuis 1930, travaille aussi sous la direction de chefs invités de grande valeur, belges ou étrangers : S. Dupuis, E. Ysaye, F. Quinet, Vincent d’lndy…

Avec la venue de Fernand Quinet à la direction du Conservatoire en 1938, le nombre de concert augmente sensiblement ainsi que la découverte de nouveaux compositeurs : Gustav Holst, Arnold Bax, Benjamin Britten, Szalowsky…

Jusqu’en 1946, l’orchestre du conservatoire comprend plus de cent instrumentistes, tous professeurs lauréats ou élèves les plus doués de l’établissement. Mais, bientôt un Arrêté Royal change les conditions d’obtention de subsides pour le orchestres et le conservatoire ne peut plus posséder “son” orchestre.

Au sortir de la guerre, les pouvoirs publics et la Ville de Liège, qui est sinistrée, ne sont pas en mesure de prendre en charge les musiciens. Cette situation précaire provoque le départ de nombreux membres de l’orchestre, à la recherche d’un emploi “assuré”. Malgré cette instabilité, les meilleurs restent dont Henri Koch. Leur chef, Fernand Quinet, va se battre jusqu’en 1960 pour obtenir enfin un statut régulier à l’Orchestre de Liège.

Nonobstant tous ces problèmes “extra -musicaux”, le public liégeois va bénéficier d’exécutions d’un niveau tout à fait remarquable et de la création de plusieurs œuvres nouvelles, en tout cas pour la Belgique. Notamment, la création européenne de la huitième symphonie de Chostakovitch ; la septième symphonie de Prokofiev, des œuvres de Lutoslawsky, Meyers, Walton, Kabalevsky…

Il faut souligner aussi que Maître Quinet crée, en 1946, l’Orchestre de Chambre de Liège, formé par les principaux solistes de l’orchestre symphonique, et spécialement conçu pour les œuvres à petit effectif.

Henri fait donc partie, comme Konzertmeister, de ces deux ensembles. Mais il est aussi, régulièrement, invité comme soliste. Le public va pouvoir l’entendre, entre autres, dans les concertos de Max Bruch, Glazounov, Bach, Mendelssohn, Brahms, le Concertino de Milhaud, le Poème concertant d’Ysaye, lntroduction et Rondo capriccioso de Saint Saëns…

Voici un témoignage de la collaboration entre le chef d’orchestre et son soliste.

(…) Mais c’est surtout l’exécution du concerto de violon de Brahms qui importa. Mr Henri Koch s’en fit la vedette. Il l’aborda et la conduisit de pleine maîtrise, le jeu assuré, les sonorités rayonnantes. Le violon de Mr Koch chantait. Il perlait les traits et, l’archet en bataille, commandait aux difficultés.
Le rôle imparti à l’orchestre étant plein de responsabilités, sa valeur musicale disputa au violon solo une suprématie qui finit par se partager entre ces deux prétendants au pouvoir.
Comme le virtuose traita sa matière, Mr Quinet façonna celle de l’orchestre. Ce fut pour les attentifs et le observateurs, l’objet d’un double plaisir.

(La Meuse – Liège – 18.2.1961)

Ou lors de la prestation de chefs invités.

(…) l’on écouta Henri Koch dans le concerto en mi de Bach et le 2ème de Prokofiev, accompagné par l’orchestre de Liège conduit par Mr Elie Poslawsky. La maîtrise violonistique d’Henri Koch est totale. Bel archet, jeu brillant, sonorités chaudes et de bel effet, style plein d’affirmations, phrasés d’impeccable ponctuation, virtuosité de franc aloi, Henry Koch se montra superbe interprète de Bach, constructeur de traits et de formes conforme au dynamisme de Prokofiev. Il eut l’audience complète de l’auditoire et son succès fut vif.

(La Meuse – Liège – 3.4.1962)

Lorsque Fernand Quinet quitte la direction du conservatoire en 1963, I‘Orchestre de Liège est totalement indépendant, bien qu’il “habite” toujours dans les locaux du conservatoire. Et ce n’est pas le nouveau Directeur qui va le prendre en main mais un chef d’orchestre “fixe”. Henri va alors travailler successivement sous la baguette des Maîtres Manuel Rosenthal et Paul Strauss. Et toujours avec le même talent car, s’il est un grand soliste, il est aussi un Konzertmeister de “première classe”, sur qui un chef peut toujours compter et qui insuffle à tous ses collègues le bonheur et la bonne humeur dans le travail bien fait.

Tous s’en sont rendu compte, si bien que lorsque l’âge fatidique de la “pension” arrivera, les responsables de l’orchestre lui demanderont de rester à son poste. Ce sera, hélas, pour quelques mois seulement car la maladie aura déjà fait son œuvre.

Tous les musiciens de l’Orchestre de Liège se souviennent avec émotion d’une de ses dernières prestations en leur compagnie. Nous sommes en octobre 1968. Henri vient de subir de douloureux examens médicaux mais, comme toujours, il est fidèle au poste. Chacun est à son pupitre, prêt à travailler. Maître Paul Strauss, qui les dirige, attend l’arrivée du soliste pour commencer la répétition. Soudain, un coup de téléphone annonce que, par une succession de problèmes de transport, le soliste aura un retard considérable. Maître Paul Strauss décide de travailler avec l’orchestre seul et demande à son Konzertmeister d’entamer les premières mesures de la partie soliste du concerto de Brahms, qui est programmé pour le soir même, afin de donner les indications de tempi. Qu’à cela ne tienne ! Henri prend son violon et, passant du rôle de Konzertmeister à celui de soliste, commence à jouer le premier mouvement. Il jouera ainsi, sans aucune préparation, l’intégralité d’un concerto qu’il n’a pas joué depuis quelques temps et qui dure plus de quarante minutes !

Aux dires des personnes présentes en ce moment, malgré un état de santé déplorable, il en donna une interprétation des plus remarquables.

C’est aussi avec l’Orchestre de Liège que Henri va être le créateur de plusieurs œuvres de compositeurs contemporains.

Troisième variation :
les compositeurs, l’interprète, Le public

Il est intéressant d’associer, dans un même chapitre, les trois éléments fondamentaux qui participent à l’élaboration d’un concert. D’abord la source, sans laquelle rien n’est possible : le compositeur. Ensuite, l’intermédiaire, qui donne vie à la partition : l’interprète. Enfin, le récepteur, le but final, en un mot : le public. Et surtout, découvrir les relations qui s’installent, d’une part, entre le compositeur et son interprète et, d’autre part, entre l’interprète et son public.

Il serait vain d’essayer d’énumérer toutes les œuvres qui ont eu Henri Koch comme dédicataire ou premier interprète, mais il faut néanmoins en citer quelques-unes parmi des compositeurs connus ou moins connus. Déjà en 1927, il reçoit ce mot d’Armand Marsick (1877-1959), compositeur et chef d’orchestre, dont il vient d’interpréter une de ses œuvres.

Bruxelles, le 22 décembre 1927

Cher Monsieur,
Une subite indisposition m’a privé du plaisir d’aller vous entendre mardi soir. J’en ai été bien désolé ! J’ai su cependant que votre exécution de ma sonate a été vraiment remarquable et je tiens à vous en remercier très sincèrement. Veuillez agréer, Monsieur, l’expression de mes sentiments reconnaissants et très sympathiques.

Armand Marsick

De Maurice Dambois, violoncelliste de grand talent, qui aura aussi Henri Koch comme créateur de bon nombre de ses œuvres et, principalement, pour son concerto pour violon et orchestre, créé à Liège le 8 juin 1965 et qui, malheureusement, n’a plu été interprété depuis cette date. C’est pourtant une œuvre admirable de qualités mélodiques et de prouesses techniques !

22 novembre 1936

Mon cher Henry, Je ne veux pas tarder à venir te remercier du concours que tu as bien voulu nous apporter au concert d’hier. Ton succès t’aura dit, mieux que je ne pourrais le faire, combien tu fus brillant. Je t’en félicite vivement. Le compositeur te dit aussi toute son admiration, et sa reconnaissance affectueuse. Sois mon interprète auprès de ta femme pour lui exprimer mes remerciements pour son dévouement à la réussite de notre concert. Il paraît que tu viens à Bruxelles samedi, viens me dire un… petit bonjour.

Ton très dévoué, Maurice Dambois

D’un compositeur un peu moins connu en tant que tel, Mathieu Debaar, professeur de violon et de solfège au Conservatoire de Verviers. Eminent pédagogue, père du célèbre comédien André Debaar.

17 février 1947
Mon cher Henry,
Tu as été très aimable vendredi soir, de vouloir bien t’intéresser à mon “Poème” et de me proposer aussi généreusement de le jouer et de le faire connaître. C’est là, de ta part, un geste de confraternité artistique qui me touche, étant donné que je n’ai aucune notoriété comme compositeur (…)
Mathieu Debaar

Le 22 janvier 1947, Henri crée, sous la direction de Franz André, le concerto pour violon et orchestre de Sylvain Dupuis (1856-1931), directeur du Conservatoire Royal de Liège, chef d’orchestre et premier Prix de Rome de composition. Le 9 août de la même année, au “Jardin d’Acclimatation” de Liège, il crée, sous la direction de René Defossez, le concerto pour violon et orchestre que Jean Rogister a écrit tout spécialement à son intention. Voici les réactions du compositeur à la toute première audition de son œuvre :

Stoumont – La Gleize, 18 août 1947

Mon cher Henri,
Depuis 8 longs jours, la pensée de t’écrire ne me quitte pas, mais les tracas des travaux de reconstruction et tout et tout ne m’ont pas permis jusqu’aujourd’hui, de venir à toi. Je veux, une fois de plus te dire combien je suis ravi de la création de ton concerto. Tu y as mis ton grand talent et, encore plus, tout ton cœur. Avis unanimes et autorisés de eux qui ont eu la joie de t’entendre. Ils disent aussi que “ce concerto te va comme un gant“. J’en ai également la conviction.
Comme eux j’aspire à le réentendre. Puisse ce souhait se réaliser bientôt ! J’en arrive à te dire ce par quoi j’aurais dû commencer. C’est-à-dire, encore nos plus chaleureuses félicitations et mon tout grand merci à l’artiste, à l’ami !!
Il fait beau et nous te rappelons ta promesse.
C’est de tout cœur, les bras ouverts que nous te recevrions si tu voulais bien nous faire la joie d’une visite à Stoumont. Ma femme et moi comptons sur toi… bientôt.
D’avance, nous n’acceptons d’excuses.
Encore merci, mon cher Henri, et en partage chez toi, respects et bien sincères amitiés.

Jean.

Ce concerto, Henri l’interprétera à reprises et l’enregistrera sur disque en 1959, pour la firme Decca, en compagnie de l’Orchestre de Liège sous la direction de Maître Fernand Quinet. Toujours avec l’Orchestre de Liège, le 2 septembre de cette même année 1947, c’est au tour du Poème concertant d’Eugène Ysaye orchestré par François Rasse. Ensuite, le 20 février 1955, avec le Quatuor municipal de Liège dont il est premier violon, c’est la troisième symphonie en mi mineur pour quatuor à cordes solo et orchestre de Jean Rogister.

Le 10 décembre 1965 a lieu la première audition publique de Harmonie du Soir opus 31, pour quatuor solo et orchestre à cordes d’Eugène Ysaye, où il partage la vedette avec Léopold Douin (second violon), Michèle Babey (alto) et Joseph Wagene (violoncelle).

Il en sera de même pour des œuvres de Maurice Guillaume, René Driessen, François Gaillard, Léon Jongen, Jean Martinon, Pierre Froidebise, Jean Servais…

Mais le mieux n’est-il pas de découvrir la façon dont Henri accueille toute œuvre nouvelle, venant tout aussi bien de compositeurs dont la réputation est établie, que de nouveaux venus dans l’art de la composition. Et, pour cela, en référer au témoignage d’une grande personnalité liégeoise : Jean Servais.

(…) C’est l’indissoluble unité de l’homme et de l’artiste que je voudrais mettre ici en lumière, en évoquant un souvenir personnel. Qu’on veuille bien m’en excuser: on ne connait vraiment que ce qu’on a vécu. D’ailleurs, je gage que ce n’est là qu’un exemple entre mille de l’inépuisable générosité et de l’enthousiasme désintéressé de Henri Koch. Voici trente-trois ans, j’avais, entre autres compositions, écrit un quatuor à clavier. Personne, sauf mes très proches, ne savait mon secret de musicien autodidacte.
Hélas ! une partition, on a beau la lire, tâcher qu’elle vous sonne en tête, ce n’est jamais là qu’un façon de mirage : on ne se nourrit pas longtemps de rêves, et la musique est faite pour être jouée. J’avais à ma disposition, par raison familiale, la pianiste et le violoncelliste : manquaient le violon et l’alto. Or, quand, sous mon crayon et dans mon cœur, naissaient les phrases du violon, je les entendais, littéralement, chantées par celui d’Henri Koch.
Si, depuis des années, je l’admirais, me réjouissais de ses succès et suivais ses concerts avec ferveur, jusqu’alors – par timidité, je pense, et par ignorance de son caractère – je n’avais osé aborder celui qui, par l’âge étai mon contemporain mais que son prestige me semblait rendre inaccessible. Sans doute aurais-je pu songer à quelque autre excellent violoniste ?
Dans mon esprit, lui seul était capable de rendre parfaitement ce que j’espérais avoir exprimé dans mon ouvrage. Je balançai longtemps puis, un jour, pris une résolution mise aussitôt à exécution par crainte de renoncer, si je tardais un instant.
Ainsi, par un bel après-midi de juin 1936, me voilà parti, ma partition sous le bras, sans avoir annoncé ma venue, dans une façon de coup de tête qui laissait au hasard de décider pour moi. Arrivé rue Bassenge, passant devant les fenêtres du numéro 43, j’entendis la voix d’un violon. Nul doute, ce n’était pas celui d’un élève même avancé. Mon cœur tressaillit, la chance me souriait : il était là ! Doucement, je sonnai. La musique cessa, un pas vif battit le couloir, et Henri Koch en personne ouvrit vivement la porte. Je le vois encore, en gilet de laine beige : son beau visage, qu’un mèche blonde caressait jusqu’à la pommette, marquait moins la surprise – sinon la contrariété – devant un inconnu qu’une curiosité souriante et amicale.
Je n’eus pas le temps de balbutier de confuses explications que, me prenant par le bras, Entrez, Monsieur, dit-il, et il m’introduisait dans ce studio où je devais plus tard, passer tant d’heures heureuses.
Avec force excuses, j’exposai le but de ma visite et demandai s’il était disposé, moyennant une toute naturelle rétribution, à travailler mon quatuor pour une exécution privée.
On va d’abord voir ça“, fit-il en ouvrant la partition. Et le voici, tournant les pages, l’œil attentif, s’arrêtant comme d’instinct, aux passages “écrits pour lui”. Il les phrasait, d’une voix sourde mais déjà avec cette justesse d’intention où se devinait le futur chant du violon. Et alors ses traits s’animaient, il se laissait emporter, s’interrompant parfois pour me lancer, avec un regard approbateur “Mais c’est bien, ça !” ou “c’est épatant” ou “ça va, ça va !”.
Mon cœur en bondissait d’émotion et de joie. Il parcourut ainsi les quatre mouvements puis, refermant le manuscrit cartonné qui claqua : “Eh bien ! annonça-t-il, maintenant, on va le travailler. Parce qu’il n’est pas facile !“.
Je me confondis en remerciements et revins timidement sur la question financière. Il s’esclaffa : “Pas question! D’abord, si j’accepte, c’est parce que l’œuvre me plaît – et vous aussi ! – et que j’ai envie de l’exécuter. Alors, pourquoi payer mon plaisir ? Je vous trouverai un bon altiste et lui, vous pourrez Je dédommager.
On travailla avec un zèle admirable durant une douzaine de répétitions et, un mois plus tard, devant Ie “Cercle de famille”, mon quatuor reçut une interprétation inoubliable. C’était pour moi, une réussite inespérée. Elle ne satisfit point l’enthousiaste Henri Koch. Après l’exécution, il déclara :
“Ce serait trop bête d’avoir mis au point un quatuor (on s’était rapidement tutoyés) pour ne le jouer qu’une fois ! Maintenant, il faut le donner en public ! Il s’aboucha aussitôt avec le regretté Jean Quitin, alors directeur de la Section Musicale des “Amis de l’art wallon”, et, à eux deux, ils préparèrent la séance, pour moi mémorable, qui devait, le 3 mars 1938, marquer mon entrée officielle dans le monde musical.
C’est à l’initiative, au dévouement et à l’amitié de Henri Koch que je le dois, et ma gratitude ne s’est pas éteinte avec lui. Dans ce don de soi, ce désintéressement, et élan, il s’était, tout entier, manifesté. Et pourtant je ne suis q’unus e multis, un seul parmi tous ceux à qui, sans compter, il a donné son talent, son temps et son cœur : les compositeurs qu’il a défendus, les malheureux pour le service desquels il était toujours prêt, ses élèves à qui, durant quarante ans, il s’est dévoué jusqu’à leur sacrifier, peut-être, une part de sa carrière de virtuose.

Revue La vie wallonne – n ° 326 Tome XLIII, 2ème trimestre 1969

Après s’être penché sur les rapports entre le compositeur et son interprète, il est intéressant aussi de découvrir certaines réactions du public concernant ce même interprète. Chacun sait que les critiques musicaux ont tout pouvoir pour “faire” et “défaire” les renommées. Mais le plus important n’est-il pas ce sentiment qu’éprouve l’auditeur au moment des concerts ? Voici quelques réactions sincères, prises au hasard de sa correspondance et émanant de grands artistes comme de mélomanes.

Samedi 22 avril 1939

Mon cher Henri, Je finis de t’entendre et comme je ne te rencontre plus régulièrement – ô pigeon voyageur – je m’en voudrais de ne pas, fraternellement, te dire toute mon émotion et ma joie artistique pour ton interprétation de Brahms… Précisément, je l’avais écouté hier soir à l’I.N.R. interprété par (…) et j’ai pu comparer et juger… Je ne veux faire de peine à personne, mais il faut bien qu’il y ait des premiers et des seconds !!! Ah, cher vieux frère, que tu as joué avec maîtrise et profondeur. Comme tu as chanté l’andante et que ton Guarnérius , était docile à tes doigts, à ton archet, et surtout à ton cœur : un enchantement ! Et plus que jamais, je me dis que j’ai une fière chance d’avoir eu pour interprète un artiste tel que toi ! Encore une fois et de toute mon affection, bravo ! La transmission fut excellente et ton instrument plus radiogénique que jamais !
Amitiés à tous chez toi, et à toi, comme toujours, une fraternelle poignée de mains.

Jean Servais.

5 janvier 1946

Cher Monsieur Koch, Vous m’avez donné une joie tellement réelle à l’audition du concerto de Beethoven hier au soir que je tiens absolument à vous le dire, moi qui pourtant abhorre d’écrire. Si je dis que c’était splendide, je dis la vérité en même temps qu’un mot qui a été galvaudé. Les solistes en général (même les très renommés) font de l’instrument avec de la musique, vous avez fait de la musique avec un instrument. De la musique dont l’expression était si pure, dépouillée, concentrée, intense, que je vous en remercie.
Et maintenant, bonne année, Monsieur Koch. Voulez-vous aussi transmettre mes meilleurs vœux à toute votre sympathique famille.

Marcelle Mercenier

 

Jumet, 2 avril 1947

Cher Monsieur,
J’ai tardé à vous écrire parce que je n’ai pas voulu vous adresser mes compliments à un moment que l’on pourrait qualifier d’enthousiaste. Vous savez jouer du violon, c’est entendu ; mais vous avez pour cela étudié de nombreuses années, et c’est donc là chose toute naturelle. Ainsi que vous me le contiez, vous pouvez faire des doubles croches, et même des quadruples croches par une à la fois ! Cela n’est rien que de très naturel. Ce que j’honore en vous, c’est l’homme lui-même, je pourrais dire l’humaniste, supérieurement intelligent et magnifiquement équilibré. Ce sont ces qualités qui vous font être vous-même, avec toute la simplicité, toute la cordialité qui vous caractérisent et il vous différencient de bon nombre d’autres musiciens dont la vanité n’est pas toujours le moindre défaut.
Ce n’est pas un virtuose qui participé au Festival Maurice Guillaume, c’est un ami, un homme de cœur qui ne s’est pas borné à jouer ce qu’il lisait, mais qui l’a dit, parce que comprenant ce qu’il lisait, il le disait tout simplement avec tout son cœur et avec tout son art. Permettez-moi de vous dire les choses très simplement et de vous dire quelle impression profonde et affectueuse vous avez laissée chez ceux qui vous ont entendu ou qui, comme moi, ont pu avoir le plaisir de vous coudoyer pendant ces deux jours. Je ne vous félicite pas parce qu’on ne félicite pas des gens comme vous, mais je vous adresse tous mes remerciements et tous mes sentiments d’affectueuse sympathie.

Maurice Hosdain – Architecte.

Enfin, l’interprète sur scène. Si Henri Koch est jovial, rieur, modeste, taquin dans les coulisses ; lors qu’il entre sur scène, il change totalement de physionomie. Son attitude, sa beauté physique, son “aristocratie” exercent un véritable magnétisme sur le public.

Il arrive détendu, souriant, salue le public, s’accorde et là, ce n’est plus le même homme. Son visage change d’aspect, il se transforme comme s’il était parti dans un autre monde, une autre sphère. Il n’existe plus, à ce moment précis, que par et pour la musique, par le violon et pour le violon. Tout peut s’écrouler, il est dans un autre monde.

***

Toujours en cette même année 1947, le démon de la musique de chambre le reprend. Sa rencontre avec Louis Poulet, altiste de talent et créateur des Concerts de Midi de la ville de Liège, va être déterminante à ce sujet. Bientôt, un groupe se forme avec Henri Koch au premier violon, son fils Emmanuel, qui a à peine dix-sept ans, au second violon, Louis Poulet à l’alto et Charles Bartsch au violoncelle. En lisant le nom d’Emmanuel Koch, on comprend d’autant mieux la définition que notre Henri donne d’un Quatuor :

…Un quatuor est, je l’ai souvent dit, un mariage !
Un ménage demande de la part des conjoints beaucoup de concessions réciproques, beaucoup de tolérance, et surtout un grand amour !

(Lettre à Louis Poulet)

Et c’est une immense joie pour lui de jouer en compagnie de son propre fils qui, malgré son jeune âge, fait déjà montre d’autant de talent que lui. En 1950, le groupe prend définitivement le nom de Quatuor Municipal de Liège. Vont alors commencer tout une série de concerts d’un genre nouveau dans la région liégeoise : Les Concerts du Dimanche Matin. Leur but principal est de remettre à l’honneur une forme musicale un peu (et même beaucoup) délaissée par les organisateurs de concerts et, partant, par le public : la musique de chambre, et plus particulièrement le quatuor.

De plus, programmer des concerts le dimanche à 11 heures permet de toucher un public de jeunes, ne pouvant pas toujours assister à des spectacles en soirée, ainsi que les mélomanes qui sont déjà très pris par les concerts symphoniques ou les spectacles lyriques en cours de semaine.

Ils se font entendre, tout d’abord, au Musée des Beaux-Arts, rue de l’Académie, ensuite à la Chapelle du Vertbois. Bien sûr, au cours des années, il y aura quelques changements dans la composition du groupe. En 1955, l’altiste Paul Lambert, médaillé de la classe de Henri Koch, succède à Louis Poulet. Le violoncelliste Charles Bartsch cède le pupitre à Eric Feldbusch (virtuose et compositeur de grand talent, futur Directeur du Conservatoire Royal de Bruxelles) puis à Georges Mallach (actuellement violoncelle-solo à l’orchestre de R.T.L.) enfin, en 1961 à Joseph Wagener.

Mais ces changements n’entament en rien le but initial des fondateurs, Henri Koch et Louis Poulet : servir au mieux la musique de chambre.

Interviennent également le présentateur, Madame Alice Bosman, succédée par Jean Servais, et Monique Pichon qui tient la partie de piano.

Le Quatuor Municipal est l’unique organisateur et programmateur de ces concerts, qui se donnent à raison de dix-huit séances annuelles, divisées en deux cycles, entre les mois d’octobre et mars. Tout cela dans une ambiance chaleureuse et proche d’un public très fidèle.

Il est vrai qu’il faut profondément aimer la musique pour, après une semaine déjà surchargée, sacrifier la ‘sacro-sainte’ grasse matinée dominicale afin de servir au mieux un genre musical encore peu apprécié du grand public. Sans compter les nombreuses heures de répétitions, car le quatuor n’est pas une forme des plus aisées à mettre au point !

Il suffit de regarder d’un peu plus près les programmes présentés ! La première saison débute sur les chapeaux de roue : pas moins de quarante-six œuvres, dont l’intégrale des quatuors à cordes de Beethoven. Et les saisons qui suivent sont du même gabarit !

A partir de 1963, un thème sera choisi pour chaque cycle. Le public pourra donc entendre, pendant les saisons :

      • 1963-64 :
        l’intégrale des quatuors de Beethoven.
      • 1964-65 :
        les quatuors de Haydn et les œuvres à clavier de Brahms.
      • 1965-66 :
        les quatuors et quintettes de Mozart et des romantiques allemands.
      • 1966-67 :
        la musique de chambre de Boccherini et des compositeurs français, de Couperin à Jean Françaix.
      • 1967-68 :
        les œuvres de Schubert et de la famille Bach.

Pendant dix-huit ans, Henri Koch va faire partie du Quatuor Municipal de Liège. Lui et ses partenaire vont, grâce à leur ténacité et à leur amour désintéressé de la musique pure, initier un large public aux beautés de la musique de chambre, mais aussi offrir aux liégeois de nombreuses créations ainsi que la redécouverte de bon nombre d’œuvres tombées dans l’oubli.

Chaque saison met un point d’honneur à programmer plusieurs œuvres belges. On redécouvre ainsi des pièces de César Franck, Vieuxtemps, Grétry, Pieltain… et on découvre les partitions nouvelles de Marcel Quinet, Fernand Quinet, René Defossez, Emile Mawet, Michel Leclerc, Eugène -Sébastien Monseur, Louis Lavoye, Victor Legley, Jean Absil, Eric Feldbusch, Joseph Jongen, Léon Jongen, Sylvain Vouillemin, Jean Rogister, Berthe Di Vito Delvaux…

Il ne faut pas croire qu’il n’y a de concerts que le dimanche matin. Le Quatuor Municipal voyage aussi régulièrement, pour se produire dans tout le pays et hors -frontières, afin d’étendre ce mouvement en faveur de la musique de chambre.

Mais pourquoi ne pas laisser la parole quelques critiques ?

…La séance de ce dimanche fut de celles-là où les auditeurs et exécutants vivent, sans conteste, en communion avec la pensée du Maître, les états par lesquels elle passe, si contradictoires, si poignants ou si détendus. Mme Gilbart ayant préparé l’assistance à l’audition du 13ème quatuor opus 130 de Beethoven, les quatre de notre quatuor municipal se livrèrent à une exécution concentrée sur sa signification musicale même. L’esprit tendu, la volonté soumise à l’idée et les moyens techniques à la tâche entreprise, rien ne vient soustraire exécutants et auditeurs à la pénétration de cette œuvre de beauté. Elle s’opéra dès l’emprise des impératifs du 1er mouvement, brefs, entrecoupés d’irruptions de traits alertant la virtuosité des artistes, les sentiments des écouteurs. Il serait vain, il ne serait pas indiqué de tirer de cette audition des exécutions plus particulièrement que d’autres. De grande unité, de mêmes dispositions, l’on écouta les six mouvements, tous empreints de leur caractère propre. Les exécutants ont droit à des félicitations et à un grand coup de chapeau. Ils furent magnifiques.

(L.Lavoye – La Meuse – Liège – 23.2.1958)

L’annonce de la présence du Quatuor Municipal de Liège au concert de Midi était pour l’auditeur la garantie d’un concert intéressant. On connaît, en effet, non seulement la valeur individuelle des artistes qui en font partie, mais aussi les qualités de leur ensemble. Les sonorités s’accordent admirablement (…) Le quatuor donnait en début de séance le quatuor en fa majeur op. 59 n°1 de Beethoven, œuvre qui ne demande pour ainsi dire que des sonorités discrètes où quelque fortissimi ne semblent exister que pour faire ressortir davantage la délicatesse des formules. Les artistes nous firent apprécier jusque dans ses moindres détails cette composition aussi difficile que belle. Elle était suivie de la première audition, à Bruxelles, de Prélude et chaconne pour quatuor à cordes, de Joseph Jongen. C’est un mérite pour le quatuor municipal de Liège de nous l’avoir fait connaître, et de l’avoir exécutée avec sensibilité et maîtrise.

(Bruxelles)

Le quatuor municipal de Liège a donné, au centre d’art d’lxelles, une séance de musique de chambre des plus réussies. Composé de quatre instrumentistes de valeur, ce groupement, un des meilleurs parmi les ensembles belges similaires, s’est distingué par une exécution soignée. Outre leurs qualités personnelles et de chambristes (nul n’ignore la part importante que prend ce groupement aux concours de quatuors internationaux que la ville de Liège organise périodiquement), ces artistes ont le précieux privilège de jouer sur un quatuor d’instruments émanant du luthier Gaggini (1er prix lutherie 1957). Ce précieux privilège, nos musiciens l’ont mis au service de la musique, réalisant une audition d’une homogénéité rarement entendue. Les œuvres exécutées, op. 3 de Haydn, n°5 op 18 de Beethoven, en ré mineur, op. post. de Schubert, bénéficièrent ainsi d’une remarquable interprétation et l’auditoire, charmé, manifesta chaleureusement son contentement.

(Z. Ixelles)

(…) Outre les qualités interprétatives de ces instrumentistes, on peut louer sans réserve leur probité technique et surtout leur sens de la musique de chambre. Chacun d’eux est réellement au service du texte, et sa pensée est constamment liée à celle de ses partenaires.

(M.V Bruxelles)

C’est également dans le cadre des “Concerts du Dimanche Matin” que Henri Koch se fait entendre, régulièrement accompagné au piano par Monique Pichon, dans les grandes sonates du répertoire : Beethoven, Brahms, Schubert, Lekeu, Franck… Le Quatuor Municipal participe aussi pleinement à un événement international qui, chaque année, fait de la ville de Liège la “capitale mondiale du quatuor” : le Concours International de Quatuor.

Quatrième variation : le “Concours international de Quatuor”

C’est avec l’appui de Paul Renotte, Echevin des Beaux-Arts de la Ville de Liège, et la collaboration du Quatuor Municipal que Louis Poulet va mettre sur pied ce concours d’un genre tout à fait nouveau, du moins en Europe.

Son objectif principal est double. A la fois, enrichir la vie musicale liégeoise d’une institution à caractère international et faire mieux découvrir encore une des expressions musicales les plus pures. Le projet est d’envergure car il s’agit d’un triple concours. D’abord, la composition d’œuvres nouvelles pour quatuor à cordes, ensuite l’interprétation et, enfin, la lutherie, à raison d’une épreuve distincte par année.

En ce qui concerne le concours d’interprétation, aucun gros problème ne se pose. Chaque groupe présent un programme précis devant un jury. Mais comment pouvoir juger équitablement des œuvres inédites inconnues, et des instruments nouveaux, si ce n’est en les entendant? C’est bien là où le Quatuor Municipal se montre le principal artisan des épreuves de composition et de lutherie.

Après plusieurs mois de préparation, et de travail intensif, la première session de composition, qui a lieu en septembre 1951, obtient un succès qui dépasse toutes les attentes. Le jury reçoit les partitions de cinquante-cinq quatuors, provenant de treize pays différents ! Les épreuves ont lieu, chaque année, durant septembre, au Musée des Beaux-Arts, au Château de Wégimont et ensuite au Conservatoire et à la Chapelle du Vertbois. Mais, rien de tel qu’un témoignage de l’époque :

…Le premier concours international pour quatuor à cordes a eu un succès retentissant. Si l’on songe au nombre considérable de compositeurs qui ont répondu à cet appel (55), au bref délai qui leur était accordé pour présenter une œuvre inédite et inconnue du public (4 mois), au fait que 12 pays participèrent ainsi à ce concours, il est aisé de définir la portée d’une telle entreprise (…) Une tâche écrasante attendait cependant les musiciens du Quatuor municipal de Liège (Mrs Henri Koch, Louis Poulet, H.E Koch, Eric Feldbusch) et les membres du jury (Mrs QUINET, ABSIL, DEFOSSEZ) : lire, en 3 mois, 55 partitions, les exécuter, les enregistrer, les juger.
Dès le 1er juillet, chaque instrumentiste avait reçu sa partie à travailler ; du 1er août au 1er septembre, eut lieu le travail en commun à raison de 6 à 7 heures par jour, dimanches compris : premières lectures alternaient avec mises au point. Chaque œuvre fut ainsi l’objet d’un travail approfondi : les enregistrements qui en furent faits, au cours de ce mois, et qui sont conservés au secrétariat du concours, à titre de témoignage, en font foi.
Les 5 et 6 septembre, eut lieu, à huis-clos, une première épreuve éliminatoire dont le procès-verbal, révèle la scrupuleuse méthode.
(…) De cette première épreuve éliminatoire, 13 quatuors avaient été retenus par le jury ; ils furent exécutés en séances publiques du 26 au 29 septembre. C’est le 1 octobre, au cours d’une séance solennelle, rehaussée par la présence de S.M. la Reine Elisabeth, que le jury eut à se prononcer pour le classement des 4 partitions reconnues les meilleures.

(Suzanne Clercx, Le concours international pour quatuor à cordes, 1951)

Lors des différents concours de composition, le Quatuor Municipal aura à déchiffrer jusqu’à 111 partition inédites et, souvent, d’une grande difficulté technique. Et là, les quatre membres du groupe font preuve d’une extraordinaire faculté de déchiffrage due, en partie, à l’excellent enseignement du solfège au Conservatoire Royal de Liège qui les a formés. Un tel concours pourrait-il encore avoir lieu aujourd’hui ?

Lors des sessions “lutherie”, organisées grâce au précieux concours du Maître luthier liégeois, Jacques Bernard, c’est leur grande facilité d’adaptation qui est mise en lumière car ils doivent jouer, chacun, sur parfois plus de trente instruments différents. Lisons plutôt.

…Depuis dimanche, ont lieu les secondes épreuves éliminatoires. Elles se déroulent dans la salle du Musée des Beaux-Arts, les lundi, mardi et mercredi, à 10h et 20h ; elles se poursuivent à la cadence de trois quatuors par séance. Des trente quatuors écoutés à la première épreuve, 21 ont été retenus pour la seconde.
Les membres du jury, section sonorité, par souci d’objectivité, écoutent du fond de la salle IV et derrière un rideau. Le jury section lutherie, est à l’autre bout de la salle, mais en vue de tous. Afin de n’informer aucun juré, il a été décidé de ne point révéler la devise des instruments. Une lettre alphabétique seulement les distingue les uns des autres. Il faut rendre hommage à cette objectivité, et à cette conscience des membres des jurys.
Et comment ne pas rendre hommage aussi aux exécutants, M.M Henri Koch, premier violon, Emmanuel Koch, second, Louis Poulet, alto et Eric Feldbusch, violoncelliste ? Comprend-t-on suffisamment l’ampleur de leur tâche et les difficultés qu’elles entraînent ? A-t-on jamais vu un soliste, par exemple, se produire dans un concert ou à un concours avec un instrument qu’il n’a pas travaillé au moins – et c’est un strict minimum – six mois ?
Or, les quartettistes du concours doivent continuellement s’adapter à chaque nouvel instrument. C’est un véritable tour de force qui mérite la plus vive admiration et les plus sincères encouragements.
Après avoir joué trente fois la première partie du quatuor n°1 de Haydn et l’andante cantabile du quatuor n°16 de Beethoven, au Domaine Provincial de Wégimont, ils font entendre maintenant 21 fois, au Musée des Beaux-Arts, l’adagio affetuoso et appassionato du quatuor n°1 de Beethoven, le scherzo andante-allegretto du quatuor n°4 de Beethoven et le presto du quatuor n°1 de Schumann.
Aux épreuves finales du jeudi 19 et du vendredi 20 septembre, les quartettistes donneront le quatuor de Claude Debussy.

(I. de G. – Gazette de Liège – 17.9.1957)

Comme on peut s’en rendre compte, l’organisation et la réalisation d’un tel concours ne sont pas une mince affaire, mais le jeu en vaut la chandelle car, dès les premières années, il va connaître un retentissement international. Et, très vite, la ville de Liège va prouver, sans conteste, qu’elle mérite bien le titre de “Capitale du quatuor”.

Le concours va s’honorer du haut patronage de Sa Majesté la Reine Elisabeth de Belgique, qui assistera, d’ailleurs, à plusieurs épreuves.

Le jury réunit des sommités du monde musical international dont, entre autres, Fernand Quinet (Belgique), Witold Lutoslawsky (Pologne), Hans Erich Apostai (Autriche), Jacques Chailley (France), Latochensky (U.R.S.S.), Jean Absil, Victor Legley…

Il va nous faire découvrir de nouveaux compositeurs de talent : Grazyna Bacewicz (Pologne) en 1951, Elliott Carter (U.S.A) en 1953, Manfred Kelkel en 1956, Giorgio Ferrari (Italie) en 1962…, des interprètes de haut niveau : le Quatuor Parrenin (Paris) en 1952, le quatuor Vlach (Prague) en 1955, le quatuor Bartok (Roumanie) en 1964… et des luthiers reconnus, maintenant, mondialement : Jean Bauer (France) en 1954, Pierre Gaggini (Nice) en 1957, Jean Petitcolas (Paris) en 1960, Bohumil Bucek (Tchécoslovaquie) en 1963, Rocchi (Italie) en 1966…

Pendant plus de quinze ans, Henri Koch va participer activement à la réussite de cette entreprise originale, tant au sein du Quatuor Municipal que faisant partie du jury pour la session interprétation.

***

Ainsi, approchant de la cinquantaine, alors qu’il pourrait un peu se reposer sur des “lauriers” bien mérités, Henri ajoute encore une activité à son emploi du temps déjà trop chargé !

Ce n’est, certes pas, par “arriviste”. Arrivé, il l’est déjà depuis des lustres ! Il n’a plus rien à prouver à quiconque ! Mais pour une raison toute simple, évidente pour qui le connaît un peu : il aime, il adore même son métier (si l’on peut appeler “métier” tout ce qui touche au domaine artistique).

Lorsque, un jour, le directeur du Conservatoire, inquiet de le voir, en plus de ses activités au sein de l’Orchestre de Liège, du Quatuor Municipal, de ses cours au Conservatoire, donner des récitals un peu partout en Belgique, lui dit “Mais, Monsieur Koch, vous allez vous faire cre… !”, sa réponse est immédiate : “Monsieur le Directeur, je joue en soliste parce que donner des récitals ou interpréter des concertos est ma vraie raison de vivre. Cela ne me fatigue pas, parce que j’aime ça !” Le Directeur n’a pas insisté !

Il est vrai qu’il est “infatigable” notre Henri. Il a beau se coucher à des heures impossibles, donner parfois – et même souvent – plusieurs concerts différents en une même journée, chaque matin, il est à son pupitre de Konzertmeister, cinq minutes avant les autres, toujours en pleine forme et de bonne humeur. Comme il Ie dit si bien, faire ce que l’on aime ne fatigue jamais !

A ce sujet, ses élèves se souviennent d’une petite anecdote. Si Henri Koch est plus que sérieux quand il s’agit de travailler, il aime aussi s’amuser et n’est jamais le dernier à “raconter une bonne blague”. Aussi, après un concert donné en compagnie de ses élèves, accepte-t-il volontiers d’aller fêter cela devant une bonne table. Sortie qui le fait rentrer chez lui aux aurores ! Tous ses élèves parient qu’il ne sera pas en forme pour donner cours à 9 heures du matin. Pari perdu ! Car, non seulement il est en pleine forme mais, prenant son violon, avec un petit air narquois, il leur fait faire, en sa compagnie, deux heures de gammes et exercices qui les achèvent littéralement ! Après quoi, tout guilleret, il part répéter avec l’Orchestre de Liège !

Quoi qu’il en soit, il se réserve tout de même quelques jours de “vacances”, passés le plus souvent en famille, à Esneux, dans la petite maison qu’il vient d’acquérir au bord de l’Ourthe. Maisonnette qu’il a baptisée avec l’humour qu’on lui connaît : Mi Dièse.

Il peut ainsi un peu “respirer”, en pêchant ou en faisant de longues promenades à travers la campagne environnante. Sans oublier les gammes et arpèges du matin ! Il faut bien garder la forme !

L’achat de la première voiture lui permet aussi de visiter, dans les moindres recoins, son pays qu’il aime tant. Avec une attention toute particulière pour les sites historiques et les relais gastronomiques ! Car si, avant un concert, il ne peut presque rien avaler tant sa concentration est intense, il se rattrape lorsqu’il a quelques jour de liberté et se montre fin gourmet.

Mais il ne faut pas s’imaginer Henri Koch au volant ! Il y a comme incompatibilité d’humeur entre notre artiste et la mécanique. Il a bien essayé, mais la carrosserie ne s’en est pas remise! C’est donc Emma, son épouse toujours intrépide, qui apprend à conduire, à près de cinquante ans, à une époque où la voiture n’avait pas encore le succès d’aujourd’hui. Cela vaudra, d’ailleurs, quelques équipées mémorables !

Incompatibilité d’humeur aussi avec tout ce qui touche, de près ou de loin, au domaine strictement matériel et administratif. En témoigne ce début de lettre qu’il reçoit de Fernand Quinet.

5 février 1968

Cher Monsieur Koch, Je sais ce qui s’est passé… Depuis Noël, chaque jour, vous aurez dit à Madame Koch ; “Emma, demain, je dois écrire mes cartes de visite pour le Nouvel An. Il faut me le rappeler” -Le lendemain vous aurez pensé à autre chose. Corvée pour corvée, autant la remettre au lendemain. Les vacances terminées, à l’orchestre comme au conservatoire, vous aviez autre chose à faire. Et un beau jour, vous disant: “La prochaine fois, on ne m’aura plus”, au début février, vous vous êtes dit : “J’ai une soirée de libre et je vais en profiter pour envoyer mes cartes de visite pour le Nouvel An de 1969 ! Ainsi, Je ne serai plus en retard.” J’ai donc bien reçu vos bons vœux à valoir pour 1969 et je vous adresse ici mes souhaits réciproques (…)

Heureusement, Emma est là, qui veille, et lui sert en quelque sorte d’ordinateur familial.

Il aime aussi les réunions entre amis, autour d’une bonne table, rue Bassenge. Soirées inoubliables où son talent de “raconteur de blagues”, n’ayant d’égal que son talent artistique, fera s’écrouler de rire toutes les personnes présentes. Sans oublier les “farces et attrapes”, qui l’amusent comme un enfant, et dont il fait provision au moment des fêtes de fin d’année pour amuser ses petits-enfants ! Rien, jamais, ne pourra lui faire manquer le traditionnel Noël familial, ni le concert de Nouvel An, retransmis de Vienne par la télévision.

Mais ces moments de repos sont de courte durée. A peine quelques jours par an, car le manque de scène se fait vite cruellement ressentir.

Pour lui, pas besoin de voyager pour s’évader. Son évasion à lui, c’est la musique, et le tourbillon des concerts reprend, toujours de plus belle.

Comme Berlioz, il a son idée fixe : jouer du violon. Jouer pour son bonheur personnel, mais aussi, et surtout, pour le bonheur du public. Mais pas seulement dans les immense salles capitonnées de rouge aux lustres scintillants ! Il entame, en ces années cinquante, une série de concerts, appelés un peu trop sèchement d’éducation populaire, qui vont le mener dans les usines et les campagnes wallonnes. Concerts destinés à faire connaître la musique dite “classique” à des personnes qui ont rarement l’occasion de se rendre dans les salles de concert (ni, parfois, l’envie !)

Et c’est peut-être là qu’il se sent le mieux ; devant un public sincère et authentique, qui exprime sans arrière-pensée, ni “snobisme mondain”, autant son enthousiasme que ses réticences. Car comme l’a si bien dit Jean Lejeune dans un discours : Il est peut-être aristocratique d’allure, mais aussi “peuple” et vrai liégeois, aimant aussi la plaisanterie et la gouaille.

D’ailleurs, pour Henri, la classification des êtres humains en différentes couches sociales a toujours été, selon son expression, une “vaste foutaise”.

1956 marque encore une date importante dans sa carrière, qui nous amène à voir d’un peu plus près une autre facette de son talent.

Cinquième variation : Henri Koch en sonate

En juillet 1956, il enregistre, en compagnie du célèbre pianiste André Dumortier, lauréat du Concours Ysaye 1938 (futur Concours Reine Elisabeth), les sonates de Franck et Lekeu. Deux monuments du répertoire belge.

Ce n’est pas vraiment nouveau pour Henri car on lui doit déjà un des premiers enregistrements de ces œuvres, gravé pour la firme Polydor vers 1927, avec Charles Van Lancker au piano. Il connaît également le pianiste André Dumortier. C’est avec lui qu’il participa, en juillet 1939, au concert d’inauguration de la Chapelle Musicale Reine Elisabeth.

…La sublime sonate pour violon et piano de César Franck trouva en M.M Henri Koch et André Dumortier, lauréat du concours international Eugène Ysaye 1938, des interprètes d’élite. Ils en rendirent, avec une belle fermeté d’accent et un élan admirablement nuancé, l’emportement et la passion.

(La Métropole – Bruxelles 1939)

Mais lisons plutôt le témoignage du responsable de la firme Decca, concernant l’enregistrement de 1956.

Vendredi 17 août
(…) J’ai tout lieu de me déclarer très satisfait du résultat obtenu. Du point de vue technique, je me suis entouré de toutes les garanties possibles mais n’aurai de certitude absolue que lorsque les exemplaires commerciaux seront sortis ; je crois cependant que cela sera bon. Quant au point de vue interprétation,je pense que Mr Dumortier et vous, avez réussi quelque chose qui placera votre interprétation dans les “toutes bonnes”. On ne pourra plus désormais parler d’un enregistrement de la sonate de Franck sans citer votre version au même titre que celles de YAMPOLSKY-OISTRACH et CASADESUS-FRANCESCATI.
A mon avis, votre interprétation se situe juste entre les deux au point de vue conception, et je crois qu’elle fera la joie de beaucoup (…) Quant à Lekeu, vous serez la première version L.P. de cette œuvre… On manque donc de points de comparaison. J’ai pu faire entendre votre interprétation de Lekeu à quelqu’un qui a eu l’occasion de l’entendre, plusieurs fois, il y a longtemps, par Cortot – Thibaut, il a trouvé votre interprétation plus valable que la leur dans ce sens que vous aviez compris le sens “mosan” qu’il y a dans cette œuvre, que l’on ne peut “franciser” trop sans la déformer (…)

Géry Lemaire

Comme nous venons de le voir, Henri Koch n’est pas seulement un “soliste”, mais c’est aussi un “chambriste” de grand talent. Et ces deux enregistrements ne sont pas ses seules prestations dans ce domaine, loin de là.

Depuis le premier enregistrement des années vingt, le public a pu l’entendre, à maintes reprises dans ce répertoire. Et avec pour partenaires de grands noms du clavier : Jean Du Chastain, Joseph Delcour, André Dumortier, Marcelle Mercenier, Monique Pichon, Charles Van Lancker.

Il serait impossible d’énumérer toutes les œuvres de ce répertoire spécifique qu’il a interprétées mais les compositeurs belges y ont une place de choix. C’est également avec un programme de sonates qu’il va effectuer, toujours en 1956, une tournée au Congo belge avec Monique Pichon pour partenaire.

Pendant deux mois, ils vont visiter, si l’on peut dire, une région du globe considérée comme enchanteresse en ce qui concerne le tourisme, mais peu propice aux concerts, du point de vue climat. Plus de quarante concerts et enregistrements radio, dans des villes éloignées de plusieurs centaines de kilomètres les unes des autres : Stanleyville, Léopoldville, Coquiatville, Brazzaville, Kamina, Goma, Elisabethville, Bukavu… A une époque où les routes sont plutôt des pistes, et se produisant dans des salles surchauffées où les instruments se désaccordent à chaque instant. Lisons plutôt cet extrait de lettre que Henri envoie à sa famille.

(…) Enfin ! Nous avons un moment de répit ! Ce n’est pas trop tôt ! La vie africaine est une chose absolument unique ! Tout d’abord, atmosphère démoralisante, où l’homme blanc sent tout de suite qu’il n’a pas été fait pour ça ! Tout, ici, est à cent coudées de ce que tu peux imaginer ! Car écrire une lettre est le même problème que jouer un concert ! Le moindre effort se traduit toujours par une transpiration anormale ! Après 5 lignes, les sueurs du front tombent immanquablement sur le papier ! Tu sais très bien que je ne suis pas vite dérouté ! Mais ici, ça dépasse les bornes ! On propose… et le violon dispose ! Tu seras fixée – quand je t’aurai dit qu’au premier concert le vernis du Kaul était imprégné sur ma chemise ! Et ça après dix minute de jeu. Or, ici, tout le monde vit au ralenti. Ça veut dire qu’il est impossible de faire quoi que ce soit l’après-midi. Il ne faut pas bouger. L’organisme est mis à rude épreuve. J’ai essayé de travailler une heure. Eh bien, après 1/2 heure, j’étais absolument transpercé de fond en comble ! Un quart d’heure de repos et je reprends ! Encore 1/2 heure ! mais… ça suffit. J’ai peur d’être absolument vidé pour le récital de ce soir. Ici, on marche sur ses réserves et pas question d’études. Que c’est difficile !

De cette tournée, il rapportera un nombre incalculable d’anecdotes, allant de la charge du rhinocéros sur la jeep, au pied mis imprudemment au beau milieu d’une colonne de fourmis rouges, ce qui provoque une danse tyrolienne endiablée, à la grande joie du Gouverneur qui assiste au “spectacle”.

Mais ses meilleurs souvenirs se rattachent surtout aux quelques liégeois rencontrés aux détours des concerts, avec lesquels il se sent un peu “chez lui” car sa ville lui manque beaucoup. C’est dans ces circonstances qu’il retrouve une de des premières “médailles” du Conservatoire : Marcelle Labeye. Et quel plaisir, après toutes les réceptions officielles auxquelles il faut assister, de pouvoir savourer, chez des compatriotes, une bonne “fricassée au lard comme à la maison”.

***

L’année 1957 ajoute, de nouveau, une nouvelle occupation à notre “infatigable”. Depuis sa rencontre avec Géry Lemaire qui, outre ses responsabilités à la firme Decca, est aussi chef d’orchestre, une idée grandit dans leur esprit à tous deux. A ce moment, en Wallonie, il n’y a pratiquement pas d’orchestre de chambre. Pourquoi ne pas en créer un ! Et, comme instrumentistes, engager des “solistes”.

Aussitôt dit, aussitôt fait. La fin de l’année voit la naissance du groupe les Solistes de Liège.

La direction est assurée par Géry Lemaire, le Quatuor Municipal (H. Koch, E. Koch, P. Lambert, G. Mallach) en forme le noyau de base et viennent s’y ajouter des musiciens sortis brillament du Conservatoire de Liège : Charles Jongen, Alfred Abras, Nadine Vossen, Michel Jenot, Edgard Grosjean, Lucette Piron, André Antoin , Melchior Wéry, André Havelange… Une quinzaine d’exécutants environ.

Monique Pichon tient la partie de clavecin et se charge de la réalisation des basses chiffrées de nombreuse œuvres inédites qu’ils vont programmer. Car l’une des caractéristiques de cet ensemble est le soin apporté à la constitution des programmes, où figurent de nombreuses créations qui vont familiariser l’auditeur avec des noms encore peu connus ou méconnus : Jean-Noël Hamal, Willem De Fesch, Carl Stamitz, John Garth, Pierre Van Maldere, Bernardo Pasquini, Jean Absil, Michel Leclerc… De même pour plusieurs œuvres d’Antonio Vivaldi, grâce à la collaboration du Cercle Vivaldi qui fournit les manuscrits inédits du Maître vénitien.

Dès le départ, les organisations les plus diverses font appel à eux afin de participer à l’élaboration de leurs programmes car l’une des particularités de cet ensemble, composé de solistes, est d’avoir la possibilité quasi infinie de varier sa structure, chaque instrumentiste pouvant, tour à tour, jouer en soliste ou dans le tutti. Ainsi, tout le répertoire, tant baroque que classique ou moderne, peut être abordé.

Les Solistes de Liège © DR

Très vite, une importante discographie se constitue. Pour ne retenir que les enregistrements auxquels Henri Koch participe comme soliste :

– Vivaldi : Concerto en mi mineur op. 1 n°2 pour violon et cordes, Il Favorito.
– Vivaldi : Concerto grosso en si min. op. 3 n°10 pour 4 violons et cordes (avec E. Koch, Ed. Grosjean, N. Vossen).
– Vivaldi : Concerto en ut maj. pour 2 violons, hautbois et cordes (avec E. Koch et A. Antoine).
– Vivaldi : Concerto grosso en ré min. op. 3 n°11 pour 2 violons, violoncelle et cordes (avec E. Koch et G. Mallach).
– Lekeu : Adagio pour cordes et orchestre (avec P. Lambert et G. Mallach).

La presse témoigne abondamment de leurs succès.

…Ce programme de valeur rencontrait, ajoutons-le, des interprètes de premier ordre: “Les Solistes de Liège”. Ce groupe, en effet, dont chaque élément peut se réclamer d’un talent de virtuose, est un “tout” d’une homogénéité extraordinaire. On pourrait chercher en vain, une bavure, une hésitation, une déficience. Au contraire, un équilibre partout présent : dans les possibilités techniques, dans la dépense sonore, dans l’expression…

(S.V E Libre Belgique – Bruxelles)

Les Solistes de Liège peuvent désormais être comparés aux ensembles similaires de classe internationale. Il ne dépendra que du public et des circonstance , qu’ils prennent place parmi eux.

(M. Doisy)

… On ne devrait pas discourir des Solistes de Liège ; on devrait résumer : voyez-les et entendez-les.

(Dernière Heure – Stavelot – Août 1960)

Enfin, une lettre du chef d’orchestre italien Angelo Ephri kian, qui a dirigé l’ensemble dans Juditha Triumphams de Vivaldi au gala européen de Bruxelles.

Treviso, 18.10.1958

Cher Monsieur,
Avant de quitter Bruxelles, j’ai écouté la bande de “Juditha” à la radio. C’est un bon travail, dans lequeI j’ai retrouvé les accents de la vie vivaldienne. Permettez donc, cher Monsieur, que je me félicite avec vous et vos camarades pour l’enthousiasme, la musicalité, la cohésion qui nous donné la possibilité d’une exécution si vivante. Je suis heureux que toute la presse, unanime, ait reconnu les qualités de cet ensemble qui, en plus, a appris de son “Konzertmeister” I’art d’être exceptionnellement sympathique !
A vous, cher Monsieur, et à toute la famille Koch, mon affectueux souvenir.

Angelo Ephrikian

C’est aussi à la tête de cet ensemble qu’il va retrouver la ville de Stavelot, qui vient de créer son célèbre festival et connaît Henri Koch depuis déjà de nombreuses années. Dès 1927, on le voit régulièrement au programme des Concerts Micha. Depuis le 29 avril 1927 exactement, chaque année, il donne plusieurs concerts dans la ville abbatiale jusqu’en 1939, date à laquelle il fonde avec les amis d’Octave Micha, le concours de violon Prix François Prume que va remporter Arthur Grumiaux.

Seule la période de la guerre empêcher ce rendez-vous fidèle avec les stavelotains et en 1958, il devient citoyen d’honneur de cette ville.

(…) Mr Koch, qui est professeur au Conservatoire de Liège, a donné plus de quarante concerts sans cachet ; le premier de ces concerts eut lieu le 18 septembre 1928, il a trente ans. Mr Koch a fait pour Stavelot une propagande énorme dans les milieux artistiques où il évolue (…)
Notre ville s’honore elle-même à rendre cet hommage à l’un des plus grands musiciens de notre époque.

(Conseil Communal – bulletin de Stavelot – 1958)

Il ne se passera donc pas un Festival sans la participation de Henri Koch et des Solistes de Liège où ils accompagnent également d’autres solistes : Arthur Grumiaux, Jean-Pierre Rampal, Ruggiero Ricci, Jules Bastin, Andor Foldès…

La “semaine d’Art” de Stavelot s’est brillamment terminée par la première audition en Belgique de l’Ensemble Koch (Liège) dans un concert Vivaldi-Bach, musique pure s’il en fut. Formant un ensemble remarquable par sa musicalité, Henri Koch et ses partenaires – ils sont treize – se produisirent d’abord dans des concertos de Vivaldi : en ré majeur pour orchestre, en sol mineur pour hautbois, en ré mineur pour alto, en sol mineur pour violon et en ré majeur pour violoncelle. Les solistes, Mrs A. Antoine, P. Lambert, E. Koch, E. Feldbusch, collaborant étroitement avec l’orchestre cohésif et équilibré. Henri Koch joua ensuite le concerto en mi mineur “II favorito” pour violon et orchestre, œuvre de grande virtuosité, dominée toutefois par l’expression. Interprétation caractérisée par la noblesse, la profondeur, l’élégance, l’émotion. Le concert se terminait par le “concerto pour deux violons et orchestre” de J.S Bach, dont Mrs Henri et Emmanuel Koch furent les solistes, présentant une parfaite similitude de conception, de sensibilité, de maîtrise technique. L’auditoire réserva un chaleureux succès à l’Ensemble Koch qui mérite les plus vifs encouragements.

(S.V.E Libre Belgique – septembre 1957)

(…) Les Solistes de Liège ne sont plus à présenter pour qui s’occupe un tantinet de musique ; c’est là un des meilleurs ensembles du pays. On n’analyse pas la perfection. C’est pourquoi nous en arrivons à plaindre le critique musical qui se retrouve en cette occasion devant une feuille vierge : lorsqu’il aura écrit le mot parfait, il aura tout dit des Solistes de Liège.

(…) Quant à M. Henri Koch, il reste pour nous l’incarnation de l’âme d’artiste ; ce ne sont pas des doigts ni un archet, mais c’est un cœur qui s’extériorise par “l’âme du violon”. Là, pour Henri Koch, notre admiration peut paraître outrancière ou dithyrambique, mais la qualité d’un artiste de cette taille ne se traduit pas par quelque qualificatif. C’est dans le délire des applaudissements que se termina cette dernière réunion de ce deuxième festival de Stavelot.

(Gazette de Liège – 1958)

Si Henri joue en compagnie des plus grands solistes, il n’en oublie pas pour autant les personnes qui aiment la musique mais qui n’ont pas eu la possibilité d’en faire leur métier, en un mot : les amateurs. Aussi, en 1960, accepte-il la direction de la Société Royale du Cercle des Amateurs de Liège, qui existe depuis plus d’un siècle et à la tête duquel l’ont précédé d’autres grands noms de la vie musicale liégeoise : Oscar Dessin, Léopold Charlier, Maurice Dambois, Hector Clockers.

En chef dévoué mais exigeant, il va préparer l’orchestre, à raison d’une répétition par semaine, aux trois concerts annuels donnés à Liège mais aussi lui trouver d’autres engagements dans la province et organiser des concerts de musique de chambre.

Les solistes invités à participer à ces concerts ne sont pas des moindres : Jeanne-Marie Darré, André Dumortier, Emmanuel Koch, Augustin Dumay, Ruth Geiger, Michèle Boussinot, Eric Feldbusch, Louise Laloux, Louis Devos, Hector Clockers…

Quant aux programmes, ils sont “solistes” : symphonies de Beethoven, Franck, grands concertos du répertoire, œuvres avec chœurs…

(…) Henri Koch nous a déjà prouvé ses dons de conducteur en dirigeant dernièrement une des Béatitudes de César Franck, comme en soutenant avec opportunité ses élèves aux concours supérieurs du conservatoire. Il a, pour ce concert, stimulé le zèle des “amateurs” et la prestation de la phalange témoigne d’une importante préparation. Les soins du chef s’étendent d’ailleurs au solistes dont il conduit les phrases avec une sollicitude évidente.

(Dernière Heure – 15.2.1961)

Et, pour ne pas faire de jaloux, comme il réside souvent à Esneux durant l’été, il s’occupera aussi pendant plusieurs années du Cercle des Amateurs de cette ville, avec le dévouement qu’on lui connaît. Mais toute cette activité ne l’éloigne pas de son violon. Ce n’est pas parce qu’il pratique la direction d’orchestre qu’il lui est infidèle. Comme si il avait le pouvoir de démultiplier les heures, il continue toujours les récitals, le quatuor, l’orchestre, l’enseignement…

Il aime à ce point le violon qu’il s’intéresse également à son aspect “technique” et à sa construction. Aussi va-t-il collaborer avec Fernand Daces, électronicien, professeur à l’Institut Montefiore de Liège, qui fait des essais sur la Théorie électro-acoustique du violon. C’est à lui que l’on doit la mise au point d’un archet en métal encore utilisé à l’heure actuelle. Plusieurs heures par semaine, pendant près de trois ans, il va se pencher sur des problèmes d’acoustique, jouer sur des “caisses à cigare” qui, seules, permettent les calculs de probabilité, afin de pouvoir, éventuellement, améliorer encore la sonorité des instruments et, partant, aider les luthiers.

 En juin 1968, une nouvelle situation se présente à lui. Il va avoir soixante-cinq ans et l’âge fatidique de la “pension” est là. Selon la loi administrative, il doit quitter l’enseignement. C’est l’occasion pour ses nombreux collègues et amis d’organiser une “petite” fête en témoignage de leur admiration et de leur sympathie.

La salle de réception croule sous le nombre car, des amis, il en a, et beaucoup. Certains sont même venus de l’étranger pour le fêter. Il y a de multiples discours en son honneur, tous venant du plus profond du cœur. Même la presse s’en mêle…

Le violoniste Henri Koch quitte le Conservatoire Royal de Musique de Liège, atteint par la limite d’âge. L’école liégeoise du violon perd l’un de ses plus grands professeurs. Le 21 juin dernier, il accompagnait devant le jury son dernier élève : Richard Assayas, qui obtint le diplôme avec distinction. Si Henri Koch abandonne la charge d’enseigner, il n’en continuera pas moins de diriger le Cercle Royal musical des Amateurs de Liège et d’Esneux et d’être le violon-solo de l’Orchestre de Liège et du Quatuor Municipal. Le prestigieux violoniste qu’est Henri Koch n’est donc pas perdu pour la musique liégeoise. Déchargé des cours du conservatoire, il pourra mieux s’adonner encore à la pratique de son art pour la plus grande gloire de la brillante école qu’il représente et dont la renommée fut immense de par Ie monde.

(La Meuse – 1.7.1968)

Mais le héros du jour, très ému, reste modeste.

On exagère tout ce qu’on dit sur moi. J’ai fait tout bonnement ce que je devais faire. J’ai eu une vie en or parce que j’ai fait de la musique et que j’ai toujours eu des amis.

(La Meuse – juillet 1968)

En témoigne cette lettre.

Liège, le 11 juin 1968.

Mon cher Koch, Je me suis joint, évidemment, aux nombreux amis qui ces jours-ci, vous témoignent des sentiments qu’ils vous doivent, selon l’invitation qui leur a été faite. Ils ont vécu avec vous dans une intimité que je n’ai pas connue, nos occupations en ayant décidé autrement. Mais du fait de nos communautés d’existence, spirituelles et musicales, tendues vers les mêmes fins il y a, il y eut toujours entre vous et moi, des affinités de nature telle qui nous rapprochent bien mieux et bien plus que des extériorités si spectaculaires qu’elles soient. C’est donc le musicien qui, ici, s’adresse à un autre musicien, l’artiste épris de ce qui émeut dans l’accomplissement de sa tâche à son confrère en idéal vivant la sienne de même intensité et sincérité ; et qui éprouve le besoin de vous dire plus dans l’admiration qu’en une affection, non feinte pourtant, tout ce qui nous lia l’un à l’autre. Mes souvenances vont du jour où vous avez eu votre médaille pour le violon, à certain récital que vous donnâtes, rue de la Cathédrale, au premier étage d’un maison où le cercle athlétique tenait ses réunions, le concerto de Brahms vous attirant, vos mouvements de virtuose impatients de prendre forme et sens ; et aussi, de tout ce que me disaient de leur professeur vos lauréats en leur jeu, en leurs acquisitions… aux concours du conservatoire.
Aujourd’hui, un grand espace de temps écoulé, c’est LAVOYE mon cher Koch, qui vous dit “bravo”. Que belle fut votre vie et que sont vivaces en moi les faits d’ordre musical que j’ai pu réaliser en vous écoutant.
Et, laissant parler mon cœur, je vous embrasse, mon cher Koch, en FA dièse majeur, à la manière de César Franck.

Louis Lavoye.

Mais en réalité, la “pension” ne représente rien pour Henri, ce n’est qu’un mot, un arrêt “légal”

…Oui, c’est “légal”, on est à l’état et on termine à soixante-cinq ans. Mais seulement, cela ne veut pas dire que tout est arrêté. On dit souvent que le pensionné, c’est l’homme qui est sur un banc, avec sa canne, et qui lit le journal. Moi, je ne me rends pas compte de ces choses-là ! J’ai quand même autre chose à faire à côté, je suis encore à l’orchestre, au quatuor et… enfin… je joue du violon. Alors moi, je ne comprends pas bien ce mot “pension”. Je sais que c’est nécessaire et je n’en suis pas fâché, parce que, enfin, je voudrais avoir une vie un peu plus facile, c’est entendu ! Mais rien n’a changé au point de vue artistique pour moi. Absolument rien. En tout cas, j’en jouerai encore du violon ! Bien entendu, quand je sentirai que mes doigts deviennent lourds, et que ça ne me donne plus de satisfaction en ce qui concerne le public, eh bien, on ne m’entendra plus. Mais moi, je jouerai encore du violon. C’est une chose certaine, parce que je ne peux pas m’en passer, c’est tout simple.

(interview radiophonique – juin 1968)

Bien sûr, on va encore l’entendre, son violon, mais bien trop peu car la maladie est déjà là qui fait son ignoble travail. Les 27 et 28 août, il est au Festival de Stavelot, accompagné par les Solistes de Liège dirigés par son fils Emmanuel. Il partage la vedette avec son ami Arthur Grumiaux, dans les concerti pour violon de J.S Bach. En octobre, il joue une dernière fois la sonate de Lekeu, en compagnie de Monique Pichon, dans le cadre des Concerts du dimanche matin.

(…) Ce dimanche 13 octobre 1968, Henri Koch, qui se refusa toujours à quitter notre bonne ville, a donné une interprétation sublime de la sonate de Lekeu. Il nous l’a fait aimer. Avouons-le, il en fallait beaucoup ! Ni l’amitié ni l’admiration que nous portons à H. Koch n’ont aveuglé notre jugement. Ce fut du tout bon violon. Il n’y pas de mot pour qualifier la pureté, le velouté de la sonorité de l’artiste. Nous félicitons affectueusement le violoniste liégeois de son stoïcisme, certes, mais surtout des moments musicaux exceptionnels, du fluide magique dont il gratifia son auditoire enthousiaste. Ce n’est pas sans nostalgie que nous lui disons au revoir et notre espoir consiste à lui voir partager longtemps encore avec son fils Emmanuel la responsabilité des concerts du dimanche matin.

(Etienne-Marcel Mawet)

Il apparaît pour la toute dernière fois devant le public liégeois le 20 décembre 1968, dans des circonstances significatives. D’abord l’endroit : la salle du Conservatoire, qui a si souvent entendu chanter son violon. Ensuite, le programme : la symphonie de César Franck, le cinquième concerto pour violon de Vieuxtemps et I‘ouverture de L’Epreuve villageoise de Grétry, trois compositeurs allons qu’il affectionne particulièrement. Enfin, les interprètes : il dirige le Cercle des Amateurs de Liège, des gens qui “aiment” véritablement la musique, et c’est son fils Emmanuel qui tient la partie de soliste.

L’aggravation de sa maladie l’empêchera, par la suite, de continuer ses activités musicales et détruira également un de ses désirs secrets, s’inscrire à l’Académie des Beaux-Arts.

Dès janvier 1969, ses doigts sont devenus lourds, si lourds, qu’il lui est désormais physiquement impossible de faire résonner encore son violon.

Bien sûr, il est très entouré, soutenu dans cette épreuve par toute sa famille et ses nombreux amis. Supportant avec force et sourire tous les traitements médicaux pourtant très éprouvants. Mais sa plus grande souffrance, elle, est beaucoup plus profonde, plus insidieuse. Il souffre d’un manque de violon, son oxygène à lui, indispensable à sa vie.

Le lundi 2 juin 1969, en fin d’après-midi, il nous abandonne définitivement pour rejoindre un autre monde, peut-être plus mélodieux que le nôtre, en laissant dans le cœur de tous ceux qui l’ont connu un vide incomblé depuis.

Comme il l’avait fait lui-même pour son père, c’est son fils Emmanuel qui l’accompagne de son chant dans son départ vers l’ailleurs, sous les voûtes de l’Eglise Saint-Christophe, comble. Mais il ne faut pas rester sur cette note sombre, cela ne lui ressemblerait guère, lui qui était toujours gai et optimiste.

C’est à Henri lui-même de faire le dernier “bilan” d’une vie si bien remplie…

…Oh ! Eh bien, le bilan, c’est très simple! C’est, qu’en réalité, depuis le début, je vous dirai que j’ai eu de la chance. Je crois que j’ai eu de la chance. Ainsi, la Chapelle Musicale Reine Elisabeth ! Un beau jour, j’étais à Bruxelles, je faisais partie du quatuor. On m’a téléphoné et je suis devenu professeur pendant six ans ! Des choses comme ça, c’est quand même extraordinaire! C’est vrai, quand j’y pense, je suis vraiment heureux de la vie que j’ai pu mener. Ce n’est pas moi qui en ai décidé comme cela, enfin… voilà ! C’est ainsi. Et je suis heureux car j’ai été aidé par ma famille. Ma femme m’a beaucoup aidé, mes enfants ont “bien marché”. Ils aimaient la musique, vous pensez que j’étais bien heureux de cela ! Et le résultat état très bien! Donc, vraiment, je suis un homme heureux.

(interview radiophonique – juin 1968)


En 1972, sous l’impulsion du luthier liégeois Jacques Bernard, ses amis, aidés par la Ville de Liège qu’il avait tant aimée, lui érigent en témoignage de reconnaissance, un buste façonné par le Vicomte de Biolley, non loin de celui d’Ysaye, face au Conservatoire, Boulevard Piercot. Et, un peu plus tard, Liège, en donnant son nom à une rue, fondait ainsi indissolublement et pour toujours l’artiste à sa ville.


Suivent des hommages et des souvenirs de Jacques Bernard, Robert Bleser, Marcel Debot, Eric Feldbusch, Paul Lambert, René Lieutenant et Lambert Paque, ainsi qu’une une liste des sources & documents utilisés pour documenter la monographie. Ces pages sont consultables et téléchargeables dans notre documenta…


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction et iconographie | source : Les amis d’Henri Koch, Henri Koch, l’homme et l’artiste (1989) | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © DR.


Ecouter encore en Wallonie et Bruxelles…

BAUER, Jean (1897 – ?)

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Chaque vie mériterait son roman… Simplement certains romans seraient peut-être moins directement passionnants que d’autres, moins fertiles en événements colorés. Il est par contre des hommes et des femmes qui, à des degrés d’anonymat divers, ont fait de leur vie un véritable roman picaresque, la prédisposant en quelque sorte à servir de modèle à un romancier. Jean Bauer… Vous ne trouverez son nom ni dans le Larousse ni dans les Dictionnaires du Jazz [pourtant si, la preuve plus bas]. Son nom, tranquillement, s’en allait se perdre…
Pas d’enfants , plus de famille…
Poly-instrumentiste doué, il n’a rien fait, il faut bien le dire, qui ait révolutionné le jazz ni qui ait constitué un “must” dans sa catégorie… Il vous dirait lui-même qu’il était trop occupé à vivre que pour perdre son temps à faire des gammes ! Et pour vivre, ça il a vécu ! Grand voyageur, grand séducteur, grand joueur devant l’Éternel, il n’y aura pas besoin d’ajouter beaucoup d’anecdotes piquantes à sa vie pour en faire un roman chatoyant… qui viendra en son temps. En attendant, Jazz in Time vous propose de découvrir, photos à l’appui, un “parcours” musical qui, couvrant à peu près tout le XXe siècle, est lui aussi exemplaire à plus d’un titre. A travers rencontres, déceptions, enthousiasmes, un parcours qui mène en fin de compte de “presque la gloire” à “presque la misère…”

Jean-Pol Schroeder dans Jazz in Time

Jean BAUER est né à Metz en 1897. Originaire d’Alsace-Lorraine, il s’intéresse dès l’enfance aux orchestres de brasserie qui se produisent dans les grands cafés de Metz. Pendant la Première Guerre mondiale, il étudie le violon en autodidacte, alors qu’enrôlé dans l’armée allemande, il est immobilisé sur le front russe.

Après la guerre, il travaille dans l’hôtellerie, à Metz, à Paris – où il découvre le jazz – puis de nouveau à Metz où il commence à animer des bals en petite formation. En 1925, Bauer décide de devenir professionnel et part pour Paris. Il lui arrivera de se produire à la radio avec le violoniste classique belge Henri Koch. Il joue non seulement du violon mais aussi, selon les besoins, du banjo, de la batterie, de la trompette, du trombone et finalement du saxophone qui devient son instrument de prédilection.

Avec quelques musiciens français et belges (notamment Léon Jacob), il forme un petit orchestre, le Virginian Six qui effectuera deux séjours prolongés en Roumanie où il donne un concert privé pour le roi Ferdinand (c’est la première apparition du jazz en Roumanie). Il travaille ensuite à Istanbul au casino Yildish. A la dissolution du Virginian Six, Bauer travaille comme free-lance dans différentes grandes villes européennes : Amsterdam, Bruxelles et surtout Berlin où il séjourne à deux reprises, accompagnant le show de Marlene Dietrich et enregistrant des musiques de film pour la U.F.A.

En 1929, il quitte Berlin en compagnie du saxophoniste belge Oscar Thisse et se produit dans l’orchestre de ce dernier à la Feria de Liège à l’occasion de l’Exposition Universelle de 1930. Oscar Thisse parti, il reprend l’orchestre en mains et lui donne le nom de Rector’s Club. Pendant dix ans, cette formation – dans laquelle on trouve notamment le trombone Albert Brinckhuyzen – connaît un grand succès tant en Belgique qu’en Suisse ou aux Pays-Bas en proposant un répertoire mixte : jazz et variété, et en accompagnant de très nombreuses vedettes (Maurice Chevalier, etc.).

Au début de la guerre 1940-1945, Jean Bauer reprend, à Liège, la direction d’un établissement, le Grand Jeu, où continue à se produire le Rector’s devant une faune étrange où se côtoient les milieux les plus divers (des membres de la Résistance aux agents de la Gestapo !), et où il engage la chanteuse Loulou Lamberty qui avait fait, avant-guerre, les beaux soirs de l’orchestre de Lucien Hirsch. A la Libération, il renonce à assurer à la fois la gestion de l’établissement et la programmation musicale et, en 1947, il quitte provisoirement le métier et part pour le sud de la France.

De retour en Belgique quelque temps plus tard, il reforme un orchestre (le New Rector’s) qui, avec un personnel extrêmement fluctuant (y joueront notamment Raoul Faisant et Eddie Busnello), animera galas et bals divers un peu partout dans le pays pour se fixer finalement au Casino de Chaudfontaine. La crise du jazz (ramené alors à peu de chose dans le répertoire de l’orchestre) et la disparition progressive des orchestres “à l’ancienne”, l’obligent à décrocher pendant la seconde moitié des années 60. Il a continué cependant à enseigner la musique pendant une quinzaine d’années encore.

Jean-Pol SCHROEDER


[INFOS QUALITE] statut : maintenance requise | mode d’édition : transcription (droits cédés), correction et actualisation par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © mesmononkes.be | remerciements à Jean-Pol Schroeder | Pour découvrir plus de détails encore sur Jean Bauer, visitez le blog mesmononkes.be


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SOLBACH, Henri (1917-2007)

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Henri SOLBACH [parfois orthographié Henry] débute à Liège vers 1935 dans des orchestres de danse à coloration jazzy plus ou moins marquée : Jean Wery et ses Ric-Racs, Lucien Hirsch, Gene Dersin, Oscar Thisse. Il retrouvera Oscar Thisse après la guerre puis commencera à travailler en collaboration avec Jean Evrard et Coco Gonda.

Il joue à cette époque du ténor, de la clarinette, du violon, etc. Il ne se spécialisera dans le baryton que plus tard. Pendant les années 50, il travaille avec le pianiste Maurice Simon et surtout dans l’Equipe (Evrard, Gonda) et avec Roland Thyssen (l’orchestre de variété Henri Roland n’est en fait que l’association d’Henri Solbach et Roland Thyssen !). Parallèlement au travail en cabaret, il participe à de nombreuses tournées avec les orchestres de Jean Omer, Robert de Kers, et surtout Eddie de Latte avec lequel il parcourt toute l’Europe. A Barcelone, Solbach travaille avec Xavier Cougat qui lui enseigne la technique des tumbas.

Etant musicien professionnel, à cette époque, il a surtout joué de la variété jazzy, et occasionnellement du middle-jazz. Dans les années soixante, retrouvailles avec le jazz : il entre dans le Jump College. Il mène de front une activité d’artiste-peintre, réalisant des toiles à tendance surréaliste pour lesquelles il obtient plusieurs distinctions. En 1980, il fait partie de deux grandes formations de jazz moderne : Saxo 1000 et Act Big Band. Par la suite, il revient à un répertoire plus traditionnel en se produisant au sein du Jazz de Liège et du Jazz de Wégimont pour lesquels il réalise de nombreux arrangements.

Jean-Pol SCHROEDER


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QUITIN : Eugène Ysaye (1938)

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© collection privée

QUITIN José (1915-2003), Eugène Ysaye – Etude biographique et critique (Bruxelles, Bosworth & Co, 1938), avec une préface d’Arsène SOREIL


Préface de M. Arsène SOREIL

En me demandant quelques lignes de préface, M. ]osé QUITIN aura fourni, du moins, au Liégeois adopté que je suis, l’occasion d’un hommage, très modeste, à la ville que nous aimons.

Dans la cité de GRETRY et d’YSAYE, de DEFRECHEUX, d’Henri SIMON, de MIGNOLET, chacun prend une conscience plus vive et plus exigeante de la communauté spirituelle wallonne. La leçon liégeoise se prend face aux horizons comme devant les œuvres, parmi les chansons, au sein de la foule comme dans l’intimité. Accueil aimable qui est partout. Je songe naturellement, et de préférence, aux contacts liégeois que m’aura valus [sic] le “beau métier”, à la sommation quotidienne qui, des bancs attentifs, monte vers la chaire : sommation de renouvellement, de vie, de clarté. Belle jeunesse avide de recevoir! Elle ne se doute pas que nous aussi nous recevons, et beaucoup, et qu’il y a dans la classe austère, échange et réciprocité de devoirs et de gratitude. Ce qui est tout à fait beau, tout à fait bon, c’est quand il nous est permis d’écouter à notre tour, d’apprendre auprès de l’élève d’hier. Je ne savais d’Eugène YSAYE que ce que tout le monde en sait. Pour avoir eu la primeur du beau travail si informé, si compétent déjà, de M. José QUITIN, j’éprouve le sentiment d’une faveur reçue, reçue de Liège. Je mesure à mon plaisir, le plaisir qu’éprouvera le public wallon et un public plus vaste, celui même, pourquoi pas ? de l’Européen YSAYE.

Je souhaite à ce livre de faire aimer la supériorité vraie, le travail, le désintéressement, l’amitié, la simplicité, la bonhomie. YSAYE, c’est tout cela, et YSAYE, c’est Liège, c’est la Wallonie, une des expressions les plus parfaites que notre petite patrie ait livrées d’elle-même.

Arsène SOREIL


Avant-propos

Avant de commencer cette étude sur la vie et l’oeuvre du grand maître liégeois Eugène YSAYE, je tiens à remercier son fils, M. Gabri YSAYE, qui a mis à ma disposition, avec l’amabilité la plus charmante, non seulement ses souvenirs, mais aussi la magnifique collection de lettres que son père reçut de VIEUXTEMPS, D’INDY, CHAUSSON, DEBUSSY, LEKEU, de combien d’autres encore, avec qui il entretenait d’étroites relations.

José QUITIN


Justification de l’étude sur Eugène Ysaye

Il y a quelques années, encore élève à l’Athénée Royal de Liège, et devant faire à mon tour une causerie sur un sujet librement choisi, j’avais pris comme thème Eugène YSAYE.

Le Maître, qui m’avait connu tout gamin, et avec qui mes parents entretenaient d’amicales relations, fut amusé de mon enthousiasme à son égard et me fournit lui-même quelques indications biographiques.

J’ai repris et développé ce modeste travail d’écolier.

La présente étude, où j’ai mis toute mon affection pour l’homme généreux, tout mon respect pour le grand Liégeois, toute mon admiration pour l’Artiste, je l’ai voulue strictement objective. J’ai relaté sa vie, son caractère, son oeuvre, avec le plus d’exactitude possible. J’ai donné mon avis sincèrement sur les compositions de lui que je connais. je suis sûr qu’il me pardonne, là-haut, mes présomptueuses critiques, car il aimait avant tout la vérité.

José QUITIN


Eugène YSAYE

CHAPITRE PREMIER

Biographie du virtuose.
Son rôle dans la propagation de la musique contemporaine.

Le 16 juillet 1858, naît à Liège, faubourg Sainte-Marguerite, celui dont le nom devait devenir célèbre dans toute l’Europe et les deux Amériques : Eugène YSAYE. Son père, Nicolas YSAYE, chef d’orchestre du théâtre d’opérettes liégeois, le Pavillon de Flore, mieux connu à l’époque sous le nom du propriétaire de l’établissement : Amon RUTH [chez Ruth], est un musicien adroit et avisé. Il sera chef d’orchestre dans plusieurs tournées de la célèbre cantatrice Carlotta PATTI en Amérique.

Quant à la mère d’Eugène YSAYE, Marie-Thérèse SOTTIAU, de santé assez délicate, elle a grand’peine à élever deux enfants aussi turbulents, qu’Eugène et son frère aîné Joseph. Les deux gamins vivent dans la rue. Ce sont d’interminables courses, jeux, batailles entre “bandes” rivales sur la place des Arzis et à travers le faubourg, dont le caractère populaire n’a guère changé depuis lors. Mais cette vie insouciante est interrompue fort tôt. A peine âgé de quatre ans et demi, l’enfant apprend, sous la direction de son père, les premiers rudiments du solfège et, peu après, du violon. En 1866, Eugène YSAYE est admis comme élève au Conservatoire Royal de Liège dans la classe de Désiré HEYNBERG, pour en être expulsé peu de temps après. Les rapports du professeur donnent comme motif : “Cet élève semble manquer de dispositions”. En réalité, Eugène qui n’a que huit ans, est un enfant terrible, qui brosse les cours avec la plus grande désinvolture s’il trouve un partenaire pour une partie de billes.

Après cet éclat, son père le reprend sous sa direction et le fait bûcher ferme.  Bientôt après, Eugène passe un nouvel examen et réintègre le Conservatoire, dans la classe de Rodolphe MASSART. En 1867, il obtient, en partage avec Ovide MUSIN, cet autre grand violoniste, un second prix de violon. L’année suivante, il conquiert un premier prix de violon et un premier prix de musique de chambre. Il est âgé de dix ans !

A cette époque, Eugène YSAYE habite rue aux Frênes, aux limites du populeux quartier d’Outre-Meuse. Son père part en tournée en Amérique.  L’état de santé de la mère s’aggrave pendant son absence et elle meurt en 1869.

Eugène reste seul avec son frère pendant quelque temps. Personne ne s’occupe de lui. Heureusement, le retour de son père l’oblige a reprendre ses études sérieusement. Déjà bien avant cela, Eugène faisait partie de l’orchestre du Pavillon de Flore, ainsi que celui de la Cathédrale Saint-Paul, que son père dirigeait. D’ordinaire, Nicolas YSAYE empochait à la fois son salaire et celui de son fils. Un jour, il s’absente d’une répétition. Pour la première fois de sa vie, le gamin reçoit le prix de son travail et signe le livre du caissier. Très fier de ce geste d’homme, Eugène se laisse entraîner par un ami qui fait miroiter à ses yeux les délices du billard et des pintes [ancien verre à bière, contenant environ un quart de litre. La pinte de bière coûtait à l’époque cinq centimes] de bière du pays, et l’argent se liquéfie…

L’enfant rentre assez penaud a la maison et déclare à son père n’avoir rien reçu. Celui-ci, homme violent et prompt à s’emporter, se rend aussitôt à la Cathédrale.

Accroupi dans un coin de la petite cuisine de sa maison de la rue des Meuniers, Eugène attend anxieusement. Toute sa vie il se souvint du retour de son père, raidi, le vaste chapeau noir sinistrement incliné sur le nez, grandissant à mesure que son fils se courbait et s’écriant d’une voix terrifiante : “Je reviens de Saint-Paul !“.

Lorsqu’il racontait cette anecdote, Eugène YSAYE ne manquait pas d’ajouter : “j’åreu volou moussi d’vint on trô d’sori!” [“J’aurais voulu disparaître dans un trou de souris !”].

Nous retrouvons le père et le fils à l’orchestre de Spa, pour la saison. Le père est chef, Eugène joue les parties de violon solo et… de trombone à coulisses !

Eugène est un adolescent exubérant et emporté. Pour obliger son fils à travailler, Nicolas YSAYE le renfermait dans sa chambre. Mais un jour qu’Eugène avait un rendez-vous avec une petite amie, les choses se gâtèrent. Il se laissa enfermer, puis, son père parti, cassa d’un coup de poing la porte vitrée, tourna la clef restée dans la serrure et s’en fut tout courant au rendez-vous. Ce n’est qu’après avoir retrouvé la belle qu’il s’aperçut qu’il avait la main ensanglantée. Il s’était ouvert une veine du poignet. Cet accident le gêna pendant toute sa carrière et les deux seuls arrêts qu’il eut en public provinrent d’une faiblesse subite du poignet.

Cependant il ne cesse de travailler. En 1874, il a donc seize ans, il obtient deux médailles en vermeil, pour le violon et la musique de chambre. La qualité dominante, qui consacrera sa célébrité, est déjà visible chez lui à cette époque. Quel que soit le violon qu’il ait entre les mains, fut-ce le plus infâme sabot, YSAYE en tire une sonorité merveilleuse, qui allie le charme, la beauté et la puissance. Voici en quels termes Armand PARENT, le célèbre altiste, relate, dans son livre Souvenirs et Anecdotes, son émerveillement la première fois qu’il entendit jouer YSAYE. Celui-ci, qui avait à peine vingt ans, exécute une oeuvre de WIENIAWSKY.

Que dire de cette révélation ! je savais par ouï-dire qu’YSAYE était un violoniste remarquable, mais j’étais loin de m’imaginer une telle perfection : beauté de son, attaque vigoureuse sans jamais écraser la corde (qualité conservée pendant toute sa carrière), facilité surnaturelle de main gauche, archet d’une souplesse et d’un esprit extraordinaires, rythme inébranlable et surtout une émotion communicative à un suprême degré.

Peu après, YSAYE reçoit une bourse du gouvernement et se rend à Bruxelles ou il devient élève particulier du célèbre virtuose russe Henri WIENIAWSKY, qui venait de prendre la succession de Henri VIEUXTEMPS comme professeur au Conservatoire de la capitale.

En 1876, Eugene YSAYE succède à Ovide MUSIN comme premier violon solo au Kursaal d’Ostende. Plusieurs exécutions d’œuvres de WIENIAWSKY marquent son séjour dans cette ville. Après une fougueuse interprétation de la Polonaise, un critique de l’époque écrit : “Ce jeune talent a conquis d’emblée la première place dans cette brillante pléiade de violonistes belges, gloire artistique de notre petit pays. »

En 1877, YSAYE devient élève de Henri VIEUXTEMPS, qui l’entraîne à Paris. Une lettre de VIEUXTEMPS, datée de cette même année, recommande le jeune virtuose à M. PEYCHAUD, généreux mécène bordelais qui avait fait de Bordeaux la ville de France la plus renommée après Paris pour la valeur de ses concerts et de ses manifestations artistiques. Voici un passage de cette lettre qui montre quelle estime VIEUXTEMPS avait pour son élève.

“16 avril 1877.

Mon Cher Monsieur PEYCHAUD,

Ces mots vous seront remis par M. YSAYE, mon jeune et déjà très habile disciple, qui aura l’honneur de se faire entendre samedi 21 courant au concert du Cercle Philharmonique. Doué d’une façon particulière, possédant une belle qualité de son et une conception simple et naturelle en même temps qu’un mécanisme de bon aloi, vous apercevrez les dons qui le distinguent et le destinent à atteindre très haut dans l’avenir. J’espère qu’il saura mettre ses heureuses qualités en évidence et saura les faire apprécier par le public, les artistes et les connaisseurs, parmi lesquels vous occupez à si juste titre une des toutes premières places.”

C’est à Bordeaux qu’YSAYE fait la connaissance de Camille SAINT-SAËNS, qui lui donne l’occasion de se produire aux concerts COLONNE à Paris.

Une lithographie datée de 1879 montre un jeune homme grand et svelte, à carrure athlétique, respirant la force et la santé. Le visage est calme mais énergique, les yeux profonds. De longs cheveux auréolent cette tête fière, au front haut et droit. Une barbe légère atténue la largeur du menton, puissant et volontaire.

J’imagine que cette attitude de fierté tranquille, mais sans arrogance, était celle du jeune artiste, conscient de sa valeur et fort de sa personnalité naissante, vis-à-vis du public.

YSAYE était passionnément attaché à son maître Henri VIEUXTEMPS. Ce n’est qu’après sa mort, survenue en 1881, qu’il se rend a Berlin. Il y est engagé comme Konzertmeister à l’orchestre BILSE, aux appointements de 600 marks par mois. YSAYE y prend connaissance d’un vaste répertoire orchestral, y compris les œuvres de WAGNER, dont l’avènement venait d’être consacré en Allemagne et à qui la France fermait encore ses portes.

Cependant, cette vie ne lui plaît pas. Malgré les offres alléchantes de BILSE qui lui propose jusqu’à 200 marks d’augmentation, il le quitte. Il cherche à donner des concerts, à se faire connaître. Présenté à JOACHIM, le maître du violon en Allemagne, il lui joue son concerto hongrois de telle façon que le compositeur en est émerveillé.

Mais tout n’est pas rose pour YSAYE depuis qu’il a quitté BILSE. Il voyage perpétuellement et court le cachet. Dans ses lettres, son père lui fait d’amers reproches. Il semble même enclin à croire qu’Eugène, qui se trouve actuellement dans l’impossibilité de lui envoyer des secours financiers comme il le faisait auparavant, mène la vie à grandes guides et l’oublie. Des embarras d’argent avaient aigri Nicolas YSAYE. Une place qui lui revenait de droit lui avait échappé. Eugène YSAYE le réconforte et l’encourage dans une lettre qu’il lui adresse a Dunkerque, puis il cherche à lui faire comprendre et admettre sa décision de quitter BILSE. Depuis lors, cependant, il éprouve des difficultés :

“…(Je perds patience) au milieu de la vie errante que je mène, cherchant la gloire plus que la fortune, au milieu des tribulations sans nombre dont le sort me gratifie, tantôt par l’art, tantôt par la matière.”

Aux reproches de son père, il répond par ces phrases magnifiques, qui montrent une résolution, une vigueur, une volonté extraordinaires chez ce jeune homme de vingt-cinq ans :

“Voulez-vous que je retourne chez BILSE ? Voulez-vous que je me voue pour 600 bons marks par mois à un public idéal ? Voulez-vous que je renonce à être quelque chose ? C’est bien facile. J’épouserai même une allemande sentimentale et bête si vous le voulez. Elle me fera des économies et nous vivrons tous comme des coqs en pâte. Allons donc ! A d’autres. Je me sens créé pour avoir un nom, un grand nom. je l’aurai, je le veux et c’est mal à vous de m’empêcher de suivre ce cours de mes pensées et de ma nature. Croyez-vous donc qu’il ne m’a pas fallu du courage, de la force et de la conviction pour renoncer au doux enfer que me faisait vivre BILSE à Berlin au Konzerthaus ? Croyez-vous donc que j’ai toujours vécu sans souci du lendemain ? La force, dis-je, la volonté m’ont soutenu et où tant d’autres auraient échoué, j’ai réussi ! Oui, j’ai réussi. Maintenant la glace est fondue, et si j’attends encore un an, si je sacrifie encore un an la question d’argent pour voir quelques coins de l’Europe où je suis ignoré, l’Europe sera à moi.”

Anton de RUBINSTEIN, le grand pianiste et compositeur russe, qui avait été le compagnon de WIENIAWSKY quelques années auparavant, entraîne YSAYE en Russie. C’est le début des tournées d’YSAYE. Mais RUBINSTEIN est le maître. Il dresse son jeune compagnon à sa discipline artistique et lui fait voir tout le répertoire connu alors des sonates pour violon et piano.

Rodolphe MASSART, le premier maître d’YSAYE à Liège, maître auquel il conserva toujours une grande reconnaissance, avait posé les bases de son éducation musicale et violonistique. WIENIAWSKY avait perfectionné sa technique et lui avait donné le brio que sa fougueuse nature mettait merveilleusement en valeur. VIEUXTEMPS avait tempéré les excès de cette nature trop généreuse avec son enseignement classique, son style simple et noble à la fois. Enfin, RUBINSTEIN, à son tour, lui insuffle un rythme inébranlable, en même temps qu’un extrême souci des nuances. Il a ainsi une profonde influence sur le tempérament artistique d’YSAYE.

Celui-ci passe deux hivers en Russie. Il loge chez RUBINSTEIN qui le traite en frère cadet. Il est certain qu’il approfondit là-bas sa connaissance des œuvres de la jeune école russe contemporaine.

Le virtuose est complet, l’artiste possède des conceptions esthétiques élevées et fermement ancrées. La période de formation est achevée, et YSAYE commence seul ses tournées triomphales à travers l’Europe. Plusieurs fois, on l’entendra à Berlin après PABLO DE SARASATE et JOACHIM, les deux maîtres du violon les plus appréciés à l’époque. Chaque fois son succès dépasse celui, pourtant énorme, de ses deux rivaux.

Vers I883, YSAYE se fixe à Paris, dans ce Paris qui est en pleine effervescence intellectuelle. Le symbolisme triomphe. Le poète doit être humain et artiste. La jeune école abandonne le Naturalisme et le Parnasse. VERLAINE et MALLARMÉ ouvrent la voie. Maurice BARRÈS, André GIDE débutent et vont s’imposer.

En peinture, l’impressionnisme trouve en Claude MONET et DEGAS de merveilleux apôtres.

En musique, c’est l’école symphonique qui s’affirme avec César FRANCK, LALO, SAINT-SAËNS, FAURÉ, DUPARC, d’INDY, CHAUSSON, MAGNARD, Guy ROPARTZ. Le jeune Guillaume LEKEU débute et DEBUSSY, plus près du mouvement pictural, accomplit sa révolution artistique.

Pour tous ces artistes, YSAYE apparaît comme un dieu.

Pour tous ces compositeurs, il sera l’interprète rêvé, pour qui ils écriront une oeuvre.

Lors d’une visite à son frère aîné Joseph, directeur de l’Ecole de Musique d’Arlon, Eugène YSAYE fait la connaissance de Mlle Louise BOURDEAU, fille du Major BOURDEAU. Les jeunes gens s’épousèrent à Arlon en 1887. Le plus beau cadeau de noces d’YSAYE lui fut donné par le père FRANCK, qui lui envoya le manuscrit dédicacé de sa merveilleuse sonate qu’il venait d’achever.

A Paris, Eugène YSAYE rencontre et s’attache Raoul PUGNO, pianiste français. Désormais ils continueront ensemble la route qu’YSAYE se fraie à travers le monde. PUGNO est plus qu’un accompagnateur pour lui. C’est le complément indispensable au cours de ses fantaisies de virtuosité ; c’est son double dans les sonates; c’est encore un frère sage et attentif, car l’homogénéité de leurs deux natures se resserre dans les liens d’une étroite
amitié.

Une lettre de PUGNO à Mme YSAYE, écrite de Moscou où les deux artistes sont en tournée, nous révèle ce rôle de PUGNO :

« En tous cas, écrit-il, je soigne votre gros, soyez-en sûre, avec un soin de bonne d’enfant. Et à chaque désir intempestif, champagne, bière ou toute autre chose, il entend la voix du mentor qui lui dit sévèrement: Eugène, je vais télégraphier à Louise ! et aussitôt son cœur parle et le tigre devient mouton. »

En 1886, YSAYE avait été nommé professeur au Conservatoire de Bruxelles.  Sa classe comptait, outre de nombreux étrangers, une pléiade de jeunes Belges qui, depuis, ont porté hors de nos frontières le renom de l’école belge du violon : DERU, CHAUMONT, ZIMMER, MARCHOT, CRICKBOOM et tutti quanti.

L’activité d’YSAYE est débordante. En plus de ses tournées, avec PUGNO, qui les conduisent jusqu’en Amérique, on l’entend à maintes reprises en trio avec GÉRARDY et PUGNO.

En 1886, il fonde un quatuor à cordes avec son élève Mathieu CRICKBOOM au second violon, Léon V AN HOUT à l’alto et Joseph JACOB au violoncelle. Le succès de ce quatuor est foudroyant. En raison de cette réussite et de l’avidité d’YSAYE à découvrir des nouveautés, son rôle dans la diffusion des œuvres de la jeune école française prend une importance primordiale. Tous les compositeurs lui envoient leurs manuscrits, tous veulent être joués par lui. La raison de cet enthousiasme, SAINT-SAËNS nous la livre dans cette lettre datée du 7 avril 1893 :

“Mon cher Ami,
C’est un violoniste qui m’écrit pour me dire à quel point vous avez été merveilleux au Conservatoire et quel triomphe vous avez remporté “malgré” mon concerto. Je m’y attendais et je ne me console pas de ne pas vous avoir entendu.
Je pourrai partir un samedi soir et aller passer le dimanche avec vous. Et vous me le jouerez pour moi tout seul.
Votre bien reconnaissant,

C. SAINT-SAËNS”

Claude DEBUSSY a envoyé en lecture à YSAYE le manuscrit de son splendide Quatuor et lui demande son avis sur son oeuvre. Dans la même lettre, DEBUSSY, qui souhaite vivement revoir YSAYE, auquel il a soumis précédemment la partition de Pelléas et Mélisande, à laquelle il travaille depuis plusieurs années, le remercie de ses encouragements.

“Très cher Ami,
Je suis anxieux d’avoir ton avis sur le Quatuor et quel sort lui réserve ton Éminence. J’ai de plus tous les employés de la Maison DURAND et Fils sur le dos et ils viennent chaque matin réclamer mon manuscrit. “Que faire, Seigneur, que faire ?” comme disait saint Paul dans un vers demeuré fameux.
]’ai été tellement bousculé à mon arrivée à Paris que c’est seulement aujourd’hui que je trouve un moment pour le faire (sic) et te dire encore une fois mon grand regret d’avoir été obligé de partir si vite ! Car je dirai faiblement la joie que m’ont donnée les quelques heures passée avec toi. Je t’assure que ton approbation à Pelléas et Mélisande m’a été d’un encouragement tout à fait unique, et je serais heureux que la dédicace de cette oeuvre te fasse, à la recevoir, le plaisir que j’ai eu à te la donner.”

Soit dit en passant, cette dédicace donnée dans un mouvement de reconnaissance spontané par DEBUSSY, fut reportée sur le Quatuor tandis que Pelléas était dédicacé à M. Henry MALHERBE, critique et musicologue français, en juin 1914, c’est-à-dire douze ans après la première représentation de l’opéra.

 YSAYE se consacre à la propagation des œuvres des jeunes. Il crée à Bruelles, en 1893, la sonate de Guillaume LEKEU. Ce dernier, dans une lettre à un ami, écrit à ce propos :

“Ce qu’est devenue ma sonate de violon sous la main d’YSAYE, tu ne peux l’imaginer – j’en suis encore épouvanté dans mon ravissement!”

L’intimité qui régnait entre ces artistes était admirable. YSAYE était surtout lié avec Vincent d’INDY et CHAUSSON. Vincent d’INDY le conviant à venir passer une journée chez lui s’exclame

“… Surtout, ça ne fait pas que je t’ai assez vu durant ton séjour ici et je m’en chagrine. Au moins tâche de comprendre cela en venant demain de bonne heure, je dis de bonne heure, ça veut dire l’heure que tu voudras, 8 heures du matin (! ! !) si le cœur t’en dit, mais il ne t’en dira pas …
Enfin, je voudrais bien que nous puissions causer et voir ta musique avant déjeuner si possible, on est plus tranquille.
Bien entendu, viens en veston et en chemise sale, car nous sommes absolument en famille, je n’ai invité aucun ami ni personne parce que je tiens à t’avoir seul, bien à moi pendant un bon moment et à causer. Rien n’est fructueux comme ces entretiens entre gens pas trop moules qui peuvent échanger des opinions d’art.”

De CHAUSSON, à qui YSAYE avait sollicité un prêt d’argent, cette réponse pleine de délicatesse :

Cher Ami,
Pas de notaire ! à quoi penses-tu ? Je vais à Paris lundi, je te ferai envoyer la chose en question et de ton côté, tu m’enverras un reçu. Et ce n’est pas plus difficile que cela. Je suis très content de pouvoir t’être agréable. Et maintenant, parlons de choses sérieuses!

Et CHAUSSON l’entretient d’un prochain concert.

En 1895, Eugène YSAYE fonde à Bruxelles, avec son frère cadet Théo, pianiste et compositeur, les concerts YSAYE. Toute la jeune école française y sera entendue. Toute la jeune école belge : GILSON, JONGEN, VREULS, DUPUIS, LEKEU, Théo YSAYE et combien d’autres encore, y verra créer ses œuvres.

Ces concerts, qui complètent l’oeuvre de diffusion artistique commencée par le quatuor YSAYE, font de Bruxelles, sous l’impulsion du Maître, un centre musical dont l’importance rivalise avec celle de Paris et se trouve même, vers 1900, sérieusement en avance. Une lettre de DUPARC, en même temps qu’elle montre la vive admiration du compositeur français pour YSAYE, nous renseigne sur l’activité des concerts de Bruxelles :

Château de Florence,
Monein (Basses-Pyrénées)

Cher Ami,

J’ai appris hier, tout à fait par hasard, par un journal d’orphéon qu’on m’envoie de Bordeaux, que vous veniez de faire exécuter Phidylé à Bruxelles ; je ne veux pas tarder à vous dire combien je vous en suis reconnaissant et je vous prie de vouloir bien exprimer toute ma gratitude au chanteur qui m’a si bien interprété. L’orchestration de cette mélodie a été mon dernier travail et je pense que je n’en ferai plus aucun autre, car en dépit de mes apparences plantureuses, j’ai une pauvre santé, et ma tête refuse son service. Je n’ai jamais entendu Phidyléet je n’ai pas besoin de vous dire si j’aurais été heureux de l’entendre à Bruxelles. Je sais quelle merveilleuse musique on y fait, ce qui n’a rien d’étonnant quand un artiste tel que vous s’en mêle. Mais j’aurais surtout été heureux de vous revoir et de vous entendre ; je n’oublierai jamais, croyez-le, les frissons que vous m’avez fait passer dans l’épine dorsale, ni les émotions profondes dont vous avez rempli mon cœur et mes yeux en jouant tant de belles choses, autrefois chez BORDES, rue La Rochefoucauld, et entre toutes l’admirable Quintette de mon bien-aimé maître FRANCK. Figurez-vous que moi, son vieil élève, je ne connais pas encore son quatuor qu’on dit si sublime. Mais je me promets bien d’aller exprès à Bruxelles quand je le pourrai pour vous demander de me le faire entendre. Ce jour-là sera un des deux ou trois tout à fait heureux qui me restent peut-être à vivre.

Adieu, cher Ami, et merci encore : croyez à mes sentiments les plus affectueux et comptez-moi toujours parmi les admirateurs les plus enthousiastes de votre merveilleux talent.

DUPARC

Le théâtre de la Monnaie, à Bruxelles, s’associe, pour sa part, aux efforts artistiques d’YSAYE et crée plusieurs œuvres que l’Opéra de Paris refusait comme trop révolutionnaires. Citons en 1886 : Gwendoline de CHABRIER ; en 1897, Fervaal de d’INDY ; en 1903, l’Etranger de d’INDY et le Roi Artus de CHAUSSON.

Mais ce n’est pas sans peine qu’YSAYE civilise ses compatriotes. A côté de l’opposition qui lui est faite par les pontifes musicaux de l’époque, il se trouve en proie à des difficultés d’ordre pratique. Ainsi le premier concert YSAYE est donné au Cirque. Il faut avouer que le décor de trapèzes et d’agrès ne cadrait guère avec la musique symphonique…

Assez longtemps après, vers 1910, alors que les concerts YSAYE étaient lancés et connaissaient le succès, YSAYE annonce, pour l’hiver suivant, la création de six symphonies d’auteurs belges. Du coup, le nombre des abonnements tomba de 50 %. Inutile de dire que les six symphonies furent jouées.

Cependant, l’activité d’YSAYE le retient souvent loin de son poste de professeur de violon au Conservatoire Royal de Bruxelles. Aussi, en 1897, il envoie, de New-York, sa démission au Directeur du Conservatoire, M. GEVAERT.

Libéré des soucis professoraux, YSAYE continue son oeuvre de propagandiste avec le même zèle, la même foi, la même ardeur à faire connaître les noms de ses amis qu’il avait mises à établir sa propre réputation.

YSAYE se glorifie à juste titre de son apostolat artistique. Le soir même de la première exécution à Bruxelles, après la mort du compositeur, du merveilleux Poème de CHAUSSON, dont BREITKOPF l’éditeur, disait que cette musique “était trop moderne pour plaire et se vendre“, YSAYE écrit à Mme CHAUSSON et à ses enfants :

Aujourd’hui, 17 juin 1899, trois mille auditeurs, instruits de la mort du compositeur ont écouté pensivement, religieusement et avec une émotion que je sentais croissante, son Poème dont j’ai laissé mon cœur sangloter la triste et sublime mélodie plaintive.

Votre père a reçu aujourd’hui -je l’affirme, l’ayant bien senti- la première feuille d’une couronne de gloire que tous les peuples lui tresseront ; et moi qui fus parmi les premiers à comprendre, à aimer, à admirer le musicien personnel, le poète sincère et doucement mélancolique qu’il était, je fus aujourd’hui plus attendri encore à la pensée que j’étais le premier après sa mort à mettre humblement toutes mes forces d’artiste au service d’une de ses œuvres, dont la pure gloire rejaillira sur vous tous, chers enfants, et surtout sur celle qui en est comme la discrète émanation : votre mère!

[Extrait de la Musique de l’Amour, par Ch. OULMONT]

1914 ! Les trois fils d’Eugène YSAYE, Gabri, Antoine et Théo (ce dernier n’avait pas seize ans !) s’engagent dans l’armée belge. YSAYE séjourne à Knocke. L’avance constante des armées allemandes le contraint de se réfugier en France, d’où il passe à Londres. Toute sa fortune, au débarquement en Angleterre, consiste en son violon.

Il trouve à Londres le plus charmant accueil et se produit comme virtuose et comme chef d’orchestre, pour le plus grand bien des réfugiés belges en Angleterre. En 1917, il se rend en Amérique où Mme TAFT, belle-sœur du Président des Etats-Unis lui offre la place de chef à l’orchestre de Cincinnati. YSAYE y poursuit son oeuvre de propagandiste et fait découvrir aux Américains imbus des romantiques allemands les trésors de la jeune école française.

Dès 1920, YSAYE rentre en Belgique, rappelé par nos Souverains, et y reprend ses fonctions de Maître de chapelle à la Cour.

Un deuil cruel vient frapper l’artiste. Sa compagne des jours de lutte et de gloire meurt à Bruxelles en février 1924.

Tous les amis du Maître, qui connaissaient la place qu’occupait au foyer Mme YSAYE et qui aimaient cette femme dont le charme captivait tout son entourage, s’affligèrent avec lui. Le Roi ALBERT lui écrivit les lignes suivantes :

Laeken, le 11 février 1924

Cher Maître,
Je suis vivement ému en apprenant le deuil cruel qui vient vous frapper si inopinément dans vos plus chères affections. Je sais combien Mme YSAYE était pour vous une compagne intelligente et dévouée, et personnellement
j’avais pu apprécier son charme et son amabilité.
Aussi est-ce de tout cœur, cher Maître, que je prends part à votre douleur et à celle de vos enfants et que je vous assure de mes sentiments fidèlement dévoués.

ALBERT

De son côté, la Reine ELISABETH adressait à son vieux professeur une lettre tout aussi simple et sincère.

La santé d’YSAYE avait été ébranlée par ce coup funeste. Mais il reprend bientôt le dessus. On entend de nouveau son violon prestigieux. Une lettre de G. FAURÉ nous permet d’apprécier l’accueil du public parisien.

Bien cher Ami,
Tu penses bien que, si je n’étais pas au Théâtre des Champs-Elysées hier soir, c’est que cela ne m’avait pas été possible. Les sorties du soir me sont, hélas, tout à fait interdites!
Mais j’y avais des amis et les bonnes nouvelles abondent depuis ce matin. Je sais donc que tu as joué comme toi seul sais jouer et qu’on s’est retrouvé de nouveau devant ce style ample, généreux, d’une absolue et géniale magnificence qui semblait disparu de la Terre ! Je sais que le théâtre était comble, que tu as été acclamé triomphalement et j’espère que tu auras ressenti ce qu’au delà d’une profonde admiration, il y avait de profonde et émouvante affection dans cet enthousiasme.

FAURÉ

Nous voyons YSAYE entrer dans une période de production artistique intense. Plusieurs de ses œuvres sont créées à Liège sous sa direction.

En 1927, YSAYE épouse en secondes noces, Mlle Jeannette DINCIN, violoniste remarquable, fille d’un médecin américain.

Mais la maladie (YSAYE était atteint de diabète), qui progressait sournoisement, entre dans une phase aiguë. En dépit des soins attentifs de Mme Jeannette YSAYE et de l’intervention des meilleurs médecins, l’amputation du pied droit devient nécessaire.

Malgré les tourments physiques qu’il endure, YSAYE continue son oeuvre musicale. Il vent élargir le sillon ouvert un siècle et demi auparavant par Jean-Noël HAMAL et créer un opéra wallon.

Sur un livret composé entièrement par lui, YSAYE écrit la musique drue, vivante et colorée de Piér li houïeu [Pierre le houilleur].

Cependant, la joie procurée par le succès de son oeuvre est de courte durée. La maladie le terrasse le 12 mai 1931, alors qu’il commençait un nouvel opéra wallon, d’après un roman de Joseph MIGNOLET : L’avierge di pîre [La vierge de pierre].

Eugène YSAYE était âgé de soixante-treize ans…

Cette esquisse de la longue et brillante carrière du virtuose nous a déjà permis d’entrevoir, outre les qualités de l’artiste, certains traits de bonté et de dévouement qui caractérisent l’homme.

Recueillant les souvenirs de ceux qui l’ont connu intimement, y ajoutant ceux qui me restent de mon enfance, je vais tenter de peindre ce caractère admirable.

CHAPITRE DEUXIÈME

L’homme

La première chose que l’on doit dire d’YSAYE, pour expliquer son caractère et son oeuvre, c’est qu’il est purement et absolument wallon. Son enfance s’est passée dans les quartiers les plus foncièrement liégeois : Sainte-Marguerite et Outremeuse. Il y a puisé la sève populaire et forte qui, durant la longue vie qu’il a menée loin de sa petite patrie, a nourri et soutenu son idéal d’Amour et de Beauté. Car YSAYE n’est pas seulement wallon par ses origines, il l’est par ses goûts, par ses affections, par son parler, par ses actes, par sa musique. Si tous les artistes savent qu’ils le trouveront conseiller sincère et secourable, les enfants de Wallonie savent qu’ils trouveront en lui un père. Guillaume LEKEU lui dédicace une photographie dans les termes suivants :

A Eugène YSAYE, à l’ami sûr et toujours réconfortant, au Maître évocateur d’émotions inoubliables, filialement du fond du cœur.

Son entourage ne l’appelait jamais autrement que le Père et plus familièrement Pèpère.

Dès le premier abord, YSAYE attirait invinciblement la sympathie. Il se dégageait de lui une sorte de fluide qui en faisait un irrésistible séducteur. Ce fluide était particulièrement agissant auprès des petits enfants, qu’il adorait, et avec qui il savait jouer des heures entières, pour leur plus grande joie.

Ses lettres, ses discours, étaient émaillés de réflexions pittoresques, dites en patois, qui expriment son amour pour la Cité ardente.

Tous les auteurs wallons lui étaient familiers : il les lisait, il venait applaudir leurs oeuvres au théâtre wallon du Trocadéro, qui recevait sa visite à chacun de ses voyages à Liège.

C’est son affection pour son terroir natal qui poussera YSAYE à écrire pour les Wallons sa dernière oeuvre : Piér li houïeu.

Mais à côté de ces sentiments élevés se font jour d’autres goûts wallons, tout prosaïques ceux-là, tels que l’amour du boudin, de ces pommes de terre spécifiquement wallonnes que l’on appelle cwènnes di gattes [cornes de chèvre] et du flairant froumadje di Hève [les fromages de Herve (près de Liège) ont un parfum comparable à celui du camembert]. Voici en quels termes YSAYE qui séjournait au Zoute où il ne pouvait trouver ces denrées fait, à une Liégeoise, une odoriférante commande gastronomique.

Le Zoute – Villa Chanterelle.

Divine Berthe ! – Le printemps est revenu, l’été reviendra, et le doux parfum des fleurs ainsi que le chant des oiseaux feront germer en nous des moissons nouvelles d’amours, de poésie, d’harmonies, de baisers -si j’ose- ô Berthe !
Hélas! ce qui a disparu, ce qui ne fleurit plus, ce que je voudrais voir revenir, ce sont les Herves qui distillent des parfums plus suaves, plus tisonnants, plus remémorants que toute l’Arabie! … La nuit, comme des bras d’une femme aimée, je sens qu’on m’entoure le cou d’une aune de boudin des deux sexes! … Alors, ô Berthe, il faudrait ne pas me laisser dans les affres et, en revenant de Saint-Paul, passer au derrière de la petite Vierge [La statue de la Vierge, par Del Cour, érigée face à la cathédrale Saint-Paul] et faire une flairante commande de douze bouquets pas trop défleuris. Si tu fais cela, je te bénirai. Mon âme à toi,

Eugène YSAYE.

La confiance en soi était la qualité maîtresse d’YSAYE. Toute sa vie le prouve surabondamment. Cette confiance était soutenue par une force physique extraordinaire, et cette puissance lui permettait de jouer aisément, en une même soirée, trois œuvres que les meilleurs violonistes n’abordent séparément qu’avec prudence au concert, en raison de leurs difficultés techniques et de la résistance physique qu’elles exigent de l’exécutant. Ce sont les sonates de LEKEU, de FRANCK et la sonate à Kreutzer de BEETHOVEN, soit environ deux heures d’une musique vibrante, tourmentée et passionnée.

YSAYE était d’ailleurs un grand sportif. DUPONT, maître d’armes à Bruxelles, lui donnait régulièrement la leçon d’escrime. François THIRIFAY, maître d’armes à Liège, fut également son professeur et partenaire. YSAYE prêta maintes fois son concours comme virtuose aux galas organisés par ses amis les escrimeurs au profit de l’un ou l’autre atteint par l’âge ou l’infortune. C’est ainsi que nous voyons réunis dans un de ces galas les maîtres du fleuret IMBART DE LA TOUR et François THIRIFAY et les maîtres de la musique : le pianiste Arthur de GREEF, le violoncelliste LOEWENSON, la cantatrice LITVINE et enfin YSAYE, avec la musique du 1er Régiment de Guides comme orchestre. Au sortir de scène, YSAYE, qui ne se sentait nullement fatigué, quitta son habit pour livrer à son vieil ami THIRIFAY un assaut au fleuret dont l’envers du décor fut spectateur et juge.

YSAYE fut aussi un fervent de la bicyclette et du tennis, sports tout nouveaux à cette époque. La natation comptait en lui un adepte enthousiaste et il maniait des haltères tous les matins.

Lorsque l’âge lui interdit la pratique des sports, il devint supporter assidu des matches de football avec toutes les qualités… vocales requises pour jouer ce rôle. Pendant ses vacances, il organisait des parties de croquet. Mais au dire de ses partenaires, cela ne durait jamais longtemps, car des batailles terminaient toutes les parties perdues par YSAYE, vilain joueur, qui ne prétendait pas payer l’apéritif à ses vainqueurs.

La force physique d’YSAYE et sa confiance en soi étaient soudées par une volonté de fer. M. Armand PARENT rapporte, dans “Souvenirs et anecdotes”, les faits suivants :

En 1886, YSAYE est engagé aux concerts COLONNE à Paris. Aux deux répétitions avec l’orchestre il joue mal. Tête de COLONNE et désespoir de PARENT …  J’emprunte le texte de ce dernier :

La veille du concert, au moment de nous quitter, YSAYE, un peu soucieux mais énergique, me fait cette déclaration stupéfiante : « Je sais que je n’ai pas été brillant aux répétitions, mais demain je serai sublime ».

Et le lendemain, au concert, ce fut un délire d’enthousiasme dans le public.

Mais les manifestations de cette volonté impérieuse étaient adoucies par une bonne humeur constante. Même dans les circonstances les plus pénibles pour lui, YSAYE conserve le ton gouailleur du wallon qui refuse de s’apitoyer sur son propre sort.

Alors qu’il se remettait lentement des suites de l’opération subie en 1929, opération au cours de laquelle on l’avait amputé d’un pied, il écrivait à son ami Vincent d’INDY :

Bruxelles le 31 juillet 1929.

Mon cher Vieux,
J’ai tardé à te donner de mes nouvelles parce que je tenais à le faire moi-même et que j’en étais incapable jusqu’à ce jour …
Et voilà, comme dit la chanson : J’ai un pied qui r’mue et l’autre qui ne va guère, j’ai un pied qui r’mue et l’autre qui ne va plus. Oui, je n’ai plus qu’un pied, le gauche, le droit a été mangé par les cochons, je crois. En résumé, j’eusse préféré le raccourcissement d’Abélard, quoique…
Ta bonne petite lettre, cher vieil ami, fut un baume sur le moignon; celui-ci prend déjà la jolie forme d’une boule de bilboquet; dans quelques semaines, un appareil me permettra de marcher (presque deux ans de stagnation et de souffrances).
Enfin, c’est fini, et tu es le premier à qui j’annonce moi-même cette bonne nouvelle.

Je t’embrasse,
EUGÈNE.

(Extrait de “Souvenirs et Anecdotes” d’A. PARENT)

La bonté d’YsAYE était proverbiale parmi les artistes. Aucun d’eux n’allait le solliciter en vain. Conseils, appui moral, secours financiers, YSAYE faisait tout ce qui était en son pouvoir pour aider ses jeunes confrères. Il remuait ciel et terre, formait une coalition artistique pour empêcher de jeunes virtuoses d’aller se vendre, comme il disait aux orchestres des villes d’eau, où ses protégés, forcés de se soumettre aux exigences d’un public au goût artistique très variable, étiolaient leur talent.

En l’occurrence, YSAYE se souvenait de ses luttes à Berlin, des difficultés éprouvées, des trucs qu’il avait dû employer pour séduire les imprésarios méfiants et peu scrupuleux. Tel celui qui l’engagea après la réception que voici.

YSAYE était à bout de ressources. Ou trouver un engagement, ou jouer à la terrasse des cafés. Il dépense ses derniers marks à acheter deux bouteilles de champagne et à louer un domestique pour quelques heures. Ses amis l’aident à remeubler temporairement son appartement et YSAYE convoque un grand imprésario berlinois. Le domestique, dûment stylé, introduit ce dernier avec tout l’apparat convenable et, dès que le visiteur et son maître sont installés, apporte, comme si la chose était courante et naturelle à la maison, la première des deux bouteilles de champagne. La discussion se prolonge. La bouteille est vide. YSAYE fait un signe. Le domestique, avec une politesse obséquieuse, s’incline respectueusement devant lui et lui demande : « Toujours le même, Monsieur ? ».

Lorsqu’il racontait cette histoire, qui se termina fort heureusement, YSAYE disait du domestique : “Ci là ! dji l’âreu bin strôné !” [“Celui-là, je l’aurais volontiers étranglé”]

La bonté d’Eugène YSAYE conférait à son logis, une atmosphère toute spéciale. Sa maison était ce qu’on appelle à Liège, li mohonne dè Bon Dju [La maison du Bon Dieu], ouverte à tout qui frappait à la porte.

Guillaume LEKEU écrivait à sa mère :

YSAYE est parti ce matin pour Bruxelles, où j’irai le voir à la fin du mois … Il ne veut pas que je descende à l’hôtel, ma chambre, chez lui, m’attend perpétuellement, paraît-il. Je ne parviendrai jamais, certainement, à m’acquitter envers YSAYE de toutes les marques d’affection qu’il me prodigue.

(Extrait de “Guillaume LEKEU” par M. LORRAIN)

Cette hospitalité qu’YSAYE accordait sans compter à tous ses amis mettait son entourage dans des situations inextricables. Plus d’une fois, des invités durent se contenter d’un fauteuil, car toutes les chambres étaient occupées ! Sa villa du Zoute, La Chanterelle, était le théâtre de scènes baroques qui justifient l’expression qui vient sous la plume de LEKEU : “J’ai passé la soirée chez YSAYE en compagnie de Madame et de son frère Théo. Quels êtres extravagants mais si profondément artistes.

Mon père, qui était en vacances à Knocke faisait du quatuor avec YSAYE à La Chanterelle. Il lui demande un jour :

– Mais qui est ce bonhomme là ? Voilà huit jours qu’il nous écoute (un petit public d’amis et de commensaux écoutaient le travail du Maître).
– Celui-là ? C’est un ami. Il loge ici.
– Tiens ! et comment s’appelle-t-il ?
– Ah! valet! Çoula, djè nè sé rin! [Ah, mon garçon, cela, je n’en sais rien].

La Villa du Zoute était le rendez-vous estival, de tous les artistes de passage à la côte belge. Pablo CASALS, Georges ENESCO, Joseph SZIGETI, Arthur RUBINSTEIN, Alfred CORTOT, Yves NAT, Jacques THIBAUD, et combien d’autres encore ! y vinrent et payèrent comme tous les visiteurs, le tribut à la musique. Infatigable, malgré son âge, YSAYE travaillait le violon le matin avec ses élèves, faisait une courte promenade l’après-midi, puis étudiait une nouvelle oeuvre, et, le soir, on exécutait des quatuors et des quintettes. La soirée se prolongeait très tard.

Parfois, cependant, l’un ou l’autre des partenaires était insuffisant. YSAYE, entravé, ne supportant pas d’entendre mal jouer les œuvres qu’il préférait et, d’autre part, ne voulant pas faire affront à un jeune musicien, se déclarait fatigué et proposait une partie de whist.

Le whist était plus qu’un jeu pour lui. Il lui arrivait d’entrer dans des colères folles, lorsque son partenaire commettait une bévue.

Ces colères, aussi fugaces que violentes, car il ne savait garder rancune à personne, YSAYE les avait encore en une autre circonstance. Fervent amateur de Bourgogne, il ne supportait pas que le moindre choc fût donné à la bouteille pendant le débouchage. Il suivait l’opération avec l’angoisse du gourmet qui craint le sacrilège du bouchon cassé. Un jour qu’un violoncelliste liégeois venait de commettre ce crime affreux, YSAYE se laissant tomber dans son fauteuil avec un râle de colère étouffée, exhala douloureusement ces mots définitifs : “Il est âssi adreu di ses mains qu’on pourçai di s’cowe!” [Il est aussi adroit de ses mains qu’un cochon de sa queue].

YSAYE était toujours escorté de quelques élèves qui venaient recevoir du vieux Maître des leçons merveilleuses de technique et surtout d’interprétation.

M. François RASSE, Directeur du Conservatoire Royal de Liège, ancien élève d’YSAYE au Conservatoire Royal de Bruxelles, et dont YSAYE prisait fort les qualités de musicien et d’érudit, a bien voulu me documenter sur la partie technique de l’enseignement d’YSAYE. Tout nouvel élève, quel que fût son acquis, devait, avant tout, s’assimiler les gammes et arpèges doigtées par YSAYE. Non seulement les gammes simples, mais aussi celles en 3es, 4es, 6es, 8es et 10es. Aux changements de position, au lieu de déplacer rapidement toute la main, ainsi que le pratique l’école classique, YSAYE rassemblait les doigts et chassait celui qui tenait la note par celui qui devait jouer la note suivante. En un mot, au doigté par succession des classiques, il opposait un doigté par substitution. Ajoutons qu’il effectuait les changements de position sur les demi-tons. A cela se joignait un travail spécial du pouce gauche dont YSAYE se servait comme d’un pivot immobile autour duquel se déplaçait la main dans certains traits rapides. Dans un changement de position où toute la main devait se déplacer, le pouce précédait les autres doigts et formait, si je puis dire, une base avancée de la nouvelle position. YSAYE possédait une extraordinaire souplesse du pouce gauche. Grâce à cela, il exécutait des traits qui, d’ordinaire, exigent le déplacement total de la main, sans changer le pouce de place, ce qui lui donnait une extraordinaire vélocité et lui permettait d’obtenir une justesse impeccable.

Au point de vue de l’archet, YSAYE se montrait tout aussi exigeant. Non seulement il ne voulait pas qu’on entende le passage d’une corde à l’autre, mais il n’acceptait même pas qu’on le voie. Et pour donner l’illusion complète à l’œil et à l’oreille, il faisait décrire à l’archet un arc de cercle continu de la quatrième à la première corde. Il avait d’ailleurs composé une série d’exercices (doigts et archet combinés) à ce sujet. Ce travail de l’archet, joint à des doigtés très personnels, parfois peu orthodoxes du point de vue classique, mais toujours essentiellement pratiques et violonistiques, conféraient à YSAYE une ampleur de sonorité et un soutenu dans le phrasé qui l’ont rendu inégalable.

Comme tous ceux qui ont connu YSAYE et que j’ai consultés pour établir les bases de mon étude, M. RASSE me recommanda vivement d’insister sur la grande bonté du Maître. Sa classe était une famille. YSAYE ne supportait pas les petites jalousies courantes entre artistes. Il entrait dans une formidable colère s’il surprenait un de ses élèves à dénigrer un camarade.

Nul ne l’entendit jamais médire d’aucun artiste. Respectueux et reconnaissant envers ses anciens maîtres, il entendait que chacun respectât ses professeurs. Un jour un jeune violoniste belge lui demande de l’entendre et de bien vouloir l’accepter comme élève. Après l’audition, YSAYE critique doucement les défauts, assez nombreux, du jeune artiste. Celui-ci d’accabler aussitôt son ancien maître de vifs reproches, voyant en lui la cause de ses travers.

– Qui était votre professeur? demande YSAYE, fâché d’entendre les diatribes du jeune homme.
– M. THOMSON.
– Il est difficile de ne rien apprendre avec un Maître comme THOMSON, Monsieur, et s’il ne vous a pas plu, je vous plairai encore moins.

Remarquons qu’YSAYE et THOMSON, camarades de classe du Conservatoire de Liège, étaient rivaux directs en tant que virtuoses.

Ainsi que je le disais plus haut, l’enseignement d’YSAYE était avant tout artistique. Chaque oeuvre recevait les doigtés et coups d’archet qui lui convenaient et que les élèves reproduisaient soigneusement, mais la leçon était une leçon d’interprétation.

YSAYE accompagnait son élève au piano ou, lorsqu’il était bien disposé, au violon. Alors, c’était un émerveillement. Sous ses doigts, le violon sonnait comme un orchestre. Le chant joué par l’élève était si pleinement soutenu par l’accompagnateur que l’auditeur non averti n’aurait pu dire lequel, du maître ou de l’élève jouait la partie principale. Chacune de ces improvisations qu’YSAYE brodait sur l’accompagnement écrit par le compositeur intensifiait l’expression de la mélodie et lui en faisait dire plus que son auteur n’avait rêvé qu’elle dit. YSAYE n’a jamais voulu écrire ces accompagnements.

]’ai eu le bonheur d’entendre une de ces inoubliables improvisations, peut-être la dernière du Maître. YSAYE dînait à Liège, et j’étais parmi les convives de cette réunion tout à fait intime. Son dernier élève, M. Remo BOLOGNINI, jeune violoniste américain de très grand talent, joua d’abord un caprice de PAGANINI. Puis le Maître voulant remercier ses hôtes, accompagna M. BOLOGNINI dans le 4e concerto de VIEUXTEMPS.

L’archet, qui était celui d’un vieillard pendant les quelques premières mesures – YSAYE avait à ce moment soixante-douze ans – s’affermit immédiatement et le prodigieux virtuose, retrouvant pour quelques instants toute la puissance de sa jeunesse, redevenu ardent et fougueux, accompagna son digne élève comme jadis VIEUXTEMPS l’avait accompagné lui-même.

L’Adagio du Concerto nous surprit tous les yeux pleins de larmes, et le Finale nous laissa écrasés devant le brio et la puissance du Maître. La dernière note s’était tue depuis longtemps qu’aucun d’entre nous n’osait bouger, de peur de rompre l’enchantement terrible et merveilleux qui nous étreignait encore.

Cet homme unique, qui interprétait les œuvres les plus savantes, les plus intellectuelles, les plus raffinées avec une compréhension extraordinaire, n’avait même pas fait une école primaire. Quand il était enfant, l’enseignement n’était pas obligatoire, et Nicolas YSAYE estimait préférable pour son fils, l’étude du violon à celle de l’arithmétique ou du français.

Personne n’a pu me dire comment Eugène YSAYE apprit les rudiments de la lecture et de l’écriture. Mais une chose est évidente, c’est que, arrivé à l’âge d’homme, YSAYE discourait en un français impeccable avec une facilité que lui enviaient maints orateurs, écrivait admirablement sa langue, de même que l’anglais et l’allemand, et parlait assez couramment l’italien et le russe.

A ce point de vue, YSAYE fut, dans toute la force du terme, un autodidacte. Il se forma en voyageant en compagnie de livres, de dictionnaires, de grammaires. Quatre auteurs eurent sur son esprit, sur son art même, une influence indubitable. Tout d’abord, Jean-Jacques ROUSSEAU. YSAYE trouvait en lui-même la justification de la formule qui est à la base de l’édifice rousseauiste : l’homme naît bon. Cette affirmation, YSAYE l’adopta, avec toutes ses conséquences, parce qu’il ne pouvait croire à la jalousie, à l’envie, à la méchanceté des autres hommes.

La bibliothèque d’YSAYE renfermait aussi les traductions des auteurs grecs et latins. Sa lecture favorite, dans ce domaine, était les Commentaires de la Guerre des Gaules, de Jules César.

Ce souci d’étendre ses connaissances vers le domaine littéraire antique évoque l’aspect classique du caractère d’YSAYE. Il est étonnant de voir quel fonds de classicisme pur possède ce virtuose romantique. Au point de vue musical, il faut sans doute y voir les influences de VIEUTEMPS et de RUBINSTEIN, dont la musicalité était extrêmement raffinée. YSAYE entretint et développa le germe qu’ils avaient déposé en lui. Ses lectures classiques lui donnèrent une tournure d’esprit qui tempéra les élans de sa nature impétueuse dans ce qu’ils auraient pu avoir d’excessifs ; elles remplirent le rôle des barrages de notre Meuse, qui régularisent son débit sans jamais l’amoindrir, mais au contraire, l’ennoblissent et font d’elle un fleuve puissant.

Cependant la nature romantique et ardente d’YSAYE trouve sa correspondante dans les œuvres d’Honoré de BALZAC. YSAYE et BALZAC ont en commun la bonté, la puissance, la verve, la vie intense. BALZAC, d’inspiration romantique, par l’exubérance de sa Comédie humaine, est réaliste par la vérité de ses personnages et de ses décors. Ce mélange de romantisme et de réalisme, nous le retrouvons chez les Wallons, mais avec une pointe d’ironie et une sentimentalité plus délicate, qui en font une race à part, dont les artistes sont personnels, sinon toujours dans leur technique, du moins dans leurs sentiments.

Cet esprit, YSAYE le possédait et l’aimait par dessus tout et si BALZAC lui apparaissait comme le Dieu de la littérature, les auteurs wallons, dont les vers et la prose occupaient une large place dans sa bibliothèque, étaient plus près de son cœur. YSAYE écrivait un jour :

Vous savez combien j’aime et je cultive notre bonne vieille langue si mordante, si gouailleuse et si gaie, comme rend gai le bon vieux vin !

Et ailleurs encore :

Liège, le sol natal, les rives fleuries, notre bon vieux patois, pour moi, c’est l’pan dè bon diu [Le pain du Bon Dieu, poème en dialecte liégeois de Henri Simon, traduit en français par J. Haust aux éditions La vie wallonne, Liège)] que SIMON chante si bien!. .. C’est ce pain là qui nourrit mes souvenirs, mon esprit et mon cœur.

Cet attachement au terroir se traduit sans cesse dans ses lettres, par ses réflexions pittoresques dites en patois, par ses enthousiasmes pour les artistes de chez nous, par son affection agissante envers eux, et enfin, par ses interprétations et ses compositions.

CHAPITRE TROISIEME

L’Artiste et le Compositeur
Les interprétations d’YSAYE

Est-il possible d’analyser quand on est emporté par un remous sentimental qui livre l’auditeur à l’artiste ? YSAYE envoûtait son public. A qui plus qu’à lui pourraient s’appliquer ces paroles de Camille MAUCLAIR parlant du ‘prestige du virtuose‘ :

Cependant, il se tient, seul et libre au devant d’une foule, il obtient une qualité inconnue de silence, une obéissance passive dont l’instantanéité est saisissante. Nul être qui n’attende de lui le rythme de son cœur : il en réglera les battements, et son geste commandera les organismes. Il crée l’angoisse et le ravissement. Il décrète l’amour et la peine, et de tels droits lui sont acquis sans conteste. Des centaines de créatures s’en remettent à lui du soin de leur émotion. Il est le prince, l’amant, le mage et le prêtre. Il ordonne, il caresse, il soumet, il conseille tour à tour. Cependant, perdu dans son rêve, il est immensément isolé, et il sait qu’il règne, mais ne semble pas le savoir.

Camille MAUCLAIR, La Religion de la Musique

Eugène Ysaye photographié par Alban (1930) © José Quitin

YSAYE ne soumettait pas seulement son public : il soumettait aussi les compositeurs. Une fois leur oeuvre entre ses mains, il en faisait sa chose. Il bouleversait les idées de l’auteur et lui imposait ses géniales conceptions. Et l’auteur découvrait à son oeuvre des beautés ignorées, et il admirait l’interprète qui lisait en lui mieux qu’il ne l’avait fait lui-même.

Tous composaient pour YSAYE. CHAUSSON lui écrit que son Poème et son Quatuor sont faits pour lui. Il ajoute même : “DEBUSSY écrit pour toi un Concerto. Je ne le connais pas et ne veux pas le connaître maintenant.” Je ne pense pas que CHAUSSON, qui achevait son Poème à cette époque, craignit de subir les influences de DEBUSSY. Je crois plutôt qu’il préférait avoir la révélation du concerto en question par YSAYE lui-même. Malheureusement, cette oeuvre avorta et fut jetée au panier par DEBUSSY.

Avant d’étudier le Compositeur Eugène YSAYE, il me semble opportun de souligner les deux tendances apparemment contradictoires qui se font jour déjà chez le virtuose. YSAYE est un Artiste avant tout. Ses capacités techniques sont mises au service de la musique. Mais il ne peut nier qu’il est élève de WIENIAWSKY et de VIEUXTEMPS, deux Virtuoses du violon. Aussi, le voyons-nous, dans sa jeunesse, accorder au violon une place prépondérante, et parmi les instruments, et dans la musique elle-même. Armand PARENT écrit : “A cette époque lointaine (1885), la musique pour YSAYE, c’était le violon, la musique à son service. Le violon était le roi de la musique, c’en était touchant.

La maturité aidant, YSAYE atténua cette conception un peu simpliste, mais jamais au point de négliger si peu que ce soit, l’importance du violon, ni la connaissance approfondie de sa technique. Il exigeait de ses élèves une technique accomplie, disant, avec raison, qu’elle seule permet au virtuose de se donner entièrement à l’interprétation des œuvres jouées. YSAYE reprocha toujours aux écoles belge et française de minimiser le côté purement instrumental au profit du côté artistique, comme à l’école allemande de verser dans le travers opposé.

Cette conception d’YSAYE touchant le rôle et les capacités d’un interprète, nous la retrouvons toute entière dans sa musique. En effet, YSAYE écrit pour et par le violon comme il disait parfois. Si nous exceptons deux œuvres pour le violoncelle et son opéra, toutes ses compositions sont écrites pour son instrument favori.

Que trouvons-nous dans les œuvres d’Eugène YSAYE ? D’abord, de la Musique. – Une musique fluide, mélodieuse, qui sonne bien, quoique toujours un peu grisaille au début du morceau. Comme ces brouillards qui couvrent la Meuse le matin et que le soleil déchire, ainsi la nature artistique et intime d’YSAYE s’épanche dans sa musique avec une tendresse souvent mélancolique, voilée par une sorte de pudeur, que traduit l’accompagnement du quatuor à cordes. Mais, peu à peu, la nature fougueuse du Maître se manifeste. Sa musique gronde, grandit, s’accélère, s’enfle, sonne, éclate enfin en un cri passionné qui laisse l’auditeur haletant après cette course vers l’Idéal.

Puis, le calme revient. La fureur des sentiments exacerbés fait place à un apaisement profond, mais où l’âme du compositeur est toujours vibrante, toujours prête à s’élancer de nouveau à la conquête du Beau.

Parcourons l’oeuvre d’Eugène YSAYE. J’y marquerai quatre groupes qui correspondent à ses conceptions artistiques et intellectuelles :

  1. Les œuvres purement sentimentales.
  2. Celles où le souci de joindre la virtuosité à la musicalité se fait jour.
  3. Les œuvres de technique pure.
  4. Son opéra, Piér li Houïeu.

Signalons que ce classement correspond à l’ordre chronologique des compositions. Nous voyons ainsi YSAYE évoluer vers la technique pure au violon en réaction contre l’abandon progressif de ce souci par les violonistes
au cours de ces dernières années.

La première partie, qui est la plus abondante, se compose d’une série de Poèmes pour un ou plusieurs instruments à cordes, avec accompagnement d’orchestre. Les caractères sentimentaux que je signalais tout à l’heure se manifestent pleinement dans ces œuvres dont le prototype est à mon avis, le poème pour orchestre à cordes sans basses intitulé Exil. Voici quelques titres qui suggèrent les sujets traités : Chant d’hiver, Scène au rouet, Extase, Méditation, Amitié, Poème élégiaque.

J’ai eu le bonheur de retrouver des commentaires d’Eugène YSAYE sur quelques-unes de ses œuvres. Ils furent donnés par le Maître à un concert à Liège en 1926. Il profitait de cette occasion pour développer les idées qui lui étaient chères touchant le rôle et les qualités du virtuose et les éléments qui doivent, selon lui, composer toute oeuvre instrumentale.

Méditation, poème pour violoncelle et orchestre à cordes.

Ecrire pour un instrument dont on ne joue pas m’a toujours semblé une chose impossible ; mais j’avais l’exemple de VIEUXTEMPS qui écrivit des concertos pour violoncelle qui décèlent une connaissance parfaite des ressources techniques de l’instrument. De plus, les HOLLMANN, HEKKING, GÉRARDY, SERVAIS, CASALS, POLLAIN, GAILLARD et d’autres m’ont initié de si près aux secrets de leurs basses que je n’eus guère de peine à faire sonner ce ténor de la corde. La Méditation est le développement d ‘une esquisse datant des temps lointains où GÉRARDY et moi nous parcourions, de concert, l’Amérique du Nord. Beaucoup plus tard, Fernand POLLAIN me tisonnant, je repris l’ébauche et achevai le tableau et on me permettra de dire que la Méditation, garnie de son vêtement orchestral, est l’une de mes machines pour laquelle j’ai une légère préférence. Je ne sais pourquoi, peut-être est-ce par les souvenirs qui se rattachent à l’époque de l’esquisse…

Le début de cette notice montre bien le souci qu’avait YSAYE d’écrire pour un instrument, c’est-à-dire de lui faire donner son maximum de sonorité et d’en exploiter le plus complètement possible les ressources techniques.

Chant d’hiver, pour violon et orchestre réduit.

Ce morceau fut conçu à une époque où l’âme de l’artiste est tourmentée par le doute, à l’un de ces moments où la conscience de n’être rien vous obsède et vous meurtrit ; alors c’est la tristesse, la mélancolie, le regret des jours sans souci de l’enfance au bord de la Meuse qu’on exhale en des mélodies plaintives et un peu frileuses. En lisant les beaux vers wallons de VRINDTS j’ai trouvé cette strophe qui rend bien la pensée qui s’agite dans le cours de ce Chant d’hiver qui, écrit avant l’admirable Poème d’Ernest CHAUSSON (de même que mon Poème élégiaque) éveille l’intérêt par la nouveauté de la forme.

To soule si plainde, tot soule choûler,
I nîve … et l’nivaye si ra poule
disconte les mohonnes : li vint hoûle …
… I m’sonle co même ôr li chanson
Di noste aiwe tot moussant d’zos l’glèce.

J. VRINDTS, Poèmes wallons

[Tout semble se plaindre, tout semble pleurer, / Il neige … et la neige se blottit / Contre les maisons ; le vent gémit… / Il me semble même entendre encore la chanson / Du ruisseau glissant sous la glace]

On peut rattacher à ces œuvres le trio de concert pour deux violons, alto et orchestre à cordes et le poème Amitié pour deux violons et orchestre. On remarquera dans la notice d’YSAYE sur le Trio, la restriction qu’il apporta au côté technique par pur souci artistique, pour que l’oeuvre sonne bien, comme il dit.

Trio de concert, pour deux violons, alto et orchestre.

La guerre, si souvent improductive de choses d’art fut le contraire pour moi : une grande partie des œuvres du programme d’aujourd’hui date des années de la terrible épreuve que l’Europe a subie. Ce Trio fait partie du travail qui fut mon oasis pendant la tourmente, car le musicien n’a pas d’exil, il emporte avec lui l’élément consolateur : l’Art, et nulle puissance ne peut détruire ce refuge de la pensée, du cœur. Je voulais écrire ; j’écrivais un Duo pour deux violons pour jouer avec notre vénérée souveraine la Reine ELISABETH lorsque, sur le point d’achever, je m’aperçus que la partie technique manquait de sens poétique et que, loin d’être une récréation, ce duo devenait un travail des plus ardus. Je renonçai à ma première idée et je transformai le morceau pour trois instruments au lieu de deux. C’est ainsi que cette composition de forme plutôt classique fut jouée à Londres en 1916-17 par MM. DEFAUW, TERTIS et moi-même. Cela sonne bien et, dès l’état de duo, je n’en voulais pas davantage.

Amitié, Poème pour deux violons et orchestre.

C’est encore l’idée du Duo, mais ici la pensée est libre, et on la laissera s’égarer dans le vaste champ des heureux et doux souvenirs combien variés ! d’une amitié pure qui a bientôt cinquante ans d’âge et dont les sentiments, meilleurs, plus sûrs, moins fragiles que ceux de l’amour sont chez moi et chez celui à qui l’oeuvre est dédiée, indestructibles.

YSAYE fait allusion ici à Théodore LINDENLAUB, critique musical du journal Le Temps, qui fut le conseiller et le guide du virtuose dans maintes occasions.

Le Poème Nocturne fait transition entre ces œuvres purement sentimentales et celles où se manifeste le souci d’allier la virtuosité à la musicalité. La notice d’YSAYE sur ce poème montre, de plus, sa constante recherche de l’originalité, qui se traduit ici par la réunion du violon et du violoncelle.

Poème nocturne, pour violon, violoncelle et orchestre à cordes.

A part le Concerto de BRAHMS, un duo original de VIEUXTEMPS, la Muse et le Poète de SAINT-SAËNS, et quelques arrangements sur des opéras célèbres, je ne connais pas d’œuvres importantes pour violon, violoncelle et orchestre. Cette lacune dans le répertoire des solistes m’a tenté, et c’est au cours des dernières tournées que je fis en Amérique que j’ai conçu le plan de cette oeuvre.

En général, la forme Poème m’a toujours attiré, elle est plus favorable à l’émotion, elle n’est astreinte à aucune de ces restrictions qu’oblige la forme consacrée du Concerto ; elle peut être dramatique et lyrique, elle est par essence romantique et impressionniste ; elle pleure et chante, elle est ombre et lumière et de prisme changeant ; elle est libre et n’a besoin que de son titre pour guider le compositeur, lui faire peindre des sentiments, des images de l’abstrait sans canevas littéraire ; c’est, en un mot, le tableau peint sans modèle.

Le Poème est, je le pense, un progrès dans mon écriture musicale; il doit marquer chez moi une étape décisive dans l’essai, dans la recherche tenace, la volonté d’associer l’intérêt musical à celui de la grande virtuosité de la vraie virtuosité, trop négligée, je le répète, depuis les maîtres du violon, depuis que les instrumentistes n’osent plus écrire et abandonnent ce soin à ceux qui ignorent les ressources, les secrets du métier.

J’ai laissé volontairement de côté les Harmonies du Soir pour quatuor solo et accompagnement d’orchestre d’archets. En effet, cette oeuvre qui, par l’inspiration et la forme, se rattache à la série des Poèmes, montre un autre souci du compositeur : la recherche des combinaisons originales d’instruments ou de groupes d’instruments dans le but d’enrichir les sonorités. Remarquons à ce sujet la conception hardie de Exil, écrit pour un orchestre de violons et d’altos. Cette oeuvre audacieuse, dont l’équilibre est parfait, est tout à fait originale et le succès qu’elle remporte au concert en dit assez sur ses qualités. Écoutons ce qu’YSAYE disait des Harmonies du Soir.

Les Harmonies du Soir, pour quatuor solo et orchestre d’archets, op. 31.

Cette composition est ma dernière production. Cette combinaison du quatuor solo avec accompagnement d’orchestre de cordes est, je crois, toute nouvelle, et je n’en connais pas d’autre exemple. Ce morceau fut joué pour la première fois au Palais de Laeken dans un concert consacré à mes œuvres et notre gracieuse Souveraine en est la Marraine.

L’idée maîtresse est toute lamartinienne, de pensée rêveuse. Deux thèmes qui à la fin se juxtaposent, en forment la trame ; la forme est graduelle et, comme dans la plupart de mes œuvres, elle fait place à la douceur qui achève l’oeuvre en retournant au sens méditatif et rêveur.

Cette dernière phrase, qui nous donne le schéma de tous les Poèmes d’YSAYE, définit l’aspect sentimental des œuvres de l’artiste. Avant d’examiner la seconde partie de son oeuvre qui consacre l’union de la virtuosité et de la pensée musicale, signalons des mélodies telles que Lointain passé, Les neiges d’antan, Berceuse, Rêve d’enfant, qui s’apparentent plus ou moins à l’une ou l’autre inclination d’YSAYE.

Mais d’autres œuvres apparaissent qui sont écrites dans le but de relever le niveau de la virtuosité instrumentale tout en y alliant les beautés de la pensée musicale. Je citerai la Fantaisie et le Divertimento, tous deux pour violon et orchestre.

Divertimento, pour violon principal et orchestre.

Déjà à remarquer le titre, on saura que le rôle de l’orchestre n’est pas celui d’un simple accompagnement et que la polyphonie, autant que les conquêtes de l’harmonie moderne s’y insèrent. L’oeuvre doit donner l’impression d’une chose qui marche mesurément, alla marcia. La forme est progressive et d’un seul mouvement, sans arrêt. Le violon se divertit, semble livrer son humeur à l’improvisation. Il n’y a là, pour ainsi dire, aucun thème régulier, le sens est mélodique (sans l’astreindre à des césures, à des périodes) et la technique elle-même du violon est essentiellement chantante.

Le but – s’il y en eut un – fut d’intéresser l’auditeur par une corrélation intime, un équilibre constant entre l’action de la virtuosité et le rôle orchestral. L’auteur s’efforce de redonner au travail purement instrumental, un renouveau d’intérêt, une puissance d’attraction trop négligés, un peu perdus depuis PAGANINI, VIEUXTEMPS et WIENIAWSKI.

Les violonistes ont abusé des compositions pianistiques, des choses qui subordonnent le verbe du violon au soi-disant intérêt symphonique. Le Divertimento doit nous ramener à une conception plus juste, plus claire et plus respectueuse du caractère, des ressources, du pouvoir de cet instrument idéal qu’est le violon.

Passons au troisième groupe des compositions d’YSAYE : les œuvres de virtuosité pure.

Nous trouvons ici un mouvement violonistique qui, par ses proportions fait songer à celui de Jean-Sébastien BACH. Mais alors que chez BACH les difficultés techniques résultent de la polyphonie et des formes savantes qu’il emploie pour écrire de la musique, chez YSAYE, au contraire, les difficultés techniques sont le but et, chose étonnante, il en résulte une musique originale et forte.

De nos jours, ce parti d’accumuler des difficultés uniquement pour le plaisir de les résoudre est passé de mode. Le public exige la romance qui le chatouille agréablement et, en fait de virtuosité, il n’apprécie guère que la vélocité. Faut-il voir dans les goûts actuels le résultat, transposé dans la musique instrumentale, des libertés que DEBUSSY a innovées en composition ? Le rejet des règles et des contraintes a conduit en droite ligne au laisser-aller, générateur d’une désolante pauvreté d’inspiration. Un phénomène parallèle a-t-il lieu pour les virtuoses ?

Quoiqu’il en soit, on ne peut faire grief à YSAYE d’avoir édifié son recueil de sonates sur cette conception, si l’on considère que la majeure partie de son oeuvre est avant tout sentimentale et poétique. YSAYE écrivait ses sonates au lit, le soir, sans avoir d’instrument près de lui. Le lendemain, il les jouait, et c’est à peine si une retouche était nécessaire par-ci, par-là.

Chaque sonate est dédiée à un virtuose contemporain et est écrite pour lui. YSAYE avait recherché les qualités maîtresses de chacun d’eux et avait écrit une oeuvre qui devait mettre en valeur les dons techniques, rythmiques et artistiques particuliers à Jacques THIBAUD, Fritz KREISLER, Georges ENESCO, Manuel QUIROGA, Mathieu CRICKBOOM et Joseph SZIGETI.

Remarquons que la dénomination Sonate accordée à ces œuvres doit être prise dans le sens primitif. Au XVIIe siècle, Suonata signifiait pièce sonore. Les italiens appelaient ainsi, à l’origine de la musique instrumentale indépendante, tout morceau écrit pour des instruments à archets ou à vent.

Parcourons rapidement ces sonates :

  • A Joseph SZIGETI, un Grave, Fugato, Allegretto poco Scherzoso et Finale con brio où les doubles-notes abondent et donnent à l’oeuvre un caractère orchestral.
  • A Jacques THIBAUD une sonate d’inspiration romantique dont les parties s’intitulent : Obsession, Malinconia, Danse des Ombres, Les Furies. Ici, la technique est plutôt dans l’archet.
  • La Danse des Ombres, constamment à deux voix, écrite dans le mouvement de la Sarabande du XVIIe siècle, est formée d’une série de variations sur le thème du Dies Irae, exposé intégralement à la fin de la Malinconia qui précède. Cette sonate est certainement la meilleure des six parce que, malgré lui dirais-je, YSAYE a laissé l’artiste dominer le virtuose. Peut-être, par renversement des rôles, a-t-il subi le prestige de Jacques THIBAUD, qui
    est, avant tout un artiste, comme jadis CHAUSSON, d’INDY, FRANCK avaient subi l’autorité du violoniste idéal : Eugène YSAYE.
  • La Sonate n°3, dédiée à Georges ENESCO, porte le titre de Ballade. Elle commence par un récitatif écrit sans barres de mesure. (YSAYE reprendra ce procédé d’écriture plus tard dans un choeur de son opéra). Au récitatif succèdent un Lento puis un Allegro con bravura dont le thème, un peu lourd et appuyé s’allège dans un emportement d’arpèges brisées, de traits en sixtes et en dixièmes qui amènent, après reprise du thème, une progression finale avec une pédale sur ré qui se termine par deux mesures tempo vivo d’accords arrachés au talon de l’archet.
  • La quatrième sonate, à Fritz KREISLER, est à base rythmique. Elle reprend les titres des sonates de BACH et aussi leur technique d’accords arpégés dans l’Allemande et la Sarabande. C’est toujours le style de BACH qui inspire, le Finale, où l’archet exécute tous les genres de détachés. Cette sonate fut imposée par voie de tirage au sort au 1er concours international Eugène YSAYE (Bruxelles 1937).
  • La cinquième, à son élève et ami Mathieu CRICKBOOM, comporte deux parties intitulées l’Aurore et la Danse rustique. Cette sonate évoque à maintes reprises la technique de PAGANINI par des effets de cordes pincées par les doigts de la main gauche et par les traits en doubles notes où quartes et sixtes se mêlent. La fin de la Danse est un véritable déchaînement violonistique dans lequel le mouvement va sans cesse accelerando.
  • La dernière sonate, dédiée à Manuel QUIROGA, ne comporte qu’une seule partie Allegro. Tout au long des sept pages de la partition, le violon subit un assaut frénétique. On se demande s’il est possible à un homme d’exécuter staccato ces traits en tierces, en dixièmes, de bondir de la quatrième à la première corde, de lancer ces gammes qui sillonnent l’oeuvre comme autant d’éclairs. Mais YSAYE connaissait les ressources du violon et celles de son élève, dont la technique étonnait le vieux Maître lui-même.

A côté de ce monument violonistique encore ignoré du public et malheureusement, de la plupart des violonistes, YSAYE préparait une Méthode de violon qui devait, par un entraînement rationnel et progressif, permettre d’aborder l’étude des sonates avec plus de facilité.

Une partie de ce travail dont on imagine aisément la haute valeur pédagogique était écrite, mais fut malheureusement égarée après la mort du Maître.

Le Dictionnaire de Musique de RIEMANN, inscrit parmi les œuvres d’YSAYE six concertos pour le violon. Il est vrai qu’YSAYE travailla assez longtemps à des concertos dont le nombre exact est huit. Mais il n’en fut jamais pleinement satisfait et ces œuvres sont restées inédites. J’ai retrouvé, sur la couverture du troisième concerto, propriété de M. Gabri YSAYE, les lignes suivantes écrites de la main du Maître :

3e Concerto – en Mi – Paris 1880. Ce concerto (1re partie seulement) fut joué à Stockholm, Hambourg 81-82. Il fut d’abord essayé à Spa en 80, en été, avec orchestre, partie solo jouée par M. CRICKBOOM. Je le reprends aujourd’hui après quarante-cinq ans d’oubli… J’y sens ma jeunesse pleine de fougue et d’expression. La tonalité et la forme font penser à MENDELSSOHN ! C’est un modèle qu’un jeune homme pouvait suivre.

Eugène YSAYE, 1928

La sonate en do mineur, pour violoncelle solo, est écrite dans le même esprit que les sonates de violon. Le style en est polyphonique à la manière des sonates de BACH. Elle est composée de quatre parties : grave, intermezzo, in modo di recitativo, Finale con brio. La première partie expose un thème noble et large, d’une gravité sombre. Mais la fin s’anime et la mélodie s’élève. La première partie s’achève dans un registre aigu, dans un sentiment plus clair quoique toujours en mineur. L’intermezzo est une pièce très bien venue. Je suis tenté d’y voir un grave personnage se mettre à danser. Mais sa danse trop correcte et lui-même guindé, d’où les hésitations traduites par des accords pizzicati à contretemps. La troisième partie nous replonge dans une atmosphère d’anxiété. Le violoncelle gronde sourdement sur la quatrième corde et laisse l’auditeur suspendu au point d’orgue final. La finale enchaîne brusquement. Le drame éclate soudain, le thème de la première partie réapparaît, dans un mouvement plus rapide, pour se perdre dans un tumulte de doubles-notes auxquelles des fragments chromatiques confèrent un caractère d’imploration. Mais le thème de la première partie revient pour conclure avec autorité et brutalité.

Par son esprit perpétuellement sombre et agité, par sa conception unitaire basée sur le thème initial, cette sonate prend une place à part dans l’oeuvre d’Eugène YSAYE. J’espère qu’elle prendra une place de choix dans le répertoire du violoncelle, car c’est une oeuvre vraiment belle, mais hérissée de terribles difficultés techniques.

Si nous voulons faire le point dans l’oeuvre instrumentale d’YSAYE, nous constaterons que, partout où il laisse chanter son cœur sans se préoccuper de la technique, il atteint à un lyrisme ample et généreux qui rend ses œuvres très attachantes et très belles.

Ce seront le Poème d’Hiver, Exil, Lointain passé et Rêve d’enfant, une miniature merveilleuse de fini et de délicatesse.

Par son inspiration romantique, le Divertimento fait accepter les passages de technique pure qu’il renferme. Pour ma part, je place au-dessus de tout cela la 2e sonate pour violon solo, où la technique et l’inspiration sont si intimement soudées pour concourir à l’expression de la pensée qu’elles forment un tout splendide qui fait étape dans la littérature du violon.

Signalons, pour terminer cet aperçu de l’oeuvre instrumentale d’Eugène YSAYE, de nombreuses transcriptions et arrangements d’œuvres anciennes et modernes. Citons entre-autres : l’Aria de BACH, un Aria de HAENDEL, une Sonate de Nicolo PASQUALI, l’Etude valse de SAINT-SAËNS, etc…

Il me reste à examiner la dernière oeuvre d’YSAYE, celle qui marque l’apogée de son ascension vers le Beau, celle où il mit tout son cœur de Wallon fervent, celle pour qui il usa ses dernières forces avec un enthousiasme juvénile : Piér li houïeu.

YSAYE commença son opéra en 1929, alors qu’il était âgé de soixante-onze ans. Entendons-le parler de son travail.

Bons et chers Amis,
Connaissez-vous une chose plus tyrannique, plus absorbante, plus exclusive qu’une partition, qu’une orchestration à écrire? Non ! Il n’y a pas au monde de femme plus jalouse, plus grognarde, plus pleurnicharde, plus chiourme et plus vindicative lorsqu’on tente de la quitter, ne fût-ce que pour un court moment.
Je suis pris dans cette galère, mes pauvres amis, et j’y rame comme un forçat !… C’est Piér li houïeu qui prétend que je l’habille de neuf ; il réclame tantôt du velours, tantôt du satin ; il lui faut du doux, du fort, du zéphir et du tonnerre tot al fèye [tout à la fois], et il ne se contente point de fleurs, de dentelles, d’arabesques, festons, astragales sonores, il veut des bijoux, de l’or et tous les trésors de Golconde ! Cela m’apprendra aussi à vouloir le faire chanter dans la seule langue que les Russes ignorent !
Mèlie, Piér et Jâck me harcèlent de leur exorbitante prétention; les chœurs me poursuivent comme le fut Oreste par les Euménides ! ils me forcent à chanter avec eux et, de mon organe de pintade en détresse, dji brai come on vai [je crie comme un veau].
Enfin, aujourd’hui, comme tous mes personnages sont partis à Flémalle-Grande pour lutter contre les Disciples [Les Disciples de Grétry, vieille et célèbre chorale liégeoise dont le destinataire de cette lettre, M. Jean Quitin, est directeur], je souffle un moment et je vous écris…

C’est tout YSAYE qui s’exprime dans ces phrases. C’est l’artiste emporté par son rêve et c’est le Wallon qui ne perd jamais sa bonne humeur gouailleuse, le sens inné du ridicule et de l’ironie amicale. Eugène YSAYE voulait être le promoteur d’un mouvement qui aurait donné naissance à un théâtre lyrique wallon.

Avant lui, Jean-Noël HAMAL, compositeur liégeois du XVIIIe siècle, avait écrit quatre opérettes dont la plus connue est Li voyièdje à Tchâfontaine [Le voyage à Chaudfontaine]. Plus près de nous, Sylvain DuPuis compose la musique de Coûr d’ognon [Coeur d’oignon]. Marcel BATTA, Joseph DUYSENX, DEFOSSEZ, Rose DEROUETTE, écrivent sur des livrets wallons. Aucun cependant, ne traite un sujet aussi dramatique que l’est Piér li houïeu qui, par son caractère et son ampleur scénique, reste une oeuvre profondément originale et intensément wallonne.

Le livret de l’opéra, entièrement de la main d’YSAYE, raconte un épisode d’une grève de mineurs. Piér a été choisi comme chef par ses compagnons. Afin de précipiter les événements, les ouvriers le poussent à déposer une bombe sous les fenêtres du patron. Cependant, Mèlie, épouse de Piér, croit que la grève n’est pas le seul motif des absences fréquentes de son mari. Jalouse, elle le suit alors qu’il va placer l’engin meurtrier.

Pour éviter un crime et sauver son mari elle tente d’éteindre la mèche, mais l’explosion se produit. Mortellement blessée, Mèlie est ramenée chez elle, et
la douleur de Piér et de Jâck, père de Mèlie, est poignante à voir. Avant de mourir Mèlie s’accuse de l’attentat. Piér, touché par le remords se fait moine.

Cet épisode des grèves, parfois sanglantes, qui marquèrent les débuts du socialisme en Belgique, est prétexte à l’étude de l’âme wallonne, tour à tour sentimentale, gaie, simple et avenante, puis farouche et aveuglément emportée par ses passions, devant la menace faite à sa liberté. Tous ces aspects sont brossés en des tableaux pleins de naturel. Des scènes émouvantes, habilement amenées, contrastent heureusement avec des épisodes populaires et joyeux.

Cependant, un grand défaut alourdit le livret. La scène finale où Mèlie est ramenée mourante, est introduite magistralement. Mais malheureusement un chœur de lamentations chanté par les femmes des houilleurs vient atténuer petit à petit, l’émotion qui étreignait le spectateur. Si bien que la décision surprenante de Piér, qui suit l’arrivée inattendue d’un moine, nous trouve parfaitement consolés de la mort de Mèlie.

Il y aurait eu grand avantage à laisser tomber le rideau sur la douleur de Piér et de Jâck. Dans ces conditions, l’émotion subsistait. L’auteur avait fait voir tout ce qu’il voulait montrer, et le sort de Piér, resté inconnu, n’aurait inquiété personne car, en réalité, ce n’est pas lui le héros : Piér n’est qu’un bras agissant ; Mèlie, elle, est l’âme même du drame.

Hormis cela, l’action est bien conduite, et les personnages sont infiniment sympathiques. L’âme tendre et passionnée de Mèlie, la dure volonté des tièsses di hoïe, la philosophie sereine du vieux Jâck et l’être impulsif de Piér sont magistralement peints. La progression des événements est bien soutenue. Le début est frais et joyeux ; une paskèye [chansonnette], un crâmignon [danse populaire chantée], une scène d’amour.

Bientôt viennent les doléances de Mèlie qui se plaint à son père des absences de Piér, une scène de jalousie orchestrée magnifiquement, nous introduisent au coeur du drame, lequel se déroulera suivant un rythme accéléré. La partition est pleine de verve et de coloris. L’ouverture, pièce symphonique de valeur, nous place d’emblée dans une atmosphère dramatique. YSAYE y utilise avec bonheur les thèmes du chant d’amour de Piér, du crâmignon Pov’mohe [Pauvre mouche], du chant des houilleurs qu’il
développe dans une fugue au dessin net et animé. Dans l’action, l’orchestre soutient les voix avec une sorte de ferveur ardente.

Une nouveauté hardie en matière d’écriture théâtrale est appliquée dans le choral du Serment des houilleurs. Durant neuf pages de partitions, il n’y a plus de barres de mesure. Cette rupture originale et audacieuse avec l’écriture mesurée confère à ce passage une solennité, une grandeur, une puissance qui conviennent particulièrement bien à l’idée exprimée.

Sans avoir ces hardiesses d’écriture, le duo d’amour et la douleur du père sont deux passages pathétiques, qui émeuvent vivement par leur sincérité.

La création de Piér li houïeu eut lieu à Liège en mars 1931. Eugène YSAYE, gravement malade, écoutait la radio-diffusion de son opéra dans la clinique du Docteur LARUELLE, à Bruxelles. Sa Majesté la Reine ELISABETH avait tenu à assister à cette première de l’oeuvre qui devait terminer la carrière du Maître.

M. François GAILLARD, Directeur et chef d’orchestre du théâtre, assuma la lourde tâche de la mise au point de l’exécution. Les interprètes étaient Mme Yvonne YSAYE, petite cousine du compositeur, MM. Alfred LEGRAND et Jacques JENOTTE, de l’Opéra-Comique de Paris. Le spectacle était précédé d’un concert d’œuvres d’Eugène YSAYE, où l’on entendit MM. Gabri YSAYE, Remo BOLOGNINI, Rodolphe SOIRON, Charles DONNAY et Hector CLOCKERS.

Lorsqu’on pense que Piér li houïeu, qui est la dernière composition d’YSAYE, ne porte que le numéro 35 au catalogue de ses œuvres, on ne peut que déplorer le fait qu’il ait commencé si tard à écrire pour le théâtre. Quels chefs d’oeuvre n’aurait-il pas produits si, à trente ans, il avait travaillé un peu plus pour lui et un peu moins pour les autres? Car cet homme de soixante-douze ans débutait dans la composition théâtrale. Toutes ses œuvres précédentes avaient été écrites pour instruments à cordes et orchestre. YSAYE abordait donc pour la première fois, le travail simultané du grand orchestre symphonique, des voix et des chœurs.

Certaines critiques ont visé une instrumentation parfois massive. Seule, une longue pratique de l’écriture symphonique permet d’éviter d’emblée ce défaut. Hélas ! le Maître ne devait plus vivre assez longtemps pour pouvoir réviser son oeuvre et corriger ces détails.

Epilogue.

Eugène YSAYE fut, dans toute l’acception du terme, un grand homme. Artiste unique, virtuose incomparable, compositeur puissant et inspiré, il fut encore et surtout un père pour tous les jeunes qui eurent recours à lui.

La Reine ELISABETH, qui fut de tous temps une véritable amie pour Eugène YSAYE, a voulu perpétuer le nom du Maître et sa bonté agissante en créant d’après les directives qu’il lui avait soumises dans plusieurs rapports, un Prix International Eugène YSAYE.

La première épreuve de ce prix réservé aux moins de trente ans, fut disputée à Bruxelles, à Pâques 1937. Le jury, composé des violonistes les plus en renom de différents pays d’Europe retint, en finale, douze concurrents. On assista à la victoire complète et incontestable de l’école russe, qui remporte les Ier (David OISTRAKH), 3e, 4e, 5e et 6e prix.

La raison de cette victoire russe a été formulée par M. OISTRAKH : “Ce concours montre que nous avons, en effet, des conditions exceptionnelles de travail qui nous assurent également des séries de victoires dans notre vie musicale à venir» (Le Soir, 3 avril 1937).

Cette constatation du premier classé est corroborée par M. Jacques THIBAUD, le grand violoniste français, au cours d’une interview qu’il accorda à M. DE GEYNST (La Meuse, 4 avril I937) : “L’année d·ernière déjà, lorsque j’ai été donner un concert à Moscou, les candidats au prix YSAYE se livraient à l’entraînement. A cette époque, tous, sous la conduite de maîtres éminents, travaillaient en vue de ce concours.”

Il ressort donc que la préparation de ces jeunes gens était poussée jusqu’au dernier point depuis très longtemps déjà. Comme le Prix YSAYE honore avant tout la technique, les concurrents russes eurent la partie belle. Mais sans aucun doute, les Belges voudront montrer qu’ils comptèrent parmi eux des maîtres du violon et ramèneront en Belgique le titre glorieux de Grand Prix International Eugène YSAYE.

Il m’est impossible, pour achever cette étude, de trouver des mots plus justes que ceux prononcés par le grand violoncelliste espagnol Pablo CASALS, reçu à la Maison d’Art de Bruxelles en 1935 : “Vous eûtes en Belgique, le meilleur, le plus sublime et génial chantre du violon que l’on ait jamais connu ;
il s’appelait Eugène YSAYE. N’oubliez jamais ce que vous devez à son nom, à son
oeuvre toujours vivante et à son impérissable mémoire.”

Liège, le 27 septembre 1937.                 JOSÉ QUITIN


Et dans la documenta :


[INFOS QUALITE] statut : publié et posté dans documenta | mode d’édition : transcription du PDF océrisé | source : QUITIN José, Eugène Ysaye. Etude biographique et critique  (Bruxelles, Bosworth & Co, 1938, épuisé)  | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : Bosworth & Co | remerciements à Patrick Thonart (collection privée)


Plus de musique ?

TEICHER, Yves (1962-2022)

Temps de lecture : 7 minutes >

Yves TEICHER est né à Liège, le 21 mars 1962. Il débute ses études musicales à l’âge de 7 ans au Conservatoire Royal de Liège. En 1976, il obtient un premier prix de solfège. En 1978-79, un premier prix de violon. Il poursuit par le diplôme supérieur et obtient un premier prix de musique de chambre en 1981. De 1981 à 1983, il suit les cours privés d’Ivry Gitlis.

Après une période de remise en question, de retraite et de réflexion sur la pédagogie violonistique, de lecture des œuvres de Nietzsche, Rimbaud…, il rejoint le monde et la musique de la rue à Bruxelles, Paris et dans le sud de la France. Il rencontre Chorda Trio, retrouve à travers eux l’amour et l’ambiance du jazz de Django Reinhardt et Stéphane Grappelli et ses souvenirs d’enfance quand il jouait dès l’âge de 9 ans, un peu partout en Province de Liège, avec son frère, le guitariste Stéphane Martini

La folie douce de la musique tsigane, la virtuosité ébouriffante du soliste classique, l’imagination débordante du jazzman, l’expérience de la route et du voyage, une passion immodérée pour toutes les musiques et un cœur gros comme ça ! Yves Teicher, c’est tout cela à la fois et bien plus encore : une invitation à naviguer par-delà les étiquettes et à balayer, d’un coup d’archet, les frontières absurdes qui réduisent notre plaisir à une mosaïque schizoïde.

J.P. Schroeder (2002)


avec Ivry Gitlis…

[MEDIAPART.FR, 9 novembre 2012] Que dire d’autre que ce que raconte si bien Jean-Claude LEROY, dans son article (ici, sans pub) : Yves Teicher, violoniste mongol, ou l’art de rendre heureux” (avec extraits musicaux en ligne) ?

 

Si je devais définir le Style, je dirais que c’est une manière d’être insaisissable, et que c’en est aussi une d’être présent au monde. Le Style me déporte vers une sorte d’inhumanité qui peut m’irradier, en même temps qu’il m’installe dans une humanité dont il a besoin, ne serait-ce que parce qu’il ne se forge jamais mieux contre elle qu’en elle. Le Style est ce comportement humain qui transfigure l’horreur ensevelie en valeur de contemplation. Tout Style est Style d’alchimie.

Marcel Moreau, La Pensée mongole (1972)

“Un soir, selon son rêve de Mongolie et d’oubli de soi, Yves Teicher a composé une mélodie mongole. D’où mon idée facile de rendre mongol le temps d’un titre ce baladin sans frontières ayant grandi à Liège dans l’aura d’un père professeur de français d’origine roumaine, épris de musique romantique, de pataphysique et de révolution, près d’une mère d’origine italienne amie des peintres, poètes, musiciens, autant de bohèmes talentueux parmi lesquels Bobby Jaspar et René Thomas, deux grands noms de l’histoire du jazz européen. Élève violoniste docile évoluant sous le joug d’une diablerie fantasque retenue, il se réveille adolescent révolté, rencontre Ivry Gitlis dont il suit les cours, travaille solitairement, nourri d’une sauvage volonté de trouver la voie. Une voie d’essence poétique, Rimbaud étant son maître autant que Parker, qu’il trouvera peu à peu, au débouché d’une virtuosité délivrée par le sentiment.
En 1986, il rencontre des musiciens adeptes du swing et du répertoire manouche, le groupe Chorda-Trio, fait route avec eux et enflamme bientôt les salles de concert de l’ouest de la France et d’ailleurs. Sa fougue, son feeling inné font mouche. Le public est embarqué à chaque fois, notamment par les musiques de Django Reinhardt redevenues depuis à la mode et par les longues improvisations du soliste fou, lançant son violon dans des délires joyeusement acrobatique.

En 1993, Bruno Montsaingon l’entend et aussitôt l’engage, sous la direction du chef d’orchestre Gennady Rozhdestvensky, il sera soliste à l’occasion de la création mondiale de la première symphonie de Schnittke, à Rotterdam, événement retransmis à la TV nationale hollandaise.

Bientôt il fera équipe avec le contrebassiste américain Bob Drewly, un transfuge du hard rock californien passé par le free-jazz, qui a accompagné dans sa jeunesse le poète beat Bob Kaufman, a travaillé aussi bien avec Pierre Boulez qu’avec Mal Waldron ou Sony Murray. À eux deux ils inscriront quelques bien belles pages d’improvisations sans calcul et sans trop de traces, juste pour la magie de l’instant volé à la monotonie. Ayant assisté, médusé, à leur concert, lors du festival de Liège de 1994, un critique des plus blasés, Guy Thys, « surpris d’être tant surpris. Surpris, enfin surpris… » signera un éloge dithyrambique de ces énergumènes innocents dans le magazine Jazz in time. Quelques enregistrements, pour la plupart disparus, témoigneraient de ce duo miracle. Ce serait toujours ça ! Car pour ce qui est de gagner sa vie c’est une autre histoire. À un nomadisme formidable Yves Teicher oppose un réalisme par trop aléatoire. Tout avance cahin-caha au gré du pittoresque et du tempérament. Pas de stratégie, de relations intéressées, mais des rencontres intempestives, parfois étonnantes, souvent riches d’humanité, davantage en tout cas que d’espèces sonnantes et trébuchantes.

Yves Teicher, c’est aussi une voix, une gueule, un corps, et il interprète avec beaucoup d’expression des textes de Rimbaud dans des spectacles composites où se mêlent théâtre et musique. Le producteur de cinéma Alexandre Salkind assiste à un de ces spectacles, s’emballe pour les talents d’acteur du musicien, veut le faire tourner dans un rôle de violoniste et le reçoit à plusieurs reprises sur son yacht basé dans le port de Cannes. Cependant, suite au Christophe Colomb qu’il a produit, emberlificoté dans un procès avec Marlon Brando et Ridley Scott, il sombre dans une dépression où s’enfouissent tous ses projets. L’artiste liégeois en fera les frais.

L’épisode Schnittke et l’épisode Salkind marqueront la fin de possibles illusions. Il est sûr désormais que l’art et la carrière sont deux bêtes fort distinctes qui ne concourent pas toujours de front. Outre des rendez-vous prestigieux mais sans lendemain, Yves Teicher joue volontiers dans la rue, déroulant des sonates de Bach, des airs de Dutilleux ou de Sibelius et, ma foi, la caisse du violon posé à côté se remplit gentiment.

Le poète André Laude se prend d’amitié pour lui, Yves participe à des soirées parisiennes où Laude dit ses textes avec gravité. Quand le poète meurt, en 1995, Yves joue à son enterrement en compagnie de Steve Lacy. Steve Lacy, amateur de poésie, lui aussi, et avec qui Yves Teicher entretiendra de bons rapports, « le seul musicien de ce niveau avec qui cela a été possible. »

Alors qu’il fait à nouveau la manche place des Vosges, à Paris, le producteur Marc Krafchik tombe en arrêt devant lui. Il l’engage bientôt. Un disque grand public chez RCA-BMG est enregistré, comprenant des compositions et des reprises de standards de variété. La presse et les radios réagissent favorablement, toutefois un spectacle de lancement complètement loupé condamne le disque et la tournée en vue. Yves Teicher expérimente ainsi les fausses bonnes idées racoleuses d’un agent mal ajusté. Un gâchis.

En 1996, au Festival de Montreux, il joue en solo en première partie du concert Martial Solal-Didier Lockwood. Mille personnes dans la salle, enthousiastes. Solal et Lockwood n’ont pas un mot d’appréciation, sauf quand Solal voit de près l’instrument rudimentaire sur lequel Yves vient de jouer, et comment il est sonorisé, avec un simple micro-cravate. Interloqué, il demande : « C’est avec ça que vous obtenez un tel son ! » Lockwood, toujours équipé d’un attirail complexe, reste d’autant plus froid à l’égard de son collègue violoniste…

Du producteur Krafchik, notre facétieux violoniste avait obtenu en échange d’un disque commercial un autre enregistrement, plus personnel. C’est ainsi qu’avec le batteur Olivier Robin et le bassiste Sal la Roca, il enregistre un disque consacré à Charlie Parker, le maître de toujours. Douze plages aussi peu aguicheuses que possible, d’un son de cordes raclées à outrance, comme arraché à la gorge. Un manifeste musical à la fois austère et jubilatoire, où il semble revenir à une ère d’avant les studios high-tech et la pommade à oreille, à un temps de jazz spontané sorti du cru de l’âme. Ce joyau attendra de longues années avant d’être édité par Intégral Jazz France, mais il sortira enfin en 2005. Je gage que des mélomanes des temps futurs l’écouteront comme on écoute aujourd’hui les Suites pour violon de Jean-Sébastien Bach, avec le même sentiment de vie déclinée en ressource infinie.

Entre des enregistrements solo restés inédits où il donne sa musique la plus personnelle, et des concerts donnés avec son frère, le guitariste Stéphane Martini, spécialiste des musiques latines et afro-cubaines, Yves prépare un spectacle consacré à un autre de ses maîtres : Charles Trenet. Accompagné du pianiste Léon Humblet, il chante et joue avec force des airs peu connus du fou chantant, dispensant à nouveau joie et frissons. Il y a quelques mois il était l’invité surprise d’un festival Georges Brassens, à Vaison-la-Romaine, où il a quelque peu subjugué le public. Un des organisateurs publiera peu après un témoignage bouleversé de cette soirée unique.

J’en témoigne ici. J’ai vu maintes fois Yves Teicher sur scène, dans les cadres les plus divers, parfois fatigué ou malheureux mais toujours généreux à l’extrême et donnant à son public ce quelque chose qui s’appelle le bonheur.

Il n’y peut rien de tant pouvoir ainsi conférer à son art une telle violence émotionnelle, c’est son style, il se donne et aime donner, à se tordre de bonheur gagné sur les souffrances et le prix qu’il a fallu payer. Ce n’est pas un hasard si, en décembre 2011, alors qu’il jouait aux côtés de Biréli Lagrène, le public de Moscou lui a réservé un accueil si fraternel. Il a sûrement perçu en lui un cœur pur travaillé par de complexes interrogations, et la grande littérature russe, justement, nous a offert de tels personnages, mais Yves Teicher est parmi nous, fort de sa Mongolie intérieure, grande ouverte sur le monde profus et la solitude exaltée. Alors, rendons-lui l’hommage qu’on doit aux grands vivants, et disons-lui merci.”


[INFOS QUALITÉ] statut : validé | sources  : mediapart.fr | mode d’édition : partage et iconographie | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © DR.


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