FESTIVAL | Festival des Dames

[Dossier de presse] À deux pas de Namur, l’Abbaye Notre-Dame du Vivier, joyau patrimonial du XIIe siècle créé par des cisterciennes, devient au fil des années un site incontournable de la vallée mosane. Sous l’impulsion de Pierre Fontenelle, violoncelliste et Namurois de l’Année 2020, elle sert désormais d’écrin pour accueillir de la musique de chambre. Les Concerts des Dames, série de concerts tout au long de l’année, font vibrer les murs de ce lieu féérique avec une musique classique ouverte, accessible et jeune.

Intégré dans un patrimoine culturel historique wallon, notre programmation se veut en circuit-court afin de soutenir les artistes nationaux et le patrimoine musical belge ainsi que promouvoir une politique culturelle durable.

Les jeunes talents et leurs idées fraîches, épaulés par l’expérience de professionnels aguerris, trouveront ici une piste d’envol et pourront établir une relation privilégiée avec le public namurois. Nous désirons promouvoir une approche moderne de la musique classique : dynamique, osée et inscrite
dans son temps.


P R O G R A M M E

Vendredi 22 Juillet :

      • 16h (Masterclasse) // 20h (Concert)
        Gaëlle Solal : Guitare Latine
        Lionel Lutgen : Jeune Talent Namurois
        La chaleur de la musique brésilienne par une artiste au tempérament  de feu nominée aux Latin Grammy Awards 2021.

Samedi 23 Juillet :

      • 20h : Récital Fête Nationale
        Pierre Fontenelle (violoncelle) et Marie Datcharry (piano) vous  emmènent à la découverte des plus grands compositeurs belges. Programme 100% Noir-Jaune-Rouge.

Dimanche 24 Juillet

      • 15h : Caroline Shaw : Une nouvelle étoile !
        9 jeunes talents belges se réunissent autour des œuvres de la compositrice New-Yorkaise Caroline Shaw, Prix Pulitzer 2013 !

FONTENELLE, Pierre (né en 1997)

Temps de lecture : 2 minutes >

À n’en pas douter, Pierre Fontenelle a l’étoffe des grands artistes : ceux qui ne cloisonnent, ni ne dénigrent rien, ni personne. Curieux, généreux, à l’écoute, vif et brillant, il raconte la musique avec force détail, emporté gaiement par sa passion

d’après Musiq3

Pierre FONTENELLE, violoncelle-soliste de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège et Namurois de l’Année 2020, est un jeune musicien belge au parcours atypique, déployant sa carrière de soliste, chambriste et musicien d’orchestre autant en Belgique qu’à l’international. Après des débuts en autodidacte dès ses 11 ans aux États-Unis, puis des études au Conservatoire de Luxembourg, il rejoint l’IMEP à Namur et y est nommé assistant de la classe de violoncelle après y avoir été diplômé Master.

1er Prix du Concours Breughel 2022, il y gagne aussi le Prix du Public et le Prix de la Meilleure Interprétation. Au Concours International de Violoncelle Edmond Baert 2019, il recoit le 1er Prix ainsi que le Prix Feldbusch, et en octobre 2020, reçoit le 2ème Prix Van Hecke au Belgium Cello Society International Competition.

​À 20 ans, Pierre rejoint l’Opéra Royal de Wallonie-Liège comme violoncelle-soliste en 2019 sous la direction de Speranza Scappucci, devenant ainsi le plus jeune musicien permanent de l’orchestre. En parallèle, il est violoncelle-soliste ou chef de pupitre invité auprès de l’Orchestre Philharmonique de Liège, l’Orchestre Philharmonique de Luxembourg…

Friand de masterclasses et de rencontres inspirantes, il participe à diverses académies européennes, travaillant avec J. Pernoo, A. Gastinel, le Quatuor Danel… Il se spécialise actuellement dans le répertoire soviétique avec Han Bin Yoon au Conservatoire de Mons Arts.

Il a déjà joué en soliste avec plusieurs ensembles (Orchestre Philharmonique Royal de Liège, Chapelle Musicale de Tournai, Musique Militaire Grand-Ducale, Musique Royale des Guides…) et dans de nombreuses salles et festivals en Belgique et à l’étranger (Flagey, Chapelle Reine Élisabeth, Shanghaï Oriental Art Center, Taipei National Concert Hall, Belgium Cello Society, Festivals de Wallonie, Juillet Musical de Saint-Hubert…).

Passionné aussi par la composition, les musiques populaires et contemporaines, il crée avec l’accordéoniste Cristian Perciun le Duo Made in Belgium (1er Prix au Concours International Accordé’Opale). En 2019, ils effectuent une tournée en Chine, se produisant sur l’île de Taiwan et à Shanghaï. En 2020, l’accordéoniste luxembourgeois Frin Wolter reprend le flambeau – le Duo se renomme Duo Kiasma.

Pierre joue sur un violoncelle Nicolas-François Vuillaume de 1860, rendu disponible par la Fondation Roi Baudouin grâce à la générosité du Fonds Léon Courtin-Marcel Bouché et à la Fondation Strings for Talent. Il bénéficie également d’un prêt d’archet grâce à la générosité de la Fondation Feldbusch.

En 2016, Pierre Fontenelle rejoint Crescendo Magazine, revue bruxelloise en ligne et participe occasionnellement à l’émission Table d’Écoute sur la radio Musiq’3. Il apprécie beaucoup la mode des chaussettes et, depuis la pandémie, il s’est découvert une passion vorace pour la poésie, tant à la lecture qu’à l’écriture. Fondateur et directeur artistique des Concerts des Dames à l’Abbaye Notre-Dame du Vivier (Marche-les-Dames), il y prépare actuellement un festival pour l’été 2022.

d’après pierrefontenelle.com


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction et iconographie | sources : pierrefontenelle.com ; rtbf.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © pierrefontenelle.com © rtbf.be


Écoutons-les encore…

JONGEN, Joseph (1873-1953)

Temps de lecture : 13 minutes >

JONGEN, Marie, Alphonse, Nicolas, Joseph, organiste, pianiste, compositeur, chef d’orchestre et pédagogue, né à Liège le 14 décembre 1873 et décédé à Sart-lez-Spa (Jalhay) le 12 juillet 1953.

Deuxième des onze enfants nés du mariage d’Alphonse Jongen et de Marie Marguerite Beterman, le petit Joseph fait preuve, dès son plus jeune âge, d’un don très vif pour la musique. Après avoir reçu ses premières leçons de musique de son père, il est inscrit au Conservatoire royal de sa ville natale le 10 octobre 1881, par dérogation spéciale (il n’avait pas encore atteint l’âge de huit ans !), en même temps que son frère aîné Alphonse ; il y fera des études exceptionnellement brillantes, sanctionnées par un premier prix de fugue par acclamation en 1891 et, pour la formation instrumentale, par une médaille de vermeil (diplôme supérieur) pour le piano (1892) et pour l’orgue (1896).

Jongen a commencé à composer de la musique dès l’âge de treize ans, vivement encouragé par son père, et il ne s’arrêtera que deux ans avant sa mort… Notons également que son père a noté tous les titres de ses premières compositions dans un petit carnet, avec les dates et les éditeurs éventuels ; par la suite, Joseph Jongen prendra la relève et notera tout lui-même, ce qui nous permet, aujourd’hui, de disposer d’une source d’information sûre sur ses œuvres, ce qui est sans aucun doute un cas unique dans l’histoire de la musique. En été 1893, alors qu’il n’a pas encore vingt ans accomplis, il commence à écrire un quatuor à cordes, qu’il terminera (une première tentative l’année précédente n’avait pas abouti) et présentera l’année suivante au concours annuel de la classe des Beaux-Arts de l’Académie royale de Belgique et qui remportera le prix : ce coup d’essai fut, en réalité un coup de maître, et les membres du jury ne se sont pas trompés en couronnant l’œuvre d’un très jeune compositeur qui faisait déjà preuve d’une maîtrise étonnante. En octobre de la même année, il commence précocement et modestement sa carrière d’enseignant en devenant répétiteur (c’est-à-dire assistant) de la classe d’harmonie au Conservatoire royal de Liège et il restera en fonction jusqu’au 19 février 1898, date à laquelle il sera nommé professeur adjoint de la même classe.

Encouragé par ces succès, il se prépare au Grand Concours national de composition (appelé familièrement “Prix de Rome belge”), sous la férule de Jean-Théodore Radoux, directeur du Conservatoire royal de Liège. Il se présente au concours de 1895 et remporte le Second Prix, avec sa cantate dramatique Callirhoé ; deux ans plus tard, il se représente et remporte cette fois le Premier Grand Prix, avec sa cantate dramatique Comala : c’est la consécration pour un jeune compositeur de vingt-quatre ans, qui a déjà écrit une soixantaine d’œuvres, surtout vocales, mais aussi quelques pièces d’orgue qui ont déjà fait l’objet d’une publication  par la Veuve Muraille, à Liège. La récompense de sa victoire est l’attribution d’une bourse de voyage de quatre annuités de 4.000 francs-or chacune pour lui permettre de séjourner à l’étranger en vue de parfaire sa formation et sa culture, en Allemagne, en France et en Italie.

En octobre 1898, Jongen quitte donc Liège pour Berlin, qu’il considère alors comme le principal centre musical en Europe. Il y rencontrera le violoniste Eugène Ysaÿe, qui lui commandera un concerto pour violon, que ce dernier ne jouera jamais…  Il y rencontrera également les chefs d’orchestre Nikisch et Weingartner, de même que les compositeurs Gustav Mahler et Richard Strauss. Il découvre alors le concerto pour violon de Brahms, joué par Joachim, alors l’un des plus célèbres violonistes européens. Il assistera à la première des poèmes symphoniques Ein Heldenleben et Don Juan, sous la direction du compositeur Richard Strauss. Il compose une symphonie qu’il jugera lui-même “affreusement longue” (sous l’influence de Mahler ?) et séjournera quelques semaines à Bayreuth, pour faire le traditionnel “pèlerinage” wagnérien. De là, il passera ensuite à Munich, où il restera pendant quatre mois et où il composera son concerto pour violon à l’intention de son ami Émile Chaumont. Fin février 1899, il retourne à Berlin, où le violoncelliste liégeois Jean Gérardy, soliste favori de Nikisch, lui commande un concerto pour violoncelle.

Après quelques semaines, il rentre à Liège. La prochaine étape sera Paris, incontournable en cette année de  l’Exposition universelle 1900. Il y fréquentera Vincent d’Indy et le milieu de la Schola Cantorum, mais aussi l’organiste Louis Vierne et le compositeur et organiste Gabriel Fauré. L’année suivante, il part pour Rome, où il se liera d’amitié avec Florent Schmitt, alors pensionnaire à la Villa Médicis. Il y écrira l’un de ses chefs-d’œuvres : le Quatuor avec Piano, opus 23, alors qu’il n’avait même pas de piano à sa disposition… En rentrant en Belgique, il fit un crochet par Paris et fit entendre sa nouvelle œuvre à Vincent d’Indy qui, très enthousiaste, l’invita à la présenter à la Société nationale de musique l’hiver suivant. C’est l’une de ses œuvres les plus jouées : pendant les années d’exil (1914-1919) en Angleterre, elle a été jouée plus de cent fois, toujours avec le plus grand succès. Une autre de ses œuvres les plus jouées et les plus populaires a été écrite la même année, en dix jours, pour se reposer de l’écriture de son quatuor avec piano : il s’agit de la Fantaisie sur deux noëls wallons, pour orchestre.

“Comala” (1897) © joseph-jongen.org

Rentré au pays, il reprend ses activités d’enseignant : son cours d’harmonie au Conservatoire royal de Liège, où il sera titularisé à la date du 30 mai 1911, mais aussi, à partir de 1905, des cours d’orgue, d’harmonie, de contrepoint et de fugue à la Scola Musicae de Schaerbeek, une école fondée par le Liégeois Théo Carlier, laquelle ambitionnait d’être au Conservatoire royal de Bruxelles ce que la Schola Cantorum était au Conservatoire national de Paris, mais qui n’eut qu’une existence éphémère. Quelques années plus tard, il enseignera les mêmes matières à l’Académie de musique d’Ixelles, fondée et dirigée par Théo Ysaÿe, le frère du célèbre violoniste. Au début de l’année 1907, il termine une œuvre originale : un trio pour violon, alto et piano, intitulé Prélude, Variations et Final, un titre qui rappelle une œuvre pour piano de César Franck. C’est l’une de ses œuvres les plus accomplies. à beaucoup d’égards. En 1908, il publie son Quatuor avec Piano, opus 23, à Paris, chez Durand et Fils, l’éditeur de Debussy, de Ravel et plus tard de Fauré. Désormais, sa musique sera beaucoup mieux diffusée et davantage jouée en France.

L’année 1909 est une année faste pour Jongen : il épouse, le 26 janvier, à l’hôtel communal de Saint-Gilles (Bruxelles), Valentine Ziane, une pianiste qu’il avait rencontrée chez Octave Maus, l’avocat et animateur de la vie musicale bruxelloise, fondateur du Cercle des XX et de La Libre Esthétique. Jongen lui avait déclaré sa flamme en musique avec une mélodie, Quand ton sourire me surprit et avait composé, pour célébrer leurs fiançailles, Soleil à Midi, une superbe pièce pour piano. Le jeune couple s’installa au n°3 de la place Loix, à Saint-Gilles (Bruxelles). De ce mariage naîtront trois enfants : Christiane, Josette et Jacques. Mais les parents de sa jeune épouse possédaient un jolie maison de campagne à Cockaifagne, un hameau de Sart-lez-Spa (aujourd’hui dans l’entité de Jalhay). Jongen y passera tous les étés (sauf pendant les années d’exil en Angleterre) et c’est dans un petit pavillon annexe qu’il composera désormais, pendant les congés scolaires, dans un environnement sain et particulièrement reposant.

Au début de l’année 1913, on crée, à La Libre Esthétique, deux de ses œuvres : la Sonate pour violoncelle et piano, dédiée à Pablo Casals, et les Deux Rondes wallonnes, pour piano. Quelques mois plus tard, il termine Impressions d’Ardenne, pour orchestre. En juillet, son concerto de violon est créé par Charles Herman à Scheveningen, avec un succès triomphal. En cette fin d’année, Jongen a maintenant 40 ans : il entre dans sa période de maturité et commence, sans s’en douter, la seconde moitié de son existence.

Mais le 4 août de l’année suivante, les armées allemandes envahissent la Belgique, dont l’Allemagne avait pourtant été, avec l’Angleterre, l’un des garants les plus sûrs de sa neutralité… Après quelques jours de flottement, et surtout après les massacres de civils, notamment à Dinant, les Jongen décident de quitter Bruxelles pour Westende, où les Ziane avaient une villa de vacances, puis, devant l’avancée des troupes ennemies, il partent pour Dunkerque, afin de gagner l’Angleterre. Une des sœurs de son épouse y était installée avec son mari à West Didsbury, près de Manchester. Plus tard, ils s’installeront à Londres, dans la commune de Saint Marylebone. Ils passeront presque tous les étés à Bornemouth, dans un petit cottage qui remplira le même rôle que celui de Cockaifagne, en offrant au compositeur la quiétude nécessaire à son travail de création. À Londres, Jongen rencontrera plusieurs  musiciens belges émigrés comme lui en Angleterre. Devant la nécessité de gagner sa vie, il donne un grand nombre de récitals d’orgue et fonde, très rapidement, un groupe de musique de chambre dans lequel il joue la partie de piano : d’abord le Belgian Trio, avec le violoniste Désiré Defauw et le violoncelliste Léon Reuland, ensuite le Belgian Quartet, avec Désiré Defauw, le célèbre altiste anglais Lionel Tertis et le violoncelliste Émile Doehaerd. Ensemble, ils joueront plus de cent fois son Quatuor avec Piano, opus 23, avec un succès qui ne se démentira jamais. À propos de cette œuvre, il écrira : “J’ai connu là les plus vibrants succès de ma carrière. Après la première exécution de mon Quatuor avec Piano, c’était du délire : quatre, cinq, six rappels !!! “

En été 1915, il se remet à la composition et écrit une Suite pour alto et orchestre, à l’intention de son partenaire, l’altiste Lionel Tertis, qui ne la jouera pas ; c’est Maurice Vieux, le professeur d’alto du Conservatoire national supérieur de Paris qui la fera connaître au public après la Grande Guerre. En 1917, Jongen rencontre l’éditeur suisse Kling, qui venait de racheter la maison d’édition Chester ; ce dernier est très impressionné par ses œuvres récentes et lui propose de les éditer : après Paris, c’est Londres et tout le monde musical anglo-saxon qui s’ouvre maintenant à lui.

L’année suivante, il écrit deux superbes sérénades pour quatuor à cordes ; en octobre, il a la surprise et la grande joie de revoir son frère Léon, qui vient passer une semaine avec lui. Léon, qui vivait alors à Paris, se fera l’ambassadeur de son frère auprès des chefs d’orchestre parisiens, avec beaucoup d’efficacité et de succès, ce qui explique que beaucoup de ses œuvres orchestrales y furent jouées dans les meilleures conditions. Au même moment, Jongen écrit une autre de ses œuvres majeures : la Suite pour Piano en forme de Sonate, qui sera publiée par Chester deux ans plus tard. C’est une œuvre en quatre parties, dont chacune peut être jouée séparément. La deuxième partie, La neige sur la Fagne, est un rappel douloureux du bonheur perdu de Cockaifagne ; elle a ceci de particulier qu’elle est écrite sur trois portées au lieu de deux, comme c’est le cas de quelques œuvres pour piano de Debussy et de Ravel, deux compositeurs que Jongen appréciait de plus en plus.

La maison de Cockaifagne © joseph-jongen.org

Rentré en Belgique fin janvier 1919, Jongen ne peut pas réintégrer tout de suite la maison de la place Loix, qui avait été réquisitionnée par l’occupant et attribuée à d’autres locataires. Il passe quelques semaines dans la maison familiale du Mont-Saint-Martin à Liège, puis rue du Portugal à Saint-Gilles (Bruxelles), chez sa sœur Anna. Il apprend que son vieil ami le violoniste Émile Chaumont a pu sauver quelques meubles et surtout l’ensemble de ses manuscrits, qu’il n’avait pas pu emporter lors de sa fuite. Pour le remercier de cet acte de dévouement et de courage, il écrit à son intention un Poème héroïque pour Violon et Orchestre, opus 62. Chaumont avait également pris contact avec Léon Frings, le fondateur des Éditions Musicales de l’Art Belge, dès 1915 et lui avait suggéré de publier des œuvres de Jongen.

Le 11 août 1919, ce dernier signait ses premiers contrats de cession pour huit mélodies avec piano, ainsi que pour le Poème pour Violoncelle et Orchestre, dans sa version pour violoncelle et piano. Frings allait devenir son éditeur le plus important en Belgique ; comme il avait établi un excellent réseau de correspondants en Europe et au Canada, les œuvres de Jongen allaient connaître dorénavant une diffusion encore plus large.

Le 27 août 1920, Jongen était nommé professeur de fugue au Conservatoire royal de Bruxelles. Désormais, toutes ses activités pédagogiques auront lieu à Bruxelles et ses visites à Liège seront beaucoup moins fréquentes. Il enseignera la fugue pendant treize années scolaires, durant lesquelles  trente-deux premiers prix furent attribués à ses élèves, dont deux avec grande distinction (l’un d’eux au  violoniste Carlo Van Neste), et douze avec distinction, notamment aux compositeurs Léon Stekke et Sylvain Vouillemin, aux pianistes Rosane Van Neste (sœur du violoniste) et Suzanne Hennebert. En 1921, il était invité, pour la première fois, à faire partie du jury du Grand Concours de composition (Prix de Rome belge).

En ce qui concerne ses activités d’interprète, Jongen continue à jouer de l’orgue, notamment lors de l’inauguration de nouveaux instruments (ce sera le cas en 1930 pour l’orgue du Palais des Beaux-Arts et pour l’orgue de l’Exposition universelle de Liège, en 1940 pour l’orgue de l’I.N.R.-N.I.R.), mais en 1920, il est invité à diriger les concerts des Concerts Spirituels, une association de choristes et de musiciens amateurs fondée l’année précédente par un musicien médiocre et placée sous le patronage du cardinal Mercier. Très rapidement, il s’imposera comme chef d’orchestre et  programmera des œuvres nouvelles, dont certaines seront exécutées pour la première fois en Belgique, sous sa direction : le Psaume XLVII de Florent Schmitt, le Cantique des créatures d’Inghelbrecht, Le Roi David d’Arthur Honegger, le San Francesco d’Assisi de Gian Francesco Malipiero ainsi que Le cantique des cantiques d’Enrico Bossi. Il cessera cette activité lorsqu’il sera nommé directeur du Conservatoire royal de Bruxelles en 1925, mais gardera un excellent souvenir du travail réalisé : “bien qu’avec un chœur d’amateurs et un orchestre à cette époque très médiocre, nous avons fait de la bonne besogne (…) et je puis affirmer que jamais nous n’avons eu d’exécution médiocre tant nous avons eu d’enthousiasme autour de nous.”

Les années vingt sont pour Jongen compositeur des années fastes et les chefs-d’œuvre se succèdent : le Troisième Quatuor, terminé en 1921, est créé le jeudi 15 février 1923 par le Quatuor Pro Arte dans la grande salle du Conservatoire royal de Bruxelles, de même que les Treize Préludes pour Piano, écrits en 1922, joués pour la première fois en public le même soir le dédicataire Émile Bosquet, et enfin, toujours le même soir, la Rhapsodie pour Piano et Instruments à vent, une œuvre d’un modernisme étonnant, dont certains passages font penser à Ravel et même à Stravinsky. L’année 1923 voit naître l’une de ses œuvres les plus réussies et les plus populaires, le Concert à cinq, pour harpe, flûte, violon, alto et violoncelle, opus 71, écrit pour le harpiste Marcel Grandjany, qui lui écrira : “Je tiens à vous dire (…) combien je suis heureux de jouer votre Concert à cinq en première audition à notre concert. Je suis absolument dans la joie d’avoir une œuvre de cette valeur au répertoire de mon instrument – la partie de harpe « sonne » merveilleusement bien”.

Jongen devait noter, dans ses Quelques réflexions au sujet de mes œuvres : “peut-être la plus jouée de toutes mes œuvres. Près de 800 fois par le seul groupe Le Roy”. Dans la notice consacrée à son frère Joseph, Léon Jongen complète en affirmant que l’œuvre a été jouée en outre 400 fois rien qu’aux États Unis… Cette même année, deux articles lui sont consacrés, l’un par Charles Van den Borren, dans Arts et Lettres d’aujourd’hui (n° 6, du 16 février 1923) et par Auguste Getteman dans la très influente Revue Musicale de Paris (1er juillet 1923). Dans les deux cas, la notice biographique est complétée par le catalogue des œuvres. L’année suivante, Jongen allait écrire une Sonate pour flûte et piano, pour le flûtiste français René Le Roy, qui avait donné avec Grandjany et d’autres la  première audition publique de son Concert à cinq.

En août 1927, Jongen termina, à Cockaifagne, son dernier chef-d’œuvre : sa Symphonie concertante pour orchestre et orgue principal, opus 81, dédiée à son frère Léon et jouée pour la première fois en public le 11 février 1928 par lui-même à l’orgue, sous la direction de Désiré Defauw. Le vieil Eugène Ysaÿe, qui assistait à la première, lui écrivit trois jours plus tard pour lui dire son admiration et son enthousiasme : “Laissez-moi vous dire combien mon vieux cœur de musicien et de Wallon fut réjoui, ému, conquis par votre nouvelle symphonie (…) c’est un chef-d’œuvre, un monument qui fait honneur au pays tout entier et à la Wallonie en particulier (…) C’est attachant, varié, très personnel, riche en couleurs, plein d’harmonies curieuses (…) c’est nouveau mais en restant distingué, sans heurts violents (j’ai perçu un petit coin bitonal qui m’a fort diverti). La forme est claire, le plan bien dessiné et c’est tout le temps de la musique, de la bonne et saine musique qui parle, exprime, chante, intéresse constamment, suscite l’enthousiasme (…). Merci du tréfonds de mon cœur pour les fortes émotions que j’ai éprouvées (…)”.

Eugène Ysaÿe, son fils Gabriel et Joseph Jongen © joseph-jongen.org

Aujourd’hui encore, cette œuvre est jouée environ 300 fois par an rien qu’aux États-Unis, où elle jouit d’une incroyable popularité. En 1930, il écrivit sa meilleure œuvre pour orgue solo, sa Sonata Eroïca, pour l’inauguration des orgues monumentales de la grande salle (aujourd’hui Salle Henry Le Boeuf) du Palais des Beaux-Arts.

En 1934, à l’occasion de son soixantième anniversaire, mais aussi de la composition de son opus 100, Jongen fut fêté au Conservatoire par un concert de ses œuvres de musique de chambre et le lendemain par un concert de ses œuvres symphonique au Palais des Beaux-Arts, sous la direction du chef d’orchestre Erich Kleiber. Il reçut à cette occasion son portrait peint par l’artiste français Paul Charavel, médaille d’or au Salon des artistes français en 1927.

Parmi ses dernières œuvres, on notera trois morceaux de concours pour alto et piano, écrits à la demande de Maurice Vieux pour le concours public du Conservatoire national supérieur de Paris : Allegro appassionato, opus 79 (1925) ; Introduction et Danse, opus 102 (1935), et le Concertino, opus 111 (1940). On se souviendra que Jongen éprouvait pour Vieux un vif sentiment d’admiration et de reconnaissance, puisque c’était lui qui avait révélé au public sa Suite pour alto et orchestre, opus 48, après la défection de Lionel Tertis.

Le 10 mai 1940, les armées allemandes envahissaient, pour la seconde fois, la Belgique. Fuyant les bombes, les Jongen prirent, comme tant d’autres Belges, la route de l’exil et arrivèrent, après un voyage chaotique de dix-sept jours, à Mazères, dans l’Ariège, où ils trouvèrent un logement. C’est là que Jongen eut l’idée, pour tromper l’ennui et à la suggestion d’une amie fidèle, de commencer à écrire ses Souvenirs d’Enfance et de Jeunesse.

Après son retour à Bruxelles, Jongen s’efforça de reprendre la plume et de composer. Il écrivit alors quelques œuvres (chœurs et pièces pour piano, à destination de ses petits-enfants) qui connurent un grand succès. Il écrivit également quelques morceaux inédits pour différents instruments, pour les concours publics du Conservatoire royal de Bruxelles, à la demande de son frère Léon, qui lui avait succédé à la tête de l’institution. En 1943, il rencontra le pianiste Eduardo del Pueyo, qui lui demanda de lui écrire un concerto pour piano ; après des débuts très difficiles (Jongen était à l’époque très déprimé), il réussit à le terminer et il fut créé au Palais des Beaux-Arts le 6 janvier 1944, avec un succès triomphal. Il fut souvent joué par la suite par le dédicataire puis par d’autres pianistes. Quelques mois plus tard, ce fut au tour de la harpiste Mireille Flour de lui demander un concerto pour son instrument.

Depuis l’arrestation de son fils Jacques et de sa belle-fille France, tous deux actifs dans la Résistance et déportés vers Buchenwald, Jongen était dans un état de désespoir et de prostration inquiétant ; par bonheur, il reçut quelques mois plus tard des nouvelles de son fils, qui avait été libéré par les Américains et se trouvait à Weimar en bonne santé.

Sa joie fut indescriptible et lui donna des ailes pour achever le concerto commencé et abandonné, qu’il termina en quelques semaines. Après la Libération, la Société Libre d’Émulation de Liège lui rendit un hommage solennel à l’occasion de son septantième anniversaire (1943), qui n’avait pu être célébré pendant la guerre. Jongen écrivit encore un Trio à cordes pour le célèbre Trio Pasquier de Paris puis, pour célébrer le vingt-cinquième anniversaire de la création de la Société philharmonique de Bruxelles, une œuvre pour grand orchestre, Trois Mouvements symphoniques, opus 137, qui connut un incroyable succès lors de la première.

Après un été 1952 particulièrement heureux passé à Cockaifagne, Madame Jongen tomba malade et son état empira assez rapidement, ce qui perturba grandement la vie familiale. À son tour, Jongen commença  souffrir d’une maladie intestinale (probablement un cancer) et il décéda à Sart-lez-Spa le 12 juillet 1953, quelques mois avant son quatre-vingtième anniversaire. Avec lui disparaissait l’un des compositeurs les plus doués de sa génération. En réalité, parti de l’héritage allemand et français, Jongen a trouvé très rapidement un langage musical personnel qu’il n’a pas cessé de développer en toute liberté, à l’écart des grands courants novateurs et des coteries, et c’est précisément cette liberté et cette indépendance que nous apprécions aujourd’hui dans son œuvre, qui compte plus de 140 numéros, où l’on trouve presque tous les genres (sauf l’opéra), avec une prédilection pour l’orgue, le piano et la musique de chambre. […]

d’après JOSEPH-JONGEN.ORG


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation, correction et décommercialisation par wallonica | sources : joseph-jongen.org | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : image en tête de l’article :  Joseph Jongen dans son appartement de Londres, durant la Première guerre mondiale © Bibliothèque Conservatoire royal de Bruxelles ; © joseph-jongen.org


SEYS : Le lit de Procuste, ce mythe grec qui nous met en garde contre notre propension à la standardisation

Temps de lecture : 2 minutes >

[RTBF.BE, Les mythes de l’actu, 11 juillet 2022] Si l’Antiquité grecque et romaine nous a légué des mythes célèbres, comme celui du cheval de Troie, de la pomme de la discorde ou encore celui de Cassandre, il existe également des légendes grecques moins connues et pourtant tout aussi criantes d’actualité. Parmi celles-ci, la légende du lit de Procuste, un tortionnaire grec, qui mutilait ses victimes pour que les corps de celles-ci correspondent à un certain standard : la taille du lit qu’il leur proposait.

Il y a des lits doux, confortables et moelleux desquels il est difficile de se lever… Il en existe d’autres bien moins accueillants, devenant même un outil de torture. Et c’est le cas du lit de Procuste. Procuste, c’est le surnom donné à un brigand de l’Attique, qui habitait le long d’une route et proposait l’hospitalité aux voyageurs de passage, les faisant dormir dans les deux lits qu’il possédait, un grand et un petit, deux lits qui allaient lui donner la mesure de ces crimes. Ce brigand se nommait Polypémon, qui signifie “le très nuisible”. Voici déjà un premier avertissement aux pauvres voyageurs qui osaient s’aventurer chez lui.

Et la torture que leur réservait Polypémon, ce n’est pas de dormir sur de la mauvaise literie. Le brigand offrait aux voyageurs de grande taille le petit lit et, inversement, il proposait le grand lit aux voyageurs de petite taille. Et comme il avait la manie de l’exactitude, Polypémon écartelait les voyageurs de petite taille pour que leurs membres atteignent les dimensions du grand lit, tandis qu’il coupait les membres qui dépassaient du petit lit. C’est ainsi que Polypémon – dont le nom ne lui conférait déjà pas une grande sympathie – fut surnommé “Procuste”, qui signifie “celui qui martèle pour allonger“.

Des tortures que connaîtra Procuste lui-même, puisqu’il sera tué par Thésée. En effet, dans La vie de Thésée, Apollodore nous raconte que le sixième exploit de Thésée fut de tuer Procuste de la même manière que ce dernier assassinait ses victimes : Thésée allongea Procuste sur un lit trop petit eu égard à sa taille et lui trancha la tête.

© DR

Cette légende sanglante a été maintes fois commentée, de Socrate à Edgar Poe, de Ernst Jünger à Aldous Huxley, afin de nous mettre en garde à ne pas céder au fantasme qui consiste à classer, à enfermer, à adapter le réel selon nos biais cognitifs, en réduisant l’infinie richesse d’exemplaires, étant chacun unique en son genre, à un modèle standard, à une seule façon de penser et d’agir, quitte à couper tout ce qui dépasse pour le faire rentrer dans la case souhaitée.

Chronique de Pascale SEYS, éditée par Céline Dekock


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction et iconographie | sources : rtbf.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © rtbf.be | Lire aussi, sur la conformité, dans wallonica : L’existence précède l’essence… et lycée de Versailles


Plus de presse…

HERR, Michel (né en 1949)

Temps de lecture : 11 minutes >

Michel HERR est né à Bruxelles, en 1949. Directeur musical de lAct Big Band depuis sa formation, arrangeur et compositeur prolixe, sideman dont le curriculum ferait pâlir plus d’une pseudo-star du clavier, Michel Herr est aussi et peut-être surtout un soliste bouillonnant et imaginatif, un des artisans de la relève singulière qua connu le jazz à la fin des années 70 et un des grands pianistes européens des années 80. 

Rien ne destine au départ Michel Herr à la carrière de musicien de jazz. Pourtant, la musique nest pas absente de la maison il grandit ; on y trouve même un piano qui, très tôt, attire les regards et les doigts de l’enfant. Ses parents lui font alors suivre des leçons de piano, des cours particuliers donnés par un professeur avec lequel Michel ne se trouve, hélas, guère datomes crochus. Laventure tourne court. Michel Herr continue à pratiquer le piano, doreille surtout. Le premier tournant se situe au tout début des années 60. Il a alors douze ans et il découvre la musique classique qui lui inspire bientôt une véritable passion. Mais, vers les quinze ans, après avoir entendu un disque du trompettiste New Orleans Teddy Buckner, il va se passionner pour le jazz. Il découvre un univers musical aux dimensions insoupçonnées.

Très vite, Michel Herr passe du Traditionnel au Moderne, subissant, comme tout amateur de jazz débutant, le choc Parker, le choc Monk, le choc Coltrane. Bien entendu, il tente de reproduire sur son instrument cette musique qui le fascine, mais il se heurte à de sérieux problèmes en face desquels il se sent désarmé. Il voudrait prendre des cours de jazz. Mais de tels cours n’existent pas en Belgique à cette époque et cest donc en parfait autodidacte quil continue sa formation, écoutant un maximum de disques, transcrivant note après note les chorus qui l‘intéressent, prenant ainsi la voie suivie avant lui par les jazzmen des nérations précédentes qui navaient pas eux non plus de formation musicale académique. Il sait quil aurait bon nombre de choses à apprendre dun Léo Flechet, dun Jean Fanis ou d’un Tony Bauwens ; mais sa sensibilité musicale l’entraîne plutôt vers la musique de Bill Evans et surtout vers celle des Chick Corea, Herbie Hancock, etc.

Entretemps, Michel Herr – qui ne pense pas encore au professionnalisme – est entré à l’Université, où il va disposer de beaucoup plus de temps libre qu’à l’époque des horaires fixes du secondaire. Il le met à profit pour parfaire sa formation en jazz et fait ses premiers pas, non comme musicien, mais comme critique ! Il devient titulaire de la chronique musicale de la revue Amis du Film et de la Télévision. En ces sombres années, les médias ont tourné radicalement le dos au jazz et, ironie du sort, Amis du Film – que rien ne destinait au départ à ce statut – devient un des périodiques les mieux documentés en matière de jazz ! Un coup d’œil sur les chroniques de Michel Herr permet de mieux cerner les orientations que prend sa passion pour le jazz, de mesurer l’ouverture desprit qui était la sienne – ouverture desprit qui est en fait dans l’air du temps : la musique dite “pop” atteint alors son degré maximal de sophistication et parmi les musiciens de jazz il en est plus d’un qui, déçus par le free-jazz, envisagent de s’orienter vers une musique de “fusion” dont Miles Davis est en train de fixer les règles.

© Jacky Lepage

Au menu des articles du critique Michel Herr, on trouve aussi bien les disques de Frank Zappa que ceux de Mingus, et les noms de Chris Mc Gregor, Keith Jarrett ou Phil Woods voisinent sans heurts avec ceux de Traffic, Emerson Lake and Palmer ou Jeff Beck, le tout dessinant un mouvement centripète au cœur duquel cohabitent – fusionnent – jazz, rock et blues, jazz-rock et rock-jazz, Mahavishnu et Blood Sweat and Tears, Weather Report et Chicago, Larry Coryell et Nucleus, Jean-Luc Ponty et Matching Mole ! Ouvert à ce nouveau courant, Michel Herr n’en reste pas moins attaché à une tradition plus strictement jazz, plus acoustique aussi.

Entre les études et la musique, entre l’Université et les clubs de jazz, son choix est désormais fixé. Envisageant dès lors la musique avec un tout autre regard, il se met en quête à travers l’Europe de ces “jazz clinics”, ces stages d’été qui manquent en Belgique et qui pourraient lui donner le petit coup de pouce nécessaire. En Suisse (où il travaille notamment avec Fritz Pauer), en Allemagne et partout où le pousse le vent jazz, il parfait ainsi son écolage et fait du même coup la connaissance de nombreux musiciens européens de sa génération qui cherchent dans la même direction que lui. En 1971, il participe au Festival de jazz de Loosdrecht (Pays-Bas) et en revient porteur de la palme du meilleur soliste ! Dès lors, les dés sont jetés : adieu l’Université.

En 1972, Michel Herr passe le cap du professionnalisme à une époque où tout le monde s’accorde à trouver cette orientation suicidaire ! Pour compenser la rareté des contrats disponibles en Belgique, il décide dès le départ de jouer sur plusieurs tableaux à la fois, quitte à s’astreindre à la règle des jazzmen des générations antérieures : la Route ! En Allemagne, il se retrouve au sein d’un groupe composé de jeunes musiciens rencontrés lors des clinics : parmi eux, un saxophoniste qui deviendra un de ses compagnons de route les plus réguliers, Wolfgang Engstfeld. Le groupe s’appelle Jazz Tracks et tourne de manière assez régulière en Allemagne et en Hollande. C’est avec Jazz Tracks que Michel Herr gravera son premier disque important.

Dans le même temps, en Belgique, où il s’est entretemps introduit dans le milieu des jazzmen, il forme un groupe pour lequel il compose une bonne partie du répertoire : Solis Lacus. A ses côtés un presque vétéran, le saxophoniste liégeois Robert Jeanne, un musicien qui s’est révélé au sein du groupe de Marc Moulin, Placebo, le trompettiste montois Richard Rousselet, et encore les bassistes Freddy Deronde puis Nicolas Kletchkowsky et les batteurs Félix Simtaine puis Bruno Castellucci. La musique de Solis Lacus, quoiqu’assez nettement teintée de binaire et utilisant largement l’éventail offert aux musiciens par l’électricité (piano Fender, basse électrique, etc.) n’est pas limitée aux poncifs habituels du genre (Solis Lacus aura une longévité exceptionnelle pour l’époque : trois ans environ). Davantage que le disque sorti en 1975, ce sont les échos de concerts conservés sur bande qui permettent de se faire une idée de ce qu’était la musique de ce groupe et du degré d’énergie et d’inventivité qui animait ses musiciens. Michel Herr au piano acoustique ou au Fender y démontre déjà des qualités mélodiques et harmoniques incontestables et un solide sens du phrasé jazz. Quant aux compositions, elles affectionnent les changements de rythmes, les climats incertains d’où s’échappent soudain de torrides chorus, les arrangements précis et incisifs. Solis Lacus est un des quelques groupes-clés qui marquent les premiers jalons de la relève.

Entretemps, Michel Herr continue à entretenir des contacts avec les musiciens européens de sa génération : en 1975, il passe quelques mois au sein du Chris Hinze Combination. Le flûtiste hollandais Chris Hinze est à l’époque au sommet de sa popularité et l’expérience (“ma première expérience vraiment pro” dira Michel Herr) se révèle fructueuse . Mais il sait qu’il lui reste beaucoup à apprendre : en 1976, il décide de faire lui aussi le voyage vers la mythique école de Berklee (Boston). Seuls Philip Catherine, Charles Loos et Pierre Vandormael y ont jusqu’alors représenté la Belgique. Il y restera peu de temps : Je ne suis pas un produit de Berklee contrairement au bruit qui a déjà couru : jai à peine passé quelques semaines à Berklee, à un moment j’étais déjà professionnel… Je ne suis donc pas, loin de là, fabriqué par Berklee. Je me suis fabriqué par mon travail personnel et dans la meilleure école qui soit, celle de la scène, avec des musiciens de haute tenue… “

Cette précision est révélatrice de l’état desprit avec lequel Michel Herr aborde la musique et le métier de musicien. Des musiciens de haute tenue, il va en effet en côtoyer plus d’un. En 1976, il participe au groupe Solstice de Steve Houben. En 1977, on peut l’entendre dans son propre trio, trio acoustique au sein duquel son piano, la contrebasse de Freddy Deronde et la batterie de Félix Simtaine produisent les musiques les plus authentiques et les plus nouvelles du moment sur notre territoire. Le disque Ouverture Eclair (1977) est une excellente illustration de ce travail décisif pour la carrière de Michel Herr : évoquant à certains moments dans les compositions le trio (acoustique) de Chick Corea. Construit uniquement sur base de compositions signées Michel Herr (certaines sont d’ailleurs encore à son répertoire aujourdhui), ce disque est sa première grande réalisation. Il marque aussi le premier jalon important du renouveau du disque de jazz en Belgique. Cette Ouverture éclair ouvre toutes grandes les portes du jazz à un nouveau maître du clavier.

A partir de ce moment, Herr se voit proposer avec régularité des engagements comme sideman. Tous les solistes belges auront recours à ses services à une occasion au moins. Et les visiteurs de prestige notent désormais son nom dans leur agenda. Il participe régulièrement aux concerts de Mauve Traffic, le nouveau groupe de Steve Houben et il enregistre avec eux l’album Oh Boy qui ne rend malheureusement pas vraiment compte du punch réel de l’orchestre. Il s’agit ici de jazz électrique. Depuis le départ, Michel Herr mène sa carrière sur deux fronts différents. Ainsi, parallèlement au trio dOuverture Eclair et à certaines expériences en sideman auprès de géants de la bop, il participe à des orchestres électriques comme Mauve Traffic ou comme High Energy dont il est co-leader avec le guitariste John Thomas. Ce groupe est en réalité pour lui l’occasion de mettre en valeur plusieurs facettes de son talent : les compositions jouées par le groupe donnent aussi libre cours à des improvisations musclées balisées par le travail pianistique de Mc Coy TynerInterrogé sur ses influences jazziques, Michel Herr cite en général les pianistes de Miles (Hancock, Corea, etc., et les groupes constitués par ces derniers) et le quartette de Coltrane avec Mc Coy Tyner.

En 1978 se situe la création d’un quartette dont Michel Herr sera co-leader avec le saxophoniste allemand Wolfgang Engstfeld, et qui va définitivement assurer sa réputation à travers lEurope jazz. Le Michel Herr-Wolfgang Engstfeld Quartet s’avérera par ailleurs une des formations européennes les plus stables, les plus solides et les plus originales qui soient : formé en 1978, le quartette existe toujours dix ans plus tard et a à son actif une nuée de concerts, de participations à des festivals importants, ainsi que trois albums qui peuvent à divers égards être considérés comme des pièces majeures de la discographie jazz européenne. Pour Perspective (1978), enregistré sous le label belge B. Sharp, les deux leaders sont entourés du bassiste allemand Wim Essed et du batteur belge Bruno Castellucci. Sur Continuous Flow (1980), paru sous le label allemand Mood, les sidemen ne sont autres que le bassiste suédois Palle Danielsson et le batteur américain Leroy Lowe dont la subtilité s’accordera tellement bien à la sensibilité musicale de Michel Herr qu’en 1989, ce sera encore lui qu’il choisira pour reformer un trio. Enfin, Short Stories (Nabel 82) est enregistré par Engstfeld, Michel Herr, Leroy Lowe et deux bassistes jouant chacun sur la moitié de l’album, Deltev Beier et Isla Eckinger. La musique du quartette oscille entre la tradition post-bop (influences coltraniennes, etc.) et une approche plus “européenne” (romantisme éthéré, climat “planant”). Cette oscillation est la principale richesse de ce groupe-phare, à lécoute duquel plusieurs types de publics se reconnaissent. Et contrairement à certaines des productions “européennes“, les réalisations d’Engstfeld et Herr prouvent que leurs concepteurs savent ce que swinguer veut dire !

Ce quartette n’occupe pas Michel à plein temps : très demandé comme sideman et comme arrangeur, il va vivre en quelques années un nombre impressionnant d’aventures musicales. Tandis qu’à l’occasion il écrit pour des orchestres de renom comme le BRT Jazz-Orkest, les formations de l’Eurojazz, le MOR de Hamburg, etc., il se retrouve au centre de plusieurs formations majeures de la scène belge. Ainsi, en 1980, il est un des arrangeurs et un des solistes de Saxo 1000, le groupe-événement monté à l’occasion du Millénaire de la ville de Liège en l’honneur de René Thomas et de Bobby Jaspar. C’est plus ou moins à la même époque que commence l’épopée du Big Band belge de la relance : Act Big Band (appelé d’abord Act 12), l’enfant de Félix Simtaine. Dix ans plus tard, Michel Herr est plus que jamais le directeur artistique de cet orchestre modèle au sein duquel ont travaillé et travaillent un nombre impressionnant de solistes (voir Félix Simtaine), des vétérans comme Nicolas Pissette ou Jacques Pelzer aux jeunes prodiges qui envahissent la scène belge de la seconde moitié des années 80 ; Simtaine ne manque jamais d’ailleurs de rappeler au cours des concerts de l’Act, la place centrale qu’y occupe Michel Herr en tant que compositeur, arrangeur et soliste.

Michel Herr apparaît également au sein de quelques unes des principales formations belges de petite ou moyenne importance, créées après 1980 : Steve Houben Plus Strings, Richard Rousselet Quintet, Bert Joris Quartet, etc. Et tous les Américains en séjour plus ou moins prolongé en Belgique ont recours à ses services (Lou Mc Connell, John Ruocco, Joe Lovano, etc.). Il est impossible de citer tous les musiciens belges aux côtés desquels il s’est produit. On soulignera néanmoins son intégration au quartette européen de Toots Thielemans depuis 1984, ce qui lui vaudra une ouverture sur la scène internationale (festivals, concerts, etc.), et sa collaboration au groupe acoustique de Philip Catherine en 1986.

Au sein des rythmiques, Michel Herr sera associé successivement (liste non limitative) aux nombreux tandems Deronde/Simtaine, Rassinfosse/Simtaine, Yan de Geyn/Simtaine, Yan de Geyn/Pallemaerts, etc. Sur le plan international, on retiendra une tournée aux côtés du trombone Slide Hampton et des prestations avec des artistes comme Johnny Griffin, Joe Lovano, Joe Henderson, Archie Shepp, Jimmy Gourley etc. Cette hyper-activité laisse des traces discographiques importantes, quoique sans commune mesure avec sa réelle intensité et son étonnant foisonnement. Ainsi on s’étonne de trouver au crédit de Michel Herr aussi peu de disques enregistrés en tant que leader. Si on excepte les trois réalisations du quartette Herr-Engstfeld, on ne compte à ce jour que trois disques signés Michel Herr : Ouverture Eclair (1977), Good Buddies (1979) et Intuitions (1989). Même si l’on ajoute à ces disques l’enregistrement réalisé en co-leader avec Steve Houben (Houben/Herr meets Curtis Lundy/Kenny Washington) on n’arrive qu’à un nombre étonnamment réduit de productions. Une “modestie” qui surprend en comparaison avec l’orgueilleuse prolifération discographique qui caractérise certains musiciens de seconde ou de troisième zone ! Discret, pudique et peu porté sur l’exhibitionnisme médiatique, Michel Herr est resté jusqu’à présent aussi peu explicite sur sa conception personnelle de la musique (mais quel talent pour s’exprimer aussi puissamment à travers l’univers de ses compagnons/employeurs) que sur son itinéraire biographique.

Une évolution importante se fait pourtant au début de l’année 90. Si jusqu’ici Michel Herr s’est surtout consacré à servir la musique des autres, il semble bien décidé désormais à mettre également en lumière l’autre aspect de sa personnalité : celui, précisément, de “créateur” d’un univers sonore personnel. C’est dans ce sens que vont et sa dernière production (Intuitions) et ses déclarations récentes : “Je regrette parfois que, lorsque je joue en trio, les critiques restent au bar en se disant : «Michel Herr, on le connaît depuis quinze ans». En réalité, je crois qu’il y a toute une face de ma personnalité musicale qui n’apparaît que dans mon travail en tant que leader, au sein des groupes que je forme moi-même. C’est ça que je voudrais mettre davantage en évidence dans le futur. Je ne veux pas être qu’un accompagnateur demandé : je crois que j’ai plus à dire que ce qu’il m’est possible de dire en accompagnant les gens. J’ai cette dimension supplémentaire à sortir» (Jazz in Time, n° 8).

Pour l’aider dans cette nouvelle direction Michel Herr s’est jusqu’à présent adjoint les services de quelques musiciens parmi les plus subtils de la jeune génération, en particulier deux bassistes, le Hollandais Hein Van de Geyn, prodigieux instrumentiste révélé il y a quelques années et devenu un des piliers de la scène européenne et l’Italien Ricardo Del Fra, compagnon de route du Chet Baker des dernières années. En duo ou en trio, Michel a trouvé en eux les interlocuteurs qu’il cherchait, ceux qui pourraient l’aider vraiment à faire émerger cette “dimension supplémentaire” qui attendait patiemment son heure. Au-delà des influences (d’Evans à Jarrett, de Kelly à Tyner, de Miles à Coltrane) au-delà d’une première maturité atteinte depuis longtemps déjà, est en train d’émerger le Michel Herr des années 90. Un des rendez-vous décisifs du jazz de demain.

Jean-Pol SCHROEDER


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés), correction et actualisation par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Jos Knaepen ; Jacky Lepage | remerciements à Jean-Pol Schroeder


More Jazz…

DARDENNE : L’image, la vie – Le cinéma de Jean-Pierre et Luc Dardenne (catalogue, 2005)

Temps de lecture : 20 minutes >

Éditée en septembre 2005, cette brochure accompagnait une exposition de photographies retraçant le parcours des cinéastes Jean-Pierre et Luc DARDENNE. Palme d’or au Festival de Cannes, L’Enfant rentrait triomphalement en Wallonie et la Communauté française de Belgique embrayait avec cette expo et la publication d’un catalogue trilingue (FR-NL-EN) dont nous reproduisons ici le texte français. L’intégralité du document est disponible en PDF OCR dans notre documenta.wallonica.org

Cliquez sur l’image pour ouvrir la DOCUMENTA…

L’image, la vie.
Le cinéma de Jean-Pierre
et Luc Dardenne

Entretien avec Henry Ingberg

C’est du début des années 70 que date ma première rencontre avec Jean-Pierre puis Luc Dardenne. J’avais à l’époque été appelé par les étudiants de la section théâtre de l’IAD (Institut des Arts de Diffusion) pour en devenir le coordinateur. Jean-Pierre était l’un de ces étudiants. Passionné, animé par l’esprit de mai 68 qui avait laissé des traces profondes.

À la même époque, en France, un grand auteur venait de subir les affres de la censure : c’est le poète et dramaturge Armand Gatti, qui vit suspendues les répétitions de sa pièce La Passion du général Franco au Théâtre National Populaire. Une plainte avait été déposée pour atteinte à un chef d’Etat étranger. Une plainte dont rien ne put tempérer les conséquences : ni les efforts et l’ouverture d’esprit du Ministre de la Culture de l’époque, André Malraux, ni la reconnaissance manifeste dont pouvait se prévaloir Armand Gatti. La pièce fut interdite, et l’auteur amené à poursuivre ses activités hors les murs du théâtre officiel. Il s’exila à Berlin.

Un inspirateur charismatique

Armand Gatti et moi avions conservé une amitié et une complicité très fortes depuis notre première rencontre- j’avais mis en scène ses Chroniques d’une planète provisoire, fable autour du IIIème Reich née de son exemplaire parcours de résistant déporté durant la Seconde Guerre mondiale. Aussi , apprenant qu ‘il se retrouvait maintenant hors circuit officiel, je décide de l’inviter à venir travailler en Belgique. Je lui parle de l’IAD, et surtout de l’effervescence qui y règne alors, du désir très fort de sortir des schémas de production classiques en optant pour une démarche participative de recherche, de rencontre et de dialogue avec les gens, les militants, les loulous des banlieues … Bref, de cette volonté de faire le pont entre la création poétique et un monde considéré comme exclu, précisément dans le but de briser cette exclusion.

Armand Gatti dans les années 90 © DR

C’est ainsi que toute l’école se retrouve mobilisée autour d’un projet commun –La Colonne Durutti, du nom d’un chef anarchiste tué durant la guerre civile en Espagne – animé par Armand Gatti, inspirateur très charismatique à l’enthousiasme communicatif. Une entreprise insolite où les cadres habituels se voient bousculés et dans laquelle sont réunis professeurs et étudiants, les premiers ajustant leurs cours théoriques et pratiques, comme à l’aide d’un prisme, au travers du thème développé par Gatti, les seconds partant à la rencontre de républicains espagnols réfugiés en Belgique afin de les interviewer.

La vidéo au service de la poésie

À l’arrivée d’Armand Gatti correspond celle des caméras vidéo portables et la révolution engendrée par l’apparition de ce nouveau médium. Adieu négatif et développement, le côté immédiat du matériel autorise une approche inédite : on capte les images, on les visionne sur le champ, on en discute… Toute première manipulation d’une caméra pour les étudiants ; Jean-Pierre est un de ceux qui se saisiront du matériel et des idées à bras le corps. Très vite, il sera rejoint par Luc dans cette aventure passionnante, épuisante, inspirante, et qui constitue assurément une découverte marquante pour nous tous.

L’année suivante en effet, le travail se poursuit, toujours avec Gatti mais dans le Brabant wallon cette fois puisque l’IAD déménage de Bruxelles à Louvain-la-Neuve. Pièce-enquête sillonnant les villages de la province, L’Arche d’Adelin est en quelque sorte le prolongement de La Colonne Durutti. Certes les décors ont changé (l ‘espace rural a remplacé le milieu urbain, en l’occurrence les usines Raskinet à Schaerbeek où était joué le premier spectacle) mais la démarche est similaire. S’y ajoute l’usage intensif de la vidéo pour récolter les témoignages, susciter les expressions spontanées. Croisement avec l’écriture poétique, survoltée, d’Armand Gatti, qui retravaille les textes et les transforme en spectacle. C’est une véritable initiation au carrefour du réel et de la poésie.

Du côté de la politique audiovisuelle

Dans la foulée, au Ministère de la Culture, les politiques évoluent. Le cinéma fait place à l’audiovisuel, secteur dans lequel le cinéma”pellicule” conserve une place centrale malgré l’apparition de la vidéo. La nouvelle venue soulève toutefois de nombreuses questions et entraîne une querelle entre ses défenseurs et détracteurs. Débat esthétique qui trouve parfois des accents politiques… Débat enrichissant quoi qu’il en soit puisque de cette confrontation émanera la volonté d’utiliser tous les supports techniques pour favoriser la création. Car une structure publique se doit d’aider les auteurs à aller au bout de leur propos et de leur choix, sans leur en indiquer la substance : peu importe le médium utilisé, c’est l’acte de création qui est fondamental. Une question plus que jamais d’actualité à l’heure du numérique.

Autre innovation liée au développement de la vidéo : la caméra branchée  directement sur le câble de la télédistribution. C’est l’idée des télévisions locales avec la première expérience à Vidéo Saint-Josse. Et toujours le même souci d’immédiateté, de proximité et d’interactivité. Cette avancée pionnière restera un élément acquis des politiques audiovisuelles ultérieures. Douze télévisions locales et communautaires naîtront. Aujourd’hui, elles sont toujours le fruit de cette idée initiale d’utiliser l’une des particularités de notre pays, en l’occurrence son réseau câblé très dense.

Le troisième fait marquant de cette évolution est le travail en atelier. À l’époque, on constate en effet que, s’il est essentiel, le système de la Commission de Sélection des films se heurte néanmoins à des limites. Les projets de film sont acceptés au coup par coup, on saute de l’un à l’autre sans vraiment assurer la continuité dans le travail. Avec le développement des nouveaux moyens techniques déboule l’idée de créer des ateliers bénéficiant d’une aide permanente. Le terme “atelier” correspond très précisément à cette idée d’un travail dans la durée, qui se fait dans l’esprit du compagnonnage. Des équipes sont formées autour de projets déterminés
et peuvent ainsi approfondir leur démarche. Tradition belge oblige, le travail des ateliers sera le plus souvent axé sur le documentaire, qui présente par ailleurs certains avantages, non seulement moins coûteux à réaliser que le film de fiction, il rend possible une utilisation intelligente, dynamique et originale du nouveau matériel vidéo, qui se forge ainsi petit à petit un langage spécifique.

Premiers pas

Forts de leur expérience, Luc et Jean-Pierre Dardenne créent très rapidement leur propre atelier, le collectif “Dérives“, et produisent leurs premiers films vidéo. Des créations où l’on retrouve de toute évidence la patte d’Armand Gatti (lequel a entretemps poursuivi son chemin sur d’autres terrains à l’étranger) en ceci que, même si les Frères Dardenne travaillent à présent sur le documentaire, c’est toujours dans l’idée que la réalisation est un acte poétique, c’est-à-dire un acte d’invention du signe et du langage. Un acte de création et de recréation. Aussi, la nouvelle politique des ateliers leur permet de poursuivre et d’approfondir leur démarche. Ne nous méprenons toutefois pas : si cette structure n’avait pas existé, sans doute auraient-ils fait du cinéma malgré tout. Le fait est qu’elle s’est mise en place et développée parallèlement à l’évolution des cinéastes, dans un enrichissement mutuel puisque leur travail incarnait en retour l’un des meilleurs exemples du sens que l’on pouvait donner à une politique d’atelier. Rien n’était indispensable, mais tout prenait du sens, devenait nécessaire.

La maturation

Nécessaire leur structuration en atelier, nécessaire leur travail avec Armand Gatti, nécessaire le film qu’ils coproduisent pour lui en Irlande, qui boucle en quelque sorte le cycle de leur collaboration. Les Frères Dardenne sont maintenant prêts à tracer leur propre trajectoire. Autonomes…

Falsch (1986)

Quelques documentaires plus tard, c’est le passage à la fiction avec Falsch, dont le dossier suscite certes quelques interrogations mais pour lequel les subsides sont accordés. Depuis toujours en effet, le travail de la Commission de Sélection s’inscrit dans l’idée d’une politique de création : nous restons convaincus qu’il existe de possibles va-et-vient entre les secteurs, entre les genres, et qu’il est essentiel d’accompagner les auteurs dans leur passage de l’un à l’autre.

De la même manière, il serait erroné de voir dans cette première fiction une forme de victoire sur le documentaire, dont les Frères auraient réussi à ne pas rester prisonniers. Non, leurs premiers films témoignaient déjà de la démarche qui est toujours la leur aujourd’hui, celle d’un perpétuel questionnement, d’une éternelle remise en question. Avec Falsch, adapté d’une pièce de René Kalisky, les Frères Dardenne choisissent d’élargir leur champ d’investigation après avoir exploré différentes dimensions du documentaire. Ne plus être les témoins-dialoguistes de l’histoire mais en devenir les auteurs, tout en intégrant la réalité qui les entoure. La fiction leur permet en outre de découvrir le travail avec les acteurs, qui ne sont plus les acteurs du réel proprement dit mais de véritables comédiens capables de donner une réelle épaisseur à l’humanité qu’ils interprètent.

Prémisses d’un nouveau départ

Vient ensuite l’aventure de Je pense à vous, deuxième fiction pour Luc et Jean-Pierre Dardenne. Poursuivant leurs questionnements sur l’histoire et la mémoire des année 60, ils réalisent un impressionnant travail de collecte de documents relatifs à cette époque. Afin d’éviter la démonstration historico-économico-sociale, ils aspirent à humaniser leur propos et y intègrent, avec l’aide du scénariste Jean Gruault, la dimension “comédie humaine”. Le résultat est intéressant, peut-être moins original que leurs films ultérieurs, mais il pose surtout aux cinéastes la question de leur intégrité. Il s’agit en effet d’une coproduction au volume financier important, où les Frères ont dû composer avec toute une série d’éléments extérieurs. Aussi, Je pense à vous, ce n’est pas vraiment eux…

Or, on le sait maintenant, Luc et Jean-Pierre Dardenne ont cette inébranlable volonté de rester fidèles à eux-mêmes. Sortis quelque peu amers de l’expérience, ils s’emploient à éviter un nouveau schéma de coproduction minoritaire et donnent naissance, quelques années plus tard, à une œuvre qu’ils maîtrisent complètement, La Promesse. Nouvelle rupture dans la carrière des cinéastes et… reconnaissance internationale immédiate ! Preuve par excellence que le local peut toucher à l’universel, et surtout extraordinaire leçon dans le cadre d’une politique du cinéma, une leçon qui va à l’encontre de la tentation mortifère de ne subsidier que ce qui “pourrait” marcher.

La consécration

La suite est bien connue. Rosetta, Le fils, L’Enfant, les chef-d’œuvres s’enchaînent, les récompenses internationales aussi, propulsant les Dardenne dans des sphères qu’ils n’avaient peut-être pas imaginées, propulsant également sur le devant de la scène de de nouveaux talents belges. Non, la Belgique n’est pas otage de sa situation géographique ; non, il n’est pas indispensable de faire appel à des comédiens d’une certaine notoriété, souvent français par la force des choses. Au contraire, ce sont les films de Luc et Jean-Pierre Dardenne qui ont donné leur notoriété à Jérémie Rénier, à Olivier Gourmet ou à Emilie Dequenne. Ils ont littéralement révélé des talents, et ce à plusieurs reprises, preuve en soi qu’il ne s’agit pas d’un hasard.

D’aucuns verront peut-être dans la carrière des Frères Dardenne une progression linéaire. Qu’ils se détrompent car elle est tout sauf cela. Leur cheminement est au contraire fait de retours, de revirements, de rebondissements, de constantes interrogations qui représentent le levain de leur travail. Luc et Jean-Pierre Dardenne ont cette force de ne pas s’appuyer sur une inertie et continuent de nous prouver, tout en approfondissant leur approche du cinéma, que le local touche bel et bien à l’universel. Ils n’incarnent pas les nouveaux porte-drapeaux du cinéma belge, ils sont bien plus que cela : ils sont eux-mêmes et c’est en cela qu’ils nous touchent.

Pousser les auteurs à aller le plus loin possible dans leurs choix, leur personnalité, leur singularité… Surtout ne pas vouloir les enfermer dans une
norme. Là réside sans doute tout le nœud de la politique cinématographique.

Propos recueillis par Nathalie Flamant


 

Les frères Dardenne dans les années 70 © DR

Sans cesse sur le métier

Ce sont souvent les rencontres qui
font d’un artiste ce qu’il devient.

Il y a bien sûr les vocations précoces et les enfants prodiges, mais ce n’est pas du côté de leur adolescence tranquille en banlieue liégeoise qu’il faut chercher pour trouver une origine à la carrière de Luc et Jean-Pierre Dardenne. Si celle-ci a une source, cette source porte un nom , et c’est celui du dramaturge français Armand Gatti, que les deux Frères rencontrent au début des années 70.

Au commencement était Gatti

En 1969, Jean-Pierre entreprend des études de comédien à l’IAD (Institut des Arts de Diffusion) à Bruxelles. Parmi quelques rôles, celui qu’il joue dans La Cigogne lui permet de faire une rencontre décisive avec son auteur, le créateur hors norme Armand Gatti, venu assister à l’une des représentations. A l’initiative d’Henry lngberg, ce dernier se voit invité à revenir à Bruxelles pour écrire et mettre en scène un nouveau spectacle dans le cadre d’un récent programme pédagogique mis en place à l’IAD. C’est ainsi que les étudiants interprètent La Colonne Durutti, où Gatti a choisi de parler des actions menées par les anarchistes durant la Guerre d’Espagne.  Jean-Pierre est l’un de ses assistants sur ce spectacle.

L’année suivante, l’expérience se poursuit avec L’Arche d’Adelin, ambitieuse
entreprise de théâtre populaire et politique qui aborde, entre autres thèmes, le brutal changement que connaît la paysannerie européenne à l’ère du plan Mansholt (1973). Joué dans différents villages du Brabant wallon, le spectacle se compose de pièces-trajets écrites par Gatti à partir de rencontres faites avec des paysans, des anciens militants… bref d’acteurs selon lui représentatifs de ce qu’est cette région. Jean-Pierre, qui l’assiste dans la récolte de ces témoignages, est rapidement rejoint par son frère Luc alors que débarque de Paris une équipe vidéo légère sollicitée par Gatti pour monter le spectacle. Premières manipulations du matériel pour les Frères qui s’en vont filmer, caméra noir et blanc et magnétoscope à l’épaule, témoignages, événements et autres portraits…

Après la tornade

Luc et Jean-Pierre Dardenne ne sortent pas indemnes de cette rencontre fulgurante : Armand Gatti leur a non seulement fait découvrir nombre d’auteurs, il leur a surtout permis d’apprendre le fonctionnement d’une équipe vidéo. Tout naturellement, les Frères décident de poursuivre sur cette voie et, tandis que Luc entreprend des études de philosophie et de sociologie, tous deux se lancent dans l’aventure. Le temps de travailler pour récolter l’argent nécessaire à l’achat de leur propre matériel, ils décrochent un contrat avec la Maison de la culture de Huy et commencent à arpenter les cités ouvrières de la banlieue liégeoise pour filmer témoignages et portraits à la manière de Gatti. Des images qu’ils montrent ensuite aux personnes concernées, des images qui, ainsi mises bout à bout, font se côtoyer des inconnus. La vidéo comme nouveau moyen pour les gens de se rencontrer.

Et si la révolution vidéo bat son plein à l’époque, la simplicité de l’outil ne dispense pas pour autant de tout travail formel. Ne disposant pas encore de banc de montage, les Frères montent “à la gâchette” et s’appliquent à mettre en forme leurs images en organisant les tournages en conséquence. Via des réseaux de connaissances, ils continuent d’interviewer des ouvriers, des résistants, des immigrés, qui viennent se voir les uns les autres à l’occasion de projections publiques organisées sous tente, dans un café, une maison des jeunes ou une salle paroissiale, le tout dans une douce utopie de changement. Parallèlement au travail programmé, les Dardenne tiennent à rester attentifs aux événements de la région, tels la grève des fonderies Mangé à Chênée ou cette fête qu’ils avaient organisée autour de la joyeuse récupération de déchets de consommation. Citons aussi un travail mené avec des lycéens sur le droit de l’information dans les écoles. Il s’agit là de leurs premiers films montés sur table de montage, dont il ne reste malheureusement aucune trace aujourd’hui.

Le collectif Dérives

Fin 1975, Luc et Jean-Pierre Dardenne se constituent en asbl, le collectif Dérives, qui se voit accorder sa première subvention du Ministère de la Culture grâce au soutien de Marcel Deprez, alors haut fonctionnaire à l’Education permanente, et d’Henry lngberg. Ce nouveau cadre permet aux Frères de travailler de manière plus structurée. Leur premier projet, Au commencement était la résistance, consiste en un vaste travail de mémoire qui retracerait l’histoire du mouvement ouvrier de la région. Quelques centaines de témoignages plus tard, ceux qui resteront les pionniers de la vidéo d’intervention sociale en Wallonie décident de réaliser leur premier documentaire véritablement construit. Nous sommes en 1977. Cette année marque aussi la reconnaissance du collectif Dérives en tant qu’atelier de production cinématographique et vidéographique de la Communauté française.

Les premiers documentaires

Le Chant du Rossignol. Sept voix, sept visages de résistants. Une ville : Liège et sa banlieue. Un titre qui n’est pas sans rappeler la prose d’Armand Gatti pour ce premier film traitant de la résistance anti-nazie en Wallonie. Six hommes et une femme, tous partisans armés communistes ou socialistes, y racontent leurs actions clandestines dans les usines, le maquis d’Ourthe-Amblève et leur survie dans les camps de concentration de Buchenwald et Ravensbrück.  Présenté dans un centre culturel liégeois devant une soixantaine de personnes, le film suscite entre autres l’intérêt d’un des membres de ce tout
premier “vrai” public : Jean-Paul Tréfois, qui anime l’émission Vidéographie sur la RTB et propose aux Frères Dardenne une diffusion partielle de leur film sur les ondes de la chaîne nationale. Longtemps porté disparu, Le Chant du Rossignol est aujourd’hui en cours de restauration.

Travail de mémoire encore et toujours, avec les deux documentaires  suivants qui brossent le portrait d’acteurs des luttes sociales des années 60, images d’archives à l’appui. Lorsque le bateau de Léon M. descendit la Meuse pour la première fois revient sur le mouvement social qui agita l’hiver 60, considéré par d’aucuns comme la “grève du siècle”, à travers le récit de Léon M., ancien militant ouvrier s’attelant désormais à a construction d’un bateau. Celui-ci arrivera-t-il à destination ? Dans un commentaire en voix-off, Luc et Jean-Pierre Dardenne interrogent l’Histoire : quel regard porter aujourd’hui sur l’enthousiasme révolutionnaire qui animait les militants syndicaux de l’époque ?

Pour que la guerre s’achève, les murs devaient s’écrouler, également appelé Le Journal, donne quant à lui la parole à Edmond G., ancien ouvrier chez Cockerill qui, de 1961 à 1969, a participé à la rédaction et à la diffusion d’un bulletin clandestin au sein de l’usine. Licencié pour cette raison, Edmond s’est depuis lors distancié de l’appareil syndical. Reparcourant vingt ans plus tard les lieux qui furent le théâtre des manifestations de l’hiver 60, il se souvient du combat des militants pour une société meilleure, eux qui allaient “à l’usine comme on va à la guerre…”

Auprès de mon arbre…

En 1981, Luc et Jean-Pierre Dardenne retrouvent Armand Gatti pour un long métrage de fiction qu’il tourne en Irlande, Nous étions tous des noms  d’arbres, amenant avec eux une avance sur recettes de la Commission de sélection des films de la Communauté française. Première coproduction pour les Frères qui se sont constitués pour l’occasion en coopérative. On les retrouve dans l’équipe technique du film – Luc est assistant-réalisateur et Jean-Pierre assistant-caméra – et même dans l’équipe artistique puisqu’ils interprètent au passage le rôle de soldats anglais. Soit une nouvelle expérience très enrichissante en compagnie de Gatti, dont les Frères observent le travail avec attention : travail de mise en scène, effectué avec beaucoup de liberté et sans aucune mystification de la technique, travail de direction artistique et de réécriture des scènes en fonction du jeu des comédiens.

Entre passé et présent

Entre-temps sont nés deux autres projets de documentaires. Dans R … ne répond plus, tourné en 1981 à l’initiative du CBA (Centre Bruxellois de l’Audiovisuel), Luc et Jean-Pierre Dardenne abordent pour la première fois une question d’actualité, celle des radios libres en Europe. Partant du postulat qu’une plus grande communication n’est pas nécessairement synonyme d’une meilleure compréhension, les vidéastes mènent l’enquête dans plusieurs pays d’Europe afin de cibler les attentes du public à ce sujet. Loin du mythe d’une nouvelle radio qui soudain deviendrait libre tribune, leur conclusion, certes un peu pessimiste, est que le réel ne répond malheureusement plus…

Eux par contre continuent de lui répondre. Après le coup d’État qui secoue la Pologne en 1981, les Frères Dardenne se lancent dans la réalisation de cinq courts métrages, en accord avec la télévision belge qui en assurera la diffusion à une heure de grande écoute. Leçons d’une université volante retrace, à travers cinq portraits d’émigrés polonais, l’histoire d’un pays ultra-nationaliste qui est toujours resté, depuis les années 30, non pas terre d’asile mais bien terre d’exil. Cinq témoignages qui sont, au même titre que les nombreux portraits de militants précédemment filmés, autant de trajectoires de vie qui nourriront le travail de fiction ultérieur des réalisateurs.

Regarde, mon fils

En 1983, alors que le collectif Dérives se lance dans la production de  documentaires vidéo signés par d’autres auteurs, Luc et Jean-Pierre Dardenne tournent pour leur part ce qui sera, rétrospectivement, leur dernier documentaire vidéo et le dernier volet de leur cycle consacré à la mémoire ouvrière. Celle-ci est abordée cette fois au travers de l’œuvre du dramaturge wallon Jean Louvet, fondateur du Théâtre Prolétarien de La Louvière, et plus précisément de sa pièce Conversation en Wallonie. Regarde Jonathan, du nom d’un des personnages de cette pièce, fils de mineur s’interrogeant sur ses origines, est un film qui raconte la fin d’une époque, la disparition progressive de la classe ouvrière, de ses espérances déçues et du lien social qui en était le ferment. Avec toujours cette idée d’une mémoire qu’il est essentiel de dire,  rappeler, transmettre et conserver.

Théâtre et mémoire, deux thèmes de prédilection que l’on retrouve trois ans plus tard avec l’adaptation cinématographique de l’ultime pièce du dramaturge belge René Kalisky, Falsch, qui soulève, au travers d’improbables retrouvailles entre les membres décédés d’une famille juive allemande et leur seul survivant, toute la question de la culpabilité et de la place des survivants face à l’Histoire. C’est un grand tournant qui s’opère là dans la carrière des Frères puisqu’il s’agit à la fois de leur premier film tourné en 16 mm et de leur première fiction. Première expérience de mise en scène également, ainsi que de direction artistique, dont ils tireront une leçon primordiale : ne jamais essayer de fournir à l’acteur des explications rationnelles quant à son jeu, car c’est ce que dégage sa présence physique à l’écran qui importe et rien d’autre. Une méthode dont on constate aujourd’hui l’efficacité au vu de la reconnaissance internationale que rencontrent les comédiens de leurs films.

S’éloigner pour mieux revenir

En 1987 voit le jour un court métrage de fiction qui ressemble bien à un ovni dans la filmographie de Luc et Jean-Pierre Dardenne. Et pour cause, tout y est question de mouvement, de vitesse et d’accélération. Il court, il court le monde : une petite tranche de vie dans le milieu de la télévision, mi-absurde, mi-allégorique, qui dénonce, pour reprendre les mots du philosophe Paul Virilio cité dans le film, la “dictature du mouvement” à laquelle est soumis notre monde à force de vouloir gagner du temps.

Réalisé cinq ans plus tard, Je pense à vous fait lui aussi figure d’exception au sein du parcours des cinéastes, quoique de manière moins motivée. Renouant avec un sujet plus proche de leurs préoccupations habituelles, les cinéastes décident pour ce long métrage de fiction de traiter de la crise que connaît la sidérurgie wallonne dans les années 80, suite à un long travail d’enquête préparatoire en forme de documentaire, Vulcain chômeur. Avec la précieuse collaboration du scénariste français Jean Gruault, Luc et Jean-Pierre Dardenne apprennent à extraire des personnages de fiction de la réalité : Fabrice, ouvrier métallo pour qui la forge est bien plus qu’un métier, et Céline, son épouse dévouée qui fera tout pour le sauver du désarroi qui le submerge depuis son licenciement. Une fois mis en images pourtant, le récit prend un ton romanesque qui semble reléguer la crise industrielle au rang de prétexte à une histoire sentimentale, ce que les réalisateurs déplorent sincèrement. Il faut dire aussi que le plan de coproduction dans lequel ils étaient minoritaires ne leur a pas laissé une totale liberté de choix.

Boudé de la critique et du public, Je pense à vous résonne comme un échec. Mais cet échec, pleinement assumé par les réalisateurs, sera salutaire puisqu’il leur permettra d’autant mieux rebondir et réaliser dorénavant ce qui leur correspond vraiment.

Fidèles compagnons

En 1994, Luc et Jean-Pierre Dardenne créent Les Films du Fleuve, nouvelle structure de production qui fera ses premiers pas avec leur long métrage suivant, La Promesse. Du côté de l’équipe technique se constitue un noyau dur que l’on retrouvera dorénavant au générique de tous leurs films : Alain Marcoen à l’image, Benoît Dervaux au cadre, Jean-Pierre Duret au son, Marie-Hélène Dozo au montage, pour ne citer qu ‘eux. Au-delà du plaisir de travailler avec des professionnels qui sont aussi des amis, cette fidélité représente pour les réalisateurs un gage de sécurité quant à l’unité finale du film. Le travail de chacun est connu et n’a plus à être envisagé individuellement, ce qui contribue à donner au film un ton unique, une cohésion d’ensemble qui est certainement un élément-clé dans la reconnaissance critique et publique rencontrée ces dernières années, une reconnaissance inaugurée par La Promesse en 1996.

Tourné comme à l’accoutumée en banlieue liégeoise, sur les rives de cette Meuse qui a charrié tant d’espérances, La Promesse marque une rupture dans la carrière des cinéastes, même si ce film reste le fruit de plus de vingt années d’expérience. Bien décidés à rester fidèles à leur conception du cinéma, les Frères Dardenne réalisent là une œuvre résolument personnelle où ils abordent, outre les thèmes qui leur sont chers, celui de l’éveil de la conscience morale d’un adolescent. Dépourvu d’effets de style qui en auraient masqué le propos, le film raconte l’histoire d’Igor (Jérémie Rénier), un petit gars entraîné malgré lui à participer à l’ignoble exploitation d’émigrés clandestins organisée par son père (Olivier Gourmet), et qui un jour décide de se dresser contre l’autorité paternelle pour honorer une promesse. Véritable parcours initiatique, La Promesse est empreint d’une profonde vérité qui touche à l’universel ; le film remportera une kyrielle de prix dans des festivals nationaux et internationaux.

D’une palme à l’autre

Tout en poursuivant leurs activités de 3 producteurs et d’enseignants (Luc à l’Université Libre de Bruxelles, Jean-Pierre à l’Université de Liège), les Frères Dardenne s’attellent à l’écriture de leur nouveau film dès 1997, avec l’idée de faire cette fois un portrait de femme. Ainsi naît Rosetta, jeune fille au caractère d’acier obsédée par l’idée de trouver un travail, guerrière des temps modernes luttant avec obstination pour survivre dans un monde sans pitié. Un film brut, haletant, loin de tout conformisme esthétique, où la caméra suit au plus près Rosetta, devient Rosetta jusqu’à nous faire ressentir son obsession vitale. A l’instar de La Promesse qui a révélé au cinéma deux acteurs de talent, Rosetta consacre une jeune comédienne débutante, Emilie Dequenne, récompensée pour son jeu époustouflant par le prix d’interprétation féminine lors du 52e Festival de Cannes en 1999. Quelques instants à peine avant que ne soit acclamé le film proprement dit, pour la toute première Palme d’or du cinéma belge…

En 2002, Luc et Jean-Pierre Dardenne réalisent Le Fils et réitèrent leur collaboration avec Olivier Gourmet, ce comédien talentueux issu du théâtre découvert en père crapuleux dans La Promesse puis en patron boulanger dans Rosetta. Nouvelle preuve de l’étendue de son registre de comédien, il campe ici le rôle d’un professeur de menuiserie étrangement perturbé par l’arrivée d’un jeune apprenti dans le centre de formation où il travaille. La tension est palpable, le secret bien gardé et le suspense à son comble. Mais qui est donc Francis Thirion ? Dans la lignée de Rosetta, la caméra des Dardenne reste liée au personnage principal par une espèce de cordon ombilical mais elle se fait ici plus légère pour tourner autour d’Olivier et prendre la place d’un fils absent. A nouveau, la mise en scène est en parfaite adéquation avec le sujet du film, dont le propos reste malgré sa gravité profondément humaniste. La remarquable interprétation d’Olivier Gourmet, sacré meilleur acteur à Cannes en 2002, n’y est certainement pas étrangère.

Avec la régularité d’un métronome, L’Enfant est achevé en 2005. Les décors n’ont pas changé, et la banlieue liégeoise reste le théâtre de l’action, laquelle continue de se distancier du déterminisme social pour se concentrer sur le parcours intérieur des personnages, Bruno et Sonia, jeunes parents malgré eux. Comment assumer l’arrivée d’un enfant lorsque l’on vit, comme Bruno, dans l’instant, préoccupé seulement par l’argent que lui rapportent ses larcins ? Luc et Jean-Pierre Dardenne posent la question, sans jugement aucun, et soulèvent celle, terriblement actuelle, de la désagrégation du lien familial. Avec l’étonnante économie de moyens qui
caractérise leur travail, ils filment cette fois non pas un mais deux personnages, dans un rapport d’égalité, et harmonisent la mise en scène en conséquence : la caméra est plus distante, le cadre plus large, plus aéré. L’Enfant n’est pas sans rappeler La Promesse, par sa distribution – on y retrouve notamment, près de dix ans plus tard, Jérémie Rénier qui de fils est
passé père – mais aussi par la force émotionnelle de son récit, qui n’a pas laissé de marbre le jury du Festival de Cannes. Seconde Palme d’or pour les Frères, six ans après la première : du jamais vu dans l’histoire du Festival !

Et le travail continue Luc et Jean-Pierre Dardenne ne sont pas du genre à se reposer sur leurs lauriers et, s’ils restent relativement discrets quant à leur prochain projet en tant que réalisateurs, il n’est pas inutile de rappeler qu’ils sont aussi des producteurs actifs et avisés au sein des deux structures de production qu’ils ont créées à Liège. La cadette d’une part, la sprl Les Films du Fleuve, qui, outre les fictions signées Dardenne, s’est lancée dans des coproductions internationales d’envergure (avec la France, la Tunisie, l’Algérie, l’Allemagne…) parmi lesquelles le dernier Costa-Gavras. Et puis l’atelier de production Dérives d’autre part, qui en pratiquement trente années d’existence a produit près de 80 films, documentaires de création pour l’essentiel. A l’aide d’une subvention annuelle, mais loin de tout critère de rentabilité financière immédiate, les Frères Dardenne continuent ainsi de
permettre à nombre d’auteurs de faire leurs premiers pas dans le cinéma et, fidélité oblige, de renouveler l’expérience par la suite. Parmi ceux-ci, citons dans le désordre Benoît Dervaux, Philippe de Pierpont, Loredana Bianconi, André Dartevelle, Hugues Lepaige, Gérard Preszow, Thomas Keukens, Bernard Bellefroid… En ce sens il faut reconnaître le rôle structurant qu’ont
Luc et Jean-Pierre Dardenne dans l’industrie cinématographique belge, car ils sont toujours restés attentifs à la création d’une main-d’œuvre qualifiée et au maintien d’une forme de réseau professionnel. En aucune manière ils n’incarnent à eux seuls le cinéma belge, mais ils personnifient assurément l’espoir pour les jeunes auteurs qu’il est possible, avec travail et conviction, de faire du cinéma en Belgique.

Nathalie Flamant suite à un entretien
avec Jean-Pierre et Luc Dardenne


Filmographie

(mise à jour d’après le site des Films du Fleuve)
      • 1974-1977
        Vidéo d’intervention dans différentes cités ouvrières
      • 1978
        Le chant du Rossignol
      • 1979
        Lorsque le bateau de Léon M descendit la Meuse pour la première fois
      • 1980
        Pour que la guerre s’achève, les murs devaient s’écrouler
      • 1981
        R … ne répond plus
      • 1982
        Leçons d’une université volante
      • 1982
        Regarde Jonathan, Jean Louvet, son œuvre
      • 1986
        Falsch
      • 1988
        Il court, il court le monde
      • 1992
        Je pense à vous
      • 1996
        La Promesse
      • 1999
        Rosetta
      • 2002
        Le fils
      • 2005
        L’enfant
      • 2007
        Dans l’obscurité
      • 2008
        Le silence de Lorna
      • 2011
        Le gamin au vélo
      • 2014
        Deux jours, une nuit
      • 2016
        La fille inconnue
      • 2019
        Le jeune Ahmed

La brochure originale (texte trilingue et multiples photos) est le catalogue d’une exposition consacrée au parcours des Frères Dardenne (2005). Ce document n’est plus disponible mais nous l’avons intégralement scanné avec reconnaissance de caractères et vous pouvez le télécharger gracieusement dans notre documenta.wallonica.org !


[INFOS QUALITE] statut : en cours de transcription | mode d’édition : partage, correction et iconographie | sources : catalogue de l’exposition (2005) consacrée au parcours des Frères Dardenne ; une production du Centre du Cinéma et de l’Audiovisuel du Ministère de la Communauté française de Belgique en partenariat avec BOZAR et le CGRI | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © CFWB.


Encore du cinéma !

ROSTAND : textes

Temps de lecture : 2 minutes >

Le Bret.
Si tu laissais un peu ton âme mousquetaire
La fortune et la gloire…

Cyrano.
Et que faudrait-il faire ?
Chercher un protecteur puissant, prendre un patron,
Et comme un lierre obscur qui circonvient un tronc
Et s’en fait un tuteur en lui léchant l’écorce,
Grimper par ruse au lieu de s’élever par force ?
Non, merci. Dédier, comme tous ils le font,
Des vers aux financiers ? Se changer en bouffon
Dans l’espoir vil de voir, aux lèvres d’un ministre,
Naître un sourire, enfin, qui ne soit pas sinistre ?
Non, merci. Déjeuner, chaque jour, d’un crapaud ?
Avoir un ventre usé par la marche ? Une peau
Qui plus vite, à l’endroit des genoux, devient sale ?
Exécuter des tours de souplesse dorsale ?…
Non, merci. D’une main flatter la chèvre au cou
Cependant que, de l’autre, on arrose le chou,
Et donneur de séné par désir de rhubarbe,
Avoir un encensoir, toujours, dans quelque barbe ?
Non, merci ! Se pousser de giron en giron,
Devenir un petit grand homme dans un rond,
Et naviguer, avec des madrigaux pour rames,
Et dans ses voiles des soupirs de vieilles dames ?
Non, merci ! Chez le bon éditeur de Sercy
Faire éditer ses vers en payant ? Non, merci !
S’aller faire nommer pape par les conciles
Que dans les cabarets tiennent des imbéciles ?
Non, merci ! Travailler à se construire un nom
Sur un sonnet, au lieu d’en faire d’autres ? Non,
Merci ! Ne découvrir du talent qu’aux mazettes ?
Être terrorisé par de vagues gazettes,
Et se dire sans cesse : « Oh, pourvu que je sois
Dans les petits papiers du Mercure François ? »…
Non, merci ! Calculer, avoir peur, être blême,
Préférer faire une visite qu’un poème,
Rédiger des placets, se faire présenter ?
Non, merci ! non, merci ! non, merci ! Mais… chanter,
Rêver, rire, passer, être seul, être libre,
Avoir l’œil qui regarde bien, la voix qui vibre,
Mettre, quand il vous plaît, son feutre de travers,
Pour un oui, pour un non, se battre, – ou faire un vers !
Travailler sans souci de gloire ou de fortune,
À tel voyage, auquel on pense, dans la lune !
N’écrire jamais rien qui de soi ne sortît,
Et modeste d’ailleurs, se dire : mon petit,
Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles,
Si c’est dans ton jardin à toi que tu les cueilles !
Puis, s’il advient d’un peu triompher, par hasard,
Ne pas être obligé d’en rien rendre à César,
Vis-à-vis de soi-même en garder le mérite,
Bref, dédaignant d’être le lierre parasite,
Lors même qu’on n’est pas le chêne ou le tilleul,
Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul !

Cyrano de Bergerac (1897)

L’acteur Jacques Weber est mis en scène par Jérôme Savary en 1983, au Théâtre Mogador :

Jacques Weber se remet en scène en 2022, à La Grande Librairie :


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction et iconographie | sources : libretheatre.fr | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Théâtre Marigny ; © france5.


Dire et lire encore…

EXPO | Le songe de Torrentius – Patrick Corillon – Charles Vandenhove

Du 21 mai au 27 août 2022, l’exposition Le Songe de Torrentius conçue par l’artiste plasticien Patrick Corillon, évoque l’élan créateur de Charles Vandenhove au travers de ses dessins – de toute nature –, ainsi que de nombreuses maquettes de ses réalisations. Les quelques pièces de l’Hôtel Torrentius qui ne seront pas accessibles au public (telles que la crypte ou les combles) vivront au travers d’un film qui évoquera “l’esprit” d’un lieu chargé des mondes entremêlés de Charles Vandenhove et de Lambert Lombard qui en dressa les plans en 1565. Un livre, Le Songe de Torrentius, accompagne l’exposition.

 


Exposition accessible du 21 mai au 27 août 2022.
Horaires : Du jeudi au vendredi de 10h à 12h et de 14h à 17h.
Le samedi de 11h à 17h.
Visites de groupes limitées à 12 personnes. Réservation souhaitée.

DEPREZ : Quand le feu… (s.d., Artothèque, Lg)

Temps de lecture : 2 minutes >

DEPREZ Jean-Claude, Quand le feu…
(monotype, 64 X 45 cm, s.d.)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
à l’Artothèque Chiroux de la Province de Liège ?

Jean-Claude DEPREZ effectue ses études à l’Institut supérieur des Beaux-arts Saint-Luc à Liège. Dès sa sortie, en 1974, il se lance dans des expositions collectives en Belgique ou à l’étranger, essentiellement des dessins, réalisés dans une veine hyperréaliste. Il est inspiré par la ville, le monde de la nuit, le blues, mais aussi les écrivains de la beat generation, ou la musique rock, Tom Waits, Patti Smith… En 1992, il se lance dans la réalisation de monotypes.

Ce grand monotype en noir et blanc évoque puissamment les aciéries du bassin liégeois. L’assemblage de points de vue dans un style très réaliste rend une certaine idée de la violence de l’activité industrielle. La technique du monotype consiste à encrer une plaque de verre, y poser une feuille, puis une “feuille de réserve”, celle sur laquelle on va dessiner. Chaque trait, fait sur la feuille de réserve, s’imprimera sur la feuille originale, qui constituera l’œuvre. Celle-ci sera donc unique.

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Jean-Claude Deprez ; ouvertures.be | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

DESJEUX : En l’an 70, la start-up Jésus aurait pu disparaître

Temps de lecture : 9 minutes >

[LEMONDE.FR, article du 3 juillet 2022, cité intégralement dans TRIBUNEJUIVE.INFO] Dans Le Marché des dieux, l’anthropologue Dominique DESJEUX se demande, à travers l’étude des débuts du judaïsme et du christianisme, comment une nouvelle croyance peut s’imposer à toute une société et devenir une “innovation de rupture”. Comment le monothéisme et, plus précisément, le christianisme sont-ils devenus des “innovations de rupture”, au sens où ils sont passés du statut de simple nouveauté à celui d’innovation capable de bouleverser toute une société ? C’est la question posée par Dominique Desjeux dans Le Marché des dieux. Comment naissent les innovations religieuses. Du judaïsme au christianisme (PUF, 2022).

Vous qualifiez votre méthode d’”anthropologie stratégique”, en quoi cela consiste-t-il ?

Quand je m’intéresse à l’histoire, n’étant pas historien de formation, je cherche d’abord à comprendre les “jeux d’acteurs” de la période que j’étudie, les objectifs de ces acteurs, leurs intérêts, leurs stratégies, leurs réseaux, leurs rapports sociaux, leurs alliances, les incertitudes auxquelles ils sont confrontés, etc.

J’ai été formé auprès de Michel Crozier, le père de la sociologie des organisations et de l’analyse stratégique. Son approche met justement l’accent sur les jeux d’acteurs face à des zones d’incertitude. Je l’ai enrichie à travers l’étude de la logistique, de l’imaginaire, du climat. Et j’ai appliqué tout cela à la religion.

Pour faire ce livre, qui m’a pris entre cinq et dix ans de travail, je me suis appuyé sur l’ensemble des sciences, à la fois historiques et exégétiques, de la nature et du vivant. Depuis les années 1990, notamment grâce à l’archéologie, l’histoire du monothéisme ne se fait plus principalement à partir des livres sacrés. L’histoire se lit à partir du contexte, de l’époque, de l’ensemble des acteurs.

Evidemment, je n’explique pas l’histoire par l’action de Dieu. Je suis agnostique au sens scientifique. Cela ne veut pas dire que ceux qui croient que Dieu intervient ont tort : je n’en sais strictement rien. Je me suis simplement appuyé sur l’histoire moderne qui, elle, change complètement la vision qu’on pouvait avoir il y a encore quelques années, au sujet d’Israël en particulier.

Votre enquête démarre aux environs du XIIe siècle avant notre ère. Que se passe-t-il de si important à cette époque ?

Je m’appuie notamment sur les travaux du biologiste et historien des religions Nissim Amzallag, qui a récemment apporté une pièce de puzzle intéressante. Cette époque est une période d’effondrement des grands royaumes méditerranéens : l’Egypte, l’empire hittite, le royaume mycénien. Il y a alors une sorte de transfert de pouvoir vers les Qénites, un peuple de forgerons vivant dans le nord-ouest de l’Arabie et le Néguev, au sud d’Israël. Ce peuple maîtrisait le cuivre, un métal central dans l’économie de l’époque. Et il se trouve qu’il vénérait un dieu du nom de Yahvé, la divinité de la forge.

A cette époque, tout le monde est polythéiste. Même si un peuple vénère un dieu plus qu’un autre, il n’exclut pas l’existence d’autres dieux. Et quand on est polythéiste, on cherche les dieux les plus efficaces. Dans mon enquête, j’essaie de rechercher comment fonctionnent les religions non pas à partir de leurs croyances, mais de leur utilité sociale. Je pense que le succès d’une croyance comme celui d’une innovation reposent sur son utilité sociale. C’est universel : même si on ne l’appelle pas Dieu, une croyance doit assurer la sécurité des populations, assurer les récoltes, la bonne santé, la vie longue.

Dans un monde polythéiste, chaque divinité a une fonction. Et si elle n’est pas efficace, on en change facilement. On peut aussi adopter une divinité qui vient d’ailleurs. C’est peut-être ce qu’a fait le royaume de David : constatant le succès des Qénites, il a peut-être voulu adopter leur dieu qui paraissait si puissant, Yahvé (qui deviendra plus tard le théonyme du Dieu unique d’Israël). C’est une des hypothèses possibles.

Cela ne veut pas dire que le royaume de David est devenu immédiatement monothéiste – c’est même peu probable. Les Hébreux sont devenus monothéistes entre le Xe et le VIe siècle, au moment de l’exil à Babylone. C’est en tout cas à cette période qu’ils ont justifié leur Dieu unique à travers les textes de la Torah, au contact des religions mésopotamiennes. Pendant les siècles qui ont précédé, des batailles ont opposé monothéistes et polythéistes au sein même du peuple hébreu, comme l’illustre l’épisode du Veau d’or dans l’Exode.

Selon vous, comment le monothéisme s’est-il maintenu, voire répandu, face à un polythéisme que vous qualifiez de si “efficace” ?

La réponse, au départ, est peut-être militaire et politique : je pense qu’il y a un lien très fort entre le monothéisme et la centralisation du royaume autour de Jérusalem. Prenons la dynastie hasmonéenne (140-37 avant notre ère), la monarchie des Hébreux issue de la révolte des Maccabées contre l’occupation grecque. Ces dirigeants vont conquérir la Judée, au nord et au sud de Jérusalem, exigeant de la population de se faire circoncire, d’adopter les règles de leur religion. Cela se fait par la force : les religions ne se diffusent pas toutes seules. Pour beaucoup d’innovations, une part de contrainte est nécessaire : regardez aujourd’hui comme les systèmes Google ou Windows s’imposent à nous !

Mais la contrainte n’explique pas tout. La langue et la logistique jouent aussi un rôle essentiel dans la circulation des innovations. Il est important de rappeler que les victoires d’Alexandre le Grand entraînent une hellénisation de toute la Méditerranée. Une langue, le grec, est devenue commune. La Torah est traduite en grec. Une forte urbanisation s’observe aussi, la création de routes commerciales : tout cela va favoriser le développement des synagogues dans plusieurs villes importantes du pourtour méditerranéen.

Se pose, enfin, la question du prosélytisme. Pour qu’une innovation soit acceptée, il faut qu’elle réponde à une attente. Or, aux premiers siècles de notre ère, se développe une sorte d’attente d’un monothéisme, au Moyen-Orient et du côté de Rome. Chez certaines élites, en particulier, se perçoit le désir d’une forme de spiritualité plus sophistiquée que le polythéisme. A lire les textes et les débats religieux du Ier et du IIe siècle, un lien peut être observé entre la diffusion du platonisme, entre une forme d’idéalisation de la pensée, et celle du monothéisme, du Dieu unique.

La population juive au Ier siècle de notre ère représente 6 % à 8 % de la population romaine, selon les estimations les plus fiables. Bien que ces chiffres soient très débattus, ils traduisent une forte présence juive qui ne peut pas s’expliquer uniquement par les déportations ou par un fort taux de natalité chez les membres de la diaspora. Une part de prosélytisme explique sans doute ces chiffres. La présence de synagogues tout autour de la Méditerranée l’atteste aussi.

Pourtant, c’est l’”innovation” du christianisme qui s’est le plus répandue… Comment l’expliquez-vous ?

Au départ, l’objectif de Jésus n’était pas de créer une religion, mais de purifier le judaïsme. Lorsqu’il est mort, son frère Jacques a pris la suite, et lui non plus ne voulait pas organiser une nouvelle religion. En l’an 70, les trois “leaders”qui avaient suivi Jésus – Jacques, Pierre et Paul – sont morts. La “start-up” Jésus aurait donc pu disparaître. Au même moment, le Temple de Jérusalem est détruit par les Romains. Pour moi, c’est la clé de l’histoire.

La religion juive est alors menacée dans sa survie. La caste des prêtres disparaît. Il n’existe plus aucune structure. Et deux “stratégies” se mettent en place. Les adeptes de la première décident de se “recentrer sur leur cœur de métier” : ils vont se resserrer autour des règles de la Torah, ce qui donnera le judaïsme rabbinique. Les partisans de cette stratégie ne céderont rien sur la circoncision, les règles alimentaires. Face à cela, d’autres font au contraire le choix d’une stratégie d’ouverture et de prosélytisme envers les païens.

C’est, toutes proportions gardées, un peu ce qui se passe aujourd’hui dans une entreprise entre ceux qui disent qu’il ne faut faire que du local et ceux qui veulent faire de nouvelles alliances au niveau mondial, quitte à faire un peu différemment.

Un débat entre juifs s’est opéré. Il s’est diffusé dans toutes les synagogues et autour de la Méditerranée. Les juifs les plus “progressistes” vont alors se référer à un rabbin du nom de Jésus, qui prônait une certaine souplesse quant aux règles. Celui-ci proclamait, entre autres, qu’au lieu de procéder à des purifications tous les jours ou à chaque cérémonie, il n’y aurait qu’une seule purification : le baptême, qui lave des péchés.

Ils vont en outre se référer à Paul de Tarse, lui aussi très accommodant quant aux prescriptions religieuses : abandon de la circoncision, des règles alimentaires, etc. Il y a là quelque chose de fondamental pour la diffusion d’une innovation : la baisse de la charge mentale, du temps de “formation”, d’assimilation.

© bbc
Vous soulignez également l’importance de la promesse en la vie éternelle, qui a reçu beaucoup d’écho chez les Romains. Vous allez même jusqu’à la comparer à la publicité d’aujourd’hui…

La publicité peut se définir comme l’enchantement des produits, des biens et des services. Une façon d’enchanter la réalité. A partir d’un objet, on ajoute un “packaging”, un nom, un slogan, etc. En développant ma métaphore (discutable, j’en conviens), on peut rapprocher cela de la transsubstantiation chez les catholiques : lors de l’eucharistie, le pain et le vin deviennent le corps du Christ, ils deviennent une divinité. La substance change. Selon moi, c’est le même procédé avec la publicité. Elle transforme un objet ordinaire en un objet extraordinaire. Elle en fait une “divinité”, en quelque sorte. D’ailleurs, à regarder le lexique publicitaire, il y a un vocabulaire incroyablement religieux : il est question d’être “fidèle” à une marque, d’”engagement”, de “promesse”, etc.

Une innovation doit comporter des éléments qui s’adressent à l’imaginaire du public, pour lui donner du sens. La publicité permet cela, de même que la promesse en la vie éternelle. Il s’agit d’une croyance ancienne des juifs puisqu’elle date, au moins, de la révolte des Maccabées contre les Grecs (175 à 140 avant notre ère). A cette époque, il s’agissait de comprendre comment quelqu’un qui respecte les lois de Dieu peut perdre le combat et mourir. L’idée d’une vie éternelle, d’une récompense des serviteurs de Dieu dans l’au-delà répondait à ce questionnement. Les chrétiens vont la reprendre et la diffuser, ce qui aura un impact considérable sur l’imaginaire des Romains.

Pour fonctionner, une innovation doit aussi s’adapter à sa culture de réception. Comment cela s’est-il produit avec le christianisme ?

En faisant du christianisme sa religion personnelle, l’empereur Constantin, au IVe siècle, opère un tournant. Selon moi, sa décision est liée à la grande crise monétaire qui impacte l’empire à cette époque. Après cette conversion, le paganisme n’est en effet plus considéré comme une religion d’Etat. L’empereur peut alors se servir de l’or qui se trouvait dans les temples.

Les chrétiens vont ensuite devenir les alliés du pouvoir. Petit à petit, ils vont intégrer la fonction publique romaine, puis y devenir majoritaires. Ils vont également assimiler des éléments de la culture romaine : l’eau bénite, les cierges, les ex-voto, l’encens, etc. Ce qui sera même théorisé par des auteurs comme saint Augustin ou saint Jérôme, qui font de ces “emprunts” une condition du développement du christianisme. Ce que j’appelle “l’innovation de réception” : pour qu’une innovation se développe, il faut sans arrêt la transformer et l’adapter à la population de réception. C’est selon moi l’étape la plus importante dans le processus de constitution d’une innovation de rupture.

A ce propos, vous qualifiez le récit de la condamnation de Jésus de “cas d’école”. Pourquoi ?

Historiquement, cela fait peu de doute : c’est bien le Romain Ponce Pilate qui a condamné Jésus. Ponce Pilate avait probablement horreur des juifs parce que beaucoup d’entre eux se sont révoltés contre Rome. Mais pour convertir les Romains, il fallait atténuer cet aspect quelque peu négatif concernant l’un des leurs.

Les Évangiles vont donc rapporter que ce sont d’abord les autorités juives qui ont condamné Jésus à mort pour blasphème. Ils affirment que le Sanhédrin, le tribunal de Jérusalem, s’est réuni de nuit pour le procès. Or, cela est historiquement peu plausible : le Sanhédrin ne se réunissait jamais de nuit. Mais à Rome, qui sait cela ? Les chrétiens ont donc raconté une histoire pour convaincre les Romains. C’est une forme de”storytelling“.

Crise du cuivre, grandes sécheresses, exil à Babylone, effondrement du Temple… Les crises sont au centre de votre analyse. Pourquoi sont-elles si importantes ?

Les innovations ont parfois besoin des crises pour se diffuser, car celles-ci ouvrent des fenêtres d’opportunité. A chaque crise, des personnes vont perdre, des systèmes vont s’effondrer. Et en même temps, c’est un moment de renouveau, d’adoption de nouvelles pratiques. C’est à la fois, comme toujours, négatif et positif.

Il existe d’ailleurs des parallèles entre les crises antiques et celles d’aujourd’hui : crises climatique, militaire avec la guerre en Ukraine, sociale, monétaire… Je pense que l’étude des crises passées nous donne des outils intellectuels pour comprendre un tant soit peu la situation. L’incompréhension génère de l’angoisse. Et l’angoisse ouvre la porte aux solutions faciles et aux régimes populistes.

D’après l’interview de Gaétan Supertino


EAN 9782130836018

Dominique Desjeux n’est pas un historien des religions. Anthropologue, professeur émérite à la Sorbonne, il a passé sa vie à analyser les processus d’innovations en tous genres.
Ses travaux vont de la paysannerie congolaise aux objets électriques dans la vie quotidienne en France, en passant par l’essor de la société de consommation en Chine.
Il en a tiré une méthode de travail, qu’il applique aujourd’hui aux religions, en particulier à la naissance du judaïsme et du christianisme.

 


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction et iconographie | sources : tribunejuive.info | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © BBC ; © PUF ; © Watching Tower.


Plus de presse…

SIMON, Maurice (1922-1969)

Temps de lecture : 3 minutes >

Né dans une famille de musiciens, Maurice SIMON commence l’étude du piano dès l’âge de trois ans. Doté d’une oreille étonnante, il fait une forte impression, dès 1936, au sein de petites formations amateurs. Au début de la guerre, ce sont ses débuts professionnels à Liège au sein du “noyau swing” d’alors (Raoul Faisant, Jean Evrard, etc.). En 1943, il donne des concerts aux Pays-Bas aux côtés de Faisant et du jeune René Thomas. Sa réputation est croissante à Liège où il est bientôt le meilleur pianiste, puis en Belgique dès la Libération, notamment grâce à une remarquable technique.

Il fonde le Rythmic Club Liégeois, trio rythmique à la Nat King Cole, très actif en 1946. Maurice Simon travaille également avec Henri Solbach. En 1947, il est considéré dans certains magazines comme un des meilleurs pianistes européens. Il commence à cette époque à “faire le nègre” (enregistrer incognito des passages difficiles à la place du musicien dont le nom figure sur le disque). En 1948, il entre dans les Bob-Shots (Jaspar, Pelzer, etc.), premier en date des orchestres bop européens. Il ne s’adaptera pourtant pas au be-bop et restera toujours un pianiste middle jazz.

Il continue en professionnel au moment où le jazz passe de mode ; tournée au Liban avec Larry Peeters, nombreuses prestations pour la danse, en Allemagne, radios etc. et surtout travail en cabaret ou en piano-bar à Liège (comme “pianiste de fantaisie” !). Pendant les années 60, quelques “descentes du Rhin” avec le trompettiste Jean Linsman, et des engagements au Club Méditerranée. Entre ces prestations alimentaires, Maurice Simon garde un contact avec le jazz, notamment grâce aux nombreuses jams de l’époque (Jazz Inn, etc.), avec Pelzer surtout. Dès 1964, il s’installe à demeure au Seigneur d’Amay liégeois où, seul ou avec son complice Georges Leclercq, il se confine dans le piano-bar. Miné par l’alcool, il termine sa carrière et sa vie en 1969, tristement méconnu, et sans avoir mené la carrière internationale à laquelle il aurait pu prétendre.

Jean-Pol SCHROEDER


Le Seigneur d’Amay © Connaître la Wallonie

Témoignage d’un de nos lecteur : “…à propos du pianiste liégeois Maurice Simon, il […] arrivait que Pelzer et Chet Baker y fassent irruption vers minuit et entament une jam de derrière les fagots. J’ai travaillé, étudiant, les fins de semaine au Seigneur, d’où il m’arrivait de reconduire Maurice chez lui à l’aube dans ma vieille 2CV, et de le mettre au lit, handicapé qu’il était par l’absorption de nombreux verres de genièvre. Those were the days


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés), correction et actualisation par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © jazzinbelgium.be  | remerciements à Jean-Pol Schroeder


More Jazz…

Comment se porte le lynx wallon ?

Temps de lecture : 4 minutes >

[NOTRENATURE.BE, 11 juin 2022] Nous en sommes sûrs depuis l’automne 2020 : un lynx rôde dans la vallée de la Semois, une immense zone de nature sauvage en Ardenne belge. Depuis lors, il a régulièrement été filmé par des pièges photographiques du DNF, même si ce grand félin a considérablement moins fait la une que nos meutes de loups. En plus d’être timide devant l’objectif, notre “fantôme des bois” semble aussi frileux envers les médias, mais comme les bébés lynx se font attendre, nous avions moins de choses à raconter sur cet animal mystérieux. À moins de poser la question à Corentin Rousseau, conservation manager au WWF et véritable connaisseur du lynx boréal.

Que savons-nous exactement sur le lynx wallon ?

Corentin Rousseau : “Nous pouvons dire avec certitude qu’il s’agit d’un individu mâle qui trouve la région suffisamment à son goût pour s’y installer durablement. Nous le savons via des analyses ADN. Les lynx sont très difficiles à observer, mais des leurres végétaux que le DNF a disposés sur des arbres situés à des endroits stratégiques ont permis de filmer le lynx en train de se frotter contre un arbre. Ils ont récolté de l’ADN à partir des poils qu’il a perdus et celui-ci contient une véritable mine d’informations sur l’animal.

Ont-ils réussi à déterminer la provenance du lynx ?

Corentin : “Notre lynx wallon présente visiblement les gènes de la sous-espèce Lynx lynx carpathicus, une sous-espèce également présente dans les pays voisins. Durant les cinq années précédentes, l’Allemagne a mis en place un programme de réintroduction du lynx, et 20 lynx bagués de cette sous-espèce ont été relâchés. Nous savons que les animaux réintroduits ne restent pas nécessairement à l’endroit où ils ont été relâchés, mais le lynx belge ne porte pas d’émetteur GPS. Il doit donc s’agir d’un descendant des lynx allemands et nous sommes pratiquement certains qu’il est né dans la forêt palatine, dans le sud-ouest de l’Allemagne.

Ce n’est pas très loin de chez nous. Les lynx préfèrent-ils rester près de leur lieu d’origine ?

Corentin : “Oui. Nous sommes tellement habitués aux histoires de jeunes loups qui peuvent facilement parcourir plus de 1000 kilomètres pour chercher leur propre territoire que nous oublions que d’autres prédateurs ont des habitudes différentes. Les lynx ne parcourent pas de longues distances au cours de leur vie. Les femelles cherchent un territoire situé entre 20 et 60 km de leur lieu de naissance, tandis que les mâles peuvent se déplacer de 100 à 200 km. Il n’est donc pas surprenant que le premier individu repéré dans notre pays soit un mâle. La forêt palatine est la région la plus proche où des lynx ont élu domicile à l’étranger, mais elle se trouve tout de même à 150 km de l’Ardenne.

Y a-t-il des chances qu’une femelle arrive également dans la vallée de la Semois ?

Corentin : “Très peu. Il y a plus de chances qu’un second mâle arrive dans notre pays. Les lynx sont plutôt solitaires, ils ne forment pas de meutes comme les loups et ne se rapprochent que pour s’accoupler. Il faudrait donc que nous ayons assez de place pour que deux mâles puissent vivre côte à côte, car leurs territoires – qui mesurent facilement 300 kilomètres carrés – ne doivent pas se chevaucher. Les femelles défendent un territoire plus petit qui peut partiellement correspondre avec celui d’un mâle.

Si le lynx ne trouve pas de femelle avec le temps, va-t-il repartir ?

Corentin : “C’est peu probable, car il peut en soi parfaitement survivre en solitaire. À ma connaissance, il n’y a eu qu’un seul cas documenté de lynx mâle allemand qui est retourné vers son lieu d’origine après des années de solitude, et nous supposons qu’il s’agit d’un cas très rare. Tant que le lynx trouve un habitat de qualité ici – et la vallée de la Semois répond parfaitement à ses exigences avec ses forêts aux milieux ouverts, ses pentes rocheuses abruptes, ses nombreux chevreuils et ses zones calmes pour se retirer – il peut très bien vivre en célibataire heureux.

Prévoyez-vous de réintroduire une femelle en Ardenne belge ?

Corentin : “Nous y avons pensé, mais avant d’agir, nous devons avoir des réponses à quelques questions cruciales concernant les chances de survie d’une population de lynx. Nous devons d’abord savoir si notre pays abrite effectivement assez de place pour une population viable. Cela n’aurait pas de sens de relâcher 5 lynx si notre nature n’a pas de place pour plus d’individus. Une population viable compte au moins 20 à 30 lynx et nous devons être capables de leur fournir un territoire totalement adapté. Ensuite, nous voulons étudier la connectivité de nos zones naturelles. Les loups ne rechignent pas à traverser les routes et ne se laissent pas intimider par les structures humaines. Les lynx se sentent moins à l’aise dans un paysage fragmenté et ont besoin de connexions naturelles qui relient les différentes zones naturelles. Ces structures profitent à de nombreux autres organismes, et l’augmentation de la connectivité est un plus pour la biodiversité à tout point de vue.

Et la société ? Sommes-nous prêts à accueillir plus de lynx ?

Corentin : “C’est aussi une question à laquelle il faut une réponse. Toutes les parties sont-elles prêtes à cohabiter avec cette espèce si particulière ? Cependant, il est généralement plus facile de cohabiter avec le lynx qu’avec le loup. Il ne se laisse pas souvent observer ; la plupart du temps, les gens ne savent même pas qu’ils vivent à proximité de ce grand félin. Il serait faux de dire que les lynx n’attaquent jamais les moutons, mais c’est très rare. De plus, un lynx ne prélève qu’un (ou maximum deux) exemplaire(s), alors que les loups peuvent créer un champ de bataille dans la panique. Tous les efforts mis en place pour tenir les loups à distance des moutons fonctionnent aussi avec les lynx. Je ne pense pas que nous rencontrerons beaucoup de résistance à ce niveau-là.

Quelles actions mettez-vous en place pour le lynx ?

Corentin : “Nous étudions les endroits adaptés pour devenir des habitats potentiels avec une équipe scientifique et nous les répartissons en trois catégories : parfaits, bons et moyens. Nous sommes attentifs aux améliorations potentielles que nous pourrions apporter à chaque endroit. Nous pouvons ainsi rendre ces habitats plus attrayants – par exemple en laissant de la place aux buissons dans les forêts – mais il est peut-être encore plus important de s’attaquer à la connectivité en priorité. Pouvons-nous donner un coup de boost au lynx en reliant la forêt palatine à l’Ardenne ? Les blaireaux, chevreuils, cerfs élaphes, chauves-souris et bien d’autres espèces bénéficieraient également de cette mesure. Le fait qu’un lynx mâle soit arrivé jusqu’ici et ait décidé de s’installer est déjà merveilleux, mais l’histoire du lynx belge est loin d’être terminée !


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage | sources : notrenature.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © wwf.be.


Plus de vie…

Silbo, la langue sifflée de La Gomera

Temps de lecture : 6 minutes >

Dans l’île de La Gomera, aux Canaries, la langue sifflée, le “silbo”, a bien failli disparaître avec la modernisation de la société. Un petit groupe de “siffleurs” a permis de maintenir, voire de développer ce qui fait le sel de cette île volcanique et montagneuse.

Le ferry approche du port de San Sebastian, capitale de l’île de La Gomera, dans l’archipel des Canaries. La manœuvre est délicate, même si, ce jour-là, l’océan Atlantique s’est assagi. Sur l’île, les quelque 22 000 habitants sont passés en quelques années de la vie dans les montagnes à un quotidien de citadins sur la côte et ses plages de sable noir, risquant au passage de voir disparaître le silbo gomero, ou l’”art de parler en sifflant”, héritage de La Gomera.

Eugenio Darias se souvient : “Je suis né à San Sebastian de la Gomera. Je devais avoir 7 ou 8 ans (il en a aujourd’hui 70, NDLR) quand j’ai appris à siffler comme tous les enfants, en famille. Quand on se retrouvait sur la place principale avec mes copains d’école, on l’utilisait pour se “parler” entre nous.” Ce qui n’était qu’un jeu en sortant de l’école devenait une nécessité lorsqu’il rejoignait la ferme de son grand-père, là-haut dans les montagnes, là où il a appris cette façon de s’exprimer avec ceux au loin, dans une autre vallée. “Comme lorsque mon frère ou mon grand-père était occupé avec les bêtes à plus de 1 000 mètres de l’endroit où je me tenais “, se souvient-il.

Une affaire de dextérité

Lors de ses visites, Eugenio redécouvrait le quotidien des paysans de cette île volcanique où, dès que l’on quitte la côte, les montagnes escarpées descendent abruptement dans des ravins très profonds. Alors quoi de mieux que siffler pour communiquer ? D’autant que cela peut éviter deux à trois heures de marche. Certains prétendent que les sons portent jusqu’à 4 000 mètres ; à mon avis, c’est plutôt 2 500 à 3 000 mètres. Dans les ravins, le son court et se renforce. L’écho le propulse et ensuite il se perd. L’essentiel, c’est que le message arrive clair. À l’inverse, dans les plaines, le son ne va pas loin”, dit-il encore.

Mais n’est pas silvador” qui veut. Un peu de dextérité s’impose. C’est tout un art de positionner une ou deux phalanges dans la bouche et de placer sa langue de telle façon que le son se produise. Facile ? En apparence seulement.  “La seule règle est de trouver quel doigt permet de mieux siffler, et parfois aucun ne fonctionne”, reconnaît Francisco Correa, professeur et coordinateur du projet d’enseignement du silbo à La Gomera, et surtout capable de  “siffler” tout un poème.

Et encore faut-il que le son soit identifiable par le destinataire. On parle alors de silbo articulé”, qui se substitue à une langue pour permettre la communication à distance. Car il existe bien d’autres langues sifflées dans le monde, mais toutes ne permettent pas d’exprimer des phrases. Avec le silbo gomero, les sons sifflés varient en ton et en tenue. Mais comme il y a moins de sons que de lettres dans l’alphabet espagnol, un son peut avoir plusieurs significations et provoquer parfois quelque malentendu ! Le même son peut aussi bien vouloir dire “oui” ou “toi” en espagnol, ou “messe” et “table”. Malgré un vocabulaire restreint, des conversations entières peuvent être sifflées, “tout est affaire de contexte”, prévient Francisco Correa.

La Gomera © lagomera.travel
“Le premier téléphone mobile au monde”

Le silbo a toujours été “un moyen de communication en soi, le premier téléphone mobile au monde”, ajoute Eugenio. Une langue “parlée” déjà par les peuplades locales, originaires d’Afrique du Nord, et dont on trouve le récit dès le XVe siècle. Une langue qui différencie les habitants de La Gomera de ceux des autres îles de l’archipel. Eugenio se souvient lorsque, étudiant à l’université de La Laguna, à Tenerife – à une heure de bateau de la Gomera –, sur le campus, il lui arrivait de “siffler” avec un de ses amis de la même île, pour que les autres ne comprennent pas ce qu’ils avaient à se dire.

Enseignant, de retour à la Gomera, il entend parler d’un collègue prêt à donner des cours de silbo aux enfants en dehors des heures de classe. “L’idée m’a plu, et je lui ai dit que je pouvais l’aider.” Et tout s’enchaîne. En 1996, un parlementaire de la Gomera, qui s’inquiétait de la possible disparition du silbo, propose que son enseignement devienne obligatoire à l’école. C’est chose faite en 1999. Et, en 2009, le silbo est inscrit par l’Unesco sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité.

En dehors des conversations simples de la vie quotidienne entre membres de la même famille, le silbo avait d’autres avantages dont se souviennent les plus anciens. Il permettait d’avertir les contrebandiers de l’arrivée des patrouilles de police. Mais aussi, dans les années 1970, lorsqu’il fut interdit de couper du bois, il permettait de prévenir de l’arrivée du garde forestier ceux qui en avaient besoin pour construire leur maison ou faire du feu, sachant que, selon Eugenio, ledit garde forestier ignorait tout du silbo.

Le “silbo”, à l’honneur des Victoires de la musique en 2015

Assis au milieu de la végétation luxuriante du jardin du Parador, perché sur la colline d’où la vue plonge sur l’océan, Eugenio Darias montre une vidéo sur son téléphone portable. L’enregistrement date de 2015 : c’était la soirée des 30 ans des Victoires de la musique. Comme tous les habitants de La Gomera, ce jour-là, il était devant sa télévision. Il n’a pas oublié l’émotion et la fierté ressentie par toute l’île, lorsque l’artiste français Feloche a “chanté” le silbo avec ces mots : Il existe un endroit où des gens parlent comme des oiseaux.” Le père adoptif de l’artiste français était d’Agulo, l’une des petites localités de l’île, et son fils a voulu lui rendre hommage, donnant une visibilité internationale à ce trésor de La Gomera.

Dans ce jardin enchanteur, Eugenio, gardien de l’héritage “sifflé” de l’île, lance une invitation sifflée : “Agnès, viens ici que l’on prenne un petit verre de vin rouge.” Invitation reçue cinq sur cinq ! Si Eugenio regrette de ne pas avoir enseigné le silbo à son fils, “les cordonniers sont toujours les plus mal chaussés”, il se réjouit d’avoir participé à “planter la graine et à la cultiver pour qu’elle ne meure pas.” Et depuis, d’autres ont pris la relève.

“C’est comme le vélo”

Pour Estefania Mendoza, 34 ans, le silbo fait partie du patrimoine de son île, qu’elle se doit de transmettre aux nouvelles générations. Ses deux enfants de 5 et 6 ans ont, dès l’âge de 3 ans, appris des paroles simples, et le plus jeune arrive déjà à siffler en mettant ses phalanges dans la bouche. “C’est comme le vélo, il y en a qui arrivent à pédaler du premier coup et d’autres non.” Ensemble à la maison, ils se parlent en sifflant des phrases de la vie courante comme “apporte-moi l’eau”, “mets la table”, etc. Mais c’est le week-end que l’apprentissage prend toute sa dimension, lorsque la famille part en montagne et siffle d’une vallée à l’autre.

Estefania avait dix ans quand elle a appris le silbo. À l’époque, c’était une activité extra-scolaire. Aujourd’hui, en plus de son travail, elle l’enseigne aux adultes à la mairie de San Sebastian. Ses parents, dit-elle, sont très fiers, car vivant en ville ils ne le parlent pas et ne l’ont pas transmis à leurs enfants. À leur époque, le silbo était affaire d’hommes, de bergers et de vieux ! Comme quoi tout change.

Le ton. Des sons créés par de “petits tourbillons”

Pas de mot, mais des sons. Le langage sifflé a cette particularité qu’il exprime les mots en soufflant l’air au travers des lèvres plus ou moins fermées, ce qui crée de petits tourbillons. Il ne dispose pas des harmoniques de la voix et n’utilise qu’une bande de fréquence limitée (et relativement basse), mais c’est suffisant pour transposer, pour l’essentiel, les mots de la langue. En silbo gomero, les différentes voyelles sont exprimées par des sons de hauteurs différentes, et les consonnes par des interruptions plus ou moins longues du sifflement. Dans les langues tonales, l’inflexion ascendante ou descendante du ton est traduite par une intonation montante ou descendante des voyelles. La langue sifflée mobilise de plus en plus de personnes de par le monde. Un congrès international de silbo a eu lieu en visioconférence entre “siffleurs” de Turquie, de France, du Mexique, du Maroc et de La Gomera.

De nombreuses langues sifflées

Plus d’une cinquantaine de langues sifflées ont été identifiées au fil du temps. Parmi les plus connues : le silbo, parlé par des bergers sur l’île de la Gomera, dans les Canaries ; le kus dili (la langue des oiseaux), employée par les habitants du village de Kusköy, en Turquie ; le wayãpi et le gaviaõ, utilisées en Amazonie ; le chepang,au Népal ; le béarnais sifflé, parlé dans le village d’Aas, dans la vallée d’Ossau (la dernière locutrice est décédée, mais un professeur a pris la relève).

Le silbo gomero est l’unique langue sifflée au monde à avoir été classée au patrimoine de l’Unesco sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité.

d’après LA-CROIX.COM


[INFOS QUALITÉ] statut : validé | mode d’édition : partage, décommercialisation et correction par wallonica | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : image en tête de l’article : “siffleur” de La Gomera © ich.unesco.org ; lagomera.travel


Plus de monde…

SIMTAINE, Félix (né en 1938)

Temps de lecture : 9 minutes >

Félix SIMTAINE, leader depuis plus de dix ans d’un big band connu sur la scène européenne et sideman des meilleurs musiciens belges, notre “capitaine Haddock” est incontestablement un des quelques noms qui comptent dans le monde du jazz belge.

Félix Simtaine est né à Verviers en 1938. Son père gérant une des principales salles de spectacle de la ville, il est dès son plus jeune âge en contact avec les milieux artistiques et notamment avec les musiciens. Verviers étant la ville “revivaliste” par excellence, rien d’étonnant que les débuts de Simtaine se situent dans le créneau dixie. C’est en effet en entendant un orchestre dixieland amateur, la Hot Session, qu’il est pour la première fois sensibilisé au jazz. Après avoir travaillé la batterie en solitaire, Simtaine se met à fréquenter les jams organisées à Verviers par le Hot Club de Belgique tous les dimanches matin : il y lie connaissance avec les principaux musiciens amateurs locaux : Pirard, Clément, Stoffels, etc. ainsi qu’avec le pianiste spadois Freddie D’lnvemo.

De temps à autre, débarquent de Liège quelques musiciens qui font tout à coup monter le niveau général de la séance. Simtaine a ainsi l’occasion de jammer avec Jacques Pelzer, ainsi qu’avec un jeune saxophoniste qu’il va bientôt côtoyer régulièrement. Robert Jeanne l’engage en effet dans son quartette en remplacement du batteur Pierrot Jowat. Davantage qu’un premier trio formé avec le pianiste Léon Renson, davantage que son travail au sein des Hot Students (formation dixieland), l’entrée dans ce quintette – et par la même occasion dans tout le milieu jazz liégeois – marque les vrais débuts de Félix Simtaine. Les bons batteurs ne sont pas légion à Liège à l’époque, surtout s’il s’agit de jouer du jazz moderne. André Putsage a décroché, José Bourguignon est parti s’installer au Canada avec René Thomas et Simtaine est rapidement adopté par les musiciens de tendance moderne. Il travaille régulièrement dans le trio de Léo Flechet, avec lequel il fera une partie des festivals de Comblain, avec le sextette des frères Lerusse etc.

C’est incontestablement au sein du New Jazz Quintet de Robert Jeanne qu’il va surtout s’affirmer comme le principal drummer de la nouvelle génération (sur le plan régional en tout cas). Fait non négligeable, la formation de Robert Jeanne passe bientôt de quartette à quintette en s’adjoignant le trompettiste Milou Struvay. Sous son impulsion, le répertoire du N.J.Q. se virilise et, avec le noyau constitué à Bruxelles par les jeunes Gebler, Demaret, Deronde, etc., devient une des premières et une des seules formations à tendance hard-bop du pays. Cependant, malgré Comblain – qui démarre en 1959 – la situation du jazz en région liégeoise ou verviétoise est devenue critique et il est pratiquement impensable de ne vivre que de la musique. Les compagnons de Simtaine sont soit étudiants soit semi-professionnels et ils tirent leurs revenus d’un autre métier. Simtaine naviguera pendant presque une décade entre ce statut intermédiaire et le “métier” proprement dit.

Pendant les années 60, il travaille pour l’essentiel avec le noyau Jeanne-Flechet, et à l’occasion avec leurs aînés Pelzer, Thomas, Quersin, etc. L’orchestre, affilié à la Fédération Internationale des Orchestres Amateurs, décroche de temps à autre un contrat pour l’étranger. Mais la situation n’est cependant pas idéale. A Comblain il a l’occasion de se produire avec plus d’un géant, mais le reste de l’année, la vie jazzique liégeoise se résume à des jam-sessions qui ne permettent pas à un musicien de vivre décemment de sa musique. En 1969, résolu à franchir le pas, il s’installe à Bruxelles où il trouve bientôt quelques partenaires privilégiés : le pianiste Jack Van Poli par exemple (avec qui il donne de nombreux concerts en Belgique et à l’étranger – en Pologne, en Tchécoslovaquie). Il fait partie du groupe Casino Railway (avec Philip Catherine, Marc Moulin et Freddy Deronde) au sein duquel il se produit notamment au First International Jazz Event de Liège en 1969 et, la même année, au Festival de Montreux.

Sa réputation s’étend désormais au plan national. Elle atteindra des dimensions internationales pour la première fois lorsque, de 1969 à 1973, l’organiste Rhoda Scott, alors au sommet de sa popularité, fait de lui son batteur attitré. Avec “l’organiste aux pieds nus” – comme l’appellent alors les médias – il participera à de nombreuses tournées en Europe, mais aussi en Afrique ; il aura l’occasion de se produire dans le cadre du Midem de Cannes et il enregistrera son premier album de jazz Come Back Home en 1970. A la même époque, Simtaine a eu l’occasion de remplacer le batteur Stu Martin au sein du groupe pop Jess and James et a participé en leur compagnie à quelques enregistrements. Une fois terminées les tournées avec Rhoda Scott, Félix Simtaine se trouve à nouveau confronté au choix : ne faire que de la musique, quoi qu’ il en coûte, ou se trouver une source de revenus à l’extérieur.

Félix Simtaine © igloorecords.be

Après quelques temps d’hésitation et de sur-place, il décide une fois pour toutes en 1975 de se consacrer à la musique, et rien qu’à la musique (et aux trains électriques, sa seconde passion !) C’est l’époque où les premiers signes de la relance sont perceptibles : des groupes de jazz-rock apparaissent qui scellent en quelque sorte la fin de l’ère de la jam. Commence une période à l’issue de laquelle il sera désormais reconnu comme un des trois principaux batteurs belges (avec Bruno Castellucci et Freddy Rottier). Il participe aux aventures du groupe Cosa Nostra (Jack Van Poil, le trompettiste américain Charlie Green, etc.) avec lequel il se produira jusqu’en Tchécoslovaquie, et est également de la partie (en alternance avec Castellucci) lorsque Michel Herr fait de Solis Lacus un des meilleurs orchestres du pays.

Dans un contexte semblable, on le retrouve encore aux côtés du jeune Charles Loos dans le groupe Abraxis. Au sein de ces formations de tendance “jazz-rock” plus ou moins affirmées, nul doute que Simtaine améliore sensiblement technique et précision d’autant plus qu’il n’est qu’un fort modeste lecteur. Au cours de sa carrière, il a eu l’occasion de côtoyer les plus grands solistes de passage : Joe Henderson (notamment à Bilzen en 1973), Chet Baker, J. R. Montrose, Dave Pike, Lou Bennett, Jimmy GourJey, Dusko Gojkovich, Slide Hampton, Pepper Adams, Tete Montoliu… Tous eurent à l’occasion recours à ses percutants services. A partir de 1977, alors que le jazz commence vraiment à retrouver droit de cité, Félix Simtaine devient incontournable. Castellucci faisant parallèlement beaucoup de travail en studio, Félix Simtaine apparaît à tous les tournants de cette relève même si fondamentalement il n’a jamais tout à fait assimilé l’apport du jazz rock.

Avec Michel Herr, Jean-Louis Rassinfosse ou Freddie Deronde et Félix Simtaine à la batterie, la Belgique jazz a désormais une rythmique solide et inventive qui égale assurément l’espèce d’institution qu’est devenu pendant tout ce temps le Trio Vanhaverbeke (Bauwens, Vanha, Rottier) et qui, stylistiquement se permet davantage d’audaces. Il suffit d’écouter l’album Ouverture Éclair enregistré par Michel Herr en 1977 pour réaliser le niveau de ce nouveau trio. Simtaine travaille bientôt avec tous ces musiciens de la jeune génération qui le considèrent comme un des leurs : Steve Houben, Paolo Radoni, Charles Loos, etc. Plus étonnants et moins connus sont les contacts occasionnels qu’il entretient à cette époque avec des groupes plus expérimentaux (Aksak Maboul, etc).

Depuis longtemps, il nourrit un projet un peu fou qu’à l’aube des années 80, il va concrétiser, profitant du talent et de l’enthousiasme de tous ces nouveaux venus sur la scène du jazz : c’est en effet en mars 1979 que naît le fameux Act Big Band (qui s’appelle à l’époque Act 12 Big Band) et qui constitue dès le départ une solide alternative au Big Band de la BRT, de facture plus traditionnelle. On trouve au sein de l’Act l’élite du jazz belge d’alors (et, 10 ans plus tard, le personnel presque entièrement renouvelé, représente toujours l’élite du jazz belge !). “Félix est un grand rassembleur d’hommes…” disait Robert Jeanne. Et il est vrai que, toutes proportions gardées, le travail qu ‘il a effectué au sein de son big band, est comparable à celui des grands maîtres rassembleurs de l’histoire du jazz : Mingus, Ellington, Miles…

Il y aurait un livre à écrire sur l’Act Big Band, à la fois creuset et catalyseur, structure et liberté. Avant toute chose Simtaine insiste toujours sur ce point – il faut préciser qu’au cœur même de cet orchestre hors du commun, on trouve, fidèle à ses côtés, Michel Herr, qui depuis le départ assure la direction musicale de l’orchestre et en est un des principaux compositeurs, arrangeurs et solistes. Quant au reste du personnel de l’orchestre, les citer revient à énumérer les vedettes du jazz belge, à quelques exceptions près. Au pupitre des trompettes, on trouve dès l’origine – après un bref passage du vétéran Edmond Hamie – Richard Rousselet, toujours au poste aujourd’hui, et Nicolas Fissette ; lorsque la section s’élargit, Alain Devis et Bert Joris font leur apparition ; ce dernier deviendra bientôt une des grandes voix de l’Act. Par la suite, Fissette et Devis céderont la place à différents musiciens de section, Guido Jardon, Eric Verhaeghe et Serge Plume notamment, les deux derniers étant toujours fidèles au poste à l’aube des années 90.

Act Big Band © igloorecords.be

Occasionnellement, le trompettiste américain John Eardley, Toots Thielemans et d’autres grands noms honoreront l’Act de leur présence. Côté trombones, le duo Paul Bourdiaudhy / André Knaepen sera renforcé au fil du temps par Jean-Pierre Pottiez puis Jean-Pol Danhier et Marc Godfroid (avec quelquefois en remplacement Michel Massot et plus récemment Phil Abraham). Plus encore que dans les sections de cuivres, les “vedettes” du saxophone se bousculent au portillon : Jacques Pelzer, Steve Houben, Robert Jeanne, John Ruocco, Henri Solbach sont les premiers appelés. Bientôt Pierre Vaiana remplacera Robert Jeanne et de nouveaux visages apparaîtront : les frères Vandendriessche (Peter et Johan), Fabrizio Cassol, Kurt Van Herck, Erwin Vanslembrouck formant aujourd’hui avec les Vandendriessche Brothers un quatuor que Félix aime à présenter – en référence aux Four Brothers bien sûr – comme ses “Four Van” !

Enfin, la rythmique : inutile de préciser que le pianiste et le batteur sont en 1989 les mêmes qu’en 1979. A la basse, Philippe Aerts a désormais remplacé Jean-Louis Rassinfosse (et il est arrivé que le jeune et talentueux Bart Denolf effectue des remplacements). Par ailleurs, Act s’est adjoint les premières années l’un ou l’autre guitariste. Par exemple Paolo Radoni et Serge Lazarevich, Bill Frisell encore peu connu à l’époque. Pour en terminer avec ce prestigieux livre d’or de l’Act, mentionnons le passage aux débuts de l’orchestre, de Guy Cabay et plus récemment du violoniste Jean-Pierre Catoul. Et la collaboration entre le big band et la chanteuse Christine Schaller et surtout le chanteur américain Joe Lee Wilson.

Les aficionados se souviendront également des fulgurantes joutes que se disputèrent au sein de l’Act John Ruocco et Joe Lovano, de passage en Belgique. Pour rappel, Act a gravé à ce jour deux LP et un CD, qui tous trois ont été accueillis chaleureusement par la critique qui s’est évidemment adonnée au petit jeu des références obligées : Thad Jones/Mel Lewis, etc. Le répertoire se compose pour l’essentiel de compositions originales (de Michel Herr, d’Amould Massart, de Jean Warland, Franey Boland, etc.) pimentées çà et là de reprises judicieusement choisies. Ce répertoire, Act l’a proposé lors de concerts tant en Belgique qu’à l’étranger (France, Quebec…).

Mais, si Act Big Band ne se réduit pas au seul Félix Simtaine, celui-ci existe, et comment, en de hors de son orchestre et demeure omniprésent sur la scène belge. Pendant les années 1979-1984, il est pratiquement sans rival ; depuis, une relève imposante est apparue (Pallemaerts, De Haas, etc.) ; il serait néanmoins fastidieux de passer en revue tous les orchestres dans lesquels Simtaine s’est produit et avec lesquels il a enregistré. Épinglons le fameux Saxo 1000 (1980-1981 ), le quintette Loos-Badolato, le trio de Charles Loos (avec Ricardo del Fra à la basse), le quintette de Richard Rousselet, le groupe Diva Smiles (Kris Defoort), le trio de Serge Lazarevich et surtout le Trinacle de Pierre Vaiana qui marque le début de la collaboration entre Simtaine et le phénoménal Hein Van de Geyn. Ce trio “piano-less” a donné pendant quelques années des concerts qui étaient autant d ‘exemples de liberté et de rigueur, de tradition et d’innovation.

Plus récemment, Simtaine a contribué, avec Charles Loos, à attirer en Belgique la jeune flûtiste américaine Ali Ryerson. Et à propos d’Américains, il reste évidemment un partenaire privilégié pour les visiteurs d’outre-Atlantique. Ceux qui ont eu la chance d’assister aux concerts donnés à Bruxelles par Félix Simtaine et Joe Lovano en savent quelque chose. Que dire encore de ce phénomène au curriculum pour le moins imposant et dont il n’a été possible dans ces lignes que de donner un bref aperçu ? Qu’il est doté d’un sens de l’humour manifeste qui transparaît régulièrement dans sa musique ? Qu’il est toujours aussi amoureux des trains électriques ? Que la légendaire puissance de son jeu n’empêche nullement la finesse et la subtilité. Aujourd’hui chef de file objectif d’une lignée de jeunes batteurs dont certains l’ont désormais rejoint aux approches des sommets, Félix Simtaine reste un des grands ambassadeurs du jazz belge à l’étranger et un de ceux par qui, chaque jour, se crée le jazz en Belgique.

Jean-Pol SCHROEDER


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés), correction et actualisation par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : entête de l’article © jazzinbrussels.com | remerciements à Jean-Pol Schroeder


More Jazz…

DE LORENZI : Hiéroglyphe de Lumière I, II et III (s.d., Artothèque, Lg)

Temps de lecture : 2 minutes >

DE LORENZI Amalia, Hiéroglyphe de Lumière I, II et III    (linogravue, n.c., s.d.)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
à l’Artothèque Chiroux de la Province de Liège ?

Amalia de Lorenzi © wbi.be

AMALIA DE LORENZI est née à Liège en 1966. Elle étudie la Décoration / Arts Textiles à Bruxelles, puis à Tournai et est également diplômée des cours du soir de gravure de l’Académie des Beaux-Arts de Liège. Elle est membre du groupe de graveurs “Impression(s)“. Amalia de Lorenzi a reçu plusieurs prix pour son travail sur textile (Prix Horlait-Dapsens, plusieurs prix au concours du Domaine de la Lice) et participe régulièrement à des expositions de gravure à Liège et en Belgique (d’après AMALIADELORENZI.WIXSITE.COM)

Cette série de trois gravures est réalisée en gravure sur linoléum (en creux et en relief) et joue sur le relief au moyen de découpes et d’assemblages. Il s’agit d’une composition abstraite en trois parties, qui n’utilise que deux tons : le blanc et l’oranger. De cadre en cadre on peut voir se former un profil courbe discontinu. Chacune des trois compositions présente un carré découpé et collé, sur lequel se devine en légère impression d’autres motifs. Ce travail tout en délicatesse peut s’apprécier en terme de textures, de matières, de couleurs et de motifs.

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Amalia de Lorenzi ; wbi.be | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

Il est hors de question de participer à de la propagande woke…

Temps de lecture : 6 minutes >

Il n’est pas facile d’éditer tous les jours la revue de presse d’un blog encyclopédique comme wallonica.org. Une question revient systématiquement, lancinante ou aiguë : face à une prise de position (même honorable), comment faire du fond de l’article un objet de réflexion pour nos visiteurs et éviter d’être un relais aveugle des croyances ou des engagements individuels du ou des auteurs ?

Le texte que nous relayons ici présente à ce titre un double intérêt :

    1. CRITIQUE AD FEMINEM ? D’une part, les auteurs s’élèvent contre le “wokisme“, une nouvelle forme de puritanisme hélas plus galopante que le coronavirus, et nous ne pouvons que relayer une initiative s’opposant à l’obscurantisme ou à l’endormissement du sens critique. “No pasaràn !“, qu’ils disaient. Reste que le collectif qui signe l’article se lance dans une critique presque ad hominem (ad feminem ?) à charge de la ministre concernée, confondant un fonctionnaire dans l’exercice de ses fonctions et le parti auquel elle appartient (tiens, tiens : en Belgique, seraient-ce les partis qui sont au pouvoir et non les élus eux-mêmes ?). La critique du wokisme aurait suffit à nous motiver, la harangue partisane n’était pas nécessaire ;
    2. OBJET DU DÉBAT ? D’autre part, le collectif à l’origine de l’article vise l’activité d’une fonctionnaire de l’Etat, soit : nous sommes en démocratie, on peut débattre des décisions prises. La démarche est a priori honorable en ceci qu’elle dénonce un wokisme rampant qui teinte des initiatives de la ministre. S’opposer à la police des esprits est nécessaire mais… également suffisant. Or, les auteurs descendent à l’intérieur de l’argumentaire de la ministre, alignant chiffres et statistiques face aux chiffres et statistiques. Qu’est-ce qui est préférable ? Qu’un camp gagne contre l’autre par l’étalage de faits (pseudo-)probants ou que les deux parties s’accordent sur l’inaliénable liberté du créateur de nos objets culturels ?

C’est pourquoi nous avons mis [en ellipse] dans l’article les mentions du nom de la ministre Bénédicte Linard et de son parti (ECOLO) pour vous permettre une lecture centrée sur le sujet : les auteurs (poussés à l’anonymat ?) dénoncent avant tout une censure rampante, masquée en “souci d’une plus grande représentation de la diversité dans nos productions culturelles. Qu’importe la personne ou les convictions de la ministre chargée du dossier. J’ai dit démagogie ? Comme c’est bizarre…

Patrick Thonart


© poppe

 

[En-tête original] Il est hors de question de participer à la propagande woke émanant d’Ecolo…

Un formulaire émanant de la ministre Linard oblige les auteurs, réalisateurs et producteurs à s’interroger sur la représentation des minorités issues de “la diversité” dans leur projet de film. Il est hors de question de participer à cette propagande politique

[LALIBRE.BE, 18 juin 2022] L’année 2021 sonne avec fracas l’entrée dans une nouvelle ère de l’audiovisuel et des médias. Le Plan Diversité s’impose dans la vie artistique de la Fédération Wallonie Bruxelles. Il s’agit d’une démarche du cabinet de la ministre [en charge], adoptée pour “sensibiliser à la représentation dans le cinéma et l’audiovisuel.” Les institutions comme le Centre du cinéma et de l’audiovisuel (CCA) ont dû mettre en place des directives claires pour “encourager une production audiovisuelle et cinématographique plus représentative de la société belge dans son ensemble et diversifiée.

À quoi répond-il, ce Plan Diversité ? Le CCA monitore depuis 2018 la diversité dans les productions belges via un partenariat récurrent avec l’UCLouvain. “Il s’agit de vérifier quels sont les personnages qui apparaissent à l’écran et si ces personnages sont diversifiés“, lit-on dans le rapport La diversité dans les films belges en 2019. Le but avoué du CCA est “d’aboutir à un panorama pluriannuel des représentations de la diversité dans nos films et séries et de leur évolution“. On ne peut que se réjouir d’une telle démarche.

Y règne cependant une grande confusion. D’abord, le terme “diversité” n’y est jamais défini. Le but avoué de cette collecte d’informations est teinté de la même confusion : “L’objectif de cette étude est de dresser un état des lieux pour amorcer une réflexion“, annoncent les premiers paragraphes. Réfléchir, c’est bien. Réfléchir sur un problème, c’est mieux.

L’étude de 2019 conclut que les femmes sont au centre des fictions (63 %) et majoritaires dans les documentaires (77 %). Dans les fictions, les classes populaires (38 %), moyennes (29 %) et aisées (33 %) sont réparties de façon égalitaire. On compte ensuite des personnages perçus comme arabes (17 %) et musulmans (13 %), des malades chroniques (17 %) et des personnes souffrant de troubles mentaux (21 %). Comment faut-il interpréter ces chiffres ?

Le 10 mai 2022, lors de la visioconférence La diversité dans les films belges en 2021, la directrice du Centre du cinéma et de l’audiovisuel, Jeanne Brunfaut, présente l’enjeu de ces études en ces termes : “On voudrait que ce qu’on montre à l’écran soit le plus possible proche de ce qu’est la réalité de la société dans laquelle on vit.

Cependant, la comparaison avec le réel pose problème.

On constate qu’en Belgique, les femmes sont majoritaires (51 %) ; que les classes sociales sont réparties de façon égalitaire (sauf les classes aisées, 5 %) ; que 8 % de personnes issues d’Afrique du Nord et 6 % issues d’Afrique subsaharienne vivent sur le territoire ; de même que 3 % d’homosexuels et 3 % de bisexuels ; que le pays compte 62,8 % de chrétiens, 9,1 % d’athées et 6,8 % de musulmans ; que 11 % de la population manifestent un trouble anxieux, 9 % souffrent d’une dépression et 7 % sont affectés par un trouble du comportement alimentaire. Autrement dit, les œuvres audiovisuelles de la Fédération Wallonie-Bruxelles sur-représentent certaines minorités par rapport au réel. Un en-tête éloquent conclut d’ailleurs ce rapport de l’année 2019 : “Une représentation déséquilibrée des personn(ag)es non blancs.” Faut-il y voir, en toute logique, l’aveu d’une surreprésentation des minorités issues de “la diversité” dans les films belges ? Pas du tout. Ce rapport conclut même l’inverse. Mais pourquoi ?

Au nom de l’inclusivisme woke

Le courant sociologique qui sert de base à ces études statistiques ne cherche pas l’adéquation entre le réel et le fictif. Son but est de permettre à des minorités sociales d’accéder à l’écran dans les œuvres fictionnelles de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

Ce courant sociologique n’est pas nouveau. Nous observons depuis un moment des dérives ethno-différentialistes dans le champ des sciences humaines et sociales. Ces dérives s’enracinent dans le présupposé que l’individu est “premier en droit“, que son ressenti est une donnée réelle et légitime et qu’il n’est plus possible de faire autre chose que répondre immédiatement à ses revendications. Les individus y sont appréhendés en catégories ethniques et sexuelles (les “Blancs“, les “Noirs“, les transgenres, les non-binaires, etc.). Au nom de l’égalité et de l’inclusion, ce courant sociologique (mais surtout politique et militant) sépare chaque minorité qui se replie sur elle-même au détriment d’un projet commun. Ces identités isolées et sans références communes appartiennent à un tout indistinct nommé “diversité“. Dans ce contexte, l’inclusivisme culturel ou “la diversité” est l’autre nom d’un séparatisme racial et de genres.

De la liberté du créateur

Cette nouvelle ère de l’audiovisuel et des médias qu’annonce le Plan Diversité, c’est celle du fondamentalisme démocratique qu’est l’inclusivisme woke. Le cabinet de la ministre […] semble avoir pour cheval de bataille la représentation à l’écran de toutes les minorités reconnues par les courants sociologiques ethno-différentialistes. Dans ce programme politique, le CCA sert visiblement d’incubateur. Depuis plusieurs mois, un formulaire oblige les auteurs, réalisateurs et producteurs à s’interroger sur la représentation des minorités issues de “la diversité” dans leur projet de film. “En aucun cas les réponses apportées n’influenceront la sélection et l’aide au financement de votre projet, explique ce document. La fiche 7 doit être envisagée comme une note explicitant la réflexion autour de la notion de diversité au sein du projet […]” Autrement dit, il ne s’agit nullement d’influencer l’écriture des projets mais de pousser à la réflexion. Nous voulons bien les croire.

Cependant, le parti politique de la ministre […], multiplie les initiatives. En témoigne cette journée d’étude du 18 juin intitulée : “La diversité dans la culture : les quotas comme solution ?” Malgré les propos rassurants du CCA, nous ne pouvons que constater l’écart entre les promesses de cette institution et les initiatives du parti de la ministre. Après un formulaire obligatoire, cette réflexion sur les quotas est le premier pas vers l’incursion du politique dans notre travail.

Cette dérive nous force à prendre position. En tant que citoyen, voulons-nous que le cinéma de notre pays représente le monde tel qu’il est, dans sa complexité et sa nuance, ou voulons-nous qu’il convoque le monde idéal d’un parti politique particulier ?

Une chose est sûre : nous assistons à une nouvelle ère de l’audiovisuel et des médias. Car, s’il faut le résumer, le choix qu’on nous propose est simple, c’est celui de la liberté du créateur ou celui de sa participation à une propagande politique.

d’après des auteurs connus de la rédaction de LALIBRE.BE
qui s’expriment ici de manière anonyme


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition, correction, décommercialisation | sources : lalibre.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © DR ; © lalibre.be | Plus dans wallonica.org sur le mouvement woke, le nouveau puritanisme et l’inclusivisme : Les dérives de l’idéologie woke ; Pourquoi n’existe-t-il pas de genre neutre en français ; ATWOOD : La servante écarlate


A la tribune :

ABSIL, Jean (1893-1974)

Temps de lecture : 7 minutes >

Jean Nicolas Joseph ABSIL est né à Bon-Secours (Péruwelz), rue Crespelle (rue Émile Baijot) le 23 octobre 1893, et décédé à Uccle le 2 février 1974, puis inhumé le 20 avril au cimetière de Bon-Secours, où sa seconde épouse le rejoindra en juillet 1992.
Jean Absil étudie au Conservatoire de Bruxelles à partir de 1913. Il y suit studieusement tous les cours concernant les formes techniques de l’écriture musicale. Tenté d’abord par une carrière d’organiste, il s’oriente vers la composition avec Paul Gilson après la Première Guerre mondiale. Profondément marqué par les créations bruxelloises du Sacre du Printemps et du Pierrot lunaire, il s’intéresse aux différents courants de la musique contemporaine.
Prix de Rome en 1922, Absil se forge un langage très personnel, d’une modernité tempérée par une formation classique. Son besoin créateur est tel que son œuvre totalisera plus de 160 numéros d’opus comprenant des concertos, des symphonies, des ballets, des opéras, de la musique de chambre et de la musique instrumentale.
Il séjourne quelque temps à Paris, où il gagne le Prix Rubens en 1934, et fonde la Revue internationale de musique (1938). Chef du groupe La Sirène, il fait connaître la musique contemporaine. Son concerto imposé pour piano lors du premier Concours Ysaÿe de 1938 (ancêtre du Concours Reine Elisabeth) lui confère une renommée internationale.
Directeur, pendant 40 ans, de l’Académie de musique d’Etterbeek à laquelle il donna son nom en 1963, ce pédagogue incontesté a formé des générations de compositeurs ; il fut en effet également nommé professeur de fugue au Conservatoire Royal de Bruxelles et à la Chapelle Musicale Reine Elisabeth. Il fut élu à l’Académie Royale de Belgique en 1955, et reçut le Prix Quinquennal du Gouvernement belge en 1964.
d’après BONSECOURS.BE

Compositeur, pédagogue et critique, Jean Absil était membre de l’Académie royale de Belgique. Son premier contact avec la musique se fait par l’apprentissage du bugle. Plus tard, il se hisse sur le banc de l’orgue à la basilique de Bonsecours, dont son père, François, est sacristain, et où il devient l’élève d’Alphonse Oeyen, lui-même élève d’Edgar Tinel. Il entre ensuite à l’Ecole Saint-Grégoire à Tournai. En 1913, on le retrouve au Conservatoire de Bruxelles où, malgré la recommandation de Louis De Looze, directeur de la Société de Musique de Tournai, mais vu qu’il a presque vingt ans, il est d’abord refusé par le directeur Léon Du Bois. C’est grâce à l’intervention de Mgr Ladeuze, recteur de l’Université catholique de Louvain, qu’il est accepté dans la classe d’orgue d’Alphonse Desmet et suit les leçons d’harmonie pratique d’Edouard Samuel.

Malgré la difficile période de la guerre, pendant laquelle il se voit forcé de subvenir à ses besoins, Jean Absil obtient en 1916 des premiers prix d’orgue et d’harmonie écrite (dans la classe de Martin Lunssen), suivis un an plus tard des prix de contrepoint et fugue avec Léon Du Bois. Ce brillant prix de fugue remporté d’emblée après quelques mois d’études ne le satisfait pas, mais Du Bois refuse de laisser le jeune homme se perfectionner dans ce domaine. Se tournant délibérément vers la composition, Jean Absil rencontre Paul Gilson en 1920 et suit avec ce dernier des cours de composition et d’orchestration. Sa première symphonie, d’allure encore quelque peu scolaire, est couronnée par le Prix Agniez tandis que sa cantate La guerre lui vaut un second Prix de Rome (1921), ce qui lui ouvre les portes du professionnalisme et subsidiairement celles de la direction de l’Académie de Musique d’Etterbeek qui aujourd’hui porte son nom.

En 1930, Jean Absil est appelé à enseigner l’harmonie au Conservatoire royal de Bruxelles, puis en 1939 la fugue. Il a ainsi l’occasion de former l’élite musicale du lendemain : parmi ses étudiants, on remarque entre autres de futurs directeurs de conservatoires, des compositeurs, des concertistes et des pédagogues comme Sylvain Vouillemin, Camille Schmit, Marcel Quinet, Henri Pousseur, Jacques Leduc, Arthur Grumiaux, Carlo Van Neste, Jenny Solheid, Jean-Claude Baertsoen, Max Vandermaesbrugge. Il espérait à juste titre une fin de carrière comme directeur du Conservatoire et sa déception fut grande lorsque, pour des raisons probables d’alternance linguistique, Marcel Poot fut nommé à la tête de l’établissement. Il ne deviendrait donc pas professeur “officiel” de composition, mais nombre de jeunes compositeurs le prirent comme mentor en allant le consulter dans son studio du 22, avenue du 11 Novembre à Etterbeek. On retrouve donc sous sa houlette privée des compositeurs, dont certains avaient déjà pu se forger une opinion de ses capacités d’enseignant au Conservatoire. Citons Marcel Quinet, Jacques Leduc, Paul-Baudouin Michel, Victor Legley, Jan Decadt ou Richard de Guide qui rédigera en 1965 une monographie consacrée au compositeur. Celle-ci le définit en tant que professeur : Absil ne correspond aucunement à la figure romantique d’artiste sentimental, mais laisse transparaître une sensibilité raffinée, une intransigeance absolue vis-à-vis des prérequis théoriques de l’écriture et une “redoutable intégrité”.

Parallèlement à l’enseignement, Jean Absil suit de près l’évolution de la musique contemporaine : il côtoie Paul Collaer et le Quatuor Pro Arte. Après l’obtention du Prix Rubens en 1934, il fait un séjour à Paris où il rencontre ses homologues français, notamment Florent Schmitt, et surtout le compositeur Pierre Octave Ferroud qui le pousse à fonder, à l’image du groupe parisien Le Titron, une société de jeunes compositeurs. Nouvel avatar aquatique, La Sirène, regroupe ainsi outre Absil de jeunes compositeurs comme Pierre Chevreuille, Marcel Poot ou André Souris.

Les préoccupations du compositeur sont également d’ordre critique et esthétique. Il rédige et publie en 1937 une brochure intitulée Les postulats de la musique contemporaine, que Darius Milhaud honore d’une préface. (…)

En 1938 il obtient le prix de composition pour le premier Concours Ysaÿe de piano, où son concerto, soutenu par l’interprétation d’Emil Guilels, remporte un véritable triomphe. Cette même année, il fonde, avec Stanislas Dotremont et Charles Leirens, La revue internationale de musique (RIM). Les contacts internationaux de ses collaborateurs et sa réputation grandissante à l’étranger font de cette initiative une entreprise appuyée par des personnalités internationales tels Daniel-Rops, Le Corbusier, André Maurois ou Marcel Dupré. Jean Absil y ouvre une section de “Documentation critique” dans laquelle on trouve l’analyse des œuvres nouvelles, une revue des livres et une revue des revues. (…)

La plume critique d’Absil ressuscite dès 1955, dans le Bulletin de la Classe des Beaux-Arts de l’Académie royale de Belgique qui l’accueille en tant que correspondant. Il y dénonce les anachronismes du Prix de Rome (1959), écrit les éloges d’académiciens disparus (1962, Raymond Moulaert; 1965, Joseph Ryelandt) et un article particulièrement intéressant sur Paul Hindemith (1964), qui avait été élu membre associé de l’Académie en 1956. La personne d’Hindemith est mise en valeur tant sur le plan théorique qu’esthétique et Jean Absil souligne les qualités du compositeur de Gebrauchsmusik qui met la musique savante dans les mains des amateurs, rôle qu’il endossera avec ses chœurs pour enfants ou ses pièces dédiées à la pratique en académies de musique. Entre-temps, il est devenu membre de l’Académie (1962). Il en devient président tout en dirigeant la Classe des Beaux-Arts (1968), ce qui traditionnellement lui permet d’écrire un discours qu’il consacre à l’humour en musique.

Au plan compositionnel, Jean Absil lit et analyse la musique de ses contemporains et tout en tenant compte des différents courants, mais sans en adopter aucun de manière systématique, se crée petit à petit un style personnel.

Dans son poème symphonique La mort de Tintagiles (op. 3, 1923-1926), d’après Maeterlinck, Absil utilise à la fois la polytonalité et l’atonalité, et fait usage du leitmotiv, technique qu’il abandonne par la suite. Sa Rhapsodie flamande (op. 4, 1928) fait hommage à l’enseignement de Gilson. Son Quatuor à cordes n° 1 (op. 5, 1929) marque un tournant dans son œuvre. Au contact de la musique de Schoenberg (particulièrement de son Pierrot lunaire), de Stravinsky, de Milhaud ou d’Hindemith, pour n’en citer que quelques-uns, l’écriture d’Absil se libère du joug de la scolastique et sa production devient plus originale. Il se met à élaguer le superflu, se libère du foisonnement orchestral – héritage de l’enseignement slavophile de Gilson – pour se soumettre à l’écriture exigeante de la musique de chambre. Ainsi, de 1929 à 1937, il n’écrit que peu d’œuvres orchestrales. Citons cependant son Concerto pour violon et orchestre n° 1 (op. 11, 1933) et sa Symphonie n° 2 (op. 26, 1936). Son écriture favorise l’autonomie des différentes voix, en leur donnant des cellules à déployer, tournant autour de quelques notes “polaires” qui ponctuent ce que l’on peut appeler le mode mélodique, tenant compte plus de l’aspect horizontal qu’harmonique. Ces cellules bourgeonnent spontanément dans une écriture contrapuntique. (…)

Sur le plan rythmique, le goût objectif, positiviste d’Absil ne l’autorise pas à écrire “flou”. Sa musique révèle une grande invention rythmique déjà présente dans son Trio à cordes. Les changements métriques ne manquent pas, mais il faut remarquer que les mesures à sept ou onze temps ne donnent pas une impression d’arythmie car elles s’adaptent parfaitement aux contours du phrasé. Cette métrique particulière est présente dans certaines musiques populaires dont il s’inspire. Pensons aux diverses pièces relevant des traditions roumaines, bulgares, brésiliennes ou chinoises. Notons au passage que le folklore lui fait souvent adopter la forme rhapsodique : Rhapsodie flamande (op. 4, 1928), Rhapsodie roumaine (op. 56, 1943), Rhapsodie brésilienne (op. 81, 1953), Rhapsodie bulgare (op. 104, 1960). La diversité rythmique est obtenue entre autres en juxtaposant des cellules paires et impaires qui impriment d’intéressants contrastes à sa musique.

Sur le plan structurel, Jean Absil reste classique, mais il se tourne fréquemment vers les formes qui ont précédé la sonate, celle-ci convenant moins bien au style contrapuntique et aux motifs mélodiques qu’il affectionne. Il s’oriente volontiers vers l’aria, la gigue, la chaconne, la passacaille, la suite ou encore les variations. L’esprit de la variation imprègne toute la facture de son second quatuor à cordes. On retrouve ce monothématisme dans la pratique de l’ostinato dans sa mélodie L’infidèle sur texte de Maeterlinck (op. 12, 1933). (…)

Signalons encore la Fantaisie concertante pour violon, op. 99, qui, proposée en 1959 au concours de composition du Concours Reine Elisabeth, remporte le prix à l’unanimité.

© Editions Berbèn

Pour terminer, dans un domaine allant des œuvres pédagogiques au répertoire de concert, Jean Absil se tourne vers les nouveaux instruments enseignés dans les établissements belges. C’est le cas de la guitare. On trouve son intérêt pour la guitare dans le choix des textes de ses premières mélodies : Guitare (Paul Brohée) et Autre Guitare (Victor Hugo). Pour aborder la technique complexe de cet instrument, il se fait conseiller par Nicolas Alfonso qui enseigne dès la fin des années cinquante, d’abord en Académies puis au Conservatoire royal de Bruxelles. Dans les nombreuses œuvres qu’Absil consacre à la guitare, on retrouve les caractéristiques formelles qui sont les siennes, mais avec un langage moins novateur qu’auparavant : Suite (op. 114, 1963), Pièces caractéristiques (op. 123, 1964), Sur un paravent chinois (op. 147, 1970), Petit bestiaire (op. 151, 1970)…

De l’œuvre d’Absil se dégage une impression de sobriété, un intellectualisme sans cérébralité, une rigueur de l’écriture, une parfaite connaissance des courants modernistes et l’emploi du matériau dodécaphonique, mais son écriture relève plus, comme il aimait à le revendiquer, d’un classicisme libertaire.

d’après CONCOURSREINEELISABETH.BE


SMET, Jean-Philippe, dit Johnny Hallyday (1943-2017)

Temps de lecture : 10 minutes >

Johnny Hallyday et la Belgique de son père : une relation contrariée

[AFP-RTBF, 6 décembre 2017] Johnny Hallyday, décédé dans la nuit de mardi à mercredi, n’a jamais vraiment renoué avec la Belgique, le pays de son père qui l’a abandonné après sa naissance, comme l’illustre sa bataille controversée pour acquérir la nationalité belge avant de finalement renoncer, il y a dix ans.

Je l’ai inventé tout entier
Il a fini par exister
Je l’ai fabriqué comme j’ai pu
Ce père que je n’ai jamais eu

C’est ce qu’a chanté “l’idole des jeunes” qui n’a jamais fait mystère de cette blessure inconsolée. “Ne pas avoir eu de père a marqué toute ma vie. La déchirure…“, écrit Johnny, né le 15 juin 1943 à Paris, dans son autobiographie.

Léon Smet – un artiste de cabaret bruxellois proche des Surréalistes, monté à Paris avant la Deuxième guerre mondiale – a déserté le foyer familial huit mois après la naissance de son fils, qu’il a d’ailleurs tardé à reconnaître à l’état-civil. En réalité, Jean-Philippe Smet, le nom de Johnny, sera élevé par sa tante paternelle belge Hélène, qui vivait alors à Paris avec son mari et ses deux filles. Le petit garçon déménagera ensuite avec cette famille d’artistes à Londres, où ses deux cousines étaient devenues danseuses de music-hall.

Après la guerre, son père qui avait travaillé pour une télévision lancée par l’occupant nazi à Paris, se réfugie en Espagne comme de nombreux Français craignant d’être poursuivis pour collaboration, selon ses biographes. Léon Smet revient ensuite à Bruxelles, où il ouvre une école d’art dramatique, mais sans jamais vraiment reprendre contact avec son fils. […]


Johnny, requiem pour un feu

[LETEMPS.CH, 6 décembre 2017] Atteint d’un cancer des poumons, Johnny Hallyday est décédé cette nuit à l’âge de 74 ans. L’homme aux 110 millions d’albums vendus a su chanter comme personne, sans fausse pudeur ni surmoi encombrant, la bataille existentielle, l’amour trahi ou la soif de rédemption. Hommage.

Parc des Princes, 18 juin 1993. Il y a sur la scène une réplique du Golden Gate Bridge de San Francisco qui s’étend sur près de 100 mètres. Elle a été conçue dans le plus grand secret sur une base militaire alsacienne ; tout à l’heure, elle sera le théâtre d’un ballet de Harley-Davidson et de bagarres épiques, mimées par des cascadeurs. Johnny a enfilé un blouson si clouté qu’on dirait une cotte de mailles, une chemise de soie rouge à col andalou, du cuir, partout, il ne fait pas le malin. Son imprésario Jean-Claude Camus a eu la bonne idée de lui demander, en guise d’ouverture, de traverser la foule entière. Il y a autour du chanteur deux rangées de gardes du corps, dont certains ont un “JH” doré imprimé sur le t-shirt.

Le chemin du calvaire est interminable, il faut fendre un parterre de 60 000 personnes dont beaucoup attendent depuis midi. “J’ai mis vingt gars costauds autour de lui, mais le mouvement de foule était dingue“, se souvient Camus. “C’était irrespirable. Ce jour-là, on s’est mis en danger.” On se bat pour le corps du roi. Johnny évite comme il peut des mains qui lui passent dans les cheveux, sur les bras, dans le dos, il souffle, il transpire, il sourit pour donner le change. Le cortège n’avance pas. Camus est presque écrasé, puis expulsé du groupe. Dans la tribune VIP, Alain Delon devise avec Mireille Darc ; Belmondo, Vartan, Jean-François Copé, les Balkany, Mick Jagger, l’aristocratie est au spectacle.

La quête du père

Finalement, à quelques mètres de l’arrivée, Johnny Hallyday monte pratiquement sur le dos d’une armoire à glace, on le soulève jusqu’à la scène, il tombe dans les bras de son guitariste. Il est essoré, le concert n’a pas encore commencé. Il écarte les jambes, comme s’il chevauchait un étalon. Il contemple son peuple. Longuement. Le regard crispé s’apaise, la douleur s’efface. Il a 50 ans. Il vient d’échapper à la meute qui chante maintenant son nom, ce nom qu’il a pris, ce nom qui est un costume de paillettes et une machine à rêves.

Le lendemain et le lendemain encore, il reproduira exactement la même entrée. Johnny parmi les siens, au risque de se rompre le cou, au risque d’être dévoré vivant. Comme si le rock’n’roll exigeait ce don.

Soigne tes entrées, soigne tes sorties. Entre deux, démerde-toi.” Johnny a 9 ans quand il rencontre Maurice Chevalier dans sa résidence de banlieue parisienne. Le dieu du music-hall lui donne ce seul conseil qu’il suivra à la lettre pendant une vie entière. A 9 ans, Johnny est déjà un vétéran du spectacle. Il tourne avec ses cousines et une sorte de père de substitution, un danseur américain qui a pris le pseudonyme de Lee Halliday. Johnny ne veut surtout plus s’appeler Jean-Philippe Smet. Il occulte son géniteur, un alcoolique notoire qui a vendu sa layette le jour de sa naissance, le 15 juin 1943 à Paris.

Léon Smet refait tout de même surface, de manière obsessionnelle. Il vend des images de retrouvailles à des paparazzis quand Johnny devient célèbre. Il incendie l’appartement que son fils lui a offert. Quand Léon meurt, Johnny se retrouve seul à ses funérailles, dans un village belge qui semble condamné à la pluie. Et quand lui-même se retrouve comateux, dans un hôpital de Los Angeles, c’est le nom de Léon qu’il psalmodie dans un demi-songe d’enfant blessé. C’est une clé de Johnny, la quête éperdue d’un père qui ne faillirait pas, d’un mâle qui domine. Il n’a pas 14 ans lorsqu’il se retrouve au cinéma devant des films de cow-boys à admirer ces mecs solitaires, impavides, qui n’ont besoin de rien d’autre que d’un colt et d’un cheval.

La France divisée

Dans une salle à moitié vide où quelques filles crient quand elles voient surgir à l’écran le visage d’Elvis, Johnny découvre qu’il existe une force virile, une expression qui réconcilie l’Amérique d’après-guerre, libératrice, et la puissance subversive de la jeunesse. Devant ce navet glorieux baptisé Amour frénétique, Johnny prend le rock’n’roll comme une lame de fond.

Cela fait des années qu’il chante Davy Crockett dans une chemise à carreaux de trappeur nordiste, mais il pense encore qu’il deviendra plutôt acteur. Il se retrouve donc à 17 ans dans un studio de télévision, filmé en noir et blanc, devant la robe fleurie de la présentatrice Aimée Mortimer. Il est si timide face à Line Renaud, sa marraine de show-business, qu’elle se moque gentiment de lui. Il répond: “oui“, “non” et “bien sûr“, rien d’autre. On prétend que son père est américain et qu’il en a hérité le nom. Lui ne dément pas. Ce qui compte, c’est que ça passe.

© Daniel Filipacchi

Johnny chante Laisse les filles, d’une petite voix de ténor érotique. La moitié des téléspectateurs écrivent pour se plaindre de la chanson et de la gestuelle. L’autre moitié exige qu’on le programme chaque nuit qui suivra, jusqu’à la fin des temps. Johnny divise la France, c’est en cela qu’il fait consensus. Le 18 avril 1963, pour le premier anniversaire de Salut Les Copains, Daniel Filipacchi réunit la nouvelle génération des yé-yé sur la place de la Nation, à Paris. Plusieurs centaines de milliers d’adolescents font le déplacement pour apercevoir Johnny et Sylvie Vartan ; des bandes de blousons noirs sèment la pagaille, explosent des vitrines. Le général de Gaulle s’étouffe: “S’ils n’ont rien à faire, qu’ils construisent des routes.Philippe Bouvard, dans Le Figaro, commente avec un certain sens de l’analogie: “Quelle différence entre le twist de Vincennes et les discours d’Hitler au Reichstag?

La bande du Golf Drouot anticipe le choc de 1968, la révolution culturelle qui se met en branle, mais sans fleur ni pacifisme. Johnny est une forme d’anarchiste de droite pour lequel l’exigence de liberté dépasse de très loin celle de fraternité ou d’égalité. Dans les textes qu’il choisit de chanter, il prendra toujours le parti des rebelles, des hors-la-loi, il célèbre les pénitenciers et finit, comme Johnny Cash, par animer les maisons d’arrêt ; en 1974, il se retrouve à Bochuz, dans le canton de Vaud, où il entonne La Prison des orphelins, devant des détenus qui lui disent au revoir en frappant dans la nuit leur gobelet de métal contre les barreaux de leur cellule. Miossec écrira pour lui une chanson qui s’ouvre sur ces vers: “J’ai purgé ma peine/A en trancher mes veines.

“Petit chauffeur”

Johnny est pour ses auteurs une invitation à la démesure ; ils savent que personne d’autre que lui saura chanter, sans fausse pudeur ni surmoi encombrant, la bataille existentielle, l’amour trahi, la soif de rédemption, la mort et la résurrection. L’essentiel des plumitifs francophones envoie des textes sitôt que le chanteur annonce travailler à un nouvel album. Au fil des ans, Philippe Labro, Ravalec, Françoise Sagan, Jean Rouaud pigent pour lui. Il inspire. Dès 1964, Marguerite Duras décrit le phénomène :

Johnny, c’est Johnny. Hallyday – Johnny Hallyday. Grosse machine de plusieurs milliers de chevaux, broyeuse, lanceuse de flammes, de larmes, qui dévale à cent soixante à l’heure sur la France : Johnny est le petit chauffeur. Il marche comme un dieu, vraiment. C’est un petit chauffeur de génie.

Johnny intrigue les intellectuels, il est un objet d’étude. L’écrivain Daniel Rondeau, qui le suit pendant des décennies, devient son scribe ; en 1998, il publie dans Le Monde un entretien où l’idole admet prendre de la cocaïne “pour relancer la machine, pour tenir le coup“. Le scandale est énorme. Il y a dans les ouvrages de Rondeau sur Johnny des phrases d’entomologiste happé par son sujet: “Il n’est pas seulement la foudre et le convulsionnaire, mais aussi le paratonnerre et l’ambulance.” Pour ceux qui tentent de le penser, Johnny est une anomalie captivante, l’incarnation de la gauloiserie, mais avec le costume et les colifichets de l’américanité ; il incarne un pays dont il n’épouse aucun code et les westerns de carton-pâte dont il a fait son décor, cet accent et cette élocution qui n’appartiennent ni à l’est ni à l’ouest, ont fini par structurer un autoportrait du Français moyen qui rêve d’ailleurs.

La détestation de “Charlie Hebdo”

Il est analysé, certes, il est accueilli par des compositeurs comme Michel Berger ou Jean-Jacques Goldman qui s’en servent comme d’une voiture de course. Il est aussi beaucoup moqué. Très rapidement, Johnny devient une image de la beaufitude, il est l’idiot trébuchant, celui qui appelle ZidaneZazie“, celui qui aurait cru que Toulouse-Lautrec était l’affiche d’un match de foot, il est le rieur de “la boîte à coucou” dans les Guignols de l’Info sur Canal+, il est celui que les mauvais imitateurs affublent d’un “ah que” en début de chaque phrase – parce qu’il a utilisé l’interjection dans “Que je t’aime“.

Johnny est même détesté par ceux de Charlie Hebdo qui le mettent en Une avec ce titre: “Voleur comme un Français, con comme un Belge, chiant comme un Suisse.” Un an après les attentats contre la rédaction du magazine, lorsqu’il est invité place de la République pour chanter en l’honneur des victimes, le dessinateur Siné se lamente : “Jusqu’où iront-ils dans l’ignominie ?

Une vie scrutée jusqu’à l’obscénité

Il est, pour une bonne partie de la gauche intello, l’incarnation même d’une droite réactionnaire qui choisit dès qu’elle le peut l’exil fiscal. En 2015, Johnny Hallyday se sépare d’un chalet de 320 m² à Gstaad qui porte le nom de sa fille Jade ; la société de courtage Sotheby’s en demande 9.975 millions de francs. La presse a étudié la géolocalisation de ses photos Instagram pour prouver qu’il ne passait pas six mois en Suisse et que rien ne justifiait donc son forfait fiscal. Johnny fuit, on le retrouve. Comme à chaque fois.

C’est la constance d’une vie scrutée jusqu’à l’obscénité. Le 10 avril 1963, il est filmé les yeux encore embués sur un lit. Il vient de faire un malaise. Le journaliste le soumet à un interrogatoire de police : “Vous avez feint un évanouissement pour éviter le service militaire ?” Johnny se défend mollement. Il veut en finir. Quand on le retrouve un peu plus tard les veines ouvertes dans une salle de bains, son producteur appelle immédiatement les journaux.

On dira : rançon de la gloire. Les bulletins de santé de Johnny deviennent des nouvelles nationales. En 2009, depuis la tribune du Conseil européen à Bruxelles, le président Nicolas Sarkozy révèle qu’il a appelé David Hallyday pendant la nuit pour s’informer de la santé du héros hospitalisé. Le corps de Johnny est soumis à un examen constant, une attention scrupuleuse à laquelle il se soumet: en début d’année 2017, il annonce son cancer, retourne le 15 mai sur Instagram, en perfecto, lunettes noires et cheveux teints, et remercie ses fans pour les messages de soutien. Johnny admet qu’il ne s’appartient pas. On sait ce qu’il boit, ce qu’il fume, ce qu’il sniffe, avec qui il fait l’amour, avec qui il ne fait plus l’amour, sur quelle moto il retrouve sa liberté, quel styliste l’habille, combien d’enfants il a adopté et dans quelles circonstances. Il lui arrive même de jouer des doubles parodiques de lui-même dans des films; comme si, entre le masque et son double, il n’y avait plus d’espace possible.

Tout cela offre, de toute façon, matière à chanson. C’est ce qui importe. Il a toujours parlé de sa mort. Dans un Ave Maria à la voix sanglotée, il la défie : “Allongé dans l’herbe je m’éveille/J’ai vu la mort dans son plus simple appareil/Elle m’a promis des vacances.” Au fil des quelque 1300 chansons qui sont passées par cette voix d’acier détrempé, au long des 180 tournées qui ont fait de sa vie un road-movie circulaire, Johnny Hallyday a fini par réussir son coup. Il a bâti un être surdimensionné, la fusion bricolée de héros découverts en Cinémascope ; un être qui ne marche que les jambes arquées, qui ne sort que recouvert de peaux d’animaux. Pas un Américain. Mais un Américain dessiné par un enfant français, né pendant la guerre. Johnny a tant tanné la peau de Jean-Philippe qu’il a fini par prendre toute la place, par se substituer à lui.

Elvis de fiction

Il n’y a que les esprits légers pour ne pas juger sur les apparences. Le vrai mystère du monde est le visible, et non l’invisible“, écrivait Oscar Wilde. Il suffisait de voir Johnny Hallyday apparaître sur une scène, même si on ne l’attendait pas vraiment, pour comprendre qu’il ait résisté si longtemps. Il était sûr de lui. D’une confiance impérieuse, face à des fans qui eux aussi avaient enfilé du cuir, des franges. Au Paléo de Nyon, en 2015, dans son pantalon de croco, son gilet de croco, des colliers empilés comme sur un autel vaudou, Johnny avait fait asseoir les doutes. Il était l’outrance et la sidération. Son ami Eddy Mitchell expliquait bien l’engagement total qui, même pour les plus dubitatifs, faisait céder une à une les préventions: “Sur scène, il entre en Goldorak et James Dean. Il fait une entrée fracassante, une hache à la main, et cinq minutes après, il peut hurler de désespoir parce que sa copine l’a plaqué.

Hypnotiseur pendant plus de soixante ans. Johnny Hallyday était un mensonge qui disait la vérité. Un Elvis de fiction auquel un peuple s’était identifié. Il existe dans toute la francophonie des milliers d’appartements encombrés où les albums collectors, les trophées, les statuettes, sont exposés dans leur emballage d’origine. Dans ces mausolées anticipés que les amoureux de Johnny ont bâtis, la légende continuera de croître. Avec des prières qu’il avait déjà chantées pour eux :

Ça ne peut pas finir
Et j’aurais beau partir
Je resterai toujours pour toi
A portée de voix.

d’après Arnaud ROBERT


Jean-Philippe, le film (2006)

 

Jean-Philippe : comédie française (2006) de Laurent Tuel avec Fabrice Luchini et Johnny Hallyday.

On en connaît des comme ça, qui écoutent les tubes de leur chanteur favori du matin au soir, collectionnent les autographes, ne manquent pas un concert. Tel est Fabrice (Fabrice Luchini), père de famille, fan de Johnny Hallyday à en rendre sa femme jalouse. “Tu vas la fermer ta gueule ?”, hurle un voisin mal embouché un soir qu’il rentre saoul en braillant des airs de son idole. “Si vous cherchez la bagarre…”, répond l’éméché et il se prend un bourre-pif qui le plonge dans les ténèbres. Quand Fabrice se réveille, il est dans la quatrième dimension, un monde parallèle où Johnny n’existe pas. Personne n’en a jamais entendu parler, ses disques n’ont jamais existé, la star du rock se nomme Chris Summer. Déprimé, sans repères, Fabrice a une illumination : si Hallyday est inconnu au bataillon, Jean-Philippe Smet doit bien se trouver quelque part. Et le voilà parti à la recherche du grand fauve belge, à faire le tri parmi les homonymes (un Noir, un travelo…) jusqu’à tomber sur le bon, patron de bowling…

Jean-Luc DOUIN, LEMONDE.FR


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, compilation et iconographie | sources : letemps.ch ; afp > rtbf.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © daniel filipacchi ; © letemps.ch.


Plus de scène…

POL : Les passantes (1918)

Temps de lecture : 3 minutes >

[FRANCETVINFO, 8 mars 2018] #JournéeDesDroitsDesFemmes : Les Passantes, une chanson dans laquelle Georges Brassens disait son amour des femmes il y a plus de quarante ans (sur un texte d’Antoine POL), a désormais un clip officiel tout neuf. Réalisée à l’occasion de la Journée de la femme, cette vidéo à la fois poétique, émouvante et souriante, est une ode à la femme signée de la jeune réalisatrice belge Charlotte Abramow.

Réinjecter de la modernité dans un texte du patrimoine

C’est Universal qui a invité la jeune photographe et vidéaste belge à s’emparer de ce poème écrit par Antoine POL et mis en chanson par Georges Brassens en 1972. Charlotte Abramow, 24 ans, déjà aux manettes des deux premiers clips délicieux de la prometteuse chanteuse Angèle (La loi de Murphy et Je veux tes yeux), réussit un nouveau sans-faute.

Je veux dédier ce poème / A toutes les femmes qu’on aime / Pendant quelques instants secrets / A celles qu’on connaît à peine / Qu’un destin différent entraîne / Et qu’on ne retrouve jamais“, chante Georges Brassens dans Les Passantes. Avec ses visuels très pop et colorés, Charlotte Abramow commence par réinjecter de la modernité à cette chanson du patrimoine.

Elle s’attèle ensuite, par petites touches drôles et poétiques, à aller plus loin en donnant à voir les femmes dans tous leurs états et toute leur diversité. Elle montre ainsi une succession de vulves stylisées, les rides, les règles, la cellulite, une façon de dégommer quelques diktats et autres tabous en montrant ce que la société refuse de voir du corps des femmes.

Une ode à la liberté et à la diversité des femmes

J’ai imaginé cette vidéo comme un poème visuel. Une ode à la femme, à leur liberté et à leur diversité. A tous types de corps, tous types de métier. Montrer qu’il ne doit pas y avoir de barrière pour la femme, un être humain avant tout.“, explique Charlotte Abramow.

A chaque couplet, ses images répondent, souvent de façon métaphorique – une jeune femme se débat dans une boîte lorsque Brassens évoque les femmes déjà prises et vivant des heures grises, alors qu’une femme aux cheveux blancs danse magnifiquement lorsqu’il est question des soirs de lassitude où les fantômes du souvenir peuplent la solitude.

On y croise des chanteuses, boxeuses, actrices, photographes, journalistes, jeunes ou âgées, grandes ou petites, fluettes ou fortes, noires ou blanches, rousses ou brunes. Toutes sont belles, fortes, dignes et touchantes. Espérons que le regard de Charlotte Abramow résonne au-delà de la Journée de la femme.

Laure NARLIAN

Je veux dédier ce poème
A toutes les femmes qu’on aime
Pendant quelques instants secrets

A celles qu’on connaît à peine
Qu’un destin différent entraîne
Et qu’on ne retrouve jamais

A celle qu’on voit apparaître
Une seconde à sa fenêtre
Et qui, preste, s’évanouit

Mais dont la svelte silhouette
Est si gracieuse et fluette
Qu’on en demeure épanoui

A la compagne de voyage
Dont les yeux, charmant paysage
Font paraître court le chemin

Qu’on est seul, peut-être, à comprendre
Et qu’on laisse pourtant descendre
Sans avoir effleuré sa main

A la fine et souple valseuse
Qui vous sembla triste et nerveuse
Par une nuit de carnaval

Qui voulut rester inconnue
Et qui n’est jamais revenue
Tournoyer dans un autre bal

A celles qui sont déjà prises
Et qui, vivant des heures grises
Près d’un être trop différent

Vous ont, inutile folie,
Laissé voir la mélancolie
D’un avenir désespérant

A ces timides amoureuses
Qui restèrent silencieuses
Et portent encor votre deuil

A celles qui s’en sont allées
Loin de vous, tristes esseulées
Victimes d’un stupide orgueil

Chères images aperçues
Espérances d’un jour déçues
Vous serez dans l’oubli demain

Pour peu que le bonheur survienne
Il est rare qu’on se souvienne
Des épisodes du chemin

Mais si l’on a manqué sa vie
On songe avec un peu d’envie
A tous ces bonheurs entrevus

Aux baisers qu’on n’osa pas prendre
Aux cœurs qui doivent vous attendre
Aux yeux qu’on n’a jamais revus

Alors, aux soirs de lassitude
Tout en peuplant sa solitude
Des fantômes du souvenir

On pleure les lèvres absentes
De toutes ces belles passantes
Que l’on n’a pas su retenir.

Antoine POL (1888-1971),
Les passantes (in Des Émotions poétiques, 1918)


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, compilation et iconographie | sources : francetvinfo.fr | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © non identifié.


Ecouter encore…

SOLBACH, Henri (1917-2007)

Temps de lecture : 2 minutes >

Henri SOLBACH [parfois orthographié Henry] débute à Liège vers 1935 dans des orchestres de danse à coloration jazzy plus ou moins marquée : Jean Wery et ses Ric-Racs, Lucien Hirsch, Gene Dersin, Oscar Thisse. Il retrouvera Oscar Thisse après la guerre puis commencera à travailler en collaboration avec Jean Evrard et Coco Gonda.

Il joue à cette époque du ténor, de la clarinette, du violon, etc. Il ne se spécialisera dans le baryton que plus tard. Pendant les années 50, il travaille avec le pianiste Maurice Simon et surtout dans l’Equipe (Evrard, Gonda) et avec Roland Thyssen (l’orchestre de variété Henri Roland n’est en fait que l’association d’Henri Solbach et Roland Thyssen !). Parallèlement au travail en cabaret, il participe à de nombreuses tournées avec les orchestres de Jean Omer, Robert de Kers, et surtout Eddie de Latte avec lequel il parcourt toute l’Europe. A Barcelone, Solbach travaille avec Xavier Cougat qui lui enseigne la technique des tumbas.

Etant musicien professionnel, à cette époque, il a surtout joué de la variété jazzy, et occasionnellement du middle-jazz. Dans les années soixante, retrouvailles avec le jazz : il entre dans le Jump College. Il mène de front une activité d’artiste-peintre, réalisant des toiles à tendance surréaliste pour lesquelles il obtient plusieurs distinctions. En 1980, il fait partie de deux grandes formations de jazz moderne : Saxo 1000 et Act Big Band. Par la suite, il revient à un répertoire plus traditionnel en se produisant au sein du Jazz de Liège et du Jazz de Wégimont pour lesquels il réalise de nombreux arrangements.

Jean-Pol SCHROEDER


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés), correction et actualisation par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : entête de l’article © hotclubdebelgique.wordpress.com | remerciements à Jean-Pol Schroeder


More Jazz…

franc-maçonnerie

Temps de lecture : 18 minutes >

Secrète ? Fermée ? Discrète ? Ésotérique ? Philanthropique ? Comment définir justement la franc-maçonnerie ?

D’après le Littré en ligne, la franc-maçonnerie (ou, plus simplement, la maçonnerie) est une “association philanthropique, secrète autrefois, qui fait un emploi symbolique des instruments à l’usage de l’architecte et du maçon, et dont les lieux de réunion sont appelés loges.”

D’après le CNRTL (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, FR), elle est une “association ésotérique visant à l’édification d’une société rationnelle, la construction du Temple, qui professe la fraternité entre ses membres organisés en loges et qui se reconnaissent par des signes et des emblèmes symboliques pris aux maçons du Moyen Âge.

D’après le Larousse en ligne, elle est une “société mondiale fermée, dont les membres, ou frères, qui se reconnaissent à des signes, en possèdent seuls les secrets sous serment. (Un groupe de maçons forme une loge, un groupement de loges forme une obédience).

De son côté, dans son (petit) espace d’accès non-payant, l’Encyclopaedia Universalis propose : “Ordre initiatique, club philosophique, communauté fraternelle, lobby politique ou simple réseau, la franc-maçonnerie a reçu, au cours de sa déjà longue histoire, des définitions et identités variées aux sens souvent contradictoires, sans qu’aucune d’entre elles puisse être considérée comme exhaustive ni tenue pour totalement erronée. Au XVIIIe siècle déjà, dans l’une des premières divulgations publiques des usages maçonniques, un auteur avait ainsi mis en garde ses lecteurs : « Pour le public un franc-maçon / Sera toujours un vrai problème / Qu’il ne saurait résoudre à fond / Qu’en devenant maçon lui-même » (Le Secret des francs-maçons, 1744). Plus de 250 ans plus tard, il appartient néanmoins au maçonnologue de surmonter ce dilemme qui n’a pourtant rien perdu de son actualité…

“Étonnamment, une requête “franc-maçonnerie” sur le site Connaître la Wallonie du portail de la Région wallonne ne mène qu’à une fiche de type “lieu de mémoire”, consacrée au monument Eugène DEFACQZ, à Ath. Seule évocation du sujet : “Quant à la référence explicite à son activité maçonnique, elle [la statue] confirme, aux yeux de ses anciens adversaires, qu’Eugène Defacqz était avant tout le représentant affirmé d’un parti ; le journal catholique local rappelle volontiers l’opposition de Defacqz à la liberté religieuse et son insistance pour que les pouvoirs publics surveillent la liberté d’enseignement…“. Or, la Belgique compte quelque 25.000 maçons, dont beaucoup en terres wallonnes.” [LESOIR.BE, article du 10 mai 2016]

Il est rassurant d’apprendre que tous les francs-maçons ne mangent pas des petits enfants en piétinant des crucifix devant une effigie de Belzébuth, comme voulaient le faire croire des auteurs anti-maçonniques comme Léo TAXIL dans ses écrits polémiques (cfr. affiche ci-dessus) : “Exclu de la Maçonnerie dès le 1er degré pour ‘fraude littéraire’, Léo Taxil débute alors une campagne contre les Francs-maçons. Selon ses dires, il faisait partie de la loge Le temple des amis de l’honneur français. En 1887, il est reçu en audience par le pape Léon XIII, qui blâme l’évêque de Charleston pour avoir dénoncé les confessions antimaçonniques de Taxil comme une fraude. En 1892, Taxil commence à publier un journal La France chrétienne anti-maçonnique. Entre le 20 novembre 1892 et le 20 mars 1895, il fait paraître avec Carl Hacks, sous le pseudonyme du ‘Docteur Bataille’, Le Diable au XIXe siècle, un ouvrage prétendant dresser l’état de l’occultisme, accusant les loges d’adorer le démon et dénonçant une vaste conspiration maçonnique mondiale, qui fait un grand bruit. À côté de figures bien réelles de la maçonnerie comme Albert Pike, il met en scène des personnages de fiction, comme Sophie Walder, Grande Maîtresse du Lotus de France, Suisse et Belgique, et Diana de Vaughan, haute dignitaire luciférienne, qui aurait écrit pour lui ses confessions, où elle parle du culte satanique nommé «palladisme». Ces assertions sont confirmées, à la même époque, par l’installation à Paris d’une Américaine du nom de Diana Vaughan qui attire aussitôt l’attention et que Taxil présente aux journalistes catholiques influents. Devant les prétendues révélations de Diana Vaughan, une polémique naît. Un Congrès antimaçonnique, réuni à Trente avec la bénédiction de Taxil en 1896, tente en vain de trancher la question de leur véridicité. Pressé de montrer Diana aux incrédules, qui doutent de la véracité des affirmations de Diana Vaughan, et de son existence même, Taxil décide finalement de révéler la mystification, lors d’une conférence le 19 avril 1897 dans la grande salle de la Société de géographie de Paris. À la stupeur de l’auditoire, qui compte un certain nombre d’ecclésiastiques, il fait savoir que cette Diana n’était qu’un canular parmi toute une série, il s’agit une simple dactylographe employée par une maison américaine qui vend des machines à écrire et qui lui avait permis d’utiliser son nom. Il avait commencé, dit-il, douze ans plus tôt, en persuadant le commandant de Marseille que le port était infesté de requins et qu’un navire avait été envoyé pour les détruire. Il avait ensuite découvert une ville sous-marine dans le Lac Léman et attiré des touristes et des archéologues pour la retrouver. Il remercie les évêques et les journaux catholiques d’avoir si bien contribué à son canular final, à savoir sa conversion. L’assistance reçoit ces révélations avec indignation. Quand Taxil veut s’en aller, il est malmené au point que des agents de police doivent l’accompagner jusqu’à un café voisin. Il quitte alors Paris. Il finit sa carrière comme correcteur à l’imprimerie de Sceaux.” [HISTOPHILO.COM]

Voilà donc une association philanthropique (dixit Littré) fondée sur la liberté de pensée, qui fait polémique depuis longtemps chez les tenants d’une vérité révélée ou décidée par le pouvoir. La supercherie de Taxil au XIXe n’est qu’un exemple d’anti-maçonnisme qui serait cocasse, s’il n’était sordide : l’existence supposée d’un complot judéo-maçonnique a ensuite garni l’argumentaire des extrémistes politiques et religieux dans les années Trente. La volonté de l’ultra-droite belge (e.a. le mouvement REX) d’éradiquer le mouvement maçonnique a été servie par l’Occupant nazi dès son arrivée en Belgique (mai 1940), aidé en cela par la Collaboration : une exposition anti-maçonnique attire alors près de 30.000 visiteurs, les biens des obédiences maçonniques sont confisqués, leurs archives transférées en Allemagne, plusieurs maçons notables sont assassinés sur le territoire national et des milliers de maçons sont déportés au cours de la deuxième guerre mondiale. De nos jours encore, un pays européen comme l’Italie déclare qu’aucun maçon ne peut faire partie du gouvernement et ce, à la suite de l’Autriche, de la Hongrie et de la Pologne : comment reconnaître le fascisme ? se demande Umberto Eco…

Patrick Thonart


La Franc-Maçonnerie en Belgique

Les principales obédiences présentes en Belgique sont classées ici par nombre décroissant de membres affiliés :

  • Grand Orient de Belgique, en abrégé GOB, “fédération de loges libres et souveraines” (création en 1833, ± 117 loges, quelque 10.000 membres masculins) ;
  • Droit Humain (Fédération belge du -), en abrégé DH, “ordre maçonnique mixte international” (création en 1928, ± 85 loges, quelque 7.000 membres des deux sexes) ;
  • Grande Loge de Belgique, en abrégé GLB, “ordre maçonnique masculin et pluraliste” (création en 1959, ± 75 loges, quelque 4.000 membres masculins) ;
  • Grande Loge Féminine de Belgique, en abrégé GLF, la “franc-maçonnerie au féminin” (création en 1981, ± 46 loges, quelque 2.200 membres féminins) ;
  • Grande Loge Régulière de Belgique, en abrégé GLR, la “franc-maçonnerie traditionnelle” (création en 1979, ± 52 loges, quelque 1.600 membres masculins) ;
  • Lithos – Confédération de Loges, en abrégé LCL (création en 2006, ± 33 loges, quelque 1.100 membres des deux sexes) ;
  • Ordre international du Rite Ancien et Primitif de Memphis et Misraïm, “loge symbolique” (création en 2006, ± 4 loges, quelque 70 membres) ;
  • Grand Orient Latino-Américain, en abrégé GOLA (création en 2004, 2 loges, quelque 40 membres des deux sexes) ;
  • Grande Loge de district des maîtres maçons de marque de Belgique, (création en 1996).

Jean-Pierre Marielle dans le téléfilm inspiré de la nouvelle de Maupassant © Jean Pimentel / JM Productions / France télévisions
Extraits des Contes et nouvelles de Maupassant, deux passages de son Oncle Sosthène (1882)

Mon oncle me répondait : « Justement nous élevons religion contre religion. Nous faisons de la libre pensée l’arme qui tuera le cléricalisme. La franc-maçonnerie est la citadelle où sont enrôlés tous les démolisseurs de divinités […]

[…] il fallait voir mon oncle Sosthène offrir à dîner à un franc-maçon. Ils se rencontraient d’abord et se touchaient les mains avec un air mystérieux tout à fait drôle, on voyait qu’ils se livraient à une série de pressions secrètes. Quand je voulais mettre mon oncle en fureur je n’avais qu’à lui rappeler que les chiens aussi ont une manière toute franc-maçonnique de se reconnaître. Puis mon oncle emmenait son ami dans les coins, comme pour lui confier des choses considérables ; puis, à table, face à face, ils avaient une façon de se considérer, de croiser leurs regards, de boire avec un coup d’œil comme pour se répéter sans cesse : « Nous en sommes, hein ?»


Extraits du Dictionnaire des symboles maçonniques de Jean Ferré (1997)

“On s’aperçoit que I’idée que se font les Maçons de la Franc-Maçonnerie, le sens et les buts qu’ils lui donnent varient d’un pays à l’autre et, dans un même pays, d’une Obédience à l’autre. Il suffit de bavarder avec un membre de la Grande Loge Nationale Française, du Grand Orient, de la Grande Loge de France, de la Grande Loge Féminine de France, de la Grande Loge Traditionnelle et Symbolique (Opéra), du Droit Humain pour s’en rendre compte. Selon les sensibilités ou les aspirations, la Maçonnerie sera :

      • une école de pensée ;
      • un moteur de la société ;
      • une école de tolérance ;
      • un enseignement ésotérique ;
      • une société de fraternité et d’entraide ;
      • un groupe agissant sur le pouvoir politique ;
      • le prolongement de I’activité des Bâtisseurs ;
      • la résurgence de la culture égyptienne ;
      • la résurgence de l’Ordre Templier ;
      • etc.

Chacun possède des arguments pour conforter son opinion. Ainsi, Edmond GLOTON écrit :

Sans symboles, la Franc-Maçonnerie serait une société comme les autres et n’aurait pu survivre aux révolutions qui ont bouleversé les siècles passés. Sans symboles, elle deviendrait une société de libre pensée, de secours mutuel, un club politique. Nos Rites, nos Traditions, nos Symboles renferment de profonds enseignements qui ont formé des générations de penseurs, de philosophes, de savants qui ont contribué à faire marcher l’humanité dans la voie du progrès.

La Constitution du Grand Orient de France dit dans son Article Premier :

La Franc-maçonnerie, institution essentiellement philanthropique, philosophique et progressive, a pour objet la recherche de la vérité, l’étude de la morale et la pratique de la solidarité. Elle travaille à l’amélioration matérielle et morale, au perfectionnement intellectuel et social de l’humanité. Elle a pour principes la tolérance mutuelle, le respect des autres et de soi-même, la liberté absolue de conscience.

En 1876 eurent lieu des discussions, suivies d’un vote en 1877 qui concernait les premiers termes du deuxième paragraphe de I’Article premier des Anciennes Constitutions :

La Franc-Maçonnerie a pour principe l’existence de Dieu et l’immortalité de l’ âme.

Le Convent de 1876 affirme :

Aucun homme intelligent et honnête ne pourra dire sérieusement que le Grand Orient de France a voulu bannir de ses Loges la croyance en Dieu et en l’immortalité de l’âme, alors qu’au contraire, au nom de la liberté absolue de conscience, il déclare solennellement respecter les convictions, les doctrines et les croyances de ses membres.

Le Convent de 1877 tient un autre discours :

Laissons aux théologiens le soin de discuter des dogmes. Laissons aux Églises autoritaires le soin de formuler leur syllabus. Mais que la Maçonnerie reste ce qu’elle doit être, c’est-à-dire une institution ouverte à tous les progrès, à toutes les idées morales et élevées… Qu’elle se garde de vouloir être une Eglise, un Concile, un Synode… Que la Maçonnerie plane donc majestueusement au-dessus de toutes ces questions d’églises ou de sectes qu’elle domine de toute sa hauteur…

Le Rite Écossais Rectifié, dans son catéchisme, donne cette définition :

C’est une école de Sagesse et de Vertu qui conduit au temple de la Vérité, sous le voile des symboles, ceux qui l’aiment et qui la désirent.

Après l’Initiation, il est dit au nouvel Apprenti :

Dès aujourd’hui, vous formez avec nous une classe distincte d’hommes voués, par goût et par devoir, à l’exercice des vertus et à l’étude des connaissances qui y conduisent.

Pour le Maçon du Rite Émulation, la Franc-Maçonnerie :

[…] est un système particulier de morale, enseigné sous le voile de l’allégorie et illustré par des symboles.

Le catéchisme du Rite Français Ancien définit ainsi le Maçon et la Maçonnerie :

Qu’est-ce qu’un Maçon ?
C’est un homme libre, également ami du pauvre et du riche s’ils sont vertueux.
Que venons-nous faire en Loge ?
Vaincre nos passions, soumettre nos volontés et faire de nouveaux progrès en Maçonnerie.

Très proche est le catéchisme du Rite Écossais Ancien et Accepté :

[…] C’est un homme né libre et de bonnes mœurs, également ami du riche et du pauvre s’ils sont vertueux.
Qu’y fait-on ? (dans la Loge)
On y élève des temples à la vertu et l’on y creuse des cachots pour le vice.
Que venez-vous faire ici ?
Vaincre mes passions, soumettre ma volonté et faire de nouveaux progrès dans la Maçonnerie.

Pour la Grande Loge de France et la Grande Loge Féminine de France :

La Franc-Maçonnerie est une société initiatique dont la forme et le fonctionnement sont transmis traditionnellement. Elle a pour finalité le perfectionnement individuel de ses membres et leur rayonnement dans le monde.

[…] Si les Maçons s’accordent pour mettre en avant les notions de recherche au moyen de l’allégorie et du symbole, d’entraide et de fraternité, on s’aperçoit qu’il existe un fossé, parfois très large et profond, entre ceux qui parlent de libre pensée et ceux qui jugent nécessaire la croyance en un Dieu révélé, entre ceux qui ont pour but de changer la société ou I’humanité, et ceux qui estiment qu’il convient de travailler d’abord sur I’individu. Des Loges du Grand Orient ou du Droit Humain dirigent la totalité de leurs Travaux vers le social ou le politique. On y traitera des sujets tels que : le budget de la Sécurité Sociale, la laïcité et I’enseignement, le pétrole dans le monde, la contraception, l’avortement… Dans ces ateliers, on considère que la Maçonnerie doit nécessairement et directement œuvrer sur la société.

D’autres Loges travaillent à la fois sur le symbolisme et sur des questions d’ordre socio-politique. C’est le cas de certains ateliers du Grand Orient et du Droit Humain, des Loges de la Grande Loge de France et de la Grande Loge Féminine de France.

D’autres Loges encore, celles de la Grande Loge Nationale Française et de la Grande Loge Traditionnelle et Symbolique (Opéra), bannissent tout sujet qui ne soit pas strictement maçonnique. On évitera donc dans leurs Temples d’évoquer toute question d’ordre politique ou religieux, pour ne travailler que sur la symbolique maçonnique, le symbolisme en général, l’histoire de la Maçonnerie. Au-delà des querelles partisanes, on peut affirmer que tous les Maçons (ou presque) se caractérisent par un esprit ouvert, une volonté d’écoute, une soif d’apprendre, un besoin de faire le bien. En 1984, la Grande Loge Unie d’Angleterre a publié ses principes, qui ont été traduits et diffusés grâce aux travaux de la Loge Villard de Honnecourt. Il n’est pas question ici de citer le texte dans son entier, mais nous allons en dégager les points essentiels :

    • Pour être admis, et rester Maçon, la principale condition est la foi en un Être Suprême.
    • Il faut être de bonne renommée.
    • N’étant ni une religion ni un substitut, la Franc-Maçonnerie entend que ses membres restent fidèles à leur foi.
    • Toute discussion religieuse sera interdite au cours des réunions.

Plusieurs grands principes sont mis en avant :

    • Amour fraternel : Tolérance, respect des autres, compréhension ;
    • Vérité : sens de la morale ;
    • Charité : Intérêt pour la société, oeuvres charitables ;
    • Respect des lois du pays ;
    • Condamnation de l’affairisme et du copinage ;
    • Secret concernant les affaires internes ;
    • Apolitisme : Interdiction de toute discussion politique en Loge.

La communication se termine par cette phrase : “Aucune de ces idées n’est exclusivement maçonnique, mais toutes devraient pouvoir être universellement acceptées.


La Franc-Maçonnerie selon le Grand Orient de Belgique

La franc-maçonnerie n’est pas une église, qui exprimerait ses doctrine, foi ou loi par le biais de quelque pontife, pasteur, rabbin ou autre ayatollah. Elle n’est pas davantage un centre d’action laïque, quoiqu’elle pourrait s’en rapprocher à certains égards. Elle n’est pas un parti politique, une école de philosophie ou un syndicat et ne peut, ni ne veut, se laisser instrumentaliser, contraindre ou réduire, quelle que soit la qualité des intentions. Elle est à ce point soucieuse de la liberté d’opinion, de la liberté de conscience et de la liberté d’expression de ses membres que, sauf à recevoir un mandat exprès, il ne peut être question de réduire à une seule la voix de tous et de chacun.

La franc-maçonnerie n’est pas prosélyte, ne défend aucune idéologie, n’a pas l’obligation d’être reconnue pour exister. C’est surtout par respect pour la société civile et démocratique où elle prend racine, qu’elle affiche son existence tout en restant discrète. Elle est une société sui generis, construite au fil des siècles, de manière empirique, par sédimentations successives. Elle ne procède que d’elle-même.

Plus d’infos sur le Grand Orient de Belgique (obédience qui ne connaît que les grades d’Apprenti, de Compagnon et de Maître) sur GOB.BE…


La Franc-Maçonnerie selon la fédération belge du Droit Humain

Société initiatique, la Franc-Maçonnerie regroupe des hommes et des femmes probes et libres, soucieux de leur propre perfectionnement, prêts à se remettre en question, désireux de réfléchir et de s’impliquer ensemble ou individuellement dans l’évolution éthique, solidaire et sociale de l’Humanité.

La Franc-Maçonnerie, par des rituels basés sur le symbolisme de la construction, tente d’amener ses membres à réaliser pour eux-mêmes et pour tous les humains, le maximum de développement moral et intellectuel, et, par là, de contribuer à créer un monde meilleur, plus juste, plus solidaire.

Elle puise dans la tradition maçonnique les valeurs, les moyens, la méthode qui lui permettront d’établir des liens de fraternité entre des personnes qui, sans elle, auraient continué de s’ignorer, et leur propose de travailler ensemble, dans le respect des diversités, à leur perfectionnement et au progrès de l’humanité.

Elle tient pour essentiels les principes de liberté, d’égalité, de tolérance, le rejet de tout dogme; elle propose une recherche, un devenir. Il s’agit donc d’une Franc-Maçonnerie adogmatique.

La méthode symbolique permet à l’initié de mieux se connaître, de travailler à son propre perfectionnement et au progrès de l’Humanité.
Elle est exigeante et demande de s’impliquer activement et sincèrement.

Les échanges d’idées se déroulent suivant une méthode spécifique. Fondée sur des rituels et des symboles, elle permet une écoute active de l’opinion d’autrui, pour autant qu’elle soit empreinte du respect de l’autre et soit conforme aux principes du libre examen.

Les rituels associés à la méthode initiatique invitent à apprendre à mieux se connaître et créent un climat de travail positif. Pareille méthode n’enseigne pas, mais éclaire et éveille, stimule l’esprit et crée l’émotion, donne une impulsion à la réflexion et à la méditation.”

Plus d’infos sur le site du Droit Humain (obédience mixte)…


Histoire de la Maçonnerie

“De très nombreux livres ont été écrits à ce sujet. Le lecteur n’a que I’embarras du choix. Notre volonté est de tracer un chemin, et nous l’avons fait par le biais d’une chronologie. Le choix des dates, des événements est forcément arbitraire, mais nous pensons que le tableau qui suit permettra de comprendre l’évolution de ce qui a été à l’origine une communauté professionnelle et qui, peu à peu, s’est transformée, grâce à un enseignement prodigué en son sein, en une société initiatique.

Dates importantes de la Maçonnerie :

      • 0001 – Adam.
      • **** – Déluge.
      • **** – Babel.
      • **** – Dispersion.
      • **** – Séjour en Egypte.
      • **** – Enseignement d’Abraham.
      • **** – Exode.
      • **** – Tabernacle.
      • **** – Construction du Temple – Mort d’Hiram.
      • **** – Destruction du Temple.
      • **** – Captivité des Juifs.
      • IIIe acn – Euclide.
      • 2013 acn – Prise de Syracuse.
      • **** César – Naissance du “Messie de Dieu”, “Grand Architecte de l’Église”.
      • 0700 – Collegia Fabrorum
      • 1119 – Fondation de la Milice du Temple.
      • 1212 – London Assize of Wages (travailleurs de pierre affranchis).
      • 1250 – Villard de Honnecourt, Pierre de Corbie.
      • 1268 – Livre des Métiers.
      • 1276 – Compagnonnage ?
      • 1314 – Dissolution de I’Ordre du Temple.
      • 1350 – Polychronicon.
      • 1370 – Règlements d’York.
      • 1375 – Compagnie des Maçons (Londres). Ordonnance de la Guilde des charpentiers de Norwich. Apparition du mot Free Mason.
      • 1390 – Regius.
      • 1396 – Charte Vénitienne. Fête des Quatre Couronnés le 8 novembre.
      • 1410 – Cooke (Hiram évoqué mais non cité).
      • 1439 – St-Clair de Roslin, G.M. héréditaire des Loges Écossaises.
      • 1459 – Constitutions de Strasbourg. Statuts de Ratisbonne.
      • 1462 – Ordonnances de Torgau.
      • 1583 – Grand Lodge MS (manuscript) n°1 (Fils d’Eram de Tyr = Anyone).
      • 1599 – Procès-verbaux de la Loge Mary’s Chapel (Edimbourg). Statuts Schaw.
      • 1600 – Mary’s Chapel initie un non-opératif (John Boswell of Auchinleck).
      • 1646 – Initiation d’Elias Ashmole. ler Sloane MS.
      • 1659 – 2ème Sloane MS.
      • 1674 – Melrose MS.
      • 1675 – Dumfries MS n°l.
      • 1680 – Tew MS (cite Hiram).
      • 1687 – Watson MS.
      • 1688 – lère référence à une Loge non opérative (Trinity College-Dublin). Constitution de la Loge des gardes Écossais à Saint-Germain.
      • 1696 – Edinburgh Register House MS.
      • 1700 – Sloane MS.
      • 1703 – Loge St-Paul (La Maçonnerie cesse d’être opérative).
      • 1710 – Dumfries MS n°4.
      • 1711 – Trinity College MS.
      • 1717 – Grande Loge de Londres (Anthony Sayer G.M.).
      • 1719 – Désaguliers G.M.
      • 1720 – Payne G.M.
      • 1721 – 2 grades maçonniques (confirmation). Duc de Montaigu G.M. Amitié et Fraternité à Dunkerque.
      • 1723 – Constitutions d’Anderson. Duc de Wharton G.M. Grade de Maître.  Apparition d’Hiram. Mason’s Examination.
      • 1724 – The Secret History of the Free-Masons.
      • 1725 – Trois grades. Loge d’York = Grande Loge de toute l’Angleterre. Grande Loge à Dublin.
      • 1726 – Loge Ecossaise de Saint-Thomas à Paris. Graham MS.
      • 1730 – Masonry Dissected de Prichard.
      • 1732 – Loge Anglaise n°204 à Bordeaux.
      • 1736 – Discours de Ramsay. Maître Écossais, Novice, Chevalier du Temple. Royal Arch.
      • 1738 – Bulle In Eminenti de Clément XII. Constitution de la Grande Loge de France (prendra ce nom en 1755). Révision des Constitutions d’Anderson. La Maçonnerie s’organise.
      • 1742 – Traduction des Constitutions d’Anderson en français.
      • 1743 – La Loge Mère Kilwinning se déclare G.L.
      • 1744 – Catéchisme des Francs-Maçons.
      • 1747 – Ordre des Francs-Maçons Trahi.
      • 1749 – ler grade chevaleresque (Chevalier d’Orient).
      • 1751 – Grande Loge of Ancients Masons.
      • 1754 – Chapitre de Clermont. Rite des Elus Cohen (Pasqually).
      • 1755 – Grande Loge de France.
      • 1756 – Le baron de Hund fonde la Stricte Observance. Desmott et la constitution de la G.L. des Ancients (Ahiman Rezon).
      • 1761 – Chevalier Kadosh.
      • 1765 – Chevalier Rose-Croix.
      • 1766 – Grand Chapitre de l’Arche Royale de Jérusalem.
      • 1771 – Les Ancients créent leur Grand Chapitre.
      • 1772 – Convent de Kohlo – Rite Ecossais Rectifié.
      • 1773 – Grande Loge Nationale de France 4 Directoires de la S.O. : Strasbourg, Lyon, Montpellier, Bordeaux.
      • 1774 – Le G.O. reconnaît les Loges d’Adoption.
      • 1778 – Convent des gaules (Lyon) -CBCS.
      • 1780 – Initiation de Goethe.
      • 1782 – Convent de Wilhemsbad.
      • 1783 – Le Marquis de Thoré et le rite de Swedenborg.
      • 1784 – Initiation de Mozart.
      • 1785 – Initiation de Haydn.
      • 1791 – La Flûte enchantée.
      • 1801 – Suprême Conseil de Charleston (REAA). Régulateur du Maçon.
      • Les Fils de la Vallée (Werner).
      • 1803 – Louis-Bonaparte Grand Maître du Grand Orient.
      • 1804 – Suprême Conseil du Rite Écossais Ancien Accepté. Concordat du 5 déc. – Unité du Rite Écossais Ancien Accepté.
      • 1805 – Rite de Misraïm – Milan. Dénonciation du Concordat. Grande Loge Générale Écossaise.
      • 1807 – Grande Loge d’Ecosse.
      • 1809 – Loge de Promulgation.
      • 1813 – Acte d’Union: Lodge of Reconciliation.
      • 1814 – Rite de Misraïm en France.
      • 1815 – Les Disciples de Memphis à Montauban.
      • 1817 – Le Grand Orient interdit le Rite de Misraïm. Suprême Gd Chapter of Royal Arch Masons of England.
      • 1823 – Emulation Lodge of Improvement.
      • 1833 – Grand Orient de Belgique.
      • 1836 – Unification des rituels du Rite Écossais Ancien Accepté.
      • 1840 – Initiation de Pierre Ier de Prusse.
      • 1844 – Grande Loge Suisse Alpina.
      • 1845 – Supreme Council of the Ancient & Accepted Rite.
      • 1846 – Suprême Conseil du Rite Écossais Ancien Accepté (Edimbourg).
      • 1848 – Grande Loge Nationale de France.
      • 1852 – Lucien Murat Grand Maître du Grand Orient.
      • 1865 – Pie IX renouvelle la condamnation de la Maçonnerie.
      • 1875 – Convent de Lausanne.
      • 1877 – Convent du Grand Orient (Suppression de l’affirmation dogmatique de l’existence de Dieu).
      • 1880 – 12 Loges françaises créent la Grande Loge Symbolique Écossaise.
      • 1882 – Initiation de Maria Deraisme.
      • 1884 – Encyclique Humanum Genus de Léon XIII.
      • 1886 – Quatuor Coronati Lodge n°2076.
      • 1893 – Droit Humain.
      • 1901 – Le Libre Examen (GLFF).
      • 1904 – Grande Loge de France.
      • 1907 – Jérusalem Écossaise (GL) demande une Loge d’Adoption.
      • 1910 – Grande Loge Nationale Indépendante pour la France et les Colonies.  Edouard de Ribeaucourt réveille Le Centre des Amis.
      • 1913 – Centre des Amis + Anglaise n°204 = Grande Loge Indépendante et Régulière pour la France et les Colonies Françaises.
      • 1915 – Elle devient GLNF.
      • 1925 – 4 Loges d’Adoption à la GL.
      • 1928 – Fédération Belge du droit Humain.
      • 1935 – Grand Prieuré des Gaules.
      • 1940 – Pétain interdit la Maçonnerie.
      • 1943 – De Gaulle annule cette loi.
      • 1953 – L’Union Maçonnique Féminine de France devient la Grande Loge Féminine de France.
      • 1958 – GL Traditionnelle et Symbolique : Opéra.
      • 1959 – GL de Belgique.
      • 1961 – CLIPSAS (Centre de liaison et d’information des puissances maçonniques signataires de l’appel de Strasbourg).
      • 1979 – Grande Loge Régulière de Belgique.

[Chronologie établie e.a. d’après le Dictionnaire des symboles maçonniques de Jean Ferré (1997) et les sites officiels des différentes obédiences]


France : d’où vient la franc-maçonnerie ?

[FRANCECULTURE] Si les francs-maçons s’appellent ainsi, c’est en raison… des maçons. Et contrairement aux idées reçues, la franc-maçonnerie n’est pas une société secrète millénaire, mais date d’il y a trois siècles. On a longtemps expliqué que l’acte de naissance de la franc-maçonnerie s’était produit le 24 juin 1717. Des historiens penchent plutôt aujourd’hui pour 1721. Quoiqu’il en soit, quatre loges maçonniques se seraient réunies à Londres, dans la taverne “L’Oie et le Grill”, pour se fédérer en une Grande Loge, réunissant artisans, commerçants et élites. Cet acte concrétise des fondations bâties depuis plusieurs siècles. Au Moyen Âge, des confréries de métiers garantissent à leurs membres une formation et du soutien en cas de coups durs. C’est le cas pour les maçons. Les plus anciens, les compagnons, forment les plus jeunes, les apprentis.

Ces groupes ont des loges, qui désignent jusqu’aux années 1200 un lieu physique : un bâtiment annexe à l’édifice en construction, où on range les outils, où on se repose, où on prépare et on débriefe le chantier. Puis ce terme évolue pour désigner un groupe de travailleurs.

Une ouverture en Écosse et en Angleterre

En Écosse et en Angleterre, à la fin du XVIIe siècle, les loges s’ouvrent à des notables locaux, sans rapport avec la profession. On y vient pour échanger, réfléchir, former un réseau de sociabilité. Aristocrates, artistes, scientifiques, aubergistes rejoignent ces groupes et deviennent des “maçons acceptés” ou “libres“, en anglais : “gentlemen masons” ou “free masons“.

Plusieurs hypothèses découlent pour expliquer ce terme, selon l’historienne à l’université Bordeaux Montaigne, Cécile Révauger : “Il existe une différence entre ‘free stone’ et ‘rough stone’, respectivement la pierre polie, de qualité supérieure, et ‘rough stone’, la pierre mal dégrossie.” La spécialiste de l’historiographie de la franc-maçonnerie évoque une autre piste : “Cela pourrait aussi être le fait que ‘free mason’, c’était des maçons qui avaient été initiés au secret professionnel, qui avaient un savoir-faire, et qui, parce qu’ils avaient ce savoir-faire, étaient reconnus, avaient une qualification, qui leur permettait de se déplacer librement.

Construire le temple idéal

Se rassembler pour échanger des idées est devenu possible par le vent d’ouverture qui souffle alors sur le Royaume-Uni. “Et ça, ça n’a pu apparaître qu’après la Glorieuse Révolution de 1688, qui a mis un terme à la monarchie de droit divin”, explique l’historienne. La nature de ces cercles de cooptation change, mais la filiation avec l’univers de la maçonnerie demeure. Car les francs-maçons disent œuvrer à la construction d’un temple idéal : un temple métaphorique, celui d’une société rationnelle, où les individus deviennent libres et éclairés, à l’image du profane intronisé qui trouve la lumière lorsqu’on lui retire le bandeau qui lui couvre les yeux pendant la cérémonie.

L’équerre et le compas

La franc-maçonnerie reprend aussi des outils de construction, comme l’équerre ou le compas, qui servent de base à son univers symbolique. “On va faire un parallèle entre la rectitude, la droiture de l’individu et la règle, illustre Cécile Révauger. On va même parler de géométrie morale. Et ça, c’est l’esprit très rationnel des Lumières.

Si son fonctionnement est similaire à un dogme, la franc-maçonnerie s’établit en dehors de la religion et des instances officielles du pouvoir. En 1970, Jacques Mitterrand, alors Grand maître du Grand Orient de France, expliquait dans un reportage télévisé se positionner à la fois en dehors et à la confluence des partis politiques, des syndicats, des religions :

nous sommes précisément le seul lieu de rencontre de toutes ces organisations, dans la mesure où il s’agit d’organisations axées sur une volonté de justice sociale, de progrès intellectuel et de liberté de pensée.

Environ 160 000 francs-maçons en France

La franc-maçonnerie va ensuite se diffuser en Europe et attirer des figures de tous bords, pêle-mêle Sadi Carnot, Condorcet, Rouget-de-Lisle, le clan Bonaparte… Les premières loges sont créées en 1725 à Paris et en 1732 à Bordeaux. Le Grand Orient de France sera lui fondé en 1773. Aujourd’hui, on compte en France 160 000 “frères” revendiqués francs-maçons, incluant depuis 2010 des “sœurs“.

d’après Alexis Magnaval, France-Culture


[INFOS QUALITE] statut : mis-à-jour | mode d’édition : rédaction, compilation et iconographie | sources : littre.org ; cnrtl.fr ; larousse.fr ; universalis.fr ; wallonie.be ; lesoir.be ; histophilo.com ; grasset.fr ; maupassant.free.fr ; gob.be ; droit-humain.be ; radiofrance.fr/franceculture | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en tête d’article, couverture d’un ouvrage anti-maçonnique de Léo TAXIL (fin XIXe)  © DR ; © Jean Pimentel ; © franceculture.fr.


En savoir plus…

CONFERENCE CHiCC | BRÜCK : L’urbanisme à Liège dans les années 1950

Diplômé en sciences géographiques de l’Université de Liège et conseiller en aménagement du territoire, Laurent Brück travaille depuis 2005 en tant qu’urbaniste au sein du Département de l’Urbanisme de la Ville de Liège. Le 15 juin, il nous invitera à voyager dans le passé de Liège au rythme des transformations de la vie urbaine liégeoise au milieu du XXème siècle.

Dans les années 1950, la Ville de Liège, encore meurtrie par les dégâts causés par la Seconde Guerre mondiale, voit son paysage urbain évoluer de manière significative. Les clichés réalisés au cours de cette décennie témoignent des multiples facettes de la ville à cette époque, que ce soient les habitations insalubres, la création de nouveaux logements, le réaménagement des rues, l’adaptation de la ville à la voiture, les chantiers d’infrastructure, les nouveaux parcs ou autres grands projets urbanistiques.

(conférence gratuite pour les membres de la CHiCC – Participation libre pour les non-membres)

DELYS : Pour être bon joueur de billard (ca. 1931)

Temps de lecture : 25 minutes >

I. Le billard et ses accessoires – Leur entretien
Le billard

Avant d’expliquer quelles sont les principales règles qui régissent le jeu de billard, il nous paraît utile de dire quelques mots sur le billard lui-même, sur ses accessoires et leur entretien qui est d’une grosse importance. Quoique construit en bois excessivement sec et d’une fabrication soignée -nous parlons ici du billard sérieux- cet instrument est d’une grande fragilité, en raison même de sa construction délicate. Les bandes, le drap tendu à l’extrême, le bois lui-même, sont sujets aux variations de la température, plus qu’on ne peut se l’imaginer.

Les bandes et le drap, sous l’action répétée du roulement, se relâchent ; le bois malgré sa sécheresse et sa vieillesse n’est pas exempt lui non plus de crevasses ou de gondolements, résultats d’une température inégale. Jusqu’à la table elle-même, qui peut perdre sa rectitude et qu’il faut surveiller. Ces accidents, qui se produisent plus souvent qu’on ne le croit, sautent rapidement à l’œil et surtout à l’oreille du joueur qui s’intéresse à l’instrument sur lequel il joue. A l’œil il verra parfaitement que les billes ne roulent plus avec facilité, et surtout plus droit, à l’oreille il se rendra compte du bruit sec produit par le choc de la même bille contre la bande qui ne “rend” plus, pour se servir du terme cher au billard. Ce qu’il faut faire pour prévenir ou remédier à ces inconvénients, nous le dirons dans un chapitre plus loin.

Les billes

C’est d’ivoire qu’elles sont, ou plus exactement qu’elles doivent être faites. Elles peuvent ainsi se choquer à l’infini sans dommage très appréciable, et cela surtout par ce qu’il est extrêmement rare qu’elles se rencontrent au même point. Pourtant, si l’existence rude qu’elles mènent, où même les sauts à terre pardessus les bandes, ne les détériorent pas outre mesure, tout comme le billard ou les queues, les billes sont délicates et n’aiment guère les changements de température. Comme le métal, elles se dilatent à la chaleur et se contractent au froid. Résultats : fissures, rides et partant roulement imparfait. Les soins journaliers qu’on leur apportera, prolongeront dans de notables proportions leur existence qui, malgré tout cela, n’est pas excessivement fragile.

Les queues

C’est encore le bois qui entre dans leur construction ; la chaleur et l’humidité naturellement lui sont préjudiciables. Inutile d’insister sur le rôle joué par l’humidité. Les queues sous son influence perdront leur rectitude : elles glisseront plus difficilement dans les doigts ; par la chaleur, le talon se décollera sans aucune raison ; le bois se fendillera. Ce sont autant de choses à éviter. Jusqu’au procédé lui-même, cette pauvre petite rondelle de cuir, terminant la queue, qui n’échappe pas aux éléments destructifs. Lui, n’en connait qu’une seule, le dessèchement produit par l’usage de la craie, et par suite l’aplatissement, et le décollement. Son entretien sera simple, et nous l’expliquerons.

Pourtant avant d’en arriver aux soins à donner au billard et à ses accessoires, nous voulons ajouter quelques mots sur les queues, puisque nous en sommes encore à ce chapitre. Le poids et la longueur de ces instruments sont chose appréciable. Suivant le jeu du billardier qui affectionnera le coup dur, les bandes ou les rétrogrades, le poids de la queue variera. Ainsi par exemple le jeu par les bandes, qui demande le maximum de vitesse, permettant d’éviter les fâcheux contres, veut une queue ne pesant pas plus de 600 grammes. C’est le poids de trois billes françaises. Les coups fouettés à longue distance exigent aussi une queue d’un poids moyen ; on choisira donc celle de 600 grammes. La série qui s’obtiendra avec une régularité déconcertante pour… l’adversaire, les rétrogrades dépourvus de lourdeur, seront joués avec une queue de 540 grammes ; le diamètre de 13 mm. 5 conviendra parfaitement. Le coup dur demandera le poids maximum : 630 grammes, 1 m. 40 de long et 14 mm. de diamètre. Cette queue de 630 grammes doit être, pour atteindre ce poids levé, construite en bois lourd. Le talon sera par exemple en ébène et le reste en alisier. Certains fabricants emploient le plomb pour alourdir l’objet, ou un bois lourd, mais pas suffisamment dur. On se rend compte des résultats obtenus avec de pareils engins.

Il est évident que ces queues de poids et de diamètre différents ne se rencontreront guère au café. Pourtant il n’est pas rare de rencontrer des amateurs, habitués d’un endroit où le billard est excellent, avoir leur instrument particulier. Il sera utile d’en vérifier le diamètre et le poids ; ils comprendront ainsi plus facilement pourquoi certains coulés deviennent plutôt… cintrés.

L’entretien

Pour le billard, exigeons avant toute chose, la propreté. La poussière, les taches sont ennemis mortels du drap. La brosse sera utile après chaque partie pour chasser la poussière que les joueurs et la craie ont déposée sur le drap. Ne jamais s’asseoir par une raison quelconque sur l’un des bords du billard, les bandes en souffriraient. Veiller au niveau de la table et enfin, recommandation suprême, si vous possédez un billard chez vous, ne le transformez pas en table de débarras même s’il est recouvert de la housse protectrice. Outre la déformation du drap qui sera rapide, il se produira une modification du niveau de la table ou encore de ces taches qui, en raison de la coloration du tapis, prennent si rapidement cette teinte jaunâtre qui n’ajoute rien à l’esthétique du billard. Le massé trop répété produira lui aussi des inégalités dans le drap, les soins de propreté y remédieront ; quant aux accrocs, le stoppage seul en viendra à bout. Ce sont là les soins de toute première nécessité qu’il faudra assurer quotidiennement.

Eux seuls ne suffiront pas ; il faudra donc, de temps à autre, se livrer à une petite exploration qui nécessitera certains travaux comme :

      • Resserrer les vis, qui se fatiguent, se desserrent, et compromettent l’élasticité des bandes ;
      • S’assurer du niveau de la table ;
      • Dévisser les bandes, enlever le drap qui les entoure ;
      • Déclouer le drap, le battre, le brosser et arrêter à temps une petite déchirure qui ne demande toujours qu’à croître et embellir ;
      • S’assurer de la tension du tapis sans laquelle le parfait roulement des billes est impossible.

Les billes, quoique d’ivoire, ne subissent pas sans inconvénient, nous l’avons dit, les changements de température. Après chaque partie, elles devront avant tout être replacées dans leur boîte, que l’on mettra dans un endroit sec simplement, mais non chaud, ce qui n’est pas la même chose. Les billes, à rouler sur le tapis, récoltent un tas de petites poussières qui, mêlées à la craie forment des parcelles adhérant à l’ivoire et en modifient la circonférence. Un  linge humide, ou mieux encore, humecté d’alcool, suffira à les nettoyer. Un autre linge fin et sec fera disparaître toute trace d’humidité. Ne jamais se servir d’eau et de savon. La rouge sera nettoyée au linge humide, sans alcool, pour lui conserver sa teinte plutôt fragile. Après un usage très prolongé, à force d’être heurtées, les billes se modifieront. Un nouveau façonnage les rendra à leur forme primitive.


Les queues sont d’une fragilité extrême. Il faut prendre grand soin de leur existence. Par exemple ne pas les mettre au râtelier accroché à un mur humide ou placé à proximité d’un poêle quelconque ou d’une bouche de chaleur. Ne jamais les laisser dans la position horizontale et par conséquent sur le billard après une partie, comme c’est généralement l’habitude. Les placer verticalement au râtelier, le gros bout en bas ; dans le cas contraire, le procédé se déformerait et l’équilibre de l’instrument en souffrirait.


Le cuir du procédé doit être assez épais, mais rester souple en même temps. Seule son élasticité permet d’attaquer la bille avec sûreté. L’usage de la craie, qui permet l’adhérence à la bille, n’est pas sans inconvénient sur l’existence du procédé. Le frottement répété aide à la pénétration de ladite craie dans le cuir, le dessèche et le désagrège. Il s’aplatit, et se décolle subitement. Son entretien est simple ; il suffit de le frotter assez fréquemment avec un morceau de papier de verre fin, qui se chargera d’arracher toutes les petites particules qui y auront adhéré.


Ne terminons pas cet exposé sans signaler l’inconvénient que présente le billard mal éclairé. Son installation dans la salle ne devra pas être faite seulement pour permettre les libres mouvements des joueurs, mais aussi pour qu’il ne soit placé par moitié à contre jour. Quant à l’éclairage, deux lampes sont nécessaires : l’une au-dessus de la mouche de la rouge, l’autre au-dessus des mouches de départ. Ce système d’éclairage qui peut être réduit à un bec si le billard est petit, sera placé à environ 0,80 m du tapis, afin d’éclairer normalement mais sans inconvénient aussi pour le… chef des joueurs.


II. Les différentes façons de jouer au billard – La partie libre. – Au cadre de 0,45 à un et deux coups – Par trois bandes – Par la rouge

Le jeu de billard, sans remonter à la nuit des temps, ne fut pas toujours réglementé comme il l’est actuellement. Ses dimensions n’étaient pas non plus celles de nos jours. Louis XIV jouait sur un billard qui mesurait quelque 12 mètres de tour et si l’on se souvient qu’au cours d’une partie jouée sur un
billard de match, un amateur fit en 24 heures trente-trois kilomètres autour
des quatre bandes, on voit d’ici ce que les gens de l’époque du Roi-Soleil auraient pu faire comme entraînement au sport pédestre, dans les mêmes circonstances. Plus tard, on codifia ce jeu. Les articles en étaient innombrables et compliqués. Aujourd’hui, tout ceci est fort simplifié ; le carambolage est facile à comprendre, les parties au cadre et par la bande ne le sont pas moins. Le résultat de ceci c’est qu’à l’heure actuelle, les Français jouent sur à peu près 80.000 billards, encore que la bicyclette, l’automobile et autres, lui aient fait perdre en une quinzaine d’année près de 20.000 unités. Pourtant les imitateurs des Sauret, Mingot, Cure, Rérolle, Slosson, Faroux, Vignaux, Willie Hoppe, Schaefer, Roudil, Conti, Ranson, Fouquet et autres rois du billard sont toujours nombreux et le resteront longtemps encore.


Depuis que ce jeu est réglementé, il est passé, afin d’en augmenter la diversité, par plusieurs phases que les professionnels pratiquent spécialement selon leurs goûts ou leurs aptitudes particulières. Le joueur amateur, sans prétendre atteindre leur dextérité, pourra s’adonner à l’une ou à l’autre des façons de jouer qui s’intitulent :

      • la partie libre ;
      • la partie au cadre de 45 à un coup ;
      • la partie au cadre de 45 à deux coups ;
      • la partie par trois bandes ;
      • la partie par la rouge.
La partie libre

C’est la partie jouée dans les quatre coins de la France, celle qui ne nécessite aucune des combinaisons dont s’embarrassent les autres, celle enfin qui laisse le plus large cours à la fantaisie des joueurs. C’est peut-être aussi la plus intéressante en raison de la diversité des coups. Il suffit de pratiquer quelque peu le carambolage en partie libre, pour se rendre compte du charme qui se dégage de ce jeu. Tout se combine, les coups par les bandes, se succèdent sans interruption. La série y est facile et intéressante. Pourtant malgré la diversité du jeu, et peut-être même pour cela, sa pratique est souvent plus malaisée qu’une des quelconques parties au cadre par exemple. Ce qui n’a pas empêché Dumans de faire 2.000 points en 80 minutes sur un billard de 3 m. 10 avec 3 remises sur mouche.

Dans la partie libre, ne pas “queuter” ou pousser deux billes à la fois si elles sont proches, et ne pas jouer avec la rouge sont les deux seules restrictions apportées à cette façon de jouer. Nos meilleurs joueurs à la partie libre furent Vigneaux, Rérolle et Faroux.

Au cadre de 45 à un coup

On a surnommé cette façon de jouer, au cadre de 45 en raison de quatre traits tirés parallèlement aux bandes à la distance de 0,45 m. On a ainsi formé quatre rectangles et quatre carrés dans lesquels le joueur ne peut exécuter un carambolage sans faire sortir l’une des billes adverses qui peuvent pourtant rentrer dans le cadre. Quand deux billes adverses se trouvent placées dans le même cadre, le joueur annonce “Dedans”. Tous les carambolages, sous réserve du règlement, sont permis dans le grand rectangle intérieur limité par les quatre traits du cadre. Cette façon de jouer, innovée il y a plus de quinze ans, nous vient d’Amérique. Difficile à jouer au début, elle ne permettait pas, même aux grands spécialistes, une moyenne supérieure à une dizaine de points. Par la suite, l’américain Sutton est parvenu à la formidable moyenne de 100 points dans une partie de 500. Au début, on joua tout d’abord au cadre de 0,35 m. C’est ainsi que le français Rérolle a exécuté une série de 175 points.

Au cadre de 45 à deux coups

C’est cette partie que l’on joue généralement dans les académies de billard. Elle jouit d’une vogue considérable auprès des maîtres du billard professionnel. Le cadre est tracé comme précédemment sur un billard mesurant 3 m. 10 ; le joueur peut exécuter son carambolage dans le cadre avant d’en faire sortir une bille. Si les deux billes adverses sont réunies dans le cadre, le joueur annonce “Rentrée”. Il fera son carambolage, sa bille seule sortant du cadre. Le point exécuté, il annoncera “Dedans”. La bille s’arrêtant sur l’un des traits est considérée comme sortie. Dans ce cas, le joueur prononce “A cheval”. Ces indications n’ont d’autre portée que de renseigner le joueur adverse sur la situation du jeu. Dans cette partie au cadre de 45 à deux coups, pour augmenter la difficulté, car la virtuosité des professionnels l’a rendue trop facile, on a imaginé d’ajouter, aux extrémités des quatre traits, un triangle isocèle, dont le sommet est dirigé vers le centre du billard. Lorsque les billes sont parvenues dans l’un de ces huit triangles, on applique alors les règles du cadre de 45 à un coup.

Au cadre de 45, Vigneaux a pu faire 50 points en 4 minutes 45, et 150 en 16 minutes 33. Adorjan en 1911 a fait une série de 441 points, c’était un professionnel. L’amateur français Faroux a dépassé les 300 points. Les grands joueurs actuels, les Hoppe, les Schaefer, les Conti, les Horemans dépassent couramment les séries de 200 et 300. Le record de la moyenne en tournoi appartient à Conti avec 59-70. Celui de la plus forte série appartient à Schaefer avec 436. Mais officieusement le belge Horemans a réussi la formidable série de 818 points.

Le champion du monde actuel est Willie Roppe qui en 1922 à repris à Schaefer le titre que celui-ci lui avait ravi l’année précédente. La partie au cadre de 0,45 m à 2 coups, est la partie classique des championnats nationaux et internationaux, amateurs comme professionnels. Nous avons parlé tout à l’heure des professionnels, les anciens : Vignaux, Cure, Barutel, Willie Hoppe, Slosson, Sutton, les nouveaux : Schaefer, Conti, Roremans, Ranson, Fouquet, Grange, Derbier. Parmi les amateurs il faut citer le français Rerolle qui fut le premier champion du monde amateur et le belge Bos qui fut le dernier et entre eux les français Naves, Maure, Faroux, Mocquot, Roudil et les belges Van Duppen, Collette et P. Sels.

La partie par la bande

Là, comme dans la partie libre, on ne tracera aucun cadre. Toutefois, un carambolage de bille à bille est un coup nul, la bille devant, avant de faire le point, rencontrer une bande quelconque. La pratique en est assez malaisée. Pour jouer honorablement la partie par la bande, il faut connaître complètement le billard dont on se sert. L’élasticité des bandes, la notion des distances entrent en jeu dans cette façon de procéder. En principe, il faut combiner son jeu pour amener rapidement la série. Le grand joueur Vigneaux a ainsi réussi une série de 118 points qui est maintenant dépassée.

La partie par trois bandes

Les grands joueurs s’apercevant que la pratique jointe à la maîtrise, avait tôt
fait de rendre simple, en matière de billard, la chose qui paraissait la plus compliquée, se sont évertués à accumuler difficultés sur difficultés. Jouer au cadre, à un ou deux coups, jouer par la bande, tout cela était trop facile. On n’a trouvé rien de mieux que de jouer par trois bandes, en sorte qu’avant de faire le carambolage, la bille doit toucher 3 points précis.

Calcul de la résistance des bandes, notion exacte des dimensions du billard entrent ici en ligne de compte, peut-être encore plus que la façon de jouer. Pour arriver à quelque dextérité, il faut du matin au soir, ne pas quitter le tapis vert et l’essayer sur toutes ses faces. C’est un travail de géant auquel s’attelleront peut-être les professionnels de billard, mais que les amateurs n’envisageront jamais. Pensez donc que le français Faroux fit ainsi 15 carambolages sans quitter la queue et que l’espagnol Marva n’a pu dépasser les dix-huit. Le bon amateur qui joue la partie libre arrivera sans peine au même résultat avec, en moins, un travail menant rapidement à la congestion et en plus, le plaisir et la diversité, du jeu.

La partie par la rouge

C’est une partie extrêmement intéressante qui ajoute quelques difficultés à la partie libre, mais difficultés qui n’ont rien d’excessif. La bille rouge doit être simplement touchée la première, soit avant, soit après le contact avec une bande. C’est un excellent entraînement qui prépare au jeu, moins courant pour le billardier amateur, qu’est celui au cadre de 45. Cassignol fut un de nos meilleurs joueurs à la rouge. Il dépassa les 66 points en série.


Toutes ces façons de jouer sont indistinctement employées dans les  matches ou championnats. Depuis que le billard de par sa pratique de plus en plus répandue est devenu un jeu sportif, on s’est appliqué non seulement à établir un code destiné à en régir le jeu, mais aussi une réglementation très serrée des championnats. C’est la Fédération française du billard fondée en 1902 qui s’est chargée de ce soin. Elle a réuni sous son égide bon nombre de sociétés et a divisé en deux catégories les joueurs dits amateurs et professionnels. Toute personne rétribuée par une Académie de billard, ou tirant des ressources de l’enseignement, ou prenant part à un match avec enjeux, ou encore rémunérée pour donner une séance, est considérée comme professionnelle. Tels sont les termes exacts du règlement de la Fédération. Les autres sont amateurs. Ceux-ci comme ceux-là peuvent participer aux compétitions suivantes qu’organise la F.F.B. :

      • Challenges interclubs et handicaps des Consuls de l’U. V. F. ;
      • Championnat et handicap des Consuls de l’U. V. F. ;
      • Championnat de France ;
      • Championnat de Paris ;
      • Championnat de Belgique ;
      • Championnat du Monde amateur ;
      • Championnat d’arrondissement ;
      • Concours de moyennes entre professeurs.

Ces diverses manifestations du billard ont énormément contribué à la renaissance de ce jeu, qui n’a jamais connue une telle vitalité.


III. Quelques conseils aux débutants – Bonnes et mauvaises positions des mains – Comment attaquer la bille – Façon d’ajuster

Quand il jouera au billard, le débutant, après quelques séances, aura assez rapidement acquis la sûreté du coup de main. C’est à ce moment qu’il devra chercher à se rendre compte du trajet qu’accomplira la bille qu’il attaque. Connaissant à l’avance la course qu’elle devra effectuer avant de toucher les
antres billes, l’esprit d’improvisation aidant, il lui sera facile de l’envoyer à peu près exactement là où il voudra. La pratique fera le reste. Le bras comme la main donneront, communiqueront une sorte de vie à ces sphères inertes qui atteindront sûrement le but visé.

Fig. 1-2-3

Pour jouer correctement, l’élève prendra la position qui lui semblera la plus commode. Généralement le pied gauche est en avant, le droit arrière et le corps légèrement effacé. La main gauche, celle sur laquelle viendra s’appuyer la queue, sera allongée complètement sur le billard (fig. 1) ou posée comme figure 2. Le point essentiel, c’est que glissant sur la main ou glissant entre l’index et le pouce, la queue puisse sans accrochage être dirigée sur la bille à attaquer. Le rôle de la main droite est de pousser. Elle devra le faire librement, non pas avec tout le bras, mais avec le poignet, comme le fait un joueur de violon avec son archet.

La main droite pour conserver toute son indépendance, devra “soutenir” et non tenir le talon de la queue. Pour cela le pouce et l’index suffiront amplement (fig. 3). La figure 4 montre le débutant serrant fortement la main, le coude levé. Le bras entre ainsi en action, le corps même y participe. L’élasticité du coup sera nulle, et la bille mal dirigée, trop
d’éléments entrant en action. Le débutant ne s’attachera jamais assez à la position des mains, surtout à celle de la droite. Elle seule fait le joueur, car il ne suffit pas de comprendre un coup difficile et de savoir le trajet que suivra la bille, il faut savoir avant tout, imprimer le mouvement à cette bille.

Fig. 4-5-6

Pour jouer, il suffira donc d’envoyer sa bille frapper d’abord une quelconque
des deux autres. Ayant visé la bille à frapper, reporter les yeux sur la bille à attaquer. C’est une faute commune aux débutants d’abandonner leur propre bille des yeux pour regarder celle qui doit être choquée. Celle-ci doit être simplement “sous l’œil” si l’on peut s’exprimer ainsi. Dans le cas où il n’est pas possible, même en s’allongeant complètement sur le billard, de jouer dans la position normale, on peut jouer derrière le dos, ce que l’on dénomme “la hussard” et plus communément encore “à l’officier” (fig. 6). On peut aussi, si la position des billes au milieu du billard y oblige, effectuer le carambolage, en poussant avec le gros bout de la queue (fig. 9).

Fig. 7-8-9

La position des billes souvent, empêche tout carambolage par l’une des trois façons de se tenir que nous avons indiquées. Dans ce cas, en tenant la queue plus ou moins verticale (fig. 7, 8), le gros bout dans la main droite, les doigts de la main gauche debout sur le tapis, le pouce relevé pour maintenir la direction de la queue et en donnant un coup sec, on exécute ainsi le massé.

Il n ‘est pas permis de queuter, c’est-.à-dire de pousser sa bille plutôt que de lui donner un choc, quand elle est très rapprochée d’une autre. On ne doit pas non plus frapper deux fois sa bille pour lui imprimer le mouvement.

Comment attaquer la bille

Il y a plusieurs façons de pousser les billes ou de les “prendre” pour employer le terme consacré. Nous indiquons (fig. 10), les points sur lesquels on peut frapper. Au centre (1), c’est prendre sa bille plein. A droite (2) demi-plein à droite. Dans le bas (5), prendre sa bille en bas ou dessous. En haut (8), prendre en tête ou en  haut. En bas (4) prendre dessous à droite. En haut (7) en tête a droite. Les autres points prennent les mêmes significations, mais à gauche. En règle générale, le débutant malgré tous les meilleurs conseils prendra sa bille plein au centre ce qui l’empêchera de rouler, ou en bas dessous, et alors il risquera de crever le tapis. Il devra s’évertuer à voir rouler sa bille en la prenant en tête. Les points que nous indiquons sur notre figure 10 sont les principaux à attaquer. Suivant les besoins on peut prendre des intermédiaires que nous ne marquons pas, pour laisser le plus de clarté possible et ne pas embrouiller l’élève.

Façon d’ajuster
Fig. 10-11-12-13

La bille lancée vient frapper la bille ajustée. Celle-ci sera prise tout comme l’autre sur des points précis. Ils ont pour objet d’envoyer cette seconde bille dans une direction voulue, ou d’imprimer par le choc sur la droite, sur la gauche, plein, etc. une autre direction à la première bille frappée. La bille ajustée peut être atteinte (fig 11) au centre (1) c’est-à-dire plein. Le centre de la bille jouée venant toucher à l’autre (2) ce sera demi-plein à droite. Le centre encore venant contre (3) c’est trois-quarts à droite. On prendra fin si la circonférence de la bille jouée vient toucher une toute petite partie de la bille ajustée.

Nous avons indiqué les parties que le centre de la bille jouée viendra attaquer si elle est jouée plein. Jouée demi, trois-quarts plein, etc. les points atteints sur l’autre bille pourront être les mêmes, la direction, prise par les billes après le choc, seule se modifie. La figure 12 montre la façon d’ajuster plein. On frappe plein et l’on vise trois-quarts plein (fig. 13). En ce qui concerne l’effet, c’est-à-dire de toucher une petite partie de la bille ajustée avec la circonférence de la bille jouée, on pourra, comme l’indique le pointillé de la figure 14, se figurer une bille imaginaire qu’on viendra frapper plein.

Au début ce moyen sera utile à l’élève, que la perspective de toucher fin fera passer, à cinq centimètres du but. En principe, une bille jouée plein sur une autre plein également n’aura pour effet que d’assommer les deux billes, c’est-à-dire de laisser la première sur place et de ne pas, ou presque pas imprimer de mouvement à la seconde. Une bille prise sur le côté gauche par exemple en heurtant la seconde bille continuera à poursuivre son mouvement sur ]a gauche. Celle qui a été atteinte la première, dans ce cas, sera chassée dans le sens opposé.

Quoique les règles du jeu de billard soient établies sur des bases bien  définies, le joueur doit à l’occasion faire preuve d’esprit d’improvisation ; l’œil, qui calcule les points à frapper et les bandes à toucher, trace à l’avance le chemin que devront parcourir les billes. Il n’ est donc pas interdit, bien au contraire, d’essayer de jouer suivant sa compréhension personnelle du jeu. Les principes fondamentaux ne sont pas modifiables, mais la façon de les utiliser n’est évidemment pas comprise de la même façon par tous les joueurs dont la technique est très variée. Il entre dans la façon de jouer une question de tempérament et de moyens physiques indiscutable. D’ailleurs, un peu d’attention permettra au débutant de se rendre facilement compte des divers mouvements imprimés aux billes suivant qu’elles ont été frappées ou ajustées dans un sens ou dans l’autre. Terminons ce chapitre en l’avertissant qu’il ne doit pas trop s’émotionner des manques de touche du début. L’habitude l’obligera à maintenir correctement la queue dans la main droite, le coude pas trop relevé, l’œil suivant, par-dessus, la ligne indiquée par la queue.


IV. Les coups par les bandes
Fig. 14-15-16-17

Ce sont les coups les plus usités dans le carambolage que pratiquera l’amateur billardier. Nous donnerons un exemple, avec la façon de prendre ses billes et les directions qu’elles prendront. Nous choisirons un cas simple (fig. 15). Le pointillé, là, comme dans toutes les autres figures indique le chemin parcouru par la bille frappée.

En dehors de l’exemple que nous donnons ci-dessous, tous les autres sont indiqués, pour grouper le plus possible les billes, le coup étant terminé. Il est intéressant pour le joueur de ne pas voir simplement le coup à réussir, mais ceux à suivre. Le débutant, pour commencer, cherchera malgré lui à effectuer tout d’abord son point sans se préoccuper de ce qui peut suivre. La pratique aidant, il comprendra toute l’importance , qu’il aura à modifier son jeu.

Revenons à la figure 15. Le carambolage doit être fait sur la bille en haut et un peu en arrière. La bille jouée ou la bille 1 devra partir sur la gauche ; la bille touchée ou n° 2, touchée à gauche également, enverra dans cette même direction la 1. Celle-ci touchera une bande qui se trouve à proximité et l’effet de la première attaque se faisant toujours sentir elle continuera sur la gauche pour venir caramboler la 3. Les billes placées en sens inverse nécessiteraient l’effet à droite naturellement.

Le Carambolage par deux bandes

Prendre légèrement en bas et à droite, effet contraire. La bille 1 touche trois-quarts, vient à la bande et atteint la 2 directement mais plus souvent par la bande sur le côté (fig. 16).

Le Carambolage par 3 bandes

C’est à peu près la paire de lunettes, toujours pour employer le style imagé du joueur de billard. Joué direct, il sera réussi sûrement, mais il ne laissera rien derrière. La bille 1 prise sur la gauche frappe au même endroit la 2 qui choque la 3. Cette dernière descend et revient se rencontrer dans le coin à droite avec la 1 (fig.17).

Le Carambolage par 4 et 6 bandes

Dans la figure 18, la bille 1 prise en tête avec peu d’effet à gauche, attaque la 2 et suit le pointillé pour choquer sur la gauche ; la 2 a pris un chemin parallèle et revient dans le voisinage de la 1 et de la 2.

Les 6 bandes (fig. 19) sont obtenues par un coup sec, ce qui ne signifie pas fort, presque en tête et à droite. La 1 viendra terminer doucement sur la 3 en
même temps que la 2 qui n’effectuera le trajet que par deux bandes.


V. Les Coulés

Le coulé ou à suivre consiste, ayant les trois billes sur une ligne à peu près identique, à atteindre la bille du milieu pour la déplacer, sans que la 1 change de direction pour venir choquer la 3. Dans un tel cas prendre la bille en tète et au milieu, toucher la 2 aux deux-tiers un peu à droite. Celle-ci s’en va pendant que la 1 continuant son chemin atteint la 3.

Ce coup difficile pour le débutant, ne s’obtient pas seulement parce que les billes sont touchées exactement à l’endroit voulu mais surtout par le coup de queue, donné d’une façon allongée qui laisse croire que le procédé accompagne pendant quelques centimètres la bille qui vient d’être frappée.

Le Demi-coulé
Fig. 18-19-20-21

Le cas se présente (fig. 20) d’un demi-coulé, c’est-à-dire que la bille 1 doit renvoyer la 2 pour couler le long de la bande. On attaquera en tête légèrement à gauche, la 2 e~t atteinte trois-quarts plein. Coup assez sec, obligeant la 1 à suivre la ligne directe qui l’enverra sur la 3. Dans ce demi-coulé, les trois billes retournent à la bande opposée pour se grouper.

Le Coulé sur bande

La 1 est prise en tête avec beaucoup d’effet, la 2 choquée vient à la bande et redescend immédiatement. Le chemin est libre, la 1 touche la bande, et en raison de l’effet à droite arrive sur la rouge (fig. 21). Celle-ci se trouve, renvoyée à la bande sur le côté et rejoint la 2.

Coulé fouetté

Ce coup ressemble beaucoup à l’exemple que nous citons au début. Attaquée en tête, d’un coup allongé, la 1 déplace la 2 et serpente le long de la bande pour choquer la 3 (fig. 22). Celle-ci viendra rejoindre la 2 à la bande du-haut.


VI. Coups à revenir ou rétros
Fig. 22-23-24-25

Ce coup est l’orgueil du joueur de billard. Comme beaucoup d’autres à grands effets, c’est surtout la pratique du coup de queue qui le rend possible.
Nous en donnerons toutefois une explication destinée à éviter les premiers tâtonnements au débutant.

Le coup à revenir est le contraire du coulé. Dans ce dernier il s’agit, on le sait, de déplacer la 2 pour continuer le chemin. Ici, la bille à jouer étant au milieu, il s’agira de déplacer la 2, mais au lieu de continuer, revenir sur son
chemin pour atteindre la 3. Le rétro peut se pratiquer sur des billes rapprochées, et également à longue distance. Il a l’immense avantage de grouper les billes et de laisser un beau jeu.

Fig. 26-27-28-29

Malheureusement celui qui le manque donne l’avantage à son adversaire, ce
qui est également à considérer. Le célèbre Mangin disait pour faire un beau rétro, lâchez le coup délibérément. C’est vrai en effet. Il s’agit de donner le coup sec en rappelant vivement à soi, la queue, aussitôt la bille frappée.

On attaquera dessous et on lâchera le coup en se figurant qu’on veut traverser les deux billes. L’effet à revenir se produira très certainement.

Le rétro direct

C’est celui que nous indiquions comme exemple, la bille à jouer étant au milieu des deux autres (fig. 23). La 1 est prise plein et en dessous ; un coup sec sur la 2, touchée presque plein, un peu à gauche. Les billes reviennent se grouper.

Le Rétro par la bande

Dans la figure 24, prendre dessous à gauche. La 1 après avoir choqué la 2 revient sur la 3. Celle-ci ne· bouge pas et la 2 après être remontée à la bande opposée revient sous l’effet du choc reprendre sa place près des deux autres.


VII. Coups directs

Lorsqu’il s’agit de caramboler directement sans l’action des bandes, la bille doit être attaquée net. L’effet comme dans la figure 25 est de rigueur. La bille touchée remonte à la bande pour revenir près de la rouge sur laquelle la 1 est venue mourir.

Coups de finesse

Dans le cas représenté (fig. 26), il faut toucher la bille 2 très fin. Nous avons dit comment on doit agir dans un tel cas. La bille 1 prise à droite en tête, bat les deux bandes et en raison de l’effet contraire revient sur la bille 3. La bille 2 est venue à la bande de côté, pour descendre rejoindre les deux autres.


VIII. Les Coups durs
Par la bande

C’est un coup, qui procède un peu du coulé en ce qui concerne le coup de queue. Ici (fig. 27) ce coup dur par la bande est fort simple et facilement exécutable. La bille 1, attaquée en bas à droite, revient après son choc contre la bille 2 collée à la bande. L’effet contraire la ramène sur la gauche à la bande opposée.

Dans le deuxième coup par la bande (fig. 28), la bille 1 prise en tête à droite
avec un peu de mollesse dans la main droite, est projetée par le coup dur de
la bille 2 sur la bille 3 qui reste presque immobile. Les trois billes reviennent groupées.

Le Contre à distance

Celui-ci n’est pas aussi commode en raison de l’éloignement des billes (fig. 29). Attaquer sec et en tête la 1 qui en choquant la 2, reçoit un mouvement de rotation la dirigeant vers la 3 carambolée directement ou par la bande en raison de sa position collée presque au coin.

Le coup du serpent
Fig. 30-31-32-33

Nous en donnons deux exemples ici. Il existe une théorie exacte en ce qui concerne ces coups vraiment extraordinaires, mais, ce n’est pas nous avancer que déclarer la pratique supérieure à la théorie en ces deux cas. Nous les expliquerons clairement, l’amateur, s’il a des loisirs, pourra les essayer ensuite.

Dans le coup du serpent simple (fig. 30) les billes sont toutes trois collées à la bande. La bille 1, celle du joueur est prise sans aucun effet, en tête. Attaquée vigoureusement elle arrivera sur la bille 2 qui sera touchée trois-quarts plein. Si ce travail a été exécuté correctement la 1 suivra le  trajet indiqué par le pointillé pour caramboler la 3.

Cet autre coup du serpent (fig. 31) est plus compliqué, car il s’agit en l’occurrence de venir heurter un objet au milieu du billard. Ce sera souvent une sonnette pendue au bec d’éclairage, que la bille fera légèrement tinter en passant. Ce sera le coup du serpent à sonnettes.

La bille 1 est attaquée énergiquement en tête avec effet à gauche. La 2 visée presque plein fera effectuer à la 1 le chemin tortueux que nous indiquons. C’est là que la queue de 600 grammes sera utile.


IX. Les rencontres
Par contre

La rencontre (fig. 32) se fait par contre, c’est-à-dire qu’attaquée à droite avec légèreté, mais aussi avec rapidité, la 1 va toucher la bande du haut. Au départ elle a légèrement heurté la 2 qui a envoyé la 3 dans le coin. La 1, à son contact à la bande et en raison de l’effet, est revenu caramboler la 3. Dans ce coup la 1 et la 3 doivent arriver ensemble.

II s’agit donc de ne jouer ni trop fort, ni pas assez ; suivant que la 3 arrivera la première ou la dernière, on réglera le coup de queue. En principe ne pas jouer trop plein.

La rencontre

Ici elle a lieu en plein billard (fig. 33). Le coup est à risquer. La 1 après son son choc contre la 2, sera envoyée vers le centre du billard. La 2 ayant envoyé la 3 contre la bande, redescendra pour rencontrer la 1, à moins que celle-ci ne soit déjà passée.

Rencontre par effet

Dans la figure 34, il faudra attaquer la 1 à gauche et en tête. On jouera ainsi le coup arrêté, car après le choc avec la 2 elle s’immobilisera presque complètement, déviant très peu sur la gauche. La 2 collée contre la 3 enverra celle-ci contre la bande en même temps qu’elle s’écartera. La 3 redescendra et se rencontrera avec la 1. Le procédé accompagnera légèrement la bille à l’attaque.


X. Les Bricoles
Fig. 34-35-36-37
Par une bande

Nous ne dirons pas, en raison du terme qui désigne ce coup, que c’est du bricolage, au contraire, car le coup est difficulteux. Il faut en effet opérer le carambolage après avoir touché une ou deux bandes. On essaye ce coup quand il y a impossibilité de faire autrement en raison de la place occupée par les billes (fig. 35).

Là il faudra avoir dans l’œil exactement le point de la bande à toucher pour qu’elle renvoie directement la 1 entre les deux autres. C’est un véritable problème géométrique.

Par 5 bandes

La 1 est attaquée en tête à gauche . La 2 est effleurée. Les quatre autres bandes sont touchées mathématiquement avant de venir caramboler la 3. Les deux autres billes restent dans leur coin et sont naturellement rejointes par la 1 (fig. 36).


XI. Le Massé

Encore un coup qui demande une longue pratique. Dans la crainte de déchirer le tapis, le débutant emploie ce coup avec crainte. En prenant l’une des positions indiquées au début (fig. 7, 8), on frappe la bille au sommet, vigoureusement, mais en retenant, la force s’exerçant tout entière sur la bille en évitant le tapis. Ce coup de massé a pour objet de chasser la bille attaquée.

Par la bande

En figure 37, l’attaque sera presque verticale. La bille 1 touchera, ou plutôt enveloppera la 2 qu’elle obligera à se retirer pour passer, suivre la bande et caramboler la bille 3.

Demi-massé par la bande

Dans un cas comme celui qui nous occupe (fig. 38) la bille 1 doit être massée  à droite. En heurtant la 2, elle l’envoie vers la 3 qu’elle-même carambole en venant à la bande comme nous l’indiquons.

Dans tout massé, le plus important est de déterminer le point de la bille à frapper. La pratique jointe à la sûreté de main contribueront à cet apprentissage.


XII. La Série.
Fig. 38-39-40

C’est ce que tout joueur doit essayer de réussir. Chaque coup, étant joué de façon à rassembler les billes, doit invariablement amener une série.

Cependant la véritable ne s’exécute réellement que contre les bandes. Au milieu ou dans une partie quelconque du billard, on réunira toujours plus difficilement ses trois billes. Aussi. les efforts du billardier tendent-ils à se grouper près des bandes.

Dans notre premier exemple (fig. 39), le premier coup joué en finesse, la rouge s’éloigne vers la bande, la 2 laisse la place à la 1 qui se trouve sous la rouge. Un effet à retour sur la rouge, et la 1 carambole pour replacer les billes dans la première position. Il ne reste plus qu’à continuer, mais toujours très doux, cela se comprend. L’essentiel dans la série quelle qu’elle soit est de ne point faire rouler les billes, mais plutôt de les déplacer.

Au second exemple (fig. 40), attaquer avec finesse masquerait le jeu par la suite. Prendre trois-quarts sur la rouge pour arriver à la position suivante, où le massé remplacera la finesse à nouveau impossible. On reviendra à la position du début et l’on continuera en ayant soin de conserver la bille à jouer toujours derrière la rouge.

L’élève ne parviendra à la série, qu’après avoir en mains les coups fondamentaux, et quand il possédera à fond le massé et le coup d’effet à revenir.

René Delys (1931 ?)

L’ouvrage…
DELYS René, Pour être un bon joueur de billard (Paris, Nilsson, 1931?) © Collection privée
Et la pub !
4ème de couverture © Collection privée

[INFOS QUALITE] statut : en construction | mode d’édition : transcription, correction, iconographie et mise en page | source : DELYS, René, Pour être bon joueur de billard (Paris : Nilsson, 1931?, épuisé)  | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en tête de l’article, la salle de l’Académie de billard de Liège, créée en 1927 et classée en 2022 ; © Editions Nilsson | remerciements à Patrick Thonart (collection privée)


OTEIZA, Jorge (1908-2003)

Temps de lecture : 8 minutes >

Né le 21 octobre 1908, à Orio, Jorge OTEIZA avait abandonné des études de médecine pour se consacrer à l’art. Ses premières sculptures, dès 1935, sont faites d’assemblages d’objets trouvés. Il s’installe durant plusieurs années en Amérique du Sud, où il enseigne la céramique à Buenos Aires avant de revenir en Espagne en 1948. En 1950, il gagne un concours de sculpture pour la basilique de Aránzazu, mais l’installation finale de ses œuvres est interdite. Au milieu des années 1950, il développe son Projet expérimental, dans lequel la pierre, marbre le plus souvent, est taillée selon des formes contradictoires mais complémentaires. En 1957, il remporte le Premier Prix de la Biennale de Sao Paulo et reçoit en 1988 le prestigieux Prix prince des Asturies.

Le souci premier d’Oteiza est de concilier les traditions séculaires de la statuaire basque avec les acquis de l’art moderne, pour réconcilier homme et nature, art et religion, et revivifier la culture de sa région natale. C’est dans cet esprit qu’il explore des formes abstraites géométriques, inspirées des travaux des constructivistes russes. Cette voie le conduit à sillonner l’espace et les énergies qui peuvent se développer et se ressentir dans les vides organisés par la sculpture. Son œuvre va en s’épurant, utilise des plaques métalliques qui, marquées par la leçon de Cézanne, forment des éléments géométriques simples comme le cube, le cylindre ou la sphère dans des séries portant les titres génériques d’Inoccupations spatiales, Caisses métaphysiques ou Caisses vides.

Auteur de nombreux essais sur l’espace, passionné de poésie, Jorge Oteiza se définissait comme un “athée religieux”. Mais il ne s’était pas pour autant retiré des affaires du monde : il avait ainsi mené une croisade contre l’ouverture, financée par le Pays basque, du Musée Guggenheim de Bilbao et juré qu’aucune de ses œuvres ne figurerait dans ce qu’il considérait être “l’espace du colonialisme culturel américain”.

d’après LEMONDE.FR


“Les Apôtres”, ND d’Arantzazu © baskulture.com

Les œuvres figuratives de Jorge Oteiza, rugueuses et expressives, témoignent déjà, au début de sa carrière, d’une recherche de la forme essentielle, au plus près de son centre et de son énergie, libérée de ses épaisseurs de traditions et d’académismes. Il affectionne alors des volumes ramassés et puissants, ignorant que son travail expérimental le conduira à devenir sculpteur abstrait, sculpteur du vide.

Inventer des formes et ordonner des forces

Les impressionnantes sculptures en pierre de la basilique d’Aránzazu possèdent la même part d’énigme et de révélation que les cromlechs mégalithiques, qui fascinent Oteiza. En 1951, les figures de la Friso de los Apóstoles (Frise des Apôtres), ultérieurement surmontée, en 1969, d’une Pietà de même facture, semblent comme eux ordonner des forces et échapper toujours, au moins pour partie, à l’interprétation. Le vide, qui sera plus tard le matériau même du sculpteur, creuse déjà ici les visages et les corps en un style où se mêlent un mode figuratif, qui se refuse pourtant à n’être que simple représentation de la réalité, et les prémisses d’une abstraction qu’Oteiza développera ensuite jusqu’à ses limites.

Les sculptures de cette période entrent en résonance avec les œuvres de Constantin Brancusi et surtout avec celles d’Henry Moore, sculpteurs qu’Oteiza admire et dont l’influence est très tôt manifeste dans son travail . Il partage avec Moore le goût d’une sculpture “organique”, en laquelle l’humain et le végétal se mêlent, et il se risquera comme lui à trouer les figures pour que l’espace y circule, tout en maintenant la densité de la matière. Les vides et les pleins créent, dans les œuvres d’Oteiza comme dans celles de Moore, des jeux d’ombres et de lumière qui semblent émaner des statues et leur confèrent l’apparence du vivant. Ces absences de matière, ces manques que déjà Oteiza creuse dans le ciment, le plâtre, la pierre ou le bois, s’accentuent singulièrement jusqu’à dessiner des contours de plus en plus abstraits. Le modèle mathématique, plus tard très prisé par l’architecte Frank Gehry, en serait l’hyperboloïde.

D’autres rencontres vont cependant advenir, et d’autres recherches orienteront la pratique d’Oteiza vers une liberté plus affirmée, une radicalité et une inventivité en matière d’expérience de l’espace qui lui vaudront l’admiration de Richard Serra.

Plier et déplier l’espace

À la fin des années 1950, Oteiza passera de l’organique au géométrique, du geste à la conception quasi mathématique de la forme, vers une abstraction de plus en plus affirmée. La bibliothèque d’Oteiza rend compte de son insatiable curiosité, de l’éclectisme de ses goûts et de la multiplicité de ses centres d’intérêt, de la philosophie à la mécanique des fluides, de l’architecture à la linguistique et l’anthropologie. Les avant-gardes artistiques y occupent une grande place, avec une prédilection pour Kazimir Malevitch à qui il déclare s’identifier tant en matière de spiritualité que de propositions plastiques.

Malevitch voyait dans le suprématisme, qu’il inventa, les fondements d’une nouvelle pensée pour l’art et l’architecture où l’objet ferait place à l’esprit :

Lorsqu’en 1913, dans mon effort désespéré de libérer l’art du poids inutile de l’objet, je pris la fuite dans la forme du carré et réalisai et exposai un tableau qui ne se composait de rien d’autre que d’un carré noir sur fond blanc, les critiques se lamentèrent […]. Plus d’images de la réalité, plus de représentations idéales – rien qu’un désert ! Mais ce désert est rempli de l’esprit de la sensibilité pure (sans les objets) qui pénètre tout (Kazimir Malevitch, cité par Michel Seuphor)

Malevitch conçut ainsi des Planites, habitations destinées à planer dans l’espace au gré des courants atmosphériques et magnétiques, ainsi que des Architectones, à la régularité constamment contredite par l’asymétrie et la multiplicité des plans. Comme Malevitch invente un quadrangle irrégulier capable de se développer en tous sens dans l’espace, Oteiza, qui reconnaît en lui l’unique fondateur de “nouvelles réalités” spatiales, va déployer des polyèdres de fer en assemblant des “unités planes” pour réaliser de multiples “Boîtes vides” et “Boîtes métaphysiques”.

Les recherches de Malevitch tiennent lieu de “forme matrice” pour Oteiza qui s’emploie à plier et déplier le métal, à le courber et à le dérouler en ellipses, comme s’il pliait et dépliait l’espace même, en d’infinies variations, à la manière de la série Desocupación de la esfera (Désoccupation de la sphère). Les sculptures d’Oteiza sont des objets de réconciliation du monde intérieur avec le monde extérieur, silencieux et actifs.

Le vide et le plein

Expérimentant les relations entre légèreté et pesanteur, dont il réconcilie les oppositions en faisant du vide un élément constitutif de la sculpture et en accentuant paradoxalement les tensions entre déséquilibre et gravité, Oteiza déconstruit toute tradition sculpturale, crée des objets singuliers, ouverts, dont le centre est partout et nulle part. Il invente de purs signifiants plastiques, des entités non langagières, qui peuvent évoquer les expérimentations verbales de Mallarmé. Le poète, à qui il rend explicitement hommage avec une œuvre de 1958, Homenaje a Mallarmé, avait osé une rupture révolutionnaire entre la forme et le sens. Les sculptures d’Oteiza se libèrent à leur tour de tout signifié imposé, pour devenir des formes libres. Il crée alors des objets-signes, polysémiques, concentrant la plus grande intensité, dans le vide ou le plein que le sculpteur met en œuvre tour à tour.

Il serait en effet simplificateur de penser –sur le modèle platonicien ou hégélien– qu’Oteiza est allé de la matière à l’esprit sans retour et que ses recherches s’achèvent dans la proximité de la perfection du vide. En parallèle à ses expériences de “désoccupation”, Oteiza travaille encore et encore l’objet massif, les assemblages de lourdes formes élémentaires qu’il invente en découpant des craies de section carrée, articulant le vide avec le plein, donnant à voir non pas l’absence de matière mais la matière avec son absence. Tel est le sens de ses assemblages de cuboïdes qui deviennent stèles funéraires, de ses polyèdres de bronze ou de ses cubes d’albâtre et de marbre emprisonnant et diffusant la lumière. Tel est l’objet de ses “solides avec négatif”, à la fin des années 1950, conservant en creux l’empreinte d’un volume “désencastré”, d’une pièce désormais manquante, devenue à son tour autonome. Ses structures minimales semblent alors encore davantage à même, comme il en est des sculptures africaines ou océaniennes, de concentrer des champs de forces et de les diffuser, comme il en était de ses premières créations.

“Pieta”, San Sebastian © zone47.com
Miniaturiser l’univers

Après trois ou quatre années seulement dans cette voie non figurative, Oteiza déclare en avoir fini avec la sculpture. Il va d’ailleurs se consacrer désormais à la réflexion théorique –en des écrits denses et torrentiels, volontiers polémiques, parfois confus et souvent contradictoires– et à la rédaction d’écrits poétiques souvent véhéments, à l’image de sa personnalité.

Pourtant, contrairement à ce qu’il affirme en 1959, sa carrière de sculpteur n’est pas achevée. Certes, il lui faut honorer des engagements, concernant par exemple la basilique d’Aránzazu, et il s’emploie également à la réalisation de pièces précédemment conçues, notamment dans le cadre de commandes publiques. Mais il s’adonne aussi à la conception de formes nouvelles, dans le cadre de son Laboratoire Expérimental. Celui-ci constitue d’ailleurs en lui-même une démarche remarquable, il est en quelque sorte le work-in-progress d’une vie, livrant des clés de lecture pour comprendre l’ensemble de la production artistique de l’artiste.

Oteiza déclarait en 1957, à l’occasion de la IVe Biennale de São Paulo où il présenta, avec d’autres pièces, une Desocupación del cilindro, travaillé en formats très réduits et avec de très nombreuses variantes inachevées. Dès le début des années 1950, avec des matériaux faciles à manipuler, comme le zinc, le bois ou le plâtre, des couvercles de boîtes de conserve en fer blanc ou du banal fil de fer, il tord, coupe et assemble, façonnant des hyperboloïdes (notamment le Monumento al prisionero político desconocido, réalisé en 1965 d’après une maquette de 1952, de quelques centimètres de hauteur), des unités de “désoccupation du cube et de la sphère”, et autres “modules Malevitch”.

On trouve, dans ce Laboratoire Expérimental, de curieuses “trames spatiales” miniatures, à la fonction indécidable, entre science, architecture et poésie, ainsi que de nombreuses variations sur l’idée de “point en mouvement”, dont certaines ont donné lieu à des réalisations en grandes dimensions. Ces lignes sinueuses pourraient bien avoir quelque affinité avec le geste de Picasso que l’on voit sur une photographie de 1949 ayant pu saisir l’instant fugitif où l’artiste dessine un animal mythique dans l’espace, avec un bâton de bois incandescent. Ce tracé de lumière, disparaissant alors qu’il est à peine image, devient matériel et durable dans les courbes graphiques de métal façonnées par Oteiza, anticipant sur les Lignes indéterminées de Bernar Venet.

Des dessins préparatoires participent, en parallèle, à un “Laboratoire de papiers”, lui aussi d’un grand intérêt. Les nombreuses études d’Oteiza y rendent compte de son intérêt pour les artistes dont il observa attentivement, au fil du temps, les travaux, notamment Henry Moore, Vassily Kandinsky, Kazimir Malevitch et Pablo Picasso .

On pourrait aujourd’hui s’interroger à nouveau avec Claude Lévi-Strauss pour savoir si le modèle réduit “n’offre pas, toujours et partout, le type même de l’œuvre d’art” . Gilbert Lascault en est pour sa part convaincu, car selon lui

l’énorme est installé dans l’infiniment petit [et la miniaturisation permet de] retrouver une part cachée de l’histoire des formes […] les inventions des sculpteurs des cathédrales, des compagnons menuisiers, des pâtissiers, les maquettes des ingénieurs et des stratèges (Gilbert Lascault, Écrits timides sur le visible)

Dans les années 1972-1973, son Laboratoire de craies va permettre à Oteiza de conduire de nouvelles expériences autour de l’idée de discontinuité ou d’intervalle, qu’il désigne sous le nom de “tarte”, vacuité organisant le vivant, lien invisible structurant la matière, l’art donnant à voir ce vide qui relie et constitue le monde. Les cromlechs basques, comme ceux d’ailleurs, témoignent d’une volonté humaine de vivre ensemble en s’interrogeant sur les forces de la vie et sur le sacré. C’est sous cet angle qu’il faut comprendre l’attachement d’Oteiza à la culture basque, son désir pédagogique d’en transmettre la mémoire et l’actualité en faisant connaître ses artistes – Oteiza fit partie du Groupe Gaur, avec son “frère ennemi” Eduardo Chillida et d’autres artistes de Guipúzcoa –, et d’en perpétuer la capacité créatrice.

Jorge Oteiza a choisi de faire de la sculpture un moyen de dépasser la finitude (“Rompo la muerte en la estatua“) donnant à vivre, pour peu que l’on accepte d’entrer en amitié avec ses œuvres, une expérience esthétique –c’est-à-dire sensible, émotionnelle, poétique et discursive– de l’espace.

d’après CAIRN.INFO


[INFOS QUALITÉ] statut : validé | mode d’édition : partage, décommercialisation et correction par wallonica | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : image en tête de l’article, Jorge Oteiza, “Construction vide”, San Sebastian © hotelvillasoro.com  ; © zone47.com ; baskulture.com 


Plus d’arts visuels…

Les branches de la philosophie

Temps de lecture : 3 minutes >

[…] Les domaines d’intérêt de la philosophie moderne s’appliquent aussi bien en Orient qu’en Occident, mais les noms sous lesquels ils sont connus ont été développés par les Grecs. Bien que diverses écoles puissent les diviser en sous-sections, les branches d’étude sont les suivantes :

Métaphysique

L’étude de l’existence, ainsi nommée pour le travail d’Aristote sur le sujet. Loin d’être un terme définitif à l’époque d’Aristote pour désigner l’étude de la philosophie ou de la religion, le terme métaphysique a été donné au livre d’Aristote sur le sujet par son éditeur qui l’a placé après son ouvrage Physique. En grec, méta signifie simplement après, et le titre ne visait à l’origine qu’à préciser que l’une des pièces venait après la première. Quoi qu’il en soit, le terme a depuis été appliqué à l’étude des causes premières, de la forme sous-jacente de l’existence et des définitions concernant la signification du temps et même la signification du sens.

Épistémologie

L’étude de la connaissance (du grec épistémè, connaissance, et logos, mot). L’épistémologie pose la question de savoir comment on sait ce que l’on sait, ce qu’est exactement la connaissance, comment la définir et comment savoir si le sens que l’on donne à un mot sera celui que comprendra une autre personne. Les questions épistémologiques ne semblent pas avoir préoccupé les anciens jusqu’à ce que le sujet soit abordé par les philosophes présocratiques de la Grèce et Platon après eux.

Éthique

L’étude du comportement/de l’action (du grec ta éthika, sur le caractère), un terme popularisé par Aristote dans son Éthique de Nicomaque, qu’il a écrite pour son fils, Nicomaque, comme un guide pour bien vivre. L’éthique se préoccupe de la moralité, de la manière dont on doit vivre et sur quelle base prendre des décisions. L’éthique était une préoccupation centrale de toutes les philosophies antiques, depuis la Mésopotamie, qui tentaient de déterminer la meilleure façon pour les gens de vivre, non seulement dans leur propre intérêt, mais aussi dans celui de la communauté au sens large et, enfin, conformément à la volonté des dieux.

© Min Wae Aung (Birmanie)
Politique

L’étude de la gouvernance (du grec polis, ville, et politikos, qui signifie ce qui a trait à la ville [la Cité]). Cependant, loin de se limiter à la gestion d’un gouvernement, politikos s’intéresse également à la manière d’être un bon citoyen et un bon voisin et à ce que l’on doit apporter à sa communauté. Cette branche, comme toutes les autres, a été définitivement examinée et popularisée pour la première fois dans les travaux d’Aristote en Occident, mais les questions concernant la meilleure façon de vivre avec ses voisins et ce que l’on doit à la communauté remontent à des milliers d’années dans les textes mésopotamiens, égyptiens, persans et indiens.

Esthétique

L’étude de l’art (du grec aisthetikos, sens/sentiment, ou aisthanomai, percevoir ou sentir). L’esthétique s’intéresse à l’étude de la beauté, de la perception de la beauté, de la culture et même de la nature, en posant la question fondamentale suivante : “Qu’est-ce qui fait que quelque chose de beau ou de significatif est « beau » ou « significatif » ?” Platon et Aristote donnent tous deux des réponses à cette question en tentant de normaliser objectivement ce qui est beau, tandis que le célèbre sophiste grec Protagoras (v. 485-415 av. JC environ) soutenait que si l’on croit qu’une chose est belle, alors elle est belle, et que tous les jugements sont et doivent être subjectifs car toute expérience est relative à celui qui la vit.

Ces branches n’ont pas été définies de cette manière avant l’époque des Grecs, mais les questions qu’elles posent et auxquelles elles cherchent à répondre ont été exprimées par des peuples du Proche-Orient, de l’Asie du Sud et de tout le monde antique.[…]

d’après Joshua J. Mark traduit dans WORLDHISTORY.ORG


[INFOS QUALITE] statut : validé | sources : World History Encyclopedia, une encyclopédie d’approche traditionnelle, traduite de l’anglais | mode d’édition : partage, correction, édition et iconographie | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : ©DR ; © Min Wae Aung (Birmanie).


Faire savoir…

DUNDIC : Inutile de stocker, nous en avons pour tout le monde (2009, Artothèque, Lg)

Temps de lecture : 2 minutes >

DUNDIC Emmanuel, Inutile de stocker, nous en avons pour tout le monde
(plaque de bois sérigraphié, 14 x 18 cm, 2009)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
à l’Artothèque Chiroux de la Province de Liège ?

Emmanuel Dundic © Goldo

Plasticien multidisciplinaire né en 1969, Emmanuel DUNDIC est actif et reconnu dans le monde de l’art contemporain belge. Présent dans de nombreuses collections et lauréat de prix (prix de la Fondation Bolly-Charlier 2018, Prix de la Création de la ville de Liège 2016, Prix Jeune révélation de Leuze-en-Hainaut 1993 et d’autres), son travail artistique nous invite à prendre part à une narration faite de mots, d’images et d’objets.

“Le travail d’Emmanuel Dundic est empreint de drame, de silence évoquant l’exil intérieur et la mélancolie. Peintre de formation, l’artiste écrit souvent des dialogues courts qui n’en sont pas (affirmation, question, échappatoire) et donnent parfois lieu à une mise en image sous forme de photographies détournées de leur objet, ou d’objets créés en fonction des contingences ou de hasards. Des phrases météores issues de nulle part. Le “hors contexte” l’intéresse au plus haut point. Qui s’adresse à qui, et dans quel contexte ? Tout est prétexte à jeux de mots, anagrammes, filtrages, prophéties, traitements. Toutes ces phrases sont à tiroirs multiples, parfois évidentes, souvent hermétiques. La forme de présentation de ses textes est variable : édition, projection, distribution…”. (d’après SPACE-COLLECTION.ORG)

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Emmanuel Dundic ; Dominique Houcmant “Goldo” | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

QUERSIN, Benoît (1927-1992)

Temps de lecture : 8 minutes >

Benoît QUERSIN est né à Bruxelles, en 1927, et décédé à Vaison-la-Romaine  (F), en 1992. Personnage aux multiples facettes, Benoit Quersin est avant tout le bassiste de cette génération de mutants (Jaspar, Thielemans, Thomas, Pelzer) qui changea la face du jazz belge à la fin des années 40. Sur cet instrument ingrat – peu de musiciens belges s’y illustrèrent jusqu’il y a quelques années – il accompagnera un nombre impressionnant de grands maîtres américains ou européens ; il jouera un rôle déterminant dans la diffusion et dans la propagation du jazz en Belgique.

Benoît Quersin grandit dans un environnement musical particulièrement riche : sa mère est pianiste, sa grand-mère, violoniste amateur. Il rencontre ainsi d’éminentes personnalités comme Bela Bartok ou Stefan Askenase ; c’est avec ce dernier qu’il prendra quelques leçons de piano. Cet environnement privilégié aurait pu le déterminer à entreprendre des études classiques poussées (sa sœur deviendra d’ailleurs professeur de violon au Conservatoire de Bruxelles). Mais c’est dans une autre direction qu’il va s’orienter. Peu avant la guerre, Quersin découvre le jazz. Il se sent aussitôt “attiré invinciblement” vers cette musique reproduite d’oreille à l’écoute des disques de Fats Waller, Louis Armstrong, etc. Une de ses idoles est le chef d’orchestre belge Fud Candrix, qu ‘il a pu applaudir quelque fois aux Beaux-Arts.

A la Libération, il possède les bases suffisantes pour monter un premier orchestre ; avec quelques voisins, musiciens amateurs comme lui (un trio : clarinette, piano, guitare), il s’attaque à Honeysuckle Rose et autres “saucissons” millésimés. Petit à petit, il va pénétrer dans le milieu du jazz belge, alors en ébullition (les Américains sont là et le jazz, pour quelques temps, est à la mode). Il fait (1947) la rencontre, décisive, d’un certain Jean Thielemans – il ne s’appellera Toots que plus tard – avec lequel il va jouer quelque temps. A cette époque, il est toujours pianiste et lorsqu’il se met à la contrebasse, il a déjà derrière lui une forte connaissance harmonique qui l’aidera à donner à son jeu de basse une richesse peu commune.

C’est avec Candrix que Quersin se met à la contrebasse et que, bientôt, il abandonne le piano pour se consacrer exclusivement au “gros violon”. Il obtient ses premiers engagements comme bassiste dans les orchestres de Big John (Jean-Pierre Vandenhoute), Jean Leclère, puis Francis Coppieters (au Versailles). Il découvre les disques de Charlie Parker et Dizzy Gillespie qui ont tôt fait de le convertir au be-bop, déjà familier aux quelques musiciens liégeois qui deviendront rapidement ses compagnons de route (Bobby Jaspar, Jacques Pelzer). En 1948, il subit comme tant d’autres le choc Gillespie qui le fait pénétrer pour de bon -en tout cas en tant qu’auditeur- dans l’univers be-bop.

C’est encore dans le cadre du be-bop que va se passer le premier épisode marquant de sa carrière : en 1949, Toots l’emmène avec lui au fameux Festival de Paris où les têtes d’affiche étaient tout simplement Charlie Parker et Miles Davis ! Au programme également, un autre orchestre belge : les BobShots (avec Jaspar et Pelzer précisément), première formation européenne à s’être attaquée à la nouvelle musique. On imagine que ce séjour parisien aura dû fonctionner comme un incroyable voyage initiatique. Bien mieux que sur disques, Quersin comprend, en regardant jouer Tommy Potter et le batteur Max Roach, quel travail colossal attend les bassistes et les batteurs belges s’ils veulent arriver à maîtriser ce nouveau langage.

De retour en Belgique, il se remet à jouer dans des orchestres souvent plus proches de la variété que du jazz. Toutes les occasions sont bonnes pour passer quelques jours à Paris, où se concentre à l’époque toute l’activité jazzique européenne ; ainsi en 1950, il assiste avec Alex Scorier et Roger Asselberghs à la fameuse Semaine du Jazz. En Belgique, il joue quelque temps dans le Jump College et suit Jack Sels dans quelques unes de ses expériences : il participera ainsi au Chamber Music de 1951 , ainsi qu’à un quintette dans lequel Sels a également engagé René Thomas et Jean Fanis.

Pendant ses séjours à Paris, il retrouve Bobby Jaspar, Sadi, et fait la connaissance d’Henri Renaud ; au fil des rencontres, il obtient un engagement de trois mois aux côtés de la chanteuse Lena Horne. Mais, s’il lui arrive encore d’accompagner des musiciens de tous styles, il a désormais choisi sa voie : en 1952, lors d’une interview publiée dans Jazz Hot, Quersin fait cette déclaration, qui témoigne d’une lucidité peu commune à l’époque : “… Le public préfère telle musique parce qu’elle est plus à sa portée (et cela n’a rien d’étonnant); mais que des individus prétendument informés du sujet, voire des critiques, contestent à une musique le droit d’évoluer et prétendent arrêter le cours de l’histoire à 1930 me paraît saugrenu (…) Ce n’est pas faire du modernisme à tout prix que de s’exprimer dans une langue qui corresponde à l’état actuel de la musique et à la sensibilité contemporaine. Armstrong est peut-être la personnalité la plus marquante du jazz, bon ! Mais n’arrêtons pas l’histoire pour cela. Ou bien alors, Van Gogh est un barbouilleur et Stravinsky un escroc…

En 1950, Benoît Quersin décide de s’installer définitivement à Paris. Il y deviendra en peu de temps, avec Pierre Michelot et Jean-Marie Ingrand un des bassistes les plus demandés. Jusqu’en 1957, il déploie une activité intense. Il côtoie non seulement l’élite du jazz européen, mais aussi de nombreux musiciens américains. Ainsi, il joue et enregistre avec Sidney Bechet, Jonah Jones, Lionel Hampton, Lucky Thompson, Jay Cameron, Zoot Sims, Jon Eardley, Allen Eager, Kenny Clarke, Sarah Vaughan, Dizzy Gillespie, etc. Et bien sûr Chet Baker qui l’engagera pour sa tournée européenne. Avec des leaders de natures aussi différentes, il est rapidement porteur d’un bagage musical particulièrement riche. Parmi les musiciens européens qu’il faut ajouter à ce palmarès, citons Henri Renaud, Bobby Jaspar, Bernard Peiffer, Sadi, Jack Dieval, André Persiany, Stéphane Grapelli, René Thomas, Bob Garcia, Maurice Vander, Sacha Distel, Jimmy Deuchar, etc.

Mais, après cette période faste du jazz à Paris, la situation va se dégrader. Jaspar et Thomas sont aux Etats-Unis ; les contrats se font rares. Quersin rentre en Belgique en juin 1957. Pas un seul engagement en Belgique. Après un premier séjour de quelques mois en Afrique (hiver 1957-1958), il redevient un sideman très actif. Avec Jack Sels, il rejoint Lucky Thompson à Cologne pour l’enregistrement d’une session aujourd’hui historique (Bongo Jazz) ; avec Jacques Pelzer – un de ses partenaires privilégiés – il participe à l’enregistrement de l’album Jazz in Little Belgium (1958). II écrit la musique de plusieurs films (notamment pour Henri Storck), et il effectue quelques excursions de l’autre côté de l’Atlantique.

L’année 1958 sera un tournant décisif dans la carrière de Quersin : exclusivement musicien “pratiquant” jusque-là, il va s’attaquer aussi à la production et à la diffusion du jazz. On le retrouve à la tête d’un club de jazz qui deviendra au début des années 60 le plus important du pays : le Blue Note (à ne pas confondre avec son homonyme parisien) où vont défiler pendant quelques années les meilleurs jazzmen internationaux. Le nom de Benoît Quersin est alors connu bien au-delà des frontières belges et françaises et son carnet d’adresses ressemble plutôt à un bottin jazzique international ! 1959 : c’est le début de l’aventure de Comblain-la-Tour. Il s’y produira à de nombreuses reprises; avec Pelzer, il joue aussi au premier Festival d’Antibes (1960) et en Italie (1961 ).

C’est également en 1961 qu’il ajoute une nouvelle corde à son arc, en animant pour la RTB diverses émissions (Jazz-Actualités, Jazz in Blue). Il fait de nombreux reportages (Etats-Unis, Afrique) pour différents journaux, et il écrit pour Jazz Magazine, Le Monde, Le Soir Illustré, etc. En tant que musicien, il fait partie du quartette monté par Bobby Jaspar et René Thomas à leur retour des Etats-Unis, un quartette qui fera notamment les beaux soirs du Ronnie Scott’s de Londres (comme en témoigne un album récemment publié), du Blue Note et de nombreux autres clubs européens. C’est encore avec Thomas et Jaspar que Quersin enregistre un superbe album en Italie, et qu’il retrouve Chet Baker, le temps d’enregistrer l’album Chet is Back (1962).

Benoît Quersin au Zaïre © colophon.be

A partir de 1963, il va progressivement réduire ses activités de musicien, et s’investir davantage dans son travail “paramusical”. II enregistre encore quelques disques fameux (notamment Meeting avec René Thomas et Jacques Pelzer). Sa réputation de spécialiste du jazz est désormais bien implantée dans les domaines de l’animation et de la diffusion En 1963, il devient conseiller, pour une durée de deux ans, de la Société Philharmonique et de la Discothèque Nationale de Belgique ; la même année, il obtient de la RTB que les différentes productions liées au jazz soient réunies en une réelle “Section jazz” dont il est le coordinateur.

Il anime plusieurs émissions de jazz sur les différents programmes de la RTB radio et est conseiller technique pour la radio flamande. Il interviewe les “grands maîtres” (Coltrane notamment). Cette “défense et illustration” du jazz tous azimuts reste, comme au moment de l’arrivée du jazz moderne en Europe, ouverte à toute évolution. Ainsi, après avoir défendu les boppers contre leurs détracteurs (tout en continuant à aimer aussi le jazz plus classique), il va se faire le défenseur du nouveau jazz qui déferle sur le vieux monde dans les années soixante ; dès 1962, il écrit pour Jazz Magazine ces quelques lignes qui attestent sa profonde intelligence de ce qu’est réellement l’originalité du jazz : “… Le jazz évolue tous les jours et continuera d’évoluer. Le jazz est passé en cinquante ans par tous les stades possibles. Après la musique folklorique, la musique populaire, la musique de variétés, nous arrivons aujourd’hui à un moyen plus original d’expression, une forme autonome de la musique, plus intellectuelle, qui se libère du système harmonique. Mais l’essentiel reste sauvegardé : le jazz continue d’être une expression directe de la sensibilité. Il a conquis ses lois propres, il est devenu un langage esthétique cohérent et autonome, comme la peinture, mais à part quelques échecs expérimentaux, il a su préserver la fraîcheur d’inspiration des premiers temps. Le jazz, à la différence d’autres formes d’art même musicales, est d’une création immédiate, qui s’opère dans l’instant et qui engendre son propre renouvellement. C’est pourquoi j’attache tant de prix et d’intérêt à la musique d’un John Coltrane, d’un Charlie Mingus, d’un Miles Davis, d’un Omette Coleman…”

Et pourtant, malgré cette passion pour l’évolution du jazz, c’est vers les racines, vers les sources profondes du jazz que Benoît Quersin va bientôt se tourner, définitivement. Les quelques voyages africains qu’il a effectués, notamment avec Jacques Pelzer, l’ont bouleversé et lui ont donné envie de connaître en profondeur cette musique envoûtante. En 1966, il est présent à Dakar, au Festival Mondial d’Art Nègre. L’année suivante, il part en mission pour trois mois au Cameroun, pour le compte du Musée Royal d’Afrique Centrale (Tervuren). De plus en plus, l’Afrique l’appelle. Pourtant, il continue quelque temps encore à assurer les différentes tâches qu’il a entreprises, notamment sur le plan radiophonique. En pleine crise du jazz, il lance avec Marc Moulin les émissions Cap de Nuit, puis Now, qui feront date dans l’histoire de la radio belge. Si le jazz reste prédominant, Quersin et Moulin ouvrent leurs programmes à d’autres types de musique (rock, ethnique), en leur donnant par ailleurs une dimension sociologique.

Mais l’Afrique finira par gagner la bataille. Avant d’avoir pu assister à la relève du jazz en Belgique – une relève à laquelle il a indirectement participé-,  il coupe enfin le cordon ombilical qui le rattachait à l’Occident et part s’installer au Zaïre (Congo) où il produit un travail musicologique remarquable. A partir de 1973, il s’occupe de la Section Musicologique des Musées Nationaux du Zaïre, parcourant l’Afrique de village en village, récoltant des documents sonores fascinants, œuvrant avec détermination à préserver le patrimoine africain et à défendre l’authenticité sous toutes ses formes. Disques, livres, articles, conférences, organisation de tournées (notamment avec une troupe issue de la tribu Pende). Le jazz passe à l’arrière-plan, la passion reste ! En 1987, Marc Moulin et Fred Van Besien lui ont consacré un hommage télévisuel largement mérité. A cette occasion, Benoît Quersin a repris la guitare basse pour accompagner Toots, son compagnon des débuts, le temps d’un soir d’émouvantes retrouvailles au Bierodrome à Bruxelles. Puis il est reparti vers ces sources grondantes du jazz dont il est aujourd’hui un des plus éminents spécialistes.

Discographie sélective : nombreux enregistrements, notamment avec Henri Renaud (Blue Star – 1952) ; Bobby Jaspar (1953, 1955, 1962) ; Jack Dieval (1953, 1955, 1956) ; Sidney Bechet (1954) ; Jay Cameron (1955) ; René Urtreger (1955) ; Stéphane Grappelli (Barclay – 1955) ; Martial Solal (Vogue – 1955) ; René Thomas (Barclay – 1955) ; Chet Baker et Bobby Jaspar (1955- 1956) ; Lucky Thompson (1956) ; Jacques Pelzer (Decca – 1958).

Jean-Pol  SCHROEDER


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés), correction et actualisation par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : image en tête de l’article : © rtbf.be ; colophon.be | remerciements à Jean-Pol Schroeder


More Jazz…

1CHAT1CHAT : En marche (2022)

Temps de lecture : 3 minutes >

“Un homme, tout investi de son travail, le perd. Sa fonction sera désormais automatisée. Privé de ce qui donnait sens à sa vie, cet homme part en vrille. L’histoire est classique, si ce n’est que cet homme, dernier facilitateur humain avant l’automatisation, avait pour métier de contrôler, et parfois d’exclure, les chômeurs.

Reprenant les rushes d’un documentaire d’entreprise avorté, le film retrace les derniers jours de Martin Grenier au sein du Service Emploi Chômage. À travers une suite d’entretiens de contrôle, se révèle un personnage coincé entre sa volonté d’empathie et la procédure. L’algorithme sera-t-il plus juste ? Plus efficace ?

Ce théâtre absurde et cruel est commenté en parallèle par une série de philosophes, sorte de reportage sur un futur en train de s’écrire.

En marche, disaient-ils…

En montrant la manière dont notre société contrôle les chômeurs, nous avons voulu décrire un monde en mutation, à marche forcée.

Le trajet du dernier contrôleur humain emprunte à la tragédie l’issue fatale et annoncée. Les scènes d’entretiens sont autant de stations, comme un chemin de croix, chaque étape enfonçant davantage le personnage. Notre facilitateur est une “âme capturée“, pour reprendre la belle expression d’Isabelle Stengers : quelqu’un placé dans l’impossibilité de penser et qui va pourtant recevoir, comme autant de coups de boutoir, une suite d’injonctions à la pensée. Un homme-machine, souffrant pour rien.

Nos personnages de chômeurs sont inspirés de la vie réelle mais avec une forme de synthèse et débarrassés d’effets qui les rendraient risibles ou folkloriques comme, par exemple, un mauvais usage de la langue. Nous nous sommes inspirés des échanges bien réels du documentaire Bureau de Chômage pour proposer des situations de jeu à des comédiens – ce qui nous permettait aussi de nous détacher de toute considération d’ordre déontologique par rapport aux regards désagréables qui risquaient d’être portés sur des individus précarisés.

Nous avons soumis les scènes pré-montées à des personnalités engagées, porteuses d’une parole forte, en leur demandant d’analyser le cadre dans lequel ces contrôles s’insèrent, et d’exprimer toute l’étrangeté d’un tel système. Par ce biais, en jouant leur propre rôle, les philosophes apportent un éclairage personnel sur le monde et, simultanément, valident notre dispositif fictionnel en s’y insérant. Toutes et tous nous ont fait confiance et ont accepté de jouer le jeu sans aucune vision d’ensemble du film, en train de se faire. Nous les en remercions vivement.”

d’après le dossier de presse du film

©1chat1chat.be

Le film oscille sans cesse entre documentaire et fiction. Les situations présentées, tantôt drôles, tantôt touchantes, ne forcent même pas le trait. Quiconque a fait l’expérience de ce type d’administration verra à quel point elles sont proches de la réalité, voire même, selon l’expression consacrée, comment cette dernière peut dépasser la fiction.

La période de confinement que nous avons vécue, en accélérant et généralisant le recours au virtuel, a montré à quel point notre réalité se rapproche dangereusement de cette vision dystopique. Évitant le manichéisme, ce film est empreint d’une profonde humanité. Celle-là même qui, seule, peut nous sauver.

Philippe Vienne

Un film du collectif 1chat1chat, réalisé par Alain Eloy, Pierre Lorquet, Luc Malghem, Sabine Ringelheim et Pierre Schonbrodt | 80′, 2021

    • Avec Alain Eloy, Catherine Salée, Sabine Ringelheim, Jean-Benoit Ugeux, Livia Dufoix, Sylvie Landuyt, Frédéric Lubansu, Farah Ismaïli, Edgar Szoc, Isabelle De Bruyne, Guillaume Vienne, Aurélien Ringelheim, David Courier
    • Avec les interventions de Dominique Méda, Miguel Benasayag, Antoinette Rouvroy et Isabelle Stengers
    • Une production Eklektik avec Zorobabel et le Gsara et la collaboration du Centre Librex
    • Visiter le site du film
    • En voir plus…

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation et rédaction | sources : dossier de presse | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © 1chat1chat


Plus de cinéma

DAARDAAR : 3 films belges primés à Cannes, Jan Jambon se rend-il compte de l’importance de l’événement ?

Temps de lecture : 4 minutes >

[DAARDAAR.BE, 31 mai 2022] Alors que la Belgique triomphe à Cannes, Tijmen Govaerts, l’acteur malinois de Tori et Lokita, accuse le politique: “Si nous voulons garder en Flandre des réalisateurs tels que ceux qui ont été primés à Cannes, il va falloir investir en eux.

Quelle belle édition du Festival de Cannes pour notre pays. Quatre films belges ont pu y être projetés en première mondiale et, cerise sur le gâteau, trois d’entre eux ont été récompensés ce samedi soir. L’acteur flamand Tijmen GOVAERTS, 28 ans, à l’affiche du film primé des frères DARDENNE Tori et Lokita, profite de ce moment de gloire pour rappeler aux politiques leurs responsabilités. “Si nous voulons éviter que cela n’arrive qu’une fois tous les cinquante ans, il faut plus d’argent.”

Tijmen Govaerts © lesoir.be

Tijmen Govaerts s’était rendu à Cannes au début de la semaine passée pour assister à la première de Tori et Lokita. Mais ce samedi soir, c’est depuis son divan, chez lui, qu’il a suivi la cérémonie des récompenses. L’acteur a vu le film des frères Dardenne, où il interprète un narcotrafiquant, gagner un prix spécial décerné à l’occasion du 75e anniversaire du festival. Charlotte Vandermeersch et Felix Van Groeningen ont, pour leur part, empoché le Prix du jury avec Les huit montagnes, et Lukas Dhont le Grand Prix avec Close.

Trois sur trois pour la Belgique. “C’est totalement dingue, s’exclame Govaerts. Pour un si petit pays, c’est vraiment exceptionnel. Mais ces films ne sont pas arrivés là par hasard. Ils ont été réalisés par des gens qui osent raconter de “petites” histoires, une particularité bien belge qu’ils contribuent à entretenir. Ils ne visent pas des ventes gigantesques avec des films hollywoodiens, et c’est justement ce qui, paradoxalement, attire un large public.”

Aucun politique flamand présent

L’acteur malinois, récemment à l’affiche de la série Twee Zomers diffusée sur la chaîne publique flamande, a partagé une réflexion sur Instagram peu après la cérémonie. “Ouvrez vos yeux, les politiques, et consacrez davantage d’intérêt et de moyens à la culture, pour que la fête puisse durer. Et si vous voulez être de la fête, la prochaine fois, venez au festival. Nous n’y avons vu aucun responsable politique flamand, et c’est bien dommage !

Je me demande si les ministres se rendent compte de ce qu’il s’est passé, réagit Govaerts. Bien sûr, ils ne manqueront pas d’exprimer leurs félicitations et leurs compliments sur les réseaux sociaux ni de souligner que la Flandre a été géniale, mais dans la pratique, ils ne font pas assez. Cela faisait si longtemps qu’aucun film flamand n’avait été sélectionné pour la compétition, et tout à coup, trois films belges étaient à l’affiche. Quel dommage que vous ne compreniez pas qu’il faut absolument être présent. Pour montrer que c’est important pour vous et pour attirer à nouveau les gens au cinéma. Surtout lorsque l’on est ministre de la Culture, comme monsieur Jambon. Se rend-il compte de l’importance de l’événement ?” Notons que du côté wallon, Elio di Rupo a bien fait le déplacement à Cannes pour la première mondiale de Tori et Lokita.

Investissements

Govaerts pose également la question de l’agent : “Bien entendu, les réalisateurs sont déjà soutenus par le gouvernement flamand. Je ne nie pas le bon travail réalisé, mais il faut plus d’argent. Surtout si l’on veut éviter de n’être récompensés qu’une fois tous les cinquante ans. Combien de films produit-on en Flandre chaque année ? Une demi-douzaine ? En France, ils en sont à une centaine.

Le Fonds flamand pour l’audiovisuel accorde des fonds aux réalisateurs, mais le nombre de ces fonds par an est très limité. Il est possible d’en faire plus, juge Govaerts : “Le budget de la culture représente une part infime, risible même, du budget flamand. Et pourtant, le gouvernement a tellement de mal à l’augmenter.

Si Govaerts comprend bien que tous les réalisateurs ne peuvent pas bénéficier de subventions à n’importe quelle condition, il souligne néanmoins l’importance d’avoir des réalisateurs visionnaires. “Si nous voulons conserver en Flandre les bons réalisateurs, comme ceux qui viennent d’être primés, il faut investir en eux. Et j’utilise le verbe “investir” à dessein, car le mot “subventions” n’est pas le bon.

Non aux copies de films américains

D’après Govaerts, il y a trop de contrôle sur le type de films qu’il faut faire. “Les pouvoirs publics ont une idée fixe sur ce que doit être un film, mais si des réalisateurs comme les frères Dardenne gagnent des récompenses, c’est justement parce qu’ils s’échinent à ne pas tenir compte de ce que l’on attend d’eux, et parce qu’ils développent leur propre vision. J’espère que nous pourrons continuer de financer de petites histoires sociales qui changent notre vision du monde et qui nous font réfléchir. Au lieu de copier les films américains qui foisonnent déjà dans les programmes des salles obscures. Lukas (Dhont, ndlr) a démontré avec Girl que des films non conformistes peuvent aussi connaître un grand succès commercial, contrairement à ce que l’on aurait pu croire sur papier.

Tori et Lokita sera disponible dans les salles belges dès la fin septembre. Le film raconte l’histoire de deux jeunes venus d’Afrique luttant contre les circonstances impitoyables de leur exil en Belgique. Govaerts pense-t-il que l’œuvre attirera un grand public ? “Je pense que chaque film raconte une histoire qui n’a pas encore été racontée, d’une manière dont elle n’a jamais été racontée, peut attirer un public nombreux. Du moins, s’il est soutenu par les bonnes personnes. Et si les gens sont encouragés à aller au cinéma.

d’après Eline Debie (traduit par Fabrice Claes)


[INFOS QUALITÉ] statut : validé | mode d’édition : partage | sources : daardaar.be, un site listé dans notre page Magazines | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Patrick Thonart | illustration de l’article : Tori et Lokita des frères Dardenne © Films du Fleuve–Savage Films ; © festival-cannes.com.


Plus de cinéma…

PELTIER : faut-il détester le développement personnel ?

Temps de lecture : 3 minutes >

[RTBF.BE, 30 mai 2022] A l’heure où les ventes de livres sur le développement personnel explosent en librairie, le philosophe Matthieu Peltier questionne ce mouvement de fond. Il a un peu de mal avec cette tendance qui, sans l’avouer, ramène trop souvent les aléas de la vie à une question de décisions individuelles, de déclic à avoir, de regard à changer.

Cessez d’être gentil, soyez vrai‘, ‘Foutez-vous la paix‘, ‘Je ré-invente ma vie‘, etc. tous ces titres de best-sellers ressemblent fort à une invitation à l’individualisme le plus extrême. Le monde du développement personnel nous répète inlassablement que nous avons tout en main, que les autres et le réel ne sont que des obstacles à surmonter. Les autres, d’ailleurs, qui sont bien souvent présentés dans ces livres comme des pervers narcissiques, des êtres négatifs, des gens qui vous retiennent, alors que vous, vous êtes plein de potentiel, vous êtes HP, vous êtes hypersensible, vous êtes fait pour le bonheur, pour la jouissance, pour le succès, pour la richesse ! Il ne vous manque plus que de comprendre la recette miracle, qui existe, bien sûr, si vous achetez le bouquin !

Se libérer pour s’accomplir pleinement

La nouvelle vie est à portée de main, ‘La (nouvelle) vie (qui) commence quand tu comprends que tu n’en as qu’une‘, comme le dit l’un de ces livres les plus vendus. Il ne vous reste qu’à oser être vous-même, comme le suggère encore ce titre connu, ‘Le courage d’être soi‘. Ou encore celui-ci qui glace Matthieu Peltier : ‘Les trahisons nécessaires : s’autoriser à être soi‘. Même les limites physiques n’existent pas, ‘Le temps est infini‘, comme le dit un autre ouvrage. Il suffit de découvrir le pouvoir de se lever à 5 h du matin, comme y invite un autre. ‘Découvrir le leader en toi‘, ‘Ta nouvelle vie‘, ‘Tu vas tout déchirer‘, autant de titres qui poussent l’individu à ne plus s’encombrer des contraintes en général, à toujours plus s’en libérer pour s’accomplir pleinement.

Comment dois-je vivre ?

Toutefois, Matthieu Peltier relève dans ces livres un autre aspect qui lui plaît nettement plus ! C’est qu’ils remettent, comme une priorité dans la vie, le fait de chercher une issue à la condition humaine. Les philosophes de l’Antiquité grecque consacraient la majorité de leurs travaux à s’interroger sur notre capacité à vivre avec le monde, de la façon la plus heureuse possible. Nous nous sommes peut-être beaucoup perdus, ces derniers siècles, dans la recherche des succès matériels, au point d’en oublier notre croissance intérieure. Et en ce sens, le développement personnel ramène cette question au premier plan : comment dois-je vivre ?

Aujourd’hui, la multiplication des burn out et des crises de sens fait revivre ce questionnement crucial : comment puis-je faire pour être heureux, en harmonie avec moi et avec le monde ? Tout n’est donc certainement pas à jeter dans cette volonté de requestionner notre manière d’être au monde !

Qu’est-ce qui distingue la philo du développement personnel ?

Les philosophes grecs nous montrent bien cette différence. Alors que la philosophie cherche surtout à aider l’individu à supporter le destin, l’épreuve, la mort, en travaillant sur notre capacité de détachement et d’équilibre, le développement personnel, lui, cherche parfois trop à faire de vous des winners, à changer le destin, même à s’en affranchir.

Là où la philosophie veut faire réfléchir sur le sens de ce qui nous arrive, en nous décentrant, le développement personnel vous propose de vous recentrer sur vous-même pour en faire votre responsabilité.

Là où la philosophie tente de consentir à la finitude, à la mort et à la douleur, le développement personnel cherche à vous en libérer pour jouir encore plus.

Ce n’est donc pas la même chose. Même si bien sûr, les frontières sont bien plus poreuses que cela et qu’il est évident que toute critique est malvenue vis-à-vis des lectures et des idées qui, ici ou ailleurs, font du bien aux gens, souligne Matthieu Peltier.

d’après RTBF.BE


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction et iconographie | sources : rtbf.be | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Patrick Thonart  | crédits illustrations : © Radio France | Et si vous voulez développer votre complexité personnelle grâce à wallonica.org…


Plus de presse…

COTTON : Parade (2014, Artothèque, Lg)

Temps de lecture : < 1 minute >

COTTON Jean, Parade
(eau-forte, 49 x66 cm, 2014)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
à l’Artothèque Chiroux de la Province de Liège ?

Jean Cotton © unamur.be

Jean COTTON est né à Lessines en 1947. Il étudie la gravure aux Beaux-Arts de Mons. En 1980, il y devient l’assistant de Gabriel Belgeonne. Jean Cotton pratique une figuration libre au trait nerveux et privilégie l’eau-forte (d’après CENTREDELAGRAVURE.BE)

“Jean Cotton réussit, par quelques traits vifs, à saisir les êtres et les choses. Il tire un judicieux parti de la page blanche d’où se détachent des images banales, en somme, auxquelles le frémissement du tracé confère une présence chaleureuse.” (d’après CONNAITRELAWALLONIE.BE)

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Jean Cotton ; Namur.be | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

Prince Bira (1914-1985)

Temps de lecture : 3 minutes >

Le Prince BIRABONGSE (dit Prince Bira) faisait partie des plus grands gentlemendrivers de son époque, reconnu pour son élégance irréprochable, avec des “détails” comme le port du smoking… sous sa combinaison de pilote.

Il vint en Europe en 1927 pour finaliser son éducation à luniversité dEton et de Cambridge. Le Prince Bira fit sa première expérience dans les sports mécaniques avec son cousin le Prince Chula Chakrabongse qui possédait une équipe, la White Mouse Racing. Le Prince Bira courut dans une Riley Imp sur le circuit de Brooklands en 1935. Cest avec cette voiture que le Prince Bira établira les couleurs de course du Siam : bleu pâle et jaune.

Plus tard, cette même année, le Prince Chula lui donna une voiturette de course ERA : une R2B, qui rapidement prit le surnom de Romulus. Il termina second de sa première course avec Romulus, malgré un arrêt au stand. Le reste de la saison vit le Prince Bira aligner sa petite voiture parmi les places de tête, tenues le plus souvent par des autos de GrandPrix, avec une autre seconde place et une cinquième au GrandPrix de Donington.

© f1i.autojournal.fr

En 1936, le Prince Bira décida que les résultats de la saison précédente méritaient une seconde ERA. Une Remus fut achetée par léquipe pour les courses britanniques, Romulus restant affectée aux courses internationales. Le Prince Chula se porta également acquéreur dune Maserati 8CM pour allonger la liste des monoplaces de course. Le coup de volant du Prince Bira lui permit de remporter la Coupe du Prince Rainier à Monte-Carlo. Le Prince Bira gagna encore quatre courses avec lERA cette saison. Il amena la Maserati de GrandPrix à la 5e place à Donington et à la 3e place à Brooklands.

Malheureusement, ce fut le point haut des carrières du Prince Bira et du White Mouse Racing Team. À la suite du départ de Dick Seaman vers léquipe Mercedes en 1937, les cousins thaïs achetèrent une Delage de GrandPrix et toutes ses pièces détachées avec une deuxième Delage. Malgré des remises à niveau répétées et lembauche dun ingénieur dexpérience, Lofty England (futur chef de léquipe Jaguar), les voitures ne fournirent pas les résultats attendus. À plusieurs occasions, le Prince Bira fut obligé de courir avec ses voitures plus anciennes, désormais dépassées. En plus, les sommes dépensées aux mises à niveau répétées de la Delage mirent les finances de léquipe à mal. Il fallut réduire les sommes allouées à la maintenance des ERA. Si le Prince arrivait à maintenir des résultats respectables dans les courses anglaises, les courses internationales étaient, elles, un désastre.

Après la guerre, le Prince Bira reprit la course automobile dans plusieurs équipes. En 1951 il courut sur une Maserati 4CLT équipée dun moteur Osca V12, sans grand résultat, dautant plus que le Prince souffrait des conséquences dun assez grave accident de ski. En 1954, grâce à du nouveau matériel, une Maserati 250F, il gagna le Grand-Prix des Frontières à Chimay, en Belgique. Il termina 4e du GrandPrix de France de 1954 avec sa propre Maserati. Il prit sa retraite du sport automobile lannée suivante, après avoir gagné le GrandPrix de NouvelleZélande (hors championnat).

d’après FR-ACADEMIC.COM


[INFOS QUALITÉ] statut : validé | mode d’édition : partage, décommercialisation et correction par wallonica | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations :  © f1i.autojournal.fr


Plus de sport ?

Les femmes dans le monde viticole

Temps de lecture : 9 minutes >

Vigneronne, sommelière, maîtresse de chai ou encore négociante…Surpris(e) par ces formulations ? C’est normal, nos oreilles ont moins l’habitude des versions féminines de ces métiers. Et pour cause : le monde du vin a longtemps été un univers d’hommes. Vous avez d’ailleurs peut-être déjà entendu “Le vin est une affaire d’homme“. Il y a moins de vingt-ans, on pouvait encore trouver à l’entrée de la cuverie de l’illustre Romanée-Conti, un encart annonçant “Interdit aux dames“.

La place des femmes en viticulture est sans aucun doute un “vide historiographique” : les femmes sont les grandes oubliées de ce monde si particulier. Et c’est une grande injustice car elles en ont toujours été parties prenantes. Joséphine de Lur-Saluces ou encore Barbe Nicole Clicquot : certaines d’entre elles ont marqué le monde du vin à jamais. Bien plus, elles ont été encore plus nombreuses à servir de petites mains essentielles à l’élaboration du vin. Aujourd’hui elles sont aussi de grandes consommatrices. En France, elles sont même à l’origine de 65% des bouteilles achetées. Au delà de la consommation, elles deviennent des actrices (re)connues du monde viticole. Une révolution est en marche et les femmes n’ont pas dit leur dernier mot. On vous en dit plus dans cet article.

Une forte disparité de genre dans le monde du vin, héritage d’inégalités ancestrales

Historiquement, les femmes ont toujours joué un rôle dans le monde du vin mais celui-ci s’est longtemps cantonné aux travaux dans les vignes : les tâches des femmes se limitant souvent à la cueillette des raisins ou au ramassage des sarments. Les hommes, eux, participaient aux tâches plus “stratégiques” de l’élaboration du vin : vinification, assemblage, etc. Cette division des tâches a contribué à la méconnaissance des compétences des femmes dans le processus d’élaboration du vin. D’ailleurs, pendant longtemps, leur statut a été particulièrement flou : épouses, mères et filles n’étant souvent ni propriétaires, ni salariées, ni associées. Bien sûr, cette situation ne caractérisait pas seulement le monde du vin : au XIXème siècle, le non-salariat ou le demi-salariat des femmes est chose courante. Spécifiquement dans le monde du vin, le père transmet son domaine au fils aîné et ainsi de suite. Pas d’héritage familial donc, ni guère plus d’acquisition puisque les femmes ont pendant longtemps été tenues à l’écart des formations viticoles, les éloignant logiquement des fonctions d’exploitation. À ce sujet, lire l’excellent rapport de Jean-Louis Escudier (La résistible accession des femmes à l’acquisition des savoirs viticoles 1950-2010). À l’heure de la mécanisation des travaux de la vigne dans les années 1950, les femmes sont à nouveau mises à l’écart, considérées comme incompétentes dans la gestion de ces nouvelles technologies. Jusqu’aux années 1970, les femmes dans le milieu viticole sont donc présentes mais cantonnées dans des positions subalternes.

Ce n’est qu’à la fin du XXe siècle que la situation tend à évoluer : les femmes chefs d’exploitation font leur apparition. Pourtant, aujourd’hui encore les chiffres restent évocateurs d’inégalités persistantes. En France, seuls 31% des exploitants ou co-exploitants viticoles sont des femmes. C’est toujours plus que la moyenne dans le secteur agricole au global : 25%. Les femmes pénètrent le monde viticole mais restent souvent limitées à des emplois très spécifiques : promotion, commercialisation, oenotourisme. Les activités de production restent majoritairement l’histoire des hommes. En cause ? Les formations viticoles restent encore (trop) souvent l’apanage des hommes même si les statistiques de genre récentes montrent une forte progression des femmes dans ces formations. La minorité féminine s’illustre également au niveau des organisations professionnelles qui régissent le monde du vin. À titre d’exemple, si l’on prend les grandes organisations françaises suivantes, l’Institut National des Appellations d’Origine (INAO) est présidé par Jean-Louis Piton et l’association Vigneron Indépendant est présidée par Jean-Marie Fabre, succédant à Thomas Montagne. L’Institut Français du Vin et de la Vigne est, lui, présidé par Bernard Angelras, viticulteur dans les Costières de Nîmes (Gard) et président de la Commission Environnement de l’INAO. […] Vous remarquerez assez aisément qu’il n’y a aucune femme.

Des femmes influentes dans le monde du vin hier et aujourd’hui

Pourtant, certaines femmes notoires ont participé à forger l’histoire viticole inspirant sans aucun doute les nombreuses femmes qui, aujourd’hui, (re)dessinent l’univers du vin. Si certaines fresques égyptiennes antiques montrent déjà des femmes impliquées dans l’élaboration du vin, il faut attendre le XVIIIe siècle pour que l’Histoire retienne des noms féminins.

Ce sont, pour la plupart, des veuves dont le décès prématuré de leur mari a précipité l’entrée dans le patrimoine viticole. À commencer par la veuve Joséphine de Lur-Saluces qui en 1788, reprend la tête du Château d’Yquem et lui offre alors le prestige international qu’on lui connaît encore aujourd’hui.

Dans cette lignée, on ne saurait oublier les deux veuves les plus connues de Champagne, Jeanne Alexandrine Pommery et Barbe Nicole Clicquot, qui ont également pris la direction de l’exploitation familiale pour en faire de véritables empires. Ces deux femmes illustres ont notamment mis au point des innovations qui ont marqué le monde champenois pour toujours. Madame Pommery a développé le Champagne “brut” en diminuant le dosage de liqueur pour satisfaire sa clientèle anglaise provoquant une véritable mutation de la production et des goûts en matière de champagne. De son côté, Madame Clicquot est, elle, à l’origine du dégorgement des bouteilles par le procédé de la “table de remuage”.

Barbe Nicole Clicquot © veuveclicquot.com
Une révolution est en cours : l’essor des femmes dans le vin depuis la fin du XXème siècle !

Bien qu’encore imparfaite, la diversité de genre est en nette progression depuis ces vingt dernières années. Comme on l’a vu plus haut, un tiers des exploitants viticoles français sont des exploitantes. C’est encore insuffisant mais cela témoigne de la féminisation de la filière viticole. Et pas seulement à la tête des exploitations : dans les caves, les salons ou les vignes, les femmes sont partout.

Parmi les personnalités les plus influentes du monde du vin, les femmes sont de plus en plus nombreuses. Pionnière dans le genre, Francine Grill a fait ses preuves dès 1970. Mariée à l’héritier du Château de l’Engarran dans le Languedoc, cette ancienne hôtesse de l’air a su s’imposer dans cette région viticole particulièrement masculine. Un peu plus tard, on peut évoquer Philippine de Rothschild, la reine du Médoc. Alors comédienne, la jeune femme s’est lancée dans le vin en 1988 suite au décès de son père, pour reprendre la direction du célèbre Château Mouton Rothschild. Avec succès puisque le chiffre d’affaires de l’empire a été multiplié par 2,5 durant ses 26 années de direction.

De nombreuses autres femmes aussi talentueuses que passionnées, continuent à s’illustrer dans le monde viticole. En Argentine, Susana Balbo, originaire de Mendoza, l’épicentre du vignoble argentin, fut la première femme argentine diplômée d’oenologie. D’abord consultante pour des domaines aux quatre coins du monde, elle reprend finalement le domaine familial et construit un véritable empire. De même, Sophie Conte en Italie, qui produit des Chiantis d’anthologie. Pour revenir en France, Ludivine Griveau, armée d’un double diplôme d’ingénieur agronome et d’oenologue est devenue en 2015 la première régisseuse de l’iconique Domaine des Hospices de Beaune, en Bourgogne, région même dans laquelle, vingt ans auparavant, des pancartes “Interdit aux dames” siégeaient dans certains chais. On peut également évoquer Caroline Frey, qui a été classée 28ème des 200 personnalités du monde du vin de la Revue des Vins de France. À la tête de trois propriétés familiales, à Bordeaux (Château La Lagune), en Bourgogne (Château Corton C) et dans la Vallée du Rhône (Paul Jaboulet Aîné), elle oeuvre pour une viticulture raisonnée, plus à l’écoute de la terre […].

Les femmes pénètrent également le monde de la prescription, celui des critiques et désormais des influenceurs.  La Britannique, Jancis Robinson est une pionnière de ce mouvement. Elle débute sa carrière de critique en vin en 1975 à l’âge de 25 ans au sein du magazine Wine & Spirit. Plus tard, elle deviendra chroniqueuse pour le Financial Times et écrira le fameux Atlas mondial du vin. Aujourd’hui, son compte Twitter est suivi par plus de 260.000 amateurs de vin, faisant d’elle la critique la plus suivie du monde.

Dans le monde de la sommellerie, où l’immense majorité des figures de renom sont des hommes, les femmes commencent également à briser le plafond de verre. On peut ainsi parler d’Estelle Touzet, qui a fait ses gammes dans les plus grands palaces parisiens dont le Bristol, le Crillon ou encore le Meurice pour finalement officier au Ritz depuis sa réouverture en 2016.  Aujourd’hui, un quart des sommeliers sont des femmes et cette proportion monte à un tiers chez les oenologues. L’ouverture des formations oenologiques et viticoles à la gent féminine y est bien sûr pour quelque chose. Ce mouvement a démarré dans les années 80 et s’est intensifié dans les années 2000. Les femmes représentent désormais 50 à 60% des nouvelles promues en œnologie.

Même au sein des instances de décisions et des principales institutions du monde viticole, les femmes prennent peu à peu leur place : l’élection de Miren de Lorgeril, en 2018, à la présidence du CIVL (Conseil interprofessionnel des vins du Languedoc) en est un exemple parlant. À une toute autre échelle, l’Organisation Internationale de la vigne et du vin (OIV) est aujourd’hui présidée par la Brésilienne Regina Vanderlinde.

Ces femmes servent de modèles à toute une nouvelle génération d’amatrices de vin. Encore exceptions au XXe siècle, on ne compte plus aujourd’hui les femmes vigneronnes, oenologues, maîtres de chai ou encore sommelières.

Les initiatives se multiplient pour mettre en avant la place des femmes dans le monde viticole

Depuis quelques années, des réseaux féminins se créent et s’organisent pour faire entendre la voix des femmes dans le milieu viticole. Les initiatives sont nombreuses pour faire rayonner la gent féminine dans ce milieu traditionnellement masculin. Nous ne pouvons malheureusement pas vous en livrer une liste exhaustive mais souhaitions vous parler de certains d’entre elles.

Le premier collectif français de femmes en viticulture naît en 1994. Il s’agit des “Aliénor du vin de Bordeaux” qui a pour objectif de mettre en avant le travail des femmes dans la gestion de crus Bordelais. Dans cette lignée, de nombreux groupes de femmes vigneronnes se sont créés avec un ancrage local :  Les Dames du Layon, Des Elles pour le Chinon, les Médocaines, Gaillac au féminin, Vinifilles, Femmes Vignes Rhône, les Eléonores de Provence, les Étoiles en Beaujolais, Femmes et Vins de Bourgogne, les DiVINes d’Alsace. Ces associations organisent des formations à destination des adhérentes et favorisent les moments d’échanges sur des problématiques partagées par toutes. Elles permettent également de s’associer pour la participation à des salons mutuels pour mutualiser les coûts. L’union fait la force !

Des labels et des prix ont également été créés avec l’objectif de représenter les voix féminines au sein des jurys et in fine des consommateurs. Le label suisse “Le Vin des Femmes” met en scène un jury composé à 100% de femmes non-expertes mais grandes amatrices. Dans la même veine, le magazine “Elle à table” a lancé en 2014 un label de confiance qui vise les consommatrices de vins mais qui se démarque évidemment de la notion de “vins de femmes”. Le jury est paritaire et la présidente d’honneur, Virginie Morvan est également Chef Sommelière du caviste Lavinia.

Plus récemment, nous pouvons parler de “Women Do Wine“. Cette association, lancée en avril 2017, est l’oeuvre d’un groupe de professionnelles du monde du vin. Jugeant les femmes “insuffisamment mise en lumière” dans l’univers viticole, elle vise à défendre la cause et l’intérêt des femmes dans ce milieu fermé. Aujourd’hui, l’association est dirigée par un bureau composé de 10 femmes issues du milieu viticole et venant de plusieurs pays dont la France, la Belgique, la Suisse et le Canada.

d’après CUVEE-PRIVEE.COM


© Isabel Cardoso-Fonquerle

Isabel, la seule vigneronne africaine de France

Isabel Cardoso-Fonquerle est née en Guinée-Bissau, et est arrivée en France à ses dix-sept ans. Si aujourd’hui elle considère la France comme sa mère d’adoption”, ses premiers pas à Paris n’ont pas été faciles. Son CV est refusé dans plusieurs grands magasins, au point qu’elle décide de ne plus y faire figurer sa photo. “J’avais entendu à la télé un débat : ils disaient que parfois on jugeait les gens par rapport à leur couleur de peau. Et ça m’avait choquée.”

Elle envoie un CV sans photo, et finit par être embauchée aux Galeries Lafayette Gourmet, où elle s’entend bien avec l’équipe comme avec les clients. A tel point que quelques mois plus tard, son directeur lui propose de rejoindre l’équipe des sommeliers de la cave à vin des Galeries Lafayette. “Je me suis sentie privilégiée. C’était quand même incroyable qu’on pense à moi !

Isabel découvre le vocabulaire du vin et plonge dans un univers qui la passionne immédiatement. En 2002, elle décide de passer un diplôme pour devenir vigneronne, et acquiert son propre domaine dans le Languedoc. “Le vin est super complexe, on en apprend chaque année. C’est très dur, surtout quand on est seule presque à 80% à la vinification, à l’élevage, aux échantillons, à la préparation des commandes, à l’administratif, au commercial… Je suis partout à la fois.”

D’autant plus qu’en tant qu’unique femme noire parmi ses collègues, elle a dû faire face à une hostilité certaine. Vignes brûlées, dégradations, remarques racistes, regards insistants… Isabel ne cède pas : Je sais remettre les gens à leur place”, affirme-t-elle, préférant à l’agressivité une attitude diplomatique, mais ferme”“Pour moi, le plus important, c’est mon travail, pas ma couleur de peau. Je n’accepte pas que les gens me manquent de respect ou m’agressent sur mon lieu de travail, soit parce que je suis noire, soit parce que je suis une femme. J’ai ce double problème.”

Aujourd’hui, Isabel est fière de perpétuer “le savoir-faire français” sur son domaine de huit hectares, le domaine de l’Oustal Blanc, où elle pratique une agriculture bio et naturelle.

d’après RADIOFRANCE.FR


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, compilation, correction et iconographie | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : l’entête de l’article montre des vendanges dans le Médoc en 1951 © terredevins.com ; © veuveclicquot.com ; © Isabel Cardoso-Fonquerle


Plus de presse…