Éditée en septembre 2005, cette brochure accompagnait une exposition de photographies retraçant le parcours des cinéastes Jean-Pierre et Luc DARDENNE. Palme d’or au Festival de Cannes, L’Enfant rentrait triomphalement en Wallonie et la Communauté française de Belgique embrayait avec cette expo et la publication d’un catalogue trilingue (FR-NL-EN) dont nous reproduisons ici le texte français. L’intégralité du document est disponible en PDF OCR dans notre documenta.wallonica.org…
L’image, la vie.
Le cinéma de Jean-Pierre
et Luc Dardenne
Entretien avec Henry Ingberg
C’est du début des années 70 que date ma première rencontre avec Jean-Pierre puis Luc Dardenne. J’avais à l’époque été appelé par les étudiants de la section théâtre de l’IAD (Institut des Arts de Diffusion) pour en devenir le coordinateur. Jean-Pierre était l’un de ces étudiants. Passionné, animé par l’esprit de mai 68 qui avait laissé des traces profondes.
À la même époque, en France, un grand auteur venait de subir les affres de la censure : c’est le poète et dramaturge Armand Gatti, qui vit suspendues les répétitions de sa pièce La Passion du général Franco au Théâtre National Populaire. Une plainte avait été déposée pour atteinte à un chef d’Etat étranger. Une plainte dont rien ne put tempérer les conséquences : ni les efforts et l’ouverture d’esprit du Ministre de la Culture de l’époque, André Malraux, ni la reconnaissance manifeste dont pouvait se prévaloir Armand Gatti. La pièce fut interdite, et l’auteur amené à poursuivre ses activités hors les murs du théâtre officiel. Il s’exila à Berlin.
Un inspirateur charismatique
Armand Gatti et moi avions conservé une amitié et une complicité très fortes depuis notre première rencontre- j’avais mis en scène ses Chroniques d’une planète provisoire, fable autour du IIIème Reich née de son exemplaire parcours de résistant déporté durant la Seconde Guerre mondiale. Aussi , apprenant qu ‘il se retrouvait maintenant hors circuit officiel, je décide de l’inviter à venir travailler en Belgique. Je lui parle de l’IAD, et surtout de l’effervescence qui y règne alors, du désir très fort de sortir des schémas de production classiques en optant pour une démarche participative de recherche, de rencontre et de dialogue avec les gens, les militants, les loulous des banlieues … Bref, de cette volonté de faire le pont entre la création poétique et un monde considéré comme exclu, précisément dans le but de briser cette exclusion.
C’est ainsi que toute l’école se retrouve mobilisée autour d’un projet commun –La Colonne Durutti, du nom d’un chef anarchiste tué durant la guerre civile en Espagne – animé par Armand Gatti, inspirateur très charismatique à l’enthousiasme communicatif. Une entreprise insolite où les cadres habituels se voient bousculés et dans laquelle sont réunis professeurs et étudiants, les premiers ajustant leurs cours théoriques et pratiques, comme à l’aide d’un prisme, au travers du thème développé par Gatti, les seconds partant à la rencontre de républicains espagnols réfugiés en Belgique afin de les interviewer.
La vidéo au service de la poésie
À l’arrivée d’Armand Gatti correspond celle des caméras vidéo portables et la révolution engendrée par l’apparition de ce nouveau médium. Adieu négatif et développement, le côté immédiat du matériel autorise une approche inédite : on capte les images, on les visionne sur le champ, on en discute… Toute première manipulation d’une caméra pour les étudiants ; Jean-Pierre est un de ceux qui se saisiront du matériel et des idées à bras le corps. Très vite, il sera rejoint par Luc dans cette aventure passionnante, épuisante, inspirante, et qui constitue assurément une découverte marquante pour nous tous.
L’année suivante en effet, le travail se poursuit, toujours avec Gatti mais dans le Brabant wallon cette fois puisque l’IAD déménage de Bruxelles à Louvain-la-Neuve. Pièce-enquête sillonnant les villages de la province, L’Arche d’Adelin est en quelque sorte le prolongement de La Colonne Durutti. Certes les décors ont changé (l ‘espace rural a remplacé le milieu urbain, en l’occurrence les usines Raskinet à Schaerbeek où était joué le premier spectacle) mais la démarche est similaire. S’y ajoute l’usage intensif de la vidéo pour récolter les témoignages, susciter les expressions spontanées. Croisement avec l’écriture poétique, survoltée, d’Armand Gatti, qui retravaille les textes et les transforme en spectacle. C’est une véritable initiation au carrefour du réel et de la poésie.
Du côté de la politique audiovisuelle
Dans la foulée, au Ministère de la Culture, les politiques évoluent. Le cinéma fait place à l’audiovisuel, secteur dans lequel le cinéma”pellicule” conserve une place centrale malgré l’apparition de la vidéo. La nouvelle venue soulève toutefois de nombreuses questions et entraîne une querelle entre ses défenseurs et détracteurs. Débat esthétique qui trouve parfois des accents politiques… Débat enrichissant quoi qu’il en soit puisque de cette confrontation émanera la volonté d’utiliser tous les supports techniques pour favoriser la création. Car une structure publique se doit d’aider les auteurs à aller au bout de leur propos et de leur choix, sans leur en indiquer la substance : peu importe le médium utilisé, c’est l’acte de création qui est fondamental. Une question plus que jamais d’actualité à l’heure du numérique.
Autre innovation liée au développement de la vidéo : la caméra branchée directement sur le câble de la télédistribution. C’est l’idée des télévisions locales avec la première expérience à Vidéo Saint-Josse. Et toujours le même souci d’immédiateté, de proximité et d’interactivité. Cette avancée pionnière restera un élément acquis des politiques audiovisuelles ultérieures. Douze télévisions locales et communautaires naîtront. Aujourd’hui, elles sont toujours le fruit de cette idée initiale d’utiliser l’une des particularités de notre pays, en l’occurrence son réseau câblé très dense.
Le troisième fait marquant de cette évolution est le travail en atelier. À l’époque, on constate en effet que, s’il est essentiel, le système de la Commission de Sélection des films se heurte néanmoins à des limites. Les projets de film sont acceptés au coup par coup, on saute de l’un à l’autre sans vraiment assurer la continuité dans le travail. Avec le développement des nouveaux moyens techniques déboule l’idée de créer des ateliers bénéficiant d’une aide permanente. Le terme “atelier” correspond très précisément à cette idée d’un travail dans la durée, qui se fait dans l’esprit du compagnonnage. Des équipes sont formées autour de projets déterminés
et peuvent ainsi approfondir leur démarche. Tradition belge oblige, le travail des ateliers sera le plus souvent axé sur le documentaire, qui présente par ailleurs certains avantages, non seulement moins coûteux à réaliser que le film de fiction, il rend possible une utilisation intelligente, dynamique et originale du nouveau matériel vidéo, qui se forge ainsi petit à petit un langage spécifique.
Premiers pas
Forts de leur expérience, Luc et Jean-Pierre Dardenne créent très rapidement leur propre atelier, le collectif “Dérives“, et produisent leurs premiers films vidéo. Des créations où l’on retrouve de toute évidence la patte d’Armand Gatti (lequel a entretemps poursuivi son chemin sur d’autres terrains à l’étranger) en ceci que, même si les Frères Dardenne travaillent à présent sur le documentaire, c’est toujours dans l’idée que la réalisation est un acte poétique, c’est-à-dire un acte d’invention du signe et du langage. Un acte de création et de recréation. Aussi, la nouvelle politique des ateliers leur permet de poursuivre et d’approfondir leur démarche. Ne nous méprenons toutefois pas : si cette structure n’avait pas existé, sans doute auraient-ils fait du cinéma malgré tout. Le fait est qu’elle s’est mise en place et développée parallèlement à l’évolution des cinéastes, dans un enrichissement mutuel puisque leur travail incarnait en retour l’un des meilleurs exemples du sens que l’on pouvait donner à une politique d’atelier. Rien n’était indispensable, mais tout prenait du sens, devenait nécessaire.
La maturation
Nécessaire leur structuration en atelier, nécessaire leur travail avec Armand Gatti, nécessaire le film qu’ils coproduisent pour lui en Irlande, qui boucle en quelque sorte le cycle de leur collaboration. Les Frères Dardenne sont maintenant prêts à tracer leur propre trajectoire. Autonomes…
Quelques documentaires plus tard, c’est le passage à la fiction avec Falsch, dont le dossier suscite certes quelques interrogations mais pour lequel les subsides sont accordés. Depuis toujours en effet, le travail de la Commission de Sélection s’inscrit dans l’idée d’une politique de création : nous restons convaincus qu’il existe de possibles va-et-vient entre les secteurs, entre les genres, et qu’il est essentiel d’accompagner les auteurs dans leur passage de l’un à l’autre.
De la même manière, il serait erroné de voir dans cette première fiction une forme de victoire sur le documentaire, dont les Frères auraient réussi à ne pas rester prisonniers. Non, leurs premiers films témoignaient déjà de la démarche qui est toujours la leur aujourd’hui, celle d’un perpétuel questionnement, d’une éternelle remise en question. Avec Falsch, adapté d’une pièce de René Kalisky, les Frères Dardenne choisissent d’élargir leur champ d’investigation après avoir exploré différentes dimensions du documentaire. Ne plus être les témoins-dialoguistes de l’histoire mais en devenir les auteurs, tout en intégrant la réalité qui les entoure. La fiction leur permet en outre de découvrir le travail avec les acteurs, qui ne sont plus les acteurs du réel proprement dit mais de véritables comédiens capables de donner une réelle épaisseur à l’humanité qu’ils interprètent.
Prémisses d’un nouveau départ
Vient ensuite l’aventure de Je pense à vous, deuxième fiction pour Luc et Jean-Pierre Dardenne. Poursuivant leurs questionnements sur l’histoire et la mémoire des année 60, ils réalisent un impressionnant travail de collecte de documents relatifs à cette époque. Afin d’éviter la démonstration historico-économico-sociale, ils aspirent à humaniser leur propos et y intègrent, avec l’aide du scénariste Jean Gruault, la dimension “comédie humaine”. Le résultat est intéressant, peut-être moins original que leurs films ultérieurs, mais il pose surtout aux cinéastes la question de leur intégrité. Il s’agit en effet d’une coproduction au volume financier important, où les Frères ont dû composer avec toute une série d’éléments extérieurs. Aussi, Je pense à vous, ce n’est pas vraiment eux…
Or, on le sait maintenant, Luc et Jean-Pierre Dardenne ont cette inébranlable volonté de rester fidèles à eux-mêmes. Sortis quelque peu amers de l’expérience, ils s’emploient à éviter un nouveau schéma de coproduction minoritaire et donnent naissance, quelques années plus tard, à une œuvre qu’ils maîtrisent complètement, La Promesse. Nouvelle rupture dans la carrière des cinéastes et… reconnaissance internationale immédiate ! Preuve par excellence que le local peut toucher à l’universel, et surtout extraordinaire leçon dans le cadre d’une politique du cinéma, une leçon qui va à l’encontre de la tentation mortifère de ne subsidier que ce qui “pourrait” marcher.
La consécration
La suite est bien connue. Rosetta, Le fils, L’Enfant, les chef-d’œuvres s’enchaînent, les récompenses internationales aussi, propulsant les Dardenne dans des sphères qu’ils n’avaient peut-être pas imaginées, propulsant également sur le devant de la scène de de nouveaux talents belges. Non, la Belgique n’est pas otage de sa situation géographique ; non, il n’est pas indispensable de faire appel à des comédiens d’une certaine notoriété, souvent français par la force des choses. Au contraire, ce sont les films de Luc et Jean-Pierre Dardenne qui ont donné leur notoriété à Jérémie Rénier, à Olivier Gourmet ou à Emilie Dequenne. Ils ont littéralement révélé des talents, et ce à plusieurs reprises, preuve en soi qu’il ne s’agit pas d’un hasard.
D’aucuns verront peut-être dans la carrière des Frères Dardenne une progression linéaire. Qu’ils se détrompent car elle est tout sauf cela. Leur cheminement est au contraire fait de retours, de revirements, de rebondissements, de constantes interrogations qui représentent le levain de leur travail. Luc et Jean-Pierre Dardenne ont cette force de ne pas s’appuyer sur une inertie et continuent de nous prouver, tout en approfondissant leur approche du cinéma, que le local touche bel et bien à l’universel. Ils n’incarnent pas les nouveaux porte-drapeaux du cinéma belge, ils sont bien plus que cela : ils sont eux-mêmes et c’est en cela qu’ils nous touchent.
Pousser les auteurs à aller le plus loin possible dans leurs choix, leur personnalité, leur singularité… Surtout ne pas vouloir les enfermer dans une
norme. Là réside sans doute tout le nœud de la politique cinématographique.
Propos recueillis par Nathalie Flamant
Sans cesse sur le métier
Ce sont souvent les rencontres qui
font d’un artiste ce qu’il devient.
Il y a bien sûr les vocations précoces et les enfants prodiges, mais ce n’est pas du côté de leur adolescence tranquille en banlieue liégeoise qu’il faut chercher pour trouver une origine à la carrière de Luc et Jean-Pierre Dardenne. Si celle-ci a une source, cette source porte un nom , et c’est celui du dramaturge français Armand Gatti, que les deux Frères rencontrent au début des années 70.
Au commencement était Gatti
En 1969, Jean-Pierre entreprend des études de comédien à l’IAD (Institut des Arts de Diffusion) à Bruxelles. Parmi quelques rôles, celui qu’il joue dans La Cigogne lui permet de faire une rencontre décisive avec son auteur, le créateur hors norme Armand Gatti, venu assister à l’une des représentations. A l’initiative d’Henry lngberg, ce dernier se voit invité à revenir à Bruxelles pour écrire et mettre en scène un nouveau spectacle dans le cadre d’un récent programme pédagogique mis en place à l’IAD. C’est ainsi que les étudiants interprètent La Colonne Durutti, où Gatti a choisi de parler des actions menées par les anarchistes durant la Guerre d’Espagne. Jean-Pierre est l’un de ses assistants sur ce spectacle.
L’année suivante, l’expérience se poursuit avec L’Arche d’Adelin, ambitieuse
entreprise de théâtre populaire et politique qui aborde, entre autres thèmes, le brutal changement que connaît la paysannerie européenne à l’ère du plan Mansholt (1973). Joué dans différents villages du Brabant wallon, le spectacle se compose de pièces-trajets écrites par Gatti à partir de rencontres faites avec des paysans, des anciens militants… bref d’acteurs selon lui représentatifs de ce qu’est cette région. Jean-Pierre, qui l’assiste dans la récolte de ces témoignages, est rapidement rejoint par son frère Luc alors que débarque de Paris une équipe vidéo légère sollicitée par Gatti pour monter le spectacle. Premières manipulations du matériel pour les Frères qui s’en vont filmer, caméra noir et blanc et magnétoscope à l’épaule, témoignages, événements et autres portraits…
Après la tornade
Luc et Jean-Pierre Dardenne ne sortent pas indemnes de cette rencontre fulgurante : Armand Gatti leur a non seulement fait découvrir nombre d’auteurs, il leur a surtout permis d’apprendre le fonctionnement d’une équipe vidéo. Tout naturellement, les Frères décident de poursuivre sur cette voie et, tandis que Luc entreprend des études de philosophie et de sociologie, tous deux se lancent dans l’aventure. Le temps de travailler pour récolter l’argent nécessaire à l’achat de leur propre matériel, ils décrochent un contrat avec la Maison de la culture de Huy et commencent à arpenter les cités ouvrières de la banlieue liégeoise pour filmer témoignages et portraits à la manière de Gatti. Des images qu’ils montrent ensuite aux personnes concernées, des images qui, ainsi mises bout à bout, font se côtoyer des inconnus. La vidéo comme nouveau moyen pour les gens de se rencontrer.
Et si la révolution vidéo bat son plein à l’époque, la simplicité de l’outil ne dispense pas pour autant de tout travail formel. Ne disposant pas encore de banc de montage, les Frères montent “à la gâchette” et s’appliquent à mettre en forme leurs images en organisant les tournages en conséquence. Via des réseaux de connaissances, ils continuent d’interviewer des ouvriers, des résistants, des immigrés, qui viennent se voir les uns les autres à l’occasion de projections publiques organisées sous tente, dans un café, une maison des jeunes ou une salle paroissiale, le tout dans une douce utopie de changement. Parallèlement au travail programmé, les Dardenne tiennent à rester attentifs aux événements de la région, tels la grève des fonderies Mangé à Chênée ou cette fête qu’ils avaient organisée autour de la joyeuse récupération de déchets de consommation. Citons aussi un travail mené avec des lycéens sur le droit de l’information dans les écoles. Il s’agit là de leurs premiers films montés sur table de montage, dont il ne reste malheureusement aucune trace aujourd’hui.
Le collectif Dérives
Fin 1975, Luc et Jean-Pierre Dardenne se constituent en asbl, le collectif Dérives, qui se voit accorder sa première subvention du Ministère de la Culture grâce au soutien de Marcel Deprez, alors haut fonctionnaire à l’Education permanente, et d’Henry lngberg. Ce nouveau cadre permet aux Frères de travailler de manière plus structurée. Leur premier projet, Au commencement était la résistance, consiste en un vaste travail de mémoire qui retracerait l’histoire du mouvement ouvrier de la région. Quelques centaines de témoignages plus tard, ceux qui resteront les pionniers de la vidéo d’intervention sociale en Wallonie décident de réaliser leur premier documentaire véritablement construit. Nous sommes en 1977. Cette année marque aussi la reconnaissance du collectif Dérives en tant qu’atelier de production cinématographique et vidéographique de la Communauté française.
Les premiers documentaires
Le Chant du Rossignol. Sept voix, sept visages de résistants. Une ville : Liège et sa banlieue. Un titre qui n’est pas sans rappeler la prose d’Armand Gatti pour ce premier film traitant de la résistance anti-nazie en Wallonie. Six hommes et une femme, tous partisans armés communistes ou socialistes, y racontent leurs actions clandestines dans les usines, le maquis d’Ourthe-Amblève et leur survie dans les camps de concentration de Buchenwald et Ravensbrück. Présenté dans un centre culturel liégeois devant une soixantaine de personnes, le film suscite entre autres l’intérêt d’un des membres de ce tout
premier “vrai” public : Jean-Paul Tréfois, qui anime l’émission Vidéographie sur la RTB et propose aux Frères Dardenne une diffusion partielle de leur film sur les ondes de la chaîne nationale. Longtemps porté disparu, Le Chant du Rossignol est aujourd’hui en cours de restauration.
Travail de mémoire encore et toujours, avec les deux documentaires suivants qui brossent le portrait d’acteurs des luttes sociales des années 60, images d’archives à l’appui. Lorsque le bateau de Léon M. descendit la Meuse pour la première fois revient sur le mouvement social qui agita l’hiver 60, considéré par d’aucuns comme la “grève du siècle”, à travers le récit de Léon M., ancien militant ouvrier s’attelant désormais à a construction d’un bateau. Celui-ci arrivera-t-il à destination ? Dans un commentaire en voix-off, Luc et Jean-Pierre Dardenne interrogent l’Histoire : quel regard porter aujourd’hui sur l’enthousiasme révolutionnaire qui animait les militants syndicaux de l’époque ?
Pour que la guerre s’achève, les murs devaient s’écrouler, également appelé Le Journal, donne quant à lui la parole à Edmond G., ancien ouvrier chez Cockerill qui, de 1961 à 1969, a participé à la rédaction et à la diffusion d’un bulletin clandestin au sein de l’usine. Licencié pour cette raison, Edmond s’est depuis lors distancié de l’appareil syndical. Reparcourant vingt ans plus tard les lieux qui furent le théâtre des manifestations de l’hiver 60, il se souvient du combat des militants pour une société meilleure, eux qui allaient “à l’usine comme on va à la guerre…”
Auprès de mon arbre…
En 1981, Luc et Jean-Pierre Dardenne retrouvent Armand Gatti pour un long métrage de fiction qu’il tourne en Irlande, Nous étions tous des noms d’arbres, amenant avec eux une avance sur recettes de la Commission de sélection des films de la Communauté française. Première coproduction pour les Frères qui se sont constitués pour l’occasion en coopérative. On les retrouve dans l’équipe technique du film – Luc est assistant-réalisateur et Jean-Pierre assistant-caméra – et même dans l’équipe artistique puisqu’ils interprètent au passage le rôle de soldats anglais. Soit une nouvelle expérience très enrichissante en compagnie de Gatti, dont les Frères observent le travail avec attention : travail de mise en scène, effectué avec beaucoup de liberté et sans aucune mystification de la technique, travail de direction artistique et de réécriture des scènes en fonction du jeu des comédiens.
Entre passé et présent
Entre-temps sont nés deux autres projets de documentaires. Dans R … ne répond plus, tourné en 1981 à l’initiative du CBA (Centre Bruxellois de l’Audiovisuel), Luc et Jean-Pierre Dardenne abordent pour la première fois une question d’actualité, celle des radios libres en Europe. Partant du postulat qu’une plus grande communication n’est pas nécessairement synonyme d’une meilleure compréhension, les vidéastes mènent l’enquête dans plusieurs pays d’Europe afin de cibler les attentes du public à ce sujet. Loin du mythe d’une nouvelle radio qui soudain deviendrait libre tribune, leur conclusion, certes un peu pessimiste, est que le réel ne répond malheureusement plus…
Eux par contre continuent de lui répondre. Après le coup d’État qui secoue la Pologne en 1981, les Frères Dardenne se lancent dans la réalisation de cinq courts métrages, en accord avec la télévision belge qui en assurera la diffusion à une heure de grande écoute. Leçons d’une université volante retrace, à travers cinq portraits d’émigrés polonais, l’histoire d’un pays ultra-nationaliste qui est toujours resté, depuis les années 30, non pas terre d’asile mais bien terre d’exil. Cinq témoignages qui sont, au même titre que les nombreux portraits de militants précédemment filmés, autant de trajectoires de vie qui nourriront le travail de fiction ultérieur des réalisateurs.
Regarde, mon fils
En 1983, alors que le collectif Dérives se lance dans la production de documentaires vidéo signés par d’autres auteurs, Luc et Jean-Pierre Dardenne tournent pour leur part ce qui sera, rétrospectivement, leur dernier documentaire vidéo et le dernier volet de leur cycle consacré à la mémoire ouvrière. Celle-ci est abordée cette fois au travers de l’œuvre du dramaturge wallon Jean Louvet, fondateur du Théâtre Prolétarien de La Louvière, et plus précisément de sa pièce Conversation en Wallonie. Regarde Jonathan, du nom d’un des personnages de cette pièce, fils de mineur s’interrogeant sur ses origines, est un film qui raconte la fin d’une époque, la disparition progressive de la classe ouvrière, de ses espérances déçues et du lien social qui en était le ferment. Avec toujours cette idée d’une mémoire qu’il est essentiel de dire, rappeler, transmettre et conserver.
Théâtre et mémoire, deux thèmes de prédilection que l’on retrouve trois ans plus tard avec l’adaptation cinématographique de l’ultime pièce du dramaturge belge René Kalisky, Falsch, qui soulève, au travers d’improbables retrouvailles entre les membres décédés d’une famille juive allemande et leur seul survivant, toute la question de la culpabilité et de la place des survivants face à l’Histoire. C’est un grand tournant qui s’opère là dans la carrière des Frères puisqu’il s’agit à la fois de leur premier film tourné en 16 mm et de leur première fiction. Première expérience de mise en scène également, ainsi que de direction artistique, dont ils tireront une leçon primordiale : ne jamais essayer de fournir à l’acteur des explications rationnelles quant à son jeu, car c’est ce que dégage sa présence physique à l’écran qui importe et rien d’autre. Une méthode dont on constate aujourd’hui l’efficacité au vu de la reconnaissance internationale que rencontrent les comédiens de leurs films.
S’éloigner pour mieux revenir
En 1987 voit le jour un court métrage de fiction qui ressemble bien à un ovni dans la filmographie de Luc et Jean-Pierre Dardenne. Et pour cause, tout y est question de mouvement, de vitesse et d’accélération. Il court, il court le monde : une petite tranche de vie dans le milieu de la télévision, mi-absurde, mi-allégorique, qui dénonce, pour reprendre les mots du philosophe Paul Virilio cité dans le film, la “dictature du mouvement” à laquelle est soumis notre monde à force de vouloir gagner du temps.
Réalisé cinq ans plus tard, Je pense à vous fait lui aussi figure d’exception au sein du parcours des cinéastes, quoique de manière moins motivée. Renouant avec un sujet plus proche de leurs préoccupations habituelles, les cinéastes décident pour ce long métrage de fiction de traiter de la crise que connaît la sidérurgie wallonne dans les années 80, suite à un long travail d’enquête préparatoire en forme de documentaire, Vulcain chômeur. Avec la précieuse collaboration du scénariste français Jean Gruault, Luc et Jean-Pierre Dardenne apprennent à extraire des personnages de fiction de la réalité : Fabrice, ouvrier métallo pour qui la forge est bien plus qu’un métier, et Céline, son épouse dévouée qui fera tout pour le sauver du désarroi qui le submerge depuis son licenciement. Une fois mis en images pourtant, le récit prend un ton romanesque qui semble reléguer la crise industrielle au rang de prétexte à une histoire sentimentale, ce que les réalisateurs déplorent sincèrement. Il faut dire aussi que le plan de coproduction dans lequel ils étaient minoritaires ne leur a pas laissé une totale liberté de choix.
Boudé de la critique et du public, Je pense à vous résonne comme un échec. Mais cet échec, pleinement assumé par les réalisateurs, sera salutaire puisqu’il leur permettra d’autant mieux rebondir et réaliser dorénavant ce qui leur correspond vraiment.
Fidèles compagnons
En 1994, Luc et Jean-Pierre Dardenne créent Les Films du Fleuve, nouvelle structure de production qui fera ses premiers pas avec leur long métrage suivant, La Promesse. Du côté de l’équipe technique se constitue un noyau dur que l’on retrouvera dorénavant au générique de tous leurs films : Alain Marcoen à l’image, Benoît Dervaux au cadre, Jean-Pierre Duret au son, Marie-Hélène Dozo au montage, pour ne citer qu ‘eux. Au-delà du plaisir de travailler avec des professionnels qui sont aussi des amis, cette fidélité représente pour les réalisateurs un gage de sécurité quant à l’unité finale du film. Le travail de chacun est connu et n’a plus à être envisagé individuellement, ce qui contribue à donner au film un ton unique, une cohésion d’ensemble qui est certainement un élément-clé dans la reconnaissance critique et publique rencontrée ces dernières années, une reconnaissance inaugurée par La Promesse en 1996.
Tourné comme à l’accoutumée en banlieue liégeoise, sur les rives de cette Meuse qui a charrié tant d’espérances, La Promesse marque une rupture dans la carrière des cinéastes, même si ce film reste le fruit de plus de vingt années d’expérience. Bien décidés à rester fidèles à leur conception du cinéma, les Frères Dardenne réalisent là une œuvre résolument personnelle où ils abordent, outre les thèmes qui leur sont chers, celui de l’éveil de la conscience morale d’un adolescent. Dépourvu d’effets de style qui en auraient masqué le propos, le film raconte l’histoire d’Igor (Jérémie Rénier), un petit gars entraîné malgré lui à participer à l’ignoble exploitation d’émigrés clandestins organisée par son père (Olivier Gourmet), et qui un jour décide de se dresser contre l’autorité paternelle pour honorer une promesse. Véritable parcours initiatique, La Promesse est empreint d’une profonde vérité qui touche à l’universel ; le film remportera une kyrielle de prix dans des festivals nationaux et internationaux.
D’une palme à l’autre
Tout en poursuivant leurs activités de 3 producteurs et d’enseignants (Luc à l’Université Libre de Bruxelles, Jean-Pierre à l’Université de Liège), les Frères Dardenne s’attellent à l’écriture de leur nouveau film dès 1997, avec l’idée de faire cette fois un portrait de femme. Ainsi naît Rosetta, jeune fille au caractère d’acier obsédée par l’idée de trouver un travail, guerrière des temps modernes luttant avec obstination pour survivre dans un monde sans pitié. Un film brut, haletant, loin de tout conformisme esthétique, où la caméra suit au plus près Rosetta, devient Rosetta jusqu’à nous faire ressentir son obsession vitale. A l’instar de La Promesse qui a révélé au cinéma deux acteurs de talent, Rosetta consacre une jeune comédienne débutante, Emilie Dequenne, récompensée pour son jeu époustouflant par le prix d’interprétation féminine lors du 52e Festival de Cannes en 1999. Quelques instants à peine avant que ne soit acclamé le film proprement dit, pour la toute première Palme d’or du cinéma belge…
En 2002, Luc et Jean-Pierre Dardenne réalisent Le Fils et réitèrent leur collaboration avec Olivier Gourmet, ce comédien talentueux issu du théâtre découvert en père crapuleux dans La Promesse puis en patron boulanger dans Rosetta. Nouvelle preuve de l’étendue de son registre de comédien, il campe ici le rôle d’un professeur de menuiserie étrangement perturbé par l’arrivée d’un jeune apprenti dans le centre de formation où il travaille. La tension est palpable, le secret bien gardé et le suspense à son comble. Mais qui est donc Francis Thirion ? Dans la lignée de Rosetta, la caméra des Dardenne reste liée au personnage principal par une espèce de cordon ombilical mais elle se fait ici plus légère pour tourner autour d’Olivier et prendre la place d’un fils absent. A nouveau, la mise en scène est en parfaite adéquation avec le sujet du film, dont le propos reste malgré sa gravité profondément humaniste. La remarquable interprétation d’Olivier Gourmet, sacré meilleur acteur à Cannes en 2002, n’y est certainement pas étrangère.
Avec la régularité d’un métronome, L’Enfant est achevé en 2005. Les décors n’ont pas changé, et la banlieue liégeoise reste le théâtre de l’action, laquelle continue de se distancier du déterminisme social pour se concentrer sur le parcours intérieur des personnages, Bruno et Sonia, jeunes parents malgré eux. Comment assumer l’arrivée d’un enfant lorsque l’on vit, comme Bruno, dans l’instant, préoccupé seulement par l’argent que lui rapportent ses larcins ? Luc et Jean-Pierre Dardenne posent la question, sans jugement aucun, et soulèvent celle, terriblement actuelle, de la désagrégation du lien familial. Avec l’étonnante économie de moyens qui
caractérise leur travail, ils filment cette fois non pas un mais deux personnages, dans un rapport d’égalité, et harmonisent la mise en scène en conséquence : la caméra est plus distante, le cadre plus large, plus aéré. L’Enfant n’est pas sans rappeler La Promesse, par sa distribution – on y retrouve notamment, près de dix ans plus tard, Jérémie Rénier qui de fils est
passé père – mais aussi par la force émotionnelle de son récit, qui n’a pas laissé de marbre le jury du Festival de Cannes. Seconde Palme d’or pour les Frères, six ans après la première : du jamais vu dans l’histoire du Festival !
Et le travail continue Luc et Jean-Pierre Dardenne ne sont pas du genre à se reposer sur leurs lauriers et, s’ils restent relativement discrets quant à leur prochain projet en tant que réalisateurs, il n’est pas inutile de rappeler qu’ils sont aussi des producteurs actifs et avisés au sein des deux structures de production qu’ils ont créées à Liège. La cadette d’une part, la sprl Les Films du Fleuve, qui, outre les fictions signées Dardenne, s’est lancée dans des coproductions internationales d’envergure (avec la France, la Tunisie, l’Algérie, l’Allemagne…) parmi lesquelles le dernier Costa-Gavras. Et puis l’atelier de production Dérives d’autre part, qui en pratiquement trente années d’existence a produit près de 80 films, documentaires de création pour l’essentiel. A l’aide d’une subvention annuelle, mais loin de tout critère de rentabilité financière immédiate, les Frères Dardenne continuent ainsi de
permettre à nombre d’auteurs de faire leurs premiers pas dans le cinéma et, fidélité oblige, de renouveler l’expérience par la suite. Parmi ceux-ci, citons dans le désordre Benoît Dervaux, Philippe de Pierpont, Loredana Bianconi, André Dartevelle, Hugues Lepaige, Gérard Preszow, Thomas Keukens, Bernard Bellefroid… En ce sens il faut reconnaître le rôle structurant qu’ont
Luc et Jean-Pierre Dardenne dans l’industrie cinématographique belge, car ils sont toujours restés attentifs à la création d’une main-d’œuvre qualifiée et au maintien d’une forme de réseau professionnel. En aucune manière ils n’incarnent à eux seuls le cinéma belge, mais ils personnifient assurément l’espoir pour les jeunes auteurs qu’il est possible, avec travail et conviction, de faire du cinéma en Belgique.
Nathalie Flamant suite à un entretien
avec Jean-Pierre et Luc Dardenne
Filmographie
(mise à jour d’après le site des Films du Fleuve)
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- 1974-1977
Vidéo d’intervention dans différentes cités ouvrières - 1978
Le chant du Rossignol - 1979
Lorsque le bateau de Léon M descendit la Meuse pour la première fois - 1980
Pour que la guerre s’achève, les murs devaient s’écrouler - 1981
R … ne répond plus - 1982
Leçons d’une université volante - 1982
Regarde Jonathan, Jean Louvet, son œuvre - 1986
Falsch - 1988
Il court, il court le monde - 1992
Je pense à vous - 1996
La Promesse - 1999
Rosetta - 2002
Le fils - 2005
L’enfant - 2007
Dans l’obscurité - 2008
Le silence de Lorna - 2011
Le gamin au vélo - 2014
Deux jours, une nuit - 2016
La fille inconnue - 2019
Le jeune Ahmed
- 1974-1977
-
La brochure originale (texte trilingue et multiples photos) est le catalogue d’une exposition consacrée au parcours des Frères Dardenne (2005). Ce document n’est plus disponible mais nous l’avons intégralement scanné avec reconnaissance de caractères et vous pouvez le télécharger gracieusement dans notre documenta.wallonica.org !
[INFOS QUALITE] statut : en cours de transcription | mode d’édition : partage, correction et iconographie | sources : catalogue de l’exposition (2005) consacrée au parcours des Frères Dardenne ; une production du Centre du Cinéma et de l’Audiovisuel du Ministère de la Communauté française de Belgique en partenariat avec BOZAR et le CGRI | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © CFWB.
Encore du cinéma !
- GRIMM : La jeune fille sans mains
- HARVARD : 8 films (et plus) pour élargir votre esprit
- SPIELBERG : Les aventuriers de l’Arche perdue (1981)
- VARDA, Arlette dite Agnès Varda (1928-2019)
- POL : Les passantes (1918)
- WAGMAN : Redécouvrir Ernest et Célestine, les vrais !
- AUDIARD : textes
- BERGMAN : En présence d’un clown (1997)
- HOWE : Tolkien a su faire basculer les mythes antiques dans le monde moderne
- SORRENTINO : La grande bellezza (2013)
- Trois courts-métrages délirants à découvrir au “Très court Festival”