Critique d’art, historien et biographe, Jacques PARISSE (Seraing 30/09/1934, Liège 19/01/2011) a exercé une influence considérable sur le monde des arts plastiques pendant plus de trente ans. Professeur de français puis d’histoire de l’art, il transforme sa passion pour l’art en une activité débordante, comme critique d’abord, comme biographe ensuite, faisant découvrir ou redécouvrir, non sans passion, plusieurs artistes wallons de renom.
Après s’être brièvement essayé au Droit, Jacques Parisse s’oriente vers les Romanes et décroche sa licence à l’Université de Liège (1956). À peine diplômé, il entame une carrière d’enseignant qu’il mènera pendant 35 ans (novembre 1959-juin 1994). Dans un premier temps, il est professeur de français dans l’enseignement secondaire supérieur. À sa passion première pour la lecture, il ajoute une curiosité toujours plus grande pour les beaux-arts. En 1953, il était entré pour la première fois dans la galerie de l’Association pour le Progrès intellectuel et artistique de la Wallonie et c’est là qu’il va découvrir les artistes invités par Fernand Graindorge et Marcel Florkin. Dans les revues étudiantes auxquelles il avait collaboré, il avait signé quelques papiers sur ces expositions.
En janvier 1961, il reçoit, d’André Renard, la chance de tenir une rubrique à la fois dans La Wallonie et dans Combat. Usant d’abord du pseudonyme “Un de Troie” avant de recourir à son patronyme, le successeur de Frenay-Cid restera le chroniqueur artistique (livres et expositions) du quotidien jusqu’en novembre 1986, soit 26 saisons et plusieurs milliers de chroniques. “Victime d’une restructuration économique”, il est ensuite accueilli par La Dernière Heure (1987-1993), puis par La Meuse (1993-1998).
Parallèlement, engagé par Robert Stéphane, il devient chroniqueur sur les ondes de la RTB-Liège radio à partir de janvier 1964. Jusqu’en janvier 2000, son intervention dans le décrochage matinal du Centre de production régional de Liège de la RTBf est un moment craint ou attendu, comme le sont ses articles de presse écrite, pour tous les créateurs ou organisateurs d’événements artistiques. Un avis de Jacques Parisse avait valeur de succès ou de Bérézina. Depuis le début des années soixante, encore, Jacques Parisse a ajouté à ses multiples tâches celle du secrétariat de l’APIAW. Officiel bras droit de Graindorge et de Florkin, Parisse était par conséquent en contact permanent avec tous les acteurs culturels. À une grande maîtrise de tous les courants artistiques anciens, il ajoutait une connaissance de la création et des nouvelles influences qui se nourrissait des milliers de visites qu’il rendait aux peintres, graveurs, photographes, en exposition ou dans leur atelier. Cette expérience lui servira de sésame quand lui sont confiés les cours d’histoire de l’Art dans un établissement liégeois d’enseignement supérieur non universitaire, au milieu des années 1970, second temps de sa carrière d’enseignant.
Auteur d’un monumental ouvrage sur La peinture à Liège au XXe siècle (1975), Jacques Parisse signe plusieurs ouvrages qui font référence. Entouré de quelques amis pour sélectionner plusieurs dizaines d’artistes représentant les courants les plus variés, il s’appuie sur une belle maîtrise de la production artistique récente pour mener cette première investigation ambitieuse, complétée par une série de fortes monographies approfondissant ou réhabilitant des peintres wallons : Zabeau (1977), Jean Donnay (1980), Richard Heintz (1982), Auguste Mambour (1984), Auguste Donnay (1991), Gangolf (1991), Édouard Masson (2000), Ernest Marneffe (2001), Guy Horenbach (2007). Il fait aussi connaître Marcel Caron, Georges Collignon, Frédérick Beunckens, Jacques Charlier ou encore Jacques Lizène.
Après avoir rassemblé un certain nombre de ses chroniques RTB Liège en deux volumes, il publiera, en 2000, des mémoires, les siennes, qui sont bien davantage que celles d’un critique de province. Il rappelle notamment qu’en tant que secrétaire de l’Association pour le Progrès intellectuel et artistique de la Wallonie depuis le début des années 1960, il a apporté une contribution permanente à l’organisation des expositions de cette association ; il mentionne aussi qu’il fut l’éphémère président fondateur de la Maison des Artistes au milieu des années 1980. Auteur d’articles et de préfaces dans des ouvrages de référence, il fut aussi conseiller artistique pour les acquisitions auprès de la Banque nationale de Belgique de 1981 à 2000, président de la commission des arts plastiques de la Communauté française et membre du conseil d’administration de La Chataigneraie.
La Wallonie. Le Pays et les hommes (Arts, Lettres, Cultures, t. III, p. 386),
Jacques PARISSE, Situation critique. Mémoires d’un critique d’art de province (Liège, Adamm, 2000),
L’art a la parole : Jacques Parisse, chroniques artistiques à la RTB Liège de 1964 à 1977 (Liège, Mardaga, 1978),
De bec et de plume, L’art a la parole II, Chroniques des arts plastiques à la RTBf Liège1977-1984 (Liège, Mardaga, 1985).
On le connaît principalement pour ses deux héros, le capitaine Francis Blake et le professeur Philip Mortimer. Le dessinateur belge Edgar Pierre Jacobs s’est également illustré à l’opéra dans les années 20, alors baryton dans la troupe de l’Opéra de Lille.
Blake et Mortimer, personnages d’opéra ? Si les célèbres héros de la série homonyme créée par Edgar Pierre JACOBS (1904-1987) n’ont jamais démontré de talents de chanteurs, ils entretiennent néanmoins des liens certains avec l’univers lyrique.
C’est ce qu’a découvert le site d’information lillois Vozer, qui s’est arrêté au Centre belge de la bande dessinée. A l’occasion des 75 ans de la série d’aventures des deux élégants britanniques, l’exposition “Le secret de l’Espadon” revient sur les années du dessinateur passées sur les planches de l’Opéra de Lille. Né le 30 mars 1904, Edgar Pierre Jacobs se découvre rapidement des intérêts croisés entre le dessin et l’histoire, qui font naître une vocation de “peintre d’histoire”. A treize ans pourtant, il tombe amoureux de la voix en assistant au Faust de Gounod à Bruxelles, au Théâtre des Galeries.
Comédien figurant au Théâtre de la Monnaie après la guerre et en parallèle de sa formation à l’Académie des Beaux-Arts, il exerce son crayon comme dessinateur sur commande, puis en travaillant pour la presse ou pour des catalogues de grands magasins.
Alors qu’il se produit comme choriste au Théâtre de l’Alhambra en 1922, Edgar Pierre Jacobs intègre le Conservatoire Royal de Bruxelles après son service militaire en 1924. Il en sort avec un premier prix d’excellence avant de rejoindre la troupe de l’Opéra de Lille. Aida de Verdi, Lakmé de Delibes, Faust de Gounod ou encore Tosca de Puccini lui ont confié autant de rôles à sa voix de baryton. La crise de 1929 a malheureusement raison de ses ambitions, et le chanteur belge se retrouve dans son pays natal sans emploi.
En 1944 pourtant, une rencontre majeure ouvre une voie nouvelle à la carrière atypique de l’artiste qui devient coloriste pour Georges Rémi (Hergé), sur les albums de Tintin. Cette collaboration permet à Blake et Mortimer de voir le jour, en bonne place dans le premier tome du Journal de Tintin. Dans une interview de 1982 restituée par l’INA, Edgar Pierre Jacobs souligne avec humour ses divergences avec son compatriote concernant le traitement des personnages lyriques : “Je ne suis absolument pas d’accord avec lui ! Je n’aurais jamais créé la Castafiore.”
Dans ce même entretien, le dessinateur fait le lien entre ses deux métiers successifs : “Des spécialistes de la BD ont trouvé qu’il y avait un petit air d’opéra dans mes histoires. L’opulence des décors et en même temps de la mise en scène faisait penser à un opéra. Ce que je ne nie pas d’ailleurs.” Muettes sur le papier, les voix de ses personnages ont elles aussi une identité lyrique : Blake serait ténor tandis que Mortimer aurait une tessiture de baryton. [d’après FRANCEMUSIQUE.FR]
[RTBF.BE, 21 janvier 2022] “Tout, vous saurez tout sur le papa de Blake et Mortimer dans cette biographie dessinée. Qui n’a jamais eu entre les mains un album d’Edgar P. Jacobs ? La Marque Jaune, Le Secret de l’espadon, L’affaire du collier, La Vallée des Immortels… Au total, la célèbre série Blake et Mortimer compte pas moins de 19 aventures publiées en 27 albums.
Un savant mélange de réalisme et de science-fiction
C’est en 1943, dans la série Bravo, dans Le Rayon U que les lecteurs auront eu un avant-goût de la saga Blake et Mortimer. Si vous aimez les aventures du capitaine Francis Blake, cet ancien pilote de la Royal Air Force, directeur du MI5, et de son ami Philip Mortimer, grand spécialiste en physique nucléaire au Royaume-Uni, alors vous risquez d’apprécier la nouvelle biographie du papa de ces 2 héros.
Une biographie dessinée
Le Rêveur d’Apocalypses, c’est le titre de cette BD et, même si ce n’est pas la 1ère biographie dessinée consacrée à E.P. Jacobs, c’est certainement l’une des plus intéressantes car le scénario est signé François Rivière qui a très bien connu Edgar P. Jacobs.
Een “echte Brusseleir”
On ne s’en rend pas toujours compte mais notre belle capitale est un élément clé dans l’univers de nos 2 héros.
Ce qu’on ignore souvent, c’est qu’il y a beaucoup de Bruxelles dans les différents albums de Blake et Mortimer.
Comme on le découvre dans la BD, qui contient plein de scènes se déroulant à Bruxelles, c’est le port de Bruxelles qui a servi de principale source d’inspiration à Jacobs pour recréer les docks de Londres dans son album mythique La Marque jaune.
Edgar P. Jacobs est né le 30 mars 1904 à Bruxelles, dans le quartier du Sablon. Ses parents habitaient au 160, rue Louis-Hap, près du Musée du Cinquantenaire. Par après, Jacobs a également vécu à Woluwe, avant de terminer sa vie dans le Brabant wallon.
Passionné par l’opéra, Jacobs a fréquenté assidûment le Théâtre de la Monnaie. Il s’est formé au dessin à l’Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles et à l’art vocal au Conservatoire royal de Bruxelles.
Le saviez-vous ?
Pour la petite info, Edgar P. Jacobs a été pendant des années l’assistant d’Hergé lorsque celui-ci habitait avenue Delleur à Boitsfort. La villa du professeur Bergamotte dans Les 7 boules de cristal s’inspire d’ailleurs d’une maison dans cette avenue (on peut toujours la voir aujourd’hui). Malheureusement, il n’a jamais été crédité. Du coup, il a décidé de voler de ses propres ailes et de créer Blake et Mortimer.
Nous ne sommes pas des grands spécialistes en la matière mais nous avons fait appel à l’excellent Mathieu Van Overstraeten, notre spécialiste BD du 6/8 TV pour en apprendre plus sur cet univers captivant.nSi le monde de la BD vous intéresse, je vous invite à consulter le site de Mathieu Van Overstraeten. C’est bien ficelé, pro et de qualité ! De quoi vous donner envie de vous replonger dans quelques bonnes BD d’hier et d’aujourd’hui.”
EAN 9782344003916
[LIBREL.BE] “Amateur d’art antique égyptien, collectionneur d’armes en tous genres, chanteur lyrique amoureux de la scène… Avant d’être le créateur de Blake et Mortimer, Edgar P. Jacobs est un homme d’une grande curiosité, animé par des passions nombreuses qui ont toute sa vie transporté son imagination. Ainsi, à 18 ans, il se rêve davantage en chanteur d’opéra qu’en dessinateur de bande dessinée. Malgré un passage à l’Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles, il préfère considérer le dessin comme un gagne-pain et non comme une véritable vocation. Mais la guerre arrive et dans les années 1940, les Allemands exigent que le contenu de la série américaine Flash Gordon soit repris et modifié. La tache revient à Jacobs qui fournit ensuite au journal les planches de sa première série : Le Rayon U. Plus tard, il rencontre Hergé, l’assiste sur Tintin– sans jamais être crédité – et finit par créer les aventures de deux héros anglais appelés à devenir des incontournables du genre : le colonel Francis Blake et le professeur Philip Mortimer. La bande dessinée est devenue son art et son métier, mais l’histoire de Jacobs ne s’arrête pas là…
À l’occasion de l’anniversaire de la première publication des aventures de Blake et Mortimer dans le journal Tintin il y a 75 ans, voici le portrait biographique de l’un des plus grands auteurs du Neuvième Art. François Rivière, qui s’est longuement entretenu avec le maître de son vivant, y raconte l’artiste au travers de nombreuses et fascinantes anecdotes qui ont constitué la vie de l’auteur belge. Philippe Wurm, l’un des héritiers évidents et revendiqués de la ligne Jacobs, met en scène cette fascinante destinée “à la manière de”, d’un trait fin et précis confondant de mimétisme.
L’ouvrage se déclinera en deux éditions : Jacobs – Le rêveur d’apocalypses propose la bande dessinée complète en couleurs complétée d’un appareil critique succinct détaillant l’homme Jacobs. Jacobs – Le rêveur d’apocalypse – édition spéciale est l’édition luxe du même ouvrage, en noir et blanc, enrichie d’un appareil critique très dense (photographies, cartes postales, documents d’époque, notes, essais…) sur les coulisses de la création de l’oeuvre de Jacobs et les recherches effectuées par Wurm et Rivière. Car le moindre des paradoxes n’est pas que Jacobs a inventé des mondes et des voyages extraordinaires, aux quatre coins du monde et au-delà des univers connus, sans jamais quitter – ou presque – Bruxelles et ses environs…”
[RTBF.BE, 5 juillet 2018] Le film Shoah du Français Claude LANZMANN (1925-2018) est entré dans l’histoire du cinéma, par sa durée (9h30), sa forme (pas d’images d’archives) et son propos : raconter ‘l’indicible’, l’extermination systématique des Juifs par les nazis.
Le mot ‘Shoah’ -il apparaît dans la Bible et signifie en hébreu ‘anéantissement’– s’est désormais imposé dans le langage courant. “On s’est mis partout à dire ‘la Shoah’, ce nom a supplanté ‘Holocauste‘, ‘Génocide‘ ou ‘Solution finale‘“, selon le réalisateur.
Des milliers d’articles, d’études, de débats ont été consacrés à ce documentaire, sorti en 1985 et maintes fois récompensé -notamment par un César d’honneur en 1986-, vu par des dizaines de millions de spectateurs dans le monde entier, enseigné dans les écoles. Shoah traite uniquement des camps d’extermination en Pologne (ce qui a longtemps été dénoncé par les autorités de ce pays) : Chelmno, Treblinka, Auschwitz-Birkenau. Il raconte aussi le processus d’élimination du ghetto de Varsovie.
Durant dix campagnes de tournage, le cinéaste a méthodiquement suivi les traces de l’infamie, identifiant les lieux du génocide et écoutant des survivants et des témoins des camps. Peu de séquences ont été rejouées ou préparées. Claude Lanzmann a parfois été contraint d’utiliser un faux nom, des faux papiers et une caméra cachée pour interroger d’anciens nazis : “Shoah est, à beaucoup d’égards, une investigation policière, et même un western dans certaines parties.“
Ce film d’histoire au présent, selon lui, ne comprend aucun commentaires d’experts ou d’historiens. “Il n’y a aucune voix off pour dire quoi penser, pour relier de l’extérieur les scènes entre elles. Ces facilités, propres à ce qu’on appelle classiquement un documentaire, ne sont pas autorisées dans Shoah”, a-t-il expliqué.
‘Course de relais’ de 12 ans
Sa réalisation fut une aventure de longue haleine puisque la préparation et le tournage s’échelonnèrent de 1974 à 1981 et que le montage (il y eut 350 heures de prises de vues !) dura presque 5 ans.
“Je n’ai jamais cessé de me battre avec et pour ce film, qui était une course de relais de douze interminables années. J’ai eu la force et la folie de prendre mon temps, c’est ce dont je suis le plus fier, je n’ai obéi qu’à ma propre loi“, a expliqué Claude Lanzmann, en allusion aux divers problèmes (notamment financiers) rencontrés.
Parmi plusieurs scènes d’anthologie, figure celle de ce coiffeur, visage plein cadre, racontant avec peine comment il coupait les cheveux des femmes avant d’entrer dans la chambre à gaz. Sans pouvoir leur dire ce qui les attendait, sous peine de partir dans la mort avec elles. Claude Lanzmann a recherché cet homme pendant des années, avant de le retrouver en Israël et d’avoir l’idée de le filmer en train de raconter son histoire… dans un salon de coiffure près de Tel-Aviv. “On m’a souvent reproché mon sadisme dans les questions. C’est faux, c’est un accouchement fraternel. Les larmes du coiffeur sont pour moi le sceau de la vérité“, a souligné le réalisateur.
Le film a été présenté en 2012 en Turquie. Selon l’association Projet Aladin (qui milite notamment pour un rapprochement entre juifs et musulmans), c’est la première fois qu’il a été diffusé sur une chaîne publique dans un pays musulman.
Claude Lanzmann a reçu un Ours d’or d’honneur à la Berlinale en 2013 pour l’ensemble de son oeuvre, récompense qui eut bien sûr un retentissement particulier : “j’ai toujours pensé que Shoah aiderait profondément les Allemands à se confronter à ce terrible passé.“
Lanzmann, Sartre et de Beauvoir à table…
[FRANCECULTURE.FR] Claude Lanzmann est né le 27 novembre 1925 dans une famille d’origine juive d’Europe de l’Est. Pendant la guerre il s’engage dans les Jeunesses communistes et dans la Résistance à Clermont-Ferrand. A la sortie de la guerre, il suit des études de philosophie puis il décide de partir enseigner à Berlin. De retour en France il se lance dans une carrière de journaliste et rencontre en 1952 Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre qui lui propose de participer au comité de rédaction des Temps modernes. Il devient le compagnon de Simone de Beauvoir durant sept ans. Dans les années 70, Claude Lanzmann s’ouvre au cinéma avec des films documentaires comme Pourquoi Israël (1973) et le monumental Shoah d’une durée de 9 heures 30, sorti en 1985, fruit de douze années de travail autour de la parole des protagonistes des camps de concentration. Il tourne également Tsahal en 1994 ou encore Le dernier des injustes en 2013. En 2017 il s’éloigne de la question juive et consacre un film à la Corée du Nord, Napalm. En 2009, il publie un livre de mémoire Le Lièvre de Patagonie (Gallimard). Il est mort le 5 juillet 2018, à Paris.
[LEMONDE.FR, 5 juillet 2018] Claude Lanzmann, à propos de « Shoah », en 2005 : “Si j’avais pu ne pas nommer mon film, je l’aurais fait.” Comment nommer l’innommable ? Le cinéaste expliquait, en 2005 au journal Le Monde, comment il avait finalement choisi d’utiliser ce mot de Shoah pour son film qui retrace les horreurs nazies :
(…) Au cours des onze années durant lesquelles j’ai travaillé à sa réalisation, je n’ai donc pas eu de nom pour le film. Holocauste, par sa connotation sacrificielle et religieuse, était irrecevable ; il avait en outre déjà été utilisé. Mais un film, pour des raisons administratives, doit avoir un titre. J’en ai tenté plusieurs, tous insatisfaisants.
La vérité est qu’il n’y avait pas de nom pour ce que je n’osais même pas alors appeler “l’événement”. Par-devers moi et comme en secret, je disais “la Chose”. C’était une façon de nommer l’innommable. Comment aurait-il pu y avoir un nom pour ce qui était absolument sans précédent dans l’histoire des hommes ? Si j’avais pu ne pas nommer mon film, je l’aurais fait.
Le mot Shoah s’est imposé à moi tout à la fin parce que, n’entendant pas l’hébreu, je n’en comprenais pas le sens, ce qui était encore une façon de ne pas nommer. Mais, pour ceux qui parlent l’hébreu, Shoah est tout aussi inadéquat. Le terme apparaît dans la Bible à plusieurs reprises. Il signifie “catastrophe”, “destruction”, “anéantissement”, il peut s’agir d’un tremblement de terre ou d’un déluge.
Des rabbins ont arbitrairement décidé après la guerre qu’il désignerait “la Chose”. Pour moi, Shoah était un signifiant sans signifié, une profération brève, opaque, un mot impénétrable, infracassable, comme un noyau atomique.
Quand Georges Cravenne, qui avait pris sur lui l’organisation de la première du film au Théâtre de l’Empire, m’a demandé quel était son titre, j’ai répondu : Shoah.
– Qu’est-ce que cela veut dire ?
– Je ne sais pas, cela veut dire ‘Shoah’.
– Mais il faut traduire, personne ne comprendra.
– C’est précisément ce que je veux, que personne ne comprenne.
Je me suis battu pour imposer Shoah sans savoir que je procédais ainsi à un acte radical de nomination, puisque presque aussitôt le titre du film est devenu, en de nombreuses langues, le nom même de l’événement dans son absolue singularité. Le film a été d’emblée éponyme, on s’est mis partout à dire la Shoah. L’identification entre le film et ce qu’il représente va si loin que des téméraires parlent de moi comme de ‘l’auteur de la Shoah’, ce à quoi je ne puis que répondre : “Non, moi, c’est Shoah, ‘la Shoah’, c’est Hitler.”
SHOAH
Réalisation : Claude Lanzmann | Image : Dominique Chapuis, Jimmy Glasberg, William Lubtchansky | Son : Bernard Aubouy | Montage : Ziva Postec, Anna Ruiz | Coproduction : Les Films Aleph, Historia Films, Ministère de la Culture | France, 1985, 570′
[LEFICTIONAUTE.COM, revue PARALLELES, juillet 1997] Le quatrième numéro de Parallèles, consacré à la politique, nous avait permis de rencontrer Pierre Christin, journaliste, romancier et scénariste de bande dessinée de talent, notamment de la série Valérian, mise en image par Jean-Claude Mézières. Il apparaissait donc logique de rencontrer Mézières, un des pionniers en France en matière de science-fiction et de bande dessinée. En effet, Mézières figure dans cette génération qui, à la fin des années soixante, a marqué l’évolution de la bande dessinée en travaillant dans le fameux journal Pilote. Professionnel exigeant et rigoureux, Mézières n’hésite pas à utiliser les techniques les plus diverses pour optimiser la narration d’une histoire. À l’image de son collaborateur et ami Pierre Christin, Mézières se veut avant tout conteur. Grâce à son style baroque et efficace, Jean-Claude Mézières a fait de Valérian une série culte pour les amateurs de bande dessinée. La rencontre eut lieu dans le cadre du festival de bande dessinée de Perros-Guirec, les 18 et 19 avril 1997. C’est au bord de la mer, entre deux dédicaces, que Mézières nous a parlé de son travail. Différents aspects de son parcours ont été évoqués comme notamment sa fructueuse collaboration avec Luc Besson, dont le film Le Cinquième Élément remporte encore un succès considérable.
lefictionaute : Qu’est-ce que qui vous a amené à faire de la bande dessinée ?
Jean-Claude Mézières : Pour la plupart des auteurs, faire de la bande dessinée est une envie que l’on a dès le plus jeune âge. Ce n’est pas le cas de tous. Mais une grande partie des dessinateurs de bande dessinée en dessinait durant leur enfance. J’en faisais partie. Je dessinais des histoires quand j’avais 6-7 ans. J’ai publié à une époque où la bande dessinée n’était pas prestigieuse, dans des petits canards comme Cœurs Vaillants. Je devais avoir 15 ans. Mais ce genre n’intéressait personne.
Vous avez ensuite suivi des études d’arts appliqués.
Jean-Claude Mézières
En effet, je suis rentré à 15 ans aux arts appliqués. C’est une école de dessin technique, où j’apprenais le papier peint, le dessin sur tissus. On faisait aussi un peu de croquis, de nature morte, de perspective. Dans cette classe, il y avait un dénommé Jean Giraud, ainsi que Pat Mallet. Ce dernier a publié notamment en Allemagne et dans Lui. Il s’est plus orienté vers le dessin humoristique. Nous étions amis et tous les trois intéressés par la bande dessinée. Le reste de la classe (une trentaine d’élèves) avait peu de considération pour ce genre : beaucoup trouvaient cela vulgaire, inintéressant. Pourtant, la bande dessinée commençait à avoir une certaine renommée. Franquin et Hergé étaient considérés comme des piliers. Je me souviens d’avoir vu Franquin avec mon carton à dessin vers l’âge de 18 ans. Il habitait la banlieue parisienne. Parallèlement, je travaillais aussi chez Fleurus. Giraud est devenu professionnel à 17 ans. Je publiais bien sûr, mais je n’étais pas vraiment convaincu d’avoir envie de faire de la bande dessinée. D’autant plus que Giraud était un solide et brillant concurrent ! Mais je trouvais cela formidable d’être payé pour ces dessins tout en continuant à faire des études, notamment par rapport à ma famille. Et puis des circonstances m’ont amené provisoirement à laisser de côté la bande dessinée. Le service militaire notamment. Deux ans et demi de service n’arrangent pas les situations. C’était pendant la guerre d’Algérie. J’ai fait un an là-bas et j’ai peu dessiné, contrairement à Giraud.
Cette année en Algérie a-t-elle eu une influence sur votre œuvre ?
Elle a engendré un antimilitarisme primaire, absolu ! Passons…
On parlait de votre amitié avec Jean Giraud, mais on ne peut occulter celle avec Pierre Christin.
Pierre et moi sommes des amis d’enfance. Mais Christin ne dessinait pas et se destinait à l’origine à une carrière universitaire. Ce qui nous rapprochait, c’était le jazz, la lecture des romans de science-fiction, la littérature fantastique, le cinéma américain. On découvrait le cinéma américain des années 50. La bande dessinée, la science-fiction, le cinéma étaient des cultures marginales, peu reconnues. Encore que le cinéma commençait à être considéré grâce à des hommes comme Truffaut, Godard. Par contre, la science-fiction était un domaine complètement marginal, pas du tout dans la mouvance de l’époque. Mais c’était passionnant.
Que vous ont apporté ces lectures ?
Ces lectures me fascinaient parce que je voulais voir autre chose. J’avais cette envie de découvrir d’autres horizons. Il fallait fuir une certaine banalité, cette banlieue parisienne un peu tristounette. Il y avait cette soif d’Amérique : c’était la terre du modernisme, des grands espaces, de l’aventure. Le jazz, le roman policier, le film noir venaient de là-bas.
Et en matière de bande dessinée, quelles étaient vos références ?
Franquin et Jijé étaient mes références, sans oublier Hergé et Morris. J’étais aussi intéressé par Jacobs en tant que lecteur, moins par son graphisme. Ses récits sont admirables ! En tout cas, même si le dessin me servait, je ne pensais pas y faire carrière. Et puis, encore une fois, il y avait le service. Deux ans et demi, cela te balayait la vie d’un homme. Difficile de faire des projets d’avenir. En revenant d’Algérie, j’ai fait de la maquette, de l’illustration, notamment au studio Hachette. Giraud travaillait avec Jijé, que je côtoyais de temps en temps. Pour résumer, j’étais plutôt loin de la bande dessinée. Mais cela m’a servi pour faire ce que j’ai fait ensuite. De toute façon, tout est utile, même le service militaire ! Je suis pour les mayonnaises ! Les problèmes de carrières, de métiers ne se posaient pas. Pourquoi deux ans et demi de service militaire ? Parce qu’il n’y avait pas de gosses ! Nous étions nés juste avant la guerre. Et ils nous maintenaient parce qu’il n’y avait pas assez de jeunes. Une fois le service militaire achevé, les possibilités de travail, de boulot, ça pleuvait ! Mon premier boulot, je l’ai trouvé dans les annonces du Figaro : “Importante maison d’édition recherche dessinateur maquettiste.” De nos jours, il y aurait 3 000 personnes à se bousculer devant la porte. À l’époque, je suis allé les voir. Ils ont regardé mon dossier : “Oui… C’est pas mal… Vous allez faire un essai…” Mais pour revenir à la bande dessinée, j’en lisais finalement très peu, mais cela m’attirait. Je regardais ce que Giraud faisait. Le cinéma me passionnait beaucoup aussi. Et puis, il y avait l’idée de partir en Amérique… Il y a eu ceux qui ont fait Katmandou, moi j’ai fait l’Ouest !
Pourquoi les États-Unis ?
Comme je l’ai dit, l’Amérique représentait pour beaucoup la terre du modernisme, mais aussi l’aventure, “les Grands Espaces“. Je suis parti avec un billet aller et sans billet retour. J’avais un visa de stagiaire industriel que j’avais obtenu grâce à un ami de Jijé. Je devais faire des dessins de charpentes métalliques à Houston au Texas. J’avais aussi la vague idée de bosser dans des agences du pub américaines. Je suis d’ailleurs allé les voir avec mon petit dossier minable. Ils ne trouvaient pas cela inintéressant, mais ils souhaitaient voir ma situation régularisée aux yeux des services de l’immigration. J’ai aussi rejoint mon ami Christin qui vivait là-bas à Salt Lake City (Utah). Il enseignait le français.
Un jour, j’ai débarqué chez lui, ma selle d’un côté, mon chapeau de l’autre en disant : “Je peux dormir sur le côté ?” (Rires). J’ai bossé pour une agence de Salt Lake City. Je faisais des illustrations pour un journal mormon ! Christin, qui avait déjà écrit quelques historiettes pour moi, me proposa de refaire une BD. Et ce fut Le rhum du Punch. On l’a envoyée à Giraud qui l’a montrée à Goscinny, lequel s’occupait de Pilote. Dans le journal, il y avait six pages consacrées à ceux qui voulaient faire un galop d’essai. L’accueil fut favorable. On en a fait une deuxième. Entre-temps ma situation était devenue illégale. Avec le chèque de la première histoire, j’ai acheté mon billet de retour… Dommage, je serais bien resté garder les vaches ! Mais je n’aurais pas fait ma vie là-bas. Je retourne de temps en temps aux USA pour des périodes plus ou moins longues, mais ce pays ne m’attire plus autant qu’avant. De retour à Paris, je suis allé voir Goscinny et j’ai commencé à bosser dans Pilote.
Vous avez vécu aux USA. Quel est votre avis sur la bande dessinée américaine ?
Je trouve qu’elle est plutôt mauvaise. Je dirais même que je vomis la bande dessinée américaine ! C’est d’une bêtise ! D’une tristesse ! Beaucoup de dessinateurs américains se rendent à Angoulême, et s’aperçoivent que la bande dessinée est mieux considérée en Europe. Quand on sait que le ministre de la Culture s’est rendu plus d’une fois au salon de la bande dessinée d’Angoulême ! Finalement, j’ai bien fait de naître de ce côté de l’Atlantique !
La première histoire de Valérian s’appelle Les Mauvais Rêves. Êtes-vous, d’une façon ou d’une autre, influencé par les rêves ?
Christin parle beaucoup de ses rêves, et s’en sert parfois comme point de départ à une histoire. Moi, je suis idiot : je me réveille en ne sachant pas ce dont j’ai rêvé… Mes rêves sont “raisonnables“. Moi, je dessine ce que je peux dessiner, contrairement à d’autres qui dessinent leurs fantasmes. Cela donne parfois des résultats horribles. Je ne crois pas à ce genre de trucs. Sauf pour certains tempéraments comme Giraud qui a créé son univers en se servant de ses rêves. Chacun gère son truc en fonction de ses possibilités et de son tempérament. À ce sujet, je crains, notamment avec le succès des séries de science-fiction, d’assister à l’émergence, à l’invasion d’univers codés. Beaucoup de gamins dessinent des vaisseaux comme ceux qu’ils ont vus dans Star Wars ou Star Trek. J’en ai marre de ces dessins de plombiers ! Des tuyaux de partout ! Ce sont des univers gris. C’est avant tout ton univers que tu dois exprimer. Tu ressors ce qu’il y a dans ta tête et dans ton ventre… Pour Valérian, il a bien fallu que je me serve de mon imaginaire pour créer des mondes nouveaux, car il n’y avait pas, ou très peu, de documents, de livres sur le fantastique.
Il y a souvent un message politique dans Valérian. Christin dresse ainsi un bilan pessimiste de l’histoire humaine dans l’album Sur les Terres truquées. Partagez-vous les opinions de Christin ?
Forcément, sinon je travaillerais avec quelqu’un d’autre ! Mais je laisse à Christin la trame de l’histoire. Je n’interviens que pour certaines anecdotes ou certains mécanismes. Cela dit, politiquement, nous sommes du même bord, avec des sensibilités peut-être un peu différentes. Nous ne sommes pas toujours d’accord. Mais c’est plus au niveau du déroulement du scénario qu’il y a parfois des désaccords. Il est évident qu’en bande dessinée, on ne peut dissocier histoire et dessin. Nous concevons ensemble l’histoire. Il y a un échange d’idées. J’interviens dans ce travail pour lui donner l’envie de créer des univers graphiques. C’est une mayonnaise assez complexe. Je m’estime responsable de l’histoire que je dessine. La façon dont je présente les univers graphiques influence le récit de Christin. Je suis bien sûr influencé par la réalité. Il y a aussi des choses que j’aime dessiner, et d’autres éléments que je trouve pénibles à dessiner, comme les perspectives. J’aime créer des univers biscornus, baroques. Je dessine ce que j’aime faire et aussi ce que je peux faire. À tous les niveaux, pour un dessinateur, tu dessines “tes possibilités“. Nous avons aussi fait ce choix, à savoir raconter une histoire qui n’a jamais été dessinée. Chaque album de Valérian est radicalement différent.
Vous n’avez jamais voulu tenter l’aventure avec un autre scénariste ?
Si je ne travaillais pas avec Christin, je travaillerais seul. Je suis plus intelligent avec Christin que tout seul ! (Rires) J’ai déjà réalisé des histoires courtes pour les Métal Hurlant. Ce qui m’intéressait, c’était de pouvoir travailler en couleur directe. Sur une histoire courte, on peut se permettre de prendre le risque. Mais ce n’est pas le cas sur une histoire de 60 pages. De même, il m’est aussi arrivé de travailler pour la publicité. J’ai ainsi réalisé des illustrations pour France Rail. Cela peut parfois être intéressant. Car même s’il y a des contraintes, on peut bénéficier de pas mal de liberté.
L’usage de l’outil informatique permet aujourd’hui d’aborder différemment la bande dessinée. Les nouvelles techniques vous séduisent-elles ?
Oui, cela m’intéresse. Ainsi, j’ai travaillé avec un infographiste sur Les Cercles du pouvoir. On a utilisé des images de synthèse sur le projet de dessin animé de Valérian. Cependant, il faut que je travaille avec des gens qui connaissent bien ce domaine. Tout seul, cela ne m’intéresse pas. Je ne me sens pas prêt à m’enfermer chez moi pour bidouiller la petite souris. Par contre, il y a un CD-Rom consacré à Valérian qui va bientôt sortir. Il y a plein de trucs en dehors de l’univers de Valérian qui m’intéressent, mais j’aime séparer les différents projets.
Vous pouvez nous parler de ce CD-Rom ?
C’est un jeu qui s’inspire des aventures de Valérian. Ils ont acheté les droits. Un ami spécialiste en informatique et grand connaisseur de l’univers s’en occupe. Christin et moi intervenons au niveau du résultat, pour juger l’ensemble, suggérer des options, des idées. J’ai vu les premières images : le résultat semble intéressant.
Nous avons évoqué votre fascination pour le cinéma. Au mois de mai, un événement cinématographique s’est produit, à savoir la sortie et le succès du Cinquième Élément, le film de Luc Besson auquel vous avez collaboré. Pouvez-vous nous en parler ?
Un jour, j’ai reçu un fax de Besson. Il voulait me voir. Il me dit : “Le cinéma américain t’a beaucoup pompé. Moi, je t’engage. Et je te paye !“
Au sujet de votre remarque, j’ai remarqué qu’il y a des similitudes entre votre travail et certains films de science-fiction…
Il y a plus que des similitudes ! Certaines scènes du Retour du Jedi ont été inspirées de L’Empire des mille planètes. Par exemple quand Dark Vador retire son casque, dévoilant son visage brulé. Il y a des atmosphères et certaines images qui se ressemblent. Certaines scènes de Conan le Barbare sont inspirées des Oiseaux du maître. Les vaisseaux d’Independence Day sont des “pompages absolus” des premiers albums de Valérian. On m’a beaucoup pillé. Mais c’est le cas de nombreux auteurs. Besson m’a donc engagé pour travailler sur son film, durant cent jours. C’était un énorme contrat. Toute l’année 1992, j’ai travaillé sur le film. Il y a des analogies étonnantes. Ainsi, je commençais à travailler sur Les Cercles du pouvoir dans lequel on retrouve un taxi volant dans l’astroport. Parallèlement, j’avais lu (en exclusivité) le scénario de Besson. Luc me demandait d’illustrer ma vision d’un New York futuriste. À un moment, dans une vue de ma ville, je me suis amusé à dessiner des petits taxis volants de couleur jaune. Cette idée a séduit Luc. Je lui ai ensuite dessiné un véhicule de police. À l’origine, le héros incarné par Bruce Willis était ouvrier dans une usine de fusées. Nous savons maintenant qu’il est chauffeur de taxi.
Avez-vous travaillé sur le story-board ?
Pas du tout. Et cela ne m’intéressait pas du tout. Contrairement à Mœbius (Giraud) qui a travaillé sur Tron, en raison des effets spéciaux très particuliers. Personnellement, travailler sur un story-board me paraît inintéressant puisque c’est du dessin aux ordres. Il n’y a aucune création. Par contre, Luc me demandait de travailler à partir de dessins de Valérian. Ainsi, je me suis inspiré du dessin de la salle de jeu de Sur les frontières, pour un des décors du Cinquième Élément. J’ai d’ailleurs vu mon dessin “matérialisé” en grandeur nature, à Pinewood (Angleterre). Tous ces dessins servaient de base pour le scénario. En fait, c’était la liberté complète d’imaginer mes visions personnelles à partir de la lecture du scénario. À partir de mes travaux, Besson donnait son avis. Je précise que je n’étais pas le seul à travailler sur le projet. Nous étions dix dessinateurs, dont mon ami Giraud. Besson construisait son film à partir de nos dessins. On travaillait en concurrence. Ainsi, plusieurs dessinateurs travaillaient sur un même personnage. Par comparaison, Luc réagissait. En ce qui me concerne, je travaillais en général sur des ambiances.
S’agit-il de votre première expérience dans le cinéma ?
Non, j’ai eu différents projets. Beaucoup ont avorté. J’ai ainsi travaillé avec Jeremy Kagan qui a réalisé Natty Gann (produit par Walt Disney). Il a aussi réalisé pour HBO Pictures un film sur Roswell. Il a réalisé d’autres films comme Heroes, The Big Fix avec Richard Dreyfuss, Par l’épée, un film sur l’escrime. Actuellement, il travaille pour la télévision. En 1986, je suis aussi intervenu sur un projet à l’origine passionnant de Peter Fleischmann, Il est difficile d’être un dieu. C’était un film de science-fiction. J’étais invité à Moscou pour les repérages, ainsi qu’en Ouzbékistan. Pas désagréable du tout comme expérience. C’était le “Far-East“ ! Ce film était au début une coproduction germano-franco-soviétique. On devait commencer le tournage en avril 1986, à Kiev. Et il y a eu Tchernobyl ! Coup de bol, on était en retard ! Je me rappelle avoir fait beaucoup de crobards. Je travaillais à partir du scénario, je faisais un peu ce que je voulais. Il y avait pas mal de liberté. On retrouve ces croquis de recherches dans Les Extras de Mézières. Le réalisateur, quant à lui, s’efforçait de résoudre ces problèmes de production. Et puis, la production a évolué, pour devenir totalement russe. Je crois qu’ils ont géré “l’impossibilité de faire ce qu’ils voulaient faire“. Le résultat est assez décevant. Les costumes, les décors étaient d’une laideur ! C’était n’importe quoi ! Cela n’avait plus rien à voir avec mon travail.
Quels sont les deux ou trois films qui vous ont le plus marqué dans le domaine de la science-fiction ?
Les films de science-fiction des années 50 m’ont beaucoup fasciné. Par exemple, Le Jour où la Terre s’arrêta. On nous ressort actuellement des remakes de ce genre de films avec des réalisations plus ou moins heureuses comme Mars Attacks ! ou Independence Day. J’aimais assez ce genre de films, encore que je ne souhaitais pas dessiner cela. Et puis il y a eu le choc, la révélation, la baffe dans la gueule : 2001, l’Odyssée de l’espace. À l’époque, je dessinais La Cité des eaux mouvantes (1968-69). Il y a eu d’ailleurs un hommage à Kubrick à la fin de l’album. J’aime beaucoup aussi le premier film de Georges Lucas : THX 1138, lequel n’a rien à voir avec Star Wars. C’est un film original, mais qui n’a pas marché, contrairement aux autres.
Est-ce que la fantasy, le fantastique vous ont un jour intéressé, ou êtes-vous résolument un auteur de science-fiction ?
Je n’aime pas les genres. Moi, ce qui me plaît dans les histoires réalisées avec Christin, c’est la “fenêtre ouverte“. J’ai envie de dessiner, on discute. Il y a un échange d’idées. Et cela débouche sur quelque chose. Cela part souvent de mes envies de dessiner un univers. Mais on ne fait pas une histoire en disant : « On va faire de l’Heroic Fantasy. » C’est un peu l’aventure. Cependant, on part avec les acquis des précédentes histoires. C’est quand même plus excitant que de baliser un itinéraire. L’avantage de travailler avec Christin résulte dans cet incessant échange d’idées.
Quel serait votre meilleur album ?
Question difficile. On dit souvent que c’est le petit dernier. Il est en principe toujours mieux dessiné que les précédents. J’aime bien les deux albums Métro Châtelet direction Cassiopée et Brooklyn Station – Terminus Cosmos. C’est un bon cru. C’est une belle histoire. J’aime aussi Les Héros de l’équinoxe pour son graphisme. Et aussi pour la portée du message. Christin égratigne un peu tout le monde, les écolos, les fachos… L’Empire des mille planètes est un album précurseur dans le domaine de la science-fiction et du Space Opera. Peu de gens ont dessiné cela… En France, personne ne l’a fait sauf Mœbius. Il a fait de très belles illustrations pour des collections de science-fiction. Certaines scènes ont peut-être influencé des cinéastes célèbres comme cette plante qui sort du milieu de la poitrine d’un type. On a vu cela dans Alien. J’ai dessiné cette scène en 1969 !
Changeons totalement de sujet : au début des années 70, vous avez animé des cours sur la bande dessinée à l’université de Vincennes. Pouvez-vous nous en parler ?
En effet, j’ai participé à des rencontres sur la bande dessinée. Il y avait des types comme Loisel, Julliard, Letendre. De temps en temps Cothias. Ces personnes sont devenues des pros. Un certain nombre de gens venait, plus ou moins attiré par le dessin et la bande dessinée. C’était à la grande époque du journal Pilote. Ce journal bénéficiait d’une aura, d’une renommée, et la bande dessinée commençait à être populaire. On nous avait demandé de faire des interventions sur la bande dessinée dans le cadre de l’université. Je me suis piqué au jeu. Je ne devais pas être si mauvais pédagogue que cela. Peut-être un peu violent, un peu direct. Mais ils n’étaient pas obligés de revenir me voir s’ils ne voulaient pas savoir ce que je pensais de leur travail. Enfin, cela s’est bien passé. En outre, il y a six ans, Les Humanos m’ont proposé de créer une série pour pallier l’absence des revues de bande dessinée. En effet, le drame depuis près de dix ans, c’est qu’il n’y a plus de journal permettant à de jeunes auteurs de faire leurs armes. Avant, il y avait ce que l’on appelle une sorte “d’écolage”. Des journaux réservaient un espace pour un jeune talent, ils leur donnaient une chance. Mais depuis 1990, la presse BD vit des heures difficiles. Métal Hurlant, Pilote, Circus ont déposé les armes ! (À Suivre) tente tant bien que mal de survivre. Fluide Glacial s’en sort plutôt bien. Pour en revenir à cette série qui se nommait Canal Choc, notre idée était de former de jeunes dessinateurs réalistes. Christin et moi, nous avons dirigé et supervisé trois dessinateurs réalistes qui n’ont jamais publié. La série a correctement marché. Ce sont aujourd’hui des professionnels. Philippe Aymond a ainsi réalisé deux albums avec Christin. Labiano marche bien et Chappelle a aussi publié un album, L’Arme secrète. Notre but était de former des jeunes, de leur faire comprendre ce qu’est la bande dessinée, la mise en scène, les cadrages, la narration. Mission accomplie.
Quels conseils donneriez-vous à un jeune voulant faire de la bande dessinée ?
Faire des photocopies réduites de ses dessins ! Il faut s’efforcer de voir le résultat à taille réduite. Souvent le trait manque d’épaisseur. Savoir raconter, aller à l’essentiel, savoir mettre en image. Il ne suffit pas de savoir dessiner. Ce n’est pas l’ombre sur un muscle, ou le beau dégradé qui compte. Bien sûr, c’est important. Mais ce qui compte, c’est de savoir raconter une histoire, comment la découper… C’est du montage, avec une savante dose de plans, de cadrages. C’est aussi une histoire d’éclairage, de narration graphique. Ce dessin est important, certes, mais il faut toute une vie pour apprendre à dessiner. Enfin, par-dessus tout, il faut travailler énormément.
Mais à part les comics américains, comment jugez-vous la bande dessinée dans son ensemble ?
Je regarde assez peu la bande dessinée actuelle. En fait, quand je lis une bande dessinée, je ne peux m’empêcher de regarder le dessin. Je ne lis pas vraiment l’histoire. Même chose pour un livre : lors de la lecture, je m’imagine ce que cela pourrait donner. Du coup, je m’évade, je perds le fil…
Pour terminer, avez-vous un rêve ou un fantasme que vous voudriez réaliser ?
Je m’estime plutôt chanceux. J’ai vraiment eu beaucoup de chance. Je voulais faire de la bande dessinée, j’en ai fait. J’ai été aux USA. Ce n’est donc pas si mal que cela. Je voudrais que les gens se tapent un peu moins sur la gueule. C’est un rêve pieux… J’ai été attiré par le cinéma. J’ai travaillé avec Besson ! Réaliser un jour peut-être un film, ou revivre une expérience comme celle du Cinquième Élément. Mais réaliser un film demande une telle énergie… Quand je vois comment Besson et Bilal se sont battus pour faire aboutir leur film ! Mon rêve est actuellement tempéré. J’essaye de gérer au jour le jour. Je n’ai pas ce genre de rêves : “ Ah ! Je voudrais bien être chanteur d’opéra…”
On dit qu’avant d’entrer dans la mer,
une rivière tremble de peur.
Elle regarde en arrière le chemin
qu’elle a parcouru, depuis les sommets,
les montagnes, la longue route sinueuse
qui traverse des forêts et des villages,
et voit devant elle un océan si vaste
qu’y pénétrer ne parait rien d’autre
que devoir disparaître à jamais.
Mais il n’y a pas d’autre moyen.
La rivière ne peut pas revenir en arrière.
Personne ne peut revenir en arrière.
Revenir en arrière est impossible dans l’existence.
La rivière a besoin de prendre le risque
et d’entrer dans l’océan.
Ce n’est qu’en entrant dans l’océan
que la peur disparaîtra,
parce que c’est alors seulement
que la rivière saura qu’il ne s’agit pas
de disparaître dans l’océan,
mais de devenir océan.
[GRAINESDEPAIX.ORG] Gibran Khalil GIBRAN (1883-1931) a inspiré et inspire toujours des dizaines de millions de lecteurs par son chef d’oeuvre, Le Prophète (1923), où il exprime, en langage poétique, accompagné de ses peintures, sa philosophie de l’éthique. Ses nombreux écrits chantent les valeurs humaines que sont l’entente, la bienveillance, la fraternité, l’amour, la paix, la spiritualité d’ouverture à toute la diversité humaine de pensée et de foi. Né en 1883 au Liban, à la campagne, il a été amené par sa mère, avec sa fratrie, à immigrer aux Etats-Unis quand il avait 12 ans. Il retournera finir ses études au Liban 2 ans plus tard. Après ses études, il reviendra aux Etats-Unis, où, mise à part quelques séjours en France, il vivra le restant de sa vie. Cependant c’est la vie et la terre orientales qui étaient siennes tout au long. Il y est décédé jeune, à 48 ans, d’une double maladie. Il avait identifié un ancien monastère libanais pour ses cendres et c’est là qu’elles furent enterrées. La biographie de Gibran par Jean-Pierre Dahdah (2004) comporte dans son avant-propos le texte suivant de Marc de Smedt :
Le besoin d’une éthique de vie simple et tolérante, ouverte sur l’intérieur de soi et sur le monde d’autrui, accueillant la magie de l’existence, les joies et tristesses du temps qui passe, rappelant les grands principes éternels d’un comportement juste et sage, la nécessité d’une telle morale de bon sens et hors institutions, a perduré jusqu’à aujourd’hui.
Un très beau film animé, intitulé Le Prophète, réalisé en 2014 par Salma Hayek, exprime ses idées, esquisse leur effet bienfaisant, et s’inspire de ses dessins.
[LEMONDE.FR, 3 janvier 2022] Son frère Grichka et lui formaient un duo emblématique, notamment connu pour avoir animé l’émission de science-fiction Temps X, diffusée de 1979 à 1987 sur TF1. Agés de 72 ans, tous deux avaient été hospitalisés le 15 décembre 2021 à Paris après avoir contracté le Covid-19.
Igor BOGDANOFF, l’un des frères du duo emblématique qu’il formait avec son jumeau Grichka, est mort lundi 3 janvier, à Paris, à l’âge de 72 ans. “Dans la paix et l’amour, entouré de ses enfants et de sa famille, Igor Bogdanoff est parti vers la lumière lundi 3 janvier 2022″, ont écrit ses proches dans un message transmis par son agent. Son frère était mort six jours plus tôt du Covid-19. La famille n’a cependant pas souhaité communiquer sur les causes de la mort d’Igor Bogdanoff, survenue lundi après-midi dans un hôpital parisien. L’avocat des deux frères, Edouard de Lamaze, a cependant confirmé sur RTL que son décès était dû au Covid-19. Selon nos informations, les deux frères avaient été hospitalisés le 15 décembre dans le service de réanimation de l’hôpital Georges-Pompidou, après avoir contracté le Covid-19. Selon une source proche des deux frères, ils n’étaient pas vaccinés contre la maladie.
Docteurs en physique et en mathématiques dont les thèses ont été contestées par la grande majorité de la communauté scientifique, écrivains, animateurs de télévision, descendants de l’aristocratie autrichienne, figures de la vulgarisation scientifique pour le grand public… En plus de quarante ans de vie publique, Igor et Grichka Bogdanoff (qui ont remplacé l’orthographe de leur nom en Bogdanov, en signature de leurs ouvrages dès les années 1990) ont accumulé autant de succès populaires que de railleries sur le mélange des genres qu’ils entretenaient, entre théories sur la relativité générale et passion pour la science-fiction.
Le romanesque des origines des Bogdanoff, qu’ils furent les premiers à alimenter, a participé tout autant au mystère entourant leurs personnages que le récit de la transformation de leurs visages : tous deux ont démenti de nombreuses fois l’existence d’une maladie comme l’acromégalie ou le recours à la chirurgie esthétique. “Nous sommes, avec Igor, des expérimentateurs, se limitait à révéler Grichka en interview, à propos de la forme prise par leurs mentons et leurs pommettes dès le milieu des années 1990. Dans l’expérimentation, il y a un certain nombre de petits protocoles. Ce sont des technologies très avancées, c’est pour cela que le mystère dure depuis si longtemps.“
Aux manettes de l’émission Temps X, dès 1979 sur TF1, les frères Bogdanoff détonnent dans le paysage audiovisuel français avec des effets spéciaux d’époque et des combinaisons argentées inusables, portées pendant neuf saisons face à de nombreux invités, comme Jacques Attali, Jean-Michel Jarre, Jean-Claude Mézières, ou même Frédéric Beigbeder, qui vient à 13 ans y faire sa première apparition à la télévision. Sur le plateau, Igor et Grichka font la démonstration d’objets d’anticipation, plus ou moins à la pointe de la technologie : la machine à traduire, la dictée magique ou l’astro-ordinateur, qui devine votre thème astrologique à partir de votre date de naissance.
En 1987, au moment de la privatisation de TF1, l’émission est arrêtée. Débute alors pour le duo une longue période d’abstinence médiatique, et avec elle les premières controverses. L’écriture, en 1991, du livre à succès Dieu et la science avec l’académicien Jean Guitton provoque la colère de l’astrophysicien vietnamien Trinh Xuan Thuan, qui prétend y retrouver des passages de son livre La Mélodie secrète, publié trois ans plus tôt. Le différend se réglera à l’amiable, et les Bogdanoff s’attellent à la rédaction de leurs thèses : Fluctuations quantiques de la signature de la métrique à l’échelle de Planck, soutenue en mathématiques par Grichka dès 1999, et Etat topologique de l’espace-temps à l’échelle zéro, soutenue en physique par Igor en 2002.
La découverte des deux textes par la communauté scientifique dépasse de loin leur renommée française. Le physicien américain John Baez relaie, en octobre 2002, une rumeur agitant les chercheurs : les deux doctorants français auraient réussi une Sokal, du nom du physicien qui a fait publier en 1996 un article abouti dans la forme, mais complètement faux. A travers les travaux des jumeaux, qu’il qualifie de charabia, John Baez veut ainsi dénoncer les écueils de la sélection dans certaines revues scientifiques.
Les deux frères nient tout canular, mais l’épisode remonte aux oreilles d’un journaliste du New York Times, puis du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), qui demande en 2003 une expertise des deux thèses par d’autres chercheurs. Accablant pour les Bogdanoff, le rapport est rendu public par Marianne en 2010. “Ces thèses n’ont pas de valeur scientifique“, y affirment les chercheurs. Igor et Grichka Bogdanoff remportent un procès pour diffamation contre le journal en 2014, avant d’attaquer le CNRS sur la légalité même du rapport – ils qualifient alors le comité de Stasi scientifique. Ils perdront leur procès et n’obtiendront pas le dédommagement demandé de 1,2 million d’euros.
Devenus entre-temps les icônes d’une culture des années 1980 désormais kitsch, les Bogda ont réalisé deux autres émissions scientifiques, pour France 2 – Rayons X, de 2002 à 2007, puis A deux pas du futur, entre 2010 et 2011. En réponse aux attaques visant leur légitimité, ils dénoncent une communauté scientifique incapable d’accepter un point de vue atypique et fustigent la cabale médiatique.
Depuis, les jumeaux se faisaient plus rares : Igor Bogdanoff fait de nouveau les titres lorsqu’il est placé en garde à vue en novembre 2017, à la suite d’une plainte d’une ancienne compagne, chez qui il se serait introduit par effraction. En juin 2018, ils avaient été mis en examen pour “escroquerie sur personne vulnérable, soupçonnés par la justice d’avoir profité de la vulnérabilité et des largesses financières d’un millionnaire de 54 ans, qui s’est suicidé le 31 août 2018. Outre les frères Bogdanoff, quatre autres personnes devaient être renvoyées dans ce dossier devant le tribunal correctionnel de Paris, les 20 et 21 janvier 2022.
[LESOIR.BE] Invité [d’une] émission dominicale du 19 décembre dernier, le président du CDH a déclaré ne pas être d’accord “avec l’approche de la laïcité qui condamne et méprise le fait religieux“. En soi, rien de bien grave, et Maxime Prévot a parfaitement le droit d’être en désaccord avec la laïcité, et de le faire savoir urbi et orbi. Si ce n’est que la seconde partie de sa phrase est fausse, et qu’il ne peut l’ignorer. La laïcité ne condamne pas le fait religieux – et ne méprise aucun pratiquant, de quelque religion que ce soit : elle réclame seulement pour chacun, le droit de croire ou de ne pas croire, ainsi que de pouvoir changer de religion. Et elle exige la séparation de l’Eglise et de l’Etat.
Maxime Prévot, président d’un parti humaniste, qui a abandonné le qualificatif de chrétien pour être pleinement politique et pleinement humaniste, ne peut ignorer cette nuance de taille. Il ne peut ignorer non plus qu’il y a dans les rangs de la laïcité, des chrétiens, des musulmans et des juifs laïques – refusant tout dogme, pratiquant le libre examen, et se conformant à la loi civile, même s’ils ont gardé des convictions religieuses. Qui serions-nous pour sonder les cœurs et les reins ? Mais nous voulons construire ensemble un monde plus libre. Est-ce un crime ?
En ces temps troublés il semble bien que oui. Dans un livre sorti discrètement aux éditions La Découverte en 2021 (1), Mohamad Amer Meziane, déroule, durant plus de 400 pages, une thèse complotiste pseudo-historique qui conclut “C’est la critique du Ciel qui a bouleversé la terre.” En fait, Meziane pointe du doigt le sécularisme qui est tout à la fois responsable du pillage des ressources naturelles, du dérèglement climatique, du colonialisme, de l’esclavage et du racisme – et sans doute des inondations de Liège, qu’on se le dise. L’auteur invente un concept pour définir ce phénomène : le “Sécularocène“. Dans sa proximité avec “Anthropocène”, le terme vise à exprimer le lien indissociable selon l’auteur entre sécularisation, laïcité et bouleversement climatique.
En outre, le livre laisse transparaître l’obsession de l’auteur sur la haine atavique que l’Occident – qu’il soit ” chrétien ” ou ” sécularisé ” – vouerait à l’islam : il en fait le principal (unique ?) moteur de l’Histoire. Encore une fois, que Mohamad Amer Meziane s’exprime, c’est légitime. Mais qu’une maison d’édition de qualité comme La Découverte mette une telle thèse complotiste sur le marché, sans introduction critique, est plus étonnant. Et qu’à part le Centre d’action laïque, qui en a fait la recension, un silence de plomb ait accompagné sa parution est tout aussi étrange. Les intellectuels, si diserts ordinairement, semblent tétanisés devant la rhétorique de Meziane qui touche à l’islam, un sujet sensible s’il en est.
Jean François Kahn n’a peut-être pas lu Meziane, mais il est loin d’être tétanisé : on lui doit une superbe chronique dans Le Soir du 21 décembre 2021, qui pourfend Michel-Yves Bolloré et Olivier Bonnassies (2). Leur ouvrage caracole en tête des meilleures ventes, et traite de quoi ? Des preuves incontestables de l’existence de Dieu. Et oui, on en est là ! Aux anti-vaccins, au rejet du progrès, à la platitude de la Terre, à la candidature d’Eric Zemmour, à la progression de l’extrême droite et au retour des néofascistes… et à la preuve de l’existence de Dieu. Et Kahn de conclure sa chronique par “Peut-être se souviendra-t-on de cette époque, la nôtre, le début des années 20, comme celle de la grande régression.” Et d’un recul de la Raison.
C’est ce devoir de Raison qui incite aujourd’hui le mouvement laïque à vouloir inscrire la laïcité dans la Constitution. Pas un sursaut laïcard contre le “fait religieux“. S’il y a des transformations fondamentales à apporter à notre société pour que chacune et chacun puissent y vivre dans la dignité – et il y en a, c’est indéniable et c’est urgent –, ce n’est pas en multipliant les différences et les clivages, en les essentialisant, en déclenchant des polémiques d’une violence inouïe sur les réseaux sociaux, en pratiquant le tweet et l’invective, que cette société nouvelle verra le jour. C’est en unissant nos efforts. En gardant notre capacité critique mais en mariant la sensibilité à la raison.
La violence aveugle qui se lève aujourd’hui, son pouvoir de fragmentation de la société, son instrumentalisation par des forces politiques et religieuses même pas occultes, et sa progression dans les médias sont inquiétantes. En ce 21e siècle, marqué par une pandémie sans précédent, marquée aussi par le réchauffement climatique et l’éco-anxiété qu’il génère, ces menaces planétaires demandent des réponses globales et porteuses d’avenir. Les jeunes l’ont compris depuis longtemps. La liberté d’être libres – et libres ensemble – n’est plus simplement la devise du mouvement laïque : c’est aussi un guide de survie.
Véronique De Keyser
MEZIANE Mohamad Amer, Des empires sous la terre. Histoire écologique et raciale de la sécularisation (Editions la Découverte, 2021).
BOLLORE Michel-Yves, BONNASSIE Olivier, Dieu, la science, les preuves (Editions Tredaniel La Maisnie, 2021).
[PHILOMAG.COM] Hannah ARENDT avait l’art de réinventer les grands concepts de la tradition. La Liberté d’être libre l’atteste une fois de plus. Retrouvé par Jérôme Kohn, son exécuteur testamentaire, dans le fonds Arendt de la Bibliothèque du Congrès à Washington, ce texte, réflexion vibrante sur l’avenir des révolutions, a été publié aux États-Unis en 2017, et en Allemagne en 2018 où il est un best-seller. Il est rédigé à la fin des années 1960, au moment de la crise de Cuba, des révolutions en Amérique latine et de la décolonisation – “dans un contexte où les révolutions sont devenues les événements les plus significatifs” de notre temps.
Arendt y reprend l’opposition développée dans son Essai sur la Révolution (1963), entre Révolution américaine – inspirée par la quête de la liberté et se stabilisant dans la forme nouvelle de la République – et Révolution française – qui aboutit à la Terreur pour avoir voulu résoudre l’inégalité sociale.
Sauf qu’elle prend acte du fait que la Révolution française a libéré les pauvres de l’invisibilité, en les faisant accéder au bonheur de la vie publique : “un peuple frappé par la pauvreté et la corruption est soudain délivré non pas de la pauvreté mais de l’obscurité“, et entend “pour la première fois que sa situation est discutée ouvertement et qu’il se trouve invité à participer à cette discussion.”
ISBN-2228923567
De sorte que la liberté d’être libre – capacité de commencer quelque chose de neuf par l’action et la délibération collective – ne peut plus être conçue comme un privilège. Dans les pas de Machiavel, Arendt en fait une expérience agonistique où chacun cherche à exceller devant les autres : “être vu, entendu, connu et inscrit dans la mémoire des autres .” Mais, ajoute-t-elle, “être libre pour la liberté signifie avant tout être délivré non seulement de la peur, mais aussi du besoin.” Arendt ne dit pas vraiment comment on s’en débarrasse, mais elle en fait le ressort des révolutions de l’avenir…
Toute révolution est-elle synonyme de liberté ? Si toute révolte est menée au nom de la liberté, l’est-elle dans chacune de ses étapes ? 40 ans après sa disparition, paraît un texte inédit de la philosophe Hannah Arendt et il est follement d’actualité…
C’est un petit événement pour le monde de l’édition, si l’on en s’en tient à l’objet même de cet événement -un petit livre de quelques 70 pages-, mais c’est un grand événement pour la pensée et pour quiconque aime Hannah Arendt : la parution, aux éditions Payot, d’un texte totalement inédit de la philosophe, plus de 40 ans après sa disparition. Intitulé La liberté d’être libre, retrouvé dans le fonds Arendt de la Bibliothèque du Congrès à Washington, ce texte, écrit probablement en 1966-1967, s’inscrit dans un contexte de généralisation de la révolution : crise de Cuba, décolonisation, mouvements civiques et guerre du Vietnam…
La révolution précède-t-elle la liberté ou la liberté existe-t-elle avant la révolution ?
Qu’est-ce que la révolution ? Cette question, Hannah Arendt se l’est appropriée dès le début des années 60, notamment avec De la révolution, où elle se demandait quel en était le sens. Même chose ici, mais en axant toutefois la révolution sur l’enjeu de la liberté. Toute révolution mène-t-elle à la liberté ? Ou faut-il déjà être libre, au moins un peu, pour pouvoir envisager de renverser un état ? La révolution nous libère-t-elle ou donne-t-elle accès à la liberté ? Et quelle liberté ? Liberté des mœurs, liberté de propriété, liberté politique, ou liberté individuelle ?
Derrière cette déclinaison de questions cruciales, se joue LA question, la question essentielle, qui se rejoue à chaque soulèvement, révolte, manifestation, et qui n’est pas sans rappeler les mouvements actuels des Gilets Jaunes : toute révolution est-elle synonyme de liberté ? Si toute révolution est menée au nom de la liberté (des conditions, politique, émancipation), est-elle foncièrement un processus de liberté ? Dans ses moyens, dans son dispositif, dans sa réalité finale, et bien sûr, dans ses intentions ?
Dans ce texte, Arendt dédramatise et démêle, sans dévaloriser, la révolution. Et premières choses étonnantes : non seulement elle nous dit que la révolution est rarement le fait ou la décision des révolutionnaires (ceux-là, dit-elle, je cite : “ne s’emparent pas du pouvoir, mais plutôt le ramassent quand il traîne dans la rue” !), mais en plus, elle ajoute que la révolution peut restaurer, bien souvent, un ancien régime et mener à une absolutisation du pouvoir, plutôt qu’à son contraire… en témoigne la Révolution française…
La révolution, une naissance
A la manière d’un Alexis de Tocqueville, qu’elle cite d’ailleurs, Arendt compare la Révolution française à la Révolution américaine. Pourquoi la première, qui a totalement échoué, en conduisant à un régime absolutiste, est-elle pourtant la révolution par excellence ? Et pourquoi la seconde, celle des Américains, qui a fondé avec succès un état pacifique, stable et solide, est-elle restée “locale”, méconnue ? Parce que, nous répond Arendt, elle a rendu visible. Parce qu’avant de conduire à un régime démocratique, à une liberté politique exercée par tous pour tous, elle a d’abord libéré tout un ensemble d’individus jusqu’ici invisibles, “invisibilisés” dirait-on aujourd’hui. Le propos d’Arendt est subtil. On y comprend que :
La révolution ne se décide pas mais vient d’une désintégration du pouvoir,
Qu’elle présuppose des conditions de vie et une idée préexistante de la liberté pour pouvoir la réclamer,
Et qu’elle peut conduire moins à un régime politique plein de liberté qu’à une libération, une liberté négative, insuffisante.
Généralisée et même banalisée à notre époque, la révolution n’est-elle alors qu’un mot, qu’une mode, qu’une passion française, pour les plus riches ? Non plus, car s’y manifeste, et là est la subtilité d’Arendt, dans l’acte même de la révolution : une naissance, le fait de rendre visible, de donner naissance à des individus jusqu’ici jamais réunis en un tout.
Et si le père de l’art abstrait était en fait… une femme ? Dès 1906 et bien avant Vassily Kandinsky, Kasimir Malevitch ou Piet Mondrian, la suédoise Hilma af Klint créa une pléthore de peintures et dessins abstraits.
Imaginez un manoir dressé sur une île verdoyante au milieu d’un immense lac suédois. Un paradis perdu où la nature est reine, et les enfants sont rois. C’est dans ce cadre enchanteur que Hilma af Klint passe ses jeunes étés et se passionne pour le monde naturel. Née en 1862 à côté de Stockholm d’un père officier de marine et mathématicien, elle est la quatrième d’une famille de cinq enfants. Elle n’a que 18 ans lorsque survient la mort de sa sœur cadette, âgée de 10 ans. Cet événement tragique marque les prémices de son mysticisme : la jeune fille participe alors à des séances de spiritisme, afin d’entrer en communication avec sa sœur défunte. Mais loin d’être anecdotique, cette sensibilité aux choses spirituelles ne fera que croître au cours de sa vie, et deviendra même l’inspiration première de son art…
Car la jeune Hilma af Klint est douée pour la peinture. Ainsi est-elle une des rares femmes à intégrer l’Académie des Beaux-Arts de Stockholm, à l’âge de 20 ans. Son talent est indéniable, même si son œuvre n’a au départ rien de révolutionnaire : des dessins botaniques, des paysages, des illustrations pour des revues scientifiques, des portraits sur commande… Mais tandis qu’elle construit sagement sa réputation d’artiste, sans trop échapper aux conventions de l’époque, elle poursuit un chemin spirituel plus ambitieux. Ce faisant, elle pose, sans le savoir encore, les bases de sa révolution artistique.
Hilma af Klint s’intéresse à de nombreux courants ésotériques, tels que la théosophie, selon laquelle l’univers tout entier, de l’atome à la galaxie, ne fait qu’un. Elle devient d’ailleurs membre de la branche suédoise du mouvement, dès sa création en 1889. Elle s’intéresse également au rosicrucianisme, un ensemble de doctrines se réclamant de l’ordre secret de la Rose+Croix, popularisé à la fin du XIXe siècle. Ces mouvements rencontrent l’adhésion de nombreux artistes à l’époque, alors que des découvertes scientifiques majeures, comme l’atome ou la radioactivité, bousculent les idées établies en démontrant que notre monde est mû par des forces invisibles et imperceptibles. Ainsi que l’exprime Tracey Bashkoff, commissaire de l’exposition : “Les formes alternatives de spiritualité étaient populaires, et elles ont peut-être aidé af Klint à se libérer des limites de la convention artistique.” Ces croyances auront un impact déterminant sur l’œuvre de la jeune peintre.
Dans les années 1890, Hilma af Klint crée le groupe des Cinq avec quatre autres artistes femmes, qui partagent son engouement mystique. Une fois par semaine, elles entrent en communication avec des esprits. Chaque rendez-vous débute par une prière, suivie d’une étude de texte du Nouveau Testament et d’une séance de méditation. Puis, l’une des femmes du groupe est désignée comme médium et c’est à travers elle que commence l’échange avec les “guides spirituels”, sortes de voix de l’au-delà qui dictent des messages, notamment au travers de l’écriture et du dessin automatiques.
Le déroulement de ces sessions est consigné dans des carnets de notes, afin de ne rien perdre de ces missives mystiques. Créer sous la tutelle de forces supérieures est peut-être une façon, pour ces jeunes femmes, de légitimer leur production, alors largement sous-évaluée. Car, comme l’écrit Tracey Bashkoff, “si l’Académie de Stockholm fut une des premières écoles d’art en Europe à accepter des femmes, elle considérait toujours que ces dernières disposaient de talents limités. Le mouvement spiritualiste était en grande partie dirigé par des femmes et, dans certaines villes, il était associé à la croisade pour le droit de vote des femmes. Af Klint a probablement trouvé dans son groupe de séances hebdomadaires un soutien communautaire qui manquait ailleurs.”
En 1906, Hilma af Klint se sent investie d’une mission, qui formera l’œuvre majeure de sa vie. Au cours d’une séance des Cinq, l’artiste perçoit un message déterminant d’un des guides spirituels du groupe, que les jeunes femmes appellent Amaliel. Ce dernier lui demande d’imaginer un temple et d’en habiller les murs d’une longue série d’œuvres : Peintures pour le Temple. Transportée, Hilma af Klint se lance dans une production effrénée de tableaux d’un genre inédit. L’artiste avait l’habitude des portraits et paysages à la rigueur académique : elle se surprend à créer des compositions de formes biomorphiques abstraites, habitée par les esprits supérieurs qui s’expriment à travers elle en guidant sa main sur la toile. Entre novembre 1906 et octobre 1908, la peintre créera 111 œuvres, soit environ une tous les cinq jours !
C’est alors que Hilma af Klint fait une rencontre qui bouleverse son élan créatif : celle du philosophe autrichien Rudolf Steiner, leader de la Société théosophique en Allemagne et futur créateur d’un autre courant ésotérique, l’anthroposophie (qui donnera naissance à la pédagogie alternative Steiner-Waldorf, toujours très en vogue). Hilma af Klint est émue de rencontrer cet éminent représentant de la théosophie, dans laquelle elle est alors très engagée. Elle se tourne vers lui en espérant un retour encourageant sur ses premières Peintures pour le Temple. Hélas, Rudolf Steiner remet en cause sa manière de peindre, en particulier son rôle supposé de médium artistique au travers duquel les esprits supérieurs s’exprimeraient. Hilma af Klint, déçue et épuisée par sa production intense, cesse alors de peindre de manière abstraite. Pendant quatre ans, elle s’occupe de sa mère malade, revient au portrait et approfondit ses recherches philosophico-religieuses. Il faut attendre 1912 pour qu’elle reprenne son grand œuvre. Elle cesse alors d’endosser le rôle de médium artistique que Rudolf Steiner avait questionné : ce ne sont plus les esprits qui guident sa main, c’est elle qui désormais interprète à sa manière leurs messages mystiques. Trois ans plus tard, elle pose son pinceau : l’ensemble de la série atteint 193 pièces !
C’est sur cet ensemble que se concentre l’exposition du Guggenheim [en 2019]. Et le résultat est spectaculaire ! Tout d’abord, l’architecture même du musée fait écho au design que les guides de Hilma af Klint auraient imaginé, d’après les notes de l’artiste : une structure s’articulant autour d’une spirale centrale. Ensuite, la vocation spirituelle de l’artiste est palpable, ainsi que son besoin de comprendre comment les formes et les choses s’entremêlent et s’harmonisent, malgré le chaos ambiant du monde. Selon les mots de Tracey Bashkoff : “Le mélange de formes florales, géométriques et biomorphiques avec des lettres et des mots inventés crée un vocabulaire complexe aux significations changeantes, avec lequel af Klint elle-même semble s’être débattue. Dans ses œuvres, […] deux globes vibrants semblent à la fois des œufs microscopiques et des systèmes solaires en intersection.” De la même manière que l’infiniment grand se mêle à l’infiniment petit, le chemin spirituel de l’artiste est absolument indissociable de son œuvre.
Hilma af Klint exigea que ses œuvres ne soient présentées au public que vingt ans après sa mort, comme si elle pressentait que son travail ne serait pas apprécié à sa juste valeur par ses contemporains. Sans doute trop éloigné des conventions de l’époque. Sans doute, aussi, parce qu’il était celui d’une femme… Dans un souci de pédagogie, elle renseigna dans des carnets tout ce qui lui semblait nécessaire à la compréhension de ses Peintures pour le Temple. Celles-ci ne seront finalement présentées qu’en 1986, soit quarante ans après sa disparition !
Aujourd’hui, alors que les minorités se font de plus en plus visibles, dans la société comme dans le monde de l’art, Tracey Bashkoff s’interroge sur la symbolique de cette première rétrospective américaine majeure : “Nous sommes à un moment historique où s’expriment un besoin et une volonté de réévaluer nos hypothèses passées et de célébrer les chemins de la diversité. La voie contemplative qu’offre le travail d’af Klint, et le long chemin qu’il a fallu parcourir pour le révéler, permettent cette remise en question, et j’estime qu’il s’agit là du legs le plus significatif de son œuvre. Je pense que son travail était vraiment destiné au public futur.” Ce que confirme le succès exceptionnel de l’exposition du Guggenheim. [d’après BEAUXARTS.COM]
“Le slow serait probablement né à Strasbourg en 1809. Cette année-là, le 14 février, la ville crée l’événement en donnant en l’honneur de l’impératrice Joséphine une somptueuse soirée, au pavillon qui portera son nom, dans le magnifique parc de l’Orangerie.
La souveraine apparaît devant les Strasbourgeois dans une sublime robe griffée par un jeune couturier prometteur, Karl Gerhard Lagerfeld, qui va révolutionner l’habillement. Pour couvrir ses délicates épaules, il lui a confectionné un manteau de velours rouge sur lequel apparaissent de minuscules bretzels, élégantes arabesques au fil d’or qui font pâlir de jalousie les dames de la cour.
Napoléon, de retour de sa campagne victorieuse en Autriche, n’a d’yeux que pour sa bien-aimée. Comment en pourrait-il être autrement ? D’après tous les écrits, la fête est à la hauteur du souverain : grandiose. Aux douze coups de minuit, une musique jusqu’alors inconnue sur terre résonne sous un ciel étoilé et enchante tous les invités. Still loving you, déclame le poète.
Napoléon se lève. Dans la pénombre, il se dirige vers la souveraine et l’invite à danser. C’est lui qui dirige la danse, en plaçant ses deux mains sur les hanches sa cavalière. Au rythme de la musique, le couple – qui se retrouve après six mois de séparation -, s’enlace amoureusement et se balance d’avant en arrière, en tournant très lentement. Le slow est né. Cette danse suave se poursuit en beauté avec Angie, un subtil menuet composé par des musiciens de génie se produisant dans toutes les cours d’Europe.
Quelques années plus tard, en 1839, Honoré de Balzac donne rendez-vous à sa maîtresse Eve Hanska au Café Brant, dans le quartier de la Neustadt. Sur le dernier slow à la mode – Only you -, il se fait doux, tendre et câlin. Elle lui ouvre son cœur comme jamais. Comme ils sont heureux dans cette ville si romantique !
L’année 1862 est aussi placée sous le signe du bonheur : “T’aimer, t’aimer, t’aimer, voilà ma seule et unique destination“. C’est Chez Yvonne, une winstub renommée à Strasbourg, que Victor Hugo déclare sa flamme à Juliette Drouet. Ici, on ne déroge pas à la tradition : entre la choucroute et le kougelhopf glacé, on danse le slow. Ce jour-là, le cœur de Victor palpite lorsqu’il enlace sa douce au son d’Hôtel California.
Forte de cette belle histoire du slow et de ces merveilleuses histoires d’amour, Strasbourg fonde en 2015 le Conservatoire mondial du Slow. Son ambition : redonner à cette danse de couple ses lettres de noblesse.”
Pourquoi vos enfants ne danseront probablement jamais de slow…
[FRANCEINFO:CULTURE] “Still loving youuuuuuuuuuuu…” Ce titre du groupe Scorpions résume le grand cri d’amour de Strasbourg au slow. Mais si, souvenez-vous, ces chansons sur lesquelles vous dansiez enlacés pendant de longues minutes, en espérant conclure. La capitale alsacienne veut consacrer à cette danse un “conservatoire mondial“, sous forme de plate-forme virtuelle. Car presque plus personne ne danse le slow aujourd’hui. Et il est très probable que vos enfants n’en aient jamais l’occasion. Mais pourquoi ?
Rien de très nouveau. C’est au tout début des années 1960 que tout a changé, avec le twist. Le twist est la première danse qui peut se pratiquer en solo et où hommes et femmes enchaînent les mêmes mouvements, sans que l’un guide l’autre. Il donne ainsi un vilain coup de vieux aux danses de couple que sont la valse, le cha-cha-cha, le fox-trot, le tango… En France, ces pas sont désormais cantonnés à des soirées spéciales pour danseurs confirmés, aux écoles de danse et à la compétition. “La danse a évolué à l’image de la société : elle est aujourd’hui plus individualiste et plus libérale“, synthétise Slate.fr.
La danse étant plus individuelle, moins codifiée et moins genrée, les danseurs amateurs ne s’invitent même plus à danser. Ils dansent, point. Forcément, le quart d’heure américain, pendant lequel les femmes invitaient les hommes à danser, souvent sur un slow, est mort.
Parce que les danseurs détestent déjà ça
Rafraîchissons-nous la mémoire. Avant le minimaliste slow que vous avez connu, il y avait le très élaboré et gracieux slow fox-trot et cela n’avait rien à voir. Pour danser un simple slow, il faut quelques ingrédients basiques : une musique adaptée, un couple ou deux inconnus qui se plaisent un petit peu, une lumière tamisée. Pour les pas, il n’y a pas de règle précise et le résultat dépasse rarement le balancement binaire des deux danseurs, à gauche, à droite, à gauche, à droite. Les plus habiles tenteront de tourner, toujours lentement, voire de traverser ainsi la piste de danse.
Le slow est a priori à la portée de quiconque entend correctement le rythme d’une chanson. A tel point qu’il n’a aucun intérêt à proprement parler. “Les vrais amateurs qui maîtrisent quelques pas de valse, de tango, de zouk ou de merengue estiment que le slow, c’est le degré zéro de la danse“, explique Christophe Apprill, auteur de Sociologie des danses de couple.
Parce qu’il y a mieux pour danser collé-serré
Dans la grande majorité des discothèques françaises, le slow est définitivement banni. C’était déjà le cas en 2004, date à laquelle Libération ironisait sur cette danse qui “n’emballe plus les foules“. Un DJ assurait alors au quotidien avoir remplacé les slows par le zouk love, “slow nouvelle génération“, plus sexuellement explicite. En 2012, à Paris, “c’est la salsa-zouk, la bachata et la kizomba qui font fureur“, explique une habitante de la capitale au Parisien. Des rythmes importés des Antilles donc, ou d’Angola, pour la kizomba, plus dansants que les mélopées de Joe Dassin ou les complaintes dégoulinantes des Platters.
Parce qu’il n’y a pas eu de bon slow depuis 1997
C’est loin, 1997. Céline Dion chantait My Heart Will Go On, pour la bande originale de Titanic. Un film que vos enfants ne verront peut-être jamais, parce que vous-même l’aurez oublié.
Parce qu’ils préféreront prendre un râteau par texto
Pour Libé, le slow était la “drague du timide“. Mais la piste de danse n’est plus le lieu de rencontre privilégié des futurs amoureux, même les romantiques. Aujourd’hui, les adolescents envoient des milliers de SMS par mois, y compris la nuit. Parmi tous ces textos, probablement quelques sextos. Car désormais, ceux qui doutent de leur pouvoir de séduction draguent à distance, par messagerie, sur Snapchat, sur des applications de rencontres comme Tinder. C’est que, de loin, les râteaux font un peu moins mal.
“Le slow apparaît à Chicago à la fin des années 1950 sur le plateau d’une émission de télévision. Avec le twist, il est l’un des marqueurs festifs de l’époque Yéyé. Des surprises-parties aux boums, sa gestuaire incontournable rythme l’éveil sensuel et sexuel des boomers. Il devient l’emblème d’une jeunesse allègre, consciente de son existence en tant que groupe influent. Mais, au tournant du siècle, le désamour l’étreint. Sans justification autre que l’établissement d’une relation sensuelle, cette non-danse est devenue une étrangeté dans une époque où l’impératif pragmatique domine. Qu’est devenu le slow ? Sa fonction de rencontre est-elle détrônée par les applications numériques ? Est-il concurrencé par d’autres danses collées-serrées plus attractives ? La banalisation du sexe le rend-il caduc ? Même à moitié mort, le slow reste un révélateur d’enjeux liés au désir de se rencontrer, de s’enlacer et de se toucher, comme un moment pour éprouver l’expérience d’un plaisir au résultat incertain.”
Disparu il y a 46 ans, François de Roubaix aurait fêté cette année ses 82 ans. Compositeur, multi-instrumentiste et pionnier en matière de sons dans les années 70, François de Roubaix composait déjà ses bandes-son dans son “home studio”. Des sons parfois bizarres sortis des premiers synthés.
Musicien autodidacte, féru de jazz, toujours à l’affût de nouvelles sonorités, François de Roubaix a innové dans le domaine de la musique de films en utilisant des instruments exotiques, en expérimentant des musiques électroniques : le premier à utiliser un modulateur de fréquences dans ses compositions, à travailler en home studio, jouant et enregistrant tous les instruments d’une même partition sur son multipiste. L’exemple le plus connu est celui de La Scoumoune film de José Giovanni (1972) qu’il a entièrement joué et enregistré seul dans son appartement de la rue de Courcelles à Paris.
François de Roubaix, décédé à l’âge de 36 ans d’un accident de plongée aux Canaries, a laissé un grand vide dans le monde musical français. Il a pourtant eu le temps dans cette courte vie d’écrire de nombreuses partitions pour des réalisateurs tels Robert Enrico, José Giovanni ou encore Jean-Pierre Melville. Et il a eu le temps de nous imprégner de sa musique avec des thèmes que l’on chante encore actuellement sans savoir que ce sont des airs de François de Roubaix.
Sa bande-son qui lui valut un César posthume est celle du film dramatique, Le Vieux fusil de Robert Enrico avec Philippe Noiret (César du meilleur acteur) et Romy Schneider en 1975. Quelle ironie du sort. C’est son père, Paul de Roubaix, qui est venu chercher le trophée.
Ecologiste avant l’heure, François de Roubaix aimait la mer, les océans qui l’ont emporté, et la nature pour laquelle il a écrit également de nombreuses partitions telles L’Antarctique réédité en LP. Aujourd’hui ses mélodies sont aussi connues des nouvelles générations, grâce notamment aux rééditions en CD ou LP, mais aussi aux musiciens actuels qui “samplent” et mixent François de Roubaix. Son Dernier domicile connu a été samplé par Robbie Williams, Carl Craig, ou Lana del Rey… Vincent Delerm lui a rendu en 2008 un bel hommage avec sa chanson, Et François de Roubaix dans le dos.
Sa musique nous parle toujours. Et nous, on en parle avec beaucoup d’admiration ! De quoi se remémorer ses plus célèbres BO que vous fredonnerez certainement [RTBF.BE]. Pour le cinéma :
1964
LES STRIP TEASEUSES (CES FILLES QUE L’ON CROIT FACILES) de Jean-Claude ROY
Dernièrement, c’est en compagnie d’une autre grande figure singulière, la chanteuse Jeanne Lee, que Waldron a poursuivi sa quête introspective. La voix la plus secrète du jazz, sans doute, tout en cris suspendus et chuchotements, étirant immensément le temps de son souffle tenu ; et Waldron, fantomatique, toujours plus en retrait, toujours plus incisif dans l’épure de ses interventions, offrant du temps au temps en s’abandonnant sereinement à son flux, comme apaisé après toutes ces années. “C’est comme si j’avais toujours su que j’avais suffisamment de temps devant moi pour ne pas avoir à me dépêcher, pour pouvoir me répéter. C’est en prenant mon temps que j’ai exploré d’autres domaines de la musique. [LESINROCKS.COM]
L’album Soul Eyes (RCA Victor > BMG Ariola Belgium : 74321 538872) a été enregistré en studio en 1997 près d’Anvers (BE), à Schelle, à l’occasion du Jazz Middelheim (Anvers, BE) pendant lequel Waldron fêtait son anniversaire avec “sa” bande. Jeanne Lee -sombrement divine dans ce No More Tears– était descendue de La Haye où elle enseigne et Abbey Lincoln avait joué les prolongations après son concert de la veille.
Repris dans notre portefeuille de veille pour la Revue de presse, le Monde diplomatique [MONDE-DIPLOMATIQUE.FR] ambitionne de “faire vivre un journalisme affranchi des pouvoirs et des pressions.” Leur devise : “On s’arrête, on réfléchit.” Nous avons marqué l’article ci-dessous dans la catégorie Tribune libre comme dans la catégorie Revue de presse, en ceci qu’il documente le sujet le sujet autant qu’il alimente le débat. What else ?
Frugalité et marketing
[MONDE-DIPLOMATIQUE.FR, août 2018] La panne des grandes espérances politiques remet au goût du jour une vieille idée : pour changer le monde, il suffirait de se changer soi-même et de renouer avec la nature des liens détruits par la modernité. Portée par des personnalités charismatiques, comme le paysan ardéchois Pierre RABHI (1938-2021), cette “insurrection des consciences” qui appelle chacun à “faire sa part” connaît un succès grandissant.
Dans le grand auditorium du palais des congrès de Montpellier, un homme se tient tapi en bordure de la scène tandis qu’un millier de spectateurs fixent l’écran. Portées par une bande-son inquiétante, les images se succèdent : embouteillages, épandages phytosanitaires, plage souillée, usine fumante, supermarché grouillant, ours blanc à l’agonie. “Allons-nous enfin ouvrir nos consciences ?“, interroge un carton. Le film terminé, la modératrice annonce l’intervenant que tout le monde attend : “Vous le connaissez tous… C’est un vrai paysan.“
Les projecteurs révèlent les attributs du personnage : une barbichette, une chemise à carreaux, un pantalon de velours côtelé, des bretelles. “Je ne suis pas venu pour faire une conférence au sens classique du terme, explique Pierre Rabhi, vedette de la journée “Une espérance pour la santé de l’homme et de la Terre“, organisée ce 17 juin 2018. Mais pour partager avec vous, à travers une vie qui est singulière et qui est la mienne, une expérience.“
Des librairies aux salons bio, il est difficile d’échapper au doux regard de ce messager de la nature, auteur d’une trentaine d’ouvrages dont les ventes cumulées s’élèvent à 1,16 million d’exemplaires. Chaussé de sandales en toute saison, Rabhi offre l’image de l’ascète inspiré. “La source du problème est en nous. Si nous ne changeons pas notre être, la société ne peut pas changer“, affirme le conférencier.
Passé la soixantième minute, il narre le fabliau du colibri qui a fait son succès : lors d’un incendie de forêt, alors que les animaux terrifiés contemplent le désastre, impuissants, le petit colibri s’active, allant chercher quelques gouttes d’eau avec son bec pour conjurer les flammes. “Colibri, tu n’es pas fou ? Ce n’est pas avec ces gouttes d’eau que tu éteindras le feu !“, lui dit le tatou. “Je le sais, mais je fais ma part“, répond le volatile. Rabhi invite chacun à imiter le colibri et à “faire sa part“.
La salle se lève et salue le propos par une longue ovation. “Cela doit faire dix fois que je viens écouter Pierre Rabhi ; il dit toujours la même chose, mais je ne m’en lasse pas“, confie une spectatrice. “Heureusement qu’il est là !, ajoute sa voisine sans détacher les yeux de la scène. Avec Pierre, on n’est jamais déçu.” L’enthousiasme se répercute dans le hall adjacent, où, derrière leurs étals, des camelots vendent des machines “de redynamisation et restructuration de l’eau par vortex“, des gélules “de protection et de réparation de l’ADN” (cures de trois à six mois) ou le dernier modèle d’une “machine médicale à ondes scalaires” commercialisée 8 000 euros.
À Paris aussi, Rabhi ne laisse pas indifférent. Le premier ministre Édouard Philippe le cite lorsqu’il présente son “plan antigaspillage” (23 avril 2018). “Cet homme est arrivé comme une véritable lumière dans ma vie“, affirme son ancienne éditrice, désormais ministre de la culture, Mme Françoise Nyssen. “Pierre a permis à ma conscience de s’épanouir et de se préciser. Il l’a instruite et il l’a nourrie. Quelque part, il a été son révélateur“, ajoute M. Nicolas Hulot, ministre de la transition écologique et solidaire.
En se répétant presque mot pour mot d’une apparition à une autre, Rabhi cisèle depuis plus d’un demi-siècle le récit autobiographique qui tient lieu à la fois de produit de consommation de masse et de manifeste articulé autour d’un choix personnel effectué en 1960, celui d’un “retour à la terre” dans le respect des valeurs de simplicité, d’humilité, de sincérité et de vertu. Ses ouvrages centrés sur sa personne, ses centaines de discours et d’entretiens qui, tous, racontent sa vie ont abouti à ce résultat singulier : cet homme qui parle continuellement de lui-même incarne aux yeux de ses admirateurs et des journalistes la modestie et le sens des limites. Rues, parcs, centres sociaux, hameaux portent le nom de ce saint laïque, promu en 2017 chevalier de la Légion d’honneur. Dans les médias, l’auteur de Vers la sobriété heureuse (2010) jouit d’une popularité telle que France Inter peut transformer sa matinale en édition spéciale en direct de son domicile (13 mars 2014) et France 2 consacrer trente-cinq minutes, à l’heure du déjeuner, le 7 octobre 2017, à louanger ce “paysan, penseur, écrivain, philosophe et poète” qui “propose une révolution“.
Tradition, authenticité et spiritualité
L’icône Rabhi tire sa popularité d’une figure mythique : celle du grand-père paysan, vieux sage enraciné dans sa communauté villageoise brisée par le capitalisme, mais dont le savoir ancestral s’avère irremplaçable quand se lève la tempête. Dans un contexte de catastrophes environnementales et d’incitations permanentes à la consommation, ses appels en faveur d’une économie frugale et ses critiques de l’agriculture productiviste font écho au sentiment collectif d’une modernité hors de contrôle. En réaction, l’inspirateur des “colibris” prône une “insurrection des consciences“, une régénération spirituelle, l’harmonie avec la nature et le cosmos, un contre-modèle local d’agriculture biologique non mécanisée. Ces idées ruissellent dans les médias, charmés par ce “bon client“, mais aussi à travers les activités du mouvement Colibris, fondé en 2006 par Rabhi et dirigé jusqu’en 2013 par le romancier et réalisateur Cyril Dion. Directeur de collection chez Actes Sud, fondateur en 2012 du magazine Kaizen, partenaire des Colibris, Dion a réalisé en 2015 avec l’actrice Mélanie Laurent le film Demain, qui met en scène le credo du mouvement et qui a attiré plus d’un million de spectateurs en salles.
Le succès du personnage et de son discours reflète et révèle une tendance de fond des sociétés occidentales : désabusée par un capitalisme destructeur et sans âme, mais tout autant rétive à la modernité politique et au rationalisme qui structura le mouvement ouvrier au siècle passé, une partie de la population place ses espoirs dans une troisième voie faite de tradition, d’authenticité, de quête spirituelle et de rapport vrai à la nature.
“Ma propre insurrection, qui date d’une quarantaine d’années, est politique, mais n’a jamais emprunté les chemins de la politique au sens conventionnel du terme, explique Rabhi sur un tract de sa campagne présidentielle de 2002. Mon premier objectif a été de mettre en conformité ma propre existence (impliquant ma famille) avec les valeurs écologistes et humanistes” — il n’obtint que 184 parrainages d’élu sur les 500 requis. Le visage caressé d’une lumière or, le candidat présenté comme un “expert international pour la sécurité alimentaire et la lutte contre la désertification” se tient parmi les blés. De l’Afrique du Nord aux Cévennes, en passant par le Burkina Faso, la trajectoire de Rabhi illustre les succès autant que les vicissitudes d’une écologie apolitique.
Né le 29 mai 1938 à Kenadsa (région de Saoura), en Algérie, Rabah Rabhi perd sa mère vers l’âge de 4 ans et se retrouve dans une famille d’adoption, un couple de colons formé d’une institutrice et d’un ingénieur qui lui donne une éducation occidentale, bourgeoise, catholique. L’adolescent d’Oran adore “écouter La Flûte enchantée, Othello ou bien un soliste de renom” à l’opéra ; il aime la littérature française et les costumes impeccablement coupés qui lui donnent l’allure d’une “gravure de mode”. Fervent catholique, il adopte à 17 ans son nom de baptême, Pierre. “Je me sentais coupable non pas de renier la foi de mes ancêtres [l’islam], mais de ne point aller propager parmi eux celle du fils de Dieu.” Pendant la guerre d’Algérie, raconte-t-il, “me voici brandissant mon petit drapeau par la fenêtre de la voiture qui processionne dans la ville en donnant de l’avertisseur : “Al-gé-rie-fran-çai-se”“.
Il gagne Paris à la fin des années 1950 et travaille chez un constructeur de machines agricoles à Puteaux (Hauts-de-Seine) en tant que magasinier, précise-t-il lors de l’entretien qu’il nous accorde, et non en tant qu’ouvrier à la chaîne, comme on peut le lire dans Pierre Rabhi, l’enfant du désert (Plume de carotte, 2017), un ouvrage de littérature jeunesse vendu à plus de 21 000 exemplaires. C’est dans cette entreprise que le jeune homme rencontre en 1960 sa future épouse. La même année, il expédie une lettre qui changera sa vie. “Monsieur, écrit-il au docteur Pierre Richard, nous avons eu votre adresse par le père Dalmais, qui nous a appris que vous vous préoccupiez de la protection de la nature, que vous avez activement participé à la création du parc de la Vanoise, et que vous essayez d’obtenir la création de celui des Cévennes. Nous sommes sensibles à toutes ces questions et voudrions prendre une part active en retournant à cette nature que vous défendez.“
Étudiant en médecine avant-guerre, Richard devient, en 1940, instructeur d’un chantier de la jeunesse près des mines de Villemagne (Gard), sur le mont Aigoual. Cette expérience hygiéniste, nationaliste et paramilitaire l’influence durablement. En décembre 1945, il soutient une thèse de médecine qui assume un “parti pris évident” : “La santé de l’homme est atteinte, et celle du paysan en particulier, et, par-delà, celle du pays, de la nation, écrit Richard — santé intégrale du corps, de l’esprit, des biens matériels, de l’âme.” Quatorze ans plus tard, en 1959, le docteur Richard joue son propre rôle de médecin de campagne dans un film de propagande ruraliste intitulé Nuit blanche, où il fustige l’urbanisation, l’État centralisateur, les boîtes de conserve et la politique de recrutement des entreprises publiques qui arrache les paysans à leurs “racines”.
Sur une photographie du mariage célébré en avril 1961, le docteur Richard offre son bras à la mariée, Michèle Rabhi, tandis que Pierre Rabhi donne le sien à l’épouse du médecin de campagne. “Pierre et Anne-Marie Richard sont les parents que le magicien nous a destinés“, écrit Rabhi dans son autobiographie. “À mon arrivée en Ardèche, c’est lui qui m’a pris sous son aile. C’était mon initiateur“, complète-t-il.
“L’homme providentiel”
Peu après, l’apprenti paysan rencontre l’écrivain ardéchois Gustave Thibon. Acclamé par Charles Maurras dans L’Action française en juin 1942 comme “le plus brillant, le plus neuf, le plus inattendu, le plus désiré et le plus cordialement salué de nos jeunes soleils“, Thibon fut l’une des sources intellectuelles de l’idéologie ruraliste de Vichy. “Ce n’est pas mon père qui était pétainiste, c’est Pétain qui était thibonien“, affirmera sa fille. Bien que ses thuriféraires n’omettent jamais de rappeler que Thibon hébergea la philosophe Simone Weil en 1941, ce monarchiste, catholique intransigeant, antigaulliste viscéral et, plus tard, défenseur de l’Algérie française fit régulièrement cause commune avec l’extrême droite.
Entre le jeune néorural et le penseur conservateur se noue une relation qui durera jusqu’aux années 1990. “On voyait chez lui une grande polarisation terrestre et cosmique, relate le premier. (…) J’étais alors très heureux de rencontrer un tel philosophe chrétien et j’ai adhéré à ce qu’il disait.” Dans le paysage éditorial français, Thibon a précédé Rabhi en tant que figure tutélaire du paysan-écrivain “enraciné” poursuivant une quête spirituelle au contact de la nature (10). Dans le hameau de Saint-Marcel-d’Ardèche où vécut Thibon, Mme Françoise Chauvin, qui fut sa secrétaire, se souvient : “Pierre Rabhi doit beaucoup à Gustave Thibon. Quand il venait ici, son attitude était celle d’un disciple visitant son maître.“
“J’ai fait 68 en 1958 !“, s’amuse, soixante ans plus tard, l’élève devenu maître, lorsqu’il évoque son “retour à la terre”. Le paysage intellectuel des années 1960 et 1970 ne l’enchantait guère. Quand on lui cite l’œuvre du philosophe André Gorz, auteur des textes fondateurs Écologie et politique (1975) et Écologie et liberté (1977), il s’agace : “J’ai toujours détesté les philosophes existentialistes, nous dit-il. Dans les années 1960, il y en avait énormément, des gens qui ne pensaient qu’à partir des mécanismes sociaux, en évacuant le “pourquoi nous sommes sur Terre”. Mais moi, je sentais que la réalité n’était pas faite que de matière tangible et qu’il y avait autre chose.” L’homme ne s’en cache pas : “J’ai un contentieux très fort avec la modernité.“
Sa vision du monde tranche avec la néoruralité libertaire de l’après-Mai. “Je considère comme dangereuse pour l’avenir de l’humanité la validation de la famille “homosexuelle”, alors que par définition cette relation est inféconde“, explique-t-il dans le livre d’entretiens Pierre Rabhi, semeur d’espoirs (Actes Sud, 2013). Sur les rapports entre les hommes et les femmes, son opinion est celle-ci : “Il ne faudrait pas exalter l’égalité. Je plaide plutôt pour une complémentarité : que la femme soit la femme, que l’homme soit l’homme et que l’amour les réunisse.”
En plus de ses fréquentations vichysso-ardéchoises, Rabhi compte parmi ses influences intellectuelles Rudolf Steiner (1861-1925), fondateur de la Société anthroposophique universelle. “Un jour, le docteur Richard est venu chez moi, triomphant, et il m’a mis entre les mains le livre Fécondité de la terre, de l’Allemand Ehrenfried Pfeiffer, un disciple de Steiner, raconte-t-il. J’ai adhéré aux idées de Steiner, ainsi qu’aux principes de l’anthroposophie, et notamment à la biodynamie. Lorsqu’il a fallu faire de l’agriculture, Rudolf Steiner proposait des choses très intéressantes. J’ai donc commandé des préparats biodynamiques en Suisse et commencé mes expérimentations agricoles.“
À son arrivée en Ardèche, après une année de formation dans une maison familiale rurale, Rabhi fait des travaux de maçonnerie, travaille comme ouvrier agricole, écrit de la poésie, ébauche des romans, s’adonne à la sculpture. Sa découverte de l’agriculture biodynamique le stimule au point qu’il anime, à partir des années 1970, causeries et formations à ce sujet. Il se forge alors une conviction qui ne le quittera plus : la spiritualité et la prise en compte du divin sont indissociables d’un modèle agricole viable, lequel se place dès lors au centre de ses préoccupations. Une nouvelle fois, un courrier et la rencontre avec un personnage haut en couleur vont infléchir le cours de son histoire.
Fondateur de la compagnie de vols charters Point Mulhouse, bien connue des baroudeurs des années 1970 et 1980, l’entrepreneur Maurice Freund inaugure en décembre 1983 un campement touristique à Gorom-Gorom, dans l’extrême nord du Burkina Faso. Grâce à cette “réplique du village traditionnel avec ses murs d’enceinte qui entourent les cours“, Freund compte faire de cette localité un lieu de “tourisme solidaire”. Las ! Quelques semaines plus tard, il découvre que le restaurant “traditionnel” sert du foie gras et du champagne car “des coopérants, mais aussi des ambassadeurs, viennent se détendre dans ce havre de paix“.
Au même moment arrive une lettre de Rabhi l’invitant à visiter sa demeure en Ardèche. Devant l’insistance de celui qu’il prend d’abord pour un quémandeur, Freund se rend à la ferme. “Avant même d’échanger une parole, en plongeant mon regard dans le sien, je comprends que Pierre Rabhi est l’homme providentiel“, écrit Freund. “S’inspirant des travaux de l’anthroposophe Rudolf Steiner, Pierre Rabhi a mis au point une méthode d’engrais organiques (…) qu’il a adaptée aux conditions du Sahel. Il ramasse les branches, plumes d’oiseaux, excréments de chameau, tiges de mil… Il récupère ces détritus, en fait du compost, le met en terre“, s’émerveille-t-il. Il place aussitôt Rabhi à la tête de Gorom-Gorom II, une annexe du campement hôtelier où l’autodidacte initie des paysans du Sahel au calendrier lunaire de la biodynamie.
Le 6 mai 1986, la chaîne publique Antenne 2 diffuse le premier reportage télévisé consacré à Rabhi. “Il y a un vice fondamental, explique le Français à Gorom-Gorom, sur fond de musique psychédélique. On s’est toujours préoccupé d’une planification matérielle, mais on ne s’est jamais préoccupé fondamentalement de la promotion humaine. C’est la conscience, c’est la conscience qui réalise.” Images de paysans au travail, gros plans sur les costumes traditionnels, paysages sublimes : le reportage fait dans le lyrisme. “Je crois que le Nord et le Sud n’ont pas fini de se disputer ma personne“, conclut Rabhi. Aucune précision technique sur les méthodes agronomiques n’est en revanche donnée.
Quelques mois plus tard, fin 1986, l’association Point Mulhouse, fondée par Freund, demande à l’agronome René Dumont, bon connaisseur des questions agricoles de la région du Sahel, d’expertiser le centre dirigé par Rabhi. Le candidat écologiste à l’élection présidentielle de 1974 est épouvanté par ce qu’il découvre. S’il approuve la pratique du compost, il dénonce un manque de connaissances scientifiques et condamne l’approche d’ensemble : “Pierre Rabhi a présenté le compost comme une sorte de “potion magique” et jeté l’anathème sur les engrais chimiques, et même sur les fumiers et purins. Il enseignait encore que les vibrations des astres et les phases de la Lune jouaient un rôle essentiel en agriculture et propageait les thèses antiscientifiques de Steiner, tout en condamnant [Louis] Pasteur.“
Pour Dumont, ces postulats ésotériques comportent une forme de mépris pour les paysans. “Comme, de surcroît, il avait adopté une attitude discutable à l’égard des Africains, nous avons été amenés à dire ce que nous en pensions, tant à la direction du Point Mulhouse qu’aux autorités du Burkina Faso“. Deux conceptions s’opposent ici, car Dumont ne dissocie pas combat internationaliste, écologie politique et application de la science agronomique. Rabhi s’en amuse aujourd’hui : “René Dumont est allé dire au président Thomas Sankara que j’étais un sorcier.” Dumont conseillera même d’interrompre au plus vite ces formations. En pure perte, car Rabhi bénéficie de l’appui de Freund, lui-même proche du président burkinabé. Mais l’assassinat de Sankara, le 15 octobre 1987, prive Freund de ses appuis politiques. Rabhi et lui quittent précipitamment le Burkina Faso.
Cet épisode éclaire une facette importante d’un personnage parfois présenté comme un “expert international” des questions agricoles, préfacier du Manuel des jardins agroécologiques (2012), mais qui n’a jamais publié d’ouvrage d’agronomie ni d’article scientifique. Et pour cause. “Avec l’affirmation de la raison, nous sommes parvenus au règne de la rationalité des prétendues Lumières, qui ont instauré un nouvel obscurantisme, un obscurantisme moderne, accuse-t-il, assis dans la véranda de sa demeure de Lablachère, en Ardèche. Les Lumières, c’est l’évacuation de tout le passé, considéré comme obscurantiste. L’insurrection des consciences à laquelle j’invite, c’est contre ce paradigme global.“
Rabhi ne se contente pas d’exalter la beauté de la nature comme le ferait un artiste dans son œuvre. Il mobilise la nature, le travail de la terre et l’évocation de la paysannerie comme les instruments d’une revanche contre la modernité. Cette bataille illustre bien le malentendu sur lequel prospèrent certains courants idéologiques qui dénoncent les “excès de la finance”, la “marchandisation du vivant”, l’opulence des puissants ou les ravages des technosciences, mais qui ne prônent comme solution qu’un retrait du monde, une ascèse intime, et se gardent de mettre en cause les structures de pouvoir.
“Que nous soyons riche ou pauvre, affirme Rabhi, nous sommes totalement dépendants de la nature. La référence à la nature régule la vie. Elle est gardienne des cadences justes.” Dans Le Recours à la terre (1995), il fait d’ailleurs l’éloge de la pauvreté, “le contraire de la misère” ; il la présente dans les années 1990, lors de ses formations, comme une “valeur de bien-être“. Quelques années plus tard, ce parti pris se muera sémantiquement en une exaltation de la “sobriété heureuse“, expression bien faite pour cacher un projet où même la protection sociale semble un luxe répréhensible : “Beaucoup de gens bénéficient du secourisme social, nous explique Rabhi. Mais, pour pouvoir secourir de plus en plus de gens, il faut produire des richesses. Va-t-on pouvoir l’assumer longtemps ?” Pareille conception des rapports sociaux explique peut-être le fonctionnement des organisations inspirées ou fondées par le sobre barbichu, ainsi que son indulgence envers les entreprises multinationales et leurs patrons.
Fondée en 1994 sous l’appellation Les Amis de Pierre Rabhi, l’association Terre et humanisme, dont un tiers du budget provient de dons tirés des produits financiers Agir du Crédit coopératif (plus de 450 000 euros par an), poursuit l’œuvre entamée par Rabhi au Burkina Faso en animant des formations au Mali, au Sénégal, au Togo, ainsi qu’en France, sur une parcelle d’un hectare cultivée en biodynamie, le Mas de Beaulieu, à Lablachère. Entre 2004 et 2016 s’y sont succédé 2 350 bénévoles, les “volonterres“, qui travaillent plusieurs semaines en échange de repas et d’un hébergement sous la tente.
Aux Amanins (La Roche-sur-Grane, Drôme), l’infrastructure d’agrotourisme née en 2003 de la rencontre entre Rabhi et l’entrepreneur Michel Valentin (disparu en 2012), lequel a consacré au projet 4,5 millions d’euros de sa fortune, s’étend sur cinquante-cinq hectares. Elle accueille des séminaires d’entreprise, des vacanciers, mais aussi des personnes désireuses de se former au maraîchage. La production de légumes repose sur deux salariés à temps partiel (vingt-huit heures hebdomadaires chacun) qu’épaule un escadron de volontaires du service civique ou de travailleurs bénévoles, les wwoofers (mot composé à partir de l’acronyme de World-Wide Opportunities on Organic Farms, “accueil dans des fermes biologiques du monde entier“) : “En échange du gîte et du couvert, les wwoofers travaillent ici cinq heures par jour, explique la direction des Amanins. Nous ne payons pas de cotisations sociales, et c’est légal.“
Son exercice de méditation terminé, l’un des quatre travailleurs bénévoles présents lors de notre visite gratifie son repas bio d’une parole de louange et confie : “En fait, on travaille plus que cinq heures par jour, mais le logement est très confortable. Être ici, ça ramène à l’essentiel.” Malgré la taille du site et la main-d’œuvre abondante, les Amanins déclarent ne pas atteindre l’autosuffisance alimentaire et achètent 20 % de leurs légumes. “J’ai vu des gens partir en claquant la porte, en se plaignant d’être exploités, témoigne Mme Ariane Lespect, qui a travaillé bénévolement au Mas de Beaulieu, géré par Terre et humanisme, ainsi qu’aux Amanins. Mais je crois qu’ils n’ont pas compris le message de Pierre Rabhi. Sortir du système, retrouver un échange humain, c’est accepter de travailler pour autre chose qu’un salaire, et de donner.“
Le prophète-paysan ne tire aucun profit monétaire de ces engagements bénévoles. Mais ces apprentis jardiniers sans grande expérience ni connaissances agronomiques qui bêchent le sol des “fermes Potemkine” donnent du “contre-modèle” Rabhi une image télégénique d’exploitation biologique économiquement viable — alors que ces fermes réalisent une part importante de leur chiffre d’affaires en facturant des formations.
Le mouvement Colibrisne supervise aucune exploitation agricole. Toutefois, son actuel directeur, M. Mathieu Labonne, coordonne GreenFriends, le réseau européen des projets environnementaux de l’organisation Embracing the World (ETW), fondée par la gourou Mata Amritanandamayi, plus connue sous le nom d’Amma. Sa tâche consiste à développer des “écosites modèles” dans les ashrams français d’Amma : la Ferme du Plessis (Pontgouin, Eure-et-Loir) et Lou Paradou (Tourves, Var). Dans ses comptes annuels de 2017, l’association ETW France, sise à la Ferme du Plessis (six hectares), déclare avoir bénéficié de l’équivalent de 843 710 euros de travail bénévole (20), toutes activités confondues. Et l’association MAM, qui gère Lou Paradou (trois hectares), de 16 346 heures (21) de seva, “l’une des pratiques spirituelles qu’Amma nous conseille particulièrement, le travail désintéressé en conscience, appelé aussi méditation en action, explique le site Internet de l’ashram. Cuisine, travail au jardin, ménage, travaux, couture… les tâches sont variées.” Les réseaux Amma et Colibris se croisent régulièrement, que ce soit lors des venues annuelles de la gourou en France, dans les fermes d’ETW, ou dans la presse des Colibris — Amma a fait la “une” du magazine Kaizen en mars 2015.
L’enthousiasme des patrons colibris
À partir de 2009, année marquée par la participation de Rabhi à l’université d’été du Mouvement des entreprises de France (Medef), le fondateur des Colibris rencontre des dirigeants de grandes entreprises, comme Veolia, HSBC, General Electric, Clarins, Yves Rocher ou Weleda, afin de les “sensibiliser“. Les rapports d’activité de l’association Colibris évoquent à cette époque la création d’un “laboratoire des entrepreneurs Colibris” chargé “de mobiliser et de relier les entrepreneurs en recherche de sens et de cohérence“. “On peut réunir un PDG, un associatif, une mère de famille, un agriculteur, un élu, un artiste, et ils s’organisent pour trouver des solutions qu’ils n’auraient jamais imaginées seuls“, lit-on.
Désireux de stimuler cette imagination, Rabhi a également reçu chez lui, ces dernières années, le milliardaire Jacques-Antoine Granjon, le directeur général du groupe Danone Emmanuel Faber, ainsi que M. Jean-Pierre Petit, plus haut dirigeant français de McDonald’s et membre de l’équipe de direction de la multinationale. “J’admire Pierre Rabhi (…), je vais à toutes ses conférences“, clame M. Christopher Guérin, directeur général du fabricant de câbles Nexans Europe (26 000 salariés), qui se flatte dans le même souffle d’avoir “multiplié par trois la rentabilité opérationnelle des usines européennes en deux ans” (Le Figaro, 4 juin 2018). Rabhi a également déjeuné avec M. Emmanuel Macron durant sa campagne pour l’élection présidentielle. “Macron, le pauvre, il fait ce qu’il peut, mais ce n’est pas simple, nous déclare-t-il. Il est de bonne volonté, mais la complexité du système fait qu’il n’a pas les mains libres.“
À force de persévérance, les consciences s’éveillent. Le 8 mai 2018, à Milan, dans le cadre du salon de l’agroalimentaire Seeds & Chips, M. Stéphane Coum, directeur des opérations de Carrefour Italie, disserte devant un parterre de journalistes et d’industriels. Trois mois à peine après que M. Alexandre Bompard, président-directeur général de Carrefour, a annoncé 2 milliards d’euros d’économie, la fermeture de 273 magasins et la suppression de 2 400 emplois, le dirigeant de la succursale italienne fait défiler une présentation. Soudain, une citation appelant à l’avènement d’un “humanisme planétaire” apparaît à l’écran, accompagnée d’un visage au sourire rassurant. “Il y a six ans, j’ai commencé à lire Pierre Rabhi, déclare ce patron colibri. Pour que nous parvenions au changement, il faut que chacun “fasse sa part”. Nombreux sont aujourd’hui ceux qui veulent changer le monde, et c’est aussi la volonté de Carrefour.” Réconcilier grande distribution et sollicitude environnementale, grandes fortunes et spiritualité ascétique : la sobriété heureuse est décidément une notion élastique.
Jean-Baptiste Malet
Jean-Baptiste MALET est journaliste et l’auteur de L’Empire de l’or rouge. Enquête mondiale sur la tomate d’industrie (2017).
Les voiles tombent, Joséphine Baker enjambe, comme une margelle, les étoffes qui la quittent, et d’un seul pas assuré elle entre dans la nudité et dans la gravité. Le dur travail des répétitions d’ensemble semble l’avoir un peu amincie, sans décharner son ossature délicate. Les genoux ovales, les chevilles affleurent la peau brune et claire, d’un grain égal, dont Paris s’est épris. Quelques années, et l’entraînement, ont parfait une musculature longue, discrète, ont respecté la convexité admirable des cuisses. Joséphine a l’omoplate effacée, l’épaule légère, mobile, un ventre de jeune fille, à nombril haut. […] Grands yeux fixes, armés de cils durs et bleus, pommettes pourpres, sucre éblouissant et mouillé de la denture entre les lèvres d’un violet sombre, — la tête se refuse à tout langage, ne répond rien à la quadruple étreinte sous laquelle le corps docile semble fondre… Paris ira voir, sur la scène des Folies, Joséphine Baker, nue, enseigner aux danseuses nues la pudeur.
[LETEMPS.CH, 17 décembre 2013] Pour ceux et celles qui ne s’en souviennent pas, Joséphine Baker est la chanteuse de J’ai deux amours, l’icône burlesque de la Revue nègre de 1925, la muse des surréalistes, celle qui a mis le feu au Paris des années folles avec ses danses sauvages, la taille ceinte d’une guirlande de bananes en peluche, cette même banane qui réapparaît à chaque nouvelle éruption de racisme.
Une artiste de music-hall au Panthéon ? […] J’imagine les réactions des comités féministes qui se sont mobilisés et qui verraient ce choix comme un camouflet : une femme, oui, mais seulement si elle est sexy ! Et la fureur des racistes autant que des antiracistes. Les premiers parce que Joséphine a donné à beaucoup l’envie d’être Noire, les seconds parce qu’elle incarne, à leurs yeux, la victime consentante des stéréotypes post-coloniaux. Mais aussi les moqueries des pourfendeurs du politiquement correct : femme, Noire, juive (mais enterrée catholique) et bisexuelle, un carton plein !
Pourtant, Joséphine Baker correspond parfaitement au portrait-robot. Qui sait que cette Américaine vendue à 13 ans à un mari dont elle échappa en lui cassant une bouteille sur la tête, naturalisée Française en 1937, fut une résistante de la première heure (espionne puis pilote dans les Forces libres) ? Qu’elle fut décorée de la Croix de guerre ? Qu’elle a milité pour l’égalité des droits aux côtés de Martin Luther King ? Et qu’elle s’est ruinée à mettre en œuvre son utopie, celle d’un monde sans préjugés, incarné par sa tribu arc-en-ciel, douze enfants d’origines différentes qu’elle a adoptés et élevés comme une fratrie… [d’après LETEMPS.CH]
“Elle veut quoi, la négresse ?“ : c’est la question que lui lança un jour un commissaire… La gloire, l’héroïsme dans la Résistance et même un château : elle voulait tout, Joséphine Baker, et elle a tout eu. Et même quelques belles occasions de dire “merde aux racistes”.
Pendant quelques mois, l’artiste de music-hall et l’écrivain George Simenon ont vécu une liaison clandestine et intense, qui s’est achevée en 1927. Il ne voulait pas, dira-t-il plus tard, devenir “monsieur Baker”…
[Le Droit De Vivre, revue universaliste de la LICRA, LEDDV.FR] : L’antiracisme de Joséphine Baker ne fut pas un antiracisme de rupture. Elle continuait de parler de “races”, comme dans son pays d’origine, et comme la plupart de ses compagnons de route antiracistes de la LICA. Déléguée internationale à la propagande de la future LICRA [Ligue Internationale Contre le Racisme et l’Antisémitisme créée en France en 1927] dans les années 1950, enchaînant les meetings à travers le monde, elle défendait un antiracisme réaliste et politique. Son amour pour la France, un pays alors confronté à la décolonisation et à l’immigration, ne l’empêchait pas de lui adresser des rappels à l’ordre.
Militante antiraciste, Joséphine Baker le fut, assurément. Son engagement sur ce terrain en France qui, comme elle eut l’occasion de l’affirmer, n’était pas son « pays d’adoption » mais son « pays tout court », fut placé sous l’égide de la Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA) – le « R » de racisme ne figurait pas encore dans l’acronyme de l’association, fondée en 1927 par le journaliste Bernard Lecache (1895-1968), mais depuis 1934 ses instances dirigeantes inscrivaient l’appellation « LICRA » dans l’entête de leurs courriers et la restituaient de cette façon dans les discours. Le racisme colonial y était dénoncé sans relâche depuis cette même année qui avait connu les émeutes antijuives de Constantine, sans que ne soit remis en cause, au moins avant la Seconde Guerre mondiale, le bien-fondé de la colonisation. Telle était la position réformiste de la gauche républicaine : inscrite dans les traces de Jules Ferry, convaincue de la mission d’élévation de peuples-enfants que s’était octroyée la France à la fin du XIXe siècle, une gauche désireuse de participer à l’émancipation des peuples dont elle accompagnait et soutenait les revendications sociales.
Un antiracisme qui employait le mot « race »
Aux yeux de certains détracteurs d’une histoire qu’ils ne connaissent pas ou mal, cette simple évocation suffirait à discréditer ce qui fut la première organisation militante antiraciste en France. Une association, diraient-ils, incapable de penser la décolonisation, l’indépendance et la liberté de peuples, la discrimination, le principe de construction sociale des races au prétexte que ses militants ne furent pas à même de se dégager de leur époque ou de prédire l’avenir.
À écouter Joséphine Baker s’exprimer aux côtés de la LICA, dont elle fut la déléguée internationale à la propagande au cours des années 1950, on mesure il est vrai la persistance de la pensée raciale dans la société française, des années après l’écrasement du régime hitlérien. L’Unesco avait beau avoir disqualifié la notion de race dans une série de brochures, celle-ci demeurait un cadre mental stable pour appréhender l’altérité. Dans l’émission-débat Liberté de l’esprit diffusée le 24 juillet 1959, le président de la LICA, le journaliste Bernard Lecache, pouvait diviser sans aucune réserve l’humanité en groupes « raciaux » de couleur. C’était l’époque où le général de Gaulle, selon les propos rapportés par Alain Peyrefitte (C’était de Gaulle, 1959), affirmait : “Nous sommes quand même avant tout un peuple européen de race blanche, de culture grecque et latine et de religion chrétienne.” Le mot race était d’un usage banal, sans que ceux qui l’employaient aient eu véritablement le sentiment d’alimenter un processus de racisation.
L’objectif d’une égalité juridique réelle
La conscience de la problématique attenante à l’emploi d’un mot-piège n’était pourtant pas ignorée de tous. Vingt ans plus tôt, alors que venait d’être adopté le décret-loi Marchandeau, le 21 avril 1939, qui sanctionnait pour la première fois, en France, l’injure et la diffamation à raison de l’appartenance à une race ou à une religion, le militant de la LICA Georges Zerapha regrettait la mention du terme dans la législation : “Moi, Juif, je ne me sens appartenir à une race quelconque. S’il plaît au raciste de m’identifier comme tel, libre à lui, mais l’individualiste républicain qui combat cette thèse n’aurait dû adopter la terminologie de l’adversaire, qu’en citant ses références. Sinon, il semble approuver la thèse raciale. » Et Zerapha d’ajouter : “Le texte aurait dû dire par exemple : “Les individus ou citoyens désignés par certaines thèses ou conceptions ou propagandes, comme appartenant à une race ou catégorie raciale.”
La subtilité d’un Zerapha n’empêchait cependant pas l’usage, au sein même des instances antiracistes, d’un vocable maintenant le principe d’une possible catégorisation des êtres humains, identifiés sur la base de leur couleur ou de leur “origine”. C’est là l’un des paradoxes constants de l’antiracisme d’hier et d’aujourd’hui, dont la manière de décrire et de nommer est à même de renforcer les croyances et les attitudes qu’il combat.
Le Droit de Vivre, 14 novembre 1936
Le Droit de Vivre, 14 novembre 1936
C’était une évidence, il y avait des noirs, des blancs, des rouges et des jaunes, mais tous devaient s’unir pour combattre les préjugés et la haine. La question de savoir si certains mots pouvaient être dotés d’un effet performatif ne fut pas réellement posée durant ces années d’avant et d’après-guerre. On pouvait tout simplement être de race blanche et combattre avec ses congénères noirs pour que la société, multiraciale, devienne authentiquement post-raciale. Le mot race n’avait ainsi –du moins dans l’intention– qu’une valeur descriptive. Le racisme, lui, était combattu, aux fins de l’égalité juridique réelle. Parler de races ne prêtait pas à confusion puisque les militants répétaient à l’envie leur aspiration à dépasser les différences pour s’en tenir à l’humain.
Combattre les discriminations sur le sol français
Il y avait bien des carences dans l’appréhension du racisme présent dans la société française. Elles s’expliquaient pour partie par l’effet d’écran opéré par des contre-modèles politiques, hautement répulsifs : l’Allemagne nazie, l’Amérique ségrégationniste, l’apartheid sud-africain. La France, à l’évidence, était loin de ces racismes d’État. Mais les militants antiracistes n’étaient pas aveugles à ce qui se déroulait sur le sol français, dans une société où, depuis 1945, on se scandalisait officiellement des discriminations les plus visibles, lorsque des hommes de couleur se voyaient refouler d’hôtels ou de restaurants, où des élus de la République dénonçaient avec véhémence l’inégalité de traitement des anciens combattants ou des travailleurs, selon qu’ils fussent blancs ou noirs. Tout cela existait dans la France des années 1950 et 1960 ; tout cela était dénoncé par un antiracisme authentiquement politique. Nous méconnaissons généralement cette réalité aujourd’hui. Mais les pouvoirs publics, eux, ne l’ignoraient pas, comme le montrent un certain nombre d’initiatives législatives qui furent prises ou simplement envisagées à l’époque.
Réconcilier les « races » sans hiérarchie
Joséphine Baker ne pouvait échapper à cet héritage « racial », au cours des années 1950-1960, qui furent ses années de militantisme actif au sein de la LICA et du Rassemblement mondial contre le racisme, structure d’envergure internationale que l’association avait mis en place dès 1936. Elle employait le mot race dans ses interventions, un réflexe qu’elle devait tant à ses origines nord-américaines qu’aux usages en vigueur dans son pays d’élection.
Le 28 décembre 1953, devant la salle comble de la Mutualité, à Paris, elle dit sa joie d’avoir été accueillie en France, sans que l’on s’occupât de sa race. Si elle affirmait ne pas croire en la “supériorité de la race blanche” pas plus qu’en la “supériorité de la race de couleur”, elle se pressait d’ajouter qu’il n’y avait qu’une seule race, la race humaine… pour mieux expliquer dans la phrase suivante que la discrimination pouvait être pratiquée “entre les gens d’une même race et également race contre race”. Quand elle décrivait la situation en Afrique du Sud, elle parlait des deux millions de personnes de “race blanche”, expliquant que les gens de sa race vivaient dans une condition inférieure. Elle constatait aussi qu’avec “la rapidité du progrès dans les transports, les peuples [allaient] se contacter plus facilement, et petit à petit la pureté des races [allait] disparaître”. Elle pouvait rendre compte du Brésil comme d’un pays où “la population [était] mélangée entre les races rouge, jaune, noire et blanche“. Aux États-Unis, racontait-elle, elle avait été invitée à parler, dans des réunions, avec des “gens de [sa] race“. Elle évoquait aussi la race sémite… À l’occasion du 30ème anniversaire de la LICA, en mai 1957, elle affirma à l’auditoire qu’elle était “de la race nègre, et très heureuse de l’être“. Et elle fut applaudie.
Le symbole d’une « tribu arc-en-ciel »
Joséphine Baker expliquait avoir adopté cinq enfants, dont “un bébé français de la race blanche”. En toute logique, Le Droit de Vivre, journal de la LICA, percevait cette “tribu arc-en-ciel » comme une forme d’accomplissement de l’idéal antiraciste : cinq gosses de cinq origines différentes qu’elle élèvera ensemble en respectant leur langue, leurs coutumes, leur religion.” Respecter les coutumes et les religions des enfants ? Ne faut-il pas voir là les prémices d’un antiracisme différentialiste dont on sait qu’il ouvre la porte à des formes d’essentialisation culturelle éloignée, sinon opposée, aux principes de l’antiracisme universaliste ? Joséphine Baker apporta la précision suivante à la Mutualité, le 28 décembre 1953 : “Ces cinq petits enfants seront élevés à la campagne, en Dordogne, dans une ambiance de culture française, pour donner l’exemple de la démocratie réelle et pour prouver que si on laisse les êtres humains tranquilles, la nature fera le reste car je voudrais qu’ils grandissent en respectant toutes les races, toutes les religions, toutes les croyances et tous les points de vue des peuples.” La culture française, garante de la liberté d’expression de toutes les identités –même si le mot est alors absent du vocabulaire antiraciste–, dans une France pensée comme un espace politique capable d’accueillir l’altérité, la nature se chargeant de faire le reste. L’antiracisme comme fluidifiant de cette opération mariant l’amour de la France, de la République, de ses principes et de ses valeurs, et la libre conservation et expression de ses opinions et croyances.
Cet antiracisme, cela apparaît assez nettement dans les archives, n’est pas d’une immense rigueur conceptuelle. Une lecture superficielle et décontextualisée des prises de parole de Joséphine Baker pourrait conduire à refuser au personnage le statut de militante antiraciste. Pour aller jusqu’au bout d’une propension actuelle à faire fi de l’histoire et à relire le passé à l’aune d’un sectarisme idéologique, il pourrait être dit que son antiracisme ne fut que celui d’une vedette – il y en aura tant par la suite… – qui en avait oublié jusqu’à sa propre couleur et cultivait une forme de déni face à la colonisation ou à l’oppression d’une société blanche. Celle-ci n’accordait-elle pas à quelques artistes et intellectuels venus trouver refuge sur cette terre de liberté qu’était la France, ce qui était refusé à la majorité des peuples colonisés (ou ex-colonisés) et aux immigrés ?
Un message d’égalité et d’union des êtres humains
Il faut en réalité prendre la mesure de l’engagement de cette femme, portant la parole du refus des différences entre les races, les religions et les croyances, à une époque où le principe de la condamnation des formes les plus explicites du racisme et de l’antisémitisme cheminait bon an mal an dans la société française, notamment sous l’effet de l’action militante.
Déléguée internationale à la propagande, Joséphine Baker porta avec une énergie farouche un message d’égalité et d’union des êtres humains. Elle pouvait s’appuyer sur une expérience personnelle forte, témoignant de la situation aux États-Unis, où elle avait subi, au gré de ses pérégrinations, des manifestations de franche hostilité. Cette énergie la conduisit à prêcher la parole antiraciste en Amérique du Nord, en Amérique latine, en Europe, effectuant sur le territoire français, en 1957, une tournée de quatre mois qui connut un écho considérable.
L’expérience et le témoignage d’une fraternité française
Les détails de ses différentes étapes sont rapportés par le Droit de Vivre. La liste des villes parcourue est considérable : d’Est en Ouest, du Nord au Sud, Joséphine Baker attire les foules, enthousiastes, admiratives. Son charisme séduit. Un journaliste de L’Union rend compte de son passage à Châlons-sur-Marne : “grâce au sourire de Mme Joséphine Baker, la LICA a converti à l’antiracisme les Châlonnais.” Ce 17 janvier 1957, l’invitée d’honneur arpente la collégiale Notre-Dame-en-Vaux, les caves de champagne… Elle est accueillie par le préfet, “en présence des plus importantes personnalités de la ville”. On doit refuser du monde à sa conférence, dans la grande salle d’honneur de l’hôtel de ville. Cet accueil, en présence des autorités politiques et ecclésiastiques de la ville, l’afflux des habitants, se répète à chaque étape de son parcours : 400 personnes à Épernay le 18 janvier ; 700 à Reims le 19 ; 400 à Laon le 20, aux côtés de Jean Pierre-Bloch ; 1 500 à Toulouse le 30 janvier à la chambre de commerce, où l’accueillent le maire, le bâtonnier, les représentants des associations résistantes… des centaines d’autres à Dijon le 1er février au palais des Ducs de Bourgogne ; à Dôle, Souillac, Bergerac, Périgueux, Brive-la-Gaillarde, Bordeaux, Montpellier, Mulhouse, Strasbourg, Luxembourg, avec les élus du Grand-Duché… Poursuivre la liste de ces destinations et événements, dont rendit compte la presse locale, serait ici fastidieux mais permettrait de saisir, d’une manière concrète, un des processus de l’institutionnalisation de l’antiracisme en France.
Au cours des soirées, Joséphine Baker dénonce le préjugé de “race” en s’appuyant sur la situation et des faits dans les États ségrégationnistes, mais aussi en République sud-africaine. Elle ne perd pas de vue son pays, soucieuse de “combat[tre] la discrimination raciale, religieuse et sociale (…) même si [elle] la trouve en France.“
Sa période de tournée s’achève en mai 1957. Le 12 mai, elle est présente au 30ème anniversaire de la LICA et elle prononce un long discours, où elle redit son amour profond pour son pays. Elle est heureuse, émue, au milieu de ses amis, de ce monde militant auquel elle témoigne tant d’affection et qui le lui rend bien. Elle explique qu’elle a trouvé en France la fraternité, oubliant les affres liées à sa couleur de peau : “J’ai pu oublier tout à coup que j’étais noire et cela, voyez-vous, cela ne m’était jamais arrivé dans ma vie à 18 ans, d’oublier que j’étais noire.” Personne, explique-t-elle, ne la qualifiait de “négresse” : “Quand j’ai été malade, j’ai été si heureuse de penser qu’un médecin blanc et aussi une infirmière blanche n’avaient pas honte ou peur de me toucher ; ma peau n’était pas tellement désagréable…”
Un rappel de la promesse républicaine
D’aucuns pourraient juger le témoignage peu connecté à certaines réalités qui caractérisaient la société française. Les prises de parole de Joséphine Baker montrent au contraire une volonté de délivrer un message d’amour à ses frères humains, autant qu’elle pouvait le faire à cette époque, autant que son statut de vedette le lui permettait. Son antiracisme ne fut pas un antiracisme de rupture mais un antiracisme réaliste, politique, allant à la rencontre des autorités publiques, des acteurs de la société civile, des Françaises et des Français. Elle s’adressait aux élus, aux fonctionnaires, aux militants, aux citoyens, martelant l’impératif du principe d’égalité. Il n’y avait rien de superficiel dans ses mots. Si Joséphine Baker jouait de sa célébrité et de son charme, enjôlait et minaudait parfois, c’est bien elle qui menait le jeu et contribuait effectivement, sinon à « convertir », tout au moins à dispenser des rudiments d’antiracisme, une réflexion sur les préjugés, étayée par la richesse de son parcours, un appel à combattre la haine.
Il n’est de fait pas anodin de noter que les derniers mots de son discours du 12 mai 1957, au terme d’une longue tournée, furent les suivants : “Tout le monde regarde vers la France, cette France mesdames et messieurs, qui a déjà donné tant de fois l’exemple de la fraternité et qui peut encore le faire. Mais je vous en supplie, ne laissez pas penser aux gens de couleur qu’ils ont eu tort de croire en vous, qu’ils ont eu tort d’avoir confiance en vous. Ce serait tragique.” Des mots sobres, l’expression d’un antiracisme authentique, mais des mots solennels, conscients, dans une France confrontée à la décolonisation et à l’immigration. Des mots engageants, enfin, de la part de celle qui a tant reçu et tant donné, qui sonnent comme un rappel de la promesse républicaine, à l’heure où cette grande femme trouve enfin sa place au Panthéon.
Emmanuel DEBONO, historien
L’article original de l’historien Emmanuel Debono est paru le 1 décembre 2021 sur LEDDV.FR.
[FRANCECULTURE.FR] Ouvrir son regard en ces temps de confinement. La nature a bien changé depuis 1922. Alors que Flaherty avait pour ambition de dévoiler au monde un mode de vie ancestral, cette époque nous apparaît aujourd’hui, à l’aune du réchauffement climatique, comme un paradis perdu. C’est pour cette raison qu’il faut regarder ce film avec un oeil neuf, en essayant d’oublier, le temps que dure Nanouk l’Esquimau, tous les documentaires pointus et techniquement irréprochables qu’on a pu voir depuis.
Rien de mieux pour cela que de le voir en famille, avec des enfants. Le temps du film, ils se seront évadés dans la neige et les grands espaces. Avec un peu de chance naîtra en eux la conscience que, même s’ils sont loin de la baie d’Hudson, ils devront aussi, un jour, par des gestes du quotidien, prendre soin de la banquise de Nanouk l’Esquimau.
Poésie de la découverte
En 1922, Robert FLAHERTY (1884-1951), pionnier du cinéma ethnographique, propose au public un film retraçant la vie et les coutumes d’une famille d’Inuits qu’on appelait alors des Esquimaux. En 2020, il est difficile d’imaginer le choc qu’a pu représenter ce film pour les spectateurs d’alors. Au-delà du côté sensationnel de la rencontre cinématographique avec le public occidental, Flaherty s’intéresse à l’humanité et l’intimité de cette communauté.
Le réalisateur a vécu avec eux pendant plusieurs années et capté des instantanés de leur quotidien, autant de vignettes regorgeant d’astuces et de bon sens pour lutter contre le climat hostile. Flaherty, explorateur humaniste, semble s’adresser au spectateur pour lui donner, avec humilité, une leçon sur la vie : “Tout ne réside-t-il pas dans le regard qu’on porte sur les choses ?” Chaque plan de Nanouk fonctionne comme une réponse à cette interrogation. Le chef de famille, Nanouk – L’Ours – n’est jamais à court d’inventivité pour affronter des situations extrêmes : percer un trou dans la banquise pour pêcher un phoque, utiliser l’espace confiné du kayak pour faire voyager toute sa famille, découper un bloc de glace pour en faire une vitre dans son igloo : Nanouk a toujours une solution simple et évidente. Il utilise le peu de moyens qui sont à sa disposition pour améliorer le quotidien.
Un film solaire pour transcender le réel
Comme le rappelle Jacques Lourcelle dans son Dictionnaire du cinéma, “Flaherty va créer un genre nouveau –le documentaire poétique– qui a très peu à voir avec ce que nous appelons aujourd’hui documentaire, lequel exige le respect absolu des données brutes de la matière filmée au moment et dans les lieux où on la filme.” Tout documentaire est une mise en scène, Flaherty l’a très bien compris. Il s’arrange avec le réel pour le rendre le plus éloquent possible. Il ne s’agit pas pour autant de tromper le spectateur, mais de lui donner à voir et, surtout, à ressentir la difficulté de la vie dans le “Grand Nord“. Flaherty s’inspire des méthodes du cinéma de fiction (découpage narratif, reconstitution, direction d’acteurs) pour parvenir à faire coïncider ce qu’il filme avec sa propre vision des choses. Il en va ainsi avec la célèbre séquence du gramophone où Nanouk fait mine de découvrir l’appareil et son usage, alors qu’il avait déjà entendu de la musique auparavant. Idem pour la belle scène du réveil familial dans l’igloo : aucune caméra n’aurait pu filmer dans un espace aussi exigu, si l’équipe n’avait pas avant découpé l’abri de glace.
Analysé par André Bazin dans son texte sur “Le montage interdit“, souvent cité par Godard, peu apprécié de Truffaut, utilisé comme exemple d’image-action par Deleuze, comment expliquer le si grand intérêt suscité par ce film ? Il n’est évidemment pas dans la restitution fidèle et absolue du matériau originel. Il se situe bien plutôt dans le regard porté sur cette communauté. Flaherty, qui a effectué à partir de 1910 cinq voyages dans les îles au large de la baie d’Hudson, capte la lutte des hommes pour survivre dans l’enfer blanc. Et surtout, le cinéaste magnifie une mode de vie qui, s’il n’est pas exactement celui réellement vécu en 1920 (les Inuits utilisent alors déjà des fusils), demeure un des témoignages les plus touchants d’une communion singulière avec la nature. Les premiers cartons d’introduction posent d’ailleurs d’emblée le projet cinématographique sous l’angle du mythe : Nanouk a tout du héros, dont la lutte contre les éléments a une portée quasi épique. C’est d’ailleurs là où Flaherty délaisse son rôle de metteur en scène pour endosser celui d’observateur attentif des rapports familiaux : les visages sont magnifiquement filmés, celui de l’adulte surtout s’illumine quand il sourit, ou quand il sculpte un animal de glace pour apprendre le tir à l’arc à son enfant.
Matisse, Portrait d’homme esquimau n° 3 (Pour Une Fête en Cimmérie, 1947)
D’après l’Encyclopédie canadienne, “le mot « Esquimau » est un terme offensant autrefois couramment utilisé pour désigner les membres du peuple inuit habitant depuis des millénaires les régions arctiques de l’Alaska, du Groenland et du Canada, une terre qu’ils appellent « Inuit Nunangat ». Ce terme était aussi appliqué au peuple Yupik, vivant en Alaska et dans le nord-est de la Russie, ainsi qu’aux Inupiaks d’Alaska. Considéré comme péjoratif au Canada, le terme a longtemps été largement utilisé dans la culture populaire, ainsi que par les chercheurs, les auteurs et le grand public à travers le monde… “
TELERAMA.FR (30 septembre 2015) – Le saxophoniste Phil Woods a rendu son dernier souffle. Brillant soliste et digne héritier de son idole Charlie Parker, le jazzman à l’élégante pureté de style est décédé hier, à 83 ans. A bout de souffle. Retour sur une carrière exemplaire, à tous les points de vue : artistique, professionnel et humain.
Après la mort de Charlie Parker qui fut son idole, Phil WOODS avait épousé la compagne de celui-ci et elle lui avait fait cadeau du saxophone alto de Bird, mais il ne s’en servit jamais, par délicatesse. Il était tout bonnement un maître de l’instrument, ayant commencé par admirer Benny Carter, puis Johnny Hodges, enfin Parker dont il assimila le vocabulaire sans jamais copier son style. Il se définissait lui-même comme un styliste, pas un novateur. Il prolongea l’esthétique bop en grande formation, avec Thelonious Monk, Oliver Nelson, Michel Legrand, Quincy Jones, Clark Terry, Dizzy Gillespie, et aussi en quartet et en quintet.
Comme il était parfait lecteur autant que brillant soliste, il conduisait une section de saxophones avec maestria et participa à d’innombrables sessions d’enregistrement. Ainsi, c’est sa sonorité si cristalline, si émouvante, que l’on entend dans la B.O. du chef-d’œuvre de Robert Rossen L’Arnaqueur (1961), une musique signée de Kenyon Hopkins ; c’est lui aussi qui prend le solo dans la chanson Have a good time de Paul Simon sur l’album de celui-ci Still crazy after all these years, en 1975, et sur Doctor Wu de Steely Dan (extrait de Katy Lied).
En quartet, une joie de jouer communicative
En 1960, après le désastre parisien de la comédie musicale Free and easy, dont Quincy Jones était le directeur musical, il fut chargé par celui-ci de diriger les saxophones dans le big band formé avec ses musiciens naufragés dans la capitale et qui, en petites formations improvisées, faisaient les beaux soirs du Chat-qui-pêche, rue de la Huchette. Ce fut le début de la carrière de Quincy Jones, lequel fut toujours reconnaissant à Phil Woods de sa fidélité et de son impeccable professionnalisme, dont l’album Birth of Band reste un superbe témoignage (avec par exemple The Gipsy).
Le saxophoniste épris de mélodie fit un temps de l’Europe sa base, créant une formation qui remporta un magnifique succès, l’European Rhythm Machine, avec George Gruntz puis Gordon Beck au piano, Henri Texier à la contrebasse et Daniel Humair à la batterie. Un swing intense, une inventivité jaillissante, une joie de jouer communicative caractérisaient ce quartet ébouriffant. Saxophone soliste plus rythmique plus solides arrangements étaient une configuration idéale pour Phil Woods.
Un concert mémorable au Théâtre de la Ville
Après l’expérience européenne, il la renouvela avec les Américains Steve Gilmore (contrebasse), Bill Goodwin (batterie), Bill Charlap ou Bill Mays (piano), l’élargissant parfois au quintet avec Brian Lynch à la trompette. Il aimait le son acoustique au point de se produire dans de grandes salles sans aucune amplification ; ainsi reste dans les mémoires un concert au Théâtre de la Ville à Paris qui sonna comme un manifeste du be-bop joué avec goût.
Dans ses dernières années, Phil Woods, soufflant impénitent, souffrit d’emphysème. On le vit au Duc des Lombards, le club parisien dont il assura en 2008 l’ouverture de la nouvelle formule, peinant parfois à reprendre souffle. Sa derrière apparition publique aura été, il y a un mois, une recréation des morceaux de Charlie Parker with strings avec des membres de l’orchestre symphonique de Pittsburgh et un appareil à oxygène. Cet éternel jeune homme avait 83 ans…
Michel CONTAT
L’article original de Michel Contat (avec pubs) est disponible sur TELERAMA.FR avec d’autres extraits musicaux de Phil Woods.
Jusqu’à récemment, les spécialistes s’accordaient à dire qu’Ernst Ludwig Kirchner, l’un des fondateurs du mouvement expressionniste allemand Die Brücke, s’était suicidé de deux balles dans la poitrine. De nouvelles analyses suggèrent qu’il aurait plutôt été assassiné.
Lors du décès d’Ernst Ludwig KIRCHNER? en juin 1938, le rapport médical suisse a conclu à un suicide de deux balles dans la poitrine, tirées avec un pistolet Browning fabriqué en Belgique. Pourtant, plus de 80 ans après ce verdict, plusieurs spécialistes en armes à feu remettent en cause cette expertise, et suggèrent que le peintre aurait été assassiné. D’après eux, cette arme était dotée d’un système de sécurité qui rendait nécessaire d’appuyer fermement sur la gâchette ; Kirchner aurait donc eu d’énormes difficultés à tirer le deuxième coup, une fois blessé au thorax ou à l’épaule.
Des indices étudiés de nouveau
Les chercheurs, étudiant le rapport effectué en 1938, ont également relevé l’absence de mention de brûlures autour de la plaie ou sur les vêtements de Kirchner, ce que l’on trouve souvent autour de blessures par balle tirées d’aussi près. De même, le rapport ne mentionne que deux trous de petite dimension dans la poitrine du peintre, ce qui évoque plutôt des coups portés à distance. Andreas Hartl, l’un des experts en armes à feux, affirme enfin qu’ “il est plus commun pour les personnes qui se suicident de se tirer une balle dans la tête”.
Un état dépressif récurrent
On sait que l’artiste est passé au cours de sa vie par plusieurs phases de dépression, couplées à des épisodes d’addiction à la drogue, tandis qu’un de ses amis explique qu’il lui arrivait de détruire certains de ses propres dessins et sculptures, et même d’utiliser plusieurs de ses peintures comme “”cible”. La réelle raison de cette mort précoce demeure donc en débat pour le moment, des arguments existant pour appuyer chacune des deux hypothèses. Quant aux suppositions de meurtre, la question de son auteur demeure. [d’après CONNAISSANCEDESARTS.COM]
Le peintre Zoran MUSIC est mort à Venise le 25 mai [2005], à 96 ans. Son oeuvre fut dominée par les dessins que, déporté, l’artiste fit au camp de Dachau en 1945 et qui ressurgirent dans son oeuvre, à partir de 1970, dans le cycle “Nous ne sommes pas les derniers”.
La vie et l’oeuvre de Zoran Music ont été déterminées par une année, du printemps 1944 au printemps 1945, celle de sa déportation à Dachau. Auparavant, il y avait eu une enfance mouvementée, une éducation plus traditionnelle. Anton Zoran Music naît le 12 février 1909 à Gorizia : la ville appartient alors à l’Empire austro-hongrois, mais sur la frontière italienne. On y parle italien, allemand et slovène. Ses parents sont instituteurs. En 1915, la guerre mobilise le père et contraint la famille à se réfugier loin du front, en Styrie.
Après 1918, les voyages continuent, au gré des postes du père, en Istrie et en Carinthie, puis au gré des études de Zoran : des séjours à Vienne et à Prague, puis l’Académie des beaux-arts de Zagreb, de 1930 à 1935, avec pour maître le peintre croate Babic, qui convertit son élève à l’Espagne. En 1935, Music part pour Madrid et copie chaque jour au Prado, jusqu’à ce que la guerre civile le force à revenir en Dalmatie. En 1939, il se réfugie à Gorizia, puis décide de s’établir à Venise, où il expose. Plus tard, il avouera son désintérêt pour cette première période : “Pour arriver à ma peinture, la vraie, il me fallait traverser la terrible expérience de Dachau.”
Au printemps 1944, accusé d’appartenir à un réseau antinazi, Music est arrêté à Venise par la Gestapo et déporté à Dachau après avoir refusé de s’engager dans une unité auxiliaire de l’armée nazie. Il a raconté bien plus tard le voyage vers le camp passant par Trieste et Udine, les wagons, les SS, et, à l’entrée du camp, la vision de la grille aux lettres de fer Arbeit macht frei. Cela, d’autres déportés, d’autres rescapés l’ont aussi raconté.
Ce qui distingue Music de ces témoins est que, au moment où il est pris, c’est un artiste qui maîtrise ses instruments et auquel les circonstances permettent de dessiner : dans les semaines qui précèdent la libération du camp par les Américains, Music, malade, est enfermé au Revier -l’infirmerie du camp- où, par crainte de contagion, les SS pénètrent rarement. C’est là, sous la menace d’une punition qui aurait été mortelle, qu’à l’encre ou au crayon il dessine, sur des feuilles de papier volées, ce qui l’environne : les déportés agonisants, les tas de cadavres, les pendus, les crématoires, de très rares portraits sur lesquels il note nom et matricule. Ce sont de petits dessins, peu nombreux -35-, aux bords souvent déchirés et dont l’encre a parfois pâli. Mais ce sont des dessins sauvés de Dachau, tracés avec une précision obsessionnelle.
Music l’a souvent dit : ils lui ont permis de ne céder ni au désespoir ni à la folie. Ils sont devenus aujourd’hui l’une des représentations les plus fréquemment citées du système concentrationnaire et non du système d’extermination, auquel Music, détenu politique, a échappé.
Ils le sont devenus, mais tardivement. En 1945, très affaibli, Music rentre à Gorizia, puis à Venise. Il ne cherche pas à les montrer, convaincu que personne ne voudrait les regarder, et recommence peu à peu à peindre : des portraits archaïsants qui font songer à ceux du Fayoum, des cavaliers et des paysages rocheux d’après des motifs vus en Dalmatie, en Toscane, en Ombrie. La couleur y est rare et sourde : terres, ocres, gris, signes noirs.
En 1951, un prix vaut à Music une exposition à Paris, à la Galerie de France, qui devient la sienne. Il vit dès lors moitié à Venise, moitié à Paris, et, pris par le mouvement général en faveur de l’abstraction qui domine alors l’actualité artistique française, laisse ses paysages se dissoudre dans des poudres légèrement colorées. Rien, dans ses travaux, ne laisse alors soupçonner ce qui intervient peu après, le surgissement irrépressible du passé.
En 1965, le Kunstmuseum de Bâle acquiert dix dessins de Dachau, jusque-là inconnus, et les montre. En 1970, Music commence le cycle qu’il a nommé sans illusions Nous ne sommes pas les derniers. Ce qui était enfoui jusque-là prend possession de la toile : les corps décharnés, les mains crispées dans la mort, les visages momifiés, l’accumulation des cadavres en tas comme des branches d’arbre entassées pour un bûcher. Apparues alors que l’histoire de la solution finale commence enfin à s’écrire, ces toiles provoquent la stupeur : elles sont exposées dès 1971 à la Haus der Kunst, à Munich, puis à Bruxelles et, en 1972, au Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Elles n’ont cessé depuis d’être présentées dans les musées et reproduites, de même que les œuvres sur papier qui leur sont associées.
Pour autant, bien que le cycle Nous ne sommes pas les derniers n’ait pris véritablement fin qu’autour de 1987, Music, après la période paroxystique des années 1970-1971, revient au paysage, comme il l’avait fait après 1945 : montagnes dans les Dolomites, canaux et façades d’une Venise brumeuse où les passants sont des ombres. Des séances sur le motif, il dit que le contact de la nature “crée un état de bien-être qui frôle parfois l’euphorie”. Sans doute l’absorption dans l’étude des pierres et des racines tient-elle à distance les images du passé, momentanément au moins.
Celles-ci reviennent cependant quand Music, en 1987, commence la longue série d’autoportraits qu’il a continuée jusqu’à ce que le déclin de ses forces lui rende la pratique de la peinture de plus en plus pénible. Car ces autoportraits, où l’on chercherait en vain la physionomie de l’artiste, sont des images de disparition : un spectre marqué de blanc, sur une toile non préparée et partiellement recouverte de noir. Le corps est nu, aux proportions de Music – qui était très grand et noueux. Inlassablement, renonçant à l’emploi de la couleur, il se dessine à l’encre sur le papier ou au fusain et à l’huile sur la toile, assis sur une chaise. De ses dessins de Dachau à ses autoportraits en vieillard, la continuité est évidente : le dessin demeure cette ligne de défense contre la mort et la barbarie que Music n’a jamais abandonnée. [d’après LEMONDE.FR]
Avec ce nouvel ouvrage dédié à Zoran Music, l’historien d’art et conservateur des muséesJean Clair se fait tour à tour polémiste, poète et défenseur des Humanités. La polémique, il l’engage avec l’art contemporain, dont il ne voit de viabilité que s’il se rattache à la tradition artistique et humaniste européenne, débarrassée de tout subjectivisme sans pour autant nier le sujet. Poète, travailleur des mots, il l’est dans sa présentation de l’œuvre de Zoran Music. En exergue, il cite Hölderlin : “Ce qui demeure, c’est le poète qui le fonde…” or dans les camps de la mort, “à mesure que les mots reprennent corps, l’horreur semble céder” écrit-il . Sauver la mémoire, c’est délivrer l’humain de l’atrocité barbare. Mais quelle mémoire s’agit-il de sauver ? L’ouvrage, en consacrant une partie distincte à la fin du livre rassemblant quatre entretiens donnés par Zoran Music entre le 3 et le 8 août 1998, à l’âge de 90 ans, donne à penser une double temporalité contradictoire : le temps de l’art – celui de Mnémosyne, la divinité qui lutte contre l’oubli, donc celui de la conservation des œuvres – se superpose au temps de la vie des hommes, qui ne cesse de s’écouler vers l’oubli. L’art de Music n’est pas pléthore ni de mots ni de couleurs. Il est silence et inquiétude, loin de toute rhétorique. Le travail du Conservateur est de retenir ce qui suit la logique de la vie : la disparition.
Vers une poétique de l’art contemporain
Jean Clair évoque les propos de Goethe : “ce que je n’ai pas dessiné, je ne l’ai pas vu”, à propos du sens à donner aux dessins faits à Dachau par Zoran Music. Il fallut plusieurs années à ce dernier pour se détacher de ses souvenirs du camp de Dachau. Prudent à l’égard d’un langage dont il use avec parcimonie, Zoran Music ne s’épanche pas. Il va à l’essentiel, écrira Jean Clair. Entendons par là qu’il va à l’être des choses et refuse le bavardage. A ce titre il n’est pas “moderne”, ajoute l’essayiste, aussi éloigné des diverses écoles artistiques en “-isme”, vociférantes, tumultueuses et finalement plus proches des querelles idéologiques que de l’art. Music peint. Tout simplement. C’est la même exigence que l’on trouve dans l’écriture du critique. Ne pas trop en faire. Son écriture est poétique, pour donner à voir “une manifestation, un surgissement du visible au bord de l’invisible”, ces “apparitions” bien éloignées de l’illusion trompeuse. L’artiste ne donne pas à voir un invisible aux relents métaphysiques – comme le voudrait la définition de Paul Klee. Nulle expression non plus de la subjectivité de l’artiste n’est ici en jeu. L’art déborde de toute part ses “expressions”.
Une esthétique de l’horreur ?
Si la peinture de Music, plusieurs années après sa sortie du camp, porte irrésistiblement le souvenir de ces images insoutenables de l’extermination, qu’un temps il s’efforcera d’oublier afin de s’en libérer, cependant réduire son travail à une peinture de circonstances ou de témoignage n’aurait guère de sens pour en expliquer la force. Jean Clair interroge le sens d’une esthétique de l’horreur face à ces cadavres empilés, “blancs comme la neige sur la montagne”, ou encore “comme des mouettes sur la mer” , selon les mots de Zoran Music lui-même. Ces métaphores, cette figuration de la mort et de l’horreur, font place à ce qui reste d’humain, “quelque chose qui s’apparentait à une grâce, que le dessin ne devait pas trahir. Une grâce à respecter”. Tenir à l’écart le regard : “chacun porte ses yeux comme un danger” écrivait Robert Antelme. Les yeux cherchent toujours à se rassasier du spectacle, écrit Platon dans la République. On retrouvera, dans les visages sans regard de Malevitch ou De Chirico, cette disparition du regard consommateur. Les regards de Music manifestent autre chose : ce qui reste d’humain, l’éclat de la pensée.
Le culte rendu aux morts
Jean Clair voit dans l’œuvre de Music une volonté de s’en tenir à la figuration contre l’outrage fait aux corps nus par l’inhumaine violence. Sauver l’humain, la singularité de l’être peint, tel est le but. À Dachau, il observe les corps. Il les peint, comme il ne cessera de peindre ces grands corps nus décharnés, vieillissants, aux yeux grand ouverts à la présence encore en eux de l’esprit. Nul voyeurisme dans ce travail. Si on ne peut vraiment voir que ce que l’on peint, comme disait Goethe, la figuration n’est pas au service d’une peinture de la mimesis, de la copie d’un réel illusoire. La culture, rappelle Jean Clair, est née du culte des morts. Faire disparaître toute trace du mort, nier sa présence pour les historiens du futur, c’est retourner aux pulsions archaïques de la violence. C’est la porte ouverte à toutes les falsifications. La peinture de Music donne à ces cadavres défigurés la terre de leur ensevelissement, dans ces couleurs ocres qu’il choisit, abandonnant la multiplicité des couleurs de la palette. Il peint la vulnérabilité de la chair. On est bien loin de la représentation propre à la peinture de Poussin qui “construit les corps comme on mesure des éléments d’architecture” écrit encore Jean Clair.
Music refuse l’abstraction car face à son sujet, elle équivaudrait à une capitulation. A ce propos Jean Clair rappelle le vaste travail d’effacement des mots par l’idéologie nationale-socialiste. Abstraire, c’est isoler, séparer voire éliminer. Éliminer une seconde fois. L’abstraction est aussi le triomphe de l’euphémisme et de la litote. Ainsi en va-t-il du mot “euthanasie” qui, à l’origine, désigne la fin volontairement apportée aux souffrances des malades. Pourtant la SPA, explique Jean Clair, l’applique désormais aux animaux dont elle ne sait que faire, contribuant à cette destruction du sens des mots. Cette “bonne mort” entra en 1939 dans la terminologie du IIIe Reich pour dissimuler les exterminations de masse. La peinture de Music ne cherche pas le beau. Il cherche à rendre sa dignité à l’être humain, sortir de la démesure monstrueuse.
“Le triomphe du nazisme, c’est d’avoir fait perdre sa face à l’homme”. Beaucoup d’artistes s’en trouvent littéralement décontenancés, et face à cet humain sans contenance lui aussi, ils fuient la figuration, effondrés, comme Otto Dix qui, après la guerre, peint des visages grimaçants, ou encore Giacometti et ses figurines errant dans leurs formes à la limite de la chute.
Nécessaires Humanités
À Dachau, on voyait “Des cadavres partout. On ne les comptait plus. C’était un monde hallucinant, une espèce de paysage, des montagnes de cadavres”. Ainsi s’exprime Music, dans l’entretien qui constitue la seconde partie de l’ouvrage. Sa peinture pourtant ne se veut pas souvenir ou mémorial. Peindre à Dachau, comme il le fera, des cadavres, des charniers, la douleur, cela ne sera possible que par un travail de réappropriation de l’événement par l’art lui-même. Sa peinture occupe un lieu qui n’est pas celui du récit. Elle est bien plus qu’une copie de la réalité des camps d’extermination. Jean Clair note d’abord à propos du regard du peintre, que sa vision ne pouvait pas être neutre, du fait de sa formation à l’Ecole des Beaux-Arts qu’il raconte. En 1935, Music est à Madrid. Face à lui, une œuvre de Pierre Bruegel. Des chambres à gaz, de la folie humaine, beaucoup de choses étaient déjà dites dans ce tableau : Le triomphe de la mort.
Squelettes, croix brisées… On est aux antipodes de la rédemption. Le paysage désertifié, où rien ne pousse, est peint dans des tons ocres auxquels feront écho les paysages de cadavres que peindra Music. La mort, les charniers : c’est dans l’œuvre de Bruegel qu’il a formé son regard. Un parmi tant d’autres.
Nombreuses sont les références aux auteurs “anciens”, aux humanités, dans ce livre de Jean Clair. L’érudition prend ici tout son sens comme remède à l’inconsolable. Elle sonne comme une réponse au conseil formulé par Boèce dans sa Consolation philosophique : “Pour que ton œil voie de la Vérité la sainte beauté, pour suivre sa voie avec fermeté, renonce à la joie, bannis de ton cœur l’espoir et la peur ; brave la douleur ! “
Il y a ces tableaux de chevaux s’orientant vers l’inconnu. S’orienter, c’est ce que fit Music lorsqu’il arriva dans le camp de Dachau. Maîtriser l’espace, le sens, ne pas oublier, pour ne pas être inconsolable. [d’après NONFICTION.FR]
Né à Liège en 1903 et mort à Lausanne en 1989, Georges SIMENON est un écrivain majeur du vingtième siècle, à propos duquel il est devenu banal de multiplier les superlatifs. L’auteur est en effet d’une fécondité exceptionnelle : il a signé de son nom 192 romans (dont 75 Maigret), 158 nouvelles, 176 romans populaires sous pseudonymes, un bon millier d’articles de presse et une trentaine de reportages ainsi que 21 dictées, réflexions à caractère autobiographique enregistrées sur magnétophone. Il a vendu plus de 550 millions de livres et est l’auteur francophone du siècle passé le plus traduit dans le monde (3500 traductions dans 47 langues). Il est également l’écrivain de langue française le plus adapté au cinéma et à la télévision. Son œuvre a su conquérir un vaste public tout en séduisant les écrivains les plus exigeants, d’André Gide à Patrick Modiano, pour ne citer que deux prix Nobel de littérature.
C’est en 1976 qu’a été créé à l’Université de Liège, sous l’impulsion du Professeur Maurice Piron, le Centre d’études Georges Simenon, qui s’est donné pour objectif de développer les études concernant le romancier et son œuvre, de rassembler toute la documentation utile et d’aider les chercheurs dans leur démarche. Touché par l’intérêt qui lui était manifesté, Georges Simenon a décidé de faire don à ce centre d’études de toutes ses archives littéraires : c’est ainsi qu’est né ce qu’on appelle communément le Fonds Simenon. Il s’agit là d’une donation exceptionnelle, que l’université s’attache à conserver et à étudier depuis près d’un demi-siècle […]
[…] UNE JEUNESSE LIÉGEOISE
Georges SIMENON est né officiellement à Liège, rue Léopold, le jeudi 12 février 1903 : c’est du moins ce qu’a déclaré Désiré Simenon, le père de l’enfant. En réalité, Henriette Simenon a accouché à minuit dix, le vendredi 13 février 1903, et a supplié son mari de faire une fausse déclaration pour ne pas placer l’enfant sous le signe du malheur… Malgré cet incident, l’arrivée de ce premier enfant comble les parents et tout particulièrement le père qui pleure de joie : « Je n’oublierai jamais, jamais, que tu viens de me donner la plus grande joie qu’une femme puisse donner à un homme » avoue-t-il à son épouse.
Désiré Simenon et Henriette Brüll s’étaient rencontrés deux ans plus tôt dans le grand magasin liégeois L’Innovation où la jeune fille était vendeuse. Rien ne laissait prévoir cette union entre Désiré, homme de haute taille et arborant une moustache cirée, comptable de son état, et la jeune employée aux yeux gris clair et aux cheveux cendrés. Désiré est en effet issu d’un milieu wallon implanté dans le quartier populaire d’Outremeuse où son père, Chrétien Simenon, exerce le métier de chapelier. En revanche, Henriette Brüll, dernière d’une famille de treize enfants, a une ascendance néerlandaise et prussienne. Les Brüll ont connu une période faste lorsque le père était négociant en épicerie ; malheureusement, de mauvaises affaires et un endettement croissant conduisent Guillaume Brüll à la misère, tandis qu’il sombre dans l’alcoolisme. Choc qui ébranle Henriette et oblige la jeune fille à travailler très vite dans le grand magasin.
Georges Simenon naît donc en 1903 dans une famille apparemment unie et heureuse, et trois ans et demi après, Henriette accouche de Christian. La mère marque alors sa préférence pour le cadet car Georges n’obéit pas et semble assez indépendant. Tout le contraire de Christian, qui se voit doté de toutes les qualités : intelligence, affection, soumission à la mère… Très vite donc, une scission va être sensible dans la famille Simenon : d’un côté Georges, rempli d’admiration pour son père Désiré, de l’autre Christian, l’enfant chéri d’Henriette. Situation très vite insupportable pour le futur auteur de Lettre à ma mère. Alors âgé de 71 ans, Georges Simenon se souvient de cette époque lorsqu’il écrit : « Nous ne nous sommes jamais aimés de ton vivant, tu le sais bien. Tous les deux, nous avons fait semblant… » (Lettre à ma mère, Chap. I). Ce terrible aveu écrit en 1974, trois ans et demi après la mort de sa mère, est révélateur du climat de tension qui règne dans cette famille apparemment unie, mais où le père heureux, mais résigné, courbe la tête dès qu’Henriette fait une réflexion. Cette mère dominatrice imposera très vite un mode de vie à toute la famille : hantée par le manque d’argent, déçue par le salaire de Désiré qui n’augmente pas, elle va prendre l’initiative d’accueillir des pensionnaires sous son toit. Dès son plus jeune âge, Georges Simenon va par conséquent vivre avec des locataires, des étudiants étrangers notamment .
L’enfance de Georges Simenon c’est aussi l’école, avec tout d’abord l’enseignement des frères de l’Institut St-André, tout près de chez lui, rue de la Loi… Georges est un élève prometteur, d’une piété presque mystique : il est le préféré de ses maîtres et fait ses débuts d’enfant de chœur à la chapelle de l’Hôpital de Bavière dès l’âge de huit ans.
L’Hôpital de Bavière à Liège
Alors que ses parents ne lisent jamais de littérature, le futur romancier est fasciné par les romans d’Alexandre Dumas, Dickens, Balzac, Stendhal, Conrad ou Stevenson. Après l’enseignement des Frères des Ecoles Chrétiennes, Georges est inscrit chez les Jésuites à demi-tarif, grâce à une faveur accordée à sa mère.
Au cours de l’été 1915, c’est la révélation de la sexualité qui va précipiter la rébellion de cet adolescent précoce : pendant les vacances à Embourg, près de Liège, il connaît sa première expérience avec Renée, de trois ans son aînée. Dès lors, Georges n’est plus le même et va rompre progressivement avec l’église et l’école. Il renonce en effet à l’enseignement des humanités pour s’inscrire au collège St-Servais, plus moderne c’est-à-dire à vocation scientifique. Georges restera trois ans dans l’établissement, mais abandonnera avant l’examen final en 1918.
Cet élève particulièrement doué, notamment dans les matières littéraires, achève donc sa scolarité à l’âge de 15 ans pour des raisons qui restent encore un peu mystérieuses. Si on en croit ses propres souvenirs évoqués lors d’un entretien, c’est l’annonce de la maladie de son père par le docteur Fischer qui a déterminé sa décision. Selon le médecin, Désiré, qui souffre d’angine de poitrine de façon chronique, a une espérance de vie limitée à deux ou trois ans. C’est du moins la version admise par les biographes de Simenon, mais le plus récent —Pierre Assouline— se demande si cet événement, souvent relaté par l’écrivain, n’est pas un alibi qui cache d’autres raisons plus profondes. Le jeune homme supporte de plus en plus mal la discipline du collège et son tempérament marginal s’affirme. En 1918, la page est donc définitivement tournée : Georges Simenon ne reprendra plus le chemin de l’école.
Janvier 1919. Le jeune homme cherche du travail en arpentant les rues de Liège et entre, à tout hasard, dans les bureaux de la Gazette de Liége, le grand quotidien local. La guerre est finie depuis quelques mois et beaucoup d’hommes ne sont pas revenus du front : Simenon tente sa chance et demande au rédacteur en chef un emploi de… reporter. Cet épisode qui paraît aujourd’hui assez incroyable est pourtant authentique. Engagé sur-le-champ comme reporter stagiaire par Joseph Demarteau, Simenon commence son apprentissage dans ce journal ultraconservateur et proche de l’évêché. Il doit ainsi parcourir Liège à la recherche de nouvelles, faire le tour des commissariats de police, assister aux procès et aux enterrements de personnalités. A seize ans, Georges Simenon a trouvé, sinon sa vocation, du moins une activité qui lui convient particulièrement : toujours en mouvement, il apprend très vite à taper à la machine, rédiger un article et rechercher l’information partout où elle se trouve. L’expérience durera près de quatre ans, et au cours de cette période, il trouvera la matière de nombreux romans.
1921, c’est l’année où Georges va se fiancer avec Régine Renchon, une jeune fille rencontrée quelques mois plus tôt au sein d’un groupe d’artistes plus ou mois marginaux. Pourtant la fin de l’année est un tournant : il y a d’abord le service militaire qui s’annonce au mois de décembre, mais surtout un drame —certes prévisible— la mort brutale de Désiré le 28 novembre 1921. Et c’est l’armée qui l’attend le lendemain de la disparition de Désiré. Simenon a devancé l’appel pour en finir au plus tôt avec cette formalité qui nuit à ses projets professionnels et va faire ses classes à Aix-la-Chapelle. La corvée ne dure pourtant pas longtemps car le cavalier Simenon revient à Liège au bout d’un mois, grâce à ses relations. Cependant le jeune homme se sent de plus en plus à l’étroit dans sa ville natale mais aussi au sein de la rédaction de La Gazette de Liége, malgré les tentatives de son rédacteur en chef pour le retenir. Dégagé de ses obligations militaires, selon la formule consacrée, Simenon a pris sa décision : il part tenter sa chance à Paris…
“J’écris pour être lue” : trente ans après sa mort, la poétesse Alicia GALLIENNE enfin exaucée. Les poèmes intenses de la jeune femme, disparue à 20 ans, sont rassemblés dans “L’autre moitié du songe m’appartient“.
C’est une tombe toute blanche au cimetière du Montparnasse, non loin du cénotaphe de Baudelaire. Une alcôve de verdure grimpante, avec une grande croix sculptée et un quatrain gravé dans la pierre. “(…) Mon âme saura s’évader et se rendre (…).“
Morte à 20 ans d’une maladie du sang, Alicia Maria Claudia Gallienne a écrit des centaines de poèmes entre 1986 et 1990. “Qu’importe ce que je laisserai derrière moi, pourvu que la matière se souvienne de moi, pourvu que les mots qui m’habitent soient écrits quelque part et qu’ils me survivent”, écrivait-elle à Sotogrande, dans la propriété de sa famille maternelle en Espagne.
Les quatre lignes inscrites sur sa tombe, déjà érodées par le temps, sont longtemps restées la seule trace visible de son œuvre. Quelques années encore et les mots se fondront dans le grain de la pierre. Envolés, comme la dernière image d’Alicia dans son cercueil, le visage serti dans la mantille blanche des mariées sévillanes.
Peu après sa mort, afin de ne pas la laisser seule dans la sépulture de Montparnasse, sa mère, Silvita, avait fait rapatrier d’Andalousie la dépouille d’un grand-oncle d’Espagne, un comte de Castilleja de Guzmán, trépassé en 1970, année de la naissance d’Alicia. [d’après LEMONDE.FR]
Le plus grand bonheur de Guillaume Gallienne est l’édition posthume des poèmes de sa cousine Alicia, décédée à 20 ans d’une maladie du sang rare et incurable. Le comédien révèle au grand jour une aventure humaine forte, au delà de la mort.
La poésie est-elle, selon vous, un moyen de transcender la mort ?
C’est l’un des grands sujets de nombreux poètes. Pour ma cousine, écrire des poèmes était sa manière de chanter la vie. En la lisant après sa mort, je me dis qu’elle savait ce qu’il allait lui arriver. Mais de son vivant, j’ai eu l’occasion de la lire et à aucun moment je n’ai pensé qu’elle se sentait condamnée.
Ce recueil de poèmes peut-il être considéré comme le journal de bord d’une jeune femme malade sachant que sa vie sera courte ?
Pas vraiment. Elle n’a pas eu l’intention de poétiser une autobiographie. C’est un besoin de poésie pure avec diverses inspirations, très personnelles. C’était son monde. Elle vivait dans les livres, elle ne pouvait s’empêcher d’écrire, surtout la nuit, malgré la fatigue Elle n’en n’avait, presque, pas le choix.
Écrire, est-ce s’inscrire dans une forme d’immortalité ?
Totalement. Ma cousine le dit clairement : “Pourvu que mes mots me survivent”.
Malgré la gravité de sa maladie, elle ne se plaint jamais. C’était une battante… jusqu’au bout !
Il n’y a chez elle aucun apitoiement. Cela se ressent dans son écriture. Alicia, elle était très forte, le contraire de la résignation. Pour elle, le courage est une vraie forme d’intelligence.
Quand Jean-Marie Le Clézio explique que son ouvrage est merveilleux, avez-vous l’impression que votre cousine est entrée au panthéon des écrivains ?
C’est vrai que les propos d’un prix Nobel de littérature m’ont profondément touché, tout comme d’autres témoignages provenant notamment de Leila Slimani, des inconnus sur les réseaux sociaux. Je salue le travail de l’écrivaine Sophie Nauleau qui a réuni les poèmes de ma cousine, elle en a édité une grande partie. Ce n’est pas juste quelques poèmes mais cela s’inscrit comme une oeuvre. J’espère qu’ils seront un jour proposés à des lycéens.
Grâce à votre cousine, on redécouvre un genre méconnu, mal aimé même
L’autre jour, une amie me disait que la poésie la laissait de marbre. En lisant l’ouvragé de ma cousine, elle a été bouleversée, ajoutant même : “Là, je comprends tout”. C’est à la fois très bien écrit, avec des mots assez simples. Il n’y a pas de références mythologiques. Pas besoin d’être érudit pour comprendre la poésie d’Alicia.
Mais alors, pourquoi avoir attendu 30 ans après sa mort pour sortir son oeuvre ?
Car cela ne m’appartenait pas, c’était la propriété de ma tante. De plus, à la disparition d’Alicia, des gens nous avaient découragés de les publier. On en était resté là jusqu’à ce que mon oncle, ayant perdu 2 enfants sur 3 suite à une maladie de sang, est décédé. On est alors arrivé à la fin d’un cycle pour ouvrir tous les cartons… [lire la suite de l’interview sur LAMONTAGNE.FR]
Encore davantage (mardi 19 mai 1987)
À mon père
Le jour de la belle étoile,
Et la nuit du grand soleil,
Dans le désert des paroles à peine prononcées,
Les yeux qui traversent le sommeil
Ont leur générosité.
Mais, les tiens sont encore plus purs Que des jours ou des nuits. Tes yeux ouverts,
Je les aime plus et davantage
Qu’il n’y paraîtra jamais…
Ils savent soulager sans dire,
Et dire sans se refermer.
Dans le secret des étoiles et les nuits pleines de lunes,
Dans le réconfort de la sagesse et les lunes habitées,
Il n’est pas pour moi de meilleurs refuges
Que tes yeux où toujours je me retrouve, Sans jamais rien avoir à demander.
Et, quand tout a été donné,
J’aime dans tes yeux
Trouver encore davantage,
Car tes yeux seuls sont inépuisables à m’aimer,
Sous le ciel de l’été,
Ou les jardins de l’orage.
Amy Beach est une compositrice née à la fin du XIXe siècle qui participera à la création d’un véritable style classique américain. Première compositrice américaine à avoir une symphonie publiée, elle tentera toute sa vie de donner conseils aux autres femmes désireuses de vivre de leur musique et participera à la création de la Société des Femmes Compositrices Américaines en 1925.
Première compositrice américaine à avoir une symphonie publiée
Née dans le New Hampshire aux Etats-Unis en 1867, Amy BEACH montre dès la plus tendre enfance un certain talent pour la musique, qu’elle découvre avec sa mère, pianiste et chanteuse amateur. C’est auprès de cette dernière qu’elle est initiée au piano avant de donner ses premiers récitals à sept ans. La famille s’installe à Boston en 1875 où Amy continue sa formation auprès des compositeurs Ernst Perabo ainsi que Carl Baermann tout en démarrant sa carrière de musicienne professionnelle. Elle épouse le docteur Harris Aubrey Beach en 1885 et ne se consacrera plus à la composition jusqu’au décès de son mari en 1910. Elle entamera alors une tournée européenne qui ne s’achèvera qu’à son retour dans le Nouveau Monde au début de la Première Guerre Mondiale.
Amy Beach est la première compositrice américaine à avoir une symphonie publiée. Sa Gaelic Symphony en mi mineur opus 32, écrite en 1894, sera jouée et applaudie pour la première fois devant une audience en 1896, à Boston. Très certainement inspirée par les écrits d’Antonín Dvořák, alors directeur du Conservatoire national de New York, sur la musique américaine ainsi que son avenir qui résiderait dans la diversité de ses cultures populaires, Amy Beach s’inspire de vieilles musiques anglaises, écossaises ou encore irlandaises qui font écho à ses origines. C’est au fil des années qu’elle deviendra de plus en plus sensible et ouverte à la culture amérindienne et afro-américaine, incorporant certains chants traditionnels dans sa propre musique.
“One of the boys”
Le succès de cette symphonie est tel que le compositeur George Whitefield Chadwick lui écrit : “Je ressens toujours un frisson de fierté lorsque j’entends une belle nouvelle œuvre d’un d’entre nous, et en tant que tel, vous devrez être comptée, que vous le vouliez ou non, comme l’un des garçons.” Amy Beach fait partie de l’Ecole de Boston, un groupe de six compositeurs qui aurait contribué à la création d’un style musical classique proprement américain.
Parmi plus de 300 compositions publiées, de nombreuses chansons, du chant choral, un opéra en un acte, des œuvres pour piano, du répertoire de chambre mais aussi orchestral dans un style rempli de chromatismes, d’appoggiatures, des sixtes augmentées et d’évitements de la dominante empreint d’un romantisme tardif qui évoluera vers un style plus expérimental, s’éloignant de la tonalité pour jouer, par exemple, avec des gammes par tons.
A côté de son répertoire musical, Amy Beach écrira également pour des journaux et donnera conseil à de nombreux jeunes musiciens et compositeurs, particulièrement aux femmes. En 1925, elle participe à la création de la Société des Femmes Compositrices Américaines dont elle deviendra la présidente. Suite à des problèmes de santé, Amy Beach se retire de la vie musicale en 1940 et décédera quatre années plus tard.
Descendante des premiers colons de la Nouvelle-Angleterre, Amy CHENEY, de son nom de jeune fille, étudie dans une école privée de Boston le piano et l’harmonie. Elle fait ses débuts comme pianiste professionnelle en 1883 dans un concerto d’Ignaz Moschele. En 1885, à l’âge de dix-huit ans, elle épouse un chirurgien de Boston, le docteur Henry Harris Aubrey BEACH, de vingt-cinq ans son aîné. Mettant de côté sa carrière de concertiste, elle se consacre à la composition sous le nom d’Amy Beach. Après des œuvres principalement dédiées au piano, elle se lance bientôt dans un projet ambitieux, une Messe, qui sera créée par la Haendel and Haydn Society of Boston en 1892. Amy Beach sera la première femme compositeur à être jouée par cet organisme. Après la mort de son mari en 1910, elle reprend activement sa carrière de concertiste et effectue une grande tournée en Europe qui s’achèvera en 1914, année où elle regagne les Etats-Unis et s’installe à New York.
Amy Beach a composé pour des genres aussi variés que la musique de chambre, le concerto, la sonate, la symphonie ou encore l’opéra. On lui doit également de nombreuses mélodies pour voix et piano dans le style romantique.
Amy Beach en 5 dates :
1883 : Fait ses débuts de pianiste-concertiste à Boston ;
1885 : Epouse le docteur H.H.A. Beach ;
1892 : Première femme compositeur jouée par la Haendel and Haydn Society of Boston ;
1896 : Création de la Gaelic Symphony sur des airs populaires irlandais par l’Orchestre Symphonique de Boston ;
1914 : S’installe définitivement à New York après une tournée en Europe.
Amy Beach en 6 œuvres :
1890 :Grande Messe pour chœurs et orchestre, op. 5
1897 : Symphonie gaélique en mi mineur op. 32
1907 : Quintette avec piano en fa dièse mineur op. 67
1923 : Peter Pan, pour chœur de femmes et piano op. 101
1926 : Valse-fantaisie tyrolienne op. 116
1932 : Cabildo, opéra de chambre en un acte pour solistes, chœurs, récitant, violon, violoncelle et piano op. 149
Alice NEEL (1900–1984) est l’une des artistes les plus radicales du XXe siècle. Fervente avocate de la justice sociale, de l’humanisme et de la dignité des personnes, elle se considérait elle-même comme une “collectionneuse d’âmes“. Ses œuvres expriment l’esprit d’une époque, l’intrahistoire d’un New York vu au travers du prisme de ceux et celles qui subissaient les injustices dues au sexisme, au racisme et au capitalisme, mais aussi des activistes qui les ont combattus. Cohérente avec son souci de démocratie et d’intégration, Neel a peint des gens de très différentes origines et conditions sociales.
Principale muse de l’artiste, New York offre la matière humaine d’un drame auquel Neel participe et qu’elle commence à refléter dans son travail au début des années 1930. Les grands bouleversements du XXe siècle, comme par exemple la grande Dépression, les guerres successives, la montée du communisme et des mouvements féministes et des droits civils, traversent son travail de la façon la plus diverse. Neel aborde les différents genres artistiques avec le même regard incisif et plein d’empathie, qu’il s’agisse de portraits, de paysages urbains ou encore de natures mortes. Elle appréhende l’âme d’êtres animés et inanimés, mais surtout la nôtre lorsque nous sommes confrontés à son oeuvre et à sa vie de lutte constante, avec sa remise en cause franche et sans détour, avec perspicacité et naturel, de toutes les conventions. (d’après GUGGENHEIM-BILBAO.EUS )
Avec la rétrospective Alice Neel, ce qu’ouvre la Fondation Van Gogh à Arles {en 2017}, c’est une boîte de Pandore picturale, que des générations de conservateurs et de critiques d’art avaient fermée à double tour, snobant les toiles figuratives de cette artiste américaine née en 1900 et morte en 1984, qui rata consciencieusement tous les trains de l’abstraction (expressionniste, minimale) pour rester ancrée dans le genre du portrait humain, trop humain. Surgissant quasiment de nulle part, ex nihilo, Alice Neel étale à leur surface pas seulement de la peinture mais aussi des corps, des attitudes, des caractères, des états d’âme, des conditions sociales, des difficultés à vivre, voire à survivre, la fierté ou la peine, la maladie ou la grossesse. Cette faculté à observer et à dépeindre toutes les strates de la société américaine, tous les êtres et tous les âges de la vie, incita un des rares critiques américains qui contribua à la sortir du placard, au début des années 70, à comparer cette œuvre immense à la Comédie humaine de Balzac.
Un air de marionnette
Sauf qu’on doute qu’Alice Neel ait jamais eu un plan général d’action tant son style varie et tant ses débuts paraissent hésitants et contrariés par un premier mariage qui tourne mal. Elle perd un enfant en bas âge, puis sa deuxième fille emmenée à La Havane par son père cubain. A bout de nerfs, à bout de forces, Alice Neel sombre dans la dépression et fait un séjour en hôpital psychiatrique. Ses toiles du début des années 30 sont imprégnées de visions ésotériques à l’image de la Madone dégénérée, femme aux seins pointus et au teint gris cadavérique, affublée d’un enfant tout chauve, hydrocéphale et à qui des bâtonnets en guise de gambettes filent un air de marionnette. On dirait un Hans Bellmer ou la créature de Roswell. Même rencontre du troisième type dans cette toile où une espèce de fétiche terreux et désarticulé est chargé d’objets à la symbolique plus ou moins souterraine (une croix, des pommes et un gant trop grand à la main droite).
Alice Neel abandonne assez vite ces incongruités surréalisantes au profit d’une veine réaliste et de face-à-face avec des modèles masculins encore impassibles, pas encore percés à jour. La palette elle-même s’ombrage de couleurs ternes. Ça ne brille pas, ça ne passe pas. Sauf quand la peintre déshabille les femmes, à commencer par Ethel Ashton, portraiturée depuis un point de vue en surplomb qui exagère la volupté crue des chairs, des seins et des replis du ventre de sa colocatrice d’atelier. Une toile pionnière dans la représentation de la féminité rompant avec les canons imposés par le regard des artistes masculins. Y fera écho, trente ans plus tard, en 1964, le Nu de Ruth, où la modèle, alanguie mais pas charmeuse, pas poseuse, indolente, opulente, marques de bronzage apparentes, laisse voir sa vulve béante entre ses cuisses relevées.
Tout montrer implique, aux yeux d’Alice Neel, de faire remonter les bas-fonds et le petit peuple de Spanish Harlem où elle emménage dans les années 30 en pleine crise économique. Elle-même ne roule pas sur l’or. Elle bénéficie alors d’un programme de la WPA (la Work Progress Administration, une agence de relance de l’économie qui finance les emplois de chômeurs, artistes compris) et appréhende le genre du portait à travers ses vertus sociales, voire sociabilisante. Les immigrés latino-américains et portoricains, les écrivains noirs ignorés de l’intelligentsia, les militants communistes (dont elle est proche), les petites frappes dont la rue est le royaume, la mère de famille qui peine à élever ses enfants entrent dans le cadre de la peinture. Même s’ils y tiennent à peine – les formats de cette période restant fort modestes, les corps sont parfois tronqués -, ces invisibles quittent l’ombre.
En revanche les autres, les gens de pouvoir, prennent cher. Telle cette McMahon, austère comptable des pensions des artistes, portraiturée en sorcière alcoolique, yeux cernés, bras squelettique terminé par une main schématique (on compte quatre doigts) avec laquelle elle se gratte la joue jusqu’à s’arracher la peau, révélant une âme noire de suie. Même tarif pour une galeriste adepte de l’abstraction rendue sous les traits d’une espèce de bécasse, tête minuscule emmanchée d’un cou cylindrique et affublée d’une paire de seins dont la rondeur ridicule est surlignée de traits rageurs.
C’est à partir de 1962, à la faveur de premiers articles élogieux, d’un déménagement dans un atelier plus lumineux, et parce que ses deux garçons ont quitté le cocon familial, qu’Alice Neel va droit au cœur de ses sujets et les perce à jour magnifiquement. A partir de là, ses chefs-d’œuvre se ramassent à la pelle. Qu’est-ce qu’elle a fait ? Le plus dur : elle a élagué. Elle a pris le vide de la toile et les failles psychologiques de ses modèles. Ses fonds sont à peine peints, la toile reste en réserve et même les corps ne sont pas finis. Plus besoin de tout remplir, plus besoin de contours nets, il faut au contraire que ça divague, que ça tremble, que ça tombe en morceaux, que ça tire à hue et à dia, exactement comme font les hommes et les femmes pour tenir le coup, pour s’affirmer et être reconnus pour ce qu’ils sont. Elle fraye alors beaucoup avec les jeunots de la Factory.
Elle a plus de 60 ans quand elle peint Gerard Malanga et surtout Jackie Curtis, une des superstars de Warhol, auteur de théâtre et chanteur de cabaret, travesti, au style glamour et trash (rouge à lèvres vif et bas déchirés) – ce Jackie qui «pensait être James Dean pour un jour», tel que le chanta Lou Reed dans Walk on the Wild Side. Elle le peint dans une attitude de fauve prêt à bondir, s’avançant vers le spectateur, tandis que son copain, Ritta Red, paraît à ses côtés un petit enfant timide. Réalisé en 1970, un an après les émeutes de Stonewall, marquant le début du militantisme gay et lesbien, ce portrait de couple qui cultive à merveille l’ambiguïté des sexes résonna à l’époque comme un manifeste de la cause homosexuelle.
La Fondation Van Gogh place en ligne de mire un portrait du même Jackie mais sans son costume ni son maquillage. Ainsi remasculinisé, si on peut dire, le type est moins à l’aise, plus à l’étroit dans son fauteuil. Preuve de quoi ? Qu’Alice Neel faisait ce qu’elle voulait de ses modèles. Ce dont témoigne l’un d’eux, le réalisateur Michel Auder, qui se souvient qu’elle “prévoyait tout et se faisait un scénario” qu’il ne s’agissait pas de détricoter une fois qu’elle lui avait lancé : “Tu vas te mettre dans ce fauteuil parce que c’est là que ton corps doit être.”
C’est ainsi qu’elle a dû s’adresser à Warhol qu’elle accepte finalement de peindre en 1970, deux ans après que Valerie Solanas lui a tiré dessus. Les yeux clos, le thorax suturé des cicatrices laissées par son opération, le poitrail flasque, le roi des superficialités pop ferme les yeux et croise les mains dans une attitude d’apaisement. Pas poseur, il semble méditer, voire léviter, grâce notamment à ce halo bleu pâle derrière lui. Ces légers à-plats de couleurs, ces ombres portées sur la peau ou autour des personnages, l’artiste les glisse aussi sur les corps des femmes enceintes et ceux boursouflés des nourrissons hébétés qu’on retrouve tout au long de l’expo. Or, ces zones-là, pour réalistes qu’elles soient, figurant la fatigue ou la maladie frappant le modèle, marquent aussi finalement l’espace propre du travail pictural, une autonomie de la peinture, quelque chose de paradoxalement plus abstrait. (d’après LIBERATION.FR)
Précurseure d’une approche intersectionnelle, la peintre américaine Alice Neel, disparue en 1984, a toujours su lier la cause de la femme à la question des origines et de la classe sociale. Reportée, la rétrospective-événement consacrée à l’icône du féminisme aura bien lieu en 2022. Retour avec Angela Lampe, commissaire de l’exposition, sur le parcours d’une artiste farouchement indépendante, source d’inspiration pour nombre d’artistes, dont Robert Mapplethorpe, Jenny Holzer ou encore Kelly Reichardt :
“La décision n’était pas facile à prendre. Au beau milieu des ultimes discussions sur la couverture du catalogue le verdict est tombé : nous serons confinés. Cela faisait presque deux ans que nous travaillions sur ce projet passionnant – une importante présentation d’une des figures majeures de l’art nord-américain : l’extraordinaire peintre Alice Neel (1900-1984). L’exposition qui, pour la première fois, aurait mis en lumière son engagement politique et social était prévue à partir du 20 juin 2020. Tout était prêt, les œuvres accordées, une belle scénographie conçue, textes et cartels écrits et les modalités de transport bouclées. Mais l’évolution de la situation sanitaire nous permettrait-elle d’inaugurer l’exposition à la date annoncée ?
Au fil des semaines et de leur lot de mauvaises nouvelles, provenant notamment des États-Unis, où se trouvait la majorité des prêts, la confiance s’effritait. Fin avril 2020, il fallait nous rendre à l’évidence : la réalisation du projet était impossible cet été. Il fallait donc trouver un nouveau créneau ce qui, dans un contexte en constante évolution, relevait d’une gageure. La confirmation des dates de la rétrospective majeure que le Metropolitan Museum de New York dédierait à Alice Neel au printemps 2021 – la consécration absolue pour une artiste femme longtemps ignorée de son vivant – nous a permis de trancher. En raison des deux étapes suivant la présentation new-yorkaise, nous avons dû reporter notre projet à l’automne 2022, avec l’idée de le présenter tel qu’il était initialement conçu. Mais que faire du catalogue sur le point de partir à l’impression ? Stopper tout ou le publier deux ans avant l’arrivée des œuvres et le démarrage de la campagne de communication ?
Tout au long de sa vie, cette femme radicale, membre du parti communiste, ne cesse de peindre les marginaux de la société américaine, ceux et celles qui sont écartés en raison de leurs origines, la couleur de leur peau, leur excentricité, leur orientation sexuelle ou encore de la radicalité de leur engagement politique.
Une décision dure à prendre… mais notre envie, attisée par le contexte politique actuel, nous a conduits à prendre le risque de publier le catalogue comme prévu cet été. Dans cette période trouble où la vie des autres, celle des gens de couleur, de minorités et d’émigrés semble moins compter, Alice Neel a un mot à dire. Tout au long de sa vie, cette femme radicale, membre du parti communiste, n’a cessé de peindre les marginaux de la société américaine, ceux et celles mis à l’écart en raison de leurs origines, la couleur de leur peau, leur excentricité, leur orientation sexuelle ou encore la radicalité de leur engagement politique. Même si, grâce à une notoriété grandissante à partir des années 1960, Neel élargit le spectre de ses modèles aux milieux plus favorisés, elle reste toujours fidèle à ses convictions de gauche. Quelques semaines avant sa mort, la peintre déclare : « En politique comme dans la vie, j’ai toujours aimé les perdants, les outsiders. Cette odeur de succès, je ne l’aimais pas. » ” (d’après CENTREPOMPIDOU.FR )
Nous connaissons tous certain lecteur lettré qui, lorsqu’on lui parle de TOLKIEN, n’est ni méprisant ni hautain envers cet auteur un peu étrange dont il reconnaît volontiers la qualité sans pareille ; il est possible et même probable qu’il ait un vague souvenir un peu aimable du Seigneur des Anneaux ou du Hobbit, qu’il a dû lire, peut-être en ses jeunes années ; mais il s’est sans doute arrêté là, peut-être parce que son goût a délaissé ses rivages au fur et à mesure qu’il s’est formé, et si le souvenir aimable et distant persiste, il n’a pas relu Tolkien ni découvert le reste de son œuvre, et ne compte pas le relire davantage : il a d’autres chats à fouetter, d’autres livres à découvrir, d’autres œuvres à arpenter. Que ce lecteur-là soit détrompé, qu’il soit même dédouané de toute culpabilité de ne pas l’avoir lu s’il a la curiosité de s’y plonger aujourd’hui ; car disons ensemble à ce lecteur – il va écarquiller les yeux et crier peut-être à l’imposture, peut-être, mais prenons le risque – que le Silmarillion est une œuvre aussi importante que La Recherche du temps perdu (ce n’est peut-être pas un hasard si le spécialiste français de Tolkien, Vincent Ferré, a d’abord travaillé sur Proust).
“Si le Seigneur des Anneaux est sans contexte un des grands romans du XXe, qui vient sortir le romanesque de l’impasse dans lequel il s’était trouvé par une énorme bouffée d’imaginaire — « Avec Le Seigneur des anneaux, de Tolkien, la vertu romanesque ressurgit intacte et neuve dans un domaine complètement inattendu » disait Gracq —, Le Silmarillion est un des grands textes de la littérature mondiale, toutes époques et genres confondus : la puissance de son acte créatif ne trouve d’échos que dans des entreprises mythologiques (l’Iliade et l’Odyssée, les Métamorphoses, la matière de Bretagne, l’Edda, le Kalevala) qui ne sont pas l’apanage d’un seul créateur. Car chez Tolkien, si l’écriture ne saurait être négligée, c’est bien la force proliférante de son inventivité qui impressionne et saisit : s’il importe peu de savoir si Tolkien crée ou non la fantasy, c’est parce qu’aucun des auteurs de fantasy qui l’ont précédé ou l’ont suivi n’ont jamais pu approcher sa capacité subcréative – la subcréation ou création secondaire étant pour Tolkien l’enjeu de la littérature. Ce que Tolkien donne à la littérature et à l’imaginaire humain ne s’appréhende pas dans les termes habituels que la littérature propose : il est peut-être le premier, par son ampleur, à nous dire que la littérature peut dire son importance par sa capacité d’invention fictionnelle — d’où la méprise et le mépris dont on a pu faire preuve à son encontre, quand on n’a pas su le lire ni comprendre son intérêt. Ce que Tolkien apporte, c’est une matière entièrement neuve, entièrement saisissable et préhensible : matière certes recomposée par des lectures (mythes, folklores et contes innervent son monde) mais qui nous apparaît dans un surgissement auto-générateur qui se passe très vite de ses sources pour s’autoalimenter dans un geste toujours fertile, et qui n’a aucun égal à ce jour.
Contextes du Silmarillion : origine et nature
Commençons donc l’approche de ce massif par un point de contextualisation sur ce qu’est le Silmarillion. Tolkien, de son vivant, a publié principalement deux grands livres : le Hobbit (1937) et ce qui devait être sa suite, Le Seigneur des Anneaux (1954-1955). Mais ce Tolkien-là, auteur de romans de fantasy, cache la vraie figure de son œuvre : l’élaboration d’un monde fictionnel et d’une mythologie subséquente. Car le Hobbit n’est pas le premier texte de Tolkien, pas plus qu’il ne s’inscrivait au départ dans son monde secondaire. La matrice de l’œuvre tient en effet dans le Livre des Contes Perdus, entamé en 1916-1917, qui présente l’essentiel des récits à venir sous une forme embryonnaire : work in progress inachevé mais d’un intérêt considérable (contenant en substance des choses seulement esquissées par la suite), il contient la première forme du Silmarillion.
Qu’est-ce, donc que le Silmarillion pour J.R.R. Tolkien ? Un récit qui retrace l’histoire du monde secondaire, depuis sa création jusqu’à certainement sa destruction ou disparition – nous y reviendrons. Soit un ensemble de récits, de légendes, mais écrits selon des formes diverses et qui n’ont cessé d’évoluer : poèmes, chroniques, récits brefs, annales, mythes. Un ensemble hétérogène, et qui de plus n’a cessé d’être repris et récrit par Tolkien tout au long de sa vie ; ce qui fait que malgré ses désirs de le publier, le Silmarillion à sa mort était toujours inachevé. Qu’est-ce, donc, alors, que le Silmarillion publié, et que nous lisons aujourd’hui ? C’est l’œuvre du père mise en forme par le fils, Christopher Tolkien, à qui on doit la découverte du continent de ces textes soudainement émergés. Pour publier ce livre selon le souhait de son père, Christopher Tolkien a assemblé un ensemble de récits qu’il a publié sous le titre de Silmarillion, mais qui contient en réalité quatre gros morceaux : l’Ainulindalë (la genèse de ce monde) et le Valaquenta (la présentations des Valar, les dieux), le Quenta Silmarillion (l’histoire de la guerre des elfes contre Melkor, dieu mauvais), l’Akallabêth (la Chute de Númenor, l’île des Hommes) et Les Anneaux de Pouvoir (la lutte des Hommes et des Elfes contre Sauron, disciple de Melkor).
Le Silmarillion que nous tenons donc dans nos mains est un ouvrage hybride. Hybride par sa forme (des récits d’origine diverse) et par sa nature (les récits du père suturé par le liant opéré par le fils). C’est évidemment un paradoxe que ce livre si important ne soit pas tout à fait une œuvre achevée, ne soit pas tout à fait l’œuvre de Tolkien père, puisque son fils en est presque le coauteur, faisant œuvre de conjointure pour reprendre le terme de Chrétien de Troyes. Origine paradoxale, qui peut remettre un instant en cause la question de l’auteur (qu’on se rassure, tous les textes sont de Tolkien père), mais qui en fait renseigne là aussi sur le genre de texte et le genre de parenté qu’il dessine : le parallèle à faire n’est peut-être pas tellement avec le monde arthurien, bien que les porosités soient évidentes, mais avec des ouvrages sommes comme le Kalevala, dont Tolkien s’inspire, mais aussi, faisant écho à l’aube de l’humanité, avec Homère. Et l’Iliade et l’Odyssée, selon une des hypothèses probables, ne sont que la somme rassemblée et écrite d’un grand nombre de récits oraux précédents ; ne sont que deux pièces rapportées et survivantes du Cycle Troyen ; ne sont que la somme d’une culture plus large, plus grande, la culture d’une langue et d’un peuple qui dépasse le seul concept d’auteur. Que le fils ait participé à l’œuvre du père, par le Silmarillion mais également les Contes et Légendes Inachevés et l’Histoire de la Terre du Milieu, n’est donc en rien contradictoire et renseigne plutôt sur la dimension totale de l’entreprise.
Retraduire c’est relire
Les éditions Bourgois publient en ce mois d’octobre une retraduction bienheureuse du Silmarillion qui permet qu’une nouvelle lumière vienne éclairer cette œuvre unique. Daniel Lauzon poursuit son travail de retraduction et prend la suite de Pierre Alien, à qui l’on doit la première version française du Silmarillion : rendons grâce un bref moment à Alien, dont on dit qu’il a détesté Tolkien, ce qui ne l’a pas empêché de livrer globalement une traduction de bonne qualité malgré de réelles coquilles et erreurs. Nul doute que la retraduction de Lauzon fera couler moins d’encre que celle du Seigneur des Anneaux : car si dans ce livre certains noms et toponymes pouvaient se traduire différemment en français (Bilbo Baggins : Bilbon Sacquet/ Bilbo Bessac) parce qu’ils étaient des créations dans la langue des hommes et qu’ils faisaient sens au sein de l’univers romanesque), la chose est différente pour le Silmarillion dont les protagonistes sont essentiellement non humains, et leurs noms aussi – démontrant l’autre pan de la création du monde secondaire de Tolkien, philologue de formation qui a accompagné le mouvement de subcréation par l’élaboration de langues fictionnelles. Cette crispation évacuée, et malgré quelques vieilleries évitables (« ores, icelles », archaïsant sans besoin le texte), on verra que cette nouvelle traduction permet de corriger les nombreuses coquilles dont était émaillée la traduction de Pierre Alien, non exempt aussi de contresens (parlant par exemple d’Elfes Verts là où le texte anglais dit « Grey-elves »). On pourra dès lors aborder le récit et les Terres du Beleriand en pleine confiance.
Mais de quoi parle donc le Silmarillion ? Le récit se noue quand Melkor, lors de la création du monde, choisit l’emprise du pouvoir et se met au ban des autres déités. S’en suivront de longues querelles entre Melkor et les autres Valar, puis entre Melkor et les Elfes autour des Silmarils : joyaux d’une beauté absolue, contenant la première lumière du monde, créés par l’Elfe Fëanor et dérobés par Melkor-Morgoth. Le serment de Fëanor et de ses sept fils (ne pas connaître la paix tant qu’ils n’auront pas repris les joyaux au dieu rebelle) constitue l’architecture de l’essentiel des récits du Quenta Silmarillion. La lutte entre Sauron, lieutenant de Melkor, et les Hommes aidés des Elfes ne sera qu’une des conséquences de cette fracture initiale à l’aube du monde. Ce résumé forcément elliptique ne dit rien, bien entendu, de l’extrême inventivité des récits multiples du Silmarillion, il en fixe seulement les contours, les grandes lignes pour les lecteurs non encore initiés. Le plaisir du récit n’en est que peu entamé, que l’on se rassure, car sa matière reste vierge autant qu’une forêt tropicale après ce trop rapide survol.
Que cela, néanmoins, ne provoque aucune peur au lecteur néophyte : la réputation de difficulté qui entoure le Silmarillion est davantage un mythe qu’une réalité. Cette prétendue difficulté est inhérente aux sommets dont on repousse sans cesse l’ascension ; mais il est beaucoup plus facile de lire le Silmarillion que disons, La Recherche, Ulysse ou L’Homme sans qualités. Pour au moins deux raisons : une raison de taille (c’est un livre beaucoup plus court) et une raison romanesque (c’est le récit d’un monde imaginaire, raconté sans affect). Les difficultés potentielles sont liées essentiellement à la découverte et la compréhension du monde ; et il est sûr que si l’on ne fait pas cet effort d’immersion dans la langue de Tolkien, ces rivages nous seront refusés. Le Silmarillion présente un très grand nombre de personnages, qu’ils soient divins ou elfiques, mais également un grand nombre de toponymes. Heureusement, pour vous repérer dans cette ensemble, l’édition s’avance avec une carte du Beleriand (traduite pour cette nouvelle édition), lieu essentiel des aventures du Silmarillion, et cinq arbres généalogiques permettant de resituer les protagonistes.
Ce qui frappe d’abord dans le Silmarillion et ce qui le met au firmament des lettres parmi d’autres astres tout aussi glorieux, c’est sa puissance d’invention. Le Silmarillion est une cosmogonie, l’invention d’un monde, dès l’Ainulindalë, qui est une genèse en même temps qu’une théogonie, mais cette cosmogonie est en fait un principe de l’œuvre : Tolkien ne cesse d’inventer des ramifications, d’ajouter des embranchements et de nouveaux récits à son monde. C’est un principe créateur, qui fait que Tolkien n’est romancier que par accident. Il est avant tout un conteur (ce qui se sent dans le Hobbit, dans certains morceaux du Seigneur des Anneaux) mais aussi un forgeur, un Héphaïstos modelant sur son enclume les morceaux d’une œuvre inachevable que son fils, Frankenstein dévoué, réunira. Il ne s’agit pas d’enlever à Tolkien de réelles qualités romanesques, comme l’a noté Gracq, mais de mettre l’accent sur que le Silmarillion nous permet de mieux comprendre. Tolkien, qui a écrit sur la mythopoïese (la forge des mythes) est avant tout un cosmogone, un inventeur de mondes. Et ce que postule le Silmarillion, c’est que toute cosmogonie est d’abord une affaire d’ordonnancement du monde — ordonner le monde c’est chercher à lui donner un sens.
Le mythe explique la forme du monde, mais il est aussi une réflexion sur la création : ses conditions, ses limites, et son fonctionnement métaphorique. Le Silmarillion est un pur récit fictionnel, hypertrophiant et hypostasant le sel le plus fin de l’invention, mais il n’est pas que cela. Par sa fiction il réfléchit l’acte même, les conditions et les raisons de l’art. La cosmogonie (l’Ainulindalë) est une autre Genèse, qui se tisse selon un thème musical, avec l’affrontement de mélodies concurrentes qui changent la face du monde. Le monde, Arda, est né du chant des Valar, modifié par ces mêmes chants, et la vie des Elfes, des Hommes, vient de la puissance de suscitation de ce chant. Il en va de même pour la création déviée et imparfaite des nains par Aulë, qui rejoue l’épisode d’Abraham sacrifiant Isaac. Les textes du Silmarillion ne cessent de réfléchir sur ce que signifie la création d’une œuvre d’art, ne serait-ce que par la question centrale des Silmarils, artefacts enviés pour leur beauté mais aussi pour ce ce qu’ils symbolisent. Tolkien l’écrit dans une lettre : « Les Elfes sont là dans mon récit pour marquer la différence. Leur ″magie″ est l’Art, délivré de beaucoup de ses limites humaines : plus aisé, plus rapide, plus achevé. Et son objet est l’Art, non le Pouvoir, la subcréation, non la domination et la déformation tyrannique de la Création. »
Toute cette invention fictionnelle, cette création d’un monde fictionnel secondaire, n’était pas aussi autonome au départ de l’aventure : Tolkien avait pour projet de donner à l’Angleterre une mythologie propre. « J’ai très tôt été attristé par la pauvreté de mon propre pays bien-aimé : il n’avait aucune histoire propre (étroitement liée à sa langue et à son sol). Il y avait les [légendes] grecques, les celtes, et les romanes, les germaniques, les scandinaves et les finnoises, mais rien d’anglais. Bien sûr il y avait le monde arthurien [mais] son côté ″féérique″ est trop extravagant, fantastique, incohérent, répétitif, […] et surtout il fait partie intégrante de la religion chrétienne. » D’où germe ensuite l’idée du projet : « Il fut une époque où j’avais dans l’idée de créer un ensemble de légendes plus ou moins reliées, allant du grandiose et cosmogonique au conte de fées des Romantiques, que je pourrais dédier : à l’Angleterre, à mon pays. ». Les aventures du Beleriand et de la Terre du Milieu étaient au départ un passé historique imaginaire de notre terre. On le voit notamment dans le Livre des Contes Perdus, qui explique la disparition progressive des elfes par le fait que les hommes ont peu à peu cessé de croire aux choses magiques ; on le retrouve aussi dans la géniale invention des hobbits, qui incarnent peu ou prou l’image fantasmée des campagnes anglaises.
Mais ce parti-pris n’a pas été tenu jusqu’au bout, en raison de l’inachèvement peut-être, ou peut-être d’un infléchissement du projet. Le monde de Tolkien, de fait, n’est pas borné : il s’arrête au Seigneur des Anneaux et à sa suite inachevé (quelques pages décrivant le règne d’un descendant d’Aragorn) mais il ne connait pas sa fin du monde, son Ragnarök, qui aurait certainement été cette perte en la croyance magique du monde et la disparition progressive des êtres imaginaires laissant place au règne des Hommes. Mais ce n’est qu’une supposition puisque la fin n’est pas racontée, la création secondaire n’est pas reliée à la création première et de fait, peu à peu, les rivages d’Arda se sont éloignés de notre réalité pour devenir un monde autonome, l’œuvre de high fantasy la plus conséquente jamais créée. Et c’est ce qui fait la force de ce monde, que le Silmarillion résume mieux que toute œuvre de Tolkien : c’est une fiction sui generis, qui s’autogénère et se justifie elle-même par sa constante inventivité.
Ce prisme mythologique, tant projet oeuvral que forme de récit, est aussi ce qui fait l’importance décisive de Tolkien en termes littéraires : à la différence de ses prédécesseurs, de ses suiveurs comme de ses concurrents dans d’autres domaines (Frank Herbert, Isaac Asimov), Tolkien n’est romancier que par défaut. Sa forme première est le conte et la légende : des formes narratives certes, mais d’approches et techniques différentes de celles du pur roman. Et l’on pourrait presque dire que, dans le Silmarillion, Tolkien a inventé le texte fictionnel ultime. C’est une chanson de geste, une cosmogonie, une épopée, une légende, un recueil de contes. Et si le Silmarillion en lui-même est un texte qui montre cette composition diverse, l’histoire des Silmarils (le Quenta Silmarillion), elle, mélange toutes ses dimensions sans distinction, dans un feu d’artifice grandiose et d’une réussite sans égale. Et à la différence des épopées ou des chansons de geste ou des cosmogonies du passé, Tolkien épure sa création de discours eschatologiques, religieux, nationaux ; il donne tout à la fiction. Le Silmarillion contient peut-être la plus pure pensée de la fiction de la littérature mondiale. La fiction y est parfaite au sens où elle ne trouve d’autre justification qu’elle-même. Seul demeure le plaisir de créer, d’imaginer, d’inventer — mais poussé à un point si impressionnant que l’œuvre d’art devient un monde secondaire. Si depuis les mondes secondaires sont devenus légions, aucun n’a réussi le tour de force créatif de Tolkien dans son œuvre, et particulièrement dans le Silmarillion qui est sans conteste son plus grand livre, parce que la rencontre entre le projet (l’invention d’un monde) et la forme y est totale — plus que la forme, le choix narratif. Ce qui fait la faiblesse du Silmarillion (aux yeux de certains lecteurs) est aussi paradoxalement sa force : le fait de ne pas être un roman. Le legendarium (selon le mot de Tolkien, qui désigne là l’ensemble de ses récits portant sur le monde secondaire) devient de fait une forme narrative en soi dans le Silmarillion, qu’on pourrait nommer le légendaire, via la modalité narrative du sommaire – ainsi l’a-t-on vu avec George R.R. Martin et son Feu et Sang, descendants de Tolkien.
Ce choix du récit pseudo-historique (au niveau de sa focale et son rythme) pourra aussi séduire ceux qui ont de Tolkien une image d’auteur pour adolescents. Un reproche qu’on fait souvent à Tolkien tient à sa manière un peu naïve de dépeindre les personnages : ils sont très prudes, très policés, ils s’émerveillent d’un rien, ils sont un peu guindés — malgré une malice qui casse parfois ce vernis. Et cette naïveté se justifie mieux dans le Hobbit, plus proche du conte, que dans le Seigneur des Anneaux, à mi-chemin entre le récit pour enfant et la découverte de nouveaux territoires pour adultes. Dans la manière, cela donne un résultat médian parfois étrange, et on se dit que le livre aurait beaucoup gagné à éviter cette naïveté. Or le Silmarillion est résolument son texte le plus adulte, le plus dur aussi. Ceux qui font de Tolkien un auteur manichéen feraient bien de lire les aventures de Fëanor et de ses fils.
Lire le Silmarillion, c’est aussi tordre le coup à des clichés, prendre la pleine mesure de l’ampleur du travail de Tolkien, mais aussi réaliser quels étaient le sens de son œuvre, les enjeux de son ambition folle. Que ce travail reste inachevé est presque logique : l’invention d’un monde ne finit jamais, le désir de raconter des histoires n’a pas de fin. Mais qu’on se rassure, cet inachèvement n’enlève rien à sa qualité, extrême, totale, unique. Que je puisse sembler partisan est une supposition possible pourtant mes mots ne rendent pas justice à l’immensité de l’œuvre, pas plus qu’ils ne remplacent, heureusement, sa découverte. Heureux les lecteurs néophytes du Silmarillion, heureux les futurs arpenteurs de Valinor et du Beleriand, heureux ceux qui sauront apprécier cette œuvre pour ce qu’elle est : un don très rare.”
TOLKIEN J.R.R., Le Silmarillion (nouvelle traduction de Daniel Lauzon, édition de Christopher Tolkien, illustrée par Ted Nasmith. Publication sous la supervision de Vincent Ferré, Editions Christian Bourgois, octobre 2021) ;
COURRIER INTERNATIONAL : Pour comprendre les forces en jeu dans le monde contemporain, il est nécessaire d’adopter d’autres perspectives, analyse l’essayiste et journaliste indien Pankaj Mishra : la vision occidentale étriquée et narcissique qui domine depuis des décennies la vie intellectuelle est aujourd’hui moribonde. Un article à retrouver dans le hors-série Comment le monde a basculé.
Dans son ouvrage Radical Hope. Ethics in the Face of Cultural Devastation (2006)[“Espoir radical. Éthique face à la dévastation culturelle”, non traduit en français], Jonathan Lear revient sur le traumatisme intellectuel enduré par les Indiens Crow. Contraints de renoncer, au milieu du XIXe siècle, à leur existence nomade, ils ont non seulement perdu leurs habitudes ancestrales, mais ils se sont également retrouvés sans “les repères conceptuels” nécessaires pour comprendre leur passé et leur présent. “Le problème pour un Indien Crow, écrit Lear, n’était pas seulement que son mode de vie avait pris fin. Il se disait plutôt :
Je n’ai plus aucun concept pour comprendre ce que je vis ou le monde qui m’entoure. Je n’ai pas la moindre idée de ce qui se passe.”
Depuis la fin de la guerre froide, et pendant près de trente ans, des politiques, des journalistes et des patrons d’entreprise au Royaume-Uni et aux États-Unis ont répété dans les médias que, grâce à leur vision du capitalisme, de la démocratie et de la technologie, le monde allait enfin vivre en paix. Les États-Unis étaient même apparemment entrés, avec l’élection de Barack Obama, dans une ère post-raciale, et les Américains étaient prêts, comme l’écrivait Obama dans Wired, un mois avant l’élection de Donald Trump, “à défricher de nouvelles frontières” et à “inspirer le reste du monde.”
Postulats obsolètes
Ce mythe des États-Unis conduisant le monde vers la Terre promise a toujours été peu plausible. Quatre années de Trump ont fini par mettre les choses au clair : entre 2001 et 2020, et avec des événements comme le 11 Septembre, l’intensification de la mondialisation, la montée en puissance de la Chine, l’échec de la guerre contre le terrorisme et la crise financière, le monde est entré dans une toute nouvelle période historique. Et de nombreuses idées et autant de postulats ayant dominé la vie intellectuelle pendant des décennies sont rapidement devenus obsolètes.
Aujourd’hui, ceux qui prétendaient qu’il n’y avait pas d’autre solution pratique que la démocratie libérale et le capitalisme à l’occidentale ne peuvent expliquer comment la Chine, dirigée par les communistes, est devenue un élément central des réseaux internationaux du commerce et de la finance ; comment l’Inde, censée être la plus grande démocratie du monde, avec une économie en pleine croissance, a fini par être dirigée par des suprémacistes hindous inspirés par les mouvements fascistes européens des années 1920 ; et comment les électeurs irrités par les dysfonctionnements de la démocratie et du capitalisme ont porté au pouvoir des démagogues d’extrême droite.
Cette intelligentsia choquée et traumatisée par le Brexit et Trump a également été déconcertée par les plus grandes manifestations aux États-Unis depuis le mouvement des droits civiques – des soulèvements de masse lancés par des jeunes et nourris par la diffusion rapide d’une relecture historique de l’esclavage et du capitalisme raciste qui ont fait la richesse et la puissance des États-Unis et de la Grande-Bretagne.
En tant que membres de ce que Lear appelle une “culture lettrée”, nous devrions être mieux armés que les Indiens Crow pour comprendre cette nouvelle réalité. Mais les bouleversements actuels ont cruellement révélé notre propre manque de ressources conceptuelles.
Grandeur passée
Pour faire oublier leur gestion calamiteuse de la pandémie, Trump et son équivalent au Royaume-Uni ont essayé de rejouer la carte des “guerres culturelles” et ressassé les histoires de la grandeur passée de l’Amérique et de Winston Churchill, tout en vilipendant la méchanceté des “marxistes culturels”. Mais il ne fallait pas attendre les lumières de la raison du côté de leurs détracteurs, partagés entre choc et désespoir face aux sorties de Trump et caressant l’espoir absurde que l’élection de Joe Biden restaurerait l’“ordre libéral”.
Que ce soit dans le Wall Street Journal, le Times de Londres, le Washington Post, le New York Times,The Economist ou le Financial Times, les lamentations et les exhortations des éditorialistes encore majoritairement blancs, masculins et d’une cinquantaine d’années rappelaient le verdict de James Baldwin qui assénait :
Le monde de l’homme blanc, que ce soit sur les plans intellectuel, moral et spirituel, sonne creux et exhale l’odeur d’une lenteagonie.”
Il est urgent de trouver une nouvelle façon de comprendre les forces en jeu. Mais il faudra pour cela poser des questions avec lucidité et rejeter les influences qui ont formé de nombreux intellectuels de plus de quarante ans.
“Génération merdique”
Tony Judt, né en 1948 et aujourd’hui disparu, a un jour évoqué la génération “assez merdique” à laquelle il appartenait, celle qui “avait grandi dans les années1960 en Europe de l’Ouest ou en Amérique, dans un monde sans choix difficiles à faire, ni sur le plan économique ni sur le plan politique”. Selon Judt, dans les années 1970 et 1980, un trop grand nombre de ses pairs intellectuels ont troqué leurs positions radicales contre “l’accumulation de biens matériels et le confort personnel”, lorsque le consensus d’après-guerre en faveur de l’État providence a fait place au néolibéralisme ; ils ont été particulièrement prompts à intérioriser la croyance populaire, après la chute du mur de Berlin, selon laquelle la démocratie et le capitalisme avaient “gagné”.
Une vision du monde similaire prévaut parmi une génération encore plus jeune que celle de Judt. Ses membres, qui ont vécu une époque encore plus favorable, à la fin de la guerre froide, occupent des postes de direction dans les journaux, les chaînes de télévision, les groupes de réflexion et les départements universitaires anglo-américains. Comme ils ont grandi pendant les années 1990 triomphalistes, ils partaient du principe que la démocratie et le capitalisme à l’américaine avaient prouvé leur supériorité.
“La question des classes, écrivait Francis Fukuyama en 1989 tout en déclarant la fin de l’histoire, a été “résolue avec succès” par l’Occident, “fondamentalement égalitaire” – et ce n’était qu’une question de temps avant que la Chine et la Russie, des pays “autoritaires”, ne s’efforcent de reproduire ces réussites occidentales, et que l’Inde, “démocratique”, ne devienne partie prenante de l’ordre international libéral.
Narcissisme intellectuel
Il est impératif aujourd’hui d’abandonner les rêves brisés de ces deux générations, mais aussi de renoncer au narcissisme intellectuel qu’ils impliquent. C’est la seule condition pour faire apparaître les changements structurels plus profonds d’un monde devenu soudainement inconnu – des changements qui découlent de la décolonisation, l’événement central du XXe siècle.
Il était évident, même pendant la guerre froide, que l’avenir serait modelé par des idées et des mouvements venus de régions éloignées géographiquement de l’Occident, avec leur vaste réservoir de populations, plutôt que par les penseurs de la guerre froide. L’arrivée au pouvoir du communisme en Chine en 1949 a toujours eu, il me semble, des conséquences plus importantes pour le monde entier que la révolution russe, et la déclaration de Mao Zedong lançant “Le peuple chinois s’est levé” après un siècle d’humiliation par les pays occidentaux a toujours été plus qu’une simple rhétorique patriotique et signait le début d’une quête frénétique qui a abouti à l’enrichissement et à la puissance actuelle de la Chine.
Aujourd’hui, on ne peut nier que les principaux développements au sein des pays anglo-saxons – la fin des syndicats, l’influence accrue des entreprises et la délocalisation des emplois, mais aussi le creusement des inégalités et la montée des suprémacistes blancs – ne peuvent être expliqués sans référence à la montée de la Chine, devenue atelier du monde et puissance mondiale nationaliste et agressive.
Perspective vraiment globale
En d’autres termes, pour comprendre le monde contemporain, il faut adopter une perspective vraiment globale, et non se contenter d’ajouter l’histoire de l’Inde “démocratique” et de la Chine “autoritaire” aux récits préexistants de la suprématie occidentale. Cela signifie qu’il faut renoncer à toutes ces idées préconçues sur lesquelles cette vision occidentale étriquée s’est longtemps fondée.
Il n’est pas facile de changer de refrain. Les représentations, les modes de pensée et de perception du monde mises en place pendant la guerre froide sont omniprésentes et tenaces. Les éditorialistes américains et britanniques ferraillaient alors contre une remise en cause de la démocratie et du capitalisme par les communistes et les sympathisants communistes du monde entier. Conséquence, entre autres, de cet affrontement idéologique intense, les anticommunistes ont surestimé le “monde libre” et ils y ont vu une amélioration matérielle, morale et intellectuelle plus répandue et durable que ne le montraient les faits historiques.
Et pour défendre le monde libre, le plus gros coup de force des penseurs occidentaux pendant la guerre froide a été de faire du libéralisme “non seulement la tradition intellectuelle dominante, mais même la seule”, écrivait avec aplomb Lionel Trilling en 1950. Par un étrange coup du destin, cette idéologie prônant la liberté et la propriété individuelle – et qui était dénoncée tant par la gauche que par la droite parce qu’elle nourrissait de manière insidieuse les inégalités et le mécontentement des peuples – a été promue au rang d’idéal moral. Comme l’écrivait Reinhold Niebuhr en 1944 :
Le libéralisme bourgeois était, dans l’ensemble, complètement inconscient du caractère corrupteur de la poursuite de ses intérêts et caressait l’idée d’être le seul horizon indépassable.”
Néanmoins, à mesure que la guerre froide s’intensifiait, le libéralisme a fini par bénéficier, presque par défaut, d’une image flatteuse, surtout lorsqu’il était mis en regard des réalités affreuses du communisme soviétique et chinois. Il a également acquis, comme l’ont montré des universitaires contemporains, un héritage intellectuel prestigieux, avec John Locke et Thomas Hobbes comme caution intellectuelle du passé. Les Lumières, fortement remises en question en Europe à partir de la fin du XIXe siècle, se sont vu attribuer les mérites de la destinée unique du monde libre.
Mythologie du monde libre vertueux
De nombreux jeunes aujourd’hui sont scandalisés et veulent savoir comment des policiers blancs peuvent encore assassiner des Noirs et pourquoi des milices armées peuvent s’en prendre à des manifestants antiracistes en toute impunité avec le consentement tacite d’un président américain en exercice. Les belles histoires que se raconte le monde libre, gardien du libéralisme et de la démocratie, héritier des Lumières et ennemi de l’autoritarisme, ne leur sont ici d’aucune utilité pour le comprendre.
Toute cette mythologie du monde libre vertueux héritée de la guerre froide a laissé dans l’ombre trop de faits gênants, par exemple le fait que Voltaire décrivait les Noirs comme des “animaux” dotés de “peu ou pas d’intelligence”, que Kant pensait que la peau foncée constituait une preuve évidente de stupidité et que les femmes n’étaient pas aptes à la vie publique, ou que John Stuart Mill pensait que les Indiens étaient des “barbares” inaptes à disposer d’eux-mêmes.
En outre, l’obsession nourrie à l’égard des crimes de Staline, Mao et Hitler a réussi à occulter ces siècles de violence et de spoliation qui ont fait de la Grande-Bretagne et des États-Unis des pays exceptionnellement puissants et riches. Comme l’a récemment écrit la philosophe féministe Lorna Finlayson :
L’histoire des nations libérales est une histoire de violences systémiques et de convoitise : du génocide des populations indiennes à l’esclavage, en passant par les ‘changements de régime’ et les ‘interventions humanitaires’ de l’époque contemporaine. Ce point est incontestable, même si l’on peut penser qu’il n’est pas pertinent –et même malpoli– d’en parler.”
Une chose est sûre, ceux qui ont inventé de toutes pièces des courants intellectuels (les anti-Lumières, l’irrationalisme romantique, l’islamo-fascisme) pour définir les ennemis de la démocratie libérale et de l’Occident des Lumières ne vont jamais vous en parler. Et ceux qui pourraient vous en parler – les victimes à long terme et les proches observateurs de cet Occident éclairé – ont été réduits au silence ou marginalisés.
Condescendance morale
Le libéralisme de la guerre froide, exploité jusqu’à la corde par les démagogues antilibéraux aujourd’hui, brillait par sa condescendance morale et la corruption engendrée par la promotion de ses intérêts. Mais l’internationalisme libéral se manifestait surtout par une ignorance et un mépris pour les autres points de vue du reste du monde. Même les auteurs qui concevaient soigneusement la respectabilité philosophique de la démocratie occidentale ignoraient en grande partie ce qui se passait et ce qui s’était passé en dehors du monde libre.
Prenons, par exemple, le cas d’Isaiah Berlin, philosophe et éditorialiste régulier pour le New York Times. Isaiah Berlin est devenu une sommité après la Seconde Guerre mondiale, au moment même où les mouvements anticolonialistes dans le reste du monde commençaient à remporter des victoires tant attendues et que les militants noirs aux États-Unis intensifiaient leur longue bataille pour les droits civiques.
Visions alternatives
Dans les années 1950, ces luttes souvent convergentes contre la domination blanche ont engendré un vaste corpus de penseurs politiques. Ces pays dénaturés par des empires occidentaux racistes avaient de toute évidence des idées bien différentes sur la manière d’atteindre leur idéal de liberté et de justice, et un large éventail de personnalités – de Jamal Al-Din Al-Afghani, José Martí, Rabindranath Tagore, Gandhi et Sun Yat-sen à W.E.B. Du Bois, Aimé Césaire et Frantz Fanon – offraient à la fois une critique sans concession des arrangements politiques et économiques de l’Occident mais aussi des visions alternatives de la coexistence des êtres humains sur une planète fragile.
De nombreux pays asiatiques et africains ont rapidement été en difficulté après s’être libérés de leurs dirigeants blancs, leur souveraineté ayant été stoppée net par la guerre froide et le néo-impéralisme économique. Cette expérience douloureuse – l’échec de la modernisation, les guerres civiles, les soulèvements ethnico-religieux, la démagogie et le despotisme – a engendré une implication intellectuelle encore plus profonde dans les éternels problèmes politiques et sociaux.
Remises en cause
Les travaux de l’économiste égyptien Samir Amin, du psychologue spécialisé en sociologie Ashis Nandy, du sociologue malaisien Syed Hussein Alatas, de la féministe marocaine Fatima Mernissi, de l’historien jamaïcain Orlando Patterson, de l’intellectuel chinois Wang Hui, du philosophe brésilien Roberto Unger, et de l’universitaire colombien Arturo Escobar sont des remises en cause exemplaires de la soi-disant exception occidentale. Mais ils n’ont pas vraiment eu voix au chapitre en Occident. Par conséquent, le postulat affirmant que les institutions politiques libérales du Royaume-Uni et des États-Unis peuvent être dissociées, et évaluées séparément, de pratiques aussi grossièrement illibérales que l’esclavage et l’impérialisme n’a guère été remis en question.
Quand Isaiah Berlin chante les louanges du libéralisme, il passe sous silence son histoire tourmentée et reconnaît à peine les autres traditions intellectuelles et politiques en dehors de l’Occident. Isaiah Berlin, qui théorisait avec succès les concepts de liberté en 1958, un an après la diffusion dans le monde entier des images choquantes de l’intégration forcée de neuf jeunes noirs au lycée de Little Rock, a même réussi à ignorer cette quête pour la liberté qui a changé le monde et qui a été lancée par les “pays plus foncés” pour reprendre l’expression de Du Bois. Isaiah Berlin était apparemment convaincu, comme John Stuart Mill avant lui, que seule la liberté de l’homme blanc comptait.
Pensée occidentale anhistorique
Dans une critique de l’œuvre d’Isaiah Berlin, l’anthropologue Ernest Gellner souligne le manque de contexte social, politique et historique de son œuvre. De même, John Rawls, auteur d’une Théorie de la justice (1971), une référence en matière de philosophie politique à la fin du XXe siècle, partait du principe que le but fondamental des institutions politiques occidentales était la promotion de la liberté et de la justice.
Bizarrement, cette pensée anhistorique émanant des élites occidentales est devenue la norme dans les universités et ailleurs, dans les années 1970, alors même que les États-Unis et la Grande-Bretagne entraient dans une période de déclin. Comme l’a souligné la politologue Katrina Forrester dans son dernier livre sur Rawls, In the Shadow of Justice. Postwar Liberalism and the Remaking of Political Philosophy (2019) [“Dans l’ombre de la justice. Libéralisme de l’après-guerre et relecture de la philosophie politique”, non traduit en français], quelques “philosophes politiques, des hommes pour la plupart, blancs et riches”, issus exclusivement d’Harvard, Princeton et Oxford, “ont essayé de diffuser largement leurs théories pour englober des communautés plus importantes, des pays, la communauté internationale et même toute la planète”.
Fantômes de la guerre froide
Une connaissance approfondie de leurs abstractions sans fondements historiques est devenue, comme l’écrit Forrester, “le prix à payer pour être admis dans les coteries de la philosophie politique”, ce qui s’est fait au détriment des auteurs féministes et anticolonialistes. Des pans entiers de cette histoire de conquête et de domination ainsi que son héritage politique ont par conséquent été effacés – et sont aujourd’hui exhumés, avec certes beaucoup de retard et de manière imparfaite, par des initiatives comme le Projet 1619 du New York Times [qui vise à réévaluer le poids et les conséquences de l’esclavage sur l’histoire des États-Unis : “L’esclavage est souvent considéré comme le péché originel de l’Amérique, il est bien plus que cela: c’est l’origine même du pays.”]
Une vision du monde déconnectée à la fois de la réalité historique et de l’actualité se rapproche de la propagande, et le verdict de Gellner sur Berlin – qu’il était le John Stuart Mill de la CIA – n’est sans doute pas que le fruit de querelles intestines universitaires. Comme l’écrit Forrester, “l’histoire de la philosophie politique libérale anglo-américaine” aujourd’hui ressemble à “celle d’un fantôme” qui continue de s’accrocher bien après que les conditions de sa survie ont disparu.
Visions d’hommes blancs et privilégiés
Comment alors exorciser les nombreux fantômes laissés par la guerre froide, et ses histoires de libéralisme, de démocratie et de monde libre ? Comment s’affranchir d’un milieu intellectuel moribond où les intérêts personnels et les visions subjectives des hommes blancs et privilégiés passent pour la “pensée mondiale” (la gauche, avec ses invocations sans fin et répétitives de Marx, Gramsci, Adorno, Benjamin et Arendt, n’échappe pas non plus au piège de l’ethnocentrisme) ?
Une tâche essentielle serait de s’attaquer au déséquilibre flagrant de la vie intellectuelle qui reproduit les asymétries socio-économiques. Une éditorialiste indienne, chinoise, ghanéenne ou égyptienne a bien moins de chances d’être reconnue comme une autorité en relations internationales, à moins qu’elle ait un minimum de bagage en matière de politique et de courants intellectuels européens et américains. Alors que la plupart des universitaires occidentaux – sans parler des journalistes – n’ont même pas survolé l’histoire et les écoles de pensées indiennes, chinoises, africaines et arabes.
Pourtant, se contenter d’ajouter quelques noms à consonance étrangère au programme des universités (des initiatives déjà énergiquement combattues par la droite conservatrice et réactionnaire) ne va pas faire avancer la pensée mondiale contemporaine.
Une tâche plus radicale et plus ardue est nécessaire pour éviter une perte de repères conceptuels identique à celle des Indiens Crow : la remise en cause d’une tradition intellectuelle qui déforme notre sens de la réalité, et le réapprentissage de l’histoire mondiale, en reconnaissant que les postulats fondamentaux sur l’infériorité des peuples non blancs ont entaché une grande partie de nos connaissances et de nos analyses. C’est peut-être une tâche énorme, mais c’est le seul moyen de changer de paradigme.
Le 10 mai 1944 est adoptée à Philadelphie la Déclaration des buts et objectifs de l’Organisation internationale du travail, ainsi que des principes dont devrait s’inspirer la politique de ses membres. Le texte comprend cinq articles ; voici les principaux extraits des trois premiers :
La Conférence affirme à nouveau les principes fondamentaux sur lesquels est fondée l’Organisation, à savoir notamment :
le travail n’est pas une marchandise ;
la liberté d’expression et d’association est une condition indispensable d’un progrès soutenu ;
la pauvreté, où qu’elle existe, constitue un danger pour la prospérité de tous ;
la lutte contre le besoin doit être menée avec une inlassable énergie au sein de chaque nation et par un effort international continu et concerté dans lequel les représentants des travailleurs et des employeurs, coopérant sur un pied d’égalité avec ceux des gouvernements, participent à de libres discussions et à des décisions de caractère démocratique en vue de promouvoir le bien commun.
Convaincue (…) qu’une paix durable ne peut être établie que sur la base de la justice sociale, la Conférence affirme que :
tous les êtres humains, quels que soient leur race, leur croyance ou leur sexe, ont le droit de poursuivre leur progrès matériel et leur développement spirituel dans la liberté et la dignité, dans la sécurité économique et avec des chances égales ;
la réalisation des conditions permettant d’aboutir à ce résultat doit constituer le but central de toute politique nationale et internationale ;
tous les programmes d’action et mesures prises sur le plan national et international, notamment dans le domaine économique et financier, doivent être appréciés de ce point de vue […]
La Conférence reconnaît l’obligation solennelle pour l’Organisation internationale du travail de seconder la mise en œuvre, parmi les différentes nations du monde, de programmes propres à réaliser :
la plénitude de l’emploi et l’élévation des niveaux de vie ;
l’emploi des travailleurs à des occupations où ils aient la satisfaction de donner toute la mesure de leur habileté et de leurs connaissances et de contribuer le mieux au bien-être commun ;
pour atteindre ce but, la mise en œuvre, moyennant garanties adéquates pour tous les intéressés, de possibilités de formation et de moyens propres à faciliter les transferts de travailleurs […] ;
la possibilité pour tous d’une participation équitable aux fruits du progrès en matière de salaires et de gains, de durée du travail et autres conditions de travail, et un salaire minimum vital pour tous ceux qui ont un emploi et ont besoin d’une telle protection ;
la reconnaissance effective du droit de négociation collective et la coopération des employeurs et de la main-d’œuvre pour l’amélioration continue de l’organisation de la production, ainsi que la collaboration des travailleurs et des employeurs à l’élaboration et à l’application de la politique sociale et économique ;
l’extension des mesures de sécurité sociale en vue d’assurer un revenu de base à tous ceux qui ont besoin d’une telle protection ainsi que des soins médicaux complets […]
OIT : communiqué du 10 mai 2019. “Il y a 75 ans, le 10 mai 1944, la Déclaration de Philadelphie avait été adoptée à l’unanimité par la Conférence internationale du Travail lors de sa réunion à Philadelphie. Le texte donnait un nouvel élan au mandat social de l’Organisation Internationale du Travail (OIT à Genève, CH).
Quarante-et-un Etats Membres avaient envoyé leurs délégués à la réunion de Philadelphie, Etats-Unis – à cette époque, le Secrétariat de l’OIT opérait temporairement depuis Montréal, au Canada, en raison de la guerre en Europe. Avec la fin du conflit en vue, l’OIT a cherché à réaffirmer ses principes fondateurs et à les adapter à l’émergence de nouvelles réalités et aux aspirations pour un monde meilleur. La Déclaration de Philadelphie, adoptée à l’unanimité par les délégués, était l’expression de cette vision.
Cette Déclaration est le couronnement et la confirmation des efforts de ceux qui ont rédigé la Constitution il y a vingt-cinq ans. C’est une étoile polaire qui permet aux autorités nationales et internationales d’orienter leur trajectoire avec davantage de certitude qu’auparavant vers la promotion du bien-être commun de l’humanité comme un horizon à atteindre, quelles que soient les tourmentes économiques qu’elles puissent rencontrer.
Edward Phelan, Directeur a.i. et principal auteur de la Déclaration
Après la CIT, le document adopté fut officiellement signé lors d’une cérémonie à la Maison Blanche, à Washington DC, sur le bureau présidentiel de F.D. Roosevelt. La Déclaration a étendu le champ d’action de l’OIT en affirmant la centralité des droits humains pour tous, qu’ils devaient être le but central de toutes les politiques, et a défendu la nécessité pour l’OIT d’examiner et de considérer «à la lumière de cet objectif fondamental, dans le domaine international, tous les programmes d’action et mesures d’ordre économique et financier».
La Déclaration de Philadelphie peut être considérée comme l’un des documents déterminants qui ont contribué à façonner l’ordre mondial après la Seconde Guerre mondiale ; elle définit les principes directeurs des politiques nationales dans le domaine économique et social au sein de cet ordre. En 1946, la Déclaration a été annexée à la Constitution de l’OIT et a depuis inspiré d’autres instruments internationaux, notamment la Déclaration universelle des droits de l’homme. Les principes fondamentaux de la Déclaration restent aussi pertinents qu’ils l’étaient il y a 75 ans et continuent d’inspirer les travaux de l’OIT à l’aube de son deuxième siècle.”
SOCIALTER.ORG. Nous sommes en 1981, deux ans seulement après l’accident nucléaire de Three Mile Island (Pennsylvanie). L’opposition au nucléaire bat son plein aux États-Unis. Miriam Simos, alias STARHAWK, 30 ans, prend part au blocus de Diablo Canyon, en Californie, où la Pacific Gas & Electric Company entend construire une centrale. La jeune femme organise des cercles –rythmés par des chants, danses, prises de parole et incantations– où se réunissent les manifestantes. Un rituel, néopaïen, dont Starhawk a déjà esquissé les bases dans un livre, The Spiral Dance. A Rebirth of the Ancient Religion of the Great Goddess (1979). Cette expérience de Diablo Canyon lui fait prendre toute la mesure du pouvoir-du-dedans et du potentiel de la pratique du travail spirituel.
Pour Starhawk (faucon étoilé en français), le système politique, économique et social, et cette civilisation patriarcale qui dévaste la planète sont marqués par la ‘mise à distance’ de nos émotions, de nos sensibilités – rupture du lien entre l’esprit et la chair, la nature et la culture, l’homme et la femme. “Dans ce monde vide, écrit-elle dans Rêver l’obscur, son opus le plus influent publié en 1982, nous ne croyons qu’à ce qui peut être mesuré, compté, acquis.” Ce système témoigne du pouvoir-sur, un pouvoir de domination, d’anéantissement auquel s’oppose donc le pouvoir-du-dedans qui réintègre l’humain dans la nature, le féminin dans le masculin, et réciproquement. Soit une “attention au monde, et à ce qui le compose, un monde vivant, dynamique, interdépendant et interactif, animé par des énergies en mouvement : un être vivant, une danse serpentine .”
Ce travail de soin passe selon Starhawk par une pratique spirituelle inspirée par la Wicca dianique : une résurgence des religions primitives, une sagesse ancienne marquée par son organisation non hiérarchique et la liberté de ses pratiques. L’idée, précisément, est de rompre avec les grands monothéismes dont la spiritualité –confisquée par le patriarcat– est dogmatique, descendante, antinaturaliste, faisant des femmes des pécheresses et mettant en scène un Dieu masculin, blanc et dominateur. “Il est clair, écrit Starhawk, que quand je dis Déesse […] je ne suis pas en train de proposer un nouveau système de croyance. J’entends opter pour une attitude : je propose d’appréhender le monde, les gens et les créatures qui l’habitent comme sens principal et but de la vie, de voir le monde, la terre et nos vies comme sacrés.“
La spiritualité est une ressource politique qui permet de se donner de la foi, de l’espérance, de resacraliser la nature. Le premier travail se fait par le verbe. Au sein d’un cercle, on nomme ses peurs. Rêver l’obscur, pour ne pas se laisser dévorer par lui. Refuser le désenchantement du monde, l’impuissance et le désespoir. La seconde étape de la magie des sorcières, termes qu’utilise et revendique Starhawk, est ensuite de ‘créer une vision‘, de nommer ce que l’on souhaite voir advenir. La magie est précisément cet art de changer les consciences à volonté. Le terme sorcière, lui, permet de s’identifier aux victimes de la misogynie et de la persécution religieuse, et de rendre aux femmes le droit d’être fortes et puissantes. Créer une vision doit ensuite donner le courage de changer le monde et de se diriger vers une société où les activités de création et de pouvoir seraient ouvertes à tous et toutes sans distinction de genre, où le travail serait utile socialement et non pas seulement source de profits.
Parler d’écoféminisme spiritualiste, comme on le fait souvent pour qualifier la pensée de Starhawk, serait néanmoins une expression trop restrictive tant elle défie toute catégorisation et ne manque jamais de tourner en dérision ses propres pratiques magiques. Sorcière néopaïenne, altermondialiste, psychothérapeute, formatrice en permaculture… son éclectisme et sa volonté de “fabriquer de l’espoir au bord du gouffre” ont fait d’elle une penseuse écoféministe et une militante très influente.
Pouvoir-du-dedans
Par opposition au pouvoir-sur (le pouvoir de domination et de destruction patriarcal qui a marqué la modernité), le pouvoir-du-dedans est entendu comme capacité d’agir. Qu’il soit nommé esprit ou immanence, il est une attention au monde, appartenance à un tout, interconnexion avec l’ensemble du vivant : la volonté de recréer une unité.
Cercle
Le cercle est le lieu où se pratique la magie des sorcières, où l’on nomme ses peurs et où se crée une vision. Il est un espace à la fois politique –dans la mesure où il s’agit de s’organiser collectivement, de manière horizontale, non hiérarchique– et métaphysique. Il est évidemment ici question de se reconnecter avec la temporalité cyclique de la nature, de rompre avec le temps linéaire imposé par la modernité occidentale. D’accepter sa mortalité, sa modeste place dans un grand processus circulaire.
Biographie
1951 – Miriam SIMOS, alias Starhawk, naît à Saint-Paul (Minnesota, États-Unis).
1979 – Parution de The Spiral Dance. Le livre devient rapidement un classique du néopaganisme et de l’écoféminisme.
1981 – Blocus du chantier de construction de la centrale nucléaire de Diablo Canyon, sur la côte californienne. Une opération organisée par le collectif Abalone Alliance, mouvement antinucléaire d’action directe, non violent, anarchiste et féministe.
1982 – Parution de Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique. Starhawk politise sa pratique de la magie.
1999 – Elle prend part aux manifestations de Seattle contre la mondialisation, lors du sommet de l’OMC, et s’engagera dans les luttes altermondialistes. Ses écrits sont compilés dans Chroniques altermondialistes. Tisser la toile du soulèvement global. L’ouvrage dont ces chroniques sont tirées est paru en anglais sous le titre Webs of Power. Notes from the Global Uprising.”
Enseignant du secondaire et assistant à l’ULG (agrégé de chimie), Christian CADET (1946-1988) développe une pratique autodidacte de la photographie et fréquente le club photo de Trooz et d’Angleur (enseigne la photographie par la suite).
Prise en 1974 en Ardèche, le photographe séjournait dans un petit village de la région. L’appareil utilisé est un Rolleiflex (négatif 4×4).
On perçoit dans l’image une question des générations dans les espace-temps parfois arrêtés des villages, mais aussi l’organisation de la vie de famille au fil des générations où chacune a son rôle.
Si l’utilisation du noir et blanc concorde avec l’époque, elle résulte également d’un choix, et permet à l’artiste de travailler l’ombre et la lumière dans l’image pour rendre des tons de noir dans l’image.
Vous n’avez pas eu le Nobel, mais sur mon bureau, à côté de la Recherche et sous la photo de Marilyn, trône toujours Écrire la vie, pour me donner du courage, de la hauteur, pour me redonner espoir et foi en la littérature quand il m’arrive de sombrer ou de douter. Annie, vous n’avez pas eu le Nobel mais ça reste si important, Annie Ernaux.
La première fois ce fut à la télé, votre visage calme et rayonnant, d’une grande beauté, face à Julia Kristeva. Il était question de Beauvoir et des Lettres à Sartre, c’était une émission de Pivot, je suis tombé sous le charme, d’un coup, avant de vous lire.
On tombe amoureux d’une voix, d’une image, d’une façon de se taire, de poser la main sur le visage, de baisser les yeux. On ne tombe amoureux que pour de bonnes raisons.
Puis je vous ai lue, j’ai tout lu et j’ai adoré, j’ai tout reconnu, le visage, la façon de se taire et de baisser les yeux, cette façon d’affirmer aussi, sans violence aucune. J’ai reconnu et j’ai appris, j’essaie d’apprendre, les femmes notamment, ce que je ne suis pas, ce féminin que je suis censé ne pas aimer mais je j’aime tant, tout le reste que j’appelle le sexe opposé, outside.
Le féminin. Votre corps. La mer. C’est toujours périlleux de parler du corps de l’écrivain, corps du roi, on rate toujours sa cible. Votre beauté. Votre grâce.
Pour moi tous les écrivains sont des femmes et j’aime les écrivains. L’amour et la gratitude, autant se les dire dans la vie, de son vivant, n’est-ce pas ? N’attendons pas la mort pour ça.
Nous nous écrivons vous et moi, un peu, régulièrement, des mails mais surtout des lettres manuscrites, ce que vous préférez. Il y a parfois de longs silences entre nous, mais je veux croire qu’ils ne sont jamais ceux du cœur et encore moins ceux de l’esprit.
Vous me répondez toujours, avec bienveillance, sans complaisance aucune. Vous ne me laissez rien passer et j’aime ça, cette façon de dire les choses avec une grande douceur mais fermement. Annie, je crois que c’est aussi une histoire de classe, entre nous, ni vous ni moi n’avons eu toutes les cartes en mains dès la naissance, et nous venons d’à peu près la même région — celle d’une certaine honte à l’origine, celle d’un certain enfermement. Nous sommes nombreux en France dans ce cas-là, nous sommes même la majorité.
Vous préférez les lettres manuscrites écrites sans brouillon préalable, j’aime aussi. Je veux croire qu’on se comprend malgré la différence d’âge et de sexe, qu’il y a une forme de compréhension entre nous, et puis c’est encore plus simple, ça me fait du bien de savoir que existez, que vous êtes là, pas loin, que vous lisez et écrivez encore. Je vous relis dans mes moments de découragement ou dépression, je regarde les photos votre vie qui est la vie, elles m’aident à respecter les photos de ma vie à moi.
Il y a un côté de Cergy. Il y a un côté de Lillebonne.
Il y a Annie Ernaux. Il y a Annie Duchesne.
EAN 9782070377220
Chaque année à Noël, j’offre un Annie Ernaux à ma mère qui lit peu. Ma mère qui n’a pas fait d’études, qui n’a jamais posé le pied à Saint Germain-des-Prés, aime vous lire. Son livre préféré est La place.
Ce qui me plaît le plus, qui m’enchante, c’est qu’il n’y a pas de salissure chez vous, pas d’égotisme, vous êtes la preuve qu’on peut être très près du moi et très loin du narcissisme, c’est possible. Alors non, le moi n’est pas haïssable. Alors oui, s’avoir soi peut être magnifique. Écrire blanche, c’est-à-dire immaculée.
Il faudrait savoir écrire comme Rimbaud ou Racine ou Annie Ernaux, un mélange des trois serait la perfection absolue.
Il y a quelques années, j’étais dans une clinique, soigné pour dépression. Je vous écrivais, vous racontais ce que je voyais, les histoires des patients notamment, mes compagnons de folie : “Quelles histoires, Olivier, quelles vies, ironie tragique, c’est votre geste de désespoir qui vous a donné accès à elles, à ces êtres que vous n’auriez peut-être, sûrement, jamais connus autrement. En un sens, un seulement, même si vous êtes coincé dans cette clinique, vous avez de la chance, vous êtes à nouveau au cœur de la vie, grâce à eux qui se racontent avec confiance, qui vous donnent. Recevez. Amitiés, Annie”.
Un autre jour je vous parlais de la mort, je ne sais plus si je parlais de la mort de quelqu’un ou de la mort en général, vous m’avez répondu en citant Breton : “C’est vivre et cesser de vivre qui sont des solutions imaginaires. L’existence est ailleurs.”
Un autre jour encore, un jeune garçon, 18 ans, lycéen, m’a écrit : “Je crois que vous connaissez Annie Ernaux, je voudrais tant lui écrire. J’essaie d’écrire moi aussi, ne faire que ça.” D’habitude je ne donne pas l’adresse d’Annie, mais là je l’ai fait, ce garçon m’avait touché. J’ai appris plus tard qu’il entretenait une correspondance avec vous. Vous prenez le temps pour tout le monde, autant que possible.
Me revient le souvenir de cette conférence au Collège de France où vous répondiez à l’invitation d’Antoine Compagnon.
J’étais dans la salle, il s’agissait d’un séminaire sur Proust, votre intervention avait pour titre Proust, Françoise et moi . Je n’ai pas été vous voir, j’ai préféré rentrer chez moi avec mon silence, j’étais bien, heureux je crois. Sauvant Françoise, vous nous sauviez.
Vous êtes née Annie Duchesne le 1er septembre 1940 à Lillebonne. Je suis né Jérôme Léon le 15 février 1976 à Tarbes. Vous êtes aujourd’hui Annie Ernaux, je suis Olivier Steiner. Je ne me compare pas, j’essaie seulement de mettre un trait d’union entre un Tu et un Vous. Je dis ce qui est.
J’ai eu une période difficile sur le plan matériel, comme on dit, je n’avais plus un rond et même des dettes, vous m’avez prêté de l’argent. De l’argent, du temps pour écrire avez-vous dit.
Il y aurait tant de choses à dire mais je voudrais du blanc, de la délicatesse si possible, un peu de légèreté, un sourire.
Certaines amitiés sont dans une vie ce que sont les fleurs au monde.
Peut-être que si je ne devais garder qu’une phrase, chose idiote, ce serait celle-ci : “J’ai l’impression que l’écriture est ce que je peux faire de mieux, dans mon cas, dans ma situation de transfuge, comme acte politique et comme don.”
Eric Legnini est né en Belgique, le 20 février 1970, à Huy, près de Liège, dans une famille d’émigrés italiens. Un père guitariste amateur, une mère cantatrice, professeur de chant au Conservatoire municipal : le petit Eric est au piano dès l’âge de six ans et passe son enfance entre Bach et Puccini — l’architecture musicale portée à son plus haut degré d’abstraction incandescente et l’âme mise à nu dans la voix humaine transfigurée par le chant… Il lui faudra attendre le début des années 80 et la découverte d’un disque d’Erroll Garner pour entr’apercevoir d’autres horizons musicaux, notamment dans l’art du clavier…
Doué d’une excellente oreille, il réinvente au piano ces harmonies étranges saisies au vol et très vite se laisse prendre aux sortilèges du jazz — Eric a trouvé là son langage. Débute alors une intense période d’apprentissage. Avec la complicité d’un camarade de conservatoire, le batteur Stéphane Galland, puis bientôt de Fabrizio Cassol (deux musiciens qui bien des années plus tard seront à l’origine du groupe expérimental Aka Moon) Eric Legnini, embrassant dans une même soif de découverte toute l’histoire du jazz moderne et traditionnel, se fait rapidement son petit panthéon personnel : McCoy Tyner pour l’intensité dramatique, Chick Corea pour la lisibilité et la technique infaillible, et Keith Jarrett pour ses conceptions révolutionnaires en matière de relecture des standards. Toujours en compagnie de Stéphane Galland, il monte ses premiers groupes de jazz et de fusion, et dés le milieu des années 80 écume tous les clubs de la scène belge en quête de jam sessions où s’aguerrir, tous genres confondus…
C’est là qu’il rencontre, en 1987, l’une des grandes figures du jazz belge et européen, le saxophoniste Jacques Pelzer qui l’invite à jouer avec lui en duo puis à rejoindre sa formation. Une étape décisive et fondatrice qui oblige le jeune pianiste à approfondir sa connaissance du répertoire des standards et le propulse d’un coup au rang des sidemen les plus prometteurs de la jeune scène belge. Il enregistre alors son premier disque en leader pour le label Igloo, “Essentiels” et décide dans la foulée de partir étudier aux Etats-Unis.
On est en 1988, Eric a à peine 18 ans. Il restera deux ans à New York — le temps de prendre le pouls très funky de la mégapole (c’est l’avènement du rap de Public Enemy et Ice-T — l’autre grande passion de Legnini), de grappiller quelques cours à la Long Island University auprès de Richie Beirach, mais surtout de “faire le métier”, sur le tas, en participant chaque soir à des jam sessions homériques en compagnie de la fine fleur du jeune jazz de l’époque (Vincent Herring, Branford Marsalis, Kenny Garrett…). Très impressionné par le style précis et volubile de Kenny Kirkland, Legnini comprend par son truchement l’importance décisive d’Herbie Hancock dans l’histoire du piano jazz, et dès cet instant oriente de façon radicale son jeu dans le sens de ce free hard bop moderniste propre à l’esthétique Blue Note des années 60.
C’est sous la double influence de Kirkland et d’Hancock qu’Eric Legnini fait son retour en Belgique en 1990. Aussitôt nommé professeur de piano dans la section jazz du Conservatoire Royal de Bruxelles, il retrouve Jacques Pelzer avec qui il enregistre pour Igloo un nouveau disque, “Never Let Me Go”, et dans la foulée intègre l’orchestre de Toots Thielemans, accumulant à ses côtés, pendant presque deux ans, concerts et tournées dans le monde entier. Multipliant les projets tous azimuts (il commence dès cette période à travailler énormément en studio pour des séances de funk, de rap et de musiques électronique…), pilier incontournable désormais de la scène jazz belge, Eric Legnini voit sa vie basculer en 1992 lorsqu’il rencontre dans un club bruxellois, deux musiciens italiens, membres alors de l’ONJ de Laurent Cugny, le trompettiste Flavio Boltro et le saxophoniste Stefano Di Battista. L’entente est immédiate entre les trois hommes qui décident illico de travailler ensemble. Pourquoi ne pas monter un groupe et aller tenter sa chance à Paris ?
Fin 1993, c’est le grand saut. Di Battista et son orchestre partent à la conquête de la Capitale. Un répertoire séduisant, résolument hard bop ; une fougue, un talent et une joie de jouer particulièrement communicatifs : il ne leur faut que quelques mois pour enflammer les esprits et gagner leur pari. Aldo Romano les remarque, les prend sous son aile : le succès est fulgurant. Un premier disque “Volare” en 1997 pour Label Bleu, unanimement salué par la critique, finit d’établir ce tout jeune quintet comme “le nouveau groupe dont on parle”…
C’est un nouveau départ pour Eric Legnini. Pianiste indispensable à l’équilibre du quintet (il demeurera jusqu’à l’album “Round About Roma”, paru en 2003, le fidèle compagnon du saxophoniste italien), Legnini voit rapidement sa réputation grandir auprès des autres musiciens.
Sollicité de toute part il débute des collaborations de longue haleine avec les frères Belmondo, Eric Lelann (“Today I Fell In Love”) ou encore Paco Sery (“Voyages”). Très souvent associé au batteur André Ceccarelli, il devient par ailleurs l’un des sidemen les plus recherché de la place de Paris, accompagnant un grand nombre de musiciens tels que: Joe Lovano, Mark Turner, Serge Reggiani, Aldo Romano, Enrico Rava, Philippe Catherine, Didier Lockwood, Henri Salvador, Christophe, Dj Cam, Sanseverino, John McLaughlin, Yvan Lins, Mike Stern, Bunky Green, Zigaboo Modeliste, Yusef Lateef, Raphaël Sadiq, Manu Katché, Pino Palladino, Eric Harland, Kyle Eastwood, Joss Stone, Natalie Merchant, Raoul Midon, Kurt Elling, Vince Mendoza, Michaël Brecker, Dianne Reeves, Milton Nascimento, etc. Eric Legnini ne négligera pas les sessions de studio non plus, en accumulant les enregistrements, pas loin d’une centaine à ce jour !
Apprécié en studio pour sa musicalité et son savoir-faire, Legnini commence également dès cette époque à travailler comme directeur artistique sur un certain nombre de disques de variété — activité qui trouvera son apothéose en 2004 avec non seulement la co-réalisation de l’ultime opus du grand Claude Nougaro, “La note bleue” (Blue Note), mais la production sous le pseudonyme de Moogoo au sein du collectif Anakroniq, du premier disque de la jeune révélation r’n’b “made in France”, Kayna Samet, “Entre deux Je” (Barclay), travail très raffiné concrétisant à la fois son amour des voix et de la musique noire (soul, hip hop).
Très remarqué pour sa participation active au disque “Wonderland” (B Flat) des frères Belmondo (primé “meilleur album jazz français” aux Victoires de la musique 2005), ainsi que pour son travail de réalisation sur le disque de Daniel Mille “Après la pluie” (Universal Jazz), Eric Legnini est aujourd’hui non seulement l’une des valeurs sûres du jazz européen, mais l’un des artistes les plus actif, productif et éclectique du petit monde musical parisien.
A 35 ans, Legnini, en pleine maturité stylistique, décide enfin de sortir de l’ombre et signe, avec “Miss Soul”, son premier disque en leader sur un label français. L’occasion de révéler au plus grand nombre un univers musical personnel riche, séduisant et parfaitement original dans sa façon de multiplier les connexions entre tradition et modernité, art savant et expression populaire. L’occasion de (re)découvrir un grand musicien.
C’est riche de toute son expérience de sideman et de producteur que Legnini fait retour à l’épure toute classique du trio en compagnie du contrebassiste Rosario Bonaccorso et du batteur Franck Agulhon. A partir d’un répertoire choisi, mêlant habilement compositions originales, standards (plus ou moins célèbres !) et chanson pop re-songée (Björk), Legnini plonge résolument au plus intime d’une tradition proprement afro-américaine du piano jazz portée à son plus haut degré de perfection par des musiciens comme Junior Mance, Ray Bryant, Les McCann ou encore Phineas Newborn auquel ce disque rend continuellement hommage. Une musique directe, chaleureuse, gorgée de swing et de gospel, qui sans passéisme ni nostalgie, célèbre la modernité intemporelle du jazz.
En 2008, il achève avec Trippin’, le dernier volet du triptyque (Miss Soul, Big Boogaloo) qui l’impose comme l’un des maîtres de l’art du trio à la française, où sa science des standards se double d’une connaissance des classiques soul. Puis ce sera The Vox (2011), un disque qui redit jusque dans son titre son désir de lendemains enchantés (il invite la chanteuse Krystle Warren). “Avec la voix, tout devient plus clair, plus lisible. Au premier degré.”, confiait- il alors… Eric Legnini se verra décerner pour cet album une victoire du Jazz. En 2013, il signe l’album Sing Twice! : Tout est dit dans le titre. Ce jeu de mot raisonne fort à propos sur la carrière d’Eric Legnini. Chante à deux fois, donc ! Cela fait doublement sens chez celui qui, depuis Miss Soul en 2005, a pris sept ans de réflexions avant d’en arriver là. Entendez un album qui flirte bien souvent avec la pop. Tout son parcours plaide pour l’ubiquité du quadragénaire, qui s’est fait la main auprès des plus fameux improvisateurs de sa Belgique natale.
Sing Twice ! est nominé aux Victoires du Jazz la même année. Dix doigts majeurs – trente si l’on ajoute le batteur Franck Agulhon et le contrebassiste Thomas Bramerie – et trois voix majuscules, voilà la formule alchimique (relevée ça et là d’une section de cuivres, d’une guitare funky, de quelques percussions de l’Afro Jazz Beat) qui le compose. Les voix c’est d’abord celle d’Hugh Coltman, croisé lors de l’émission “One Shot Not” sur Arte. C’est ainsi qu’Eric convie le chanteur anglais lors d’un premier concert à l’automne 2011. “Il apportait une tournure plus blues, plus soul, plus Stevie.” Tant et si bien que désormais Hugh devient un membre à part entière du groupe, comme le confirment les trois thèmes superlatifs où son timbre singulier, un brin dandy pouvant prendre les accents d’un falseto blues, fournit la couleur principale de cet album aux reflets multiples : soul pop. Deux autres chanteuses mettent d’ailleurs leur grain de soul sur cette galette, lui donnent des couleurs complémentaires : la malienne Mamani Keita, dans une veine plus clairement afro funk, et l’américano-japonaise Emy Meyer dans un registre nettement plus folk. “Avec Mamani, j’ai réussi à achever ce que j’avais entamé sur The Vox. L’Afrique très présente est cette fois incarnée par cette griotte qui habite avec une intense énergie les deux titres que je lui ai proposés. Quant à Emy, elle offre un autre point de vue, plus clairement folk pop.”
Depuis, Eric Legnini poursuit son travail de compositeur, réalisateur d’albums (Kellylee Evans…), joue au sein de groupes all star comme le quartet avec Manu Katché, Richard Bona et Stefano di Battista ; il crée également à Jazz à la Villette en septembre 2014 un programme autour du mythique album de Ray Charles “What’d I say” (avec les voix de Sandra Nkaké, Alice Russell, Elena Pinderhughes), dirige le projet “Jazz à la Philharmonie” en février 2015 avec un groupe composé de 10 musiciens parmi lesquels Joe Lovano, Jeff Ballard, Ambrose Akinmusire, Stefano di Battista…
2015 est une année où on le voit continuer à multiplier les projets : tournée avec le projet “What’d I say”, enregistrement pour le label Impulse! de l’album “Red & Black Light” avec Ibrahim Maalouf, qui le conduira pour des concerts sold out partout en France et en Europe jusqu’à l’apothéose à l’AccorHôtelArena de Bercy le 14 décembre 2016 !
2017 marque le grand retour d’Eric Legnini sur disque en leader : Waxx Up sort au printemps et sera le troisième volet du triptyque consacré à la voix et initié avec l’album “The Vox” en 2011. Il convie son trio (Franck Agulhon à la batterie et Daniel Romeo à la basse électrique) ainsi que des cuivres et des voix : Yael Naïm, Charles X, Mathieu Boogaerts, Michelle Willis, Hugh Coltman ou encore Natalie Williams.
D’emblée, le premier titre donne le cap. “I Want You Back”, plus qu’une introduction, mieux qu’une mise en bouche, une voie à suivre. Trois minutes trente, tous d’un bloc, au service d’une chanson. Pourvu que ça groove. Direct, Eric Legnini change de casquette, et du coup de braquet, avec cette nouvelle galette : le pianiste émérite mute en producteur, attentif à la puissance d’une mélodie, à la classe d’une rythmique. Waxx Up : une bonne baffle en pleine tête, à l’image du visuel qui orne la pochette ! Parce que de toutes les manières, c’est la cire noire qui a toujours été sa matière première. Tel est le diapason d’un album qui sonne comme une somme de 45-tours, des titres taillés pour des voix au pluriel des suggestifs du maître de céans : Eric Legnini. [d’après CONSERVATOIRE.BE]
Premières rencontres
Né à Huy (Belgique) le 20 février 1970, sa mère est professeur de chant lyrique au conservatoire d’Huy, son père guitariste amateur. Il suit un enseignement académique en solfège et piano depuis l’âge de six ans. À douze ans, il découvre le jazz et sympathise avec le batteur Stéphane Galland, futur fondateur du groupe Aka Moon, auquel il fera régulièrement appel pour son trio à ses débuts, et qu’il retrouve dans le groupe Nasa-Na au côté du bassiste Michel Hatzigeorgiou. Persuadé qu’une carrière de concertiste lui est inaccessible, il quitte la Belgique pour New York et se consacrer au jazz en 1988. Il y suit des cours avec Richie Beirach, sympathise avec Dave Kikoski et découvre Kenny Kirkland qui sera pendant longtemps l’une de ses références majeures.
Revenu au pays natal, Eric Legnini s’impose rapidement comme un pianiste de grand talent. Professeur au Conservatoire royal de Bruxelles, il signe un premier album en trio, travaille avec le saxophoniste Jacques Pelzer, figure historique de la scène be-bop belge, collabore avec Joe Lovano et accompagne pendant plusieurs mois l’harmoniciste Toots Thielemans. En 1992, il fait la connaissance de Flavio Boltro et Emanuele Cisi, adeptes d’un néo-bop qui trouve en Italie certains de ses meilleurs représentants. Par leur biais, il rencontre leur compatriote saxophoniste Stefano Di Battista avec qui débute une collaboration de longue haleine (Volare, 1995 ; A Prima Vista, 1998) dont le succès l’amène à résider de manière régulière en France où il travaille également avec Eric Le Lann, les frères Belmondo, André Cecarrelli…
Influences multiples
Son style, inspiré principalement de Herbie Hancock, Chick Corea et Bill Evans, en fait un accompagnateur recherché ; sa flexibilité et ses compétences d’arrangeur lui permettent d’œuvrer en parallèle à l’élaboration de disques de variétés (Serge Reggiani, Henri Salvador, Claude Nougaro…) ou de projets orientés vers le groove où il a recours au piano électrique Fender Rhodes (DJ Cam, Tassel & Naturel). En 2003, il participe au disque Wonderland de Stéphane Belmondo sur des chansons de Stevie Wonder.
Opérant une sorte de mue stylistique encouragée par ses confrères Dado Moroni et Alain Jean-Marie, il affirme avec une trilogie d’albums (Miss Soul, Big Boogaloo et Trippin’ enregistrés entre 2005 et 2007) un intérêt grandissant pour les pianistes du soul jazz et une certaine école noire du piano funky, marquée par le blues et le gospel, mettant en avant, au travers de reprises et dédicaces, deux figures en particulier, Phineas Newborn et Les McCann. Prenant pour base son trio avec le batteur Franck Agulhon, il élargit par la suite le champ de son expression à d’autres influences extra-jazzisitiques, de l’afro-beat à la folk en passant par la chanson pop, en signant des albums produits par ses soins dans lesquels il convie des vocalistes venus d’horizons très différents : l’Américaine Krystle Warren (The Vox, 2011), le britannique Hugh Coltman, la malienne Mamani Keita et l’américano-japonaise Emi Meyer (Sing Twice, 2013), deux disques qui reçoivent un accueil radiophonique et public important et lui permettent d’apparaître comme un musicien de premier plan. [d’après PAD.PHILARMONIEDEPARIS.FR]
De 1949 à 1989, la maison d’édition Marabout a régné sur le marché de l’art de vivre, de la santé et des loisirs. Créateur de tendances, éditeur de best sellers, Marabout a aussi exploré l’univers de la BD, du polar et des jeux. On doit cette aventure à deux hommes, Jean-Jacques SCHELLENS, jeune directeur éditorial des publications des Scouts de Belgique, et André GERARD, imprimeur verviétois, associé lui aussi à l’univers des scouts. Ensemble, ils ont créé l’une des premières expériences francophones populaires du livre en format de poche.
La naissance de Marabout
Marabout, c’est avant tout une histoire d’audace et de créativité, à l’image de sa naissance. A la Libération, en 1944, André Gérard accepte une commande de l’éditeur anglais Nicholson et Watson, qui voulait lancer une collection en petit format pour le public belge et français. Il achète une rotative et lance avec Schellens deux collections. Marabout naît en 1949, un an après que cet accord a été dénoncé par l’éditeur anglais, parce que les livres n’arrivent plus sur le marché français, pour des raisons de politique économique. Que faire des machines achetées ? Ils imaginent alors de lancer une collection de livres de poche, dont ils seront à la fois l’éditeur et imprimeur. C’est le dépôt du label Marabout en janvier 1949, à l’enseigne de ce sympathique échassier.
Le premier livre de poche ?
En vérité, pendant toute la première moitié du 19e siècle, en Europe, en France, les collections de format pratique, vendues à bon marché se sont multipliées : collection Nelson, collection Pourpre, collection Que sais-je ? dès 1941 aux Presses universitaires de France… Les collections de poche se sont surtout multipliées aux Etats-Unis et en Angleterre. Dès 1935, on lance en Angleterre la collection Penguin, dont Marabout va retenir une partie de l’image animalière. Schellens et Gérard lancent Marabout avec un projet assez neuf, en ce sens où c’est une maison d’édition qui lance du livre de poche, et qui entend ne se consacrer qu’à ça. “Marabout, c’est le livre de poche“, souligne Pascal Durand.
Un objet-livre avant-gardiste et une identité bien définie
Le tout premier titre publié sous le logo Marabout, c’est d’ailleurs La vallée n’en voulait pas, de l’anglaise Jane Abbott. Au niveau de l’identité, c’est un format différent : des couvertures plastifiées, des livres collés et pas cousus, des pages déjà rognées. Les livres sont imprimés sur du papier de qualité médiocre, mais brochés solidement sous des couvertures vernissées qui ont extraordinairement bien résisté au temps. L’idéologie est elle aussi bien définie : on désacralise le livre-objet en proposant à tous les publics un livre accessible à toutes les bourses, à 20 francs belges, soit 50 centimes d’euro.
Un médium de communication
Pour Schellens et Gérard, le livre est, d’abord et avant tout, pensé comme un outil de communication, un médium de communication en direction du lecteur. Il doit être accessible, ils vont donc emprunter le réseau de diffusion des librairies mais aussi des dépôts de presse. Ce qui va demander une périodicité très grande : un livre sortira tous les 15 jours, dans différentes collections.
Les couvertures captent immédiatement l’intérêt. Certaines sont de véritables œuvres d’art, réalisées soit par des graphistes ou en réadaptant des affiches de cinéma. Car Schellens avait eu la démarche très intelligente d’abonner la maison Marabout aux magazines professionnels américains d’édition et du cinéma. Lorsqu’un film sortait sur les écrans, Marabout pouvait sortir le livre en même temps, avec l’affiche du film en couverture.
40 ans de collections
L’ambition de Marabout est de populariser le livre et de toucher le public le plus large, le plus diversifié, le plus fidèle possible. Parmi leurs collections au fil de 40 ans, il y aura Marabout Géant, Marabout Service, Marabout Junior, Marabout Mademoiselle, Marabout Flash, Marabout Université, Marabout Illustré… Objectif numéro 1 : vulgariser les savoirs, à l’image de Jean-Jacques Schellens. “Il s’occupe des publications scoutes, avec cet esprit de formation permanente, d’effort, de dépassement de soi… La lecture entre dans cette logique scoute, où tout doit servir à l’amélioration, à la progression, à un rapport à la fois ludique et éducatif, tant du côté de l’évasion, de l’imagination, que du savoir-faire et des savoirs“, explique Pascal Durand.
Marabout Service
Les collections Marabout se déploieront dans deux directions. Vers le roman d’abord, le roman d’évasion, le roman sentimental, des romans assez bas de gamme. Marabout Géant en 1951 rassemblera plusieurs livres de poche en un seul, et publiera aussi des auteurs classiques, pour les populariser.
La deuxième direction est celle des savoir-faire, des savoirs pratiques. Dès 1952, la collection Marabout Service est lancée, qui deviendra rapidement best seller. Les premiers livres traitent du ménage, du foyer. Ils sont d’abord dédiés aux femmes et ensuite deviennent mixtes. Le premier titre, J’élève mon enfant, du pédiatre américain Benjamin Spock, sera le tout grand succès commercial de Marabout Service à ses débuts. Toutes les mères auront ce livre entre les mains !
En 1953, Hachette a lancé son livre de poche. Les Belges Schellens et Gérard doivent réagir. Dans un nouveau coup de génie, ils lancent la collection Marabout Junior, destinée aux jeunes entre 10 et 18 ans. Elle leur propose des biographies de grandes personnalités, des grands reportages et une série d’aventures d’un héros récurrent qui sera inventé par Henri Vernes : Bob Morane et son acolyte Bill Ballantine. 141 aventures de Bob Morane, 60 000 exemplaires vendus pour chacune d’entre elles. Les jeunes s’identifient à ses grandes valeurs. Ces livres, vendus à 15 FB, arrivant presque toutes les semaines, alimentent un appétit de lecture chez cette jeunesse des années 50. Cette collection est à mi-chemin du périodique et du roman, avec en annexe un dossier explicatif, un concours… dans un esprit scout et de bonne volonté culturelle.
Elle sera prolongée pour les filles, dès 1955, avec Marabout Mademoiselle et Les aventures de Sylvie, de René Philipe. “Ces collections vont être un succès d’édition absolument considérable et je pense qu’ils sont entrés dans la mémoire collective. Ces ouvrages à bande jaune sont dans le grenier de nos parents comme ils sont dans le grenier de notre mémoire collective“, souligne Pascal Durand.
Marabout doit constamment innover pour rester dans la course. La collection mythique des Marabout Flash paraît en 1959, dans un format spécifique, petit et carré. Elle aborde les différentes facettes de la vie quotidienne : la maison, le bricolage, le savoir-vivre, les langues, la beauté, la cuisine… : Nous recevons, Dansons, Je Cuisine vite, Je peins ma maison, J’apprends à conduire, Je m’habille bien…
Des millions d’exemplaires vont être vendus de ces 300 titres parus en 10 ans. Toujours à mi-chemin de l’auto-formation et de l’humour, assuré par un petit couple des années 50-60, Monsieur et Madame Flash, personnages récurrents. Trois nouveaux volumes paraissent chaque trimestre, ils sont anonymes, rédigés selon un cahier des charges bien précis, au niveau des illustrations, du ton, du niveau de langue. Mais avec un sens ludique, un sens marqué par une bienveillance à l’égard du lectorat, ce qui a engendré chez un très grand public un rapport de fidélité et de connivence affective. “Les Marabout nous ont un peu tous construits, en tout cas ma génération et celle de mes parents“, constate Pascal Durand.
Schellens s’inspirait des enquêtes sur les pratiques culturelles des Français pour trouver des thématiques. Avec un succès colossal : 20 millions d’exemplaires diffusés dans 74 pays. Cela correspond à tout l’imaginaire de la société de consommation des années 60.
Marabout Université est lancée en 1961, qui sera de la vulgarisation de très haut niveau à destination du public qui, de plus en plus, accède à des études supérieures : botanique, littérature, histoire, radio et télévision… La qualité de contenu est à souligner. Parmi les rédacteurs, on retrouve de grands historiens, des scientifiques de haut niveau.
Succès et déclin
Au milieu des années 60, alors que l’entreprise est très florissante, Marabout Junior et Marabout Mademoiselle sont remplacés par Marabout Pocket, une collection de livres plus modernes, centrée sur des héros récurrents. Mais à la fin des années 60, la machine commence à faiblir. D’abord, parce que le marché du livre de poche est de plus en plus saturé. Ensuite, parce que Schellens et Gérard vont avoir un différend et mettre un terme à leur association, au début des années 70.
Marabout connaîtra pourtant encore de belles années. En 1976, l’écrivain Jean-Baptiste BARONIAN est recruté pour redynamiser les collections : Marabout Science-Fiction, Marabout Suspense, Marabout Document et surtout Marabout Fantastique, qui sera un chef d’œuvre éditorial, avec par exemple les textes de Jean RAY.
Les années 70 marquent le début de la crise pour la société de consommation. Ce sera une lente descente aux enfers pour Marabout, qui, en 1983, passe complètement dans le giron de son grand rival : la maison Hachette. Marabout existe toujours comme une collection de la maison Hachette. [d’après RTBF.BE]
L’article complet et la suite de l’entretien avec Pascal Durand, au micro de Yasmine Boudakaest, sont disponibles -avec pubs- sur le site RTBF.BE (article du 29 septembre 2021) ;
TELERAMA.FR. Pilier des Rolling Stones, Charlie WATTS est mort le mardi 24 août à l’âge de 80 ans. Rare en interview, il avait accordé un long entretien en 1998 à Télérama, pour la parution de No security. L’occasion de revenir sur sa place au sein des Stones, de son amour pour le jazz ou encore de sa carrière sur fond de sexe, drogues et rock’n’roll.
Le tambour-major des Rolling Stones est un personnage peu ordinaire. Inconditionnel de jazz, Charlie Watts déteste le rock, ce qui ne l’empêche pas, depuis trente-cinq ans, de battre la mesure du plus grand groupe du monde. Les coups de semonce de Satisfaction, c’est lui. Tout comme les roulements trépidants de Get off my cloud, la frappe cinglante de Paint it black ou le rythme syncopé de Miss You. Trente-cinq années pendant lesquelles il a vécu de l’intérieur une folle épopée, avec son lot de drames, de tournées géantes et d’hystérie collective, sur fond de sexe, drogues et rock’n’roll. Une existence aux antipodes des aspirations de cet homme né en juin 1941 à Londres, et qui exerçait, jusqu’à sa rencontre en 1962 avec Brian Jones, la paisible profession de dessinateur publicitaire. Avare d’interviews (il a passé vingt ans sans faire une seule déclaration…), Charlie Watts s’exprime aujourd’hui à l’occasion de la parution de No security, le nouvel album « live » des Stones.
Depuis dix ans, vous êtes celui qui bénéficie de la plus longue ovation du public chaque fois que Mick Jagger présente les membres des Stones sur scène. Comment expliquez- vous cette popularité ?
C’est dû à la façon dont Mick me présente, non ? [Rires.] Ces ovations sont un immense compliment, mais je me garde bien d’essayer d’expliquer cette popularité. Si on commence à réfléchir à ces choses-là, on devient fou.
No Security a la particularité de présenter certaines chansons en version live pour la première fois.
Et alors ? Mick et Keith ont dû écrire environ cinq cents ou six cents chansons depuis les débuts des Stones. On puise naturellement dans ce vaste répertoire. En concert, il y a toujours une liste de morceaux que le public demande systématiquement. Si vous allez voir un concert de Ringo Starr, vous avez forcément envie de l’entendre chanter Yellow Submarine… Cela dit, nous essayons régulièrement de jouer des titres que nous n’interprétons que rarement, d’où la présence de Sister Morphine, Memory Motel, ou encore The Last Time.
Comment définissez-vous votre position au sein des Rolling Stones ?
[Long silence.] Ma position ? Celle de tout batteur : assurer la rythmique, maintenir la cohésion musicale entre chaque instrument et fournir une plate-forme aux autres.
Beaucoup de gens vous considèrent comme l’éminence grise du groupe, le Stone « sage »…
Sage, je ne crois pas. Disons plutôt intègre. Mais je ne me regarde jamais et je refuse d’analyser la façon dont les gens me perçoivent. C’est sans importance.
Quels sont vos rapports avec deux personnalités aussi fortes que celles de Mick Jagger et Keith Richards ?
Personne n’est plus proche de moi et j’ose espérer que la réciproque est vraie. Leurs personnalités sont ce qu’elles sont. Il faut vivre à l’intérieur de leurs sphères, suivre leur direction.
Aimez-vous autant les tournées qu’il y a vingt ou trente ans ?
Je suis incapable de me souvenir des années 60 ou 70 ! Toutes ces années passées sur la route ont fini par former un long et unique show. De notre dernière tournée, je n’ai retenu qu’une file interminable de valises et une foule de gens sans cesse en train de me dire où je dois aller et ce que je dois faire.
Et votre tout premier concert avec les Rolling Stones, au Flamingo Jazz Club de Londres, le 14 janvier 1963 ?
Aucun souvenir, si ce n’est celui d’avoir joué dans cet endroit avant d’avoir fait partie des Stones. Il faut que ce soit Keith, ou jadis Bill Wyman, qui me rappelle tel ou tel événement pour que je m’en souvienne vaguement. Par contre, je revois très bien notre première tournée anglaise, en 1963, dans les cinémas et les petits théâtres, quand nous partagions l’affiche avec les Everly Brothers, Bo Diddley et Little Richard. C’était merveilleux.
Durant trente ans, vous avez combiné votre jeu de batterie avec la basse de Bill Wyman. Son départ, en 1993, a-t-il modifié la formule rythmique du groupe ?
Il me manque énormément, même si nous sommes toujours en contact téléphonique. Mais sur scène, Darryl Jones [le bassiste remplaçant Bill Wyman, NDLR] est un musicien tellement doué et quelqu’un de si gentil qu’il m’est très facile de jouer et de tourner avec lui. Si nous avions aujourd’hui un bassiste à trop forte personnalité, ce serait insupportable. En tournée, il faut partager chaque instant vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour donner deux heures de spectacle… Quant à savoir si Darryl Jones est meilleur ou moins bon que Bill Wyman, ça me semble un débat stérile. Chaque formation de Duke Ellington était unique, magique, pourtant aucun musicien n’était irremplaçable. Les Rolling Stones, c’est Mick et Keith. La force et l’essence du groupe reposent sur leur bonheur et leur longévité. Peu importe qui joue de la batterie ou de la basse avec eux : tant qu’ils seront ensemble, les Stones existeront.
Quelle est la partie de batterie dont vous êtes le plus fier ?
Peut-être celle de Not fade away, sur l’album live Stripped. Mais c’est difficile à dire car je n’écoute jamais les disques des Rolling Stones.
Dans son livre Stone alone, Bill Wyman écrit que vous êtes le seul du groupe à n’avoir jamais pris de drogue dans les années 60 et à être toujours resté fidèle à sa femme. Qu’est-ce qui a motivé cette attitude ?
Avoir toujours aimé ma femme inconditionnellement ! En fait, j’ai détesté les années 60 et 70. Je trouvais la musique de cette période épouvantable et j’avais beau être au cœur de l’action, je n’ai jamais vu de révolution. Seule la naissance de ma fille m’a rendu heureux. Toutes ces gamines hurlant durant nos concerts et le prétendu mode de vie sexe, drogues et rock’n’roll m’ont toujours paru ridicules et malsains. En ce qui concerne la dope, je me suis rattrapé au cours des années 80 en prenant des tonnes de poudre. J’en ai été le premier surpris, ma femme n’a pas compris, mais le plus étonné, c’était Keith Richards ! Je n’avais plus goût à rien, je me méprisais, j’étais parti à la dérive à plus de 40 ans…
Imaginiez-vous faire une carrière aussi longue dans la musique ?
Pas du tout. Avant de faire partie des Stones, j’accompagnais divers artistes au gré des occasions. Au tout début des années 60, Alexis Korner m’a demandé de tenir la batterie au sein du Blues Incorporated. Ma rencontre avec lui fut déterminante : ce jour-là, je suis entré dans mon premier groupe et j’ai fait la connaissance de ma femme ! Alexis était un véritable catalyseur, doté d’un sixième sens pour dénicher des musiciens exceptionnels, comme Jack Bruce par exemple [futur membre de Cream, NDLR], contrebassiste, chanteur et compositeur surdoué. A l’époque, je n’avais jamais entendu le son d’un harmonica, et pour moi, le blues, c’était quand Charlie Parker était triste. Et voilà que Cyril Davies, un chanteur-harmoniciste, débarque de Chicago et se fait engager dans le groupe. Je n’avais pas la moindre idée de ce qui était en train de se passer… Toute la scène musicale anglaise a explosé grâce aux visions d’Alexis Korner. C’est alors qu’un p’tit gars quitte sa campagne de Cheltenham, une guitare sous le bras et un bottleneck au doigt. Il s’appelle Brian Jones, et la première chose qu’il fait en arrivant à Londres, c’est d’aller voir le Blues Incorporated en concert. C’est comme ça que je l’ai rencontré. Dans la mouvance d’Alexis, il y avait également un dénommé Mick Jagger, qui montait parfois sur scène pour chanter un morceau sous les yeux de son copain Keith Richards…
Vous dites ne pas aimer le rock’n’roll, ne jamais écouter les disques des Rolling Stones. N’auriez-vous pas préféré rester dessinateur de publicité ?
Non ! J’ai toujours voulu être batteur, mais j’étais persuadé de ne jamais pouvoir y parvenir. Mon rêve, c’était de devenir Kenny Clarke et d’accompagner les grands maîtres du jazz. Mais ça, c’est une autre paire de manches… Quand j’avais 17 ans, en 1958, je suis allé à Paris pour voir mon idole jouer avec Bud Powell, un pianiste génial, et Pierre Michelot, un bassiste qui avait accompagné Django Reinhardt. Ce monde était mon univers, et j’aimais ces musiciens. Dans le Paris des années 50, le jazz n’était pas, comme aux Etats-Unis, une musique réservée aux Noirs, c’est pourquoi votre capitale était à cette époque la Mecque des musiciens de jazz. Je me souviens qu’il y flottait un parfum très romantique, je me rappelle avoir rencontré Kenny Clarke à Saint-Germain-des-Prés, un homme flamboyant qui vivait une véritable romance avec Paris. Moi-même, j’avais l’impression de vivre dans un film de Fred Astaire.
Les Rolling Stones ont joué du blues, du rock, du rhythm’n’blues, de la soul, du disco, du reggae, mais jamais de jazz. Leur avez-vous suggéré de s’y essayer ?
Non, j’ai simplement conseillé à Mick d’inviter Joshua Redman à venir jouer sur Waiting on a friend lors de notre dernière tournée. Je lui ai également suggéré d’inviter Miles Davis sur certains de nos morceaux, mais malheureusement, ça ne s’est pas fait… Le seul musicien de jazz que Mick ait invité de son propre chef fut Sonny Rollins, lors de l’enregistrement studio, à Paris, de Waiting on a friend, en 1980. Sincèrement, je ne pensais pas que Rollins accepterait. Il l’a pourtant fait et en plus, il a adoré ! Ce fut un enchantement de pouvoir jouer avec celui que je considère comme le dernier géant du saxophone. En tant que simple auditeur, j’ai toujours préféré Sonny Rollins à John Coltrane, dont le succès a fait ombrage à de nombreux saxophonistes.
À force de jouer dans des endroits gigantesques, comme le Stade de France, n’avez-vous pas parfois l’impression d’être une bête de foire dans un grand cirque rock’n’roll ?
Plutôt une petite souris. Il s’agit d’un grand spectacle et mon rôle principal consiste à faire en sorte que Keith ait ses applaudissements. Et puis ces stades géants ne sont vraiment pas faits pour la musique. Tout cela, au bout du compte, n’est que de la comédie.
L’histoire de Margaret Keane aurait pu commencer dans une banlieue acidulée semblable au décor d’Edward aux mains d’argent (1990) de Tim Burton. En réalité, l’artiste, née en 1927, a grandi à Nashville dans le Tennessee, parmi de nombreux ex-agriculteurs ruinés par la Grande Dépression. Celle qui changera son prénom pour Margaret s’appelle alors Peggy Doris Hawkins. Dès l’âge de dix ans, la petite fille peint des enfants dotés d’yeux noirs anormalement grands qui fixent tristement le spectateur tels des chiots en détresse. Placés devant un fond neutre, dans une ruelle grise ou devant un grillage, ces petits personnages aux airs d’orphelins affamés, qui versent une larme ou serrent dans leurs bras un petit chat, provoquent le malaise…
Après une école d’art à Nashville, l’adolescente de dix-huit ans part étudier à la Traphagen School of Design de New York. Elle épouse un homme qu’elle finit par fuir avec leur petite fille Jane, née en 1950. Pour survivre, la blonde aux yeux clairs, coiffée d’un casque platine à la Marilyn Monroe, dessine des portraits de passants dans la rue. Mais ses drôles d’enfants suppliants, qu’elle peint inlassablement, ne trouvent pas preneur. À l’époque, le sexisme va bon train et on respecte peu les femmes artistes. D’autant plus que Margaret est particulièrement timide et n’a pas la fibre commerciale…
Lors d’une foire d’art à ciel ouvert organisée à San Francisco, au début des années 1950, l’Américaine rencontre Walter Keane. Ce séduisant quarantenaire originaire du Nebraska et ex-agent immobilier lui dit être peintre, lui aussi. Chez lui s’amoncellent des croûtes montmartroises inspirées, assure-t-il, d’un séjour à Paris… mais qui, plus tard, s’avèreront ne pas être de sa main ! En 1955, le beau parleur insiste pour l’épouser à Honolulu. Deux ans plus tard, il emmène les toiles de Margaret (signées sobrement de leur nom commun, Keane) dans un club beatnik de San Francisco, le “Hungry i”… qui se prononce “hungry eye” (“œil affamé”). Sans doute une première preuve de son talent pour le marketing.
Entre deux cocktails, le bonimenteur conclut une vente, puis, deux, puis trois… Un jour, la jeune femme comprend que son mari se fait passer pour l’artiste. Prise de court, elle le confronte. Mais Walter lui lance que ses œuvres sont plus faciles à vendre ainsi et que l’essentiel est de gagner de l’argent. Aurait-elle même réussi à en écouler une seule sans ce petit arrangement ? Changer de version les exposerait à des poursuites judiciaires, ajoute le manipulateur. Apeurée, Margaret joue le jeu, se rendant ainsi complice du mensonge…
En un clin d’œil,la situation s’emballe. Exposés à San Francisco, New York et Chicago, les “big eyes” (“grands yeux”) partent comme des petits pains. Très vite, les voilà déclinés en posters, cartes postales, assiettes en porcelaine et aimants à frigo vendus dans les supermarchés et les stations essence ! Le couple déménage dans une villa de luxe avec piscine. En interview, l’imposteur se compare sans ciller au Greco, parle de lui à la troisième personne et raconte que ces enfants lui ont été inspirés par ceux qu’il aurait vus en 1946, se battant pour des restes de nourriture dans un Berlin ravagé par la guerre. Prise au piège, Margaret s’enferme dans une honte silencieuse.
En 1964,l’œuvre Tomorrow Forever, un cortège d’enfants aux grands yeux de toutes les origines, est accrochée à l’Exposition universelle de New York. Avant d’être retirée suite à des plaintes. Car il y a un fossé entre le succès commercial des tableaux et leur réception par les critiques, qui les considèrent comme mièvres et terriblement kitsch. “Si c’était si mauvais, il n’y aurait pas tant de gens pour aimer ça”, répond Andy Warhol ! Aujourd’hui, Margaret Keane est vue comme un précurseur du surréalisme pop et du lowbrow art, né à Los Angeles à la fin des années 1970. Mouvements qui ne craignent pas le “populaire” ni le “mauvais goût” et dont l’un des plus célèbres représentants, l’artiste Mark Ryden (adulé par les stars d’Hollywood), s’inspire d’elle jusqu’au plagiat.
Walter Keane a tenté sans succès de peindre des “big eyes”. Jaloux et frustré, il s’est mis à boire et force son épouse à peindre seize heures par jour, enfermée à double tour dans un atelier à rideaux tirés où personne, pas même sa fille, n’est autorisé à entrer. Son bourreau l’appelle toutes les heures, lui défend d’avoir des amis, frappe son petit chien, la trompe et la menace de mort. Tout en invitant, tout sourire autour de sa piscine, des célébrités dont les très populaires Beach Boys.
À bout, Margaret divorce en 1965, s’envole pour Hawaii avec sa fille et s’y remarie avec un écrivain. En 1970, elle annonce à la radio être la véritable auteure des toiles. Un défi est alors organisé : elle et son ex-mari doivent peindre devant les médias en plein milieu de l’Union Square de San Francisco. Mais Walter ne s’y rend pas et Margaret l’attaque en justice. Lors du procès ouvert en 1986, elle exécute devant le juge et les jurés, en 53 minutes, un tableau typique de son style. Acculé, l’imposteur prétexte une douleur à l’épaule pour échapper à l’exercice qui exposerait au grand jour son inaptitude…
Margaret gagne. En appel, ses 4 millions de dollars de dommages et intérêts sont annulés, mais peu importe : la voilà enfin reconnue et capable de signer ses toiles de son nom. Son ex-mari clamera être l’auteur des toiles jusqu’à sa mort en 2000, mais le film Big Eyes (2014) de Tim Burton, très fidèle à la réalité (avec les talentueux Amy Adams et Christoph Waltz dans le rôle des Keane) achève de rétablir les faits. Aujourd’hui, l’artiste âgée de 93 ans signe des portraits d’enfants plus joyeux qu’auparavant. Libérés de l’injustice et du poids du secret… [d’après BEAUXARTS.COM] Plus d’oeuvres de Margaret Keane…
Quelle est l’identité de la Wallonie ? En 1905, le 5e Congrès wallon est organisé à Liège pour observer et évaluer la place de la Wallonie dans l’Histoire et la projeter dans l’avenir. Il s’agit aussi, pour les intervenants, de préparer un programme de ‘défense‘ contre ce qu’ils appellent ‘les exagérations flamingantes‘.
Ce Congrès de 1905 a-t-il porté ses fruits ? A-t-on assisté, par la suite, à ce que l’on pourrait appeler la légitimation culturelle de la Wallonie ? Eléments de réponse avec Maud GONNE, chargée de recherches du FNRS en études de la traduction.
Le contexte national
Sept ans plus tôt, le vote de la loi d’Egalité, appelée loi de 1898 ou loi Coremans-De Vriendt, a profondément modifié le paysage de la Belgique. Elle stipule que les lois sont désormais votées, sanctionnées et publiées en français et en néerlandais. “Cela n’a l’air de rien, mais c’est un grand pas vers l’instauration du bilinguisme en Belgique tel qu’on le connaît aujourd’hui. Cela va provoquer de nombreuses tensions” souligne Maud Gonne. Le fait de mettre le français et le flamand sur le même pied est ressenti comme injuste par les militants wallons, qui ne voient pas de raison d’imposer le flamand partout en Belgique. La configuration professionnelle risque d’en être bouleversée, avec un recul du recrutement côté wallon.
Les congrès qui ont eu lieu précédemment dans diverses villes wallonnes, entre 1890 et 1893, visaient surtout à défendre le français à Bruxelles. Le Congrès de 1905 est particulier parce qu’il va tenter, pour la première fois, et en réponse à cette loi, de définir une identité wallonne, d’exalter une âme wallonne.
Le Mouvement wallon
Parmi les pionniers du Mouvement wallon, on compte les membres fondateurs de la revue Wallonia, Archives wallonnes d’autrefois, créée en 1892. Le libéral Julien DELAITE, va, quant à lui, fonder en 1897 La Ligue wallonne de Liège, qui possédera son propre organe de presse jusqu’en 1902 : L’Âme wallonne.
Liège joue un rôle prépondérant dans cette question wallonne et lors de ce Congrès wallon. En tant que principauté indépendante jusqu’à la révolution française, elle a son histoire, sa singularité à mettre en avant. La Ligue wallonne de Liège décide d’organiser ce 5e Congrès wallon dans le cadre de l’Exposition universelle de 1905 qui se tient à Liège, date qui correspond au 75e anniversaire de l’indépendance de la Belgique.
Le Congrès entend exclure toute considération politique, rester en dehors de tout esprit de parti. Or on sait bien que tout ce qui a trait à la langue est politique, en Belgique… Le terme ‘politique de races‘ est évoqué de façon omniprésente. “Nous n’attaquons pas les Flamands mais nous entendons flageller les exagérations flamingantes qui menacent l’intégrité de la Patrie belge. Nous voulons aussi mettre en lumière ce que les Wallons furent dans le passé, ce qu’ils réalisent dans le présent et ce à quoi ils aspirent pour l’avenir“, dira Julien Delaite dans son discours. Peu avant le congrès de Liège, le député anversois Coremans avait en effet déclaré : “Les Wallons ont un passé sans gloire.”
La place du wallon dans la vie courante
A partir de 1830, la Belgique est une nation où l’élite au pouvoir parle le français et où la bourgeoisie est bilingue ; dans le nord du pays, franco-flamande, dans le sud du pays, franco-wallonne. Le peuple parle des dialectes, flamands, wallons, germaniques. Il existe très peu de preuves officielles de la présence du wallon, car la langue n’est pas prise en compte lors des recensements linguistiques. Toute personne qui parle wallon est assimilée au français. Une étude indique quand même que jusque 1920, 80% de la population préférait utiliser le wallon pour communiquer avec les autorités locales, ce qui prouve qu’ils ne parlaient pas wallon qu’entre eux. Au début du 20e siècle, le wallon est toujours omniprésent.
La place du wallon dans la vie publique et politique
Le Congrès de 1905 a lieu principalement en français. Le wallon est utilisé pour quelques interactions plus symboliques : une commémoration à Sainte Walburge, avec un discours en wallon, pour commémorer l’implication des Wallons dans la Révolution belge de 1830. Et au banquet final, on chante bien sûr en wallon. La place du wallon dans la vie publique, dans l’administration, l’éducation, la justice, est au centre des débats.
Julien Delaite remet en question la loi de 1898 qui permet d’être jugé en flamand, aussi bien en Flandre qu’à Bruxelles. Elle est injuste pour les Wallons, parce qu’on utilise le terme ‘vlaamse taal‘, langue flamande. Ce qui veut dire qu’on met une langue, le français, et ce qu’on considère comme une myriade de dialectes, sur le même niveau.
“Les perspectives pour un locuteur d’un dialogue ou d’une langue ne sont évidemment pas les mêmes au niveau professionnel. Les militants wallons ont peur pour l’émancipation sociale des jeunes Wallons. S’ils doivent apprendre un autre dialecte, plutôt qu’une langue nationale, comme l’anglais ou l’allemand, c’est problématique. Et les discours n’ont pas changé aujourd’hui“, observe Maud Gonne.
Julien Delaite exige que les magistrats aient au moins une connaissance orale du wallon, pour être sûr que l’inculpé puisse comprendre les débats et pour s’assurer qu’il n’y ait pas un corps de magistrats principalement flamands actif en Wallonie. Il revendique aussi le bilinguisme franco-wallon pour les fonctionnaires en contact avec le public, en Wallonie.
Les traducteurs sont très présents en Flandre depuis le début. La traduction est l’arme du Mouvement flamand pour imposer peu à peu la langue flamande au niveau national. En Wallonie, ce n’est pas institutionnalisé. C’est là que le bât va blesser…
Le wallon dans l’éducation
La langue de l’éducation est un autre point de débat au congrès. Le bilinguisme flamand-français est nécessaire en Flandre. Alors pourquoi pas le bilinguisme wallon-français en Wallonie ?
“La question de l’enseignement du wallon en Wallonie est très peu abordée parce que cela reste une question fort symbolique. Les philologues souhaiteraient que le wallon soit mis à l’honneur, car le français est déjà pour les jeunes Wallons une langue étrangère. Le flamand serait un frein à l’ascension sociale de ces jeunes qui doivent déjà apprendre une langue étrangère” explique Maud Gonne.
Entre modérés et radicaux, le débat va se focaliser finalement sur le français par rapport au flamand. Le wallon est ainsi instrumentalisé pour imposer et conserver le français au niveau national et pour maintenir l’élite francophone en place.
Le Congrès de 1905 va réussir pour un temps à construire une identité wallonne, qui s’exporte de plus en plus. On publie de plus en plus d’ouvrages sur l’originalité wallonne, des traductions se font vers le wallon, on organise des expositions d’art wallon…
La Première Guerre Mondiale va hélas provoquer une rupture, déjà parce qu’en 1918, un élan de patriotisme suit la Libération. On met de côté les différends régionaux. Par ailleurs, à partir de 1921, la loi du monolinguisme territorial et du bilinguisme à Bruxelles fait passer à la trappe la question de la langue wallonne. En 1920, une chaire de dialectologie s’ouvre à l’Académie belge et dès lors, le wallon n’a plus aucune chance de devenir une langue. Après 1918, l’instruction publique devient obligatoire et se passe en français, ce qui va marquer le déclin du wallon.
Pour Maud Gonne, une bonne politique de la traduction aurait pu participer, en renforçant sa visibilité et son identité, à la sauvegarde du wallon, qui malheureusement aujourd’hui est fort menacé. L’identité culturelle wallonne est, quant à elle, toujours bien présente, même si elle est plutôt faible par rapport à l’identité culturelle flamande.
Le même sujet (validé par des historiens) est disponible sur le site Connaître la Wallonie qui a été chargé de la diffusion en ligne de l’Encyclopédie du Mouvement wallon, fruit du travail opiniâtre, entre autres, de Paul Delforge, historien ULiège à l’Institut Jules Destrée :
30 septembre, 1er et 2 octobre 1905 : le Congrès wallon de Liège révélateur de l’identité de la Wallonie
“À l’occasion de l’Exposition universelle de Liège, en 1905, la Ligue wallonne de Liège organise un important Congrès wallon. Présidé par Julien Delaite, il peut être considéré comme le réel point de départ du mouvement wallon politique qui, comme l’écrira Émile Jennissen, “prend conscience de ses véritables destinées : tous les griefs de la Wallonie furent examinés, ses ressources et son originalité furent mises en relief et l’on dressa un vaste programme d’action wallonne”. De nombreux rapports ont été rédigés par des spécialistes pour l’occasion ; de manière rigoureuse, ils mettent en évidence ce qu’ils considèrent comme les traits originaux des Wallons dans les domaines artistiques, linguistiques, littéraires, politiques, sociaux et économiques. Les débats font ressortir une réelle spécificité wallonne au sein de la Belgique et servent de révélateur.”
Peuplée de 7000 habitants, dont près de 1000 sont des artistes, la République d’Užupis est en réalité un quartier de la ville de Vilnius dans laquelle, les habitants ont effectué une sorte de sécession. Une sécession néanmoins bienveillante puisque le 01 avril 1998, les résidents de ce secteur autrefois décrépi et qui se sont progressivement réunis autour du thème de l’art, décident sous l’égide de Romas Lileikis, de fonder cette micro nation à qui ils donnent une constitution et le nomment président à vie. Près de 500 ambassadeurs honorifiques représentent les intérêts de la République sur la scène internationale sans que le pays soit reconnu comme une nation à part entière.
Face à l’étonnement des autorités qui considèrent ce geste comme anodin, le drapeau de la République représentant une paume de main placée dans un cercle sur fond blanc changeant en fonction des saisons est dressé fièrement vers le ciel.
Mais devant la bienveillance des habitants, le gouvernement lituanien décide, sans le valider officiellement, de laisser en place l’établissement de ce territoire qui au fur et à mesure du temps devient un état de fait. Chaque année, une reine est élue. Une monnaie : l’eurouz circule et la République établie de nombreux liens internationaux avec des états, généralement factuels ou honorifiques, la micro nation ne possédant pas de passeport ou autres documents officiels, mis à part le jour de la proclamation de l’indépendance, le 01 avril durant lequel une taxe d’enjambée de la Vilnia, la rivière de la ville est récoltée en l’échange de la délivrance d’un visa, qui tient plus du folklore que du droit international.
Les touristes qui se pressent durant cette journée festive, le font plus pour profiter de la bière gratuite et de la musique que pour apporter leur soutien à la République ; néanmoins, ce type d’action lui apporte une visibilité internationale qui permet à la république d’asseoir son aura et au gouvernement lituanien de profiter des retombées touristiques de cet évènement.
Sur une superficie de 0,6 kilomètres carrés, la République tente d’exister en proposant aux visiteurs une entrée dans un musée à ciel ouvert. L’ambiance générale demeure excellente et de l’autre côté de la Vilnia, le fleuve qui traverse Vilnius, le visiteur pourra bénéficier de toutes les infrastructures présentes dans la capitale lituanienne : hôtels, restaurants, café et boutiques. Les prix sont similaires à ceux pratiqués dans la ville pour un confort équivalent. […]
Le pont enjambant la Vilnia
Alors que nous nous trouvons toujours dans la capitale lituanienne, nous dépassons une grande bâtisse catholique, reconnaissable entre mille grâce à ses briques rouges ornant le bâtiment dans son intégralité. A un arrêt de bus, nous demandons à un vieil homme qui patiente le chemin pour rejoindre la République d’Užupis. De primes abords, l’homme hoche la tête, tentant de nous expliquer son incompréhension face à notre demande qu’il ne parvient pas à traduire, mais en insistant et en lui montrant sur un morceau de papier le nom lituanien de l’état : Nepriklausoma Užupio Respublika, il sourit et nous désigne avec son doigt une direction que nous nous empressons de suivre.
Après quelques pas, nous parvenons à l’entrée d’un pont qui traverse une rivière : la Vilnia. Un panneau vieilli marque l’entrée dans la République. En contrebas de la rivière, plusieurs personnes, essentiellement des jeunes, profitent d’un moment de quiétude, protégées du soleil par le feuillage des arbres touffus qui longent le cours d’eau.
Sur les contreforts des berges, les cris des enfants se mélangent au calme des lecteurs qui dans une symbiose avec la nature s’intègrent fortement au cadre bucolique du secteur.
Sur les hautes grilles du pont, des centaines de cadenas, fortement enserrés, scellent symboliquement les secrets des visiteurs l’ayant franchi. Certaines anses rouillées dénotent leur ancienneté, un peu comme si les promesses effectuées lors de la séance solennelle de l’accrochage, demeuraient éternelles.
La place du Tibet
Un peu comme un pied de nez aux relations diplomatiques internationales, la place du Tibet se dévoile juste à la sortie du pont. Sur un banc, un homme téléphone, tandis qu’un autre dévore un livre, simplement accoudé sur un rebord.
Lors de la création de la place, après accord de la municipalité de Vilnius, la Chine, en guise de désaccord, a rompu les relations commerciales avec la Lituanie, ce qui n’a pas totalement préjudicié le pays, étant donné que les exportations concernaient exclusivement des fruits rouges.
Aux abords d’une boîte aux lettres transformée en point de distribution gratuite de livre, une sorte d’habitation qui se retrouve généralement en Himalaya. Sur une pelouse fraîchement tondue, deux jeunes filles profitent du soleil en fumant une cigarette. A leurs côtés, l’enfant de l’une d’entre elle, de bas âge, qui court nonchalamment.
Un graffiti sur le mur qui nous fait face dénote un peu avec le côté zen ambiant, accentué par des fanions accrochés sur les arbres. Nous profitons nous aussi de cette ambiance apaisante, en approchant un minuscule lieu de recueillement bouddhiste entourés de Loungta de prières au bord de la rivière avant d’entrer plus en profondeur dans le pays.
Rapidement, nous parvenons jusqu’à la place de l’ange, après avoir arpenté un chemin en pavés qui nous accroche un peu les chaussures. Nous faisons attention de ne pas tomber en nous prenant les pieds dans une des nombreuses anfractuosités du sol.
Face à nous se dévoile une belle petite place entourée de nombreux bars et restaurants. Au centre, une grande colonne qui se termine par un ange soufflant dans une trompette.
La sculpture en bronze créée par le sculpteur Romas Vilčiauskas et l’architecte Algirdas Umbrasas honore la mémoire de Zenonas Šteinis, un artiste et membre actif de la communauté.
Nous nous asseyons sur les renfoncements de la colonne et profitons de la chaleur de la place centrale du pays, une petite place en pavés de dimensions non équivalentes. Les touristes ne sont pas nombreux, l’un d’entre eux, un estonien nous imite. Après s’être assis à notre côté, il s’allume une cigarette et sans rien dire, lève ses yeux vers le ciel pour admirer la statue.
Les habitants en ce qui les concerne arpentent les routes récentes en pavés scellés nouvellement construites et circonscrivant la place pour se rendre dans les bars environnants. Certains d’entre eux s’arrêtent à la fontaine voisine afin de boire quelques gorgées d’une eau dont nous ne savons avec certitude si elle est potable.
Le bar de la place
Face à nous, un petit bar dans lequel entre un homme aux cheveux gris hirsutes. Nous le suivons et découvrons un endroit anachronique semblant sorti tout droit du siècle précédent. Sur les murs parfois jaunis, des objets hétéroclites chinés ici et là.
Les tables semblent avoir fait leur temps, gravées mollement d’inscriptions leur donnant le temps d’un instant le charme des meubles d’écoliers de primaire. Nous lions amitié avec l’homme aux cheveux hirsutes, un artiste qui vit non loin de la place de la statue de l’ange ; il nous invite à boire une bière, tandis qu’il termine son plat.
Au comptoir, un homme, la trentaine nous propose de choisir le breuvage parmi les nombreuses variétés qu’il possède et qui sont fièrement exposées. Le mélange parfaitement homogène d’alcools plus forts portant le nom de : “The Ten” dénote un côté arc-en-ciel flamboyant, le bar étant un lieu d’achoppement des artistes habitant sur le territoire.
Le Street Art
En nous enfonçant dans le pays, nous faisons une halte dans une pâtisserie dans laquelle, nous mangeons pour quelques euros, des gâteaux fait maison. Nous buvons un café en profitant de la modernité des lieux, aux antipodes de l’ambiance rustique découverte dans le bar de la place.
Nous continuons à arpenter les rues pavées du territoire ; partout autour de nous, des graffitis sur les murs évoquent la douceur de vivre d’Užupis ; l’accointance bohème qui se dégage de ses rues traditionnelles nous oblige à freiner le pas afin de pouvoir profiter pleinement de cette apathie ambiante.
Au détour d’une petite arche, sans savoir où nous allons, nous entrons dans un porche donnant accès à une cour dont les murs sont recouverts de tableaux colorés. L’espèce de tunnel que nous empruntons est lui-même agrémenté de manière éphémère de créations visuelles diverses, plus ou moins réussies.
Située au 2 Uzupio, près de l’intersection de Maironio g. et Užupio g, la sirène d’Užupis, tout de bronze constituée a été créée à l’instar de l’ange du pays, par le sculpteur Romas Vilčiauskas. Nichée dans un renfoncement en briques au-dessus de la Vilnia, la sirène est entourée de la superstition locale selon laquelle ceux qui ne résistent pas aux charmes de la sirène vivront leurs jours à Užupis. Construite selon un modèle tendant à emprunter à Médusa, ses caractères mythologiques, la sirène possède un visage intriguant avec une expression faciale à la fois triste et aimant. Perdue puis retrouvée en 2004, la sirène est un symbole d’amour, de tentation, d’intuition, d’espoir et de pouvoir qui attire les voyageurs du monde entier. Aux abords de la rue Pylimo, un œuf géant gît, statique, attendant le temps qui passe. Il s’agit de la sculpture qui le 01 avril 2002, fut remplacée par la statue de l’ange ornant la place centrale du pays. Vendu aux enchères, l’œuf est accessible à la vue de tous.
Non loin de cet emplacement, la bibliothèque nationale ou assimilée comme telle, accueille les visiteurs qui souhaitent s’adonner à la lecture ; d’une conception partagée entre le moderne et le contemporain, elle comprend plusieurs centaines de références, essentiellement en langue lituanienne.
En continuant un peu sa découverte du territoire, un ancien cimetière juif, le senosios žydų kapinės, à l’extrémité de la Krivių gatvė, bien au-delà du centre d’Užupis accueille les touristes les plus enclins à découvrir le passé de la capitale dont l’essence se retrouve au sein de cet emplacement solennel qui comporte quelques stèles aux inscriptions en yiddish, témoignant du passé juif du secteur.
En été, il n’est pas rare de trouver, en arpentant de manière nonchalante les rues d’Uzupio, des jardins aux potagers riches et colorés avec au-devant des maisons, des vieilles dames d’origine russe buvant le thé en houspillant généreusement et gentiment les passants.
L’église Saint-Barthélemy
Dans un renfoncement, au 17 de la rue Uzupio, l’église Saint-Barthélémy est l’une des deux églises de la ville. Elle comprend d’ailleurs le siège de l’unique évêque du pays qui y donne la messe plusieurs fois par semaine.
En entrant dans une petite cour extérieure, nous découvrons un immeuble aux balcons suspendus, fragiles, ne donnant pas cher de leur peau sur le long terme.
Face à nous, entouré d’un cercle contenant les inscriptions : “Salvator Mundi”, un Christ au cœur d’une haute croix en bois.
En entrant dans l’église, qui émerge de sa tour blanche surplombant un cœur de couleur jaune, divers tableaux accrochés sur les murs, dont plusieurs représentant des scènes de la nativité. L’intérieur, d’une richesse insoupçonnée dégage un peu à l’instar du pays autoproclamé, la quiétude et la douceur appelant au recueillement.
En sortant de l’édifice après quelques minutes de coupure, quelques statues se laissent découvrir, nichées au cœur de la verdure circonscrivant l’endroit.
Nous terminons notre découverte du territoire en arpentant une sorte de rue de la constitution qui reprend les commandements intrinsèques du pays en les diffusant sur des plaques en verre.
Užupis a fait traduire sa Constitution en une vingtaine de langues. L’ensemble des versions de ce texte est visible sur un mur de la Paupio gatvė.
• L’Homme a le droit de vivre près de la petite rivière Vilnia et la Vilnia a le droit de couler près de l’Homme
• L’Homme a le droit à l’eau chaude, au chauffage durant les mois d’hiver et à un toit de tuile
• L’Homme a le droit de mourir, mais ce n’est pas un devoir
• L’Homme a le droit de faire des erreurs
• L’Homme a le droit d’être unique
• L’Homme a le droit d’aimer
• L’Homme a le droit de ne pas être aimé, mais pas nécessairement
• L’Homme a le droit d’être ni remarquable ni célèbre
• L’Homme a le droit de paresser ou de ne rien faire du tout
• L’Homme a le droit d’aimer le chat et de le protéger
• L’Homme a le droit de prendre soin du chien jusqu’à ce que la mort les sépare
• Le chien a le droit d’être chien
• Le chat a le droit de ne pas aimer son maitre mais doit le soutenir dans les moments difficiles
• L’Homme a le droit, parfois de ne pas savoir qu’il a des devoirs
• L’Homme a le droit de douter, mais ce n’est pas obligé
• L’Homme a le droit d’être heureux
• L’Homme a le droit d’être malheureux
• L’Homme a le droit de se taire
• L’Homme a le droit de croire
• L’Homme n’a pas le droit d’être violent
• L’Homme a le droit d’apprécier sa propre petitesse et sa grandeur
• L’Homme n’a pas le droit d’avoir des vues sur l’éternité
• L’Homme a le droit de comprendre
• L’Homme a le droit de ne rien comprendre du tout
• L’Homme a le droit d’être d’une nationalité différente
• L’Homme a le droit de fêter ou de ne pas fêter son anniversaire
• L’Homme devrait se souvenir de son nom
• L’Homme peut partager ce qu’il possède
• L’Homme ne peut pas partager ce qu’il ne possède pas
• L’Homme a le droit d’avoir des frères, des sœurs et des parents
• L’Homme peut être indépendant
• L’Homme est responsable de sa Liberté
• L’Homme a le droit de pleurer
• L’Homme a le droit d’être incompris
• L’Homme n’a pas le droit d’en rendre un autre coupable
• L’Homme a le droit d’être un individu
• L’Homme a le droit de n’avoir aucun droit
• L’Homme a le droit de ne pas avoir peur
• Ne conquiers pas
• Ne te protège pas
• N’abandonne jamais
Inscrire la constitution dans une autre langue est possible ; il suffit simplement de s’adresser au service des visas, ouvert en fonction de la fréquentation du pays, quelques jours dans la semaine. Au guichet, une personne se dévouera pour indiquer la marche à suivre, qui coûte néanmoins la somme de 200 euros… [d’après HORS-FRONTIERES.FR]