Octobre correspond, dans le calendrier républicain, à vendémiaire, nom dérivé de vindemia, qui veut dire en latin vendange.
Vendémiaire en main tenant la coupe
Ouvre l’automne et l’an républicain ;
Les vendangeurs vont en joyeuse troupe
Des ceps dorés détacher le raisin.
A la fin d’octobre, la vendange doit être terminée ; les proverbes agricoles nous disent en effet :
Entre saint Michel et saint François
Prends ta vigne telle qu’elle est.
A la Saint-Denis prends–la,
si elle y est encore.
(Hautes-Alpes)
La vigne ne réussit pas en tous pays. En France, la limite de la culture de la vigne touche au nord l’Océan à Vannes, passe entre Nantes et Rennes, entre Angers et Laval, entre Tours et le Mans, remonte par Chartres, pour passer au-dessus de Paris, puis au-dessous de Laon et au-dessous de Mézières, et atteint le Rhin à l’embouchure de la Moselle.
Sur les 150 millions d’hectolitres de vin qui sont récoltés à la surface du globe, lesquels proviennent presque exclusivement des vignes d’Europe, la France, à elle seule, produit 65 millions d’hectolitres ; l’Italie, 33 millions ; l’Espagne et le Portugal, 23 millions ; l’Allemagne, la Grèce 20 millions. Nous n’aurions pas manqué d’ajouter autrefois, du temps où nous combattions nos ennemis séculaires :
Je songe, en remerciant Dieu,
Qu’ils n’en ont pas en Angleterre !
A Rome, le mois d’octobre était placé sous la protection de Mars, auquel on sacrifiait, le 15, un cheval, october equus (cheval d’octobre). Parmi les fêtes qu’on célébrait, durant ce mois, signalons :
Le 11, les Médétrinales, en l’honneur de Médétrina, déesse de la médecine ; on faisait de nombreuses libations de vin, car le vin paraissait être le remède universel.
Le 13, les Fontinales, en l’honneur des nymphes des fontaines ; “on jetait des fleurs dans les fontaines et on couronnait les puits avec des guirlandes de fleurs.”
Le 19 avait lieu la bénédiction des armes, Armilustres ; on faisait une revue générale des troupes dans le champ de Mars.
Le 30, avaient lieu les Vertumnales, en l’honneur du dieu des saisons et des fruits.
La température moyenne du mois continue à décroître : elle était de 15,7° en septembre ; elle descend à 11,3° en octobre. Le jour décroit de 1 heure 43 minutes, savoir de 46 minutes le matin et de 57 minutes le soir ; à la fin du mois, le soleil se lève à 6 heures 47 minutes le matin et se couche à 4 heures 40 minutes le soir.
Bacchus, dieu des vendanges, était largement fêté en Grèce et à Rome. En Grèce, on l’adorait sous le nom de Dionysos et les fêtes des vendanges s’appelaient Dionysiaques. Ces fêtes se distinguaient entre toutes par la gaieté et la liberté extrêmes qui y présidaient ; les esclaves eux-mêmes étaient durant ce temps complètement libres.
A Rome, le dieu des vendanges s’appelait Bacchus et les fêtes qui avaient, pour but d’honorer le dieu, les Bacchanales, étaient l’occasion des plus grandes débauches. Ces fêtes furent supprimées au concile de Constance, en l’an 692.
Albert LEVY (1844-1907) était un physicien français, directeur du service chimique à l’Observatoire de Montsouris (en 1894). Il a écrit sous son nom ainsi que sous le pseudonyme de “A. Bertalisse”. Nous avons retranscrit ici le texte de plusieurs de ses “tableaux” : les légendes du mois de…
Les Romains donnaient au mois qui succède à Mars le nom d’Aprilis, qui vient du mot latin aperire, qui veut dire ouvrir, soit “parce que, dans ce mois, les bourgeons commencent à s’ouvrir“, soit “parce que la terre semble ouvrir son sein en se couvrant d’une végétation nouvelle.” Du mot latin Aprilis nous avons fait avril.
Eu Grèce, le mois d’avril était consacré à la déesse Cybèle, la mère des dieux, comme l’appelaient les Grecs. C’était à Pessinonte, en Phrygie, que se trouvait le principal temple consacré à Cybèle ; on l’y adorait sous la forme d’une pierre noire qui était, disait-on, tombée du ciel.
Le 1er avril, nous nous égayons aux dépens de nos amis en leur annonçant des nouvelles absolument inexactes, et en leur imposant des démarches inutiles. S’ils se fâchent, il nous suffira d’un mot pour calmer leur colère : “Poisson d’Avril !”
Quelle est l’origine de cette plaisanterie vraiment absurde ? On raconte que le roi Louis XIII faisait garder à vue dans le château de Nancy, un prince de Lorraine : “Le prisonnier trouva moyen de se sauver, le 1er avril, en traversant la Meuse à la nage, ce qui fit dire aux Lorrains que c’était un poisson qu’on avait donné à garder aux Français.“
Rappelons d’ailleurs qu’en avril le soleil se trouve dans la constellation zodiacale qu’on appelle les Poissons.
Du commencement à la fin d’avril, les jours augmentent de 1 heure 40 minutes, savoir : de 57 minutes le matin et de 43 minutes le soir.
En avril, la température continue à s’élever et cependant les mauvais temps ne nous ont point complètement quittés. Vous connaissez le dicton : “Il n’est si gentil mois d’avril qui n’ait son chapeau de grésil.”
Il y a d’ailleurs, dans ce mois, une échéance qui terrifie un grand nombre de paysans et qui suscite chez eux les croyances les plus superstitieuses : je veux parler de la lune rousse. Les agriculteurs appellent lune rousse la lune qui, commençant en avril, devient pleine soit à la fin d’avril, soit au commencement de mai ; ils attribuent à la lumière de la lune la gelée qui, à cette époque de l’année, roussit les plantes. Les agriculteurs se trompent. Les plantes gèlent quand la température baisse et que le ciel est découvert, circonstance qui favorise le refroidissement de la terre. Or il est bien vrai que lorsque la lune brille, le ciel est dégagé , mais on voit que dans ces gelées tardives “la lune n’est pas complice, mais simplement témoin du dégât.“
En avril, l’agriculteur souhaite la pluie pendant la première partie du mois :
Pluie d’avril
Remplit grange et fenil.
Mars hâleux,
Avril pluvieux
Font mai joyeux.
Quand il tonne en avril,
Vendangeurs, préparez vos barils.
Albert LEVY (1844-1907) était un physicien français, directeur du service chimique à l’Observatoire de Montsouris (en 1894). Il a écrit sous son nom ainsi que sous le pseudonyme de “A. Bertalisse”. Nous avons retranscrit ici le texte de plusieurs de ses “tableaux” : les légendes du mois de…
Le fondateur de Rome, Romulus, voulant donner à son peuple un calendrier nouveau, divisa l’année en dix mois de trente jours, suivis de soixante jours complémentaires et consacra le premier de ces mois au dieu Mars dont les Romains le prétendaient issu.
On raconte qu’à Rome, sous le règne de Numa, en l’an 44 de la fondation de la ville, une pierre ayant la forme d’un bouclier tomba du ciel. Les oracles furent consultés.
Ils déclarèrent que le destin de la ville naissante était lié à la conservation du bouclier céleste. Numa fit exécuter par un ouvrier habile onze boucliers absolument semblables à celui-là, afin de déjouer les mauvais desseins de ceux qui tenteraient de s’en emparer. On donna à ces boucliers le nom d’Anciles, d’un mot grec qui veut dire courbe, “parce qu’ils étaient échancrés latéralement de manière qu’ils étaient plus larges vers leurs extrémités qu’à leur partie moyenne.“
Ces anciles étaient déposées dans le temple de Mars, sous la garde de douze prêtres appelés saliens (de salire, sauter, ou saltare, danser) parce que chaque année, le premier mars, ils parcouraient la ville “portant au bras les boucliers sacrés et exécutant, au son des instruments de musique, des danses et des chants solennels. Pendant les trois jours que durait cette fête, on ne pouvait ni se marier, ni entreprendre quelque chose d’important.“
Vers le 21 mars commence le printemps. Nous sommes à l’équinoxe, ce qui veut dire que la durée du jour est égale à la durée de la nuit. “C’est l’époque du réveil de la nature, c’est le règne des fleurs, c’est la jeunesse de l’année !” En l’honneur du printemps, on célébrait à Athènes et à Rome des fêtes consacrées à Flore, la déesse des fleurs.
La température moyenne qui a atteint en janvier son point le plus bas (2,4°) se relève de plus en plus ; elle était de 4,5° en février, elle est de 6,4° en mars. Ce n’est pas que nous soyons délivrés des froids de l’hiver, car mars est souvent froid et pluvieux ; les pluies, courtes et fréquentes, qui tombent alors que rien ne semblait les faire prévoir, sont connues sous le nom de giboulées.
Les vingt premiers jours de mars, qui terminent le mois républicain de Ventôse, sont en général pluvieux. Avec l’équinoxe du printemps arrive Germinal c’est le temps où la semence confiée à la terre commence à germer.
La terre, déjà préparée, va recevoir durant ce mois : les avoines, les blés de printemps, les pois, les lentilles, les carottes, le lin, le tabac… C’est l’époque favorable pour le semis des arbres résineux : le pin sylvestre, le pin maritime. Le jardinier termine les labours et va semer les laitues, les chicorées, le cerfeuil… La nature, engourdie durant les mois de l’hiver, se réveille ; le soleil nous envoie des rayons plus chauds et plus lumineux. Nos arbres, dont les tiges desséchées se détachaient sur le fond gris et triste du ciel, commencent à porter des bourgeons ; la violette émaille nos parterres… c’est le Printemps !
En mars, les agriculteurs demandent de la sécheresse ; ils craignent tout à la fois les gelées et les chaleurs trop hâtives. Les orages sont aimés du vigneron et redoutés des cultivateurs, ce qui explique que certains dictons soient contradictoires suivant leur provenance. Voici les principaux :
Mars, sec et beau
Remplit caves et tonneaux.
Quand en mars beaucoup il tonne,
Apprête cercles et tonnes.
Quand il tonne en mars
Le fermier enrage…
Janvier le frileux,
Février le grésilleux,
Mars le poudreux,
Font tout l’an plantureux.
Le mois de mars est souvent brumeux. Les agriculteurs prétendent que si l’on note avec soin les jours de brouillard de Mars, on peut être assuré qu’il y aura en mai des gelées blanchies aux jours correspondants. Le fait n’est pas encore admis par les savants.
Albert LEVY (1844-1907) était un physicien français, directeur du service chimique à l’Observatoire de Montsouris (en 1894). Il a écrit sous son nom ainsi que sous le pseudonyme de “A. Bertalisse”. Nous avons retranscrit ici le texte de plusieurs de ses “tableaux” : les légendes du mois de…
Septembre vient du mot latin septem, qui veut dire sept. Pour n’y plus revenir, nous rappellerons tout de suite qu’octobre, novembre et décembre viennent des mots latins octo, novem et decem, qui signifient huit, neuf et dix, et se rapportent, comme septembre, à l’ancienne année romaine, dont l’origine était en mars.
En septembre, les jours continuent à décroître. La diminution est de 1 heure 43 minutes, se décomposant ainsi : 46 minutes le matin, et 57 minutes le soir. Vers le 21 juin dernier, le Soleil avait atteint sa plus grande hauteur ; pendant quelques jours cette hauteur ne variant pas, on disait que le Soleil s’était arrêté. Nous étions au solstice d’été ; les jours avaient leur plus grande durée : 16 heures 7 minutes. Puis le Soleil s’est abaissé peu à peu ; les jours ont diminué, les nuits sont devenues de plus en plus longues, et seront redevenus égaux à l’équinoxe d’automne.
En septembre, les matinées et les soirées deviennent très fraîches ; la température moyenne du mois descend à 15,7°, c’est-à-dire qu’elle est inférieure de 3 degrés à la température d’août. En même temps que commence la vendange, on s’occupe des semailles.
Août mûrit, septembre vendange ;
En ces deux mois tout bien s’arrange.
Il faut semer de bonne heure, car plus on attend, plus il faut augmenter le poids de la sentence.
Qui n’a pas semé à la Croix
Au lieu d’un grain en mettra trois.
La Croix se rapporte au 14 septembre, fête de l’Exaltation de la Croix.
Regarde bien, si tu me crois,
Le lendemain de Sainte-Croix.
Si nous avons le temps serein,
Abondance de tous les biens ;
Mais si le temps est pluvieux
Nous aurons l’an infructueux. (Vosges.)
Un peu de pluie est favorable aux semailles, mais les pluies persistantes sont, d’après les agriculteurs , un mauvais présage pour les récoltes futures.
Septembre, a-t-on dit, est le ‘mai’ de l’automne. C’est le bienheureux mois des vacances. Les écoliers s’ébattent en liberté à la campagne ou sur les bords de la mer. Que les jeunes hôtes des plages normandes ou bretonnes n’oublient pas qu’en septembre a lieu la plus forte marée de l’année.
Nous savons que les marées sont dues à l’attraction exercée sur les eaux de la mer par la Lune et le Soleil. Tous les corps de la nature s’attirent. La Terre attire la Lune et est attirée par elle. Cette double action ne se manifeste pas en général d’une manière visible : les parties solides de notre globe, fortement liées entre elles, paraissent immobiles. Sous l’influence de la Lune, l’océan s’élève durant six heures, s’abaisse pendant le même temps, et cela d’une manière continue.
Albert LEVY (1844-1907) était un physicien français, directeur du service chimique à l’Observatoire de Montsouris (en 1894). Il a écrit sous son nom ainsi que sous le pseudonyme de “A. Bertalisse”. Nous avons retranscrit ici le texte de plusieurs de ses “tableaux” : les légendes du mois de…
[Coupure d’un journal français non-identifié, années 1970] Le mois de juillet de l’an passé restera, dans les annales météorologiques, comme celui de la canicule, ce mot étant pris au sens de ‘chaleur excessive‘. Tous les records de chaleur furent pulvérisés dans plusieurs régions de France, notamment à Brest, avec 31,5 °C, à Romorantin (34,5 °C), à Carcassonne (35 °C), à Cognac (36 °C), au Puy (38,4 °C), à Lyon (40 °C), au Luc (41 °C) et à Vichy (41,2 °C). Paris, avec 33 °C, frôla son record historique de 33,2 °C, établi en 1921.
Les Égyptiens ont été les premiers à remarquer qu’une belle étoile, que nous appelons aujourd’hui Sirius, se levait en même temps que le Soleil, à l’époque où allaient débuter les inondations du Nil. Elle semblait avertir les paysans de se garder de la montée des eaux. C’est pourquoi les astronomes égyptiens, la comparant à un chien de garde qui prévient ses maîtres d’un danger, lui donnèrent le nom de Sopt (le Chien). Le lever de Sopt marquait le début de l’année civile égyptienne et était célébré comme une grande fête.
Les astronomes grecs baptisèrent Grand Chien la constellation d’étoiles dont Sirius est le plus bel ornement. Les Romains traduisirent littéralement ce terme par Canis major, Sirius étant appelée Canicula (Petite Chienne). Le lever héliaque de cette étoile, vers le 22 juillet, marquait le début de la canicule, période de fortes chaleurs, qui durait jusqu’au 23 août.
Boileau, dans son Épître à M. Arnauld, faisait découler la canicule du péché originel, en écrivant :
Mais, dès. ce jour, Adam, déchu de son état,
D’un tribut de douleurs paya son attentat.
Il fallut qu’au travail son corps rendu docile
Forçât la terre avare à devenir fertile.
Le chardon importun hérissa les guérets,
Le serpent venimeux rampa dans les forêts,
La canicule en feu désola les campagnes.
Rarement la canicule sévit sur l’Europe avec autant d’ardeur qu’en juillet 1740. Les chroniques rapportent que dans les Alpes, les sommets de plusieurs montagnes, que l’on avait toujours vues surmontées de neiges éternelles, étaient apparues à découvert, tandis que les glaciers fondaient. “Ce spectacle, dit un témoin de ce phénomène, est un des plus terribles que l’on puisse jamais voir.”
Le chroniqueur Gérard Bauër n’appréciait guère la canicule, qui lui inspira ces réflexions : “Que le ciel soit chargé d’orage ou que l’air tremble de chaleur, qu’on rencontre des gens accablés, des figures que des mains moites épongent, que les feuilles des arbres soient grises, déjà l’asphalte brûlant, les murs grillés, qu’il y ait cette nuance blanche et tiède répandue sur Paris, rien à dire, le calendrier joue le jeu et l’été, l’été que je n’aime pas, fait son devoir.“
Les chaleurs accablantes de la canicule ont amené les hommes à inventer l’éventail, qui, à l’origine, fut un symbole de souveraineté. Sur les fresques qui décorent un palais de Thèbes, le pharaon Ramsès III, qui régnait au XIIIe siècle avant Jésus-Christ, est accompagné de princes qui portent des éventails. En Grèce, on donna d’abord à l’éventail la forme d’une feuille de platane. Vers le Ve siècle avant Jésus-Christ, les élégantes adoptèrent l’éventail de plumes de paon, venu d’Asie Mineure. L’éventail des prêtres d’Isis, lui, était formé des ailes d’un oiseau jointes latéralement et attachées à un manche, ce qui le faisait ressembler au caducée de Mercure.
[RTBF.BE, FAKY du 3 août 2023] Le pourcentage de pluie affiché sur les applications météo présentes sur les smartphones donne souvent lieu à de nombreuses interprétations. En réalité, ce chiffre indique la probabilité que de la pluie, légère ou soutenue, se manifeste à un endroit donné dans un certain laps de temps. Pour faire ce calcul, des formules complexes sont utilisées. Cependant, plus la prévision se fait à échéance courte et pour un territoire restreint, plus elle sera potentiellement fiable pour l’utilisateur.
Les applications météo sont présentes sur de nombreux smartphones et utilisées par un grand nombre d’utilisateurs. Sur la plupart de ces applications gratuites accessibles au grand public, des pourcentages sont indiqués pour chaque jour ou chaque heure. Il s’agit de “pourcentages de pluie“.
“Demain, il va faire mauvais et pleuvoir, je vois qu’il y a 50% de précipitations annoncées“. Cette phrase prononcée est parfois suivie d’un débat animé sur ce que signifie vraiment cette donnée. Ainsi, selon les explications que l’on peut entendre, les interprétations du pourcentage de pluie affiché varient :
Pour certains, il s’agit de la quantité de pluie qu’il va tomber : 10% sera une pluie fine, 100% donnera des trombes d’eau.
Le pourcentage de pluie exprimerait la durée des précipitations en pourcentage sur le temps d’une journée ou sur une heure.
Pour d’autres, il s’agit de la probabilité qu’il pleuve à endroit donné, peu importe la quantité d’eau qu’il tombera : 50% de pluie indiquerait qu’il y a une chance sur deux qu’il pleuve.
Une étude réalisée en 2005 sur la compréhension par le public de la phrase : “30% de chances de pluie demain“, indiquait également que ce pourcentage était souvent mal interprété par les habitants de différentes villes européennes testées (Amsterdam, Athènes, Berlin et Milan).
En réalité, il s’agit de la probabilité qu’il pleuve à un endroit donné à un moment donné. Cependant le calcul est un peu plus complexe et les résultats affichés demandent de la nuance et de la prudence dans leur interprétation.
Applications météo sur IPhone et Android
Sur un grand nombre d’applications météo gratuites, un pourcentage de pluie accompagne souvent les prévisions météo au jour le jour, ou heure par heure, quel que soit le logiciel d’exploitation. Des applications météo natives et gratuites sont habituellement disponibles avec des widgets (des composants d’interface) dédiés qui permettent de les afficher sur les écrans d’accueil. Ces applications intégrées et gratuites proposent des prévisions symbolisées par des logos (soleil, pluie, neige…) mais aussi des “pourcentages de pluie“.
Nous avons comparé deux téléphones fonctionnant avec les deux principaux OS (systèmes d’exploitations) présents sur le marché. Sur Android, ce pourcentage semble précis à l’unité près (6% ou 81% apparaissent), alors que sur iPhone, ces pourcentages sont arrondis à la dizaine (60% ou 40%). Ces données météo ne sont pas calculées par les sociétés Google (qui développe Android) ou Apple elles-mêmes, mais par des services météo professionnels et privés. De manière plus précise encore, tant Google qu’Apple ont recours à la même société : la société d’informatique IBM et son site weather.com. Ce site héberge la chaîne de TV américaine The Weather Channel dont on peut voir le logo sur les applications. L’Institut Royal Météorologique belge n’intervient pas dans ces prévisions disponibles sur les applications natives des smartphones.
Dans nos captures d’écrans, réalisées le même jour, à la même heure et au même endroit, les deux indicateurs de prévisions émanant du même service ne donnent pas tout à fait le même résultat lors de prévisions à plus long terme. Si les prévisions liées aux températures coïncident globalement, le pourcentage de pluie affiché peut varier. Ainsi :
Le jour de la photographie (un lundi) : les deux applications affichent un pourcentage de pluie minime ou nul (6% pour Android ou 0%).
Le vendredi qui suit la date de la photographie : Android annonce 80% de chances de pluie quand Apple n’en prévoit que 40%.
Le dimanche qui suit : Android est encore plus pessimiste avec un risque de pluie affiché de 66% alors qu’Apple ne prévoit pas de pluie du tout.
De quoi interroger sur ce pourcentage qui peut offrir tant de variations.
Que représente le pourcentage de précipitation indiqué sur les apps ?
Pour mieux comprendre ces différences, il est important de définir ce que recouvre précisément le terme précipitation qui, dans le langage courant, indique habituellement de la pluie ou la chute de neige. Les météorologistes étasuniens considèrent qu’il pleut à partir de 0,254 mm (ce qui correspond à la mesure anglaise de 0,01 inch) de pluie par mètre carré. Ce sont des précipitations très faibles qui mouillent légèrement le sol mais ne laissent pas de flaques d’eau.
Le pourcentage qui s’affiche sur nos smartphones correspond au terme météorologique de “probabilité de précipitation” (qui est utilisé par l’acronyme anglais de “Probability of Precipitation“, soit “PoP“). Et cette PoP se définit comme étant la probabilité qu’en tout point d’une zone géographique délimitée, il tombe au moins 0,254 mm de pluie (ou de neige en hiver) durant une période observée bien définie.
Comment se calcule cette PoP ?
La PoP est toujours calculée en prenant en compte trois variables :
une période donnée : une heure, une demi-journée, une journée entière. Plus la période est longue, plus il y a de probabilité de connaître un épisode de pluie au cours de cette période.
une zone géographique déterminée : plus la zone en question est grande, plus le risque qu’il y pleuve à un moment donné est grand.
le degré de certitude des météorologistes : il ne suffit pas d’estimer qu’il risque de pleuvoir, les météorologistes ajoutent aussi un degré de certitude de la prévision en fonction des différents modèles météorologiques utilisés.
Ces trois éléments sont alors intégrés dans une équation. Au cours d’une période donnée et dans une zone donnée :
Pourcentage (%) de confiance de la prévision X Pourcentage (%) de la zone concernée par la prévision de pluie = Pourcentage (%) de probabilité de précipitation (PoP)
Des réalités différentes pour un même PoP
Trois exemples pour mieux comprendre. Pour la même période du jeudi de 13 heures à 14 heures dans le Brabant wallon, trois mesures de PoP pourraient être identiques, dans les cas où :
Les services météo estiment être certains à 100% qu’il va pleuvoir sur 40% du territoire dans ce laps de temps = 40% de probabilité de précipitation.
Les services météo estiment être certains à 40% qu’il va pleuvoir sur 100% du territoire dans ce laps de temps = 40% de probabilité de précipitation aussi.
Les services météo estiment être certains à 80% qu’il va pleuvoir sur 50% du territoire dans ce laps de temps = 40% de probabilité de précipitation également.
Autrement dit, trois réalités physiques différentes peuvent amener à un même pourcentage affiché sur l’application météo. L’élément le plus décisif est en réalité la zone concernée par la prévision. Ainsi, si on est certain à 100% qu’il pleuvra sur la moitié est du Brabant wallon, l’application affichera une probabilité de précipitation de 50% pour le Brabant wallon. Or, si on réduit la zone à l’est du Brabant wallon, où à la seule commune de Jodoigne par exemple, l’application affichera une probabilité de précipitation de 100%.
Comment “The Weather Company” calcule-t-elle le PoP ?
Joe Koval, météorologue principal pour The Weather Company détaille la méthode qu’ils utilisent pour calculer les probabilités de précipitations affichées sur son site et sur leur app : “La probabilité de précipitations prévue dans l’application The Weather Channel est créée dans les premières heures de la prévision à partir d’un mélange de notre produit de prévision radar et de notre modèle de prévision propriétaire IBM GRAF, ainsi que des observations de surface. Pour les délais allant de quelques heures à quinze jours, la probabilité de précipitations est dérivée des prévisions de précipitations de notre système propriétaire de prévisions météorologiques consensuelles, qui mélange une centaine de modèles météorologiques.“
Autre élément important dans ces estimations, la taille des zones géographiques prises en compte. Une prévision pour la ville entière de Bruxelles sera généralement bien moins précise que pour une commune spécifique comme Etterbeek.
M. Koval indique que de nombreux paramètres sont pris en compte dans le calcul de la PoP et que ceux-ci peuvent évoluer. “En règle générale, les prévisions à court terme pour les prochaines heures ont une applicabilité spatiale d’environ 1 km x 1 km, tandis que les prévisions à plus long terme sont plus proches de 4 km x 4 km.“
Des PoP à la fiabilité variable
En règle générale, plus la prévision est proche en temps, plus la PoP sera précise. Dès lors, votre PoP sera davantage fiable aujourd’hui ou demain que dans cinq jours. Mais là encore, il peut y avoir des exceptions. Deux exemples :
Si les conditions sont instables (tendance aux averses) à aujourd’hui et demain, il se peut que la masse d’air se stabilise avec l’arrivée de hautes pressions à dans deux jours et donc le 0% de dans deux jours sera plus fiable que le 50% aujourd’hui.
Si un front pluvieux bien structuré et généralement bien cerné par les modèles arrive à dans deux jours après deux jours dans des conditions instables (risque d’averses voire d’orage), la fiabilité du POP dans deux jours sera là aussi plus grande qu’aujourd’hui ou demain.
En regardant la météo, vérifiez bien la zone géographique couverte par votre prévision pour savoir ce qui explique une probabilité de précipitation moyenne (comprise entre 30 et 70% par exemple). Une chose est certaine, ce pourcentage n’indique pas quelle quantité de pluie il va tomber, il pourrait s’agir d’une bruine ou de trombes d’eau. Cela n’indique pas la proportion de temps qu’il va pleuvoir au cours de l’heure ou la journée concernée par le pourcentage.
Et à l’Institut Royal Météorologique belge ?
Sur l’application officielle de l’Institut royal météorologique, des PoP sont présentées heure par heure pour les prochaines 48 heures, mais aucune PoP n’est proposée au-delà de deux jours, contrairement à d’autres services. Sur son site Internet, l’IRM détaille sa façon de calculer ses probabilités de précipitations : “Les probabilités de précipitations (%) sont déterminées par les précipitations prévues pour le centre de la commune consultée et pour des points du modèle de prévisions très proches autour de la commune, afin de tenir compte du fait qu’une prévision de précipitation très localisée est faite avec une certaine marge d’erreur spatiale et temporelle, que nous exprimons sous forme de probabilité. Le rapport entre tous les points du modèle prévoyant des précipitations et le nombre total de points considérés dans un rayon autour du point central est la probabilité de précipitations, exprimée en pourcentage. Si des précipitations sont attendues au niveau du point central, une icône de précipitation est affichée. Par exemple, il se peut qu’il y ait plus de 50% de chances de précipitations mais aucune icône de précipitation n’est affichée car ces précipitations sont attendues dans la région mais pas au point central de la commune. À l’inverse, un pictogramme de précipitation pour une probabilité inférieure à 50%, est également possible.“
David Dehenauw, météorologue à l’Institut Royal Météorologique indique que l’IRM n’utilise pas du tout le même modèle que le fournisseur The Weather mais qu’ils proposent leurs propres prévisions commune par commune : “Pour une prévision à moins de deux jours, on compare les données qu’on obtient sur une commune par rapport aux prévisions qu’on obtient pour les communes voisines. Si la prévision de pluie de l’ensemble des communes se vérifie, notre probabilité de pluie va tendre vers 100%. À l’inverse, si une pluie annoncée par un modèle sur une commune n’est pas vérifiée sur les autres communes, on va baisser la prévision vers 0% puisqu’on pensera plutôt à un bruit statistique, quelque chose de pas fiable. Pour une prévision à plus de deux jours, on fait la moyenne de ce qu’annoncent les différents modèles qu’on utilise entre eux.“
Des prévisions à prendre avec prudence
Si la qualité des prévisions météorologiques progresse avec l’arrivée d’outils plus performants, elles ne sont pas pour autant infaillibles. Parmi ces prévisions, le pourcentage de pluie ne déroge pas à la règle. Cette donnée dépend de nombreuses variables comme la précision géographique, les modèles météos utilisés ou la durée pour laquelle elle est calculée. Par ailleurs, comme pour les prévisions météorologiques en général, plus le délai de cette prévision est court plus la prévision sera potentiellement fiable. Les prévisions à moyen ou à long terme (au-delà de deux jours) seront donc, elles, moins précises.
Par ailleurs, les pictogrammes affichés pour symboliser la météo sur une journée peuvent parfois être “réducteurs” et ne pas traduire la météo globale qui peut parfois être très changeante. Sur une journée, il peut y avoir des moments de grand soleil, puis des orages. Une icône reprenant ces deux conditions très différentes sur une même journée n’existe pas (l’IRM en affiche cependant parfois deux pour une journée), cela peut donc être trompeur.
Enfin, comme nous l’expliquions en début d’article, des différences existent entre les PoP affichés sur Android et ceux affichés sur iPhone. Ceux-ci indiquent pourtant utiliser la même source, les prévisions de The Weather Channel. La société n’a jamais pu nous apporter d’explication sur ces différences. Globalement, ces probabilités de précipitations sont donc à prendre avec prudence.
En l’an 730 de Rome (24 ans avant J.-C.), le Sénat décida que le mois de sextilis (le sixième à partir de mars) prendrait le nom d’Augustus, en mémoire des nombreux services rendus par l’empereur Auguste. D’Augustus nous avons fait Aoust, puis Août. Les Anglais et les Allemands ont exactement conservé le nom romain de ce mois et l’appellent August et Augustus.
On raconte que ce fut l’empereur Auguste lui-même qui provoqua le vote spontané et unanime du Sénat. Et comme sextilis n’avait que trente jours, il en fit ajouter un trente et unième, afin que le mois portant son nom ne fût pas plus court que celui consacré à Jules César ! Pour ne pas modifier la durée de l’année, le jour supplémentaire d’août fut retranché à février, qui jusque-là avait eu 29 jours dans les années ordinaires et 30 jours dans les années bissextiles.
Le mois d’août amène chaque année le retour d’un intéressant phénomène astronomique : l’apparition des étoiles filantes. C’est également en août qu’apparaissent ces globes de feu, de couleur et de grosseur variables, qui semblent courir dans le ciel et qui tout à coup font explosion. On les appelle bolides, du mot grec bolis, trait. Ils se distinguent des étoiles filantes en ce qu’ils sont plus gros et en ce que leur disparition est accompagnée d’une détonation parfois très violente.
En août, la température est encore élevée et, bien que la moyenne descende à 18,5° (elle était de 18,9° en juillet), nous devons compter sur un grand nombre de journées chaudes et orageuses. D’ailleurs tous les ans, vers le 15 août, la température s’élève d’une manière sensible ; ce phénomène, bien connu des agriculteurs, est attribué à la Vierge d’août. Le 18 août finit thermidor et commence, dans le calendrier républicain fructidor, le mois des fruits.
En août se termine la moisson ; nous sommes en pleine fête de l’agriculture. Mais, pour que les opérations de la moisson puissent s’accomplir sans difficulté et donner le résultat le plus favorable, il faut peu de pluie an commencement d’août, une bonne pluie au milieu du mois et un temps sec dans la seconde quinzaine. C’est ce qu’indiquent les proverbes :
Quand il pleut le premier août,
C’est signe qu’il n’y aura pas de regain.
De Saint-Laurent à Notre-Dame
La pluie n’afflige pas l’âme
Albert LEVY (1844-1907) était un physicien français, directeur du service chimique à l’Observatoire de Montsouris (en 1894). Il a écrit sous son nom ainsi que sous le pseudonyme de “A. Bertalisse”. Nous avons retranscrit ici le texte de plusieurs de ses “tableaux” : les légendes du mois de…
[OISEAUPAPILLONJARDIN.FR, 14 août 2020] En pleine floraison, le buddleia du Père David, Buddleja davidii, attire des nuées de papillons, c’est vrai. Mais il a quelques défauts… Il fait partie d’une grande famille qui donne du fil à retordre aux botanistes pour son classement. Il suffit de noter que cet article ne concerne que l’espèce Buddleia Davidii, et son cortège de variétés que vous pouvez trouver en jardinerie, aux fleurs diverses de la plus longue à la plus compacte, presque sphérique.
C’est une espèce envahissante
Originaire de Chine, il a été introduit en Europe assez récemment, au dix-neuvième siècle, et commercialisé précisément en 1895. L’horticulture n’a cessé d’améliorer ses qualités décoratives, si bien qu’il est plébiscité dans les jardins d’ornement. Il est facile à cultiver, presque jamais malade, se bouture facilement et se ressème tout seul. Et c’est là son premier défaut : il s’est naturalisé et se multiplie à grande vitesse. Peu exigeant sur la qualité du sol, pourvu qu’il soit drainant, il colonise les voies de chemin de fer, les chantiers, les terrains délaissés, les friches industrielles, le bord des routes, voire, depuis l’interdiction des pesticides en ville, les trottoirs.
Il est classé en France, en Belgique et en Suisse comme espèce envahissante [en Belgique : “invasive“], c’est-à-dire qu’il prend la place des espèces locales qui apprécient les mêmes sols. Il fait donc régresser les espèces locales, notamment celles qui maintiennent les berges, et favorise leur érosion. Et tant qu’il n’est pas interdit à la vente, pas question pour l’horticulture d’abandonner une espèce vedette ! La recherche se focalise donc sur l’obtention de variétés stériles. Selon Jardins de France, la revue de la Société nationale d’horticulture, “Si la sélection a longtemps consisté à produire des variétés aux couleurs florales diversifiées, au port plus compact, aux inflorescences plus longues, ce n’est que récemment que l’on a vu naître des programmes affichant la stérilité aux côtés des caractères ornementaux conventionnels“. Cet article date de 2013 et en 2020 on voit apparaître dans les catalogues des variétés qui ne produisent pratiquement pas de graines.
Il contient des toxines
Les papillons sont en général inféodés à une plante ou un groupe de plantes. Or le buddleia, espèce exotique, n’a pas apporté avec lui un papillon qui s’en serve de plante-hôte. Bien plus, il contient des molécules toxiques, notamment l’aucubine. Les chenilles ne se nourrissent pas de ses feuilles, et d’ailleurs aucun animal local ne se nourrit ni de ses feuilles, ni de son écorce ni de ses racines. Deux exceptions. Quelques observations de chenilles ont été rapportées au Royaume-Uni :
celle du Sphinx tête de mort (Acherontia atropos),
celle de la Brèche ou Cucullie du bouillon blanc (Cucullia verbasci).
Elles se seraient adaptées en substitution de leur plante-hôte habituelle, respectivement les solanacées (surtout la pomme de terre) et le bouillon-blanc.
Il est pauvre en sucres
Le buddleia attire les papillons mais ne les nourrit pas. Yves Desmons, du Cercle des naturalistes belges, explique à la RTBF que la plante est trompeuse : “Elle émet des odeurs très fortes qui sont attractives, et présente une couleur mauve qui attire beaucoup les papillons. Mais en fait, elle a un nectar pauvre en qualité, pauvre en sucre (autour des 30 % alors que d’autres plantes vont jusqu’à 70 %)“. Elle agit comme une drogue pour les papillons, qui vont pondre sur le buddleia au lieu de rechercher leur plante-hôte habituelle, seule capable de nourrir les chenilles. Cette anomalie diminue la population de pollinisateurs et entraîne une perte de biodiversité.
Alors, que faire dans son jardin ?
Abstenez-vous d’acheter des buddleias, sauf si vous trouvez une variété qui ne se ressème pas (ou peu), par exemple la variété ‘Argus velvet‘, hybride issu du croisement entre Buddleia davidii ‘naho Purple‘ et Buddleia lidleyana, ou sa version blanche ‘Argus White‘. Attention, même dans ce cas le fait que la plante attire les papillons sans les nourrir reste dangereux pour la biodiversité. Contentez-vous d’un pied.
Lorsque des buddleias sont déjà présents dans votre jardin, coupez les fleurs fanées avant qu’elles ne fructifient (un seul pied de buddleia peut produire jusqu’à trois millions de graines), et arrachez les semis.
Complétez vos plantations par une multitude d’autres plantes favorables aux papillons.
[RTBF.BE, 8 mai 2018] Marie-Thérèse Dinant (73 ans), Simone Leclere (82 ans), et Germaine Meunier (90 ans) vivent encore à deux pas du lavoir de la Petite Chairière, à Vresse-sur-Semois. Elles y ont toutes trois fait leur lessive jusque dans les années 60. De leur maison, elles amènent alors le linge en brouette jusqu’à cette cabane de pierres. “C’est la fontaine du village en fait,explique Marie-Thérèse, avec un abreuvoir extérieur où les gens venaient faire boire leurs bêtes, et d’où l’eau coule ensuite vers le lavoir, à l’intérieur.” C’est une petite pièce, avec trois bacs en pierre qui se suivent dans la longueur : un bac de lavage, et deux bacs de rinçage… Il n’y a pas de porte, encore moins de chauffage, c’est plutôt spartiate.
“En hiver, il fallait amener de l’eau chaude pour les mains, parce que l’eau était glacée, se souvient Simone en nous montrant ses mains usées, et parfois il gelait quand on pendait le linge, alors il était tout dur quand on allait le chercher.” Marie-Thérèse et Simone sont encore capables de reproduire les gestes qu’elles faisaient autrefois. “On se mettait à genoux, ici, le long du bac, sur une planche en bois pour que ce soit un petit peu plus confortable. On lavait le linge, puis on le mettait dans le bac de rinçage. On plaçait un drap dans le fond du bac pour ne pas ramasser les saletés, et on rinçait à grande eau. Ensuite, il fallait tordre tout ça. Si c’était un grand drap, on s’y mettait à deux.“
Un vrai lieu de vie
Mais, à l’époque, on ne lave pas tout le linge au lavoir. Le blanc est d’abord passé dans une lessiveuse à champignon, l’ancêtre de nos machines à laver. Les parents de Marie-Thérèse Dinant en ont reçu une en cadeau de mariage, au début des années 40. Elle la décrit comme une bassine en tôle, avec une cheminée en son centre, coiffée d’une sorte de champignon troué, comme sur un arrosoir. “Dans le fond, on mettait de l’eau et du savon, puis on mettait le linge autour du cylindre, et on faisait chauffer. En chauffant, l’eau montait dans le tuyau, sortait par le champignon et arrosait tout le linge. On mettait ça sur le feu une bonne heure. Ensuite, on amenait la bassine au lavoir pour le rinçage. On savonnait les tâches qui restaient avec une brosse à chiendent, puis on jetait le linge dans le bac de rinçage.“
La tâche était ardue mais Germaine Meunier, la doyenne de 90 ans, garde un bon souvenir de ce temps-là : “C’était gai d’aller à la fontaine, parce qu’il y avait d’autres personnes, on se parlait, on se donnait des nouvelles. Je me souviens de Suzanne, elle prenait toujours la meilleure place !“C’est un vrai lieu de vie en somme, un endroit de rencontre au centre du village, presqu’exclusivement réservé aux femmes. D’après Marie-Thérèse Dinant, les hommes ne venaient presque jamais, si ce n’est pour conduire la brouette pleine de linge. “Ils avaient leur travail, aux champs, à la ferme. Mais je ne sais pas si les femmes auraient aimé que les hommes viennent, c’était leur quartier !“
Du bleu pour du linge plus blanc
Les femmes avaient sans doute leurs secrets… Et elles avaient aussi leurs trucs, leurs techniques pour un linge impeccable : ajouter des petites boules de bleu indigo ou étaler le linge dans l’herbe, sur la rosée du matin. Enfin, dans les années 50, Marie-Thérèse et sa mère connaissent leur première machine électrique mais c’est toujours assez basique. “C’était une machine en bois, avec un mouvement de rotation. Il fallait ajouter de l’eau chaude et du savon, on laissait tourner une heure puis on enlevait le linge et on le rinçait au lavoir comme pour la lessiveuse.“
Pour le rinçage et l’essorage, les dames de Vresse-sur-Semois devront attendre les années 60. Elles bénéficieront alors enfin de l’assistance des machines à laver automatiques venues d’Allemagne ou des Etats-Unis. Jusque là, il fallait une journée entière uniquement pour faire la lessive, sans compter le repassage. Autant dire que ça a changé leur vie. “Maman me disait : ‘J’embrasserais bien ma machine’. C’était un soulagement, et puis, ensuite, avec l’aspirateur, le mixeur, etc. Ça a vraiment libéré la femme !” Ca n’empêche pas Germaine Meunier d’être nostalgique : “Je regrette cette période-là, oui, parce que maintenant, je suis seule avec ma machine !” C’est à peine si elle n’envie pas leurs grands-mères qui, elles, lavaient encore directement leur linge dans la Semois…
Autrefois, faire la lessive se disait faire la buée ou faire la bue, termes à l’origine de l’étymologie de buanderie et de buerie. Dès le XIIe siècle, la lessive du gros linge s’effectue une fois l’an, après les fêtes de Pâques. Puis, les lessives sont devenues plus fréquentes. Au début du XIXe siècle, on parle des grandes lessives ou grandes buées qui s’effectuaient au printemps et à l’automne. Après un long et dur travail de préparation et de coulées du linge dans les buanderies, le linge était rincé au lavoir.
Les grandes lessives d’autrefois s’effectuaient généralement aux époques où il y avait peu de travaux aux champs. Au XIXe siècle, les lessives prenaient plusieurs formes :
les grandes lessives ou grandes buées (bugado du celte bugat, lessive) étaient des opérations d’envergure, qui avaient lieu une fois à l’automne et une fois au printemps. On comprend pourquoi les trousseaux de l’époque était aussi volumineux. Dans les familles aisées, une grande buée pouvait compter, en moyenne, 70 draps, autant de chemises, et des dizaines de torchons et de mouchoirs. C’était l’occasion de s’entraider entre voisines ;
les petites lessives ou petites buées avaient lieu une fois par semaine, généralement le lundi, pour des petites quantités de linge, essentiellement des vêtements. Le linge était lavé chez soi puis on venait le rincer au lavoir.
Les familles plus aisées faisaient appel aux lavandières, des laveuses professionnelles, qui allaient au lavoir tous les jours. En fonction du volume de linge à laver, les grandes buées duraient plusieurs jours, généralement trois appelés Purgatoire, Enfer et Paradis :
au premier jour, nommé Purgatoire, avait lieu le triage puis le trempage. Dans un cuvier, on disposait le linge en couches. Une fois rempli, le cuvier était rempli d’eau froide. Le linge y trempait toute la nuit pour éliminer un maximum de crasse ;
le deuxième jour, nommé Enfer, on vidait l’eau de trempage, puis on procédait au coulage en arrosant régulièrement le cuvier avec de l’eau de plus en plus chaude, puis bouillante, parfois parfumée avec des plantes aromatiques (lavande, thym, ortie, laurier selon les régions), l’eau s’écoulant par la bonde au fond du cuvier. Ce jour était appelé l’Enfer à cause des vapeurs qui se dégageaient du linge bouilli une bonne demi-journée et touillé de temps à autre à l’aide d’un grand pieu solide ;
le troisième jour, nommé Paradis, le linge refroidi était conduit au lavoir pour y être battu (le battoir permettait d’extraire le maximum d’eau de lessive), rincé et essoré. Quand ce travail était terminé, le linge était alors ramené au foyer pour y être séché. Le linge retrouvait sa pureté originelle, d’où le nom de Paradis donné à cette journée.
Ces grandes lessives d’autrefois donnaient lieu à de grandes fêtes, avec repas festifs, souvent préparés par les grands-mères…
Pour en savoir plus (e.a. les techniques de lavage), visitez espritdepays.com
Nous vous parlons d’un temps que les moins de vingt ans… En 1960, le Patrimoine de l’Institut royal des Sciences naturelles de Belgique publiait ses Carnets du Service Educatif. Le numéro 11 était consacré à… la crevette grise (à télécharger dans la DOCUMENTA). Son auteur, Sylvain LEFEVERE, était assistant à l’IRSN et a déployé des trésors de pédagogie pour donner goût aux savoirs contenus dans l’opuscule. Jugez-en vous-même ci-dessous…
“Chers amis à terre,
Chacun de vous connaît les crevettes appétissantes, les pittoresques bateaux crevettiers, l’attroupement fébrile lors des ventes aux enchères à la minque [terme employé en Belgique pour désigner la ‘halle à marée’] ainsi que les pêcheurs crevettiers à la peau tannée par le vent et le soleil.
La crevette grise est très prolifique, quelle que soit la plainte répétée par la presse : “Les pêches crevettières ne rapportent plus rien.” Les jeunes femelles portent une ponte de douze à quinze cents œufs ; les plus vieilles crevettes par contre pondent neuf mille à quatorze mille œufs.
Mais, bien plus, des biologistes ont constaté que les crevettes peuvent pondre deux et même trois fois par an en mer du Nord allemande, pour autant que les conditions atmosphériques s’y prêtent. Le climat peut donc expliquer les mauvaises pêches. En outre, une ou plusieurs pontes réussissent parfois médiocrement. Les larves font partie du plancton et vivent donc dans les couches de surface où les changements climatiques sont les plus violents. Des répercussions néfastes ne se remarquent pas avant deux ans, les crevettes atteignant une taille commerciale au courant de la deuxième année. Fort heureusement, la Nature a prévu une grande prolifération.
Permettez-moi de laisser la parole au savant : le nom scientifique de la crevette, Crangon vulgaris signifie : Crevette commune. La crevette est un arthropode et plus particulièrement un crustacé. Tous les arthropodes ont une carapace dont les segments se soudent à la manière d’un soufflet d’accordéon. La croissance des crustacés s’effectue par petites étapes, car la carapace ne grandit pas. Au cours d’une vie de trois ans, la crevette change plus de trente fois de carapace.
Comme crustacés à grande queue (Macroures) je citerai, outre les crevettes, le cardinal des mers : le homard (Hontarus gammarus Linné), la langoustine (Nephrops norvegicus Linné), la langouste (Palinurus elephas Fabricius), le palémon variable (Palaemonetes varians Leach) qui est la crevette transparente des eaux saumâtres. Ajoutons : le bernard-l’hermite (Pagurus bernhardus Linné) qui protège son abdomen mou dans une coquille de Buccin ou de Pourpre ; le diogène (Diogenes pugilator Roux), petit bernard-l’hermite dont la pince gauche est plus grande et qui préfère la coquille de Nafica.
Comme brachyoures, crustacés à courte queue, nous connaissons les crabes : le tourteau comestible (Cancer pagurus Linné) ; le crabe enragé (Carcinus maenas Linné) ; le crabe nageur (Pofiunus holsatus Fabricius) et le pinnothère (Pinnotheres pisum Linné) que vous avez probablement déjà vu, car il vit en commensal entre les valves de la moule (Mytilus) ou de la buccarde (Cardium).
Après tous ces renseignements scientifiques, je puis encore vous apprendre que la crevette est répandue dans une très grande aire géographique : les côtes est et ouest de l’Amérique et les côtes nord-ouest de I’Europe à partir de la mer Blanche jusqu’à la Méditerranée par la baie de Finlande. Malgré cette énorme étendue géographique, la pêche aux crevettes grises ne se pratique que dans les pays riverains de la mer du Nord (a l’exception de quelques ports français).
En tant que crevettier belge, je contribue annuellement à l’apport de deux mille tonnes de crevettes. Une belle crevette pèse environ 1 à 2 grammes. Il faut compter que le poids commercial représente seulement 30-50 % de la capture. Voilà qui fournit la preuve de la fécondité de la crevette.
Ce m’est un grand plaisir, chers amis, d’avoir écrit une introduction pour ce petit livre concernant la crevette et l’industrie de la crevette.”
Avant Jules César, l’année romaine commençait au 1er mars ; le mois dont nous racontons la légende occupait par conséquent le cinquième rang ; on l’appelait quintilis (cinquième) pour cette raison. L’année même de la mort de Jules César, 44 ans avant Jésus-Christ, Marc-Antoine, voulant honorer la mémoire du conquérant des Gaules, fit remplacer le nom de quintilis par celui de Julius (Jules). De Julius nous avons fait juillet.
Juillet nous amène les grandes chaleurs. Le 19 de ce mois finit Messidor, dans le calendrier républicain, et commence Thermidor, nom dérivé du grec et qui veut dire chaud. C’est en juillet, en effet, qu’ont lieu, dans notre hémisphère, les températures les plus élevées. C’est en juillet que commencent les jours caniculaires, pendant lesquels, disent les proverbes, il faut se métier des ardeurs du soleil. A cette époque de l’année, la belle étoile qu’on nomme Sirius se lève et se couche en même temps que le soleil ; les croyances populaires attribuaient à la présence de cette étoile les chaleurs plus vives de juillet, et, comme Sirius fait partie de la constellation du Chien, en latin canis, dont le diminutif est canicula (petite chienne), l’époque des températures élevées fut appelée canicule.
En juillet, les Grecs célébraient une de leurs plus grandes fêtes : les Panathénées, en l’honneur de Minerve. Le nom de ces fêtes, formé de deux mots grecs : pan, tout, et Athéné, Minerve, indiquent qu’elles étaient suivies par tous les adorateurs de la déesse.
En juillet le Soleil entre dans la constellation de l’Écrevisse (Cancer). D’où vient ce nom : l’Écrevisse ? Les anciens disaient à tort, et on le répète parfois encore aujourd’hui, que l’écrevisse “marche à reculons et obliquement.” Le soleil, arrivé le 21 juin au plus haut point de sa course, commence, à partir de cette époque, à redescendre, à rétrograder, à marcher à reculons : de là le nom d’Écrevisse donné à la constellation dans laquelle le Soleil entrait il y a deux mille ans, vers le 21 juin.
En juillet comme en juin ; les travailleurs des champs redoutent l’abondance des pluies et manifestent leurs craintes à peu près dans les mêmes termes que pour le mois précédent :
Quand il pleut à la Saint-Calais,
Il pleut quarante jours après.
S’il pleut le jour de Saint-Benoît,
Il pleuvra trente-sept jours plus trois.
S’il pleut le jour de saint-Victor,
La récolte n’est pas d’or.
Nous sommes, en effet, en pleine moisson des céréales et la pluie peut contrarier la rentrée des récoltes ; à partir du 15 juillet on coupe les seigles, les orges, les avoines d’hiver et les blés dans le midi de la France…
Albert LEVY (1844-1907) était un physicien français, directeur du service chimique à l’Observatoire de Montsouris (en 1894). Il a écrit sous son nom ainsi que sous le pseudonyme de “A. Bertalisse”. Nous avons retranscrit ici le texte de plusieurs de ses “tableaux” : les légendes du mois de…
Nous vous parlons d’un temps que les moins de vingt ans… En 1960, le Patrimoine de l’Institut royal des Sciences naturelles de Belgique publiait ses Carnets du Service Educatif. Le numéro 9 était consacré au… hareng (à télécharger dans la DOCUMENTA). Son auteur, Sylvain LEFEVERE, était assistant à l’IRSN et a déployé des trésors de pédagogie pour donner goût aux savoirs contenus dans l’opuscule. Jugez-en vous-même ci-dessous…
Un banc de harengs vous écrit :
“Chers amis,
Nous avons la réputation d’être des poissons sociables. En effet, nous passons une grande partie de notre existence réunis en un immense groupe, que I’on appelle un banc de harengs. Ne croyez pas que nous restons toujours groupés sans nous quitter d’une nageoire. Nous aussi, nous aimons batifoler de temps à autre, happant une larve par-ci, pourchassant un copépode par-là. Mais, malheureusement nous avons tellement d’ennemis, que nous sommes obligés de nous réunir en bancs. Dès que nous apercevons un requin, un cabillaud, un colin, un marsouin ou un oiseau, houp, nous voilà rassemblés !
Ensemble, nous nous sentons en sécurité et nous devenons même intrépides. Les grands harengs peuvent s’échapper à une vitesse de 100 mètres à la minute ; mais en bancs nous préférons foncer sur I’ennemi pour le renverser. C’est la raison pour laquelle ces animaux rapaces se gardent de nous attaquer de front. Mais quels dégâts ne provoquent-ils pas dans notre arrière-garde, composée de plus jeunes harengs, moins rapides ! De plus, notre témérité coûte annuellement la vie à des milliers de nos congénères, qui s’accrochent par les ouïes dans les mailles de filets, ou selon I’expression technique “se maillent” dans les filets tendus par vos pêcheurs.
Voilà pourquoi, chaque année, des milliards de harengs passent dans I’estomac des humains. Or, une plus grande quantité encore est broyée en farine pour le bétail. Maints hectolitres d’huile de hareng sont transformés en graisses et, surtout en Allemagne, incorporés dans la margarine comme source de vitamines A et D. Que d’hectolitres d’huile encore sont employés dans les savonneries, les tanneries et les fabriques de linoléum !
Nous sommes des poissons de I’hémisphère septentrional froid. Nous n’aimons pas les courants marins chauds. Le Gulfstream, cet énorme courant chaud en provenance du golfe du Mexique, se ramifie fortement à travers notre aire d’habitation, l’Atlantique Nord et la mer du Nord. Ces transgressions d’eau chaude nous obligent à rester dans d’étroites zones froides, ce qui engendre évidemment la formation de bancs.
L’expérience, acquise par les harengs âgés nous est très précieuse. Comment les jeunes harengs pourraient-ils mieux trouver les plus riches prairies de plancton que sous la conduite des aînés ? Le plancton forme notre plat de résistance : nous apprécions surtout les copépodes, petits crustacés, et les sagittas, menus vermoïdes, encore appelés chétognathes. Comme ce plancton est ballotté et refoulé au gré des courants marins et qu’il se déplace parfois sur des kilomètres de distance, nous sommes forcés d’aller à la recherche de notre menu préféré. De petits groupes de harengs poussés par la faim confluent pour former un banc. Notre banc est parfois obligé de faire de véritables migrations afin de trouver sa nourriture.
Les harengs âgés sont également les meilleurs guides pour nous aider à retrouver les frayères où chaque année tous les harengs d’une même race et
âgés de trois à dix-huit ans se rassemblent pour frayer. Ces migrations vers les lieux de ponte se font par bancs massifs qui mesurent des kilomètres de long. C’est lors de ces rassemblements que les filets et les chaluts de vos pêcheurs ramènent le plus de harengs. Dans la mer du Nord, certaines races pondent au large et d’autres, qui préfèrent frayer dans des eaux moins salées, près de la côte.
L’alose elle, cette originale parente au corps bouffi, choisit son lieu de ponte en eau douce ! Pourtant elle passe bel et bien le reste de sa vie dans I’eau de mer, comme nous. Autrefois, l’alose venait frayer dans l’Escaut jusqu’à Termonde pendant le mois de mai. C’est pourquoi les Flamands la nomment “meivis” ou “poisson de mai”. Mais depuis plusieurs années l’alose ne visite plus ni le Rhin, ni la Meuse, ni l’Escaut, parce que les eaux de ces fleuves sont polluées par les industries riveraines.
Un autre cousin, le pilchard, fraie dans l’Atlantique du nord, où la teneur en sel est toujours plus forte qu’en mer du Nord. Pourtant, les jeunes du pilchard, qui s’appellent sardines, se hasardent parfois dans la partie méridionale de la mer du Nord par le Pas-de-Calais.
En revanche, l’esprot, un autre cousin encore, vient presque annuellement pondre dans vos eaux territoriales entre La Panne et Blankenberge, où l’élément est saumâtre. Qui ne connaît ce menu poisson, qui, délicieusement fumé, prend le nom de sprat ?
Au fait, nous [ne] sommes [pas] peu fiers de notre nom latin : Clupea harengus Linnaeus, 1758. Clupea est le nom latin de l’alose déjà connue au temps des Romains, dans le Pô et la Saône, où elle vient encore frayer annuellement. En 1758, le biologiste suédois LINNÉ latinisa le haut-allemand “harinc”, qui devint “harengus” ; nous nous appelons donc littéralement : alose du type hareng.
De tout temps, la famille des clupéides a eu une grande valeur commerciale. Pourquoi ? Tout bonnement parce que nous avons l’habitude de traîner un certain temps aux frayères où dès lors, on peut nous pêcher en masse. D’ailleurs, au moyen âge, nous constituions déjà une source fort importante
de revenus pour la côte flamande.
L’histoire naturelle du hareng est extrêmement intéressante pour le monde scientifique ; notre histoire lointaine est liée à l’origine de tout poisson osseux. Les plus anciens poissons osseux fossiles ressemblent très fort à la larve du hareng. On les a trouvés dans les terrains siluriens d’Ecosse, de Norvège et du Canada, vieux de 300 millions d’années. Les ossements fossiles du hareng, auquel vous vous intéressez, ont été découverts à une époque plus proche dans les terrains crétacés, qui datent de 120 millions d’années.
Après vous avoir écrit tant de curiosités à notre sujet, nous vous souhaitons, chers amis, bonne lecture. Et avant de finir, nous tenons à vous rappeler que
nous constituons pour l’homme une riche source de graisses, d’albumines, de vitamines et d’oligoéléments. Enfin, n’oubliez pas non plus que, pendant la seconde guerre mondiale, nous avons contribué à sauver de la famine une bonne partie du peuple belge.”
Signé : Un banc de harengs de la mer du Nord méridionale
[RTBF.BE, rubrique FAKY, 15 juin 2023] Quinze mille litres d’eau pour produire un kilo de viande de bœuf. C’est un chiffre qui ressort depuis plusieurs années lorsqu’on veut parler de l’impact de la production de viande sur l’environnement. Deux études – l’une publiée en 2007 et l’autre en 2012 – sont à l’origine de ce calcul. Un chiffre qui comprend toute l’eau nécessaire à l’élevage de l’animal, y compris l’eau de pluie tombée sur le champ où la vache paît.
“Produire de la viande, cela consomme énormément d’eau. On estime que pour un kilo de viande de bœuf, il faut plus de 15.000 litres d’eau. C’est 150 fois plus que pour un kilo de légumes.” Le 28 mai dernier, le JT de la RTBF fait le point sur l’impact environnemental de la production de viande et cite cette estimation, maintes fois reprise par ailleurs par exemple, par le journal Le Monde en 2015 ou Futura sciences le 6 avril dernier.
Une moyenne globale
Ce chiffre a été publié dès 2007 dans une étude coécrite par le scientifique Arjen Hoekstra de l’Université de Twente aux Pays-Bas. Le chercheur a ensuite continué ses recherches et publié un chiffre similaire en 2012. Il a utilisé une méthode agréée par la FAO, l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture des Nations Unies. Cette méthode a ensuite été reprise par l’organisation Water Footprint Network qui se charge de communiquer à propos de l’empreinte eau de l’activité humaine afin de préserver l’or bleu.
Dans son calcul, Hoekstra fait une moyenne pondérée de l’utilisation de l’eau dans la production de viande de manière globale, pour tous les pays du monde. Mais comme le soulignent les scientifiques de l’INRA, l’Institut national français de la recherche agronomique en 2013, “il y a de fortes différences d’un pays à l’autre, allant par exemple de 11.000 litres au Japon à 37.800 litres au Mexique. Cette variation est liée aux précipitations et à l’évapotranspiration locale, aux systèmes de production et à la productivité animale.“
L’eau de pluie prise en compte
Car oui, dans ce calcul de 15.000 litres d’eau pour 1 kg de bœuf, les scientifiques comptent plusieurs types d’eaux, y compris celle venant du ciel, autrement dit la pluie qui sert à faire pousser les aliments des animaux. Chez nous, cette nourriture provient en grande partie de l’herbe des prairies.
C’est ce qu’explique Jérôme Bindelle, professeur de gestion du pâturage et d’élevage pour l’agroécologie à Gembloux Agrobiotech de l’Uliège. “Cela comprend ce que l’animal va boire mais aussi ce qui va servir à nettoyer les étables, ce qui va servir à dépolluer les eaux qui seraient contaminées et aussi ce qui va servir à produire les plantes que le bovin va consommer c’est-à-dire, le fourrage, l’herbe des prairies, les céréales et les tourteaux, les concentrés que l’animal va manger tout au long de sa vie.“
Ces 15.000 litres d’eau comprennent donc différentes catégories d’eaux en fonction de leur provenance et de leur utilité :
L’eau verte est celle qui tombe du ciel sur les champs et sur les prairies, l’eau de pluie.
L’eau bleue est celle que l’on consomme, que l’on va aller pomper dans les rivières ou dans les nappes phréatiques via des captages.
L’eau grise est celle qui est utilisée pour les processus de dépollution.
Et chez nous, c’est principalement l’eau verte, autrement dit la pluie, qui sert à produire les plantes que le bovin va consommer.
Jérôme Bindelle a lui-même repris les calculs de ses confrères hollandais. “Si on fait le total de la consommation de ces trois eaux, on est plus ou moins sur les mêmes valeurs. Mais il faut se rendre compte que la proportion d’eau verte, en particulier dans les systèmes avec des herbivores, des animaux qui consomment de l’herbe en pâturage, est très importante : elle représente entre 90 et 95% de l’eau consommée.“
Autrement dit, la quasi-totalité de l’eau utilisée par les vaches qui sont en pâturage est celle “qui est tombée sur un champ ou sur une prairie et qui va être utilisée par la plante pour pousser et va être évaporée par celle-ci“, explique le professeur de l’Uliège. “Donc, ce n’est pas de l’eau qui est retirée au cycle de l’eau par le processus d’élevage.“
C’est en partie ce qui fait bondir les fédérations d’éleveurs lorsque ce chiffre ressort. Jérôme Bindelle n’est quant à lui pas étonné de cette estimation pour laquelle il comprend le calcul. Mais il souligne qu’il est important de préciser que “la grande majorité de cette eau n’est pas de l’eau que l’on puise dans les nappes phréatiques ou que l’on dépollue. C’est de l’eau qui, de toute façon, va tomber sur une prairie et sera réévaporée, quelle que soit la végétation qui est dessus donc on ne prive pas les nappes phréatiques de cette eau-là.“
Des chiffres très différents en fonction des méthodologies
En fonction de la méthode de calcul de cette “empreinte eau”, d’autres résultats sont disponibles, comme on peut le voir dans ce tableau publié par l’INRA, en 2013 :
À l’extrême, il y a l’étude de Pimentel et Pimentel en 2013, qui compte 200.000 litres d’eau pour la production d’un kilo de bœuf. Mais la méthodologie précise n’est pas spécifiée, note l’INRA qui constate que ce calcul se base sur “un système sur parcours extensifs, qui demande une grande surface et donc une grande quantité d’eau verte par kg de viande produit.“
Ainsi, paradoxalement, plus l’espace donné aux vaches est grand et plus elles y restent longtemps, plus cette quantité d’eau (de pluie) le sera aussi… ce qui peut paraître contradictoire vu que la pression exercée par les animaux sur l’environnement est moins importante quand ils sont moins nombreux sur une prairie. Nous ferons le point sur cette pression chez nous plus loin dans cet article.
Paradoxalement, les cultures irriguées ont une empreinte eau moins importante
À l’autre extrême, il y a le chiffre de 58 à 551 litres nécessaires à la production d’un kg de bœuf, un chiffre publié par Ridoutt en 2012 et qui correspond à la production de viande en Australie et où l’eau utilisée au nourrissage des bêtes est de l’eau bleue. Il s’agit donc d’eau irriguée, prélevée dans les nappes phréatiques ou les rivières, “ce qui conduit à une réduction d’eau douce disponible“, écrit l’INRA, contrairement aux modèles se basant sur le pâturage.
Si l’on résume, plus l’élevage est “naturel” en laissant paître les vaches sur des prairies, plus la quantité d’eau nécessaire est importante car c’est toute l’eau de pluie qui est comptabilisée dans la production de nourriture pour la vache. Or, elle tombera quoi qu’il advienne et sera ensuite “évapotranspirée” par les plantes ou retournera à la nature via les déjections bovines.
En revanche, en comptant tous les types d’eau, l'”empreinte eau” globale est moins importante dans les élevages plus industriels et où leur nourriture est essentiellement composée d’aliments concentrés et de céréales fourragères qui ont besoin d’irrigation et de pesticides pour pousser. Mais il s’agit essentiellement d’eau bleue. Donc plus l’élevage est intensif, plus il puise dans les réserves d’eau mais cela n’apparaît pas dans cette “empreinte eau“.
Quel type de culture chez nous ?
La question est donc de savoir quel type de viande nous consommons : celle qui est produite avec des bêtes qui paissent ou bien celle qui est produite grâce à des plantes irriguées ? “Chez nous, c’est une production mixte“, répond Jérôme Bindelle. “La majeure partie de la nourriture des bovins vient des prairies, que ce soit en pâturage direct pendant la saison ou un affouragement à l’auge de foin ou d’ensilage d’herbe qui aurait été conservé pour l’hiver.“
Et puis, il y a quelques compléments qui sont donnés. “Par exemple, les bovins, en engraissement, reçoivent quelques compléments pendant la dernière phase de leur cycle de production. Certaines fermes utilisent aussi de l’ensilage de maïs en plus de l’herbe pour avoir plus de fourrages pour leurs animaux.“
La plupart de ces compléments viennent de chez nous, précise le professeur, à l’exception de certains tourteaux. “Le lin ou le soja sont importés mais cela reste une part peu importante de l’alimentation des animaux.“
Peu de pression sur les champs
Fannie Jenot est chargée de mission pour C-durable qui s’occupe d’aller dans les fermes pour calculer leur score environnemental sur base de la biodiversité, du bien-être animal et du climat. “L’un des éléments les plus importants qui permet de savoir si un élevage est plutôt intensif ou extensif est le chargement en bovin à l’hectare“, explique la chargée de mission.
“On estime que l’impact de la ferme sur la biodiversité est très défavorable si elle a un chargement de 2,6 UGB (Unité de gros bétail par hectare, autrement dit une vache, ndlr) par hectare. Et on estime qu’elle est favorable ou qu’elle n’a pas d’impact entre 1,8 et 1,4.” Or en Wallonie, la moyenne ne dépasse pas 2,6 vaches par hectares. “En 2018, la moyenne est de 2 UGB par hectare fourrager avec la charge la plus basse à 1,5 et la plus élevée à 2,7.“
Reste à savoir si cette viande est celle que nous consommons chez nous. Selon Statbel, la Belgique est plus qu’autosuffisante en viande bovine : 247.122 tonnes équivalent carcasse (os, tendons, graisse compris) de viande bovine ont été produites en 2021 et 177.356 tonnes équivalent carcasse ont été mises sur le marché.
Mais cela ne signifie pas pour autant que les Belges consomment uniquement la viande produite chez nous car si la Belgique exporte 158.997 tonnes équivalent carcasses, elle importe aussi 89.231 tonnes équivalent carcasse. Bien que nous soyons autosuffisant en viande de bœuf, celle que nous consommons vient en partie d’ailleurs. Cependant, les données ne permettent pas d’identifier l’origine des viandes échangées.
En conclusion, le chiffre de 15.000 litres par kilo de viande bovine est exact selon une méthodologie qui comprend l’eau de pluie. Et c’est ce qui est paradoxal dans la méthode de calcul de cette empreinte eau. Plus les vaches paissent longtemps, sans être agglutinées dans les prairies, plus l’empreinte eau est grande.
[LAICITE.BE, 05 juillet 2023] Les constats sont nombreux qui justifient la nécessité de généraliser une éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle (EVRAS) de qualité auprès de tous les jeunes et les enfants. Aujourd’hui pourtant, on observe encore de grandes résistances face à l’Evras.
L’éducation relationnelle, affective et sexuelle est, depuis toujours, un sujet sensible, qu’il s’agisse de celle qui se fait à l’école ou dans les familles, de manière formelle ou informelle. Entre celles et ceux qui trouvent qu’on en dit trop, pas assez, pas correctement, ou encore pas au bon âge… des débats animés agitent les nombreux acteurs concernés. L’éducation sexuelle, qui existe depuis plus de 50 ans en Belgique, répond pourtant à des préoccupations sociales essentielles et à un enjeu de santé publique. La législature actuelle a vu la Fédération Wallonie-Bruxelles, la Région wallonne et la Cocof vouloir garantir l’accès à l’Evras pour toutes et tous les élèves grâce à un Accord de coopération qui les engage. Le Conseil d’État vient de se prononcer positivement sur le projet. Tous les signaux sont donc au vert. Posons dès lors enfin les premiers jalons de la généralisation de l’Evras en milieu scolaire !
Historiquement, en Belgique, l’éducation sexuelle a été instituée pour répondre aux besoins de prévention liés aux infections sexuellement transmissibles (IST) ainsi qu’aux grossesses non-désirées. Au cours des années, les questions liées à la santé sexuelle et aux relations amoureuses ont évolué. L’éducation sexuelle s’est elle aussi adaptée afin de correspondre à ces changements importants de paradigmes, comme la dépénalisation partielle de l’avortement dans les années 90, la légalisation du mariage pour les homosexuels et homosexuelles en 2003. Aujourd’hui, d’autres enjeux sont enfin pris en considération : ceux du sexisme (60 % des jeunes Belges subissent des pressions pour se conformer à l’image stéréotypée de l’homme ou de la femme), des violences sexuelles (un ou une Belge sur deux a déjà été exposé à une forme de violence sexuelle), ou encore de l’inceste, de la pornographie, du harcèlement, des stéréotypes de genre, etc. Ces chiffres montrent que les jeunes sont, dans une grande majorité, susceptibles d’être un jour victimes de ces violences, et ce risque est d’autant plus important pour celles et ceux qui appartiennent à des minorités sexuelles ou de genre. Les jeunes bisexuel (le) s et homosexuel (le) s sont par exemple deux à dix fois plus souvent concerné(e) s par les violences intrafamiliales et 1/3 des jeunes transgenres évitent d’exprimer leur expression de genre (vêtement, coiffure, apparence, etc.) par peur des conséquences négatives.
Pour faire des choix libres et responsables
Ces différents constats, loin d’être exhaustifs, justifient déjà pleinement la nécessité de généraliser une éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle (Evras) de qualité auprès de tou (te) s les jeunes et les enfants. Cette Evras vise à les outiller pour qu’ils ou elles puissent facilement faire des choix responsables qui respectent leur intégrité, leur bien-être et celui des autres. Comme à son origine, l’Evras constitue une politique de prévention destinée à améliorer la santé publique, mais en élargissant ses domaines de compétences au-delà de la sphère de la santé purement physique. C’est d’ailleurs toute la révolution de l’Evras : une approche globale et positive du relationnel, de l’affectif et de la sexualité.
En permettant aux enfants et aux jeunes d’accéder à cette éducation au sein de leur parcours scolaire, l’Evras assure par ailleurs une mission d’égalité des chances : l’ensemble des enfants et des jeunes peut ainsi obtenir des réponses adaptées aux questions qu’ils et elles se posent. Comme sur les autres sujets, cette mission de l’école ne se substitue en aucun cas à l’éducation des parents : elle permet de compléter les informations données au sein des familles, d’offrir un espace de parole bienveillant aux enfants et aux jeunes et, dans certains cas, de dépasser les tabous qui survivent dans certaines familles, qu’ils soient d’origine générationnelle, religieuse, culturelle, etc.
Dans tous les cas, les thématiques abordées lors des animations Evras et la manière dont elles sont présentées doivent toujours être adaptées aux jeunes qui y prennent part : non seulement parce que les animateurs et animatrices professionnel (le) s adaptent leurs propos à l’âge des élèves à qui ils et elles s’adressent, mais surtout parce qu’ils et elles partent du questionnement des élèves pour construire les animations. Ainsi, celles-ci ne devancent jamais les questions qui ont émergé au sein du groupe ; même si certains sujets sont systématiquement abordés à titre de prévention, comme le harcèlement, les infections sexuellement transmissibles ou encore la contraception. Ces réponses vont d’ailleurs toutes dans le sens du bien-être physique et psycho-social des jeunes et, surtout, suivent les recommandations de référentiels nationaux et internationaux reconnus (notamment ceux de l’OMS, d’Amnesty International ou encore de Child Focus).
Aujourd’hui pourtant, on observe encore de grandes résistances face à l’Evras. Les objectifs d’autonomisation des jeunes, de réduction des inégalités et d’amélioration de la santé publique en matière de sexualité, qui en constituent le cœur, doivent pourtant nous rassembler autour de sa défense : parce qu’elle permet à toutes et tous d’opérer des choix libres et éclairés dans leur vie relationnelle, affective et sexuelle, dans le respect de soi et des autres. Parce qu’elle permet aux jeunes de s’outiller contre certaines violences, et aux animateurs et animatrices de repérer des situations problématiques. Mais aussi parce que la généralisation de l’Evras, telle que pensée aujourd’hui en Belgique, est une mission de protection de la santé et du bien-être de l’enfance ; une mission nécessaire et essentielle.
Signataires : FAPEO (Fédération des Associations de Parents de l’Enseignement Officiel), CODE (Coordination des ONG pour les Droits de l’Enfant), Solidaris, Mutualité chrétienne, Child Focus, Susann Wolff, professeure de psychologie clinique à l’UCL et à l’ULB, Eveline Jacques, psychothérapeute, Amnesty, Prisme, Centre d’Action Laïque (CAL), CHEFF, Sofélia, Fédération des Centres de Planning et de Consultations (FCPC), Fédération des Centres Pluralistes de Planning Familial (FCPPF), Fédération Laïque des Centres de Planning Familial (FLCPF), O’YES
Cette carte blanche a été publiée sur lalibre.be le 30.06.2023…
[RADIOFRANCE.FR/FRANCULTURE, 18 juin 2023] En été, après une averse, on se prend souvent à emplir ses poumons de l’odeur qui se dégage du sol. Cette odeur, c’est le pétrichor, une fragrance caractéristique dont les composants proviennent à la fois de la végétation et du sol.
Après des jours de sécheresse, les premières gouttes de pluie tombent sur un sol écrasé de chaleur. Lorsque l’averse cesse, vous vous surprenez à vous emplir les poumons, nez tendu, narines dilatées, pour vous imprégner de cette odeur qui émane soudain du sol. Cette odeur caractéristique, typique de l’été et des températures élevées, est nommée “pétrichor”, un néologisme créé à partir du grec ancien et qui signifie “sang de pierre” (prononcé [pétrikor]). On doit ce nom à deux scientifiques australiens, la chimiste Isabel Joy Bear, et le minéralogiste Roderick G. Thomas, qui, en 1964, tentent de comprendre pour la première fois pourquoi la pluie, qui n’a pas d’odeur, peut soudain dégager un parfum si enivrant. Ils ne sont pas les premiers scientifiques à se poser la question : en avril 1891 déjà, la revue The Chemical News publiait un article signé Thomas Lambe Phipson, dans lequel ce dernier décrivait “l’odeur émise par les sols après une forte pluie” , qu’il avait observé pour la première fois “dans le sol crayeux de Picardie”. Selon lui, cette odeur était due “à la présence de substances organiques étroitement liées aux huiles essentielles des plantes”, les sols poreux absorbant “la fragrance émise par des milliers de fleurs.”
Une huile végétale pour protéger les plantes
L’intuition de Thomas Lambe Phipson sera confirmée par l’étude des deux scientifiques australiens. Publiée dans la revue Nature, elle explique les mécanismes chimiques à l’œuvre et le lien entre chaleur, pluie, et plantes. Le pétrichor est dû à plusieurs facteurs, parmi lesquels on retrouve une huile végétale, sécrétée par les plantes pour se protéger et pour signaler le ralentissement de la croissance des racines et de la germination des graines lorsque le temps est trop chaud. Cette huile végétale s’accumule rapidement, sur les feuilles d’abord, mais aussi dans les roches poreuses, voire le bitume qui recouvre les routes.
Lorsque la pluie se met enfin à tomber, c’est cette huile végétale, longtemps accumulée, qui se trouve libérée. Les premières gouttes de pluie, en venant s’écraser sur le sol, se vaporisent sous forme d’aérosol, emportant avec elle une partie de la sève végétale et la libérant dans l’air.
Une odeur créée par des bactéries
L’odeur du pétrichor n’est pas uniquement due à cette huile végétale, mais également à un autre composé, nommé géosmine. C’est à cette molécule que l’on doit la fragrance terreuse et musquée qui s’élève d’un sol encore chaud après la pluie. Elle est produite par de très nombreux micro-organismes présents dans le sol, essentiellement les actinobactéries et les cyanobactéries telluriques : c’est notamment ce composé organique volatil, qui donne à la terre labourée ou mouillée son odeur particulière.
Pour l’être humain, l’odeur est d’autant plus saisissante qu’il y est particulièrement sensible : notre nez est capable de détecter la géosmine en suspension dans l’air à des concentrations extrêmement faibles de moins de cinq parties par milliard (ppb). Cette même molécule, très appréciée lorsqu’on la détecte dans l’atmosphère, nous paraît paradoxalement intolérable une fois décelée dans l’eau : c’est la géosmine qui confère parfois à celle-ci son goût terreux, voire boueux, unanimement abhorré.
L’odeur du pétrichor, évidemment, ne se ressent pas avec la même intensité selon que l’on soit en ville, à la campagne ou encore en forêt : s’il y a beaucoup moins de bactéries, et donc de géosmines, dans les zones urbanisées, il y a en revanche beaucoup plus d’ozone présent dans l’air. C’est notamment le cas par temps orageux, où l’ozone créé par les décharges électriques des éclairs dans le ciel est porté par les vents : ce gaz, qui donne une odeur distinctive à l’air et qui peut parfois évoquer l’eau de Javel, crée un contraste encore plus saisissant et rend l’odeur du pétrichor plus distincte encore.
Une odeur devenue parfum
Reste à savoir pourquoi l’odeur de l’huile végétale et de la géosmine combinées nous plaît tant une fois qu’elle a été libérée par la pluie. Les raisons précises pour lesquelles cette fragrance nous est si agréable restent floues. L’hypothèse la plus communément admise part simplement du fait que le pétrichor, avec son odeur terreuse et végétale, est associé à une odeur positive pour l’environnement, et par extension pour l’être humain.
Sans surprise, le pétrichor est désormais un élément couramment utilisé en parfumerie. Bien avant que la science n’établisse son origine, il était déjà extrait de la terre, à Kannauj, en Inde, pour créer un parfum nommé mitti attar, ou parfum de la Terre. Depuis, il est devenu un composé commun des maisons de parfumerie, et se décline dans de célèbres parfums, tel Après l’ondée de Guerlain. Même si rien ne vaudra jamais, évidemment, l’odeur de la pluie après l’orage…
[TERRESTRES.ORG, 5 juin 2023] A mesure que le dérèglement climatique s’intensifie et l’artificialisation des sols se poursuit, les inondations dévastatrices s’enchaînent à travers le monde. A l’été 2021, la Belgique a connu des pluies torrentielles qui ont entraîné 100 000 sinistrés. Cette enquête historique retrace 150 ans de projets de transformation et de modernisation de la vallée belge de la Vesdre. A travers l’histoire des barrages, c’est bien plus qu’un objet technique qui est examiné : c’est une “machine organique” où la technique, la géographie, la biologie, le politique et le social interagissent constamment.
ÉTÉ 2021 : LE DÉLUGE
Entre le 14 et le 16 juillet 2021, 209 communes du sud-est de la Belgique ont connu des pluies diluviennes entraînant des inondations d’une ampleur et d’une intensité exceptionnelles. En quelques heures à peine, les habitants de Verviers, Trooz, Pepinster, Chaudfontaine… ont vu le niveau de l’eau de la Vesdre, de l’Ourthe et de la Meuse monter à vue d’œil, engloutir les voitures, les jardins ; encercler les habitations ; envahir les rez-de-chaussée. Des maisons s’effondrent sous la vigueur du courant, sous les chocs des objets qu’il charrie. Les routes sont impraticables et imposent d’interminables détours. Les habitants qui n’ont pas fuit à temps sont assiégés. Les lignes de téléphone sont coupées ou saturées. L’angoisse monte. Les services de secours, de soin, les relais d’information sont débordés et mal outillés. Alors déjà les premières interventions de solidarité s’organisent, entre voisins, avec les moyens du bord (les tracteurs, les embarcations de fortune, les compétences de chacun·e). Malgré tout, c’est souvent l’économie de toute une vie que les flots emportent sans pitié. Le bilan est lourd, les conséquences sont traumatiques : 100.000 sinistrés. 39 décès officiels. Des dégâts matériels estimés à plus de deux milliards d’euros. Les populations les plus touchées sont souvent déjà les plus précaires, habitants d’anciens centres industriels et de zones inondables.
Les lendemains sont difficiles. Les traces matérielles de ces vies englouties s’entassent à tous les coins de rue, sur les bretelles d’autoroute réquisitionnées, en bordure des rivières. Une atmosphère d’apocalypse règne. Chacun·e tente d’évacuer l’eau, de sauver ce qui peut encore l’être, de faire une première estimation des pertes. Des bénévoles affluent de tout le pays pour prêter main forte aux victimes. La Croix Rouge, l’armée tentent d’organiser les renforts. Il y a de la solidarité, mais aussi de la confusion et des premières frustrations. C’est aussi le moment des controverses [1].
[1] Pour un récit complet des événements, voir le magazine belge Wilfried (numéro 17, automne 2021, et hors série 2021 : Mémoires vives). Pour un recueil d’images et de témoignages, voir le travail de Caroline Lamarche et Françoise Deprez : Toujours l’eau (juillet 2021, Tavier : éditions du Caïd).
De nombreux témoins expliquent que la montée des eaux sur le cours de la Vesdre n’a pas été linéaire, mais marquée par deux vagues, emportant tout sur leur passage. Très vite, une corrélation est supposée avec la présence de barrages hydrauliques situés en amont des zones inondées. Quel a été leur rôle ? Les vannes ont-elles été ouvertes pour empêcher la ruine des structures ? L’ouverture des vannes a-t-elle aggravé la situation en provoquant les raz-de-marée observés par certains témoins directs ? Aujourd’hui un rapport d’analyse sur le sujet – commandé par le ministère du Climat, de l’Énergie et de la Mobilité – conclut à la décharge des gestionnaires d’infrastructures. Le barrage de la Vesdre n’aurait jamais rejeté un débit plus important que celui qu’il recevait en amont. Il aurait même permis de stocker 6 des 12,4 millions de m³ d’eau tombés sur son bassin versant. Sans ce barrage, la situation aurait été donc encore plus catastrophique à l’aval [2].
[2] Fränz Zeimetz et al., Analyse indépendante sur la gestion des voies hydrauliques lors des intempéries de la semaine du 12 juillet 2021 (2021)
ALORS, LA QUESTION EST-ELLE CLOSE ?
D’une part, le rapport laisse de grandes zones d’ombre sur le déroulé exact des événements. Les rédacteurs en énoncent eux-même les limites : planning trop serré pour une reconstitution hydrologique complète, utilisation exclusive de données transmises par les services publics incriminés, défaillance des capteurs enregistrant les débits entrant pour le réservoir de la Gileppe. A la lecture du rapport, il est certain que les barrages n’ont pas aggravé les effets des inondations. Mais aucune explication alternative n’est donnée à l’effet de vague qui a pourtant été observé par des nombreux témoins. Le devoir d’enquête semble avoir été pris à la légère par le Gouvernement. Il en résulte de l’incrédulité et un sentiment d’injustice parmi les citoyen·ne·s concernés.
D’autre part, le débat, relayé par les médias et encadré par le rapport du gouvernement n’offre qu’une marge de manœuvre étroite : approuver ou contester les décisions et gestes de quelques techniciens et experts. Ouvrir les vannes ou risquer l’effondrement du mur de retenue ? En voilà une alternative infernale [3] ! En parallèle du devoir d’enquête, une responsabilité plus large devrait être invoquée si nous voulons nous saisir de cette catastrophe pour penser les territoires que nous habitons, et leur résilience face aux catastrophes de plus en plus fréquentes que nous annoncent les climatologues. Pourquoi les barrages sont-ils là ? Que doivent-ils devenir ? Quel mode de gouvernance désirons-nous mettre en place pour affronter les difficiles prises de décision qui s’annoncent ?
[3] La notion d’alternative infernale est développée par Isabelle Stengers et Philippe Pignarre dans La sorcellerie capitaliste (Paris : La Découverte, 2005)
L’objectif de cet article est d’alimenter ces réflexions, à partir d’une lecture historique. Il propose de retracer l’histoire des barrages de la vallée de la Vesdre et de leur ancrage territorial. Il propose d’essayer de mieux comprendre leurs modes de production, leurs effets et les aménagements du territoire qu’ils les ont accompagnés pour pouvoir réfléchir collectivement à la manière de les gérer demain. Mais avant d’entamer le récit, deux précisions sont à apporter pour expliquer la démarche.
LA MACHINE ORGANIQUE ET LE PALIMPSESTE
L’étude des infrastructures pose une question de cadrage et d’échelle. Jusqu’où doit-on regarder ? Quels dessins produire pour parler d’un barrage ? Les documents d’archives contiennent le plus souvent les dessins des ingénieurs qui s’en tiennent aux murs de retenue, zones excavées, turbines et postes de commande. Pourtant, un barrage ne se réduit pas à sa seule emprise construite, ni même au périmètre de son chantier. Il s’agit aussi – comme nous le rappelle les inondations dans la Vallée de la Vesdre, d’une entité qui transforme profondément le territoire dans lequel elle s’inscrit, parfois à très grande échelle. L’historien de l’environnement américain Richard White appelle ce nouveau territoire transformé par la présence du barrage une “machine organique”, pour insister sur les relations entre l’ouvrage d’art et l’environnement géographique et social dans lequel il est construit. La machine comprend aussi les nouveaux modes d’extraction des ressources naturelles, les nouvelles activités humaines et non-humaines que le territoire transformé accueille [4]. De surcroît, ce territoire transformé, comme le démontre Donald Worster, reconfigure aussi les rapports de domination qui y prennent place. La construction des grands barrages s’accompagnent presque toujours de conflits territoriaux entre leurs initiateurs privés ou publics et les habitants des régions menacées d’inondation [5]. Raconter l’histoire des barrages demande d’intégrer aussi une série de choix de nature politique, sociale et environnementale qui prennent forme dans le vaste territoire concerné. Ce ne sont donc pas les barrages de la Vesdre qui sont étudiés ici, mais bien la machine organique qu’ils ont participé à construire dans cette vallée.
[4] Richard White, The Organic Machine: The Remaking of the Columbia River (New-York : Hill & Wang Pub, 1995). [5] Donald Worster, The Hoover dam : a study in domination, The Social and Environnemental Effects of Large Dams (1984).
Par ailleurs, l’étude des transformations multiples d’un territoire pose la question de leur sédimentation. L’historien de l’architecture André Corboz compare le territoire à un palimpseste, ces parchemins grattés et ré-employés, sur lesquels chaque nouvel écrit se superpose aux antérieurs partiellement effacés. Le territoire n’est, en effet, jamais une page blanche, ni une page définitivement écrite. Il est – au contraire – façonné par une accumulation de traces matérielles, témoins des usages et aménagements présents et passés cumulés, et malgré tout, toujours ouvert aux transformations futures [6]. Ainsi, comme nous le verrons, le bassin de la Vesdre est parsemé des traces matérielles de ses usages successifs. Certaines traces subsistent à l’état de ruines, d’autres se sont vues assignées de nouvelles fonctions et de nouveaux récits au fil du temps. Toutes s’accumulent jusqu’à constituer un prolifique stock de matières “mises en œuvre”. Ainsi, le récit qui est développé ici est constitué de trois étapes qui ne se succèdent pas mais se sédimentent et participent à dresser le portrait de la situation contemporaine avec laquelle les architectes, les urbanistes, les décideurs et les habitants du 21e siècle devront bien composer.
[6] André Corboz, Le territoire comme palimpseste et autres essais (Besançon : Éd. de l’imprimeur, 2001)
PRINTEMPS 1868 : DES DRAPS, DES ÉPICÉAS ET DES ÉTATS-NATIONS EN ÉBULLITION
La Belgique est une jeune nation – à peine 38 ans – en plein essor industriel. L’ingénieur des mines Eugène Bidaut, jusqu’alors surtout reconnu pour ses études géologiques dans les régions charbonnières, a pris rendez-vous avec le Ministre libéral des Travaux Publics, Alexandre Jamar. Il vient lui présenter le résultat de onze années d’études l’amenant à proposer la construction du premier grand barrage du pays. L’objectif de l’étude visait à “améliorer le régime de la Vesdre“. La formule est laconique… Améliorer ? Oui, mais pourquoi et surtout pour qui ?
Au 19e siècle, la région de la Vesdre, au Sud-Est du pays, est le foyer d’une industrie textile florissante. Pour laver la laine en économisant les matières dégraissantes, il est intéressant de disposer d’une eau douce, peu chargée en calcaire. Et c’est précisément ce que les industriels ont trouvé dans cette vallée. L’eau provient principalement du haut-plateau des Fagnes, un paysage de tourbières où les précipitations sont fréquentes et abondantes. L’eau qui s’y infiltre ne traverse que des roches siliceuses (sans calcium) avant de rejoindre les pôles industriels de Verviers et Eupen. La localisation semble donc idéale. Mais, avec l’essor industriel et la multiplication des usines, une pression sur la qualité de l’eau s’opère. Les établissements situés en aval sont mécontents de travailler avec l’eau souillée par leurs voisins en amont. Les rejets de chaque usine s’additionnent, la pollution se concentre dans les cours d’eau, et devient problématique, surtout pendant la saison sèche, en été. Dans les mémoires du barrage de la Gileppe, publiés en 1877, il est question d’”une infection parfois intolérable, des boues qui fermentent sur le lit de la rivière, emportées par de soudaines crues et véhiculant leurs miasmes jusqu’aux portes de Liège“. Une diminution drastique de la population de poissons est également mentionnée. Les ingénieurs concluent : “Le mal grandit tous les jours, à mesure que l’industrie étend sa production et multiplie ses déchets” [7].
[7] M. Bodson, E. Detienne, and F. Leclercq, Le barrage de la Gileppe : Mémoire rédigé à la demande de la Section de Liège de l’Association des Ingénieurs sortis de l’École de Liège (Liège : De Thier, 1877).
L’étude d’Eugène Bidaut est réalisée au frais de l’État mais à la demande de la Ville de Verviers, poussée dans le dos par les industriels locaux. Elle vise à remédier à cette situation conflictuelle générée par leur exploitation cumulée de l’eau. L’étude promeut la construction du barrage sur la Gileppe, un affluent de la Vesdre, couplée à l’installation d’un réseau de canalisation et distribution d’eau (dont subsiste l’aqueduc de Goé). Le barrage permet de garantir un débit constant en aval, et de pouvoir ainsi “diluer” la pollution tout au long de l’année en s’affranchissant des variations saisonnières naturelles du cours d’eau. La canalisation permet d’approvisionner toutes les industries en eau de qualité identique, quelle que soit leur position dans la vallée. A ce titre, le plan de Bidaut offre une solution toute relative aux problèmes de la vallée de la Vesdre : les pollutions ne sont certes pas évitées, mais elles sont diluées grâce au maintien d’un débit constant de la rivière, ce qui permet de réduire sinon leurs effets, au moins leurs visibilités.
La construction du barrage de la Gileppe constitue donc une intervention financée par des fonds publics en soutien du secteur privé industriel. Les usines textiles ne sont pas portées responsables de la pollution du cours d’eau. Il ne leur est pas demandé de réduire la nocivité de leurs rejets ou d’en assumer les conséquences. Au contraire, une infrastructure publique est construite pour non seulement prendre en charge leurs externalités négatives mais également leur offrir un meilleure approvisionnement en eau. En cela, le projet est parfaitement aligné avec les ambitions libérales du jeune état belge, telles qu’elles ont été décrites par l’historien Alexis Zimmer : “fonder infrastructurellement un nouvel ordre économique, affirmer matériellement l’émergence d’une nouvelle nation” [8]. L’infrastructure publique soutient le développement de l’industrie qui – en retour – assure le prestige et l’autorité du jeune état. Sans surprise, le plan de M. Bidaut est chaleureusement accepté et rapidement mis en œuvre. Les travaux démarrent un an à peine après la présentation du projet, tandis que le barrage est inauguré en 1875, après seulement six années de chantier.
[8] Alexis Zimmer, Brouillards toxiques. Vallée de la Meuse, 1930, contre-enquête (Bruxelles : Zones sensibles, 2017).
Le chantier du barrage s’implante dans un paysage déjà lui-même en proie à des transformations radicales. La loi de 1848 sur le défrichement donne un cadre légal favorisant la mise en culture des anciens terrains communs. Sur le plateau des Hautes Fagnes, en amont du barrage, cela se concrétise par un remplacement des usages traditionnels associés aux tourbières – notamment le pâturage et le fauchage – par une nouvelle pratique : la plantation intensive d’épicéas. Les tourbières sont drainées, découpées en une grille orthogonale de 250m par 250m. Les drains, de petits fossés qui bordent les parcelles, forment un réseau artificiel d’écoulement de l’eau et se connectent à plusieurs fossés d’évacuation, court-circuitant souvent la géographie originelle des bassins versants. L’effet de ces aménagements forestiers sur l’hydrologie de la région est controversé. Les trois ingénieurs rédacteurs du mémoire sur la construction du barrage de la Gileppe, relatent – sans toutefois y accorder beaucoup de foi – que, d’après l’opinion générale, le défrichement de la forêt d’Hertogenwald serait responsable d’une diminution du débit d’étiage de la Vesdre. Le barrage de la Gileppe serait ainsi devenu nécessaire en partie pour compenser les nouvelles pratiques forestières, en amont du barrage. Une hypothèse similaire sera plus tard développée dans les travaux de Raymond Bouillenne, botaniste et professeur à l’Université de Liège : la brusquerie des crues de 1894, 1936, 1952 serait expliquée par la suppression des tourbières qui constituaient auparavant un réservoir-tampon naturel en amont d’Eupen et Verviers. La couche organique poreuse des tourbières fonctionne, en effet, comme une éponge, capable de se gorger d’eau et d’ainsi différer et réguler l’effet d’une crue ou d’une période sèche en aval [9].
[9] R. Bouillenne, P. Deuse, and M. Streel, Introduction historique à l’étude des tourbières de la Fagne des Deux Séries, Bulletin de la Société Royale des Sciences de Liège 5 (1956).
Le drainage des tourbières, à l’inverse, entraîne une diminution de l’inertie du système : chaque crue, chaque sécheresse dans le Haut-Plateau se fait plus rapidement sentir à l’aval, à moins d’être compensée par le réservoir du barrage, dont les vannes doivent être ouvertes ou fermées par les gestionnaires de l’infrastructure, en fonction des prévisions météorologiques.
La vallée de la Vesdre occupe une position frontalière, à proximité du Royaume Prusse, qui deviendra l’Allemagne quelques années plus tard. Une première tentative échoue de construire un barrage transfrontalier, profitant aux deux pôles industriels voisins d’Eupen et Verviers. A l’aune de la guerre franco-prussienne de 1870-1871, les tensions entre les deux nations augmentent progressivement et la question de l’eau devient l’un des terrains de ces tensions. L’eau drainée est convoitée de chaque côté de la frontière. Du côté de la Prusse, le fossé d’Eupen est creusé. Il achemine artificiellement l’eau drainée des tourbières vers la Soor en direction d’Eupen. Du côté belge, le fossé de Bovy conduit l’eau des tourbières vers la Gileppe au profit de l’agglomération de Verviers. Chacun tire la couverture de son côté. Dans le contexte de ce bras de fer, le projet du barrage de la Gileppe représente une démonstration de force dont témoigne la statue de Lion qui trône fièrement en son sommet. Ainsi, si les cours d’eau sortent des lits qu’ils se sont patiemment construits, c’est aussi pour répondre aux contours et contraintes des frontières administratives de deux états-nations en ébullition.
Le drainage et les plantations d’épicéa, la canalisation de l’eau et la construction du barrage de la Gileppe se révèlent être finement interconnectés. Ensembles, ils transforment la vallée de la Vesdre en une première version de la “machine organique“, qui elle-même constitue l’ancrage matériel d’un travail politique mené par le jeune Etat Belge pour fonder sa légitimité dans le paysage européen.
ÉTÉ 1939 : DES CHÔMEURS, DES FÊTARDS ET DES NATURALISTES
A la veille de l’entrée en guerre de la Belgique contre le 3e Reich, Joséphine Baker et sa troupe sont en représentation sur le bord de la Meuse, dans la Ville de Liège. Il y règne une atmosphère festive de cabaret, de joutes navales et de feux d’artifice. L’exposition internationale de l’Eau bat son plein. Elle célèbre l’inauguration du Canal Albert reliant Liège au Port d’Anvers. Ce nouveau canal est d’une grande importance stratégique pour la Ville, car il assure aux produits de son industrie sidérurgique un accès direct vers la mer, sans passer par les Pays-Bas voisins [10]. Mais ce n’est pas tout. Le canal Albert est aussi le fruit d’un plan de relance économique et de lutte contre le chômage, le “plan du travail”, introduit par le socialiste Henri de Man, en réaction aux effets de la Grande Dépression. En effet, l’industrie belge souffre des effets de l’inflation. Le chômage augmente. Les grèves, les manifestations et leur répression souvent violente se multiplient. Le plan de Monsieur de Man – une sorte de New Deal belge – repose sur la construction d’infrastructures publiques permettant d’offrir des débouchés aux producteurs de matière première mais aussi de générer un besoin de main d’œuvre [11]. L’exposition de l’eau, c’est aussi la célébration de ce nouveau modèle : une économie planifiée, encadrée et soutenue par l’État, qui vient au secours d’un système capitaliste en crise.
[10] Voir les revues d’architecture belges Bâtir 73 (1938) et 78 (1939). [11] Guy Vanthemsche, De mislukking van een vernieuwde economische politiek in Belgïe vóór de Tweede Wereldoorlog : de OREC (Office de Redressement Economique), Revue belge d’Histoire contemporaine 2-3 (1982). Henri de Man, Les travaux publics et la résorption du chômage (Bruxelles : Ministère des travaux publics, 1936)
Mais puisque le Canal Albert est achevé, où iront les ouvriers et leurs pelleteuses ? Quel sera le prochain grand chantier ? Pour le savoir, les visiteurs de l’exposition doivent se rendre à la Rotonde Centrale du Palais du Génie Civil pour y découvrir la maquette du réservoir d’Eupen, un deuxième barrage dans la région de la Vesdre, implanté sur les territoires récemment acquis par la Belgique en faveur du traité de Versailles [12]. Sa construction a démarré 3 ans plus tôt, en 1936. Le barrage trône fièrement au centre d’un diorama évoquant le paysage qui l’entoure et que nous connaissons déjà : les plantations d’épicéas.
[12] Selon le «guide plan officiel de l’exposition de l’Eau à Liège» (1939).
En ce qui concerne le projet lui-même, rien de neuf sous le soleil. Le second barrage est situé à une dizaine de kilomètres à peine de celui de la Gileppe. Il en constitue le complément : il permet d’alimenter en eau potable et industrielle la région d’Eupen, tout comme le barrage de la Gileppe alimente le pôle verviétois. A l’instar de son voisin, il augmente le débit d’étiage et limite l’effet des crues. Les deux barrages jouent ainsi un rôle symétrique. La construction de cette deuxième retenue s’accompagne aussi de la poursuite du processus de drainage. Les plantations d’épicéas remplacent petit à petit les tourbières. L’eau drainée du plateau est convoitée par les gestionnaires de barrages en aval. A la fin des années 1940 (le chantier du barrage est interrompu pendant la guerre mais repris dès 1946), deux tunnels de captage sont réalisés pour envoyer respectivement les eaux de la Soor vers la Gileppe et les eaux de la Helle vers le barrage de la Vesdre [13].
[13] Le barrage de la Vesdre, Architecture Urbanisme Habitation, revue mensuelle des éditions Art de bâtir 3 (1948).
L’objectif est d’agrandir artificiellement les bassins versants et ainsi augmenter les volumes de réserve des barrages. Puis, en 1962, c’est le lit de la Vesdre elle-même qui est modifié. Afin de garantir sa potabilité, le tracé du cours d’eau est partiellement détourné pour lui faire rejoindre le lit de la rivière Steinbach. Cela permet de lui faire traverser un territoire moins urbanisé et donc moins pollué. Ce choix demande toutefois d’exproprier deux hameaux situés au bord de la Steinbach : Reinartzhof et Petergensfeld [14]. L’ajout d’une deuxième retenue – dont le volume est tout de même deux fois supérieur à celui du barrage sur la Gileppe – et ses accessoires – canalisations, détournements, captages – constitue ainsi un pas supplémentaire dans le mouvement d’artificialisation de l’hydrographie du bassin versant de la Vesdre, tel qu’il fut entamé au 19e siècle.
[14] 9000000, Reinartzhof, reportage télévisé dirigé par Jean Allaert, Jean-Marie Delmée, et René Henoumont, 1962.
Pourtant, dès 1935, le site retient l’attention des naturalistes. Une association sans but lucratif “les amis de la Fagne” est créée, avec pour première action la contestation victorieuse d’un autre projet de barrage sur la Hoegne, qui aurait définitivement inondé le haut-plateau. L’association milite ensuite pour l’obtention d’un statut de “réserve naturelle” et pour la conservation des tourbières. Ce combat contre la plantation d’épicéas se poursuit avec vigueur jusqu’au début des années 1970. Mais il est intéressant de constater que l’intérêt des naturalistes se limite au Haut-Plateau, sans considération pour l’acheminement de l’eau vers l’aval, où la rationalité des gestionnaires de barrage semble incontestée. De même, ils ne s’opposent pas aux expropriations de Reinartzhof et Petergensfeld et au détournement du cours de la Vesdre. Au contraire, une convergence d’intérêts entre les naturalistes et les gestionnaires du réseau apparaît. Comme en témoigne Roger Herman, président d’honneur des “Amis de la Fagne”, les naturalistes ne voient pas l’expropriation des villages d’un mauvais œil, car elle participe pour eux à transformer la région en une zone de protection naturelle, c’est-à-dire, selon l’acceptation la plus usuelle, en une zone dépeuplée, préservée (en apparence seulement) des usages anthropiques. Protéger le riche biotope des Hautes-Fagnes et garantir la qualité de l’eau potable des réservoirs de la Vesdre et de la Gileppe deviennent ainsi des objectifs compatibles [15].
[15] Interview de Roger Herman, Les amis de la Fagne par l’auteure en 2022.
La “machine organique” se complète et se diversifie. Elle comprend maintenant deux barrages et leurs tunnels de déviation et de captage, les plantations de sapins restantes mais aussi un parc naturel en création, et toutes les activités touristiques, scientifiques et didactiques que cela implique. Sa signification politique, elle aussi évolue. A l’exposition de l’Eau, le barrage, tout comme le canal Albert, est un objet de fierté et de réjouissance. Il symbolise toujours le progrès technique et industriel mais également le progrès social : la capacité de l’État belge à gérer les effets d’une crise mondiale du système capitaliste, tout comme il gère activement les flux hydrauliques et les ressources forestières.
HIVER 1969 : LE PROBLÈME DE L’EAU, LES TRENTE «GLORIEUSES» ET LES VOIX QUI S’OPPOSENT
Dans les années d’après-guerre, en Belgique comme dans le reste du monde occidental, la vie quotidienne se transforme au gré du déploiement de nouveaux modes de consommation. A cette époque, pour l’État belge, l’eau est devenue un “problème” et même une “question royale”. En 1966, le Roi ordonne la création d’une Commission Spéciale, chargée d’analyser la situation relative à la gestion de l’eau, sous toutes ses coutures : transport fluvial, consommation en eau domestique et industrielle, aspects récréatifs, politiques et énergétiques. Trois ans plus tard, la Commission publie son rapport final. Le document est extrêmement synthétique [16]. Il se base sur des prévisions à la hausse des besoins dans tous les secteurs et fixe un objectif principal : il faudra imposer, en toute saison, un débit minimal de la Meuse de 50 m³ par seconde en aval de Liège, ce qui, selon les estimations alors en vigueur, entraîne la nécessité de construire des barrages pour atteindre une réserve d’eau d’environ 200 millions de m³. Le rapport prévoit la construction de trois nouvelles retenues : sur le cours de l’Eau d’Heure, de la Lesse et en un troisième site dont la localisation n’est pas encore fixée. Il entérine également le surhaussement du barrage de la Gileppe, qui passe entre 1967 et 1971 d’une retenue de 13 millions de m³ à 27 millions de m³.
[16] Archives du Ministère des Travaux Publics, Région Wallonne, Namur : Commission royale au problème de l’eau, Rapport final (1969).
Les causes du surhaussement du barrage de la Gileppe ne sont donc plus confinées à la région de Vesdre mais s’envisagent à l’échelle du territoire national voire européen. Les barrages des années 1960-70 doivent – comme le révèle le rapport de la Commission de l’Eau – permettre de répondre aux prévisions de besoins croissants en eau domestique. Mais ils alimentent aussi le système de refroidissement de la future centrale nucléaire de Tihange, alors en construction. Ils assurent le remplissage des canaux qui ont été modernisés, c’est-à-dire élargis, pour intensifier le transport fluvial des marchandises. Ils garantissent un débit d’étiage minimal pour diluer les pollutions des industries lourdes du sillon Sambre-et-Meuse. Et enfin, ils répondent à une autre contrainte, née quelques années plus tôt, suite à la mise au point d’un accord bilatéral avec les Pays-Bas.
Au début des années 1960, un des projets phares du Ministre libéral des Travaux Publics et de la Reconstruction est la construction d’un nouveau canal, qui doit permettre d’étendre le port d’Anvers tout en lui offrant un débouché sur l’estuaire du Rhin, au Pays-Bas [17]. Or, à cette même époque, les Pays-Bas construisent le Deltaplan, une réserve d’eau douce à l’embouchure de la Meuse et du Rhin. Le canal projeté par la Belgique se marie mal avec les ambitions du Deltaplan, puisqu’il menace d’y amener de l’eau salée par éclusage. Un processus de négociation s’initie alors, qui mènera au Traité Escaut Rhin en 1963. Ce traité, parfois décrit comme un des premiers jalons de l’intégration Européenne, stipule qu’en guise de compensation pour la construction du canal, la Belgique devra garantir un débit minimal de la Meuse à son arrivée aux Pays-Bas, en aval de Liège. Ce premier traité est complété et précisé en 1975 par le traité Meuse, dans lequel se retrouve le chiffre clé de 50m³ par seconde comme débit minimal à la frontière, ce qui correspond également aux conclusions de la Commission de l’Eau [18]. Les grands projets d’infrastructures hydrauliques et énergétiques belges et néerlandais sont donc interdépendants. Et, à nouveau, les motifs économiques, politiques et techniques s’entremêlent.
[17] Michael Ryckewaert, Building the economic backbone of the Belgian welfare state, Infrastructure, planning and architecture 1945-1973 (Rotterdam : 010 Publishers, 2011). [18] Charles Christians, Le problème de l’eau et la liaison Escaut-Rhin, Hommes et Terres du Nord 2, no. 1 (1965).
Dans les années 1960 et 1970, la construction de barrages en Haute-Belgique, en amont de la Meuse, devient un sujet de passions et de controverses. Les barrages suscitent l’admiration et l’enthousiasme des architectes et urbanistes modernistes, comme en témoigne le plan d’aménagement du Sud-Est du pays, réalisé en 1963 par les urbanistes du Groupe l’Équerre. Dix projets de barrages sont repris sur le périmètre de l’étude. Aux yeux des urbanistes, les retenues d’eau constituent surtout des opportunités pour planifier et moderniser le sud du pays, en y créant des pôles d’attraction touristique [19].
[19] L’Équerre, Programme de développement et d’aménagement du Sud-Est : atlas et projet (Bruxelles, 1963).
De l’autre côté du spectre, les barrages font au contraire l’objet de vives contestations. Certains industriels wallons craignent que la Meuse devienne “un aqueduc pour les Pays-Bas” en faveur du développement du Port d’Anvers mais au détriment des intérêts régionaux. Les habitants des régions menacées de mise sous eau par les projets de barrages sur la Lesse, la Semois, l’Eau-Noire protestent. Ils vivent ces projets fédéraux comme une dépossession territoriale et clament leur attachement aux vallées et aux pratiques rurales qui s’y exercent. Évoquant le droit d’un peuple à disposer de lui-même, certaines localités organisent des référendums. Dans la région de Couvin, un groupe de militants s’organisent et s’opposent, par tous les moyens (radios pirate, sabotage des machines…) aux interventions préparatoires du barrage de l’Eau Noire, qui – à leur grand bonheur – ne verra jamais le jour [20].
[20] Benjamin Hennot, La bataille de l’Eau Noire (Belgique : Ere doc, 2015) ; Omer Marchal, Lesse, le village qui ne voulait pas mourir (Bruxelles : Pierre de Meyere, 1967) ; Barrage de la Semois : la colère des habitants, reportage télévisé dirigé par Henri-François Van Aal (1965).
Enfin, aux oppositions des industriels wallons et des habitants des localités menacées d’inondation, s’ajoutent les doutes des milieux scientifiques. L’écologue Paul Duvigneaud estime que les études préalables aux projets de barrages sont lacunaires et négligent l’apport des sciences du vivant. Selon lui, il faut intégrer l’agriculture et la foresterie dans l’équation, car ces pratiques jouent un rôle clé dans la capacité à retenir les eaux en amont du lit des rivières. Il suggère – en guise d’alternative aux grands barrages – de construire un réseau décentralisé de petits barrages pour une “régularisation diffuse du bassin mosan” [21]. Dans les années 1970, l’association inter-environnement édite également un rapport sur le sujet. L’auteur, Jean-Claude Micha, membre de la faculté d’écologie de l’université de Namur, y fait une lecture critique de la rhétorique pro-barrage. Selon lui, les enjeux de l’alimentation en eau domestique sont artificiellement gonflés : basés sur la prévision d’une croissance future non avérée et ne tenant pas compte de solutions simples pour éviter le gaspillage de l’eau. A ses yeux, les arguments officiels camouflent l’enjeu réel des barrages qui est d’alimenter les centrales électriques et, plus particulièrement, les centrales nucléaires [22].
[21] Paul Duvigneaud and Martin Tanghe, Des ressources naturelles à préserver in La Wallonie, le pays et les hommes. Histoire-économies-sociétés, tome II, de 1830 à nos jours (ed. Hervé Hasquin, Bruxelles : La renaissance du livre, 1977). [22] J-C Micha, Le problème des barrages-réservoirs en Belgique,Environnement, revue de l’asbl Inter-Environnement-Wallonie 4 (1978).
La “machine organique” change d’échelle, se complexifie et s’auto-alimente. Ici, les experts du Gouvernement anticipent de nouveaux besoins qu’ils participer ainsi à créer, en leur donnant une base matérielle. Là, ce sont de nouvelles infrastructures – la centrale nucléaire de Tihange, le Deltaplan et la modernisation du réseau de canaux – qui justifient la construction d’autres nouvelles infrastructures – les barrages – en les “rendant nécessaires”, dans une réaction en chaîne auto-entretenue.
Finalement, sur les quatre interventions prévues par le rapport final de la Commission de l’Eau, seules deux ont été réalisées : le surhaussement de la Gileppe et la construction des barrages de l’Eau d’Heure. Le projet hydraulique des “Trente Glorieuses” reste donc inabouti : sur les 240 millions de m³ annoncés, seulement 163 millions de m³ sont aujourd’hui effectifs [23]. La cause de la mise au placard progressive des projets de barrages reste à élucider : résultat des mouvements citoyens d’opposition, conséquence de la fédéralisation progressive de l’État ou des crises économiques des années 1970 ? Quoi qu’il en soit, ce non achèvement du projet confirme rétrospectivement les doutes quant à l’exactitude des calculs prévisionnels qui avaient poussé à son élaboration.
[23] Ce calcul a été effectué sur base des données d’une note pour le ministre des affaires Wallonnes, de l’aménagement du territoire et du logement, 18 août 1976, consultée aux archives du Ministère des Travaux Publics de Namur.
ÉTÉS 2022, 2023, 2024… ENVISAGER LE FUTUR ?
Aujourd’hui, de nouvelles questions émergent, dans la foulée des inondations de l’été 2021 et dans le contexte du changement climatique. Un nouveau chapitre de la vie des infrastructures hydrauliques de la vallée de la Vesdre est en train de s’écrire sur le palimpseste de son territoire. Notamment un Schéma Stratégique y est en cours d’élaboration par une équipe interdisciplinaire composée du Studio Paola Viganò (architecture, urbanisme, paysage), de l’Université de Liège (hydrologie, géologie, biodiversité, climat, économie) et Yellow Window (communication, participation citoyenne). Une première phase de diagnostic a été présentée dans le courant de l’été 2022.
D’emblée, le volet climatologique révèle un paradoxe : “l’événement de juillet 2021 devrait se répéter avec une période de retour de 10-20 ans, si le réchauffement climatique est limité à +1,5-2,5°C. Mais, si ce réchauffement est plus important, il fera trop sec en été après 2050 pour avoir ce type d’événement“. C’est donc à un double défi qu’est confronté le territoire : d’abord un risque accru de crue, puis si la température continue à monter, une augmentation des périodes de sécheresse. A l’instabilité du climat, l’étude répond par une approche visant la résilience : redonner de l’espace aux lits des cours d’eau et à la variation de leur flux, restaurer les tourbières pour que le plateau des Hautes-Fagnes retrouve son rôle d’éponge. L’étude aborde ces enjeux en lien avec leurs conséquences économiques et sociales : quelles nouvelles activités, quels nouveaux usages et mode d’habitation seront associées à ces profondes transformations territoriales ? Comment éviter l’expulsion, la stigmatisation et la marginalisation des habitants des zones qui seront prochainement labellisée «inondables» ou «inhabitables».
De leur côté, les gestionnaires des barrages qualifient rétrospectivement leur expérience de juillet 2021 de “moment dur, humainement“, parce qu’ils se sont “sentis ciblés alors qu’ils faisaient leur travail”. Ils cherchent eux aussi des solutions, mais ne semblent pas prêts pour autant à remettre en question leur mode de gestion. Les barrages et leur réservoir sont exclus du cahier des charges et du périmètre du Schéma Stratégique. L’inspecteur général du département des voies hydrauliques siège au comité d’accompagnement de l’étude. Il a le droit de commenter, mais, il n’offre en retour aucun levier d’action sur les barrages, qui restent donc la chasse gardée de l’administration régionale. Les solutions sont proposées en interne au sein de l’administration et sont discutées en huis-clos. Elles sont d’ordre purement technique : doubler les ingénieurs de garde, améliorer la coordination entre les cellules d’expertise et complexifier les modélisations mathématiques qui permettent de décider à l’avance s’il faut pré-vider les réserves pour faire face à une crue. Il ne semble pas il y avoir de suite prévue pour approfondir l’enquête sur les événements de juillet 2021 toujours inexpliqués, ni de stratégies à plus long terme permettant d’anticiper – par exemple – les conséquences de sécheresses futures. Quel est le risque de prolifération d’algues (comme cela avait déjà été constaté en 1978 pour le barrage de Nisramont dans les Ardennes belges) ou de cyanobactérie (comme ça a été le cas pour les lacs de l’Eau d’Heure dans le Hainaut cet été) [24] ? L’augmentation de la température représente aussi un défi de taille pour la viabilité des barrages. Ce défi ne semble pas – publiquement du moins – actuellement abordé.
[24] Micha, Le problème des barrages-réservoirs en Belgique.
L’opacité des gestionnaires d’infrastructure ne date pas d’hier. Dans les mémoires du barrage de la Gileppe, en 1877 déjà, celui-ci est qualifié de “triomphe commun des ingénieurs des ponts et chaussées et des ingénieurs des mines“. La valorisation de l’expertise des ingénieurs s’y accompagne de l’omission et de l’exclusion d’autres modes de connaissances et d’appréhension du territoire. Les sciences du vivant ne sont que superficiellement abordées dans les études officielles. Les savoirs et usages de la vallée de la Vesdre par ses habitants reçoivent peu de considération. Le lien avec le défrichement des forêts et le drainage des tourbières n’est jamais pris au sérieux. L’étude des barrages se réduit à une approche mécanique, à l’aune du volume d’eau retenus et des débits libérés. Le tout est exprimé en m³ et litres par seconde, dans un univers lexical qui invisibilise le contexte géographique, biologique et social avec lequel les barrages interagissent pourtant directement.
Aujourd’hui, un même mode de gestion, un même rapport à l’environnement et aux acteurs impactés se répète. Les techniciens responsables des barrages se focalisent sur une analyse mécanique et mathématique de la situation. Ils proposent de nouvelles méthodes de modélisation et de surveillance qui font à nouveau reposer le bon fonctionnement du système sur les seules compétences techniques des gestionnaires, sur une approche instrumentale et un contrôle centralisé des ressources hydrauliques. Ils semblent faire la sourde oreille aux avertissements émanant des sciences du vivant (hier les biologistes et écologues, aujourd’hui les climatologues et hydrologues). Ils ne semblent pas accorder foi aux témoignages des sinistrés. et à leur légitime demande de transparence quant au fonctionnement précis des barrages pendant les inondations.
Pourtant, les barrages, comme en témoigne leur histoire, ne sont pas réductibles au statut d’objets techniques. Ils sont – au contraire – des éléments constitutifs d’une “machine organique” où la technique, la géographie, la biologie, le politique et le social interagissent constamment. De ce fait, ils n’ont jamais fait consensus. Leur devenir, tout comme leur passé, n’est ni prédéterminé par une approche scientifique, ni figé dans une rationalité immuable. Les questions qu’ils soulèvent débordent du cercle des cabinets ministériels et des rapports des experts. Ils peuvent et doivent alimenter un débat public, comme ce fut déjà le cas dans les années 1960 et 1970.
Les habitants de la Vallée de la Vesdre ont entamé un lent et difficile travail de reconstruction. Ils sont riches d’un réseau de solidarité puissant et du processus réflexif qui a été enclenché après la catastrophe. Il me semble important que la technicité des infrastructures hydrauliques ne servent pas d’alibi pour les faire échapper aux débats à venir. C’est le moment de reconnaître l’existence de la “machine organique”, d’intégrer les infrastructures à l’étude territoriale et d’accepter des remises en question radicales. Devrons-nous un jour démanteler les barrages ? Avec quels coûts et quels effets ? Devrons-nous prochainement travailler avec les ruines d’une infrastructure rendue obsolète par la sécheresse ? Quels nouveaux usages pourront-nous alors lui inventer ? Comment ouvrir la gouvernance des barrages à une plus grande pluralité d’acteurs, notamment les citoyen·ne·s et, les pouvoirs locaux et les associations environnementales ?
Le mot juin vient-il de juniores, jeunes gens, ou de Juno, Junon ? Quelques auteurs, en adoptant la première étymologie, supposent que dans ce mois on célébrait la fête de la jeunesse. Cependant la seconde étymologie parait assez probable, quand on se souvient que chez les Romains le mois de juin était consacré à la déesse Junon.
Du 1er au 21 juin, les jours continuent à augmenter. Du 17 au 25 juin, la durée du jour reste sensiblement la même : Sol stat, le soleil s’arrête ; nous sommes au solstice d’été. Notre dessin montre, pour les divers points de la Terre, la différence entre la durée du jour et celle de la nuit.
En juin, la température s’élève et atteint une moyenne de 17,2°. Dans ce mois, les agriculteurs redoutent l’échéance du 8 juin, jour de la saint Médard :
Quand il pleut, à la Saint-Médard,
Il pleut quarante jours plus tard.
Il est bien évident que si vous prenez ce dicton à la lettre, il est toujours en défaut ; mais on peut l’interpréter. La fête de la saint Médard tombait autrefois vers le 20 juin, jour voisin du solstice d’été. Or, a cette époque de l’année, le soleil occupe pendant quelques jours la même position par rapport à la terre ; la chaleur envoyée par le soleil reste la même durant cette période et, les conditions météorologiques variant peu, on doit supposer que le temps ne changera pas pendant quelques jours. Si donc il pleut à cette époque, la pluie a quelque chance de durée.
Si nos agriculteurs se sont inquiétés aussi vivement de l’influence de saint Médard, c’est, il faut le dire, parce qu’ils redoutent en juin l’abondance des pluies, ainsi que l’attestent certains proverbes agricoles :
Juin pluvieux vide celliers
Et greniers.
Quand il pleut pour Saint-Médard,
La récolte diminue d’un quart.
Eau de Saint-Jean ôte le vin
Et ne donne pas de pain.
C’est en juin que se termine le mois républicain prairial et que commence messidor, mois des moissons. En juin, vers la Saint-Jean, commencent la fauchaison et la fenaison, c’est-à-dire les opérations qui consistent à couper le foin, à le faire sécher sur les prairies et à le rassembler en meules, en bottes, pour le rentrer dans cette partie des bâtiments de l’exploitation qu’on nomme le fenil.
Albert LEVY (1844-1907) était un physicien français, directeur du service chimique à l’Observatoire de Montsouris (en 1894). Il a écrit sous son nom ainsi que sous le pseudonyme de “A. Bertalisse”. Nous avons retranscrit ici le texte de plusieurs de ses “tableaux” : les légendes du mois de…
Ce matin, je n’ai pas le moral. Je suis stressé. Un dossier administratif en attente depuis des semaines m’obnubile. “Mais quand vont-ils enfin se décider à me répondre ?” me dis-je en me retournant dans mon lit. Les injonctions m’envahissent. “Je dois bosser, répondre au mail d’untel, payer le gaz…” Et au fond de moi je sens que toutes ces tâches ne seront pas pour aujourd’hui. La veille je me suis démené derrière mon ordinateur pour avancer dans la rédaction de mon livre. Aujourd’hui, j’ai besoin d’ancrage… je dois perdre mon temps pour en gagner.
Je finis d’avaler ma tasse de café, j’enfile une tenue adéquate, attrape mon appareil photo et saute dans ma voiture. Passé le nécessaire moment de pollution véhiculaire, je me retrouve le long de l’Ourthe dans un petit plan d’eau à l’écart du cours d’eau principal.
La nature m’accueille. Une libellule sur le chemin me salue et prend la pose au soleil. Quelques mètres plus loin, un héron semble me dire “ah… on t’attendait”. Je me faufile parmi les herbes touffues et me love dans un recoin discret, le long de l’eau. A peine arrivé, j’aperçois un castor se faufiler dans un fourré… Vraiment la matinée s’annonce sous les meilleurs auspices.
Soudain, un voyant s’allume sur mon appareil photo. C’est la batterie qui menace de me laisser tomber. Mais quand ? Dans dix, cinquante clichés ? Je décide de fonctionner à l’économie. Je ne déclencherai que lorsque ça en vaudra vraiment la peine.
Les minutes passent et mon stress se dégonfle comme un ballon de baudruche. J’entends le bruit du vent, les chants des oiseaux. Pas encore de martin-pêcheur à l’horizon mais il ne saurait tarder… Ah je l’aperçois d’un peu loin. Oui il est bien là, posé sur une branche… Il s’en va… Une heure passe. Je continue ma méditation, ma contemplation.
Une autre heure. J’hésite à plier bagage mais je sens qu’aujourd’hui j’aurai droit à un cadeau si je me montre patient. J’ai là, juste en face de moi, une branche qui rendrait envieux n’importe quel être vivant se sentant un tant soit peu martin-pêcheur. Je suis certain qu’il finira par s’y poser. Je le sens, là entre mon cœur et mes tripes.
Le récit serait moins beau s’il ne s’y était pas posé. Il s’y pose une première fois brièvement… Première série de photographies… Maudite feuille dans le champ.
Je me sens veinard et en verve… je prends mon téléphone et commence à rédiger la chronique que vous lisez en cet instant. Deuxième arrêt au même endroit…. Merci la nature… Une troisième et une quatrième visite. C’est un festival de martins-pêcheurs… Ma batterie tient miraculeusement. Je suis comblé. Et dans le même temps. Je vous ai écrit ces quelques lignes.
Vraiment, aujourd’hui il fallait que je perde du temps…
La pratique de la photographie animalière prend de multiples formes et méthodes. Parmi celles-ci, deux techniques principales sortent du lot. Soit le photographe part en balade pour découvrir ce que la nature a à lui offrir. C’est la billebaude. Soit il s’assied, se camoufle plus ou moins sommairement et attend. C’est l’affût.
Dans le cas de la billebaude, qu’importe l’endroit exact pourvu que le photographe parcoure une région propice. Il erre au gré de son envie et de son instinct. Pour un affût, la nécessité de passer plusieurs heures au même endroit pousse au contraire à anticiper au maximum. Heure d’arrivée, chemin d’accès, période de l’année, localisation et même angle de prise de vue, rien n’est laissé au hasard. Le photographe prend réellement rendez-vous avec la nature mais il ne sait jamais vraiment si elle va lui poser un lapin ou pas. Les grands photographes ne jurent que par cette technique de l’affût. Plus respectueuse de la nature, elle permet de prendre des clichés sans même que l’animal ne se doute de votre présence alors que la billebaude causera invariablement des rencontres inattendues qui se concluront par la fuite du sujet.
Ce matin-là, je pars en mode “affût”. Ça ne m’arrive pas souvent car il s’agit d’une sorte de quitte ou double cruel. On investit davantage d’énergie dans la préparation et dans l’attente ce qui peut amplifier proportionnellement la déception lorsque l’on revient bredouille. Je pars donc me poster pour tenter de photographier un martin-pêcheur. Cette petite flèche bleue a la vue particulièrement aiguisée et, s’il est capable de repérer un poisson à une grande distance, il ne manquera pas de vous repérer si vous êtes en mouvement. Le seul moyen de tirer son portrait est donc d’identifier une belle branche stationnant à quelques dizaines de centimètre de l’eau, de se planter à distance respectable et d’attendre qu’il vienne s’y poser. Bien sûr, choisir une heure matinale et un lieu propice augmentent fortement les chances de rencontre.
Je choisis pour cela un bel endroit à la biodiversité remarquable, les marais au pied du château de Colonster… Un espace de nature magique où les castors ont radicalement changé faune et flore en quelques années.
Je me couche sous les herbes, me recouvre d’un filet de camouflage. Et, Enfer ! le martin est déjà là. Mais trop près… à deux mètres de moi juste derrière de hautes herbes. Je tente de ne pas faire de mouvement brusque tout en orientant imperceptiblement mon objectif vers lui. Les herbes me gênent pour faire la mise au point. Une photo floue, une autre… Il me surprend, il s’envole. C’est fini.
S’écoule ensuite une très longue heure… je suis immobile, attentif aux mouvements dans mon champs de vision. J’ai l’espoir qu’il revienne pêcher dans les environs et en attendant, je passe mon temps en prenant quelques portraits de poules d’eau. Ah, il se pose… Un peu loin cette fois mais il ne m’a pas vu. Le bal de la pêche commence. J’observe pour la première fois de ma vie un martin-pêcheur à l’œuvre. Spectacle fascinant d’efficacité et de patience.
Le martin était finalement bien là au rendez-vous, je l’y retrouvai ensuite à plusieurs reprises mais le perdis de vue l’hiver venu.
Cher martin-pêcheur, vivement notre prochaine séance d’affût : toi attendant patiemment qu’un poisson passe à ta portée et moi que tu viennes te poser à proximité.
[WACYNEWS n°26, mars-avril 2023] Le nouveau décret Wallonie Cyclable, adopté le 24 novembre 2022 par le Parlement de Wallonie, pérennise la politique cyclable wallonne au-delà d’une législature. Il prévoit notamment le développement d’un réseau cyclable structurant à l’échelle régionale.
Le réseau wallon, qui se concrétisera progressivement, est composé de cyclostrades et de liaisons fonctionnelles supralocales.
Au premier niveau, les cyclostrades constituent l’épine dorsale du réseau cyclable structurant et relient des zones à haut potentiel de déplacements, en offrant une alternative attractive aux déplacements en voiture. Les cyclostrades sont potentiellement utilisées de manière intensive et bénéficient d’une infrastructure de grande qualité permettant de se déplacer dans les meilleures conditions de confort, de sécurité et d’efficacité sur des distances moyennes à longues et sur des aménagements cyclables reconnaissables.
Au deuxième niveau, les liaisons cyclables fonctionnelles supra-locales constituent un réseau cyclable maillé d’itinéraires reliant des polarités urbaines ou rurales, d’équipements, de commerces, de services ou d’intermodalité.
Verra-t-on bientôt des cyclostrades en Wallonie ?
Un premier tronçon de cyclostrade sera opérationnel début avril, reliant la Wallonie à Bruxelles : il s’agit du tronçon entre le château Solvay, situé à La Hulpe, et Hoeilaart. Cette cyclostrade va, à court terme, être prolongée jusqu’au carrefour des Trois Colonnes, à la Hulpe. Ensuite, une étude de tracé va être lancée vers la gare d’Ottignies.
Le réseau de cyclostrades wallon n’est pas encore déterminé dans son ensemble. Mais les choses bougent. On peut déjà lister, à titre d’exemples, quelques projets qui sont à l’étude ou qui le seront prochainement :
Cyclostrade E411-N4 venant de Bruxelles entre la limite
régionale et Louvain-la-Neuve ;
Cyclostrade N4 entre Louvain-la-Neuve et Namur ;
Cyclostrade de la vallée de la Dyle, entre Wavre, Ottignies et Court-Saint-Etienne (pour se connecter au RAVEL vers Genappe et Nivelles) ;
La Vesdrienne, notamment entre Dolhain, Verviers et Ensival ;
La Meuse à vélo – N90 à Liège, reliant Seraing à Liège par la rive droite ;
Cyclostrade du square Gramme vers l’université de Liège au Sart-Tilman ;
Cyclostrade entre l’aéroport de Liège et Seraing ;
Cyclostrade Ans – Guillemins – Vennes ;
Cyclostrade Arlon – Luxembourg ;
Connexion urbaine Namur – Jambes ;
Cyclostrade de la N90 entre Mons, Binche et Charleroi.
On s’en doute : les cyclostrades sont des projets complexes qui demandent du temps entre la programmation et la réalisation, en raison des études techniques, des permis d’urbanisme, des contraintes environnementales ou urbanistiques, parfois des expropriations, des marchés publics et des chantiers s’étalant sur des kilomètres… Mais le maillage cycliste de la Wallonie est bel et bien lancé !
Le premier tronçon wallon de “cyclostrade” inauguré à La Hulpe
[RTBF.BE, Agence BELGA, 8 mai 2023] Rejoindre Bruxelles à vélo depuis le centre de la province est un peu plus sûr et plus facile ce matin. Le ministre wallon de la mobilité et des infrastructures routières, Philippe Henry, a inauguré vendredi à La Hulpe le tout premier tronçon wallon de “cyclostrade”, situé le long de la Nationale 275, à proximité du château Solvay. Les cyclostrades sont appelées à devenir l’épine dorsale du réseau cyclable structurant wallon, que veut mettre en place le Gouvernement pour offrir des alternatives attractives à l’usage de la voiture. Le tronçon concerné, long d’1,85 km, s’étire jusqu’à la limite de la Flandre, où les travaux sont en cours pour prolonger le cheminement jusqu’à la capitale.
L’investissement pour ce premier tronçon d’un peu moins de 2km est de 2,493 millions d’euros. Ce financement, assuré par le plan de relance européen, comprend le déplacement de la voirie et une modification de rond-point. L’objectif est de prolonger cette cyclostrade vers Bruxelles mais aussi de poursuivre les travaux jusqu’au carrefour des Trois Colonnes en 2024. “Grâce à ce nouveau chainon cyclable sur la N275, une connexion est établie entre La Hulpe/Rixensart/Lasne vers Hoeilaart/Watermael-Boisfort et la Région Bruxelles-Capitale“, précisent les responsables. Concrètement, il s’agit d’une piste cyclable bidirectionnelle de 3 mètres de large, séparée des voies de circulation des voitures par une haie et des clôtures de bois. Elle a été aménagée sur le côté gauche de la chaussée en direction de Bruxelles, pour permettre des connexions plus sécurisées avec les entrées du domaine du Château de La Hulpe et être reliée facilement au projet en cours de réalisation sur le territoire flamand (Hoeilaart).
Sur place, le ministre Henry a précisé que des projets sont en cours ou à l’étude pour relier Braine-l’Alleud à Tubize (ancienne ligne 115), Wavre à Court-Saint-Etienne et Louvain-la-Neuve à Namur. Le Gouvernement wallon a prévu un budget de 80 millions d’euros pour la réalisation des cyclostrades.
Agence BELGA
“Vélotafer” : élu mot de l’année 2022
[PROVELO.ORG, 6 janvier 2023] Comme chaque année, Le Soir et la RTBF ont annoncé le nouveau mot de l’année. Pour 2022, c’est le mot vélotafer qui a remporté le plus de voix parmi les 626 propositions.
Le vélotaf, quésako ?
Alors là, on parle des convertis, celles et ceux qui enfourchent leur bicyclette le matin par tous les temps pour rejoindre leur lieu de travail et qui remettent ça le soir pour rentrer à la maison. Le vélotaf, dérivé du mot d’argot utilisé comme synonyme du mot travail, désigne donc celui ou celle qui se rend au travail à vélo. Aujourd’hui, on parle aussi de vélotaf(f)eur ou vélotaf(f)euse.
Il témoigne des évolutions en matière de mobilité en Belgique. En effet, aller au travail à vélo est devenu une réelle habitude pour de nombreux belges.
En quelques chiffres
Dans son Bilan annuel de l’Année sportive 2022, [la plateforme commerciale] Strava relève une hausse importante de l’utilisation du vélo pour les déplacements en ville, notamment dans le cadre du vélotaf. D’après les chiffres recueillis par Strava, le nombre de trajets domicile-travail réalisés à vélo à Paris a quasiment doublé entre 2019 et 2022 avec un bond de + 97 % entre ces deux périodes. […]
L’origine du mot mai n’est pas bien nettement établie. Quelques auteurs soutiennent que, chez les Romains, ce mois était consacré à la déesse Maïa, fille d’Atlas et nièce de Mercure. D’autres savants pensent que ce même mois était consacré aux anciens, aux sénateurs, et que le mot mai dérive du ternie latin majores, qui veut dire hommes âgés ; cette dernière explication se trouverait justifiée par le nom du mois suivant, juin, qui parait avoir été consacré aux jeunes gens, en latin juniores. C’est en mai que se tenaient, sous les Carlovingiens, les assemblées politiques. Les Champs de Mai avaient succédé aux Champs de Mars. Ces assemblées générales disparurent après la ruine de l’empire carlovingien ; les champs de mai furent remplacés par les Étals Généraux, dont la première convocation eut lieu en 1302, sous Philippe le Bel, et dont la dernière eut lieu en 1789, à la veille de notre grande révolution.
Le mois de mai correspond à floréal dans le calendrier républicain ; c’est le mois des fleurs. Les Romains célébraient chaque année, à la fin d’avril et au commencement de mai, la fête de Flore. La déesse des fleurs, adorée en Grèce sous le nom de Chloris, avait des autels à Rome. Tous les ans avaient lieu les florales, fêtes qui se célébraient durant cinq nuits et qui consistaient en chasses et en représentations mimiques et dramatiques.
La fête de Flore est encore célébrée, tous les ans, dans une ville de France. En 1323, le roi Charles le Bel sanctionna la fondation, à Toulouse, de la célèbre académie des jeux floraux qui s’appelait alors Collège du gai savoir. Cette institution, restaurée par Clemence Isaure vers 1490, fut érigée en Académie par Louis XIV en 1694. Tous les ans, le 3 mai, ont lieu des concours de poésie : l’ode la meilleure est récompensée d’une amarante d’or ; la violette d’argent, l’églantine d’argent, le souci d’argent, récompensent la pièce de vers alexandrins, le morceau en prose, l’idylle qui ont été couronnés.
En mai, les jours augmentent de 1 heure 16 minutes ; la température s’élève d’une manière très sensible. Cependant certaines journées du mois sont encore froides et les agriculteurs redoutent avec raison l’effet désastreux des gelées tardives. Ces gelées de mai peuvent se produire, soit parce que sous l’influence des vents du nord la température générale de l’air s’abaisse au-dessous de zéro, soit parce que la température du sol s’abaisse par rayonnement au-dessous de zéro, la température de l’air pouvant être d’ailleurs de 3 ou 4 degrés de chaleur. Dans ce dernier cas, on peut parfois éviter l’effet désastreux de la gelée en brûlant au-dessus du champ qu’on veut préserver des huiles lourdes qui produisent des nuages artificiels destinés à diminuer le rayonnement du sol.
Ces gelées de mai peuvent arriver à une époque quelconque du mois, mais il a été bien constaté, depuis de longues années, qu’il y a toujours un refroidissement de la température vers les 11, 12 et 13 mai. Cette remarque n’avait pas échappé à l’esprit observateur des agriculteurs, qui donnaient aux saints Mamert, Pancrace et Servais, auxquels sont consacrés ces trois jours de mai, les noms de saints de glace.
Autrefois, le 1er mai était un jour férié. Les paysans avaient l’habitude de planter un arbre qu’on appelait le mai.
Le 16 du mois a lieu la Saint-Honoré, fêle des boulangers et des pâtissiers.
En mai, les agriculteurs des différents départements sont loin d’être d’accord entre eux. Les uns désirent que les pluies d’avril prennent fin ; les autres ne les redoutent pas. Ces appréciations différentes tiennent évidemment aux différences de climat. Mais une voix unanime déplore les gelées tardives qui sont cependant fréquentes durant ce mois :
Au mois de mai
Il faudrait qu’il ne plût jamais.
(Vaucluse)
Mai pluvieux
Rend le laboureur joyeux.
(Hautes-Alpes)
Ces deux proverbes sont, on le voit, absolument opposés.
Mars sec, avril humide, chaud mai
Temps à souhait.
(Aube, Nord, Marne)
Gelée d’avril ou de mai
Misère nous prédit au vrai.
(Nièvre)
Du mois de mai la chaleur
De tout l’an fait la valeur.
(Meuse, Oise)
En mai, les travaux de jardinage deviennent très importants : on récolte les petits pois, les artichauts, les fraises, etc. Le 20 mai finit le mois républicain de floréal et commence prairial. La nature présente à cette époque de l’année sa plus grande activité.
Albert LEVY (1844-1907) était un physicien français, directeur du service chimique à l’Observatoire de Montsouris (en 1894). Il a écrit sous son nom ainsi que sous le pseudonyme de “A. Bertalisse”. Nous avons retranscrit ici le texte de plusieurs de ses “tableaux” : les légendes du mois de…
Bête féroce ou frère de de forêt ? Qu’en est-il de notre rapport avec l’ours qui jadis représentait l’homme resté sauvage et peu à peu s’est vu relégué au rang de créature redoutable ? Qu’avons-nous fait de cet animal complexe aux facettes inexplicables comme son incroyable capacité à jeûner, mystère qui pourrait déboucher sur d’inédites avancées en médecine humaine ? En puisant dans trente ans d’expérience sur la piste de cet animal singulier, Rémy Marion nous invite à partir sur les traces de l’ours brun et de son cousin l’ours polaire, pour réfléchir à une nouvelle relation, plus objective et plus apaisée.
[TERRESTRES.ORG, 12 mai 2023] La publication récente par les Éditions La Lenteur de La subsistance, une perspective écoféministe, paru en 1997 en Allemagne et disponible en version anglaise dès 1999, est une bonne nouvelle. Elle répare un manque et pourrait dénouer quelques malentendus ou idées reçues concernant “la subsistance” et la perspective écoféministe. Si, depuis sa première publication, de nouvelles générations sont nées, avec leurs combats, leurs grammaires, leurs attachements ; si la galaxie écoféministe est diverse, plus que jamais, l’emprise du capitalisme globalisé, l’obsession de la croissance et du progrès, la foi dans la technique salvatrice, la destruction systématique des conditions de la subsistance et la violence patriarcale nous étreignent. Le travail de longue haleine dont rend compte cet ouvrage relie concrètement ces différentes facettes d’un monde qui ne peut survivre qu’en accélérant le sacrifice du vivant.
La dimension historique de cet ouvrage, puisant à l’engagement des autrices situées au carrefour des mouvements écologistes, féministes et anti-coloniaux, rend cette publication d’autant plus précieuse pour penser et agir au présent. Le livre récent de Geneviève Pruvost, écrit dans la lignée du féminisme de la subsistance, celui d’Aurélien Berlan, inspiré de l’imaginaire révolutionnaire de la subsistance, l’attention renouvelée à des pratiques ancrées et anciennes de subsistance, l’irruption de nombreux collectifs et lieux articulant concrètement autonomie matérielle et réflexion politique, témoignent d’heureuses confluences et en redoublent l’intérêt.
Dès les années 1970, les autrices ont travaillé à élaborer une théorie globale de la subsistance, à partir de bases empiriques et de la réalité matérielle du monde, depuis le travail de subsistance des femmes, celui qui produit et protège la vie. Ce travail naturalisé est en effet devenu invisible : “Il apparaît comme un bien gratuit, une ressource gratuite tel l’air, l’eau ou le soleil, qui semble s’écouler naturellement du corps des femmes.“
Maria Mies, écrivaine et professeure de sociologie, fut une des initiatrices de l’approche écoféministe, dite de Bielefeld, avec Claudia von Werlhof et Veronika Bennholdt-Thomsen, sociologue et ethnologue, co-autrice de l’ouvrage. Leur souci permanent d’allier la théorie et la praxis, de relier la domination de la nature avec celle des femmes, de ne pas s’enfermer dans la recherche académique, s’exprime dans la forme du livre : chaque chapitre est précédé de récits, récits de lutte et récits de vie, puisant à des expériences et engagements, à des enquêtes, menées en Allemagne et dans plusieurs pays du monde, notamment dans ce qui était alors désigné comme Tiers Monde.
Elles se sont très tôt emparées de la critique de la science mécanique du XVIIème siècle et de l’idéal baconien de maîtrise technologique de la nature. Elles furent notamment inspirées par la philosophe écoféministe Carolyn Merchant, dont l’ouvrage a été traduit en France en 2022, soit quarante ans après sa traduction en Allemagne ! Ce refus du projet de maîtrise technologique de la nature et des humains ne les quittera pas. Alors que l’écoféminisme naît de femmes ayant lutté depuis les années 1970 contre l’armement atomique, la catastrophe de Tchernobyl en 1986 raffermit leur engagement contre l’énergie atomique, civile ou militaire.
Le choix d’une approche empirique et matérielle, l’ambition d’élaborer une théorie globale de la subsistance, les a confrontées dans les années 1980 à l’éclosion de la pensée post-moderniste de ces années-là, en particulier à celle de Jean-François Lyotard. Si elles partagent avec ces courants la critique de la rationalité instrumentale, elles ne la situent pas d’un point de vue seulement théorique et abstrait ; elles le font depuis leurs expériences concrètes et les enquêtes qu’elles mènent face “à la violence patriarcale, au militarisme, aux technologies nucléaire et génétique, bref à partir du rejet de l’hubris cartésien, cette prétention démesurée qui constitue un paradigme épistémologique basé sur la domination de l’homme sur la nature et sur les femmes“.
La conquête d’espaces non capitalistes et la destruction des sociétés de subsistance traditionnelles sont la condition de l’expropriation et de l’accumulation sans fin du capital, autrement dit de la croissance infinie.
Geneviève Azam
Tout en critiquant l’économisme marxiste et plus globalement la modernité industrielle, elles refusent la posture post-moderniste faisant de la nature et de l’histoire réelle des constructions culturelles, linguistiques ou narratives, sans base matérielle. Sur le plan académique, elles ont vécu ces années 1980-1990 comme celles de la domination des courants post-modernes et la marginalisation de la perspective matérialiste de la subsistance. Jusqu’au material turn des années récentes, au refus plus affirmé du dualisme opposant la matière et l’esprit en ce qu’il désanime la matière pour idéaliser l’esprit. Tournant matérialiste ravivé par la catastrophe écologique, l’accélération extractiviste et coloniale, par le retour brutal de la “nécessité”, de la matérialité de nos mondes.
FACE À LA RELIGION DE LA CROISSANCE, RECONQUÉRIR ET REVENDIQUER LA SUBSISTANCE
L’idée de subsistance, dans la modernité industrielle, est associée à la pauvreté, à l’arriération, à la pénurie, voire à la survie biologique. Par extension, elle renvoie au “sous-développement”, à une croissance empêchée et retardée. Dans le sillage de l’anthropologue Marshall Sahlins, les autrices déconstruisent cette vision, reposant sur le mythe d’une rareté intemporelle des ressources – fondant aussi bien l’économie capitaliste que les utopies marxistes et socialistes – rareté jointe à des besoins humains naturellement illimités. Cette idéologie économiste, outre qu’elle justifie la productivité industrielle comme seule voie pour résoudre cette tension et combler l’écart de “développement”, dévalorise les économies de subsistance des peuples non industrialisés.
En ce point, Maria Mies et Veronika Bennholdt-Thomsen revendiquent l’héritage de Rosa Luxemburg, qui, contrairement à Marx et Lénine, ne fait ni de “l’accumulation primitive” ni de l’impérialisme des moments du développement capitaliste, mais son essence même : la conquête d’espaces non capitalistes, la destruction des sociétés de subsistance traditionnelles, est la base, la condition de l’expropriation et de l’accumulation sans fin du capital, autrement dit de la croissance infinie. Ce faisant, elles s’opposent à la structure coloniale du capitalisme. En détruisant la capacité de survie des personnes, le capitalisme s’assure de leur dépendance au capital, notait également Ivan Illich dans son ouvrage Le travail fantôme, également mis à contribution.
Quand il est intériorisé par les peuples colonisés ou par les femmes, qui se trouvent aux avant-postes de la subsistance, cet imaginaire est à la source d’une dévalorisation de soi, d’une dépréciation des activités vitales devenues “corvées” et dont il faudrait se délivrer, de l’attente toujours déçue d’un rattrapage de développement accordé d’en haut, d’un “consumérisme de rattrapage”.
La destruction des conditions de la subsistance fut méthodiquement organisée après 1945 en même temps que s’imposait le paradigme du “développement” : devenu synonyme de civilisation, le développement, comme idéologie et comme pratique, assimile les activités quotidiennes de subsistance à des survivances passéistes “freinant” le progrès. Ce mouvement d’expropriation s’est accéléré et approfondi depuis les années 1980 avec la globalisation, les traités de libre-échange, auxquels les autrices se sont vigoureusement opposées, en lien avec des mouvements résistants des femmes du Sud global. Des récits précieux de ces luttes pour la subsistance accompagnent le travail théorique des autrices.
La perspective de la subsistance, construite à partir de données collectées depuis les expériences de femmes du Sud, renverse la table dressée par “le patriarco-capitalisme” globalisé : “Nous voulons débarrasser la perspective de la subsistance du stigmate véhiculé par le discours progressiste qui lui colle encore à la peau. Nous voulons insister sur le fait que c’est nous, le peuple, qui créons et entretenons la vie, et non l’argent et le capital. C’est cela la subsistance». Les politiques paternalistes d’empowerment des femmes, qui accompagnent l’accélération de la destruction des bases matérielles de leur pouvoir, les privent de la joie de l’autonomie.
Cette perspective, qui relie intrinsèquement le féminisme et la question coloniale, ne s’arrête pas aux pays dits en voie de développement : “Ça ne peut être une perspective nouvelle que si elle est également valable pour les pays et classes que l’on dit développées“. La croissance, l’industrialisation, la productivité, ces piliers des économies capitalistes et industrielles s’opposent à l’autonomie matérielle et politique, détruisent les activités de subsistance et assurent la domination patriarcale: “En étudiant l’économie réelle, nous constatons que cet article de foi en la croissance infinie de la productivité est un mythe masculin eurocentrique“.
C’est pourquoi nous avons appelé toutes ces parties de l’économie cachée, à savoir la nature, les femmes et les peuples et territoires colonisés, les colonies de l’homme Blanc. Homme blanc désigne ici le système industriel occidental.
Maria Mies, Veronika Bennholdt-Thomsen
L’analyse du capitalisme, menée à partir du patriarcat et de la colonisation, s’enrichit de la notion de housewifization, forgée en Inde par Maria Mies. Cette notion désigne le processus de domestication propre au capitalisme industriel qui a abouti à l’invention de la femme au foyer au XIXème siècle. Mais elle ne s’y réduit pas. Se trouvent enrôlées dans ce mouvement “les femmes qui font un travail salarié à domicile, les travailleurs agricoles, les paysans, les petits commerçants et les ouvriers travaillant dans les usines du Sud“. Finalement la housewifization concerne l’ensemble du travail de subsistance des sociétés, travail précarisé et flexible, exercé dans des conditions de domesticité proches du travail des femmes au foyer et que le capitalisme rêve d’universaliser. L’extinction du travail vivant par le travail mort, contenu dans les machines et infrastructures, renforce encore ce processus et conduit à l’invisibilité de millions de travailleurs et surtout de travailleuses.
L’analyse du travail de subsistance montre que la domination n’y joue pas sur les mêmes ressorts que pour le travail salarié standard. L’exploitation y est calquée sur celle de la nature, considérée comme un stock de ressources gratuites et inépuisables, violemment accaparées : “C’est pourquoi nous avons appelé toutes ces parties de l’économie cachée, à savoir la nature, les femmes et les peuples et territoires colonisés, les colonies de l’homme Blanc. Homme blanc désigne ici le système industriel occidental“. Ainsi, le capitalisme exploite davantage de travail que le travail salarié proprement dit.
Le marxisme, en considérant comme premiers et fondateurs les rapports entre travail salarié et capital, s’est consacré à la partie émergée de l’iceberg et a ignoré la production de subsistance. Seul le travail salarié y mérite le nom de travail, les activités non salariales relevant d’une sphère “pré-capitaliste” ou bien de processus naturels, d’une sphère de la “reproduction”. De ce fait, elles disparaissent de la sphère sociale et deviennent invisibles. Dans une perspective de la subsistance, ces activités ne relèvent pas de la “reproduction”, elles sont une production : “Production et reproduction ne sont ni séparées ni superposées. Dans une économie morale en grande partie basée sur le régime des biens communs, aucun des dualismes qui mettent en scène des notions que l’on oppose et que l’on hiérarchise ne peut se maintenir“.
UNE POLITIQUE DE LA SUBSISTANCE
La perspective de la subsistance est une perspective politique. Il ne s’agit ni d’un modèle théorique abstrait, ni d’un nouveau modèle ou système économique prêt à l’emploi, ni d’une perspective de développement durable, laissant intacte la culture de la croissance. Une société de subsistance défend la vie au lieu de l’accumulation d’argent mort. Elle se construit par le bas, sans le recours aux avant-gardes et à des pouvoirs qui “naîtraient des canons et des fusils“.
Dans une société de la subsistance, l’économie est un sous-système de la société et non l’inverse, elle est aussi un sous-système dépendant de la Terre et des autres créatures terrestres.
Geneviève Azam
L’économie de la subsistance est centrée sur l’élaboration de valeurs d’usage. Cette économie ressemble, écrivent les autrices, à l’antique oïkonomia des Grecs, mais sans l’esclavage et le patriarcat. Elle est une “économie morale”, selon la notion forgée par l’historien britannique Edward P. Thomson, à propos de l’éthique des communautés paysannes, ou encore par l’anthropologue James Scott à propos de l’éthique de la subsistance et des résistances quotidiennes des paysans. Cette économie morale n’a rien à voir bien sûr avec la fiction d’une réconciliation a posteriori de l’éthique et de l’économie, quand l’économie s’est préalablement affranchie de toute éthique, de toute norme extérieure, pour pouvoir se tourner vers l’accumulation infinie de valeurs marchandes et un extractivisme forcené et sans limite.
Dans une société de la subsistance, l’économie est un sous-système de la société et non l’inverse, elle est aussi un sous-système dépendant de la Terre et des autres créatures terrestres : “La notion de subsistance exprime aussi la continuité entre la nature qui nous environne et celle qui est en nous, entre la nature et l’histoire, et le fait que dépendre du domaine de la nécessité ne doit pas être vu comme une malchance et une limitation, mais comme une bonne chose et comme la condition préalable à notre bonheur et à notre liberté“. Les autrices s’éloignent là encore de conceptions “progressistes”, finalement idéalistes en ce qu’elles pensent l’émancipation et la liberté indépendamment de leurs conditions matérielles.
Une économie de la subsistance est incompatible avec une économie mondialisée, elle n’est envisageable qu’à plus petite échelle et de manière décentralisée. Incompatible donc aussi avec l’obsession de la productivité qui exige la centralisation et la concentration en vue d’économies d’échelle, ainsi que la mobilisation technologique. Incompatible avec le Marché comme principe d’organisation des sociétés, une telle économie est adossée à des marchés concrets, les marchés-rencontre de Karl Polanyi, sur lesquels s’échangent des biens de subsistance et des liens, tels les nombreux marchés organisés par les femmes partout dans le monde. Contrairement aux canons économiques séparant production et circulation des produits, y compris ceux du marxisme, ces places de marché ne relèvent pas de la “sphère de la circulation” des produits, ils participent du processus de la production de subsistance.
Réinventer les communs signifie recréer des communautés qui prendraient en charge et se sentiraient responsables d’éco-régions ou de domaines de la réalité et de la vie, et en feraient la base de leurs moyens d’existence.
Maria Mies, Veronika Bennholdt-Thomsen
Enfin, cette économie repose sur les communs, auxquels les autrices consacrent des pages passionnantes. Très tôt, dès 1992, elles font la critique des thèses de G. Hardin et de son article à succès La tragédie des communs (1968). G. Hardin est pour elles représentatif de l’idéologie patriarcale, en ce qu’il vise à identifier le mode de vie “patriarcal-capitaliste” à un mode de vie humain et universel. Les communs, dont elles se revendiquent précocement, n’ont rien à voir avec les “Biens publics globaux” ou autres Biens communs de l’humanité, déclinaisons d’une partie des thèses de G. Hardin, qui préconisait soit un pouvoir centralisé pour gérer les communs, soit leur transformation en propriété privée.
Les communs dans une société de subsistance sont le fruit de communautés de base. Réinventer les communs signifie “recréer des communautés qui prendraient en charge et se sentiraient responsables d’éco-régions ou de domaines de la réalité et de la vie, et en feraient la base de leurs moyens d’existence“. La critique de la séparation entre la production et la consommation leur a permis de théoriser précocement les “communs négatifs”, dont les déchets sont une illustration parfaite. Un beau texte écrit par Maria Mies restitue ce cheminement de pensée : “Et puisque la production de la vie n’est plus enracinée dans un ensemble vivant et interconnecté, dans un écosystème avec ses cycles et ses symbioses organiques, dans sa longue association avec la communauté humaine et sa culture, mais qu’elle est au contraire coupée et séparée des autres êtres organiques (végétaux, animaux, microbes), il est impossible de respecter ses restes et de les considérer comme partie intégrante du processus vital. Ils deviennent des déchets“. Déchets massivement exportés vers les sociétés du Sud, notamment pour les plus toxiques.
LA SUBSISTANCE N’EST PAS LA “SPHÈRE DE REPRODUCTION” DE L’ORDRE PRODUCTIVISTE
La production de subsistance passerait donc avant la production de marchandises et le travail salarié ne serait plus le centre du travail dit “productif” : “Au lieu d’être axée sur le travail salarié, l’économie serait axée autour d’un travail qui soit matériellement et socialement utile, autonome et déterminé par la société elle même“. Elle s’origine dans l’économie paysanne, encore présente grâce aux travail des femmes paysannes mais en grande partie détruite par l’expansion capitaliste : “Nous devons donc rappeler ces vérités fondamentales : la vie vient des femmes et la nourriture vient de la terre“. Pour autant, il ne s’agit pas de prôner un retour pour toutes et tous à la campagne, la perspective de la subsistance est aussi possible et nécessaire dans les villes.
Le livre fourmille d’expériences urbaines et de réflexions politiques qui, plus de vingt-cinq ans après sa publication, restent brûlantes : “N’avons-nous affaire qu’à une gestion de crise temporaire, à des tentatives de survie dans les ruines des systèmes industriels capitaliste et socialiste“, se demandent-elles, craignant que les expériences de subsistance ne servent finalement qu’à “subventionner le système capitaliste comme le fait le travail des femmes, des petits paysans, le travail de survie dans le secteur prétendument informel, mais sur une base plus large“. Ne peut-on craindre un nouveau cycle d’accumulation construit sur les ruines de la subsistance ? La réponse à ces questions dépend de la capacité acquise pour rompre avec la dépendance au capital, avec pour principe “la production et la reproduction de la vie“.
Certaines de ces formules pourraient laisser penser à des biais économistes, empruntant encore au lexique de la “production-reproduction”, non pas cette fois du point de vue du capital mais du point de vue de la vie. Le capitalisme s’est déjà largement emparé de la production et reproduction de la vie, avec une bio-économie armée de bio-technologies qui détruisent les capacités d’autonomie et leurs conditions matérielles. Les autrices échappent à ce biais en faisant une critique forte de l’assimilation de la subsistance à la “sphère de la reproduction” et de sa naturalisation : “C’est précisément parce que la main d’œuvre vivante n’est pas une ressource naturelle, précisément parce qu’elle n’est pas cet élément intangible nécessaire à la production tangible que nous ne faisons pas référence à ce processus sous le terme de reproduction“. La perspective de la subsistance déconstruit le dualisme production-reproduction qui reconduit la centralité de la production.
Je voudrais ici souligner la puissance de cette perspective écoféministe de la subsistance. Dès les années 1970, elle a permis, empiriquement et théoriquement, de s’en prendre aux piliers du techno-capitalisme et de son expansion, la croissance, le développement, le mirage techno-industriel, alors que la mise en cause de ces catégories était presque unanimement considérée comme réactionnaire et contraire au progrès.
SUBSISTANCE, FÉMINISME ET ÉCOFÉMINISME
Il peut sembler paradoxal d’en venir plus spécifiquement au féminisme, alors que l’ensemble du propos concernant la perspective de la subsistance, les analyses et les intuitions majeures contenues dans ce livre sont le fruit de réflexions et d’engagements croisés entre féminisme, écologie, dé-colonialisme. Pourtant, le dernier chapitre du livre concerne bien la libération des femmes et la perspective de la subsistance.
Dès les années 1970 les autrices se sont opposées à un glissement du féminisme vers la seule conquête de l’égalité des droits, visant moins à l’abolition du patriarcat et du système de domination tout entier qu’à permettre aux femmes de jouer un rôle égal dans le système : “C’est pour cette raison qu’elles voulaient être à égalité non avec des hommes inférieurs (par exemple les paysans dans les colonies ou les hommes pauvres dans les sociétés blanches), mais avec les hommes blancs privilégiés, supérieurs“. Ainsi s’explique également le succès de la notion d’empowerment, devenue mantra des institutions internationales, et qui efface le pouvoir acquis par les femmes dans des formes souvent modestes mais puissantes d’activités autonomes et solidaires.
La science et la technologie ne sont pas neutres. Dans une perspective de subsistance, la science et la technologie devront suivre la logique de la subsistance, qui n’est pas une logique d’accumulation.
Maria Mies, Veronika Bennholdt-Thomsen
Le rejet de la société techno-industrielle, et non le rejet de la technique en tant que telle, traverse cette perspective. Ce fut également – et cela reste – un sujet de débat parmi les féministes : “La critique récurrente qui nous est adressée selon laquelle la subsistance est anti-technologie passe à côté d’une idée centrale, à savoir que la logique d’un système de production est inséparable de sa science et de sa technologie. La science et la technologie ne sont pas neutres. Dans une perspective de subsistance, la science et la technologie devront suivre la logique de la subsistance, qui n’est pas une logique d’accumulation“.
Elles déconstruisent le fétichisme vis-à-vis de la technologie, par exemple celui qu’exprimait André Gorz à la fin des années 1980 en voyant dans la subsistance un “retour à des modes pré-industriels de production du nécessaire“, et en misant sur la production high-tech, supposément immatérielle. Celui aussi de courants ou sensibilités féministes qui font des technologies génétiques un moyen de s’émanciper du corps féminin et reproduisent ainsi le dualisme entre corps et esprit, nature et culture. Le mépris pour le corps féminin, voire le mépris ou la condescendance vis-à-vis des mères, sont pour les autrices “une des raisons pour lesquelles la puissance originelle du mouvement féministe a perdu son élan” . Le féminisme de cette école est un féminisme matérialiste. Il s’oppose tant à un féminisme idéaliste, réduit à des politiques d’équité, qu’à un féminisme culturel, centré sur la déconstruction des valeurs et représentations patriarcales, ou encore sur des récits cultivant le détachement par rapport à la subsistance, dans l’espoir encore de s’en délivrer.
Leur féminisme est un écoféminisme. Engagées dans le mouvement écologiste, elles lient la domination de la nature à la domination des femmes, naturalisées comme le furent et le sont encore les “colonies” du capital. Précocement, elles déconstruisent le dualisme entre la nature et la culture, non pour les fusionner dans une nature-culture, mais pour mettre à jour des interdépendances, des continuités, des appartenances communes. Écoféministes aussi quand les femmes ne sont plus seulement considérées comme victimes passives de la division patriarcale du travail mais qu’elles revendiquent “subjectivement et avec insistance le caractère positif de leur travail pour la création et la perpétuation de la vie, même si ce travail était dévalorisé par le capital“. Au lieu de se libérer d’une nature qui leur serait hostile, d’un corps hostile, les femmes expérimentent leur proximité avec la nature : ce n’est pas une malédiction, c’est au contraire ce que devraient expérimenter les humains dans leur ensemble pour construire des mondes habitables.
Au sein des débats académiques, dans lesquels les autrices ne souhaitent pas enfermer l’écoféminisme, une telle perspective a été souvent écartée, jugée comme essentialiste, “nouveau péché originel”, attribué à l’écoféminisme en général. D’autant plus que Maria Mies a publié un livre sur le sujet avec l’écoféministe indienne Vandana Shiva, dont la parole politique est parfois ensevelie sous son assignation à l’essentialisme. Le retard de la traduction en France de l’ouvrage de Maria Mies et Veronika Bennhold Thomsen a certainement quelque chose à voir avec cela et il faut remercier les Éditions de la Lenteur pour cette traduction et publication. Pourtant, le processus de naturalisation et de biologisation des femmes dans le patriarcat et dans le capitalisme est maintes fois déconstruit dans leurs approches. C’est à la conception de la masculinité ou de la féminité comme simple construction culturelle qu’elles s’opposent. Elles y lisent notamment le retour d’un dualisme hiérarchique entre nature et culture qu’elles s’attachent précisément à déconstruire.
Vingt-cinq ans après la parution de ces travaux, écrits dans les années 1980-1990, et alors que les menaces qui pèsent sur les milieux de vie saccagés sont vécues et ressenties, y compris désormais dans les pays “développés”, que les violences sexistes et coloniales redoublent, ce débat académique infini, apparaît coupé des nombreuses pratiques émergentes. L’écoféminisme s’incarne concrètement dans des manières diverses de faire communauté, de faire monde et d’habiter la Terre. Il est traversé d’approches théoriques, d’histoires politiques, d’expériences et de sensibilités différentes, parfois conflictuelles. Il importe d’en tenir tous les fils, selon l’expression d’Émilie Hache, pour lui garder la puissance subversive d’une culture politique qui fait de la reconnexion à la nature non pas un retour ou une assignation à la nature, mais “un acte de guérison et d’émancipation“. La perspective écoféministe de la subsistance est peut-être une trame faisant tenir tous ces fils.
MIES Maria, BENNHOLDT-THOMSEN Veronika, La subsistance, une perspective écoféministe (La lenteur, 1997, 2022). L’écoféminisme est une proposition théorique et politique élaborée depuis près de cinquante ans. Dès les années 1970, Maria Mies et Veronika Bennholdt-Thomsen analysent l’industrialisation comme un vaste processus de destruction de la subsistance. A partir de l’attention à l’ensemble des activités vitales du quotidien, elles relient colonialisme, domination de la nature et des femmes. Ce faisant, elles nous aident à mieux comprendre la domination capitaliste et patriarcale et ouvrent des voies politiques fécondes.
Ce matin, le paysage liégeois s’est paré d’une fine couche de neige. Le soleil pointe son nez parmi les nuages. La météo est idéale pour une petite balade photographique.
J’attrape mon appareil photo et prends le chemin des coteaux de la Citadelle de Liège. Petit coin de nature aux beautés insoupçonnées, il accueille quantités d’oiseaux peu avares de leurs beautés mais pour la plupart des promeneurs, complètement invisibles. Beaucoup avancent d’un pas rapide, promenant leurs chiens. D’autres prennent soin de leurs corps lors d’un jogging matinal. Et d’autres encore se baladent en famille se demandant des nouvelles les uns des autres. Ils entendent bien pépier de ci de là mais sans se retourner. Sans se demander d’où provient ce chant mélodieux.
C’est normal, l’endroit est archi-connu et fait partie de notre routine quotidienne. Pourquoi encore se retourner ? C’est lors de nos vacances que nous nous asseyons pour admirer la vue, pas au détour d’un simple parc à deux pas de chez nous. Et pourtant, cet endroit si quotidien est chargé de beautés à la portée de chacun, mais mésestimées.
J’arrive au cœur des bois et ralentis le pas. Je m’adosse contre un tronc d’arbre et prends le temps de repérer l’origine des bruits qui m’entourent. Par-là, des mésanges se poursuivent dans les taillis, par ici des corneilles s’en prennent à une buse. Ah, j’aperçois un écureuil qui grignote une noix. Je tente de trouver un angle satisfaisant pour le prendre en photo. Je lutte avec mon autofocus qui semble prendre un malin plaisir à faire le point sur la moindre branchette entre moi et le petit mammifère. Trop tard, l’écureuil a fichu le camp. Belle rencontre mais qui n’aura pas de témoin.
Je reprends ma route et avance à pas de loup dans une petite sente moins fréquentée. Les pépiements redoublent d’intensité. Lorsque je repère une sittelle torchepot. Elle se pose et se balade nonchalamment sur un vieil arbre mort recouvert d’une fine pellicule de neige. Le soleil, la neige, un fond dégagé, pas de branchette énervante entre elle et moi. La photo est prise, l’oiseau s’envole. Ce jour-là, ce fut aussi de belles photos de rouges-gorges et de geais. Rien d’exceptionnel, je n’avais croisé ni un loup ni un tetra lyre… mais vraiment, la beauté était bien présente dans cet océan de banalité.
La plupart des rencontres sont le fruit d’un pur hasard. Vous étiez venu tenter de photographier un oiseau quand se présente devant vous un tout autre type de bestiole. Ces rencontres me procurent la plupart du temps un grand choc émotionnel. Je n’étais pas préparé à rencontrer ce renard, presque en pleine journée, dans un endroit connu pour être le paradis des oiseaux (quoiqu’il doive y trouver son compte lui aussi).
Ce matin-là, je pars à la rencontre du gorge-bleue un petit migrateur qu’on ne rencontre qu’à la saison des amours, dans certaines réserves naturelles. Grandes étendues d’eau et joncs à profusion sont requis. Je me lève donc à l’aube, m’équipe de mon attirail de photographe : pantalon imperméable me permettant de m’asseoir par terre sans être trempé, veste de camouflage, appareil photo équipé de son téléobjectif. Je monte dans la voiture et parcours la petite demi-heure qui me sépare d’un endroit tout à fait étonnant : les bassins de décantation d’Hollogne-Sur-Geer. Ces anciens bassins servent à la purification de l’eau issue d’une râperie de betterave et offrent à une faune avicole bigarrée, bruyante et nombreuse, un espace de jeu de toute beauté. L’endroit est bien connu des photographes et nous nous retrouvons souvent une petite dizaine à écumer les lieux.
Arrivé sur place, je me positionne près des roseaux espérant voir mon Graal bleu apparaître. Une heure, puis deux ; je pars ensuite observer les bassins, tentant de récupérer mon coup par une photographie moins exceptionnelle de quelques canards. Quelques dizaines de clichés relativement ordinaires plus tard, je fais demi-tour et reprends le chemin de la voiture. Soudain, j’écarquille les yeux, quelle est cette forme qui bouge près des anciens tuyaux de circulation d’eau ? Un renard ? Mais il est déjà 10h du matin ! Comment est-ce possible ? En fait, ces questions je me les suis posées après. Je ne sais quel réflexe me fait tendre mon appareil et appuyer sur la détente tout en priant pour que la mise au point se fasse correctement. J’ai eu le temps de prendre sept clichés en six secondes, les données EXIF de mes photos faisant foi, avant que le renard ne disparaisse au détour du chemin. Six secondes, trois respirations, sept photographies et cinq pensées au moins (“abaisse toi pour ne pas lui faire peur“, “fais la mise au point sur ses yeux“, “est-ce que les iso ne sont pas trop élevés ?“, “ne tremble pas“, “refais la mise au point pour être sûr…”). Le renard est parti. Mes mains tremblent. J’ai une montée d’adrénaline. C’est la première fois que je prends la photographie d’un renard, enfin plutôt d’une renarde, en face-à-face. Je vérifie la qualité du cliché. Même si ce n’est pas ma meilleure photo, elle me plait, justement parce qu’il s’agissait d’une rencontre inattendue.
Et pourtant ? Était-ce si inattendu que cela ? N’est-ce pas justement cette surprise que le photographe espère vivre ? Attendre l’inattendu. Je me suis levé tôt, j’ai réservé du temps dans ma semaine, j’ai préparé mon matériel et je suis resté attentif à mon environnement jusqu’au dernier instant. C’est finalement cet état d’esprit qui me plaît. Le plaisir de se laisser surprendre. Une leçon de photographe et probablement une leçon de vie.
La bergeronnette vient de s’envoler ; elle piétait dans la prairie détrempée par le déluge de ces derniers jours et elle m’a arraché à une rêverie étonnée. Merci Hugues Dorzée et l’équipe d‘Imagine, Demain le monde : vous revendiquez l’appartenance à la Slow Press -et tout le monde vous l’accorde- et vous me faites découvrir que wallonica fait du slow media depuis plus de 23 ans… sans le savoir, malgré une Charte de qualité qui le formule en d’autres termes.
Pour Monsieur Jourdain, c’était la prose, pour wallonica c’est du Slow… quoi ? Je constate que les initiatives d’éducation permanente (nous, même sans la reconnaissance officielle) visant à développer le sens critique de leurs bénéficiaires (vous, avec toute notre reconnaissance) en leur faisant travailler des contenus dûment sélectionnés et édités, n’ont pas de Slow quelque chose. Parler de Slow Education fait trop penser à l’école, Slow Knowledge aux innovations en Intelligence Artificielle et Slow Content à une tortue qui se rend au feu d’artifice du 14 juillet à Liège. Essayons Slow Docu en attendant mieux…
Il nous reste à vérifier si nous participons du même mouvement que tous nos confrères et consœurs qui, comme nous, ont décidé de descendre d’un train lancé à trop grande vitesse, sans renoncer à leur volonté de faire Société. J’ai idée que nous allons tomber d’accord !
N.B. Dans le texte ci-dessous, nos commentaires seront précédés d’un [eW] pour “encyclo WALLONICA“.
[OWNI.FR, 4 août 2010] Et si on levait le pied ? C’est le programme proposé par des Allemands, qui détaillent en quatorze points leur concept de slow media ou “médias lents” dans un manifeste publié en janvier de cette année. Nos camarades d’outre-Rhin sont particulièrement actifs et semblent être des champions du manifeste. Après un manifeste Internet qui a généré de nombreuses discussions, voici la traduction d’un manifeste pour promouvoir… les slow media, ou médias lents [eW : ou médias doux]. Certaines des valeurs qu’il prône ne sont pas étrangères à la soucoupe.
Dans la première décennie du vingt-et-unième siècle, que l’on appelle les années zéro, les fondements technologiques du paysage médiatique ont profondément changé. Les mots clés les plus importants s’appellent réseau, Internet et médias sociaux. Dans la deuxième décennie, il y aura moins de gens qui chercheront de nouvelles technologies permettant une production de contenu plus simple, plus rapide et moins chère. Au lieu de cela, il aura des réactions appropriées à cette révolution des médias, qui intégreront les dimensions politiques, culturelles et économiques et qui seront constructives. Le concept de lenteur “slow”, à prendre comme dans “slow food” et non en tant que “décélération”, en sera une clé importante. Tout comme le slow food, les slow media n’ont rien à voir avec la consommation rapide, ils sont du côté du choix réfléchi des ingrédients et de la préparation concentrée. Les slow media sont accueillants et chaleureux. Ils partagent volontiers.
1. Les slow media contribuent à la pérennité
La pérennité est liée aux matières premières, aux processus et aux conditions de travail, qui sont les fondements de la production médiatique. L’exploitation et le sous-paiement comme la commercialisation sans condition des données privées des usages ne pourra donner lieu à des médias pérennes. Le terme renvoie en même temps à la consommation pérenne des slow media.
[eW] L’édition en ligne est consommatrice de ressources énergétiques, par la nature même de ses outils. Il nous revient d’en faire usage raisonnable et de gérer sainement le ratio entre l’énergie consommée et l’activité critique suscitée chez nos visiteurs. Notre bénévolat auto-géré reste un mode de collaboration où intervient jugement, confort et respect : voilà qui garantit des conditions de travail éthiques et responsables. Loin des arcanes de l’ISO27001 et autres tracasseries bureaucratiques, nous garantissons un usage des données personnelles non-commercial : l’abonné reçoit gratuitement, une fois par semaine, notre infolettre qui ne mentionne que les derniers parus, sans pub, et nos décomptes de visites sont totalement anonymisés.
Audit interne du critère 01 : OK !
2. Les slow media promeuvent le monotasking
Les slow media ne peuvent être consommés de manière distraite, ils provoquent au contraire la concentration de l’usager. Tout comme pour la production d’un bon repas, qui demande une pleine attention de tous les sens par le cuisinier et ses invités, les slow media ne peuvent se consommer avec plaisir que dans la concentration.
[eW] Mea Culpa. Nous gagnons notre visibilité également au travers des réseaux sociaux, hauts-lieux du multitasking : avec un titre intrigant ou une iconographie qui interpelle (ne serait-ce que par sa qualité : pas de photos de petits chats ou d’images achetées à des banques de données internationales), nous suscitons souvent le premier clic, celui qui ouvre une page de wallonica.org. Plus souvent, c’est l’attaque d’un article, dans la première page des résultats d’un moteur de recherche bien connu, qui rend le visiteur curieux. La suite lui appartient : il ou elle lira l’article découvert, s’intéressera au thème et cliquera sur les liens connexes qui redirigent vers des contenus Wallonie-Bruxelles, qui bénéficieront ainsi de leur pleine attention. Notre dispositif d’entonnoir de liens ainsi organisé permet de passer de la dispersion à l’attention. What else ?
Audit du critère 02 : OK !
3. Les slow media visent le perfectionnement
Les slow media ne se présentent pas comme des choses vraiment nouvelles sur le marché. Ils accordent davantage d’importance à l’amélioration continue d’interfaces fiables et robustes, accessibles et parfaitement conçues pour les habitudes de consultation de leurs usagers.
[eW] De l’éducation permanente à l’amélioration continue, il n’y a qu’un pas, que nous avons fait tant de fois, en 23 ans d’activités : notre histoire, tant logicielle que méthodologique, en témoigne. Notre interface en logiciel libre est constamment mise-à-jour et augmentée de nouvelles fonctionnalités. Ceux parmi nos fidèles qui ont connu les versions précédentes de notre encyclo pourront témoigner. Rétrospectivement, je trouve qu’ils ont été courageux. Nous aussi !
Audit du critère 03 : OK !
4. Les slow media rendent la qualité palpable
Les slow media se mesurent en production, en attrait et en contenu par rapport à des standards de qualité élevés et se distinguent de leurs homologues rapides et vite passés, que ce soit par une interface de qualité supérieure ou par un design esthétique inspirant.
[eW] Du logo à la mise en page, du confort de lecture à la qualité de l’iconographie, du niveau des contenus à la transfiguration des publications originales en publications “wallonica”, notre Livre d’or déborde de témoignages et de retours qui font chaud au cœur.
Audit du critère 04 : OK !
5. Les slow media encouragent les prosommateurs (les personnes qui déterminent activement ce qu’ils veulent produire et consommer, et comment)
Dans les slow media, le prosommateur actif s’inspire de son usage des médias pour développer de nouvelles idées et agir en conséquence, plutôt que d’être un consommateur passif. Cela s’illustre par exemple par les annotations en marge dans un livre ou par les discussions animées entre amis à propos d’un disque. Les slow media inspirent, impactent les pensées et actions de leurs usagers de manière continue et cet impact est encore perceptible plusieurs années plus tard.
[eW] Voilà un critère émouvant pour nous et qui sonne comme une reconnaissance a posteriori : nous avons très tôt publié sur le passage du prolétariat au consomtariat qu’avaient identifié Bard & Söderkvist dans Les Netocrates (2008). L’idéal du prosommateur traduit enfin la saine réaction contre cette déchéance sociétale. Nous y travaillons, notamment en nous efforçant de susciter l’apparition d’un réseau de contributeurs et de centres d’édition encyclo : les Maisons Jaucourt.
Audit du critère 05 : OK !
6. Les slow media sont discursifs et alimentent des conversations
Ils cherchent interlocuteur avec qui entrer en contact. Le choix du medium cible est donc secondaire. L’écoute est aussi importante que le discours dans les slow media. Aussi, slow signifie ici : être attentif et abordable, être capable d’observer et de questionner sa propre position sous un angle différent.
[eW] Objectif “débat” : voilà un point fondateur chez nous. Dans nos 7 critères de qualité, nous insistons sur les principes de l’édition critique en citant Simone Weil : “Il faut accueillir toutes les opinions, les loger au niveau qui convient et les composer verticalement.” wallonica.org doit ainsi s’interdire tout dogmatisme et son travail d’édition doit induire une approche critique du sujet abordé, sans exclusive. Plus encore, là où nous évoquons la liberté absolue de conscience, nous remettons le couvert : documenter le monde (c’est-à-dire la Wallonie et Bruxelles…) dans le but de convaincre du bien-fondé d’un dogme ou d’une idéologie n’est pas la même chose que publier une encyclopédie vivante qui alimente le débat et nourrit la réflexion critique. Nous avons fait notre choix. Audit du critère 06 : OK !
7. Les slow media sont des médias sociaux
Des communautés actives ou des tribus se constituent autour des slow media. Cela peut être par exemple un auteur échangeant ses pensées avec ses lecteurs ou une communauté interprétant les œuvres tardives d’un musicien. Ainsi, les slow media contribuent à la propagation de la diversité et respectent les cultures et les particularismes locaux.
[eW] Nous avons fait le choix de désactiver la possibilité pour nos visiteurs de laisser un commentaire au bas des articles du blog encyclo. C’est par manque de ressources : avec près de 1.500 entrées dans l’encyclo, nous ne pourrions gérer les interactions nous-mêmes. Nous interagissons dès lors via le formulaire de contact et la messagerie. Les commentaires restent possibles dans le topoguide.wallonica.org et, à titre expérimental, dans l’essai Être à sa place qui est écrit en live ! Les réseaux de fidèles visiteurs qu’anime wallonica.org restent néanmoins garants du rayonnement de l’initiative. Seul bémol : nous n’allons jamais mettre en avant un particularisme local (le terme sent le communautarisme, à l’opposé de notre option “universaliste”) alors que nous rendrons justice à toutes les particularités locales. A débattre avec le traducteur du document source… Audit du critère 07 : OK !
8. Les slow media respectent leurs usagers
Les slows media abordent leurs usagers d’une manière et consciente amicale et ont une bonne idée de la complexité ou de l’ironie que portent leurs usagers. Les slow media ne considèrent pas leurs usagers de haut ni ne les approchent d’une manière dominatrice.
[eW] La proximité systématique que nous entretenons avec nos visiteurs et nos réseaux ne nous invite pas à prendre quiconque de haut, pire : nous nous exposerions immédiatement à des retours de flamme, ce qui constituerait d’ailleurs une belle reconnaissance de notre travail d’éducation permanente ! Audit du critère 08 : OK !
9. Les slow media se diffusent par la recommandation
Le succès des slow media n’est pas fondé sur une pression publicitaire envahissante sur tous les canaux mais sur la recommandation par des amis, des collègues ou membres de la famille. Une personne qui achète cinq fois un livre et qui le distribue à ses meilleurs amis est un bon exemple de ce principe.
[eW] Pas de 20 m² pour nous, pas de mailings envahissants, pas de call centres harcelants ou de porte-à-porte pour vendeurs d’aspirateurs. Dommage, non ? Le jour où une encyclopédie en ligne fera des campagnes de promotion sur des panneaux gigantesques, à l’entrée des autoroutes, on pourra se dire que quelque chose a changé dans notre monde… En attendant, le bouche-à-oreille, c’est très bien. Et, mmmh, quel bouquin ai-je récemment acheté 5 fois ? Ah oui : La fille du sculpteur de Tove Jannson. Je vous le recommande ?
Audit du critère 09 : OK !
10. Les slow media sont intemporels
Les slow media ont une longue durée de vie et paraissent encore frais après des années voire des décennies. Ils ne perdent pas leur qualité avec le temps, mais obtiennent au contraire une patine qui augmente leur valeur.
[eW] Certains de nos articles datent de l’époque québécoise et ont été rapatriés dans wallonica.org. Nous travaillions alors avec l’équipe de l’Encyclopédie de l’Agora, alimentant la même base de données. Les temps ont changé et wallonica.org est aujourd’hui autonome. Reste que nous sélectionnerions les mêmes Incontournables qu’à l’époque. Nous restons fidèles à nous-mêmes et nos coups de cœur, comme nos engagements, ne sont pas très volatils.
Audit du critère 10 : OK !
11. Les slow media ont une aura
Les slow media diffusent leur propre aura. Ils génèrent la sensation que le média particulier appartient à ce moment précis de la vie de son utilisateur. Bien qu’ils soient produits industriellement ou soient partiellement bâtis sur des procédés industriels de production, ils donnent l’impression d’un caractère unique et d’être autocentrés.
[eW] Un témoignage bien senti, plutôt que des commentaires : “J’avais postposé quelque peu la lecture de votre ‘dernier paru’ consacré au développement personnel. M’étant levé aux aurores, je viens de m’y consacrer tout à mon aise et j’ai bien fait. J’ai d’abord beaucoup ri. Et puis, j’aime beaucoup la manière détachée d’aborder les choses graves et d’émailler votre propos -fort bien construit pas ailleurs- d’expressions familières, idiomatiques voire absurdes (silly, isn’t it ?) ce qui est évidemment une marque de fabrique depuis toujours. En quelques instants de lecture, je vous ai retrouvés tout entiers, avec des feintes à deux balles (pan-pan) avec un tropisme affirmé pour le beau, avec la liqueur du Suédois, avec Spa, avec la dinde au whisky, avec Yves Teicher et Madame Chapeau (Amélie Van Beneden, les crapuleux de sa strootje et Jefke, pauvre Jefke), avec Frank Capra, la charmille de Haut Regard, avec le maire de Champignac (“là où la main de l’Homme n’a encore jamais posé le pied”), la sardine à l’huile (et donc l’huile de ricin), etc. J’ai évidemment ‘surkiffé sa race, wesh’. Bien sûr, je me suis goinfré des consignes et des exercices pratiques. Je me vais d’ailleurs trouver illico deux bouteilles de Chablis et Stars Wars 4-5-6 pour ce soir (ma femme aime bien le Chablis !). Tout ça pour dire que cette encyclo.pédie.thèque (biffer rageusement la mention inutile) devient de plus en plus ce que vous vouliez qu’elle devienne et que je veux vous en féliciter fort chaleureusement. Voilà donc sans doute un chef-d’oeuvre à jamais inachevé.”
Audit du critère 11 : OK par applaudimètre !
12. Les slow media sont progressistes, et non réactionnaires
Les slow media dépendent de leurs progrès technologiques et du mode de vie de la société connectée. C’est en raison de l’accélération de différents domaines de la vie que les îlots de lenteur délibérée sont rendus possibles et essentiels pour la survie. Les slow media ne sont pas en contradiction avec la vitesse et la simultanéité de Twitter, des blogs ou des réseaux sociaux, mais ils sont une attitude et une façon d’en faire usage.
[eW] Le point est délicat qui mélange bonnes pratiques dans l’usage des médias et positionnement sociétal, voire philosophique. L’intérêt du “slow” sous toutes ses formes est l’accent mis (mais non verbalisé) sur l’usage de la Raison, là où l’insistance sur la qualité et la cohésion sociale est mise en avant. User de Raison, c’est à dire ne pas être aveuglé par ses affects (et, partant, échapper au tout-commerce qui mise justement sur notre aveuglement affectif) demande du temps et de la maîtrise. Peu d’encyclopédies prennent l’industrie du Fast Food comme modèle : nous ne sommes pas très originaux sur ce point-là et nous travaillons dans le “temps long”. Notre attitude envers les dispositifs de réseaux sociaux électroniques et le e-Business est plus tangente : à aucun moment la viralité de nos contenus sur tel ou tel support n’est un critère de réussite (sauf pour briguer des subsides…) mais la maîtrise des outils du e-Business au sens large est une exigence de notre métier. Nous y travaillons tous les jours. Audit du critère 12 : OK !
13. Les slow media reposent sur la qualité, à la fois dans la production et dans la réception des contenus médiatiques
Des compétences intellectuelles comme la critique des sources, le classement et l’évaluation des sources d’information prennent de l’importance avec l’accès croissant à une information disponible en grande quantité.
[eW] Une des exigences de notre travail est la documentation des bonnes pratiques que nous mettons en oeuvre au quotidien. Nous avons créé un ‘auteur virtuel’ pour ce faire et les articles signés de Maison Jaucourt sont adressés aux confrères qui voudraient faire bon usage de nos méthodes. Qui plus est, nous avons rédigé une Charte de qualité en sept point et déposé la marque wallonica®, synonyme du respect de ces critères.
Audit du critère 13 : OK !
14. Les slow media cherchent la confiance et ont besoin de temps pour devenir crédibles
Derrière les slow media, il y a des hommes et cela se ressent.
[eW] Chez nous, il y a des hommes… et des femmes. Le critère est émouvant et rappelle une exigence d’Auguste Renoir, rapportée par son fils Jean dans la magnifique biographie qu’il lui a consacrée : Renoir ne voulait autour de lui rien qui fut industrialisé ; dans chaque objet, il voulait reconnaître la main de l’homme qui l’avait façonné. Nous y sommes : nos articles sont fait-main !
Audit du critère 14 : OK+ !
[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 2020] C’est un fait : nous sommes tou.te.s victimes des biais cognitifs. Vous savez ces raccourcis de pensée de notre cerveau, faussement logiques, qui nous induisent en erreur dans nos décisions quotidiennes, et notamment au travail. À travers cette série, notre experte du Lab Laetitia Vitaud identifie les biais à l’oeuvre afin de mieux comprendre comment ils affectent votre manière de travailler, recruter, manager… et vous livre ses précieux conseils pour y remédier.
01. l’effet Dunning-Kruger
[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 2 décembre 2019] C’est l’un des effets qui affectent le plus l’évaluation des compétences. On l’appelle aussi effet de surconfiance. C’est le biais cognitif qui fait que les moins qualifiés ont tendance à surestimer leurs compétences et les plus qualifiés à les sous-estimer. Le phénomène est assez naturel : moins on connaît un sujet, moins on sait ce que l’on ne sait pas, tandis que lorsqu’on apprend à maîtriser un sujet, on en visualise davantage toute la richesse et la complexité.
Par exemple, un.e touriste qui a été une fois dans un pays (et dira qu’il / elle a fait ce pays) aura plus souvent tendance à dire qu’il / elle le connaît que quelqu’un qui y retourne régulièrement, en explore les différentes facettes et prend conscience des différences culturelles et de la richesse de son histoire.
Le phénomène a été mis en évidence par deux psychologues américains, David Dunning et Justin Kruger, dont l’étude référence a été publié en 1999 dans le Journal of Personality and Social Psychology. Mais on connaît intuitivement cet effet depuis longtemps. Charles Darwin écrivait déjà que “l’ignorance engendre plus fréquemment la confiance en soi que ne le fait la connaissance.”
L’effet Dunning-Kruger est double. D’une part, les personnes non qualifiées ont tendance à ne pas reconnaître leur incompétence et savoir évaluer leurs capacités réelles. D’autre part, les personnes les plus qualifiées ont tendance à sous-estimer leur niveau de compétence et penser que des tâches faciles pour elles le sont aussi pour les autres. [Lire la suite…]
02. Le biais des “coûts irrécupérables”
[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 9 décembre 2019] Vous est-il déjà arrivé de vous ennuyer au cinéma mais d’hésiter à partir pour ne pas gâcher l’argent dépensé pour l’achat du billet ? Vous avez sans doute été victime du biais des coûts irrécupérables. En économie comportementale, les coûts irrécupérables (Sunk Cost en anglais) sont les coûts qui ont déjà été engagés, qui ne sont ni remboursables ni récupérables, et que l’on craint de voir gaspillés.
Pour un agent rationnel, les coûts ne devraient pas influencer les choix qui seront réalisés après qu’ils ont été engagés. Pourtant, ils interviennent dans les décisions à cause du phénomène d’aversion à la perte : le fait qu’on attache plus d’importance à une perte qu’à un gain du même montant. Mais en réalité, il y a là une erreur de raisonnement. Le choix offert dans l’exemple ci-dessus est entre deux options :
Avoir dépensé un billet de cinéma et partir faire autre chose de moins ennuyeux ;
Avoir dépensé un billet de cinéma et s’ennuyer une heure de plus.
Dans les deux cas, il est impossible de récupérer l’argent du billet. C’est donc la première option qui serait objectivement la meilleure. Pourtant, nous sommes nombreux à opter pour la seconde.
Le biais des coûts irrécupérables est très courant dans les grandes organisations. L’exemple le plus parlant : l’effet Concorde qui fait référence à l’entêtement des gouvernements français et britannique à poursuivre le projet du Concorde, pour le prestige, mais aussi à cause des dépenses immenses déjà engagées. Pourtant, on savait dès 1973 que son exploitation commerciale n’était pas rentable. [Lire la suite…]
03. l’effet de compensation morale
[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 10 décembre 2019] Est-ce qu’il vous est déjà arrivé, après une séance de sport intense (et pénible) de vous dire que, quand même, vous aviez bien mérité ce pain au chocolat ? Ou bien d’envoyer bouler quelqu’un sans précaution parce que vous aviez été particulièrement gentil avec quelqu’un d’autre plus tôt dans la journée ? L’effet de compensation morale (Moral Licensing, en anglais), c’est le biais qui concerne l’effet d’une bonne action à l’instant T sur les actions faites à T+1.
On pourrait penser que des actions entreprises à différents moments sont déconnectées, mais, en réalité, de nombreuses études ont montré qu’une bonne action pourrait nous désinhiber par la suite pour en commettre de mauvaises. La réalisation d’un acte moralement valorisable légitime en quelque sorte un acte moins valorisable commis plus tard. Une fois qu’on a pu faire la preuve (à soi-même et au monde) de ses bonnes valeurs morales, on peut se sentir légitimé à enfreindre ces valeurs par la suite.
On trouve des illustrations de cet effet dans le monde du marketing. Par exemple, les programmes des compagnies aériennes qui offrent aux clients la possibilité d’acheter des crédits carbone pour limiter le rôle des avions dans le changement climatique ont surtout réduit la culpabilité des clients et contribué à augmenter le trafic aérien. [Lire la suite…]
04. Le biais d’échantillonnage
[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 7 janvier 2020] Un échantillon est biaisé quand le groupe d’individus censés représenter une population ne permet pas de tirer des conclusions fiables sur cette population car les individus ont été sélectionnés de manière non représentative.
Ce biais est le principal problème des instituts de sondage. En 1936, lors de l’élection présidentielle américaine, alors que l’art du sondage était encore balbutiant, le magazine Literary Digest a appelé deux millions de numéros de téléphone pour interroger les gens sur leurs intentions de vote. La prédiction qui en est sortie s’est hélas révélée à côté de la plaque (alors pourtant que 2 millions, c’est un échantillon gigantesque !) parce que les gens qui possédaient un téléphone à l’époque n’étaient pas représentatifs de la population. En moyenne plus riches et plus urbains que l’ensemble de la population, les possesseurs de téléphone étaient un échantillon biaisé. À la même période, George Gallup fit une prédiction correcte concernant l’élection à partir d’un petit échantillon de 50 000 personnes qu’il avait pris soin de rendre représentatif de la population américaine.
Aujourd’hui statisticiens et sociologues connaissent bien les problèmes liés aux biais d’échantillonnage. Pourtant, les enquêtes et études y restent exposées. Bien que tous les individus (ou presque) disposent aujourd’hui d’un téléphone, les sondages téléphoniques restent fortement biaisés car les personnes qui répondent au téléphone pour ces sondages sont souvent plus âgées, moins actives et plus disponibles que la population dans son ensemble.
En fait ce sont les sondages reposant sur la bonne volonté des répondants qui souffrent du même biais car le fait même de répondre à un sondage représente un filtre en soi. Ceux qui ne répondent pas ne sont pas représentés. On parle alors de biais d’auto-sélection. [Lire la suite…]
05. Le biais de projection
[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 14 janvier 2020] On a toujours tendance à croire que nos opinions, valeurs, goûts et autres caractéristiques sont également partagés par les autres (même quand rien n’indique que c’est effectivement le cas). Le biais de projection se rapporte à cette tendance à projeter sur les autres ce que l’on connaît en soi-même. Il est très lié au biais de confirmation qui nous fait toujours rechercher les informations qui confirment les idées que nous avons déjà, et interpréter les nouvelles informations dans ce sens.
C’est une tendance égocentrique à estimer le comportement d’autrui à partir de notre propre comportement. On surestime le degré d’accord que les autres ont avec nous. C’est pourquoi le biais est aussi parfois appelé effet de faux consensus. Il vaut aussi pour des groupes dans lesquels un consensus a émergé. Les membres de ce groupe pensent que tout le monde, y compris en dehors du groupe, sera d’accord avec eux. La perception d’un consensus qui n’existe pas, c’est un faux consensus. Ce biais a des explications psychologiques et anthropologiques. Il vient du désir profond que nous avons de nous conformer et d’être aimés par les autres dans notre environnement social. Et il augmente l’estime de soi. Il est très répandu dans les groupes qui se sentent représentatifs de la population (et qui trouvent des relais importants dans les médias). Mais même dans les groupes minoritaires, les religieux fondamentalistes par exemple, on surestime le nombre de gens qui partagent la vision du groupe. Lorsqu’on est face à quelqu’un qui pense différemment, on le/la voit comme défectueux : une anomalie non représentative.
Dans l’ensemble, ce biais nous conduit à prendre des décisions avec trop peu d’informations et à utiliser nos connaissances personnelles a priori pour faire des généralisations. [Lire la suite…]
06. L’effet Hawthorne
[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 15 janvier 2020] Les physiciens l’ont constaté depuis longtemps : le simple fait d’observer un phénomène change le phénomène en question, ne serait-ce que parce que les instruments de mesure peuvent altérer ce qui est observé. Mais ce qu’on appelle en physique l’effet de l’observateur est également vrai en sciences sociales et en psychologie. Ainsi, l’effet Hawthorne désigne le fait que les résultats d’une expérience ne soient pas dus aux facteurs expérimentaux, mais à la conscience qu’ont les acteurs concernés d’être observés, de faire partie d’une expérience dans laquelle ils sont mis à l’épreuve.
L’effet Hawthorne tient son nom des études menées par Elton Mayo (1880-1949), un psychologue et sociologue australien à l’origine du mouvement des relations humaines en management. Avec ses comparses Fritz Roethlisberger et William Dickson, Mayo a mené des enquêtes à l’usine Western Electric de Cicero, la Hawthorne Works, près de Chicago, de 1924 à 1932.
L’expérience a débuté autour de la question de l’influence de l’environnement (en particulier de l’éclairage) sur la performance des travailleuses. Le contexte est celui de la montée en puissance de l’organisation scientifique du travail (OST), promue par Frederick Taylor, et du développement de la discipline reine de l’OST, l’ergonomie.
Au début de l’expérience, en 1923, des chercheurs se sont aperçus qu’en faisant varier l’éclairage de l’usine, la productivité augmentait. Ils ont ensuite multiplié les paramètres à modifier — pauses, durées de travail, prix des repas, etc. Étrangement, ils ont enregistré une hausse de la productivité même quand les conditions n’étaient pas plus favorables aux ouvrières. C’est alors que Mayo et son équipe de psychologues ont tenté de percer le mystère. Pourquoi la productivité augmentait-elle quoi que fassent les chercheurs ?
C’est en observant plusieurs groupes de travailleuses dans des conditions différentes et en menant des entretiens qualitatifs qu’ils ont mis en évidence l’effet Hawthorne : le simple fait de participer à une expérience ou une étude peut être un facteur qui a une influence sur la motivation au travail. En psychologie, on sait que les gens sont capables de mieux faire quand on s’intéresse à eux. Tout ce qui permet une augmentation de l’estime de soi permet d’améliorer la performance. [Lire la suite…]
07. L’effet de halo
[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 3 février 2020] C’est un biais cognitif qui affecte la perception que l’on a d’une personne quand on fait une interprétation sélective des premiers signaux que l’on perçoit de cette personne. On a tendance à donner trop de poids à une caractéristique que l’on juge positive (l’apparence physique, par exemple) et à en déduire que les autres caractéristiques de la personne sont également positives (même sans les connaître). Par exemple, il a été montré que l’on prête de multiples qualités aux personnes dont on juge positivement l’apparence physique. On a tendance à percevoir les personnes belles comme plus intelligentes que les autres.
L’effet de halo peut être positif ou négatif. Si la première impression sur la personne est positive, on va interpréter favorablement tout ce que cette personne dit ou fait. En revanche, si la première impression est négative, on va voir la personne sous un prisme négatif. C’est le cas quand il y a racisme, sexisme, ou encore grossophobie.
L’effet de halo a d’abord été mis en évidence empiriquement en 1920, puis démontré scientifiquement en 1946 par Solomon Asch, un pionnier de la psychologie sociale. Dans les années 1970, plusieurs études ont montré que les enfants étaient jugés plus intelligents que les autres par leurs enseignants sur la base de leur attrait physique. [Lire la suite…]
08. Le biais du survivant
[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 4 février 2020] Le biais du survivant consiste à tirer des conclusions trop hâtives à partir d’un jeu de données incomplet. C’est une forme de biais de sélection consistant à surévaluer les chances de succès d’une initiative en concentrant l’attention sur les sujets ayant réussi mais qui sont des exceptions statistiques (des survivants) plutôt que sur des cas représentatifs.
L’illustration la plus célèbre (et la plus claire) concerne les avions alliés envoyés pour bombarder les zones occupées pendant la Seconde guerre mondiale. Une étude avait recommandé, au vu des dommages causés aux avions qui revenaient de mission, de blinder les endroits de l’avion qui recevaient le plus de balles.
Mais le statisticien Abraham Wald, déterminé à minimiser la perte de bombardiers sous les feux ennemis, a identifié une dangereuse erreur dans ce raisonnement. En effet, les études ne tenaient compte que des aéronefs qui avaient survécu et étaient revenus de mission. Elles ne tenaient aucun compte de ceux qui s’étaient écrasés. Pour lui, il fallait au contraire blinder les endroits des appareils qui présentaient le moins de dommages car les endroits endommagés des avions revenus à la base sont ceux où l’avion peut encaisser des balles et survivre. À l’inverse, sa supposition était que lorsqu’un avion était endommagé ailleurs, il ne revenait pas. Ce sont donc les endroits non endommagés chez les survivants qui devaient être blindés !
En matière d’interprétation des chiffres, nous sommes tous victimes de biais de sélection qui nous rendent aveugles aux réalités sous-jacentes. Il faut donc toujours se demander d’où viennent les chiffres, comment ils sont sélectionnés et ce qu’ils signifient réellement. Par exemple, doit-on interpréter la baisse du nombre de plaintes pour viol comme quelque chose de positif ? Pas forcément, car il est possible qu’il y ait davantage de viols qui n’ont pas donné lieu à une plainte parce que les victimes ont peur de s’exposer en portant plainte. À l’inverse, une augmentation du nombre de plaintes peut être le signe d’un climat de confiance où il est plus facile de parler. [Lire la suite…]
09. L’effet McNamara
[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 18 février 2020] Ce que les Américains appellent la McNamara Fallacy est un phénomène bien connu dans les entreprises : dans des situations complexes, on a tendance à se focaliser exclusivement sur certains indicateurs, aux dépens de la vision d’ensemble et des objectifs réels.
Robert McNamara (1916-2009) était secrétaire à la Défense sous les présidences Kennedy et Johnson entre 1961 et 1968, au plus fort de la guerre du Vietnam. Avant d’être recruté par John F. Kennedy, il faisait partie du groupe des Whiz Kids (les petits génies), dix vétérans de l’armée de l’air ayant ensuite rejoint la Ford Motor Company en 1946. Pendant la Seconde guerre mondiale, ce groupe s’était fait connaître en mettant en place une approche dite de contrôle statistique afin de coordonner toutes les informations opérationnelles et logistiques nécessaires à la conduite de la guerre. Ils ont ainsi contribué à la révolution de la logistique qui, dans les décennies suivantes, a transformé la plupart des grandes organisations.
Devenu secrétaire à la Défense, McNamara a cherché à répliquer les processus et indicateurs qui lui avaient si bien réussi en tant que dirigeant de Ford Motor. Aujourd’hui, cependant, cet héritage est controversé car l’indicateur choisi à l’époque pour mesurer l’efficacité des opérations au Vietnam était… le nombre de morts vietnamiens. L’usage d’armes chimiques, comme le tristement célèbre agent orange, était mis au seul service de cet indicateur. Obsédé par l’idée qu’il fallait tuer le plus de Vietnamiens possibles, les militaires américains ont fini par oublier les objectifs stratégiques de l’engagement au Vietnam, la détermination croissante de l’ennemi et de la situation politique américaine (la guerre du Vietnam devenait de plus en plus impopulaire aux Etats-Unis). [Lire la suite…]
10. Les biais mnésiques
[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 25 février 2020] On connaît tous l’expression “ma mémoire me joue des tours“. Les biais mnésiques se réfèrent aux tours que nous joue notre mémoire. La mémoire est liée à la perception (elle-même biaisée) car on se souvient consciemment de ce qu’on a bien perçu. Elle ajoute des distorsions supplémentaires car quand on accède au souvenir, on le modifie. Les émotions que l’on éprouve au moment de se souvenir de quelque chose peuvent transformer le souvenir de cette chose. Les biais mnésiques sont donc multiples. Les souvenirs sont altérés par la manière dont on traite l’information et les émotions.
L’effet de récence désigne le fait qu’on se souvient mieux du dernier élément d’une liste de stimuli que l’on doit mémoriser. Dans les années 1960, plusieurs chercheurs ont fait des expériences en demandant à des individus de se rappeler des listes de mots. Ils ont conclu qu’il existait une mémoire de court-terme et une mémoire de long terme. L’effet de récence est le biais de court terme, mais il existe un biais de long terme : l’effet de primauté rend plus vivace le souvenir des premières impressions.
Également mis en lumière dans les années 1960, l’effet de simple exposition est bien connu des publicitaires. Plus on est exposé à un stimulus, plus il est probable qu’on se mette à l’aimer. On a plus de chance d’avoir un sentiment positif à l’égard de quelqu’un qu’on a déjà croisé une fois. Enfin, le biais rétrospectif est une erreur du jugement cognitif qui se produit parce qu’on a tendance à penser rétrospectivement qu’on aurait pu anticiper un événement avec plus de prévoyance. C’est un mécanisme de déni du hasard. [Lire la suite…]
11. Le biais du statu quo
[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 25 février 2020] En finance comme en politique, on connaît bien ce biais. Dans nos prises de décisions, nous avons naturellement tendance à préférer le statu quo. Il s’agit souvent d’un comportement irrationnel qui nous empêche de saisir des opportunités nouvelles ou de sortir d’une situation sous-optimale.
Les économistes comportementaux (dont Richard Thaler, prix Nobel d’économie en 2017 pour sa “Compréhension de la psychologie de l’économie”) ont mené de nombreuses études pour comprendre le biais de statu quo. Ils/elles l’expliquent par la combinaison de deux phénomènes : l’aversion à la perte — le fait qu’on attache plus d’importance à une perte qu’à un gain de même valeur — et l’effet de dotation — le fait que les gens accordent plus de valeur à une chose qui leur appartient qu’à une chose de même valeur qui ne leur appartient pas.
Un individu appréhende les pertes éventuelles liées à la fin du statu quo plus fortement qu’il/elle n’en espère des gains futurs. C’est pour cela qu’il/elle préférera le plus souvent ne pas changer de situation. En d’autres termes, nous avons tendance à nous opposer au changement, à moins d’être totalement convaincu.e.s que les gains dépassent largement les pertes.
Ce biais n’est pas toujours irrationnel : s’en tenir à ce qui marche déjà n’est pas forcément une mauvaise idée. En l’absence d’informations fiables sur les conséquences possibles d’une alternative, le statu quo reste le choix le plus rationnel. [Lire la suite…]
12. Le biais de négativité
[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 10 mars 2020] À niveau d’intensité égal, les choses négatives (interactions, événements, pensées, remarques…) ont plus d’effet sur notre état psychologique que les choses positives. Cognitivement et émotionnellement, le biais de négativité nous fait donner plus d’importance à ce qui est négatif qu’à ce qui est positif. Par exemple, il nous faudrait au moins cinq compliments pour compenser une critique.
Dans une étude de 2001 intitulée Bad is stronger than good, plusieurs chercheurs ont montré que nous cherchons davantage à préserver notre réputation (éviter le négatif) qu’à en construire une nouvelle (chercher le positif). Si dans la mythologie et la fiction, les forces du bien l’emportent (presque) toujours sur les forces du mal, dans la réalité du cerveau humain, il est plus fréquent que le mal l’emporte.
Les chercheurs voient dans le biais de négativité un biais d’évolution de l’espèce : nous prêtons instinctivement plus d’attention à ce qui peut menacer notre survie. Les hommes/femmes préhistoriques faisaient plus attention aux bruits signalant la proximité d’un prédateur qu’à ceux venant des petits oiseaux qui chantent. Nous avons gardé ce biais bon pour la survie, mais, hélas, il est souvent mauvais pour la santé.
Dans le monde de l’entreprise, ce biais est bien connu : on sait à quel point un événement négatif peut détruire rapidement la réputation d’une entreprise. Les conséquences d’une affaire sur une marque peuvent être dévastatrices. Il faut parfois des années de bonnes actions pour compenser un événement négatif (scandale financier, problème d’hygiène, etc.). [Lire la suite…]
13. Irrationnels devant la pandémie
[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 17 mars 2020] La crise sanitaire que traverse le monde avec le COVID-19 comporte son lot de biais cognitifs, qui expliquent certains de nos comportements irrationnels. Face à cette épidémie difficile à cerner, à des données incomplètes, et à un virus méconnu, nous tombons dans au moins quatre biais connus :
L’heuristique de disponibilité : en psychologie, cela désigne un mode de raisonnement qui se base uniquement sur les informations immédiatement disponibles en mémoire. Quand on vous parle de COVID-19 à longueur de journée, vous avez tendance à céder à la panique. La viralité de la maladie n’a d’égale que la viralité (numérique) des fake news et des polémiques. Ça n’aide pas à avoir les idées claires !
Le biais du survivant : il consiste à tirer des conclusions trop hâtives à partir d’un jeu de données incomplet. C’est un biais de sélection qui fait surévaluer la probabilité d’un scénario en concentrant son attention sur les sujets à propos desquels des informations nous sont parvenues (survivants). En l’occurrence, le nom de ce biais semble ici peu approprié… car il nous amène à surévaluer la mortalité du virus : on a surtout des données sur les malades aux symptômes graves et ceux qui décèdent, tandis que les malades aux symptômes légers ne sont pas allés consulter (les données les concernant n’ont pas survécu).
Le biais de normalité : c’est la tendance à croire que les choses fonctionneront toujours normalement et à sous-estimer la probabilité d’un désastre complètement inattendu et fou. C’est pourquoi la plupart des gens ne se préparent pas de manière adéquate aux catastrophes. Les entreprises (et les individus) tombent dans le biais de normalité après un désastre inattendu. Cela conduit à une mauvaise préparation (équipements, assurances, etc.). Cela conduit également à la paralysie et à ce que l’on appelle l’effet de l’autruche.
Le biais de nouveauté nous fait craindre davantage un risque nouveau (méconnu) que d’autres risques que l’on connaît. Les accidents de la route sont toujours aussi mortels— mais ils nous intéressent moins. Or les autres risques (et autres virus) ne devraient pas être ignorés ! [Lire la suite…]
14. L’effet Cobra
[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 6 avril 2020] L’effet Cobra désigne un effet pervers qui survient lorsqu’on tente de résoudre un problème. “L’enfer est pavé de bonnes intentions” : l’effet Cobra illustre bien ce dicton.
À l’origine, le terme effet Cobra vient d’une histoire qui s’est produite en Inde sous domination britannique. Le gouvernement, décidé à lutter contre le fléau des cobras à Delhi, offrit une prime pour chaque cobra mort. Très vite, des petits malins ont alors commencé à élever des cobras pour gagner de l’argent facilement sur le dos des autorités coloniales. Quand le gouvernement apprit la chose, il mit fin au programme de récompenses… ce qui eut pour effet d’amener les éleveurs de cobras à lâcher leurs serpents dans la nature. La population de cobras sauvages devint donc encore plus importante par la suite.
En entreprise, on s’expose à l’effet Cobra quand on fixe des objectifs, et en particulier quand on choisit les indicateurs pour mesurer la réalisation de ces objectifs. Par exemple, si l’on choisit de mesurer l’efficacité du support client en regardant le nombre d’appels téléphoniques effectués, on encourage les employés qui font le support à passer moins de temps par appel… et à ne pas résoudre les problèmes qui leur sont soumis par les clients. Cela aura pour effet une plus grande insatisfaction des clients et une dégradation de l’expérience client. [Lire la suite…]
15. Les effets Pygmalion et Golem
[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 2 avril 2020] Et si à défaut de trouver la perle rare, on pouvait la façonner selon son bon désir ? C’est un fantasme ancien dont la littérature nous avertit depuis longtemps qu’il est dangereux – le monstre du docteur Frankenstein en reste l’illustration la plus édifiante. Dans la mythologie grecque, Pygmalion est un sculpteur qui tombe si éperdument amoureux de la statue qu’il vient de créer qu’il finit par lui donner vie. La figure de Pygmalion devient emblématique grâce à la pièce de théâtre éponyme de George Bernard Shaw (1913), puis la comédie musicale My Fair Lady qui en est l’adaptation. Elle raconte l’histoire d’un professeur de phonétique (Higgins) qui entreprend de transformer une fille du peuple (Eliza Doolittle) en lady pour gagner un pari. Il lui apprend à bien parler, à se comporter en société, et gagne son pari. Pygmalion reste une figure controversée : les féministes y voient un phallocrate à l’ego surdimensionné qui voit les femmes comme des enfants à éduquer.
Naturellement, il ne s’agit pas de dire que les managers doivent se comporter comme Pygmalion ! Les employés sont des adultes libres, déjà formés, qu’il ne s’agit pas de façonner. Mais le concept de l’effet Pygmalion, étudié depuis longtemps par les psychologues, est néanmoins important : c’est un phénomène qui fait que les attentes élevées engendrent une amélioration des performances. C’est prouvé, le simple fait de croire en la réussite de quelqu’un peut améliorer ses chances de succès.
À l’inverse, l’effet Golem est le phénomène psychologique dans lequel des attentes moins élevées placées sur un individu le conduisent à une moins bonne performance. De nombreux stéréotypes engendrent cet effet : par exemple, si le seul fait que vous soyez une femme fait qu’on pense que vous serez mauvaise en mathématiques, cela peut affecter négativement votre performance lors d’un test de mathématiques.
L’effet Pygmalion et l’effet Golem sont des prophéties auto-réalisatrices. C’est au sociologue Robert K. Merton, auteur en 1948 d’un article fondateur sur ce sujet, que l’on doit le concept. La croyance auto-réalisatrice est une croyance fausse qui finit par devenir vraie à mesure que le temps passe, à cause d’un effet de rétroaction. Nous sommes persuadés d’avoir eu raison parce que a posteriori les faits semblent nous avoir donné raison. [Lire la suite…]
16. Les biais de genre
[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 17 juillet 2020] Les biais de genre sont multiples. Il s’agit de tous les biais cognitifs (notre liste est déjà longue) qui nous font préférer les hommes au pouvoir — à la tête des grandes entreprises, aux plus hauts postes de l’Etat ou en position d’expert. On ne compte que 3 femmes sur 120 dirigeants dans les plus grandes entreprises françaises. Pendant la période de la crise du Covid, les expert.e.s interrogé.e.s dans les médias ont été à 80% des hommes, selon l’INA.
En France, des lois récentes obligent les entreprises à mesurer et révéler les chiffres sur les inégalités entre hommes et femmes. Face à des chiffres parfois désespérants, il semble difficile de nier que les femmes sont victimes de discriminations importantes, en termes de salaires, promotions et probabilités d’embauche. Pourtant, quand on parle des biais de genre à certain.e.s managers, on rencontre souvent des personnes qui nient l’existence des biais dans leur organisation. “Chez nous, les hommes et les femmes sont traités pareillement. Il n’y a pas de problème.” “Moi, je ne suis pas sexiste, donc passons à un autre sujet.” “En tant que parent, j’élève mon fils et ma fille de la même manière, donc je fais ma part.“Etc.
Or une étude édifiante parue en juin 2020 dans Sciences Advances révèle que les biais de genre sont perpétués précisément par ceux qui les nient ! L’étude publiée par des chercheurs/chercheuses de l’Université d’Exeter et Skidmore College montre, chiffres et enquête à l’appui, que les biais sont plus forts parmi celles/ceux qui les nient. “Ceux qui pensent qu’il n’y a pas de biais dans leur organisation ou leur discipline sont les moteurs principaux de ces biais — un groupe à ‘haut risque’ composé d’hommes et de femmes que l’on peut aisément identifier,” expliquent les auteur.e.s de l’article.
Dans les organisations qu’on pourrait penser plus égalitaires, où la représentation féminine a (un peu) avancé, il est fréquent que les dirigeant.e.s tombent dans le déni et affirment que les biais et différences de traitement n’existent plus. Cela cause un ralentissement des progrès futurs, voire provoque une régression. Les progrès en matière d’égalité, de diversité et d’inclusion ne sont en rien linéaires et inéluctables. Ils sont le plus souvent le fruit de ruptures historiques et de mesures contraignantes. [Lire la suite…]
17. L’heuristique d’affect
[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 14 septembre 2020] En psychologie, une heuristique de jugement est une opération mentale rapide et intuitive. Le mot vient du grec ancien eurisko (je trouve). Quand nous sommes pressés par le temps, peu motivés ou fatigués, nous nous reposons davantage sur notre mode de pensée rapide et instinctif. L’heuristique d’affect est le raccourci mental qui nous permet de prendre des décisions et de résoudre des problèmes en utilisant nos émotions. Par exemple, si avant de prendre une décision de recrutement, vous voyez une photo d’un·e candidat·e avec un large sourire, la petite émotion provoquée aura une influence sur votre jugement.
C’est un processus inconscient qui se produit à de nombreux moments de la journée. La plupart du temps, cela n’est d’ailleurs pas une mauvaise chose ! Il ne nous serait pas possible de passer par des réflexions lentes pour chaque décision qui doit être prise au quotidien. C’est ce qu’expliquait très bien Daniel Kahneman, prix Nobel d’économie, dans son livre Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée (Thinking, Fast and Slow, 2011) : le Système 1 est rapide, instinctif et émotionnel, tandis que le Système 2 est plus lent, réfléchi, contrôlé et logique.
L’heuristique d’affect fait l’objet de nombreux travaux depuis les années 1980, lorsque le psychologue américain Robert Zajonc a montré que les réactions affectives à des stimuli influencent la manière dont nous traitons l’information. Dans les années 2000, d’autres chercheurs se sont intéressés au lien entre l’heuristique d’affect et la perception du risque. Ils ont montré que quand quelque chose nous est plaisant, nous minimisons le risque qui y est associé. Par exemple, nous ne pensons plus aux risques de contamination quand il s’agit de partir en vacances. [Lire la suite…]
18. Le syndrome d’Hubris
[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 28 juillet 2020] Pour mieux comprendre la définition du syndrome d’Hubris, faisons un petit cours de mythologie grecque : l’hubris, c’est ce qui vous vaut la colère des dieux. Traduit le plus souvent par démesure, l’hubris est une ambition personnelle trop forte, une soif de pouvoir inextinguible, mais aussi le vertige que provoque le succès que l’on rencontre dans la recherche du pouvoir. Un exemple célèbre de syndrome d’Hubris est celui d’Icare, ce personnage mort de s’être trop approché du soleil alors qu’il s’échappait du labyrinthe avec des ailes créées par son père avec de la cire et des plumes.
Chez les Grecs anciens, il y avait une morale de la mesure, la modération et la sobriété : il fallait savoir rester conscient de sa place dans l’univers (et de sa mortalité face aux dieux immortels). Dans cette démesure, se trouve aussi l’ambition d’accomplir des grandes choses et la vocation artistique que l’on sait valoriser aujourd’hui. Mais ce que l’on déplore, ce sont les conséquences humaines de cet orgueil. Dans une équipe, le syndrome d’Hubris fait des ravages.
Les Grecs anciens comprenaient bien la nature humaine. Ce n’est pas pour rien que la psychologie et la psychanalyse puisent abondamment dans la mythologie pour décrire nos traits, travers et passions. Narcisse, Oedipe et Cassandre n’ont pas fini de nous inspirer ! Dans le monde de l’entreprise, ces concepts éclairent des comportements et des dynamiques et offrent un cadre d’analyse précieux.
Comme dans l’univers politique, on trouve dans l’entreprise des individus ivres de pouvoir qui perdent le sens des réalités et ne supportent plus la contradiction. Si on a souvent comparé cette ivresse à une drogue (voire un aphrodisiaque), c’est qu’il y a effectivement des mécanismes hormonaux à l’œuvre qui affectent la chimie du cerveau et le comportement.
L’un des effets du syndrome d’Hubris, c’est une perte d’empathie et d’intérêt pour les autres, un narcissisme extrême, un sentiment d’invincibilité qui peut conduire à prendre des risques inutiles et un sentiment d’impunité qui fait que l’on ne se sent pas concerné par les règles. Cela mène à la corruption, l’abus de bien social, le vol et la maltraitance. Dans le monde de la finance, par exemple, on a souvent fait l’expérience du syndrome d’hubris. On sait l’importance des freins et contrepoids pour limiter le pouvoir et le risque que peut prendre un individu. [Lire la suite…]
19. Loi de Brooks
[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 17 mars 2021] “Trop de cuisiniers gâtent la sauce“, dit le proverbe. C’est en substance ce qu’énonce aussi la loi de Brooks, du nom de Frederick Brooks, un informaticien américain à qui l’on doit un ouvrage de 1975 devenu culte intitulé Le Mythe du mois-homme. Brooks y démontre que le fait d’allouer de nouvelles ressources humaines à un projet accentue généralement le retard de la complétion de ce projet : “Ajouter des personnes à un projet en retard accroît son retard.”
En bref, 3 mois-hommes n’équivalent pas à 3 mois de travail d’un seul homme (il faut dire que l’unité mois-homme n’est pas des plus inclusives ; les mois-femme n’étaient guère envisagés à l’époque où on a créé l’unité) car les trois personnes doivent se former, échanger entre elles et prendre du temps pour se mettre d’accord (voire gérer des conflits). L’utilisation de cette unité de mesure est donc fallacieuse, car elle laisse penser que le travail d’une personne sur X mois peut indifféremment être réalisé par X personnes sur un mois. Brooks résume cela ainsi : “Neuf femmes ne font pas un enfant en un mois.“
Les réflexions sur le caractère non linéaire de la productivité d’une équipe ne sont pas sans rappeler la théorie des coûts de transaction, cette idée que toute transaction induit des coûts cachés qui concernent la prospection, la négociation, ou encore la surveillance. Avoir recours aux prestations de plusieurs personnes sur un marché, cela n’est pas non plus équivalent au fait de confier tout ce travail à un nombre plus restreint de prestataires.
Le problème soulevé par Brooks a beau avoir été pensé dans le contexte du développement des logiciels à une époque déjà lointaine, la loi de Brooks n’en est pas moins toujours d’actualité. Elle rappelle l’existence de ces frictions naturelles liées au travail en équipe. [Lire la suite…]
20. L’illusion de planificaton
[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 26 mars 2021] Nous avons tendance à surestimer notre rythme de travail et/ou sous-estimer le temps nécessaire pour réaliser une tâche ou un projet. Vous est-il déjà arrivé de promettre de finir un projet “d’ici la fin du mois” et de vous retrouver obligé en fin de mois, soit de faire des nuits blanches non prévues pour finir dans les temps, soit de devoir envoyer, tout.e penaud.e, un message à votre supérieur.e ou client.e pour demander plus de temps ? Si oui, vous n’êtes pas seul.e !
L’illusion de planification est la traduction française du concept de Planning Fallacy que l’on doit aux chercheurs Daniel Kahneman et Amos Tversky, qui l’ont mis en évidence en 1979. C’est une sous-catégorie du biais d’optimisme, le biais qui vous amène à croire que vous êtes moins exposé.e à un événement négatif que d’autres personnes (par exemple, que vous êtes moins à risque que les autres de développer une dépendance à l’alcool).
Ce qui est étonnant avec l’illusion de planification, c’est qu’on en est victime même quand on a déjà fait à plusieurs reprises l’expérience d’un décalage entre le plan et la réalité. Parfois, pour des tâches identiques, pour la réalisation desquelles on devrait pouvoir parfaitement quantifier le temps de travail nécessaire, on tombe encore et encore dans l’illusion de planification. Il en va de même pour l’estimation des coûts d’un projet, et l’estimation des risques encourus.
Le dépassement des coûts est donc l’une des conséquences fréquentes de cette illusion pour les entreprises. Il existe de nombreux exemples de projets qui en ont fait les frais. L’Opéra de Sydney devait être achevé en 1963, mais n’a finalement ouvert qu’en 1973 (avec un dépassement supérieur à 100 millions de dollars). L’aéroport international de Denver a coûté 2 milliards de plus que prévu. Le nouvel aéroport de Berlin a coûté plus de 8 milliards de plus que prévu, et n’est ouvert qu’en 2021 (14 ans après le début des travaux)… [Lire la suite…]
[FUTURA.SCIENCES.COM, 15 avril 2019] Il suffit parfois de se plonger dans l’histoire de la Terre pour trouver des créatures aussi étranges que celles de romans de science-fiction. Le fossile d’un animal à 45 tentacules, qui vient d’être décrit par des chercheurs de l’université d’Oxford dans la revue Proceedings of the Royal Society, a ainsi été nommé Sollasina cthulhu en référence au monstre Cthulhu imaginé par l’écrivain Howard Phillips Lovecraft. Dans le roman L’Appel de Cthulhu, ce dieu maléfique extraterrestre est décrit comme “un monstre à la silhouette vaguement anthropoïde, avec une tête de pieuvre dont la face n’aurait été qu’une masse de tentacules et un corps écailleux.” Un personnage qui a inspiré nombre de dessins, films, jeux vidéos, bandes dessinées et même des peluches.
Un lointain ancêtre du concombre de mer
Contrairement à l’hideuse créature de Lovecaft, Sollasina cthulhu n’avait pas la taille d’une montagne… mais celle d’une araignée. Découvert en Angleterre sur le site archéologique d’Herefordshire, dont les strates datent d’environ 430 millions d’années, le fossile mesure en effet moins de 3 cm. Ses petits tentacules s’apparentent plutôt à des pieds tubulaires, les plus courts lui servant sans doute à capturer sa nourriture tandis que les plus longs lui permettaient de se déplacer. Ces pieds tubulaires se retrouvent chez de nombreux échinodermes modernes comme les oursins et les étoiles de mer. Sollasina appartient pourtant à un groupe éteint, les ophiocistioïdes, et d’après les chercheurs, serait plutôt un ancêtre des concombres de mer, de la classe des holothuries. Ces derniers ressemblent aujourd’hui plutôt à des grosses limaces qu’à des petits monstres à tentacules.
Pour mieux comprendre son mode de vie, les chercheurs ont reconstruit une vue 3D de l’animal par tomographie, permettant de découper le fossile couche par couche. Ils ont découvert un système vasculaire hydraulique, caractéristique des échinodermes et des holothuries, qui leur permet de pomper l’eau par leurs petits pieds tubulaires, puis de l’expulser pour se déplacer. Comme le concombre de mer, Sollasina cthulhu se nourrissait probablement d’algues et de matière organique en décomposition.
La culture pop inspire les scientifiques pour nommer les espèces
Sollasina cthulhu n’est pas le premier animal à tirer son nom du monstre de Lovecraft. Il existe déjà un parasite de la termite nommé Cthulhu macrofasciculimque et une mouche nommée Nanocthulhu lovecrafti, qui n’ont guère plus de ressemblance avec la description de l’auteur. De nombreux autres anciens animaux préhistoriques tirent leur nom de personnages de la pop culture. Un dinosaure découvert en 2012 a ainsi été nommé Sauroniops pachytholus (“œil de Sauron”), en référence à un personnage démoniaque du Seigneur des anneaux. Aname aragog est une araignée australienne qui doit son nom au personnage Aragog, dans Harry Potter. Sans oublier Bulbasaurus phylloxyron et Aerodactylus scolopaciceps, d’après lesPokemon Bulbizarre et Ptéra (Aerodactyl en anglais).
En opposant radicalement l’esprit et le corps, René Descartes (1596-1650) a profondément influencé notre conception des relations entre l’intelligence et les émotions. Pour Descartes, l’esprit est une “substance pensante” immatérielle, alors que le corps est une “substance étendue“, c’est-à-dire physique. Dans le cadre de ce dualisme radical, les émotions, nommées “passions“, sont conçues comme des actions du corps sur l’esprit. Descartes distingue six passions primitives : l’admiration, l’amour, la haine, le désir, la joie et la tristesse. Il considère que toutes ces passions aveuglent l’esprit et n’apportent rien de positif à la pensée. Par conséquent, il est essentiel de sauvegarder l’indépendance de la pensée en connaissant les passions pour mieux les contrôler. Bien que plusieurs philosophes, en particulier Baruch Spinoza (1632-1677), aient mis en question le dualisme cartésien et la théorie des passions qui y est associée, la conception cartésienne des émotions reste dominante jusqu’à la fin du XIXe siècle et imprègne encore les représentations contemporaines des émotions.
Darwin contre Descartes
La publication par Charles Darwin en 1872 de L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux est le point de départ d’un changement majeur de regard sur les émotions. Dans cet ouvrage, Darwin analyse l’expression des émotions d’un point de vue évolutionniste. Il défend l’idée que les diverses formes d’expression émotionnelle ont été sélectionnées au cours de l’évolution des espèces du fait de leur valeur adaptative. En s’appuyant sur de nombreux dessins et photographies, il montre que l’expression des émotions est universelle, indépendante de l’âge, de l’ethnie et de l’espèce, les animaux manifestant des émotions tout autant que les humains. Pour Darwin, l’expression physique des émotions a une importante fonction de communication et d’adaptation dans nos interactions avec autrui.
La fonction sociale positive que Darwin attribue aux émotions a été confirmée par de nombreuses recherches contemporaines. Ainsi, Frans de Waal, éthologue néerlandais, a développé les idées de Darwin sur le rôle social et adaptatif des émotions en étudiant les interactions des chimpanzés et des bonobos. Dans L’Âge de l’empathie (2010), il démontre que l’expression des émotions est à la base de comportements prosociaux comme l’empathie et la coopération. Il considère que “les émotions sont notre boussole“, s’écartant ainsi radicalement de la conception cartésienne des émotions, source de perturbations de l’esprit.
De leur côté, les théories psychologiques de l’intelligence, apparues au début du XXe siècle dans la foulée de la création du premier test d’intelligence par Alfred Binet (1857-1911), ont longtemps négligé ses relations avec les émotions. Ainsi la théorie piagétienne du développement intellectuel, basée sur la construction progressive des structures logiques de la pensée suite aux interactions du sujet avec son environnement, ne donne qu’un rôle périphérique aux émotions.
Pour Jean Piaget (1896-1980), les émotions ne sont qu’une source d’énergie. Leur statut est comparable à celui de l’essence au regard du moteur : “Le fonctionnement d’une automobile dépend de l’essence, qui actionne le moteur, mais ne modifie pas la structure de la machine.” De leur côté, les différents modèles psychométriques de l’intelligence proposés au cours du XXe siècle passent largement sous silence les facteurs émotionnels et motivationnels qui peuvent influencer son fonctionnement. Toutefois, dans les années 1940, David Wechsler (1896-1981), créateur des échelles d’intelligence du même nom, publie plusieurs articles sur les facteurs non intellectuels de l’intelligence, en l’occurrence les traits de personnalité, la motivation et les émotions. Sur la base de sa longue expérience clinique, il souligne qu’il est impossible d’éliminer ces facteurs dans les performances aux tests d’intelligence. Il est dès lors nécessaire de les prendre en compte et d’estimer à leur juste valeur leur influence sur le fonctionnement.
L’anxiété perturbatrice
À partir des années 1950, des études empiriques de plus en plus nombreuses sont réalisées sur les relations entre émotions et intelligence. Elles se focalisent sur les émotions négatives, qui perturbent l’activité cognitive, tout particulièrement sur l’anxiété. Dans une méta-analyse publiée en 1988, Hembree identifie 562 études réalisées depuis 1950 à propos des effets négatifs de l’anxiété sur les performances aux tests cognitifs et aux évaluations scolaires. La corrélation moyenne entre les performances aux tests de QI et le degré d’anxiété est négative et d’ampleur modérée (- 0,23), ce qui signifie que plus l’anxiété est élevée, plus le QI a tendance à être faible, et réciproquement. Cette corrélation ne permet cependant pas de déterminer le sens de la relation entre les deux variables. Il se peut que l’anxiété perturbe les performances intellectuelles, mais il est également possible qu’un faible niveau d’intelligence génère une grande anxiété en situation de test. De nombreuses recherches récentes ont montré que les relations entre l’anxiété et le fonctionnement cognitif sont circulaires. C’est, par exemple, le cas de l’anxiété mathématique, qui a été largement étudiée. L’anxiété perturbe l’attention et la mémoire de travail, ce qui réduit l’efficacité du calcul mental et du raisonnement. Les piètres performances qui en découlent conduisent le sujet à développer une perception négative de ses compétences et de sa capacité à réussir en mathématiques, ce qui, en retour, stimule son anxiété mathématique.
Émotions et cognition
Le développement de la neuropsychologie à partir des années 1980 conduit à une révision profonde des relations entre émotions et pensée rationnelle. L’étude de patients cérébrolésés présentant des dissociations cognitives, c’est-à-dire la perte de certaines fonctions habituellement associées à d’autres qui, elles, restent intactes, a permis de mieux comprendre le rôle que jouent les émotions dans le développement et le fonctionnement normal de nos aptitudes intellectuelles. En 1994, Antonio Damasio offre une première synthèse de ces recherches dans son ouvrage L’Erreur de Descartes. Il y montre que les processus neuraux qui sous-tendent la raison et les émotions sont imbriqués au niveau du cortex préfrontal et de l’amygdale. Les systèmes impliqués dans le raisonnement et la prise de décision sont les mêmes que ceux qui interviennent dans la perception et l’expression des émotions. Les émotions sont des expériences conscientes (le “ressenti“) qui associent des réactions physiologiques, expressives et comportementales. Bien avant l’apparition du langage, elles constituent une première forme de vie mentale. Elles sont la représentation de l’état plaisant ou déplaisant de notre corps. Sur cette base, nous pouvons déclencher un comportement d’approche, pour prolonger ou renouveler un état plaisant, ou de fuite, pour interrompre ou éviter un état déplaisant. Les émotions guident ainsi nos premiers comportements et nos premières prises de décision. Elles sont non seulement à l’origine de notre pensée, mais aussi de notre conscience d’exister et du sentiment d’être soi.
L’intelligence émotionnelle, une notion débattue
Parallèlement aux recherches neuropsychologiques sur les émotions, Peter Salovey et John Mayer publient en 1990 un premier modèle de l’intelligence émotionnelle (IE). Cette dernière est conçue comme une composante de l’intelligence générale en charge de la gestion des émotions. Les deux chercheurs identifient quatre aptitudes coordonnées au sein de l’IE. La première est la perception de ses propres émotions et de celles d’autrui au travers du visage, de la voix, des images et des productions culturelles. La seconde est la régulation de ses émotions et de celles d’autrui (par exemple, le contrôle de leur intensité). La troisième est l’utilisation des émotions pour faciliter différentes activités cognitives (par exemple, pour stimuler sa créativité ou pour soutenir sa motivation). La quatrième enfin est la compréhension des émotions (par exemple, la capacité de distinguer la joie de l’extase, ou la compréhension de la manière dont évoluent les émotions au cours du temps).
Pour P. Salovey et J. Mayer, ces différentes aptitudes font la jonction entre les émotions et la cognition. Elles contribuent à l’objectif général de l’intelligence qui est de permettre à l’individu de s’adapter à son environnement et de résoudre les problèmes rencontrés sur sa route. Il n’est pas ici question de contrôler ou d’étouffer les émotions, mais de les utiliser intelligemment. De ce point de vue, toutes les émotions ont leur importance, même celles que nous jugeons a priori négatives. Ainsi, notre capacité à percevoir la tristesse d’autrui, à comprendre ce qu’elle recouvre et comment elle peut évoluer est à la base de nos comportements d’empathie et de soutien social. De même, une colère bien canalisée peut porter un discours politique et lui donner un impact considérable.
Compétence émotionnelle
Alors que P. Salovey et J. Mayer conçoivent l’intelligence émotionnelle comme un ensemble d’aptitudes intellectuelles, d’autres chercheurs, comme Konstantinos Petrides (2001), la définissent comme un trait de personnalité. K. Petrides souligne que les émotions sont, avant tout, des expériences subjectives. Selon lui, l’intelligence émotionnelle correspond à la manière spécifique de chaque individu de percevoir ses émotions et d’y réagir de manière cohérente et systématique. Il s’agirait donc bien d’un trait de personnalité, c’est-à-dire d’une façon de penser, de ressentir et d’agir propre à chacun et stable au cours du temps. Dans cette perspective, les différences interindividuelles d’intelligence émotionnelle seraient des dispositions largement déterminées par nos gènes et donc peu modifiables. Ainsi, certains individus seraient naturellement sensibles aux émotions d’autrui et empathiques, alors que d’autres le seraient beaucoup moins.
Le débat à propos de la nature de l’intelligence émotionnelle (aptitude versus trait) s’est actuellement dissipé. La plupart des chercheurs utilisent à présent le terme “compétence émotionnelle“, plutôt que “intelligence émotionnelle“. L’utilisation de ce terme a permis de circonscrire un champ de recherche relativement indépendant des débats qui agitent le domaine de l’intelligence, tout en soulignant la dimension cognitive du traitement des émotions. La liste des compétences émotionnelles identifiées aujourd’hui correspond à peu de chose près aux aptitudes décrites par P. Salovey et J. Mayer. La seule différence concerne la perception des émotions pour laquelle une distinction est maintenant faite entre l’identification des émotions et leur expression appropriée. Les recherches récentes se sont intéressées aux facteurs qui influencent ces compétences et leur développement. On considère aujourd’hui que le développement des compétences émotionnelles est sous-tendu par de multiples facteurs génétiques et environnementaux en interaction. Plusieurs études se sont aussi penchées sur la possibilité de développer les compétences émotionnelles des adultes et ont pu montrer que des améliorations substantielles et durables sont possibles. Toutes ces recherches soulignent la valeur adaptative des émotions, pour autant que les processus cognitifs chargés de leur gestion soient correctement développés. D’évidence, nous avons dépassé l’opposition cartésienne entre pensée et émotions en concevant celles-ci en termes d’intégration.
Les HPI sont-ils hypersensibles ?
Les personnes présentant un haut potentiel intellectuel (HPI) ont la réputation d’être hypersensibles et certains praticiens en font même un critère d’identification. Mais qu’en est-il vraiment ? Le concept d’hypersensibilité lui-même fait débat. Il a été introduit par Elaine Aron (1996) pour décrire une grande sensibilité aux stimuli extérieurs. Des études empiriques ont montré que l’hypersensibilité recouvre en réalité deux grandes dimensions : un seuil bas de réactivité sensorielle et une propension à réagir fortement aux événements. Un concept voisin, celui d’hyperexcitabilité, a été utilisé par Michael Piechowski (1995) pour identifier les HPI. Il désigne une réactivité très élevée aux stimuli pouvant se manifester dans cinq domaines : la motricité, la sensorialité, l’intelligence, l’imagination et les émotions. Les concepts d’hypersensibilité et d’hyperexcitabilité sont d’évidence très proches, mais restent mal définis. Leur utilisation pour décrire les personnes HPI est dès lors sujette à caution.
Si nous nous focalisons sur la dimension émotionnelle de l’hypersensibilité, nous devons vérifier que les réactions émotionnelles des HPI sont significativement plus élevées que celles des individus tout-venant. Les exemples cités par les cliniciens ne peuvent pas être retenus comme des preuves, car ils souffrent d’un biais de recrutement. Les individus HPI vus en consultation ne peuvent en effet pas être considérés a priori comme représentatifs de la population des HPI. Et même s’ils l’étaient, il faudrait encore vérifier à quel point leur degré de sensibilité émotionnelle diffère de celle des individus tout-venant. Les études empiriques sur cette question sont rares. On peut citer celle de Sophie Brasseur (2013) où les réactions émotionnelles ont été induites à partir de films et mesurées à l’aide de cinq marqueurs physiologiques et d’un questionnaire. Les résultats de cette étude ne montrent aucune différence de réactivité émotionnelle entre les personnes HPI et non HPI. Cette seule étude ne permet toutefois pas de rejeter l’hypothèse de certaines formes d’hypersensibilité des personnes HPI. Pour pouvoir trancher, une clarification conceptuelle et une modélisation plus subtile des relations entre intelligence et émotions seraient d’abord nécessaires. Sur cette base, des études empiriques pourraient ensuite être menées.
Série de 24 mouvements très simples dont l’ensemble produit une série ludique et très complète. Elle s’utilise plutôt en préparatif dans les cours de Qi Gong et elle est appréciée des personnes qui pratiquent le Tai Chi Chuan. Par sa simplicité et sa variété elle est également très appréciée des enfants et des personnes âgées. Excellente base de départ, alliant douceur, fluidité et tonicité, l’accent est mis sur l’enracinement, la stabilité, le placement de l’axe, la coordination, la souplesse articulaire et le placement de la respiration… (d’après Dominique Banizette)
Les écoles de Tai Chi Chuan sont nombreuses en Wallonie et à Bruxelles (nous avons d’ailleurs ajouté l’école Vie & Mouvement à nos initiatives). Il importe de trouver le style qui convient à chacun. Les différences peuvent être énormes entre les “maîtres haut perchés”, les “soigneurs d’âmes” et les “physiologistes” purs et durs : entre ces extrêmes, la sobriété est souvent de bon aloi. La plupart des formateurs entament néanmoins chaque séance par ces 24 exercices de mise en forme avant… la forme.
Série 1
1. Le Yin Yang du Tai Chi
Pieds parallèles. Bras parallèles le long du corps, poignets fléchis. Les bras montent et descendent, les genoux suivent souplement le mouvement. Le mouvement est principalement vertical (relation terre/ciel ) et les mains montent et descendent en même temps.
2. Les bras s’ouvrent et se croisent
Pieds parallèles à écartement des épaules, mains et poignets croisés à hauteur de la poitrine, les mains s’ouvrent et se referment en passant d’une jambe à l’autre. Relâchez vos épaules. Le mouvement est plutôt horizontal en portant le poids d’un pied à l’autre, en ouvrant d’un côté et fermant de l’autre (relation droite/gauche).
3. Les vagues montent et descendent
Pieds parallèles à écartement des épaules, un bras, haut, qui touche l’oreille, doigts vers l’arrière, l’autre main, basse à hauteur de la hanche, doigts vers l’avant, paume vers le ciel. Tournez d’abord les mains. Montez et descendez les deux mains en les synchronisant pour qu’elles se croisent au milieu du corps et reviennent en même temps l’une en haut et l’autre en bas (relation avant / arrière). Inverser ensuite, les poignets impriment un mouvement spiralaire. Passez votre poids d’une jambe à l’autre.
4. Les ailes tournent à gauche et à droite
Pieds parallèles à écartement des épaules, pliez légèrement les genoux, mettez le poids sur la jambe à droite pivoter la taille à droite en levant le talon gauche, en arrondissant les bras, les poignets relâchés, les mains (paumes) légèrement vers l’extérieur, le bras droit allant plus haut que le bras gauche. Bien mettre sur la jambe portante et basculer le bassin. Même chose à gauche. Relâchez vos épaules.
5. La roue à eau tourne
Pieds parallèles à écartement des épaules, jambes tendues. Montez les bras vers le haut, doigts vers l’avant. Descendre les mains (paumes) et les bras le long de l’avant du corps lentement en longeant les jambes jusqu’au sol en inspirant (sans forcer) : remonter d’abord les mains puis le tronc en expirant, les mains reviennent au-dessus de la tête, doigts vers l’avant, les doigts vers l’avant.
6. Le rhinocéros regarde la lune
Pieds parallèles à écartement des épaules, paumes dirigées vers le sol ; descendre les mains croisées, au niveau des genoux en gardant les jambes tendues et en inspirant, tourner la taille à gauche ; se relever longeant avec les mains, la jambe, accrocher les côtes flottantes puis expirez en regardant vers le ciel, bien mettre le poids sur la jambe arrière ; idem à droite, ne pas casser la nuque. Regardez simplement vers le haut.
7. Le singe d’or offre des fruits
Pieds à 45° grand écart. Bien plier les genoux. mains jointes à hauteur du Dan Tien. Inclinez-vous et plongez les mains jointes, doigts vers l’arrière, entre les jambes en inspirant et revenir en ouvrant les mains et bras à hauteur des épaules légèrement vers l’arrière sans forcer, en expirant. Avancer légèrement le bassin. Ne pas casser la nuque. Regardez simplement vers le haut.
8. La tortue sort sa tête
Pieds parallèles à écartement des épaules, plier et garder les genoux pliés pendant tout l’exercice. Coudes et avant-bras à l’horizontale devant le ventre, avancer en même temps, les doigts et mains plates et les bras vers l’avant et tirer le bassin vers l’arrière en inspirant. Regarder devant vous sans casser la nuque. Revenir en expirant.
9. La main du Pakua (ou la Tasse de thé)
Pieds parallèles à écartement des épaules, main gauche sous la droite, inclinez-vous vers le bas en inspirant lentement, plat de la main, sur le sacrum, dans le dos, la main droite longe la hanche, relevez-vous immédiatement en gardant le coude plié, la main (paume vers le ciel) passe devant vous, ensuite fais un cercle au dessus de la tête, paume vers le ciel en s’inclinant légèrement vers l’arrière, dès que vous voyez votre main apparaître suivez-là la du regard. Ensuite inverser. Même chose avec la main gauche.
10. Tête de dragon, Queue du paon, Queue de Phénix
Pieds joints, mains et poignets fléchis. Étendre les bras vers le haut, plier la jambe portante, l’autre jambe tendue vers l’arrière. Le corps forme une flèche vers le haut. Poussez vos poignets vers le haut en poussant votre talon vers l’arrière et en tirant les orteils vers soi, se pencher vers l’avant à 45°. Ensuite inverser. Respirez normalement.
11. Le roi puissant s’appuie sur la hanche
Pieds parallèles à écartement des épaules, poignet dans le creux de la taille, doigts vers le bas, l’autre main, entre le coude et la tête. La main ne dépasse pas la tête. Inclinez le buste et la hanche d’un côté puis de l’autre. Comptez Un, deux, trois (parce que l’on fait pression sur les poumons, c’est pour expirer l’air de ceux-ci). Ensuite inverser le bras.
12. Le roi céleste soulève la tour
Écarter les jambes, pieds à 45°. Plier les genoux, relâchez le bas du dos, bascule du bassin. Bras à hauteur des épaules. Descendre les poignets et mains, paumes vers le sol en restant bien vertical en pliant les genoux. L’intérieur des poignets touche les genoux. Tournez ensuite les paumes vers le ciel et remontez en gardant les genoux pliés sans tendre les jambes. Monter et descendre en pliant et dépliant les genoux. Respirez normalement.
Série 2 (après 1 an de pratique)
13. L’aigle se retourne en vol
Pieds parallèles à l’écartement des épaules. Relâchez bien vos épaules avant de pivoter. Bras tendus, mains (paumes vers l’extérieur), doigts vers le ciel . Mettez d’abord le poids sur la jambe droite, pivoter le corps vers la droite en inspirant, ensuite pousser les 2 paumes en opposition, regardez la main qui part derrière vous et revenez devant en expirant. Ensuite inversez, poids sur la jambe gauche d’abord.
14. Grande et petite ourse, Grandes et petites étoiles
Pieds joints, mains aux hanches. Sautez sur la pointe des pieds, en écartant les pieds et les jambes sur les côtés, bras au-dessus de la tête. Retour. Respirez normalement.
15. Mains et pieds se (re)joignent
Pieds joints : mains à hauteur des épaules. Avant : toucher avec le pied droit, la main droite ensuite avec le pied gauche, la main gauche. Ensuite latéralement à droite et gauche. Idem. Sans forcer et sans descendre les mains si possible. Ne pas tourner la tête. Ne surtout pas forcer ce mouvement. Respirez normalement.
16. Expirer l’ancien et respirer l’air frais.
Pieds joints, Mains zazen (paumes au Dan Tien vers le ciel). Inspirer/expirer lentement. Les talons se soulèvent à l’inspiration et redescendent à l’expiration. Coordonnez votre respiration en montant et descendant.
Montez les mains à hauteur des poumons en montant sur la plante des pieds, relâchez vos épaules. Redescendez les mains, paumes vers le sol en expirant et en revenant sur les talons doucement.
Montez les mains à hauteur des poumons, expirez en écartant les mains, paumes vers l’extérieur comme si on ouvrait une porte vers l’avant. Redescendez les mains, paumes vers le sol en expirant et en revenant sur les talons doucement.
Montez mains vers le haut sur la pointe des pieds en inspirant, paumes vers le ciel, écartez les bras comme si ouvrait le ciel et redescendez en expirant.
17. La grue dorée sort ses griffes
Pieds joints :
Rassembler les doigts autour du pouce (fouet), d’abord ramener les doigts vers soi, poignets et coudes joints.
Tourner les poignets vers l’intérieur, coudes joints.
Doigts vers l’avant en gardant les coudes joints. Monter les mains au-dessus de la tête en montant sur la pointe des pieds. La grue sort ses griffes.
Ouvrir les doigts, laisser tomber les bras en ramenant le poids du corps doucement sur les talons.
Respirez normalement.
18. Deux papillons s’envolent, Les deux papillons volent par paires
Pieds à écartement des épaules, jambes tendues mais relâchées. Une main à hauteur de la hanche, doigts vers l’avant, l’autre main, doigts vers l’arrière, paume vers le ciel, le bras touche à chaque fois l’oreille. Tourner d’abord les 2 mains et ensuite échanger la hauteur des mains ; l’une descend et l’autre monte. Synchroniser les mains pour qu’elles se croisent au centre, et arrivent l’une en haut et l’autre en bas en même temps. Inverser ensuite les mains. Respirez normalement.
19. Le rhinocéros boit de l’eau
Pied droit à 45°, poids dessus, pied gauche sur la même ligne, talon au sol, orteils levés, poids sur la jambe arrière, se laisser aller (sans intention et sans forcer), tête vers le bas à partir de la hanche en inspirant et sans forcer et remonter à la verticale en expirant, Ensuite changer de pied. Gardez bien le centre du corps devant. Lorsque la tête arrive en bas pas avant, lâcher la nuque vers le bas. Ne pas pousser.
20. Partage(r) à égalité
Pieds parallèles à écartement des épaules (relâchées) : les doigts se font faces, paumes vers le sol, à hauteur de la poitrine, les doigts se touchent. Mettre le poids d’un côté ensuite pivoter le corps en poussant les doigts vers l’avant en inspirant, on regarde la main derrière soi, les bras restent à la même hauteur. Revenir au milieu en expirant. Ensuite inverser, poids à gauche, etc.
21. L’enfant prie comme le Bouddha, L’enfant prie Kwan-In
Sur la jambe gauche, pliez le genou, placez la cheville droite sur l’os du genou gauche. Montez les mains jointes hautes au-dessus de la tête. Descendre lentement les mains jointes à hauteur du nombril. Plier la jambe portante gauche, imaginez que vous avez un axe virtuel qui part du sommet du crâne et qui descend jusque dans votre talon. Montez et descendez en pliant et dépliant le genou gauche sans tendre la jambe gauche. Ensuite inverser. Le tout c’est d’essayer même si vous perdez l’équilibre, patience et persévérance et vous y arriverez sans soucis. Respirez normalement.
22. Sauter en simple/double fouet
Pieds parallèles à écartement des épaules, mettre le pied droit à 45°, pied gauche à écartement d’épaules, un pas en avant, poids dessus. Sauter d’un pied à l’autre, d’abord sur les orteils, ensuite le talon revient directement au sol, souplement en gardant le centre du corps vers le Nord. Les deux bras et les mains en fouet, à la même hauteur, font des diagonales à hauteur des épaules. Respirez normalement.
23. Les fleurs d’or tombent
Pieds joints ouverts à 45° : plier 3 fois le genou de la jambe portante, l’autre pied frappe 3 fois vers l’avant pendant que les mains descendent et montent souplement en relâchent les bras devant soi, la jambe suit souplement aussi. Ensuite inverser. Respirez normalement.
24. Fermer les yeux et calmer l’esprit
Pieds parallèles à écartements des épaules, ne pas plier, ni verrouiller les genoux, la main droite posée sur la main gauche à hauteur du Dan Tien (centre énergétique : 3/4 cm sous le nombril), les pouces se touchent et sont dirigés vers l’avant. La tête est droite sans forcer. Ouvrir les coudes vers l’avant sans forcer. Bien s’enraciner au sol, laissez descendre tout le poids lourd du corps vers le bas et relâcher les épaules. Fermer les yeux pendant 3 à 5 minutes. On respire normalement. Si vous avez des difficultés à rester debout avec les yeux fermés, faites le assis sur le bord d’une chaise avec le dos bien droit. A pratiquer le matin et le soir, 5 minutes max.
[PRATIQUER-LE-TAICHI] Le Taï Chi Chuan (Taijiquan) est un art martial chinois interne ou de style doux souvent pratiqué pour ses effets positifs sur le corps et l’esprit. Ce n’est pas une compétition, mais une pratique de lenteur et de légèreté. Contrairement au concept occidental “pas de progrès sans souffrance”, une heure de taï chi brûle plus de calories qu’une heure de surf et à peu près autant qu’une descente à ski. On peut donc définitivement considérer cette pratique comme de l’exercice physique. Cependant, il s’agit seulement de l’un de ses nombreux bénéfices ! En augmentant la force, la souplesse, la conscience du corps et la concentration, le taï chi peut aussi améliorer la santé. […]
Maîtriser les mouvements
Maitrisez les mouvements en acquérant une bonne compréhension de la philosophie du taï chi. Pour comprendre la nature du Tai Chi Chuan (qui signifie “boxe du faite suprême“), nous devons le replacer dans le contexte de la culture qui l’a créé. Cela veut dire que nous devons nous intéresser à la culture chinoise et en particulier au Taoïsme, le courant spirituel qui a introduit le Tai Chi Chuan.
L’objectif du taïchi est d’augmenter son Chi (Qi), un concept traditionnel chinois faisant appel à une énergie physique intangible ou force de vie. Dans les études scientifiques, le taï chi est réputé pour ses vertus médicinales sur les symptômes ci-après (mais pas uniquement) : douleurs musculaires, maux de tête, fibromyalgie, maladies cardiovasculaires, arthrite, scléroses, maladie de Parkinson, Alzheimer, diabètes et troubles de l’hyperactivité avec déficit de l’attention (TDHA). Bien que la pratique du taï chi, qui ne nécessite pas une grande forme physique, est particulièrement adaptée pour les seniors, le taï chi s’adresse à tous et sa simplicité n’est qu’apparente.
Il faut garder à l’esprit que le Taoïsme prône l’harmonie avec la nature. Pas uniquement la nature autour de nous, mais aussi la nature qui est en nous. Ce principe est appelé Tzu Jan ou Ziran en pinyin. Il s’agit du principe d’être “soi-même” ou encore d’incorporer sa “nature du soi.” Ainsi, au-delà des bénéfices médicinaux et de l’évacuation du stress, le Tai Chi Chuan est aussi un moyen de se tourner vers son être intérieur. […]
Essayer différents styles
Puisque tous les styles du taïchi sont bons, il est préférable que vous fassiez n’importe lequel plutôt que de vous demander lequel est le mieux pour vous. Mais lorsque vous vous êtes lancés dans cette pratique, vous pouvez avoir envie d’expérimenter. Voici quelques indications :
Le style Chen combine les différents tempos, parfois très lents et devenant tout d’un coup très énergiques. Pour les débutants c’est parfois un peu dur.
Le style Yang est le plus populaire. Son tempo est régulier et il est composé de mouvements amples. Il correspond certainement à l’idée que vous vous faites du taï chi avant de commencer.
Dans le style Wu, les mouvements sont presque microscopiques. Cela les rend faciles à effectuer, mais difficiles à maitriser, il y a un gros travail de concentration à faire sur les flux énergétiques et les mouvements intérieurs. Les mouvements sont délibérément lents et retenus.
Le style Hao n’est pas très répandu. Vous ne trouverez probablement pas de professeur pour le pratiquer. […]
Devenir un pro
Pratiquez. Il est amusant de lire les magazines spécialisés de taï chi, mais la première façon de s’améliorer reste la pratique. Une anecdote à propos du célèbre Chen Fake, maitre de taïchi, dit qu’il pratiquait ses formes plus de 30 fois par jour. Bien que vous n’ayez certainement pas besoin d’atteindre cet extrême, il est quand même préférable de pratiquer une fois par jour. Deux fois par semaine est le minimum pour apprendre efficacement et percevoir un bénéfice tangible. Lorsque vous pratiquez, concentrez-vous sur ce que vous avez appris. Ne vous reprochez pas ne pas vous rappeler de quelque chose, mais améliorez ce dont vous vous souvenez. Même si vous ne vous souvenez que d’une posture, refaire et tenir cette posture est une bonne chose.
Mettez en place une routine qui vous permet de souvenir facilement des postures et trouvez un compromis agréable entre pratiquer le taï chi et vous remémorer votre journée en général.
Ce que vous apporte votre pratique du taï chi est largement conditionné par comment et combien vous pratiquez. Pour tirer le maximum de cette pratique, il faut être assidu. Consacrez chaque jour un créneau pour pratiquer, 15 minutes pouvant suffire. Puis, chaque jour, profitez de ce temps pour faire attention à votre corps et vider votre esprit grâce à la pratique. Le jeu en vaut la chandelle.
Vous pouvez pratiquer à l’intérieur comme à l’extérieur, avec des amis ou tout seul. Quel que soit le mieux pour vous, le taï chi confortera vos décisions. […]
Qu’est-ce qui fait de nous des hommes ? Le privilège d’être dotés d’une conscience ? Antonio R. Damasio propose une nouvelle théorie permettant d’expliquer en termes biologiques le sentiment même de soi. Non, la conscience de soi ne tombe pas du ciel. Oui, elle peut s’expliquer, presque se montrer, et nous pouvons la connaître. Nous savons enfin ce que nous sommes et pourquoi.
[TERRESTRES.ORG, 19 décembre 2020] Penser différemment le territoire grâce aux oiseaux : à rebours de la fascination des scientifiques pour la compétition animale, Vinciane Despret propose une conception du territoire attentive aux assemblages et relations d’interdépendance qui s’y jouent. Le savoir, nous dit-elle, doit devenir l’allié des vivants qu’il étudie.
Tout commence avec un merle. Ou bien, tout commence avec le printemps, et une philosophe insomniaque. Réveillée à l’aube, “capturée” nous dit-elle, par un chant, Vinciane Despret s’est laissé toucher par la métamorphose qui, à chaque fin d’hiver, transporte les oiseaux. C’est le passage du silence au chant, de la discrétion à la performance, qui soulève initialement sa curiosité. “Chantait-il sa joie d’exister, de se sentir revivre ? […] Les scientifiques ne pourraient sans doute pas l’énoncer de cette manière.” (p.17) Ce sont pourtant bien les scientifiques que Despret fait parler dans cet ouvrage, où, déroulant l’histoire foisonnante des interprétations appliquées à cette métamorphose, elle déconstruit pas à pas l’omniprésence d’une représentation fixiste et compétitive du territoire. L’histoire racontée ici n’est pas linéaire, mais bien “en plis” (p.55), marquée d’hypothèses poliment falsifiées, de découvertes exclues tout d’abord du domaine reconnu de la science puis invitées à refaire surface. Une histoire où naturalistes, éthologues, géographes, philosophes et acousticiens sont tour à tour convoqués.
Philosophe des sciences, observatrice fidèle des éthologues, Vinciane Despret interroge depuis plusieurs années la manière dont les scientifiques scrutent le monde, en particulier le monde animal. Dans Habiter en oiseau, elle décortique avec pédagogie les débats scientifiques les plus tenaces au sujet du territoire chez les oiseaux, renouant au passage avec nombre de ses questionnements habituels. Comment, tout d’abord, faire place à ce qui importe, pour les humains comme pour les autres vivants ? Attentive aux changements de perspective qui occupent les sciences sociales et naturelles depuis un certain temps, Despret fait valoir l’apport d’une recherche curieuse du ressenti de ceux qui ont longtemps été réduits au simple statut d’objets d’étude. Ce mouvement est intimement lié à son approche écologique et politique de la science : à quelles conditions le savoir peut-il se faire l’allié des vivants qu’il étudie ? À bien des égards, la bibliographie de Vinciane Despret est un traité pour une science attentive au monde dans lequel nous vivons — Habiter en oiseau ne fait pas ici figure d’exception — or ce monde-là “gronde” (p.181) autant qu’il est menacé par le silence. Dès 1962, Rachel Carson dénonçait dans Printemps Silencieux les effets dévastateurs des pesticides sur le vivant, menant entre autres à la disparition des oiseaux et de leur chant. Indirectement, Despret répond à son appel et rajoute que la sensibilité est bien l’alliée de celles et ceux qui reconnaissent dans la crise écologique actuelle la marque d’une inhabitabilité du monde contemporain. Nous connaissions le territoire comme arme de l’appropriation de la terre, il s’y déploie ici comme moyen d’une nouvelle attention aux vivants, à leur diversité, et à leur faculté, si nous les laissons seulement, de nous toucher. La philosophie, dans ce cadre, se fait l’outil d’une remise en question lente, soucieuse de l’impact des concepts, mais consciente aussi de leur portée créatrice. Notre conception du territoire s’y trouve transformée ce qui ne veut pas dire évacuée : chez Despret, on “multiplie les mondes“, on ne les police pas.
PENSER PAR LE MILIEU
Heinrich raconte qu’il est difficile, lorsqu’il veut observer des roitelets, de les trouver : ils sont rares, très discrets, et souvent invisibles dans les forêts. Aussi le chercheur fait-il confiance aux mésanges et à leurs talents pour le compagnonnage et les recherche-t-il pour retrouver ses roitelets — élargissant de ce fait le réseau interspécifique que convoquent les mésanges, cooptant à présent un scientifique humain. (p.175)
Comme à son habitude, Despret réfléchit ici “par le milieu“, par ce qui fait “tenir” ensemble les oiseaux qui chantent le territoire, ceux qui les observent, et la philosophe qui les raconte. Penser par le milieu, c’est refuser tout d’abord que le discours scientifique puisse se construire de manière indépendante, désengagée, et sans la participation active du monde vivant. Le territoire n’est pas un objet construit en laboratoire, tout au mieux s’impose-t-il comme une énigme formulée par les oiseaux en direction des humains qui, dès lors, ne cesseront de multiplier les hypothèses. Il y a là, selon la formule de Stéphane Durand dans sa postface, une “écologie des idées” (p.199). Écologie, parce que les théories vivent et meurent aussi, que quand certaines s’imposent, voire écrasent, refusent à leurs pairs les conditions de la coexistence, d’autres au contraire contribuent à “articuler” la diversité du monde vivant. “Au fur et à mesure des découvertes, on le voit, d’autres territoires apparaissent […] d’autres manières d’habiter, de faire monde” (p.77). Si le territoire est d’abord un concept, il peut aussi être le lieu manifeste de notre violence sur les autres habitants de la terre. Aussi le dispositif d’enquête doit-il se montrer attentif “à l’invraisemblable diversité des manières d’être” (p.37), refuser la négligence, bref, construire un cadre ouvert à la prolifération des différences et des hypothèses. Ainsi l’hypothèse longtemps dominante en ornithologie, qui veut que le territoire borne de manière fixe l’espace où l’oiseau accapare manière exclusive les ressources, se trouve-t-elle confrontée à d’autres, plus discrètes. Chez David Lack, il est un “un siège social à partir duquel parader et chanter” (p.59), un “site de rendez-vous” (p.67) chez Howard, un “lieu de protection” et de “rupture avec le régime d’activité” (p.73) chez Clyde Allee.
Habiter en oiseau, loin de dicter la vérité du territoire, est donc une invitation à composer différemment avec le monde qui nous entoure et les entités qui le peuplent. L’ambition est donc politique, dans la mesure où elle prolonge le pari d’opposer au paradigme du conflit et de l’exploitation celui de la cohabitation. Il y a quelques années, prolongeant l’interrogation de Donna Haraway, Elsa Dorlin et Eva Rodrigues s’interrogeaient de la manière suivante : si la nature “est un collectif à proprement parler, dans le sens où nous participons à sa constitution, au même titre que d’autres entités partenaires […] comment prendre en compte et rendre compte de nos conditions de partenaires“ ? Despret dirait qu’il faut déjà se demander ce qui compte pour eux, les oiseaux, c’est-à-dire sortir des paradigmes scientifiques qui se bornent à réduire “la subjectivité de l’animal à des notions comme celles de la motivation ou de l’instinct“. Ce travail minutieux de déconstruction du grand partage — cette approche moderne de l’univers, longuement critiquée par Descola, qui réduit tout à des catégories binaires, humain/non-humain, culturel/naturel, etc. — passe en premier lieu par un renversement du sujet principal. Ce sont les oiseaux qui génèrent la curiosité ici, eux qui proposent de nouvelles pistes. Les tentatives, dominantes à partir des années 1960, de ramener la pulsion territoriale à un modèle économique d’intérêt pour l’accaparement des ressources s’y trouvent réfutées par les oiseaux eux-mêmes. Contre l’idée, par exemple, que le territoire garantit l’exclusivité de la nourriture disponible, les huîtriers pies partagent, au-delà d’une aire familiale, une “aire alimentaire […] où tous les oiseaux du district viennent se nourrir sans être inquiétés” (p.57). Au postulat qui veut que la délimitation d’un territoire ne soit que l’apanage des mâles, femelles pouillots, moqueurs et phalaropes résistent, construisent elles-mêmes ou en couple leur territoire, le revendiquent et le défendent. Ce sont les oiseaux, donc, qui enseignent à l’être humain l’infinie diversité du monde, où, comme le dit Baptiste Morizot dans sa postface : “le comportement le plus stéréotypé, le chant le plus fruste, est déjà toujours plus compliqué à interpréter que nous en sommes capables” (p.204).
Encore faut-il renoncer à l’idée que la nature est toujours là pour nous apprendre quelque chose sur nous. Loin de chercher une loi qui dicterait tout comportement vivant, ou une manière d’habiter que nous pourrions d’emblée, sans réflexion, appliquer à l’humain, il faut au contraire cultiver l’art des versions. Or les ornithologues sont riches d’enseignements en la matière, eux qui, pour beaucoup, ont renoncé aux approches généralisantes au profit d’études comparatives, plus à même de faire valoir la diversité. Troglodytes, pinsons des arbres et mésanges charbonnières chantent en chœur ? Le rouge-gorge, à l’inverse, “attend le silence pour entamer son chant” (p.179). Et puis, de l’éthologie en général, Vinciane Despret tire la certitude que la science est avant tout affaire de curiosité, c’est pourquoi elle sait faire valoir l’intérêt des savoirs qualifiés de “non-scientifiques“. C’est par exemple Henry Eliot Howard, “naturaliste passionné” (p.20), qui par son observation des mâles bruants des roseaux, incitera finalement la communauté scientifique à faire du territoire un véritable champ de recherche. De manière identique, Despret s’engage dans la valorisation des méthodes d’enquête qui, sans manquer souvent de nous surprendre, témoignent d’un souci nouveau pour l’état des relations entre humains et animaux qu’il s’agit précisément de cultiver. À l’instar de Margaret Nice, qui, par le baguage des pattes des bruants chanteurs qu’elle observe depuis son jardin, octroie la place nécessaire à l’étude de leurs trajectoires individuelles de vie, ou de Jared Verner, qui un jour rattache un nid “pour éviter qu’il ne tombe“, et devient acteur malgré lui du dispositif d’expérimentation. Le savoir, nous dit encore Despret, ce sont bien sûr des idées, des hypothèses que l’on formule, mais aussi des techniques et des “dispositifs” qui “constituent une autre façon de s’organiser avec les animaux” (p.46).
LA PHILOSOPHIE POUR UN MONDE ABÎMÉ
Histoire bien déroutante qui nous est proposée ici, où les oiseaux jouent un jeu d’acteurs, où les scientifiques rattachent maladroitement des nids, et où tous les sens du lecteur sont mobilisés tour à tour. Cette approche par le sensible permet de rappeler que penser le territoire, c’est aussi complexifier la manière dont nous admettons que ce qui nous entoure, ce qui nous touche, est signifiant. Car la pensée moderne n’est pas seulement celle d’une appropriation de la terre, elle est un langage contractuel qui isole l’individu et le pousse à concevoir ses relations aux autres de manière défensive. En 2011, la philosophe américaine Anne Phillips soulignait par exemple le danger qui existe à défendre l’intégrité corporelle par la voie de métaphores territoriales. La propriété de soi, territorialisation du corps, risquerait alors de “construire des murs métaphoriques autour du soi“. Si l’ouvrage de Despret n’entend pas tirer de force des leçons des oiseaux, elle invite tout de même à réfléchir à nos propres manières de penser la relation entre nos corps et les territoires. À commencer par nos oreilles.
C’est pourquoi la pensée du territoire implique un travail d’élargissement sémantique : “Penser les territoires, c’est également réactiver d’autres sens associés aux mots, […] les déterritorialiser pour les re-territorialiser ailleurs” (p.168). En ce sens, Despret renoue avec une approche tout à fait deleuzienne de la philosophie. Malgré la “méfiance irritée” (p. 105) qu’elle garde à l’encontre d’un penseur dont Donna Haraway considérait que le travail était la “plus claire manifestation […] de l’absence de curiosité à l’égard des animaux», elle s’en inspire en effet tant méthodologiquement que conceptuellement. Au sujet du rôle joué par la philosophie tout d’abord. Deleuze abordait cette dernière “à la manière des vaches». Despret rumine ici avec lui : penser le territoire, c’est bien y goûter cent fois, presser le concept contre ses présupposés et le désarticuler encore, jusqu’à en multiplier finalement la portée. Irritée par les théories trop pressées d’expliquer le territoire pour et au nom des oiseaux, Despret nous pousse à ralentir. Il faut en premier lieu questionner l’impact d’un imaginaire moderne sur nos propres modes de pensée, imaginaire où “l’environnement est d’abord et avant tout […] une ressource à exploiter” (p.105), où la terre se divise et se possède unilatéralement. L’anthropocentrisme de cette lecture satisfait d’ailleurs rarement les ornithologues, dont “très peu […] véhiculent une conception en termes de “propriét锓. (p.27) Déterritorialiser, c’est déjà désaccorder le concept de ses “habitudes de pensées tenaces” (p.94), pour l’articuler à d’autres choses.
On récusera donc non seulement le présupposé qui veut faire du territoire une donnée universelle du vivant, mais on questionnera surtout le sens même de la territorialisation, en le déliant de ses corollaires non questionnés : l’exclusivité, la nécessité, l’agressivité, et l’utilité. Comment procéder alors ? Attentive aux leçons de Donna Haraway, Despret admet volontiers qu’aucun concept n’est innocent. Réfléchir au territoire, c’est porter avec soi une histoire faite de “violences appropriatives et [de] destructions” (p.26) qui, dans le monde de l’ornithologie, prend parfois le visage d’un meurtre organisé : en 1949, Robert Steward et John Alrich proposent de tuer l’ensemble des oiseaux d’une aire donnée de la forêt du Maine pendant la période de reproduction, afin de mesurer la part d’oiseaux non accouplés faute de territoire. “Plus du double des mâles présents au premier recensement, toutes espèces confondues, ont fini par être éliminés” (p.98). Mais l’art pratiqué par Vinciane Despret ne consiste pas à abandonner les concepts à leur histoire problématique, il est celui d’une écoute patiente, d’une sélection minutieuse, moins attachée aux courants et aux groupes d’appartenance des locuteurs qu’à la force de leur proposition. La sélection d’un corpus de recherches publiées dans leur grande majorité entre le XXe et le XXIe siècle permet ainsi de suivre de près la circulation d’une idée et sa réappropriation, parfois malhabile, par d’autres. La structure de l’ouvrage soutient également cette démarche, oscillant avec musicalité entre des moments “d’accords” — où différentes études sont réunies par la thèse qu’elles entretiennent — et des “contrepoints“, séquences d’ouvertures où l’autrice prend le temps du ralentissement, convoque d’autres disciplines et d’autres perspectives.
Dans la lignée de Bruno Latour ou d’Isabelle Stengers, Despret réaffirme ici la dimension politique de toute épistémologie : les scientifiques, si nous savons en faire les alliés de la dénonciation du réchauffement climatique, peuvent aussi par leurs registres, leurs schémas, leurs postulats, reproduire l’idée d’un conflit inévitable pour les ressources entre les humains et les autres entités vivantes. Il n’existe donc pas d’espace extérieur à la réflexion sur notre manière de faire du collectif, de cohabiter avec ceux dont le capitalisme prédateur considère encore qu’ils ne sont que des moyens. Despret nous le rappelle notamment dans la conclusion : philosopher dans un “monde abîmé“, “c’est ne pas oublier non plus que ces chants sont en train de disparaître, mais qu’ils disparaîtront d’autant plus si on n’y prête pas attention.” (p.181). Voilà qui donne un sens tout particulier à l’objectif affiché de l’ouvrage. Se demander ce qu’est habiter en oiseau, ce n’est pas (seulement) répondre à la curiosité que suscite le chant d’un merle, c’est encore chercher la manière la plus délicate de composer avec lui, de le maintenir en vie, et de l’honorer. Il faut donc procéder avec intelligence, “au sens latin“, disait-elle ailleurs, “où intelligere implique d’abord la capacité d’apprécier, d’être connaisseur, de développer un goût et un discernement.” Du tact. L’ampleur de la crise écologique n’invite ici ni au désespoir ni au désintérêt, bien au contraire ; et la “solastologie” — cet état de souffrance causé par les désastres environnementaux actuels — offre un visage actif : c’est précisément, nous dit Despret, à partir de ces affects tout contemporains que nous saurons nous rendre “attentifs à la perte” (p.101). Certains regretteront que cette dimension ne soit pas plus développée : si l’inattention est un problème, l’utilisation des pesticides en est certainement un plus grand. Mais la proposition est avant tout méthodologique.
On apprendra par conséquent à distinguer d’une part les questions qui suscitent des réponses, et d’autre part, les questions qui rendent la nature “mutique” (p.51). Ainsi les approches fonctionnalistes, qui visent à réduire le territoire à l’octroi d’une seule ressource — nourriture, femelles (faut-il encore s’en étonner), sécurité — sont progressivement battues en brèche. Certes, le territoire “assure la subsistance de ceux qui le défendent” (p.57), certes il apparaît central dans l’organisation de la conjugalité, certes il protège contre les prédateurs. Les carouges de Californie occupent ainsi une végétation dense et basse qu’elles défendent contre tout intrus, mais tout ce qui est au-dessus est partagé avec les autres sans conflit. “Le ciel est à tout le monde chez les carouges” (p.117). Mais il y a plus. “Pas plus que le besoin n’explique l’institution, la pulsion n’explique le territoire.” (p.151) Plutôt que de chercher à réduire le comportement des oiseaux à une seule loi universelle, un seul besoin, une seule pulsion, peut-on au contraire l’envisager d’un point de vue environnemental, en pensant la manière dont les oiseaux s’associent au monde ? L’alliance ancienne entre territorialisation, nécessité et agressivité s’y efface progressivement sous l’hypothèse que le territoire, loin d’être soumis à des individus, est plutôt une “extension du corps de l’animal dans l’espace” (p.36). Il pourrait donc évoluer avec, par, et pour les oiseaux. Le 31 décembre 1933, le gel d’un étang dans le Worcestershire semble avoir un temps neutralisé toute démarche séparatiste. Les oiseaux occupent l’étang sans plus chercher à se distinguer les uns des autres. La territorialisation n’est donc pas qu’affaire d’instinct, elle répond et joue avec l’environnement. “La transformation du milieu effectuée par des créatures va elle-même susciter chez ces créatures des modifications d’habitudes, de manières de faire, de façons de vivre et de s’organiser” (p.157).
LA LUTTE POUR LE TERRITOIRE
Il faut ainsi détacher le territoire de son corollaire moderne, l’idée d’une appropriation unilatérale de l’espace, pour l’envisager autrement. Beaucoup ont en effet cherché à faire de ce dernier le lieu d’une violence colportée par les mâles. Despret suppose au contraire qu’il est “au service de la rencontre” (p.68), un “piège à attractions” (p.125), voire une manière “d’organiser la conjugalité“, une “forme à partir de laquelle les oiseaux vont composer” (p.159). Cela explique pourquoi les pratiques de défense du territoire paraissent si singulières aux yeux des théoriciens de l’agressivité, tels que Konrad Lorenz. À y regarder de plus près en effet, le territoire, ce “n’importe quel lieu défendu” (p.27), étonne par les modalités de sa protection. Des combats “plus formels que réels” (p.134), une violence purement démonstrative donc et peu blessante, presque systématiquement “menée à l’initiative de l’oiseau résident” (p.134) sans pour autant empêcher réellement le partage du territoire. Les oiseaux font-ils semblant ? Il ne s’agit pas de dire ici que la vie collective des oiseaux est dénuée “d’intérêts conflictuels” (p.131), seulement que la réduction de tous les comportements au seul conflit ne permet pas de faire valoir ce qui compte pour eux, soit la recherche permanente du voisinage. Nous y voilà, le territoire n’est pas tant l’espace de “l’habiter” que du “cohabiter” (p.41), tout ici est affaire d’assemblages qui soutiennent des relations d’interdépendance. D’ailleurs les frontières qui dessinent l’espace lient davantage qu’elles ne séparent, le territoire se distingue par la promesse d’un voisin, “l’apport d’une périphérie” nous dit Despret, où s’exprime alors tout “l’enthousiasme” des oiseaux (p.143). L’importance de la nourriture ou des violences s’y trouve subvertie par un paysage composite où le chant, les couleurs, les parades et les cohabitations s’exercent de manière multiforme. C’est bien en désenclavant le concept du territoire que l’on s’autorise à percevoir ce que l’on avait jusqu’alors minimisé. À l’unilatéralité du paradigme de la compétition pour les ressources s’articule alors progressivement celui de la coopération. Et si les territoires étaient en fait “des formes qui génèrent des relations sociales, voire qui donnent forme à une société” (p.159) et le chant, l’une des modalités de cette “composition“, si bien que, progressivement, certains oiseaux vont jusqu’à s’accorder à la mélodie de leurs voisins ? Les bruants à couronne blanche de la région de San Francisco, territoriaux à l’année, “ont quatre chants différents au départ, mais au fur et à mesure, ils vont en privilégier deux types, qui s’accordent avec celui des voisins avec qui ils interagissent.” (p.168) On comprend bien dans ce cadre que ce n’est pas l’espace qui prime dans le territoire, ou du moins, que “cet espace n’a pas grand-chose à voir avec ce que nous, qui sommes attachés à la terre, appelons “étendue”” (p.117). Car la manière d’être des oiseaux répond davantage de la temporalité, de l’action, de la “spectacularisation” (p.34) : le chant est une manière comme une autre d’affecter, à distance, ses congénères ; mais affecter n’est ni nécessairement violenter, ni nécessairement exclure…
De ce voyage dans les territoires chantés, nous gardons donc l’assurance que l’attention n’est pas une mesure superficielle, mais bien une manière d’être au monde politique. Il s’agit de se considérer soi-même comme partie prenante d’une certaine intelligibilité du monde, briser le narcissisme de ce que Baptiste Morizot appelle parfois nos “cartographies ontologiques“, ces “représentations intériorisées des frontières et des ponts qui nous articulent aux autres êtres rencontrés”. Si nous voulons construire de nouvelles modalités de cohabitation de la terre, il faudra d’abord savoir écouter, regarder, sentir la diversité qui nous entoure, admettre que nous y sommes très physiquement et directement liés, et que le destin qui nous engage n’est jamais uniquement le nôtre. Une fois la lecture achevée, un sentiment d’insuffisance persiste néanmoins. Oui, ralentir pour mieux écouter paraît bien nécessaire, mais le monde n’est pas qu’”abîmé“, il s’effondre, et tandis que certains ralentissent, d’autres travaillent au contraire activement à renforcer ces processus de destruction, d’extraction, de dévitalisation.
Il ne faut pourtant pas minimiser la radicalité du propos. En pensant le territoire du point de vue des oiseaux, Despret réinvestit de manière tout à fait créative le triptyque être-habiter-posséder. À rebours de pensées individualisantes qui veulent que ce qui est occupé par l’un ne soit pas habité par d’autres, pour qui les ressources ne sont pas ce qui nous permet de tenir, mais ce qui doit faire l’objet d’une lutte exclusive, Despret cherche entre les êtres des modalités de relations “non dramatiques” (p.73). Le territoire sépare ? Autant qu’il est le lieu de l’activité sociale. Habiter, c’est s’approprier ? D’accord, si l’on admet que l’on ne s’approprie jamais un territoire sans que lui-même ne nous affecte, que l’appropriation n’est pas une mesure d’objectivation, mais d’instauration, au sens que Despret emprunte à Etienne Souriau, c’est-à-dire “participer à une transformation qui mène […] à plus d’existence.” L’ouvrage n’honore donc pas seulement les pensées d’un rapport écologique au monde, même si c’en est certainement l’apport le plus évident. Après sa lecture, il est vrai qu’on n’écoute plus les oiseaux chanter de la même manière.
Qu’est-ce que la conscience ? Comment apparaît-elle ? Pourquoi existe-t-elle ? Est-elle une illusion, ou, au contraire, une propriété de la matière ? L’existence même de la conscience soulève de profonds questionnements. Dans ce petit livre accessible à tous, Annaka Harris nous guide à travers les théories philosophiques et les découvertes scientifiques les plus récentes qui tentent de percer le mystère de la conscience. Véritable réflexion sur le soi, le libre-arbitre et l’expérience ressentie, ce livre questionne nos idées préconçues sur la conscience, et nous propose d’y réfléchir librement, pour autant que nous en soyons capables.